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You may copy it, give it away or -re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included -with this eBook or online at www.gutenberg.org/license - - -Title: La Marquise de Boufflers et son fils, le chevalier de Boufflers - -Author: Gaston Maugras - -Release Date: March 30, 2016 [EBook #51606] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MARQUISE DE BOUFFLERS *** - - - - -Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - - - - - -Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le -typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et -n'a pas été harmonisée. - -Les mots et phrases imprimés en gras dans le texte d'origine sont -marqués =ainsi=. - - - - - LA - - MARQUISE DE BOUFFLERS - - ET SON FILS - - LE CHEVALIER DE BOUFFLERS - - - - -DU MÊME AUTEUR - - - =Le Duc et la Duchesse de Choiseul.= _Leur vie intime, leurs - amis et leur temps_. 8e édition. Un volume in-8º avec des gravures - hors texte et un portrait en héliogravure 7 fr. 50 - - =La Disgrâce du duc et de la duchesse de Choiseul.= _La - vie à Chanteloup, le retour à Paris, la mort_. 5e édition. - Un volume in-8º avec gravures et portrait 7 fr. 50 - - =Le Duc de Lauzun et la cour intime de Louis XV.= 10e édition. - Un vol. in-8º avec un portrait 7 fr. 50 - (_Couronné par l'Académie française, prix Guizot._) - - =Le Duc de Lauzun et la cour de Marie-Antoinette.= 7e édition. - Un vol. in-8º 7 fr. 50 - (_Couronné par l'Académie française, prix Guizot._) - - =Les Demoiselles de Verrières.= Nouvelle édition. Un vol. in-16 - avec deux portraits 3 fr. 50 - - =L'Idylle d'un gouverneur.= _La Comtesse de Genlis et le Duc - de Chartres._ 2e édition. In-8º avec portrait 1 fr. 50 - - =La Cour de Lunéville au dix-huitième siècle.= 11e édition. - Un volume in-8º avec une héliogravure 7 fr. 50 - - =Les Dernières années de la Cour de Lunéville.= Un volume - in-8º avec une héliogravure 7 fr. 50 - - =Voltaire et Jean-Jacques Rousseau.= (Épuisé.) 1 vol. - - =Trois mois à la cour de Frédéric.= (Épuisé.) 1 vol. - - =Les Comédiens hors la loi.= (Épuisé.) 1 vol. - - =La Duchesse de Choiseul.= (Épuisé.) 1 vol. - - =Journal d'un étudiant pendant la Révolution.= (Épuisé.) 1 vol. - - =L'Abbé F. Galiani.= Correspondance. (En collaboration avec - Lucien Perey.) _Couronné par l'Académie française_ 2 vol. - - =La Jeunesse de Madame d'Épinay.= (En collaboration avec - Lucien Perey.) _Couronné par l'Académie française_ 1 vol. - - =Les Dernières Années de Madame d'Épinay.= (En collaboration - avec Lucien Perey.) _Couronné par l'Académie française_ 1 vol. - - =La Vie intime de Voltaire aux Délices et à Ferney.= (En - collaboration avec Lucien Perey.) 1 vol. - - -PARIS.--TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.--9352. - - -[Illustration] - - Héliogr. Chauvet Imp. Eudes - - MARIE-FRANÇOISE-CATHERINE DE BEAUVAU - - MARQUISE DE BOUFFLERS 1711-1786 - - _Miniature appartenant à Madame la Comtesse de Beaulaincourt_ - - Plon-Nourrit & Cie Edit. - - - - - LA MARQUISE - - DE BOUFFLERS - - ET SON FILS - - LE CHEVALIER DE BOUFFLERS - - PAR - - GASTON MAUGRAS - - _Avec un portrait en héliogravure_ - - Neuvième édition - - [Logo] - - PARIS - - LIBRAIRIE PLON - - PLON-NOURRIT ET CIE, IMPRIMEURS-ÉDITEURS - - 8, RUE GARANCIÈRE--6e - - 1907 - - _Tous droits réservés_ - - - - - Tous droits de reproduction et de traduction - réservés pour tous pays. - - Published 10 April 1907. - - Privilege of copyright in the United States - reserved under the Act approved March 3d 1903 - by Plon-Nourrit et Cie. - - - - -AVERTISSEMENT - - -Nous présentons aujourd'hui au public le troisième et dernier volume de -l'ouvrage que nous avions entrepris de consacrer à Mme de Boufflers, à -sa famille et à ses amis. - -Au cours de notre récit nous avons été amené à faire une assez large -place au roi Stanislas et à son entourage. A cette occasion on nous a -reproché de ne pas avoir suffisamment rendu justice aux recherches, à la -science, et aux importants travaux d'un certain nombre d'érudits -lorrains. - -En énumérant les ouvrages que nous avions consultés et en spécifiant que -nous leur avions fait «de nombreux emprunts», nous pensions avoir -indiqué de quelle ressource ils avaient été pour nous. Cependant, comme -rien ne saurait être plus éloigné de nos intentions que de paraître -diminuer les mérites de nos confrères, nous tenons à rendre de nouveau -un loyal et légitime hommage à leurs travaux, si savants et si -complets, et aux précieux documents et renseignements qu'ils nous ont -fournis. - -C'est ainsi que dans notre _Cour de Lunéville au dix-huitième siècle_, -nous avons très largement utilisé le travail de M. Pierre Boyé: _La Cour -de Lunéville en 1748 et 1749_, ou _Voltaire chez le roi Stanislas_. -(Nancy, Crépin-Leblond, 1891, in-8º de 84 pages.) - -Notre deuxième volume avait d'abord paru sous la rubrique: _Dernières -années du roi Stanislas_. M. Pierre Boyé nous ayant fait observer qu'il -était l'auteur d'une brochure intitulée _les Derniers moments du roi -Stanislas_ (Nancy, Lidot, 1898, in-8º de 48 pages), une modification de -titre nous a paru s'imposer, d'autant plus que le roi Stanislas n'était -nullement le héros de notre livre, et nous adoptâmes le titre: -_Dernières années de la cour de Lunéville_. M. Pierre Boyé avait -d'ailleurs déjà consacré au roi Stanislas et à son règne une série de -douze ouvrages dont plusieurs ont été pour nous une très précieuse -source de renseignements. C'est ainsi que _Stanislas Leczinski et le -troisième traité de Vienne_ (Paris, Berger-Levrault, 1898, in-8º de 583 -pages), nous a fourni les détails que nous donnons sur les projets de -remariage du Roi, le rôle de la princesse Christine, les tentatives de -Stanislas pour remonter sur le trône de Pologne. - -Les lettres de Stanislas à sa fille, que nous avons transcrites, sont -toutes tirées de l'édition de M. Boyé: _Lettres inédites de Stanislas à -Marie Leczinska_ (Paris, Berger-Levrault, 1901, in-8º de 178 pages). -L'étude qui précède cette édition, les commentaires qui l'accompagnent, -et _les Derniers moments du roi Stanislas_, du même auteur, nous ont -également beaucoup servi pour retracer la vie et la mort du roi de -Pologne. Enfin, antérieurement à nous, M. Boyé avait exposé les -difficultés politiques en Lorraine dans une brochure spéciale: _la -Querelle des vingtièmes en Lorraine, l'exil et le retour de M. de -Chateaufort_ (Nancy, 1906, in-8º de 31 pages), mais nous n'avons pas eu -connaissance de cette brochure, parue quelques mois avant notre volume. - -Après M. Meaume et avant nous, M. Druou a connu et utilisé la -correspondance entre Tressan et Devaux dont la bibliothèque de Nancy -possède des copies faites en 1888 par les soins de M. Meaume, sur les -originaux de la collection Morrisson. M. Druou en a publié de nombreux -fragments dans ses études sur le chevalier de Boufflers et le comte de -Tressan. (_Mémoires de l'Académie de Stanislas_, années 1885 et 1889.) - -Enfin, on nous a fait observer que les quelques lettres de la -bibliothèque de Nancy, que nous avions citées comme inédites, avaient -déjà été utilisées par les historiens lorrains. La lettre de Montesquieu -à Solignac par exemple, citée en appendice, a fait le sujet d'une notice -de M. Meaume (_Mémoires de l'Académie de Stanislas_, année 1888). - -Le journal de Durival avait été à plusieurs reprises dépouillé par M. -Pierre Boyé pour ses publications sur le dix-huitième siècle en Lorraine -et par M. Christian Pfister pour ses travaux sur l'histoire de Nancy. - - - - -PRÉFACE - - -Avant de commencer le récit des dernières années de la marquise de -Boufflers, nous avons le très agréable devoir d'expliquer à nos lecteurs -comment les documents dont nous avons fait usage sont parvenus entre nos -mains. - -Toutes les lettres du chevalier de Boufflers à sa mère et à sa sÅ“ur, -Mme de Boisgelin, nous ont été gracieusement offertes par M. le comte de -Croze-Lemercier, qui bien souvent déjà nous a fait de précieuses -communications et qui, cette fois encore, a mis à notre disposition, -avec une bonne grâce dont nous ne saurions trop le remercier, les riches -documents qui sont entre ses mains. - -Toute la correspondance de Mme Durival et du chevalier de Boufflers, -toutes les lettres de Mme de Lenoncourt, de Cerutti, tous les papiers de -Panpan nous ont été confiés par Mme Léon Noël, Mlles de Ravinel et le -capitaine Noël, héritiers directs de Mme Durival[1]. - - [1] En 1797, Mme Durival avait marié à Sommerviller deux jeunes - gens qu'elle considérait comme ses enfants d'adoption, M. Noël, - officier de cavalerie à l'armée de Sambre-et-Meuse, et Mlle - Charlotte de Nismes d'Aubigny. Ils eurent plusieurs enfants. - -Nous leur adressons nos plus chaleureux remerciements. - -Nous remercions tout particulièrement M. le capitaine Noël qui a bien -voulu nous guider et nous aider dans nos recherches; en lui exprimant -ici notre bien vive reconnaissance, nous ne faisons que rendre justice -aux grands services qu'il nous a rendus. - -Toute la correspondance de Panpan avec Mme de Boufflers fait partie de -notre collection d'autographes. - -M. le prince de Beauvau, M. le marquis de Marmier, M. le capitaine de -Conigliano, M. Le Brethon, bibliothécaire à la Bibliothèque nationale, -nous ont à plusieurs reprises fourni de très précieux renseignements et -nous les prions d'agréer l'expression de notre très sincère gratitude. - - - - -LA MARQUISE DE BOUFFLERS - -ET SON FILS - -LE CHEVALIER DE BOUFFLERS[2] - - - - -CHAPITRE PREMIER - -1766-1767 - - La Lorraine après la mort de Stanislas.--Départ des principaux - personnages de la Cour.--Le maréchal de Bercheny, le comte de - Tressan, l'abbé Porquet, la marquise de Lenoncourt, etc., quittent - Lunéville. - - -Souvent, et c'est un des plus tristes côtés de la nature humaine, nous -ne comprenons la place que certains êtres tenaient dans notre vie que -lorsque nous les avons perdus. C'est seulement quand ils ne sont plus -que nous songeons à rendre justice à leurs mérites. C'est alors -seulement que nous comprenons combien ils nous étaient chers et à quel -point ils contribuaient à notre bonheur. - - [2] Voir: _La Cour de Lunéville au dix-huitième siècle_. - Plon-Nourrit et Cie, Paris, 1904.--_Les dernières années de la - Cour de Lunéville._ Plon-Nourrit et Cie, Paris, 1906. - -Il en est souvent de même pour les peuples. - -Ce n'est qu'après la mort de Stanislas que la Lorraine comprit ce qu'il -avait fait pour la défendre, ce qu'elle devait à sa paternelle et sage -administration, en un mot tout ce qu'elle perdait en lui. - -La disparition du vieux Roi de la scène du monde fut pour les habitants -des deux duchés un véritable désastre. On avait appelé l'_acte de -Cession_ de 1737 la première mort du pays. L'année 1766 fut la seconde, -irrémédiable cette fois. - -Du jour au lendemain la Lorraine perdit son autonomie. Nancy et -Lunéville, du rang de petites et brillantes capitales, tombèrent au -niveau de villes de province de deuxième ordre. L'animation, la gaieté, -le luxe qu'apportait la présence de la Cour, les nombreux étrangers que -son éclat et sa réputation attiraient sans cesse, tout disparut en un -instant. Le commerce devint languissant; les habitants désolés virent -non seulement tarir les sources de leur fortune, mais aussi disparaître -tout ce qui faisait la gloire et le renom de leur petit pays. La vie -s'éteignit peu à peu et bientôt régna partout une morne tristesse. On -voyait croître l'herbe dans les cours de tous ces palais aujourd'hui -abandonnés, naguère encore retentissants du bruit des fêtes et de la -joie des courtisans. - -La France, il faut l'avouer, ne fit rien pour adoucir la transition, -s'attacher ces nouvelles provinces et leur faire oublier par des -bienfaits la perte de leur indépendance. Louis XV, au contraire, avec -une dureté et une sécheresse de cÅ“ur qu'on ne saurait juger trop -sévèrement, s'efforça d'effacer brutalement toutes les traces du passé. -Sa conduite fut du reste d'une si rare inconvenance qu'elle souleva une -réprobation universelle. Il n'eut même pas la pudeur de conserver -quelques années tous ces monuments, que son beau-père avait élevés avec -tant de passion et d'amour, toutes ces Å“uvres charmantes qui avaient -fait la joie de sa vie et qui rappelaient un règne bienfaisant et -glorieux. - -Il décida, il est vrai, qu'on conserverait le château de Lunéville, mais -on le transforma en caserne et on logea des troupes dans ces -appartements illustrés par la présence de Voltaire, de Mme du Châtelet, -de Mme de Boufflers et de tant d'autres. - -Le château de Commercy fut moins favorisé encore. C'est en vain que -Stanislas, en le léguant à sa fille, avait bien spécifié qu'il l'avait -créé pour elle, à son intention spéciale, qu'il désirait le lui voir -habiter; Louis XV ne tint aucun compte de dernières volontés si -respectables et il décida que le château serait abandonné[3]. - - [3] C'est pitié de visiter aujourd'hui ces appartements royaux, - autrefois si magnifiques, et qui servent maintenant de chambrées - aux troupes de la garnison. - -La fontaine royale, le château d'eau, le pont d'eau, toutes les -merveilles créées à grands frais par Stanislas subirent le même sort et -elles ne tardèrent pas à s'effondrer misérablement. - -Il en fut de même de toutes ces résidences champêtres, de toutes ces -délicieuses retraites élevées par le Roi, soit pour son usage -personnel, soit pour celui de ses courtisans: la Malgrange[4], Jolivet, -Einville, Chanteheu, les chartreuses du parc de Lunéville, etc.[5], tout -fut démoli et les matériaux mis en vente. On ne respecta même pas les -chefs-d'Å“uvre dont le Roi avait orné toutes ces demeures; sculptures, -peintures à l'huile et à fresque, bas-reliefs, boiseries, tout fut -détruit sans pitié. - - [4] La Malgrange ne fut démolie qu'en partie. - - [5] Elles étaient occupés par les amis les plus intimes du Roi: - la marquise de Boufflers, le prince de Beauvau, le maréchal de - Bercheny, le marquis de Choiseul, le marquis de Ménessaire, le - chevalier de Boufflers, le comte de Cucé, M. Alliot. - -Quant aux bosquets, jardins, parcs, orangeries, cascades, pièces d'eau, -serres, ménageries, qui entouraient ces différentes résidences, on les -abandonna complètement. - -Les habitants de Lunéville gémissaient sur cette destruction générale, -mais personne ne la ressentait plus douloureusement que Panpan. L'ancien -lecteur du Roi avait le cÅ“ur déchiré de voir disparaître peu à peu tout -ce qu'il avait chanté, tout ce qui avait été sa vie, tout ce qui -rappelait son bienfaiteur. Il exhalait ses plaintes dans ces termes -touchants: - - Quand je peignais ainsi ces brillantes merveilles, - Et que tu me prêtais d'indulgentes oreilles, - Grand Roi, qui t'aurait dit que tes vastes châteaux - Dureraient encore moins que mes faibles tableaux. - Quel Å“il eût pu percer dans cet avenir sombre? - Je lis encore ces vers. Tes palais ne sont plus. - Dans ta tombe enfouis, ils sont tous disparus. - Si leur magnificence a passé comme une ombre, - A jamais dans nos cÅ“urs survivront tes vertus![6] - - [6] Bibl. de Nancy. Papiers de Devau. - -Stanislas, qui ne pouvait guère soupçonner l'usage que le légataire -ferait de cette libéralité, avait naïvement légué à son gendre le -mobilier de tous ses châteaux et maisons de plaisance. - -Par un arrêté du 17 mars 1766, tout entier de sa propre main, Louis XV -donna l'ordre de mettre en vente immédiatement tous les objets, -quelsqu'ils fussent, qui garnissaient les habitations royales[7]. Les -vieux amis de Stanislas eurent la douleur et l'indignation de voir -vendre à l'encan, sur la place publique, et disperser au feu des -enchères ces meubles magnifiques, ces véritables Å“uvres d'art qui -avaient appartenu à leur maître vénéré. - - [7] Arch. Nat. K. 1. 189. - -Les appartements du château de Lunéville furent à moitié dévastés; les -riches boiseries du cabinet du Roi disparurent; on les retrouva plus -tard dans le grenier d'un village voisin où elles servaient de -cloison[8]. - - [8] JOLY, _le Château de Lunéville_. - -La pauvre Marie Leczinska n'eut même pas le droit d'arracher aux -enchères ces meubles familiers dont son père aimait à s'entourer et qui -lui étaient doublement précieux par les souvenirs qui s'y rattachaient. -Elle eut seulement la permission de sauver du désastre les portraits qui -se trouvaient dans les appartements du feu Roi[9]. - - [9] Elle fut autorisée à faire venir à Versailles les portraits - de ses parents, de ses grands-parents, du dauphin, de Mme - Adélaïde et de Mme Victoire, de la princesse de Talmont, du duc - et de la duchesse Ossolinski, du roi de Prusse et de Charles XII. - (Arrêté du 27 mars 1766. Arch. Nat. K. 1. 189.) - -Ce ne furent pas seulement les Å“uvres éphémères de Stanislas qui -disparurent avec lui, la société charmante qu'il avait su très -habilement grouper et qui faisait tout l'agrément de sa Cour ne lui -survécut pas un seul jour. Tout naturellement, en effet, et par la force -même des choses, cette société dont il était le lien nécessaire, -indispensable, se dispersa presque immédiatement. - -Sur l'ordre de Louis XV, tous les courtisans qui habitaient le château, -et ils étaient légion, durent abandonner leurs appartements. Ce fut le -signal de la débâcle. Quelle raison de rester à Lunéville, quand il n'y -avait plus de Cour, qu'on n'avait plus ni logement, ni charges, ni -bénéfices d'aucune sorte. - -Chacun agit donc suivant sa fantaisie ou les nécessités de sa situation; -les uns, ceux qui avaient des fonctions à la cour de France ou l'espoir -d'en obtenir, prirent la route de Versailles, les autres retournèrent -dans leurs châteaux faire des économies et méditer sur l'instabilité des -choses de ce monde. - -Dans le petit cercle intime du Roi et de la favorite, le seul dont nous -ayons à nous occuper, le plus empressé à quitter la Lorraine après la -mort du Roi, fut le maréchal de Bercheny; son ami disparu, rien ne -retenait plus le vieux guerrier à Lunéville. Il partit aussitôt avec -toute sa famille pour la terre de Luzancy, qu'il aimait passionnément, -et qu'il n'avait quittée qu'à regret pour les splendeurs de la cour de -Lorraine. Il entraîna avec lui un des plus fidèles serviteurs de -Stanislas, le comte de Tressan. - -La mort de son bienfaiteur avait été de toutes façons pour Tressan une -véritable catastrophe. Non seulement son cÅ“ur était douloureusement -affecté par la perte d'un ami très sûr et très aimé, mais il perdait -encore avec lui tous les bénéfices de sa situation, logement, entretien, -équipages, émoluments. Pour comble de disgrâce, Stanislas ne l'avait -honoré dans son testament d'aucune faveur particulière[10]. - - [10] Reconnaissant des bienfaits dont il avait été comblé, - Tressan voulut élever à la mémoire de son ami un monument digne - de lui et il composa un «portrait historique de Stanislas.» - Voltaire, auquel il en avait envoyé un exemplaire, lui répondait: - «Votre souvenir m'a bien touché, monsieur, et votre ouvrage a - fait sur moi l'impression la plus tendre. Voilà comme je voudrais - qu'on fît les oraisons funèbres; il faut que ce soit le cÅ“ur qui - parle, il faut avoir vécu intimement avec le mort qu'on - regrette... Votre ouvrage est vrai, il est attendrissant, il est - bien écrit... je vous remercie tendrement de me l'avoir envoyé.» - -Sans ressource et dans une situation financière qui s'aggravait chaque -jour, qu'allaient devenir Tressan et les siens? - -Non seulement il fallait vivre, mais il fallait encore payer les dettes -qui avaient été accumulées depuis des années. Harcelé par ses créanciers -et ne sachant comment subvenir à l'existence de sa famille, le grand -maréchal ne vit d'autre ressource que de quitter la Lorraine et d'aller -chercher à la campagne un asile modeste où il pût achever l'éducation de -ses enfants. - -Autrefois une pareille détermination lui aurait déchiré le cÅ“ur et il -n'aurait pu s'y résigner; quitter Mme de Boufflers eût été au-dessus de -ses forces. Mais les temps étaient bien changés. Les rigueurs -persistantes de la marquise avaient fini, l'âge aussi aidant, par -triompher de la passion du vieux comte, et il envisageait maintenant -avec calme une séparation que les circonstances lui imposaient -impérieusement. - -Mis au courant des projets de retraite du grand maréchal, M. de Bercheny -pensa que le voisinage d'un homme agréable et lettré serait une -précieuse ressource dans sa solitude et il chercha à l'attirer près de -lui. Il y avait non loin de Luzancy, sur les bords de la Marne, un petit -village, Nogent-l'Artaud, où il était facile de se loger à peu de frais. -M. de Bercheny l'indiqua à Tressan. Ce dernier trouva le conseil -judicieux, et bientôt il achetait à Nogent, pour 10,000 livres, une -maison convenable avec de beaux jardins. Elle avait appartenu autrefois -à M. Poisson, avant la singulière fortune de Mme de Pompadour. - -Quelque pénible que lui fût le sacrifice, le comte, avant de s'éloigner, -se décida à faire dans sa maison les réformes nécessaires. Il vendit sa -bibliothèque et sa belle collection d'histoire naturelle à la margrave -de Bade, il se défit de ses chevaux, de ses équipages, d'une partie de -son mobilier; enfin il se réduisit à un seul valet de chambre[11]. - - [11] _Souvenirs du comte de Tressan_, par le marquis DE TRESSAN. - Versailles, Lebon, 1897. - -Voltaire, qu'il avait mis au courant de ses projets, les approuvait -fort: - -«Vous comptez donc aller vivre en philosophe à la campagne, lui -écrivait-il? Je souhaite que ce goût vous dure comme à moi. Ce n'est que -dans la retraite qu'on peut méditer à son aise.» - -Mais si le philosophe félicitait Tressan de sa détermination, il -s'attendrissait sur le sort de Panpan, qui allait être privé de son -meilleur ami, et il ajoutait gracieusement: - -«Je n'oublierai jamais mon cher Panpan, c'est une âme digne de la vôtre. -Que fera-t-il quand vous ne serez plus en Lorraine? Toute la Cour de -votre bon roi va s'éparpiller et la Lorraine ne sera plus qu'une -province. On commençait à penser; ces belles semences ne produiront plus -rien; c'est vers la Marne qu'il faudra voyager... Notre lac de Genève -fait bien des compliments à la Marne. - -«Adieu, monsieur, conservez-moi des bontés qui sont la consolation de ma -vieillesse.» - -Tressan dit donc adieu à Mme de Boufflers, à Panpan, à tous ses amis, et -il quitta sans esprit de retour cette Lorraine où il vivait depuis seize -ans, où il avait éprouvé bien des joies, mais aussi les plus cruels -tourments de l'amour malheureux. - -Il vécut paisiblement pendant quelques années dans sa modeste demeure de -Nogent-l'Artaud, voisinant avec le maréchal de Bercheny, faisant -l'éducation de ses quatre enfants qu'il aimait tendrement, et trouvant -des consolations à son isolement dans les travaux littéraires et dans -la culture de son petit jardin. C'est là qu'il commença à composer ces -romans de chevalerie qui bientôt le passionnèrent et l'occupèrent -jusqu'à son dernier jour[12]. - - [12] Le marquis de Paulmy venait de créer la bibliothèque des - Romans; il invita Tressan à y collaborer; ce dernier accepta avec - joie et il fit paraître successivement des romans de chevalerie - tirées de nos vieilles chroniques: _le petit Jehan de Saintré_, - _Gérard de Nevers_, _Artus de Bretagne_, _Huon de Bordeaux_, - _Tristan le Léonais_, _Dom Ursino le Navarin_, les _Amadis_, - etc., etc. - -MM. de Bercheny et Tressan ne furent pas seuls à quitter la Lorraine. -L'aumônier du Roi, cet ineffable abbé Porquet, qui avec tant de succès -avait consacré ses soins à l'éducation du chevalier de Boufflers, imita -bientôt leur exemple. Que lui restait-il à faire à Lunéville, maintenant -que son royal pénitent n'avait plus besoin, et pour cause, de ses -services? Vivre paisible et ignoré dans un petit cercle de vieux amis, -végéter misérablement dans une cité morte, n'était pas du tout le fait -du correct et séduisant Porquet. N'aimait-il pas toujours passionnément -les spectacles, les fêtes, les plaisirs? N'était-il pas vraiment trop -jeune encore pour renoncer aux joies de ce monde? Et où pouvait-il être -mieux que dans la capitale pour satisfaire ses goûts mondains. - -L'abbé dit donc un éternel adieu à la Lorraine et il partit pour Paris. -Il n'y avait pas de situation, mais il comptait sur sa réputation, et -puis il était bien convaincu que ses amis, et en particulier son ancien -élève, l'aideraient à en trouver une. - -En attendant, il se lança dans la société littéraire et galante de -l'époque, fréquenta les philosophes et les comédiennes, en particulier -Mlle Quinault, à laquelle Panpan l'avait recommandé, publia des vers -dans l'_Almanach des Muses_, etc., etc.; bref il fit tout au monde, hors -ce qui concernait son état. - -Panpan avait eu le cÅ“ur serré en voyant s'éloigner cet ami si cher et -cependant il rimait encore en l'honneur de l'ingrat qui l'abandonnait. -Il lui adressait bientôt cette plaintive élégie où il rappelait les -joies du passé qui lui rendaient plus cruelles encore les tristesses du -présent: - - O toi, dont la probité pure, - Le cÅ“ur dans le bien affermi, - Plus que l'heureux talent dont t'orna la nature - Pour jamais m'ont fait ton ami, - Gentil docteur que le Permesse - Plus que la Sorbonne illustra, - Toi, qui dis moins souvent la messe - Que tu ne vas à l'Opéra, - Te voilà donc fixé sur les bords de la Seine! - Jadis, aux plaisirs de Paris, - Je t'ai vu préférer nos plaisirs de Lorraine. - Dans ces lieux autrefois de Boufflers si chéris, - Aujourd'hui mon petit domaine, - Je t'ai vu rassembler les muses et les ris; - Dans mon balustre étoit la tribune aux harangues; - Là pour ton chevalier tu fis ces vers charmants - Ces vers auxquels toutes nos langues - Donnoient plus d'applaudissements - Qu'ils n'exigeaient de révérences[13]. - Autres temps, autres jouissances... - Mais quels moments vaudront ces fortunés moments?[14] - - [13] Voir _les Dernières années de la Cour de Lunéville_, p. 318. - - [14] Mss. de la bibliothèque de Nancy. Papiers de Devau. - -La marquise de Lenoncourt, une des plus spirituelles femmes de la Cour, -une des grandes amies de Panpan et de Mme de Boufflers, n'avait pas -d'abord suivi l'exemple général. En dépit des ordres de Louis XV, elle -avait continué à résider dans l'appartement qu'elle occupait au château, -mais bientôt la solitude qui régnait dans cette vaste demeure, la -tristesse qui pesait sur les bosquets du parc, assombrirent le moral de -la marquise et elle fut prise de la nostalgie du bruit et du mouvement; -puis elle était affligée d'un mari détestable «dont elle rougissait et -dont elle avait peur». Stanislas la protégeait contre les entreprises de -ce «gros monsieur», ainsi qu'elle appelait son époux. Mais le Roi -n'étant plus là pour la défendre, elle ne se crut pas en sûreté à -Lunéville et elle prit prétexte de son isolement pour quitter la -Lorraine et chercher un refuge sur les bords de la Seine. - -Panpan, désolé de voir le vide se faire chaque jour plus grand autour de -lui, écrivait à sa chère marquise: - -_A Mme la marquise de Lenoncourt._ - - Quand nous l'avons perdu ce Platon couronné, - Au bonheur des Lorrains ce sage destiné, - J'ai cru que dans ces lieux, de sa Cour éplorée, - Il resteroit du moins quelque illustre débris. - Tout a fui son tombeau, tout a fui vers Paris! - Seule dans son palais, vous m'étiez demeurée; - Je comptois, comme à lui, vous y faire ma cour, - Objet de tout mon culte, illustre Lenoncourt; - Vous m'auriez tenu lieu de sa tête sacrée. - De sa présence auguste autrefois honorée, - Ma chartreuse lui dut ses embellissements, - Et d'arbres, et de fleurs, par ses ordres parée, - Fut le théâtre heureux de nos amusements. - Vous y suiviez Boufflers, quand, des jeux entourée, - Boufflers y rassembloit l'esprit, et tous les goûts. - Ils s'y seroient encor rassemblés près de vous! - Mais de ces tristes lieux, pour jamais exilées, - Les grâces avec elle, avec vous envolées, - Ont privé mes jardins de leurs plus chers appas; - Hélas! je n'y vois plus l'empreinte de vos pas - Sur le sable de mes allées![15]. - - [15] Mss. de la Bibliothèque de Nancy. Papiers de Devau. - -Ainsi Panpan voyait avec terreur s'éloigner peu à peu tous ses amis, -tous ceux qu'il avait aimés, qui avaient été les compagnons de sa vie, -qui lui rappelaient les joies des années heureuses. Bientôt il allait se -trouver seul, n'ayant plus d'autre distraction que de cultiver les -fleurs de son jardin, les fruits de son verger. Pour comble d'infortune -il restait dans une situation fort modeste, ayant à peine de quoi vivre. -C'était le moment ou jamais de faire appel à cette philosophie dont il -avait lui-même si souvent vanté les bienfaisants effets. - -Dans sa détresse profonde, le pauvre Panpan avait-il au moins l'espoir -de conserver celle qu'il aimait par-dessus toutes choses, sa -bienfaitrice, la marquise de Boufflers? Si elle lui restait, c'était -encore le bonheur. - -Hélas! la marquise, elle aussi, songeait à s'éloigner. Douloureusement -affectée par la mort de ce vieillard pour lequel elle éprouvait une -ancienne et sérieuse affection, chassée de ce château où elle régnait -depuis tant d'années, elle se trouvait dans la situation la plus -pénible. En perdant le Roi, elle avait tout perdu, honneurs, privilèges, -situation, et comme elle s'était toujours montrée pour elle-même d'un -grand désintéressement, elle restait sans la moindre fortune. Tout son -patrimoine avait été follement dissipé au jeu, et elle n'avait plus pour -vivre qu'une maigre pension de 18,000 livres sur le trésor royal. - -Le séjour de Lunéville lui était devenu odieux. Elle aussi voulait fuir -ces lieux désolés, et elle parlait d'aller s'établir momentanément dans -la capitale, près de son frère de Beauvau et de sa sÅ“ur de Mirepoix -qu'elle aimait beaucoup, et qui y occupaient à la Cour comme dans la -société une grande situation. - -A la nouvelle d'un départ prochain, Panpan jetait les hauts cris. Une -fois entraînée dans la vie de Paris, ne serait-elle pas subjuguée par -les succès qu'elle y obtiendrait? N'allait-elle pas oublier son vieil -ami? Reviendrait-elle jamais en Lorraine? Ainsi parlait Panpan avec sa -connaissance de la nature humaine, et son cÅ“ur se serrait à la pensée -qu'il ne reverrait peut-être plus celle qui avait été l'idole de sa vie. - -Pendant l'automne de 1766, alors que Mme de Boufflers était encore -hésitante, son frère de Beauvau lui écrivit qu'il allait venir avec la -princesse passer quelques jours en Lorraine pour régler plusieurs -affaires urgentes, et que de là il se rendrait dans son gouvernement du -Languedoc où il aurait à séjourner plusieurs mois; il pressait -instamment sa sÅ“ur de faire le voyage avec eux. - -Mme de Boufflers ne cherchait qu'une occasion d'échapper à ses tristes -souvenirs. Elle estima qu'un voyage dans d'aussi agréables conditions -serait pour elle une précieuse distraction. Puis un changement de -milieu, d'horizons, d'habitudes n'était-il pas le meilleur moyen pour -elle de se ressaisir. Elle verrait ensuite à réorganiser sa vie et à -prendre des résolutions définitives. - -Elle écrivit donc à son frère qu'elle acceptait sa proposition avec -reconnaissance et qu'elle se tenait prête à partir au premier signal. - - - - -CHAPITRE II - -1766-1767 - - Départ de Mme de Boufflers pour le Languedoc.--Son séjour à - Toulouse.--Correspondance avec Voltaire.--Mme de Boufflers à - Paris.--Elle va prendre les eaux de Plombières.--Projets de voyage - en Suisse. - - -Nous avons dit, dans les premiers volumes de cet ouvrage, ce qu'était le -prince de Beauvau, ses rares qualités, sa droiture, sa loyauté, ses -aptitudes militaires; nous n'y reviendrons pas. Personne plus que lui ne -jouissait de l'estime et de la considération générales. - -Nous avons raconté comment il avait perdu sa femme presque subitement en -1763 et comment, après un deuil de pure convenance, il avait épousé Mme -de Clermont qu'il aimait depuis fort longtemps[16]. Cette seconde union, -qui réalisait ses vÅ“ux les plus chers, tourna à miracle. Jamais on ne -vit ménage plus tendrement uni, plus parfaitement heureux. Il fut à la -fois, par sa rareté même, la gloire et l'étonnement du dix-huitième -siècle. - -La nouvelle princesse de Beauvau, fort bien de sa personne, était en -outre une femme de haute distinction. Elle avait un charme infini, un -naturel simple, un ton excellent, une «sensibilité vraie, bonne, -continuelle». - - [16] Voir _les Dernières années de la Cour de Lunéville_, p. - 353. - -«Je ne crois pas qu'il y ait sous le ciel de caractère plus aimable, ni -plus accompli que le sien, écrit Marmontel. C'est bien elle qu'on peut -appeler justement et sans ironie «la femme qui a toujours raison». Mais -la justesse, la netteté, la clarté inaltérable de son esprit est -accompagnée de tant de douceur, de simplicité, de modestie et de grâce -qu'elle nous fait aimer la supériorité même qu'elle a sur nous.» - -Mme du Deffant était moins élogieuse, mais peut-être plus exacte, quand -elle écrivait: - -«Je doute que l'amour-propre de Mme de Beauvau lui cause jamais le plus -petit chagrin. Cet amour-propre est cuirassé. Elle ne respire que gloire -et hommage, elle vit de nectar et d'ambroisie, ne respire que l'encens. -Elle dédaigne trop ceux qui ne l'adorent pas pour pouvoir jamais être -offensée de leur indifférence. Elle est parfaitement heureuse, elle doit -son bonheur à son caractère, et comme il est très bon, il lui attire -l'estime de ceux qui la connaissent[17].» - - [17] A Mme de Choiseul, 7 septembre 1772. _Correspondance - complète_ de Mme du Deffand par le marquis de Sainte-Aulaire. - Paris, Calmann-Lévy, 1877.--Toutes les lettres de Mme du Deffand - à Mme de Choiseul et de Mme de Choiseul à Mme du Deffand citées - dans ce volume sont extraites de cette correspondance. - -La princesse avait une manière d'aimer son mari, simple et touchante. -Elle ne songeait qu'à le faire valoir et à s'effacer elle-même. A -l'entendre, c'était toujours à M. de Beauvau qu'on devait rapporter -tout le bien qu'on louait en elle. - -Malgré toutes ses qualités, peut-être même en raison de ses qualités, -Mme de Beauvau passait pour dominatrice et on lui reprochait «une -personnalité intolérable»; il est certain qu'elle avait pris sur son -entourage, et en particulier sur son mari, un empire presque absolu. -Aussi Mme du Deffant, rarement bienveillante, l'avait-elle surnommée -ironiquement _la dominante des dominations_. Elle désignait encore -volontiers ces heureux époux sous le nom de _la dominante_ et _le -soumis_. - -Quand les Beauvau eurent réglé leurs affaires d'intérêt en Lorraine, Mme -de Boufflers dit adieu au pauvre Panpan désolé et elle partit avec eux -pour Lyon. Ils y restèrent quelques jours, puis, de là , ils gagnèrent à -petites journées Arles, où ils visitèrent l'amphithéâtre, les thermes, -le palais de Constantin, Saint-Trophime, Saint-Honnorat, etc. Mme de -Boufflers, très éprise du passé, ne se lassait pas d'admirer toutes ces -merveilles des temps anciens. A Nîmes, elle s'extasia devant la maison -carrée, les arènes, le temple de Diane, le pont du Gard, etc. Enfin ils -arrivèrent à Toulouse, capitale du Languedoc. - -M. de Beauvau était très aimé dans son gouvernement, il y faisait preuve -d'une indépendance d'esprit et d'une largeur d'idées fort rares à son -époque. Quand il avait été nommé en 1764, son premier soin avait été de -secourir de malheureuses familles protestantes qu'on persécutait à cause -de leur foi et qui gémissaient dans les prisons depuis des années. Sa -généreuse conduite faillit même lui attirer une disgrâce complète, mais -rien ne put la lui faire modifier. Il répondait très noblement à des -menaces réitérées: «Le Roi est le maître de m'ôter le commandement qu'il -m'a confié, mais non de m'empêcher d'en remplir les devoirs selon ma -conscience et mon honneur.» - -A peine Mme de Boufflers était-elle installée dans la capitale du -Languedoc et jouissait-elle avec délices d'une vie toute nouvelle pour -elle, qu'elle reçut de Voltaire une lettre pressante. - -Le vieux philosophe la suppliait d'obtenir du gouverneur qu'il fit -nommer premier capitoul M. de Sudre, l'avocat qui avait défendu Calas, -celui qui «seul avait protégé l'innocence lorsque tout le monde -l'abandonnait et la calomniait». - -«Vous allez en Languedoc, lui disait Voltaire, votre premier plaisir -sera d'y faire du bien. Je vous propose une action digne de vous et dont -tous les honnêtes gens de France vous auront obligation... J'attends -tout d'un cÅ“ur comme le vôtre»; et il l'assurait que «si son âge et les -maladies le lui avaient permis,» il serait sûrement venu lui faire sa -cour quand elle était passée par Lyon. - -Pais il lui racontait plaisamment toutes les infortunes qui -l'accablaient dans sa très belle et très détestable vallée, où il ne lui -manquait que «l'agrément de la peste». - -Le 21 janvier il lui écrivait encore: - - - «Ferney, 21 janvier 1767. - -«Madame, non seulement je voudrais faire ma cour à Mme la princesse de -Beauvau, mais assurément je voudrais venir à sa suite me mettre à vos -pieds dans les beaux climats où vous êtes; et croyez que ce n'est pas -pour le climat, c'est pour vous, s'il vous plaît, madame. - -«M. le chevalier de Boufflers, qui a ragaillardi mes vieux jours, sait -que je ne voulais pas les finir sans avoir eu la consolation de passer -avec vous quelques moments. Il est fort difficile actuellement que j'aie -cet honneur: trente pieds de neige sur nos montagnes, dix dans nos -plaines, des rhumatismes, des soldats et de la misère forment la belle -situation où je me trouve. Nous faisons la guerre à Genève, il vaudrait -mieux la faire aux loups qui viennent manger les petits garçons. Nous -avons bloqué Genève, de façon que cette ville est dans la plus grande -abondance et nous dans la plus effroyable disette. - -«Pour moi, quoique je n'aie plus de dents, je me rendrai à discrétion à -quiconque voudra me fournir des poulardes. - -«J'ai fait bâtir un assez joli château et je compte y mettre le feu -incessamment pour me chauffer. - -«J'ajoute à tous les avantages dont je jouis que je suis borgne et -presque aveugle, grâce à nos montagnes de neige et de glace. - -«Promenez-vous, madame, sous des berceaux d'oliviers et d'orangers, et -je pardonnerai tout à la nature.» - -«_P.S._--Je ne sais sur quel horizon est actuellement M. le chevalier de -Boufflers, mais quelque part où il soit, il n'y aura jamais rien de plus -singulier ni de plus aimable que lui[18].» - - [18] _Å’uvres complètes de Voltaire._ Paris, Garnier - frères.--Toutes les lettres de Voltaire citées dans ce volume - sont tirées de l'édition Garnier frères. - -Malheureusement, si la recommandation de Voltaire auprès de la marquise -de Boufflers et de M. de Beauvau était puissante, celle du prince auprès -de M. de Saint-Florentin avait moins de crédit, et le protégé du -philosophe ne fut pas nommé. - -Voltaire n'en remercie pas moins très aimablement sa correspondante de -sa bonne volonté et de l'appui qu'elle lui a prêté. Il termine par ces -mots pleins de grâce: - -«Je ne sais, madame, si vous allez à la Cour ou à la ville, mais en -quelque lieu que vous soyez, vous ferez les délices de tous ceux qui -seront assez heureux pour vivre avec vous. Cette consolation m'a -toujours été enlevée. Votre souvenir peut seul consoler le plus -respectueux et le plus attaché de vos serviteurs. - - «V.» - -Peu de jours après, nouvelle lettre du patriarche au sujet d'un libraire -de Nancy, Leclerc, soupçonné de répandre des livres interdits. Pour -couper court à sa propagande, on l'avait prudemment jeté à la Bastille. -Voltaire indigné accuse, bien entendu, la Compagnie de Jésus de ce -nouveau méfait. Il écrit «pénétré de douleurs»: «Faut-il donc que les -Jésuites aient encore le pouvoir de nuire et qu'il reste du venin mortel -dans les tronçons de cette vipère écrasée.» Il supplie la marquise -d'agir en faveur d'un infortuné. «Rien ne rafraîchit le sang, comme de -secourir les malheureux», lui dit-il pour l'encourager. - -Après un assez long séjour en Languedoc, Mme de Boufflers et ses -compagnons reprirent la route de la capitale. Ils ramenaient avec eux, -en l'entourant de soins empressés, une petite chienne barbette destinée -à l'amusement de Mme du Deffant. Cet animal fit en effet le bonheur de -la vieille aveugle: «Elle n'est pas trop jolie, disait-elle, mais elle -m'aime, cela me suffit.» - -La marquise resta peu de temps à Paris, car elle avait des affaires -urgentes à régler en Lorraine, mais la séparation allait être de courte -durée; les Beauvau comptaient faire une saison à Plombières au mois de -juillet et il était convenu que Mme de Boufflers les rejoindrait dans la -célèbre ville d'eaux dès qu'ils y seraient installés. - -La marquise passe donc quelques semaines à Nancy et à Lunéville en -compagnie du cher Panpan, puis, vers le milieu de juillet, elle se rend -à Plombières où elle a le plaisir de retrouver ses parents et sa fille, -Mme de Boisgelin. - -En 1767 la société réunie à Plombières est des plus brillantes et une -foule élégante se presse sous les ombrages du parc. Rarement l'on a vu -pareille affluence, et c'est à croire que la cour de Versailles s'est -transportée sur les bords de l'Agron. Les hôtels, les maisons -particulières regorgent de baigneurs. Comme de nos jours, l'on publie -religieusement chaque semaine la liste des étrangers, avec l'indication -des demeures qu'ils occupent. - -M. de la Galaizière et l'abbé de Lentillac sont à l'hôtel des Dames, la -marquise de la Tour du Pin et la duchesse de Luynes à l'Ange, le -chevalier de la Ferronnays à la Fleur de Lys, la duchesse de Nivernais -et son confesseur à Saint-Blaize, l'abbé comte de Saintignon à la -Croix-rouge, etc. - -Les principaux baigneurs sont le marquis et la marquise de -Clermont-Gallerande, le comte et la comtesse de Belzunce, le prince et -la princesse de Montmorency, la duchesse de Cossé, la marquise d'Avaray, -la vicomtesse de Laval, les comtesses de Taxis, de Montalembert, de -Sabran, de Bercheny, de Rastignac, le prince de Bauffremont, les marquis -de Saint-Aubin, d'Autichamp, les chevaliers de la Bourdonnais, de -Beauteville, le baron d'Holbach, etc., etc. - -Les malades mènent une vie des plus gaies. Entre les exercices -obligatoires du traitement, ils se retrouvent sans cesse et ils -imaginent mille occupations pour se distraire. Les uns, les moins -valides, ceux auxquels les médecins prescrivent le repos, se réunissent -pour jouer à cavagnole, à la comète, faire de la musique; les autres -organisent des déjeuners champêtres aux environs, à Remiremont, au Val -d'Ajol, etc. Le pays est superbe, on le parcourt à pied, à cheval, en -voiture. Chaque jour il y a thé ou café chez l'une ou l'autre grande -dame; chaque soir, bal et souper. Enfin la vie est charmante, on n'a pas -un instant d'ennui, et dans cette fréquentation continuelle l'amour -trouve aisément son compte. - -Une des grandes distractions de cette société est d'aller visiter un -célèbre thaumaturge du Val d'Ajol. Il s'appelle Dumont et on l'a -surnommé _le médecin de la montagne_. Quant à lui, il prend modestement -le titre de chirurgien renoueur de S. A. R. Mgr le comte de -Provence[19]. Il a obtenu quelques guérisons qu'on regarde comme -miraculeuses et qui lui ont valu une réputation considérable. Aussi -presque tous les baigneurs, à la grande indignation des Esculapes de la -localité, vont-ils le consulter[20]. - - [19] Il avait en effet donné des soins au Prince. - - [20] Ces Dumont étaient rebouteurs de père en fils depuis deux - siècles, et ils se transmettaient leurs secrets. On les appelait - les Valdajoux, du nom de la vallée qu'ils habitaient. - -La colère des médecins était si violente que l'infortuné rebouteur -craignait toujours d'être assassiné par ses confrères patentés et il -n'osait sortir de chez lui sans être accompagné d'un homme de la -maréchaussée[21]. - - [21] En 1769, la duchesse de Luynes se démit le bras et ses - chirurgiens le lui remirent si mal, qu'elle resta estropiée; on - voulait même lui couper le membre malade, lorsqu'on songea à - faire venir le célèbre Dumont. Ce dernier fit souffrir à la - duchesse un véritable martyre pendant plusieurs heures, mais elle - retrouva l'usage complet de son bras. Quelques jours après, - Dumont, sortant de son hôtel le soir, fut attaqué par deux hommes - et il reçut un coup d'épée; on accusa les chirurgiens ordinaires - de la duchesse de cette basse vengeance. - -Nous ne savons si la santé des malades se trouvait bien de cette -existence agitée, mais ce qui est certain, c'est que leur moral s'en -accommodait fort. - -L'usage, nous l'avons dit, était de saigner les baigneurs dès leur -arrivée, pour les mieux préparer à l'action des eaux. Mme de Boufflers, -son frère, la princesse, Mme de Boisgelin, se soumirent docilement à -cette fâcheuse obligation, puis ils commencèrent leur traitement, mais -sans s'astreindre à un régime trop sévère. Ils fréquentaient la société, -où ils avaient retrouvé un grand nombre de leurs amis, et ils faisaient -de nombreuses excursions dans les environs, si bien que le temps se -passait rapidement et agréablement. - -Depuis un an bientôt qu'elle voyage et vit avec son frère et sa -belle-sÅ“ur, Mme de Boufflers a ressenti les bienfaisants effets d'une -société aimable et d'une distraction sans cesse renouvelée; elle a -retrouvé son équilibre physique et moral, et les tristes événements de -l'année 1766 ne sont déjà plus pour elle que de lointains souvenirs. - -Mais elle a pris goût à cette existence errante, et maintenant elle -redoute le moment où il lui faudra enfin se résigner à une solitude -qu'elle n'a jamais connue. Dans l'espoir d'éloigner encore le terme -fatal, elle imagine de faire, aussitôt sa cure terminée, un nouveau -déplacement et des plus séduisants. - -Depuis longtemps elle caressait l'idée d'aller rendre visite à l'ermite -du mont Jura, à ce prestigieux Voltaire dont elle avait gardé si -délicieux souvenir, et qu'elle n'avait pas revu depuis dix-huit ans, -depuis les années éblouissantes de 1748 et de 1749. Le séjour que son -fils avait fait près du philosophe en 1764, les récits émerveillés du -jeune homme avaient redoublé le désir de Mme de Boufflers d'aller revoir -son vieil ami. La récente correspondance qu'elle venait d'entretenir -avec lui lui inspira l'idée, une fois sa cure achevée, de faire un -voyage en Suisse et de le terminer par un séjour chez le philosophe. - -Comme en voyage il est plus agréable d'être en nombreuse société, elle -décide d'entraîner avec elle son frère et sa belle-sÅ“ur qui ne -demandent pas mieux; sa fille, Mme de Boisgelin; sa grande amie, Mme -Durival; et enfin le cher et indispensable Panpan, qui, lui aussi, veut -revoir son ami Voltaire. Ainsi la fête sera complète, la marquise ne -laissera pas de regrets derrière elle et l'on ne s'ennuiera pas en aussi -aimable compagnie. - -En attendant, Mme de Boufflers consulte des cartes, prépare des -itinéraires, et, comme si elle allait à la découverte de pays inconnus, -elle interroge anxieusement ceux de ses amis qui connaissent la Suisse, -sur l'état des chemins, les difficultés de la route, les ressources du -pays, les auberges, etc., etc. - -C'est à Panpan qui est resté à Lunéville que la marquise fait part de -ses projets, projets qui ont pour lui un intérêt tout particulier, -puisqu'il est arrêté, décidé qu'il sera du voyage. En même temps elle -lui raconte les menus incidents de la vie de Plombières: - - - «Plombières, 30 juillet 1767. - - «Mon cher Veau, - -«Je suis bien étonnée de ne vous avoir pas encore écrit, car je n'ai pas -encore cessé de penser à vous, malgré la foule qui m'environne. Il y a -prodigieusement de monde ici, et comme je passe à peu près la journée -chez Mme de Beauvau, je vois tout. - -«Il n'y a que Mme de Gimel et moi dans notre maison; aussi y suis-je -fort bien. Le pauvre prince qui était mal, et sans se plaindre, part -demain matin, ce qui m'afflige fort. - -«M. de Beauvau pense toujours au voyage de Genève. Quoi qu'il en soit je -partirai vers le 8 ou le 10 août, et je vous attendrai autant qu'il vous -plaira. - -«La duchesse de Cossé arrive de Ferney. Elle a parcouru toute la Suisse. -Vous croyez bien que je lui ai un peu parlé des chemins; elle dit, comme -les autres, qu'ils sont plus beaux que partout ailleurs et que Voltaire -est plus aimable et surtout plus poli que jamais. - -«Nous voyons beaucoup ici le baron d'Holbach et M. de Tolosan. Le -premier est un bien bon homme, et a, dit-on, beaucoup de connaissances; -mais le second est parfaitement bon et parfaitement aimable. - -«L'abbé de Mitri et sa sÅ“ur sont arrivées avant-hier, ce qui m'a fait -faire une partie de trictrac à tourner, avec M. de Vaugrave. C'est la -seule depuis que je suis ici et je n'y ai point du tout pensé, mais -toujours à vous, mon bon Veau.» - -Quelques jours après nouvelle lettre[22]. - - [22] Toutes les lettres de Mme de Boufflers à Panpan, citées dans - ce volume, et dont l'origine n'est pas indiquée, font partie de - notre collection particulière. Elles proviennent de la collection - de M. Meaume. Nous avons tout lieu de croire ces lettres - inédites, mais nous n'affirmons rien. - - - «Plombières, 3 août 1767. - -«Mais, mon cher Veau, la tête te tourne donc? - -«Mme la duchesse de Cossé a passé ici il y a quatre jours en revenant de -Ferney. Tout le monde lui a fait des questions sur son voyage. On -s'étonnait qu'une personne aussi délicate et qui a peur de tout, ait pu -faire un voyage aussi considérable, car elle a été partout, hors dans -les mauvais chemins, sur lesquels je l'ai questionnée à mon tour, en lui -disant que j'étais sur le point de faire ce voyage, mais que j'étais -retenue par la peur des précipices; qu'on m'avait bien dit qu'il n'y -avait rien à craindre, parce que les chemins étaient fort larges, mais -que j'en craignais même la vue. Elle m'a dit à cela qu'elle était tout -de même et qu'elle avait une autre raison d'éviter jusqu'à l'apparence -des dangers, ayant avec elle sa fille unique dont la délicatesse -l'obligeait aux plus grands ménagements. Comme tu es mon fils unique, je -ne saurais mieux faire que de te traiter comme Mlle de Cossé. - -«Il faut vous dire encore que la duchesse m'a dit qu'il ne fallait pas -aller voir le médecin de la montagne quoique tout le monde y fut; -qu'elle n'avait pas osé l'entreprendre, quoique ce fût un des objets de -son voyage. - -«J'écris au prince pour qu'il m'envoie des chevaux avec lesquels j'irai -le 15 à Fléville, où j'attendrai qu'il vous plaise de venir avec Mme -Durival, pour que nous allions tous ensemble chez Voltaire. - -«Sur quoi je prie Dieu de vous tenir en paix.» - -_P. S._ (de la main de Mme de Boisgelin). - -«Bonjour, mon charmant Veau. Je t'aime de toute mon âme de cochon. - -«J'ai bien peur aussi des chemins de la Suisse, mais malgré cela il faut -bien marcher. Pourtant il me semble que nous ne sommes pas encore prêtes -à partir. - -«Adieu, mon Veau, écris-moi, mais je te prie d'écrire un peu -lisiblement. - -«Mes compliments à Marianne[23]». - - [23] Femme de chambre de Panpan. C'était plutôt une dame de - compagnie. - -Mme de Boisgelin avait vu juste, et c'est elle qui finit par avoir -raison. En dépit de tous les projets et de préparatifs déjà très -avancés, Mme de Boufflers dut, au dernier moment, renoncer à son voyage -pour des raisons de santé assez sérieuses. Ce ne fut pas sans de très -vifs regrets. - -Après la saison de Plombières, la marquise revint passer quelque temps à -Lunéville, puis elle dit adieu à ses amis de Lorraine et elle partit -pour Paris où elle avait décidé de séjourner tout l'hiver. Peu après son -arrivée, c'est-à -dire en décembre 1767, elle écrivait à Panpan une -longue lettre où elle lui confiait la grande douleur qui venait de la -frapper. Bien que nous n'ayons pu reconstituer les événements auxquels -elle fait allusion en termes si pathétiques, nous citons sa lettre en -entier. Elle s'y montre, en effet, sous un jour tout nouveau pour nous, -et elle manifeste une tendresse de cÅ“ur et une sensibilité à laquelle -elle ne nous a pas habitués: - - - «Paris, 6 décembre 1767. - -«Ah! mon Veau, que les plaisirs sont légers et courts, et que les -chagrins sont longs et lourds! Mimie, ma chère Mimie, l'enfant de mon -cÅ“ur, l'objet de mes affections, je l'ai mariée, à qui? à un bourreau -de trois femmes au moins, avant elle, et vraisemblablement de quatre. -Pendant deux mois de publicité, c'était le meilleur et le plus honnête -homme du monde. Quatre jours après son mariage, c'était véritablement un -monstre. - -«La malheureuse m'a tout caché jusqu'au jour de son départ pour -Fontainebleau où elle devait rester quatre jours, aller de là à Bordeaux -pour s'embarquer. Elle m'a caché les traitements qu'elle éprouvait, à -moi, à sa mère, et à tout le monde, et tout ce qu'on venait lui dire de -lui. Enfin, elle me disait qu'elle était heureuse et rien ne paraissait -à l'extérieur. - -«Enfin, le jour de ce départ, elle m'a mandé tout, afin que l'on prît -des précautions, là -bas, pour le contenir assez, pour qu'elle n'en -éprouvât pas les dernières violences, et qu'elle voulait qu'on la crût -heureuse, et m'assurer que sa mère ignorait tout. Jugez de ce que je -devins; effectivement, une heure après, je vis la mère et lui appris -tout. - -«Je partis pour Praslin pour faire retarder le départ de cet homme de -Fontainebleau. Enfin, après avoir été sur la roue depuis le 14 d'octobre -jusqu'aujourd'hui, après bien des tourments, des dépositions et -informations de M. de Sartines, prières et larmes de ma part, joint -raison et crédit de M. et Mme de Beauvau, MM. les ducs de Choiseul et de -Praslin ont fait consentir ce monstre par écrit à donner le choix d'un -couvent à sa femme, et mille écus de pension, et lui rendre ses hardes; -il reprend les diamants. Elle est chez Mme de Beauvau depuis avant-hier, -qui revient aujourd'hui, et la conduit droit à Saint-Antoine, où je vais -l'attendre[24]. - - [24] L'abbesse de Saint-Antoine, Gabrielle-Charlotte, née le 28 - octobre 1724, était une sÅ“ur cadette de la marquise de - Boufflers. - -«Qui n'en eût pas fait autrement à ma place, me condamne. Sa dernière -femme était une demoiselle dont le père et la mère étaient de son -quartier; la mère en était revenue depuis vingt ans. Sa fille était -charmante et bien élevée avec 50,000 écus. Elle a été traitée comme -celle-ci et en est morte au bout de quatre mois. Personne n'a rien dit à -la mère qu'après, et sa fille lui a tout caché presque jusqu'à la -mort... - -«Imaginez-vous, mon Veau, mon désespoir de la savoir menacée à tout -moment d'être tuée ou empoisonnée. Je respire seulement aujourd'hui, et -elle m'aime encore, moi qui l'aurais menée à la mort. Je suis dans un -transport de penser que je vais la voir, que je ne peux exprimer. Je ne -me mêlerai jamais de rien. Mon fils se mariera s'il peut, mais sans moi. - -«Adieu, mon Veau, je ne cesse pourtant encore de vous aimer.» - -Qu'était-ce que cette pauvre, cette infortunée Mimie? Nous n'avons -jamais pu le découvrir. Dans les centaines de lettres qui nous ont passé -par les mains, nous n'avons jamais trouvé d'autre allusion à Mimie et à -ses malheurs que les quelques pages que nous venons de citer. - - - - -CHAPITRE III - -1768-1770 - - Séjour de Mme de Boufflers à Paris.--Ses relations: la maréchale - de Mirepoix, la maréchale de Luxembourg, la comtesse de - Boufflers-Rouvrel, la vicomtesse de Cambis, la comtesse de - Boisgelin, Saint-Lambert, le prince de Bauffremont, Mme du - Deffant, etc.--Évolution de la société. - - -Bien que depuis sa jeunesse Mme de Boufflers n'eût jamais fait à Paris -de séjours prolongés, elle y était venue si souvent, soit avec le roi -Stanislas, soit seule pour ses affaires ou les devoirs de sa charge, -qu'elle y était presque aussi connue qu'en Lorraine, et qu'elle se -trouvait aussi à l'aise à Versailles qu'à la cour de Lunéville. N'y -retrouvait-elle pas, du reste, la majeure partie de sa famille, son -frère, le prince de Beauvau; ses sÅ“urs, la maréchale de Mirepoix, Mmes -de Bassompierre, de Montrevel; ses nièces de Cambis, de Caraman; ses -neveux le prince de Chimay, le prince d'Hénin, qu'on appelait aussi le -nain des princes, à cause de sa taille; ses cousines, la maréchale de -Luxembourg et la comtesse de Boufflers-Rouvrel, etc., etc. - -Nous avons déjà eu l'occasion de citer ces différents personnages, mais -ils vont maintenant intervenir si fréquemment dans notre récit, ils vont -se trouver si intimement liés à la vie de Mme de Boufflers, que, pour -l'édification du lecteur, il est nécessaire de tracer des principaux -d'entre eux un léger crayon. - -Nous connaissons déjà M. et Mme de Beauvau. - -La sÅ“ur de Mme de Boufflers, la maréchale de Mirepoix, avait été -charmante dans sa jeunesse et elle était alors aussi renommée par les -grâces de son esprit que par le charme de sa physionomie. C'était la -personne la plus naturellement aimable et la plus distinguée; elle était -douce, modeste, facile, serviable, «éloignée de toute intrigue et du -commerce le plus sûr». - -En dépit des ans, son esprit était resté toujours jeune: «elle avait une -grâce infinie et un ton parfait, une politesse aisée et une humeur -égale». «Elle avait cet esprit enchanteur, dit le prince de Ligne, qui -fournit de quoi plaire à chacun. Vous auriez juré qu'elle n'avait pensé -qu'à vous toute sa vie. Où retrouvera-t-on jamais une société pareille?» - -«Il faut vivre avec elle pour savoir tout ce qu'elle vaut, écrit Mme du -Deffant, il n'y a que les occasions qui font connaître combien elle a -d'esprit, de jugement et de goût.» - -Certes, Mme de Mirepoix était la femme du monde agréable par excellence, -mais, comme le disait Walpole, il ne fallait pas qu'il y eût un jeu de -cartes dans la chambre. Le jeu était alors non seulement un usage, mais -une obligation absolue dans la société, et sa place dans l'ordonnance de -la vie était marquée comme celle des repas. Mme de Mirepoix en avait la -passion, mais une passion absolument désordonnée; «elle aurait fait -dévorer le royaume par les banquiers du passe-dix et du vingt-et-un.» -Cette passion, malheureuse en général, la réduisait souvent aux -expédients, et elle trouvait alors fort naturel de faire payer ses -dettes par le Roi, procédé commode assurément, mais qui devait -l'entraîner par la suite à des compromis de conscience bien -regrettables. - -Par un phénomène assez singulier, l'esprit de la maréchale rajeunissait -avec les années. C'est ce qu'observait malicieusement Mme du Deffant -quand elle écrivait en 1767: «Sa figure suit la marche ordinaire et elle -atteindra soixante ans au mois d'avril prochain, mais son esprit -rétrograde et aujourd'hui il n'a guère plus de quinze ans.» - -Nous ne parlerons ni de Mme de Montrevel, ni de Mme de Bassompierre, qui -n'ont joué dans la vie de leur sÅ“ur qu'un rôle très effacé[25]. - - [25] Tressan, toujours méchant, s'écriait un jour en voyant Mme - de Bassompierre qui était fort belle et fort désagréable: «Fi! - qu'elle est belle!» - -En 1767, la maréchale de Luxembourg, cousine de notre héroïne, ne -ressemblait guère à cette duchesse de Boufflers que nous avons vue en -1743 faire si bon accueil à sa jeune parente[26]. Au physique comme au -moral, la transformation avait été si complète qu'on ne pouvait -s'imaginer avoir affaire à la même personne. - - [26] Le duc de Boufflers étant mort en 1747, sa veuve épousa, en - 1750, Charles-Frédéric de Montmorency, maréchal et duc de - Luxembourg; il mourut lui-même en 1764 et la maréchale se trouva - veuve pour la seconde fois.--Voir _La Cour de Lunéville au - dix-huitième siècle_, p. 127 et suiv. - -Après avoir mené pendant sa jeunesse une vie des plus légères, la -maréchale, quand elle se vit obligée de renoncer à la galanterie, -résolut de changer de conduite et de viser à la considération. - -De l'esprit naturel, un goût sûr, une longue expérience de la Cour et du -monde lui donnèrent la situation qu'elle ambitionnait, et elle s'établit -bientôt arbitre souveraine des bienséances et du bon ton. - -Ce pouvoir incontesté justifiait ce joli mot du prince de Ligne: à une -dame qui lui demandait: «De qui dépendent les réputations?» il -répondait: «Presque toujours des gens qui n'en ont pas.» - -Elle-même avait complètement oublié ses erreurs passées et le monde -avait imité son exemple. «Tel est ce pays-ci, dit Besenval durement, -pourvu qu'on soit opulent et qu'on porte un beau nom, tout s'oublie, -mais même on peut jouir d'une vieillesse considérée après la jeunesse la -plus méprisable.» - -Walpole faisait une plaisante allusion aux diverses transformations de -la maréchale, quand il écrivait: «Elle a été fort belle, fort galante et -fort méchante; sa beauté s'en est allée, ses amants aussi, et elle croit -à présent que c'est le diable qui va venir. Cet affaissement moral l'a -adoucie jusqu'à la rendre agréable, car elle est spirituelle et bien -élevée.» - -Son extérieur n'avait rien d'imposant. On était d'abord un peu surpris -en voyant une petite bonne femme en robe de taffetas brun, avec le -bonnet et les manchettes de gaze unie, à grand ourlet, sans bijoux, mais -elle avait un visage si noble et si régulier, une attitude si digne et -une si parfaite amabilité qu'on l'écoutait avec un plaisir inexprimable. - -La maréchale aimait beaucoup sa cousine de Boufflers, et elle reportait -même sur Mme de Boisgelin et sur le chevalier une partie de l'affection -qu'elle éprouvait pour la mère. Elle les traitait l'un et l'autre avec -autant de tendresse que s'ils avaient été ses propres enfants. - -La marquise allait encore retrouver à Paris une cousine qui portait le -même nom qu'elle et dont la destinée avait avec la sienne une singulière -analogie. La comtesse de Boufflers-Rouvrel, qui avait été dame d'honneur -de la duchesse d'Orléans, entretenait avec le prince de Conti une -liaison avérée, publique et qui lui avait valu le surnom de l'_Idole du -Temple_. On l'appela aussi plus tard la _Minerve savante_, quand la -passion de l'esprit succéda chez elle aux passions d'un âge plus tendre. - -C'était une des femmes les plus aimables de la société, bien qu'on lui -reprochât souvent de manquer de sincérité; sa conversation était -amusante, remplie d'agréments et de vivacité. Walpole, qui l'a bien -connue, a laissé d'elle ce croquis: «Il y a en elle deux femmes, celle -d'en haut et celle d'en bas. Je n'ai pas besoin de vous dire que celle -d'en bas est galante. Celle d'en haut est fort sensée, elle possède une -éloquence mesurée qui est juste et qui plaît; mais tout cela est gâté -par une véritable rage d'applaudissements.» - -Des goûts communs, une complète absence de scrupules, la même tournure -d'esprit avaient créé entre l'_Idole du Temple_ et la marquise de -Boufflers une intimité très grande. Les deux cousines se plaisaient -extrêmement et se quittaient le moins possible. - -Les nièces de Mme de Boufflers, Mmes de Cambis et de Caraman, habitaient -également Paris, et leur tante les voyait sans cesse. Mais elle -affectionnait particulièrement Mme de Cambis dont l'esprit lui plaisait -davantage. Une taille élégante, de la grâce, beaucoup d'art et de -coquetterie en faisaient une femme agréable, mais elle avait souvent de -l'humeur et de l'inégalité. Elle passait pour fort galante et méritait -sa réputation, sans que sa situation dans le monde en fût le moindrement -diminué: «Cette Cambis me plaît, écrivait Mme du Deffant, elle a un -caractère à la vérité froid et sec, mais elle a du tact, du -discernement, de la vérité, de la fierté. J'ai un certain désir de lui -plaire qui m'anime. Ce ne sera jamais une amie, mais je la trouve -piquante.» - -Mme de Boisgelin avait suivi sa mère dans la capitale. Le mariage de la -jeune femme, nous l'avons déjà fait entrevoir, n'avait pas mieux tourné -que la grande majorité des unions de l'époque et elle vivait peu avec -son mari; par suite elle s'était beaucoup rapprochée de sa mère, qu'elle -accompagnait presque toujours dans ses déplacements. Lauzun a porté sur -Mme de Boisgelin ce jugement plutôt sévère: «C'était un monstre de -laideur, mais assez aimable, et aussi galante que si elle eût été -jolie.» La vérité est qu'elle n'avait pas une figure régulière, mais -elle était grande, fort bien faite, et elle avait beaucoup d'esprit. -Quant aux mÅ“urs, tout ce qu'on peut en dire, c'est qu'elle ne voulait -pas se singulariser, et qu'elle vivait comme la plupart des femmes de -son monde et de son temps. - -La liste des plus intimes amis de Mme de Boufflers ne serait pas -complète si nous ne citions quelques-uns de ceux avec qui elle vivait en -Lorraine et qui l'avaient suivie ou précédée dans la capitale, la -marquise de Lenoncourt, l'abbé Porquet, le chevalier de Listenay, etc. -Des deux premiers nous n'avons rien à dire; à peine arrivée à Paris, la -marquise reprit avec eux, nous le verrons bientôt, ses habitudes -d'intimité presque journalière. Quant au chevalier, qui, par la mort de -son frère, allait prendre le titre de prince de Bauffremont, nous allons -le voir devenir peu à peu un des plus fervents adorateurs de Mme de -Boufflers et, à ce titre, nous en devons parler avec quelques détails. - -C'était un homme d'une véritable distinction, mais calme, froid et un -peu indifférent. - -«Je le trouve un bon homme, écrit Mme du Deffant, doux, facile, -complaisant; en fait d'esprit il a à peu près le nécessaire, sans sel, -sans sève, sans chaleur, un certain son de voix ennuyeux; quand il ouvre -la bouche, on croit qu'il bâille et qu'il va faire bâiller; on est -agréablement surpris que ce qu'il dit n'est ni sot, ni long, ni bête; -et vu le temps qui court, on conclut qu'il est assez aimable[27].» - - [27] A Walpole, 1768. - -Un an plus tard, quand elle le connaît mieux, elle est beaucoup plus -enthousiaste: - -«Je trouve que son âme est le chef-d'Å“uvre de la nature: c'est son -enfant favori, son prédestiné!» - -«Ce que vous dites du chevalier est charmant et de toute vérité, répond -Mme de Choiseul; oui, il est bien l'enfant gâté de la nature, mais comme -il ne sait pas qu'il est gâté, il n'est point fat, il jouit de tous ses -dons en s'y abandonnant seulement, et c'est pour cela qu'il est si -aimable[28].» - - [28] 28 mai 1769. - -Et les deux dames, dans leur enthousiasme, baptisent Bauffremont «le -prince Incomparable», nom qui lui restera et qu'elles lui appliqueront à -l'avenir dans leur correspondance. - -Mme de Boufflers avait encore retrouvé dans la capitale un vieil ami de -Lorraine que des liens fort tendres avaient un instant enchaîné à son -char, le poète Saint-Lambert. Entre eux l'amour avait duré ce que durent -les roses, mais ils avaient trop d'esprit pour se croire obligés de se -détester par la suite, et une solide amitié avait succédé aux sentiments -anciens. Ils se revirent avec un plaisir infini. - -Depuis qu'il s'était éloigné de Lunéville après sa tragique aventure -avec Mme du Chatelet, Saint-Lambert avait eu une étrange fortune. - -Après avoir fait la guerre de Sept ans sous les ordres du maréchal de -Contades et conquis plus de rhumatismes que de lauriers, il avait quitté -le service avec le grade de colonel et s'était entièrement consacré à la -littérature. - -Dans le désir d'étendre sa réputation et de figurer sur un théâtre plus -digne de ses mérites, l'ancien coryphée de la cour de Lorraine s'était -établi définitivement à Paris. Grâce à son intime amitié avec le prince -de Beauvau, amitié qui dura plus de cinquante ans sans le moindre nuage, -il fut accueilli dans les salons aristocratiques et il devint en peu de -temps fort à la mode; son aventure avec Mme du Chatelet n'était pas -étrangère à l'engouement qu'il inspirait. Il crut devoir à la société -qui l'accueillait si aimablement de prendre un titre qui lui manquait. -Né Lambert devenu de Saint-Lambert de par la volonté paternelle, il -n'hésita pas, de par sa propre volonté, à s'attribuer le titre de -marquis. Il n'y avait aucun droit, on le lui donna par complaisance et -il finit par y croire lui-même très sincèrement. Cela ne l'empêchait -nullement de se proclamer philosophe et de faire parade d'opinions très -avancées, voire même nettement anticléricales et républicaines. - -Les années n'avaient pas sensiblement modifié son caractère; il était -resté tel que nous l'avons connu, froid et prétentieux. «C'était le -meilleur des amis, dit Mme Suard, mais il avait pour tout ce qui lui -était indifférent une froideur que l'on pouvait souvent confondre avec -le dédain.» On l'estimait, mais on ne l'aimait pas. - -Il ne manquait pas cependant d'un certain mérite et sans que sa -conversation fût piquante, «dans un entretien philosophique et -littéraire, personne ne causait avec une raison plus saine ni avec un -goût plus exquis[29]». - - [29] Marmontel. - -Tous les amis du prince de Beauvau étaient naturellement devenus ceux du -poète; il fréquentait le meilleur monde, la maréchale de Luxembourg, la -marquise du Deffant, la duchesse de Choiseul, la duchesse de Grammont, -etc., etc. - -Saint-Lambert n'était pas seulement intime avec la noblesse. Admis dans -le salon du baron d'Holbach, il se lia très vite avec tous les -encyclopédistes: Duclos, d'Alembert, Grimm, J.-J. Rousseau, Diderot, -etc., etc., devinrent ses amis de chaque jour. On le rencontrait -également dans les salons de Mlle Quinault, de Mme Geoffrin, de Mme -Helvétius, etc., et il y retrouvait tous les hommes de lettres marquants -de l'époque. - -Ce fut dans une de ces réunions intimes chez Mlle Quinault que Mme -d'Épinay le vit pour la première fois. Elle lui trouva «infiniment -d'esprit et autant de goût que de délicatesse et de force dans les -idées». Peu de jours après elle avait la fâcheuse inspiration de -présenter son nouvel ami à Mme d'Houdetot, sa belle-sÅ“ur. - -Mme d'Houdetot avait alors environ vingt-sept ans. Elle avait été mariée -à dix-huit ans avec le comte d'Houdetot, homme de peu de valeur, et qui -n'éprouva jamais pour elle qu'une simple amitié; il eut d'ailleurs le -bon goût de ne pas lui demander plus qu'il ne lui donnait. - -Mme d'Houdetot n'était pas jolie, mais elle avait la grâce de l'esprit; -elle abondait en saillies charmantes et spontanées; et puis elle -possédait «une si jolie âme, si franche, si honnête, si sensible, si -personnelle!» - -Diderot, que la vivacité de son esprit amusait, écrivait un jour à Mlle -Volant: - -«Hier, j'étais à souper à côté de Mme d'Houdetot qui disait: «Je me -mariai pour aller dans le monde et voir le bal, l'Opéra et la comédie; -et je n'allai point dans le monde, et je ne vis rien, et j'en fus pour -mes frais!» Ces frais firent rire, comme vous pensez bien.» - -Et comme la jeune femme s'animait de la gaieté de son voisin qui buvait -ferme, elle lui disait en riant: «C'est mon voisin qui boit le vin et -c'est moi qui m'enivre.» - -Saint-Lambert fut bientôt sous le charme de cette imagination si vive, -de cette âme si douce, et il s'éprit pour Mme d'Houdetot d'une passion -qui dura jusqu'à sa mort. - -La marquise de Boufflers n'était pas seulement liée avec sa famille; par -sa naissance, par ses relations, elle se trouvait tout naturellement -amenée à vivre dans un continuel commerce avec la société la plus -agréable. On la rencontrait fréquemment chez Mme du Deffant, cette -vieille aveugle «débauchée d'esprit», qui, au début de sa vie, avait si -largement partagé les erreurs du siècle. Elle avait été la maîtresse du -Régent, d'un certain Fargis dont on disait «qu'il avait tant volé qu'il -en avait perdu une aile», du président Hénault et de beaucoup d'autres -vraisemblablement. Puis quand elle avait perdu la vue, elle s'était -rangée et avait cherché un refuge au couvent de Saint-Joseph, où elle -recevait l'élite de la société spirituelle et lettrée. - -Tout le petit groupe dont nous venons d'énumérer les principaux -personnages forme une société intime qui ne se quitte guère. Chaque jour -on se retrouve au concert, à l'Opéra, à la comédie, au jeu, à souper; -c'est une fréquentation continuelle et charmante. - -On rencontre Mme de Boufflers tantôt à l'hôtel de Beauvau, où le prince -accueille en grand seigneur les gens de lettres et les philosophes; -tantôt au Temple, où le prince de Conti donne des soupers de cent -cinquante couverts, des concerts, des divertissements où figurent les -premiers artistes de la capitale; tantôt chez le duc de Choiseul, chez -la maréchale de Luxembourg, chez le duc de Nivernais, ce grand seigneur -homme de lettres que Mme du Deffant appelait si plaisamment «le mâle de -l'Idole du Temple[30]», etc., etc. - - [30] Le duc habitait, rue de Tournon, un magnifique hôtel qui - avait été autrefois la demeure de Concini; c'était le rendez-vous - de la meilleure société. - -Mme de Boufflers, de par son nom et ses fonctions, appartient aussi à la -Cour et on la voit sans cesse à Versailles, à Fontainebleau, à -Compiègne, à Marly, chez tous les princes, à Chantilly, à -Villers-Cotterets, etc. - -Pendant l'été, l'existence de la marquise n'est pas moins agréable que -durant l'hiver; elle est invitée dans tous les châteaux des environs; -elle villégiature à droite, à gauche, partout et sans cesse elle -retrouve sa famille et ses amies. - -Le prince de Conti la reçoit dans son splendide domaine de l'Isle-Adam; -il y vit entouré d'une société aussi galante que distinguée. On fait de -la musique, on joue la comédie, on chasse. La maréchale de Luxembourg, -Mme de Cambis, qui sont les plus intimes amies de l'_Idole du Temple_, y -font d'interminables séjours; elles y entraînent Mme de Boufflers qui -devient une des assidues de la maison. - -La marquise n'est pas moins recherchée à Saint-Maur, chez le duc de -Nivernais; à Roissy, chez les Caraman; à Auteuil, chez Mme Helvétius; à -Saint-Ouen, chez Mme Necker; à Ruel, chez Mme d'Aiguillon; au Raincy, -chez le duc d'Orléans; etc. - -Mais c'est surtout à Montmorency, chez Mme de Luxembourg, que Mme de -Boufflers aime à faire de longs séjours; là , elle se sent chez elle, là -elle est heureuse, car elle y retrouve sa chère maréchale et tous les -amis dont la société lui est la plus précieuse. - -De tous les environs de Paris la vallée de Montmorency était assurément -l'endroit le plus fréquenté et le plus apprécié de la société parisienne -pendant tout le dix-huitième siècle. Ses collines verdoyantes, si riches -en fleurs et en fruits de toutes sortes, ses bois séculaires, ses eaux -superbes, lui avaient valu une réputation méritée. La proximité de la -capitale, qui permettait à la fois de goûter les plaisirs de la campagne -sans rien perdre de ceux de Paris, contribuait encore à augmenter la -vogue de ce riant séjour. - -A Montmorency, à Soisy, à Groslay, à Margency, à Sannois, à Andilly, à -Eaubonne, à Saint-Brice, partout s'élevaient d'élégantes maisons de -campagne, entourées de parcs superbes, la plupart avec une vue -ravissante sur la vallée. - -Le château de Montmorency appartenait au maréchal de Luxembourg, le -château de Saint-Leu au duc d'Orléans[31], le château de la Chasse au -prince de Condé. Les châteaux de Groslay, de Saint-Gratien, de -Saint-Prix, de la Briche[32], d'Épinay, de Franconville, etc., etc., -étaient tous habités par des familles de l'aristocratie ou de la haute -finance. - - [31] Il appartint plus tard à la reine Hortense. - - [32] Il avait appartenu à Gabrielle d'Estrées et devint plus tard - la propriété de M. de Sommariva. - -Dès l'approche des beaux jours, les heureux propriétaires de ces belles -demeures venaient y chercher le calme et le repos, et goûter au sein -d'une société choisie les joies de la nature. - -La vallée de Montmorency ne séduisait pas seulement les grands -seigneurs; les gens de lettres paraissaient avoir fait de ce séjour leur -asile préféré. A partir de 1750, Mme d'Épinay attire dans son château de -La Chevrette tous les encyclopédistes[33], et son salon champêtre -devient le rendez-vous d'une société de beaux esprits, d'hommes aimables -et de femmes spirituelles. Les principaux habitués sont d'Holbach, -Diderot, Marmontel, d'Alembert, J.-J. Rousseau, Galiani, Grimm, -Saint-Lambert, etc. - - [33] Mme d'Épinay quitta La Chevrette en 1760.--La situation - embarrassée de son mari l'obligea à la louer. - -La belle-sÅ“ur de Mme d'Épinay, Mme d'Houdetot, a loué, elle aussi, une -habitation dans la vallée; elle s'est installée dans un joli petit -village nommé Eaubonne, et elle y passe presque tout l'été. - -Saint-Lambert, qui ne voulait pas quitter la femme qu'il aimait, ou du -moins aussi peu que possible, acheta à son tour une propriété à -Franconville, à quelques minutes de Sannois. - -Nous verrons bientôt que, par un singulier hasard, Mme de Boufflers -allait bientôt retrouver dans la charmante vallée tous ses meilleurs -amis de Lorraine. - -Son séjour dans la capitale ou dans les châteaux des environs offrait -d'autant plus d'intérêt à Mme de Boufflers qu'elle était arrivée, comme -nous dirions aujourd'hui, au moment psychologique. L'évolution dans les -idées et dans les mÅ“urs, qui se préparait depuis une vingtaine -d'années, commençait à se manifester au dehors. Avec sa rare -intelligence, avec son esprit ouvert et perspicace, la marquise de -Boufflers ne pouvait manquer de s'en apercevoir, et de se passionner -elle aussi pour ce mouvement des idées. - -La société française se transformait de fond en comble et l'on voyait -déjà poindre l'aurore des temps nouveaux. L'influence de la Cour allait -s'amoindrissant et la tutelle qu'elle exerçait sur les esprits et les -idées diminuait de jour en jour. - -«On recherchait avec empressement, dit Ségur, toutes les productions -nouvelles des brillants esprits qui faisaient alors l'ornement de la -France; elles donnaient un aliment perpétuel à ces conversations où -presque tous les jugements semblaient dictés par le bon goût. On y -discutait avec douceur, on n'y disputait presque jamais, et comme un -tact fin y rendait savant dans l'art de plaire, on y évitait l'ennui en -ne s'appesantissant sur rien. - -«Les idées philosophiques émises d'abord timidement gagnaient de jour en -jour du terrain. L'habitude de la discussion qu'elles avaient fait -naître s'appliquaient non seulement aux productions de l'esprit, mais -aux actes du pouvoir, aux délibérations du Parlement, aux croyances -religieuses, etc.» - -A partir de la seconde moitié du dix-huitième siècle, on voit se former -ces salons où toutes les classes se confondent, où les philosophes, les -hommes de lettres, les financiers marchent de pair avec les courtisans, -où l'on s'entretient de toutes choses, où l'on émet audacieusement les -idées les plus subversives, où on les discute avec passion, où l'on fait -table rase de toute l'organisation sociale, où l'on détruit tout ce qui -existe, religion, morale, gouvernement, sans se soucier des -conséquences. - -Il semble qu'un véritable vent de folie ait poussé toute cette société à -sa perte et à se détruire elle-même de ses propres mains. - -Que les philosophes qui poursuivaient un idéal, qui voulaient une -rénovation sociale, aient marché de l'avant envers et contre tous, cela -se comprend et s'explique. Mais la noblesse, les gens de Cour, ceux qui -profitaient et abusaient le plus largement de l'ordre de choses établi, -par quelle aberration d'esprit, par quelle inconcevable aveuglement se -montraient-ils aussi ardents à détruire que les philosophes? - -Les femmes elles-mêmes ne dédaignaient pas de se mêler à ce mouvement -des esprits; elles s'occupaient avec enthousiasme de philosophie et -d'économie politique, et l'on entendait les plus jolies bouches -prononcer des dissertations passionnées sur la sortie des blés et les -droits prohibitifs. Sur les cheminées des salons comme sur les toilettes -des boudoirs on ne trouvait que des ouvrages philosophiques ou les -ennuyeuses élucubrations du marquis de Mirabeau, de l'abbé Baudeau et -autres pédants économistes. - -Mme de Boufflers partageait l'étrange aveuglement des gens de son monde; -elle n'était pas moins ardente que ses amies à discuter les idées du -jour, et à en adopter le plus grand nombre. - - - - -CHAPITRE IV - -1768-1770 - - Séjour de Mme de Boufflers à Paris.--Sa correspondance avec - Panpan. - - -Quand Mme de Boufflers revint à Paris en 1767, elle descendit d'abord -chez son frère, mais ce n'était là qu'une solution provisoire; elle -voulait avoir sa liberté, et puis elle avait eu avec sa belle-sÅ“ur -quelques difficultés qui excluaient toute idée de vie commune. Leurs -caractères, en effet, après avoir beaucoup sympathisé, n'avaient pas -tardé à se heurter, et dans l'intérêt de tous mieux valait vivre chacun -chez soi. - -Mme de Boufflers s'installa d'abord rue du Rempart, au Marais, mais -c'était fort loin, la maison était laide, incommode, il fallut trouver -ailleurs. Après bien des recherches, la marquise finit par découvrir -dans le faubourg Saint-Honoré, à côté de l'hôtel de Duras, la maison de -Mme de Lorge qui venait de mourir; elle la loua pour 4,500 livres. -L'habitation était charmante, agréable et commode; «elle avait à elle -seule plus de vue, de soleil et de bon air que tout Paris ensemble.» Il -y avait un beau jardin, de grands arbres, mais comme la perfection n'est -pas de ce monde, l'escalier était un vrai casse-cou, «un véritable -escalier de blanchisseuse». Il fallut bien cependant s'en contenter. - -La marquise, à cette époque, a cinquante-sept ans bien sonnés, mais elle -n'a rien perdu de ses qualités intellectuelles. Son fils, qui la dépeint -à cet âge, s'extasie «sur le charme, la justesse, la finesse, la gaieté, -la soudaineté, disons le mot, l'originalité de cet esprit qui ne -ressemblait pas plus aux esprits ordinaires que la lumière à la -couleur... Jamais aucun soin, aucun apprêt, aucune recherche... Ses -paroles étaient inattendues, promptes, vives, pénétrantes, comme autant -d'étincelles électriques... Sa gaieté était pour son âme un printemps -perpétuel, qui l'a garantie toute sa vie de trop d'ardeur comme de trop -de froid et qui n'a cessé de produire des fleurs nouvelles jusqu'à son -dernier jour[34].» - - [34] BOUFFLERS, _Å’uvres posthumes_. - -Mme de Boufflers retrouve d'abord avec une joie profonde ses chers -amis de Lunéville, Mme de Lenoncourt et l'abbé Porquet, qui tous -deux lui font fête à l'envi. Mais elle est bien vite débordée; ses -parents, ses amis, tout le monde se l'arrache, tout le monde veut -jouir de cet esprit charmant, si aimable et si gai. - -Bientôt elle est à ce point recherchée, qu'elle ne sait auquel entendre; -elle n'a plus une minute à elle, et elle devient insaisissable. - -Mme de Lenoncourt fait tous ses efforts pour la voir le plus souvent -possible, mais «elle échappe comme un oiseau, et c'est un véritable -chagrin de la regretter toujours et de la voir si peu». - -Elle n'est jamais chez elle; on prend avec elle un rendez-vous, elle y -manque: «C'est une poignée de puces, écrit son amie désolée, il n'y a -pas moyen de prendre des arrangements stables avec elle, elle est -toujours où elle ne comptait pas être un quart d'heure auparavant.» - -Ce ne sont pas seulement les joies de la famille ou de l'amitié qui -absorbent si complètement Mme de Boufflers. Elle a toujours adoré le -monde et elle en a peu joui pendant les dernières années si moroses du -vieux Stanislas; aussi à peine arrivée dans la capitale cherche-t-elle à -rattraper le temps et elle se jette à corps perdu dans une vie mondaine -qui ne convient, il faut l'avouer, ni à son âge, ni à sa situation de -fortune; on ne voit qu'elle à la Cour, chez tous les princes, à toutes -les fêtes; elle ne manque pas un spectacle; il n'y a pas de jeune femme -plus affolée de plaisirs. - -«Elle s'amuse comme si elle avait quinze ans, écrit Mme de Lenoncourt -qui en a trente-huit, c'est moi la grand'mère!» - -Quelques jours après, elle s'écrie encore dans un moment de dépit: - -«J'ai soupé trois jours de suite avec votre marquise. Peut-être vais-je -être trois mois sans la voir. Il n'y a pas à Paris assez de jeu, assez -de princes, assez de spectacles pour elle, jugez du temps qui lui reste. -Et puis elle me soutient qu'elle m'aime! Cela me fait enrager. Je -voudrais trouver une bonne raison de m'en détacher[35].» - - [35] Toutes les lettres de Mme de Lenoncourt à Panpan, citées - dans ce volume nous ont été gracieusement communiquées par Mlles - de Ravinel, Mme Léon Noël et le capitaine Noël. - -S'en détacher! c'est plus facile à dire qu'à faire! - -Tous ses amis sont furieux après elle; ils finissent par lui en vouloir -véritablement et il n'y a pas de reproches qu'ils ne lui adressent, mais -elle est si aimable, elle a tant d'agréments, il émane d'elle un charme -si singulier qu'on ne peut lui tenir rigueur. Dès qu'on la revoit, on -l'aime plus que jamais. On passe sa vie à la détester et à l'adorer. - -Ce ne sont pas seulement les fêtes, les spectacles, les réceptions -princières que Mme de Boufflers aime avec rage, elle a une passion -terrible, irrésistible, le jeu, et rien ne l'en peut détourner. C'est un -mal de famille, car ses enfants eux-mêmes, sa sÅ“ur de Mirepoix en sont -également les victimes. Déjà à Lunéville, du temps de Stanislas, la -marquise a commis mille folies et s'est placée souvent dans les plus -terribles embarras. Mais à Paris c'est bien pire encore. D'abord les -occasions sont plus fréquentes et puis l'on joue bien plus gros jeu. Il -n'y a pas de réunion à la Cour ou chez les princes qui ne soit -l'occasion d'un jeu effréné. - -Depuis la Régence, cette passion avait pris des proportions inouïes. - -«La cause de presque tous les malheurs ici, c'est la fureur du jeu, -écrit en 1720 la duchesse d'Orléans. On m'a souvent dit: «Vous n'êtes -bonne à rien, vous n'aimez pas le jeu.» - -«Les rues de Paris étaient éclairées la nuit de pots à feu placés devant -les hôtels des plus grands seigneurs, convertis en maisons de jeu. -Entrait qui voulait.» - -On ne jouait pas seulement dans les tripots, dans les hôtels -particuliers, on jouait chez tous les princes, à la Cour, et un jeu -effrayant. Cette passion amenait avec elle tous les désordres qui en -sont la conséquence. Plus d'un grand seigneur, plus d'une noble dame -n'hésitait pas à aider la fortune quand elle ne leur souriait pas -suffisamment. On se rappelle l'aventure de Mme du Chatelet à Versailles -en 1747; elle joue au jeu de la Reine et en peu de temps elle a perdu -non seulement ce qu'elle a sur elle, mais encore plus de 80,000 livres -sur parole. Voltaire l'entraîne de force en lui criant qu'elle joue avec -des fripons![36] - - [36] Voir _la Cour de Lunéville_, p. 264. - -Pendant tout le dix-huitième siècle cette passion a régné sans conteste -et amené dans la société une démoralisation profonde. - -Mme de Boufflers allait donc trouver à Paris plus que partout ailleurs -la satisfaction de son déplorable penchant. Aussi partout où l'on joue, -est-on sûr de la rencontrer. Et elle ne se contente pas d'un jeu -modeste, en rapport avec ses ressources. Point du tout; elle joue gros -jeu et perd ou gagne facilement 1,000 louis dans sa soirée. «Du reste -dans le monde on ne parle que par 1,000 louis; 4 ou 500 louis sont des -bagatelles qu'on ne daigne même pas citer.» Rien ne peut détourner la -marquise de sa terrible passion, ni les pertes fréquentes, ni les sages -conseils de ses amis. - -A Marly, à Chantilly, à Compiègne, à Villers-Cotterets, à l'Isle-Adam, -au Palais-Royal, partout elle joue un jeu d'enfer. Souvent on la voit -rester à la table de jeu toute une nuit et toute une journée, sans -désemparer! - -Comme elle ne possède pour toute fortune qu'une rente de 18,000 livres -sur le trésor royal, elle est bien vite au bout de ses ressources. Alors -elle emprunte à droite, à gauche, mais comme elle ne peut rendre, toutes -les bourses se ferment bientôt devant elle. - -Ses enfants, tout en la blâmant, imitent son exemple; à Marly, dans une -seule soirée Mme de Boisgelin gagne 2,500 louis; au Palais-Royal, le -chevalier perd 200 louis dont il n'a pas le premier sol[37]. - - [37] Le chevalier lui-même écrivait en 1778 à Mme de Sabran, à - propos d'une soirée à Marly: «Le jeu est devenu si fou qu'il - n'est plus tentant.» - -C'est une folie, une démence! Il n'est pas jusqu'à l'abbé Porquet qui ne -soit atteint de la maladie régnante. On le voit perdre en quelques -heures 250 louis au trente-et-quarante! «L'auriez vous cru capable de -cette folie? écrit Mme de Lenoncourt indignée. Il faut que l'air de la -maison soit bien contagieux. Le pauvre petit fou me fait pitié!» - -Ce jeu effréné de la part de gens qui sont plus que besoigneux, -entraîne les conséquences ordinaires, des scènes regrettables, des -suspicions humiliantes. Un soir, à l'hôtel de Luxembourg, on joue au -vingt-et-un. Mme de Boisgelin est assise à côté de son frère, le -chevalier. Le banquier donne à la comtesse un certain valet de cÅ“ur, -mais par une étrange fatalité, ce valet se retrouve parmi les cartes du -chevalier et lui fait avoir 21. Par un hasard non moins fâcheux, Mme de -Boisgelin a mis beaucoup d'argent sur les cartes de son frère et fort -peu sur les siennes. Celui qui tient les cartes se récrie, proteste, -tout le monde baisse les yeux, mais les inculpés nient avec indignation -et il n'en est rien de plus[38]. Il est juste de dire qu'au dix-huitième -siècle on considérait avec une rare indulgence les joueurs qui -corrigeaient la fortune. - - [38] Mme du Deffant à Walpole, 7 mars 1770. - -Le chevalier de Boufflers, dans le portrait qu'il a tracé de sa mère, -n'a pas caché le penchant qu'elle éprouvait pour les jeux de hasard et -combien ce goût lui a été funeste. - -«On lui a reproché avec trop de raison, d'aimer le jeu. Elle y a souvent -été malheureuse; mais on peut dire aussi que ses amis ne l'étaient pas -moins, puisque dans les heures qu'elle y perdait, Mme de Boufflers était -perdue pour eux. Au reste, dans les moments les plus critiques, au -milieu des plus grands orages, des naufrages mêmes, dont le gros jeu -menace tous ceux qui ne craignent pas assez de s'y embarquer... on ne -l'a jamais vu déroger à cette noble égalité d'humeur, à cette franche -liberté d'esprit qui faisait le fonds de son caractère et la base de son -bonheur; jamais abattue, jamais enivrée, elle portait en elle-même le -contrepoids de toutes les inégalités de la fortune[39].» - - [39] _Å’uvres posthumes._ - -Ce portrait, écrit pour les besoins de la cause, est beaucoup trop -flatteur. La vérité est que l'existence déraisonnable et surmenante que -menait Mme de Boufflers était aussi désastreuse pour sa bourse que pour -son humeur et pour sa santé; elle était horriblement changée et -paraissait vieillie de vingt ans depuis la mort du roi de Pologne. Quand -elle perdait, elle avait beau chercher à se dominer, elle ne pouvait -s'empêcher d'être d'une humeur massacrante. Ses meilleurs amis -déploraient une conduite si folle et peu à peu s'éloignaient d'elle. - -Mme de Lenoncourt, profondément attristée, faisait à Panpan cette -navrante description: - - - «Paris, 18 novembre. - -«Mon Veau, je n'ai que des condoléances à vous faire. Notre pauvre amie -détruit sa fortune et sa santé à plaisir. Je sais par ses enfants, qui -en gémissent, qu'elle a joué à Fontainebleau nuit et jour, qu'elle a -perdu prodigieusement, et je sais par Mme de Grammont qu'elle s'est -querellée avec sa belle-sÅ“ur, qu'il y a entre elles tant d'aigreur que -cela ne peut que mal finir. Mme de Grammont en est excédée. J'ai dit -tout ce que j'ai pu pour excuser sa conduite en faveur des motifs, mais -vous savez bien que l'humeur ne se supporte pas, et que c'est, de tous -les défauts de la société, celui qui se pardonne le moins. - -«Tout cela m'afflige jusqu'au fond de l'âme. Je vois cette malheureuse -femme tout près de la caducité et de la pauvreté, sans existence, sans -société, sans ressources. Le jeu est son unique plaisir et son unique -occupation. Quelle malheureuse passion!» - -Mme de Lenoncourt serait bien désireuse de rencontrer plus fréquemment -cette amie, qu'au fond elle aime si tendrement, mais c'est là chose -impossible: «Elle a deux maudites rosses qui la mènent partout où l'on -joue, écrit-elle avec rage, mais bien peu chez moi.» - -La marquise est d'autant plus désolée de ne pas voir plus souvent Mme de -Boufflers, qu'elle-même a éprouvé bien des déceptions en s'installant à -Paris et qu'elle avait compté sur son amie pour lui rendre la vie plus -agréable. - -D'abord, au point de vue matériel, elle s'est trouvée dans des -conditions déplorables. Elle a naturellement peu d'argent à mettre à son -loyer et elle a dû se loger dans un chenil, «une maison culbutée de la -cave au grenier, de l'huile puante partout!» Ces odeurs horribles -jointes au bruit de la rue la tuent. Aussi Paris lui paraît-il laid et -désagréable, et elle a peine à «s'y rhabituer». Combien elle regrette -son cher Lunéville où elle était si bien logée, où elle jouissait de -tant de repos! - -Certes, ses amis ont été charmants pour elle, elle les a retrouvés tels -qu'elle les avait quittés; ils la comblent de marques d'affection, mais -la vie de province avait bien plus de charme. - -Elle écrit tristement à son cher Veau: - -«Je fais des visites qui me fatiguent, je ne trouve que les gens que je -ne désire pas; je fais des soupers tristes, ennuyeux et dont tout le -monde se plaint. Je vois mes amis souvent pour Paris, peu pour moi qui -les voyais tous les jours à Lunéville, enfin, mon cher Panpan, il faut -que je sois très vieillie, car je sens que cette vie ne me convient -plus.» - -L'été est pire encore que l'hiver, s'il est possible: «On n'y a pour -toute société que quelques ennuyeux qui ne savent que devenir, les rues -sont empuantées, enfin Paris est un séjour odieux.» - -A force de chercher, Mme de Lenoncourt finit par trouver dans un -quartier éloigné un appartement grand, gai et commode. Malgré la -distance qui l'éloigne encore davantage de ses amis, elle est ravie, car -elle n'y entend d'autre bruit que le chant du coq. - -Cependant Mme de Boufflers, loin de se calmer, continuait à mener la -même vie agitée et troublante dont nous avons fait une rapide -description. La visite du jeune roi de Danemark, en octobre 1768, fut un -prétexte pour elle à de nouvelles folies. Ce roi de «marionnettes[40]», -à peine débarqué à Paris, fut accablé de fêtes de tous genres, bals, -comédies, opéras-comiques, jeu, on ne lui laissait pas un instant de -repos: «Nous ferons crever le petit Danois, écrit Mme du Deffant, il est -impossible qu'il résiste à la vie qu'il mène.» - - [40] Walpole l'appelait «l'empereur des fées» tant il était - petit. - -Mme de Boufflers était de toutes ces fêtes. La plus remarquable fut -celle donnée à Chantilly par le prince de Condé, elle dura trois jours -pleins, le lundi, le mardi, le mercredi. - -«Le lundi, il y eut un opéra, un grand souper, un jeu et un bal; le -mardi, une chasse, une comédie française, un souper, un jeu et un bal; -le mercredi, un opéra, un feu d'artifice, un souper, un bal masqué pour -lequel il y avait 2,000 billets distribués dans Paris et un jeu à tout -casser.» - -Mme de Boufflers n'eut garde de laisser échapper cette occasion de faire -une folie; elle joua et perdit plus de mille louis. - -Enfin le petit Danois reprit la route de ses États et la société -élégante de Paris retrouva un peu de calme. - -Cependant la vie que menait Mme de Boufflers ne lui réussissait pas -précisément. En décembre 1768, elle tomba malade et fut pendant quelques -jours dans un état fort alarmant; elle avait une fièvre considérable, -crachait le sang et avait un point de côté; son médecin, très inquiet, -ne cachait pas à la famille ses préoccupations. Mme de Lenoncourt ne -quittait pas son amie et la soignait avec autant d'intelligence que de -dévouement. Enfin, le mieux se déclara et l'on put regarder la marquise -comme sauvée. - -Pendant sa maladie elle avait eu souvent auprès d'elle sa sÅ“ur de -Bassompierre, mais la vieille dame n'avait plus que le souffle et ne -songeait qu'à jouer au trictrac, qui était devenu son unique passion. -Mme de Lenoncourt mandait gaiement à Panpan: - -«La marquise a chez elle Mme de Bassompierre dont l'ombre joue au -trictrac du matin au soir. La dernière fois que j'ai vu cette -apparition, je disais: cette pauvre femme va rendre le dernier soupir en -jetant les dés; elle tombera dans le trictrac et ce sera son tombeau. Je -suis sûre que voilà comment elle finira.» - -Mme de Boufflers se rétablit donc, mais elle restait «maigre, brûlée, -desséchée», elle toussait, avait de fréquents accès de fièvre; elle -aurait eu besoin d'un grand régime; au lieu de s'y résigner, elle reprit -sans perdre de temps son existence ordinaire. Avant tout elle prétendait -ne pas se priver des soupers et des parties de jeu qui faisaient tout -son bonheur. - -Ses amis s'efforçaient en vain de lui faire entendre raison: - -«Prêchez-lui le lait et les ménagements, écrivait Mme de Lenoncourt à -Panpan; sa poitrine s'attaquera si elle n'y prend garde. Elle est comme -une bouteille d'éther; un jour le verre cassera et tout s'évaporera.» - -A peine Mme de Boufflers était-elle remise qu'elle éprouva de nouveaux -ennuis. Depuis quelque temps déjà elle se plaignait de sa vue; bientôt -le mal empira et un de ses yeux fut sérieusement compromis. Elle ne -pouvait plus ni lire ni écrire, et cette privation l'affligeait -beaucoup. Les remèdes ordonnés n'amenant aucune amélioration, elle fit -appeler frère Côme, le célèbre chirurgien: il conseilla du baume de -Tuthie, de l'eau de fenouille et par-dessus tout d'éviter les lumières. -La marquise consentit volontiers à prendre les remèdes, mais quant à -renoncer à sortir le soir, on ne put l'y décider: elle préférait, -disait-elle, perdre son Å“il que de se priver de tout l'agrément de sa -vie. - -Ainsi fit-elle, et elle continua à veiller, à jouer, à se brûler les -yeux aux lumières, enfin «à faire cent sottises». Elle garda son Å“il -malade fort longtemps. - -En voyant cet entêtement si déraisonnable, Mme de Lenoncourt se -souvenait de l'étrange façon dont la marquise, quelques années -auparavant, avait soigné un crachement de sang. - -«Je me rappelle toujours un crachement de sang qu'elle eut à la -Malgrange, un hiver bien froid et qu'elle nous soutenait que le seul -remède était de mettre les pieds dans la neige. Elle y mettrait -peut-être son Å“il, s'il y en avait. Mais il y a du jeu, des veilles, -des bougies, et c'est pire que la neige. Je la prêcherai, mais ce sera -pour le repos de ma conscience.» - -Dans sa colère, Mme de Lenoncourt n'appelle plus son amie que «la mère -Boufflers». - -Panpan se désolait des nouvelles qu'il apprenait de sa chère marquise et -il ne pouvait se défendre pour l'avenir de tristes pressentiments. Il -les confiait à Mme de Lenoncourt qui lui répondait: - -«Vous avez bien raison, elle ne sera point heureuse. Elle me paraît -comme un malade qui cherche une situation commode dans son lit et qui ne -la trouve jamais. Je loue Dieu de tout mon cÅ“ur de m'avoir donné une -âme calme et paisible, c'est le dédommagement de tout ce qui me manque.» - -En 1768, il fut question d'un mariage pour le marquis de Boufflers, et -sa mère ainsi que son frère le chevalier s'agitèrent beaucoup à cette -occasion. C'était une union très brillante au point de vue de la -fortune, puisqu'il s'agissait de Mlle Helvétius, mais dès qu'on parla de -ce projet à la jeune fille, elle ne voulut rien entendre, disant que M. -de Boufflers était «pédant». En vain on voulut la raisonner, elle -résista «comme un petit diable» et il fallut céder. - -Les Boufflers, assez vexés, se retournèrent alors d'un autre côté et ils -songèrent à une demoiselle de province, Mlle de Morfontaine, qui était -également une riche héritière. Cette fois la jeune fille ne fit aucune -opposition et le mariage fut décidé. Conformément aux usages du temps, -les fiancés ne s'étaient jamais vus. C'est ce qui fait écrire à Mme de -Lenoncourt ces lignes si pleines de sens et de vérité: - -«Savez-vous que M. de Boufflers se marie dans les premiers jours de -novembre. On m'a dit que sa femme était fort laide et boiteuse; cela -serait fâcheux. Mais concevez-vous qu'il ne l'ait pas encore vue? Il ne -s'en est seulement pas informé. Véritablement, on aime trop l'argent -dans ce siècle. On ne considère que cela.» - -Le mariage n'eut pas lieu à la date indiquée, il fut remis au mois de -janvier, parce que Mlle de Morfontaine n'avait pas encore fait sa -première communion! «Apparemment qu'entre sacrements c'est l'Eucharistie -qui a le pas, écrit Mme de Lenoncourt; leur rang est réglé comme celui -des ducs, et mieux, car cela n'a pas fait de dispute. Le mari supporte -ce retard très patiemment; il n'a point encore vu sa prétendue femme, -mais sur la parole de l'évêque de Metz, il la soutient jolie.» - -Si Mme de Boufflers abandonne momentanément la Lorraine, on ne peut lui -reprocher d'oublier son vieil ami. D'elle on ne peut pas dire: «Loin des -yeux, loin du cÅ“ur.» Puisque les hasards de la vie la forcent à -demeurer éloignée du cher Panpan, de son «cher Veau», comme elle -l'appelle en plaisantant, elle se dédommage en lui narrant les nouvelles -du jour et tous les menus incidents de sa vie. - -Nous citerons un grand nombre des lettres écrites par la marquise, parce -qu'elles ont le rare mérite de la montrer telle qu'elle est, au naturel, -sans fard et sans art. - -On trouve de tout dans cette correspondance, des nouvelles politiques, -des tracasseries littéraires, des recettes de cuisine, des tendresses, -des reproches, enfin dans leur diversité, c'est la vérité même. Elles -sont écrites à la diable, sous l'inspiration du moment, sans aucune -recherche et sans aucun souci de la postérité; mais Mme de Boufflers s'y -peint tout entière et nous la retrouvons telle qu'elle s'est toujours -montrée à nous, nous retrouvons, à chaque ligne, sa légèreté, sa -finesse, son esprit, et nous pouvons dire aussi son cÅ“ur. Toutes ces -réflexions, tristes ou gaies, ironiques ou sentimentales, qu'elle jette -au hasard de la plume, feront mieux connaître notre héroïne que tous les -discours du monde. - -On verra dans les lettres que nous reproduisons, non seulement l'extrême -degré d'intimité qui existait entre la marquise et Panpan, mais aussi -l'affection durable et profonde qui les unissait l'un à l'autre. - -Mme de Boisgelin n'est pas moins liée avec l'ancien lecteur du Roi; -c'est souvent elle qui tient la plume pour sa mère, et le ton qu'elle -emploie dénote la plus étrange camaraderie. - -En septembre 1768, la Reine vient de mourir[41], le marquis de Boufflers -va épouser Mlle de Morfontaine, M. d'Invaut est nommé contrôleur -général, etc. Toutes ces nouvelles, Mme de Boufflers les annonce à son -ami; elle lui parle aussi de ses yeux dont elle souffre, de sa bourse -qui est vide, de la difficulté de la remplir et de la peine qu'elle -éprouve à emprunter. - - [41] La reine Marie Leczinska mourut le 24 juin 1768. - - - «Paris, 27 septembre 1768. - -«Mon charmant cÅ“ur de Veau, soyez bien sûr que ma plus grande privation -est de ne pouvoir pas vous écrire, car mon Å“il ne se guérit pas. J'ai -pourtant fait d'abord ce que M. Grandjean m'a ordonné. Ensuite, voyant -que j'étais plus mal, j'ai consulté le frère Côme, qui m'a dit de me -servir du baume de Tuthie, ce qui ne me fait rien du tout.» - -(De la main de Mme de Boisgelin.) - -«Vous saurez, vieux gueux de Veau, que M. de Laverdy[42] est renvoyé et -que M. d'Invaut, intendant de Picardie, a sa place, que c'est une joie -générale et que moi, en particulier, j'en suis ravie, parce que le -nouveau contrôleur général est fort de mes amis. - - [42] Contrôleur général de 1763 à 1768. - -«Vous saurez aussi que le marquis de Boufflers épouse Mlle de -Morfontaine le mois prochain et que si vous ne venez pas, le mariage ne -sera pas consommé de sitôt. - -«Comment pouvez-vous ignorer qu'Eaubonne est la demeure de M. de -Saint-Lambert? Il n'est pas permis à quelqu'un qui se croit homme de -lettres, de ne pas savoir cela. - -«Chilly[43] a été assez agréable; on a joué _Dupuis et Desronais_ fort -bien. M. de Lucé s'y est distingué. Malgré cela tout le monde a regretté -ce bon petit vieillard qui tousse, crache, se mouche et fait le -goguenard. - - [43] Chilly Mazarin, dont les propriétaires donnaient des fêtes - superbes. - -«Voilà la réponse qu'on m'a dit de faire à tous les articles de votre -lettre. - -«Il y a bien longtemps que je vous en dois une plus longue à une lettre -charmante, mais je sais d'où cela vient. Depuis quelque temps je suis un -peu bête, et j'attends le retour de mon esprit pour vous remercier du -plaisir que m'a fait cette lettre. En attendant je dois vous assurer, -mon cher Veau, que je daigne sourire à la proposition que vous nous -faites d'aller habiter votre Tempé[44] l'année prochaine, et que je -vivrai tout à fait quand j'aurai le plaisir d'y être et de vous y voir.» - - [44] Panpan possédait dans les environs de Lunéville une petite - maison de campagne où il se rendait l'été; il l'avait baptisé - Tempé en souvenir de la célèbre vallée de la Grèce. - -(De la main de Mme de Boufflers.) - -«N'êtes-vous pas bien aise de l'aventure du Tressan? Je croyais vous -l'apprendre la première, mais Mme de Lenoncourt, que j'ai vue hier, m'a -dit qu'elle vous l'avait mandée. - -«On a beaucoup d'espérance pour la maison du Roi. On est sûr que Mme -Adélaïde a donné des ordres pour la continuation du pain et de la viande -et qu'elle veut employer 9,000 francs par an, qu'elle a de reste, pour -faire des pensions. - -«On dit que la mort de la Reine n'a fait aucun changement à la Cour. - -«Je travaille à vous faire avoir le _Mercure_, mais j'aurai bien de la -peine, parce que bien des gens sont après[45]. - - [45] Mme de Boufflers s'efforçait d'obtenir pour Panpan une - pension sur le _Mercure_. - -«Je n'ai pas vu l'abbé Porquet trois minutes depuis mon arrivée, à cause -de son procès criminel, mais je crains que bientôt, on ne vienne le -chercher ici pour le pendre. - -«Savez-vous, mon Veau, que dans ma profonde misère, je n'ai pu trouver -que M. Latran qui ait voulu me prêter 50 louis. - -«J'ai été à un nouveau spectacle qui se nomme le Wauxhall. C'est une -chose charmante. - -«Adieu, le gros cochon est plus gras et plus aimable que jamais.» - -Cet étrange surnom, qui paraîtra probablement assez déplacé à nos -lectrices, désigne tout simplement Mme de Boisgelin. Pour apprécier -cette appellation en toute connaissance de cause, il faut se rendre -compte que bien des mots, d'un usage constant au dix-huitième siècle, -ont depuis complètement changé de valeur. Alors qu'aujourd'hui ils ne -sont plus employés que dans le langage le plus vulgaire, autrefois on -s'en servait couramment dans la meilleure société, et ils ne choquaient -personne. Le mot en question et beaucoup d'autres que nous pourrions -citer sont dans le même cas. - -Mme de Boufflers, du moins elle le prétend, voudrait bien retourner en -Lorraine, mais elle en est sans cesse empêchée par un obstacle ou par un -autre; tantôt par la présence de son frère de Beauvau, tantôt par celle -de son fils. Elle se console de l'éloignement en continuant à écrire -fidèlement à Panpan et en le comblant de petits souvenirs qui lui -prouvent son affection. Au moment du nouvel an, c'est lui qu'elle charge -de ses modestes libéralités pour les quelques gens de service dont elle -ne veut pas être oubliée; si elle ne donne pas davantage, «c'est -qu'elle n'a rien ou à peu près». - -Elle lui écrit le 9 janvier 1769: - - - «Paris, ce 9 janvier. - -«Trouvez-vous joli que je reçoive tout à l'heure votre lettre du 1er? -Voilà pourtant ce que font les précautions. - -«Mais voilà M. de Lanière qui part et dans un vis-à -vis tout seul; cela -fait venir l'eau à la bouche. Mais il y a toujours quelque chose qui -s'oppose au bonheur. C'est l'arrivée du prince de Beauvau, d'un côté, et -la présence du chevalier de Boufflers, de l'autre. - -«Voilà toutes nos petites bêtises. Mon cher cÅ“ur verra bien que ce -n'est que pour entretenir commerce. - -«J'ai pensé que le trou-madame vous amuserait quelquefois. J'en voulais -un joli, mais il n'y en a point de fait, et puis les occasions manquent. - -«Voilà quatre pauvre louis, dont vous en remettrez un à Fustenai, pour -M. Otenin. Il faut qu'elle paie son pain et ce qu'il y aura de plus -pressé pour lui. C'est Thérèse qui l'a gagné au vingt-et-un, et qui a -imaginé de le donner à son père en le faisant passer par Fustenai pour -qu'il n'en fasse pas un mauvais usage. Il y en a deux pour les étrennes -de Fustenai, à qui vous souhaiterez la bonne année de ma part. Vous -voudrez bien ensuite partager l'autre entre Marianne et Parisot. Cela -est infime, mais c'est que je n'en avais pas un de plus quand M. de -Lanière est parti. - -«On dit des merveilles de l'abbé Terray, et même qu'il paiera[46]. - - [46] Tout le monde croyait alors au succès des plans financiers - de l'abbé Terray. - -«Le trictrac va fort bien, mais je joue peu. Depuis Mme du Deffant je -vois jouer au trente et quarante sans aucune tentation. Enfin, je ne -joue qu'au vingt-et-un et très modérément, et aux six livres au -trictrac. - -«Ce Latran, qui est bien plus au fait des banqueroutes que moi, vous les -mande sans doute. Je sais seulement celle du trésorier de M. le prince -de Conti; cela l'empêchera de donner à souper les lundi, et, par -conséquent plus de Pharaon, ce qui ne me fait rien du tout. - -«Il est bien sûr, mon Veau, que je ne passe pas un jour sans penser à -vous et sans avoir le projet de vous le dire. - -«Il faut que Fustenai fasse faire quatre paires de manchettes de -mousseline brodée pour des laquais, qui soient très honnêtes, parce que -ceux de Paris les portent plus hautes que ceux de Lorraine. - -«Adieu, amour, nous vous aimons tous et nous vous souhaitons tous toutes -les années comme la fin de l'autre.» - -Il est vraiment bien singulier que Mme de Boufflers et Mme de Lenoncourt -aient éprouvé pour Panpan un si vif attachement et on a peine à se -l'expliquer. Toutes deux l'aiment profondément et le lui prouvent de -mille manières. Plus tard nous verrons Mme Durival s'éprendre également -pour le Veau d'une véritable passion. Toutes ces dames raffolent de lui -et ne peuvent s'en passer. C'est une joie sans pareille quand, à force -de sollicitations, il consent à venir passer quelques jours chez l'une -ou l'autre de ses amies. Quel attrait, quel charme pouvait donc avoir ce -vieux Panpan pour enchaîner ainsi les cÅ“urs? - -Ce n'était pas sa beauté plastique, car la nature l'avait peu favorisé -sous ce rapport. Ce n'était pas davantage la chaleur de son tempérament, -car il était coutumier, nous le savons, de ces défaillances -intempestives qui rendaient sa conversation si décevante dans les -meilleurs moments. Était-ce son esprit? Il devait en avoir, mais en même -temps, il était tatillon, maniaque, et avec l'âge, il devint égoïste, -exigeant, insupportable. Quoi qu'il en soit et bien qu'il eût, à notre -sens, peu de qualités pour leur plaire, Panpan était adoré des dames, et -c'est un fait que nous devons constater. - -Mme de Boufflers, Mme de Lenoncourt, Panpan, ont la douce habitude de -s'offrir des étrennes, mais naturellement les cadeaux sont modestes et -en rapport avec leurs situations de fortune; des jeux, des plumes, du -papier, des macarons, des dattes, des confitures de mirabelles, de -coetches, des objets d'ameublement, etc. Le 1er janvier 1769, Mme de -Lenoncourt, pour être sûre de mieux lui complaire, demande à Panpan ce -qu'il désire: - -«Ne manque-t-il rien à votre ménage? lui écrit-elle plaisamment. -N'avez-vous pas besoin de quelques pots cassés et de quelques vieux -paravents déchirés? Vous savez bien que Mme de Boufflers et moi, nous -sommes toujours prêtes à vous faire de ces sortes de présents.» - -Ce n'est pas seulement à l'époque des étrennes que nos amis échangent de -petits cadeaux. Chaque fois qu'il en trouve l'occasion, le Veau fait -preuve vis-à -vis de ses amies d'aimables attentions. Elles ne sont pas -toujours couronnées de succès. En juin 1769, il adresse à Mme de -Lenoncourt une caisse d'objets divers, mais, hélas! dans quel état -arrive-t-elle? - -«J'ai ouvert votre caisse avec empressement, écrit la marquise; -savez-vous ce que j'ai trouvé, mon Veau? Tous les pots cassés, les -écailles, les confitures, la paille, le papier, tout cela pêle-mêle. Je -n'ai jamais vu un tel gâchis! Rien n'est sauvé. Cela s'appelle une vraie -déconfiture.» - -Comme consolation, il a fallu payer 8 francs de port, ce qui est -monstrueux! - -Cependant Panpan souhaiterait posséder le portrait de son amie pour le -placer dans sa galerie au milieu de tous ceux qui lui sont chers. Il a -même déjà composé un quatrain qui sera gravé au-dessous de la chère -image. Mme de Lenoncourt ne demande pas mieux que de satisfaire un désir -si légitime, mais à qui s'adresser? comment doit-elle s'habiller? Le -comte de Cucé s'est fait peindre dernièrement, il a été très satisfait; -elle va lui demander le nom de l'artiste, et si cela ne coûte pas «des -trésors», elle le fera venir; tant pis si elle se ruine; après tout, -elle «ne veut pas donner à son Veau une enseigne à bière!» - -Pour mettre le comble à tous ses ennuis, la pauvre Mme de Lenoncourt -«jouit» en effet d'une détestable santé. Elle se plaint sans cesse: -tantôt elle a «un clou au derrière» qui la fait cruellement souffrir; -tantôt, ce qui est plus grave et plus pénible, elle a des maux de tête -horriblement douloureux, tantôt des rhumatismes, des vapeurs, etc., etc. -Elle a voulu consulter Tronchin, qui fait courir tout Paris, mais on ne -peut l'aborder. «Personne ne peut en obtenir une visite.» - -L'éloignement de son ami Panpan pèse beaucoup à Mme de Lenoncourt: - -«S'il n'y avait pas un qu'en dira-t-on au monde, j'irais m'établir chez -vous», lui écrit-elle, et elle ajoute tristement: «Il y a huit ans que -je désire d'être une bonne bourgeoise, d'aller acheter mes herbes au -marché, de courir les rues à pied sans que personne y puisse trouver à -redire. Il est ennuyeux d'avoir les assujettissements de son état et de -n'en avoir pas l'aisance.» - -Elle voudrait au moins habiter la même ville que lui: «Il me semble -qu'un jour je vous serai bonne à quelque chose, lui dit-elle -gracieusement. Je ne crois pas que je sois assez heureuse pour vous -rendre des services, mais de petites attentions qui font tant de plaisir -dans la vieillesse et qui ne pourront être aperçues que par moi, parce -que certainement je suis celle qui t'aime le mieux. Il y a à parier que -je mourrai avant toi, si je continue à me corrompre le sang, mais tu -radoteras avant moi, et je te promets que tu ne seras ni battu ni -contrarié.» - -Cette idée d'un pseudo-mariage hantait Mme de Lenoncourt, et elle y -revient sans cesse dans ses lettres. Mais Panpan veut rester fidèle à -l'infidèle Mme de Boufflers, et il entend ne rien faire qui puisse lui -déplaire. Or, une union morganatique avec Mme de Lenoncourt blesserait -la marquise. Il se dérobe donc sans dissimuler les motifs; sa -correspondante lui répond gaiement: - -«Oui, mon Veau, je vous conviens mieux que Mme de Boufflers; elle est -plus aimable que moi, mais je le suis assez pour vous. C'est une -joueuse, elle vous ruinera; vos enfants n'auront pas de chausses. Vous -n'êtes plus en âge de faire un mariage d'inclination; c'est un mariage -de raison qu'il vous faut et je suis encore un coup votre vrai ballot. -Pourquoi n'irais-je pas vous chercher à Lunéville? Quand nos feux seront -légitimes, quel en serait l'inconvénient. Mais enfin, vous ne voulez pas -de moi, il n'en faut plus parler. J'en suis aussi humiliée qu'affligée.» - -En juin 1769 Panpan cède aux instances de ses amies, et il se décide à -venir faire un voyage à Paris. - -C'est dans un dîner chez Mme de Boufflers avec Helvétius et -Saint-Lambert que Mme de Lenoncourt apprend cette bonne nouvelle: tout -le monde s'en réjouit. - -Quand le Veau arrive, ses amis lui font fête à l'envi; Mme de Boufflers, -Mme de Lenoncourt, l'abbé Porquet deviennent ses gardes du corps et ne -le quittent guère. Il est entraîné dans un tourbillon de plaisirs, de -spectacles, de soupers, il ne sait auquel entendre, il n'a plus le temps -de respirer; enfin on le surmène de telle façon qu'il finit par demander -grâce! et supplier qu'on le laisse retourner dans sa chère Lorraine, où, -là au moins, il mène la vie calme et paisible qui convient à son âge et -à ses goûts. - -Au mois de juillet il se retrouve à Lunéville, mais on dirait que tous -les malheurs ont fondu sur lui pendant son absence. Il comptait louer -son jardin, le locataire s'est éclipsé; ses roses sont fanées, ses -fraisiers n'ont pas réussi. Peut-on imaginer plus cruels désastres? Mme -de Lenoncourt, à laquelle il conte ses infortunes en termes pathétiques, -le raille fort spirituellement: - -«Toutes vos situations sont terribles, mon cher ami; vous quittez la vie -cruelle et pénible de Paris, vous retrouvez à Lunéville les plus -cuisantes peines, ni roses, ni fraises! cela est bien triste. Ajoutez à -cela l'incertitude si on louera son jardin. Ces raisons sont, je crois, -assez bonnes pour faire de vos lettres des espèces d'élégies. Il n'y -manque que la rime, mon cher ami; avec la facilité que vous avez à faire -des vers, je vous conseille de ne plus écrire en prose, car vous feriez -des choses charmantes, dans le triste il est vrai. - -«Dieu vous préservera de la goutte; elle ferait cependant une grande -diversion à vos chagrins.» - -Mme de Boufflers ne se bornait pas à envoyer à Panpan de fréquentes -nouvelles; sa sollicitude pour son vieil ami était incessante. Elle le -savait dans une situation de fortune fort étroite, elle savait qu'il -s'inquiétait de l'avenir et qu'il redoutait par-dessus tout la misère -menaçante. Sur son conseil, elle l'engagea à adresser au Roi un placet -pour obtenir une pension. Panpan obéit avec empressement et dans son -zèle il adressa aussi des suppliques à la Reine, à Mesdames, au duc de -Choiseul. Grâce à l'intimité du chevalier avec le duc et aux instances -de la marquise, Panpan finit par obtenir à sa grande joie une pension de -500 livres. Choiseul fit plus encore, il envoya au protégé de Mme de -Boufflers une tabatière avec son portrait. - - - - -CHAPITRE V - -1767-1771 - - Le chevalier de Boufflers à Paris.--Ses succès.--Ses poésies - légères.--Son adoration pour sa mère.--Ses relations avec le duc - et la duchesse de Choiseul. - - -Qu'était devenu le chevalier de Boufflers depuis la mort du roi -Stanislas? Était-il resté à Nancy ou à Lunéville, avec ses amis -d'autrefois, avec les fidèles compagnons de son enfance et de sa -jeunesse? En aucune façon. Sans hésiter, il avait suivi l'exemple de sa -mère, et il s'était empressé de quitter la Lorraine pour venir chercher -à Paris un théâtre plus digne de lui et plus conforme à ses goûts. Il y -avait retrouvé son frère, le marquis, et nombre de parents et d'amis. - -Il s'y était bien vite créé une place à part dans la société. Sa -réputation d'esprit était grande, elle n'avait fait qu'augmenter depuis -son départ du séminaire; les lettres charmantes qu'il écrivait de Suisse -à sa mère, et qui couraient de mains en mains, avaient mis le comble à -sa réputation; mais le succès de sa prose n'était rien en comparaison de -celui qu'obtenaient ses chansons; malgré leur légèreté, ou plutôt à -cause même de leur légèreté, on se les arrachait, on les colportait à -l'envi. Joignez à des dons si précieux, beaucoup d'esprit naturel, «de -l'esprit en argent comptant», comme disait Duclos, une inaltérable -gaieté, une verve endiablée, et l'on comprendra que Boufflers soit -devenu rapidement «l'enfant gâté» de toutes les sociétés et un des -hommes à succès de la capitale; bientôt, malgré son indiscutable -laideur, ses bonnes fortunes ne se comptaient plus. - -On le voit sans cesse chez les Beauvau, chez les Choiseul, chez les -Nivernais, chez le prince de Conti, chez Mme de Mirepoix, chez Mme de -Grammont, chez la maréchale de Luxembourg, chez Mme du Deffant, etc. -Partout il est reçu à bras ouverts, flatté, cajolé, adulé. - -En revanche, il est beaucoup moins apprécié à la Cour, et c'est à -Versailles qu'on le rencontre le moins. C'est que la différence est -profonde entre la Cour de Louis XV et celle du roi Stanislas. - -A Lunéville, Cour familiale et bon enfant, Boufflers jouissait de tous -les privilèges; il en usait et en abusait. Son indépendance d'allures et -de langage, ses vers facétieux, ses escapades ne choquaient personne. Le -Roi était si bon, si facile à vivre, si indulgent pour la jeunesse! Et -puis tout n'était-il pas permis au fils de Mme de Boufflers? - -Mais à Versailles, il n'en était plus de même. Le chevalier avait un -naturel trop original et trop indépendant pour pouvoir facilement se -plier au joug et perdre son franc-parler; comme il avait de l'esprit, il -comprit qu'en allant à la Cour, il s'exposerait à d'inévitables déboires -et, sauf les circonstances indispensables, il s'abstint sagement de s'y -montrer. - -Il se contenta de faire les délices de ses amis et des sociétés -particulières qu'il fréquentait assidûment. - -Les contemporains lui rendaient pleine justice et appréciaient presque -unanimement ses rares qualités: «C'est l'homme de France après l'abbé -Barthélemy, écrit Cheverny, à qui j'ai trouvé le plus d'éloquence dans -la conversation; sans peine, sans effort, le mot propre vient sur ses -lèvres; les tournures les plus délicates sortent de son esprit: -paresseux, même pour s'instruire, il n'a pas l'esprit des autres; il -devine quand il parcourt un livre, et il a le mérite que tout est à lui -et sort de son front.» - -Personne n'a mieux jugé le chevalier que le prince de Ligne et il a -laissé de lui ce délicieux portrait: - -«M. de Boufflers a été successivement abbé, militaire, écrivain, -administrateur, député, philosophe et de tous ces états il ne se -trouvait déplacé que dans le premier. M. de Boufflers a beaucoup pensé, -mais par malheur c'était toujours en courant. On voudrait pouvoir -ramasser toutes les idées qu'il a perdues sur les grands chemins avec -son temps et son argent... Une sagacité sans bornes, une profonde -finesse, une légèreté qui n'est jamais frivole, le talent d'aiguiser les -idées par le contraste des mots, voilà les qualités distinctives de son -esprit à qui rien n'est étranger... La base de son caractère est une -bonté sans mesure, il ne saurait supporter l'idée d'un être souffrant... -Il a de l'enfance dans le rire et de la gaucherie dans le maintien; la -tête un peu baissée, les pouces qu'il tourne devant lui comme arlequin -ou les mains derrière le dos comme s'il se chauffait; des yeux petits -et agréables, qui ont l'air de sourire; quelque chose de bon dans la -physionomie, du simple, du gai, du naïf dans sa grâce; une pesanteur -apparente dans la tournure et du mal tenu dans toute sa personne... On -dirait qu'il ne pense à rien lorsqu'il pense le plus; il ne se met pas -volontiers en avant... La bonhomie s'est emparée de ses manières et ne -laisse percer la malice que dans ses regards et dans son sourire... Il -est impossible d'être meilleur ni plus spirituel... M. de Boufflers a -plu sans qu'on sache comment, mais c'est par la grâce, le goût, et un -certain abandon qui fait qu'il ne ressemble qu'à lui.» - -Jean-Jacques Rousseau, dans ses _Confessions_, est moins élogieux; il -raille même assez finement le pauvre chevalier: - -«Il a beaucoup de demi-talents en tous genres, écrit-il, et c'est tout -ce qu'il faut dans le grand monde où il veut briller. Il fait très bien -de petits vers, écrit très bien de petites lettres, va jouaillant un peu -du cistre, et barbouillant un peu de peinture au pastel.» - -En citant les lettres du chevalier pendant son voyage en Suisse[47], -nous avons donné une idée de son style descriptif; nous voudrions -maintenant montrer le fils de notre héroïne sous un jour tout différent. -Voici deux lettres que, dans toute la fougue de la première jeunesse, il -écrivait à une dame qui avait des bontés pour lui. Ce sont deux jolis -spécimens de sa verve épistolaire et de son inépuisable gaîté. - - [47] Voir _les Dernières années de la Cour de Lunéville_, p. 369. - - - «Lundi. - -«Je vous demande bien pardon de mon papier, madame, je sens bien toute -la disproportion qui est en votre délicatesse et sa grossièreté, mais je -n'en ai pas d'autre; je sens bien que des guirlandes de fleurs, des -petits cÅ“urs couleur de feu, des petits rubans couleur de rose, ne -messièyeraient pas à une lettre qui vous est adressée, mais je n'ai -qu'une simplicité rustique à vous présenter et vous aimez trop Julie et -les bonnes gens pour en être offensée. Je sens bien que tous les canons -que l'on a tirés ce matin ont réveillé votre humeur martiale, que vous -ne rêvez de la journée que combats, victoires et _Te Deum_, et qu'on ne -pourra jouir de vous qu'à 6 heures du soir; encore n'en jouira-t-on que -très imparfaitement, mais cette considération ne m'empêchera pas de vous -voir avec le plus grand plaisir et de vous quitter avec grande peine en -vous disant: - - Voulez-vous savoir, ma Belle - Qui mon cÅ“ur regrettera. - Ce sera, ce sera celle - Celle, oui, celle que voilà . - -«Vous voyez bien que cette celle-là est une selle à tout courrier.» - - - «Dimanche. - -«Savez-vous bien, que par le plus grand hasard du monde je vous aime -tout autant que je vous le dis, et peut-être plus; car quand je pense à -Paris, c'est toujours vous qui venez la première à mon imagination et -quand je l'oublie, vous n'êtes pas encore oubliée. - -«Vous m'avez écrit une lettre charmante où vous m'avez beaucoup parlé de -moi, à qui je m'intéresse beaucoup, et point du tout de vous, à qui je -m'intéresse bien davantage; une autre fois je vous prie de ne pas tomber -dans ce défaut-là . - -«J'ai trouvé ici des gens tout aussi enchantés que vous des idylles de -Gessner; entre autres, M. de Saint-Lambert et ma mère, ce qui vous -prouve qu'il ne tient qu'à vous de vous mettre au rang des gens de -beaucoup d'esprit. Si jamais vous en avez la tentation, je vous promets -ma voix. - -«Je me suis trouvé dans ce pays-ci infiniment moins d'affaires que je -n'en attendais; la fumée de mes sottises de l'Isle-Adam n'a point monté -jusqu'ici, et je vis aussi tranquille qu'un voleur en pays étranger. Je -tâcherai de faire ici des sottises qui ne gagnent point Paris et de ne -jamais étendre les bornes de mon étourderie au delà de celles du pays -que j'habiterai. C'est là votre plan de conduite que j'adopte de tout -mon cÅ“ur: Attendez, voici une idylle: - - Tu m'as aimé, Myrza. - -«Tu m'as aimé, Myrza, et alors tout l'univers était plein de mon -bonheur; quand le parfum des roses s'élevait dans les airs, quand le -zéphir léger agitait la feuille nouvelle, quand le concert des oiseaux -célébrait le retour du soleil naissant, tu venais dans ces prairies -retrouver ton berger. Nous admirions ensemble le beau spectacle de la -nature rajeunie, et je disais dans mes tendres transports: - -«C'est toi, ô Mirza, qui répands sur l'Univers le charme que j'éprouve, -et, te contemplant, c'est toi que j'aime dans l'éclat des fleurs, dans -la fraîcheur des bois, dans le murmure des fontaines; c'est toujours -Mirza que j'entends, Mirza que je touche; - -«Et toi, tu levais les yeux au ciel, tu les promenais ensuite sur la -terre, tu fixais tes regards sur le cristal tranquille du ruisseau qui -serpentait à nos pieds et tu disais: - -«Les dieux ont découvert à mes yeux toutes les beautés de la nature; ils -ont enivré mes sens et ils m'ont donné Amintas sans qui je n'aurais -jamais senti.» - -«Où sont-ils, ô Mirza! ces tourments heureux que passaient nos deux -cÅ“urs serrés l'un contre l'autre! où sont-ils ces baisers délicieux -pour les lèvres qui les donnaient, et pour les lèvres qui les rendaient; -où sont-ils ces transports voluptueux d'un amour innocent, qui -marquaient tous nos instants par de nouvelles jouissances; ils ne sont -plus faits pour moi car tu m'as abandonné, et tu ne les sentiras plus, -car tu es infidèle. - - * * * * * - -«Voilà , en vérité, une fort jolie petite idylle pour avoir été faite au -cabaret, par un petit Gessner, las comme un petit chien; vous en aurez -bientôt une plus belle, mais j'attendrai que la nature soit un peu -embellie, car, par le temps qu'il fait, il faut avoir le diable au -corps pour la chanter; il faut que les poètes champêtres se taisent -pendant quelques mois de l'année, comme il faut que les amants soient -sages pendant quelques jours du mois. - -«Faites bien des idylles de ma part à cette belle ambassadrice de France -à Vienne et à cette charmante ambassadrice de Vienne en France. Si vous -rencontrez M. de Caraman, faites-lui aussi une idylle pour moi. -Entendez-vous, belle Zilia?» - -Boufflers n'était pas moins facétieux quand il écrivait à sa mère. Voici -une lettre qu'il lui adressait quand il guerroyait avec l'armée de -Contades. Il ne s'y montra pas à la vérité fils très respectueux, mais -Mme de Boufflers était pleine d'indulgence pour son fils préféré, et -elle fermait volontiers les yeux sur ses incartades de langage. - - - «Jeudi. - -«Je vous renvoie la lettre de Mme de Grammont; je ne sais pas si je dois -faire mon remerciement avant l'arrivée du brevet que j'attends de jour -en jour et qui viendra fort à propos pour mes chevaux, à qui il -procurera quatre rations de fourrage par jour. C'est à vous à -m'instruire là -dessus. Je ne vous remercie pas de vos soins parce que -j'imagine que vous avez eu autant de plaisir à m'obtenir ce que je -demandais que j'en aurai à le recevoir. D'ailleurs, depuis que vous avez -eu la bonté de me faire présent de moi-même, il me semble qu'il ne me -reste plus de reconnaissance à vous marquer de tous les autres petits -services que vous aurez pu me rendre. C'est un grand présent que celui -que vous m'avez fait en 1738; je ne sais pas où j'ai pu mériter tant de -bonté de votre part, ni quel est le mortel généreux qui dans ce temps-là -a plaidé ma cause et vous a enfin déterminée à vous donner pour moi des -soins dont j'étais indigne.--Vous savez vous-même si c'est par mes -importunités que j'ai obtenu cette faveur-là . Avant le moment heureux où -vous voulûtes bien me... et me regarder comme votre enfant, je n'avais -point eu d'accès auprès de vous; content de la petite place que le sort -m'avait assignée, j'étais resté inconnu de tout l'univers, quand tout à -coup il se présenta une occasion de faire ma fortune. J'engageai -quelqu'un qui avait l'honneur d'être connu de vous à vous parler en ma -faveur, il y mit tant de zèle qu'il vous persuada, et c'est à lui que -j'ai l'obligation de tout ce que vous avez fait pour moi. - -«Je vous envoie des chansons qui ont échappé à ma muse tremblante au -milieu des horreurs de la guerre. En voici une sur l'air de _Joconde_ à -M. de Laverre qui, par parenthèse, n'est pas aussi agréable qu'il est -joli; il s'agissait de certaine qualité dont on le disait dépourvu. - - En te refusant des besoins, - Nature fut sévère; - Elle ne t'a pas, en tout point, - Fait semblable à ton Père. - Et si malgré son peu de soins, - Tu dis qu'elle est ta mère, - La bonne dame, tout au moins, - A craint d'être grand'mère. - -«Voici des vers sur le secrétaire de Caraman qui est extrêmement pâle et -dont j'avais fait un portrait très ressemblant au crayon. - - Si l'image était peinte, elle serait plus belle - Et plus du goût des spectateurs; - Mais et le peintre, et le modèle - Manquaient tous les deux de couleur. - -«Nous avions volé le chapeau de M. de Buzenval pour le retaper -ridiculement; nous le lui envoyâmes avec une cocarde de papier sur -laquelle tout le monde avait fait des vers. On s'était prescrit de faire -entrer dans ces vers: _de ce chapeau, à ce chapeau, sur ce chapeau, sous -ce chapeau_. Les miens sans contredit, étaient de beaucoup les -meilleurs: - - Amour, si tu vois la figure - De ce chapeau; - Tu vas conformer ta coiffure - A ce chapeau; - Mais en vain mon talent s'éprouve - Sur ce chapeau, - Je n'ai pas tout l'esprit qu'on trouve - Sous ce chapeau. - -«Adieu, s'il me restait de la place, j'en ferais pour vous[48].» - - [48] Ces trois lettres nous ont été communiquées par le comte de - Croze-Lemercier. - -Les poésies légères de Boufflers, que Chamfort comparait plaisamment à -des «meringues», lui avaient valu de Saint-Lambert le surnom de -«Voisenon-le-Grand». Elles n'avaient pas une véritable valeur, mais -elles étaient spirituelles, pour la plupart, et agréablement tournées. -Il les prodiguait du reste sans compter, les semait à tort et à travers, -riant lui-même de leurs imperfections, sans nul souci de sa réputation -et de la postérité. - -«Comment discuter le genre du chevalier de Boufflers, qui est de n'en -pas avoir, disait encore le prince de Ligne; il n'a jamais fait de vers -pour en faire, mais il a saisi le trait, le sel, le mot, le piquant et -le côté plaisant dans les vers de société, dont il est le dieu. Il a une -négligence charmante, de la gaîté dans chaque vers, des bêtises pleines -d'esprit, et le meilleur ton même dans le mauvais ton qui ne se fait pas -sentir; enfin, il a une manière à lui tout seul de dire, et de ne dire -que ce qu'il veut.» - -Tout pour Boufflers, même les sujets les plus sacrés, est prétexte à -chansons. Un soir à l'Isle-Adam, pendant la messe de minuit, n'a-t-il -pas la fâcheuse inspiration de composer des couplets sur l'événement du -jour, et l'idée plus fâcheuse encore de les chanter ensuite à la table -du prince de Conti: - - NOEL - - SUR L'AIR: _Laissez paître vos bêtes_. - - Je m'étais mis en tête - De chanter Jésus-Christ ce soir; - Dans le fond c'est sa fête, - J'aurais fait mon devoir. - C'est un enfant, - Joli, charmant. - Et de qui messieurs ses parents - Ont toujours été très contents. - Mais quelque effort qu'on fasse, - Pour bien chanter Notre Seigneur, - Notre esprit à la place - Met toujours Monseigneur. - C'est un bon cÅ“ur, - Une grandeur, - Une chaleur, une douceur, - De la famille, c'est l'honneur. - Du très saint sacrifice - Il sait si bien charmer l'ennui - Que jamais à l'office - Nous ne viendrons qu'ici[49]. - - [49] GRIMM, _Correspondance littéraire_, 1762. - -L'existence très folâtre que le chevalier mène en ce bas monde lui -inspire souvent des inquiétudes pour sa vie future. - - SUR L'AIR DE: _Gabrielle_ de Vergez. - - Après dîner souvent j'arrange - Des marrons au coin de mon feu: - Mon esprit, lorsque je les mange, - Ne cesse de songer à Dieu. - Je dis: sa bonté que j'admire, - Sur les diaboliques charbons - Me laissera plus longtemps cuire - Que je n'ai laissé mes marrons[50]. - - [50] _Id._, _ibid._, 1777. - -Boufflers, communément, aime à s'égayer aux dépens de ses interlocuteurs -et il ne leur ménage pas l'épigramme. Un jour, à Villers-Cotterets, il -annonce son départ à la société réunie dans le salon, et il raconte -qu'il part la nuit même. La vieille comtesse de Montauban se met à -s'apitoyer longuement sur ce qu'il s'en va la nuit à cheval et -accompagné d'un seul domestique. Le chevalier, agacé, riposte, au grand -scandale de la dame, par ce couplet impromptu: - - SUR L'AIR: _Ne v'là -t-il pas que je l'aime_! - - Communément, je dors fort mal; - De trois nuits, ma comtesse, - J'en passe une sur mon cheval, - Deux avec ma maîtresse. - -Madame de Boufflers, l'_Idole au Temple_, souhaitait depuis longtemps -une édition rare des _Fables de la Fontaine_. Le chevalier la découvre -enfin chez un bouquiniste et il l'envoie à la comtesse avec cette -dédicace: - - Voilà le bonhomme qui fit - Cent prodiges qui nous enchantent, - Des fables qui jamais ne mentent - Et des bêtes pleines d'esprit. - Sa morale a besoin, pour être bien reçue, - Du masque de la fable et du charme des vers; - La vérité plaît moins quand elle est toute nue, - Et c'est la seule Vierge, en ce vaste univers, - Qu'on aime mieux à voir un peu vêtue. - Si Minerve même ici-bas - Venait enseigner la Sagesse, - Il faudrait bien que la Déesse, - A son profond savoir, joignit quelques appas. - Le genre humain est sourd quand on ne lui plaît pas. - Pour nous éclairer tous, sans offenser personne, - La savante Minerve a pris vos traits charmants; - En vous voyant je le soupçonne; - J'en suis sûr quand je vous entends. - -Les relations intimes que, depuis son départ de Ferney, le chevalier -avait conservées avec Voltaire et les louanges que ce dernier lui -distribuait libéralement, contribuaient encore à sa réputation. Ayant un -jour écrit au philosophe qu'il le regardait comme son père spirituel, -l'ermite du Jura lui répond plaisamment: - - Plût au ciel qu'en effet j'eusse été votre Père! - Cet honneur n'appartient qu'aux habitants des Cieux. - Non pas à tous encore! il est des demi-dieux - Assez sots et très ennuyeux, - Indignes d'aimer et de plaire. - Le Dieu des beaux esprits, le Dieu qui nous éclaire, - Ce Dieu des beaux vers et du jour, - Est celui qui fit l'amour - A madame votre mère. - Vous tenez de tous deux: ce mélange est fort beau. - Vous avez (comme ont dit les Saintes Écritures) - Une personne et deux natures: - De l'Apollon et du Beauvau. - -Le chevalier est un fils excellent; il éprouve pour sa mère autant -d'admiration que de tendresse et il saisit toutes les occasions de lui -témoigner un affectueux attachement qui ne se démentira jamais. C'est à -elle qu'il adresse ses plus jolis vers: - - AIR: _Des folies d'Espagne_. - - Dieux, qui voyez comme elle nous est chère, - Dieux, qui voyez des transports si touchants, - Prenez tous soins de la plus tendre mère - Pour le bonheur des plus tendres enfants. - Elle eut de vous un don bien digne d'elle, - Celui de plaire autant qu'elle vivra; - Accordez-lui, pour la rendre immortelle, - Celui de vivre autant qu'elle plaira. - -Cependant, par un sentiment très humain, il existe presque une rivalité -littéraire entre la mère et le fils, et leurs amis ne sont pas sans s'en -apercevoir. Panpan, évoquant les souvenirs du passé, rappelait dans des -pièces fugitives les heures bénies où la divine marquise tenait sous le -charme de sa lyre la Cour de Lunéville. Mais il prisait si haut le -talent de son amie, qu'il soupçonnait son fils de lui emprunter les -meilleurs de ses vers. - - LE CABINET DES BAINS - (pour mes amies absentes) - - O bain, lorsque Boufflers dans ton sein argenté, - Après des nuits au sommeil trop rebelles, - Venait chercher le frais et la santé, - Son esprit comme sa beauté - Y puisaient des grâces nouvelles. - J'ai vu ses doigts, tout trempés de ton eau, - D'Anacréon monter la lyre, - En tirer des sons qu'on admire - Pour chanter Thésée et son veau; - J'ai vu Saint-Lambert en sourire, - Et Tressan de dépit briser son chalumeau. - J'ai vu son fils, ce fils favori de Voltaire, - Comme des belles et des Rois, - Envier lui-même à sa mère - Et lui dérober quelquefois - Les beaux vers qu'elle daignait faire[51]. - - [51] Mss. de la Bibl. de Nancy. Papiers de Devau. - -Malgré la tendre affection qui les unit, Mme de Boufflers et son fils ne -craignent pas de s'adresser quelquefois de petits vers moqueurs. - -Un jour la marquise, faisant allusion aux habitudes de son fils quand il -courait la poste, compose ce couplet: - - SUR L'AIR: _Du haut en bas_. - - C'est lui, c'est lui! - Car j'entends le bruit d'un carrosse. - C'est lui, c'est lui! - Il doit arriver aujourd'hui. - De son laquais j'entends la rosse, - J'entends le postillon qu'on rosse. - C'est lui, c'est lui! - -Son attachement pour sa mère n'empêchait nullement le chevalier de lui -tenir quelquefois des propos tellement vifs qu'ils nous paraissent fort -choquants. Mme de Boufflers, assagie par l'âge, et poussée par une de -ses amies, avait loyalement essayé de tourner à la dévotion, mais le -succès n'avait pas répondu à ses désirs. Un jour, causant avec son fils -de ces velléités religieuses assez inattendues chez elle, elle lui -disait avec découragement: - -«J'ai beau faire, je ne puis devenir dévote; je ne conçois pas même -comment on peut aimer Dieu, un être que l'on ne connaît pas; non, je -n'aimerai jamais Dieu.» - -«Ne répondez de rien, ma mère, riposta le chevalier; si Dieu se faisait -homme une seconde fois, vous l'aimeriez sûrement.» - -Boufflers a tant de succès dans tous les genres que Bonnard lui adresse -un jour cette épître: - - Tes voyages et tes bons mots, - Tes jolis vers et tes chevaux, - Sont cités par toute la France; - On sait par cÅ“ur ces riens charmants - Que tu produis avec aisance. - Tes pastels frais et ressemblants - Peuvent se passer d'indulgence. - Les beaux esprits de notre temps, - Quoique s'aimant avec outrance, - Troqueraient volontiers, je pense, - Et leurs drames et leurs romans, - Pour ton heureuse négligence - Et la moitié de tes talents. - . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - Garde ton goût pour les voyages; - Tous les pays en sont jaloux, - Et le plus aimable des fous - Sera partout chéri des sages. - Sois plus amoureux que jamais, - Peins en courant toutes les belles, - Et sois payé de tes portraits - Entre les bras de tes modèles. - -Il y avait cependant quelques notes discordantes dans le concert de -louanges qui s'élevait sous les pas du chevalier, l'approbation n'était -pas unanime; certains lui reprochaient d'être sceptique, égoïste, de -manquer de maintien et de gravité; à quelques-uns même il était -nettement antipathique. Mme du Deffant, en particulier, ne l'aimait pas; -bien qu'il vînt chez elle fréquemment et qu'elle lui fît toujours grand -accueil, elle ne pouvait se défendre d'une certaine réserve. Elle le -jugeait du reste avec une grande perspicacité. - -Elle écrivait à Walpole: - -«Eh! bien, moi je vous soutiens que sans le sentiment, l'esprit n'est -rien qu'une vapeur, qu'une fumée! J'en eus la preuve hier. Je soupais -chez les Oiseaux[52], nous feuilletâmes leurs manuscrits; on lut une -douzaine de lettres du chevalier; il y en avait de toutes sortes, elles -me parurent insupportables. Beaucoup de traits, je l'avoue, parfois -naturels, mais le plus souvent recherchés, enfin fort semblables à ceux -de Voiture, si ce n'est que le chevalier a plus d'esprit... Tenez, mon -ami, vous avez beau déclamer contre le sentiment, il y en a plus dans -vos invectives que dans tous les semblants du chevalier.» - - [52] Surnom que Mme du Deffant avait donné à Mmes de Boufflers, - de Boisgelin et de Cambis. - -Boufflers, depuis son arrivée dans la capitale, s'est beaucoup lié avec -les Choiseul et il est rapidement devenu de leur intimité. Non seulement -il les voit sans cesse à Paris, mais à chaque instant il va leur rendre -visite dans leur magnifique résidence de Chanteloup, et, grâce à son -esprit et à sa gaîté, il est toujours le bienvenu. Bien souvent il rime -en leur honneur, et le ministre est toujours l'objet de ses plus -délicates flatteries. - -Un jour où il ne peut se rendre à un rendez-vous du duc, il lui envoie -cette jolie lettre: - - Un obstacle imprévu me force - De renoncer à mes projets. - Je reviens en pensant que le héros Français - Est aussi bon à voir que le héros de Corse. - A toute gloire il a des droits; - Tout s'anime sous ses auspices. - Gai comme le plaisir, sage comme les lois, - Il a l'air de faire à la fois - Nos affaires et nos délices, - Il veut le bien de ses amis, - Il fait le bien de son pays, - Sa politique est sans mystère; - Du soleil l'aigle ne craint rien. - Il a deux passions, dont l'une est de bien faire, - Et l'autre de faire du bien. - En quittant son travail, il est sujet à dire - Plus de bons mots qu'il n'en entend. - Il sait gouverner, il sait rire, - Deux choses qu'un ministre ignore assez souvent[53]. - - [53] Communiquée par M. le comte de Croze-Lemercier. - - - - -CHAPITRE VI - -1769-1770 - - Mariage du duc de Chartres.--Présentation de Mme du Barry.--Mme de - Mirepoix consent à voir la favorite.--Elle se brouille avec son - frère.--Mme du Deffant et la marquise de Boufflers.--«Les oiseaux - de Steinkerque».--Saint-Lambert.--Le poème des _Saisons_.--Clément - au Fort l'Évêque. - - -En avril 1769 eut lieu le mariage du duc de Chartres. Mme de Boufflers, -naturellement, y assista avec toute la Cour; mais si elle consentit à -«faire de la dépense» pour se costumer «en grand gala», il n'en fut pas -de même de son frère, le chevalier de Beauvau. Ce dernier, peu satisfait -du Roi, refusa énergiquement de se faire habiller richement pour -assister à la noce princière. Lorsqu'on lui demanda s'il irait à -Versailles, il répondit par cet impromptu: - - Le Roi ne vient jamais chez moi; - D'où vient que j'irais chez le Roi? - Ce n'est donc que par représailles - Que je ne vais point à Versailles. - -La magnificence des habits pour la cérémonie nuptiale fut portée à un -excès inconnu jusqu'alors et qui inspirait à Grimm ces réflexions, très -justes: - -«J'avais cru il y a une quinzaine d'années, lorsqu'on inventa pour les -habits d'hommes des étoffes à trois couleurs, que cette mode paraîtrait -trop frivole et ne pourrait durer longtemps. Je me suis bien trompé. On -a trouvé depuis le secret de mettre sur le dos d'un homme une palette -entière, garnie de toutes les teintes et nuances possibles. Aujourd'hui -on met la même variété dans les broderies d'or et d'argent qu'on mêle de -paillons de diverses couleurs: ces habits donnent à nos jeunes gens de -la Cour un avantage décidé sur les plus belles poupées de -Nuremberg...... Si j'étais roi de France, je réformerais, non par un -édit, mais sur ma personne, toutes ces modes d'origine gothique, qui -font d'un Français habillé le plus mesquin, le plus insipide, le plus -ridicule personnage qui se soit jamais tenu sur ses deux pieds[54].» - - [54] GRIMM, _Correspondance littéraire_, 1769. - -Il se produisit à la Cour, pendant l'année 1769, un événement de la plus -haute gravité, et qui allait porter le trouble dans une famille -jusque-là très tendrement unie. - -Depuis la mort de Mme de Pompadour, le Roi, sans renoncer aux «passades» -et aux fantaisies du Parc-aux-Cerfs, avait vécu seul et il n'y avait pas -eu de «maîtresse déclarée». En 1768, il rencontra Mme du Barry et il -s'éprit pour cette jeune et ravissante créature d'une passion sénile que -rien, pas même la possession, ne put apaiser. Quand il voulut introduire -à la Cour cette femme connue par la bassesse de son extraction et la -dépravation de ses mÅ“urs, le scandale fut inouï. Mais le prince, -aveuglé par son amour, n'en persista pas moins dans ses projets. - -Lorsque Mme du Barry, en dépit de toutes les résistances, eut été -présentée le 22 avril 1769, les duchesses de Choiseul et de Grammont -firent dire au Roi qu'elles craignaient que leur présence ne lui fût -moins agréable dans sa société particulière et qu'elles le priaient de -les excuser à l'avenir aux soupers des petits cabinets. La duchesse de -Beauvau prit le même parti que ses amies et elle refusa avec indignation -toute compromission avec la favorite. Malgré la docilité de la noblesse -à l'égard du monarque, presque toutes les femmes de la Cour imitèrent -cet exemple. Il n'en fut malheureusement pas de même pour Mme de -Mirepoix. - -«La fée Urgèle», comme la surnommaient quelques mauvaises langues, était -toujours avide de plaisirs, besoigneuse et endettée plus que jamais. -Elle aurait bien voulu imiter la conduite de son frère et de sa -belle-sÅ“ur, mais comment faire? - -«Comment résister au Roi, si bon, si serviable, qui tous les ans paie -pour elle 30 ou 40,000 francs de dettes et puis le cavagnole est si -amusant, et on n'y joue bien que chez le Roi! C'est ainsi qu'elle en -arrive de cavagnole en cavagnole à abaisser son caractère de la façon la -plus humiliante, et à devenir l'amie intime de la favorite.» - -L'indignation fut générale. Un tel exemple donné par une si grande dame, -par la propre sÅ“ur du prince de Beauvau, motiva les plus amères -critiques. On disait que la maréchale faisait partie de la charge de -favorite et que les maîtresses se la repassaient comme un meuble vivant. -Tous les partisans des Choiseul, et ils étaient légion, s'indignèrent de -la conduite de Mme de Mirepoix et elle fut honnie de ses anciens amis; -son frère, quelque chagrin qu'il en éprouvât, rompit toutes relations -avec elle. - -Mme de Boufflers n'avait pas les mêmes raisons pour se montrer si -rigoureuse; elle conserva donc avec sa sÅ“ur la même intimité que par le -passé, mais l'union de la famille fut rompue et les relations devinrent -souvent plus délicates. - -L'existence de Mme de Mirepoix près de sa nouvelle amie ne fut pas -heureuse. Les quelques dames qui, dans des vues plus ou moins -intéressées, avaient consenti à former la société de Mme du Barry, -étaient toutes ensemble comme chien et chat; c'était à qui se -surpasserait en dédain et en mépris l'une pour l'autre, et à qui s'en -rendrait le plus digne. Mme de Mirepoix se laissait aller à des -jalousies, à des bouderies et à des «rapatriages», qui étaient une honte -de plus. Ces misérables querelles faisaient le désespoir de Mme du -Deffant: - -«Rien n'est plus digne de compassion, écrivait-elle, une grande dame, -d'une très bonne conduite, beaucoup d'esprit, beaucoup d'agrément, -toutes ces choses réunies, ce qui en résulte, c'est d'être l'esclave -d'une infâme... mais il n'y a plus de remède, elle a perdu la cadence, -elle ne peut plus retrouver la mesure.» - -Elle écrivait encore: - -«C'est bien dommage que le cÅ“ur et le caractère de cette femme ne -répondent pas à son esprit et à ses grâces. Elle est sans contredit la -plus aimable de toutes les femmes qu'on rencontre, je lui trouve -beaucoup plus d'esprit qu'aux Oiseaux et ces Oiseaux valent pour le -moral encore moins qu'elle.» - -Pendant que les cercles de la Cour étaient bouleversés par tous ces -événements, Mme de Boufflers continuait à mener une vie des plus -mondaines et à fréquenter tous les salons de la capitale. Tous, -cependant, ne l'accueillaient pas avec le même plaisir et ne -paraissaient pas goûter au même degré le charme de son esprit et -l'agrément de sa société. - -Mme du Deffant, dont la demeure hospitalière s'ouvrait si volontiers -devant la maréchale de Luxembourg et ses amies, ne paraît pas avoir -éprouvé une sympathie très vive pour la marquise de Boufflers, pas plus -du reste que pour Mme de Boisgelin et Mme de Cambis. Elle a baptisé ces -trois dames «les Oiseaux de Steinkerque», probablement en souvenir de la -célèbre bataille gagnée par le maréchal de Luxembourg[55]. Chaque fois -qu'elle parle de l'inséparable trio, c'est sous ce vocable qu'elle le -désigne, mais toujours avec un certain ton dédaigneux, et elle pousse -même l'insolence jusqu'à désigner Mme de Boufflers sous le nom -irrévérencieux de «la mère Oiseau». Elle ne laisse jamais échapper -l'occasion de lancer quelque trait mordant sur «ces volatiles», sur -«leur ramage», leur «plumage», etc. Leur conversation, qu'elle trouve -frivole et sans intérêt, ne l'enchante pas plus que leur caractère: «Les -opéras, les comédies, les ouvrages tant anciens que modernes, les robes, -les rubans, les pompons, voilà les sujets de leurs conversations,» -écrit-elle avec mépris. - - [55] La bataille de Steinkerque (3 août 1692), gagnée par le - maréchal de Luxembourg sur Guillaume d'Orange. - -Cependant, malgré le peu de sympathie qui existe entre la vieille -aveugle et les Oiseaux, en apparence, conformément aux usages du monde, -on est au mieux, on se fait mille politesses, mille coquetteries, on se -reçoit, on soupe les uns chez les autres, on échange de petits vers -louangeurs. - -Un jour, les Oiseaux composent une chanson sur le célèbre tonneau de la -vieille marquise: - - Ce n'est pas quand on voyage - Que l'on trouve le plaisir; - Ce n'est que près du rivage - Qu'il remplit notre désir. - On a beau voguer sur l'onde, - Parcourir dans un vaisseau - Les quatre coins de ce monde, - Rien ne vaut votre tonneau. - -Quelques jours après Mme du Deffant riposte par ce couplet de sa -composition: - - SUR L'AIR: _Du haut en bas_. - - Dans son tonneau - On voit une vieille sybille, - Dans son tonneau, - Qui n'a sur les os que la peau, - Qui jamais ne jeûna Vigile, - Qui rarement lit l'Évangile, - Dans son tonneau. - -Le lendemain arrive à Saint-Joseph par la petite poste ce couplet -nouveau: - - Dans ce tonneau - Venez puiser la vraie sagesse, - Dans ce tonneau; - Il aurait enchanté Boileau, - Car vous trouverez la justesse, - Le goût et la délicatesse - Dans ce tonneau. - -Mme du Deffant donne plusieurs soupers par semaine, un entre autres le -samedi; elle a de fondation ce jour-là Mmes d'Aiguillon, de Mirepoix, de -Crussol, la marquise de Boufflers, MM. de Bauffremont et Pont de Veyle. - -Souvent aussi elle invite Mme de Boisgelin et Mme de Cambis. - -Ces Oiseaux, si dédaignés, sont du reste pleins de talents et ils -deviennent à l'occasion une précieuse ressource. Souvent, pour distraire -Mme du Deffant, ils récitent des vers, des comédies; un soir ils -déclament devant elles plusieurs scènes du _Misanthrope_; une autre fois -ils jouent _les Femmes savantes_, et avec la plus rare perfection. Mme -du Deffant en est à ce point dans l'admiration qu'elle déclare n'avoir -jamais rien entendu qui lui fit autant de plaisir. - -Mme de Cambis possède encore une voix délicieuse et souvent elle veut -bien la faire entendre après souper pour charmer les hôtes de la vieille -marquise. - -Malheureusement, les Oiseaux ne se bornent pas toujours à des -distractions aussi innocentes. Leur passion pour le jeu est poussée à ce -point qu'ils sollicitent Mme du Deffant de laisser installer chez elle -des tables de vingt-et-un et de trente-et-quarante. L'austère salon de -Saint-Joseph transformé en tripot! _horresco referens_! Désormais les -familiers de la maison, les étrangers de passage admis dans le cénacle, -pourront prendre part à des parties ruineuses. - -Le 10 décembre 1769, «le petit Fox», celui-là même qui devait plus tard -jouer dans son pays un si grand rôle, gagne 300 louis; la veille il en -avait perdu 260 contre Mme de Boisgelin. - -Mme du Deffant est fort irritée de ce jeu effréné; bien qu'elle n'ose -s'y opposer, elle le blâme sévèrement. - -Elle écrit à Walpole le 26 décembre: - -«Je pense comme vous sur les Oiseaux, je ne leur trouve nul attrait. -C'est une société dangereuse. Leur fureur pour le jeu est contagieuse... -on joua chez moi dimanche jusqu'à cinq heures du matin; le Fox perdit -450 louis. Ce jeune homme ne sera pas quitte de son séjour ici pour 3 à -4,000 louis.» - -Heureusement les Oiseaux ne tiennent pas en place, ils disparaissent -souvent et leur absence, loin de chagriner Mme du Deffant, lui cause une -satisfaction qu'elle ne dissimule pas à son amie Mme de Choiseul; -celle-ci, fort indulgente, lui répond: - - - «Fontainebleau, 16 octobre 69. - -«Les Oiseaux, dites-vous, sont envolés. Comment, tout de suite, comme -cela, sans raison?--Cela ressemble bien en effet à des oiseaux. J'avoue -que je n'en suis pas trop fâchée. Vous savez que je ne partage pas le -goût de Mme de la Vallière pour les Oiseaux; tant de grâces, de -légèreté, ne conviennent point à une grand'mère. Si ces Oiseaux vous -amusaient cependant, je désire qu'ils vous reviennent, on ne peut -disconvenir qu'ils n'aient un très joli ramage.» - -Depuis qu'il habitait la capitale, Saint-Lambert, nous l'avons vu, était -devenu fort à la mode; l'amitié du prince de Beauvau, une bonne fortune -éclatante, des poésies fugitives fort appréciées, tout avait contribué à -augmenter sa réputation et à lui faire obtenir dans la société une place -des plus enviables. - -Il travaillait depuis de longues années à un poème des _Saisons_, sur -lequel il comptait pour asseoir définitivement sa réputation. Il l'avait -commencé à Lunéville du temps de Mme du Chatelet, et depuis il avait -fait maintes lectures dans les salons de morceaux détachés, qui tous -avaient obtenu le plus grand succès. - -En 1769, le poème étant enfin terminé, l'auteur le livra à l'impression. - -Quand l'ouvrage parut, ce fut un cri d'enthousiasme dans le camp des -philosophes; l'esprit de secte dominait tout, et Saint-Lambert étant des -leurs, peu importait le mérite du poème, il fallait qu'il obtînt un -éclatant succès. - -Voltaire, toujours prodigue de compliments excessifs, pour les -littérateurs de second ordre, écrivait à l'auteur, non sans sourire -assurément: «Soyez persuadé que vos _Saisons_ sont le seul ouvrage de -notre siècle qui passera à la postérité.» - -Soutenu par le prince de Beauvau et par tous ses amis, l'ouvrage ne fut -pas moins bien accueilli dans la société que par les encyclopédistes. - -En dehors de leurs relations d'amitié, les Beauvau avaient les -meilleures raisons du monde pour défendre l'auteur. Saint-Lambert -n'avait-il pas eu l'habileté de terminer le troisième chant de son poème -par cet hommage à l'amitié: - - Oui, je verrai, Beauvau, ta gloire et ton bonheur, - J'entendrai célébrer ta vertu bienfaisante, - Ton âme toujours pure et toujours indulgente, - Ta valeur, ta raison, ta noble fermeté, - Ton cÅ“ur, ami de l'ordre, et juste avec bonté. - Je verrai la compagne à tes destins unie, - Embellir ton bonheur, seconder ton génie, - Et pour elle, et pour toi croître de jour en jour - Du public éclairé le respect et l'amour. - Vos succès, vos plaisirs, votre union charmante, - Le spectacle si doux de la vertu contente, - Me tiendront lieu de tout, et sans les regretter - Je perdrai les plaisirs que l'hiver va m'ôter. - -Mme du Deffant avec son esprit si net, appréciait peu la phraséologie -vague et incertaine de Saint-Lambert. Quand les _Saisons_ parurent, elle -se les fit lire et bien qu'influencée par son entourage, son impression -fut peu favorable: - -«Il y a un peu trop de pourpre, d'or, d'azur, de pampres, de feuillages, -écrit-elle. Je n'ai pas beaucoup de goût pour les descriptions, j'aime -qu'on me peigne les passions, mais les êtres inanimés, je ne les aime -qu'en dessus de porte.» - -Elle envoya l'ouvrage à son cher Walpole, sans lui cacher la piètre -estime en laquelle elle tenait le poème et l'auteur: - -«Ce Saint-Lambert est un esprit froid, fade et faux, dit-elle; il croit -regorger d'idées et c'est la stérilité même; sans les oiseaux, les -ruisseaux, les ormeaux et leurs rameaux, il aurait bien peu de choses à -dire.» - -«Ah! que vous en parlez avec justesse, lui répond Walpole, le plat -ouvrage! Point de suite, point d'imagination! une philosophie froide et -déplacée... des apostrophes tantôt au bon Dieu, tantôt à Bacchus..., -c'est l'Arcadie encyclopédique...» - -Ravie d'un jugement qui, au fond, était le sien, la marquise répond à -son ami: - -«Votre analyse de Saint-Lambert a débrouillé tout ce que j'en pensais; -c'est un froid ouvrage et l'auteur un plus froid personnage.» Elle -ajoute méchamment: «Les Beauvau se sont faits ses Mécènes. Oh! qu'il y a -des gens de village et des trompettes de bois! Peut-être y a-t-il encore -quelques gens d'esprit, mais pour des gens de goût, pour de bons juges, -il n'y en a point...» - -Le succès de Saint-Lambert ne fut pas sans mélange et l'enthousiasme des -gens de lettres ne fut pas universel. Les enfants perdus de la -littérature se permirent quelques critiques, Fréron et Palissot, entre -autres, ne ménagèrent pas l'auteur des _Saisons_. Les épigrammes -pleuvaient de tous côtés, une entre autres fit fureur: - - Saint-Lambert s'enroue à nous dire: - «Mon poème doit être bon - Car j'ai mis trente ans à l'écrire. - Trente ans! vous dis-je.» Et pourquoi non? - Il en faut autant pour le lire. - -Ces critiques faisaient le désespoir du poète. Que devint-il quand il -apprit qu'un jeune homme, M. Clément, préparait contre lui un véritable -pamphlet. Non content de couvrir de ridicule les _Saisons_, Clément se -permettait quelques plaisanteries sur la Doris du poème, or il n'était -que trop facile de reconnaître dans la Doris Mme d'Houdetot[56]. - - [56] Clément (1742-1812), après avoir été professeur à Dijon, - était venu à Paris pour faire le métier de «chamailleur.» Pour - attirer l'attention sur lui il s'était attaqué à cinq ou six - poètes à la fois, Saint-Lambert, Dorat, l'abbé Delille, Watelet, - Lemierre, etc. - -Les _Observations critiques_ allaient paraître. Saint-Lambert remua ciel -et terre pour en obtenir la suppression[57]. - - [57] _Observations critiques sur les poèmes des Saisons, de la - déclamation et de la peinture._ Genève et Paris, Legay, in-8º, - 1770. - -Mme de Boufflers écrivait à ce propos à son ami Panpan: - - - «Paris, ce 25 octobre. - -«Je viens de lire une critique imprimée des _Saisons_ qui met -Saint-Lambert au désespoir. J'aurais bien voulu pouvoir vous l'envoyer, -mais il a engagé Mme de Beauvau a en empêcher le débit, ce qui ne me -paraît pas d'une justice exacte, car, quoiqu'elle soit sanglante et -charmante, il n'y a pas de personnalité. - -«On dit qu'elle est d'un M. Clément, qui a infiniment d'esprit. Pour -moi, je l'aurais crue de Palissot. Cependant je vis hier une lettre de -ce Clément à Saint-Lambert, dans laquelle il se plaint du procédé -violent du poète, et il ne manque pas de dire qu'il est plus aisé et -plus commode de supprimer que de répondre. - -«Il se plaint aussi de ce que Saint-Lambert a écrit à M. de Sartines que -lui, Clément, avait été professeur de je ne sais quoi à Dijon et qu'il -en avait été chassé; il lui demande une entrevue chez M. de Sartines, où -il s'engage à lui prouver le contraire. Tout cela dans des termes -violents. - -«Je crois que Saint-Lambert, quoiqu'il affecte du mépris, est au -désespoir. C'est la maréchale de Luxembourg qui a eu un exemplaire de -cet ouvrage, et de la lettre, qui me les a fait voir, sans vouloir me -les prêter, ni à personne, à cause de Mme de Beauvau.» - -Le poète, de plus en plus irrité et abusant de son crédit, obtint, par -l'influence du prince de Beauvau, que son audacieux critique serait -envoyé au Fort-l'Évêque. C'était se montrer bien sensible; dans tous les -cas, le procédé ne manquait pas d'être assez piquant pour un philosophe. - -Clément occupa ses loisirs au Fort-l'Évêque à composer cette épigramme: - - Pour avoir dit que tes vers sans génie - M'assoupissaient par leur monotonie, - Froid Saint-Lambert, je me vois séquestré. - Si tu voulais me punir à ton gré, - Point ne fallait me laisser ton poème; - Lui seul me rend mes ennuis moins amers; - Car, de nos maux, le remède suprême - C'est le sommeil... je le dois à tes vers[58]. - - [58] GRIMM, _Correspondance littéraire_, 1771. - -Clément ne resta que trois jours au Fort-l'Évêque, mais il fut ensuite -autorisé à publier ses _Observations_. Son pamphlet aurait probablement -passé inaperçu, si la conduite de Saint-Lambert n'avait fait scandale et -attiré l'attention. - -Les encyclopédistes formaient une petite église fermée et intolérante à -laquelle ils n'admettaient pas que personne pût toucher. Non contents de -porter aux nues l'ouvrage de leur confrère, ils avaient tous pris parti -avec violence contre son obscur blasphémateur. Ils firent plus encore. -Ils décidèrent que l'Académie devait, par un éclatant témoignage, -consacrer le succès des _Saisons_. L'abbé Trublet venait fort à propos -de laisser un fauteuil vacant, Saint-Lambert fut invité à se présenter. -Il fut élu sans difficulté et, le 23 juin 1770, le poète était admis au -nombre des Immortels par M. du Coëtlosquet, évêque de Limoges. - -Saint-Lambert, dans son discours, crut devoir louer outrageusement ceux -qui l'avaient nommé et Grimm raille agréablement cette reconnaissance -exagérée: - -«On a, dit-il, donné à M. de Saint-Lambert, lorsqu'il est entré à -l'Académie, un encensoir, à condition qu'il en dirigerait les coups, non -seulement en arrière sur les fondateurs, mais encore en avant sur les -principaux nez académiques. Le nouvel élu a fait son devoir d'encenseur -à merveille, et il n'y a point d'habitué de paroisse qui sache mieux -lancer le sien vers le porteur du Saint-Sacrement.» - - - - -CHAPITRE VII - -1770 - - La marquise de Lenoncourt quitte Paris.--Mme de Boufflers songe à - suivre son exemple. - - -La vie de Mme de Lenoncourt dans la capitale devenait de jour en jour -moins agréable, elle souffrait de sa pauvreté, de son isolement, l'ennui -la gagnait et aussi la misanthropie. - -«J'ai trouvé dans la vie tant de gens qui ne voulaient pas m'aimer, -écrit-elle tristement, et qui ne voulaient pas que je les aimasse, tant -de sots, tant de gueux, qu'ils m'ont enfin dégoûté d'eux.» - -Cependant à la fin de 1769, elle eut tout à coup l'espoir d'une -meilleure fortune. Des parents bienveillants s'étaient occupés d'elle et -ils l'assuraient qu'ils allaient lui faire obtenir 8,000 livres de -rente. Comme elle en possédait déjà 8,000, son revenu se trouverait -doublé, et elle serait ainsi complètement à l'abri du besoin. Dans son -ravissement, elle écrit à son ami Panpan ces lignes touchantes: - -«Quand cela sera bien constaté, je vous en ferai part, et j'espère -qu'alors rien ne troublera notre paix intérieure, car vous m'avez promis -que quand je serai riche, tout ce qui m'appartiendrait serait à vous. -Si vous ne me tenez pas cette parole, mon Veau, nous nous brouillerons -irrémissiblement.» - -Pendant que les négociations continuent, Mme de Lenoncourt fait agir -toutes les influences dont elle dispose: «Je me démène comme une -possédée pour avoir mes picaillons,» écrit-elle. C'est pendant -Fontainebleau que la chose doit se décider, et naturellement la pauvre -femme est dans une anxiété terrible qui trouble complètement sa vie. On -la tourmente avec toutes ces espérances, qui peut-être ne se réaliseront -pas; ne vaudrait-il pas mieux lui dire: «N'y pensez plus». Plus le -moment décisif approche, plus son angoisse augmente et sa philosophie -ordinaire est impuissante à lui faire envisager l'avenir avec calme. - -Hélas! la mauvaise chance poursuit sans pitié la marquise. Au moment où -elle va toucher le but, où elle se croit déjà au comble du bonheur, elle -reçoit une désastreuse nouvelle: rien de ce qu'on lui a fait espérer ne -peut se réaliser. - -Le premier coup fut rude, mais la pauvre femme avait l'habitude du -malheur et elle se remit assez vite. Elle écrivait philosophiquement -quelques jours après: - - - «A Paris, le 16 janvier 1770. - -«Adieu châteaux, grandeurs, richesse, mon pot au lait est culbuté, mon -Veau; je reçus avant-hier une lettre charmante quoique bien affligeante; -mes parents sont plus fâchés que moi, et moi je leur suis plus obligée -que s'ils avaient pu faire ce qu'ils m'ont promis. Je suis bien -convaincue qu'il n'y a point de puissance soit céleste, soit terrestre, -qui puisse vaincre le malheur qui me poursuit. Il y a vingt ans que je -me noie, et que lorsque j'aperçois une planche pour me sauver, il arrive -un coup de massue pour me replonger au fond de l'eau. Je ne veux plus -lutter; cette année qui vient, vient de m'amener ma quarantième année, -je médite une retraite paisible et conforme à ma santé et à ma fortune. - -«Adieu, mon Veau, je voudrais bien vous avoir là au coin de mon feu, -pour que vous me disiez si je suis courageuse ou insensible. Je ne suis -point émue du tremblement de terre qui a renversé mes châteaux; je -voudrais bien croire que c'est parce que je suis un grand homme, car je -suis bien ennuyée de n'être qu'une petite femme.» - -Cette déception cruelle décida Mme de Lenoncourt à prendre un parti -auquel elle songeait depuis quelque temps. Elle résolut de quitter -Paris. Bien entendu, une fois sa résolution annoncée, elle fut entourée -d'amis qui cherchaient à lui persuader que le souverain malheur était de -vivre en province et qui mettaient toute leur éloquence à lui démontrer -tout ce que sa résolution avait d'affreux: «Si j'étais faible et -crédule, écrivait-elle, on me tournerait la tête.» - -Son premier soin est de raconter à Panpan ses nouveaux projets; il y est -plus intéressé que qui que ce soit, puisqu'elle va venir habiter la -Lorraine. - -Panpan, ravi de revoir une amie très chère, lui conseille de prendre -une maison à Lunéville, ce qui établira entre eux les plus douces -relations de voisinage. Si Lunéville ne lui convient pas, que ne -s'installe-t-elle à Nancy? Pourquoi ne cherche-t-elle pas à amener Mme -de Boufflers avec elle; elle lui rendra le plus grand des services en -l'arrachant à Paris et elles vivront ensemble le plus agréablement du -monde. - -Le Veau en parle à son aise! Enlever Mme de Boufflers à la vie de Paris, -mais c'est tenter l'impossible! Et puis Mme de Lenoncourt y -réussirait-elle qu'il ne lui plairait pas de vivre avec son amie: - -«J'ai autant de stabilité qu'elle en a peu, dit-elle. Je l'aime de tout -mon cÅ“ur, mais je crois que nous nous brouillerions si nous étions dans -la dépendance l'une de l'autre.» - -Du reste, la marquise ne veut entendre parler ni de Lunéville ni de -Nancy où elle pourrait être exposée aux mauvais procédés de son mari. -Elle ira habiter au mois d'octobre Remiremont, où on lui prête une des -plus jolies maisons de la ville; elle aura là une retraite honnête, -décente, et surtout inaccessible à M. de Lenoncourt. - - - «10 février 1770. - -«N'allez pas vous récrier, comme Mme de Boufflers, sur la tristesse du -séjour que j'ai choisi; je ne veux pas que l'on m'en dise du mal; j'y -trouverai de la tranquillité et de l'aisance, voilà ce que je cherche, -et ce qu'il me faut. - -«... Il me paraît impossible que dans quarante filles, je n'en rencontre -pas quelques-unes de bonne conversation. Je ne suis pas difficile, je le -serai encore moins quand j'aurai perdu l'amertume et l'aigreur que ce -pays-ci commençait à me donner. J'aime à écrire, j'aime à lire, j'aime à -travailler, je me ferai des occupations et je crois que je me défendrai -de l'ennui. Enfin, mon Veau, je suis tout accoutumée à cette idée-là , -qui, je l'avoue, m'a d'abord effrayée. Il me semblait que le feu était à -la maison, que je me jetais par la fenêtre, et je ne savais où j'allais -tomber. Cependant je n'ai pas balancé, parce que je crois qu'il ne faut -pas résister à la raison, à moins qu'une heureuse étoile ne nous ait -habitué à tout donner au hasard. - -«N'êtes-vous pas persuadé qu'on peut être heureuse partout à bon marché -excepté ici où tout s'achète bien cher. Plaisir, amis, considération, -tout se paie et mille fois au delà de sa valeur...» - -Si Panpan avait un grain de bon sens il viendrait habiter avec elle à -Remiremont: - -«Je vous donnerai, lui dit-elle, tout le haut de ma maison; je serai -votre ménagère; vous seriez caressé par quarante chanoinesses qui se -trouveraient trop heureuses d'être vos commères[59], et nous serions -tous deux riches comme M. de la Borde et M. de Montmartel. - - [59] Panpan désignait sous le nom de «compères» et «commères» ses - amis et amies de Lunéville qui formaient sa petite société - journalière. - -«La _princesse Boursoufflée_[60] ne me fait pas peur. Je ne lui dois que -parce qu'elle est une plus grande dame que moi. Cela ne peut pas être -bien gênant. Elle fait bonne chère, elle a des chevaux; cela peut même -être une ressource...» - - [60] La princesse Christine de Saxe, abbesse de Remiremont; voir - _les Dernières années de la Cour de Lunéville_, p. 360. - -Les projets de la marquise sont déjà complètement arrêtés. Elle fera ses -paquets pendant le carême, puis elle quittera Paris à Pâques. Elle se -rendra d'abord à la Neuveville, de là elle ira à Haroué voir la vieille -princesse de Craon, et son été se passera ainsi fort paisiblement. - -Le séjour à Haroué n'attire pas irrésistiblement Mme de Lenoncourt. -D'abord tout le monde dit que la princesse est fort baissée, qu'elle a -souvent des absences, enfin qu'elle est plus difficile à vivre que -jamais. Puis plusieurs de ses filles parlent de venir s'installer chez -elle: Mme de Mirepoix pour cacher la honte qu'inspire à tous sa -conduite; Mme de Bassompierre pour y faire des économies parce qu'elle a -perdu au jeu plus de 4,000 louis. La visite probable de ces deux dames -n'enthousiasme pas particulièrement la marquise, mais il faut bien s'y -résigner. Si au moins Mme de Boufflers annonçait son arrivée; elle en a -parlé, mais elle est si incertaine dans ses projets, si changeante. -Qu'adviendra-t-il au dernier moment? - -Enfin Pâques approchant, la marquise, toujours gracieuse et bonne amie, -écrit à son Veau pour lui demander ce qu'elle peut lui rapporter de -Paris, quel souvenir de la capitale lui sera le plus agréable. Panpan, -modeste dans ses prétentions, exprime le désir certes le plus étrange -qui se puisse imaginer: il demande à son amie de lui rapporter des -poissons rouges! Ainsi fut fait, à la plus grande satisfaction du Veau. - -Conformément au programme qu'elle s'est tracé, Mme de Lenoncourt se rend -d'abord à la Neuveville, mais elle n'y fait qu'un court séjour, elle -doit se rendre à Craon, où elle est attendue. En juin, elle écrit à -Panpan: - - - «Le 11. - -«Je m'en vais à Craon, mon Veau, il faut bien à la fin _sauter le -bâton_. J'y serai quinze jours tête à tête avec la princesse. Si Dieu -voulait que Mme de Boufflers arrive! Mais jamais il ne veut qu'elle soit -raisonnable, ni que je sois heureuse. Du moins il ne l'a pas encore -voulu et sa volonté est, dit-on, immuable. - -«A mon retour, il faudra bien qu'il permette que je vous voie ou bien je -me passerai de la permission, car c'est assurément ma plus forte -volonté.» - -_P.-S._--Mettez toujours sur mon adresse: Mme de -Lenoncourt-Haussonville, parce que ma belle-mère reçoit et décachète mes -lettres.» - -Ainsi qu'elle le prévoyait, Mme de Lenoncourt ne se plaît que fort -médiocrement à Craon où les distractions ne sont pas nombreuses. Elle -prend patience en se disant que tout a une fin, même les pires ennuis, -et puis, il est sérieusement question d'un voyage de Mme de Boufflers -en Lorraine, d'une visite que l'on ferait au Veau à Lunéville, et cette -perspective est si délicieuse qu'elle aide Mme de Lenoncourt à prendre -son mal en patience. - - - «A Craon, le 19. - -«Cette marquise vous a donc aussi mandé, mon Veau, qu'elle partait. Je -me flatte qu'elle mettra ce projet à exécution, excepté, toutefois, -qu'elle ne se soit pas abîmée à cette belle fête de M. de Fuentès, -ambassadeur d'Espagne, où l'on me mande que l'on jouait encore le -lendemain à quatre heures après midi. Dieu veuille qu'il lui reste de -quoi payer la poste. Si elle est tout à fait ruinée, nous ne la verrons -pas; si elle a gagné nous la verrons encore moins. Au reste, je me -lamente et je m'inquiète à plaisir, car je ne sais pas même si elle -était à cette fête. Mais, comme vous dites, elle est sujette à péter -dans la main. - -«Moi, mon Veau, je reste ici jusqu'au 27, et je vous jure que c'est tout -ce que je puis faire, car cela est mortel. La levrette arrive à la -Neuveville le 29 et n'y reste que vingt-quatre heures. Après son passage -je serai libre et très pressée de vous aller voir. Si la mère Boufflers -est de ce voyage nous nous arrangerons très bien dans votre petite -maison. Vous lui donnerez la belle chambre parce qu'elle est la plus -vieille et que je suis pour elle une manière de nièce, et moi je me -trouverai mille fois mieux quelque part où vous me mettiez, fût-ce dans -le lit de votre cuisinière, que je ne pourrais être dans le plus bel -appartement, s'il était hors de chez vous. - -«Rien n'arrive ici; je n'y reçois point de lettres et je ne sais pas de -nouvelles plus fraîches que celles du sacre du Roi, que la princesse me -raconte toutes les après-dîners avant de s'endormir. Je trouve que la -santé se soutient, mais que la tête baisse; elle est lourde, elle n'a -plus de mémoire; en vérité, mon Veau, il ne faut pas vieillir; il ne -faut pas non plus mourir jeune. Dites-moi donc ce qu'il faut faire, car -pour moi je ne le sais pas et me voilà pourtant dans ma quarantième -année. - -«Adieu, ma vache, je suis moult bête ici, je m'y sens une espèce -d'engourdissement fort nuisible à l'esprit. Le chevalier est pourtant -venu me faire une visite, mais si courte, si courte que c'est comme si -j'avais vu son ombre.» - -Comme il fallait s'y attendre, tous ces beaux projets de réunion -s'écroulent, Mme de Boufflers, sous des prétextes plus ou moins futiles, -renonce à son voyage, et Mme de Lenoncourt, assez découragée, va -s'installer à Remiremont. A peine a-t-elle fini ses derniers -arrangements qu'elle écrit à Panpan pour le supplier de la venir voir: - -«Si vous pouviez venir passer quelques jours avec moi, vous me feriez un -plaisir extrême. Ce sont vos maudites commères qui vous retiennent. Vous -seriez bien ici, et je vous assure que vous ne vous y ennuieriez pas. -Nous y jouerions au (je ne sais pas écrire ce nom-là ), vous auriez des -légumes, je sentirais bon la religieuse, nous causerions, nous nous -promènerions. Venez, mon Veau.» - -Mais Panpan, en bon et franc égoïste qu'il est, reste insensible aux -plus pressantes sollicitations. Son indifférence est d'autant plus -fâcheuse que Mme de Lenoncourt éprouve de grandes déceptions; sa -nouvelle installation est moins agréable, qu'elle ne l'imaginait, les -chanoinesses moins aimables qu'elle ne l'espérait; bref, au bout de peu -de temps, la marquise sent venir l'ennui, aussi est-elle trop heureuse -d'accepter les invitations qu'elle reçoit de ses amis. Elle retourne -passer quelque temps à Craon, puis elle va s'établir à la Neuveville où -elle compte passer l'hiver. Mais là non plus, elle ne trouve pas le -bonheur. - -C'est encore à Panpan qu'elle confie ses doléances: - - - «La Neuveville. - -«Me voilà , mon Veau, je suis comme un porte-balle, courant de château en -château. - -«Je suis ici très doucement, très commodément, mais il faut convenir que -ce n'est point amusant. - -«Nous sommes à la cloche, comme dans un couvent; mes voisins les -Chartreux ne sont pas plus solitaires que moi. Je supporte cette -solitude assez gaîment. On dit que l'hiver sera bien long; moi je dis -que je me chaufferai, que je lirai, et qu'enfin il se passera comme un -autre.» - -Mme de Lenoncourt ne tarde pas à se fatiguer de cette vie errante. -Remiremont, la Neuveville, Haroué étaient des ressources momentanées, -mais qui ne pouvaient être durables. «Il faut être chez soi, écrit-elle, -commander son dîner, son souper, voir qui l'on veut; le contraire, à la -longue, est très insupportable.» Et elle se décide enfin à chercher une -demeure à Nancy, au risque de ce qui pourra arriver. - -Justement, à cette époque, Mme Alliot venait de se résoudre à quitter la -Lorraine; elle fut trop heureuse de louer à Mme de Lenoncourt la maison -qu'elle occupait place de l'Alliance. - -Panpan ayant demandé s'il y serait bien accueilli, la marquise lui offre -une hospitalité vraiment écossaise. «Oui, sans doute, mon cher Veau, -vous y aurez un appartement, et s'il n'y avait qu'un lit, je le -partagerais avec vous.» - -A peine est-elle installée qu'elle réclame son ami à grands cris: -«Venez, mon Veau, venez admirer ma charmante maison; jamais je n'ai été -meublée et logée comme je le suis; je serai ravie de vous montrer tout -cela. J'en suis si occupée et si contente que je ne pense pas au -voisinage.» - -Si Mme de Boufflers n'avait pas mis à exécution son projet de voyage à -Lunéville, il n'en est pas moins certain qu'elle y avait songé. Elle -commençait à parler sérieusement de retourner vivre en Lorraine. Il est -vrai que la plupart du temps c'étaient propos en l'air et bien vite -oubliés. - -Sa vie devenait de jour en jour plus difficile; le jeu avait vite eu -raison de sa petite fortune et bien qu'elle s'efforçât de vivre avec la -plus stricte économie, elle n'arrivait plus «à joindre les deux bouts». -Il faut dire à sa louange qu'elle s'accommodait des privations avec la -plus surprenante facilité et qu'elle montrait dans sa misère relative -une philosophie tout à fait méritoire. - -Depuis longtemps son frère de Beauvau, ses meilleurs amis, Mme de -Lenoncourt et Panpan, la suppliaient de renoncer à l'existence de Paris -qui causait sa perte et de retourner vivre en Lorraine. Hélas! la pauvre -marquise promettait toujours et au dernier moment elle trouvait quelque -prétexte pour ne pas quitter la capitale. - -Le départ de Mme de Lenoncourt lui fit cependant une certaine -impression; elle comprit qu'elle serait un jour ou l'autre réduite -elle-même à une semblable nécessité et elle commença à parler plus -sérieusement de son retour en Lorraine. Mais où fixerait-elle ses -pénates? Habiterait-elle Nancy, où depuis longtemps déjà elle possédait -une demeure? Résiderait-elle à la Malgrange, qu'elle devait à la -libéralité de Stanislas? Son goût l'entraînait plutôt vers Lunéville, -mais depuis qu'elle avait dû quitter les appartements du château, elle -n'y avait plus d'abri; elle songea un instant à louer un assez grand -appartement qu'elle connaissait et qui, à ses yeux, avait le très grand -avantage d'être situé tout proche de la demeure de Panpan. - -Mais sa famille, au courant de son intention, souleva mille objections. - -Elle eut alors l'idée de proposer à Panpan de lui louer une partie de la -maison qu'il occupait; de cette façon ils vivraient ensemble, sous le -même toit, dans une charmante intimité. - -Elle lui écrit en mars 1770. - - - «Paris, 5 mars. - -«Il s'en faut bien, mon cher cÅ“ur, que je vous croie un tort, mais j'ai -été fâchée de la publicité de mon projet, à cause des importunités que -cela m'attire. Il faut renoncer à cet appartement dont l'idée -m'enchantait. Tout le monde dit que ce serait loger dans des casernes. -Ainsi, il faut se retourner et songer à votre maison. Acheter à vie, -est-ce payer tous les ans le loyer comme mon frère fait de la maison -qu'on lui bâtit actuellement[61]? Autrement je ne pourrais pas payer, -n'ayant pas d'argent. Voyez comment vous pouvez arranger cela. Il ne -faut pas songer à l'hôtel de Craon que mon frère compte vendre à la -première occasion[62]. - - [61] Le prince de Beauvau faisait bâtir l'hôtel qui est - actuellement le ministère de l'intérieur. - - [62] L'hôtel de Craon, à Nancy, où est installé actuellement la - Cour d'appel, avait été vendu par le prince, en 1751; il s'agit - évidemment ici de l'hôtel de Craon, à Lunéville; il était situé - le long du parc du château. - -«Adieu et bonjour, mon cher ami, je vous embrasse mille fois. - - (D'une main étrangère.) - -«Le remède qu'on applique à l'Å“il de Mme la marquise lui fait quelque -bien et on lui fait espérer qu'avec le temps, il guérira tout à fait. -L'oculiste est de Lyon; il est à Paris pour affaires. Il est connu par -des cures extraordinaires.» - - -Cette proposition, qui aurait dû combler de joie le vieux Panpan, ne -parut pas le séduire le moins du monde. - -Il reçut avec beaucoup de froideur les offres de son amie et il souleva -plusieurs objections: la principale était que sa modeste demeure ne -pouvait convenir à une grande dame, qu'elle n'y trouverait pas -l'élégance et le faste auquel elle était habituée, enfin il s'étendait -sur des considérations de décence, de convenance, qui, sous sa plume, -étaient au moins assez singulières. - -Mme de Boufflers réfute ses objections avec autant d'esprit que de -cÅ“ur: - - - «Paris, ce 9 avril 1770. - -«J'ai répondu à la lettre du 1er février et à celle du 5. D'abord il est -question de votre maison que je voulais louer ou acheter. Croyez-vous, -mon Veau, qu'en prenant le parti de renoncer à ceci pour jamais, et en -ne songeant qu'à finir doucement ma vie loin d'ici, je me croie obligée -à mettre beaucoup de faste ou de décence, comme vous l'appelez, dans une -retraite, où, _comme je le désire_, je serai bientôt oubliée, et où ne -devant jamais voir les gens qui mettent toute leur vertu et tout leur -esprit à trouver de l'importance à ces choses-là , je doive seulement -songer à ce qu'ils en penseront. Je n'ai en vérité pensé qu'à me -procurer la consolation de vivre avec vous, et dans le seul pays que -j'aime, parce que c'est le seul où j'ai été heureuse. - -«Croyez, mon Veau, que les choses qui vous paraissent indécentes, parce -que vous en jugez d'après les idées de certaines personnes, perdront -toute leur importance, dès que nous serons bien sûrs de ne jamais les -revoir. - -«Je conclus donc à louer la partie de votre maison que vous n'habitez -pas, ou quelque chose qui en soit tout près. - -«Voilà mes conditions, voyez si vous me voulez à ce prix-là .» - -Où Panpan a-t-il pris que Mme de Boufflers voulait mener grand train et -faire du faste? Elle le voudrait qu'elle ne le pourrait pas, puisqu'elle -est à peu près ruinée par les impôts nouveaux; du reste, elle n'y songe -pas un instant: - -«Quant à ma manière de vivre, elle sera fort bourgeoise, de quelque -manière que les choses tournent, c'est-à -dire soit qu'on paie ou non. Je -compte dans les deux cas ne pas dépenser au delà de ce que j'ai sur M. -de Beauvau, le chevalier et le marquis de Boufflers, et la Malgrange. Du -reste, si l'on paie, nous tâcherons d'en faire du bien à tous ces -pauvres gens qui m'ont, presque tous, marqué de l'attachement. Je perds -à peu près 5,200 livres aux troisièmes[63], mais si l'on est payé, -comme on le croit, j'y gagnerai.» - - [63] On parlait de frapper les revenus d'un troisième vingtième. - -La marquise termine sa lettre en citant un trait charmant du duc de -Choiseul, à propos de La Harpe et de sa fameuse pièce _Mélanie_ ou _la -Religieuse malgré elle_. - -La Harpe s'était plu à retracer les vertus de son bienfaiteur, M. -Legier, curé de Saint-André-des-Arts; il dépeignait l'intérieur d'un -couvent, les vertus d'un pasteur vénérable, les souffrances d'une jeune -novice. La pièce ne pouvant être jouée, parce qu'on ne l'aurait pas -permis, La Harpe en faisait des lectures dans les salons de Paris; ses -tirades, qui correspondaient si bien aux idées de l'époque, soulevaient -l'enthousiasme général et faisaient «couler bien des larmes». La pièce -fut même représentée trois fois sur le théâtre de M. d'Argental: La -Harpe y jouait le rôle du curé, aux applaudissements de tous[64]. - - [64] M. I. Chénier a écrit dans l'Épître à Voltaire: - - La Harpe, aux sombres bords, t'aura conté, peut-être, - Des préjugés bannis le burlesque retour, - Et comment il advint que lui-même, un beau jour, - De convertir le monde eut la sainte manie. - Tu lui pardonneras, il a fait _Mélanie_. - -«Vous serez bien aise d'apprendre ceci de M. de Choiseul. Nous avons, ou -plutôt Saint-Lambert a parlé à Mme de Beauvau d'une pièce de La Harpe -que nous avons entendue et qu'il ne connaissait pas. Mme de Beauvau l'a -fait venir et a été contente de la pièce qui s'appelle _Mélanie_ ou _la -Religieuse malgré elle_. La pièce a été lue chez Mme de Grammont où -était M. de Choiseul. On a demandé à l'auteur s'il ne la ferait pas -imprimer en Hollande. Il a dit qu'il croyait qu'il faudrait finir par -là , parce qu'on lui disait qu'il se ferait des affaires en la faisant -imprimer ici; qu'il en était d'autant plus fâché qu'il avait trouvé deux -libraires qui lui en offraient mille écus. Le lendemain M. de Choiseul -lui a mandé qu'il voulait être son troisième libraire et il lui a envoyé -mille écus[65].» - - [65] _Mélanie_, drame en trois actes. Il fut imprimé secrètement - à Paris sous la rubrique: Amsterdam, 1770. - -Au mois de septembre 1770, Mme de Boufflers a complètement oublié ses -projets de départ, elle est toujours à Paris. - -L'abbé Terray a remplacé M. d'Invaut au contrôle général depuis le mois -de décembre 1769, mais ses procédés financiers ont soulevé de grandes -clameurs, et il y a une fermentation générale. Le crédit est absolument -perdu et pour le relever l'abbé ne voit d'autre moyen que de faire une -banqueroute totale. On est accablé de remontrances, de représentations, -de réquisitoires, d'arrêts, de lettres patentes, etc. Mme de Boufflers -envisage avec calme tout ce bouleversement; si ses pensions sont payées, -elle se tient pour satisfaite. - -La marquise narre à son Veau les incidents de la capitale: - - - «Paris, 28 septembre 1770. - -«Bonjour, mon Veau. Voilà la première fois de la vie que vous ayez été -un peu content de moi! aussi vous verrez comme la louange me donne de -l'émulation. - -«Hier matin, M. le Dauphin se trouva mal, il eut de la fièvre, mal aux -reins et à la tête. On vient de dire qu'il était mieux en ce moment.[66] - - [66] L'on sait, sans qu'il soit nécessaire d'insister, les - difficultés qu'éprouvait le Dauphin à donner à son épouse des - marques de sa tendresse. Il dut à plusieurs reprises, et très à - contre-cÅ“ur du reste, subir de légères opérations. Mme de - Lenoncourt faisait plaisamment allusion à cette situation quand - elle écrivait à Panpan: «Le Dauphin me fait pitié; ils lui ont - fait encore une opération. On le tourmente comme pour lui faire - prendre une médecine. Je suis persuadé qu'avec ces manières-là on - en aurait dégoûté le chevalier de Beauvau lui-même!» - -«Savez-vous que le contrôleur général a envoyé chercher l'abbé Morellet -et lui a défendu de faire paraître son Dictionnaire. L'abbé lui a dit -que comme il l'avait fait par ordre de M. d'Invaut, qui lui avait dit -qu'il se chargeait des frais, il espérait au moins que M. l'abbé Terray -voudrait bien s'en charger aussi. Le contrôleur général lui a répondu: -«Que ceux qui vous ont fait travailler vous payent; ce n'est pas mon -affaire.» Il y a pour 2,000 livres de frais[67]. - - [67] Cet ouvrage avait paru en 1770, sous le titre: _Prospectus - d'un nouveau dictionnaire de commerce_. Paris, 1770, in-8º. - -«Savez-vous que le chancelier a fait venir M. Thomas pour le menacer de -la Bastille, au cas que son discours courût, et qu'en même temps il le -lui a gardé huit jours, si bien qu'il est possible qu'on en ait pris -copie chez lui[68]. - - [68] Thomas (1732-1785), de l'Académie française. L'archevêque de - Toulouse, Charles de Loménie de Brienne, élu à l'académie en - 1770, prononça le 6 septembre son discours de réception. Thomas - répondit en qualité de directeur. Cette réponse donna lieu à des - interprétations auxquelles Thomas n'avait pas songé. Le duc - d'Aiguillon se plaignit au Roi par l'intermédiaire de Mme du - Barry et l'avocat général Séguier adressa une plainte à - Maupeou.--Les discours de l'archevêque et de Thomas ne furent - imprimés qu'en 1808. - -«L'archevêque de Toulouse a dit que, puisque le discours de M. Thomas -n'était pas imprimé, le sien ne le serait pas non plus. On dit aussi que -l'Académie a dit à M. Séguier que, sans le respect de son nom, on -l'aurait rayé de l'Académie, à cause de son réquisitoire. - -«M. de Choiseul est à Chanteloup jusqu'à Fontainebleau, avec beaucoup de -monde. Il y aura beaucoup de fêtes et de plaisirs. On ne parle de rien. -Je vis hier une maison énorme qu'il fait bâtir à l'arsenal pour lui; -elle n'a que vingt-six croisées de face. - -«Je passai hier la journée à Port-à -l'Anglais, dans une maison que la -maréchale de Mirepoix a louée à vie, qui est charmante. En vérité, cela -dégoûte de tout. C'est sur les bords de la rivière Marne-Seine; la vue -et les jardins sont charmants. - -«Adieu donc, CÅ“ur, je m'adonne aux nouvelles.» - - - - -CHAPITRE VIII - -1770-1771 - - Départ du chevalier de Boufflers pour la Hongrie.--Son séjour au - camp des Confédérés.--Ses déceptions.--Son retour à Vienne. - - -Nous avons vu que le chevalier de Boufflers consacrait la meilleure -partie de son temps à rimer en l'honneur des dames et à courir les -grandes routes. Mais il ne se bornait pas à ces deux occupations, en -somme inoffensives; pour son malheur il était, comme sa mère, possédé de -la passion du jeu, et la fortune ne lui était guère favorable. Un soir, -au Palais-Royal, il perdit plus de mille louis dont il n'avait pas le -premier sol. Il ne put payer naturellement, ce qui causa «de grandes -criailleries». Paris était sa perdition, tout le monde le lui disait et -il le sentait très bien lui-même, si bien qu'il recherchait toutes les -occasions de fuir la capitale. - -En 1770, ayant appris que le Roi projetait d'envoyer un ambassadeur -extraordinaire auprès de l'infante de Parme, à l'occasion de ses -couches, il s'imagina que nul n'était plus apte que lui à remplir cette -mission de confiance et il écrivit à Choiseul pour lui demander la -préférence. Il rappelait plaisamment les missions dont Stanislas l'avait -autrefois chargé et qu'il avait, assurait-il, remplies à son entière -satisfaction. - - - «Monsieur le duc, - -«On dit que l'infante de Parme va bientôt accoucher, et vous êtes trop -poli pour ne pas lui faire un petit compliment. Je m'empresse de -m'offrir, parce que j'ai pensé que vous dépêcheriez peut-être un -courrier extraordinaire, et, assurément, vous ne pouvez pas en trouver -un plus extraordinaire que moi. Je ne suis pas neuf en politique; j'ai -fait mes premières armes avec la princesse Christine; de là , j'ai été à -Francfort boire à la santé du Roi des Romains, et, quelque temps après, -je suis venu à la mort de M. le Dauphin, faire compliment sur sa -guérison. Je me sens tout l'acquit et tous les talents nécessaires pour -haranguer dans cette occasion-ci le père, la mère, et même l'enfant sans -qu'il y trouve un mot à redire; mais ce qui me plaira le plus, ce sera -de parcourir ensuite toute l'Italie avec les profits de mon ambassade, -et de voyager sur le velours. - -«Je crois que mon projet sera fort goûté de mes créanciers; je souhaite -qu'il le soit autant de vous, et, en attendant votre réponse, je suis -avec respect, monsieur le duc...»[69]. - - [69] Communiquée par le comte de Croze-Lemercier. - -Bien qu'il fût on ne peut mieux disposé pour son jeune ami, le duc -n'acquiesça pas cependant à sa demande. Ce que voyant, Boufflers imagina -une autre combinaison. Les Polonais venaient de se soulever contre la -Russie. Il résolut d'aller rejoindre les Confédérés de Bar et de leur -prêter l'appui de son épée; ce projet flattait son goût pour la -locomotion et en même temps lui faisait espérer force combats où il -trouverait sûrement l'occasion de se distinguer, voire même de se -couvrir de gloire. C'était un moyen de montrer ce dont il était capable -et de donner à son besoin d'activité un but honorable. - -La détermination était grave et pouvait avoir pour son avenir une -importance considérable. Aussi, avant de prendre un parti irrévocable, -Boufflers, ainsi qu'il convenait à un neveu respectueux, se rendit-il -chez son oncle de Beauvau pour lui soumettre ses projets; M. de Beauvau, -estimant probablement que tout valait mieux pour le jeune homme que -l'oisiveté de la capitale, l'encouragea beaucoup, et il lui promit tout -son appui. - -Avant de s'éloigner, le chevalier crut de son devoir d'aller dire adieu -à Mme de Choiseul à Chanteloup. Après un assez long séjour chez la -duchesse, il lui écrivait cette jolie lettre: - - - «8 auguste 1770. - - «Madame la duchesse, - -«Vous avez eu bien tort de vous laisser enlever de Chanteloup, car vous -ne serez nulle part aussi aimable. Je serais bien tenté d'en dire autant -de votre ravisseur; mais il serait mal à moi d'oublier le bonheur de -tous, pour celui d'un seul, et votre ravisseur est le seul qu'il ne -faut pas aimer pour lui-même. - -«Moi qui ne connaissais de plaisir que dans le changement de lieux, je -commence à changer de goûts. J'aurais bien béni une attaque de goutte ou -une lettre de cachet qui m'aurait obligé de rester à Chanteloup, et je -sens à cette heure qu'il ne faut courir que jusqu'à ce qu'on vous -trouve. - -«En vous quittant j'ai été pour trois jours aux Ormes où M. de Voyer -abat du nouveau pour élever du vieux et prétend soutenir son château, -qui est déjà presque tout tombé, par une douzaine de tours qui ne sont -point encore élevées. - -«De là , j'ai été passer trois autres jours à Turny. J'ai vu des gens -très gais, ce qui m'a fait penser que la peine du Dante en enfer, dont -les prédicateurs font tant de cancans, n'est pas aussi affreuse, et en -vérité il tient à bien peu que je vous dise que c'est ce que je vous -souhaite. - -«Madame la duchesse, n'oubliez pas le sabre que vous m'aviez promis. Je -veux être armé de votre main victorieuse et je serai charmé d'être votre -chevalier, parce qu'il ne faut pas vous défendre contre beaucoup de -monde et que c'est un état fort tranquille. - -«Souvenez-vous surtout, madame la duchesse, de mon respect, de mon -attachement, de mon admiration pour vous. Ce seront toujours là mes -premiers sentiments jusqu'à ce que je trouve en Hongrie, ou en -Valachie, ou en Esclavonie quelqu'un qui vaille mieux que vous[70].» - - [70] Communiquée par le comte de Croze-Lemercier. - -Avant de partir pour son expédition aventureuse, le chevalier vint -passer quelques jours en Lorraine où il visita tous ses amis. - -«Le chevalier est arrivé avant-hier de Chanteloup aussi fou que sa mère, -écrit Mme de Lenoncourt, il part pour Vienne, l'Allemagne, la Bohême et -n'a pas le premier sol... Il va servir dans l'armée des Confédérés en -Pologne, il y sera ou haché ou pendu. Pourquoi faire le chevalier -errant? Cela me fâche tout à fait.» - -Après un séjour à Nancy et à Lunéville, après avoir dit adieu à Panpan -et à Mme de Lenoncourt, à laquelle il promet d'envoyer de ses nouvelles, -le chevalier se met en route. - -Fidèle à sa promesse, à peine arrivé à Munich, il prend la plume pour -narrer ses impressions à la marquise: - - - «Ce mercredi 26, à Munich. - -«Bonjour, chère et charmante mère[71], je vous ai déjà portée dans mon -cÅ“ur pendant 150 lieues et je suis résolu, quelque fatigant que soit -cet exercice-là , à vous y porter jusqu'au bout du monde. Mon voyage -jusqu'ici a été charmant, je me suis fort amusé à Strasbourg et de là -j'ai été m'amuser encore mieux à mon cher Carlsruhe. On invita tous les -soirs les princes et tous les hommes à aller faire une petite visite -pour leur instruction et pour leur plaisir. De là j'ai été passer deux -jours assez tristes à Ulm; d'Ulm encore de l'ennui pendant deux jours à -Augsbourg, mais ici je me dédommage de tout; c'est ici un lieu de -délices, tout y est beau, tout y est gai; il y a de belles chasses, de -bonne musique, des gens très polis et des femmes en abondance, belles -comme des anges et douces comme des moutons. Sur ma parole, c'est ici le -paradis de Mahomet; c'est dommage que je ne sois pas meilleur turc que -chrétien. - - [71] Il l'appelle sa mère par plaisanterie, de même qu'elle - l'appelait son fils. - -«Adieu, ma bonne petite chère mère. Je vous écrirai encore malgré ma -paresse, pour bien vous prouver qu'il n'y a pas une sorte de paresse -chez moi dont vous ne puissiez triompher, et que vous réussissez où -toutes les dames de Munich auraient échoué. - -«La conquête de ma petite personne est à présent attachée à une espèce -de nÅ“ud gordien qu'il faut défaire, mais seulement je prie les dames de -ne pas s'y prendre tout à fait comme Alexandre. - -«Adieu, mille compliments et mille respects chez vous. - -«Je ne voulais pas absolument tourner cette page, mais je me souviens -que le résident de France, très honnête et très aimable homme, m'a -beaucoup parlé de vous, il faut que vous ne soyiez pas indifférente par -vous-même, car tout ce qui vous connaît vous aime ou vous hait. Pour -moi, je suis le seul qui ait trouvé l'équilibre. Non, ma chère maman, -vous savez que je l'ai perdu pour jamais et vous savez aussi de quel -côté. Adieu, vieux sage de la Grèce. - - le Chevalier DE BOUFFLERS.»[72] - - [72] Communiquée par le capitaine Noël. - -Après un voyage rempli de péripéties, Boufflers arrive à Vienne, mais il -n'y reste que quelques jours, juste le temps de se mettre en rapports -avec M. Durand, agent secret de Louis XV. Enfin, après force dangers et -fatigues de tous genres, le voilà sur les confins de la Pologne! Il a -aussitôt une entrevue avec les chefs des Confédérés et il peut les -entretenir de ses projets. - -C'est à son oncle de Beauvau qu'il confie ses premières impressions: - - - «Carchau, ce 10 janvier 1771. - -«Me voici à mon périhélie, mon prince, s'il est aussi permis de comparer -un hussard à une planète qu'un capucin. Je ne compte pas pousser dans ce -moment-ci ma pointe plus loin, parce qu'on parle de peste à six lieues -d'ici et que d'un moment à l'autre je pourrais me trouver arrêté par un -cordon de santé derrière lequel je mourrais d'ennui. - -«Je viens de passer deux ou trois jours à Kapères, sur la frontière de -Pologne, avec la généralité de la République, qui s'est retirée à -l'ombre des ailes de l'aigle autrichienne, et qui forme une -confédération générale dans laquelle toutes les autres viennent se -perdre. Depuis quelque temps je m'étais mis au fait des affaires tant -civiles que militaires de la Pologne et j'en ai raisonné avec ces -messieurs, d'une manière générale qui leur a plu. Ils ont fini par me -proposer le commandement des troupes qui vont être levées avec les -subsides de la France. Je leur ai répondu que je ne pourrais pas -disposer de moi sans la permission et même l'ordre de M. de Choiseul, et -sur-le-champ ils ont écrit en France pour lui en faire la demande. Si -par hasard il vous en parle, je vous supplie, mon prince, de vouloir -bien favoriser mes projets et mon désir extrême d'apprendre et de faire -la guerre. C'est une occasion unique pour moi d'acquérir et de -développer des talents; si j'ai des succès je deviendrai utile à la -France, sans qu'il lui en ait rien coûté; si je suis battu, tout le mal -sera pour la Pologne. Je sais d'avance toutes les traverses et tous les -obstacles que j'essuierai, mais je ne désespère de rien.» - -Après avoir développé longuement à son oncle tout son plan de campagne -et les ingénieuses combinaisons qu'il a imaginées pour battre les -Russes, Boufflers termine ainsi: - -«Je vous demande bien pardon, mon cher oncle, de la longueur et de la -cochonnerie de ma lettre, mais je suis au fond de la Hongrie que je -parcours à cheval, je n'ai que du papier, des plumes et de l'encre de -cabaret, et quel cabaret! D'ailleurs, je me porte comme le Pont-Neuf, -quoique j'en sois à 500 lieues et je retourne à Vienne où j'attendrai -votre réponse[73].» - - [73] Toutes les lettres de Boufflers au prince de Beauvau - contenus dans ce chapitre nous ont été communiquées par Mme *** - qui nous a demandé de ne pas la nommer. - -En attendant l'autorisation de la cour de France, Boufflers revient à -Vienne en effet pour organiser les derniers préparatifs de son -expédition. A peine y est-il arrivé qu'il apprend une nouvelle -stupéfiante: la chute du duc de Choiseul. Saisi de douleur du malheur de -ses amis, il leur écrit sa profonde sympathie et leur adresse en même -temps les louanges les plus délicates, celles qui pouvaient le mieux -leur toucher le cÅ“ur. - - - «Vienne, 29 janvier 1771. - -«C'est à mon retour de Hongrie, madame la duchesse, que j'apprends la -nouvelle la plus étonnante, que j'aurai jamais entendue de ma vie. Je -n'ai pu me défendre d'un saisissement que je me suis reproché après, -mais j'ai fini par penser que ce serait peut-être là l'époque de votre -bonheur. Vous allez y gagner tout ce que l'État perd: le plus aimable -des hommes est rendu à vous et à lui. Il a suffi à tout, il se suffira à -lui-même; il a surpassé tant de grands hommes quand il était en place, -il les surpassera dans sa retraite. Son destin est d'effacer toutes les -gloires. - -«Si vous daignez me nommer à lui, madame la duchesse, peignez-lui avec -toute votre éloquence, mon respect, mon attachement, mon admiration et -l'espèce d'attendrissement involontaire avec lequel je pense toujours à -lui. - -«J'espère être compris dans le nombre de ceux à qui il sera permis de -vous rendre hommage. Le plus heureux moment de ma vie sera celui où je -le reverrai, où je lui dirai tout ce que je sens pour lui, où je le -remercierai de tout le bien qu'il m'a fait et où je pourrai jouir plus à -mon aise que jamais du bonheur qu'il répand autour de lui. - -«Pardonnez-moi ma liberté, madame la duchesse, et croyez que rien ne -peut égaler au fond de mon cÅ“ur le respect et l'attachement que je vous -ai voués.» - -Ce ne fut que deux mois plus tard que Boufflers reçut l'autorisation si -ardemment sollicitée, mais depuis le mois de janvier la situation -politique s'était bien modifiée et le pauvre chevalier écrit tristement -à son oncle, le 6 mars 1771. - - - «6 mars. - -«Je viens de recevoir, mon prince, l'agrément du Roi pour aller servir -en Pologne à la tête d'une partie des troupes de la Confédération. Je -pars dans trois jours au plus tard. - -«Je vous avouerai qu'il y a une fâcheuse différence pour moi entre le -temps où j'ai fait la demande et celui où j'ai obtenu le consentement... -Je sens tout le danger de ma situation, mais comme je vois quelque honte -à reculer, je me sacrifie sans délibérer... Quelque chose qui arrive, -j'acquerrai au moins de l'expérience.» - -Il termine sa lettre par des félicitations au sujet de l'heureuse -délivrance de sa cousine Mme de Poix, qu'il aimait beaucoup: - -«Recevez, mon prince, tous mes compliments sur le glorieux grade de -grand-père que vous venez d'acquérir. J'aime bien tendrement Mme de -Poix, mais elle me vieillit trop, je ne m'accoutume pas à voir enfanter -ce que j'ai vu naître et je ne lui pardonnerai qu'à condition que ses -enfants lui ressembleront[74].» - - [74] Mlle de Beauvau avait épousé en 1767 le prince de Poix, fils - du comte de Noailles. La jeune fille n'avait alors que quatorze - ans et on lui en aurait donné douze. - -Boufflers part de Vienne le 10 mars, mais quand il arrive à la frontière -de Pologne, il s'aperçoit avec douleur que rien n'est prêt, qu'on n'a -réuni aucun des hommes qu'on s'est engagé à lui fournir, qu'aucune des -promesses qu'on lui a faites n'a été tenue et que le «gâchis» est à son -comble. «Les maréchaux polonais se moquent de la Confédération, -écrit-il, ils prennent l'argent de tout le monde et les ordres de -personne.» - -Naturellement l'argent manque complètement; aussi la guerre «qu'ils -feront ne sera pas la guerre des esclaves, mais celle des gueux. Il leur -faut apprendre à se passer de tout et prendre Épictète pour président de -leur conseil de guerre». - -Boufflers attend quelque temps sur la frontière dans l'espoir que les -choses s'arrangeront dans un sens favorable, mais il ne trouve de la -part des Confédérés que froideur, chicane et mauvaise volonté: - -«Cela m'a appris, dit-il, que les Polonais étaient des fripons, ce que -je savais déjà très bien, et que j'étais un sot, ce que je ne savais pas -encore assez.» - -Le pauvre chevalier trouve tout simple d'avoir été «trompé et -architrompé» par les Polonais et leurs adjudants, mais il est furieux -contre M. Durand qui connaissait le fond des choses et qui aurait pu lui -épargner un voyage de 400 lieues, «coûteux, pénible, ennuyeux et -ridicule.» - -Il s'ennuie à périr, il est plein d'inquiétude et de chagrin: - -«La peine n'est rien, écrit-il, mais l'ennui des contradictions, le -sentiment perpétuel de sa propre faiblesse, l'ingratitude des gens qu'on -sert, la mauvaise volonté de ceux dont on dépend, sont des tortures pour -l'âme. - -«Je reviendrai en France me consoler avec toutes les filles de la rue -Saint-Honoré, car ce sont les seules avec qui les négociations et les -entreprises soient sûres du succès; il est vrai qu'on s'en repent -quelquefois, mais j'aime mieux le repentir que les contradictions, parce -que le mal vaut mieux après qu'avant.» - -Dumouriez, qu'il a retrouvé au camp des Confédérés, n'a pas été plus -heureux que lui ni mieux traité: «C'est un homme de beaucoup d'esprit, -dit-il, et une très forte tête, quoique très chaude.» - -Voltaire, mis au courant de l'escapade du chevalier, ne l'approuvait -guère, mais dans sa correspondance avec Catherine il en parlait sur un -ton badin qui dissimulait mal les inquiétudes très vives qu'il éprouvait -pour son jeune ami: - -«Si je questionnais le chevalier de Boufflers, je lui demanderais -comment il avait été assez follet pour aller chez ces malheureux -confédérés qui manquent de tout, et surtout de raison, plutôt que -d'aller faire sa cour à celle qui va les mettre à la raison; je supplie -Sa Majesté de le prendre prisonnier de guerre; il vous amusera beaucoup; -rien n'est si singulier que lui, et quelquefois si aimable. Il vous fera -des chansons, il vous dessinera, il vous peindra, etc.[75].» - - [75] 6 juillet 1771. - -Mais Catherine n'entendait pas raillerie sur la politique et elle écrit -d'un ton bien peu rassurant pour le chevalier, si les hasards de la -guerre le font tomber entre ses mains: - -«J'ai un remède, pour les petits-maîtres sans aveu qui abandonneraient -Paris pour servir de précepteurs à des brigands. Ce remède vient en -Sibérie, ils le prendront sur les lieux.» - -Désolé de la vie inactive qu'il mène, furieux d'avoir été joué, -Boufflers, qui ne voit pas d'issue favorable et prochaine, se décide à -retourner à Vienne. - -En route il s'arrête à Presbourg et c'est de là qu'il écrit à Mme de -Choiseul en lui expédiant un souvenir du pays: - - - «Presbourg, 21 avril 1771. - -«J'ai l'honneur de vous envoyer, madame la duchesse, une caisse de vins -de Tokay bien proportionnée à votre ivrognerie. Il y en a de quatre -espèces différentes, parce que je ne sais pas si vous aimez à boire tous -les jours le même vin. Je voudrais bien arriver à Chanteloup en même -temps que mon magnifique présent, mais il faut que je reste encore -quelque temps dans ce pays-ci... (Il lui raconte ses déconvenues.) - -«Je suis à présent en chemin pour Vienne, où je vais attendre plus -commodément qu'en Hongrie l'issue de mon entreprise. Vous voyez par là , -madame la duchesse, que si je ne me bats pas comme un César, au moins -j'attends comme un Fabius. Mais ce que j'attends le plus impatiemment, -c'est le moment de vous aller faire ma cour et de prendre ma part du -bonheur dont vous jouissez et dont vous faites jouir chez vous. Je me -fais une fête d'y voir Curius à sa charrue. Il doit être bien content de -n'avoir plus que celle-là à mener. Celle qu'il quitte est bien mal -attelée. Ce ne sont pourtant pas les bêtes qui manquent. - -«Je voudrais bien vous mander des nouvelles, mais je n'en sais pas. -C'est ici comme chez vous, tout le monde ment à qui mieux mieux. Les uns -ne savent ce qu'ils disent, et les autres ne savent ce qu'ils feront. Le -grand défaut de l'univers, c'est de n'avoir pas le sens commun; mais -dans le fond, il n'est pas aussi nécessaire qu'on le croit. On parle ici -de guerre le matin et de paix le soir. Je voudrais que cela prît ce -train-là , parce qu'on ferait de l'exercice le jour et qu'on se -reposerait la nuit. - -«On m'avait assuré dans la haute Hongrie qu'il y avait 400 pièces de -gros canons à Bude. J'ai passé à Bude et je n'ai trouvé dans l'arsenal -qu'une centaine de vieux mousquets. On dit depuis plus de deux mois -qu'il est parti grand nombre de troupes d'Italie et de Flandre pour se -rassembler à Bude. J'ai passé à Bude et je n'ai trouvé que 5 à 600 -invalides. J'avais entendu qu'on avait exigé des différents comitats de -Hongrie plusieurs milliers de bÅ“ufs et qu'on les avait envoyés à Bude. -J'ai passé à Bude et à peine ai-je trouvé du bÅ“uf pour mon dîner. Vous -jugerez par là , madame la duchesse, que la vérité, bannie de la terre, -ne s'est point retirée à Bude. - -«Ce qui est très vrai, c'est l'estime et l'amitié avec lesquelles -l'Impératrice parle de M. de Choiseul et de vous; elle m'en a parlé à -plusieurs reprises et a fini par me dire qu'elle supposait du mérite à -tout ce qui vous était attaché. Vous jugez bien tous les deux quel -amour-propre cela m'a donné... - -«Recevez tous mes respects, madame la duchesse, et partagez-les avec -celui avec qui vous partagez tout. - -«Je m'aperçois que ma lettre est fort longue et qu'elle n'est pas très -propre; mais j'aurais beau la laver, elle ne le serait pas davantage.» - -Une fois réinstallé à Vienne, Boufflers juge convenable de mettre son -oncle au courant de ses mésaventures et de ses déceptions; il lui écrit -donc le 14 mai: - - - «Le 14 mai 1771. - -«Je suis déjà depuis longtemps à Vienne, mon prince, et vous imaginez -bien combien je suis fâché d'y être. J'ai manqué une affaire dont -j'attendais mon instruction, ma réputation et mon avancement. Je ne puis -m'en prendre qu'au peu de probité des Confédérés et au peu de bonne -volonté de notre agent auprès d'eux, et je me replonge dans l'obscurité -dont j'essayais de sortir.» - -Dumouriez s'est très mal conduit avec lui, mais il a été sévèrement puni -des tours qu'il lui a joués, et il est déjà revenu de Pologne «après une -défaite complète, avec l'oreille bien basse et bien heureuse de n'être -pas coupée.» - -Malgré ses ennuis et des tracas sans nom, malgré des fatigues et une -chaleur extrême, le chevalier se porte bien: - -«Le printemps ici est de toute beauté et de toute chaleur; nous avons -passé subitement des frimas à la canicule, aussi y a-t-il bien des gens -malades dans la traversée. Pour moi, j'ai le corps aussi cosmopolite que -l'esprit et tout me convient comme à père Cyprien... il y a une -sécheresse terrible à laquelle des milliers de processions ne font -rien.» - -Il termine gaiement sa lettre: «Je me prosterne aux pieds de ma très -chère tante et de ma très bonne cousine; elle est bénie entre toutes les -femmes et le fruit de son ventre est bénit... Voilà ce qui s'appelle -parler comme un ange. - -«Baccio le mani del mio carissimo nono.» - -Le chevalier se plaît du reste beaucoup à Vienne où tout le monde le -traite singulièrement bien. L'empereur lui-même, qui avait commencé très -froidement avec lui, lui parle maintenant «avec la plus grande bonté». - -Cependant, M. Durand, qui a des remords d'avoir si mal agi avec le -chevalier, lui offre de remplacer Dumouriez auprès des Confédérés; -Boufflers, écÅ“uré des déboires qu'il vient récemment d'éprouver, refuse -d'abord, puis à la réflexion il se ravise, mais il est trop tard, la -place n'est plus libre. Il écrit, découragé, à son oncle, en lui -racontant cette nouvelle déception: - - - «13 août 1771. - -«Vous voyez, mon prince, que je suis fait pour être toujours dupe, -tantôt des autres, tantôt de moi-même. Je ne vaux rien pour les -affaires, surtout pour les miennes. Ce n'est, à ce que j'espère, ni le -courage de corps, ni le courage d'esprit qui me manque absolument, mais -le courage de conscience, et celui-là je ne l'acquerrai jamais.» - -Il ajoute tristement cette prédiction qui devait se réaliser beaucoup -plus exactement qu'il ne le supposait lui-même: - -«J'ai beau faire, la fortune ne me rira jamais; je suis né pour -l'inaction et peut-être est-ce pour moi un bonheur de n'avoir jamais -rien à faire, parce que j'aurai toujours la ressource de penser que -j'aurais peut-être bien fait.....» - -«J'avais lu dans une gazette que mon frère était exilé, mais la nouvelle -ne s'est pas confirmée et une lettre que je viens de recevoir de la -duchesse de Choiseul ne me donne aucun lieu de le croire. - -«Jamais la roue de la fortune n'a tourné aussi vite chez nous qu'à cette -heure, je souhaite que tous les roués s'en trouvent bien, mais il me -semble qu'on paie un peu cher la petite fantaisie de jouer un rôle dans -le monde. - -«Je salue profondément la princesse jolie mère et la princesse jolie -fille.» - -Avec la permission de l'empereur, Boufflers, qui commence à trouver le -temps long à Vienne, part pour visiter le camp de Hongrie. De là , il ira -en Transylvanie, puis il reviendra par la Silésie et la Bohême, où il -est invité dans tous les châteaux. - -Son séjour en Hongrie ne paraît pas lui avoir donné une haute idée des -habitants. Il écrit en effet à son oncle: - - - «Le 11 septembre 1771. - -«Quelque gentillesse qu'on attribue à MM. les Hongrois, croyez que ce -sont les plus tristes drilles de l'Europe, paresseux, lâches, -intéressés, vains et sots. Joignez à cela qu'ils sont grossiers, sales -et fripons,--et puis aimez-les. - -«Ma ressource ici, c'est un cardinal qui a son château à quatre milles -et chez qui je vais souvent. Il a été autrefois dans la plus brillante -faveur, il en a gardé l'archevêché de Vienne, l'évêché de Veitzen et -environ 200,000 florins faisant 500,000 livres de revenu, mais ce -pauvre homme s'ennuie parce que les richesses ne consolent pas les -ambitieux disgraciés. - -«J'ai souvent réfléchi comme beaucoup d'autres à tout ce que l'homme -désire et au peu qu'il lui faut, et j'ai pensé que tout calculé, tout -rabattu, il n'y a pas un gueux qui, sans le savoir, n'aspire à la -monarchie universelle. Cette idée-là ne me sortira de la tête que quand -je verrai un homme content. Je dis content, non point parce que ses -désirs seront modérés par la philosophie, car j'espère être un jour avec -vous de ce nombre-là , mais parce que ses désirs auront été rassasiés par -la fortune. - -«J'ai ensuite réfléchi à cette monarchie universelle, et j'ai cru -trouver qu'on ne la désirait pas tant pour maîtriser tout l'univers que -pour le faire contribuer à nos besoins physiques. Le superflu ne nous -plaît que parce qu'il est un supplément au nécessaire et nous avons tant -de besoin de ce nécessaire que notre esprit est toujours vaguement -occupé des moyens de n'en pas manquer. Les richesses, l'autorité, la -considération, sont en effet des moyens pour cela, et nous avons beau -les avoir en notre possession, un degré de plus paraît encore un moyen -de plus, et il devient, à cause de cela, l'objet d'un nouveau désir. -C'est pour cela que jamais les désirs ne finiront et jamais le bonheur -n'arrivera dans la demeure des hommes. - -«Je me suis embarqué dans un océan de morale, mais je crois que je ferai -bien de carguer les voiles, parce que j'entends sonner la cloche du -dîner et que ce qu'il y a de mieux à faire avec ces gens-ci, c'est de -boire et de manger. - -«Je salue profondément mon prince et ma princesse, je compte toujours -sur leurs bontés et j'espère d'ici à quelque temps les aller cultiver, -ainsi que mon petit jardin. - -«Voudrez-vous bien vous charger de dire à ma mère que je suis toujours -au monde depuis qu'elle m'y a mis et que je n'en sortirai pas, s'il -plaît à Dieu, sans avoir eu auparavant l'honneur de lui faire ma cour.» - -Enfin, après une année perdue, Boufflers se décide à regagner la France, -très triste, très déçu, ayant perdu toute confiance en lui-même, et tout -espoir pour l'avenir. - - - - -CHAPITRE IX - -1771 - - Exil du duc de Choiseul.--Réception du prince de Beauvau à - l'Académie.--Disgrâce du prince.--Mme de Boufflers et le prince de - Bauffremont.--Voyage de M. de Bauffremont à Chanteloup.--Mme de - Boufflers à Montmorency.--M. de Bauffremont achète une propriété - dans la vallée.--Tressan vient également s'y installer. - - -Pendant que le chevalier de Boufflers courait vainement après la gloire -sur les confins de la Pologne, de graves événements se passaient à -Paris. - -L'année 1770, en effet, se termina par un coup de théâtre inattendu. Le -24 décembre, Choiseul, dont la fortune paraissait inébranlable, recevait -du Roi un ordre d'exil. C'était une véritable catastrophe pour les -partisans du puissant ministre[76]. - - [76] Voir _la Disgrâce du duc et de la duchesse de Choiseul_, par - Gaston MAUGRAS. Plon-Nourrit et Cie. - -Nulle part la chute de Choiseul ne fut ressentie plus vivement qu'en -Lorraine. L'affolement était général. A la nouvelle de ce qui se passait -à Paris, Mme de Lenoncourt écrivait à Panpan: - - - «La Neuveville, le 1er de l'an. - -«Je suis consternée, mon cher Veau, je perds toutes mes espérances et -même ma sûreté, car je n'étais en Lorraine que par la certitude que -j'avais d'être protégée contre M. de Lenoncourt. Me voilà isolée, sans -défense, et cependant obligée par mon peu de fortune à demeurer à côté -d'un homme que je redoute. - -«Je vois tous mes parents et amis dans la désolation, toute la province -même, car le duc l'a protégée et soutenue. Et vous, mon pauvre Veau, que -j'aime si tendrement et si particulièrement, menacé de perdre la plus -grande partie de votre petite fortune, car qui sait qui doit remplacer, -et ce qui peut suivre un événement aussi malheureux. - -«Je suis si accablée par toutes mes réflexions et par tous mes -sentiments qu'il me semble qu'un tremblement de terre vient de faire -ébranler tout ce qui m'environnait. - -«J'ai vingt lettres, et je n'ai aucun détail ou, du moins, je ne sais -rien de positif. Figurez-vous que par une des dernières on me mande -qu'il a été question de le faire arrêter par les mousquetaires. Il a -reçu sa disgrâce avec sa sérénité ordinaire...» - -La chute de Choiseul allait être le signal d'un changement politique -complet. En janvier 1771, le Roi exila le Parlement: - -«C'est la tour de Babel, c'est le chaos, c'est la fin du monde, écrit -Mme du Deffant, personne ne s'entend, tout le monde se hait, se craint, -cherche à se détruire... On dit que tout le monde va être exilé, tous -les princes du sang pour avoir demandé le rappel du Parlement, quatorze -ducs pour s'être joints aux princes, plusieurs grands seigneurs, dont -le prince de Beauvau...[77].» - - [77] Mme du Deffant à Walpole. - -Malgré la disgrâce dont il était lui-même menacé, M. de Beauvau n'hésita -pas à donner une preuve de fidélité et d'attachement à son ami -malheureux, et il partit pour Chanteloup, quoi qu'il pût lui en coûter. -Il y reçut naturellement toutes les marques d'affection et de -reconnaissance que méritait sa conduite noble et généreuse. - -Le mois suivant, le prince, qui avait été élu à l'Académie en 1770, -prononçait son discours de réception. Dans cette occasion encore, il -montra la noblesse de ses sentiments et la fidélité de son cÅ“ur. Sans -que le Roi en pût prendre de l'ombrage, il sut faire un éloge si pompeux -de Choiseul et de son ministère, que les châtelains de Chanteloup en -furent attendris jusqu'aux larmes. - -L'abbé de Voisenon, qui recevait le prince, ne se montra pas à la -hauteur du récipiendaire, son discours fut des plus médiocres, «une -véritable ripopée», écrit Mme du Deffant[78]. - - [78] Grimm écrit à cette époque dans la _Correspondance - littéraire_: - - «7 janvier 1771. - - «Un jeune éléphant de cinq ans qu'on montre ici depuis quelques - jours, pour de l'argent, a donné lieu au quatrain suivant: - - Cet éléphant, sorti d'Asie, - Vient-il amuser nos badauds? - Non: il vient avec ses rivaux - Concourir à l'Académie. - - «Ma foi, la plupart de ceux qui se présentent en ce moment-ci - seraient fort heureux d'avoir autant d'intelligence que cet animal - en a dans sa trompe.»--Duclos disait ces jours passés: «Messieurs, - parlons de l'éléphant; c'est la seule bête un peu considérable - dont on puisse parler en ce temps-ci sans danger.» - - -Dès qu'il a connaissance du discours de M. de Beauvau, Voltaire -enthousiasmé lui écrit pour le féliciter: - - - «Ferney, 5 avril 1771. - -«Je me mets aux pieds de mon très respectable confrère, qui veut bien -m'appeler de ce nom, comme un chêne est le confrère d'un roseau. Le -roseau, en levant sa petite tête, dit très humblement au chêne: Ceux de -Dodone n'ont jamais mieux parlé. Il est vrai, illustre chêne, que vous -n'avez point prédit l'avenir, mais vous avez raconté le passé avec une -noblesse, une décence, une finesse, un art admirable. - -«En parlant de ce que le Roi a fait de grand et d'utile, vous avez -trouvé le secret de faire l'éloge d'un ministre, votre ami... Vous avez -sacrifié à l'amitié et à la vérité... - -«C'est ainsi que le pauvre roseau cassé en use avec le beau chêne -verdoyant auquel il présente son profond respect.» - -La fidélité de M. de Beauvau à ses amis lui coûta cher. Le Roi, -mécontent, lui enleva le gouvernement du Languedoc et le prince resta -dans la situation financière la plus précaire, avec 450,000 livres de -dettes criardes et 700,000 livres de dettes portant intérêt. - -Le coup était cruel, mais M. de Beauvau le supporta vaillamment: - -«Son maintien est admirable, écrit Mme du Deffant; il n'y a pas sous le -ciel un homme plus courageux, plus noble et plus simple.» - -Sa femme qui, en réalité, était la cause de tous ses malheurs, n'était -pas moins vaillante: - -«Mme de Beauvau a un courage indomptable; la gloire est sa passion. Rien -ne lui fait peur. L'exil, la perte du commandement sont des -bagatelles...» - -Cependant le premier moment d'enthousiasme passé, le prince comprit -qu'il restait dans une situation terrible et il ne parvenait pas -toujours à dissimuler le chagrin qu'il en éprouvait. Mme du Deffant -écrivait: - - - «Octobre, 1771. - -«Il est profondément triste: je le tiens aussi malheureux que notre -premier père. Il est peut-être encore plus triste, mais ce qui est -ineffable, il n'a aucun repentir; il mangera, je vous jure, toutes les -pommes que son Ève voudra; j'ai des instants où j'en suis affligée, mais -soudain je me console par l'extrême contentement qu'ils ont de leur -gloire prétendue. Ils sont dépouillés, ils sont presque nus, ils n'ont -nulle ressource, mais ils sont des héros. Leurs créanciers ne partagent -pas leur gloire. Tout le monde est fou.» - -Comment Mme de Mirepoix, si bien en Cour, n'avait-elle pas cherché à -détourner de son frère la colère royale? C'est que depuis sa triste -intimité avec Mme Dubarry, M. de Beauvau avait cessé toutes relations -avec sa sÅ“ur. Il y avait encore une autre raison. Mmes de Mirepoix et -de Beauvau se détestaient cordialement; il existait entre elles une -haine violente, acharnée, qui se donnait carrière à tout propos. -Cependant la vieille maréchale aimait toujours son frère, et elle fit ce -qu'elle put pour le servir, mais le Roi était offensé et elle ne put lui -arracher qu'une maigre gratification annuelle de 25,000 livres. - -L'exil de Choiseul et les changements politiques qui en avaient été la -conséquence n'empêchaient nullement la vie mondaine de suivre son cours. -Mme de Boufflers en particulier fréquentait plus que jamais Mmes de -Luxembourg, du Deffant, de Caraman, de Cambis; et son intimité avec -toutes «les idoles», et toute «la clique» du Temple n'avait fait -qu'augmenter. - -Il y avait un homme qui, depuis quelques années, suivait Mme de -Boufflers comme son ombre, c'était le prince de Bauffremont. Depuis -qu'il s'était plus intimement lié avec elle, il en était arrivé à -négliger toutes ses autres relations. - -Le prince était un des grands amis de Mme de Choiseul et de Mme du -Deffant; ces dames avaient même voulu en 1769 le marier. Bien qu'il ne -fût plus de la première, ni même de la seconde jeunesse, puisqu'il avait -cinquante-neuf ans, comme il possédait un beau nom et une grande -fortune, bien des mères de famille «le postulaient pour leur fille». -Mais le prince avait déjà le cÅ“ur pris, et les tentatives de Mmes de -Choiseul et du Deffant échouèrent tout naturellement. - -Cependant les relations du prince et de Mme de Boufflers étaient -devenues si fréquentes qu'elles frappaient les moins clairvoyants, et le -bruit commençait à se répandre dans la société que cette affection si -persistante finirait par un bel et bon mariage. - -Mme de Lenoncourt souhaitait fort pour son amie la réalisation de ce -projet, et elle écrivait avec sa verve habituelle: - -«Je ne m'attends pas à voir faire un mariage de conscience à Mme de -Boufflers et au prince de Bauffremont. Je n'ai pas songé au salut de -leurs âmes en souhaitant qu'ils se mariassent, mais songez donc, Veau, -qu'il a 400,000 livres de rente, qu'elle dépend du Roi, et que si on -cesse de la payer, elle sera à l'aumône. Pourquoi, puisqu'ils s'aiment -plus que jamais, ne rendraient-ils pas tout commun? On rirait de leur -mariage, mais on rit de leur amour. L'un ne serait pas plus -extraordinaire que l'autre.» - -Le duc de Choiseul était également convaincu que Mme de Boufflers et -Bauffremont s'uniraient un jour ou l'autre par des liens légitimes, et -comme Mme du Deffant soutenait énergiquement le contraire, il avait fait -avec elle un pari. La vieille marquise écrivait à ce propos: - - - «15 juillet 1771. - -«L'Incomparable me fait pitié. Il est aussi aveugle que moi à sa -manière... Mais que le grand-papa ne se flatte point de gagner son -pari; il le perdra, c'est certain. L'Incomparable est en effet -incomparable dans sa faiblesse; mais il l'a pour ainsi dire en détail et -non pas en gros. Ce sont des péchés véniels qu'elle lui fait faire, mais -dont cent mille ne valent pas un péché mortel; et ce péché mortel, il ne -le fera jamais. Le grand papa me paiera son pari, il peut s'y attendre.» - -Mme de Boufflers, du reste, apprécie fort le culte que lui rend le beau -prince, elle le traîne sans scrupule à son char et plus elle le voit -épris, plus elle se montre exigeante. Elle ne lui accorde bientôt plus -un seul instant de liberté; elle l'emmène avec elle faire de longs -séjours au Val, à Montmorency, à l'Isle-Adam. Partout où on l'invite, il -faut, si on ne veut lui déplaire, inviter également le prince -Incomparable. - -Dans l'état de gêne où elle se trouve, l'amitié de M. de Bauffremont est -des plus précieuses à la marquise. Elle est besoigneuse plus que jamais -et si elle a, en grande partie, renoncé au jeu, elle n'en est pas moins -restée gaspilleuse; elle sait dépenser, mais non compter, l'argent fond -entre ses mains et bien souvent sa bourse est vide. Alors, dans les -moments de trop grande détresse, elle fait appel à l'amitié du prince -qui consent à ces emprunts de la meilleure grâce du monde. Ce n'est pas -tout encore. Bauffremont est l'amabilité même et il lui offre toutes les -facilités possibles; elle use sans vergogne de ses chevaux, de sa table, -enfin de toutes les commodités que donne une grande fortune et dont elle -est privée. - -Tous les amis des Choiseul se rendant successivement à Chanteloup pour -rendre hommage au ministre disgracié, Bauffremont s'adresse à M. de La -Vrillière pour obtenir la permission. Mais, ainsi qu'il était à prévoir, -il éprouve un refus. Il s'en afflige médiocrement, il a tant de peine à -quitter Mme de Boufflers! Cette servitude volontaire, dans laquelle il -trouvait le bonheur, inspirait cette boutade à Mme du Défiant: - -«L'Incomparable est comparable à tous les esclaves d'Asie, d'Afrique et -d'Amérique..... C'est une poule mouillée, il est doux, il est poli; par -delà cela, rien du tout.» - -Mme de Choiseul cependant s'impatiente de ne pas voir arriver son prince -Incomparable qu'elle aime malgré tout et qu'elle regrette. Et comme elle -le suppose retenu par les charmes de sa Dulcinée, elle écrit -aimablement: - -«Je veux faire ma cour à Mme de Boufflers pour qu'elle me cède un peu -notre prince, car il est juste que j'en aie aussi ma part.» - -M. de Bauffremont finit par faire comme beaucoup de courtisans, il se -décide à se rendre à Chanteloup sans permission. Mais il n'est pas -cependant au terme de ses hésitations. Au lieu de partir sans délai, il -écrit d'abord pour annoncer sa venue, puis pour demander s'il ne -dérangera pas, etc. Mme de Choiseul, impatientée, mande à Mme du -Deffant: - - - «9 juillet. - -«J'ai cru le voir arriver sur-le-champ et j'avais déjà fait préparer son -appartement. J'en ai reçu une lettre ce soir, par laquelle il me demande -s'il peut venir, parce qu'il entend dire que nous avons beaucoup de -monde et qu'il craint de nous gêner. Le grand-papa dit qu'il tire de -long; c'est sa Dulcinée qui en est cause. Ah! sans doute, il l'épousera! -Vous avez grande raison de craindre pour votre pari. Je serais fâchée de -vous le voir perdre parce que ce serait de sa part un excès de faiblesse -impardonnable; mais il faudra bien que je prenne mon parti sur ce -malheur, comme je l'ai pris depuis longtemps sur le fond qu'on peut -faire de lui.» - -Enfin M. de Bauffremont s'arrache aux charmes de Mme de Boufflers et il -arrive à Chanteloup. - -«Ne trouvez-vous pas que sa présence est délicieuse, écrit finement Mme -du Deffant, quoique son absence, ne soit pas insupportable.» - -«J'ai été aussi étonnée que charmée de le voir, cet Incomparable», -répond Mme de Choiseul, et elle trace de lui ce crayon plein d'esprit: - -«Il est arrivé le lendemain, propre, reposé, comme s'il sortait de son -lit; il croit n'être pas sorti d'ici depuis que nous y sommes. Il y -était établi en arrivant, et, malgré son grand amour, je crois qu'il ne -faudrait qu'un prétexte pour l'y retenir ou seulement le laisser oublier -d'en partir. Il ne s'amuse ni ne s'ennuie, il n'est point content, il -est heureux, excepté quand on lui persuade qu'il a des affaires, parce -qu'il craint d'avoir à s'en inquiéter un jour. - -«Il est déjà dégoûté de sa maison de campagne, parce qu'il y faut aller, -et qu'il faut en revenir, parce qu'il n'a pas pu avoir un prêtre pour -dire dans sa chapelle une messe qu'il n'aurait pas entendue, parce qu'il -faut savoir qui il aura à souper et le dire à son cuisinier, peut-être -voir les comptes tous les mois et s'apercevoir qu'il est volé sans oser -le dire; mais comme il a pris cette maison sans goût, il la gardera de -même par l'embarras de s'en défaire, et il ira quand on l'y mènera. Il -prétend que c'est pour moi qu'il l'a prise et il ne l'a cependant que -depuis mon exil. J'en ris et il trouve très bon qu'on ne fasse pas plus -de fond sur ce qu'il dit qu'il n'en fait lui-même: tout le monde lui -convient et il convient à tout le monde, il sera philosophe ou -caillette, ignorant ou lettré, spirituel ou stupide, tout cela se trouve -dans la même boutique, s'y laisse voir sans se montrer, et se produit -également sans effort. Tel est votre Incomparable, ma chère petite -fille, et véritablement incomparable en ayant cependant l'air de -ressembler à tout le monde. - -«Le calme de son âme repose la mienne, c'est de l'eau qui dort et qui ne -croupit pas, mais je voudrais qu'elle s'éveillât quelquefois, ne fût-ce -que pour connaître son cours. Vous me direz que sa pente est vers Mme de -Boufflers; si vous voulez, parce qu'il la trouve là , mais une autre la -remplacerait, ce serait la même chose...» - -Mme du Deffant, enthousiasmée de ce portrait si vivant et si vrai, -répond à son amie: - -«Le portrait de l'Incomparable est un chef-d'Å“uvre; vous y avez omis un -seul trait, c'est l'indifférence qu'il a pour la vérité, sans pour cela -être menteur... - -«Je suis bien éloignée de ressembler à l'Incomparable qui porte son -bonheur partout et qui voit les objets avec des lunettes qui les lui -rendent tous semblables.» - -Après un séjour trop court au gré de ses hôtes, le prince parle de -repartir; c'est en vain qu'on cherche à le retenir; rappelé par Mme de -Boufflers, il ne veut rien entendre. Choiseul, qui prend toujours le -côté plaisant des choses, écrit à Mme du Deffant: - -«Je suis très fâché du départ du prince, ma chère petite fille; -qu'est-il nécessaire qu'il aille soigner si promptement sa future femme; -si elle a mal au talon, la chanson dit qu'elle n'a qu'à se le gratter -par le trou de la pochette. Mais le prince part et nos instances ne le -peuvent retarder.» - -On peut se demander pourquoi Mme de Boufflers n'accompagnait pas M. de -Bauffremont à Chanteloup. N'eût-ce pas été le moyen le plus simple de -tout concilier? C'est que la marquise, par une discrétion peut-être -excessive, ne se jugeait pas suffisamment liée avec les châtelains pour -aller s'installer chez eux, même pour quelques jours. Et cependant ses -enfants, le marquis et le chevalier, vivaient depuis plusieurs années -dans l'intimité des Choiseul; depuis la disgrâce du duc, le marquis ne -cessait de lui donner les preuves du plus tendre attachement. - -Touchés d'une si fidèle amitié, les châtelains l'accueillaient à bras -ouverts, et lui témoignaient une très vive affection. Mme de Choiseul, -en particulier, parle de lui en termes charmants. Faisant allusion à -leur commune affection pour le prince de Bauffremont, elle écrit de Mme -de Boufflers: - -«Mon sort est d'aimer tout ce qu'elle aime. Cela fait honneur à mon goût -et si je voulais être impertinente, je dirais aussi à ses Å“uvres, car -vous connaissez mon faible pour le chevalier de Boufflers, mais vous ne -connaissez pas mon fort pour le marquis; c'est mon sentiment solide. Je -ne crois pas qu'il y ait une plus honnête et plus sensible créature dans -le monde. Il a donné et il donne chaque jour à M. de Choiseul des -marques d'amitié les plus touchantes.» - -Le chevalier ne montrait pas moins de zèle que son frère pour ses amis. -A peine revenu en France, après sa malencontreuse équipée de Pologne, il -s'était empressé d'annoncer sa visite à Chanteloup: - -Le 13 février 1772, il écrivait de Nancy à Mme de Choiseul: - -«Je n'ai pas eu d'autre désir en arrivant en France, Madame la duchesse, -que d'aller tout de suite à Chanteloup... - -«Je compte partir dans huit ou dix jours pour Paris, après avoir réglé -(comme je règle) quelques petites affaires que j'ai trouvées à mon -arrivée et qui ont exigé quelques petits voyages dans mes possessions -ecclésiastiques. De Paris, je me mettrai bien vite en marche pour ce -pays nouvellement découvert, où on dit que tout le monde est aimable et -même que tout le monde est heureux. Ce sont deux choses dont je ne serai -pas fâché de prendre ma part...» - -Le mois suivant, en effet, on voit Boufflers arriver à Chanteloup «sur -un mauvais petit cheval, à travers champ, comme un chevalier errant». - -Il charme tout le monde par sa gaieté, son entrain; à partir de ce -moment on ne voit plus que lui au château, il y revient sans cesse. - -Cette fidélité dans le malheur, surprenante chez un homme qui passe pour -égoïste et léger, touche au plus haut point Mme de Choiseul. Elle écrit, -charmée, à son amie Mme du Deffant: - - - «26 mai 1773. - -«Je suis bien aise que vous aimiez M. de Boufflers, ma chère petite -fille, parce que je l'aime et je suis bien aise que vous l'aimiez à -cause qu'il m'aime. Quand on le connaît, il est impossible de n'avoir -pas bonne opinion de lui, et sa conduite seule avec M. de Choiseul -serait bien faite pour établir une réputation et pour détruire la -mauvaise qu'on avait de lui. Jamais prévention ne fut à tous égards plus -mal fondée, et cette prévention lui a cependant, jusqu'à présent, nui en -tout, et lui nuira peut-être encore jusqu'à la fin de sa vie. Cela me -ferait craindre que les hommes aiment à penser le mal et n'aiment pas à -faire le bien.» - -Mme de Boufflers va passer une partie du printemps à Montmorency, chez -son amie la maréchale de Luxembourg. Mais cette villégiature est de -nature à désoler M. de Bauffremont, puisqu'elle le sépare de sa -«Dulcinée». Qu'imagine le prince Incomparable? Oh! une combinaison bien -simple! Il parcourt le pays, se renseigne, apprend qu'une petite -propriété est en vente à Eaubonne; il la visite d'un coup d'Å“il et -l'achète séance tenante. Et voilà le prince au nombre des habitants de -la vallée, et le voisin de la maréchale. Il peut ainsi chaque jour voir -sa chère marquise. - -Ce n'est pas seulement M. de Bauffremont que Mme de Boufflers retrouve à -Montmorency. Elle va y revoir encore un ancien familier de la cour de -Stanislas, son fougueux adorateur le comte de Tressan. Ainsi voilà Mme -de Boufflers, Saint-Lambert, M. de Bauffremont, Tressan encore une fois -réunis. Il semble qu'un charme étrange attire irrésistiblement dans -l'adorable vallée les débris épars de la cour de Lunéville. - -Par suite de quelles circonstances Tressan a-t-il quitté sa champêtre -demeure de Nogent-l'Artaud et est-il venu, lui aussi, chercher un asile -à Montmorency? - -Nogent était certainement un séjour fort agréable; le Comte pouvait s'y -adonner en paix aux soins du jardinage, mais en dépit de son voisinage -avec le maréchal de Bercheny, il n'avait pas tardé à être gagné par -l'ennui. Il abandonna donc Nogent et loua une modeste maison dans la -capitale, rue Neuve d'Orléans. Il y recevait la meilleure société, -particulièrement des hommes de lettres; après le souper on faisait la -lecture d'ouvrages inédits. - -Mais la vie si fatigante de Paris n'était pas ce qui convenait à -Tressan, que de fréquents accès de goutte contraignaient souvent au -repos. Il ne tarda pas à partager l'opinion de Voltaire qui lui écrivait -en raillant: «Vous trouverez dans Paris des soupers et des -plaisanteries, des amis intimes d'un quart d'heure, des espérances -trompeuses et du temps perdu...» - -Tressan fut pris de la nostalgie de la campagne; il regrettait ses -jardins, ses fleurs, ses fruits, qu'il cultivait avec passion. Il -chercha donc dans les environs de Paris un asile où il put tout à la -fois jouir des plaisirs de la campagne sans cependant abandonner les -cercles littéraires dans lesquels il trouvait tant d'agrément. Quel -endroit pouvait mieux convenir à ses dessins que la vallée de -Montmorency, où il était sûr de retrouver beaucoup d'amis. Bientôt il -découvrait dans le joli village de Franconville une agréable demeure -avec un grand jardin. Il l'acheta et s'y installa avec sa femme et sa -fille, l'aimable Marichka. - -Il avait réuni autour de lui tous les souvenirs de sa vie heureuse de -Lorraine; on voyait sur les murs de son salon les portraits de Stanislas -et de Louis XV; sur une table de marbre se trouvaient placé le buste de -Voltaire et une statuette de l'Amour en porcelaine de Sèvres. Au-dessus -de son propre portrait il avait placé celui de sa fille et il avait -écrit ces vers: - - Au Dieu dont j'ai reçu la loi, - Je rapporte ces vains hommages, - Et je place au-dessus de moi - Le plus charmant de mes ouvrages. - -Sa femme, d'origine anglaise et de caractère froid et compassé, n'aimait -pas le monde et elle vivait fort à l'écart, mais Tressan se consolait de -son peu de sociabilité en entretenant d'agréables relations de voisinage -avec tous les hôtes de la vallée, surtout avec Saint-Lambert et Mme -d'Houdetot. - -Saint-Lambert, il le connaissait de longue date; il l'avait souvent -rencontré à la cour de Stanislas et il était resté intimement lié avec -lui. Tout naturellement il se trouva en rapports avec Mme d'Houdetot, et -la châtelaine de Sannois se prit bientôt d'une grande amitié pour cet -aimable vieillard qui, en dépit de ses soixante-douze ans, avait gardé -tout le feu de la jeunesse. - -De Franconville à Sannois, il n'y avait qu'un pas, et Tressan et Mme -d'Houdetot se faisaient de fréquentes visites. - -Ravi de l'asile champêtre qu'il a trouvé et où il goûte un bonheur sans -mélange, Tressan chante les agréments de sa nouvelle demeure: - - Vallon délicieux, ô mon cher Franconville! - Ta culture, tes fruits, ton air pur, ta fraîcheur, - Raniment ma vieillesse et consolent mon cÅ“ur; - Que rien ne trouble plus la paix de cet asile - Où je trouve enfin le bonheur! - Tranquille en cette solitude, - Je passe de paisibles nuits; - Je reprends le matin une facile étude, - Le parfum de mes fleurs chasse au loin mes ennuis. - Je vois le soir de vrais amis, - Et m'endors sans inquiétude. - -Les agréments de la nature et du voisinage ne sont pas seuls à charmer -le vieux comte. L'ancien amoureux de Mme de Boufflers est toujours resté -sensible à la jeunesse et à la beauté, et l'âge n'a pas complètement -glacé ses sens. Il est comme ces vieux charretiers dont parle Maurice de -Saxe et qui aiment toujours à entendre claquer le fouet. «Les fleurs -nouvellement écloses ont encore pour moi des appas! s'écrie Tressan. -Éloignez ces cyprès, apportez-moi des roses», et il joint l'exemple au -précepte. Il y a à Franconville une jeune paysanne de quatorze ans, -nommée Fanchon, qui aide Tressan dans ses travaux de jardinage. Venue la -première fois par hasard, elle lui devient bientôt indispensable; il la -réclame sans cesse, il ne peut plus se passer d'elle. Ses grâces -naissantes bouleversent le vieillard et bientôt il compose des vers en -l'honneur de Fanchon. C'est Fanchon qui a remplacé Mme de Boufflers! - - Entre mes bras, j'ai tenu l'innocence, - Le lys des prés, la rose du printemps, - C'est ma Fanchon... Elle sort de l'enfance, - Elle a deux mois plus que ses quatorze ans. - Ses yeux charmants, souvent pleins de tendresse, - N'avaient point l'air de voir mes cheveux blancs, - Mais son air doux, sa bouche enchanteresse, - Ses jeunes mains dont la moindre caresse, - Sans le vouloir, font pétiller mes sens, - Ne m'ont point fait oublier mes serments; - J'ai respecté sa modeste jeunesse, - Ah! ma Fanchon, que je crains tes quinze ans![79] - - [79] _Souvenirs du comte de Tressan_, par le marquis DE TRESSAN. - -Chaque fois que Mme de Boufflers villégiature à Montmorency, elle ne -manque jamais d'aller rendre visite à ses anciens amis; et elle évoque -avec eux tous les souvenirs d'un passé bien lointain déjà , mais qui leur -a laissé à tous d'impérissables souvenirs. - - - - -CHAPITRE X - -1771 - - Retour de Mme de Boufflers en Lorraine.--Joie de tous ses - amis.--La demeure de Panpan à Lunéville.--Mme Durival à - Sommerviller.--La duchesse de Brancas et le château de - Fléville.--L'abbé Quénard.--Cerutti.--Son intimité avec Panpan et - Mme Durival. - - -Nous avons vu qu'en 1770 le départ de Mme de Lenoncourt pour la Lorraine -avait inspiré à Mme de Boufflers de salutaires réflexions, et qu'elle -avait même à ce moment cherché à trouver un logement à Lunéville près de -son ami Panpan. Au commencement de 1771, la marquise, à bout de -ressources, reprit ses anciens projets; il n'était que temps en effet de -renoncer à la vie dangereuse et entraînante de Paris si elle ne voulait -être réduite à la dernière misère. Elle décida donc qu'elle irait passer -un an en Lorraine pour tâcher de refaire sa bourse et sa santé. - -A cette nouvelle, Mme de Lenoncourt s'étonne, et comme elle connaît -l'esprit changeant de son amie, elle écrit au Veau: «Ce parti serait si -raisonnable que je ne puis y croire, votre marquise me désole, c'est -bien elle qu'il faudrait envoyer au diable; je crois qu'elle irait plus -volontiers qu'ici.» - -Mme de Lenoncourt n'avait que trop raison de douter. Les résolutions de -la marquise paraissaient irrévocables, lorsqu'on apprit tout à coup que -ses projets encore une fois étaient complètement modifiés. Elle n'était -pas la vraie coupable. A ce que raconte l'abbé Porquet, ses amies les -plus intimes, émues d'une séparation qui les affligeait, tinrent un -grand conseil chez Mme du Deffant, et là il fut décidé qu'elles -viendraient en aide à Mme de Boufflers et qu'elles s'opposeraient par -tous les moyens à un départ qui les désolait. La marquise, qui ne -demandait qu'à se laisser convaincre, s'empressa de défaire tous ses -paquets. - -En apprenant ce brusque changement, Mme de Lenoncourt mande à son Veau: - -«Par ma foi, votre marquise est bien folle. Elle ne viendra jamais à -moins que les spectacles de Paris ne brûlent, que les princes ne meurent -et que tous les jeux ne soient défendus. A tout moment j'ai envie de ne -plus l'aimer... - -«Je vous prédis que nous ne la reverrons que quand elle sera si bien -ruinée qu'elle ne saura plus où donner de la tête; alors elle nous -arrivera par le coche. - -«Adieu, Panpichon.» - -Peu de temps après ce départ manqué, tout était encore une fois remis en -question. Soit que la marquise n'ait pas trouvé chez ses amies l'appui -pécuniaire qu'elle espérait, soit pour toute autre cause, elle reprend -ses projets de retraite et elle annonce à Panpan son arrivée prochaine. - -Mais cette fois Mme de Lenoncourt n'a plus confiance: «Elle ne viendra -pas, mon Veau, je vous en préviens. Lorsqu'elle vous en flatte et moi -aussi, c'est une politesse qu'elle vous fait et qui ne tire point à -conséquence.» - -La marquise se trompait. Au mois de juin Mme de Boufflers fait ses -paquets à la hâte pour ne pas se donner le temps de la réflexion, et -elle part pour Nancy avec Mme de Boisgelin. - -Aussitôt arrivée, elle s'installe avec sa fille dans la petite maison -qu'elle y possède et toutes deux y mènent une existence fort paisible. - -Le chevalier de Boufflers, faisant allusion à la vie si simple et si -modeste de sa mère dans cette Lorraine où elle avait presque régné, -écrivait: - -«Nous l'avons vue s'éloigner silencieusement de ce palais désolé et se -retirer à Nancy[80] dans une maison modeste qui convenait à la -simplicité de ses goûts, ainsi qu'à l'étonnante médiocrité de son -revenu; alors aussi, et nous aimons à le rappeler, à l'honneur de nos -compatriotes, tous les services que dans ses années les plus heureuses -elle avait rendus à tant de familles lorraines, et avec tant de -bienveillance, se présentèrent à tous les esprits à la fois: le peu de -luxe qui l'environnait contrastait d'une manière sublime avec le rôle -qu'elle venait de jouer; il donnait un nouveau prix à tout le bien -qu'elle avait fait; et tous les hommages que jusqu'alors on aurait pu -soupçonner d'intérêt, furent légitimés par l'hommage unanime de la -reconnaissance. - - [80] BOUFFLERS, _Å’uvres posthumes_.--Le chevalier a l'air de - croire que sa mère s'est retirée à Nancy aussitôt après la mort - de Stanislas. Il s'est écoulé six ans au moins avant que M. de - Boufflers ne vienne s'établir à Nancy. - -«Elle ne connut à proprement parler de sentiment profond que celui de -l'amitié, sage et douce passion que dans tout le cours de sa vie, aucune -autre n'avait surmontée, et qui devint à la fois la consolation et -l'ornement de sa vieillesse. Mme de Boufflers n'eut que des amis fidèles -et elle leur en donna l'exemple[81].» - - [81] Mss. de la Bibliothèque de Nancy. Papiers de Devau. - -A la nouvelle de l'arrivée de sa chère marquise, la joie du vieux Panpan -est sans bornes. Il reprend sa lyre et confie à ses bosquets tout le -bonheur que lui fait éprouver le retour de l'«amie prodigue[82]». - - [82] Nous n'avons pu savoir exactement où habitait Mme de - Boufflers. Du temps de Stanislas, elle possédait une maison rue - de la Salpêtrière, mais l'avait-elle encore en 1771? Pendant la - Révolution, le chevalier était propriétaire d'une maison, rue de - la Montagne, 240. Elle fut vendue le 29 nivôse an III, à Claude - Beaupré, comme bien d'émigré. Était-ce la maison de sa mère? - C'est assez probable. - - - A MES BOSQUETS - - En vain vous vous parez de ces feuillages verts, - O mes Bosquets! il vous manque Boufflers: - Que ces lieux embellis pour elle, - Que ces lieux par elle embellis, - Prennent à son retour une beauté nouvelle; - Elle doit les revoir, elle me l'a promis. - O mes lilas! mes jacynthes! mes lis! - O roses que j'ai cultivées! - Dans leurs boutons, que vos fleurs captivées - Attendent pour éclore un rayon de ses yeux; - Pour un moment si précieux - Que vos odeurs soyent réservées. - C'est mon soleil: Suivez les mêmes lois, - Je n'ai d'autre printemps que l'heure où je la vois. - -A peine arrivée, Mme de Boufflers revoit tous les chers amis -d'autrefois; tous lui font fête à l'envi; ils s'efforcent de la -distraire et de lui faire oublier les plaisirs de la capitale. - -Elle a bientôt formé autour d'elle un petit cénacle charmant dont elle -est l'âme et qu'elle anime de sa gaieté et de son esprit; d'abord, Mme -de Lenoncourt, ravie de retrouver enfin l'amie que depuis si longtemps -elle appelle de tous ses vÅ“ux; Mme Durival, la duchesse de Brancas, -châtelaine de Fléville, Mme de Neuvron, le prince de Bauffremont, MM. -Dumast, Marcel, de Chalabre, de Nédonchel, etc., etc. - -Toute cette société vit dans une intimité extrême; ils sont sans cesse -en visite les uns chez les autres, ils se voient presque chaque jour. La -plupart ont déjà passé la soixantaine, mais l'âge n'a pu altérer leur -gaieté ni diminuer leur goût pour les plaisirs de la société; les -réunions, les soupers, les concerts, les fêtes intimes se succèdent sans -interruption et, en dépit des ans, leur vie s'écoule le plus -agréablement du monde. - -On ne fera jamais assez ressortir la vigueur morale de toute cette -société du dix-huitième siècle et la philosophie souriante avec laquelle -tous acceptent les traverses de la vie. Ils ont été jeunes, ils ont -aimé, ils ont été riches, heureux; tout cela n'est plus qu'un souvenir, -mais qu'importe! A quoi bon gémir, se consumer en regrets stériles, -protester contre l'inévitable, empoisonner sottement les quelques jours -qui leur restent à vivre. Aucun d'eux n'y songe. - -Leur grand art est de prendre la vie comme elle vient et de ne pas lui -demander plus qu'elle ne peut donner. Nous allons les voir vieillir le -sourire sur les lèvres, toujours aussi aimables, aussi charmants. Rien -ne peut venir à bout de leur philosophie, ni l'âge, ni la pauvreté, ni -les revers, rien ne peut leur faire perdre ce goût de la sociabilité et -ce tour d'esprit si original et si gai qu'ils conservent jusque dans la -pire détresse. - -La principale installation de Mme de Boufflers est à Nancy, l'hiver; -l'été elle réside à la Malgrange qu'elle doit à la libéralité de -Stanislas. Mais la marquise est encore trop alerte pour mener une vie -sédentaire et on la rencontre presque aussi souvent chez ses amis que -chez elle. Tantôt elle est à Lunéville, chez Panpan; tantôt à Fléville, -chez la duchesse de Brancas; tantôt chez Mme Durival, à Sommerviller; -tantôt à Scey-sur-Saône, chez le prince de Bauffremont, etc., etc. - -Mais les trois résidences qu'elle aime par-dessus tout et où son cÅ“ur -l'attire particulièrement sont Lunéville, Fléville et Sommerviller. - -A Lunéville, demeure Panpan, au no 23 de la rue d'Allemagne[83]. La -maison est d'apparence modeste, mais charmante dans sa simplicité. Le -vieux philosophe a installé dans la plus belle pièce du logis une -nombreuse bibliothèque: c'est là qu'il vit, entouré des livres familiers -et des portraits de tous ceux qu'il a aimés, de tous ses amis les plus -chers. Aux murs de la vaste salle, en effet, sont suspendues les images -du duc Léopold, du roi de Pologne, du duc de Choiseul, de Voltaire, du -duc du Châtelet, du prince de Bauffremont, de Mlle Quinault, de M. de -Lucé, de Mme de Graffigny, de Mme de Neuvron, etc.; sous chacun de ces -portraits est gravé un quatrain de la composition du maître de céans. - - [83] C'est actuellement le no 3 de la rue de Lorraine. L'hôtel - est à deux étages, flanqué de deux petits pavillons plus bas. Il - donne, au nord, sur les bosquets, au midi, sur un jardin qui - l'isole de la rue de Lorraine. - -Malgré le poids des ans, l'ancien lecteur du Roi n'a pas renoncé -complètement aux joies de ce monde, et, s'il faut en croire les quelques -vers qu'il a gravés lui-même sur la bergère de son cabinet, il éprouve -quelquefois des retours de jeunesse qui ont tout lieu de le surprendre: - - Vieillard dès mon été, presque dès mon printemps, - Je n'ai point connu la jeunesse; - Mais quelquefois ici malgré mes cheveux blancs, - A la voix du plaisir j'ai vu fuir la vieillesse. - -De sa résidence de Nancy, la marquise s'échappe souvent pour venir -passer quelques jours avec son vieil ami; le bonheur de Panpan est sans -bornes quand il possède dans son humble demeure celle qui a été la -grande joie de sa vie. Il écrit avec enthousiasme à ses amies de -Lunéville: - - «Arrivez donc, troupe brillante, - Venez voir mes jardins, au souffle du zéphir, - Sous les pas de Boufflers, chaque jour s'embellir; - Venez me voir jouir du bonheur qui m'enchante, - Venez voir à ses pieds votre ami rajeunir! - -Quand la marquise et Panpan sont réunis, les heures s'enfuient -délicieuses; ils revivent ensemble, avec ravissement, les années -écoulées, et tous les chers souvenirs de cette intimité si douce qui les -unit depuis près de trente ans. - -Mme de Boufflers se montre du reste l'amie la meilleure qui se puisse -rencontrer; toutes les marques de l'affection la plus tendre, de -l'attachement le plus sûr, elle les donne sans cesse à Panpan; ce -dernier est resté dans un état voisin de la gêne; sans hésiter et bien -qu'elle-même vive souvent au jour le jour, elle lui ouvre sa bourse avec -une simplicité touchante; tant qu'elle a un écu, il y en a la moitié -pour Panpan. - -L'ancien lecteur du Roi a auprès de lui une brave créature nommée -Marianne, moitié servante, moitié dame de compagnie, qui le soigne avec -le plus complet dévouement; c'est une femme intelligente, une femme de -tête, et qui dirige à merveille ce grand enfant que Panpan est toujours -resté. La marquise et Mme de Boisgelin se sont attachées à Marianne dont -elles apprécient les rares qualités, et celle-ci, reconnaissante, -s'éprend pour les deux amies de son maître d'une véritable passion. Elle -les aime, elle les vénère; et quand elles arrivent à Lunéville, elle les -accueille avec autant de joie que le vieux Panpan lui-même. - -Mme de Boufflers ne va pas seulement à Lunéville chez son Veau, on la -rencontre presque aussi souvent à Sommerviller, chez Mme Durival, «la -Céleste», comme elle l'appelle. - -Le mariage de Mme Durival, célébré en 1760, n'avait pas été, nous -l'avons vu, des plus heureux; le caractère franc, énergique, -entreprenant de la jeune femme n'était pas fait pour s'accommoder des -chaînes du mariage; elle les secoua très vite et au bout de peu de temps -elle vivait dans une complète indépendance. - -Mme Durival est restée une des figures les plus originales de toute la -société dont nous nous occupons. A une âme ardente et romanesque, elle -joignait un esprit vif et brillant; sa conversation spirituelle -éblouissait tous ceux qui l'approchaient. Le chevalier de Boufflers ne -l'appelait jamais que «la charmante et sublime fée de Sommerviller». - -Très intelligente, très instruite, aimant avec passion la littérature et -la poésie, «bonne physicienne», Mme Durival était en relations -constantes avec les philosophes, qui appréciaient la vigueur de son -esprit; elle écrivit même à plusieurs reprises des articles pour -l'Encyclopédie. - -Bonne, simple, généreuse, elle aimait à faire le bien, aussi était-elle -adorée. On la voyait souvent parcourir les villages des environs un -grand chapeau de paille sur la tête, et sous le bras «une cassette -d'apothicaire». Non seulement elle portait des secours aux pauvres, mais -elle soignait les malades et les guérissait souvent. - -Elle adorait la musique, et elle donnait chez elle d'agréables concerts. -Souvent aussi le dimanche, après vêpres, elle prenait sa guitare et elle -entraînait dans la prairie toute la jeunesse du village. Là , assise sur -un tronc d'arbre, on la voyait diriger gaiement des rondes effrénées au -son de son instrument[84]. - - [84] Nous empruntons une partie de ces détails à l'intéressant - article de M. V. JACQUES: Cerutti et le salon de la duchesse de - Brancas. _Annales de l'Est_, 1888. - -Intimement liée avec Mme de Boufflers, Panpan, Cerutti, Mme de Brancas, -elle entretenait encore les plus affectueuses relations avec quelques -familles du pays, les Regnault d'Ubexi, les de Jobard, les Lebègue, les -de Juvincourt, etc. Mlle de Juvincourt demeurait même chez elle; plus -tard elle fut remplacée par Mlle Devisme d'Aubigny. - -A Sommerviller, dans la charmante résidence qu'elle occupe, Mme Durival -reçoit volontiers ses amis. Nous les verrons venir souvent lui demander -à dîner et faire chez elle de courts séjours. Ils aiment à se promener -avec elle dans les vergers et dans les bois qui entourent sa demeure et -à discourir _de omni re scibili et quibusdam aliis_. - -Panpan apprécie plus que personne l'esprit et l'agrément de la jeune -femme, il l'invite sans cesse à Lunéville et elle vient souvent avec -Mlle de Juvincourt s'installer pendant quelques jours chez le vieux -philosophe. - -Un jour où il la presse de le venir voir, il la plaisante agréablement -sur ses métamorphoses; car Mme Durival, grâce à la liberté d'allures que -nous lui connaissons, porte tantôt le costume de son sexe, tantôt -l'habit masculin: - - Venez, jeunes Beautés, parer mon hermitage, - Vous surtout qu'on ne sait souvent comment nommer: - Vous qu'on ne sauroit trop aimer, - Soit comme Hébé, soit comme un joli page; - Vous qui faites souvent briller sous un chapeau - Les grâces du beau sexe, et celles du bel âge, - Et savez en orner par un charme nouveau - L'âme, l'esprit, et les vertus du sage. - -Il y a une demeure que Mme de Boufflers affectionne tout -particulièrement et où elle se rend sans cesse pendant les mois d'été, -c'est le château de Fléville, à peu de distance de Nancy. - -Fléville était la propriété de la maison de Beauvau depuis le milieu du -seizième siècle. C'était une superbe résidence du style de la -Renaissance, avec de fortes tourelles et de larges fossés remplis -d'eau[85]. Au dix-huitième siècle, elle appartenait au prince de -Beauvau-Fléville, frère aîné de ce prince de Craon, dont nous avons -longuement parlé au début de cet ouvrage. Elle passa ensuite à son fils, -tué en 1743, et ensuite à sa fille, la marquise des Armoises, qui -l'habita jusqu'à sa mort en 1766. A ce moment le domaine passa entre les -mains du prince de Beauvau qui, après y avoir séjourné de temps à autre -pendant quelques années, le loua à Mme de Brancas. - - [85] Le château de Fléville fut bâti vers 1533 par Nicolas de - Lutzelbourg, gouverneur de Nancy. - - Le comte DE LUDRE, dans son _Histoire de la chevalerie de - Lorraine_, écrit: «C'est le spécimen le plus réussi du style de la - Renaissance appliqué aux maisons des gentilshommes dans notre - pays. Nicolas respecta le donjon historique, mais tout le reste de - la noble forteresse fut abattu pour faire place à un château, qui - n'a d'égal comme élégance et pureté de style qu'Azay-le-Rideau, en - Touraine.» - - Le château forme un quadrilatère entouré de fossés. Au fond, le - corps de logis principal; de chaque côté, deux ailes, dont l'une - est encore flanquée du donjon féodal. Autrefois un quatrième - bâtiment, plus bas que les trois autres et percé d'un portail - monumental, réunissait les deux ailes et fermait la cour du côté - de l'entrée. Ce dernier bâtiment a disparu et a fait place à une - balustrade ornée de superbes vases rocaille en pierre. Cette - transformation qui, si elle a altéré le plan primitif, a donné de - l'air et de la gaieté au château, a du être faite du temps de Mme - des Armoises. - - Nous devons tous ces détails ainsi que ceux sur les demeures de - Panpan et de Mme de Boufflers à M. de Conigliano, qui a bien voulu - se mettre à notre disposition avec une extrême bonne grâce et nous - faire profiter de sa rare érudition. - -La duchesse de Brancas était une femme aimable, d'une grande douceur de -caractère et d'une amitié très sûre; son calme, sa sérénité, sa -philosophie rendaient son commerce fort agréable. - -«Quand on ne connaît pas Mme de Brancas, on n'a pas l'idée de la bonté, -écrit Mme de Lenoncourt; je n'ai rien vu de comparable à ses sentiments -pour ce qu'elle aime et à la bienfaisance continuelle qui l'anime. Sa -conversation a un peu de pesanteur, mais tout ce qu'elle conte est -intéressant et bien dit. Elle est gaie quand on veut, attentive, douce, -et toujours occupée de mettre à l'aise.» - -Elle adorait le monde et quand elle quittait Paris pour jouir des -plaisirs de la campagne, elle s'efforçait de s'entourer, en Lorraine, -des personnes les plus agréables. - -Aussi Mmes de Boufflers, de Lenoncourt, Durival, de Boisgelin, le prince -de Bauffremont, Panpan, etc. sont-ils devenus en peu de temps les hôtes -assidus de Mme de Brancas; tant et si bien que Fléville forme bientôt un -centre où se retrouvent sans cesse les débris de cette Cour de Stanislas -dont nous avons raconté les jours heureux. Les réunions y étaient -délicieuses, d'une gaîté sans pareille, pleines de cordialité, de charme -et d'intimité; elles laissaient à tous ceux qui y assistaient des -souvenirs charmants. L'on y jouissait de la plus grande liberté; le -temps se passait en conversations, en promenades, en jeux, en plaisirs -de toutes sortes. L'on n'éprouvait jamais une heure d'ennui dans ce -séjour enchanteur. - -Les deux hôtes les plus fidèles du château, ceux qui ne quittent jamais -la duchesse, sont deux jésuites, l'un en exercice, l'abbé Guénard, le -second, défroqué, Cerutti. - -L'abbé Guénard est «gras comme un petit moine, gai, sémillant et courant -ou plutôt volant comme un oiseau». Sa conversation est agréable, il a de -l'esprit et il l'emploie le plus souvent à taquiner son ancien -confrère, d'où des querelles épiques qui font la joie des assistants. - -Cerutti, qui va jouer un rôle important dans notre récit, est ce jésuite -que Stanislas avait attiré en Lorraine en 1760, puis recommandé à son -petit-fils le dauphin[86]. - - [86] Voir: _Les dernières années de la Cour de Lunéville_, p. 338. - -Après le fatal événement qui l'avait si inopinément privé de son -protecteur, Cerutti avait été recueilli par Marie Leczinska, mais le -séjour de la Cour ne lui avait pas été favorable. N'avait-il pas eu la -malencontreuse idée de s'éprendre d'une grande passion pour une dame de -la Cour, au point d'en perdre le boire et le manger, et un peu la tête -aussi. C'est tout ce que lui rapporta son fol amour. - -C'est sous l'influence de cette passion qui absorbait toutes ses -facultés qu'il brûla ce qu'il avait adoré. Il présenta, en avril 1767, -une requête au Parlement pour être admis à abjurer les principes de la -Société de Jésus, qu'il avait défendus avec tant d'énergie et de -conviction quelques années auparavant. - -Cet amour, qui n'était pas payé de retour, eut sur la santé de Cerutti -la plus fâcheuse influence. Heureusement il trouva près de lui des -amitiés dévouées; la duchesse de Brancas en particulier, qui l'avait vu -souvent à Fléville chez la marquise des Armoises, chercha à le sauver du -désespoir; elle le prit comme secrétaire et veilla sur lui avec une -tendresse vraiment maternelle. - -Cerutti avait la physionomie avenante; il séduisait par son accueil et -le charme de son esprit. - -«Le petit Cerutti est pâle et délicat comme l'amour malheureux, écrit -Mme de Lenoncourt; sa conversation est douce et point triste, quoiqu'il -soit mélancolique. Toutes ses manières sont simples; son esprit l'est -aussi..... - -«Il a mille fois plus d'esprit qu'il ne m'en faut, mais je ne lui ai -trouvé que celui qu'il me fallait. Son cÅ“ur est jeune et son esprit -enfant. Il voit trop en laid des sentiments qu'il avait vus trop en -beau. Cette passion mal éteinte, jointe à une grande chaleur -d'imagination, égare quelquefois ses raisonnements.» - -Cerutti eut bientôt renoué des relations avec tous ses amis d'autrefois, -avec tous ceux qu'il avait connus à la Cour de Stanislas et en -particulier avec Mme Durival, Mme de Boufflers, Panpan, etc.; nous -allons le voir entretenir avec eux les relations les plus affectueuses. - -Panpan était même à ce point enthousiasmé de son nouvel ami qu'il -vantait à tout venant ses Å“uvres et ses mérites. Aussi Cerutti, -reconnaissant, pouvait-il écrire: - - C'est au paradis de Fléville - Près de Brancas et de Boufflers - Que l'Amphion de Lunéville - Chante sur sa lyre facile - Mon nom, mon livre et mes revers... - . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - Charmant Panpan, homme divin, - J'adopte en tout ton Évangile, - Ton cÅ“ur m'émeut, ton goût me plaît. - Quand j'embellirai mon asile, - C'est entre Pylade et Virgile - Que je veux placer ton portrait[87]. - - [87] Mss. de la Bibl. de Nancy. Papiers de Devau. - -La nature franche et énergique de Mme Durival a vite conquis l'ancien -jésuite; il existe bientôt entre eux une ardente sympathie. - -«Lorsque je suis avec vous, lui écrit-il, je crois n'avoir que vingt -ans. Le mouvement de vos idées se communique aux miennes et la vivacité -de votre âme me rend vivant comme elle.» - -Mme Durival, qui connaît la nature inflammable de son ami, entend dès le -début se mettre à l'abri d'obsessions qui lui seraient odieuses, car -elle repousse énergiquement tout ce qui de près ou de loin peut -ressembler à l'amour. Elle le signifie très nettement à Cerutti qui -s'incline devant une irrévocable décision: «J'accepte de bon cÅ“ur la -franche amitié, lui répond-il, c'est un bien très rare et fait pour vous -et pour moi qui sentons également le prix de la vérité et le vide de -tout le reste.» - -Cerutti est si heureux de ses nouveaux amis, qu'il écrit à Mme Durival: -«Je donnerais tout Paris pour vous et le monde entier pour Panpan.» - - - - -CHAPITRE XI - -1771-1772 - - Correspondance de Mme de Boufflers avec Panpan. - - -Pendant les premiers temps de son séjour en Lorraine, soit changement de -climat, soit changement d'habitudes, Mme de Boufflers est assez -éprouvée; elle a des crampes d'estomac qui la font cruellement souffrir -et pour lesquelles la médecine est à peu près impuissante. Heureusement -pour la marquise, elle a auprès d'elle sa fille Mme de Boisgelin, et ses -deux servantes Thérèse et Manon; toutes l'entourent des plus tendres -soins. Comme la marquise craint que Panpan ne s'inquiète inutilement, -elle lui écrit presque chaque jour pour le tenir au courant des -différentes phases de la maladie. - - - «Nancy, jeudi 15 juillet. - -«Je ne saurais, mon bon ami, répondre à votre lettre parce qu'elle est -dans la chambre où Thérèse dort. Mais en revanche, je vous dirai une -vérité que j'espère que vous ne croirez pas, parce qu'elle est contre -nature, c'est qu'il y a eu un jour de ma vie où j'aurais été au -désespoir de vous voir, et ce jour était hier. - -«D'abord vous devez croire que je me porte bien, puisque je vous dis -assez que j'étais bien malade hier, c'est-à -dire que j'ai eu la grande -crampe depuis quatre heures du matin jusqu'à deux heures après midi. -Elle a été moins longue et moins forte que celle que j'ai eue il y a -trois ans, parce qu'il y avait quelques moments d'intervalle. Je crois -que M. Quessens l'a fort abrégée par toutes sortes de petits remèdes. - -«Je ne saurais vous donner une idée du zèle et des soins de Thérèse et -de la pauvre Manon. La foire et le mal de cÅ“ur accompagnaient la -crampe, comme à l'ordinaire. Aujourd'hui, il n'y paraît pas. Le prince -de Beauvau convient du mieux.» - -Trois jours après la marquise reprend la plume: - - - «Nancy, 18 juillet. - -«Je voulais vous écrire hier, dès le matin, pensant que vous seriez -peut-être encore un peu inquiet des suites de cette crampe qui n'en a -aucune. Il me semble même que je me suis mieux portée depuis. - -«Notre amie est à Sommerviller depuis jeudi, ce qui m'ennuie un peu. -J'imagine qu'elle vous y verra. Les Philips qui devaient arriver hier ne -le sont pas, et l'on dit que le mari est fort malade. Je vais tâcher -d'en savoir des nouvelles[88]. - - [88] Famille anglaise avec laquelle Mme de Boufflers s'était liée. - -«Je ne sais si le prince ira à Plombières. Il le dit, mais comme il est -sûrement mieux, je crois qu'il restera. - -«Je ne vois plus que la consultation du Majault[89] qui vous retienne, -car j'espère bien que la bonne Marianne ne vous quittera pas. - - [89] Médecin de Panpan. - -«Pour l'argent, comme nous ruinons le Chalabre, M. Dumast et moi, je -suis bien en état de faire d'autres avances, et la médecine qu'il ne -faudrait prendre nulle part peut se prendre partout.» - -Quelques jours plus tard Mme de Boufflers est à Fléville; elle doit se -retrouver avec Panpan dans les premiers jours de septembre et elle prend -d'avance toutes ses dispositions pour que ce rendez-vous tant désiré ne -manque pas. - - - «Fléville, ce 25 juillet. - -«Pourriez-vous, cher Veau, vous prêter à un de ces arrangements-ci? - -(De la main de Mme de Boisgelin.) - -«Il ne faut pas, comme vous le dites, faire deux voyages, parce que cela -coûte de l'argent, mais puisque vous avez l'extrême bonté de venir pour -tout à fait, les premiers jours de septembre, il faudrait que vous -vinssiez avec armes et bagages, c'est-à -dire avec la bonne Marianne, -dîner à Sommerviller, où nous nous trouverions, et d'où nous vous -ramènerions ici et Marianne viendrait ici avec votre voiture. Vous voyez -que vous auriez tout le temps de donner votre dîner. - -(De la main de Mme de Boufflers.) - -«Cette Thérèse n'écoute pas. - -(De la main de Mme de Boisgelin.) - -«Ma seconde proposition était pour avancer de quelques jours mon -bonheur. Je voulais en jouir le samedi 31, ce qui aurait fort convenu à -Mme Durival. - -«Je me charge de porter à dîner, car elle n'a personne pour en faire. - -«M. de Nédonchel, qui vient d'envoyer chez moi, vous portera ma lettre, -s'il part aujourd'hui. - -(De la main de Mme de Boufflers.) - -car Thérèse a si bien fait qu'elle ne partira pas ce matin. - -«Finis donc avec ce Majault, que nous soyons sans inquiétudes. - -«Je me porte à merveille. Ce qui te donnera de l'humeur tournera -peut-être à bien.» - -_P.-S._--M. de Nédonchel n'est pas venu. - -Enfin, le mois de septembre arrive et la réunion si ardemment souhaitée -va avoir lieu; mais Mme de Brancas est assez pointilleuse sur les -bienséances; avec elle il faut user de grands ménagements. Mme de -Boufflers aurait voulu que Panpan vienne la chercher et l'on serait -parti de compagnie pour se rendre à Fléville. Mais le Veau craint de -choquer la duchesse. Mme de Boufflers n'en est pas moins radieuse de -revoir son ami et elle lui écrit gaîment: - - - «Nancy, samedi matin. - -«Mais vous êtes donc une grosse bête de venir me proposer le 2 septembre -comme une nouveauté, tandis que c'est ma première proposition et que je -n'ai parlé du 31 août qu'en second. Dites-moi aussi comment vous -entendez qu'en partant de Lunéville avec la bonne Marianne, et tout le -bataclan, vous ne descendriez pas à Sommerviller tout seul, et votre -équipage continuerait par la route, sans s'arrêter. Cependant, comme -ceci n'est fondé que sur le désir de vous voir deux heures plus tôt, si -vous continuez à y trouver de la difficulté, je me rends. - -«Vous irez fort bien d'ici à Fléville sans moi, et j'irai fort bien vous -y rejoindre quand vous trouverez que notre comédie aura assez duré. - -«Je pense que c'est demain la fête du château et qu'il serait décent d'y -faire une visite. Cependant j'ai des Dumast et des Chalabre qui s'y -opposent, sans compter que tant qu'elle aura Mme Zulm à demeure et Mmes -de Lenoncourt et d'Haussonville presque tous les jours, elle ne se -souciera pas plus de nous que de _Piétre Mazarin_. Je suis même d'avis -qu'après le départ de Mme Zulm, il faudra lui faire tâter de la solitude -pendant quelques jours pour donner plus de prix à votre jouissance.» - -Panpan persistant dans ses idées, la marquise lui répond: - - - «Nancy, lundi. - -(De la main de Mme de Boisgelin.) - -«Mme de Boufflers cède à la délicatesse de son Veau et, pour que son -voyage à Fléville ne perde rien de son mérite, elle le dispense du -dîner de Sommerviller et lui conseille d'aller, le jour qui lui -conviendra le mieux, directement de Lunéville à Fléville. Bien entendu -que ce sera toujours le plus tôt possible, et qu'il me sera permis -d'aller vous y voir au bout de quelques jours sous prétexte d'une visite -à la duchesse. Ensuite vous déciderez de la durée de mon exil. - -«Ne pourrions-nous pas aussi nous donner rendez-vous à Sommerviller sans -offenser la duchesse qui ne saurait pas seulement si j'y étais. - -«Vous me manderez la réponse de M. Cerutti qui sera plus sienne que -celle de la duchesse.» - -Donc Panpan se rend directement à Fléville et quelques jours après Mme -de Boufflers vient l'y rejoindre. - -La réunion fut ce qu'elle devait être, charmante pour tous ces vieux -amis ravis de se retrouver. Mais les meilleures choses ont une fin, il -fallut encore une fois se quitter. - -Mme de Boufflers, qui ne veut pas abuser de la province, va passer les -mois d'automne auprès de ses amis de Paris, mais elle se montre -raisonnable et ne s'attarde pas dans ce séjour dangereux. - -A peine est-elle de retour à Nancy que survient un événement qui -bouleverse toute cette petite société. Mme de Neuvron succombe presque -subitement. Mme Durival, qui perd en elle une de ses plus chères amies, -est dans un véritable désespoir, mais elle a du moins la consolation de -recevoir de tout son entourage les marques du plus tendre attachement. -Ils sont tous amis si bons, si dévoués, si pleins de compassion pour le -malheur d'autrui. - -Dès qu'elle apprend le coup qui vient de frapper Mme Durival, Mme de -Boufflers lui écrit: - - - «Jeudi. - -«J'ai été déjà bien pénétrée de votre douleur, mais il n'appartient qu'à -vous, ma meilleure amie, de sentir ce que j'ai dû éprouver en apprenant -que vous aviez pensé à moi, que vous aviez voulu me le dire, ce -mouvement si tendre, si touchant, m'a d'abord arraché des larmes et je -sens que j'en conserverai toute ma vie l'impression; elle me rendra -l'amitié de ma céleste amie encore plus précieuse, elle rendra la mienne -encore plus tendre[90].» - - [90] Communiquée par le capitaine Noël. - -La marquise écrit également à Panpan, qui, lui aussi, a besoin de -consolations, car Mme de Neuvron était pour lui une amie très sûre et -très fidèle: - - - «Fléville. - -«Mon Dieu, que je suis fâchée de la manière dont vous avez appris cette -mauvaise nouvelle. Quoiqu'il n'y en ait pas de bonnes, il me semble que -celle-là est la pire. - -«J'ai été hier chez les Durival avec la duchesse. Mme Durival avait eu -un peu de fièvre la nuit, mais elle était fort bien. Elle a même fait -tout ce qu'elle a pu pour être gaie et Mlle de Juvincourt était très -bien aussi. Je pense que la crainte qu'elles ont de s'affliger l'une -l'autre les sert toutes deux, et qu'on se distrait en voulant distraire -les autres. Enfin, il faut en revenir à se dire que, quand on a des -amis, il faut ou les pleurer ou en être pleuré.» - -«J'ai dit et lu à cette touchante Durival tout ce que vous me dites pour -elle. Il me semble qu'on ne saurait trop montrer aux personnes qui -perdent un ami qu'il leur en reste encore; c'est la vraie consolation. -Quelque affligée qu'elle soit, je crains encore plus votre affliction -que la sienne, parce que vous êtes plus faible qu'elle. Cependant sa -perte est plus grande que la vôtre, car elle jouissait bien plus -souvent. Je me disais hier en la voyant, qu'on ne sait ce qu'on admire -le plus, de son courage ou de sa sensibilité; mais je vous assure que -tout cela est bien touchant. Elle ira vous voir bientôt, peut-être -irons-nous ensemble.» - -Mme de Lenoncourt n'a pas pris moins de part à la perte qui les frappe -tous, et elle exprime son chagrin à Panpan en termes charmants: - - - «Lundi. - -«Je suis bien persuadée, mon Veau, que le plus grand malheur de la vie, -le plus sensible et le plus irréparable, est la mort de nos amis et -l'isolement dans lequel ils nous laissent. Et vous joignez à cela un -retour sur nous-même qui ajoute à votre chagrin. Et moi, en pareil cas, -c'est la vue de ma fin qui me console. Dans mes moments de bonheur, je -ne crains pas la mort; dans mes moments de peine, je la désire. Je suis -bien aise qu'à cet égard nous ne pensions pas de même, parce que cela me -prouve que vous êtes plus heureux que moi.» - -Au mois de décembre, nous retrouvons Mme de Boufflers à Fléville; elle -n'est pas encore consolée d'une séparation qui lui pèse d'autant plus -lourdement qu'elle a été plus heureuse. Elle écrit tristement à Panpan: - - - «Fléville, mardi, 10 décembre 1771. - -«Bonjour, cher Veau, mes jours s'écoulent sans vous voir. La maudite -bienséance me coûte cher. - -«Le prince est parti avant-hier après avoir bien dîné et se portant -bien, du moins en apparence. - -«Je profite tant que je puis du séjour de Chalabre pour lui gagner de -l'argent. C'est une sorte de plaisir que je mets à la place de celui que -je regrette, mais qui ne le remplace pas, car mon Veau ne peut être ni -remplacé, ni évalué, ni compensé. - -«Je gagne toujours un peu. - -«Ce n'est pas que je n'aie toujours pensé tristement à vous, mon cher -Veau, depuis que je vous ai perdu, mais comme j'ai moins pensé à la -poste, j'ai perdu de vue celle de dimanche. - -«Je n'envisage pas cette porte fermée, ces persiennes qui ne s'ouvriront -plus pour moi jusqu'au mois de septembre, sans un serrement de cÅ“ur -bien triste. N'est-ce pas le plus long séjour que nous ayons fait -ensemble, et n'est-ce pas parce que j'ai été plus longtemps heureuse que -je sens plus tristement la séparation...» - -En décembre, Mme de Boufflers est toujours à Nancy; mais elle regrette -Panpan et elle a la faiblesse de le lui dire. Elle s'efforce de le -persuader de venir la rejoindre, et pour l'allécher elle lui promet la -société de Mme de Brancas, de Mme Durival, de tous les amis qui lui sont -le plus agréables. Mais Panpan a des accès de misanthropie, et toute -idée de déplacement lui est insupportable. C'est donc d'assez méchante -humeur qu'il reçoit les aimables propositions de son amie. Elle lui -répond avec douceur: - - - «Nancy, 1er janvier 1772. - -«Vous ne me laissez pas même douter un instant, mon cher Veau, que mes -sollicitations pour venir nous voir ne vous sont point agréables; et il -me semble que vous tâchiez de nous ôter jusqu'au désir de vivre avec -vous. Je suis quelquefois tentée de répondre comme cet Athénien: «Je me -réjouis en pensant que Lunéville vous fournit des amis que vous aimez et -qui vous aiment plus que Mme de Brancas, Mme Durival et moi.» - -«C'est un M. Belpré qui a eu l'audace de dire qu'il croyait avoir -entendu dire dans votre charmante société que vous viendriez après les -Rois. Comment voulez-vous que je vous sauve les cruelles persécutions de -Fléville, moi qui depuis plus d'un mois n'y ai pas mis le pied. Vous ne -vous contentez pas de nous affliger au présent, vous menacez encore de -plus grands malheurs à l'avenir. Je crois que j'aimerais mieux être -traitée comme Mme de Lenoncourt, qui dit que vous lui avez fait une -scène, parce qu'elle ne vous avait pas pressé de revenir. Au moins cela -marque-t-il qu'on ne prend pas les sollicitations de l'amitié pour des -importunités. - -«Ne soyez pas inquiet de moi, mon bon Veau, j'ai pris la robe d'hiver le -matin, et je ne sors pas. - -«Je ne gagne point, mais j'ai de l'argent à votre service, parce que -j'en ai touché, et que cela ne vous engage pas.» - -Ces offres d'argent sont incessantes dans les lettres de Mme de -Boufflers; elles étaient d'autant plus méritoires qu'elle était -elle-même moins fortunée. Comme tous les gens de cette époque, elle -avait le mépris de l'argent; dès qu'elle en avait, elle le dépensait -sans compter et en faisait des libéralités aux amis dans le besoin. - -Ce n'est pas seulement la marquise que néglige l'ingrat Panpan, il -paraît oublier également Mme Durival, et son tort est d'autant plus -grand qu'elle vient d'éprouver un grand chagrin. Mme de Boufflers lui -reproche sa négligence en termes d'une rare délicatesse: - - - «Nancy, 15 janvier. - -«Bonjour, cher Veau. J'ai reçu avant-hier l'almanach et M. Benoit. -J'attends une occasion pour vous renvoyer le dernier qui m'a fort -amusée. - -«Il n'est plus question de maladie ici et la gelée a sûrement purifié -l'air. - -«Permettez-moi, mon cher Veau, de vous faire observer que vous négligez -trop notre Durival. Quoiqu'elle soit bien sûre de vous et qu'elle ne se -plaigne pas, je suis sûre que l'apparence seule de votre oubli lui fait -de la peine, au moins si j'en juge d'après mon cÅ“ur. Ne me mettez pas à -cette épreuve, mon bon Veau, j'ai besoin non seulement que vous -m'aimiez, mais que vous me le disiez, parce que vous le dites fort bien, -etc., etc.» - -Certes la marquise est une correspondante fidèle, cependant Panpan, qui -est fort exigeant, se plaint d'être abandonné. Elle lui répond doucement -et se défend de l'oublier: - - - «10 février. - -«Je vous assure, mon tendre Veau, que je n'ai pas encore passé trois -jours sans vous écrire, bien à la hâte, à la vérité, ne disant rien de -ce que je voulais dire, en commençant et étranglant le peu de mots -inutiles que je dis. Telles sont ce que vous appelez poliment mes -lettres. - -«La dernière a dû vous être remise mercredi par un M. Louis, fils de Mme -Philips, auquel on a donné douze sols et qui a dit que vous l'auriez à -six heures du soir. Je vous parlais du désir que Mme Durival a de vous -voir, parce qu'elle m'avait priée de vous le dire comme de moi, pour ne -pas vous gêner. Elle a déjà envoyé deux fois savoir votre réponse. - -«Elle est bien touchante par sa douleur et par son courage. J'aimerais -Mlle de Juvincourt de sa conduite avec elle, quand elle n'aurait pas -d'autre mérite.» - -En 1772, Mme de Boufflers passe l'hiver à Nancy avec sa fille. Elle voit -beaucoup de monde, reçoit ses amis et donne à souper fréquemment; mais -si elle réside officiellement dans la capitale de la Lorraine, elle va -fréquemment à Fléville voir la duchesse de Brancas, Mme Durival, Mme de -Lenoncourt, etc. Panpan fait très souvent partie de ces aimables -réunions. Quand il part pour retourner à Lunéville, c'est une désolation -générale. - -Le 6 mars, Mme de Boufflers lui écrit: - - - «Nancy, 6 mars. - -«Vous auriez dû rester, mon cher Veau, ne fût-ce que pour être témoin -des cris que la duchesse a faits sur votre départ. Pour moi qui ne -criais pas, j'étais, sans mon Veau, comme ce perruquier de Paris qui -disait à M. de Craon: _Monsieur, avec cette perruque, vous avez l'air de -ces gens qui sont tout seuls au monde_. Voilà ce qui m'arrive toujours -quand vous me quittez. - -«J'ai persisté à ne pas augmenter la table de dix couverts, et cela -était d'autant plus à propos que nous n'étions que neuf, le baron de -Lu... et l'abbé, ainsi que Mme de Lenoncourt ayant manqué. Le dîner -était excellent, on a beaucoup mangé et gaiement. La duchesse a dit -qu'elle voulait faire une satire contre vous. - -(De la main de Mme de Boisgelin.) - -«Maman est on ne peut plus touchée de l'état de Mme Marcel, et elle -voudrait bien que la part qu'elle y prend pût lui donner quelques -moments de consolation. Maman voudrait bien qu'elle se mît au lait pour -toute nourriture. - -«Dis-lui aussi un mot de ma part, mon cher Veau. - -«Maman a trouvé hier Mme de Lenoncourt fort inquiète de son état et du -genre de sa maladie. - -«Adieu, Panpan, je vous embrasse.» - -On voit que Panpan, assez peu sociable d'ordinaire, s'est laissé prendre -aux flatteuses avances de la duchesse de Brancas, et qu'il vient assez -fréquemment faire des séjours à Fléville; il est même si intimement lié -avec la châtelaine qu'il la reçoit de temps à autre dans sa petite -maison de Lunéville. - -Un jour il lui adresse une invitation pressante, mais la duchesse lui -répond qu'elle ne viendra pas, s'il ne lui donne un écu pour ses -pauvres. - -Le galant lecteur riposte aussitôt en envoyant l'écu demandé accompagné -de ce madrigal: - - Rien qu'un écu pour vous avoir! - Ce n'est pas trop, madame la duchesse! - Je me hâte de me pourvoir: - Je crains qu'il ne s'y trouve presse. - Je ne veux pas vraiment manquer un tel hasard; - Car, si de Lenoncourt on me tient la promesse, - Par-dessus ce marché d'une nouvelle espèce, - Avec le Cerutti, j'aurai l'ami Guénard. - Pour jouir d'une telle aubaine - Je ne dois point marquer de jour certain - De tous les jours de la semaine - Le meilleur est le plus prochain. - -Fidèle à sa promesse, la duchesse vient dîner chez Panpan qui, usant de -ses droits de maître de maison, lui offre la main pour la mener dans la -salle du festin. En même temps il la régale de ce quatrain: - - Pour la conduire à table, en vain chacun s'empresse; - Cet honneur m'appartient en cet heureux instant, - Elle est à moi madame la duchesse - Je l'ai payée, un bel écu comptant. - -Dans son manuscrit, le galant mais irrévérencieux Panpan ajoute ce vers, -dont il ne pense certes pas un mot: - - Pour la conduire ailleurs j'en paierais plus de cent[91]. - - [91] Mss. de la Bibl. de Nancy. Papiers de Devau. - -Bien qu'ils habitent à peu de distance l'un de l'autre et qu'ils se -voient fréquemment, Mme de Boufflers et Panpan continuent à entretenir -une correspondance très active; pas un incident de sa vie, si petit -soit-il, pas une pensée que la marquise n'éprouve le besoin de confier à -son Veau. Elle lui écrit en avril 1772: - - - «Nancy. - -«Je suis touchée de l'état de Marianne pour vous et pour elle. Vous ne -me dites pas combien il y a qu'elle est dans cet état. - -«Je suis assez en argent pour vous en prêter quand vous voudrez. - -«Vous ne me dites pas ce qui a empêché de jouer la pièce de -Palissot[92]. - - [92] _L'homme dangereux._ Cette pièce, d'abord anonyme, fut - acceptée et reçue par les comédiens comme une satire contre - Palissot. Quand on sut qu'elle était de lui, le parti - philosophique fit émeute le jour même de la première et empêcha - la représentation. On dut rendre l'argent au public. - -«M. de Cerutti a perdu nos bouts rimés et je ne sais pas un mot des -miens. - -«Mme Durival vint l'autre jour en femme et le lendemain elle vint en -homme; sur quoi je lui envoyai ce couplet - - SUR L'AIR: _Du haut en bas_. - - Pour Durival, - Je ne ferai plus de poème - Pour Durival, - Car hier elle eut un rival. - D'ailleurs par un malheur extrême, - Quand je veux chanter ce que j'aime, - Je chante mal. - -«M. Cerutti dit qu'il a changé un des vers qui disait en parlant de vous - - - Et du bien que l'on fait, il jouit le premier. - -et qu'il a mis: - - De tout le mal qu'on dit, il jouit le premier. - -«Je vivrai et mourrai en Lorraine, mon cher Veau. J'aime mieux mes amis -que mes robes, et quand je n'aurai point d'habit pour voir les premiers, -ils me souffriront en veste.» - -Mme de Boisgelin ajoute en marge de la lettre: - -«Bonjour, le Veau, tu ne me dis jamais un mot; mais, quoique je ne -t'aime plus, je prends part à ton chagrin.» - -Quand Panpan a regagné son ermitage de Lunéville, on ne peut plus l'en -arracher; quand il parle de revenir, c'est d'une façon si vague, si peu -précise que Mme de Boufflers s'en chagrine et le lui reproche -tendrement: - - - «Nancy, avril. - -«En vous relisant, mon bon Veau, je trouve que je me suis réjouie et que -je vous ai remercié à trop bon marché, même pour rien du tout. Je savais -déjà que vous viendriez un jour, et comme en faisant semblant de me dire -quelque chose, vous ne me dites pas _quand_, c'est tout _comme si vous -ne disiez rien_. Seulement vous me donnez le droit de vous demander ce -_quand_, qui est le mot important. - -«On dit que nous n'aurons Henri que pour la semaine de la Passion; cela -ne me plaît guère, - -(De la main de Mme de Boisgelin.) - -mais si cela me procure le plaisir de voir mon Veau une heure plus tôt, -je le préfererai à Clairval. - -(Mme de Boisgelin écrit de son chef:) - -«Bonjour, Veau; je t'avertis que tu m'ennuies encore plus de loin que de -près. La Biche dit qu'elle te grondera si tu ne viens pas bientôt. - -(De la main de Mme de Boufflers.) - -«Tu crois donc qu'on fait du cochon secrétaire ce qu'on veut? c'est là -chose impossible[93].» - - [93] La suscription de cette lettre est ainsi conçue: - - - à Monsieur - - _Madame_ de Vaux - lecteur - _lectrice_ du feu roi - à Lunéville. - - (Le timbre de la poste de Nancy.) - -Puis survient une discussion très grave, la première peut-être entre Mme -de Boufflers et son vieil ami; elle se termine par un raccommodement, -mais la marquise en garde un sentiment de tristesse et elle ne le peut -cacher. - - - «Nancy, lundi 24 mai. - -«Ce mot éteint toute ma colère, mais mon chagrin ne diminuera jamais, et -toutes vos raisons me paraissent si mauvaises qu'il faut bien de la -patience pour les écouter; au moins permettez-moi de croire que celles -qui me regardent sont de la dernière fausseté. Les autres ont été cent -fois réfutées. - -«Les Ang. disent qu'elles iront vendredi 28 dîner chez vous. Elles -seront en tout six, hommes et femmes. Je ne sais si Mme Durival voudra -en être. Je vais le lui proposer. Je porterai du saumon et un plat de -gibier. - -«Croyez donc que j'ai dit à M. de Beauvau tout ce qui convenait. Je -voudrais bien me dire aussi d'être comme vous voudriez que je fusse; -mais j'ai un poids sur le cÅ“ur qui s'y oppose. - -«Adieu, mon Veau; je dirais comme M. de Chimay si j'étais dévote: _Je -vais demander à Dieu qu'il me fasse la grâce de ne plus t'aimer_.» - -En juillet 1772, Mme de Boufflers eut la douleur de perdre sa mère, la -princesse douairière de Craon. - -Déjà depuis quelque temps la santé de la princesse, qui jusqu'alors -s'était maintenue excellente, donnait quelques inquiétudes. Son -petit-fils le chevalier de Boufflers vint la voir au mois de juin, il la -trouva assez souffrante et il écrivit à son oncle de Beauvau, qui était -à ce moment à Chanteloup, pour le prévenir de l'état de sa mère. Bien -que le chevalier ne renonce pas au style plaisant qui lui est familier, -on sent qu'il n'est pas sans éprouver d'assez vives inquiétudes: - - - «Juin. - -«J'ai été il y a deux jours à Craon, j'ai trouvé ma grand-mère -absolument comme je l'avais laissée pour le visage et pour la tête, mais -elle souffrait horriblement d'une colique d'estomac; elle m'a fait -appeler en particulier pour m'ordonner de vous faire part de son état, -de vous dire que, quoi qu'elle crût son tempérament assez fort, -cependant un accès de colique pouvait l'emporter d'un moment à l'autre, -qu'elle voudrait avoir la consolation de vous voir encore avant votre -quartier, qu'elle vous priait de venir faire dans Craon tous les -arrangements que vous jugeriez convenable, que c'était vos affaires plus -que les siennes, etc. Je lui ai récité le plus beau chapitre de mon -traité des consolations et cela s'est terminé par une petite -contestation au sujet de beaucoup de treillage que j'avais fait faire à -Craon pour mes jardins de la Malgrange; je voulais le payer, elle n'a -pas voulu le souffrir, et je me suis soumis comme un héros chrétien et -comme un enfant respectueux. - -«Agréez tous mes hommages, mon cher oncle, et daignez les présenter à -mesdames vos épouse, fille et sÅ“ur; ayez aussi la bonté de ne pas -m'oublier auprès de tout Chanteloup.» - -La princesse de Craon n'avait que trop raison de désirer revoir son -fils; ses jours étaient comptés. Le prince, sensible aux instances dont -son neveu s'était fait l'interprète, se préparait à quitter Chanteloup -pour aller voir sa mère, lorsqu'il apprit qu'elle était dangereusement -malade. Il partit sur-le-champ, mais la maladie fit des progrès si -rapides qu'il eut la douleur de ne pouvoir assister aux derniers moments -de la princesse. - -Elle s'éteignit le 12 juillet 1772, âgée de quatre-vingt-six ans, après -avoir scrupuleusement rempli tous les devoirs de la religion; elle -n'avait auprès d'elle que son fils le chevalier de Beauvau et sa fille -Mme de Bassompierre. - -Son extrait mortuaire édifiera le lecteur, mieux que nous ne pourrions -le faire, sur sa fin et les sentiments dans lesquels elle mourut, au -dire de ses contemporains[94]. - - - [94] _Extrait du registre des actes de l'état civil de Haroué._ - - «L'an mil sept cent soixante et douze, le douze du mois de juillet - vers les dix heures et demie du matin, est décédé de maladie, en - cette paroisse, très haute et très puissante princesse - Anne-Marguerite, née comtesse de Ligniville et princesse de Craon, - grande d'Espagne de la 1re classe, marquise de Craon, baronne - d'Autrey, dame de Morlay, etc., etc., douairière de feu très haut - et très puissant seigneur Marc de Beauvau, prince de Craon et du - Saint-Empire Romain, marquis, seigneur de Craon et autres lieux, - chevalier de la Toison d'or, grand écuyer de Lorraine, grand - d'Espagne de la première classe, âgée d'environ quatre-vingt-six - ans, après avoir été confessée, reçu le saint viatique et - l'extrême-onction avec les sentiments les plus religieux, et une - dévotion des plus exemplaires; elle a donné toute sa vie les - marques les plus éclatantes de sa piété; ses charités immenses lui - ont mérité le titre glorieux de Mère des Pauvres; elle leur a fait - tout le bien qui dépendait d'elle; ses bienfaits pour l'Eglise ne - l'ont pas rendue moins recommandable: enfin elle emporte tous nos - regrets et elle est inhumée dans son caveau le treize des mois et - an susdits en présence de messire le chevalier de Beauvau, et de - madame la marquise de Bassompierre, ses enfants; maître Petit, - chapelain; qui ont signé avec moi curé du lieu. - - «_Signé_: Chevalier DE BEAUVAU; - BEAUVAU DE BASSOMPIERRE; - J. GRANDEURY, maître d'école; - J.-C. BOURLIER, prêtre, curé - de Craon.» - -La princesse fut ensevelie auprès de son mari, qui depuis dix-huit ans -déjà reposait dans la modeste petite église d'Haroué[95]. - - [95] Voici l'épitaphe gravée sur le tombeau de la princesse dans - l'église d'Haroué: - - D. O. M. - - EN CETTE ÉGLISE FUT INHUMÉE LE 13 JUILLET 1772 - TRÈS HAUTE ET TRÈS PUISSANTE PRINCESSE - ANNE MARGUERITE - NÉE COMTESSE DE LIGNIVILLE - BARONNE D'AUTREY, DAME DE MORLAY, - FEMME DE FEU TRÈS HAUT ET TRÈS PUISSANT SEIGNEUR - MARC DE BEAUVAU - PRINCE DE CRAON ET DU SAINT EMPIRE ROMAIN - - ELLE EST DÉCÉDÉE A L'AGE DE 86 ANS - APRÈS AVOIR REÇU LA SAINTE COMMUNION - AVEC UNE PIÉTÉ DONT ELLE AVAIT DONNÉ - TOUTE SA VIE L'EXEMPLE. - SA CHARITÉ LUI MÉRITA LE TITRE DE MÈRE DES PAUVRES; - ELLE DONNA LE JOUR A 13 FILLES ET A 7 FILS; - LES UNS SE CONSACRÈRENT A DIEU, - LES AUTRES VERSÈRENT LEUR SANG - SUR LES CHAMPS DE BATAILLE POUR LA DÉFENSE DE - LEUR PATRIE - -On raconte qu'à son lit de mort, la vieille princesse fit venir un jeune -paysan du village nommé Voinot[96], auquel elle avait toujours témoigné -beaucoup d'intérêt et qui, aux yeux de tous, passait pour un fils -naturel du chevalier de Beauvau. Après lui avoir donné les meilleurs -conseils, elle termina son allocution par ces mots: «Voinot, tu seras -curé d'Haroué.» C'est ce qui arriva en effet; le jeune paysan embrassa -la profession ecclésiastique et il passa sa vie curé d'Haroué, où il ne -mourut qu'en 1854. - - [96] 1766-1854. - -Un mois après la mort de Mme de Craon, son fils le chevalier, celui que -nous venons de voir assister aux derniers moments de sa mère et qui -avait si fâcheusement mis à mal Mlle Alliot et tant d'autres -vraisemblablement, se décidait à faire une fin; il épousait discrètement -à Paris une veuve appelée Mme Bonnet; à partir de ce jour il prit le -titre de prince de Craon. - - - - -CHAPITRE XII - -1773-1774 - - Voyage de Mme de Boufflers à Paris.--Les assiduités du prince de - Bauffremont.--Correspondance avec Panpan.--Mort de la princesse de - Talmont.--Dîner du jour de l'an chez Mme du Deffant.--Surprise à - Mme de Luxembourg.--Mort de Louis XV.--Réconciliation de M. de - Beauvau et de Mme de Mirepoix.--Mort du marquis de - Boufflers.--Maladie grave du chevalier. - - -Mme de Boufflers s'accommode de la vie de Nancy, puisqu'il le faut bien, -mais la province lui paraît bien terne, bien monotone, et souvent sa -pensée se reporte avec douleur vers la capitale et le souvenir des -plaisirs que l'on y goûte lui torture le cÅ“ur. Alors, quand ses regrets -sont trop vifs, elle essaie de les apaiser en leur donnant satisfaction -et elle va passer quelques semaines chez sa sÅ“ur de Mirepoix. - -Souvent elle est accompagnée dans ces déplacements par son nouvel et -cher ami, M. de Bauffremont. Le prince, qui, maintenant, partage son -temps entre Paris et ses terres de Lorraine, est plus que jamais sous le -charme de la vieille marquise; plus que jamais il la trouve aimable, -spirituelle, délicieuse en dépit de l'âge. Il vient même de vendre son -régiment[97] pour pouvoir se consacrer plus complètement à sa Dulcinée. - - [97] Il l'avait vendu 160,000 francs au prince de Lambesc. - -Quand elle est à Paris, M. de Bauffremont est si parfaitement heureux, -qu'il néglige tous ses meilleurs amis, même ceux qui, comme les -Choiseul, sont dans le malheur, et sont par conséquent plus susceptibles -que d'autres. - -Cet attachement excessif soulève l'indignation de Mme de Choiseul. - -Elle écrit à Mme du Deffant, le 19 avril 1772: - -«Que dites-vous de votre Incomparable, que j'attendais il y a eu hier -huit jours, puis mercredi dernier, qui avait juré ses grands dieux qu'il -passerait sa semaine sainte avec nous, et qui prétend être retenu par -des affaires, et que je ne verrai plus que quand il plaira à Dieu ou aux -beaux yeux de sa belle? Ah! votre Incomparable est incomparablement -faible et insupportable pour ceux qui, comme moi, ont du faible pour -lui; mais il faut le prendre comme il est, avec ses défauts, et l'aimer -en dépit d'eux.» - -Peu de temps après l'aimable duchesse, d'ordinaire si douce, si -bienveillante, si maîtresse d'elle-même, perd toute mesure dans ses -reproches; il est vrai qu'il s'agit d'un ennemi déclaré de son mari: - -«Nous n'avons pas vu l'Incomparable; la petite crapule de ce dernier l'a -porté, chemin faisant, chez cette petite crasse de la Vrillière.» (oct. -72.) - -«Petite crapule!» le mot est vif et la pauvre Mme de Boufflers ne -méritait pas semblable anathème. - -Mme du Deffant n'est guère moins amère dans ses récriminations, -cependant elle raille plus finement: - -«Je ne vois presque plus votre Incomparable. Il est devenu un vrai -automate, mais son Vaucanson ne lui donne pas autant de différents -ressorts qu'en a le flûteur.» - -Ces aménités épistolaires n'empêchent pas Mme du Deffant d'aller -fréquemment souper chez le prince bien qu'il y fasse «un froid horrible» -et que «la société n'y soit pas attirante»; mais tout ne vaut-il pas -mieux que la solitude? - -Ces voyages à Paris, qui aident Mme de Boufflers à prendre la province -en patience, se renouvellent assez fréquemment et toujours dans les -mêmes conditions. Au printemps de 1773, la marquise est encore dans la -capitale avec sa fille; elle écrit naturellement à son cher Panpan pour -le mettre au courant des nouvelles du jour; mais elle est très occupée, -c'est Mme de Boisgelin qui de temps en temps prend la plume et même -parle pour son compte: - - _Mme de Boufflers à M. de Vaux, brailleur du feu roi - de Pologne, à Lunéville._ - -(L'adresse est de la main de Mme de Boisgelin). - - - Lundi. - -«Hé Ventretin, je ne vous demande pas de vos nouvelles, parce que je -crains de diminuer l'espérance que je veux conserver de vous voir -arriver d'un moment à l'autre. Vous trouvez peut-être que cela est trop -délicat pour être entendu, je vais donc vous le faire entendre. Le -président Montesquieu, qui avait beaucoup vécu avec Mme de Caylus, - -(De la main de Mme de Boisgelin.) lui avait entendu dire que les femmes -de la société de Mme de Maintenon, qui restaient chez elle le soir avec -le roi jusqu'à minuit, s'y ennuyaient tellement qu'elles retournaient -leurs montres, crainte de voir le temps qu'elles avaient encore à -s'ennuyer. - -«Maman est désolée de votre état, elle en est bien plus fâchée que vous, -parce qu'elle en souffre plus que vous. - -«Mme de Bellegarde a la bêtise de t'aimer à la folie. - -«Adieu, vieux fou. - -«M. le prince de Beauvau est à la campagne où il raccommode fort bien -son estomac. Il fera ce que vous désirez pour M. de Nouville. Mme la -marquise n'a pas un moment pour vous écrire.» - - - «Samedi. - -«J'ai fait vos compliments à M. de Lucé et je lui ai payé votre tabac; -il m'a dit qu'il vous en enverrait encore à ce prix-là , de sorte que mes -joues sont fort au service de votre nez. - -«M. le duc de Chartres a demandé au roi la permission d'aller à -Chanteloup. - -«Le chevalier de Boufflers est arrivé ici avant-hier soir. - -«M. le duc d'Aiguillon a donné une fête à Mme la comtesse du Barry, qui -était très jolie. Je vous envoie un couplet de l'abbé de Voisenon au -maréchal de Richelieu, qui a été chanté à cette fête; il y en avait pour -tout le monde, mais je n'ai eu que celui-là , parce que c'est, dit-on, le -meilleur. - - SUR L'AIR: _Lison dormait dans un bocage_. - - En amour toujours infidèle, - Toujours fidèle à l'amitié, - Vous abandonnez une belle, - Sans jamais en être oublié. - Prenant peu de garde à l'espèce, - Des beautés l'essaim vous charma, - Même à présent par-ci par-là - Vous leur faites la politesse, - Et vous serez encore vingt ans - Plus poli que nos jeunes gens. - -«Adieu jusqu'à demain, mon bon et bien-aimé Panpan. - - - «Jeudi matin. - -«On m'a donné hier une épigramme sur M. de Beaumarchais qui m'a paru -trop bien faite pour ne pas vous l'envoyer. Il faut que vous sachiez -qu'il a été horloger et qu'alors il s'appelait Caron. - - Sur tes montres je lis Caron, - Beaumarchais sur ton _Eugénie_[98]. - Caron et Beaumarchais! Pourquoi ce double nom? - Rougis-tu de ton drame ou de l'horlogerie. - - [98] _Eugénie_ parut en 1767. - -«Adieu le bon et le très aimable ami de moi, je vous embrasse et vous -aime mille fois plus que je ne peux vous le dire[99].» - - [99] Ces trois lettres nous ont été communiquées par M. le - capitaine Noël. - -Au mois d'août, Mme de Boufflers est de retour en Lorraine; elle est -installée à Nancy et se prépare à aller à Fléville où on la demande à -grands cris; elle exhorte Panpan à y venir également. - - - «Nancy, 21 août 1773. - -«Vous savez bien, sans que je vous le dise, que je n'ai pas répondu à -votre lettre du 4, d'abord parce que j'avais commencé mon griffonnage -avant de l'avoir reçue, et qu'il ne me restait plus de place. - -«Pour Fléville, il y aura du monde jusqu'au commencement de septembre, -après quoi nous verrons; pourquoi ne viendriez-vous pas ici d'abord -attendre le moment où nous pourrons être bien reçus, parce qu'il n'y -aura plus personne. - -«Le prince dit qu'il t'aime malgré tes défauts, tes vices et tes -médecines; mais qu'il ne faut pas acheter de chevaux à cette réforme -parce qu'elle n'est que des ruinés. Voyez s'il y aurait quelqu'un qui -s'y connût et qui voulût se charger d'en acheter deux. Les miens font -encore tout ce qu'on leur demande. Je crains que le Saint-Martin ne -soit plus malade qu'eux; il me disait hier qu'il serait bien étonné s'il -passait l'hiver. - -«Si je le passe avec mon Veau, je lui promets qu'il n'aura pas la -goutte, ni moi la crampe, et que je l'aimerai comme aujourd'hui.» - -Panpan répond qu'il est tout prêt à aller à Fléville, mais il préfère -s'y rendre directement et ne pas faire d'abord de séjour à Nancy. La -duchesse pourrait se froisser de n'être pas seule l'objet de son voyage. -Puis il raconte qu'il a eu une consultation du célèbre Majault, qui l'a -trouvé en beaucoup meilleur état que lui-même ne se l'imaginait. - -Mme de Boufflers lui répond: - - - «Nancy, ce 28 août. - -«J'ai, je t'assure, une belle joie de cette visite de Majault, non que -j'eusse besoin d'être rassurée, car je l'étais par tout le monde, et -surtout par le sens commun. - -«Dis moi un peu ce qui empêcherait Marianne de faire des confitures, et -même des coetches ici? Elle a cent fois plus de raison que toi, et je -conclus qu'il faut l'amener. - -«Avez-vous reçu l'eau de Bourbonne hier par le carrosse? - -«Voilà une maudite plume qui est pourtant la septième, mais rien ne va -bien sans mon Veau. - -«Convenez que je fais un beau sacrifice à la duchesse, ou plutôt à vous. -Cependant je trouve qu'il ne faudrait pas lui passer ses petites -délicatesses qui tiennent du despotisme. Le baron de Cutendre était plus -raisonnable. Ne faudrait-il pas aussi nous priver de notre amie[100]? -J'irai toujours la voir lundi et je regretterai mon Veau». - - [100] Mme Durival. - -Au mois de novembre Mme de Boufflers est encore une fois à Paris; c'est -de là qu'elle écrit au Veau pour lui donner des nouvelles: - - - «Paris, 19 novembre. - -«Tenez, mon cher Veau, pendant que j'y pense, je vais vous dire -l'épitaphe de Piron. Il se donna dernièrement un coup à la tête qui en -fut l'occasion: - - J'achève ici-bas ma route; - C'était un vrai casse-cou: - J'y vis clair, je n'y vis goutte. - J'y fus sage, j'y fus fou, - A la fin j'arrive au trou - Que n'échappe fou ni sage, - Pour aller je ne sais où. - Adieu, Piron, bon voyage. - -«Quand vous me direz que vous avez reçu l'_Épître à Horace_, je tâcherai -de vous envoyer la réponse d'Horace par La Harpe, qui nous la lut -hier[101]. - - [101] L'_Epître à Horace_ est de Voltaire. La réponse de La Harpe - est intitulée: _Horace à Voltaire_. - -«Depuis que M. de Beauvau est à l'Académie, je vois souvent les gens de -lettres, surtout La Harpe et Saurin, qui sont bien aimables dans des -genres très différents. - -«On dit hier qu'on avait enlevé la nourrice de M. le Dauphin et qu'elle -avait été menée dans un couvent à Argenteuil, comme Héloïse; mais c'est -pour avoir parlé à Mme la Dauphine du gouvernement. - -«Vous savez que la duchesse d'Orléans est à Chanteloup. - -«Lekain était chargé par Voltaire de nous lire _Les lois de Minos_ -telles qu'il les a faites, car on a exigé des changements pour les -jouer. Je dis qu'il a permis qu'on nous les lût, parce qu'il a nommé à -Mme du Deffant les personnes qui devaient l'entendre. Mais j'en ai peu -profité, parce que Lekain vint tard et que j'étais priée à souper. Je -fus obligée de sortir après les deux premiers actes qui ne me firent -aucun plaisir. M. de Beauvau et Mme de Boisgelin, qui restèrent, disent -que les trois derniers actes sont meilleurs, sans être bons. - -«Adieu, mon cÅ“ur, je n'ose plus vous écrire qu'à moins d'une nouvelle. -J'en demande partout et personne n'en sait.» - -Chaque fois qu'elle faisait un séjour dans la capitale, Mme de Boufflers -ne manquait jamais de rendre visite à sa vieille amie, la princesse de -Talmont, qu'elle avait vue si longtemps à la cour de Lunéville. - -Nous avons brièvement narré dans le premier volume de cet ouvrage les -aventures de la princesse et sa passion pour le Prétendant. Après la -mort de Stanislas, elle avait quitté la Lorraine et était venue habiter -Paris[102]. - - [102] Voir _la Cour de Lunéville au dix-huitième siècle_, p. 63 - et suiv. - -Elle avait été fort galante dans sa jeunesse «pour se satisfaire -elle-même», la vieillesse arrivant, elle était tombée dans la plus -extrême dévotion, sans cependant renoncer aux souvenirs du passé: ainsi -elle portait un bracelet avec l'image de Jésus-Christ; mais du côté -opposé, se trouvait le portrait du Prétendant. Quelqu'un lui ayant -demandé quel rapport il y avait entre ces deux portraits, la comtesse de -Rochefort, qui était présente, riposta: «Celui qui résulte de ce passage -de l'évangile: Mon royaume n'est pas de ce monde.» - -Elle logeait au Luxembourg où elle occupait les grands appartements. -Quand on pénétrait chez elle, on la trouvait dans une vaste salle tendue -de damas rouge, ornée des portraits des rois de France et éclairée -seulement par deux bougies; elle se tenait assise dans un coin reculé de -la salle, sur une petite couchette, entourée de saints polonais. -L'obscurité était si grande que les visiteurs avaient peine à se -conduire jusqu'à elle, et qu'ils trébuchaient successivement contre un -chien, un chat, un tabouret, un crachoir, etc. - -A peine arrivée à Paris, Mme de Boufflers vint rendre visite à la -princesse; elle ne devait plus la revoir; elle succomba en effet au mois -de décembre 1773. - -Elle avait, la veille de sa mort, ses médecins, son confesseur, et son -intendant auprès de son lit. - -Elle dit à ses médecins: «Messieurs, vous m'avez tuée, mais c'est en -suivant vos principes et vos règles»; à son confesseur: «Vous avez fait -votre devoir en me causant une grande terreur»; à son intendant: «Vous -vous trouvez ici à la sollicitation de mes gens qui désirent que je -fasse mon testament. Vous vous acquittez tous fort bien de votre rôle; -mais convenez aussi que je ne joue pas mal le mien.» Après cela elle se -confessa, communia et ajouta un codicille à son testament. - -Elle mourut le lendemain. On prétend qu'elle avait fait faire une robe -bleue et argent pour être enterrée, et qu'elle s'était fait coiffer avec -une très belle cornette de point. Mais l'archevêque n'approuva pas ce -luxe, et il fit vendre habit et cornette pour en faire des aumônes[103]. - - [103] _Correspondance de Mme du Deffant avec Walpole_, par M. DE - LESCURE. - -Le 1er janvier 1774, la maréchale de Luxembourg, suivant un usage -immémorial, dînait chez Mme du Deffant. Au nombre des convives se -trouvaient la marquise de Boufflers; son fils, le chevalier; Pont de -Veyle, etc. - -La maréchale avait pour habitude, chaque fois qu'elle arrivait chez sa -vieille amie, de demander une chaise de paille pour poser son sac à -ouvrage; puis elle appuyait ses pieds sur les barreaux. Après avoir -offert à Mme du Deffant pour ses étrennes une tasse et six petites -terrines d'argent «les plus jolies du monde», la maréchale, comme à -l'ordinaire, réclame sa chaise. Aussitôt un laquais lui apporte une -chaise de paille «garnie en housse de taffetas cramoisi, couverte -devant, derrière, du haut en bas d'un très magnifique réseau d'or -arrangé, ajusté, du meilleur goût du monde, et par-dessus une housse de -papier blanc.» - -C'étaient les étrennes de Mme du Deffant. - -Au dossier étaient attachés ces vers de Pont de Veyle: - - - AIR _de Joconde_. - - Je m'offre à vous sans ornement; - Je ne suis pas bien mise; - Mais de ce mince ajustement - Ne soyez pas surprise; - Souvent sous de simples dehors, - La beauté se déguise; - Vous verrez peut-être un beau corps - En ôtant ma chemise. - -Sur le carreau de la chaise étaient déposés ces couplets du chevalier: - - - AIR: _Réveillez-vous, belle endormie_. - - Si je vous sers, je suis heureuse; - J'existe pour votre repos; - Je ne serai point dangereuse, - Quand même vous m'auriez à dos. - J'ai des secrets, mais je suis franche; - Ils seront aisés à trouver; - J'ai mis une chemise blanche - Pour engager à la lever. - - - AIR: _De Raoult de Créquy_. - - De moi je suis assez contente - J'ai l'air de la simplicité; - Quoique simple je suis brillante, - Et j'y joins la solidité; - Mais sur un point qu'on me décide; - Est-ce vous ou moi que je peins? - Car simple, brillante et solide, - Ce sont vos traits plus que les miens[104]. - - [104] _Correspondance de Mme du Deffant_, Calmann Lévy, 1877. - -Mme de Luxembourg, très agréablement surprise, s'extasie sur la richesse -du cadeau, sur l'à -propos de Pont de Veyle et du chevalier, et la soirée -se passe le plus agréablement du monde. - -L'année 1774 allait être fertile en graves événements. - -Au mois de mai, le Roi tombe malade et son état est bientôt de la plus -extrême gravité. Mme de Boufflers, qui est encore une fois revenu à -Paris, mande à Panpan les nouvelles qui troublent tous les esprits. - - - «Paris, lundi 5 mai à midi. - -«La journée d'hier a été moitié mauvaise et moitié bonne. Avant-hier au -soir, le Roi avait fait venir Mme du Barry et lui avait dit: «Vous voyez -mon état, c'est la petite vérole; vous connaissez mes devoirs, ils vous -avertissent du vôtre. Je ne veux pas renouveler l'histoire de Metz. -Partez, ne soyez en peine de rien, et comptez toujours sur moi.» Elle -est sortie dans l'état que vous pouvez croire, et hier, à quatre heures -de l'après-midi, elle est partie dans le carrosse de Mme d'Aiguillon, -avec elle la vicomtesse du Barry et Mlle du Balou. Elle est à Ruel. L'on -ne croit pas qu'elle revienne jamais à Versailles. Le Roi, vers les six -heures, a dit très haut à la Borde, c'est le valet de chambre: «Allez -chercher Mme du Barry.» Il a dit: «Sire, elle est partie.» Le Roi n'a -plus rien dit. Comme il avait toute sa tête, on croit qu'il a voulu -faire savoir à tout le monde qu'elle était partie avant qu'il fût -question du sacrement. Il faut vous dire que le cardinal en avait parlé -bas le matin et qu'on avait entendu le Roi dire deux ou trois fois: -«Oui», et il a dit pour la première fois avant-hier, qu'il avait la -petite vérole, et il a chargé hier Madame Victoire d'écrire à Mme Louise -«son malheur, car, a-t-il dit, j'ai la petite vérole.» - -«Les bulletins n'arrivent qu'à midi, ainsi vous ne pouvez les avoir que -l'ordinaire d'après. - -«On jugeait hier que la nuit ne serait pas mauvaise et lui-même a dit -qu'il espérait dormir. Tout le monde est attendri de son courage et de -sa patience; il ne lui échappe pas une plainte. Il est bien traité et -bien servi. - -«Adieu, cher Veau, j'ai reçu les macarons. - -«Tu penses bien que le départ d'hier fait un peu d'effet[105].» - - [105] Cette lettre est adressée chez Mme de Lenoncourt à Nancy, - où Panpan faisait un séjour. - -En dépit de tous les soins, le Roi mourut le 10 mai 1774. Aussitôt la -fatale nouvelle connue, le prince de Beauvau n'hésita pas à se rendre -chez sa sÅ“ur, Mme de Mirepoix, avec laquelle il avait cessé toutes -relations depuis cinq ans: «Le mur qui nous séparait n'étant plus, lui -dit-il, nous serons, suivant mes désirs, unis pour jamais.» La pauvre -maréchale, en larmes, se jeta dans les bras de son frère et tout fut -oublié. - -Mme de Boufflers, ravie de voir cesser une brouille de famille qui la -désolait, s'empresse d'informer Panpan de cet heureux événement; en même -temps, elle le met au courant des nouvelles: - - - «Au Port-à -l'Anglais (près Paris), 20 mai. - -«Vous êtes bien malheureux, mon cher Veau, que je sois ici depuis hier, -car je sais moins de nouvelles, mais Mme la maréchale y est établie, et -il faut, dans ce moment-ci, lui marquer de l'intérêt. - -«Je ne sais plus si je vous ai mandé comment, un instant après la mort -du Roi, M. de Beauvau, après avoir mené une partie des gardes du corps -dans la salle du jeune Roi, était monté chez la maréchale, qui était -dans le désespoir, et lui avait dit que si son amitié pouvait lui servir -de consolation, il venait la lui offrir. Vous jugez que cela fut accepté -avec transport. - -«Le raccommodement avec Mme de Beauvau était plus difficile; aussi ne -s'est-il fait qu'avant-hier. La maréchale me proposa d'aller avec elle, -et cela se passa très bien de part et d'autre. - -«Nous ne savons encore rien du conseil qui se tient aujourd'hui. -J'attendrai jusqu'au soir pour savoir quelque chose de plus par les gens -qui viendront souper. - -«Il faut vous dire que la maréchale est traitée à merveille, même par -les gens qui ne la voyaient plus à cause de la vie qu'elle menait. Le -retour de M. de Beauvau la sert bien et est généralement approuvé. - -«On espérait le retour prochain de M. de Choiseul, mais cela n'est pas -encore décidé. Le Roi a répondu au prince de Conti, qui lui demandait la -liberté de le voir, qu'il croyait devoir à la mémoire du feu Roi de ne -pas changer aussi précipitamment ses dispositions. - -«Vous savez par tout le monde le malheur de toute la famille du -Barry[106]. Les deux femmes, qui sont filles de condition et très -honnêtes, font pitié à tout le monde. Celle qui est Fumel[107] et qui -était à la comtesse d'Artois, lui a écrit pour demander si, en reprenant -son nom de fille, elle ne pourrait pas espérer de rester à son service. -Cela lui a été refusé. L'autre est Tournon[108], qui a dix-sept ans, -belle et sage comme un ange. Elle est au couvent avec sa tante qui ne -l'aime pas. Elle est, pardessus la honte, pauvre comme Job. - - [106] Mme du Barry s'était retirée au couvent du Pont-aux-Dames. - - [107] Mlle de Fumel, mariée le 3 août 1773 à Nicolas-Élie du - Barry, troisième fils de du Barry le Roué. - - [108] Mlle de Tournon, mariée le 18 juillet 1773 à J.-B. du - Barry, fils du Roué. - -«Madame Adélaïde a reçu les sacrements ce matin. Madame Sophie les -recevra demain avec Madame Victoire qui se croit sûre d'avoir la petite -vérole, parce que depuis deux jours elle a la fièvre, mal à la tête et -aux reins, au cÅ“ur. Tout cela est resté à Choisy. - -«Le Roi, ses frères et ses belles-sÅ“urs et sÅ“urs sont à la Muette -jusqu'au 25 que le Roi va à Versailles pour le scellé et d'autres -affaires. Il a parlé hier avec les ministres depuis 4 heures jusqu'à 9. - -«Je crains de vous avoir adressé ma dernière lettre à Lunéville par -habitude. Mais aussi pourquoi ne m'avoir pas averti que vous alliez à -Nancy. J'ai bien de la peine à digérer cette négligence.» - -Le 23 mai nouvelle lettre avec d'intéressants détails sur la Cour. - - - «Paris, ce 23 mai 1774. - -«Je ne suis plus fâchée, mon cher Veau, si ce n'est contre l'abbé, et de -ce que vous l'êtes de ce que je le suis. Entendez-vous bien tout cela? - -«J'ai été hier à la Muette. Vous croyez peut-être que j'ai vu le Roi. -Point du tout; je n'ai vu que son capitaine des gardes qui en est fort -content, ainsi que de la Reine qui est plus charmante que vous ne pouvez -l'imaginer. - -«Le Roi a dit qu'il remettait le joyeux avènement. Les uns disent que -c'est une affaire de 15 millions, les autres de 54. Il paiera les dettes -de l'État et une troisième chose que j'ai oublié, mais que vous savez -parce que cela fera trois édits. Il a dit en même temps qu'il était -obligé de laisser subsister les impôts à cause des dettes; qu'il en -était bien fâché, et qu'il espérait que ce ne serait pas pour longtemps. - -«On dit que dans un travail de plus de deux heures avec le contrôleur -général il avait souvent répété: «Le point essentiel est le soulagement -du peuple.» - -«Voici une petite réponse de M. de Maurepas qui ne vous déplaira pas. Le -Roi lui ayant demandé ce qu'il fallait faire pour maintenir la religion -et les mÅ“urs, M. de Maurepas lui dit: «L'exemple peut tout et la -rigueur gâte tout.» Cela me rappelle que dans le temps de la paix, Mme -de Pompadour, qui la traitait avec M. Stanley, disait cent bêtises, et -M. Stanley dit un sortant: «Celle-ci ne sera pas fameuse par ses -apophtegmes.» Il n'en faudrait pas beaucoup pour rendre M. de Maurepas -fameux. - -«On a fait sortir de la Muette trois pages qu'on croit qui vont avoir la -petite vérole. Ils n'entraient pourtant pas chez le feu Roi, mais elle -est dans l'air. - -«Mme de Boisgelin avait décidé de rester à Choisy avec Madame Victoire, -qui ne l'avait pas encore. Trois jours après elle a paru. Elles vont -toutes assez bien, mais la plus avancée entre aujourd'hui dans le -cinquième jour. - -«On a donné à M. de Maurepas le logement de Mlle du Barry et à M. -Thiery, valet de chambre du Roi, celui de Mme du Barry. - -«Tu aimes tant les nouvelles que je n'ai jamais de place pour t'aimer, -moi qui ne fais autre chose toute ma vie, _fâchée ou non fâchée_.» - -Ce n'est pas seulement Mme de Boufflers qui tient le «Veau» au courant -de ce qui se passe à Paris; Mme de Lenoncourt, de son côté, reçoit bien -des nouvelles, et elle s'empresse de les communiquer à son ami. - - - «Nancy, mardi. - -«... Les nouvelles sont que M. de Maurepas a dit au Roi: «Jusque dans le -bien que vous faites, Sire, ne vous pressez pas.»--Dans une autre -occasion: «Ayez de la justice, de l'amour pour la vérité, de -l'application pour vous instruire, de l'économie, un accès facile et -vous ressemblerez à Henri IV, auquel on vous compare déjà .» - -«L'on ne parle pas de la Reine avec moins de louanges. Jamais règne ne -s'est annoncé sous de plus heureux auspices: - -«La Reine étant dauphine eut une querelle assez vive, je ne sais à quel -propos, avec le major des gardes. Celui-ci voulut donner sa démission le -lendemain de la mort du Roi. La Reine lui fit dire de n'en rien faire, -et l'ayant rencontré, elle lui dit: «Nous avons eu l'un et l'autre des -vivacités; les vôtres sont oubliées, je vous prie d'oublier les miennes. - -«Il y a quelques jours, les chevaux de Mme de Beauvau blessèrent -quelqu'un en entrant dans une cour de la Muette. La Reine envoya savoir -ce qui était arrivé et sur le rapport qu'on lui fit, elle mit la tête à -la fenêtre et dit au cocher: «Monsieur, quand j'entre dans une cour où -il y a du monde, je vais au pas.» - -«Ils se font adorer de plus en plus. C'est le Roi qui, de son propre -mouvement, a donné la survivance de M. de Beauvau à M. de Poix. Le -prince lui en avait parlé quand il était encore dauphin, et il s'est cru -obligé de faire étant roi ce qu'il avait approuvé étant dauphin. - -«L'ancienneté n'est pas fort recommandable dans cette jeune Cour. -L'intendant me disait qu'on n'osait s'y montrer quand on avait une -perruque. C'est le règne de la jeunesse. Ils croient qu'on radote quand -on a passé trente ans. - -«Voilà , cher Veau, le fond du sac...» - -Quelques mois après Mme de Boufflers allait éprouver un grand chagrin. - -Au mois d'août, son fils le marquis se trouvait en séjour à Chanteloup -lorsqu'il tomba très gravement malade d'une fièvre maligne. En quelques -heures son état fut jugé des plus graves et Mme de Choiseul, -horriblement inquiète, envoya sans perte de temps un exprès à Mme de -Boufflers pour la prévenir de ce douloureux événement. - -Mme de Boufflers partit aussitôt pour Chanteloup; Mmes de Beauvau et de -Boisgelin, et le prince de Bauffremont l'accompagnaient. La marquise eut -encore la consolation de revoir son fils et de pouvoir lui dire un -dernier adieu. Le malade succomba le 5 août, en dépit de tous les soins. - -La douleur des Choiseul en perdant un ami si dévoué fut profonde et -durable. Quant à Mme de Boufflers, elle partit pour Port-à -l'Anglais -rejoindre sa sÅ“ur de Mirepoix et chercher auprès d'elle des -consolations à la perte cruelle qu'elle venait d'éprouver. - -Pendant que le malheureux marquis succombait inopinément à Chanteloup, -son frère, le chevalier, tombait gravement malade à Vassy, en Lorraine; -il fut pris lui aussi d'une fièvre violente et l'on eut pendant quelques -jours les plus vives inquiétudes. Heureusement pour lui il était aimé -d'une comtesse de Salles, qui abandonna tout pour courir à son secours; -elle le soigna avec le plus complet dévouement. On put au bout de peu de -temps le transporter au Vouthon, mais à peine y était-il arrivé qu'il -retomba très gravement malade avec des accès de fièvre très longs et -très rapprochés. Heureusement, Sanguil[109] était dans le voisinage, il -accourut et il lui donna des poudres anglaises qui le sauvèrent, mais il -fallut naturellement lui cacher le plus longtemps possible la mort de -son frère. - - [109] Célèbre médecin de l'époque. - -Panpan avait pris part comme il le devait à la douleur de ses amis, et -il leur avait écrit les lettres les plus tendres et les plus -affectueuses. - -Mme de Boisgelin était accourue au Vouthon dès qu'elle avait appris -l'état du chevalier. C'est de là , qu'elle répond à Panpan: - - - «Ce 19 septembre 1774. - -«Je ne doutais pas, mon cher Panpan, de vos regrets particuliers et de -la part que vous prenez à notre douleur. C'est mourir au milieu de la -vie et de tout ce qui semble la défendre. Il était sage et fort, mais -rien n'y fait. Il avait peut-être des défauts qui l'empêchèrent de -plaire, mais des qualités qui le faisaient aimer. Le fond de son cÅ“ur -était excellent. Jamais il n'y a eu de meilleur ami, ni même de meilleur -frère, et je sens à cette heure, mieux que jamais, qu'en cela je -l'égalais. - -«Je me porte bien, je cours à ma mère. Je pars demain en voiture et -j'arriverai dans trois jours. - -«Adieu, cher Panpan, vous savez combien je vous aime, et je sais combien -nous devons tous vous aimer.» - - - - -CHAPITRE XIII - -1775-1777 - - Mme de Boufflers et Mme de Lenoncourt à Nancy.--Leur désir d'avoir - Panpan auprès d'elles.--Résistance de Panpan.--Mauvaise santé de - Mme de Lenoncourt. - - -Mme de Lenoncourt avait été ravie de voir Mme de Boufflers venir -s'installer définitivement à Nancy. Les petites tracasseries qui -s'étaient élevées entre ces deux dames pendant leur séjour à Paris -s'étaient bien vite effacées; Mme de Lenoncourt aimait son amie de plus -en plus: «Je n'ai envie d'être aimable pour personne comme pour elle, -écrivait-elle.» - -Toutes deux avaient arrangé leur existence de façon à se voir le plus -souvent possible. Elles soupaient presque tous les soirs ensemble, soit -chez elles, soit chez des amis communs. Mais autant les soupers en tête -à tête, ou en petit comité, étaient charmants, autant ceux qu'il fallait -faire dans la société de Nancy étaient ennuyeux pour la plupart. - -Mme de Lenoncourt a su cependant grouper autour d'elle quelques amies -très intimes avec lesquelles elle est en grande sympathie d'idées et de -sentiments. En 1774, elle s'est enrhumée un peu avant Pâques et elle -écrit à Panpan comment elle a su tirer parti pour son plus grand -agrément de ce rhume providentiel: - -«Je ne me suis point ennuyée pendant la semaine sainte, mon Veau. Mon -rhume m'a dispensée des dévotions. Je me suis renfermée avec trois ou -quatre personnes aussi pieuses que moi qui ne m'ont pas quittée et nous -avons joué et mangé comme le mardi-gras![110]» - - [110] Toutes les lettres de Mme de Lenoncourt contenues dans ce - chapitre nous ont été communiquées par Mlles de Ravinel. - -A part quelques amis de son choix et qu'elle voit sans cesse, Mme de -Lenoncourt n'a que des relations superficielles et qui ne lui sont -d'aucune ressource. Cette société de Nancy est odieuse, tout le monde se -hait, se déchire, c'est une guerre perpétuelle; on n'a qu'une idée, -c'est de fuir cette ville insupportable. - -Comme tout changerait d'aspect si Panpan venait y habiter! - -Toutes ces dames raffolent plus que jamais du vieux lecteur, c'est à qui -l'attirera, à qui le possédera, et quand, à force d'instances, il -consent à venir passer quelques jours chez l'une ou l'autre de ses -amies, il est choyé, entouré, remercié comme s'il avait accordé la plus -précieuse faveur. - -Mme de Lenoncourt aime Panpan profondément et son rêve serait de -l'arracher à Lunéville pour le faire venir à Nancy. Ainsi ils pourraient -vivre ensemble et elle serait parfaitement heureuse. Il n'y a presque -pas de lettre où la pauvre femme ne fasse allusion à ce rêve qui lui -devient plus cher tous les jours: «Si vous m'aimiez comme je vous aime, -écrit-elle, nous ne nous quitterions jamais.» - -Un autre jour elle lui dit encore: - -«Je vous aime tendrement et je vous aimerais encore mieux, si je vivais -avec vous... Venez, ma vache, nous ferons de bonnes causeries le soir au -coin du feu, nous rirons, nous nous amuserons...» - -Mais le Veau ne se montre guère plus sensible aux invites de Mme de -Lenoncourt qu'aux reproches de Mme de Boufflers. - -Il aime son chez lui, ses petites habitudes, le coin de son feu l'hiver, -ses fleurs l'été, ses «commères» et ses «compères», comme il nomme ses -amis de Lunéville, ceux qui se réunissent chez lui presque chaque jour -pour «potiner» sur les uns et sur les autres. Ce «commérage», qui ferait -horreur à Mme de Lenoncourt, rend le Veau parfaitement heureux et il ne -s'en cache pas. C'est en vain qu'on le prie, qu'on le supplie, il -résiste aux plus pressantes instances. - -Exaspérée de son entêtement, Mme de Lenoncourt lui écrit en colère: - -«Je voudrais que la peste tuât tous vos compères et vos commères... Je -voudrais que Lunéville vous fût odieux, je voudrais que rien ne vous y -amuse, je voudrais que vous y eussiez autant d'ennemis que de compères, -vous viendriez demeurer avec moi et alors nous serions heureux tous les -deux. Mais mon Veau n'est qu'une bête qui tombe dans l'apathie et qui -n'a pas l'esprit de s'en tirer.» - -Quand il reçoit de Nancy des supplications trop pressantes, le Veau -prend tous les prétextes possibles pour les éluder: il est trop vieux, -il se sent fatigué, il a la goutte, il fait trop froid, il fait trop -chaud, il n'a plus d'esprit; sa garde-robe est en piteux état; pourquoi -ses amies ne viennent-elles pas le voir? - -Mme de Lenoncourt riposte gaiement: - -«Il faut donc qu'il gèle pour que je puisse me flatter de vous voir; -vous êtes fol avec votre habit d'automne. Qu'est-ce qui en a? Est-ce que -votre houppelande rouge ne vous va pas à merveille? Croyez-vous que vous -viendrez ici faire le petit-maître?» - -Un autre jour, elle répond encore à ses vains prétextes: - - - «Nancy, mardi. - -«Vous avez beau me dire des fleurettes, vous avez beau en dire à Mme de -Boufflers, votre peu de goût pour Nancy ne peut venir que de votre peu -d'empressement pour nous; il ne tiendrait qu'à vous de n'y voir qu'elle -et moi et d'y jouer du matin au soir, mais vous vous faites des devoirs -et des fatigues ridicules et ennuyeuses; vous vous imaginez qu'il faut -avoir un bel habit et de l'esprit; pourquoi apportez-vous des -prétentions ici? Soyez-y aussi à votre aise et aussi bête qu'ailleurs. -Dînez chez Mme de Boufflers avec cinq ou six personnes et soupez chez -moi avec cinq ou six autres. Vous pouvez par ce moyen satisfaire vos -goûts et votre amitié. Moi je hais votre Lunéville et votre garnison de -gendarmerie; mais vous êtes un drôle personnel et vous voulez que tout -cède à vos habitudes et à vos fantaisies. Je vous déclare que je -garderai Mme de Boufflers tant que je pourrai et que je plaiderai contre -Lunéville de toute ma force.» - -Non seulement Panpan ne veut pas se déranger, quitter ses habitudes et -ses manies, mais par un sentiment très humain, c'est lui qui se plaint -de ses amies et leur reproche leur indifférence. Cette fois Mme de -Lenoncourt s'indigne et elle répond presque en colère: - - - «Nancy, samedi. - -«Pardi, monsieur de Vau, je suis une grande dupe;... je me prive par une -extrême délicatesse du seul plaisir, de la seule dissipation, du seul -ami que j'ai en Lorraine et c'est pour vous faire douter de mon amitié -et du plaisir que j'ai à vous voir. N'êtes-vous pas honteux de cette -vilaine méfiance, ne l'êtes-vous pas surtout de vouloir être désiré, -pour vous donner le barbare plaisir de refuser? - -«Je veux, pour me venger, que vous compariez la manière dont nous nous -aimons; je ne vous ai dit que la plus légère partie de mes maux dans la -crainte de vous inquiéter. Depuis cinq semaines je garde la chambre ou -mon lit, je suis accablé de souffrance et de mélancolie; mille fois j'ai -été au moment de vous appeler à mon secours et j'ai toujours résisté par -la crainte de vous contrarier, de vous incommoder et de vous mal loger. - -«Sachez-moi bon gré de ne pas vous tirailler sans cesse pour vous faire -venir. C'est pure discrétion. Je sens que vous y êtes trop mal. Si ma -vieille bonne voulait mourir je vous arrangerais son logement de manière -que vous y seriez comme chez vous et alors, mon Veau, ou nous nous -brouillerions ou vous ne me laisseriez pas dans l'abandon où je suis, -car c'est une chose criante que cinq lieues vous séparent comme mille. -Il semble que mon mauvais génie ait éparpillé toutes les personnes que -j'aime et puis m'ait fixée dans le lieu où je n'aime rien.» - -Peu de temps après Mme de Lenoncourt est obligée de changer de domicile, -et elle a l'heureuse fortune de trouver une maison beaucoup plus -confortable. Cette fois Panpan ne pourra résister! Il faut à tout prix -qu'il vienne pour donner son avis sur l'installation. Et puis Lekain est -à Nancy en représentation. Quelle meilleure occasion pour le Veau de -venir faire visite à son amie. La marquise insiste avec une grâce -charmante. - - - «2 avril. - -«Le Kain joue aujourd'hui _Mahomet_ et vous n'y êtes pas! Je n'y suis -pas non plus, j'ai eu peur de la foule. Je me réserve pour _Gaston et -Bayard_ que je ne connais pas. Il ne donne pour les cent louis que -quatre représentations, mais les pièces sont toutes bien choisies, venez -donc les voir. - -«Mon baromètre est presque au beau fixe, le temps est doux et je serais -si aise de vous voir!... Mlle Laumont vous cédera sa chambre où vous ne -serez pas trop mal; moi je vous donnerai du saumon à toutes les sauces, -du bon vin, etc. Venez encore une fois, ma bonne vache, si vous voulez -me faire le plus grand plaisir du monde. J'ai si envie de vous voir, si -envie de vous montrer ma maison que je n'aimerai que quand vous m'aurez -dit de l'aimer. Je n'ai point encore fait connaissance avec elle, elle -m'est tout à fait étrangère. Je ne sais où me mettre, je n'y ai point -encore trouvé une bonne place; je crois bien qu'elle est commode, mais -je ne le sens pas: c'est que la vraie commodité, c'est l'habitude. -L'escalier est très beau, l'antichambre est belle, la salle à manger est -charmante, le salon me paraît vilain. La chambre à coucher est trop -petite. Les cabinets et garde-robe sont charmants. Tout cela est bien -blanc, bien propre et paraît bien neuf.» - -Mme de Lenoncourt, dans son ardent désir de voir Panpan se rapprocher -d'elle, cherche à lui trouver à Nancy une situation qui l'attire et le -séduise par des avantages pécuniaires. Grâce à ses relations, elle lui -fait offrir la place de secrétaire de l'Académie. C'est une occupation -qui conviendrait parfaitement à l'ancien lecteur du Roi et qui -rapporterait de 12 à 1,500 livres. - -Mais l'ingrat ne veut pas entendre parler de quitter Lunéville. A son -âge, ce serait folie; il est vieux, fatigué, il a la goutte, il n'est -plus bon à rien qu'à végéter dans son coin jusqu'à son heure dernière, -qui ne peut tarder. - -Mme de Lenoncourt découragée lui répond tristement: - -«Vous vous vieillissez par paresse; je n'insiste pas, parce que je veux -principalement votre bonheur... Je suis bien persuadée que, si vous me -laissiez faire et que si vous n'étiez pas une vraie vache, il y aurait -moyen de vous faire ici un établissement plus honnête et plus agréable -que celui que vous avez à Lunéville... mais il faut vous laisser -radoter.» - -On s'explique d'autant mieux les désirs et l'insistance de Mme de -Lenoncourt, que la pauvre femme est devenue forcément très casanière et -que le voisinage de son cher Veau serait pour elle une très précieuse -ressource. - -Elle souffre en effet de si cruels rhumatismes que, dans ses moments de -crises, elle en arrive à appeler la mort de tous ses vÅ“ux. Quand elle -va mieux, peut-elle au moins jouir de la vie? Pas beaucoup. Elle est -souvent affligée de ces terribles et insaisissables maux que nos -ancêtres appelaient _des vapeurs_ et que nous avons baptisés -neurasthénie[111]. - - [111] Le chevalier de Boufflers écrivait à une dame qui se - plaignait de vapeurs: - - Enfin ils ne sont pas venus - Ces maux dont vous craigniez les rigueurs inhumaines; - Mais qu'ils vous ont coûté de peines, - Ces maux que vous n'avez pas eus. - -Ses lettres sont quelquefois d'une tristesse navrante; quelquefois, au -contraire, elle reprend le dessus car elle est énergique et parle -gaiement de ses maux. Un jour, après une crise violente, elle écrit à -Panpan: - -«C'est de mon enterrement que je vais vous parler, mon Veau, car j'ai -été morte huit jours; oui, mon Veau, morte; vous m'auriez pleurée. Un -accès de fièvre de vingt-quatre heures m'a rendu la vie et me voilà -comme si de rien n'était. On dit que ceci n'est que des vapeurs. A la -bonne heure, mais je vous jure que j'aimerais autant une fièvre maligne. -J'avais une palpitation, une agitation et un tremblement intérieur -continuel et extérieurement j'étais de plomb, et toujours au moment de -m'évanouir. Si cela revient, je vous enverrai chercher, car je veux -mourir dans les bras de mon Veau.» - -Du reste ses rhumatismes, ses vapeurs, etc., ne mettent pas Mme de -Lenoncourt à l'abri d'autres misères. Un jour où le Veau se plaint de -son long silence, elle lui répond qu'elle n'a pas écrit parce qu'elle a -eu «d'autres chiens à étriller». - -«Une rage de dents, une rage d'oreilles, une rage de tête m'ont -tellement obsédée, que j'ai été jusqu'à ce moment hors d'état de tenir -une plume. A force d'opérations et de vésicatoires on m'a soulagée. Je -suis déchiquetée comme un morceau de taffetas. - -«Adieu, vache de veau.» - -Toutes ces misères usent peu à peu la santé de Mme de Lenoncourt et son -physique s'en ressent terriblement: «je me dépenaille tous les jours un -peu davantage écrit-elle, mais je suis moins pusillanime que vous. Cela -durera tant que cela pourra et je m'en moque.» - -On l'envoie aux eaux de Contrexéville, mais elle est loin d'en -ressentir les effets salutaires qu'on lui a fait espérer: - -«Je suis toute détraquée de ces vilaines eaux de Contrexéville. En -quinze jours de temps j'ai maigri de moitié. J'étais jaune, faible, -dégoûtée, agitée, je dormais mal, je ne digérais pas mieux; depuis que -je les ai quittées, je me rétablis, mais Dieu sait si je rengraisserai. -Cela est bien difficile quand on est vieille.» - -Panpan lui conseille de prendre d'elle plus de soins, de consulter les -Esculapes les plus renommés, de suivre religieusement leurs -prescriptions. Mais son amie se refuse absolument à écouter ses avis, -elle laissera agir la nature: - -«Savez-vous pourquoi? C'est que j'ai une vieille montre qui a été bonne -qui tout d'un coup s'est détraquée et puis qui s'est raccommodée toute -seule. Cet exemple m'a frappé. Je suis une vieille montre et je me -raccommoderai peut-être aussi.» - -Panpan, qui nous paraît avoir été un parfait égoïste, a beaucoup plus de -soucis de ses maux, de ses peines morales ou physiques que de celles de -ses amies. Il ne cesse de se lamenter sur ses infortunes, sur ses -misères, à chaque instant il se pleure lui-même. Dans les derniers mois -de 1774 il souffre quelque temps des yeux; aussitôt il se croit aveugle -et il écrit à ses amis des lettres lamentables. Mme de Lenoncourt qui -est en séjour à Fléville, lui répond avec esprit: - - - «Fléville, le 15. - -«Je conçois l'inquiétude que vos yeux vous ont donnée, mon Veau, mais -puisqu'ils sont mieux et même presque guéris, pourquoi craindre des maux -imaginaires? Qui est-ce qui n'est pas exposé à tous les accidents -possibles? Quel est l'âge qui en préserve? On est malade, on meurt, on -est infirme à toutes les époques de la vie; c'est même dans la jeunesse -que les humeurs âcres ont le plus d'activité. La vieillesse, qui -affaiblit tout, affaiblit aussi la cause de nos infirmités. Gardons-nous -d'en prévoir, mon cher Veau, et profitons des moments qui nous restent; -pour moi, je souffre impatiemment, mais quand je me porte bien un quart -d'heure, je me crois invulnérable pour le reste de ma vie et je dois à -cette sécurité le peu de bons moments dont je jouis encore. - -«Il y a huit jours que je suis ici; je suis venu pour me sauver du -carnaval de Nancy. Je reprendrai avec joie le chemin de ma maison; les -encouragements que vous donnez à mon petit talent l'ont égaré; je viens -de faire une chanson sur les habitants de ce château, mais je me la suis -reprochée en la relisant, vous ne l'aurez pas; elle viole l'hospitalité. -Peut-être vous la chanterai-je un jour à l'oreille.» - -Mais Panpan ne veut rien savoir; son imagination aidant, il continue ses -doléances et chacune de ses lettres est un nouveau chapitre des -lamentations; tant et si bien que la marquise agacée lui adresse ce -court mais joli sermon: - -«Tâchez donc de vous corriger de grossir les objets et de vous faire des -peines imaginaires. Hé! mon Dieu! le hasard ne nous en procure que trop -de réelles. Ne les devançons pas et n'employons au contraire notre -imagination qu'à nous distraire et nous consoler quand elles nous -accablent.» - -Pendant l'hiver de 1775, Mme de Boufflers est allée passer quelques -semaines chez le Veau. Pendant son absence, Mme de Lenoncourt, qui -s'ennuie à Nancy, s'est installée à Fléville, près de Mme de Brancas. -C'est de là qu'elle écrit à Panpan: - - - «Fléville, mercredi. - -«Mme de Brancas est telle que je l'ai laissée l'année dernière, bonne, -douce, égale et aimable. Mais M. Cerutti est d'un changement qui me fait -croire que sa santé est fort mauvaise, ou son goût pour Fléville très -diminué. Je ne le trouve pas aimable comme l'année dernière. Sa gaieté, -dont je faisais au moins autant de cas que de son esprit, n'y est -plus... Le petit abbé est gras comme un petit moine, gai, sémillant et -courant ou plutôt volant comme un oiseau, ce qui fait qu'on n'en jouit -pas assez. - -«Il faut donc que la conversation se soutienne dix heures de suite entre -Mme de Brancas et moi, qui suis dolente et peu parlante. Tout cela ne va -pas bien sans vous, mon Veau, vous êtes l'âme de la compagnie. C'est moi -surtout que vous égayez et que vous animez. - -«La duchesse s'occupe de rendre la maison chaude et commode. Votre -chambre surtout l'intéresse plus particulièrement. - -«Le terrible Cerutti a le plus mauvais visage du monde; je le crois -inquiet, car il est exact à son régime et à son lait de chèvre.» - -Le séjour de Mme de Boufflers à Lunéville ne se passe pas sans encombre. -Une terrible épidémie d'influenza éclate dans la ville et les hôtes de -Panpan, Panpan lui-même, n'échappent pas à la maladie régnante. - -Comme Mme de Boufflers n'aime pas écrire et qu'elle est très fatiguée, -c'est Panpan qui se charge de donner des nouvelles à Mme de Lenoncourt: - - - «Lunéville, le 4 décembre. - -«Nous sommes si enrhumés, madame la marquise, que je pourrais ne pas -vous écrire; c'est pourtant parce que nous sommes fort enrhumés que je -vous écris. Il faut bien vous donner de nos nouvelles. - -«Je ne sais si je suis le plus malade, mais c'est moi qui gémis le plus. -J'ai pris des rhumes à reculons: j'ai commencé par celui de poitrine, -celui de cerveau s'y est joint; la fièvre s'en est mêlée avec une toux -exécrable. - -«Mais j'oublie que ce n'est pas de moi que vous voulez savoir quelque -chose. Mme de Boufflers est prise de tous côtés; elle ne laisse pas de -se promener dès qu'il y a un rayon de soleil. Elle fait pitié à tout le -monde, hors à elle-même. Elle me dit tout à l'heure qu'elle se portait -bien mieux depuis qu'elle était enrhumée. Il n'en est pas ainsi de moi. -Je me trouve malade comme un chien. - -«Mais vous, mesdames et messieurs de Fléville, êtes-vous échappés à -cette épidémie qui est générale ici. C'est à qui toussera le plus haut -et le plus souvent. Elle règne dans la maison que j'occupe depuis le -haut jusqu'en bas. Je souhaite qu'elle n'aille pas jusqu'à vous. -J'espère que la fièvre qu'a eue madame la duchesse la mettra à l'abri. -Me mettrez-vous à ses pieds? dites-lui, je vous prie, que j'ai envoyé -pour elle à Mlle Nicolas 314 aunes de lisière à 4 sols. - -«Mme de Boufflers trouve fort convenable la maison de Mme Thibaut; il -n'y a qu'à moi qu'elle ne convient pas. Je déteste votre Nancy. Voilà -mon bonheur en vraie déroute. Je le regrette d'autant plus que je ne -puis vous dire combien la marquise est adorable ici. Je ne lui ai pas -encore vu un instant d'humeur, quoique indisposée et mal à son aise de -toutes façons dans mes nids à rat; elle est en vérité incomparable. - -«Elle trouve vos couplets charmants pour moi. Ils me paraissent si bien -faits que je crains que ces belles rimes n'aient été un peu reteintes -par le teinturier de madame la duchesse. - -«Adieu, madame la marquise, voilà bien de l'écriture pour un pauvre -malade qui vous aime autant que s'il était sain. Adieu, adieu, je suis à -vos pieds comme toujours, en les baisant de tout mon cÅ“ur. - -«Marianne est charmée que vous soyez contente de vos serviettes. Elle -sera toujours à vos ordres. Elle vous prie de ne pas vous presser pour -l'argent, vous paierez quand vous voudrez.» - -Quelques jours après Mme de Lenoncourt est de retour à Nancy, mais elle -s'inquiète de la santé de ses amis, le froid augmente, et elle redoute -pour eux les rigueurs de la saison. Elle écrit à Panpan pour lui -recommander les précautions: - - - «Lundi. - -«Quel diable de froid! il me semble que je n'en ai jamais senti de -pareil; mettez la marquise dans du coton et vous dans vos trente-six -bonnets. Je m'ennuie comme un chien, personne ne peut communiquer par ce -maudit temps-là , parce qu'on ne peut aller ni à pied, ni à cheval; je -voudrais bien que nous fussions enfermés tous trois dans une bonne -chambre bien chaude...» - -Panpan, absorbé par Mme de Boufflers, ne répond pas aux aimables -objurgations de son amie. Il ne se décide à écrire que pour envoyer en -quelques lignes ses souhaits de bonne année; en même temps il raconte -qu'il a un accès de goutte et il ne dissimule pas l'effroi que lui cause -cette vilaine maladie. Mme de Lenoncourt, assez piquée de son silence, -lui répond cependant avec indulgence et bonté: - - - «Nancy, le jour de l'an. - -«Il est vrai, le Veau, que vous m'avez assez maltraitée, mais comme je -mets toutes vos rigueurs sur le compte de vos égards pour Mme de -Boufflers, vous pouvez vivre en paix avec votre conscience sur -l'assurance que je vous donne de ne me choquer ni contre elle ni contre -vous. Vous me dites que vous m'aimez, cela me suffit, et pour vous en -marquer ma reconnaissance, je vous garderai le secret et je vous aimerai -aussi. Ne doutez pas que je ne vous souhaite plus de santé, plus de -tranquillité, plus de plaisir et de bonheur qu'à moi, et que je ne -reçoive vos vÅ“ux en prose avec plus de plaisir que les vers de qui que -ce soit au monde. Je sais que vous en avez fait de charmants, mais je -n'en ai pas vu la queue d'un. - -«Je ne suis pas aussi ennemie de la goutte que vous. Quand elle commence -jeune, c'est une horrible maladie pour la vieillesse et dont on périt -infailliblement, mais quand elle vient tard, c'est une petite infirmité -qui n'est jamais ni fort douloureuse, ni dangereuse et qui garantit de -toutes les autres. Si vous étiez bien persuadé de cela, vous ne vous -inquiéteriez pas comme vous faites, à moins que ce ne soit pour vous -donner un air de jeunesse.» - -Après un très long séjour à Lunéville, Mme de Boufflers revient à Nancy, -et sa première visite est pour Mme de Lenoncourt. Ne faut-il pas revoir -cette amie si chère sans perdre de temps et lui donner des nouvelles de -Panpan. - -A peine s'est-elle éloignée que Mme de Lenoncourt mande au Veau: - - - «Nancy, le 3 mai. - -«Mme de Boufflers m'a trouvée entourée de toute ma famille, mon cher -Panpan; ma maison en était si pleine que je ne conçois pas comment tout -cela y a tenu. Vous croyez bien que j'étais fort affairée pour leur en -faire les honneurs; les petits enfants surtout m'occupaient sans cesse; -ils sont si bruyants, si remuants, si pétulants que je n'osais les -perdre de vue. Votre lettre est arrivée au milieu de ces embarras et la -marquise a voulu se charger d'y répondre. Maintenant que je suis -tranquille, je ne me crois point quitte envers vous, car je les connais, -les réponses en deux mots qui ne répondent point; j'en ai gémi pendant -son séjour à Lunéville; moi je suis moins laconique, j'ai beaucoup de -choses à dire à mes amis, et si la paresse ne m'interrompait pas, -j'écrirais des volumes et puis je n'aurais pas tout dit. - -«La marquise dit qu'elle vous a laissé plus aimable que jamais, que vous -êtes gai et que vous vous portez bien. Pourquoi vous déprisez-vous -toujours? Je la crois de préférence à vous et je m'attends à vous voir -beau, charmant et traînant tous les cÅ“urs après vous. - -«Adieu, ma vache, nous allons dîner à Fléville, Dieu sait comme j'y -serai reçue. J'ai étrangement négligé la duchesse et vous savez qu'elle -est fière. Je m'en tirerai comme je pourrai. Adieu encore une fois, mon -vieux Veau, je t'embrasse de tout mon cÅ“ur.» - - - - -CHAPITRE XIV - -1775-1776 - - Correspondance du chevalier de Boufflers avec Mme de Boisgelin. - - -A partir de l'année 1775 le chevalier de Boufflers entretient avec sa -sÅ“ur, Mme de Boisgelin, une correspondance des plus suivies. Nous -possédons un assez grand nombre de lettres du chevalier, malheureusement -nous n'avons pas pu retrouver les réponses de Mme de Boisgelin. Nous le -regrettons d'autant plus que, s'il faut en croire son correspondant, -c'étaient des chefs-d'Å“uvre d'esprit et de finesse. - -Si les lettres du chevalier ne se rapportent pas directement à notre -récit, elles s'y rattachent cependant par bien des points, et puis elles -sont si légères, si spirituelles, d'un tour si vif et si particulier, -elles donnent si bien l'idée du personnage, qu'il serait dommage de ne -pas les faire connaître[112]. On a dit: «Le style c'est l'homme.» Rien -n'est plus vrai en ce qui concerne Boufflers. Quand on lit ses lettres, -on le connaît. Le mot plaisant se trouve sous sa plume, -irrésistiblement. - - [112] Nous devons la communication de cette précieuse - correspondance à M. le comte de Croze-Lemercier, auquel nous - renouvelons nos plus vifs remerciements. - -Son style est le fidèle reflet de son inaltérable gaîté et de -toute l'originalité de son esprit. - -Le mariage de Mme de Boisgelin n'avait pas mieux tourné que la grande -majorité des unions de l'époque; soit par incompatibilité d'humeur, soit -pour toute autre cause, le ménage s'était vite désuni; d'assez graves -soucis d'argent étaient venus contribuer encore à troubler la paix -intérieure, et les époux vivaient dans des termes au moins indifférents. -Pendant que M. de Boisgelin résidait la plus grande partie de l'année à -Rennes ou dans sa terre de la Bretesche, la comtesse demeurait, soit en -Lorraine auprès de sa mère, soit à Paris chez sa tante Mirepoix, qui lui -était tendrement attachée et lui offrait une fastueuse hospitalité dans -son magnifique hôtel de la rue d'Artois. Elle y voyait la meilleure -société de Paris et tout ce que l'ancienne et la nouvelle Cour -comptaient de plus illustre et de plus brillant. - -Boufflers aimait beaucoup sa sÅ“ur, et elle a été certainement un des -grands attachements de sa vie. Il lui écrivait sans cesse et souvent lui -adressait des vers assez gaillards; mais on sait que le chevalier -n'était pas très réservé, et que, même avec sa mère et sa sÅ“ur, il -avait souvent un langage des plus risqués. - -En 1774, il lui envoyait en riant cette pièce: - - Vivons en famille, - C'est le plaisir le plus doux - De tous. - Nous serons, ma fille, - Heureux sans sortir de chez nous. - Les honnêtes gens - Des premiers temps - Avaient de plus douces mÅ“urs, - Et sans chercher ailleurs, - Ils offraient à leurs sÅ“urs - Leurs cÅ“urs. - Sur ce point-là nos aïeux - N'étaient pas scrupuleux. - Nous pourrions faire, - Ma chère, - Aussi bien qu'eux - Nos neveux[113]. - - [113] GRIMM, _Correspondance littéraire_, août 1774. - -Jamais le chevalier ne traversait Paris sans venir voir Mme de -Boisgelin; il lui arrivait même souvent de descendre chez sa tante de -Mirepoix, où des appartements lui étaient également réservés. -Naturellement, quand il était loin de la capitale, c'est sa sÅ“ur qu'il -chargeait de ses commissions, et nous le verrons sans cesse, dans leur -correspondance, recourir aux bons offices de l'aimable femme. - -Les lettres que nous citons dans ce chapitre n'ont pas de lien entre -elles, elles sont écrites au gré des circonstances, sous le coup des -événements, importants ou futiles, mais l'auteur s'y montre au naturel, -sans apprêt aucun, et c'est ce qui en fait le charme. - -La première est de 1775, un peu avant le sacre de Louis XVI. Boufflers -est à Montmirail avec son régiment et il s'y ennuie fort. - - - «Lundi. - -«J'irai sûrement à Roissy, ma chère enfant; et je me réjouis de t'y voir -comme si tu étais la plus grande femme de ton siècle. Je demande au -comte Esterhazy une petite commission pour le maréchal de Biron qui me -fasse rester un jour ou deux à Paris, car je ne suis point du tout gâté -par les délices de Montmirail. - -«Dis à Mme la maréchale[114] que je connais ici un petit chien charmant, -peut-être encore plus délicat que la sienne, qui a eu la patte cassée il -y a deux mois, et qui est complètement remis, et dis-lui que moi qui -n'ai pas les grâces de son petit chien, je me casserai la patte la -première fois que je la verrai, afin de rester auprès d'elle. - - [114] La maréchale de Mirepoix. - -«J'ai ici plus à faire que je ne comptais, car il faut que je fasse huit -ou dix lieues par jour, ce qui m'amuse assez, mais il faut que j'écrive -par jour huit ou dix lettres, ce qui m'ennuie fort. - -«Adieu, ma Boisgelin, on dit que nous allons au sacre. Je sacrerai plus -que personne si je ne t'y vois pas[115].» - - [115] Toutes les lettres adressées à Paris portent l'adresse - suivante: à Mme de Boisgelin, dame de Mesdames, hôtel de - Mirepoix, rue d'Artois, à Paris. - -Mme de Boisgelin, à la suite d'une légère querelle avec son frère, étant -restée quelque temps sans lui écrire, le chevalier, qui a bon caractère -et déteste les bouderies, reprend la plume le premier; il est vrai -qu'il a besoin d'un habit de noce, et qu'il charge sa sÅ“ur de le lui -procurer. - - - «Mercredi. - -«Tu dis sûrement du mal de moi, mais tu n'en penses pas, et moi j'en -penserais de toi que je n'en dirais pas. Je renferme mes griefs dans mon -cÅ“ur vraiment royal. - -«Je partirai d'ici sans avoir reçu une lettre de toi, mais point sans -t'avoir écrit, quoique je dusse peut-être t'attendre. Pourquoi te -traiterais-je comme une femme, tandis que tu n'es qu'une sÅ“ur; il n'y a -entre nous que la différence d'âge, et de ce côté-là je paie assez cher -le respect que tu devrais me porter. - -«Je reviendrai à Paris le 29, attends-moi avec terreur, et en attendant -ingénie-toi pour me trouver un bel habit, afin qu'à la noce de Pauline -je ne brille point à mes dépens. J'ai trop bien lu mon Évangile pour me -présenter au festin sans la robe nuptiale; j'ai tout ce qu'il faut pour -une noce, excepté un habit. Parle à ce sujet-là à ton mari Boisgelin ou -Flammarens: le premier en avait autrefois qui m'allaient fort bien, mais -comme depuis quelques années, son petit machinal n'a point autant gagné -que le mien, il faudra peut-être recourir ailleurs. N'y a-t-il pas de -marchands qui pour un ou deux louis se chargent de métamorphoser un -gueux en grand seigneur? Informe-toi de cela au loup qui sait tout, -excepté son rudiment. Enfin arrange-toi comme tu voudras, je veux être -beau à bon marché. - -«Adieu, je t'aimerais s'il n'y avait point de lâcheté à te pardonner ton -silence. - -«Mille hommages à ta mère de Mirepoix et à celle de Rochefort.» - -Mme de Boisgelin n'est pas toujours d'humeur accommodante, et chez elle -le ressentiment dure longtemps. Elle répond au chevalier mais sur un ton -si agressif qu'un instant il est sur le point de s'en irriter. -Heureusement il a trop d'esprit pour se fâcher, il se borne à écrire -pacifiquement: - - - «Samedi. - -«En vérité, mon enfant, j'ai commencé par être fâché contre toi et j'ai -fini par te plaindre, car il n'y a que la fièvre qui a pu te dicter la -lettre que tu m'as écrite. A force de la relire, j'ai trouvé qu'il -fallait que tu m'aimasses bien pour me dire autant d'injures et je me -suis laissé aller à t'aimer comme auparavant... - -«Adieu, méchant garnement, écris-moi d'ici à quelques jours, parce que -tu as à réparer.» - -La paix se conclut naturellement, et une correspondance plus paisible -reprend entre le frère et la sÅ“ur. Le chevalier est ravi des lettres -qu'il reçoit, ravi également du portrait que Mme de Boisgelin lui -envoie. - - - «Fontainebleau. - -«J'avais bien raison d'être aussi impatient d'avoir de tes lettres, -chère enfant; je défie Mme de Sévigné et Biblis d'en écrire de plus -charmantes, et je défie toute autre chose que toi de me faire plus de -plaisir. Je les lis, je les relis, et ce qu'il y a de plus charmant, je -les crois. Tout m'en plaît jusqu'à une petite obscurité que tu -m'éclairciras à mon arrivée, mais qui, en attendant, me fera faire de -bien bons rêves. - -«Et tu dis qu'en te voyant on m'a encore désiré; je n'en crois rien, et -j'en juge par moi, qui m'oublie toujours auprès de toi. En vérité on -aurait grand tort: je ne suis que ta partie animale, et tu es ma partie -spirituelle. Je sens bien souvent mon infériorité et j'en jouis -toujours. - -«Je suis fâché que ton portrait soit si joli, ma chère enfant; qu'il te -ressemble en laid s'il veut, pourvu qu'il te ressemble parfaitement; -mais je veux le grand et le petit; l'un sera dans ma chambre et l'autre -dans ma poche. Tous deux seront regardés à chaque instant et tous deux -me diront que tu m'aimes. - -«Je m'ennuie à mourir, mon cÅ“ur. On croit que l'ennui est une maladie -lente, je commence à trouver que c'est presque une douleur vive. Tes -lettres sont un calmant et ta présence sera le remède. - -«Mon Dieu, mon cher amour, il me semble que si j'avais eu un tête-à -tête -de trois heures avec toi, il en serait résulté plus de 50 louis par -mois. Je trouve que c'est bien peu, à moins qu'on n'habille tes gens, -qu'on ne nourrisse tes chevaux, et qu'on ne paie tes voyages. Au reste, -je ne dois pas me plaindre d'un arrangement qui te fera peut-être -recourir à moi. - -«Adieu, mon cher amour, je serai au plus tard pour le grand souper de la -sainte Catherine, à côté de tout ce que j'aime. - -«Mille adulations à Mme de Mirepoix et mille exagérations à Mme de -Cambis.» - -Ce tête-à -tête de trois heures qui, à la plaisante indignation de -Boufflers, n'avait valu que 50 louis par mois à Mme de Boisgelin, était -un tête-à -tête avec son mari! Comme les époux vivaient de plus en plus -séparés, la comtesse exigeait une pension qui lui permît de faire figure -dans le monde, mais les ressources pécuniaires de M. de Boisgelin -étaient précaires, et par nécessité il devait se montrer fort -parcimonieux. - -Le chevalier, se trouvant de passage à Paris, profite de son séjour pour -aller rendre visite aux parents et aux amis qui résident dans les -environs de la capitale. Il va au Val, chez son oncle de Beauvau, à -Sainte-Assise chez Mme de Montesson, à Montmorency chez la maréchale de -Luxembourg, à Saint-Ouen chez M. de Nivernais; c'est de là qu'il écrit à -sa sÅ“ur: - - - «Saint-Ouen, dimanche. - -«J'espérais te voir demain, chère enfant, et puis je l'espérais pour -après-demain; je n'espère plus que pour mercredi, car il est de toute -nécessité que je passe par Sainte-Assise, d'où Mme la maréchale de -Luxembourg revient jeudi, et sans cela je ne la verrai pas de longtemps. - -«On me dit tant et tant que tu es aimable, et que tu m'aimes, que je -finis par croire l'un et l'autre, et par t'aimer de deux manières, l'une -par goût et l'autre par reconnaissance. Je me réjouis de t'embrasser -comme si je revenais d'un voyage d'outre-mer. Il me semble que j'ai à te -dire tout ce que je ne t'ai pas écrit, et je sens d'avance tout le -plaisir que j'aurai à réparer mes torts. Le maître de la maison, son -aumônier, l'abbé de Bonneval, et en général tout ce qui l'entoure, -parlent de toi avec enthousiasme et veulent que je te parle d'eux. Il -m'est impossible de me trouver étranger dans une maison aussi pleine de -toi; aussi y suis-je comme chez moi pour la liberté et un peu mieux pour -la commodité. - -«Adieu, ton chat te fait bien des compliments; il est, comme moi, bien -traité à cause de toi.» - -Un jour, Mme de Boisgelin pendant son service à Versailles, est prise -d'une rage de dents folle et, par suite, d'une fluxion qui la défigure -absolument. Le chevalier lui écrit gaiement: - - - «Jeudi, 24 octobre. - -«Je voudrais voir cette grosse joue-là , mon cher cÅ“ur, et je suis tenté -de demander à M. de Monaco un cabriolet pour aller en poste à -Versailles, mais je pense qu'il y a tout à parier que je n'y -retrouverais ni toi ni ta joue. Ce qui me console de ta laideur, c'est -qu'elle ne te fait pas souffrir. - -«Tu dis que tu es bête comme un cochon; il est vrai que c'est dans une -lettre charmante; ainsi vois comme on peut se fier à toi. - -«Le prince italien a toujours un peu de goutte, mais cela ne l'empêche -pas d'être très gai et très aimable. J'ai un vrai regret à le quitter -demain, mais encore faut-il voir ma princesse italienne, tout -enfluxionnée qu'elle est. Adieu, ma fille, je te baise comme un enragé.» - -Les prévisions de Boufflers ne se réalisèrent pas; sa sÅ“ur, loin d'être -guérie, eut un abcès qu'il fallut ouvrir, enfin elle éprouva de grandes -souffrances. Dès qu'il apprend ses maux, il s'empresse de lui envoyer de -fraternelles consolations. En même temps il lui raconte la visite qu'il -vient de faire à une de ses tantes, Mme de Torcy: - - - «Verneuil, ce 4 ou 5. - -«Je ne suis pas encore remis de tout ce que tu as souffert, chère -enfant, et je crains bien que ton courage ne soit encore exercé, parce -qu'il est presque impossible que tu n'aies pas des douleurs aiguës et -une grosse fluxion. Mais je veux me distraire de ces inquiétudes-là pour -ne voir que le beau côté de la chose et admirer tes belles dents et ta -grande âme. - -«Souviens-toi des excuses que je t'ai prié de faire à tous les gens chez -qui j'aurais pu ou dû souper d'ici à mon retour. Il m'était impossible -de refuser cette marque d'attention-là à Mme de Torcy; elle était malade -et désirait me voir! Pour éviter l'air intéressé d'un héritier, je ne -suis arrivé que quand elle a été hors de danger et elle me paraît -infiniment sensible à mes procédés. Au milieu de toute ma noblesse, je -n'ai pas pu m'empêcher d'examiner curieusement la maison, les jardins et -les meubles; tout cela a l'air un peu bourgeois, mais cela s'accorde -assez avec mes inclinations et ma fortune, et je sens que si jamais je -possédais tout ce qui est ici, j'en jouirais à merveille. - -«Quoique ma tante vous connaisse peu, elle vous aime beaucoup et me -charge de vous embrasser de sa part, mais il m'est bien difficile de -vous embrasser pour une autre, parce que charité bien ordonnée commence -par soi-même, et que celle-là , si je m'en croyais, serait toujours à -recommencer. - -«Adieu, moitié de moi-même, dis de ma part tout ce que tu sais dire de -plus tendre à Madame la maréchale et ajoute que ce sont des brutalités -en comparaison de ce que je pense. - -«Baisez les yeux de ma mère s'ils vont bien, et s'ils vont mal -baisez-les encore plus.» - -Les indispositions de Mme de Boisgelin n'étaient pas toujours d'aussi -peu d'importance. Une fois elle fut prise d'une crise cardiaque assez -grave, et son état causa assez d'inquiétudes pour que Boufflers crût -devoir rassurer sa mère: - - - «Ce 11. - -«Votre grande fille se rétablit de jour en jour, mais je crains que la -cause du mal ne reste après la guérison, car elle a toujours des -palpitations de cÅ“ur à chaque mouvement qu'elle fait. Il me semble que -vous aviez autrefois quelque remède ou secret pour cela, que vous feriez -bien de lui envoyer. - -«Pour moi, je suis honteux de ma graisse; cela a trop l'air de vouloir -se distinguer de sa mère et de sa sÅ“ur; j'espère, malgré cela, vous -voir le mois prochain et je souhaite que cela vous fasse le même plaisir -qu'à moi, mais cela ne serait pas dans l'ordre; il faut vous rendre et -me faire justice. - -«Vos petites chansons sont aussi jolies que leurs sÅ“urs, elles ont -l'air un peu grêle sur le papier; elles ressemblent à leur auteur qui a -toujours eu tant d'esprit et si peu de corps; on en peut dire autant de -M. de Nivernais, dont on ne vous aura point laissé ignorer les réponses. - -«Adieu, chère mère, je me réjouis de ce que je vous verrai dans un mois -et je m'afflige de ce que dans deux mois je ne vous verrai plus.» - -Quelquefois le chevalier n'a pas le temps de tenir la plume et il a -recours à une main étrangère, mais sa prose n'en est pas moins originale -et vive. - -«Bonjour, ma fille, je te chéris de toute mon âme. - -(De la main d'un secrétaire.) - -«Je n'ai que le temps, pendant que je mets mes bottes, de prier ma chère -sÅ“ur de chercher l'adresse de M. Perrein, avocat aux Conseils, et d'y -envoyer sur-le-champ pour le prier de lever à l'instant l'arrêt qui -m'accorde la haute justice sur la Malgrange, et de me le faire parvenir -sans aucun délai, parce que la chose est de la plus grande importance. - -(De la main du chevalier.) - - «Je t'écris par mon secrétaire, - Je t'embrasse par procureur. - Ce que par moi je fais, ma chère, - C'est de t'aimer de tout mon cÅ“ur.» - -A l'automne de 1776, le chevalier se rendit en Lorraine pour voir sa -mère et en même temps s'occuper de ses intérêts. A peine arrivé, il -écrit à Mme de Boisgelin: - - - «Lunéville, ce jeudi. - -«Enfin, après beaucoup de traverses essuyées sur les grands chemins, me -voici dans la maison maternelle, où j'ai été reçu comme un bon fils par -une bonne mère. Elle se porte bien, mais elle est inquiète de sa fille -et de sa sÅ“ur; moi, je n'ai pas d'inquiétude, mais je suis bien -empressé d'avoir des nouvelles; nous les voudrions exactes et -détaillées; ce sont deux conditions embarrassantes pour vous qui êtes -bornée aux parties sublimes; il n'est question à Nancy et à Lunéville -que d'une lettre aussi grande, aussi légère et aussi charmante que vous. -J'ai dit que vous étiez à ce sujet-là de l'avis de vos lecteurs et que -je vous en avais entendu parler avec beaucoup d'éloges; au reste que -vous vous êtes fait en province une réputation qui étonnerait tout -Paris. Moi, je ne suis étonné que de ce qu'elle n'est pas plus grande -et plus générale. - -«Adieu, vous savez si je vous aime. Mettez-moi aux pieds de Mme la -maréchale et dites-lui que le moyen le plus sûr qu'elle ait de me faire -sa cour est de se bien porter.» - -Mais le chevalier n'est pas homme à rester longtemps en place; et puis -ne doit-il pas profiter de son séjour pour surveiller ses intérêts, -visiter ses abbayes, voir sa famille et ses amis. Il se met donc à -courir le pays dans une jolie petite vinaigrette où il se trouve fort à -son aise, même pour y passer la nuit. Partout il est accueilli à -merveille, car partout il apporte la gaieté, la joie et le contentement. -En route, il trouve encore le temps de tracer à sa sÅ“ur quelques lignes -de souvenir et d'affection: - - - «Ce jeudi 3. - -«Je me porte bien, ma bonne grande fille, et les deux nuits que j'ai -passées sur les chemins dans la jolie petite vinaigrette que tu as -honorée de ta présence ne m'ont pas fait plus de mal que si c'eût été -dans mon lit. - -«J'ai été reçu ici comme un petit Dieu. Veuille le grand Dieu que cela -se soutienne. J'ai vu mon frère Philips avant tout; sa femme est -accouchée hier au soir, je la verrai demain[116]. - - [116] Mme Philips était cette dame anglaise avec laquelle Mme de - Boufflers s'était beaucoup liée depuis son arrivée en Lorraine. - Elle accoucha en effet d'un garçon à Jarville. L'enfant fut - baptisé à Heillecourt avec les cérémonies de l'Église romaine; le - parrain fut le prince de Bauffremont et la marraine Mme de - Boufflers, représentée par Mlle de Juvincourt. (Journal de - Durival.) - -«Adieu, embrasse bien tendrement notre pauvre tante et ne manque pas, -non seulement de m'écrire, mais même de m'avoir écrit de ses nouvelles. - -«Adieu, je te baise un peu fort.» - -Enfin, après bien des pérégrinations, bien des déplacements, Boufflers -va s'installer dans son domaine de la Malgrange, et c'est de là qu'il -écrit encore à Mme de Boisgelin: - - - «Ce 6 octobre. - -«... Je suis triste, j'ai appris hier au soir en arrivant que le pauvre -la Jeunesse s'était cassé la jambe d'une chute de cheval; elle est -remise, mais il en a pour six semaines, encore ne sera-t-il sûr que dans -ce temps-là s'il sera estropié ou non. J'ai été le voir ce matin; il est -à Parville, chez sa femme, dans une petite maison fort propre; sa -chambre était bien balayée, et bien arrangée, son lit bien fait, ses -draps bien blancs; cela m'a un peu raccommodé avec la pauvreté, que je -croyais toujours dégoûtante. Il me semble que rien n'empêche d'être -heureux dans une maison de paysan, il suffit d'y avoir ce qu'on aime. - -«Je ne me porte plus si bien depuis ton départ; si tu avais emporté ma -santé, je ne me plaindrais pas. J'ai des maux de tête, des vapeurs et -surtout j'ai besoin de revenir à Paris, car je m'ennuie comme un mort. - -«Mille hommages à madame la maréchale. Si j'aimais Dieu autant que je -l'aime, je serais une petite sainte Thérèse. - -«Dis bien des choses au souverain de la Corniche. Tu sais que c'est le -chemin d'Antibes à Gênes.» - -De la Malgrange, le chevalier se rendait sans cesse à Nancy; il -fréquentait la société, et entre temps, pour exercer ses talents, il -s'amusait à peindre au pastel les plus jolies personnes de ses amies. Un -jour il reproduit les traits de la comtesse d'Haussonville, et c'est la -vieille marquise de Boufflers elle-même qui se charge de mettre une -légende au portrait. Elle compose ce quatrain: - - Le madrigal et la satire - Trouveraient à la peindre un embarras égal; - Il n'est pas plus aisé d'en dire - Assez de bien, qu'un peu de mal. - -Ce n'était pas uniquement pour son plaisir que le chevalier prolongeait -ainsi son séjour en Lorraine, mais aussi et surtout par raison -d'économie. Ses ressources étaient fort limitées, ses dépenses -considérables, et il se trouvait le plus souvent réduit aux expédients. -Quand ses créanciers devenaient par trop menaçants, il prenait le grand -parti, il allait faire une retraite à la Malgrange; il la prolongeait -plus ou moins suivant ses nécessités pécuniaires. Lui-même plaisantait -sur sa misère; il écrivait à sa sÅ“ur en lui remboursant quelques louis -qu'elle lui avait avancés: - - - «A Choisy. - -«Fouillez dans la poche du vicomte, mon cher enfant, vous y trouverez -vingt-huit louis dont vingt-cinq vous appartiennent, et prenez même les -trois autres pour me les garder. - -«Soyez sûre que si vous êtes jamais aussi riche qu'aimable, je vous -emprunterai beaucoup et je ne vous rendrai rien. - -«Ma mère vous mande de ne point oublier le contrôleur général. Elle va -faire vos commissions et vous fait dire que Mlle Moutier est mieux et -qu'elle fera votre domino.» - -Boufflers ne faisait du reste nul mystère des motifs qui le retenaient -si longtemps hors de la capitale: - - - «Ce 31 octobre. - -«Il serait bien mal à ma grande sÅ“ur d'avoir oublié qu'elle commençait -à m'aimer un peu à mon départ de Paris. Moi qui y retourne dans peu, je -vais recommencer à l'aimer beaucoup. - -«Je comptais revenir beaucoup plus tôt et, si je m'en étais cru, je ne -serais pas même parti, mais l'année a été orageuse pour mes finances et -je suis venu y mettre tout l'ordre qui peut entrer dans des coffres -vides. - -«Je crains bien, mon cher amour, que votre fortune ne vous ait -abandonnée et qu'il ne vous en reste que l'habitude du gros jeu. Je -voudrais, ou que vous restassiez aussi heureuse que vous, ou que vous -devinssiez aussi sage que moi. Mais nous raisonnerons mieux de cela -quand je vous verrai, et surtout nous nous embrasserons mieux que je ne -vous embrasse d'ici. - -«Adieu, ma grande serpente. Si vous me répondez, mandez-moi pourquoi ma -mère ne me répond pas et baisez-lui les pieds de ma part.» - -Avant de revenir à Paris, Boufflers se rendit encore chez le vieil ami -de sa mère, le prince de Bauffremont, à Scey-sur-Saône, où il fit un -assez long séjour. Il annonce à sa sÅ“ur son prochain retour et la joie -très grande qu'il éprouvera à la revoir: - - - «De Nancy. - -«Mes lettres sont-elles enfin arrivées, ma chère enfant, et surtout n'y -en a-t-il point trop, car je suis si porté à l'excès avec toi que j'ai -peur même de te trop écrire. - -«Pour mettre une fin à mes lettres, je prendrai bientôt le parti de -t'aller trouver. J'avais cru d'abord que j'attendrais jusqu'à ta fête, -mais il me semble qu'elle se recule tous les jours et j'espère que la -vraie fête sera celle où nous nous reverrons. Si par hasard cette -lettre-ci t'arrive à temps, réponds-moi à Scey-sur-Saône où je vais, -pour me mander ta marche du mois prochain, parce que, indépendamment de -l'intérêt que j'ai à ne pas perdre un des moments que je puis te -donner, c'est pour moi un plaisir de penser à toute heure où tu es, et -ce que tu fais; mon imagination a besoin de s'arrêter à quelque chose et -de savoir où te prendre. - -«Adieu, ma chère enfant, tu ne seras jamais et tu n'as jamais été aussi -bien aimée que par moi. Je me réjouis de te le dire dans quelque temps -mille fois mieux que je ne puis te l'écrire.» - - - - -CHAPITRE XV - -1775-1778 - - Difficulté de retrouver l'acte de naissance du chevalier de - Boufflers.--Épidémie d'influenza à Paris.--Le remède de - Tressan.--Mme de Mirepoix se casse la jambe.--Mme de Boufflers - loue la Malgrange à son fils.--Le chevalier sous-loue un pavillon - à M. de Bauffremont.--Le prince de Beauvau à Plombières.--Son - séjour à Ferney.--Voltaire à Paris.--Sa mort. - - -Pendant l'année 1775 notre correspondance est vide d'événements -marquants. - -Nous n'y relevons qu'un incident assez plaisant qui concerne le -chevalier de Boufflers. Son frère, le marquis, avait obtenu autrefois le -diplôme de noble génois, en raison des services éminents rendus à la -République par le duc de Boufflers. Après la mort du marquis, le -chevalier sollicita l'honneur d'être également inscrit au livre d'or de -la noblesse génoise. La République ne se refusa pas à lui accorder cette -faveur, elle lui demanda simplement de produire son extrait baptistaire. -Cette formalité, si simple en apparence, souleva la plus étrange -difficulté; tous les extraits obtenus portaient des prénoms différents, -mais pas un seul ceux de Stanislas-Catherine, qui étaient les véritables -noms du chevalier. - -L'abbé Porquet, chargé de débrouiller cette affaire compliquée, ne crut -pouvoir mieux faire que de s'adresser à Panpan pour obtenir enfin un -extrait conforme à la réalité. Il lui écrivait: - - - «Paris, 24 février 1775. - -«Vous savez que le chevalier croyait s'appeler _Stanislas-Catherine_. -Dans l'extrait que vous avez reçu, il s'appelle _saint Jean_; et il -croit (à ce qu'il m'a mandé) se souvenir distinctement que dans un -extrait précédent, il s'appelait _saint Louis_. - -«Tous les saints du Paradis ont voulu, apparemment, être les siens. Il -devient cependant indispensable de remédier à cette erreur par une -sentence ou un arrêt qui valide tous les actes passés par lui jusqu'à -présent. Or, je pense qu'avant toutes choses, et pour procéder avec une -parfaite sûreté, il convient qu'une personne intelligente, et qui sache -lire au moins, consulte et voie de ses propres yeux le registre des -actes de baptême de Lunéville. Nous n'osons vous prier de vous donner -vous-même cette peine; mais vous pourrez charger de cette commission -quelqu'un qui vaudra mieux que vous de toute façon, notre docteur -Grapin, par exemple. Mme de Boufflers ne peut pas me dire l'année de la -naissance de son fils. Le curé, qui est tout frais émoulu sur la -connaissance de l'Extrait, saura tout de suite où le chercher, où le -trouver. Répondez-moi tout de suite de votre côté. - -«Adieu, mon cher ami, nous ne nous écrivons guères, et vous en -connaissez les raisons de ma part, mais qu'est-ce qui pourrait vous -faire plus douter de mon amitié que je ne doute de la vôtre?» - -On voit que, par une perte de mémoire au moins étrange, Mme de Boufflers -ne savait même plus l'année de la naissance de son fils! - -Les démarches de l'abbé Porquet ne furent pas inutiles, le chevalier put -enfin produire un extrait baptistaire régulier et il eut la satisfaction -d'obtenir ce qu'il demandait, c'est-à -dire d'être inscrit sur les -registres de la noblesse génoise. - -L'hiver de 1776 fut déplorable au point de vue de la santé publique; une -violente épidémie de grippe éclata à Paris dès le mois de novembre et -elle dura plusieurs mois, causant de terribles ravages. - -La maladie commençait par un rhume et un grand mal de tête, puis -survenait la fièvre et en peu de jours le patient était à la mort. On se -perdait en conjectures sur les causes de cette bizarre épidémie, on -accusait le brouillard, le mauvais air, le vent d'est, etc.; les -médecins avaient baptisé la maladie _Influenza_, mais à cela s'était -bornée leur science, et ils essayaient de tous les remèdes sans le -moindre succès. Du reste, ils étaient surmenés et ne savaient auquel -entendre; il n'y avait pas une maison de la capitale qui n'eût une ou -plusieurs personnes frappées; la mortalité était effrayante. - -Mme de Boufflers, qui, suivant son habitude, passait quelques mois -d'hiver chez sa sÅ“ur de Mirepoix, n'échappa pas à la maladie régnante; -mais fort heureusement, elle ne fut que légèrement atteinte. - -Tressan, qui se piquait de posséder des connaissances médicales, -prétendait avoir trouvé un remède souverain contre cette terrible -influenza, et il s'empressa de le recommander à la marquise: - -«Faites de l'exercice, lui disait-il, sciez votre bois, s'il le faut; -oubliez, s'il est possible, que vous avez de l'esprit; exercez-vous -comme un montagnard du mont Jura; faites circuler votre sang; broyez les -fluides, rendez-les subtils en les délayant par une boisson douce; -défendez-vous des acides qui coagulent la lymphe; excitez la -transpiration, et vous vous trouverez en peu de temps beaucoup mieux. -Songez que l'état où vous êtes est un cercle vicieux d'où vous devez -vous tirer; votre mélancolie augmente la stagnation des liquides; -celle-ci augmente votre mélancolie. Il faut dissiper les engorgements, -relever le diamètre des couloirs affaissés par la langueur, et tout se -ranimera comme on ranime une horloge en excitant l'oscillation de son -pendule[117].» - - [117] _Souvenirs du comte de Tressan_, par le marquis DE - TRESSAN. - -Nous ignorons si la marquise dut sa guérison au singulier remède de -Tressan, toujours est-il qu'elle se rétablit assez rapidement. Mme de -Boisgelin, M. et Mme de Beauvau furent beaucoup plus sérieusement -atteints, et leur convalescence fut longue. - -L'année, du reste, ne fut pas heureuse pour la famille de Mme de -Boufflers. A peine la marquise était-elle remise de cette fâcheuse -attaque d'influenza, que sa sÅ“ur, Mme de Mirepoix, glissa dans son -appartement et se cassa la jambe. C'était un accident très grave pour -une personne de soixante-douze ans et l'on fut un moment fort inquiet, -mais la vieille maréchale en avait vu bien d'autres et ne se troublait -pas pour si peu. Après quelques jours de lit, elle se fit transporter -sur une chaise longue et se mit à recevoir ses amis comme si de rien -n'était. Elle était si gaie, si causante, elle avait la figure si -reposée, qu'on disait qu'elle avait plutôt l'air d'une femme en couches -que d'une vieille de soixante-douze ans. Au bout de deux mois, elle -avait bon pied bon Å“il comme auparavant, et elle était plus allante que -jamais. Sa famille, charmée de son rétablissement inattendu, lui offrit -une fête pour célébrer cet heureux événement, et le chevalier de -Boufflers, que sa tante comblait de bienfaits, composa en son honneur -ces jolis couplets: - - SUR L'AIR _de Gabrielle de Vergy_. - - Venez à nous, venez vous-même - Combler tous nos vÅ“ux aujourd'hui; - Montrez que tout ce qui vous aime - Conserve son plus cher appui: - Nos ennuis, nos peines cruelles, - Prompts à fuir quand vous paraîtrez, - S'envoleront à tire d'ailes - Au premier pas que vous ferez. - - Avez-vous bien senti l'atteinte - Du coup qui nous a tous frappés; - A votre calme, à notre crainte, - Tous les yeux se seraient trompés; - Notre douleur, votre constance, - Nos larmes et votre amitié - Nous donnaient l'air de la souffrance, - A vous celui de la pitié. - - La bonté du Ciel vous réserve - Pour le bonheur de vos neveux. - La nature avec soin conserve - Ce qu'elle fit jamais de mieux; - Le temps, pressé de tout détruire, - Vous traite avec ménagement; - Le hasard seul pourrait vous nuire, - On sait qu'il ne voit ni n'entend. - -La vieille maréchale était si bien guérie que l'année suivante elle -figurait dans un bal costumé à la Cour déguisée en Huronne, et qu'elle -dansa un menuet avec le maréchal de Richelieu, habillé en Céphale. Ils -déployèrent tant de grâce et de légèretés qu'ils soulevèrent des -applaudissements unanimes: «Que les jeunes gens fassent mieux que nous -s'ils le peuvent,» s'écria le duc en baisant la main de la maréchale et -en la reconduisant. - -Dès qu'elle fut complètement rassurée sur le sort de sa sÅ“ur, Mme de -Boufflers partit pour la Lorraine, où tous ses amis la réclamaient à -grands cris et où de graves questions d'intérêt exigeaient -impérieusement sa présence. - -A peine de retour, en effet, la marquise dut prendre des mesures au -sujet de la Malgrange, dont l'administration, assez délicate et -difficile, la fatiguait et l'ennuyait. D'un autre côté, le chevalier de -Boufflers s'était beaucoup attaché à cette terre, il ne voulut pas la -voir passer en des mains étrangères, et il proposa à sa mère de la lui -louer moyennant une redevance annuelle de 1,500 livres de Lorraine. -C'était plus qu'elle n'avait jamais produit. Mme de Boufflers qui, de -cette façon, se trouvait débarrassée de tout souci, accepta avec joie la -proposition. - -Boufflers aurait fait une fort mauvaise opération s'il n'avait eu -l'occasion de louer un pavillon et un jardin qui faisaient partie de la -propriété, au grand ami de sa mère, le prince de Bauffremont. - -Ce dernier cherchait depuis longtemps à posséder un petit pied-à -terre -près de Nancy pour se rapprocher de Mme de Boufflers pendant les longs -mois d'été. Il proposa donc au chevalier de lui louer le pavillon de la -Malgrange et le traité fut conclu moyennant une somme de 100 écus. -C'était le plus clair des revenus de la propriété. - -A partir de ce moment le prince vient faire de fréquents séjours en -Lorraine, si fréquents même qu'il se trouve bientôt trop à l'étroit, et -qu'il commence la construction d'un nouveau pavillon, destiné à lui -donner plus de place. Comme il voit grand, il fait élever, à la -stupéfaction générale, un salon et une salle à manger pour quatre-vingts -personnes, avec des cuisines et des offices en proportion. C'était à -croire qu'il voulait recevoir toute la province, ce à quoi il ne -songeait guère. - -Aussitôt en Lorraine, Mme de Boufflers a repris sa vie nomade, tantôt à -Nancy, tantôt à Lunéville, tantôt à Sommerviller, tantôt à Fléville, -s'attachant de plus en plus à Mme de Brancas, à sa chère Durival, à -Panpan quand il consent à se laisser voir; car, à mesure que les années -arrivent, le vieux philosophe se montre de moins en moins sociable, il -résiste aux plus séduisantes invitations, aux plus pressantes prières. - -Peu de lettres qui ne contiennent des reproches sur son absence et sur -la difficulté qu'on éprouve à le voir; tout le monde se plaint de lui, -mais on l'aime quand même et Mme de Boufflers plus que tout autre: elle -le lui dit en termes charmants, en lui racontant les nouvelles et les -menus incidents de sa vie. - - - «Nancy, juin 1775. - -«Je n'ai jamais songé à être modeste et vous m'avez certainement bien -entendu. Il y a longtemps que je vous aime; mais ces trois dernières -années, par-dessus une amitié de trente ans, l'ont bien fortifiée, je -t'assure. J'ai beau dire à la duchesse[118], elle est si piquée qu'elle -ne répond pas; elle ne t'aime pas encore assez pour te pardonner -l'absence; mais moi, je t'aime trop et j'aime assez le prince[119] pour -avoir une volonté très décidée. Je ne crains que le chevalier, qui aura -de la peine à renoncer à sa seule propriété. Mais jeudi, en allant -souper chez la comtesse de Stainville avec M. de Stainville, je compte -le mener chez Cagnon[120]. - - [118] Mme de Brancas. - - [119] Le prince de Bauffremont. - - [120] Concierge de la Malgrange. - -«Vous ai-je dit que ma belle G. venait avec Mme de Grammont? Mme la -duchesse de Bourbon va à Plombières; il y aura une multitude de belles -dames de Paris. Mme de Grammont sera ici le 12. M. de Beauvau me mande -qu'il se porte fort bien. - -«Mme de Praslin me mande que les femmes de ministre sont parvenues à -manger avec le Roi et la Reine à Marly. Elles y mangeaient sous le feu -Roi; mais celui-ci ne voulait pas, et même Mme de Maurepas n'y a mangé -que de ce voyage-ci. Les ministres ne mangent pas non plus. - -«Il faut qu'il y ait des officiers généraux nommés, - -(De la main de Mme de Boisgelin.) - -car M. de Choiseul la Baume revient commander en second. Maman dit -qu'elle attend encore que Mme de Clermont lui dise des nouvelles pour -vous en mander. Elle est bien fâchée de vous écrire sur de si vilain -papier. Adieu, le Veau, je t'embrasse bien tendrement. Le mari te fait -mille compliments et ses respects. - -(De la main de Mme de Boufflers.) - -«Envoyez bien vite chez le pauvre Viller pour lui dire combien je suis -aise de sa croix. C'est par avarice pour vous que je me suis servie de -cette feuille[121]. - - [121] Cette lettre est écrite sur un papier très commun. - -«Adieu, mon cher et bien-aimé Veau. Dites comment se porte Marianne.» - -En 1777, M. de Beauvau réside quelque temps dans ses terres de Lorraine, -puis il se rend avec la princesse à Plombières pour y prendre les eaux. -Bientôt, Mme de Boufflers, sa sÅ“ur de Bassompierre, M. de Bauffremont -viennent les retrouver, et cette aimable visite les aide à passer plus -facilement le temps de la saison. - -Comme d'habitude, de nombreux baigneurs se pressent dans l'agréable -ville d'eaux. - -Pendant son séjour, Mme de Boufflers assiste à la procession -commémorative de l'inondation de 1770, de celle que l'on a surnommée _le -déluge_, et qui a emporté la moitié de la ville. Cette cérémonie se -célèbre en grande pompe. Après les vêpres, le clergé suivi de tous les -habitants parcourt la ville processionnellement, puis a lieu à l'église -une bénédiction solennelle[122]. - - [122] 26 juillet. - -Mme de Boufflers assiste aussi à l'inauguration du «nouveau bain». La -ville de Plombières, désireuse de justifier la vogue dont elle jouit et -de procurer à ses visiteurs tout le «confort moderne», vient de faire -construire un nouvel établissement qui passe pour un prodige de luxe. On -peut en juger par cette description de Durival: - -«Le nouveau bain, ou bain tempéré, a quatre croisées au levant et au -couchant, cinq des deux autres faces, un billard, un café et de petits -logements au-dessus. Il est voûté et soutenu par onze pilastres. -L'évaporation est à la place du 12e. Il y a douze cabinets où on baigne -dans des cuves, avec des robinets à chaque, pour se donner soi-même de -l'eau à différents degrés. Un bassin carré au milieu et un bain commun; -il a environ 2 pieds 8 p. d'eau et 4 degrés. Tout autour, des cabinets -pour l'étuve et la douche. Dans un, on peut être douché de bas en haut, -par un jet d'eau![123]» - - [123] _Journal de Durival_, Mss. de la bibl. de Nancy. - -Pendant leur séjour à Plombières et les longues promenades sous les -ombrages des environs, M. et Mme de Beauvau ont longuement parlé de -Voltaire avec la marquise. L'idée leur vient, avant de rentrer à Paris, -de reprendre le projet si fâcheusement avorté quelques années auparavant -et d'aller faire une visite au vieux philosophe; ils s'efforcent -d'entraîner Mme de Boufflers avec eux. Mais la marquise qui, plus jeune, -n'a pas osé affronter les précipices de la Suisse, ne se sent nullement -disposée à un si lointain voyage; cependant elle accepte d'abord, donne -même rendez-vous aux voyageurs à l'_Hôtel des Trois Rois_ à Bâle, puis -au dernier moment, le courage lui manque ou une autre idée lui traverse -la tête, et elle part pour Scey-sur-Saône, sans même prévenir son frère -du changement de ses projets. - -Après avoir vainement attendu leur sÅ“ur pendant deux jours, et l'avoir -cherchée sur la route «de cabaret en cabaret», M. et Mme de Beauvau se -rendent à Genève. A peine arrivé le prince envoie un message à Voltaire -pour lui annoncer sa visite. Le patriarche ravi lui répond: - - - «1777. - -«C'est donc le héros d'Homère qui descend chez les ombres. Il ne passe -pas debout comme l'_Empereur_[124]. Je ne suis pas sur les bords du lac, -mais du Styx. Sans cela je volerais à vos pieds; mais l'état où je suis -ne me permet que d'attendre vos ordres, et de remercier ma destinée.» - - [124] L'empereur d'Autriche venait de passer à Genève et il - n'avait pas jugé à propos de se rendre à Ferney. - -Si l'on veut avoir un portrait saisissant de Voltaire à cette époque, on -n'a qu'à lire ce joli crayon du prince de Ligne. Après un séjour chez le -philosophe, il écrivait: - -«Voltaire était toujours en souliers gris, bas gris de fer, roulés, -grande veste de basin, longue jusqu'aux genoux, grande et longue -perruque, et petit bonnet de velours noir. Le dimanche, il mettait -quelquefois un bel habit mordoré, uni, veste et culotte de même, mais la -veste à grandes basques, et galonnée en or, à la Bourgogne, galons -festonnés et à lames, avec de grandes manchettes en dentelles jusqu'au -bout des doigts, car _avec cela_, disait-il, _on a l'air noble_... - -«Il fallait le voir animé par sa belle et brillante imagination, -distribuant, jetant l'esprit, la saillie à pleines mains, en prêtant à -tout le monde, porté à voir et à croire le beau et le bien, abondant -dans son sens, y faisant abonder les autres;... faisant parler et penser -ceux qui en étaient capables, donnant des secours à tous les -malheureux, bâtissant pour de pauvres familles, et bon homme dans la -sienne; bon homme dans son village, bon homme et grand homme tout à la -fois...» - -M. et Mme de Beauvau furent reçus à Ferney avec les démonstrations de la -joie la plus extrême. - -Voltaire, ravi de posséder cet illustre couple, se mit en frais de grâce -et d'esprit. Il fut étourdissant, incomparable. Que de souvenirs furent -évoqués! Et la Cour de Lunéville, et la Cour de Louis XV! On ne se borna -pas au passé; le prince raconta avec esprit des anecdotes du nouveau -règne, Voltaire jeta des vues profondes sur l'avenir; les heures -s'enfuirent. De part et d'autre on fit assaut de séduction et l'on se -plut extrêmement. - -M. et Mme de Beauvau partirent dans le ravissement de cet homme -extraordinaire et sous le charme de son accueil; ils voulurent même lui -faire promettre de leur rendre leur visite à Paris et le plus tôt -possible, mais il objecta qu'il redoutait quelques tracasseries du côté -de la Cour; M. de Beauvau se porta garant qu'il n'éprouverait aucun -ennui. - -A peine rentré dans la capitale, le prince recevait de son hôte cette -lettre enthousiaste où des regrets sincères se mêlaient agréablement aux -plus douces flatteries. - -«Auprès de ce prince les autres étaient peuples. C'est ce qu'on disait -autrefois de je ne sais plus qui, et c'est ce que je dis des deux -voyageurs qui ont daigné passer de la fontaine de Plombières au lac de -Genève. - -«Le vieux pénitent retiré dans sa montagne noire a presque repris un -moment de vie à cette belle apparition. Il en a plus appris dans un -quart d'heure auprès des deux illustres voyageurs qu'il n'en avait mal -deviné en plusieurs années de temps. Il est comme Épiménide qui, en se -réveillant dans sa caverne, trouve le monde tout changé, mais quand les -deux êtres supérieurs qui avaient illuminé le pauvre homme furent -partis, il retomba à l'instant dans sa misère et dans ses regrets. Il -sent bien qu'il n'en sera que plus malheureux le reste de sa vie, pour -avoir été si heureux un moment. - -«Le solitaire, le mourant, le détrompé, le pénitent, ne parlera pas aux -deux voyageurs de leurs amis et de leur situation; il ne leur dira pas -un mot de cette singulière enfant et de cette brillante imagination de -Mme du Deffant; il ne leur dira rien des _Saisons_, qu'il relit, malgré -M. Clément; il ne peut parler aux deux voyageurs que d'eux-mêmes, et -leur présente du fond de son antre ou de son tombeau son respect, ses -regrets, son enchantement et sa reconnaissance.» - -L'année suivante, en 1778, Voltaire tint la promesse qu'il avait faite à -M. de Beauvau; il vint à Paris pour assister à la première -représentation d'_Irène_. A la barrière, quand les commis lui -demandèrent s'il n'avait rien contre les ordres du Roi: «Ma foi, -messieurs, leur répondit le patriarche gaiement, je crois qu'il n'y a -ici de contrebande que moi.» - -Il descendit rue de Beaune, chez M. de Villette. - -Le lendemain de son arrivée, il reçut en robe de chambre la moitié de -Paris. L'Académie lui envoya une députation de trois membres, le prince -de Beauvau, Saint-Lambert et Marmontel, pour le féliciter sur son -retour. La députation était accompagnée de tous les académiciens qui -avaient assisté à la séance. - -Une foule immense accourut pour rendre hommage à l'illustre voyageur; -l'hôtel de M. de Villette ne désemplissait pas: «Il vit hier plus de -trois cents personnes, écrit Mme du Deffant. Je me garderai bien de me -jeter dans cette foule. Tout le Parnasse s'y trouve depuis le bourbier -jusqu'au sommet; il ne résistera pas à cette fatigue; il se pourrait -bien qu'il mourût avant que je l'aie vu.» - -Le lendemain, cependant, M. de Beauvau se présentait au couvent de -Saint-Joseph et il emmenait Mme du Deffant rendre visite au patriarche; -il y avait trente ans qu'ils ne s'étaient vus. La réunion fut des plus -touchantes. «Il m'a marqué la plus grande amitié, écrit la marquise, et -la joie la plus vive de me revoir. Elle a été réciproque.» - -Mise en goût par cet accueil charmant, Mme du Deffant retourne encore -deux jours après rue de Beaune: - -«Je lui fis hier ma seconde visite, encore avec M. de Beauvau... Nous -fûmes reçus par la nièce Denis qui est la meilleure femme du monde, mais -certainement la plus gaupe... Après avoir attendu un bon quart d'heure, -Voltaire arriva disant qu'il était mort, qu'il ne pouvait pas ouvrir la -bouche, etc., etc.» - -A part une courte visite de Voltaire deux mois après, les relations des -deux amis en restèrent là . - -Cependant la présence du philosophe avait causé un indescriptible émoi -dans certains cercles de la Cour et Voltaire fut prévenu qu'il serait -peut-être obligé de fuir la capitale. Il rappela alors à M. de Beauvau -la promesse qu'il lui avait faite à Ferney, et le prince, par -l'influence de la comtesse Jules de Polignac, obtint qu'on laisserait le -patriarche jouir en paix de son triomphe. - -A la fameuse représentation d'_Irène_ au Théâtre-Français, c'est encore -M. de Beauvau qui, aux acclamations d'une foule en délire, déposa sur la -tête du poète une couronne de lauriers. - -En apprenant l'arrivée du philosophe à Paris, Boufflers, qui se -morfondait avec son régiment sur les côtes de Bretagne, écrivait à Mme -de Sabran: - - - «Brest. - -«J'espère que vous avez vu Voltaire. Je crains que son séjour ne soit -trop long; Paris est trop jeune pour lui. La première curiosité une fois -passée, on le laissera là . D'ailleurs, il doit avoir de la peine à -sanctifier la maison qu'il habite. On dit que ses pièces ne seront pas -reçues ou qu'elles tomberont; de manière ou d'autre, je prévois avec -peine que son triomphe sera suivi de chagrins.» - -Peu de temps après il écrivait encore: - - - «Landerneau, 11 mars. - -«Je crains bien pour ce pauvre Voltaire. Vous ne me mandez pas qu'il -s'est confessé; je le sais par M. de Beauvau. Je souhaite que son âme -aille en Paradis, mais je voudrais que son esprit restât sur terre; ce -sont deux choses bien difficiles. S'il se porte bien, tâchez de le voir -encore; il finira par vous aimer à la folie. Si ma vanité n'y était pas -trop intéressée, je serais tenté de croire qu'on vous aime en proportion -de l'esprit qu'on a...» - -Boufflers, apprenant par Mme de Sabran que l'enthousiasme du public pour -le philosophe, loin de se calmer, ne faisait que croître et qu'il en -devenait la victime, répondait spirituellement: - - - «1er juin. - -«Dites de ma part à Voltaire de vivre de sa gloire; il en a une -provision pour plusieurs siècles. Qu'il laisse là le travail et le café; -jamais les veilles des autres ne vaudront son repos. En vérité, si vous -en avez l'occasion, parlez-lui de moi; dites-lui que votre frère le -chérit comme un fils, que je lui écrirais si je ne trouvais pas cela de -trop bon air; qu'il me semble d'ailleurs que ce serait faire comme les -gueux qui font de petits présents aux riches pour en avoir de gros, ou -comme les filles qui donnent des cordons de cheveux pour avoir des -colliers de diamants. Dans mon silence, je l'aime mieux que les gens -qui l'ennuient le plus[125].» - - [125] _Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de - Boufflers_, par MM. DE MAGNIEU et PRAT. Plon, 1875. - -Quand Boufflers écrivait cette lettre, Voltaire depuis deux jours déjà -n'était plus de ce monde: - -Surmené par les émotions, la fatigue, les visites, le philosophe n'avait -pas tardé à tomber malade; en peu de jours, son état fut des plus -inquiétants. Après quelques alternatives de mieux et de pire, il -succomba le 30 mai 1778. - -Mme du Deffant, froissée de l'oubli relatif de son ancien ami, se borne -à mentionner cet événement à la fin d'une lettre à Walpole, en -post-scriptum, comme le plus vulgaire fait divers: «Vraiment j'oubliais -un fait important, c'est que Voltaire est mort; on ne sait ni l'heure ni -le jour.» Et c'est tout. Et voilà l'épilogue de trente ans d'amitié. - -L'on connaît les scènes qui précédèrent et suivirent la mort du -philosophe et le refus de l'Église de lui accorder la sépulture. - -Le chevalier de Boufflers aimait tendrement Voltaire, il éprouvait pour -lui, il le dit lui-même, une affection presque filiale, sa perte lui fut -profondément douloureuse. - -Son indignation n'eut pas de bornes quand il apprit qu'on avait refusé -la sépulture aux cendres de ce grand homme. Il écrivait tristement: - -«Ce n'est pas la peine de recourir à la philosophie pour juger les -persécuteurs de son cadavre, écrit-il, la théologie seule les condamne. -Il avait été baptisé dans notre religion, il en avait fait plusieurs -actes, il l'avait un peu ridiculisée, mais jamais désavouée -publiquement, et on lui refuse la sépulture que les lois n'interdisent -qu'aux criminels; quelle règle a-t-on pour le juger damné? Un instant -trop court pour s'exprimer suffit pour se repentir, et un instant de -repentir efface un siècle de crimes; au milieu du dérangement des -organes et de l'abattement de tous les sens, Dieu peut lire le mouvement -de contrition dans le cÅ“ur du mourant, il peut voir ce que les hommes -ne peuvent pas entendre; on ne doit donc jamais présumer de la damnation -de personne. Ce n'est pas la religion qui a fermé les portes des églises -aux restes de ce grand homme. Je ne veux pas en dire davantage, car je -finirais, moi chétif, par me faire aussi refuser la sépulture.» - -Mme de Boufflers fut indignée de la conduite du clergé; en souvenir -d'une ancienne intimité, elle composa sur la mort du patriarche une ode -qui eut le plus grand succès: - - Dieu fait bien ce qu'il fait, La Fontaine l'a dit. - Si j'étais cependant l'auteur d'un si grand Å“uvre, - Voltaire eût conservé ses sens et son esprit; - Je me serais gardé de briser mon chef-d'Å“uvre. - - Celui que dans Athènes eût adoré la Grèce, - Que dans Rome à sa table Auguste eût fait asseoir, - Nos Césars d'aujourd'hui n'ont pas daigné le voir, - Et Monsieur de Beaumont lui refuse une messe. - - Oui, vous avez raison, Monsieur de Saint-Sulpice, - Eh! pourquoi l'enterrer? N'est-il pas immortel! - A ce divin génie, on peut sans injustice, - Refuser un tombeau,... mais non pas un autel[126]. - - [126] Elle écrivit encore ce quatrain moqueur: - - Pourquoi donc avez-vous enterré cet impie? - Disait à dom Benoît l'archevêque en fureur. - --C'est, répondit-il, Monseigneur, - Parce qu'il n'était plus en vie. - - - - -CHAPITRE XVI - -1778 - - Le chevalier de Boufflers et Mme de Sabran. - - -Depuis qu'il était revenu de Pologne après avoir si piteusement échoué -dans ses rêves de conquête et de gloire, le chevalier de Boufflers, -découragé, avait repris sa vie errante, sans profit et sans but. Quand -il était à Paris, il fréquentait la société de sa mère, jouait sans rime -ni raison, composait des vers galants, faisait la cour aux femmes, enfin -«courait les filles», comme l'on disait alors. Cette vie, funeste à la -fois pour son cÅ“ur, sa santé et sa bourse, ne durait pas toujours, fort -heureusement. Une grande partie de l'année, le chevalier vivait en -province, tantôt en Lorraine, à la Malgrange ou à Nancy, tantôt chez des -amis qu'il visitait à tour de rôle, et où son esprit charmant le faisait -toujours accueillir avec joie. Quelquefois, mais rarement, il se -rappelait qu'il était colonel du régiment de Chartres (infanterie) et il -allait passer quelques semaines à son régiment. - -En 1777, le chevalier avait alors trente-neuf ans, une rencontre -fortuite vient bouleverser sa vie. Lui qui n'a jamais connu que les -liaisons éphémères, qui n'en a jamais compris d'autres, en un mot qui -n'a jamais aimé, s'éprend d'une passion profonde qui durera jusqu'à sa -dernière heure. Cette affection, comme toutes les affections humaines, -hélas! ne sera exempte ni de déceptions, ni d'orages, mais les débuts en -furent si exquis que trente ans après Boufflers se les rappelait encore -avec délices. - -Quand le chevalier était à Paris, il fréquentait assidûment chez la -maréchale de Luxembourg. En 1777, un soir, il rencontra par hasard chez -la noble dame une jeune veuve très intelligente, très spirituelle, Mme -de Sabran; elle venait d'avoir vingt-sept ans. Née en 1749, -Françoise-Éléonore de Jean de Manville avait perdu sa mère de bonne -heure et elle avait été élevée par son aïeule, Mme de Montigny. On lui -fit épouser un officier de marine, M. de Sabran, qui avait cinquante ans -de plus qu'elle, et dont elle eut deux enfants[127]. En 1775, M. de -Sabran eut l'à -propos de mourir. - - [127] Le fils, Elzéar de Sabran, était né en 1774; la fille, - Delphine, épousa le vicomte de Custine. - -Bien qu'elle ne possédât plus les attraits de la prime jeunesse et -qu'elle ne fût pas précisément jolie, Mme de Sabran avait une -physionomie si originale, tant de mobilité dans le regard, une grâce si -piquante qu'elle séduisait au plus haut point. Et puis son esprit était -comme son regard, pétillant, plein de verve, jamais en repos. Elle -aimait les arts, et elle cultivait avec succès la musique, la peinture, -la poésie. - -Dès leur première rencontre, Boufflers attaqua galamment et déploya -toutes ses séductions. Mme de Sabran lui répondit avec tant d'esprit et -d'agrément, elle montra une raison si droite et des connaissances si -variées, que le chevalier ébloui s'éprit pour la jeune veuve d'un amour -passionné. - -Bien entendu, dès le lendemain, Boufflers, comme c'était son devoir, se -rendit chez elle pour lui présenter ses hommages; l'impression fut plus -vive encore que la veille, et cette première visite fut suivie de -beaucoup d'autres. - -Le chevalier n'avait point pour habitude de s'attarder aux préliminaires -et de prolonger outre mesure la période du sentiment; il aimait, il -n'avait pas lieu de se croire détesté, il demanda bien vite qu'«on -couronnât sa flamme». Mais il eut la surprise de trouver chez Mme de -Sabran un empressement moins grand. Certes elle ne cachait pas le -penchant qu'elle éprouvait pour son adorateur, mais elle se trouvait des -devoirs vis-à -vis d'elle-même, vis-à -vis de ses enfants et elle opposa -une résistance absolue. - -Comme on ne pouvait sans crime rompre une idylle si touchante, -Boufflers, qui était l'ingéniosité même et qui savait en plus que tout -chemin mène à ... Rome, proposa un moyen terme. Puisque le mot _amour_ -choquait et effrayait Mme de Sabran, rien n'était plus simple que de le -remplacer par _amitié fraternelle_; on serait frère et sÅ“ur: quoi de -plus pur, de plus touchant, et de quoi pouvait s'effrayer dans ces -conditions l'âme la plus timorée. «Soit, répondit Mme de Sabran -convaincue, ne m'aimez jamais que d'une amitié fraternelle et j'aurai -toujours pour vous l'amitié d'une sÅ“ur.» - -Le pacte ainsi conclu, signé, et la paix faite, les relations se -poursuivirent dans la plus confiante intimité. Pas un jour ne s'écoulait -sans que le chevalier ne rendît visite à son amie dans sa maison du -faubourg Saint-Honoré, et là , assis tous deux sous les grands arbres ou -dans les bosquets du jardin, ils devisaient à perte de vue. - -Souvent Boufflers rime en l'honneur de la bien-aimée, mais, toujours -original, il ne se croit pas obligé de lui décerner des louanges -hyperboliques. Un jour il lui adresse cette chanson où il plaisante -cette chevelure ébouriffée qui est un des traits caractéristiques de sa -physionomie: - - AIR: _Nous sommes précepteurs d'amour_. - - Aux attraits les plus séduisants, - A la beauté la plus soignée, - Je préférerai constamment - Qui donc?... Sabran la mal peignée. - - Sur sa raison, les envieux - N'ont jamais pu trouver à mordre, - Et ce n'est que dans ses cheveux - Qu'on aperçoit quelque désordre. - - De l'amour, c'est un trait nouveau; - Sabran, il venge son injure. - N'ayant pu troubler ton cerveau, - Il s'en prend à ta chevelure. - -Fort heureusement pour le frère et la sÅ“ur, cette touchante idylle fut -brusquement interrompue, ce qui permit au pacte de durer au moins -quelques mois. La France venait de promettre des secours aux insurgés -américains et la guerre menaçait d'éclater entre le cabinet de -Versailles et celui de Windsor. - -Il était question d'un débarquement sur les côtes d'Angleterre, et dans -ce but l'on décida de réunir en Bretagne toute une armée. Le régiment de -Chartres, que commandait en second Boufflers, fut désigné pour se rendre -à Brest et le chevalier reçut l'ordre de l'y rejoindre. - -Donc Boufflers dut quitter sa sÅ“ur chérie; ce ne fut pas sans larmes, -sans désespoir, le frère et la sÅ“ur s'aimaient si bien! mais il fallait -obéir. L'on se promit naturellement de se garder une foi éternelle et de -s'écrire souvent pour tromper les rigueurs de l'absence. - -Mme de Sabran est une des plus charmantes figures du dix-huitième -siècle, c'est une créature délicieuse toute de passion, de charme, de -tendresse, et si sensible, si femme, si aimante! Ses lettres sont -exquises. A chaque ligne tombe de sa plume sans effort, à l'improviste, -les pensées délicates, originales et d'un tour si heureux! - -Il semble même qu'elle ait le don d'inspirer son correspondant, car -jamais le chevalier n'a l'esprit plus fin que quand il lui écrit[128]. - - [128] La correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de - Boufflers a été publiée en entier par M. H. de Magnieu et M. - Prat. (Plon, Nourrit et Cie, 1875.) C'est à ce très intéressant - volume que nous empruntons tous les extraits cités dans ce - chapitre. - -Ses lettres respirent la passion la plus vive. On sent qu'il aime Mme de -Sabran à la folie, qu'elle est tout pour lui. Son cÅ“ur déborde d'amour, -et il le lui laisse voir en termes exquis: chaque mot est une caresse, -chaque phrase un acte de foi et d'amour. - -Ces lettres sont si jolies, d'un sentiment si profond et si vrai, que -nous ne pouvons résister au désir d'en citer quelques extraits; ils ne -peuvent que contribuer à mieux faire connaître le caractère du -chevalier: - -«...Mon Dieu, chère sÅ“ur, quand vous reverrai-je? Je suis comme un -avare éloigné de son trésor: à la vérité il n'en jouissait pas, mais il -le contemplait toute la journée... J'ai laissé chez vous mes -connaissances et mes goûts. Tout ce qui me plaît est resté avec tout ce -que j'aime...» - - * * * * * - -«Écrivez-moi un peu, chère et charmante sÅ“ur; je ne vivrai que de votre -souvenir. Les prédicateurs et même les métaphysiciens ne vous ont-ils -pas dit que si Dieu oubliait un moment le monde, il tomberait dans le -néant? Vous êtes ce Dieu-là , et moi, je suis ce monde; ne m'oubliez -pas...» - - * * * * * - -«...Adieu, ma sÅ“ur; jamais ce que je sens au dedans, en traçant ce nom -de sÅ“ur, ne pourra être rendu. Adieu; souvenez-vous du besoin que j'ai -de votre amitié. Elle me charme sans me suffire; elle a pour moi le -prix que la sécheresse et la soif donnent à une goutte d'eau.» - - * * * * * - -«...Avant de vous connaître, j'avais souvent senti de l'ennui, mais -jamais de regret. Pourquoi vous ai-je vue si tard? Pourquoi faut-il vous -voir si peu? Pourquoi l'absence est-elle si longue et la vie si -courte?...» - - * * * * * - -«Laissez-moi vous dire, si je puis, tout le plaisir que m'a fait votre -dernière lettre... Vous êtes comme cette pauvre Médée qui veut le bien -et qui fait le mal; vous charmez, vous rajeunissez tout ce qui vous -entoure, il ne vous manque qu'un Jason. Pour moi, je suis tantôt le -bonhomme à qui vous rendez ses premiers ans, tantôt le vieux bélier dont -vous faites un agneau, tantôt ce pauvre frère que vous mettez en pièces, -mais je ne suis jamais celui que je voudrais être.» - - * * * * * - -«...Mon secrétaire arrive en ce moment avec une troisième lettre de vous -qui me transporte de reconnaissance. Ne vous lassez pas, ne vous -dégoûtez pas de moi, mon amie; jurez-moi que jamais vous ne vous dédirez -de ce que vous me dites de charmant. Ce mot _nécessaire_, dont vous vous -servez pour votre vieil ami, ne sortira jamais de sa pensée. Tous les -rois de la terre se réuniraient pour me combler d'honneurs et de biens, -qu'ils ne me feraient jamais goûter une joie comparable à celle que ce -mot-là m'a causée. Je crois même qu'un triomphe m'en ferait moins, car -la gloire ne nous vaut pas. - -«Adieu, ma sÅ“ur; j'ai besoin de vous comme on a besoin d'air en été et -de soleil en hiver. Adieu encore; je vous baise en bon père, en bon -frère et en ami suspect.» - - * * * * * - -Si Boufflers a consenti à s'éloigner quand l'exil lui était si cruel, ce -n'est pas qu'il soit poussé par l'ambition ou par un ardent désir de -gloire; en vérité ce ne sont là que des prétextes, mais qui lui -permettront de se montrer digne du bien suprême, de celui qu'il souhaite -par-dessus tout, et que Mme de Sabran connaît mieux que personne. - -Malheureusement, jusqu'à présent, il n'a guère eu l'occasion de montrer -sa valeur. Toute son activité se borne à quelques déplacements; on -l'envoie de Brest à Saint-Malo, de Saint-Malo à Landerneau, mais sans -but, sans utilité, et il s'ennuie très fort. - -«Je suis arrivé en grande hâte pour ne rien faire. Il n'est pas plus -question de se battre en Bretagne qu'au couvent de la Visitation, et il -paraît que nous en serons quittes, non pas pour la peur, mais pour -l'ennui.» - -Et il lance cette jolie boutade: - -«Mourir n'est rien, se battre est assez joli, mais s'ennuyer est -affreux.» - -Mme de Sabran s'étant permis quelques plaisanteries sur ces guerriers -qui passent leur temps dans les loisirs de la vie de garnison et se -croisent les bras, son «frère» lui écrit: - - - «Landerneau, 2 mars. - -«Vous vous égayez un peu sur notre guerre de Bretagne; on voit bien que -vous n'y êtes pas. Savez-vous qu'il n'y manque que des ennemis? car -d'ailleurs, nous avons un général, un maréchal des logis, un état-major, -un équipage d'artillerie et de vivres, et nous nous appelons l'_armée de -Bretagne_. Je vous prie dorénavant d'en parler avec le respect qui -convient à une armée, ou bien je proposerai pour vous punir de mettre -quelqu'un de mon régiment à discrétion chez vous...» - -Si l'armée de Bretagne ne joue en réalité aucun rôle utile, les généraux -cependant ne la laissent pas dans l'inaction; les ordres, les -contre-ordres sont incessants, les régiments sont morcelés, réunis, -divisés de nouveau, ils vont, reviennent, sans plan, sans but; bref la -confusion est extrême et le désordre à son comble. - -Boufflers n'a d'autre consolation dans sa détresse que de penser à sa -«sÅ“ur», et de se rappeler les heures si douces passées près d'elle dans -cette délicieuse demeure du faubourg Saint-Honoré qui a vu naître et -grandir leur mutuelle tendresse: - -«Les tristes colonels de Bretagne se flattent de revenir au mois de -juin, lui écrit-il, mais je n'en crois rien. Il y avait bien plus de -raisons de ne pas partir de Paris que pour y retourner. Mon imagination -est toute tendue de noir... Quelquefois pour me distraire, je me -transporte à la maison fraternelle. Je vois d'ici des livres, des -tableaux, des plumes, des couleurs, des arbres verts, un pavillon, de -grandes promenades; j'aperçois entre les arbres une espèce de petite -nymphe qui se promène un livre à la main, et je cours à sa rencontre. -Quel bonheur que ce soit ma sÅ“ur! Quel dommage que ce ne soit que ma -sÅ“ur!» - -Cet éloignement de la femme qu'il aime, cette vie oisive et sans but des -camps, cette activité factice qui ne mène à rien, finissent par avoir -raison de la santé du chevalier; le physique et le moral sont à -l'unisson, c'est-à -dire que tous deux vont fort mal. - -Il avoue à son amie son triste état et elle lui répond pour le -réconforter: - - - «8 mai 1778. - -«Ne me parlez point de votre tristesse ni de vos souffrances, mon frère, -tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes; même votre fluxion -et votre mal de dents. Si vous n'étiez jamais malade, vous ne sentiriez -point le prix de votre santé; et si vous ne quittiez jamais vos amis, -vous n'éprouveriez pas le plaisir qu'on a de les revoir après une longue -absence. Telle est la condition humaine. - -«Il n'est pas de plaisir sans peine, et souvent la somme des peines -passe celle des plaisirs; mais, n'importe, il faut nous croire heureux, -malgré le sort, malgré nous-mêmes, et prendre notre parti sur ce bonheur -parfait qui ne peut exister. Vous me direz que j'en parle bien à mon -aise, moi qui n'ai rien à désirer; il est vrai que je suis heureuse, -mais je suis bien persuadée que notre bonheur est en nous-même et -qu'avec de la raison et de la philosophie, on n'est point malheureux -dans ce monde, ou très difficilement...» - -Quelquefois la correspondance des deux amis roule sur des sujets plus -intimes. Un jour Mme de Sabran avoue à son «frère» qu'elle a été -s'agenouiller au tribunal de la pénitence et elle lui raconte cet -événement en termes exquis: - - - «25 avril 1778. - -«J'ai véritablement besoin aujourd'hui de causer avec vous, mon frère, -pour m'égayer et me distraire d'une certaine visite que je viens de -faire, et quelle visite! une visite que l'on ne fait que dans un certain -temps, aux genoux d'un certain homme, pour avouer de certaines choses -que je ne vous dirai pas. J'en suis encore toute lasse et toute -honteuse. Je n'aime pas du tout cette cérémonie-là . On nous la dit très -salutaire et je m'y soumets en femme de bien.» - -Le chevalier lui répond avec non moins d'esprit et de finesse: - - - «Mardi. - -«Comment, charmante petite Magdeleine, vous sortiez du confessionnal et -vous y aviez dit beaucoup de choses que vous ne me diriez pas, à moi qui -vous dirais tant de choses que mon confesseur ne saura jamais! Mon -Dieu! que je suis piqué de n'avoir été pour rien dans vos propos! et que -disait cet homme qui vous voyait à ses genoux? Que n'étais-je votre -confesseur! Que n'ai-je été votre péché! Que ne suis-je votre pénitence! - -«Adieu, ma sÅ“ur, je suis enrhumé du cerveau et de la poitrine; je -tousse comme un loup et je pleure comme un veau. Si vous en aviez eu -autant, cela vous aurait fait bien de l'honneur au tribunal de la -pénitence.» - -L'activité de sa correspondance avec Mme de Sabran n'empêchait nullement -le chevalier de donner de ses nouvelles aux autres personnes de sa -famille et particulièrement à Mme de Boisgelin. C'est elle également -qu'il prenait pour confidente de l'ennui mortel qu'il éprouvait dans -cette Bretagne où, pas plus dans le présent que dans l'avenir, il ne -voyait rien à espérer. Il lui écrit en 1778[129]: - - - «3 mars. - -«J'envie bien le vicomte de la Tour du Pin qui tourne le derrière à la -Bretagne et le devant à Paris, mais il paraît par sa permission d'aller -se marier, qui n'est que pour dix-sept jours, que nous pensons à -l'Angleterre. On arme les gros vaisseaux sans oublier les autres et les -nouvelles d'aujourd'hui sont toutes martiales. - -«Malgré tout cela je n'en crois rien, nous ferons bien des semblants -avant de faire rien de ressemblant à une véritable guerre. - -«Mille choses de ma part à tout ce qui a la bonté de m'aimer, et ne -cessez pas de vous informer si jamais les colonels de Bretagne auront la -permission de revenir. - -«Adieu, mon pauvre enfant, votre dernière lettre était le plus joli rêve -enfanté par le plus doux sommeil, mais soyez plus éveillée une autre -fois pour me mander des nouvelles.» - - [129] Toutes les lettres de Boufflers à sa sÅ“ur citées dans ce - chapitre nous ont été communiquées par M. le comte de - Croze-Lemercier. - -L'événement cependant ne tarde pas à donner tort aux pressentiments du -chevalier. Il apprend tout à coup que le duc de Chartres a quitté Paris -incognito et qu'il vient visiter son régiment. Il mande à sa sÅ“ur -l'arrivée du prince: - - - «Landerneau, 15 juin 1778. - -«Je suis dans les ennuis et dans les affaires jusqu'au cou, il faut que -je loge et que je nourrisse M. le duc de Chartres qui arrive tout à -l'heure, et je n'ai ni maison ni cuisine; tout ira à la volonté de celui -qui lit dans les cÅ“urs et dans les casseroles, car j'ai fait de mon -mieux et s'il ne m'aide pas, je n'aurai fait que de l'eau claire. - -«Tout le monde est effaré de notre arrivée ici; il n'y est pas plus -question de guerre que de vendanges, et jamais il n'y aura eu d'armée -aussi tranquille que la nôtre. - -«Je vous donnerai des nouvelles au premier moment libre que j'aurai, en -attendant comptez pour moi sur beaucoup d'ennuis et fort peu de dangers. - -«Adieu, ma haute sÅ“ur, je vous aime de la tête aux pieds, cela -s'appelle un grand amour.» - -L'arrivée du duc de Chartres à Landerneau était cependant le prélude de -graves événements. Une flotte de trente-deux vaisseaux et de huit -frégates était réunie à Brest sous les ordres du comte d'Orvilliers et -elle se prépara à prendre la mer. Le duc reçut le commandement d'une -division. Boufflers sollicita vainement du prince l'autorisation de -l'accompagner, il n'éprouva qu'un refus formel. - -«Je suis bien fol d'aimer la gloire, écrit-il tristement, elle ne veut -pas de moi. Le plaisir va bientôt être du même avis. Il faudra me mettre -à la raison pour toute nourriture.» - -Quand la flotte fut sortie du port, elle ne tarda pas à se rencontrer -avec l'amiral Keppel, qui était venu au-devant d'elle. La bataille fut -vive et sanglante, mais aucun vaisseau ne fut pris, et chacun se retira -sans qu'il y eût un résultat définitif. - -La flotte française rentra à Brest pour réparer ses avaries, et le duc -de Chartres partit pour Versailles porter la nouvelle de ce que nous -regardions comme une victoire. - -Le duc fut reçu à Paris aux acclamations du public, mais cet -enthousiasme fut de courte durée. On reprocha au prince de n'avoir pas -compris un signal qui devait lui faire couper la ligne ennemie, et aux -éloges succédèrent les épigrammes. Toute la campagne se borna à cet -épisode assez insignifiant. - -Quant à l'armée de Bretagne, elle continua son existence triste et -monotone. - -Enfin, au mois de septembre, Boufflers apprend avec une joie indicible -que son long exil va se terminer et que son régiment est désigné pour -tenir garnison à Douai. Ce n'est pas encore ce qu'il souhaiterait, mais -il se rapproche de Paris, de Mme de Sabran, et sa joie est extrême. - -Il obtient même un congé pour aller voir sa mère en Lorraine, et comme -il doit forcément traverser la capitale, on le charge de dépêches pour -la Cour. - -Il écrit à sa sÅ“ur pour lui annoncer son arrivée et l'informer en même -temps qu'il s'est arrêté à Rennes, chez son mari, où il a été fort -apprécié. - - - «Samedi. - -«Je suis tout près, ma fille, et j'arrive de loin avec une faim et une -soif mortelles de te voir et de t'embrasser; si tu es à Versailles, -fais-le-moi dire par Oblin, qui me précède pour s'en informer; ne me -fais rien dire si tu n'y es pas. - -«J'ai très bien réussi à Rennes, même dans la maison où tu réussis le -moins; j'avais pris tant de crédit que si tu étais venue, je crois que -je t'aurais fait faire un petit Boisgelin, qui aurait fait pièce à bien -des petits Boisgelin. Dis à ta voisine, la dame d'honneur, que sauf -l'honneur, je l'aime de tout mon cÅ“ur; je me souviens que la première -vue doit m'en coûter un louis et je trouve que c'est bon marché. - -«Si tu avais eu de l'esprit, tu aurais pris et même mis un de mes habits -pour m'attendre à Versailles, car il est possible que les dépêches -d'Oblin à Lafleur ne soient pas arrivées, et que je me trouve à la Cour -en habit de postillon, pour marquer mon empressement. - -«Adieu, ma fille, je t'aime de bout en bout, et il y a loin, même sans -la coiffure. Mon papier et mon encre ainsi que ma plume ne valent pas -grand'chose, mais je me sers de ce que j'ai, encore bien heureux, car -cela ne m'arrive pas souvent.» - -Le séjour du chevalier à Paris fut ce qu'il devait être; il revit Mme de -Sabran, et leur mutuel attachement, surexcité encore par l'absence, ne -fit que croître. L'heure approchait de la chute inévitable. - -Après quelques jours de bonheur, Boufflers repart pour la Lorraine. Il -passe une journée chez le comte de Bercheny, à Luzancy, un vieil ami de -sa famille, et c'est de là qu'il écrit à Mme de Sabran: - -«Je me suis arrêté hier à Luzancy, chez le comte de Bercheny, et pour la -première fois je me suis surpris un mouvement de jalousie. Je l'ai vu -occupé de sa femme et de sa terre, heureux du bonheur que j'ai toujours -désiré et que je n'aurai jamais. Il fait des choses charmantes; il passe -sa vie à en jouir, à s'en applaudir, à en projeter de nouvelles. Sa -femme a l'air de prendre part à tout et d'aimer la campagne autant que -lui. Je me demandais: quel bien cet homme-là a-t-il fait pour être aussi -bien traité par le sort, et quel crime ai-je commis pour l'être aussi -mal? Voilà le poison qui s'est glissé dans mes veines et qui agit -encore.» - -Enfin il arrive à la Malgrange, il revoit sa mère qui l'y attend et il -est si heureux de la retrouver, qu'ils ne se quittent pas: «Elle est -dans ma chambre quand je ne suis pas dans la sienne», écrit-il. Sa -présence même fait naître dans son esprit mille rêves d'avenir qu'il ne -peut se défendre de confier à la femme qu'il adore. - - - «De Lorraine. - -«Je ne suis pas si découragé que le jour où je vous ai écrit de ma -route, ma chère sÅ“ur. Mon voyage s'est mieux passé que je ne m'y -attendais, et j'ai revu ma mère avec autant de plaisir que si je ne vous -avais pas quittée. La Lorraine est si charmante que j'ai eu regret en la -revoyant que votre neveu eût obtenu l'évêché de Laon. Vous seriez venue -dans mon pays, vous auriez connu ma mère, vous l'auriez aimée comme -votre mère, et elle vous aurait aimée comme sa fille. Tout cela fait -naître en moi des idées bien riantes, qui font place ordinairement à des -réflexions bien tristes... Si vous n'êtes pas toujours la meilleure des -sÅ“urs, je serai le plus malheureux des hommes. - -«J'ai revu ma pauvre Malgrange: je n'en ai plus que la moitié, j'ai cédé -la plus jolie à M. de Bauffremont, mais ce qui m'en reste me plaît -encore. Ma maison est simple et pauvre, mais propre et gaie. Il y a dans -ma cour un marronnier d'Inde planté par la sÅ“ur de Henri IV, sous -lequel on mettrait cent cinquante hommes à couvert. J'ai un petit jardin -qui est terminé par un bois d'environ cent pas de tour, où l'on peut -faire une demi-lieue sans revenir sur ses pas; j'ai une figuerie, une -serre, une quantité de cerisiers couverts de fleurs. Je vais avoir trois -ou quatre moutons sous mes fenêtres, qui seront enfermés dans un -treillage de fil d'archal si clair, qu'ils ne s'en douteront pas, et -feront comme les hommes qui se croient libres, parce qu'ils ne voient -pas leurs chaînes, et qui pensent faire leur volonté en suivant le cours -des choses. - -«Si je suis au monde quand vous ne serez plus jeune, je vous proposerai -d'acheter à nous deux une maison de campagne, pour que vous connaissiez -une fois tous les plaisirs qui vous auront manqué jusqu'alors. Vous ne -savez pas qu'on peut avoir des sentiments maternels pour des arbres, -pour des plantes, pour des fleurs; vous ne savez pas qu'un jardin est un -royaume, où le prince n'est jamais haï et où il jouit de tout le bien -qu'il fait. - -«Votre jardin de Paris ne vous donne pas l'idée de tout ce bonheur-là . -Ce n'est qu'un chemin planté qui mène à votre pavillon; vous ne -connaissez aucun de vos arbres et vous leur faites couper la tête, bras -et jambes sans y penser. Vous changerez bien d'avis quand vous saurez, -comme moi, que les arbres ont du sentiment et qu'ils s'aperçoivent du -bien et du mal. - -«Aussi je me promets bien de travailler ce soir comme un cheval, pourvu -que je ne dorme pas comme une marmotte[130].» - - [130] _Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de - Boufflers._ Plon-Nourrit, 1875. - -Mme de Sabran avait un neveu, Mgr de Sabran, évêque de Laon, qui fut -toujours excellent pour elle et pour ses enfants. C'était un véritable -prélat de l'ancien régime, moins occupé de la messe et de son bréviaire -que de ses plaisirs[131]. Il possédait près de Laon, à Anisy, un château -où Mme de Sabran et ses enfants faisaient chaque année de longs séjours. - - [131] La Révolution le chassa de France et il mourut en 1811, en - Pologne, chez la princesse Lubomirska. - -Mme de Sabran, en femme aimante, ne cherchait que les occasions de se -rapprocher de son ami; elle le savait en Lorraine, elle vint donc -aussitôt s'installer à Anisy et elle eut l'adresse d'obtenir de son -neveu une invitation pour le chevalier. - -L'isolement de la campagne, la fréquentation journalière et incessante, -finirent par amener ce que n'avaient pu obtenir les plus ardentes -prières. Bien que le palais épiscopal ne parût pas particulièrement -désigné pour le dénouement de l'idylle, au bout de peu de jours l'amitié -fraternelle avait cédé la place à l'amour, et le frère et la sÅ“ur -s'adoraient le moins platoniquement du monde. Ce fut pour tous les deux -un rêve sans nom, une période d'amour délicieuse; les heures -s'envolaient sans qu'ils y songeâssent; un jour vint cependant où il -fallut penser au retour; la famille, le régiment, les affaires, les -mille nécessités de l'existence vinrent troubler les tendres amants dans -leur rêve étoilé et les rappeler à la réalité. - -Mme de Boisgelin était au courant de la passion si violente du -chevalier, mais ne l'avait pas trop bien prise. - -Mue par un sentiment de jalousie qu'elle ne pouvait surmonter, elle la -blâmait même absolument. Elle aimait beaucoup son frère et elle -éprouvait pour lui des sentiments très exclusifs. Quand elle vit que sa -nouvelle inclination n'était pas une de ces fantaisies éphémères dont il -était coutumier, mais bien un attachement des plus sérieux, elle prit en -haine Mme de Sabran, et tout en ménageant les apparences, fit tout ce -qui dépendait d'elle pour rompre cette liaison qui lui portait -ombrage[132]. - - [132] Mme de Sabran n'ignorait pas l'hostilité de Mme de - Boisgelin. Elle écrivait un jour au chevalier: «Je redoute ta - sÅ“ur et le désir qu'elle a toujours de t'éloigner de moi.» - -C'est en raison de ces sentiments qu'elle se garde d'écrire à son frère -pendant son séjour à Anisy. Le chevalier, qui ne devine pas, s'étonne de -ce long silence et il s'en plaint, en même temps qu'il lui annonce son -retour prochain: - - - «Anisy, par Pinon, samedi 9. - -«J'espère, ma bonne enfant, qu'on se tromperait beaucoup sur notre -amitié si on en jugeait par notre correspondance et que, pendant que -d'autres ne sentent pas un mot de ce qu'ils disent, nous ne disons pas -un mot de ce que nous sentons. Je pourrais dire en ma faveur que les -torts sont au moins partagés, mais je les aimerais mieux tous de mon -côté, parce que je suis bien plus sûr de l'excès de ma paresse que de -l'excès de la tienne. - -«Quoi qu'il en soit, pardonnons-nous et aimons-nous, puisque nous ne -pouvons faire autrement. J'espère te voir dans peu de jours et j'en sens -d'avance le plaisir; mande-moi ici si tu seras à Paris du 16 au 17, et -fais-moi préparer un excellent souper pour dimanche au plus tard, car -peut-être viendrai-je le manger samedi. - -«Je voudrais, en attendant, que tu m'écrivisses une lettre de mille ou -douze cents pages qui m'instruisît de tout ce qui s'est passé et de tout -ce qui se passe à Paris, car j'y serai aussi étranger à mon arrivée -qu'un colonel chinois. Voilà près d'un mois que je suis toujours en -course et que je ne reçois de nouvelles de personne; c'est à toi à -suppléer à tout et même à réparer toutes mes négligences, mais ce serait -une tâche au-dessus de tes forces. - -«Il ne s'en est fallu de rien qu'en partant d'ici je ne tournasse du -côté de la Lorraine, dont je ne sais rien depuis six semaines, mais -j'ai peur que ma mère ne soit encore à Scey-sur-Saône ou ailleurs, et je -remets mon voyage à l'hiver prochain, d'autant plus que les affaires de -mon régiment d'une part, et de l'autre la promotion qu'on dit prête à -paraître, exigent ma présence à Paris. - -«Parle de moi à tes amis, parle de moi à tes parents, parle de moi à ton -chat, je ne veux être oublié de personne. - -«Adieu, grande Boisgelin; souviens-toi de m'aimer comme si je le -méritais, et recommande à Mmes les maréchales d'en faire autant.» - -Donc, forcé par les circonstances, le chevalier quitte Anisy, la mort -dans l'âme; il se rend à Paris, puis à son régiment. Les deux amants -n'ont plus d'autre consolation que la correspondance, et ils y ont -recours presque chaque jour. Le ton naturellement est changé, il est -plus intime qu'autrefois; ils s'aiment, ils s'adorent, et ils trouvent -pour témoigner leur passion réciproque les expressions les plus -heureuses, les plus charmantes. Les lettres de Mme de Sabran sont -exquises de simplicité et de tendresse profonde. - -«Non, mon enfant, je n'ai que faire de ton illusion; notre amour n'en a -pas besoin; il est né sans elle et il subsistera sans elle; car ce n'est -sûrement pas l'effet de mes charmes, qui n'existaient plus lorsque tu -m'as connue, qui t'a fixé auprès de moi; ce n'est pas non plus tes -manières de Huron, ton air distrait et bourru, tes saillies piquantes -et vraies, ton grand appétit et ton profond sommeil quand on veut causer -avec toi, qui m'ont fait t'aimer à la folie: c'est un certain je ne sais -quoi qui met nos âmes à l'unisson, une certaine sympathie qui me fait -penser et sentir comme toi. Car, sous cette enveloppe sauvage, tu caches -l'esprit d'un ange et le cÅ“ur d'une femme. Tu réunis tous les -contrastes, et il n'y a point d'être au ciel et sur la terre qui soit -plus aimable et plus aimé que toi.» - -Quelques jours plus tard, elle écrit encore: - -«Je vois avec plaisir que tout ce qui m'appartient de près ou de loin -t'aime, non pas autant que moi, car je t'aime pour mille. J'ai pour toi -tous les sentiments; je t'aime comme ta mère, comme ta sÅ“ur, comme ta -fille, comme ton amie, comme ta femme, et mieux encore, comme ta -maîtresse. Je t'aime tant, que je ne pense qu'à cela, et que sur tout le -reste, je suis d'une insouciance qui ressemble comme deux gouttes d'eau -à la mort. Tu es l'âme qui anime mon corps; je ne peux être affectée que -par toi; tu dispenses à ton gré le bien et le mal qui m'arrivent, et je -ne peux plus connaître le bonheur à moins que tu ne t'en charges. Songe -bien à cela, mon enfant; tu as trop de raison à présent et trop -d'expérience pour ne pas sentir, comme moi, qu'il n'en existe pas dans -ce monde, sans une amie, dont l'esprit, le cÅ“ur et l'âme soient en -commun avec nous. Eh! dis-moi, qui est-ce qui partage mieux que moi tous -tes sentiments, tous tes goûts et toutes tes opinions? D'après cela, -aime-moi donc, ne fût-ce que pour ton bonheur; je te promets de le faire -et d'y employer le reste de ma vie[133].» - - [133] _Correspondance de Mme de Sabran avec le chevalier de - Boufflers._ Plon-Nourrit, 1875. - - - - -CHAPITRE XVII - -1778-1779 - - Maladie grave de Mme de Boufflers.--Correspondance avec - Panpan.--Supplique de Panpan pour obtenir une pension. - - -Pendant le séjour de Voltaire dans la capitale, Mme de Boufflers avait -fait à deux reprises différentes, et à quelques jours seulement -d'intervalle, le voyage de Nancy à Paris; en apparence elle avait -supporté assez aisément cette grande fatigue, mais à peine était-elle de -retour à Nancy, qu'elle fut prise d'une crise d'estomac violente, si -violente même que son entourage fut pendant quelques jours extrêmement -inquiet. Fort heureusement le chevalier se trouvait par hasard à la -Malgrange, il accourut auprès de sa mère qu'il adorait, et il l'entoura -des soins les plus intelligents et les plus tendres. - -Mme de Boisgelin était retenu à Versailles par les soins de sa charge, -et on lui cacha combien l'état de sa mère était grave. - -Dès qu'il y eut un peu de mieux, le chevalier voulut la mettre lui-même -au courant de la situation. Il lui écrivait: - - - «Ce samedi 19. - -«Tant que je n'avais que mes inquiétudes à te communiquer, chère enfant, -je ne t'ai rien mandé; je n'aurais fait que t'affliger, te troubler, -peut-être te faire venir ici inutilement. - -«Dès que les grandes alarmes ont cessé, je t'ai écrit un petit mot au -bas de la lettre de M. Marcel, et ce petit mot a dû te prouver qu'on ne -t'avait pas tout dit jusque-là . - -«Il paraît que M. Dubreuil s'est trompé, qu'il n'y a absolument rien à -la matrice, que tout tenait et tient encore à un engorgement à -l'intestin qu'on appelle cÅ“cum, et que cet embarras se prolongeait -au-dessous de l'estomac et pouvait d'un moment à l'autre gêner les -fonctions vitales. On croit l'obstruction ancienne, mais elle était -irritée et augmentée par les suites nécessaires d'une constipation -absolue, de plus de vingt-cinq jours, pendant lesquels notre pauvre mère -a fait deux fois le chemin d'ici à Paris, sans compter les fatigues du -séjour, pires que celles du voyage. - -«Je croyais tout rétabli il y a trois jours, mais les accidents ont -recommencé avant-hier, à la vérité moins forts. Hier elle a pris de la -magnésie bien malgré elle, mais elle s'en trouve mieux sans trop en -convenir. Sa force diminue et son courage se lasse; elle déteste la -médecine, le médecin, le régime, elle ne trouve de goût qu'aux choses -qu'on lui défend de manger; il faut avec elle beaucoup de patience et un -peu de ruse; il est vrai que par sensibilité pour les soins que je lui -rends, elle devient un peu plus traitable, mais ceci n'est pas encore au -point où il le faudrait, et je vois aisément tout ce qu'il lui en coûte. - -«Si cela se soutient encore huit ou dix jours, je pourrai retourner à -Paris, où je sais trop combien j'ai à faire, mais je sens encore plus -combien j'ai à faire ici. - -«...Adieu, chère enfant, mets des points, des virgules, et de -l'orthographe dans ma lettre, car je n'en ai pas le temps, je n'ai que -celui de t'embrasser encore.» - -Quelques jours après le chevalier écrit de nouveau: - -«Ma mère n'est ni mieux ni plus mal; elle a presque régulièrement un bon -et un mauvais jour. Cependant, malgré les inquiétudes qu'elle donne à -tout le monde, je commence à me flatter d'une vraie guérison, car il -paraît démontré que le siège du mal est à l'estomac, et que tout tient à -des vaisseaux engorgés et engourdis qui n'absorbent point assez les sucs -que l'on nomme _gastriques_, et le médecin se propose de lui donner le -quinquina, malgré le préjugé où l'on est que ce remède est la cause des -obstructions. - -«Ma mère a toujours un peu d'humeur, beaucoup d'ennui et des idées -noires qu'elle s'efforce de cacher; la journée d'hier a été fâcheuse, -elle a eu des crachements dès le matin, elle a senti des angoisses et -des maux de cÅ“ur; elle en a été accablée après pendant deux heures; -ensuite elle s'est remise au jeu et à la conversation. - -«Adieu, chère Catherine, c'est aujourd'hui ta fête; je te la souhaite, -comme je te la donnerais si j'étais Dieu, le Roi, ou seulement mon -beau-frère. - -«Embrasse tout le faubourg Saint-Germain de ma part.» - -Dès qu'elle se sentait un peu mieux, Mme de Boufflers reprenait le -dessus avec une rapidité étonnante. Un moment on la croyait au plus mal, -une heure après on la trouvait installée au trictrac, causant le plus -aimablement du monde. - -Cependant l'amélioration persistait et tout faisait espérer la fin de -ces pénibles accidents. - -Le chevalier écrit à Mme de Boisgelin: - - - «Ce lundi 29. - -«Tout va bien, ma fille, et je commence à espérer une guérison prochaine -et parfaite. Les accidents sont moindres de jour en jour; les mauvais -jours sont déroutés. Hier devait en être un et c'est le meilleur que -nous ayons eu depuis le retour et même depuis longtemps avant le voyage. -Nous devions prendre aujourd'hui un grain d'ipécacuanha, mais nous avons -jugé à propos de retarder jusqu'au moment où le besoin serait plus -indiqué, car, quand la nature suffit à la guérison, il ne faut point y -joindre la pharmacie...» - -(De la main de Mme de Boufflers.) - -«J'ai été désolée, ma bonne fille, en lisant votre lettre du 25; je me -suis presque reproché de me porter si bien. Chargez-vous de donner de -mes nouvelles à votre oncle et à votre tante, parce que j'écris -alternativement à l'un de vous trois.» - -Enfin l'on est complètement maître de la maladie: - -«Rassure-toi pleinement, ma chère fille, mande le chevalier à sa sÅ“ur, -la journée s'est encore très bien passée; il ne reste presque plus de -crachements, aucune angoisse, aucune douleur, très peu de goût de levain -dans la gorge et à peine un faible ressentiment de l'embarras dans les -intestins. Je compte que demain ou après la maladie sera non seulement -guérie mais même oubliée, car un jour peut plus dans la convalescence de -ma mère qu'un mois ne ferait dans celle de tout autre. Encore une fois, -plus d'inquiétudes ni de scrupules, on n'a plus besoin de toi, quoiqu'on -t'aime à la folie.» - -Dès qu'il a appris la maladie si grave de Mme de Boufflers, Panpan, -moins égoïste que d'habitude, est accouru pour tenir compagnie à son -amie. Aussi est-ce à lui que s'adressent les intimes de la maison pour -avoir des nouvelles; presque chaque jour il envoie un bulletin à la -«céleste» Durival. - -Mme de Brancas n'est guère moins anxieuse, elle charge Cerutti de -demander en hâte des nouvelles. Mais Mme de Boufflers est déjà hors -d'affaires et dans son ravissement, c'est en vers que Panpan répond à la -demande de Cerutti: - - Eh! mon dieu! mon charmant ami, - Que de choses il faut vous dire! - Pour vous satisfaire à demi, - Tout un jour il faudrait écrire. - Le moyen de vous dire, non? - De notre adorable duchesse - Vous empruntez l'ordre et le nom - Pour tyranniser ma paresse. - De mon autre Divinité - Elle veut savoir des nouvelles. - Une fièvre des plus cruelles - Avait attaqué sa santé. - De cet accident éphémère, - Grâce au ciel, il n'est rien resté; - Elle a recouvré sa gaîté, - Et repris tous ses droits de plaire. - Je la quitte, elle va jouir - D'un renouvellement de vie. - Un nouveau genre de plaisir, - C'est une santé mieux sentie. - De retour au coin de mon feu, - Dépensant sottement la mienne, - Platement épris d'un plat jeu, - J'attends que la goutte revienne, - Je l'attends, et je la crains peu - Jusqu'à présent; mais courte et bénigne, - Patiemment j'en sens l'effet, - Elle sait que je suis peu digne - Du triste honneur qu'elle me fait[134]. - - [134] Mss. de la Bibliothèque de Nancy. Papiers de Devau. - -A peine remise de la grave indisposition qui a tant alarmé ses enfants -et ses amis, Mme de Boufflers reprend avec Panpan sa correspondance à -bâtons rompus. Il est question de tout dans ces lettres, mais surtout du -petit cercle intime dans lequel ils vivent, de Mme de Brancas, de Mme de -Lenoncourt, de Mme Durival, de Thérèse, de Marianne, de Manon, etc., -etc.; leurs moindres occupations prennent à leurs yeux une importance -considérable et deviennent le sujet de longues discussions. - - - «Nancy, 15 juin 1778. - -«Mon cher Veau, dès que tu parles de venir, tout est oublié et je me -réjouis. Mais je voudrais bien savoir qui vous donne les airs de vous -tourmenter comme si cela appartenait à tout le monde. - -«Voilà la lettre de Mme L. M. de la Fare me mande qu'il compte venir -lundi 19, dîner à Fléville. Si je lui envoyais le carrosse, en -profiteriez-vous? Sur cela ne vous gênez pas, parce que je ne veux pas, -pour quelques jours de différence, que vous m'arriviez de mauvaise -humeur. Je veux mon Veau avec tous ses charmes, parce qu'il faut que je -l'aime par-dessus tout. - -«Savez-vous ce que fait votre Durival depuis ce matin? Elle collationne -les mémoires de M. de Bellegarde avec M. Boutillier. - -«Je suis en commerce de lettres avec M. Delisle, et il m'a envoyé des -lettres pour vous[135].» - - [135] Delille avait composé pour la marquise les vers suivants: - - Jadis j'ai chanté le jardin - Du bon Adam; je préfère le vôtre. - Tout fut perdu dans le premier Éden, - Tout semble réparé dans l'autre. - - - «Nancy, 24 juin. - -«Voilà M. d'Autichamp[136] qui implore ma protection pour obtenir la -grâce de louer votre maison jusqu'au 1er novembre. Je lui ai presque -promis que vous y consentiriez. - - [136] M. le vicomte d'Autichamp de Beaumont avait épousé Mlle de - la Galaizière. - -«Ma Durival dit que vous êtes trop heureux de gagner 15 louis comme en -dormant, tandis qu'elle ne fait que perdre son argent en veillant. Il -faut vous dire qu'elle a pris un tel goût pour le jeu en général, et en -particulier pour le reversi, qu'elle joue depuis dîner jusqu'à souper, -et depuis souper jusqu'à minuit, de manière qu'on ne jouit d'elle que le -matin. - -«Adieu, mon aimable Veau.» - - - «Nancy, 12 juillet 1778. - -«J'ai reçu hier votre lettre du 10. Je n'ai pas vu Mme Durival depuis, -mais je sais déjà sa réponse: _elle ne voudrait pas vous déranger_. - -«Elle a été hier matin voir la duchesse avec l'évêque de Saint-Dié[137], -sans rester à dîner. Je la trouve fort changée et je crois que son -bâtiment y contribue. Je pense que vous ne la verrez qu'à Sommerviller, -car elle y serait déjà sans l'évêque, et elle part après-demain. Vous -voyez que je vous ai pressé sans intérêt. Mais pourquoi m'aviez-vous dit -qu'elle n'avait pas répondu à vos lettres? - - [137] Barthélemy-Louis-Martin de Chaumont de la Galaizière, - premier évêque de Saint-Dié. - -«Il me semble aujourd'hui que je devais aimer mieux la folie de Marianne -que toute votre raison qui n'est guère raisonnable. Pourquoi ne pas -vivre à Nancy quand tout est cher à Lunéville? - -«Comment n'êtes-vous pas inquiet de Chalabre qui ne me gagne rien du -tout, quoique le Dumast soit toujours grande bredouille. - -«Le prince a pris pendant trois jours des pilules, et ne croit pas -qu'une médecine achève aucune guérison. Il est un peu moins souffrant.» - -En 1778 la marquise fait part à son ami Panpan d'un événement qui pour -elle a une importance considérable, le mariage de sa chère Thérèse, de -cette femme de chambre qui ne la quitte jamais et à laquelle elle est -tendrement attachée. Thérèse épouse un certain M. Petitdemange, d'une -bonne famille du pays. La cérémonie est célébrée le 2 mars, à -Saint-Nicolas de Nancy et le soir, touchant exemple de l'affection que -les maîtres portaient à leurs serviteurs, la marquise offre chez elle un -grand dîner en l'honneur des mariés. Pour ne pas se séparer de Thérèse, -Mme de Boufflers prend M. Petitdemange à son service, elle en fait son -intendant, son homme de confiance et... son professeur d'orthographe! - -Panpan n'est pas toujours impitoyable et quelquefois il cède aux -instances de son amie. Ainsi il vient passer auprès d'elle les mois -d'octobre et de novembre: ce fut un temps délicieux pour la marquise, -trop court, hélas! En décembre le lecteur regagne Lunéville. Mme de -Boufflers est désolée. Autant elle éprouve de joie quand le Veau annonce -son arrivée, autant elle ressent de chagrin quand il s'éloigne. Elle a -la franchise de le lui dire: - - - «Nancy, 20 décembre 1778. - -«J'étais sûrement bien fâchée de vous voir partir pour des siècles, mon -bon Veau, et je le suis encore, mais puisque votre absence est un -chagrin inévitable pour moi, il sera plus raisonnable désormais de le -souffrir sans m'en plaindre. - -«J'ai laissé avant-hier Mme de Beauvau entre MM. Cerutti et -Saint-Martin, et je suis venue ici avec la pauvre veuve, qui ne -retournera à Fléville que vers la fin de la semaine. - -«J'y vais tout à l'heure avec Mme Philips qui me mène. Son mari est -presque bien. Je reviendrai ici lundi; je tâcherai de finir votre -logement. - -«Toutes mes caisses, il y en a six, sont arrivées à bon port. - -«Mon Dumast est arrivé une heure après moi, avec tant d'empressement et -d'amitié pour moi que j'ai bien regretté de lui avoir enlevé la -lanterne. - -«J'ai fait connaissance avec l'intendante, qui me paraît aimable et bien -gaie, quoique bien malade, car elle tousse continuellement; j'y soupe -lundi[138]. - -«Adieu, charmant Veau.» - - [138] Mme de la Porte, dont le mari vint à Nancy comme intendant, - en juin 1778. - -(De la main de Mme de Boisgelin.) - -«Ma pauvre Thérèse a la colique tous les matins, cela m'afflige -beaucoup. - -(Mme de Boisgelin termine en son nom personnel.) - -«Maman a trouvé la confiture excellente, beau Veau, et moi je trouve que -Mlle Marianne ne devrait payer que de sa personne le plaisir que j'ai eu -de la voir. - -«Malgré les invitations de Mme de Brancas, Mme Durival n'a pas voulu -aller à Fléville.» - -Pendant l'hiver de 1779, Mme de Boufflers est encore à Nancy. Elle a -fait des économies et elle peut, à sa grande satisfaction, rembourser à -Mme Durival une dette qu'elle a contractée vis-à -vis d'elle, de compte à -demi avec Panpan. Elle raconte à son ami la joie qu'elle éprouve à -pouvoir enfin se libérer et elle lui promet bien qu'elle ne recommencera -jamais pareille aventure: - - - «2 janvier 1779. - -«Tenez, mon bon cÅ“ur de Veau, je vais répondre à tout jusqu'à ce que -Mme de Lenoncourt vienne ici pour que je la mène chez notre Durival, qui -a fait hier une apparition ici, et à qui je n'ai pas dit un mot des 20 -louis, mais je vais les lui porter. Vous ne sauriez croire la joie que -j'ai de n'avoir plus de dettes. Je me promets bien et à mon meilleur ami -que cela n'arrivera plus. Ne croyez pas que j'irai présenter à ma -Durival notre argent tout sec; je compte bien l'accompagner de tous nos -sentiments de tendresse, d'estime, promesse, serment, parole d'honneur, -etc., enfin de tout ce que vous diriez vous-même pour lui plaire. Voilà -donc une affaire finie. - -«Mme d'Hénin[139] est aussi à la Reine, et puisqu'elle veut bien s'en -mêler, ainsi que Mme de Poix, je crois qu'il faut les laisser faire. - - [139] Fille de la princesse de Chimay. - -«Je ne sais ce que c'est que l'histoire du bulletin. Ce que je sais -bien, c'est que M. de Beauvau ne pue pas, qu'il n'est guères dans la -chambre du Roi, et que s'il avait pué dans cette chambre, le Roi en -serait plutôt sorti lui-même que d'en faire sortir tout le monde. Au -reste le prince a peut-être fait chez le Roi comme Mme du Deffant chez -Mme de la Vallière. - -«Ne m'envoyez plus de dattes, parce qu'il en arrive de Marseille... - -«Les sixains et quatrains sont charmants. Je vais relire tout cela à Mme -Durival, car je lis mieux qu'elle. - -«Envoyez-moi toujours les vers à la duchesse, ils seront assez bons pour -moi. - -«Notre Thérèse prend enfin une bouteille d'eau de Bussang le matin, mais -je ne sais si, par le froid, cela est bon. Aujourd'hui elle a la foire. - -«Je voulais vous dire de lire l'article Sévigné qui m'a charmée et celui -de Sénèque. Je vais chercher l'anecdote. - -«Quand j'ai vu mon bonheur remis à quinze jours j'ai couru à la date, et -j'ai vu que j'avais trois jours, sur la quinzaine.» - - - «Nancy, 11 janvier 1779. - -«Je doute, mon cher Veau, qu'on obtienne jamais rien de M. de la -Porte[140], qui ne soit dans toutes les règles de la justice. Comme je -me doutais bien du chagrin que le déplacement de ce Colé vous ferait, -j'ai encore dit hier à l'intendant tout ce que j'ai pensé qui pourrait -le toucher; il répond à tout que si cet homme était un bon sujet, il le -déplacerait encore comme inutile. Cela me fait voir que vous avez raison -d'aimer les fripons, car la rectitude a ses inconvénients. Mme de la -Porte m'a promis d'engager son mari à faire tout ce qu'il pourra, mais -comme elle serait bien fâchée de l'engager à manquer à ses principes, je -n'ose espérer rien. - - [140] M. de la Porte, intendant de Perpignan; nommé à - l'intendance de Nancy, en juin 1778. - -(De la main de Mme de Boisgelin.) - -«Maman dit qu'elle ne comprend pas comment vous pouvez l'engager à -écrire par le froid qu'il fait, qu'elle a les mains gelées. Elle dit -aussi qu'elle compte s'amuser plus souvent dans sa chambre qu'ailleurs, -parce qu'elle a un gros rhume et que je ne veux pas qu'elle sorte. Elle -n'ira de longtemps à Fléville à cause de l'absence du tapis, qui ne -ferait qu'augmenter son rhume et son mal aux yeux. Mme Durival est -déterminée à y aller dans le mois de février. - -«Son argent est arrivé; ainsi vous pouvez en disposer et être sûr que -vous lui ferez grand plaisir. - -«Ne m'oubliez pas et ne me laissez pas oublier par Marianne, parce que -je l'aime de tout mon cÅ“ur.» - - - «16 mars 1779. - -«Je vous vois toujours environné de tristesse et cela m'attriste aussi. -Mais que faire, attendre que l'éponge du temps emporte tout cela... - -«Nous avons dîné dimanche chez le petit abbé, toujours plus aimable. Le -salon ne sera pas beau, et le reste n'avance pas. - -«Vous a-t-on mandé: Que M. Necker a mis sa démission avec ses motifs sur -la table du Roi, et que le Roi et M. de Maurepas n'ont pas voulu la -recevoir; que la mort du cardinal de Rohan n'a point affligé le cardinal -neveu[141]; que Mlle d'Éon est exilée à Tonnerre[142]. - -«Le neveu de l'abbé Porquet est enfin placé comme chirurgien-major du -régiment de M. de Pouilly. - -«Adieu, mon bon ami.» - - [141] Louis de Rohan, célèbre par l'affaire du collier. - - [142] Le chevalier d'Éon (1728-1810). A cette époque d'Éon ne - passait plus pour une femme. Il sortait du château de Dijon où il - avait subi un emprisonnement de deux mois. - -«On dit que le Roi a donné une pension considérable à Linguet, qui est -actuellement à Paris[143], et qui était à Paris le jour de la réception -de Ducis[144]. - - [143] Dans sa jeunesse, Linguet avait été secrétaire du prince de - Beauvau. C'est à propos de Linguet que Panpan avait composé cette - épigramme: - - Linguet, tapi dans un coin du parterre, - De Du Belloy siffloit le cruel Pierre. - Or, vous savez qu'aux drames les plus sots - Il n'est permis de siffler à son aise; - Une sentinelle, ennemie des bons mots, - Met un Baillon à la gaieté françoise. - Linguet, pourtant, siffloit de tout son cÅ“ur, - Et ses voisins lui répondoient en chÅ“ur. - Un des soldats, qui composoit la garde, - Voulut saisir l'indiscret orateur: - Quoi m'arrêter! dit Linguet, prenez garde, - Vous vous trompez, je ne suis pas l'auteur. - - (Mss. de Devau.) - - [144] Le discours de réception de Ducis à l'Académie, comme - successeur de Voltaire, a été prononcé le 4 mars 1779. - -Au mois de juin, la marquise, qui vient d'être assez souffrante, se -décide à aller passer quelques jours à Fléville, mais elle est à peine -convalescente. Va-t-on appeler un médecin? Point du tout. La duchesse, -bien inspirée, s'empresse de convoquer Panpan, persuadée que la présence -du Veau sera pour son amie le meilleur remède. - - - «Mardi. - -«M. de Vaux aura su sans doute que Mme de Boufflers a été incommodée -plusieurs jours. Elle est mieux et pour achever de se rétablir elle -vient passer quelques jours à Fléville. Comme je ne doute pas que M. de -Vaux ne soit empressé de contribuer au rétablissement de ses amis, je -lui envoie ce soir mon carrosse. Il aura le temps de faire ses paquets -et ses adieux cette nuit. Il n'oubliera pas sa tête à perruque parce -qu'il n'y en a point ici. Il y a douze feuilles nouvelles qui -l'attendent, sans compter les journaux et demain pour son dîner il aura -une carpe superbe avec du vin de Bourgogne, de Barsac, de Catilion, de -Viviselpe, de Lunel, de Cerise, etc., etc., etc.[145].» - - [145] L'adresse est ainsi libellée: M. de Vaux, ancien lecteur du - roi de Pologne et digne de l'être du monde entier, à Lunéville. - -Mais Panpan se fait prier; il trouve qu'on ne manifeste pas un assez -grand désir de le posséder. - -Mme de Boufflers le morigène gentiment: - - - «Nancy, 4 juin. - -«Et moi je vous dis que je n'ai pas été une seule fois à Fléville que la -duchesse ne m'ait marqué beaucoup d'envie de vous voir, quelquefois, à -la vérité, avec un peu d'humeur, comme soupçonnant que vous y viendriez -le plus tard et le moins possible. J'ai toujours coulé du miel sur les -paroles, et je puis vous assurer qu'elle a l'air de vous aimer beaucoup. -Est-ce que, sans cela, le Cerutti vous aimerait tant? C'est peut-être, -au contraire, l'amour de celui-ci qui est la cause et la preuve de -l'amour de celle-là .» - -Bien qu'il ne soit pas toujours aisé d'obtenir la visite du Veau à -Fléville, Mme de Brancas a pour lui mille amabilités. Un jour, elle fait -confectionner à son intention de délicieux macarons, et elle charge Mme -de Lenoncourt de les lui faire parvenir. Mais hélas, elle avait compté -sans les amies de la marquise. Quelques jours après, celle-ci, toute -honteuse, doit avouer au Veau la «flibusterie exécrable» dont il est la -victime; elle lui demande le secret, car la duchesse serait indignée et -ne pardonnerait pas aisément. - -«Je devais vous envoyer par le carrosse une boîte de biscuits et de -macarons que la bonne dame vous avait fait faire avec le plus grand -soin. Cette boîte attendait sur mon bureau. On m'a demandé ce que -c'était: imprudemment je l'ai dit: «Ah! voyons! goûtons...»--«Ah! non! -c'est à mon Veau.»--«Cinq ou six gueules fraîches se sont jetées dessus, -on me l'a arrachée. Quand j'ai vu le pillage, j'en ai pris ma part. -Bref il n'en est pas resté un seul!» - -Cependant Panpan éprouve bien des préoccupations; M. Necker accomplit -dans les finances de grandes réformes et le pauvre Veau se demande avec -anxiété ce qui restera de son maigre revenu. Aussi quand Mme de -Boufflers s'aventure à vanter les mérites du ministre, le Veau répond-il -fort aigrement: - - Que m'importe tout son mérite, - S'il ne me laisse pas de pain? - Parce que Colbert ressuscite, - Me faut-il donc mourir de faim? - -Pour obvier au coup qui le menace, Panpan sollicite une nouvelle pension -du Roi; en même temps, il cherche à obtenir quelques faveurs pour un -neveu malheureux. C'est naturellement Mme de Boufflers qui est chargée -de plaider la cause de son ami et elle doit mettre en jeu toutes les -influences dont elle dispose pour obtenir une issue favorable. - -La marquise se conforme docilement aux désirs du Veau; sa famille, ses -relations, tout le monde est mis en réquisition: le prince de Beauvau, -Mme de Grammont, le comte d'Estaing, Mmes de Poix et d'Hénin, qui sont à -la Reine, etc., etc. - - - «Nancy, 27 juin 1779. - -«Mais, mon petit Veau, je te défie de dire que je ne vous ai pas encore -écrit par le dernier ordinaire, c'est-à -dire mercredi 24. Notre aimable -Marcel ne m'a dit ni fait dire qu'il s'en allait, car je vous aurais -envoyé par lui un éloge de M. Haller, manuscrit, et la lettre de M. -d'Éon à M. de Maurepas. Voyez comme je mets bien les accents sur les à -depuis que notre Petitdemange m'apprend l'orthographe. - -«Je pense, comme je vous l'ai dit d'abord, que la duchesse de Grammont -ne vous répondra pas; mais que ce que vous lui demandez est inutile. On -demande vos titres, ce n'est pas pour les trouver bons ou mauvais, je -vous en réponds, et il n'y a que vous qui ayez pris l'alarme, à ce que -j'entends dire. - -«L'énigme est charmante. Est-ce portrait? Si je l'avais eue hier entre -ma Durival et l'évêque de Saint-Dié, j'aurais deviné tout de suite. - -«Mais si le printemps vous attriste, avec quoi vous réjouira-t-on? -Heureusement que vous n'en êtes pas moins gai. - -«Ma pauvre Manon vient encore de cracher le sang, mais peu, et sans -avoir mal à la poitrine. J'espère que Thérèse ne prendra pas ce temps-là -(car cela n'est pas fini) pour lui donner les cent coups de pied dans le -ventre qu'elle lui a annoncés souvent. Je crois l'avoir adoucie en -engageant la battue à payer l'amende, c'est-à -dire qu'elle lui a proposé -de monter son bonnet, ce que l'autre a refusé, mais honnêtement. Voilà -la seule manière de venir à bout de la férocité. - -«Je voudrais quelquefois que tu fusses un tigre frotté de manne, comme -ton amitié, pour que je puisse me passer de toi.» - -«Je ne verrai pas la princesse, par un autre arrangement fait hier avec -le comte d'Estaing; Mmes Dessolles et de Lenoncourt en usent de même. -Mais je vais tâcher d'engager le comte à remettre une petite note à la -princesse pour la Reine. Ne faut-il pas encore que je compose cette -note? et puis qui l'écrira? Le pauvre Saunier est bien malade. Enfin -nous chercherons. Je pense que ce sera M. de L. si le malheur le conduit -ici aujourd'hui. C'est qu'il a une belle écriture et que mon Dumast -écrit comme un chat, car il aurait la préférence. Heureusement que j'ai -le placet pour le garde des sceaux qui me mettra au fait du nom et de la -chose. Je vous réponds que la Reine aura la note, en dépit même du -comte, s'il ne voulait pas la donner. - -«Je ne connais de sacré que le bonheur de mon Veau, c'est la loi la plus -sainte, le devoir le plus chéri, etc., etc. - -«Après cela je pense que vous ne refuserez pas de trouver jolis les vers -à Mme de Poix en lui envoyant les synonymes: finir, cesser, -discontinuer. - -«Les voici: - - Vous continuerez de charmer - Et l'on ne cessera jamais de vous aimer. - Je ne finis pas de le dire, - Mais je n'aime point à l'écrire. - -«Toutes tes paroles sont enveloppées de faussetés, tes promesses -frelatées, tes sentiments falsifiés, tes actions mixtionnées, et -cependant je t'aime. - -«Pourquoi ne pas dire simplement: j'irai vous voir dans un tel temps. -Qu'est-ce que ces lys, cette muraille? tout cela sent la mauvaise foi. - -«Je vais le 26 à Fléville; les Villes y sont.» - -Panpan ne se contente pas de faire solliciter par Mme de Boufflers et -ses amis, il suppose qu'une démarche directe pourra avoir quelque -heureuse influence, et lui-même écrit au prince de Beauvau. Mais une -supplique passe souvent inaperçue, peut-être la remarquera-t-on -davantage, s'il emploie la langue des dieux: - -_Panpan au prince de Beauvau._ - - C'est encore un de ses placets - Que le vieux Veau vous recommande. - Si le succès d'une demande - Fait tenter un autre succès, - C'est à vous qu'il faut vous en prendre, - Quand par ses importunités, - Prince, abusant de vos bontés, - Il ose de vous tout attendre. - - Un jeune et malheureux neveu - Ne me revient du bout du monde - Que pour y retourner dans peu, - Malgré l'inclémence de l'onde, - Qui ne lui paraît plus qu'un jeu. - On lui fit revoir sa patrie - Pour y renouveler sa vie, - Qui s'épuisait sous l'Équateur. - Depuis sa santé rétablie - Ces Anglais lui tiennent au cÅ“ur, - Et plus encor sainte Lucie. - Il n'aspire plus qu'à l'honneur - D'y chercher la mort qui l'a fui. - Mais pour aller même à la mort - Quelquefois trop cher il en coûte; - Il n'a pas dans son triste sort - Pour faire les frais de la route. - Dans cette dure extrémité - Il me revient à la mémoire - Ce placet, avec son mémoire, - Qui fut l'an dernier présenté; - Mais je ne dois pas vous le taire, - De Madame il fut rebuté; - Cependant encor j'en espère; - S'il ne put plaire un certain jour, - Un certain jour il pourra plaire; - Tout le succès dépend du tour - Qu'on fait prendre dans une affaire. - La pièce qui tombe le soir - Le lendemain remonte aux nues, - Nos raisons seront bienvenues - Lorsque vous les ferez valoir. - Madame a craint la concurrence, - Mais j'appartins à son aïeul, - Mon neveu plus qu'un autre a seul - Quelques droits à sa bienfaisance. - Est-il des concurrents nombreux, - Rien n'autorise leur attente - Car ils ne sont point mes neveux; - Ils n'ont point de muse pour tante - Qui vienne intercéder pour eux. - Elle a cru qu'il voulait d'avance - Jouir de ce qu'elle a promis; - Du quart au tout la différence - Fondait l'espoir qu'il s'est permis. - Prenez Barême, ouvrez ses livres, - Faites voir que de cinq cents francs - Le quart n'est que cent vingt-cinq livres, - Que ces cinq louis tous les ans, - Jusqu'à ce qu'il faudra les rendre, - Lui pourraient faire en paix attendre - La fin de tant de survivants. - C'est là qu'il borne sa demande, - Et cette princesse moins grande - Par son rang que par ses bienfaits, - Sans que pas un autre y prétende - Peut l'en combler à peu de frais. - Il faut pourtant qu'on l'en avise, - Quoique souvent, sans qu'on lui dise, - A son cÅ“ur il n'échappe rien. - Mon prince, c'est là votre affaire, - Vous aimez qu'on fasse le bien, - Vous qui savez si bien le faire. - -Mme de Boufflers et Panpan n'ont pas sollicité en vain. L'heureux -lecteur du Roi obtient ce qu'il désirait, et pour lui et pour son neveu. -Dans sa reconnaissance il envoie au prince de Beauvau un vase en -porcelaine de Vincennes, et il le prie de l'offrir en son nom à la chère -marquise. - -Au vase étaient joints ces vers: - -_A Madame la marquise de Boufflers._ - - Dès longtemps mon cÅ“ur vous destine - Ce chef-d'Å“uvre de l'art, ce vase précieux - Où notre France efface et la Grèce et la Chine. - Je cherchais le moment de l'offrir à vos yeux. - De l'or et de l'azur brille l'éclat suprême - Sur cet émail de lait à Vincennes empâté, - Mais c'est la main du héros qui vous aime - Qui fera toute sa beauté. - Ce héros, qu'autrefois couronna la victoire - Sur les rives de l'Éridan, - Semble aujourd'hui ne connaître de gloire - Que celle de vous plaire et de gâter Panpan. - Je vois vos bontés dans les siennes - Et je n'en suis que plus charmé. - Mon cÅ“ur de ses bienfaits ne peut être alarmé, - Les bienfaits ne sont pas des chaînes. - Quand il protège, on croit en être aimé. - De tous ses dons, cette coupe brillante - Devient pour moi le plus cher en ce jour, - Quand l'amitié vous la présente - Comme un hommage embelli par l'amour[146]. - - [146] Bibl. de Nancy. Mss. de Devau. - - - - -CHAPITRE XVIII - -1779-1781 - - Maladie du prince de Beauvau.--Il demande à Mme de Boufflers - de venir le voir.--Panpan accompagne la marquise à Paris.--Agréable - séjour dans la capitale.--Guérison de M. de Beauvau.--Réconciliation - de Panpan et de Saint-Lambert. - - -En 1779 et 1781, les relations continuent à être incessantes entre -Nancy, Lunéville, Fléville, Sommerviller. A la petite mais charmante -société que nous connaissons se sont joints quelques nouveaux venus, M. -de la Porte, intendant de Nancy, sa femme, Mme d'Hautefort, M. de -Maulevrier, etc., etc. - -L'intimité est extrême, on se voit presque journellement; les dîners, -les soupers, les parties de comète, de trictrac, autant d'occasions de -se réunir et de passer ensemble de douces heures. La distance n'est pas -un obstacle; n'a-t-on pas des chevaux? Quant à l'ennui du déplacement, à -la fatigue inévitable par le mauvais temps et les routes détestables, -personne n'y songe. Tous sont vieux, surmenés, plus ou moins cacochymes, -mais qu'importe quand il s'agit de se distraire et de se retrouver avec -des amis chers! - -Panpan est le seul qui continue à se montrer récalcitrant; certes, il -accueille avec grand plaisir les amis qui le viennent voir, mais dès -qu'il est question de quitter sa modeste retraite, il ne veut rien -entendre, il reste insensible à toutes les séductions; Mme de Boufflers -elle-même n'arrive pas à l'arracher à sa vie monotone et réglée. - -La marquise, au contraire, a conservé vivaces et profonds tous les -souvenirs du passé; elle est restée attachée à son vieil ami par toutes -les fibres de son cÅ“ur. On sent dans sa correspondance combien elle -l'aime, combien il est indispensable à sa vie; elle n'est jamais plus -heureuse que quand il est auprès d'elle, et elle le lui avoue naïvement. -Elle lui écrit sans cesse et lui confie ses joies, ses peines, tous les -événements de sa vie. - - - «2 juin 1780. - -«Il faut encore vous dire que cette journée que j'ai passée avec ma -Durival aurait été une des plus agréables de ma vie, si, comme nous le -répétions sans cesse, le Veau, que nous aimons tous, y avait été. -J'allais vous dire tout cela, quand j'ai reçu votre lettre. - -«Je ne veux plus parler de Fléville que pour approuver le parti que vous -prenez. - -«Vous auriez bien mal fait de ne pas me faire le récit des folies -touchantes de cette bonne Marianne. N'allez pas la dégoûter de m'aimer, -moi ou mon portrait. Il faut qu'il ne me ressemble guère pour qu'on soit -tenté de le baiser. - -«Mais en vous prenant par les paroles de votre lettre, et point par les -plaintes que vous nous faites quelquefois, vous êtes l'homme le plus -heureux qui existe; tous vos jours sont comme ceux de Lucile, pleins de -douceur, s'il est vrai qu'être aimé en soit une.» - -Quelques jours après nouvelle lettre: - - - «Nancy, 9 juin 1780, à midi. - -«Est-ce que je ne vous aurais pas écrit aussi, mon Veau bien-aimé, si le -chevalier ne me proposait pas depuis mercredi d'aller dîner chez vous. -Je ne vous dirai qu'en vous voyant les différents obstacles qui nous ont -retenus. Je pense que s'il ne partait pas le 12, rien ne nous -retiendrait. Mais si d'abord nous avons craint le mauvais temps, à -présent nous craignons qu'il ne nous manque. - -«Je ne saurais prendre aucune part à la joie que vous avez ou que vous -aurez, d'être dans votre cloaque; moi qui n'aspire, ne désire, ne -respire que vous voir habiter un lieu propre et sain où je puisse jouir -du bonheur ineffable de vous voir dans les moments où il vous conviendra -de vous communiquer à moi. - -«Je n'ai aperçu Mme Durival que par la fenêtre, depuis son retour. Elle -était pourtant convenue de dîner mardi chez nous avec sa compagne. J'ai -envoyé hier savoir de ses nouvelles. Elle m'a fait dire qu'elle -viendrait et je ne l'ai pas vue. - -«Pour moi qui ai bien senti à quoi je m'engageais en retournant tous les -jours à Fléville, pour vous voir, j'ai été en chemin il y a deux jours -pour y dîner, mais le cabriolet s'est si mal conduit qu'il a fallu -revenir de Jarville au hasard de ne point dîner. Les Philips étant à -Nancy, j'y vais dans le moment avec le chevalier et le cabriolet -raccommodé. - -«Je vais faire ma démission de la chapelle entre les mains de M. de -Beauvau, en insinuant le plus délicatement possible le désir que -j'aurais de la voir donner à mon Porquet. - -(De la main de Mme de Boisgelin). - -«Mon cher Panpan, le chien devient un peu incommode, parce qu'il est -sevré. M. de Chateaubodot n'est pas venu. Maman vous fait dire qu'elle -va faire votre commission.» - -Le Veau se montre bien souvent grognon et susceptible; l'âge, les -infirmités ont peu à peu aigri son caractère, mais Mme de Boufflers n'en -a cure, le Veau a tous les droits, même celui d'être désagréable; elle -répond à ses rebuffades, en redoublant d'amabilités, de grâces, de bonne -humeur: - - - «Nancy, samedi 24 juin 1780. - -«Mais, mon cher Veau, vous me grondez comme si j'avais tort. Dans quel -moment vous aurais-je écrit? Je n'ai vu Mme d'Hautefort que mercredi à -une heure, que nous sommes parties pour Fléville, où il a seulement été -question de vous, mais point du tout de dîner chez vous. Tout au -contraire, elle a dit qu'elle vous avait donné à déjeuner, et qu'elle -vous en prierait encore. Sur cela, j'ai fait vos honneurs; j'ai dit que -vous seriez enchanté qu'elle vous demandât à dîner. Elle a toujours dit -qu'elle voulait vous voir chez M. Vincent, et point dîner. Que -pouvais-je faire? Et par où vous écrire, et que vous écrire sur ce -dîner? Je ne sais pas sur quoi M. de Maulevrier a pu vous dire que Mme -d'Hautefort dînerait chez vous, car je lui ai toujours entendu dire le -contraire. En tout cas, de quoi vous plaignez-vous, puisque vous avez -été averti? - -«A présent, il est question d'avertir M. de Maulevrier, que M. et Mme de -la Porte, Mme Durival et moi, nous irons mardi 27 juin 1780, sur les -midi, dîner chez lui avec notre bien-aimé Veau, que Mme de la Porte -jouera au trictrac avec lui, et que je ferai la chouette à M. de -Saisseval et à M. de Nédonchel, et que les trictracs soient propres. - -«Je suis à la quatrième plume, les doigts tout barbouillés et d'une -humeur horrible de votre injustice; mais pour M. Martel, je le remercie, -et je le demanderais si nous dînions chez vous. - -«A présent que j'ai une plume passable, il me semble que je t'aime bien, -mon cher Veau, et que j'ai déjà du plaisir en pensant à mardi. - -«Moi, j'espère quelque chose de l'activité du duc.» - -Au mois de septembre 1780, M. de Beauvau étant tombé assez sérieusement -malade, il fit dire à sa sÅ“ur tout le plaisir qu'il éprouverait à la -voir auprès de lui. Bien que l'état du prince ne fut nullement -inquiétant et que la demande fût plutôt un caprice de malade, Mme de -Boufflers n'hésita pas à partir sans délai; M. de Bauffremont s'offrit -à l'accompagner, ce qu'elle accepta avec joie. La marquise fit ses -préparatifs avec une telle précipitation qu'elle n'eut pas le temps -d'aller dire adieu à Mme Durival. C'est Mme Petitdemange qui se charge -d'aviser la «céleste», mais au dernier moment la marquise prend la plume -et c'est elle-même qui achève la lettre: - -(De la main de Mme Petitdemange.) - -«Mme de Boufflers, qui part dimanche pour Paris, aurait désiré bien -vivement de voir sa «céleste» avant, mais elle n'a pas de voiture, parce -qu'on arrange la sienne pour le voyage. - -«M. de Bauffremont est obligé de partir sans avoir vu Mme Durival et il -charge le gros secrétaire de le lui dire. - -«M. le prince de Beauvau n'est pas plus malade, mais il a tant pressé -Mme de Boufflers de venir au Val qu'il ne lui a pas été possible de le -refuser. Dans un mois elle revient. - -«Si Mme Durival a des commissions, Thérèse demande d'en être chargée, -car cette fois-ci son corps ne quittera pas son âme. - -(De la main de Mme de Boufflers.) - -«Il ne m'est guère possible d'écrire, mais il m'est absolument -impossible de partir sans avoir un petit moment de conversation avec la -plus chaude de mes amies. - -«D'abord, il faut que je lui dise mon regret de partir sans avoir au -moins la satisfaction de l'embrasser. Je m'étais flattée de passer -cette journée-ci avec vous; M. Devau vous dira ce qui m'en empêche. Il -vous dira quel plaisir je me faisais de passer l'hiver entre vous deux, -car je me flattais que vous me rendriez une partie du temps que j'ai -passé et perdu sans vous cet automne. Les instants qu'on passe avec -vous, ma céleste amie, allongent cruellement ceux où l'on ne vous voit -pas. Voilà ma profession de foi et le fond de mon âme. - -«Mme Petitdemange ne vous dit pas que nous avions écrit à M. Marcel pour -l'engager à venir passer l'hiver ici sans en prévenir le Veau et dans -l'espérance que la compagnie de cet ami qu'il aime beaucoup nous le -retiendrait plus longtemps. Nous en avons reçu hier une lettre par -laquelle il nous mande qu'il est en chemin: il a fallu le dire à Panpan -qui en a été charmé et qui va l'emmener à Lunéville jusqu'à mon retour. - -«J'aurais eu bien du plaisir à voir la bonne compagnie qui a le bonheur -de vivre avec vous. C'est un de ceux que j'envie le plus. M. de -Bauffremont dit qu'il en est presque aussi fâché que moi. La biche qui -vient avec nous vous embrasse[147].» - - [147] Communiquée par le capitaine Noël. - -Au dernier moment, Panpan, dont le cÅ“ur était bon, si la surface était -quelquefois un peu rugueuse, ne put se décider à abandonner Mme de -Boufflers dans des circonstances aussi pénibles. M. de Bauffremont -donnait à la marquise, en l'accompagnant, une grande preuve -d'attachement; comment lui Panpan, son plus vieil ami, pouvait-il -demeurer calme et indifférent dans sa paisible retraite de Lunéville? -Vraiment ce n'était pas possible; il le comprit si bien qu'il boucla à -la hâte sa valise et partit lui aussi dans le carrosse qui emportait Mme -de Boufflers, M. de Bauffremont et la fidèle Manon. - -Après un voyage rapide et sans incidents, le trio arrive dans la -capitale. Mme de Boufflers, sans même reprendre haleine, repart pour -Saint-Germain. Panpan reste à Paris, et comme il n'a d'autre gîte que -l'auberge, il accepte l'hospitalité que le prince de Bauffremont lui -offre dans sa petite maison de la barrière de Vaugirard. - -Avant de s'éloigner de Lunéville, Panpan avait écrit à Mme de Lenoncourt -pour la prévenir de son départ et des motifs qui le rendaient -indispensable; en même temps il agitait les idées les plus sombres et -prévoyait pour lui-même les pires catastrophes. - -A peine dans la capitale, il recevait de la marquise cette spirituelle -réponse: - - - «Nancy, le 29 juillet 1780. - -«Non, Panpan, je n'ai pas été étonnée de votre départ, je connais votre -attachement pour Mme de Boufflers, je sais que vous êtes capable de -toutes sortes de bons procédés et j'ai imaginé que vous vous étiez senti -un peu d'attrait pour Paris, qu'il faut revoir de temps en temps. Mais -ce qui m'étonne, ce sont vos terreurs; à quel propos? Vous vous amusez, -vous vous portez bien, vous êtes accueilli; où trouverez-vous de -meilleurs augures? Pourquoi ne pas juger de l'avenir par le présent, ou -plutôt pourquoi songer à l'avenir? Il n'y a rien de si extravagant que -vos prévoyances. Depuis que petit Jean nous a dit: - - Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera, - -vous n'osez plus vous divertir; jouissez tant que vous pourrez, Panpan, -et ne pensez pas à ce qui doit suivre. Je suis parfaitement tranquille -sur ce qui vous regarde, et je ne crains pour vous que trop de plaisir -qu'il faudra quitter. C'est pour le pauvre prince que je tremble et par -conséquent pour Mme de Boufflers. Qu'est-ce que c'est que le mieux quand -le dépérissement va son train. Il faut qu'il y ait un grand vice -intérieur pour qu'un homme beau, grand et fort ait quatre-vingt-dix ans -avant d'en avoir soixante. Je pensais pour lui tout ce qu'il y a de pis -et je n'ose m'arrêter à cette idée ni penser que cet événement peut -empoisonner le reste des jours de la marquise. Elle m'a écrit un petit -mot bien honnête dont je lui sais beaucoup de gré. - -«Je l'ai toujours dit, mon cher Panpan, les amis de Paris valent leur -pesant d'or; on les retrouve comme on les a laissés, empressés, -caressants, obligeants; il faut convenir, si amis il y a, que ceux de -province sont tout le contraire. - -«J'espère que dans votre première lettre vous me parlerez de l'abbé -Porquet. - -«Mais, mon cher Veau, je crois que voilà une trop longue lettre pour un -beau monsieur bien fêté et bien amusé[148].» - - [148] Communiquée par Mme Léon Noël et Mlles de Ravinel. - -Mme de Boufflers eut l'agréable surprise de trouver son frère beaucoup -mieux qu'elle n'osait l'espérer, presque en convalescence. - -Le lendemain même elle écrit à Panpan pour lui faire part de l'accueil -qu'elle a reçu et surtout de l'invitation pressante dont elle est -chargée pour lui et qui la comble de joie: - - - «Mardi, 18 juillet 1780. - -«J'espère que vous trouverez M. de Beauvau un peu mieux que vous ne vous -y attendiez. - -«J'ai été reçue avec ce que Mme de Lenoncourt appelle de la bonne et -franche amitié. Ceci serait pour moi le séjour du bonheur sans la cause -qui fait que j'y suis. Ce que vous ignorez et qui met le comble à ma -reconnaissance, c'est que dès que j'ai nommé mon cher Veau, M. et Mme de -Beauvau se sont écriés: - -«Comment, M. de Vaux est ici et nous n'en savons rien! Pour cela, madame -de Boufflers, vous êtes étonnante.» - -«Et puis Mme de Beauvau: «Mais comme elle dit cela, il semble ce ne soit -rien.» Et puis: «Il faut l'engager à venir tout de suite. Mais -voudra-t-il bien venir? Ne s'ennuiera-t-il pas? En tout cas, madame, -votre affaire sera de l'amuser.» - -«Voilà , mon bon Veau, comme j'ai été accueillie là , et point _aceillie_ -comme je disais autrefois.» - -Mme de Boufflers, on le voit par cette dernière remarque, tire quelque -vanité de son orthographe; depuis deux ans, en effet, elle étudie avec -M. Petitdemange cette science toute nouvelle pour elle, et elle est -ravie des progrès accomplis en si peu de temps. - -La marquise a trouvé installé au Val son ancien adorateur Saint-Lambert; -elle en prévient Panpan, car les deux amis d'autrefois, pour une cause -que nous ignorons, sont devenus ennemis jurés, mais le poète cependant -ne demande qu'à se réconcilier: - -«M. de Saint-Lambert m'a parlé du désir ardent de vous retrouver; que je -n'avais qu'à lui prescrire la conduite qu'il devait tenir pour vous -contenter; qu'il ferait tout pour regagner votre amitié. J'ai répondu à -tout cela que je croyais que le mieux serait d'être ensemble très -honnêtement, mais sans aucune explication; que je comptais en user de -même avec Mme de... qui peut-être aurait oublié aussi qu'elle m'avait -offensée; ce que j'ai dit, parce qu'il a tout à fait perdu le souvenir -de ses torts. - -«Adieu, aimable Veau; vous ne sauriez vous dispenser de venir, tout -intérêt à part. - -«Je ne vous parle pas de la maison, parce que vous la verrez, et qu'il -ne faut pas empiéter sur la surprise avec vous.» - -Mais Panpan n'est pas homme à céder à une première demande, et puis il -se trouve si bien dans la capitale! il en apprécie si bien les plaisirs! -il est si joyeux de retrouver tous ses anciens amis! et le premier de -tous, le cher abbé Porquet, qui ne le quitte plus. Chaque soir il -assiste avec lui à quelque spectacle, tantôt à la Comédie-Italienne, -tantôt à l'Opéra, tantôt à la Comédie-Française, dont il raffole; sous -la conduite du bon abbé, on ne voit plus que lui dans les coulisses! il -est intime avec les comédiens; il visite les gens de lettres; il rend -ses devoirs aux nobles dames de sa connaissance; on le voit sans cesse -chez Mme de Mirepoix, chez Mme de Grammont, chez Mme de Choiseul, chez -Mme de Brancas; partout il est accueilli comme un ami très cher. Il -devient presque l'homme à la mode. Quelle différence avec la vie morne -et solitaire de Lunéville! Panpan en oublie ses maux, son vieil ennemi -la goutte, il a rajeuni de dix ans. Quand on lui parle de quitter Paris -pour quelques jours, même pour quelques heures, il ne veut rien -entendre; il se contente d'écrire à Mme de Boufflers qu'il se trouve -fort bien à Paris et qu'il est parfaitement heureux avec M. de -Bauffremont. La marquise lui répond: - - - «Saint-Germain, jeudi 20 juillet 1780. - -«Je ne donne pas ordinairement dans les flagorneries des veaux, mais je -suis bien aise d'apprendre par elles que le mien est heureux. C'est une -juste récompense de sa piété envers moi. - -«S'il m'arrive, comme à tout le monde, de dire quelquefois un peu plus -que je ne sens, il m'arrive encore plus souvent de dire moins, et c'est -ce que j'ai fait pour vous en ne vous disant pas combien j'étais touchée -de la proposition du voyage. - -«En voici une autre de la part de M. et de Mme de Beauvau. C'est de -venir ici dimanche au soir avec Mme de Grammont, d'y rester si vous -voulez et tant que vous voudrez, ou bien de vous en aller après souper -dans son carrosse qui s'en retournera. - -«J'irai samedi dîner chez M. de Praslin. Je courrai toute la journée et -je dînerai dimanche chez Mme de la Reynière. Nous verrons s'il y aura -quelque moyen de nous voir. - -«M. de Beauvau est toujours un peu mieux. - -«Voilà le cinquième jour passé!» - -Il y aurait mauvaise grâce cependant à méconnaître plus longtemps une si -persistante amabilité. Panpan se décide donc à accepter un dîner au Val -et à partir pour Saint-Germain; il y est reçu à bras ouverts, il est -accablé de politesses, de compliments auxquels il répond de son mieux: -Mme de Boufflers, qui jouit du succès de son Veau, s'ingénie de toutes -façons à le faire valoir et elle y réussit parfaitement: Panpan est fort -apprécié de tous. - -La rencontre avec Saint-Lambert, qui inspirait des inquiétudes, se passe -à merveille; le prince de Beauvau et la marquise y assistent et leur -présence met entre les deux ennemis le liant nécessaire; en quelques -minutes tous les souvenirs d'une fâcheuse querelle sont à peu près -effacés. - -La journée se passe délicieusement, si bien que les Beauvau -souhaiteraient garder pendant quelques jours l'aimable lecteur, et Mme -de Boufflers se fait l'interprète de leurs désirs; mais Panpan, quelques -instances qu'on lui fasse, n'entend pas se laisser détourner des -plaisirs de la capitale, et le soir même il rentre à Paris. - -Au bout de peu de jours la grave indisposition qui avait tant alarmé la -famille de M. de Beauvau était en pleine voie de guérison et le prince -pouvait reprendre son existence ordinaire. - -A partir de ce moment Mme de Boufflers mène une vie délicieuse; elle est -rassurée sur l'état de son frère et elle peut sans arrière-pensée se -consacrer aux plaisirs de la société. Elle n'a même pas besoin de -quitter le Val, elle y voit défiler tout Paris, tous ses amis, tous les -gens qu'elle aime. Mme de Beauvau tient table ouverte et l'on rencontre -dans son salon l'élite de la noblesse et des gens de lettres. - -Si elle est très absorbée par la vie mondaine, Mme de Boufflers, -cependant, n'oublie pas ses amies de Lorraine, et surtout la chère, la -«céleste» Durival. Elle lui écrit le 30 juillet: - - - «Au Val, 30 juillet. - -«Je voudrais bien qu'on m'explique comment et pourquoi, aimant ma -céleste amie de préférence, comptant sur son amitié comme je me flatte -qu'elle compte sur la mienne, désirant d'en recevoir et d'en donner de -nouvelles assurances, aimant particulièrement tout ce qui vient d'elle, -ne fût-ce que son écriture, il arrive pourtant qu'elle est la seule, je -ne dis pas de mes amies, mais des personnes avec lesquelles je vis, à -qui je n'aie pas encore écrit. Cela me confirme dans l'opinion qu'on -aime surtout la bonté pour en abuser, ou au moins pour se mettre à son -aise. - -«J'ai trouvé ici M. de Saint-Lambert. Après avoir bien parlé de vous, -avec un plaisir sensible de ma part, nous avons parlé du Veau, et -l'entrevue s'est passée simplement et poliment, sans aucune mention du -passé. Vous et moi avions tout dit. Le Veau a été comme de raison le -plus à son aise. Les choses sont comme nous les désirions pour la suite, -sans intimité et sans embarras. Vous seriez touchée et enchantée de la -réception qu'on a faite au Veau. Des personnes même, qui ne le -connaissent que de réputation, se sont empressées de lui procurer des -amusements. Les loges lui sont ouvertes à tous les spectacles, on le -mène partout, mais il vous a sûrement écrit. Où êtes-vous? Je le saurais -par lui, si je le voyais, mais depuis que nous sommes arrivés, je l'ai -vu deux fois à Paris, le temps du dîner, et il est venu une seule fois -dîner ici. - -«Voilà M. de Bauffremont qui veut que je vous dise qu'il ne vous -enveloppe pas dans l'opinion presque générale que soixante-sept ans -d'expérience lui ont donnée des hommes. Je n'ai encore vu que M. -Gaillard des gens de lettres, et c'est un de ceux que j'aime le mieux. -Je ne sors presque pas d'ici, il y passe tant de monde et je m'y amuse -si bien que je ne pense seulement pas à Paris. M. de Beauvau est -beaucoup mieux[149].» - - [149] Communiquée par le capitaine Noël. - -Panpan a la tête si bien tournée par les flatteries et les grâces dont -on l'accable à Paris, qu'il en oublie Mme de Boufflers. On ne le voit -presque jamais au Val. C'est l'aimable femme qui vient lui reprocher -doucement son absence et le rappeler à son devoir, non sans une pointe -d'ironie. Elle lui écrit: - - - «Saint-Germain, lundi 21 août. - -«Je sais que vous faites vos volontés avec une complaisance infinie, et -comme les propositions de M. de Beauvau vous conviennent assez, je ne -doute pas que vous ne les acceptiez et que nous ne vous voyons bientôt. - -«Convenez, mon bon Veau, que vous vous passez aisément des gens que vous -aimez et que la Comédie-Française vous tient lieu de tout. Il faut -pourtant venir remplacer M. de Saint-Lambert qui s'en va jeudi pour -longtemps. - -«Adieu jusqu'à jeudi[150].» - - [150] Tous ces billets sont adressés à Panpan chez M. de - Bauffremont, barrière de Vaugirard, à Paris. - -Les petits billets tendres partent journellement de Saint-Germain; la -marquise organise sans cesse des parties dont le Veau est toujours le -héros. - - - «Août 1780. - -«Mandez-moi ce que fait cette aimable maréchale. Je voudrais la voir et -je voudrais aller à la Comédie-Française. Mandez-moi quelque chose. -Comment te portes-tu? Si cette maréchale n'était pas ici, je te -proposerais de dîner ensemble[151].» - - [151] Au verso de ce billet sont écrits ces vers: - - _A Madame du Deffant qui appelle son fauteuil un tonneau._ - - C'est en vain que l'on voyage - Pour rencontrer le plaisir; - Et la mer et le rivage, - Tout a trompé mon désir. - J'ai vogué sur l'onde, - J'ai vu lancer un vaisseau; - Mais il n'y a rien dans le monde - D'égal à votre tonneau. - - - «Août. - -«Encore une proposition, mon Veau, quoique vous n'ayez pas répondu à la -première. Mme de Grammont vous prie à dîner demain lundi avec MM. du -Châtelet et de Liancourt. Elle vous donnera une loge à la -Comédie-Française et une à l'Italienne. J'aurai l'honneur de vous y -suivre.» - -Grisé par les plaisirs de la capitale, Panpan ne songeait guère à ses -amis de Lorraine. Il recevait d'eux cependant de fréquentes nouvelles et -Mme de Lenoncourt en particulier, qui s'était réfugiée à Fléville pour -tromper les longueurs de l'absence, lui racontait volontiers la vie du -château. - - - «Fléville, le 21. - -«Votre Durival, qui fait nos délices, vous aime et vous embrasse plus -fort que moi, mais pas plus tendrement. Elle court le matin, malgré la -chaleur, et ce n'est que quand elle est excédée que nous en jouissons. -L'après-dîner elle lit et cause tant que nous voulons; le soir elle joue -et veille plus qu'elle ne veut, mais si gaiement qu'il faut l'aimer tous -les jours davantage. Mme de Brancas, M. Cerutti, l'abbé Quénard parlent -tous ensemble pour m'engager à vous parler d'eux séparément; ils vous -regrettent et vous désirent, et se réjouissent cependant de vos plaisirs -présents et à venir. Je suis bien aussi généreuse qu'eux, mais je -voudrais que rien ne prolonge votre voyage. Nancy n'a ni vie ni -mouvement quand Mme de Boufflers n'y est pas, et je me sens dans un -abandon que je ne peux pas supporter plus d'un mois.» - -Cependant on se désolait à Fléville de l'éloignement prolongée de -Panpan; on trouvait qu'il abusait vraiment du droit d'accompagner Mme de -Boufflers. Un beau jour les hôtes du château n'y tiennent plus et chacun -écrit à l'ingrat ce qu'il pense de son absence. - -C'est Mme de Lenoncourt qui débute; elle se défend tout d'abord d'une -plaisanterie innocente dont Panpan a montré quelque mauvaise humeur: - - - «Fléville, le 23. - -«Je jure, je proteste sur mon honneur que je ne me suis jamais moquée -des lettres de mon Veau, que j'ai partagé tous ses triomphes, et que -c'est sans aucun prétexte qu'on lui a fait une plaisanterie que j'ai -désapprouvée et qui m'afflige maintenant, puisqu'il a pu douter pendant -si longtemps du sensible plaisir que me font les marques de son -souvenir... - -«J'espère que Mme de Boufflers ne vous retiendra pas. Que feriez-vous -l'hiver à Paris, presque aussi séparé d'elle que si vous étiez ici. -Revenez, ma vache; c'est autant pour vous que pour moi que je vous en -prie. - -«Mme de Brancas et M. Cerutti vont achever ma lettre. Adieu, mon Veau! - -«Notre Céleste est à Sommerviller; il y a six semaines que je ne l'ai -vue; je lui manderai de vos nouvelles. - -(De la main de Mme de Brancas.) - -«Je vous suis trop attachée, Panpan, pour ne vous pas conseiller de ne -pas passer l'hiver à Paris et de revenir ici le mois prochain. Je ne -sais si je resterai ici cet hiver ou si j'irai à Paris. J'ai de bonnes -raisons pour et contre, et votre décision influera beaucoup sur la -mienne. Il est important et convenable que vous arriviez ici le mois -prochain. Je ferai tuer le veau gras, qui ne sera pas vous, pour vous -recevoir. J'irai vous chercher à Nancy au moment où vous y arriverez. Je -vous amènerai ici d'où nous négocierons avec les compères de Lunéville, -avec qui je me suis laissé dire que vous aviez beaucoup perdu. Votre -Céleste vous fera sa cour le matin quand vous serez dans votre lit; -votre Lenoncourt sera à vos ordres toute la journée et votre Cerutti -mettra tout son esprit hors du coffre pour vous amuser. Quant à moi, je -serai votre très humble servante et je perdrai mon argent contre vous au -trictrac tant que vous voudrez; je laisse le papier à votre Cerutti. - -(De la main de Cerutti.) - -«Que dire après deux si grands écrivains qui, pourtant, ne savent pas -l'orthographe. Je n'ai qu'à répéter d'après tout Fléville que vous êtes -regretté, mon Panpan, que vous êtes désiré, que vous manquez à tous vos -amis le jour et à toutes vos amies la nuit. O merveilleuses Tuileries, -que de jalouses vous faites! Que de biens perdus! Tâchez, mon Panpan, de -ne pas vous épuiser en pure perte. Conservez-vous pour les grandes -duchesses, pour les belles marquises et pour les jolis garçons de toute -la Lorraine. On m'a chargé de vous écrire des bêtises; j'obéis de mon -mieux; mon amitié voudrait vous dire mille tendresses. Venez et vous -entendrez et vous verrez combien on vous aime. - -(De la main de Mme de Brancas.) - -«Sans lire les griffonnages de M. Cerutti, je reprends la plume pour -vous prier de dire à Mme de Boufflers combien je la regrette ici. Cent -mille choses pour moi à Mlle Quinault.[152]» - - [152] Les lettres de Mme de Lenoncourt citées dans ce chapitre - nous ont été communiquées par Mme Léon Noël, Mlles de Ravinel et - le capitaine Noël. - - - - -CHAPITRE XIX - -1779-1780 - - L'abbé Porquet.--Visite de Mme de Boufflers à - Franconville.--Tressan, Saint-Lambert et Mme d'Houdetot.--Tressan - est nommé à l'Académie.--Mmes de Boufflers et de Mirepoix chez le - duc de Nivernais.--Maladie de Manon.--Départ de Mme de Boufflers - et de Panpan pour la Lorraine. - - -Nous avons dit que Mme de Boufflers et Panpan avaient retrouvé dans la -capitale l'abbé Porquet; Panpan surtout avait été dans le ravissement de -revoir, après une si longue séparation, l'ami de sa jeunesse, et tous -deux passaient ensemble des heures délicieuses. - -L'abbé, par ses relations et ses talents, s'était créé à Paris une -situation fort agréable, et s'il fréquentait avec plaisir la mauvaise -société, on le rencontrait aussi quelquefois dans le meilleur monde. On -le voyait souvent chez Mme du Deffant à laquelle, de temps à autre, il -adressait des vers galants: - - Adoptons sans regret la sagesse moderne; - Dépouillant son orgueil et son sale manteau, - Diogène, aujourd'hui, ne prendrait sa lanterne - Que pour chercher votre tonneau. - -Il n'était pas moins intime chez M. de Beauvau, avec lequel il discutait -volontiers. Comme le prince se piquait d'un purisme exagéré, Porquet, -plus indulgent, lui écrivait: - -_Au prince de Beauvau, argument sans réplique._ - - De bonne foi longtemps on ne dispute guère, - Et de même, tous deux, nous pensons en effet. - Non, Prince, dans le style une faute légère - Ne peut passer pour un forfait; - Et le premier mérite est d'instruire ou de plaire. - Mais sans vouloir qu'on soit parfait, - Faire aussi bien que l'on peut faire - Est, à mon gré, toujours bien fait. - -L'abbé affectionnait tout particulièrement le commerce des dames, et -s'il était souvent en butte aux plaisanteries de ses belles amies, il ne -manquait pas avec elles d'esprit de repartie. - -Trois dames ayant eu l'imprudence de lui proposer des bouts-rimés, il -leur répond gaillardement: - - Mesdames, j'aime encor; je suis donc encore _jeune_. - Sans cesse après vos cÅ“urs, mon cÅ“ur court au _galop_. - Depuis le temps que ce cÅ“ur _jeûne_, - Trois cÅ“urs pour lui ne sont pas _trop_. - -Une autre fois, une dame l'ayant accusé, sous le voile de l'anonyme, de -se livrer au péché de gourmandise, Porquet riposte: - - Je suis un peu gourmand, vous me le reprochez. - Par un vice plus gai, j'obtiendrais votre estime. - Est vicieux qui peut, ô mon cher anonyme! - Mais je n'ai plus, hélas! le choix de mes péchés. - -Le bon abbé, dans les sociétés fort libres qu'il fréquentait, se -prêtait volontiers à toutes les plaisanteries. Un soir, chez une -charmante actrice, on veut jouer un proverbe; mais il manque une -perruque, l'abbé s'empresse d'offrir la sienne, et il lui adresse ces -adieux qui font la joie de l'assistance: - - Respectable perruque, ornement de mon chef, - Puisses-tu, dans mes mains, revenir saine et sauve! - N'est-ce donc pas assez d'être Porquet le Bref! - Sans être encor Porquet le Chauve. - -Porquet, on s'en doute aisément, n'était pas possédé d'une foi ardente; -il était même nettement matérialiste, et il résumait en ces quelques -vers toute sa conception de la vie: - - M'amuser n'importe comment, - Voilà toute ma philosophie. - Je crois ne perdre aucun moment, - Hors le moment où je m'ennuie: - Et je tiens ma tâche finie, - Pourvu qu'ainsi tout doucement - Je me défasse de la vie. - -Mme de Boufflers et Panpan ne se contentaient pas de fréquenter le plus -souvent possible le cher abbé, ils profitèrent encore de leur séjour -dans la capitale pour aller visiter leurs anciens amis Saint-Lambert et -Tressan; tous deux continuaient à résider dans la vallée de Montmorency; -mais alors que le premier n'y séjournait que pendant la belle saison, le -second y demeurait toute l'année. Ils y vivaient relativement heureux, -malgré leurs infirmités, voisinaient beaucoup, causant du passé et de -cette délicieuse cour de Lunéville qui leur avait laissé à tous deux de -si précieux souvenirs. C'est bien d'eux que l'on pouvait dire: - - Et ces deux vieux débris se consolaient entre eux. - -Mme d'Houdetot contribuait beaucoup à augmenter la douceur de cette -intimité[153]. - - [153] Tressan s'était toujours beaucoup occupé de ses enfants et - il avait cherché à les établir le mieux possible. Son fils aîné, - le marquis, servait en qualité de colonel. Le cadet jouissait - d'un bénéfice ecclésiastique. Son père avait fait de lui ce - portrait: - - Monsieur l'abbé de Tressan - Est un grand compère, - Qui paraît vif et galant - Comme était son père. - Il fait tout avec esprit, - Il parle comme il écrit, - C'est un grand vicaire - Fait exprès pour plaire. - - Après avoir été grand vicaire de Rouen, il émigra en 1791. Quant - au dernier fils, le chevalier, qu'on avait surnommé Freluche, il - rimait des madrigaux et faisait la cour aux dames; il obtint un - brevet de capitaine d'infanterie et fut nommé exempt aux gardes du - corps de la Reine. Il échappa au massacre du 10 août et alla se - fixer en Italie. Mlle de Tressan, Michon en famille, avait épousé - en 1773 le marquis de Maupeou, colonel du régiment de - Bigorre-infanterie. (_Souvenirs du comte de Tressan._) - -«Vous avez entendu dire quel était pour nous l'agrément de vivre avec M. -de Saint-Lambert et Mme d'Houdetot, écrit Marmontel, et quel était le -charme d'une société où l'esprit, le goût, l'amour des lettres, toutes -les qualités du cÅ“ur les plus essentielles et les plus désirables, nous -attiraient, nous attachaient, soit auprès du sage d'Eaubonne, soit dans -l'agréable retraite de la Sévigné de Sannois. Jamais deux esprits et -deux âmes n'ont fourni un plus parfait accord de sentiments et de -pensées. Mais ils se ressemblaient surtout par un aimable empressement à -bien recevoir leurs amis. Politesse à la fois libre, aisée, attentive, -politesse d'un goût exquis, qui vient du cÅ“ur, qui va au cÅ“ur, et qui -n'est bien connue que des âmes sensibles.» - -Il y avait un échange incessant de petits billets entre Sannois et -Franconville. On se décochait mutuellement force compliments et -gracieusetés. - -«Je commence à croire que l'esprit ne vieillit plus, écrit un jour la -charmante marquise à son voisin; vous êtes et vous serez une des preuves -de cette vérité, si jamais elle peut s'établir.» - -L'été, pour ces aimables vieillards, était la saison délicieuse, la -saison des visites quotidiennes, mais comme cet heureux temps passait -vite! Dès la fin de novembre, Saint-Lambert, qui souffrait de cruels -rhumatismes, et qui redoutait la rigueur du climat, quittait Sannois -pour regagner Paris, et le pauvre Tressan restait bien seul. La -correspondance remplaçait alors les douces causeries de chaque jour. -L'affectueuse cordialité de leurs lettres montre bien l'intimité très -grande des relations. - -En janvier 1779, Saint-Lambert écrit à son ami: - -«Que faites-vous cet hiver? Rendez-vous agréable quelque vieux roman qui -ne l'était guère? Faites-vous quelques jolis vers pour Fanchon? -Grondez-vous un peu? Buvez-vous du bon vin? Avez-vous quelque petit -mouvement de goutte? Aimez-vous vos amis? Car il faut de tout cela dans -la vieillesse...» - -Comme Tressan dans sa réponse se plaint d'avoir la goutte, Saint-Lambert -l'en félicite comme d'un bienfait de la Providence qui lui assure la -longévité et il ajoute aimablement: «D'ailleurs, la goutte vous laisse -tant de liberté d'esprit, tant de facilité, tant de grâces, qu'en vérité -je doute qu'elle soit un mal...» - -Lors de la visite que Mme de Boufflers fit à ses amis, Tressan lui -confia qu'il s'était enfin décidé à se présenter à l'Académie française -et il sollicita son appui auprès du prince de Beauvau. - -Depuis près de trente ans, la grande ambition de Tressan était de -figurer au nombre des Immortels, mais tant que Louis XV avait vécu, il -n'avait jamais osé se présenter; il savait que le Roi ne lui avait pas -pardonné certains couplets satiriques, et il craignait, s'il était -nommé, de se heurter à une exclusion formelle, qui eût été des plus -blessantes. - -Sous Louis XVI, il en était tout différemment et rien ne l'empêchait -plus de briguer les suffrages académiques. Après la mort de l'abbé de -Condillac, le comte se mit sur les rangs; il avait pour concurrents -Bailly, Lemierre et Chamfort. Mais il possédait sur eux un grand -avantage, son âge, qui devait l'empêcher d'occuper longtemps le fauteuil -qu'il sollicitait. - -Tressan naturellement fit les visites d'usage. Il y en eut une qui lui -fut particulièrement pénible, celle qu'il dut faire au duc de Nivernais; -il était en fort mauvais termes avec lui depuis un certain couplet -assez mordant qu'il lui avait autrefois décoché. Le duc le reçut très -froidement, il se borna à lui dire: «Je vous félicite, monsieur le -comte, de votre bonne santé, de vos nouvelles espérances et surtout _de -vos Å“uvres d'autrefois_.» - -Cet accueil désespéra le candidat et il crut son élection d'autant plus -compromise que M. de Nivernais, qui siégeait à l'Académie depuis près de -cinquante ans, y jouissait de la plus grande influence[154]. - - [154] Il avait succédé à Massillon en 1743; il était alors âgé de - vingt-sept ans. - -Fort heureusement il se rappela l'amitié qui unissait le duc et Mme de -Boufflers, et il supplia la marquise de plaider sa cause. Elle y -consentit bien volontiers, et Tressan eut la joie d'être nommé. - -Quand il alla remercier M. de Nivernais, ce dernier lui dit -spirituellement en le reconduisant: «Vous voyez, monsieur le comte, -qu'en vieillissant on perd la mémoire[155].» - - [155] L'Académie nomma M. Lemierre à la place de l'abbé Batteux - et le comte de Tressan à la place de l'abbé de Condillac. - - Chamfort qui s'était présenté, furieux de n'être pas nommé, se - vengea par cette épigramme: - - Honneur à la double cédule - Du Sénat dont l'auguste voix - Couronne, par un digne choix, - Et le vice et le ridicule! - - «Et pourquoi M. de Chamfort s'en plaindrait-il, dit un des - nouveaux académiciens, il aura deux voix de plus.» (GRIMM, - _Correspondance littéraire_.) - -Mme de Boufflers avait toujours entretenu avec M. de Nivernais les -relations les plus amicales et l'âge n'avait fait que resserrer des -liens fondés sur une estime réciproque. - -Le duc avait tout ce qu'il fallait pour plaire à la marquise, beaucoup -d'aménité, un ton excellent, une grande finesse d'esprit, des manières -nobles et douces, sans aucune afféterie, enfin une extrême galanterie -avec les femmes de tout âge. - -Il n'était pas dépourvu de prétentions littéraires et volontiers il -taquinait la muse dans ses moments perdus; on a de lui des pièces -fugitives d'un tour fort élégant et qui ne manquent pas d'esprit. - -Mme de Mirepoix n'était pas moins liée que sa sÅ“ur avec le spirituel -vieillard et toutes deux profitèrent de leur réunion pour céder à ses -instances et aller faire un assez long séjour dans la magnifique -résidence qu'il avait fait élever à Saint-Ouen et où il se plaisait -infiniment. - -Il y avait devant le château une immense terrasse dominant la Seine et -tout autour s'étendaient à perte de vue des pelouses verdoyantes -qu'égayaient la présence de petits moutons de Lorraine, plus ou moins -enrubannés. C'était un don de Mme de Boufflers qui, en 1771, les avait -envoyés au duc avec ce quatrain: - - Petits moutons, votre fortune est faite, - Pour vous ce pré vaut le sacré vallon. - N'enviez pas l'heureux troupeau d'Admète, - Car vous paissez sous les yeux d'Apollon[156]. - - [156] En les voyant, le duc de la Vallière s'écriait: «Et dire - que de tous ces gueux-là , il n'y en a peut-être pas un qui soit - tendre.» - -Le vieux duc, ravi de posséder sous son toit ce couple qui évoque tous -les souvenirs des cours de France et de Lorraine, l'accueille avec de -grandes démonstrations de joie. Dans la journée on se consacre à la -promenade; le châtelain et ses hôtes visitent en carrosse les bords de -la Seine, les forêts des environs, les plus jolis sites du pays; le soir -on joue au trictrac, l'on se livre aux douceurs de la conversation ou -l'on cultive les muses; les heures s'envolent. - -Un soir Mme de Mirepoix offre à son ami une mèche de cheveux blancs avec -ces vers délicieux: - - Les voilà ces cheveux depuis longtemps blanchis: - D'une longue union qu'ils soient pour nous le gage. - Je ne m'afflige point sur les pertes de l'âge; - Il m'a laissé de vrais amis. - On m'aime presque autant, j'ose aimer davantage. - L'amitié, fruit du goût, de l'estime, et du Temps, - Mûrit encor dans l'hiver de nos ans, - On ne s'y méprend plus, on cède à son empire: - Et l'on joint, sous les cheveux blancs, - Au charme de s'aimer, le droit de se le dire. - -Le lendemain le duc compose cette jolie réponse: - - Quoi! vous parlez de cheveux blancs! - Laissons, laissons courir le Temps. - Que vous importe son ravage? - Les Amours sont toujours enfants, - Et les Grâces sont de tout âge. - Pour moi, Thémire, je le sens, - Je suis toujours dans mon printemps - Quand je vous offre mon hommage. - Si je n'avais que dix-huit ans, - Je pourrais aimer plus longtemps, - Mais non pas aimer davantage. - -Mais il n'est pas juste que la maréchale soit seule l'objet des -attentions du châtelain; Mme de Boufflers a droit également à des -galanteries particulières. Un soir le vieillard, après souper, lit à ses -amies cette chanson qui a tout le succès que l'on peut supposer. - - SUR L'AIR: _de la pantoufle_. - - Il est un trésor, - Dans le fond de la Lorraine, - Il est un trésor, - Quoiqu'il ne soit pas de l'or. - Il n'est pas de l'or, - Ce trésor de la Lorraine; - Il n'est pas de l'or, - Mais il vaut bien mieux encor. - - Il est d'un beau blanc, - Des pieds jusques à la tête; - Il est d'un beau blanc, - Quoiqu'il ne soit pas d'argent. - S'il était d'argent, - Il tournerait moins la tête; - S'il était d'argent, - Il ne serait point si blanc. - - Il a de l'esprit, - Il n'aime pas la louange; - Il a de l'esprit, - Quand il parle et qu'il écrit. - Il a de l'esprit, - Il fait des vers comme un ange; - Il a de l'esprit - Quand il parle et qu'il écrit. - - Il fait peur aux sots, - Quand il veut ouvrir la bouche, - Il fait peur aux sots - Qui n'aiment pas ses bons mots. - Laissons là les sots - Que son esprit effarouche: - Laissons là les sots, - Jouissons de ses bons mots. - - Il a deux enfants - Qui sont dignes de leur mère, - Il a deux enfants - Distingués par leurs talents; - Mais les deux enfants - Ne vaudront jamais leur mère, - Mais les deux enfants - N'ont point d'aussi beaux talents. - - Il n'a qu'un défaut, - C'est d'aimer trop sa Lorraine; - Il n'a qu'un défaut, - D'y rester plus qu'il ne faut. - Disons-lui qu'il faut - Renoncer à sa Lorraine, - Disons-lui qu'il faut - Corriger son seul défaut. - - Enfin, grâce à Dieu, - Je le tiens dans ma retraite; - Enfin, grâce à Dieu, - Il est au coin de mon feu. - Je demande à Dieu - Qu'il se plaise en ma retraite; - Je demande à Dieu - Qu'il reste au coin de mon feu. - -Le duc ne se borne pas à réciter à ses amies des chansons composées à -leur seule intention; les soirées sont longues, et quelquefois il -choisit dans ses Å“uvres inédites celles qui peuvent le mieux intéresser -ses hôtes; les plus légères ne sont pas les moins appréciées. - - CHANSON - - _Je ne veux pas me presser_ - - L'amour est-il une folie? - Maman me le dit tout le jour; - Mais quand on est jeune et jolie, - Comment se passe-t-on d'amour? - Je jurerais bien qu'à mon âge, - Maman n'a pas su s'en passer; - Chaque saison a son partage, - Un jour aussi je serai sage; - Mais je ne veux pas me presser. - . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - J'ai vu la tendre tourterelle - Aux jours de son premier printemps, - A l'amant qui tourne autour d'elle - Se refuser assez longtemps: - L'oiseau n'en est que plus fidèle, - Plus ardent à la caresser; - J'imiterai la tourterelle; - Je veux bien m'engager comme elle, - Mais je ne veux pas me presser. - - - FABLE - - Un paysan grondait sa femme: - «Notre fille est grosse d'enfant, - Lui disait-il, à toi le blâme. - Ne sais-tu pas comme on s'y prend - Pour tenir close une fillette? - --Vraiment, répliqua la pauvrette, - J'avais tout fait bien calfeutrer, - Et je croyais être bien sûre; - Mais au diable soit la serrure - Où toute clef peut se fourrer.» - -Les deux vieilles dames se pâment d'aise à la lecture de ces pièces plus -ou moins grivoises, et elles ne cessent de s'extasier sur l'esprit de -leur amphytrion. - -Un soir, le duc lit encore à ses hôtes charmées cette chanson composée -autrefois dans un souper joyeux: - - Que l'on goûte ici de plaisirs! - Où pourrions-nous mieux être, - Tout y satisfait nos désirs, - Et tout les fait renaître. - - N'est-ce pas ici le jardin, - Où notre premier père - Trouvait, sans cesse sous sa main, - De quoi se satisfaire? - - Ne sommes-nous pas encor mieux - Qu'Adam dans son bocage? - Il n'y voyait que deux beaux yeux, - J'en vois bien davantage. - - Dans ce jardin délicieux, - On voit aussi des pommes - Faites pour charmer tous les dieux - Et damner tous les hommes. - - Amis, en voyant tant d'appas, - Quels plaisirs sont les nôtres? - Sans le péché d'Adam, hélas! - Nous en verrions bien d'autres. - - Il n'eut qu'une femme avec lui, - Encor c'était la sienne; - Je vois ici celle d'autrui - Et n'y vois pas la mienne. - - Il buvait de l'eau tristement - Auprès de sa compagne. - Nous autres nous chantons gaiement - En sablant le champagne. - - Si l'on eût fait dans un repas - Cette chère au bonhomme, - Le gourmand ne nous aurait pas - Damnés pour une pomme[157]. - - [157] _Å’uvres du duc de Nivernais._ - -La fin du séjour à Paris de Mme de Boufflers fut attristée par une assez -grave indisposition de Manon, de cette femme de chambre qu'elle avait -près d'elle depuis fort longtemps et à laquelle elle était si vivement -attachée. La veille même du jour où la marquise allait repartir pour la -Lorraine, en compagnie du fidèle Panpan, la pauvre Manon fut prise -subitement de crachements de sang, et ce fâcheux incident retarda -forcément le départ. - -Mme de Boufflers en fut d'autant plus contrariée que Panpan trépignait -d'impatience et depuis quelque temps demandait à cor et à cris à -regagner Lunéville; ce n'était pas pur caprice de sa part, ni que la vie -de Paris lui parût moins agréable, mais ses ressources financières -avaient été vite épuisées, et il ne savait plus à quel saint se vouer -pour subvenir aux indispensables dépenses. - -La marquise, au courant de sa détresse, lui offre généreusement sa -bourse, et elle l'invite à y puiser sans scrupule. Tout n'est-il pas -commun entre eux? Elle lui exprime ses sentiments d'affection en termes -vraiment touchants: - - - «Saint-Germain, samedi 4 novembre 1780. - -«Vous allez me maudire, mon cher Veau, mais je suis plus affligée que -vous ne le savez, parce que j'en souffre davantage. Ma pauvre Manon -crache le sang depuis hier; elle me dit que jamais elle n'a été aussi -mal. Elle s'afflige d'autant plus que, devant partir demain, pour ne -plus revenir, tout est emballé et qu'elle sait que je manque non -seulement d'elle, mais encore de toutes mes affaires. Je ne sais, comme -vous croyez bien, quand cela finira, mais je n'en ai que plus d'envie de -partir, et cette envie redouble, quand je pense à votre situation et -surtout à votre impatience, car si vous êtes aussi raisonnable que vous -l'êtes effectivement, nous, c'est-à -dire moi, pouvons remédier à toutes -les choses qui vous manquent, avec de l'argent. - -«Il me reste près de 200 livres, toutes mes dépenses payées. J'espère -donc que vous ne refuserez pas d'en user comme s'il vous appartenait, -puisque vous et moi c'est la même chose, au sexe près, qui ne vaut pas -la peine d'en parler. - -«J'irai donc à Paris dès que je le pourrai, et j'aimerai toujours mon -cÅ“ur de Veau. - -_P.-S._--Empruntez de mes chemises à Mme Mongot.» - -Deux jours après il n'y a aucune amélioration et la marquise désolée -explique à son ami l'impossibilité où elle est de s'éloigner. - - - «Saint-Germain, lundi 6 novembre 1780. - -«Ma pauvre Manon vient encore d'être saignée, c'est la quatrième fois, -et M. du Breuil s'étonne que la dureté du pouls n'en soit guère -diminuée. Elle a dormi cette nuit; les crachats sont fort diminués, et -j'espère que la maladie tire à sa fin. Mais vous pouvez juger de l'état -où la malade restera, et du temps auquel nous pouvons partir. - -«Je vous assure, mon cher ami, que je me reproche ce contretemps comme -si j'en étais la cause. Cependant presque tous les paquets étant faits, -et ne voulant pas y toucher, il se trouve que je manque un peu de tout; -mais comme vous avez l'avantage de savoir mieux jouir que moi, j'ai -aussi celui de savoir mieux me passer que vous. - -«Ainsi, ce que j'éprouve ne peut me rassurer sur vos privations, et je -vous conjure, au nom de la sainte amitié, d'acheter sur mon compte tout -ce qui vous manque et de faire en sorte que la fin de votre voyage n'en -gâte pas le commencement. Maintenez-vous, tant que vous pourrez, dans -l'état d'enchantement où nous vous avons vu. - -«Une réflexion qu'il faut faire, c'est que les choses dont vous pourrez -avoir besoin présentement ne seront pas perdues pour la suite. Enfin, si -vous n'acceptez pas mes offres, j'en souffrirai plus que vous, parce -que, non seulement le refus n'est pas une marque d'amitié, mais qu'il -est impossible que vous souffriez par ma faute sans m'en aimer moins.» - -Enfin, au bout de quelques jours, l'état de Manon s'étant sensiblement -amélioré, Mme de Boufflers put donner suite à ses projets de départ et -regagner la Lorraine avec Panpan. - - - - -CHAPITRE XX - -1779-1780 - - Séjours du chevalier de Boufflers à Douai et à Boulogne. - - -Pendant l'hiver de 1779, Boufflers abandonne son régiment, ainsi qu'il -est d'usage pour tous les officiers, et il vient passer à Paris quelques -mois délicieux auprès de Mme de Sabran qu'il aime plus que jamais. Les -deux amants reprennent donc sans plus tarder leur douce vie de tendresse -et d'amour, ils ne se quittent pour ainsi dire pas. C'est à peine si -l'on aperçoit le chevalier chez ses parents et chez ses amis; c'est à -peine s'il prend le temps de faire un voyage en Lorraine pour voir sa -mère et surveiller ses intérêts. - -Mme de Sabran tient d'autant plus à ne pas perdre de vue son fervent -adorateur qu'elle connaît sa passion malheureuse pour le jeu, et qu'elle -redoute de le voir retomber dans le péché, bien qu'elle lui ait fait -jurer de ne jamais jouer: - - - «8 mai 1778. - -«Ne jouez jamais, mon frère, vous me feriez un véritable chagrin; c'est -une passion horrible que celle du jeu, elle endurcit le cÅ“ur, elle -salit l'âme; elle n'est pas faite pour vous. Songez d'ailleurs que vous -m'avez donné votre parole d'honneur, et que je ne vous pardonnerais pas -d'y manquer.» - -Mais Boufflers est faible, et quand son amie le quitte un jour, il ne -sait pas résister à l'entraînement. Un soir, chez Mme de Montesson, il -joue malgré ses promesses. Son premier soin est d'avouer sa faute, et il -le fait en termes bien amusants: - -«Votre absence est déjà longue et funeste, chère et jolie sÅ“ur, et j'ai -eu le temps de faire de petites sottises chez Mme de Montesson, dont -votre présence ou le plaisir de souper chez vous m'aurait défendu. Au -reste, ce qu'il y a de plus perdu à cette partie-là , c'est l'honneur, -parce que j'avais donné ma parole de ne pas jouer. Mais l'honneur n'est -qu'un mot, et l'argent est une bien jolie chose dans le siècle où nous -vivons.» - -L'hiver s'écoule comme un rêve, puis le printemps arrive et avec lui -l'heure cruelle de la séparation. Mais il faut bien se résigner à -l'inévitable! - -Pendant que Boufflers retourne tristement à son régiment, Mme de Sabran, -qui a perdu l'habitude de la solitude, et qui est restée sous le charme -de leur long tête-à -tête, tombe dans une mélancolie si profonde, qu'elle -inquiète son entourage. Elle n'en dit rien à son «frère» pour ne pas le -troubler, mais il l'apprend par un ami commun, et il lui écrit alors une -lettre de reproche, qui est un modèle de sensibilité et de tendresse. Il -s'efforce de la rassurer et de lui persuader qu'elle n'a que des maux -imaginaires: - -«Vous n'êtes point malade... vous souffrez parce que tout ce qui vit -souffre du plus au moins... - -«... Pourquoi ne m'avez-vous point encore écrit? Quand vous êtes en -proie à vos idées noires, je dois être votre seul confident. Je suis -jaloux de vous voir écrire autre chose que des compliments et des -nouvelles à d'autres que moi. Écrivez-moi, ma chère fille, envoyez-moi -des volumes, ne relisez jamais ce que vous aurez écrit, ne songez à -aucune des règles de l'art d'écrire, ne craignez ni de vous répéter, ni -de manquer de suite, soyez tantôt triste, tantôt gaie, tantôt -philosophe, tantôt folle, suivant que vos nerfs, vos remèdes, votre -raison, votre caractère, votre humeur vous domineront. Vous n'avez pas -besoin de me plaire, il faut m'aimer et me le prouver encore plus que me -le dire; il faut, pour notre bien commun, que vos idées passent -continuellement en moi et les miennes en vous, comme de l'eau qui -s'épure et qui s'éclaircit quand on la transvase souvent...[158]» - - [158] _Correspondance de Mme de Sabran avec le chevalier de - Boufflers._--Plon-Nourrit, 1875. - -Sur le conseil du chevalier, Mme de Sabran quitte Paris et elle se rend -chez son amie la comtesse Diane de Polignac; tout le monde l'entoure -d'affection et de tendresse, mais elle n'en reste pas moins triste à -mourir. - -Le chevalier, désolé des nouvelles qu'il reçoit, cherche par sa -tendresse à remonter le moral de son amie: - - - «Roissy, ce mardi. - -«Je comptais sur le changement d'air, de lieu, de société, de train de -vie; je comptais sur la distraction que vous aurait donnée une amie de -votre âge. J'osais même croire que je vous serais bon à quelque chose, -qu'à force de partager vos maux, si vous en souffrez, je les -diminuerais, que je vous tirerais par mes soins, par mon occupation -perpétuelle, de la langueur où vous êtes plongée depuis mon départ, -enfin, que mes vÅ“ux, mes désirs, ma tendresse vous soutiendraient. Je -crois qu'on doit se sentir plus forte contre tous les maux de la vie -quand on se sent aimée, et quand on voit auprès de soi quelqu'un qui -voudrait très sincèrement souffrir et mourir à notre place.» - -Enfin peu à peu sous l'influence du temps et de l'affection, Mme de -Sabran se rétablit complètement. - -Boufflers, pendant ce temps, s'est réinstallé à Douai et a repris sa vie -de garnison. Comme les maux passés nous paraissent toujours moindres que -les maux présents, il en arrive à regretter la Bretagne, et les camps de -Brest et de Landerneau. La vie est chaque jour plus dépourvue -d'agrément. - -L'instabilité, le changement incessant paraissaient être la règle de -conduite des autorités militaires de l'époque; aussi le séjour du -chevalier à Douai ne se prolongea-t-il pas fort longtemps. En juin 1779, -il annonce à Mme de Boisgelin qu'il va partir pour la Flandre. - -Pendant qu'il gagne Saint-Omer avec son régiment, il apprend avec regret -que sa sÅ“ur a eu des ennuis, des soucis d'argent; elle ne lui en a rien -dit et il la gronde doucement de ce manque de confiance. - - - «Ce 11 juillet. - -«La première chose à faire, ma grande enfant, quand tu as du chagrin, -c'est de me le dire, et la seconde, c'est de me dire de quoi, ce sont là -presque les seules occasions où les frères soient bons à quelque chose; -ils sont comme les médecins et les curés, qui attendent qu'on soit -malade pour être recherchés. Mais je vois que le nuage est dissipé et -qu'au lieu de t'offrir mes services, j'ai besoin des tiens.» - -Ce que le chevalier demande par-dessus tout, c'est qu'on lui envoie des -nouvelles; ils vivent dans une ignorance incroyable, rien ne parvient -jusqu'à eux, il faut que Mme de Boisgelin le tienne au courant de tout -ce qu'elle peut apprendre. - -«Tu te défends d'être ma gazetière sous différents prétextes dont aucuns -ne sont recevables. Nous avons besoin de nouvelles comme de pain, et tu -ne me refuserais pas du pain sous prétexte que tu n'es point boulangère. -Tu vois beaucoup de gens, et entre autres, un, bien instruit de tout, et -même de tout ce qui se passe. Il faut questionner sans cesse, ramasser -tout ce que tu trouves, et croire que tu es pour moi ce que la colombe -était pour mon grand-papa Noé, qui s'en servait pour sonder le terrain -et savoir ce qui se passait au dehors. - -«Regarde-toi aussi comme mon ministre dans les Cours étrangères, le -Luxembourg, l'Italie, la Bavière; voilà un vaste champ pour tes -négociations, ne me laisse oublier de personne, sans quoi je croirais -que tu m'oublies toi-même, et j'aurais le chagrin de ne pas te le -rendre. - -«Réponds-moi à Saint-Omer[159].» - - [159] Toutes les lettres de Boufflers à Mme de Boisgelin citées - dans ce chapitre nous ont été communiquées par M. le comte de - Croze-Lemercier. - -Mme de Sabran, à laquelle Boufflers reprochait sans cesse d'être trop -réservée, de ne pas l'aimer avec assez de violence, cite à son ami -l'exemple de la comtesse Auguste de Polignac, qui, elle, est calme et -prudente, et elle lui conseille de prendre modèle sur elle. Le chevalier -lui riposte spirituellement: - - - «Raismes, ce 16 juillet 1779. - -«Si toutes les femmes vieillissaient comme celle-là , ce ne serait pour -personne la peine d'être jeune. Voilà comme je voudrais que vous pussiez -vieillir, après ma mort, après avoir vécu comme elle pendant ma vie, car -pour conserver du sentiment sous vos cheveux blancs, il faudrait en -avoir montré sous vos cheveux blonds. - -«On dit, mais je ne le crois pas absolument, que le cÅ“ur va toujours en -se refroidissant. Si cela est, prenez garde au vôtre. Songez, vous qui -faites profession de tiédeur, que vous deviendrez un glaçon. Vous -plairez peut-être encore comme un vieux livre bien écrit, mais vous ne -serez plus aimée parce que vous n'aurez jamais aimé. Vous pourriez me -dire à cela qu'on vous aime à cette heure bien follement, tandis que -vous n'aimez que bien raisonnablement. Mais d'abord, cela ne durera -qu'autant que moi; et puis en cela vous êtes traitée comme le maréchal -de Saxe pour le cordon bleu; on le lui a offert quoiqu'il fût hérétique, -en lui donnant cent ans pour se convertir.» - -Enfin le chevalier arrive à Boulogne, et il s'y installe en attendant -une nouvelle destination. - -A-t-il quelque idée nette et précise de l'avenir qui leur est destiné? -En aucune façon. Personne ne s'en doute: - -«Nous marchons tous avec un bandeau sur les yeux, écrit-il -philosophiquement, bien heureux si ceux qui nous mènent n'en ont point -autant.» - -Tantôt on assure qu'ils vont partir pour Gibraltar et que c'est là -qu'ils porteront à l'Angleterre le coup mortel, tantôt on prétend que -c'est à Douvres qu'ils sont appelés à débarquer, et que c'est pour les y -transporter qu'on a réuni à Boulogne des «cabriolets de mer» en si grand -nombre. Du reste comment des projets ainsi criés sur les toits -pourraient-ils avoir quelque chance de réussir? - -«Ma seule consolation, ce n'est pas la foi comme chez les vrais -chrétiens, mais l'incrédulité, car je n'imagine pas qu'aucun projet -aussi divulgué puisse être exécuté; c'est du vin de champagne qui a -pris l'air et qui ne peut plus faire sauter le bouchon.» - -L'isolement de sa nouvelle résidence inspire au chevalier des réflexions -pour lui très inattendues et fort salutaires; il semble qu'il soit un -homme nouveau devant lequel s'ouvrent des horizons qu'il ne soupçonnait -pas. Il découvre la nature qu'il ignorait, il découvre l'amour, car ce -qu'il prenait jusqu'alors pour l'amour, n'en était que la caricature. -C'est à Mme de Sabran qu'il fait l'aveu de sa découverte. - - - «Boulogne, ce 3 août. - -«Je serais bien aise d'avoir pu vous rendre une partie de l'effet que ce -charmant chemin de Lille à Saint-Omer a fait sur mon imagination. Cela -m'a fait connaître qu'il y a d'autres plaisirs que ceux que j'ai -uniquement recherchés jusqu'à l'âge de trente ans. Cette observation, -qui paraît tardive à quarante ans, beaucoup d'hommes sont morts de -vieillesse sans l'avoir pu faire. Car il faut que je vous l'avoue, ma -jolie sÅ“ur, nous sommes tous de grands libertins. Je ne connais que -deux remèdes à cette maladie-là , c'est la retraite et l'amour. Mais, -pour que la retraite corrige, il faut qu'elle soit volontaire, agréable -par mille occupations toujours faciles et toujours renaissantes, que -mille soins, mille calculs, mille espérances viennent prendre la place -de ce qui régnait dans notre imagination, et que notre cÅ“ur s'épure -pour ainsi dire avec l'air que nous respirons. - -«L'amour heureux ou malheureux, pourvu qu'il soit véritable, est encore -un bon antidote contre le libertinage, en rassemblant toutes nos -affections, en les tournant vers les perfections réelles ou supposées de -l'objet qu'on aime, en nous persuadant que le plaisir et le bonheur ne -sont pas partout où nous les cherchions auparavant, et il produit au -fond du cÅ“ur une grande révolution. Ne le haïssez pas, cet amour, ma -bonne fille, et jugez par celui des hommes qui aime le mieux, que plus -on aime, et meilleur on devient.[160]» - - [160] _Correspondance de Mme de Sabran avec le chevalier de - Boufflers._--Plon-Nourrit, 1875. - -Entre temps, Boufflers poursuit sa correspondance avec Mme de Boisgelin, -mais au lieu des grâces ordinaires, il lui reproche tantôt son silence, -tantôt la banalité de ses lettres. Que ne lui donne-t-elle des -nouvelles, que ne lui raconte-t-elle les événements de la Cour et de la -capitale, ce qui se passe, ce qui se dit, ce qu'on augure de l'avenir? -Il lui écrit plaisamment: - -«Que voulez-vous que je vous mande de ce pays-ci où l'on ne fait que de -la bière, tandis que vous ne mandez rien du pays où l'on fait les -événements. Si vous valiez quelque chose, vous vous transformeriez en -Renommée pour tout savoir et pour me tout apprendre. Mais vous n'auriez -pas même l'esprit de prier un secrétaire de M. de Beauvau, ou d'un de -ses confrères, de m'envoyer, deux fois par semaine, tout ce qui se fait, -se dit ou se médite d'intéressant. - -«Adieu, mon cÅ“ur, je t'aimerai bien si tu m'écris et si tu parles -honorablement de moi à Mme la maréchale. - -«Si tu vois Mme d'Hautefort, embrasse-la de ma part bien serré.» - -L'inutilité de ses fonctions militaires et l'oisiveté de sa vie ne sont -pas le seul souci du chevalier; il a de cruels embarras d'argent, il les -confie naturellement à sa sÅ“ur, et il lui demande même au besoin -d'intervenir pour l'aider à sortir d'une situation tous les jours plus -inextricable. - -Boufflers, depuis qu'il a quitté le séminaire, a mené joyeusement la -vie, dépensant sans compter, faisant des dettes, ainsi qu'il convient à -un jeune seigneur de l'époque. Cette existence insouciante a duré sans -encombre pendant quelques années, puis les difficultés sont arrivées, -les créanciers se sont montrés moins accommodants; il a fallu emprunter -pour apaiser les plus exigeants; bref, le pauvre chevalier en est arrivé -à une situation des plus précaires. - -La bonté de son cÅ“ur y a également contribué. N'a-t-il pas avancé -60,000 francs à son frère, le marquis? Il n'en a jamais reçu d'intérêt -et, à sa mort, il n'a pas même retrouvé un sol du capital. - -Il charge Mme de Boisgelin d'intercéder auprès de M. de Maurepas pour -qu'il l'autorise à emprunter 40,000 livres sur ses bénéfices; de cette -façon il pourra payer ses dettes et s'équiper convenablement. - -Comme le ton lugubre de sa lettre ne lui est pas ordinaire, il craint -d'inquiéter sa sÅ“ur, et il termine gaiement: - - - «Boulogne, 30 juillet. - -«... Il ne faut pas t'attrister de me voir sérieux, ma chère enfant. -Selon toute apparence, si je l'avais toujours été un peu davantage, -j'aurais moins de sujets d'être triste à présent, mais quelque sujet que -j'en puisse avoir, je ne le serai jamais au point d'inquiéter personne. - -«Adieu, ma longue enfant, je t'embrasse bien délicatement au point de te -casser. Si tu es à Versailles, cours bien vite baiser les pieds, les -mains, etc., de ta blanche voisine. Ce n'est pas la comtesse de -Grammont.» - -A force de chercher à tirer le chevalier du mauvais pas dans lequel il -est engagé, Mme de Boisgelin et Mme de Mirepoix finissent par imaginer -une combinaison qui, si elle réussit, sauvera la situation. Il s'agit -tout simplement de trouver quelqu'un qui consente à échanger les abbayes -de Boufflers contre des terres; de cette façon les dettes du chevalier -seront garanties sur quelque chose de tangible, tandis qu'actuellement -elles ne le sont sur rien. - -Boufflers trouve l'idée merveilleuse, il l'approuve des deux mains. - - - «14 août 1779. - -«Vous êtes une aimable enfant, ma grande fille, et avez cela de commun -avec notre mère commune, la maréchale de Mirepoix. Je jouis de tous les -soins que l'on veut bien prendre de mes affaires; elles ont bien besoin -que quelqu'un s'en mêle, car je m'en suis si peu mêlé en ma vie que je -ne sais à présent par où m'y prendre. Mais la lettre de ma tante me -paraît un moyen victorieux; - - Il me semble déjà - Que je vois tout cela. - -«Ajoutez à mes mérites et à mes dépenses que l'avant dernière année j'ai -passé sept mois à mon régiment, la dernière année j'en ai passé huit et -peut être celle-ci en passerai-je quinze, comme ce hussard qui était -trente six heures par jour à cheval. - -«Enfin, mon grand cÅ“ur, il me semble que mes intérêts n'ont jamais été -en aussi bonnes mains, et si notre plan réussit, je vous ferai chanter -un _Te Deum_ par mes créanciers, sans quoi il faudrait pour eux un -_Libera_... - -«Adieu, mille choses à tous les grands de la Cour, ducs et princes, -comtes et marquis, et donnez de ma part une tête de lapin à votre chat.» - -Mme de Boisgelin ne cherche pas seulement à améliorer la situation -pécuniaire de son frère, elle s'occupe aussi et très activement de son -avancement. Boufflers a quarante et un ans et il n'est encore que -lieutenant-colonel! c'est, avec son nom, un pitoyable avancement. -Comment sa mère, sa famille si influente, ses amis, n'ont-ils pas pu lui -obtenir un meilleur sort! - -C'est que Boufflers est fort mal en Cour; d'abord on ne l'y voit -jamais, pour des raisons que nous savons déjà , mais son originalité, sa -liberté d'écrire et de penser ne passent pas inaperçues. - -Déjà en 1776, M. de Saint-Germain a mis le chevalier sur la liste des -colonels, mais quand on l'a soumis au Roi, il a dit simplement: «Je -n'aime ni les épigrammes ni les vers,» et il a rayé de ses propres mains -le malheureux officier. - -En 1779, Mme de Boisgelin et les membres influents de la famille crurent -le moment opportun de frapper un grand coup; il fut décidé que l'on -ferait agir toutes les influences dont on disposait. - -Boufflers, très touché de ce zèle, remercie tendrement sa sÅ“ur, mais il -ne se fait pas de grandes illusions sur le résultat, il écrit -philosophiquement: - - - «Au camp. - -«Je te remercie mille fois, chère enfant, de toute ton avidité pour moi; -j'ai bien peur pour toi qu'elle ne soit point assouvie. J'ai, à la -vérité, bien des brigadiers au-dessous de moi, mais j'ai bien des -maréchaux de camp au-dessus, et ces messieurs ne répugnent point à ce -qui convient à leurs inférieurs. C'est une espèce de modestie bien -connue à la Cour et à l'armée. Tu prévois aisément que je n'aurai -peut-être pas le dessus avec les brigadiers et que j'aurai peut-être le -dessous avec les maréchaux de camp. Consolons-nous d'avance et -remercions la nature de nous avoir donné de quoi pardonner à la fortune. - -«Mme de Luxembourg va faire la demande avec un feu auprès duquel le mien -ne serait que de la glace. Mme de Ségur et la comtesse Diane vont être -prévenues. Voilà mes batteries bien dressées, mais j'en serai pour ma -poudre. - -«Adieu, ma fille, je t'embrasse et je t'aime de tout mon cÅ“ur.» - -Malheureusement si, à Paris et à Versailles, tous les amis et les -parents étaient en mouvement pour Boufflers, lui-même, avec son -insouciance habituelle, ne faisait aucune des démarches nécessaires. Ce -peu de confiance dans le succès lui valait de sa sÅ“ur une lettre assez -vive à laquelle il répond: - - - «Valenciennes, ce 22. - -«N'ai-je pas eu la bêtise d'être un peu fâché contre toi en lisant ta -dernière lettre; j'y ai pensé depuis et j'en ai été honteux. J'aurais dû -ne prendre garde qu'à ce que tu fais et point à ce que tu dis. Il faut -convenir que personne n'a jamais su mêler aussi bien les injures aux -services. Tu es un composé de Juvénal et de Titus. Tu écris comme l'un -et tu règnes comme l'autre; non pas que je veuille dire que tu fasses -tous les jours un heureux, mais au moins tu veux mon bonheur, et tu y -travailles, et tu y réussiras si jamais nous passons notre vie ensemble, -car tu as beau dire et beau m'accuser, je n'ai jamais eu de sÅ“ur plus -chère que toi. - -«Je vois par tout ce que tu m'as mandé que les choses vont mieux que je -n'osais l'espérer. Toutes les fois que tu parleras, sois sûre du -succès, parce que de plaire à triompher, il n'y a qu'un pas. Il est -clair que tu n'as pas eu besoin d'être poussée dans les démarches que tu -as faites, mais il est clair aussi que tu as été conduite et que tu l'as -été de main de maître; embrasse-le, ce maître[161] que j'aime tant à -regarder comme le mien dans tous les genres, et dis-lui que, malgré mon -horreur pour la Simonie, je lui offre une abbaye en échange de la maison -de l'Ermite dans le sacré vallon de Saint-Ouen. - -«Adieu, aime-moi comme tu me grondes, au lieu de me gronder comme tu -m'aimes.» - - [161] Le duc de Nivernais. - -Mme de Boisgelin croyait toucher au but de ses efforts, toute la famille -estimait le succès certain, assuré, seul Boufflers doutait encore. En -effet, la nomination espérée se faisait attendre; et Mme de Boisgelin en -éprouvait un énervement qu'elle ne pouvait dissimuler. - -Son frère montrait plus de calme et de possession de soi-même; il ne -cessait de remercier ses amis de leur bonne volonté à son égard, mais -quant à lui, il s'armait de philosophie en prévision d'un échec; c'est -lui-même qui remontait le moral de Mme de Boisgelin. - - «Morbeck, par Aire, du camp. - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . -«M. de Nivernais a bien raison de dire que j'ai bien tort de ne pas lui -écrire; il serait bien plus fondé à m'en faire le reproche s'il savait -combien je l'aime. Je crois que c'est encore plus qu'il n'est aimable, -car je sens que s'il n'était point aimable du tout, il faudrait encore -l'aimer. Remercie-le du bien qu'il a osé dire de moi à quelqu'un dont je -n'en pense point du tout. - -«On me mande de partout, que mon affaire est prête, qu'elle va passer, -et je vois qu'elle ne presse pas, et qu'on parle du premier ou du second -conseil, ce qui annonce, vu le train des choses, que ce sera à peine -pour le troisième, et ces lenteurs-là , pour une chose aussi aisée et -aussi préparée, annoncent au moins un défaut total de bonne volonté... - -«Prends courage, mon enfant. Soumets-toi aux circonstances, fais en -sorte, à force de modération, de n'être point contrariée par les -contrariétés. J'ai une fois ouvert par hasard un tome de Shakespeare où -j'ai vu un roi dépouillé, emprisonné et condamné, qui dit à sa fille: -«Ne me plains point, rien de ce qui doit m'arriver ne me déplaît, car -j'ai fait divorce avec ma volonté et j'ai épousé la fatalité.» Il faut -convenir que c'est là un mariage de raison plus que de fantaisie.» - -Bien entendu, le séjour du chevalier à Boulogne ne se prolonge guère; il -y est à peine depuis trois semaines, qu'il reçoit de nouveaux ordres: il -doit se rendre à Eu avec son régiment. Le déplacement qui le rapproche -du Havre n'aurait pour lui rien que d'agréable, s'il n'était désastreux -pour ses finances, déjà si mal en point. - -Le chevalier fait la route par étapes avec son régiment, non sans -gémir, car la chaleur est affreuse et l'on ne peut goûter un instant de -repos. Aux étapes, le régiment est dispersé à quatre lieues à la ronde; -à trois heures du matin, il faut le réunir, car l'on part à quatre, et -malgré cela l'on est rôti, les troupes sont harassées de fatigue; depuis -le colonel jusqu'à la dernière recrue, tout le monde est sur les dents; -après huit jours de ce régime, presque tout le régiment est malade. - -En cours de route, et malgré la fatigue et les ennuis qui l'accablent, -Boufflers trouve encore le temps d'écrire à Mme de Boisgelin pour la -charger de quelques commissions; comme il n'a pas d'argent, c'est elle -qui fera les avances, et sans espoir de les revoir jamais, il le lui -avoue bien simplement: - - - «Montreuil, 21 août 1779. - -«Je compte sur un petit mot de ma grande fille en arrivant à la ville -d'Eu. J'ai besoin d'avoir des nouvelles des affaires de l'Europe et des -miennes. Je voudrais que ceux qui se mêlent des unes se mêlassent aussi -des autres. Je serais sûr, après m'être embarqué un peu légèrement, -d'arriver à bon port. - -«Je marche avec mon régiment, ce qui me fatigue cent fois plus que de -courir sans lui. Je suis abattu comme si j'avais fait cinquante lieues -en poste, et j'ai la poitrine démontée d'un rhume horrible qui dure -depuis un quart d'heure, et qui durera peut-être encore autant. Ce qui -me console, c'est que M. de Beauvau ne m'entend pas tousser. - -«Si vous avez de l'argent, envoyez-moi deux bridons rouges tressés en -or; cela se trouve sur le quai de la Ferraille, à _La Levrette_, et se -vend 18 livres. En suivant le quai, on arrive au pont Saint-Michel, on -trouve un marchand de couleurs nommé Vernezèbre, et on lui demande un -assortiment de pastels fermes pour peindre le paysage et la figure en -petit. Ces deux commissions-là vous coûteront 60 livres longtemps avant -de me coûter un sol, mais si l'argent vous manque, empruntez-en à Mme la -maréchale ou à Lucile. - -«Adieu, je sens que je n'ai pas le style vraiment naturel, car si -j'écrivais comme je parle, ma lettre serait très enrouée.» - -Enfin le régiment arrive à Eu. Boufflers se rappelle tout à coup les -commissions qu'il a données à sa sÅ“ur et, à la réflexion, il juge utile -de lui fournir de l'argent pour les payer. - - - «Août 1779. - -«Mes cartes sont arrivées à bon port et à temps, mon aimable chat -maigre. J'attends de jour à autre de nouvelles marques de ta bonté, mais -je ne sais pas où tu trouveras les fonds que mes commissions exigent. Je -prends le parti de t'envoyer un billet sur mon homme d'affaires, dont tu -prendras le montant chez Mme de Mirepoix ou M. de Beauvau, qui se feront -payer quand ils le jugeront à propos. - -«Je suis ici depuis hier, ignorant si j'y serai encore demain. Je vais -demain au soir à Abbeville voir le régiment d'Esterhazy, que je n'ai -point revu depuis que je l'ai quitté; je m'en fais un plaisir, mais en -même temps j'ai bien peur d'être obligé de faire leur partie à table et -de répondre à toutes les santés, car la mienne n'y tiendra pas. - -«M. de Thianges est ici; il m'a enlevé comme de raison le seul bon -logement de la ville; il est d'ailleurs de la plus grande honnêteté et -fait très bonne chère. J'en profite d'autant plus qu'il est cause que je -n'ai pas de cuisine. - -«On n'a de nouvelles de rien, sinon que le mois d'août se passe et qu'il -sera suivi du mois de septembre. On appelle celui-là le balai de la mer, -parce qu'il y laisse le moins de vaisseaux qu'il peut. - -«Parle de moi à Mme la maréchale de Luxembourg et à Mme de Lauzun, et -mande-moi si effectivement la maréchale est fâchée. - -«Adieu, mon enfant, j'ai la tête d'une pesanteur horrible et j'ai peur -que mon style ne s'en ressente.» - -En même temps le chevalier prévient Mme de Sabran de sa nouvelle -résidence, et il lui conte spirituellement l'état d'incertitude dans -lequel il continue de vivre, à son grand désespoir: - - - «A Eu, ce 2 septembre 1779. - -«Je suis ici dans une pauvre petite ville bien éloignée de tous les -points intéressants, à trente lieues du Havre, à trente lieues de -Dunkerque, sous les ordres d'un général plein d'honneur, de bonté et de -zèle, mais que les autres généraux semblent avoir relégué à dessein. Il -paraît que nous sommes destinés à remplacer les gens qui -s'embarqueraient, et à passer par le second envoi, c'est-à -dire à -trouver la besogne faite ou manquée. Vous imaginez sûrement le plaisir -que me fait ma position. Je suis entre la philosophie et l'ambition, -comme serait un pauvre diable entre son honnête femme, dont il ne se -soucierait guère, et une coquine de maîtresse qui écouterait tout le -monde excepté lui, mais qui pourtant lui paraîtrait toujours jolie et ne -lui ôterait pas toute espérance. L'une m'attend et me promet le bonheur -quand je serai revenu à elle; je me tourne de son côté, mais aussitôt -l'autre me fait un petit signe et renverse tous mes projets.[162]» - - [162] _Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de - Boufflers._ Plon-Nourrit, 1875. - -En 1780, Boufflers est toujours errant sur la côte; cette fois, il est -en garnison à Dunkerque, et c'est de là qu'il écrit à Mme de Boisgelin: - - - «Dunkerque, ce 18 juillet 1780. - -«La voix intérieure parle toujours et ta lettre la fait parler plus haut -que jamais, mon enfant, car jamais je n'en ai lu d'aussi charmante, pas -même de l'écriture de Mme de Sévigné. Je me porte mieux qu'avant d'être -malade; l'air de ce pays me convient d'autant plus que je le respire -moins que personne; je délaie celui de la ville dans celui de toute la -province; c'est comme de mauvais vin où je mettrais beaucoup d'eau. - -«Baise de ma part l'Å“il de ma tante, et s'il ne se porte pas absolument -bien, contente-toi de le bassiner, parce que j'aurais peur que mes -baisers ne fussent trop chauds, si j'en _juge d'après le monde_. - -«Adieu, enfant chérie, je t'aimerai de quelque couleur que tu sois, je -t'aimerai en perte ou en gain, mais je n'aimerai et ne bénirai la cause -de tout que quand tu auras lieu d'en être parfaitement contente. Adieu, -baise maman des Cars de ma part et dis-lui que je l'aime comme un -enragé[163].» - - [163] Toutes les lettres du chevalier de Boufflers citées dans ce - chapitre nous ont été communiquées par M. le comte de - Croze-Lemercier. - - - - -CHAPITRE XXI - -1780 - - Goût persistant de Panpan pour la poésie.--Ses vers à Mme de - Boufflers, Mme de Boisgelin, Mme de Bassompierre.--Joute poétique - avec Mme Durival. - - -Panpan n'avait pas renoncé à cultiver les Muses; il semble au contraire -que, la vieillesse arrivant à grands pas, il trouvait plus de plaisir -encore dans ces jeux poétiques qui de tous temps avaient charmé ses -loisirs. Ce n'est pas qu'avec l'âge ses vers deviennent meilleurs, hélas -non! mais il éprouve tant de plaisir à les écrire qu'il lui faut -pardonner. Et puis il est si modeste, et il se fait si peu d'illusion -sur leur médiocre valeur. Personne ne se juge plus sévèrement que -lui-même, et il plaisante sur son peu de mérite avec une franchise qui -désarme la critique. - -Agé de plus de soixante-dix ans, il faisait de sa vie, de ses déceptions -et de ses malheurs, cette peinture moqueuse: - - J'ai peu connu l'adolescence, - A peine j'ai joui de la virilité; - Jeune encor, je touchais à la caducité, - Et, vieillard, je touche à l'enfance. - Toujours contraire au sort qui me fut destiné, - D'un souverain que de ma vie - Je n'ai vu, ne verrai, ni n'en aurai l'envie, - Je fus conseiller presque né. - Interprète allemand, je n'en sus point la langue; - Avocat: je n'ai fait plaidoyer ni harangue; - Devenu financier, je me suis ruiné. - Je fus, de notre Roi, lecteur à bouche close; - Loin d'avoir pris les mÅ“urs de ma métamorphose, - Franc bourgeois, à la cour j'y fus homme de bien. - Au rang de nos savants, je fus admis sans cause, - Et quoiqu'en bonne forme académicien, - N'ayant pas fait la moindre chose, - Plus que Piron je ne fus rien. - Un autre trait, qui comblerait la dose - De tant de singuliers travers, - Je ne faisais que de la prose - Quand je voulais faire des vers. - Encore un mot, et l'histoire est finie. - Prêt à mourir, quand je naquis, - Pour vivre à peine un an, j'avais assez de vie... - Et voilà que j'en ai plus de soixante et dix[164]. - - [164] Cette pièce et les trois suivantes sont tirées des Mss. de - Devau. Bibl. de Nancy. - -Le Veau n'a pas perdu les bonnes habitudes d'antan et c'est toujours -pour la vieille et chère marquise qu'il cherche ses meilleures rimes. -Jamais il n'oublie les heureux anniversaires, et chaque année il compose -pour son amie quelque madrigal flatteur. - -En 1780 il lui envoie «un écritoire» accompagné de ce bouquet: - - Lorsqu'en un temps plus fortuné - Pour fêter ce beau jour, que novembre ramène, - Je vous offris un vase à la Chine tourné, - Dont les arts de l'Europe ont fait une fontaine; - Pour fixer sur vos pas la grâce et la Beauté, - Je souhaitais, du ciel implorant la puissance, - Qu'elle devînt pour vous la source de Jouvence; - Et je vois que des dieux je fus presque écouté. - Mon présent aujourd'hui vous promet davantage; - Si vous daignez en faire usage, - Pour vous de l'immortalité - Il sera la source et le gage. - -Mme de Boisgelin n'est pas moins que sa mère le tendre objet des -attentions du Veau. Un jour, pour lui complaire, il lui propose de jouer -la comédie chez lui, sur cette terrasse d'où l'on peut contempler ce -château, qui leur rappelle à tous deux de si doux souvenirs. - - De votre charmante maman, - Aimable Boisgelin, suivez ici les traces: - Au lieu de diviser les grâces, - Venez les rassembler chez votre vieux Panpan. - Vous ne lui verrez pas, sous le double turban - Dont il coiffe son long visage, - L'air et le ton d'un courtisan; - Sous son grotesque d'oliman - Vous lui verrez du moins quelques goûts de votre âge; - De la scène en ces lieux les jeux sont en oubli, - Pour vos amusements nous les ferons renaître; - A nos regards charmés vous y ferez paraître - Ces talens qu'on admire aux fêtes de Chilly; - Ma terrasse vous offre un théâtre champêtre, - D'où vous verrez au loin ce fortuné palais - Où j'ai vu, sous les yeux de notre auguste maître, - S'épanouir la fleur de vos jeunes attraits. - Là vous avez reçu de votre illustre mère, - Avec l'esprit et le sang des Beauvaux, - Cet art, cet heureux art de régner et de plaire, - Qui lui promet partout des hommages nouveaux. - -En dépit des ans Panpan est resté toujours galant, et la vue de la -jeunesse paraît l'inspirer au plus haut point. Il se montre même -d'autant plus audacieux dans ses propos que son âge lui permet de -décliner les requêtes indiscrètes. - -A Mme Héré et à sa petite-fille, Mlle de Saint-Etienne, il adresse pour -leur fête ce bouquet: - - SUR L'AIR: _M. le Prévôt des marchands_. - - 1 - - Gogo jadis eut tous mes vÅ“ux, - Minon charme aujourd'hui mes yeux. - Ah! plaignez ma triste fortune, - Elles m'ont manqué toutes deux; - Car j'étais trop jeune pour l'une, - Et pour l'autre je suis trop vieux. - - 2 - - Toutes deux ont mal pris leur temps; - Dans mon hiver, dans mon printemps, - Toutes deux en vain m'ont su plaire. - Ah! j'aurais autrement traité - La petite-fille et la mère - Dans les beaux jours de mon été. - - 3 - - De toutes deux, dit-on, c'est la fête demain. - Il faut à toutes deux un bouquet de ma main. - La Rose est un tribut qui plaît à tous les âges. - Toutes deux ayant les mêmes droits sur mon cÅ“ur, - Je dois à toutes deux offrir la même fleur: - Le même sentiment doit les mêmes hommages. - -Panpan ne se montre pas moins aimable pour la jeune amie de Mme Durival, -Mlle de Juvincourt. Un jour, il lui envoie ce quatrain: - - Malgré mes cheveux blancs, malgré votre jeunesse, - J'ai pour vous la même tendresse - Que si j'avois passé sans cesse à vos genoux - Mes cinquante passés dans ce monde avant vous. - -Depuis quelques années Panpan s'est lié de plus en plus avec Mme -Durival, et il entretient avec elle un commerce épistolaire assez -fréquent. - -Mais les deux amis s'écrivent rarement en prose: l'un et l'autre -trouvent plus agréable de cultiver à la fois l'amitié et les muses, et -c'est presque toujours en vers qu'ils échangent leurs impressions. C'est -pour eux un jeu et un plaisir. - -Complètement sous le charme de l'aimable femme, Panpan ne lui ménage pas -les compliments: - - Pour ma charmante Durival, - Je voudrais faire un madrigal; - Je voudrais qu'il fût digne d'elle; - Mais je ne fais rien de parfait, - Je ne vois rien de si beau qu'elle, - La beauté n'est que ce qui plaît. - -Un jour, Mme Durival demande à son ami une certaine eau qu'il ne possède -pas, et elle le plaisante sur le peu d'empressement qu'il met à la lui -procurer. - -Le lendemain, elle reçoit ce petit mot: - - De vos injustices d'hier - Vous aurez grande repentance; - Vos reproches me coûtent cher, - Ils m'ont fait envoyer un courrier à Valence. - L'argent n'est pas une dépense - Qui fasse voyager en l'air. - J'ai fait de plus grands frais pour vous être agréable, - Il m'a fallu donner au diable. - Cela ne doit pas étonner; - Cependant, pour jouir du bonheur de vous plaire, - Ce n'est pas de cette manière - Que j'aurais voulu m'y donner. - -A ces galants propos, Mme Durival riposte de son mieux: - - Mon généreux et tendre Veau, - En me donnant un peu de votre eau de la côte, - Vous vous arrachez une côte! - Pour vous remercier de ce présent nouveau, - Je cherche en vain dans mon cerveau. - Ainsi que votre bourse, il craint toute dépense. - Plus j'y réfléchis, plus j'y pense, - Moins je trouve des vers qui soient dignes de vous! - Si, dans votre embarras, vous vous donnez au diable, - Dans le mien, je me donne à vous. - Lequel des deux est le plus misérable?[165] - - [165] Cette pièce et toutes celles qui suivent nous ont été - communiquées par le capitaine Noël. - -Mais Panpan se pique de purisme; s'il admire les vers de Mme Durival, il -lui reproche de défigurer les plus jolies choses par les fautes les plus -grossières. - -Sensible à ces reproches, Mme Durival répond spirituellement: - - Mes impromptus sont des bâtards - Pour qui vous avez peu d'égards. - Vous dédaignez de la nature - Les fruits sans goûts et sans culture; - Hélas, vous avez bien raison, - Et je sens la comparaison. - Qui n'a point d'enfant légitime, - Ne peut prétendre qu'on estime - Les petits enfants clandestins - Qu'il fait par hasard les matins. - -Mme Durival a de la fortune, et comme elle sait combien les moyens -pécuniaires de Panpan sont restreints, elle se montre très généreuse -vis-à -vis de son ami; il ne peut témoigner un désir qu'elle ne -s'empresse de le satisfaire. Le Veau, qui a de l'amour-propre, s'indigne -d'une générosité si persistante, et il veut prendre une éclatante -revanche en envoyant chaque jour, pendant une semaine, un cadeau à sa -bienfaitrice. Ce sera, en outre, l'occasion d'une joute poétique. Il lui -écrit: - - Depuis lundi jusqu'à dimanche - Je prétends prendre ma revanche - De vos abominables tours. - Songez que vous avez sans cesse, - Au moins depuis sept ou huit jours, - Mis mon amour-propre en détresse. - Prétendez-vous donner toujours? - Vraiment ce n'est pas là mon compte. - Il faut que chacun ait sa honte. - La vôtre enfin aura son cours. - Je veux la filer à mon aise, - Mais la filer à peu de frais; - Tous les matins, ne vous déplaise, - Je vous lâche un présent tout frais. - C'est aujourd'hui que je commence, - Et cela durera longtemps. - Je prétends mettre sur les dents - Toute votre reconnaissance. - Des instruments de ma vengeance, - Voici d'abord le contenant. - Mais vous n'aurez que pièce à pièce - Le contenu de chaque espèce. - Devinez le tout maintenant. - C'est l'énigme que je vous offre. - Vous n'aurez qu'en la devinant - Tout ce qui doit remplir le coffre. - -A ces vers était jointe une cassette vide avec son couvercle. - -Mme Durival, amusée et charmée, riposte aussitôt; mais elle renvoie en -même temps le couvercle de la boîte: - - Vous avez l'art inimitable - De savoir filer le plaisir. - Sans me le rendre insupportable, - Vous faites croître mon désir. - Je brûle d'avoir vos présents! - Mais si j'obtiens à chaque pièce - Tous les jours des vers si charmants, - Ah! faites durer ma détresse, - Soyez avare de vos dons. - Dans un seul jour donner la boîte, - C'est là trop de profusion, - Et je rends à mon poète - Le couvercle, qu'il reprendra, - Et que demain il me rendra. - -Le lendemain, Panpan envoie son premier cadeau: c'est un de ces menus -objets dont on se sert pour faire le café. - - Des présents que pour vous dans le coffre j'entasse, - Le premier est le plus petit. - L'un de l'autre suivra la trace, - Brin à brin l'oiseau fait son nid. - C'est ainsi que toujours, mettant grâce sur grâce, - Dans tous les cÅ“urs bientôt vous trouvez une place. - -Chaque jour, avec ponctualité, arrive un nouvel objet destiné à la -préparation du café; toujours il est accompagné d'un compliment auquel -la dame répond de son mieux. - -Le jeudi, arrive une pièce plus importante, mais que le Veau se garde de -désigner clairement: - - Ceci n'est point une théière. - Devinez ce que c'est. Je ne le dirai pas. - Pour me venger, je veux le taire. - Vous me mettez aussi dans l'embarras; - Car je ne sais ce qui doit plus nous plaire, - De votre esprit ou bien de vos appas. - -Mme Durival feint l'ignorance, et elle répond à son bienfaisant -persécuteur: - - Ah! riez de mon embarras, - J'en ris moi-même la première, - Si ce n'est pas une théière, - Ce sera ce qu'il vous plaira... - De moi-même j'avais hier - Juré de ne plus vous écrire, - C'était donc un serment en l'air! - Mais pourquoi m'exciter à rire? - Le rire, cet appas léger, - Dont on ne voit pas le danger, - Fait bien souvent que l'on affronte - Ce qu'on n'osait penser sans honte. - D'autres que moi, tout en riant, - Ont franchi un pas plus glissant, - La raison, quoi qu'on puisse dire, - N'a pas d'armes contre le rire; - Mes vers le prouvent assurément. - Monsieur Devau heureusement - N'abuse pas des confidences. - Est-ce sagesse? Est-ce impuissance? - On en parle diversement. - Je ne sais lequel ment; - Et ce beau secret m'inquiète, - Comme celui de ma cassette. - -Dans son dernier envoi Panpan rappelle l'usage de son cadeau, puis il -offre à Mme Durival d'aller lui montrer comment les divers objets se -doivent ranger dans la boîte, et comment il faut s'y prendre pour -préparer le café: - - Quand madame Alliot me ceignit de sa main - Pour ma première épée une longue rapière, - Elle me dit d'un ton de Sénateur Romain: - «A ma toilette il faut venir demain, - Je vous apprendrai la manière - De vous asseoir, de vous lever soudain, - Malgré ce nouveau poids qui vous pend au derrière.» - Si dans l'art d'arranger mes dons de tous les jours - Vous vous croyez aussi novice - Qu'elle me le croyait dans ce noble exercice, - Je vous offre comme elle un utile secours, - Tout mon génie est à votre service. - -Après cette joute qui a duré toute une semaine et qui lui a coûté -beaucoup d'efforts, Panpan demande grâce. Pour terminer dignement la -lutte, il envoie cette épître: - - PAIX ET CONGÉ - - Ma vengeance s'était bornée - A vous accabler de cadeaux, - Et j'ai marqué chaque journée - Par des dons et des vers nouveaux. - Mais c'est de mes plats madrigaux, - Vous avoir trop importunée; - De ma cassette et de mes pots - L'histoire est enfin terminée; - Je suis au bout de ma tournée, - Je vais vous laisser en repos. - Mais faites-moi la même grâce; - De tant batailler je me lasse; - A votre esprit, brillant de feu, - Tout cela ne paraît qu'un jeu, - Qui lui coûte fort peu sans doute; - Mais moi je sais ce qu'il m'en coûte - Pour n'être auprès de vous qu'un sot. - Mon vieil esprit n'y voit plus goutte, - Je ne répondrai plus un mot. - Rimez à votre suffisance, - Et donnez, à tort, à travers; - Faites des présents et des vers; - De gratitude ou de vengeance - Je ne me donne plus les airs. - Je saurai me laisser confondre - Désormais, en homme avisé. - De vous rendre il est malaisé, - Plus malaisé de vous répondre. - -Mme Durival riposte: - - Je voulais répondre au congé - Que ta muse donne à la mienne; - Mais du froid qui glace la plaine, - Mon esprit est trop affligé. - Il est comme ces arbrisseaux - Dont tu vis hier les rameaux - Se couronner de fleurs nouvelles, - Encor plus fragiles que belles! - Aujourd'hui tout est languissant, - L'hiver d'un regard menaçant - Vient effrayer des milliers d'être - Que le zéphyr avait fait naître; - Comme eux concentrant ma chaleur, - Je te la garde dans mon cÅ“ur. - -Ce n'est pas seulement avec Panpan que Mme Durival exerce sa muse. -Souvent aussi avec Cerutti elle correspond en vers. Un jour elle lui -adresse «de jolis vers en ille», mais Cerutti est malade et c'est la -duchesse de Brancas qui prend la plume: - -«M. Cerutti comptait vous répondre en vers en ille ou en aille, mais -depuis trois semaines il a un rhume qui a mis sa poitrine et sa muse sur -les dents. Je suis témoin, madame, du chagrin qu'il a de ne pas vous -écrire et de son regret d'être éloigné de vous et des autres bons amis -de Fléville.» - -Cependant dans un moment d'accalmie, Cerutti se met à l'ouvrage et il -compose ces bouts rimés en «aille» qui se ressentent assurément de -l'état maladif de leur auteur: - - Si j'oubliais Petronaille - Ou la dame qui la chamaille - Sitôt qu'elle métaphysicaille - Je ne ferais rien qui vaille. - Mais la poitrine me tiraille, - Sans cesse je tressaille, - Et toujours j'écrivaille. - Je bâille, je bâille, je bâille - Je finis de peur qu'on me raille. - - - - -CHAPITRE XXII - -1781-1783 - - Vie de Mme de Boufflers en Lorraine.--Correspondance avec - Panpan.--Réception de Tressan à l'Académie.--Le chevalier vient - avec son régiment à Joinville.--Ses visites à Nancy et à la - Malgrange. - - -De 1781 à 1783 l'existence de Mme de Boufflers se poursuit paisiblement -sans événements bien marquants. Elle se rend encore quelquefois à Paris -pour voir sa sÅ“ur et son frère, mais ses voyages se font de plus en -plus rares, et presque toute sa vie s'écoule maintenant en Lorraine dans -un milieu cher à son cÅ“ur, où elle trouve autant d'agrément que de -charme. - -La vieille marquise supporte gaillardement le poids des ans, de ses -soixante-dix ans; elle est toujours gaie, aimable, spirituelle, et plus -que jamais elle traîne à sa suite son cortège de vieux adorateurs, -Bauffremont, Panpan, Dumast, etc. - -Son activité physique ne le cède en rien à son activité morale. Elle n'a -rien changé à son genre de vie; elle est sans cesse en déplacement chez -ses amis, à Fléville, à Sommerviller, à Scey-sur-Saône, à Lunéville; -quand elle réside à Nancy, elle fréquente la société, va au spectacle, -dîne en ville, soupe, reçoit, elle ne se donne pas un instant de repos. -Il semble que l'âge reste sans action sur cette nature nerveuse et -énergique. - -Les soucis ne paraissent pas avoir sur elle plus de prise que les -infirmités physiques. Ils ne lui sont pas épargnés cependant, et elle -éprouve, peut-être le plus cruel de tous dans la vieillesse, la -pauvreté. A mesure que ses besoins augmentent, que le bien-être lui est -plus nécessaire, ses ressources financières diminuent, et elle est -réduite aux expédients. - -Mais la marquise est loin de prendre au tragique ses revers de fortune; -elle vit au jour le jour, sans souci du lendemain. Elle plaisante -elle-même sa propre misère quand elle écrit: - - SUR L'AIR: _Tous les hommes sont bons_. - - J'ai trouvé le moyen - En ne dépensant rien - De manger tout mon bien. - J'ai joué, - J'ai perdu; - Pour payer - J'ai vendu - Ma chemise. - Chez moi l'on ne verrait pas, - Même à l'heure du repas, - Nappe mise. - -Si sa situation personnelle est précaire, Mme de Boufflers est-elle au -moins plus heureuse du côté de ses enfants? A-t-elle la satisfaction de -les voir dans une position brillante? En aucune façon. Son fils le -chevalier n'a pas un sol vaillant; sa fille, Mme de Boisgelin, est -complètement ruinée; tous deux sont la proie des dettes criardes et des -créanciers. - -Du reste cette situation lamentable n'altère en rien la bonne humeur des -uns et des autres. Quand on n'a pas d'argent, l'on s'en passe, ou l'on -fait des dettes, et c'est à ce dernier parti qu'ils s'arrêtent tous -communément. Il y a dans cette société un tel besoin d'amusement, qu'il -prime toutes les autres considérations. - -En dehors des amis intimes que nous connaissons, la marquise trouve -autour d'elle des personnalités fort agréables. Bien que déchue de son -ancienne splendeur, Nancy n'en est pas moins resté la capitale d'une -province et un centre intellectuel qui offre de précieuses ressources. -L'intendant, M. de la Porte, et sa femme sont charmants; ils aiment le -monde et donnent sans cesse des spectacles, des soupers, des fêtes. -L'évêque n'est pas moins accueillant et ses salons sont renommés pour -leurs brillantes réceptions. Il y a en outre dans la ville bien des -personnes de distinction qui reçoivent avec plaisir. Partout Mme de -Boufflers est invitée, recherchée. Outre son charme personnel, -n'est-elle pas le représentant le plus brillant et la vivante -incarnation de cette ancienne Cour qui a laissé d'impérissables -souvenirs? - -Mais il n'y a pas à Nancy que la société française; on y trouve une -colonie étrangère très nombreuse et très distinguée. - -Les Anglais, en particulier, se plaisent énormément en Lorraine; on voit -tous les ans force insulaires fuir les brouillards de leur pays et -installer leurs pénates dans l'ancienne capitale du roi de Pologne. -Plusieurs sont de la plus grande distinction et leur présence contribue -à apporter beaucoup d'animation et de gaîté dans les relations du monde. - -Mme de Boufflers est particulièrement liée avec Mme Grenville, sÅ“ur de -M. Pitt. C'est une femme infiniment aimable et d'un caractère très -original. Elle a une bonne maison, un mari très sensé, homme de mérite, -et une fille de quinze ans, jolie et bien élevée. - -Mme de Boufflers passe la plus grande partie de l'hiver 1781 à Nancy, en -compagnie de Mme de Boisgelin. Elle va seulement de temps à autre à -Lunéville voir Panpan; il est toujours l'ami le plus aimé, et dès -qu'elle s'éloigne de lui, c'est pour le regretter. Mais qu'elle soit à -Nancy, à Fléville, à Saint-Germain, elle trouve toujours le temps de lui -écrire. - -(De la main de Mme de Boisgelin)... - - - «Nancy, 5 février. - -«Je suis bien fâchée d'avoir tant pris de vos vilaines liqueurs, tout le -monde les a trouvées détestables. - -«Vous voulez des nouvelles, et moi je n'en sais point... - -«J'ai eu un moment la tentation de partir avec Mme de Lenoncourt pour -vous aller voir; mais je pense qu'il ne faut pas crever mes chevaux pour -le plaisir d'un moment, quelque touchant qu'il soit pour moi. - -«J'ai retrouvé ceci beaucoup plus gai que je l'avais laissé. J'ai été -étonnée hier de la manière dont on a joué les _Jumeaux vénitiens_ et les -_Caquets_. Mmes de la Porte m'avaient engagée à aller avec elles. M. de -la Porte, à qui j'ai fait des reproches qu'il ne vous répondait pas, m'a -dit qu'il allait vous écrire. - -«L'évêque et lui ont des assemblées superbes et charmantes. Tous les -appartements échauffés et éclairés comme ceux de Mme de Chaulnes, quand -Monsieur y dînait. Les grands soupers suivent. - -«Je dîne demain chez Mme de Grenville avec ma Durival, et puis encore -avec elle chez mon Dumast. Nous dînons ici ensemble, quelquefois aussi à -Fléville. Nous buvons du vin d'Arbois. Enfin nous passons assez bien -notre temps d'exil; mais en sentant toujours qu'il n'y a point de -bonheur sans vous, car l'amusement ne vous remplace pas. - -«Je suis fâchée de toutes ces dépenses qui vous mettent mal à l'aise. -J'espère, au mois de février, être en état de vous faire des offres -d'argent. - -«M. de Beauvau m'a envoyé une espèce de tasse renforcée qui est la plus -jolie chose du monde. Il souffre toujours, mais il se croit pourtant -mieux. - -«Ce qui fait que les poires ne sont pas bonnes, c'est qu'on les a faites -avec du jus de raisiné, qui est une des plus mauvaises choses que je -connaisse. - - - «15 décembre. - -«Si je trouve une occasion, je vous enverrai trois livres de café. - -«Il n'y a rien de si noble que de te demander un envoi de confitures de -Rousselet, car c'est d'un ragoût que l'on n'a point goûté. - -«Je vous enverrai une vieille paire de gants, car je venais d'en faire -des générosités à Manon et à Nanette. - -«J'ai eu hier une assemblée si nombreuse qu'on ne savait où se mettre. -C'était surtout des Anglais. On a joué au vingt-et-un et au whist. Le -souper était de vingt couverts, excellent. Sept ou huit personnes -étaient restées dans le salon, faute de place. - -«Voilà Thérèse qui ne veut pas vous parler de loin. Ainsi, adieu, mon -cher Veau, car je n'en puis plus, ce qui n'empêche pas d'aimer bien et -beaucoup son Veau.» - -Bien que vivant éloignée de la capitale, Mme de Boufflers prenait -toujours un très vif intérêt à tout ce qui s'y passait, principalement à -ce qui regardait ses amis; sa sÅ“ur de Mirepoix, ou, à son défaut, son -frère de Beauvau, la tenaient fidèlement au courant de tous les -incidents marquants de la vie parisienne. C'est ainsi qu'elle apprit -tous les détails de la réception de Tressan à l'Académie, détails qui -pour elle étaient doublement intéressants. - -Cette réception n'était pas passée inaperçue et elle avait soulevé mille -tracasseries qui amusèrent beaucoup la vieille marquise. - -Plus encore que de nos jours peut-être, ces fêtes littéraires -jouissaient d'une vogue inouïe. Comme il était de bon ton d'y figurer, -toutes les belles dames de la Cour et de la ville s'y précipitaient, et -plus d'une aurait préféré risquer sa vie que de manquer une réunion -aussi «courue». Point n'était besoin de connaître l'heureux élu ou de -s'intéresser aux choses de l'esprit. - -Les billets pour la réception de Tressan ne furent pas moins recherchés -qu'il n'était d'usage en pareil cas; le concours fut même d'autant plus -grand, que, se conformant à une habitude assez ancienne, l'Académie -avait décidé de recevoir le même jour les deux derniers élus, MM. -Lemière et de Tressan. Il y eut donc double affluence de parents, -d'amis, de curieux. Cette double réception fut même la cause d'une -tracasserie soulevée par M. de Tressan et qui ne se termina pas à son -honneur. - -L'Académie mettait à la disposition du nouvel élu une tribune entière -pour sa famille et ses amis. Quant il y avait deux réceptions, les deux -élus se partageaient la tribune. - -Tressan, nous l'avons vu, devait être reçu le même jour que M. Lemière. -Dès qu'il en fut informé, le comte ne craignit pas d'écrire au -secrétaire perpétuel de l'Académie, pour lui demander une tribune -particulière afin que la comtesse de Tressan et ses amies ne soient pas -confondues avec Mme Lemière et sa société. - -Evidemment Tressan, bien que philosophe, ne marchait pas avec son -siècle. Sa prétention parut d'autant plus choquante que les idées -égalitaires gagnaient chaque jour du terrain et que le cas s'était déjà -présenté sans soulever la moindre difficulté. - -D'Alembert répondit spirituellement à son confrère que la compagnie -n'admettait aucune distinction de rang et il lui rappelait que le prince -de Beauvau, d'assez bonne noblesse cependant, n'avait fait aucune -difficulté pour être reçu le même jour que M. Gaillard, et que la -princesse avait fait à la sÅ“ur de M. Gaillard les honneurs de leur -commune tribune avec une grâce charmante. - -La réception eut lieu le 25 janvier 1781. L'affluence fut énorme, l'on -s'écrasait à l'envi; beaucoup de femmes ne purent s'asseoir, plusieurs -s'évanouirent, bref ce fut un véritable succès. Dès deux heures et demie -la salle était comble. La première tribune était occupée par la duchesse -de Chartres, la comtesse de Genlis et quelques autres dames de la Cour. -On remarquait encore dans l'assistance la princesse de Nassau, la -duchesse de Coigny, Mmes de Lauzun, de Boufflers, de Sabran, de -Schouwaloff, de Grammont, de Beauharnais, etc. On y voyait même la -célèbre Mme Bouret, la _Muse limonadière_! Tranquillement assis autour -du feu dans leur salle d'assemblée, les académiciens laissèrent son -Altesse Royale et toute l'assistance se morfondre impitoyablement -jusqu'à trois heures. - -Mme Lemière, jeune et jolie, attirait tous les regards, tandis que -personne ne faisait attention à Mme de Tressan, vieille et laide. - -Le discours de M. Lemière fut original. «Au lieu de se prosterner aux -genoux de l'Académie à l'exemple de ses devanciers, il prétendit que -cette modestie déplacée dégradait également le récipiendaire et les -juges», il se rendit témoignage de n'avoir brigué le fauteuil académique -que par ses travaux, et il reprocha même assez aigrement à ses -confrères de l'avoir fait attendre trop longtemps. - -Le discours de Tressan fit peu d'effet; il s'efforça d'imiter dans son -style la naïveté des anciens chevaliers, mais le public n'y vit que les -efforts languissants d'un vieux paladin. - -Dans le courant de l'année 1781, le chevalier de Boufflers, qui se -morfondait sur les côtes du Nord, eut l'agréable surprise d'être envoyé -avec son régiment à Joinville, jolie petite ville située sur les bords -de la Marne. - -Ce déplacement lui était doublement précieux, car il l'enlevait à une -garnison odieuse et ensuite il le rapprochait de Mme de Sabran et aussi -de la Lorraine. - -Son premier soin, dès qu'il a terminé son installation à Joinville, est -d'aller voir sa mère, mais, hélas! il la trouve bien changée et ses -lettres laissent percer la déception qu'il a éprouvée en la revoyant. -Lui qui accourt le cÅ“ur chaud, ravi de retrouver celle qu'il aime -toujours si tendrement, ne peut se défendre d'une douloureuse sensation -en voyant la marquise assez détachée de sa famille et n'attachant plus -d'importance qu'à l'orthographe, aux synonymes, enfin aux mille petites -manies qui ont fini par envahir sa vie. C'est que Mme de Boufflers est -arrivée à l'âge où le cercle des intérêts se rétrécit comme celui des -idées et où les habitudes journalières prennent l'importance -d'événements capitaux. - -C'est à sa sÅ“ur que le chevalier raconte assez tristement sa -désillusion et il ne peut lui dissimuler le chagrin que lui fait -éprouver ce commencement de déchéance intellectuelle chez une femme -jusqu'alors si active, et aux idées si larges. - - - «Mardi. - -«Il faut donc me déterminer à t'écrire le premier, moi qui ai tant de -peine souvent à t'écrire le second; c'est tout ce que je pourrais faire, -si tu étais autant mon aînée que tu es ma cadette... - -«J'ai si bien perdu l'habitude de ce pays-ci qu'il est devenu comme -étranger pour moi. Il me semble aussi l'être devenu pour tout ce qui -l'habite et presque pour ma mère. Ce n'est pas qu'elle ne m'ait bien -reçu, mais je ne suis ni Panpan, ni Thérèse, ni M. Dumast pour elle. -Elle serait aussi aimable que jamais si les synonymes français, -l'histoire ancienne et le trictrac lui en laissaient le loisir, mais -elle ne plaît que quand elle n'a rien de mieux à faire. - -«En voilà plus qu'assez, ma bonne fille, il n'est pas dit qu'une lettre -à ton adresse doive être de ta taille. Adieu, reçois bien mon petit -officier, et regarde-toi en tout état de cause comme la tante du -régiment de Chartres.» - -Quelques jours après, nouvelle lettre. Le chevalier a profité de son -séjour en Lorraine pour s'occuper de ses intérêts, visiter ses abbayes, -rendre ses devoirs à ses chefs militaires; il fait part à sa sÅ“ur de -toutes ses démarches et en même temps il se plaint amèrement d'un -silence qui se prolonge et qui lui paraît incompréhensible. - - - «Metz, ce 11. - -«Il n'est pas possible que tu n'aies pas reçu de mes nouvelles, ma chère -enfant, et il n'est pas concevable que je n'aie pas des tiennes. Tu sais -que cette sécurité, que tant de gens m'envient et que d'autres me -reprochent, ne s'étend point jusqu'à ce qui te regarde et si tu m'as -négligé, tu dois te représenter la peine que tu me fais. Je sais que tu -es arrivée en bonne santé, mais cela ne me suffit pas; je suis devenu -bien exigeant, il est vrai que je permets, que j'exige même qu'on le -soit avec moi. - -«Je suis venu hier à Metz pour voir le maréchal et le comte, et pour -retarder la chute de mon église. Tous mes objets sont remplis, au comte -près, que je ne verrai que ce matin. J'ai été fort content de la -réception de mes supérieurs ecclésiastiques et militaires. Cela -indiquerait au premier coup d'Å“il que je suis aussi bon soldat que bon -prêtre. L'abbesse est toujours la même; elle prouve qu'on n'a pas besoin -de force pour se soutenir et cela est bien rassurant pour ceux qui -doivent aimer ma Boisgelin dans vingt ou trente ans, car il y en a, il -s'en présentera, etc. - -«Adieu, mon cÅ“ur, je retourne demain à la Malgrange me consoler ou -m'affliger suivant les lettres que je trouverai.» - -Boufflers n'écrit pas qu'à sa sÅ“ur; Mme de Sabran a bien droit aussi à -quelques nouvelles, et comme elle a reproché à son ami de n'avoir pas -suffisamment surveillé ses abbayes, il lui répond: - -«Tu as bien raison, chère sÅ“ur, je n'ai point assez passé de temps à -mon abbaye. Mais, comment aurais-tu fait à ma place, à moins de déclarer -une brouillerie ouverte qui eût été contraire à mes intérêts?... Au -reste, en 83, j'aurai 5,000 livres de rente de plus, ce qui, joint à -beaucoup de dettes de moins, me mettra dans une grande opulence. Mais -j'aurais 100,000 livres de rente que je haïrais toujours un état qui -m'empêche d'être plus que ton amant.» - -On voit que maintenant Boufflers n'hésite plus à tutoyer dans sa -correspondance Mme de Sabran; mais cette familiarité paraît à la dame -intempestive et elle répond malicieusement: - -«A propos, ayez la bonté de ne plus me tutoyer dans vos lettres, cela -les rend trop semblables à d'autres.» - -Le chevalier, qui ne se tient pas pour battu, répond. - -«Et pourquoi me défendez-vous de te tutoyer? De peur, dis-tu, cher -amour, que mes lettres ne ressemblent à d'autres. J'aime bien mieux ne -jamais écrire d'autres lettres pour n'être point gêné dans celles que je -t'écris. Ce _vous_ me glace; il me semble que rien de ce que tu -m'inspires ne s'accorde avec lui. C'est comme s'il fallait toujours te -faire la révérence au lieu de t'embrasser. Retire ta défense, chère -Sabran; si tu me rends poli tu me rendras faux et froid, et surtout -gauche. L'amour est un enfant mal élevé[166].» - - [166] _Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de - Boufflers._ Plon, 1875. - -Entre temps, Mme de Sabran est venue, elle aussi, en Lorraine chez des -amis. Boufflers l'engage à profiter du voisinage pour le venir voir à la -Malgrange: - -«Viens dîner ce matin à la Malgrange avec ma mère et moi, jolie enfant. -Il fait un temps charmant; tu verras une maison fort propre, un joli -jardin et un arbre gros comme le bois de Boulogne, qui porte trois ou -quatre millions de bouquets sur la tête.» - -Boufflers s'efforce, pendant son séjour en Lorraine, d'améliorer son -petit domaine, de l'embellir et de le rendre tout à fait séduisant. La -Malgrange est devenue une de ses passions. Il écrit à sa sÅ“ur, qui -s'est enfin décidée à lui répondre: - - - «La Malgrange. - -«Mme de Boisgelin, il ne fallait pas moins que votre lettre après votre -silence. Je sentais plus que de l'ennui à être oublié de vous. Je me -rappelais tout ce que vous m'aviez dit et je me disais: Il faut que ce -ne soit pas vrai puisqu'elle ne me dit plus rien. Je me repentais déjà -de vous avoir cru pour moi d'autres sentiments que ceux que vous auriez -pour tous les frères du monde, et j'essayais de rentrer dans les limites -de l'amour fraternel. Vous m'évitez par votre lettre une peine bien -fâcheuse et bien inutile, celle de travailler à vous moins aimer. Enfin -cette lettre, toute charmante qu'elle est, me fait encore plus de bien -que de plaisir. Tiens, mon enfant, nous sommes frère et sÅ“ur de corps -et de nom, mais il me semble que nos âmes se sont épousées; je ne sais -pas si elles ont fait l'une et l'autre un trop bon mariage, mais -j'espère au moins qu'elle ne feront jamais mauvais ménage. - -«Je me porte de mon mieux, je vais et je viens, je passe ma vie entre -Joinville et la Malgrange, et je me partage entre mes housards et mes -fleurs. Quand je dis mes fleurs, je me vante, car je n'en ai pas une, -mais c'est pour me peindre en agréable, et si ce ne sont pas des fleurs -de jardin, elles sont des fleurs de rhétorique. - -«La Malgrange sera bientôt digne de vous recevoir; depuis longtemps je -ne fais que l'embellir; il faudrait encore longtemps pour la rendre -belle, mais elle devient riante. J'ai dessiné et planté une partie des -jardins, j'ai réparé et blanchi les bâtiments, je meuble quelques -chambres un peu plus honnêtement; surtout j'y cultive les fraises, les -cerises, les abricots, les pêches, les figues et les muscats avec le -plus grand succès. Enfin il n'y manque que ma mère et vous pour tout -gâter et pour tout manger. - -«Adieu, ma bonne, je t'aime bien quand je ne te vois pas.» - -Si Mme de Boisgelin est une médiocre correspondante, elle n'en aime pas -moins tendrement sa mère et son frère, et elle le leur prouve à -l'occasion. Ayant eu la bonne fortune de gagner au jeu une somme assez -importante, elle veut que toute la famille participe à cette heureuse -aubaine, et elle envoie quelque argent à sa mère avec une lettre des -plus affectueuses. Ce Pactole inattendu met la Malgrange en allégresse -et soulève les cris d'enthousiasme de la marquise et du chevalier: - - - «11 mai. - -«Tu as écrit une lettre charmante, car elle a fait pleurer même d'autres -yeux que ceux de Panpan. Ma mère et moi et tout ce qui est ici, nous te -louons impudemment depuis le matin jusqu'au soir, comme si ce n'était -pas un peu nous louer nous-mêmes. Tu n'as qu'un défaut (ce qui est -peut-être une excellente qualité), c'est de te cacher à toi-même encore -plus qu'aux autres, et de ne montrer ce que tu vaux que dans les -occasions. - -«Je ne sais pas bien quand je te reverrai, mais je sais que c'est avec -plus de plaisir que jamais, parce que je viens de faire connaissance -avec toi. Je laisse la plume à ma mère qui s'en servira mieux. Pour moi -c'est assez de te dire et de te répéter que je t'aime à la folie. - -(De la main de Madame de Boufflers.) - -«Qui n'en dit pas autant? il faudrait ne vous avoir ni vue ni revue. -Nous avons tous pleuré en lisant votre lettre. Il me semblait que -c'était à moi à dire de vous ce que vous disiez de moi. Votre argent est -arrivé tout de suite. Tout le monde vous aime à la folie.»[167] - - [167] Toutes les lettres de Boufflers à Mme de Boisgelin citées - dans ce chapitre nous ont été communiquées par M. le comte de - Croze-Lemercier. - - - - -CHAPITRE XXIII - -1781-1783 - - La vie à Fléville.--Cerutti à Paris.--Mme Durival perd sa - mère.--Sa douleur. - - -En juillet 1781 Mme de Boufflers et Panpan sont installés à Fléville et -«crient» avec tous les hôtes du château après l'arrivée de Mme Durival. -On lui ordonne de venir sans délai au nom de l'amitié, de la -philosophie, de l'éloquence. L'amitié, c'est Mme de Brancas; la -philosophie, Cerutti; l'éloquence, Mme de Boufflers, Panpan et l'abbé -Quénart. Tant qu'elle ne sera pas là , tous les jours paraîtront longs et -les plaisirs imparfaits; elle devrait passer à Fléville toute sa vie! - -Cerutti insiste auprès d'elle et lui rappelle ses engagements: - -«Vous avez promis de venir passer quinze jours à Fléville, Mme de -Brancas vous prie de tenir une promesse à laquelle elle attache un -véritable prix... Le Veau beugle après vous, et moi je crie comme un -aigle contre votre absence.» - -Mais Mme Durival résiste aux plus pressantes instances. Son ami -mécontent lui écrit sévèrement: «Vous vous étiez engagée à venir, mais -vous promettez par sensibilité et vous vous dispensez par inconstance. -La mobilité extrême de votre génie qui le rend si aimable, le rend -quelquefois un peu léger.» - -Cependant Fléville est toujours un séjour enchanteur. Non seulement l'on -y voit réunie toute l'aimable société que nous connaissons, mais c'est -le seul endroit de la Lorraine où l'on trouve quelque fraîcheur pendant -l'été; «on ne voit plus d'herbe qu'ici,» écrit Mme de Lenoncourt; -partout ailleurs «l'on brûle et l'on dessèche». Le salon est frais -«comme un souterrain», quand Mme de Brancas du moins ne s'avise pas de -tenir les fenêtres ouvertes aux heures les plus chaudes de la journée. - -Au mois d'août, les hôtes du château organisent des divertissements -variés pour fêter dignement l'anniversaire de la duchesse qui est le 25, -jour de la Saint-Louis. Mme Durival, qui s'est enfin décidée à rejoindre -ses amis, prépare en secret une grande représentation dramatique; on -répète une comédie de Lantier, _l'Impatient_. Cerutti joue le rôle du -Magister, Mme Durival celui de l'Impatient. Costumes, décors, tout est -l'Å“uvre de la châtelaine de Sommerviller. On a réservé à Panpan une -mission des plus importantes; c'est lui qui est chargé d'annoncer la -pièce. Il remplit en outre les fonctions de souffleur, et de ces deux -rôles il se tire fort brillamment. - -Dès que le rideau est levé, le Veau s'avance sur le devant de la scène -et lit ce prologue de sa composition: - - J'ai vu Voltaire, à Sceaux, d'une illustre princesse - Égayer la retraite et les amusements: - Heureux, si nous pouvions, Madame la duchesse, - Employer aujourd'hui de semblables talents! - Lorsqu'à vous célébrer chacun s'empresse, - Je n'irai point à de si nobles chants - Mêler, dans l'ardeur qui me presse, - De vieux et trop faibles accents. - De Lantier la muse riante - Va sans doute vous amuser; - Pour moi, je n'ose rien oser; - Qui pourrait vous chanter, quand Cerutti vous chante[168]? - - [168] Ces détails et une partie des lettres de Cerutti sont - extraits du très curieux article de M. JACQUES sur Mme de - Brancas. _Annales de l'Est_, 1888. - -La pièce est jouée à merveille, elle a le plus grand succès. Mme de -Brancas, ravie de la surprise, ne se lasse pas d'applaudir ainsi que ses -invités. - -Après ces brillantes réjouissances, les hôtes de Fléville se séparent et -chacun regagne ses pénates. Au mois d'octobre la duchesse rentre à -Paris, toujours accompagnée du fidèle Cerutti. - -Mais le séjour dans la capitale est loin d'être favorable à l'ancien -jésuite; les premiers froids l'éprouvent cruellement. C'est à Mme -Durival qu'il confie les ennuis qu'il éprouve dans sa nouvelle -résidence: - - - «5 novembre 1781. - -«Je ne cours pas encore Paris. Je suis occupé à me garantir du froid, du -bruit et de la fumée. Mme de Brancas jouit en paix de son vaste et -magnifique logement. Elle tousse cependant au milieu de sa -magnificence[169], mais le plaisir de se voir à Paris et de revoir ses -amis est un baume pour sa blessure. - - [169] Mme de Brancas occupait un logement au Louvre. - -«Ma santé est en dispute avec l'air de ce pays-ci. J'essaie de tenir -bon. Je monte presque tous les jours à cheval, je prends du lait de -chèvre...» - -Heureusement Cerutti est distrait de ses maux par ses relations -mondaines; il dîne en ville, il soupe avec ses amis, en particulier avec -Saint-Lambert, qui lui demande longuement des nouvelles de tous ses amis -de Lorraine, de Mme de Boufflers, de Mme Durival, de Panpan, etc. - -Au mois de janvier 1782, il écrit encore longuement à Mme Durival pour -la mettre au courant des racontars de la capitale. - - - «Paris, ce 19 janvier 1782. - -«Comme on dit que tout le monde sera tué lundi, jour de la fête, il faut -bien vous écrire, madame, pour vous dire un éternel adieu. Car -n'imaginez pas que, malgré mon rhume, ma prudence, et les avis de tout -le monde, je veullle renoncer au plaisir de voir le feu, les -illuminations et la joie publique. Ce jour-là je courrai tout Paris -comme si j'étais mordu de la tarentule. J'ignore dans quelle rue je -périrai, mais je m'en console d'avance par l'espérance d'une épitaphe -que vous me ferez. - -«Sérieusement, je ne crois pas à un seul des mauvais bruits répandus à -ce sujet dans Paris. Il y a des gens qui se plaisent à effrayer le -peuple et ensuite ils rient de sa frayeur comme l'on rit de celle des -enfants. - -«L'on a dit que Paris serait incendié, égorgé, dépouillé, que cent mille -escrocs étaient arrivés de tous les coins du monde avec des massues, des -brûlots, des nÅ“uds coulants; que la rivière de Seine serait comblée de -cadavres, que trente personnes échapperaient seules et que la prédiction -en était dans Mathieu Landsberg. Elle est digne de lui. Enfin on attend -ce jour avec tremblement, comme un jour de bataille et de carnage. - -«Vous croirez peut-être que j'exagère, point du tout. La sottise va -encore plus loin que je dis, et rien n'égale l'horreur des prophéties -que l'on a faites. Vous savez que les mauvais prophètes trouvent plus de -croyants que les bons; vous connaissez la stupidité populaire. Si vous -étiez à Paris en ce moment-ci, vous pourriez faire un traité là -dessus. -J'espère qu'il serait plus intelligible que ce que vous avez mandé sur -moi à Mme de Brancas. - -«Qu'avez-vous voulu dire par vos bouffées de fumée et toutes vos belles -métaphores? Je m'entends un peu en figure de rhétorique, mais je n'ai -rien compris à celle-là . Je suis bien aise que votre éloquence -s'embrouille quelquefois ainsi que la métaphysique de votre amie. Cela -m'arrive si souvent! J'aime à vous ressembler en quelque chose. - -«J'ai rencontré ces jours derniers Marmontel qui parle de vous comme -Panpan et moi nous en parlerions. - -«Les querelles de la musique sont un peu assoupies; il s'en est élevée -une autre. L'Académie française s'est divisée pour M. de Condorcet; La -Harpe était à la tête du parti qui voulait M. Bailly. L'élection d'un -pape ne connaît pas plus de mouvements qu'il n'y en a eu. Toutes les -fourmilières croient élever des montagnes en élevant leur petit tas de -poussière. - -«Avouez, madame, que la tranquillité champêtre est bien au-dessus de -tout cela. Que je regrette les jours que nous passions à disputer et à -disputailler. - -«Mon rhume ne veut pas finir. Mme de Brancas supporte le sien avec cette -douceur inaltérable que vous lui connaissez. Elle me charge de mille -choses tendres pour vous, et pour Mlle de Juvincourt. - -«Voulez-vous bien dire ou plutôt peindre à Mme la marquise de Boufflers -tout le vide qu'on ressent loin d'elle et de vous.» - -Les plaisirs de Paris, quelque nombreux et variés qu'ils soient, ne -remplacent pas pour Cerutti les agréments de la campagne. La société qui -l'entoure ne lui inspire qu'antipathie et répulsion, il regrette la vie -des champs, la nature et surtout l'amie charmante à laquelle il s'est -sincèrement attaché: - - - «Paris, 9 février 1782. - -«...Vous dites que ma lettre à M. de Marsanne n'est pas d'un mort; je -ne le suis pas tout à fait; mais je sens que si je demeurais de suite en -ce pays-ci, je mourrais d'inanition. Comment cela? Parce que mon cÅ“ur -n'y trouve rien de ce qui lui convient. Il aime la vérité, et le monde -la déguise sans cesse; il aime la bonté et presque tous les esprits sont -devenus méchants; il aime l'équité, et de toutes parts je ne vois -qu'injustice et partialité; j'aime le repos, ce lieu-ci est le tombeau -des gens tranquilles; le bruit seul que j'entends me persécute; enfin -j'aime l'indépendance, et ici il faut être ou martyr complaisant ou -ridicule...» - -Au mois de juin 1782, Mme Durival eut la douleur de perdre sa mère -qu'elle aimait tendrement; elle en ressentit un chagrin profond et tout -son entourage s'efforça d'apporter quelque adoucissement à ses regrets. - -Mme de Boufflers, qui se trouvait à Nancy, prit une part très vive à la -douleur de sa meilleure amie. A ce propos elle écrivait à Panpan: - - - «Vendredi, 2 juin 1782. - -«Qui m'aurait dit que la mort de Mme Dufrène me donnerait un chagrin -sensible? Je ne l'aurais pas cru, ni vous non plus, mon cher ami. - -«D'abord j'ignorais combien ma pauvre amie lui était attachée. Ce que -Mlle de Juvincourt dit de son état perce l'âme, et le mouvement d'amitié -qui l'a portée à vouloir m'écrire, sans le pouvoir, m'a touchée -jusqu'aux larmes.» - -Panpan, très affecté du malheur d'une amie qui lui est chère, se montre -des plus empressés auprès d'elle et il lui offre même, pour échapper à -de pénibles souvenirs, de venir partager sa modeste demeure de -Lunéville. Mme Durival n'accepte pas l'offre du Veau, mais, touchée de -sa sensibilité, elle lui répond ces lignes touchantes: - - - «Nancy, le 15 mars. - -«Ce n'est pas une réponse, mon cher ami, que je fais à votre charmante -lettre, on ne répond pas à ces choses-là ; par la même raison ne vous -croyez point obligé de répondre à ceci. Je cède au besoin d'épancher un -sentiment bien doux et je ne veux pas vous donner d'autre peine que -celle de me lire. Vous avez une âme bien délicate et bien rare; il -semble que vous teniez dans votre main toutes les fibres du cÅ“ur de vos -amis. Vous y faites naître sans cesse de nouveaux sentiments de -tendresse pour vous et de contentement pour soi-même, car on ne saurait -sentir croître l'amitié qu'on a pour vous sans s'en estimer davantage.» - - - «Nancy, 5 août 1782. - -Mme de Boufflers s'inquiète de Mme Durival, dont le chagrin, loin de -s'atténuer, ne fait que croître; elle lui écrit tendrement en -l'exhortant à reprendre courage et à se rattacher à la vie: - - - «4 juillet. - -«On m'a dit hier que vous reveniez ici, ma céleste amie; ainsi, au lieu -d'aller demain à Commercy comme j'en avais bien envie, j'allais envoyer -savoir de vos nouvelles, quand M. Jobard m'a envoyé celles qu'il venait -de recevoir de madame sa femme. - -«Il ne faut pas qu'une raison supérieure comme la vôtre cède à la -sensibilité, car quelque aimable que soit cette qualité elle deviendrait -faiblesse, si on ne lui opposait pas le courage qui convient. - -«Je suis bien touchée de l'attention que Mlle de Juvincourt a eue de me -faire savoir de vos nouvelles; je ne sais si je vous ai parlé du tendre -intérêt de M. de Bauffremont. Mme de Lenoncourt m'a chargée de vous dire -que c'était par intention qu'elle ne vous écrivait pas. - -«Pour moi qui sais bien que vous vous dites mieux que moi ce que je -pourrais vous dire, je vous écris parce que je ne pense qu'à vous, -depuis la dernière fois que je vous ai vue et qu'il m'est impossible de -ne pas vous le dire.» - -Cerutti était à Paris au moment de la mort de Mme Dufrène; dès qu'il -apprend le malheur qui frappe son amie, il s'empresse de lui écrire: - - - «A Paris. - -«Je prends une part véritable, madame, à la perte que vous venez de -faire. C'est un cruel moment que celui où l'on reste seul de sa famille. -Il est si doux de pouvoir nommer une mère, retrouver un père. Votre -douleur est juste et loin de vous en distraire j'aime à y mêler les -miennes. - -«Mon caractère, plus enclin à la mélancolie que le vôtre, embrasse -avidement toutes les idées qui peuvent nourrir les regrets. J'ai passé -les deux tiers de ma vie à regretter les biens que j'ai perdus. Ni le -présent ni l'avenir n'ont jamais occupé mon imagination au point de la -consoler. Comme vous avez plus de mouvement dans l'esprit, vous devez -être plus esclave des objets et plus docile aux espérances. Vous êtes -d'ailleurs entourée d'amies, elles composent pour vous une famille -nouvelle, choisie par votre cÅ“ur et digne de vos vertus. Vos amis -absents peuvent se reposer de votre bonheur sur Mlle de Juvincourt. Si -quelque mauvais cÅ“ur refusait de croire à l'amitié, votre union -suffirait pour le détromper et le rendre meilleur. - -«Je suis chargé, de la part de Mme la duchesse de Brancas, de vous dire -combien elle compatit à votre affliction, combien elle voudrait être à -portée de l'adoucir, enfin combien elle sera charmée de vous revoir au -mois de mars à Fléville.» - -Quelque temps après, il lui écrit encore ces lignes vraiment étranges -sous la plume d'un ancien jésuite: - - - «Paris. - -«Il faut savoir subir les lois de la nature sans crier inutilement -contre elle. Les choses sont ce qu'elles peuvent être et nous ne serons -jamais ce que nous voudrons devenir. Je sais que des charlatans de -toutes espèces ne cessent de nous flatter. L'un nous promet la vie -éternelle, l'autre l'éternelle santé, l'autre la pierre philosophale, -l'autre le règne de l'évidence...; mais ce sont des charlatans!» - -Et il ajoute pour la détourner de chercher un appui dans la Providence: - -«Il faut laisser le destin tranquille et ne pas mendier inutilement à sa -porte.» - -Les regrets de Mme Durival furent durables et elle resta longtemps -inconsolable. Au mois d'octobre Cerutti lui écrivait encore: - - - «21 octobre 1782. - -«On dit que Mme de Boufflers va partir pour Paris. - -«Notre Veau est attaqué de la goutte en ce moment. J'espère que -l'attaque ne durera pas et qu'il viendra à Fléville. Quel bonheur de -vous y voir réunis, lui, vous, et Mlle de Juvincourt! - -«Votre dernière lettre me montrait en vous un fonds de mélancolie qui -m'a saisie. Cette ligne de noir dont vous me parlez et qui vous sépare, -dites-vous, de la société des vivants m'afflige. En perdant cette gaîté -qui vous rendait si agréable à eux vous perdriez non pas la plus belle, -mais la plus utile qualité de votre caractère[170].» - - [170] Toutes ces lettres nous ont été communiquées par le - capitaine Noël. - - - - -CHAPITRE XXIV - -1782-1784 - - Correspondance de Mme de Boufflers avec Panpan.--Mort de - Tressan.--Le magnétisme.--Mesmer.--Les ballons.--Mort de Mme de - Brancas. - - -En novembre 1782 Mme de Boufflers, malgré la rigueur de la saison, s'est -encore décidée à faire le voyage de Paris; elle est installée au Val -chez son frère; c'est de là qu'elle écrit à Panpan: - - - «Saint-Germain, 14 novembre. - -«Je m'afflige tous les jours, mon cher ami, de ne vous point assez -écrire, et surtout de ne pas vous dire un mot de ce que je pense et de -ce que je sens à tous les instants pour vous. Il semble, depuis que je -suis ici, que je sois forcée de ne parler que de ce que je vois et de ce -que j'entends. Cependant je ne vois et je n'entends rien qui vaille mon -bon Veau. - -(De la main de Mme de Boisgelin.) - -«Voici une proposition à laquelle je te prie de donner toute ton -attention. Il faut me dire le temps que vous pouvez me donner à mon -retour en Lorraine, pour que j'y arrive au moment où vous pourrez venir -chez moi, et que je n'aie pas le mortel chagrin d'en perdre un moment; -car c'est non seulement mon bonheur, mais c'est ma vie. Mon espérance -est que vous viendrez d'abord après votre réveillon. - -«Voici toutes les nouvelles qui ne sont que tristes: - -«D'abord la pauvre Mlle Quinault est tombée en apoplexie[171]. - - [171] Mlle Quinault mourut en 1783. - -«La comtesse du Nord se meurt à dix lieues de Vienne. On dit que la -Czarine l'a fait empoisonner, ainsi que la première[172]. - - [172] C'est une fausse nouvelle. La comtesse du Nord n'était pas - morte. - -«La charmante vicomtesse du Barry, devenue Mme de Tournon, est -morte[173]. - - [173] La vicomtesse du Barry avait épousé le fils du Roué. - Devenue veuve en 1778, elle épousa M. de Tournon. - -«Mme Ducrest, femme de celui avec lequel vous avez dîné chez Tressan, -est morte aussi. - -«Il y a eu un avantage des Espagnols sur les Anglais. - -(Mme de Boisgelin continue pour son compte.) - -«Maman court pour le dîner et moi je courrai pour la coiffure quand je -t'aurai parlé de moi. Je m'ennuie à mourir et je ne m'amuserai que quand -nous serons chez nous avec mon cher Veau et notre Marcel que je me -réjouis bien d'embrasser. - -(Mme de Boufflers reprend la plume.) - -«Charge-toi, mon Veau, de faire dire à M. Petitdemange que je lui suis -bien obligé de ce qu'il m'a envoyé. Fais-lui mes compliments et dis-lui -qu'il m'envoie par le courrier, port payé, une douzaine de fromages de -Void. S'il pouvait y joindre une paire de sabots bruns tout unis que -Catherine lui remettrait, il me ferait plaisir. - -«Mme de Grammont croyait que les prunes venaient de moi. Elle m'a bien -priée, ainsi que Mme de Mirepoix et M. de Nivernais de vous en -remercier. - -«Je n'ai pas entendu parler de ma charmante Durival; en attendant je -parle d'elle, et je vois avec plaisir que M. et Mme de Beauvau la -croient telle qu'elle est. - -(De la main de Mme de Boisgelin.) - -«Tu remettras ou feras remettre à Catherine le petit mot ci-joint. - -«M. de Nivernais a déjà fait quatre chansons pour moi. Je vous en envoie -deux pour que vous voyez que les gens d'esprit font également des choses -spirituelles et des bêtises. - -«Quand nous serons à Paris je t'achèterai toutes les nouveautés qui -pourront t'amuser. - -«Mme de Grammont a dit hier devant moi toutes sortes de choses agréables -de vous. Elle paraît aimer maman à la folie.» - -Le mois suivant la marquise a regagné sa chère Lorraine, et elle passe -les fêtes de Noël à Fléville, chez la duchesse de Brancas. C'est de là -qu'elle écrit encore à Panpan le 24 décembre: - - - «Fléville, 24 décembre 1782. - -«Mais, vilain CÅ“ur de moi, est-ce qu'être triste et affligée s'appelle -bouder? Est-ce que je pouvais vous savoir mauvais gré de partir après -m'avoir si généreusement offert de rester? Est-ce que je ne distingue -plus le bien du mal, moi qui travaille toute ma vie à me rendre juste en -tâchant de voir les choses comme elles sont, sans exiger qu'elles soient -comme je les désirerais? Ce n'est pas tout à fait cela; mais ce petit -abbé est là qui me parle de messe. - -«J'allais vous écrire avec toute la tendresse de mon cÅ“ur avant de -recevoir votre lettre, car je vous aime autant que si vous étiez ici, -mais j'aimerais mieux que vous y fussiez. Entends-tu? - -«La duchesse m'a dit qu'elle me priait d'engager Mme Durival et -mademoiselle, à ne pas manquer de venir ici quand nous y serions. - -«On dit Linguet mort et qu'il s'est tué dans sa prison[174]. - - [174] Linguet (1736-1794) était alors détenu à la Bastille. La - nouvelle de sa mort était fausse. - -«M. le duc d'Orléans vit. - -«Grand merci des confitures excellentes. - -«Envoyez le logo... - -(De la main de Mme de Boisgelin.) et puis renvoyez celui que je vous -envoie. - -«Bonjour, petit Veau, je vous adore toujours; venez bien vite nous voir -et amenez avec vous ma Marianne; j'ai beaucoup de jolis romans à lui -lire et elle n'a plus rien à faire à Lunéville.» - -«Je vais dîner chez Mme de Lenoncourt avec cette charmante -d'Haussonville, et de là j'irai voir notre amie. - -«Les Philips arrivent demain pour arranger leurs affaires et partir tout -de suite et pour toujours. Penser qu'on ne reverra jamais des personnes -qu'on aime, avec lesquelles on a vécu longtemps dans l'intimité est bien -affligeant. Je crains presque autant la vue des Philips que celle de -notre amie.» - -La fin de la lettre est de la main de Mme de Boisgelin: - -«Maman dit que voir partir pour jamais les gens qu'on aime, et ne jamais -voir ceux qu'on aime encore mieux et qui ne partent pas, est de la -tristesse sur du chagrin. Et moi je dis: - - Le prince se porte mieux; - J'en suis bien contente. - Mais il nous dit: je suis vieux. - De peur qu'il ne tente, - Moi je dis les plus grands maux - Sont de ne plus voir les veaux, - Et de partir pour les eaux. - Oh! ça le tourmente. - -«C'est sur un petit air nouveau dont je ne sais pas le nom. Je te baise -et prendrai pour enseigne: _A la pareille_. - -«Mille et mille choses à la cousine et à Marie-Anne.» - -En juillet 1783, arrivent de fâcheuses nouvelles de Paris. Mme de -Boufflers apprend avec regret qu'un accident grave est arrivé à son -vieil adorateur, le comte de Tressan. - -Mme de Genlis résidait alors à Saint Leu avec les enfants du duc -d'Orléans; elle avait l'habitude d'inviter Tressan tous les ans à la -fête que lui donnaient ses élèves le jour de _sainte Félicité_, sa -patronne; c'était le 10 juillet. Elle ne manqua pas à l'usage en 1783, -et Tressan arriva avec un bouquet et quelques vers. Le soir elle lui -offrit l'hospitalité parce que les chemins étaient détrempés par la -pluie; mais il s'y refusa et il partit après le souper. Sa voiture versa -et il reçut un violent coup à la tête. On crut d'abord à une simple -contusion, malheureusement un abcès se forma et la situation fut bientôt -des plus graves. - -Quand on crut sa mort prochaine, Condorcet et quelques autres -philosophes accoururent pour empêcher leur ami «de faire le plongeon», -mais la famille et surtout l'abbé de Tressan intervinrent, ils firent -fermer la porte aux intrus et, volontairement ou non, Tressan mourut -chrétiennement, c'est-à -dire dans les sentiments dans lesquels il -n'avait jamais vécu. Il s'éteignit le 1er novembre 1783, âgé de -soixante-dix-neuf ans[175]. - - [175] La toujours véridique Mme de Genlis raconte ainsi, dans ses - _Mémoires_, la fin du pauvre Tressan: - - «Il se réconcilia avec la religion, il avait reçu tous les - sacrements. Quand j'allai le voir, je le trouvai dans les - meilleurs sentiments. L'abbé de Tressan son fils était dans sa - chambre. Il lui dit de me conter ce qui était arrivé la veille, et - l'abbé m'apprit que d'Alembert, ayant su qu'il avait reçu les - sacrements, était venu le voir pour lui en faire les plus violents - reproches; que M. de Tressan avait répondu qu'il fallait être bien - barbare pour venir ainsi troubler ses derniers moments, et qu'il - avait ajouté: «Au reste, que vous importe? et même si vous aviez - de l'humanité, ne seriez-vous pas charmé de me voir en mourant une - grande consolation?» - - Il n'y a qu'un malheur à ce touchant récit, c'est que d'Alembert - était mort quatre jours avant Tressan. - -Bien que ses relations avec Tressan se fussent fort refroidies depuis -quelques années, la marquise éprouva une assez vive émotion de la -disparition du vieux paladin; ce n'est jamais sans tristesse et sans un -fâcheux retour sur soi-même que l'on voit se rétrécir le cercle de ses -amitiés et disparaître les gens avec lesquels on a passé une partie de -sa vie. - -En octobre 1783, Mme de Boufflers est encore à Paris auprès de son frère -de Beauvau. - -Pendant son séjour dans la capitale, elle assiste à toutes les -extravagances du magnétisme. C'est Cerutti qui l'initie aux merveilles -du Mesmérisme et qui l'entraîne à ces séances extraordinaires qui -bouleversent tout Paris. - -L'oisiveté des gens du monde avait eu pour résultat un état nerveux des -plus singuliers. Nos pères étaient obsédés par une maladie qu'ils -appelaient des vapeurs et que nous nommons aujourd'hui neurasthénie. Les -femmes y étaient plus sujettes encore que les hommes, et vers la fin du -dix-huitième siècle, beaucoup d'entre elles souffraient de maux de nerfs -périodiques, qui dégénéraient en véritables convulsions. On était obligé -de matelasser leurs chambres pour éviter les accidents. - -Cette société était mûre pour accueillir tous les prodiges, toutes les -absurdités. La manie de l'engouement gagnait toutes les classes; on se -passionnait successivement pour les sujets les plus divers; en un mot, -toutes les têtes se détraquaient. - -Après les querelles sur la grâce efficace et sur le formulaire, on -abandonna la théologie et on se mit à discuter sur la musique; -Lullistes, Ramistes, Glückistes, Piccinistes se prenaient aux cheveux -dans les cafés, dans les rues, jusqu'au parterre de l'Opéra. Bientôt -personne ne songea plus à la musique, mais on se passionna pour la -stratégie; les pires bourgeois disputaient avec rage sur l'ordre mince -ou l'ordre profond, sur le plus ou moins d'épaisseur qu'il fallait -donner aux bataillons. - -Puis vinrent les folies scientifiques. - -Un oculiste, chimiste en même temps, découvrit une poudre, qui, jetée au -milieu des odeurs les plus infectes, anéantissait toute odeur; tout le -monde acheta de la poudre merveilleuse, mais l'infection resta la même. -Un minéralogiste, M. Sage, prétendait ressusciter les morts avec de -l'alcali volatil et faire de l'or en barres avec de la terre glaise; il -eut beaucoup d'adeptes. Puis M. Dufour, chirurgien major à l'école -militaire, inventa un remède qui était la panacée universelle. Dès qu'on -se sentait malade, on devait se frotter la peau des jambes avec des -orties, puis s'enivrer avec de l'absinthe; on se réveillait parfaitement -guéri. Quelques patients ne se réveillèrent pas; on répondit à leurs -parents qui se plaignaient que l'exception confirmait la règle, et on -donna à M. Dufour la croix de Saint-Michel. Enfin, un physicien -empirique arriva avec un secret plus miraculeux que tous ceux qui -avaient excité jusqu'alors une enthousiaste curiosité; il promettait de -faire naître des hommes et des animaux de toutes espèces sans le -secours des femmes. C'était une vieille idée égyptienne analogue à ces -fours artificiels où l'on faisait éclore les poulets. Tout Paris se -moqua du nouveau charlatan et finit par y croire. - -Enfin arrivèrent Mesmer et Cagliostro. - -On peut supposer l'effet produit par les théories de Mesmer sur des -tempéraments nerveux et détraqués. Sa prétention de guérir toutes les -souffrances, tous les maux physiques parut toute simple. Il ne trouva -pas seulement des adeptes parmi les faibles d'esprit; les gens les plus -distingués vinrent le trouver et assister aux séances du baquet -mesmérique. - -Cerutti, qui suivait avec intérêt toutes ces insanités, écrivait à Mme -Durival: - -«La folie de Mesmer embellit tous les jours; ses adeptes sont les plus -grands enthousiastes que le charlatanisme ait produit. Rien n'égale -l'audace des magnétistes, si ce n'est la crédulité des magnétisés. Les -convulsions de saint Paris, l'astrologie judiciaire, les enchantements, -les manies, les extravagances de toutes espèces vont revenir. On pourra -dire: «Les monstres reparurent de tous côtés à la mort «d'Hercule et les -sottises à la mort de Voltaire». - -«Je plaide inutilement la cause de la raison, j'essaye en vain d'opposer -ma faible voix aux clameurs mesmériques; la folie semble s'arrêter -quelques instants pour courir mieux ensuite. Elle gagne bien du terrain -et Mesmer bien de l'argent. - -«Les convulsionnaires jansénistes étaient des paralytiques en -comparaison de ceux que produit le magnétisme: les uns bondissent comme -des chevreuils, les autres aboient comme des chiens; malades et médecins -se roulent ensemble par terre. Mais le spectacle le plus rare est celui -qui se passe dans la chambre des crises. Molière serait stupéfait, et il -avouerait que la sottise humaine donne des comédies meilleures que les -siennes. Toutes les fureurs des nerfs, toutes les attitudes de la -démence, les cris, les sanglots, les larmes, les syncopes, font de cette -chambre un enfer ridicule. Pour égayer la scène, Mesmer y joue de -l'harmonica; un de ses adeptes les plus fameux y joue de la harpe. Au -bruit de leurs accords les tourments d'Ixion, de Sisyphe et de Tantale -sont suspendus; quelques malades s'écrient: «Assez! assez!» D'autres -s'écrient au contraire; «Encore! encore!» Les deux Orphées ne savent qui -exaucer.» - -L'ancien jésuite se moque spirituellement des diverses transformations -des folies humaines, qu'il résume sous cette forme plaisante: - - Autrefois Moliniste, - Ensuite Janséniste, - Puis Encyclopédiste, - Et puis Économiste, - A présent Mesmériste, - Attendant qu'un autre iste - Enfle bientôt ma liste... - -Les gens du monde n'avaient pas seuls été frappés d'une véritable folie; -les gens de maison n'avaient pas tardé à partager la démence de leurs -maîtres. Cochers, palefreniers, marmitons, garçons de cuisine, laquais, -tous abandonnaient leurs occupations pour courir chez un thaumaturge, -venu d'Alsace, et qui guérissait toutes les maladies par la simple -imposition des mains. Il s'était établi dans une maison de la rue des -Moineaux, sur la butte Saint-Roch. Le désordre occasionné par sa -présence devint tel que l'autorité le fit enlever discrètement et qu'on -lui défendit de rentrer à Paris. - -Ce n'est pas seulement aux folies de Mesmer que Mme de Boufflers assiste -avec surprise, Cerutti, qui s'est fait son cicerone, lui montre -successivement tous les phénomènes qui passionnent la capitale. - -En 1783 la mode est aux ballons. La nouvelle invention a été accueillie -avec enthousiasme et tout le monde est convaincu que l'on va pouvoir -voyager dans les airs; il n'est plus question dans les conversations que -des «bateaux aériens», c'est le terme consacré. Paris en délire se -précipite aux expériences de MM. Charles et Robert, de Pilâtre des -Roziers, de Montgolfier. - -Cerutti écrivait à Mme Durival: - - - «A Paris, ce 12 décembre 1783. - -«C'était à vous, madame, d'inventer les bateaux aériens. Vous vous -seriez ouvert par là de nouvelles promenades et vous auriez forcé Mlle -de Juvincourt de vous suivre. Sa métaphysique se serait perfectionnée -encore dans la région des nuages. Je vous ai bien regretté l'une et -l'autre au spectacle du globe. Vous savez qu'il se prépare un spectacle -non moins étonnant. Le 7 de janvier on verra sur la rivière un homme -passer et repasser à pied cinquante fois. On a cru d'abord que cette -annonce était une attrape et que l'on voulait tourner en ridicule la -crédulité parisienne. Mais on assure que l'homme est réel et sa -découverte éprouvée. Monsieur, frère du Roi, a envoyé quarante louis et -en même temps il a fait insérer dans le journal de Paris une lettre de -sa façon pleine de bonnes plaisanteries. - -«Arrivez donc, madame, arrivez donc, mademoiselle, venez toutes deux -être témoins des miracles. La physique va devenir une sorte de religion. -MM. de Montgolfier sont les premiers thaumaturges de la science. M. -Thouvenel va se mettre du nombre. Il a trouvé, dit-on, une boussole -nouvelle qui se dirige vers le couchant avec autant de justesse que -l'aiguille aimantée se dirige vers le Nord. Le grand problème des -longitudes serait presque résolu par là .» - -La province ne se montre pas moins enthousiaste que la capitale pour la -nouvelle invention. Mme de Brancas est à ce point ravie qu'elle demande -à Pilâtre des Roziers de venir à Fléville et de faire en sa présence des -expériences sur les aérostats; bien entendu, tous les amis de Lorraine -sont convoqués en grande cérémonie. La séance a lieu au jour fixé et -l'aérostat s'élève dans les airs au milieu des cris d'admiration de -l'assistance. Mme Durival regrette que les ballons ne soient pas encore -dirigeables et qu'un de ces «bateaux aériens» n'emporte pas «son corps -aussi vite que sa pensée s'envole». - -Les lauriers de la duchesse empêchent Mme de Boufflers de dormir; elle -aussi veut montrer son goût pour les sciences et, au mois d'avril, elle -donne à la Malgrange une fête magnifique en l'honneur de la nouvelle -découverte. C'est son fils, le chevalier, qui est chargé d'initier les -populations aux charmes des aérostats. Après un grand repas présidé par -la marquise et auquel assiste Mme de Boisgelin et nombre d'invités de -Nancy, Boufflers donne les ordres nécessaires et aussitôt l'opération -commence. Tout se passe à merveille; et quand le ballon s'élève -majestueusement dans les airs, la foule, qui est énorme, le salue par de -frénétiques acclamations. Malheureusement à peine est-il passé -par-dessus la maison qu'un coup de vent le renverse et il s'effondre -piteusement sur les invités qui remplissent les jardins. En un instant -il est mis en pièces, chacun voulant emporter un morceau du phénomène. - -La fête eut un tel succès que le chevalier n'hésita pas à la renouveler -plusieurs fois. Le 9 mai en particulier il lança successivement trois -ballons. Tout Nancy et les villages environnants étaient accourus pour -assister à l'expérience; le régiment du Roi, en promenade militaire, -s'était arrêté dans l'avenue de la Malgrange pour prendre sa part du -divertissement. La fête fut charmante et réussit à merveille. - -Au moment même où la Lorraine s'enthousiasmait pour les ballons, on -donnait à Paris, à la Comédie-Française, en dépit de la censure, le -_Mariage de Figaro_, et la ville entière, la Cour comme la bourgeoisie, -accueillait la nouvelle pièce avec un véritable délire. La foule fut si -grande à la première représentation qu'il fallait risquer sa vie pour -pénétrer dans le théâtre. Cerutti, malgré sa santé chancelante, ne -craignit pas d'affronter la presse pour tenir ses amis de Lorraine au -courant de ce mémorable événement: - - - «3 mai 1784. - -«Le _Mariage de Figaro_ est la comédie la plus folle, le plus gaie, la -plus impertinente, la plus ingénieuse chose du monde. Si je n'étais pas -malade, j'y retournerais pour rire, pour siffler, pour applaudir. Le -prodigieux mouvement causé par cette pièce ne fait point tomber celui du -magnétisme: la folie est au comble.» - -La fête donnée par Mme de Brancas en l'honneur de Pilâtre des Roziers ne -devait pas avoir de lendemain. - -En effet, dès les premiers mois de l'année 1784 la santé de la duchesse -s'altéra sensiblement. L'hiver fut terrible, une épaisse couche de neige -couvrait la terre et à la fin de février il gelait encore à pierre -fendre. Mme de Brancas prit un gros rhume et Cerutti en fut très alarmé. -Son médecin, M. Thouvenel, la rétablit cependant assez vite, mais elle -resta fort délicate. - -Elle espérait pouvoir partir en mars pour Fléville et y achever sa -guérison, mais l'hiver durait toujours et il fallut y renoncer. - -Cerutti chercha longtemps à se faire illusion sur l'état de sa -bienfaitrice; il se berçait de l'espoir que le séjour de Fléville lui -rendrait ses forces, mais cet espoir s'évanouit bientôt; au mois de juin -l'état de la pauvre duchesse était tel qu'on ne put songer à lui faire -faire le voyage. - -Tous les amis de Lorraine demandaient instamment des nouvelles. Cerutti -répond à Mme Durival: - - - «Paris, 29 juillet 1784. - -«Que je suis touché, madame, des tendres expressions, des vives -inquiétudes pour Mme la duchesse de Brancas. Votre amitié a tous les -avantages de la vérité et tous les charmes du sentiment. - -«O malheureux été! comme il m'aurait paru doux de le passer à côté de -vous; la seule année que vous auriez pu donner à Fléville est celle que -nous sommes condamnés à passer ici! - -«Mme la duchesse de Brancas est assez rétablie pour ne pas s'alarmer sur -elle, mais elle ne l'est pas assez pour espérer qu'elle soit en état de -voyager bientôt, elle en a cependant un vif désir. Elle soupire -véritablement après le séjour de Fléville. Elle parle souvent de vous et -de Mlle de Juvincourt avec un regret qui augmente les miens. Elle ne -peut se résoudre à quitter l'espérance de revoir ce bon, ce paisible -Fléville qui semblait avoir été fait exprès pour elle. Ses amis de Paris -sont tous ligués contre ceux de la Lorraine et ils voudraient qu'elle -achetât ou louât une jolie maison de campagne au voisinage. Ils -s'occupent à chercher quelque chose qui lui convienne; moi, j'abandonne -tout cela au destin, et je préfère l'intérêt de sa santé à toutes les -raisons personnelles qui m'éloigneraient de ce pays-ci. L'air de la -capitale est presque mortel pour moi: ses mÅ“urs, ses folies me -divertissent un instant, mais, à la longue, on s'ennuie d'être hors de -son naturel. Rien d'ailleurs ne me dédommagera des journées charmantes -que j'employais à courir les champs ou à disputailler avec vous. - -«Soyez heureuse à Sommerviller, le fond de votre bonheur ne peut vous -manquer, il est dans votre caractère, dans votre esprit et dans l'amie -que votre cÅ“ur a choisie. Songez quelquefois toutes deux à moi et soyez -persuadées l'une et l'autre que votre souvenir m'accompagnera et -m'attendrira en tous temps et en tous lieux. - -«Si vous voyez notre Panpan, dites-lui de ma part mille choses. Mme de -Brancas vous fait de tendres compliments.» - -Les espérances de Cerutti ne devaient pas se réaliser; Mme de Brancas -traîna encore pendant un mois et à la fin d'août elle succomba. La -douleur de son protégé fut profonde et il exprime en termes touchants à -quel point il ressent le coup qui le frappe dans sa plus chère -affection. Il écrit à Mme Durival: - - - «Paris, 4 septembre 1784. - -«Nulle expression, madame, ne peut rendre la douleur que je sens; nulle -consolation ne peut la calmer. En devenant moins violente, elle devient -plus amère. Le poids des réflexions m'accable. Le présent ne m'offre -qu'un tombeau et l'avenir qu'un abîme. Sans cesse je vois devant moi la -tête mourante de ma bienfaitrice. Sans cesse je l'appelle. Hélas! ses -grands yeux qui s'ouvraient sur moi avec une tendresse si maternelle -sont fermés pour jamais. Hélas! je n'entendrai plus mon nom prononcé par -elle! Je voudrais fuir au bout du monde... - -«Je me sens dans le cÅ“ur une répugnance universelle. Ses amis et amies -de Fléville sont les seuls où j'attache mes dernières espérances. La -pitié généreuse me comble ici de soins. J'ai peine à y répondre. Les -larmes de l'affliction ne m'en laissent pas pour la reconnaissance. - -«Dès que je peux m'échapper, je cours sur les hauteurs de Montmartre, et -de là je contemple avec un saisissement terrible les tours de -Saint-Sulpice. Je pleure, j'invoque celle qui repose sous ces imposants -édifices. Plongé dans les plus noires méditations, je voudrais m'abîmer -dans le néant. - -«Pardonnez, madame, si j'afflige votre sensibilité. Je ne voulais pas -vous parler de mon désespoir. Je ne voulais que vous remercier de la -lettre touchante que vous m'avez écrite.» - -Mme Durival, amie dévouée et compatissante, fit tous ses efforts pour -relever le courage du malheureux Cerutti; ce dernier, reconnaissant, lui -répondait: - - - «Paris, 21 septembre 1784. - -«Vous êtes bien bonne, madame, de chercher à raffermir mon courage. La -douleur brise les caractères les plus forts, elle écrase les caractères -faibles comme le mien. Si j'avais été dans les lieux que vous habitez, -vous auriez soutenu un pauvre orphelin qui en perdant une mère tendre -est tombé sans appui. Ma chute a été si sensible que je m'en ressentirai -toute ma vie. La gloire dont vous avez la bonté de me parler n'aura de -longtemps pour moi aucun attrait. Elle tient au goût du monde et je suis -détaché du monde tout à fait. - -«Si je tourne encore quelquefois les yeux vers la Lorraine, c'est -l'amitié qui m'y attire, l'amitié seule. Je croirais retrouver par -instants les douceurs de Fléville si j'entendais vos regrets se mêler -aux miens.[176]» - - [176] Toutes les lettres de Cerutti citées dans ce chapitre nous - ont été communiquées par Mme Léon Noël, Mlles de Ravinel, et le - capitaine Noël. Plusieurs de ces lettres ont été citées par M. - Jacques, dans son article sur Mme de Brancas. - -La mort de Mme de Brancas fut douloureusement ressentie par toute sa -société. Mme de Boufflers particulièrement en fut très vivement -affectée. Non seulement elle perdait une amie intime à laquelle elle -était tendrement attachée, mais c'était encore un salon charmant, le -plus agréable assurément de tous ceux qu'elle fréquentait, qui se -fermait à jamais. - - - - -CHAPITRE XXV - -1783-1786 - - Difficultés entre Mme de Sabran et le chevalier de Boufflers.--Mme - de Boufflers et le prince Henri.--Dernière lettre de Mme de - Boufflers.--Départ du chevalier pour le Sénégal.--Son - séjour.--Mort de Mme de Boufflers. - - -La liaison de Mme de Sabran et du chevalier de Boufflers, dont nous -avons conté les délicieux débuts, avait subi le sort ordinaire des -affections humaines et elle n'avait échappé ni aux atteintes du temps ni -à celles de la satiété; les deux amants, après avoir vécu pendant -quelques années dans le plus pur bonheur, avaient vu peu à peu les -discussions et les orages troubler leur mutuel attachement. Toute la -faute en était au chevalier et à sa nature qu'il ne pouvait dominer. -Certes il aimait toujours profondément celle qui depuis cinq ans avait -subjugué son cÅ“ur, mais il détestait les chaînes, si charmantes -fussent-elles, et il n'éprouvait plus pour sa chère maîtresse cet amour -exclusif qui leur avait donné de si grandes joies. - -Mme de Sabran soupçonnait les infidélités de son amant; elle ne pouvait -dissimuler son chagrin, sa jalousie, et il en résultait quelquefois -entre eux des scènes douloureuses. - -Elles se terminaient toujours par des attendrissements, des larmes, un -généreux pardon et des serments éternels auxquels le pauvre chevalier -s'empressait de manquer à la première occasion. - -Un jour, après une scène plus pénible que d'ordinaire, le chevalier est -parti pour Bruxelles; c'est de là qu'il écrit à son amie, mais -naturellement en plaidant l'innocence et en se posant en victime: - - - «Ce 27 au soir 1773. - -«... Tu m'as laissé la mort dans le cÅ“ur. Je ne vois point d'espoir de -bonheur dans l'avenir; toutes mes illusions me quittent comme on voit -tomber les feuilles dans les tristes frimas d'automne, où chaque jour -annonce un plus fâcheux lendemain. Le courage me manque entièrement; -j'éprouve un chagrin également au-dessus de mes forces et au-dessus de -mon âge, car à quarante-cinq ans l'amour devrait presque avoir perdu son -nom et se fondre dans une douce et paisible amitié. Que nous sommes loin -de cela! - -«Je ne veux point te faire de reproches, mais mon cÅ“ur est navré. Ces -peines-là sont trop cuisantes pour lui. Tu as eu avec moi l'injustice -d'une enfant de quinze ans. Tu n'as rien vu de ce qui était, tu n'as -rien entendu de ce que je t'ai dit, et je demeure dans la crainte de -voir toujours renaître ces horribles moments-là , parce qu'il n'y a pas -moyen d'empêcher ce qui est sans objet. Quoi qu'il en soit, chère -enfant, tu m'es encore plus nécessaire que le repos et le bonheur dont -tu me prives. - -«Aussi je te pardonne mes chagrins passés, présents et futurs, et même -je te demande pardon de te les montrer.» - -Quelques jours après il lui écrit encore: - - - «Charleroi, ce 30. - -«Je t'annonce avec grand plaisir, chère et méchante enfant, que je -commence à être un peu plus sain de corps et d'esprit. J'ai fait de -sages réflexions qui m'ont dit que j'étais un fol, que tu étais une -folle, mais que je t'aime et que tu m'aimes, et qu'ainsi il en résultera -toujours pour l'un comme pour l'autre plus de bien que de mal. N'en -parlons plus; tu aurais dû m'embrasser autant que tu m'as querellé, et -moi, j'aurais dû rire autant que je me suis affligé; mais le passé ne -reviendra plus, et le chagrin restera avec lui.» - -Du reste Boufflers n'est pas homme à s'éterniser sur des tristesses -sentimentales; malgré lui sa gaîté reprend le dessus, et puis, n'est-ce -pas le meilleur moyen de changer le cours des idées de l'amie blessée? -Il termine sa lettre par l'amusante description de son souper: - -«Je viens de faire un excellent petit souper apprêté par deux grandes -demoiselles en Polonaises. La cuisine était aussi recherchée que les -cuisinières. D'abord paraissaient deux grives, grasses comme tu ne le -seras jamais, et nonchalamment couchées sur une tranche de brioche qui -leur servait de rôtie. Arrivait ensuite une saucisse repliée sur -elle-même comme le serpent Python et entourée de tranches de pommes de -rainette. Des choux rouges couronnaient l'Å“uvre, décorés d'une petite -branche de laurier, emblème ingénieux qui indique qu'on ne moissonne les -lauriers qu'en allant à travers les choux. Je m'attendais toujours -qu'une de ces beautés en Polonaises viendrait me faire les honneurs de -ma table, mais je leur en ai plus imposé que je n'aurais voulu, et elles -se sont bornées modestement à la société de mes gens. - -«A propos de choux rouges, ne voilà -t-il pas qu'ils me donnent encore la -colique d'estomac! Il est vrai que j'en ai mangé de verts à dîner; cela -fait que je ne sais entre les deux à qui m'en prendre, mais je vais -essayer un remède pour mon rhume, qui, à ce que j'espère, voudra bien en -passant guérir aussi ma colique: c'est de l'eau-de-vie brûlée avec du -sucre. Je t'en rendrai compte demain matin, car pour ce soir je n'ai -rien de mieux à faire que de me coucher, bien content de m'être -débarrassé du fardeau qui accablait mon âme, et me souciant fort peu de -tout ce qui peut arriver à mon corps d'ici au 5. Alors, s'il n'est pas -guéri de tous ses maux, je suis au moins sûr qu'il les oubliera. Adieu, -mon enfant; fais comme moi, écarte tous les nuages qui t'offusqueront, -et sois sûre que plus tu verras clair, et plus tu seras contente de -moi.» - - - «Ce 31 au matin. - -«Je viens de faire un coup bien rare qui m'est arrivé autrefois à la -chasse où, en manquant une caille, je tuai un lièvre. Cette fois-ci le -remède destiné à mon rhume n'a guéri que ma colique. Mais c'est -toujours beaucoup, d'autant plus que mon rhume lui-même est fort -adouci.» - -Mme de Sabran après avoir longtemps lutté et combattu, finit, devant la -tâche impossible, par se résigner. Elle-même l'écrit à son ami en termes -charmants et lui donne «la clef des champs» le plus aimablement du -monde: - -«Oui, mon enfant, je te pardonne tes maussaderies passées, présentes et -futures. Je souffre trop quand il faut te bouder, et je trouve bien -mieux mon compte à t'aimer et à te le dire. Quelque chose que tu fasses, -il faut toujours en venir là ; ainsi je prends une bonne fois la -résolution de m'y tenir. Je te donne indulgence plénière pour toutes tes -distractions, et je sens mieux que jamais que la meilleure manière de te -conserver est de te donner la clef des champs. Il y a dans l'homme une -inquiétude vague qui fait qu'il ne se trouve bien qu'où il n'est pas. Tu -ne seras pas plus tôt loin de moi, que tu désireras y revenir, et je te -promets d'avance que tu seras toujours bien reçu[177].» - - [177] Ces lettres sont extraites de _Correspondance de Mme de - Sabran et du chevalier de Boufflers_, par MM. MAGNIEU et PRAT. - Plon, 1875. - -En octobre 1784, Mme de Boufflers apprend que le prince Henry de Prusse, -qu'elle connaissait depuis longtemps et dont elle appréciait le mérite, -a manifesté l'intention de venir à Nancy pour lui rendre visite. Flattée -d'une attention si particulière, la vieille marquise, qui sait ce que -l'on doit aux grands de ce monde, n'hésite pas une seconde, elle fait -atteler son carrosse et elle part pour Paris pour présenter ses devoirs -au prince. Elle a avec lui plusieurs entrevues, puis elle regagne la -Lorraine. - -Le prince très galamment, et qui ne veut pas être en reste de politesse, -vient en novembre passer quelques jours à Nancy et à Lunéville pour -rendre à Mme de Boufflers sa visite. - -En juin 1785, Mme de Boufflers écrit encore à son cher Panpan; c'est la -dernière lettre d'elle que nous possédions. - - - «Nancy, 16 juin 1785. - -«M. de Nédonchel vous aura dit que Mmes de Lenoncourt, Durival et moi -nous irions lundi 20 vous demander à dîner, si cela vous convenait, mon -cher Veau, car vous auriez eu le temps de nous contremander. - -«Nous n'irons point à Spa, au moins pendant la première saison. C'est -l'avis de M. du Tillot. Point de prince jusqu'au mois d'août et du Veau -à lèche-doigts; plus de Fléville, ce qu'il faut encore compter; enfin -une privation absolue de tout ce que j'aime. Et puis, qu'est-ce que la -vie? - -«Je pense que tout le monde et même Mme de Lenoncourt sera bien aise de -voir votre rose. - -«Voyez si l'on peut écrire avec ces plumes! voilà quatre fois que j'en -change. Mais quand vous n'y êtes pas, tout me manque. - -«Il faut que vous disiez à M. de la Tyssonière, qui m'a écrit, que je -ne lui réponds pas, faute de plume, et parce que j'espère et me réjouis -de le voir lundi. - -«C'est assez labourer ce maudit papier gras. Je sens déjà un mélange de -joie et de tristesse en pensant que je vous verrai et quitterai.» - -Dans les derniers jours de l'année 1785, le chevalier de Boufflers, -toujours tourmenté de mouvement et aussi désireux d'échapper à ses -créanciers, qui ne lui laissaient ni trêve, ni répit, prit la résolution -de quitter la France. Il s'imagina qu'au Sénégal, colonie nouvelle que -venait de conquérir le duc de Lauzun[178], il trouverait un emploi -glorieux pour son activité et peut-être aussi quelques profits. Il -sollicita donc le gouvernement de la colonie et, par l'influence de son -oncle de Beauvau, il l'obtint assez aisément. On crut dans le public à -une disgrâce motivée par quelques vers indiscrets, mais il n'en était -rien[179]. - - [178] Voir _le Duc de Lauzun et la Cour de Marie-Antoinette_. - - [179] Après avoir été colonel de Chartres (infanterie), Boufflers - avait été nommé brigadier en 1780, maréchal de camp en 1784. - -Avant de s'éloigner, le chevalier se rendit à Anizy et il y fit un assez -long séjour avec Mme de Sabran, puis à la fin d'octobre il regagna -Paris, et c'est de là qu'il écrivait à Mme de Boisgelin: - - - «Ce 3 novembre 1785. - -«Je n'ai point été en Lorraine, chère et bonne sÅ“ur, parce que je me -suis trouvé si souffrant de fluxion et de colique et de mal aux dents -que je suis revenu d'Anizy. Je comptais aller t'embrasser aujourd'hui, -mais je reçois un mot de mon oncle qui a arrangé un dîner pour demain, -où il doit me faire faire connaissance avec un homme dont les lumières -me seront très utiles. - -«Si tu reviens demain, comme je l'espère, Mme de Sabran t'attend à dîner -samedi, et moi je t'attends pour te serrer contre mon cÅ“ur dont tu ne -sortiras jamais et moins que jamais, car tu es la meilleure et la plus -aimable des enfants des hommes, et tu réunis surtout toutes les qualités -fraternelles dans le degré le plus éminent. - -«Je sais tout ce que tu essuies de désagréable pour moi; j'en souffre -plus que toi. Il faut dissimuler et poursuivre et ne pas quitter la -chasse parce qu'on a rencontré des ronces. - -«J'envoie mon laquais avec une lettre pour le secrétaire de M. de -Calonne; peut-être sera-t-il mieux accueilli. Dis à tes gens de les -guider, car mon ambassadeur a deux qualités que j'ai vu souvent -employer: c'est d'être fripon et imbécile. - -«Adieu, chère et tendre sÅ“ur, je t'aime comme tu le mérites, et si cela -se pouvait je t'aimerais davantage.» - -Ses préparatifs terminés, le chevalier s'éloigne gaîment pendant que Mme -de Sabran reste plongée dans les larmes et les regrets. - -Le 13 janvier, Boufflers mouille devant le Sénégal, mais le raz de marée -est si violent qu'il ne peut passer la barre que le 15. Il prend -immédiatement possession de son gouvernement et il est reconnu «avec -tout l'éclat dû à sa place, à son grade et à sa naissance». - -Sa première impression n'est pas heureuse, et il éprouve à l'aspect de -la colonie confiée à sa vigilance une cruelle déception; elle se trouve -en effet dans la plus déplorable situation et il n'y a aucun espoir de -pouvoir l'améliorer; il n'y a plus de farine que pour deux mois et -encore elle est gâtée; les fortifications n'existent pour ainsi dire -plus, les casernements, le matériel de guerre, tous les bâtiments -tombent en ruines. - -Le personnel n'est pas dans un moindre état de délabrement: - -«Le cÅ“ur du ministre saignerait s'il voyait dans quelles mains il a mis -la troupe et l'hôpital, écrit le gouverneur. C'est comme si l'on avait -chargé des éperviers du soin d'une volière.» - -Cependant, à part la déception assez naturelle qu'il a éprouvée en -arrivant, le chevalier ne se déplaît nullement dans ce pays nouveau, et -il est loin de se plaindre de son sort: - -«Je m'applaudis à chaque instant de la ressemblance que je trouve entre -ceci et l'idée que je m'en étais faite. C'est au point que rien ne m'a -étonné et que je ne suis pas plus embarrassé ici qu'en Lorraine... Si le -ministre me donne, comme il me l'a promis, une dictature et quelques -bras pour m'aider, je promets de faire de la bonne besogne et à bon -marché. - -«L'air d'ici me convient jusqu'à présent parfaitement. Il n'y a que -trois ou quatre heures par jour de grandes chaleurs. Il faut alors -éviter le soleil et le mouvement. Tout le reste du temps est plus frais -que chaud; quelquefois même cette fraîcheur-là est au point de se -chauffer avec plaisir.» - -Les premiers actes du chevalier comme gouverneur sont tout à son -honneur. Ses prédécesseurs s'étaient enrichis dans la traite des noirs, -il s'empressa de l'interdire de façon rigoureuse. Les malheureux nègres -étaient malmenés d'une manière abominable, il exigea qu'ils fussent -traités avec humanité. Les habitants avaient pour habitude d'enterrer -leurs morts près des habitations, ce qui provoquait des épidémies -continuelles; Boufflers fit établir les cimetières dans des lieux -écartés. Aussi les nègres chantaient-ils cette chanson: «Boufflers, -Boufflers, tu es bien bon pour les vivants, mais tu ne vaux rien pour -les morts, puisque tu exposes nos pères à être mangés par les -bouquis[180].» - - [180] Les hyènes. - -Le 6 mars, il écrivait à son oncle, le prince de Beauvau, en lui donnant -quelques détails sur sa vie et sur ses fonctions de gouverneur: - -«Vos bontés me consolent, mon cher oncle, et vos conseils me soutiennent -comme la voix invisible que Télémaque entendit en gardant les troupeaux -à quelques lieues d'ici. - -«Tout est à faire dans ce pays-ci et même à défaire. Jamais la tâche et -les moyens n'ont été si disproportionnés entre eux. - -«Depuis six semaines que je suis ici, je me suis toujours assez bien -porté, mais j'ai senti que le climat exigeait des ménagements auxquels -je ne suis point accoutumé; il faut peu manger, peu boire, peu marcher, -peu dormir, peu s'occuper, etc., de tout un peu, mais peu de tout; le -pain est mauvais, l'eau aussi. - -«Les ouvriers sont rares, il n'y en a pas de bons; le temps du travail -est court, la journée commence et finit à six heures. Dans les douze -heures il y a environ deux heures pour le déjeuner et cinq heures pour -le dîner et le goûter, de sorte qu'on peut à peine compter sur cinq -heures d'ouvrage, et ces cinq heures-là n'en valent pas trois des -ouvriers de France. - -«Ma vie est simple, je me lève avec le soleil, et après avoir fait -toutes les petites affaires qui tiennent au service militaire et à la -police de l'île, ainsi qu'aux audiences à donner aux habitants et aux -étrangers, je vais visiter mes travaux, et je reviens entre onze heures -et midi lire et écrire jusqu'à une heure ou une heure et demie. Alors -nous nous mettons à table. - -«Après dîner, je vais me promener sur la rivière pour connaître les -lieux, les sites, les habitants et les productions des environs... - -«Je n'ai encore vu que les meilleurs gens du monde qui ne savent quelle -fête me faire et quels présents m'offrir: ce sont des poules, des -canards, des moutons, même des bÅ“ufs dont ils font toujours rendre au -moins la valeur. Hier encore, j'ai été à quatre lieues d'ici, faire une -chasse de petits oiseaux aux filets. Les femmes de l'endroit m'ont fait -l'honneur de me chanter et, suivant l'expression du pays, _de me -danser_. Je n'ai pas bien compris ce qu'elles chantèrent, mais il était -difficile de se méprendre à la signification de leur danse. Un homme -jouait d'un instrument, toute l'assemblée battait des mains, et une -danseuse, à tour de rôle, sortait en contrefaisant toutes les crises de -Mesmer... Elle s'avançait vers moi en roulant les yeux, tordant les -bras, faisant mille petits mouvements que ma chaste plume n'ose pas vous -rendre, et après un instant d'anéantissement total, elle rentrait dans -le cercle pour faire place à une autre pantomime qui essayait de -surpasser la première; le bal a fini par une espèce de joute des trois -plus habiles dont une jouait un rôle de femme et les deux autres des -rôles d'hommes avec une vérité et de petits détails dont on ne se fait -pas l'idée en Europe. Après le bal je les ai toutes récompensées par de -petits présents. - -«Daignez me mettre aux pieds de ma chère tante; je me suis déjà occupé -des envois que je pourrais lui faire, mais cette côte-ci est stérile en -tout, excepté en naufrages.» - -Ces petites danseuses, dont il parle si plaisamment, ne laissaient pas -de produire sur lui une certaine impression. On raconte, non sans de -grandes apparences de vérité, que pour occuper ses loisirs il rendait -des soins, si l'on peut s'exprimer ainsi, aux femmes du pays, qu'à la -couleur près, il trouvait fort agréables dans leur simplicité. On -prétend même, mais ce n'est qu'une tradition, que peu d'années après son -séjour dans la colonie, on voyait grouiller sur la côte sénégalienne -nombre de jeunes métis et qu'on les appelait de confiance «les petits -Bouffés»! Cette surproduction et ce mélange des races nous paraît même -avoir été le seul résultat tangible de l'ambassade du chevalier. - -Un mois plus tard, le pauvre chevalier avait bien changé d'avis; son -gouvernement, qu'il trouvait au début si agréable, l'ennuyait à périr, -et ses lettres reflètent lamentablement son état d'âme. Il écrit à sa -sÅ“ur: - - - «22 avril 1786. - -«Comme j'espère trouver bientôt de tes lettres, je t'écris en attendant -que je te lise, ma bonne enfant, pour m'arracher au moins pendant -quatre-vingt-dix-neuf minutes à l'ennui qui me dévore, même que je suis -partie de Gorée le 7 de mars pour une tournée qui devait être au plus de -trois semaines et qu'en voilà six d'écoulées et que nous courons encore -les mers: tantôt poussés par les vents contraires, tantôt retenus par -les calmes, tantôt incommodés par les courants et les bancs de sable... -Mais quoi qu'il arrive, je tâche d'être beau joueur, et je fais comme M. -de Chalabre qui, dans ses grands désastres, déchire sa chemise et même -sa peau avec ses ongles, sans qu'il paraisse la moindre altération sur -son visage. - -«Ce climat est contraire à tout, car le physique et le moral s'y -altèrent également; en effet, que peut-on faire sans société, sans -amusements, entourés d'esclaves et de coquins, avec l'idée que tout ce -que vous aurez fait de bien sera inutile, ignoré ou mal interprété; au -lieu que cinq ou six coquineries vous assurent un heureux avenir... - -«Ici on regarde comme volé tout ce qui n'est pas employé à acheter des -captifs, et l'on consacre tous ses soins à les bien enchaîner, à les -bien embarquer et à les bien vendre.» - -Bientôt le pauvre chevalier subit l'influence du climat et de l'ennui -qui le dévore, il tombe malade, il est pris par la fièvre, il souffre -cruellement. C'est à sa sÅ“ur qu'il confie ses peines, ses chagrins et -il termine ainsi le récit de ses pénibles aventures: - -«Adieu, ma fille, je serais honteux de cette lettre-ci, si elle était à -une autre adresse, mais tu y verras un frère malade, souffrant, chagrin, -et pourtant consolé par l'idée d'être bien aimé par une sÅ“ur bien-aimée -et par l'espérance de la voir avant la fin de cette triste année.» - -Soit que les soucis de son gouvernement occupent tous ses loisirs, soit -qu'il lui tienne rigueur des infidélités dont il se rend coupable, -Boufflers observe vis-à -vis de Mme de Sabran la conduite la moins -aimable. Alors qu'il écrit fréquemment à son oncle de Beauvau et à sa -sÅ“ur, il garde vis-à -vis d'elle un silence complet, aussi blessant -qu'incompréhensible. C'est en vain que la pauvre femme lui écrit, par -tous les courriers, les lettres les plus tendres, le chevalier ne répond -jamais; elle reste plus de six mois sans la moindre nouvelle directe. -Mme de Sabran, en femme profondément éprise, ne se décourage pas, et -elle ne ménage pas les tendresses à l'ingrat qui l'oublie; elle ne l'en -appelle pas moins «mon époux, mon amant, mon ami, mon univers, mon âme, -mon Dieu»! - -Elle ne lui cache pas cependant combien son indifférence l'affecte -douloureusement. Elle lui écrit ces lignes délicieuses: - - - «19 juin 1786. - -«Je me plais dans cette espèce de supplice qui me déchire le cÅ“ur et -dont ma raison veut en vain me distraire. Je chéris la main qui me -frappe, et, quoi qu'il m'en coûte, je ne changerai jamais; ma tendresse -m'en fait un devoir, et j'aime mieux souffrir et penser à toi, que -d'être tranquille et heureuse d'un bonheur que tu ne partagerais pas. -Adieu, je ne savais pas ce que c'était qu'aimer quand je t'ai donné mon -cÅ“ur; si je l'avais bien su, j'aurais résisté jusqu'à la mort à un -sentiment aussi dangereux; mais à présent il faut me soumettre, et te -donner ma vie.» - -Boufflers reste aussi insensible aux reproches qu'aux caresses. La -pauvre femme désespérée lui écrit encore: - -«... Véritablement je ne sais pas pourquoi je t'aime! C'est sans doute -par suite de cette malédiction de Dieu portée sur nos premiers parents, -à raison de leurs premiers péchés; car c'est pour mon malheur: il n'y a -point de tourments que tu ne me fasses éprouver, de près comme de loin, -et malgré cela, je te préfère à tout ce qu'il y a de bien et de bon dans -ce monde, et encore à moi-même... - -«Va, je suis pour toi comme le premier jour; il n'y a que la mort qui -puisse séparer l'âme du corps. Tu es mon âme; je ne peux exister sans -toi, ou du moins, sans t'aimer uniquement. La colère, la rancune, les -soupçons, tout cela perd son temps avec moi[181].» - - [181] _Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de - Boufflers._ Plon, 1875. - -Mme de Sabran n'était pas la seule à ne pas avoir de nouvelles directes -du chevalier. Mme de Boufflers, que son fils aimait cependant d'une -affection si profonde, ne recevait non plus aucune nouvelle. Il y avait -eu entre eux, à propos d'une question d'intérêt, une petite difficulté -et le chevalier était parti pour le Sénégal sans aller l'embrasser. -Depuis il la boudait. C'était peut-être la première fois de sa vie, et -ce devait être la dernière. Par une fatalité qui devait lui causer -d'amers regrets, le chevalier ne devait jamais revoir celle qu'il avait -tant aimée. - -Sa mère, dont les forces diminuaient peu à peu, avait été faire un -séjour chez son vieil ami le prince de Bauffremont, à Scey-sur-Saône. -Elle s'y trouvait encore au mois de juin 1786, lorsqu'elle fut -subitement frappée d'une légère attaque d'apoplexie. On appela bien vite -auprès d'elle Mme de Boisgelin. Cependant son état s'améliorait, on la -croyait en convalescence, on prenait même des dispositions pour la -conduire aux eaux de Bourbonne, lorsque, le 1er juillet, elle eut une -rechute; cette fois elle perdit presque immédiatement connaissance et -douze heures après, elle s'éteignait doucement entre les bras de sa -fille désolée. - -Ainsi mourut, à l'âge de soixante-quinze ans, cette délicieuse marquise -de Boufflers, qui, pendant près de vingt ans, avait régné par sa grâce -et son esprit sur le vieux roi de Pologne, qui avait enchaîné à son char -tant d'esprits distingués et tenu sous le charme toute une génération. - -Elle fut enterrée le plus simplement du monde dans la chapelle même de -M. de Bauffremont, dans l'église paroissiale de Scey-sur-Saône. Le -prince assistait à ses obsèques, accompagné seulement de quelques -habitants du village[182]. - - [182] Voici l'extrait mortuaire de Mme de Boufflers, découvert - par M. L. Germain, dans les anciens registres paroissiaux de la - commune de Scey-sur-Saône (Haute-Saône). - - «Très haute et très puissante dame Marie-Catherine de Beauvau, - douairière de très-haut et très-puissant seigneur, - Louis-François-Régis de Boufflers-Remiencourt, maréchal des camps - et armées du Roi de Pologne, duc de Lorraine et de Barre, âgée - d'environ soixante et quatorze ans, munie des sacrements de - l'Église, est décédée le premier du mois de juillet de l'an mil - sept cent quatre vingt six, au château de Scey-sur-Saône, et le - trois dudit mois son corps a été inhumé à l'église paroissiale - dudit Scey, dans la chapelle de M. le prince de Bauffremont, - seigneur dudit lieu, en présence dudit M. le prince de - Bauffremont, de Claude de Mairet, écuyer, de Claude Mugnier de - Saint-Beurrey, des sieurs Claude Bailly, Charles Mangeot, premier - valet de chambre de M. le prince de Bauffremont, et de plusieurs - autres paroissiens. Ont signé au registre: prince de Bauffremont, - Mairet, Saint-Beurrey, Mangeot, Bailly, Henriot, curé.» - -Le testament de la marquise, d'une rare simplicité, montre la bonté de -son cÅ“ur, car elle n'oublie aucun de ceux qui l'ont servie; elle leur -laisse tout ce qu'elle possédait au monde; on ne peut se défendre d'un -grand serrement de cÅ“ur en voyant dans quel dénuement vivait cette -femme qui avait joué un rôle si considérable et qui s'éteignait, sans -plaintes et sans regrets, dans un état voisin de la misère. - -Voici ses dernières volontés: - -«Au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit. - -«Je lègue à l'hôpital des Enfants trouvés la somme de cent écus, argent -de France, une fois payée. - -«Je prie le chevalier de Boufflers, mon fils, d'être mon exécuteur -testamentaire, et je lui lègue la somme qu'il pourra me devoir à mon -décès pour la partager avec Mme de Boisgelin. - -«Je laisse à chacun de mes gens la somme de mille livres, argent de -France, c'est-à -dire: mille livres à Périn, l'aîné, mon valet de -chambre; mille livres à François; mille livres au petit Périn; mille -livres à Mager; mille livres à Saint-Jean; mille livres à André; rien à -Courier; mille livres à Babet; quatre cents livres à Catherine; cent -cinquante livres à Marianne, qui balaye devant la porte. - -«Je lègue à Mme Petitdemange un lit de damas jaune avec les fauteuils -pareils, quatre matelas de maîtres, et autant de domestiques, le -traversin et l'oreiller de mon lit, quatre autres traversins, dix -paires de draps, dont deux paires des plus grands et huit de -domestiques, et ce qu'elle voudra de mes chemises; douze douzaines de -serviettes, et huit nappes à son choix, huit robes à son choix, et tout -ce qui lui conviendra dans les dentelles, blondes, gazes, rubans et tout -autres espèces de parures de femme, excepté une garniture de -Valenciennes et des morceaux de satin non brodés, que je compte faire -achever pour en faire une robe à Mme de Boisgelin; tout ce que j'ai de -meubles à la Malgrange, dans l'une et dans l'autre maison, tous les -draps, serviettes et nappes dont je n'aurai pas disposé. - -«Je laisse à Mme Petitdemange six douzaines d'assiettes et douze plats -de porcelaine, quatre salières, deux saucières, deux pots à soupe, le -tout aux armes de Boufflers; et s'il ne s'en trouvait pas assez, on y -suppléerait par de la porcelaine blanche; elle choisira dans la faïence -ce qui lui conviendra, ainsi que dans les tasses de porcelaine jusqu'au -nombre de six; elle prendra aussi dans la batterie de cuisine ce qui lui -conviendra; j'entends enfin qu'elle choisisse chez moi tout ce qu'il -faut pour monter son ménage. - -«Je lègue à Mme Saint-Léger, ma femme de chambre, tout le linge à mon -usage et tous mes habits dont je n'ai pas disposé, quatre douzaines -d'assiettes, une douzaine de plats, six tasses de porcelaine blanche, -six douzaines de serviettes, ce qu'elle voudra dans la batterie de -cuisine, tout ce qui restera de dentelles, blondes et tout autres -parures, après les autres legs acquittés; elle donnera huit robes, des -moindres, à son choix, de différentes saisons, à Bichette et ce qu'elle -jugera à propos de linge, tant de corps que de table; je laisse à Mlle -Saint-Léger les meubles qui se trouveront dans les trois chambres -qu'elle occupe. - -«Je laisse à M. le maréchal de Beauvau, mon frère, les vingt-deux mille -quatre cent quarante-une livres trois sols six deniers que le Roi -reconnaît me devoir et dont je lui ai remis le brevet; j'espère qu'il -voudra bien en presser le recouvrement; je le prie d'en faire l'usage -dont nous sommes convenus. - -«Je laisse à M. Devaux, mon cabriolet et cinquante volumes à choisir -dans mes livres; j'en laisse cent au chevalier de Boufflers, à son -choix; autant à Mme de Boisgelin, et le reste à Mme Petitdemange, qui en -donnera trente volumes à Mlle Saint-Léger. - -«Je compte que l'argent de mes rentes viagères et pensions qui pourront -m'être dues, lors de mon décès, joint à la vente des effets dont je -n'aurai pas disposé, seront suffisants pour acquitter les legs que je -fais à mes gens, et s'il y a du surplus, je veux qu'il soit distribué -entre Mme Petitdemange et Mlle Saint-Léger, les deux tiers pour Mme -Petitdemange et l'autre tiers pour Mlle Saint-Léger, après toutefois le -payement de mes dettes. - -«Je lègue à Firmin, ancien valet de chambre, la somme de huit cents -livres. - -«Je lègue à Royer, ancien domestique, demeurant à Metz, la somme de huit -cents livres. - -«Nancy, le huit juillet mil sept cent quatre-vingt-quatre. - - BEAUVAU BOUFFLERS[183].» - - [183] Archives nationales, T. 471-3. - -La mort presque subite de la vieille marquise causa une véritable -consternation parmi tous ses amis. Cerutti se faisait l'interprète des -regrets unanimes qu'elle laissait après elle quand il écrivait à Mme -Durival: - - - «Choisy-le-Roi, 17 juillet 1786. - -«Vous venez de faire une perte, madame, que rien ne peut remplacer. -Quelque bonne philosophe que vous soyez, vous êtes encore meilleure -amie. Je vous plains et je partage vivement votre juste douleur. - -«Je me souviens avec attendrissement des jours que nous avons passés, -vous et moi, à Fléville, avec Mme de Boufflers. Le monde n'avait pas une -femme qui eût un esprit plus naturel, et la campagne, en rendant cet -esprit plus calme, y ajoutait un charme nouveau. Les regrets que je -donne à sa mémoire ne sont rien au prix de ceux qu'elle obtiendra de ses -amis intimes. Hélas! qui consolera le pauvre Panpan? A son âge, perdre -son plus doux appui! Je ne vois que vous, madame, qui puissiez mêler -quelque adoucissement à ses larmes et à sa désolation... Mme la duchesse -de Grammont m'a chargé de dire et redire à l'aimable et malheureux Veau -toute la part qu'elle prend à son infortune!» - - - - -ÉPILOGUE - - - - -CHAPITRE PREMIER - -1786-1787 - - Règlement des affaires d'intérêt.--Séjour de Boufflers à - Paris.--Son départ pour Lorient.--Séjour au Sénégal.--Retour en - France. - - -Rigoureusement nous aurions dû arrêter notre récit à la mort de notre -héroïne et laisser dans l'ombre le sort de ses enfants et de tous les -amis qui l'avaient entourée pendant sa vie, mais nous n'en avons pas eu -le courage. Le lecteur aurait donc ignoré ce qu'il était advenu du -spirituel chevalier, de l'aimable Mme de Boisgelin, du vieux Panpan, de -Mme Durival, de Mme de Sabran, de Saint-Lambert, du prince de Beauvau, -etc. A tort ou à raison, nous nous sommes imaginé que tous ces -personnages étaient devenus des amis pour nos lecteurs, comme ils le -sont pour nous depuis des années, et qu'on regretterait de ne pas -connaître le sort des principaux d'entre eux. Aussi avons nous pris le -parti de résumer rapidement sous le titre d'Épilogue tout ce qui les -concernait et de les accompagner, eux aussi, jusqu'à leur heure -dernière. - -Le chevalier de Boufflers se trouvait encore au Sénégal au moment même -où sa mère était mortellement frappée. - -C'est Mme de Sabran qui se chargea de lui annoncer le fatal événement, -mais la lettre ne lui parvint pas, car il était déjà en route pour -revenir. Elle lui écrivait: - - - «9 juillet 1786. - -«Quelle nouvelle à t'apprendre aujourd'hui, mon cher mari! Je ne m'en -chargerais pas, si je n'étais pas sûre que ta sÅ“ur et ton oncle t'en -ont déjà fait part. Tu viens de perdre ta pauvre mère; j'en verse des -larmes aussi amères que si elle était la mienne. Je connais ton bon -cÅ“ur et je suis sûre de la douleur que tu auras d'avoir été à deux -mille lieues d'elle dans ces tristes moments, et de n'avoir pas pu lui -prodiguer tes soins et lui rendre les derniers devoirs. Mais ce qui doit -te consoler, mon ami, ou du moins adoucir tes regrets, c'est qu'elle a -été frappée tout d'un coup par une maladie qui ne pardonne jamais et qui -est l'apoplexie. Ta bonne volonté et tes soins n'auraient pas pu -prolonger d'un instant ses jours qui étaient terminés; et la Providence, -qui arrange si bien toutes choses au moment qu'elle nous frappe, lui a -évité des regrets en ne lui laissant pas le temps de te désirer. Elle a -perdu tout de suite connaissance, et elle n'a ressenti aucune des -horreurs de la mort. Ta pauvre sÅ“ur, d'ailleurs, t'a suppléé de son -mieux dans des fonctions aussi douloureuses; elle en est vivement -affectée, mais elle se porte bien; je compte la voir à son retour et lui -offrir toutes les consolations de la plus tendre amitié. Que ne suis-je -à portée d'en faire autant pour toi! Mon plus grand chagrin est de -sentir l'inutilité dont je te suis à présent; quelque chose qui -t'arrive, mon intérêt et ma tendresse ne te sont plus bons à -rien...[184]» - - [184] _Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de - Boufflers._ Plon-Nourrit, 1875. - -Nous avons vu que, malgré la très grande tendresse qui existait entre -eux, le chevalier avait eu avec sa mère, avant son départ, quelques -difficultés d'intérêt, et qu'il était parti pour le Sénégal sans aller -l'embrasser. Aussi Mme de Boufflers ne lui avait-elle pas écrit pendant -son absence. Il avait beaucoup souffert de ce silence, et il voulait -qu'à son retour tout fût oublié. - -Par une cruelle ironie de la destinée, il écrivait du bateau même qui le -ramenait dans sa patrie à celle qui déjà n'existait plus, cette lettre -touchante et dont les termes empruntent aux circonstances quelque chose -de poignant: - - - «En pleine mer, 4 août 1786. - -«Enfin, je vous reverrai et j'en sens déjà toute la joie, et j'y joins -toute la vôtre. - -«Je n'ai point eu de lettre de vous en Afrique, et ma sÅ“ur m'a seule -mandé de vos nouvelles; elles m'ont donné de la sécurité sur le point -essentiel, sur la conservation de _notre trésor_ (pour me servir des -termes de M. de Nivernais), mais j'ai été vraiment attristé en pensant -que vous vous plaigniez de moi et que vous croyiez que je me plaignais -de vous. Le premier point serait le pire des malheurs, et le deuxième le -plus infini des crimes. - -«Les affaires qui ont précédé mon départ étaient si nouvelles et si -embarrassantes pour moi qu'elles n'ont pas laissé huit jours à ma -disposition pour aller vous embrasser. Quant aux plaintes qui vous sont, -dit-on, parvenues sur quelques déprédations de la Malgrange, je pourrais -vous dire ce que le comte de Grammont disait assez ignoblement à Louis -XIV: «Sire, ce sont deux de vos gens qui se querellent». Irais-je -refuser mon vin, car je crois qu'il est question de vin, à celle à qui -je dois mon sang? Et quand je ne lui devrais rien, pourrais-je lui -refuser quelque chose? Laissons tout cela, car je n'aime pas plus les -discussions que vous n'aimez le vin, et ce n'est pas entre vous et moi -qu'elles doivent jamais trouver place. - -«Dès que le premier objet de mon voyage sera rempli, j'engagerai ma -sÅ“ur à venir avec moi en Lorraine et j'espère que la première vue -dissipera tout, comme je vous ai entendu dire qu'un rayon de soleil -aplanit bien des difficultés. - -«Je ne vous parle ici ni de l'Afrique ni de la mer, ce sont de trop -tristes sujets pour vous en entretenir. Il vous suffira de savoir que -Marcel a une fort bonne place et qu'il se fait adorer et même vénérer -dans la colonie par son esprit et par ses sentiments. Je me sais bon gré -d'avoir prévu son mérite, mais il a passé mon attente. Dites tout cela à -M. Devau, pour qu'il sache que je ne me venge pas sur ses amis des -querelles qu'il cherche aux miens. - -«Mais je veux tout oublier, le jour où je vous verrai sera un jour -d'indulgence plénière, et je ne garderai plus rien sur le cÅ“ur, comme à -la fête du sacre il ne reste personne dans les prisons. - -«Adieu, ma chère mère, vous ne savez sûrement ni combien vous êtes -aimable, ni combien vous êtes aimée». - -En même temps qu'il écrivait à sa mère, le chevalier prévenait Mme de -Boisgelin de son retour, et il lui demandait de venir au-devant de lui -pour lui apporter des nouvelles: - - - «12 août 1786. - -«Viens, si tu le peux, au-devant de ton pauvre frère, ma bonne fille; -après tant d'ennuis, d'inquiétudes, de détresse, couronnés par soixante -jours de navigation, il a besoin de voir enfin quelqu'un qui l'aime et -qu'il aime, et je te laisse à juger si je pouvais mieux m'adresser. Je -ne suis pas encore à terre, mais à moins que les vents n'imaginent -quelque nouvelle perfidie, je serai ce soir ou demain à la Rochelle. - -«... J'espère que tu partages et que tu combleras ma joie et le cÅ“ur me -dit que tu m'apporteras de bonnes nouvelles». - -Hélas! l'on sait la nouvelle affreuse qui attendait le pauvre chevalier. -Il adorait sa mère, et l'on peut deviner sa douleur en apprenant qu'il -ne devait plus revoir celle qu'il avait tant aimée. - -Bien avant le retour du chevalier, la famille de Boufflers s'était -réunie pour régler les affaires d'intérêt; ce n'était ni bien long ni -bien compliqué, puisque la vieille marquise ne laissait à peu près rien. - -Bien qu'eux-mêmes dans une situation de fortune des plus précaires, M. -et Mme de Boisgelin se conduisirent on ne peut mieux. M. de Boisgelin -déclara tout d'abord approuver complètement tout ce que ferait sa femme, -et lui donner à cet effet toutes les autorisations nécessaires. - -Quant à Mme de Boisgelin, elle déclara en son nom et au nom de son -frère, pour lequel elle se portait fort[185], qu'elle entendait que les -dispositions dernières de sa mère fussent exécutées sans aucune réserve, -qu'il fallait avant toutes choses payer les dettes, solder les frais, et -exécuter les legs aux domestiques. C'est ce qui fut fait -scrupuleusement. - - [185] Le chevalier n'était pas encore revenu du Sénégal. - -On se rappelle qu'au moment du mariage de M. et Mme de Boisgelin, le roi -de Pologne avait donné viagèrement aux jeunes époux le domaine de la -Malgrange pour en jouir après le décès de Mme de Boufflers[186]. - - [186] Voir _Dernières années de la Cour de Lunéville_, p. 282. - -Les Boisgelin héritèrent donc de la Malgrange, mais le chevalier s'était -attaché à cette terre qu'il gérait depuis une dizaine d'années, et, -d'accord avec sa sÅ“ur et son beau-frère, il obtint du conseil du roi, -de se substituer à eux sa vie durant. - -Il prit aussitôt des mesures pour tirer le meilleur parti possible de -son domaine; il confia les jardins à un horticulteur pour un loyer de -dix louis; il afferma les terres pour 1,500 livres. Quant à la maison -qui était fort agréable et bien meublée, et le pavillon bâti par M. de -Bauffremont, il les loua à des Anglais de passage; chaque année il -arrivait en Lorraine de nombreux insulaires qui ne craignaient pas de -payer un loyer assez élevé pour jouir de l'agrément de passer l'été aux -portes de Nancy. - -Mme de Boufflers jouissait sur le Trésor royal d'une pension de 18,000 -livres qui était le plus clair de son revenu. Après sa mort toute la -famille se mit en mouvement pour faire reporter cette pension sur la -tête de Mme de Boisgelin et du chevalier. Malheureusement le Trésor -royal ne se trouvait pas, lui non plus, dans une situation brillante, et -malgré les pressantes démarches du prince de Beauvau et du duc de -Mouchy, auprès du roi et de M. Calonne, c'est à grand'peine qu'on obtint -pour les enfants de Mme de Boufflers une pension de 8,000 livres qu'ils -eurent à se partager. - -En revenant du Sénégal, le chevalier de Boufflers avait ramené avec lui -un certain nombre de souvenirs vivants qu'il s'était empressé de -distribuer dès son arrivée en France. - -A la reine il avait offert une perruche; au maréchal de Castries, un -cheval; à Mme de Sabran, des oiseaux merveilleux et un petit nègre; à -Mme de Blot, également un petit nègre nommé Zimeo; à M. de Beauvau, une -jeune négresse nommée Ourika[187], pour laquelle le vieux maréchal se -prit d'une véritable affection et qu'il adopta pour ainsi dire. - - [187] Elle est l'héroïne du roman de la duchesse de Duras. Son - portrait existe au château de Mouchy.--Elle appelait toujours ses - protecteurs: _ami maréchal et amie madame_. - -Mme de Sabran avait été ravie de ses oiseaux, mais ses enfants avaient -encore été bien plus enchantés du négrillon qu'ils appelèrent Vendredi; -il devint leur jouet et ils ne pouvaient plus s'en passer. - -«Il fait leur bonheur, écrit un jour la comtesse; il n'y a point de joie -pareille à celle qu'il a éprouvée le jour qu'il s'est vu un bel habit -sur le corps. Il est si emprunté dans ce nouveau vêtement qu'il fait -mourir de rire; il ressemble à ces chats auxquels on met des papillotes -à la queue; il tourne, il se regarde, il n'ose pas remuer de crainte de -se salir; à peine peut-il marcher avec ses souliers; enfin il nous donne -la comédie toute la journée...» - -En revenant en France le chevalier avait l'intention très arrêté de n'y -faire qu'un court séjour et de retourner dans son gouvernement aussitôt -qu'il aurait obtenu ce qui lui manquait; il voulait achever l'Å“uvre -qu'il avait commencée et à laquelle il s'était attaché. - -Tous ses amis cependant le détournaient de perdre son temps à des -projets stériles: - -Ségur lui écrivait en riant: - -«De grâce, ne retournez pas dans cette maudite colonie où vous -n'apprendrez qu'à voir tous les hommes en noir et où l'amitié souffre de -votre absence sans être consolée par votre gloire... Songez que les -beaux jours de la vie sont trop courts pour en faire d'inutiles -sacrifices...» - -Ces projets de départ faisaient le désespoir de Mme de Sabran; elle -écrivait délicieusement à son ami: - - - «18 août 1786. - -«Encore si tu pouvais, comme le pauvre pigeon, être dégoûté des voyages -par cet essai et prendre sagement le parti qu'il prit de ne plus quitter -sa fidèle compagne, tout serait oublié, et nous ne penserions plus qu'à -nous servir du mal pour jouir encore mieux du bien. Mais à peine -t'aurai-je vu qu'il faudra te dire adieu encore et te perdre de nouveau, -peut-être pour plus longtemps... J'aurais préféré que tu restasses six -mois de plus au Sénégal, avec l'espérance cependant qu'à la fin de ce -terme tu lui dirais adieu pour toujours. Mais non, nous y mourrons à la -peine, toi, M. le gouverneur, et moi, Mme la gouvernante.» - -Depuis son arrivée à Paris, le chevalier consacrait la plus grande -partie de son temps à courir les ministères pour tâcher d'obtenir les -objets indispensables à la prospérité et à la sûreté de la colonie. Il -réclamait surtout de l'artillerie, dont il était totalement dépourvu et -dont il avait le plus urgent besoin. - -Il serait injuste de dire qu'on repoussait ses instantes sollicitations; -il était au contraire accueilli à merveille, félicité sur son zèle, on -prenait bonne note de ses demandes et on lui faisait les plus belles -promesses. - -Bien que peu naïf de son naturel et sachant par expérience ce que valent -les serments des ministres, Boufflers reçut de si formelles assurances -qu'il se crut sûr du succès, et qu'il quitta Paris plein de confiance à -la fin de novembre 1786, pour aller s'embarquer à Lorient sur la -_Dordogne_. - -En cours de route il écrivait à sa sÅ“ur: - - - «Musillac en Bretagne, 6 décembre. - -«J'ai bien mal fait de ne point accepter ta proposition de venir avec -moi, ma grande enfant; tu aurais fait à la vérité une bien triste -partie, mais tu t'en serais consolé en pensant que c'était répandre un -peu de baume sur mes blessures, et que c'était me sauver les plus grands -ennuis et les plus cruelles impatiences que j'ai eues de ma vie. Car -enfin nous aurions été ensemble, et plus le voyage aurait été long, plus -je l'aurais aimé. Chaque contre-temps, chaque accident m'aurait valu un -jour de plus à passer avec toi; ainsi je les aurais appelés, plutôt que -de les prévenir. Au moins ne m'en serais-je point tourmenté comme j'ai -fait au point d'en être malade. - -«J'ai resté quatre grands jours à Nantes à faire raccommoder à fond ma -voiture à laquelle il avait fallu travailler à toutes les postes depuis -Orléans; je m'y suis ennuyé au delà de toute expression... - -«Voici des choses qui t'auraient regardée dans des temps plus ou moins -prospères... - -«J'ai passé presque au travers du parc de la Bretesche. J'ai été arrêté -pendant trois ou quatre heures au passage de la Roche-Bernard; si tu -avais été avec moi, il aurait fallu garder l'incognito et dans le -cabaret tu aurais entendu dire le diable de quelqu'un[188], sur ses -dépenses, sur ses lésines, sur son ineptie en administration de terre, -sur ses prétentions, sur sa hauteur, etc., enfin on en a tant et tant -dit, que malgré mon humeur de tout ce qui m'était arrivé jusque-là , je -riais intérieurement de la contenance que tu aurais faite. - - [188] M. de Boisgelin. - -«J'ai un grand mal de tête, je ne dors pas depuis quelques jours, mais -j'espère dormir cette nuit et me réveiller guéri. Je voudrais dormir un -an et me réveiller dans ta chambre, mais cela reviendra à peu près au -même, excepté que mon sommeil pourra bien être un peu agité... - -«Adieu, je t'embrasse de toute mon âme seulement, car elle est près de -toi, et mon visage en est bien loin. - -«Embrasse pour moi tout ce que tu aimes et surtout tout ce que tu aimes -le mieux.» - -Le 7, Boufflers arrive à Lorient, il est excédé de fatigues. Quelle est -sa rage, sa fureur, en voyant qu'on n'a rien envoyé de Paris et que de -tous les approvisionnements, de toutes les armes si solennellement -promis, rien n'a été expédié. - -Heureusement, les vents sont contraires. Ce retard forcé lui donne le -temps d'écrire encore pour réclamer contre l'oubli dont il est victime. -C'est surtout l'artillerie qui lui manque le plus, et il écrit le 13 -décembre à son oncle pour le supplier d'intervenir: «Il y a dans le -monde bien des choses respectables, lui dit-il, mais je ne connais que -la force qui soit vraiment respectée.» - -Le 15, les vents sont encore contraires, et toujours pas la moindre -nouvelle de la fameuse artillerie. Le chevalier, qui est affligé d'un -ennui mortel et d'une exaspération croissante, écrit encore à M. de -Beauvau: - -«Il n'y a pas en ce moment à Gorée une pièce de canon en état de tirer, -en sorte qu'un corsaire anglais qui aurait bu un peu de punch pourrait -nous insulter impunément.» Et comme il se rend compte de son -importunité, il ajoute: «Je suis fâché, mon cher oncle, de vous étourdir -de mon artillerie, mais je crierai jusqu'à ce que je puisse tonner.» - -Inutile d'ajouter que Boufflers mit à la voile sans avoir reçu -l'artillerie qu'il sollicitait si ardemment. - -A peine le chevalier avait-il repris la mer pour retourner dans son -lointain gouvernement, que la maréchale de Luxembourg, qui lui avait -toujours donné tant de marques d'attachement, succombait à son tour. -C'est Mme de Sabran qui se charge de lui annoncer le fatal événement: - - - «24 janvier 1787. - -«Quelle horrible nouvelle à t'apprendre encore, mon cher mari! Tu viens -de perdre une seconde mère! La pauvre Mme de Luxembourg vient de payer -le tribut de ton second voyage. Je me réserve pour le troisième, car il -faut une victime à chacun. - -«Il paraît que sa mort a été fort douce, et qu'une paralysie générale a -glacé tous ses sens en très peu d'instants... - -«La mort de cette bonne et excellente femme répand une consternation -générale; sa tombe est arrosée de larmes qu'elle avait si souvent -essuyées, et le désespoir de ces pauvres malheureux dont elle était la -consolation et l'appui, est une belle oraison funèbre...[189]» - - [189] _Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de - Boufflers._ Plon-Nourrit, 1875. - -Jusqu'au mois de juin 1787, nous ne trouvons dans la correspondance rien -qui soit digne d'être noté. A cette époque, Mme de Sabran raconte à son -ami une amusante visite qu'elle vient de faire à la maréchale de -Mirepoix. - - - «28 juin 1787. - -«J'ai été voir aujourd'hui ta vieille tante dans sa superbe maison; elle -m'a montré un perroquet noir que tu lui as envoyé; il ressemble à mon -avis à un corbeau. Mais elle m'a dit qu'il parlait fort bien. Comme il -ne m'a pas fait l'honneur de m'adresser la parole, je n'en saurais -juger par moi-même. - -«Elle m'a parlé aussi d'un petit nègre que tu as envoyé à Mme de Blot, -qui est un petit monstre à ce qu'elle dit, et horriblement mal élevé. -Dès qu'il l'a aperçue, il a fait des cris horribles, et s'est jeté à -terre avec les signes de la plus grande frayeur, tandis qu'il caressait -tout le monde. On lui a demandé pourquoi? Il a répondu qu'elle lui -faisait la grimace. La maréchale ne s'est pas doutée qu'il pouvait avoir -quelques raisons pour la trouver différente des autres et lui a su fort -mauvais gré de sa franchise. - -«Cela fait frémir en voyant combien nous nous connaissons peu.» - -Heureusement pour le chevalier sa santé se maintient excellente; il -supporte parfaitement le climat assez malsain de la colonie et il peut -se consacrer tout entier aux soins de son gouvernement. - -Il déploie une grande activité, il élève des casernes, répare l'hôpital -qui tombe en ruines, bâtit une forge, fait élever des magasins, -construit de petits navires, des corps de garde, des prisons, etc. Faute -d'ingénieurs, il fait lui-même tous les plans, tous les devis, et il est -tellement économe que pour tous ces travaux, il ne dépense pas plus de -40,000 livres! - -Tout marcherait à souhait s'il n'avait à lutter contre la Compagnie dont -la conduite est abominable. Grâce à elle, à sa lésinerie, à son -inintelligence, à son peu d'activité, on est privé des choses de -première nécessité, et la famine règne presque dans le pays. Ses -employés sont mal payés, elle prend des mesures à contre-sens, enfin -elle lui fait éprouver tant de contrariétés qu'il finit par en tomber -malade. - -Il écrit à son oncle le 7 octobre: - - - «Gorée, 7 octobre 1787. - -«Je me voyais à peu près à la fin de ma carrière africaine, mon cher -oncle, et mon esprit commençait à quitter ce pays pour celui que vous -habitez, comme une âme du Purgatoire à qui il ne manque plus qu'un _De -Profundis_ ou deux pour aller en Paradis; j'en étais là et je -m'endormais dans le calme que je croyais avoir établi quand cette -maudite compagnie est venue me tirer de mon sommeil...» - -Enfin il quitte la triste colonie, et il débarque à la Rochelle le 27 -décembre 1787. - -Sa première lettre est pour Mme de Boisgelin; comme son séjour au -Sénégal a mis sa garde-robe dans le plus piteux état, il arrive dans un -dénuement complet. Il fait appel à la bonne volonté de sa sÅ“ur, et il -lui écrit: - -«Ecoute, ma Boisgelin, j'arrive mardi au soir dans l'équipage d'un -corsaire qui a fait naufrage et qui n'a sauvé que sa personne. Je sais -que je n'ai à Paris ni chemise, ni poudre, ni pommade, ni carrosse, ni -chevaux, ni argent, ni considération. Arrange-toi pour me faire trouver -tout ce qui me sera nécessaire. Emprunte pour moi deux ou trois chemises -avec des manchettes à dentelles. Je crois que j'ai des habits, ainsi je -me passerai de tes robes. Tout le reste ira comme il pourra». - -En apprenant enfin le retour de son ami, Mme de Sabran, ravie, écrivait: - -«C'est de bon cÅ“ur que je dis adieu à ce malheureux Sénégal qui m'a -fait verser tant de larmes...» Et elle ajoutait spirituellement cette -réflexion si vraie: «Personne n'entend moins que toi à se faire valoir. -Aussi la fortune est-elle la seule peut-être du sexe féminin qui t'ait -maltraité quand tu as voulu lui faire la cour. J'espère qu'à présent -elle va te sourire.» - - - - -CHAPITRE II - -1786-1788 - - Lettre du prince de Beauvau à Mme Durival.--Panpan obtient une - pension.--Mort de Marianne, de Mme de Bassompierre.--Craintes - de Panpan pour ses pensions.--Sollicitude de Mme de - Boisgelin.--Voyage du chevalier en Lorraine.--Il est nommé à - l'Académie française. - - -La mort de Mme de Boufflers avait été pour Mme Durival un coup très -douloureux. Elle avait beaucoup pleuré l'amie chère qui depuis tant -d'années lui prodiguait les marques de tendresse et d'affection, et son -âme sensible était longtemps restée inconsolable. - -Peu de temps après la mort de la marquise, elle reçut du prince de -Beauvau cette jolie lettre: - -«Ma sÅ“ur m'avait trop souvent entretenu, madame, de l'intime amitié qui -vous unissait pour qu'il ne doive pas m'être permis de vous prier -d'accepter cette boîte qu'elle aimait et qui, par cette raison, vous -sera chère. Si la maladie ne l'avait pas privée de l'usage de ses -facultés, elle n'aurait sûrement négligé aucun moyen de vous rappeler -son tendre attachement. C'est une consolation pour moi de faire ce -qu'elle aurait fait, et si vous permettez que je la supplée, vous -rendrez justice aux sentiments avec lesquels j'ai l'honneur d'être -madame, votre très humble et très obéissant serviteur, - - - «Le maréchal prince DE BEAUVAU. - «Ce 9 août 1786». - -A la lettre était jointe une boîte enrichie de diamants, précieux joyau -de famille, donnée autrefois par l'impératrice Julie, mère de -Marie-Thérèse, à la princesse de Craon. A la mort de la princesse, M. de -Beauvau l'avait donnée à sa sÅ“ur, Mme de Boufflers, en l'accompagnant -d'une lettre pleine de tendresse. Cette lettre était encore renfermée -dans la boîte. - -Certes Panpan, lui aussi, avait ressenti vivement la mort de Mme de -Boufflers; mais il était arrivé à l'âge où l'égoïsme remplace bien -souvent chez les vieillards tous les autres sentiments; puis, on a pu le -voir au cours de ce récit, si la marquise adorait son «cher Veau», -l'affection de ce dernier était plus mesurée. Il avait à ce moment de -graves préoccupations pécuniaires et le souci de sa vie matérielle était -arrivé à l'absorber presque complètement. - -Après un premier moment donné à de légitimes regrets, il oublia assez -vite celle qui avait été toute sa vie, et il ne songea plus qu'à -prolonger la sienne. - -Depuis longtemps il sollicitait une pension du roi de France. Grâce aux -instances de Mme de Boisgelin, du duc de Nivernais, de Mme de Grammont, -de Mme de Beauvau, il obtint en juillet 1786 cent écus sur le Trésor -royal. Avec quelques autres pensions qu'il devait à la libéralité de -Stanislas, cela lui faisait un revenu de 3,100 livres qui le mettait à -l'abri de la misère. - -L'année suivante, après un silence de près d'un an, il écrivait à Mme de -Boisgelin: - - - «A Lunéville, 30 juillet 1787. - -«Je ne suis pas moins clément que Jésus-Christ, madame la comtesse; -puisque vous aimez et que vous daignez le dire, tout vous est et vous -sera toujours pardonné. Et quels torts vos bontés n'effaceraient-elles -pas? En est-il d'ailleurs que ne doive me faire oublier le nom sacré de -mon illustre amie, de mon adorable bienfaitrice. Rien ne me sera jamais -plus respectable et plus cher que ce qui tient à elle de si près. -Traitez-moi donc comme vous voudrez, madame la comtesse, et quand vous -ne seriez pas la plus aimable femme que je connaisse, quand je ne serais -pas accoutumé depuis plus de trente ans à vous aimer de toute mon âme, -vous seriez toujours l'objet de mon plus tendre et de mon plus -respectueux dévouement.» - -Il ne peut hélas! donner de sa santé que des nouvelles déplorables. En -un an, c'est-à -dire depuis la mort de Mme de Boufflers, il a plus -vieilli que dans les dix années qui ont précédé. Ses infirmités -augmentent tous les jours, il dépérit à vue d'Å“il. Il est d'une -faiblesse et d'un affaissement qui tiennent de la décrépitude et qui -sont tels qu'il peut à peine faire quelques tours de promenade. Il ne -voit plus devant lui que les douleurs et la mort; heureux si l'une peut -venir sans les autres. - -Pour occuper sa solitude, Panpan a repris un morceau de tapisserie qu'il -avait commencé il y a dix ans; c'est sa seule distraction. Si Mme de -Boisgelin avait par hasard des rebuts de cette soie de fantaisie qu'on -appelle filosèle, quelle que soit la couleur, elle ferait un véritable -acte de charité en les lui envoyant; tout lui serait bon. - -Un nouveau malheur allait frapper le pauvre Panpan. En 1787, il a la -douleur de perdre sa fidèle Marianne, cette gouvernante si utile, si -attachée, si économe, qui, depuis tant d'années, sait si bien conduire -sa maison. C'est une perte irréparable, qui non seulement fait souffrir -son cÅ“ur, mais est désastreuse pour ses intérêts. - -L'année 1787 fut fatale aux contemporains de Mme de Boufflers; nous -avons vu déjà que sa cousine la maréchale de Luxembourg avait succombé -dans les premiers jours de janvier. Au mois de novembre Mme de -Bassompierre la suivit dans la tombe. Mais la pauvre comtesse était -depuis longtemps dans un état si lamentable que la mort fut un bienfait -pour elle. - -La pension supplémentaire que Panpan avait si vivement sollicitée en -1786 allait lui causer les plus cruels tourments. En effet, en 1787, on -mit un impôt de dix pour cent sur les pensions au-dessus de 3,000 -livres. Comme celles de Devaux s'élevaient à 3,100 livres, il tombait -sous le coup de la nouvelle loi et il allait perdre 300 écus. - -A cette nouvelle, le pauvre vieillard désespéré demande encore secours -et appui à Mme de Boisgelin; il la supplie de faire intervenir tous ses -amis: lui-même va écrire à Mme de Grammont, à Mme de Beauvau, à M. de -Nivernais; il faut absolument qu'on détourne de lui ce coup qui lui -serait fatal. - -S'il doit perdre ses pensions, il serait en vérité tenté d'envier le -sort de Mme de Bassompierre. Supporter à la fois la vieillesse, les -infirmités et la misère est au-dessus de ses forces. - -Mme de Boisgelin le rassure, lui promet de s'occuper de lui. - -Il lui répond, ravi, le 10 août: - -«Mon Dieu, madame la comtesse, quel baume vous répandez dans mon âme en -me montrant le vif intérêt que vous daignez prendre au sort de votre -pauvre vieux Veau. Que votre lettre est bonne, qu'elle est prompte, -qu'elle me touche!... Je tiens donc encore par quelque fil à ce que j'ai -perdu. Vous aimez encore ce que daigna si longtemps aimer votre adorable -mère...» - -Panpan allait bientôt avoir d'autres soucis. - -Stanislas avait autrefois voulu faire nommer son lecteur à la survivance -de Solignac, au secrétariat de la Lorraine; mais il n'avait pu l'obtenir -du duc de Fleury. Comme compensation il avait exigé pour Panpan une -pension de 500 livres sur cette place, et elle avait toujours été -exactement payée. - -En 1788, apprenant que le duc de Fleury était au plus mal, Panpan -écrivit au prince de Beauvau «comme au chef de la maison du roi de -Pologne, qui devait protéger ses gens et ses bienfaits». En même temps -il lui envoyait «une attestation de la main même toute tremblante du bon -roi». Mais le maréchal la renvoya simplement, en disant qu'elle était -sans valeur et en conseillant à Panpan «de prier Dieu pour la -conservation de M. le duc de Fleury.» - -Le Veau, affolé, s'adresse à Madame Adélaïde et à son secrétaire des -commandements, le comte de Narbonne. Il reçoit peu après cette réponse: - -«Votre affaire est faite. M. de Brienne vient de me promettre que dans -huit jours vous auriez pour vos 500 livres un titre avec lequel vous -n'aurez jamais à avoir la moindre inquiétude. - -«Madame Adélaïde est très piquée que vous vous adressiez à elle pour de -pareilles billevesées, et pour vous en marquer son mécontentement, elle -vous condamne, mon ami, à recevoir d'elle une gratification annuelle de -480 livres. J'espère vous les porter moi-même en allant rejoindre mon -régiment qui est en Alsace, et je serai, je vous jure, beaucoup plus -heureux que vous. - -«Je vous aime et je vous embrasse de tout mon cÅ“ur.» - -On peut supposer la joie de Panpan à cette nouvelle inespérée! Il croit -rêver! C'était bien un rêve en effet, car il ne toucha jamais un sol des -deux pensions si libéralement octroyées. - -Au mois d'avril 1788, le chevalier de Boufflers vient à Nancy dans -l'espoir de se faire élire aux États généraux. «Malgré une cuisse bien -hypothéquée et d'autres infirmités qui s'accroissent tous les jours,» -Panpan se traîne à Nancy pour lui faire sa cour. - -Il écrit le 12 avril à Mme de Boisgelin: - -«Le charmant chevalier est aimé ici de tout le monde et admiré dans tout -ce qu'il dit et dans tout ce qu'il fait. J'ai dîné hier chez lui avec -tout son bureau de notables et je viens d'y dîner aujourd'hui avec Mme -de Lenoncourt et Mme Durival...» - -Quoi qu'en dise Panpan, le chevalier n'avait pas particulièrement à se -louer de l'accueil de ses compatriotes et il faisait part à sa sÅ“ur de -ses déceptions: - - - «Ce 29. - -«Tu apprendras sans étonnement, ma chère enfant, que MM. de Raigecourt, -le Sourdeau, et de Ficquemont, le braconnier, l'ont emporté sur moi à -Lunéville malgré tous les soins et les efforts de ce pauvre Panpan qui, -dans cette occasion-ci, m'a marqué une amitié dont je ne pouvais pas me -flatter. - -«Je n'ai point d'espérance à Nancy pour moi, j'en ai même bien peu pour -mon oncle dont je sers, autant que je le puis, les intérêts, quoiqu'il -me paraisse assez froid sur les miens. - -«Je termine seulement à présent le discours que je dois lire demain; -j'espère qu'il vaudra celui du grand comte d'Ourches, qui a dit entre -les dents à Vézelize qu'il ne parlerait pas qu'on ne lui ouvrît la -bouche, et personne n'en a paru tenté... - -«Pourquoi pas de lettre de ma bonne sÅ“ur? Croit-elle qu'il faille -imiter l'indifférence des Lorrains pour moi, comme si je pouvais imiter -l'indifférence des Bretons pour elle. - -«Adieu, ma fille, j'ai à faire, mais toute affaire cessant, je veux -t'embrasser à mon aise et de toute mon âme et de tout mon cÅ“ur[190].» - - [190] Communiquée par M. le comte de Croze-Lemercier. - -Malgré ses prévisions pessimistes, au mois d'octobre 1788 le chevalier -est nommé bailli d'épée à Nancy et à ce titre admis à siéger aux États -généraux ainsi que le comte de Ludre. - -Il écrit à sa sÅ“ur pour lui annoncer cet heureux événement et en même -temps son retour; il termine ainsi sa lettre: - -«Adieu, ma toise, ma perche, mon obélisque, ma pyramide d'Égypte, je -t'aime et je t'embrasse comme si je n'avais rien de mieux à faire.» - -La même année, le chevalier de Boufflers avait été élu à l'Académie -française en remplacement de M. de Montazet, archevêque de Lyon. La -séance de réception eut lieu le 29 décembre 1788. Il y avait une -affluence de monde énorme; le prince Henri de Prusse était au premier -rang. - -Après l'éloge de son prédécesseur, Boufflers fit une dissertation sur la -clarté du style, puis une harangue sur les États généraux. - -C'est Saint-Lambert qui était chargé de recevoir le nouvel élu. Il ne -lui ménagea pas les compliments flatteurs: - -«La finesse de l'esprit, l'enjouement, je ne sais quoi de hardi qui ne -l'est point trop, des traits qui excitent la surprise et ne paraissent -pas extraordinaires, le talent de saisir dans les circonstances et dans -le moment ce qu'il y a de plus piquant et de plus agréable, voilà , -monsieur, le caractère de vos pièces fugitives.» - - - - -CHAPITRE III - -1788-1793 - - Pénible situation de M. de Boisgelin.--Ses démêlés avec - Martin.--Cerutti prend parti pour les idées nouvelles.--Sa - mort.--Le prince de Beauvau pendant la Révolution.--Sa - correspondance avec sa nièce.--Mort du prince.--Douleur de Mme de - Beauvau. - - -La correspondance de Mme de Boisgelin avec Panpan cesse complètement à -partir de l'année 1788. A ce moment, les événements se précipitent, la -situation devient chaque jour plus menaçante, la comtesse a vraiment -d'autres soucis en tête que les pensions du vieux Panpan et ses -éternelles lamentations. - -Les Boisgelin, depuis plusieurs années, étaient très cruellement -frappés, et ils voyaient la misère, la hideuse misère approcher à grands -pas. En 1788 ils éprouvèrent une nouvelle et terrible catastrophe. - -Louis XVI, mécontent du «zèle» avec lequel M. de Boisgelin avait défendu -les intérêts de la Bretagne, lui ordonna par une lettre de sa propre -main de lui envoyer sa démission de sa charge, et il lui fit défense de -reparaître à la Cour. C'était la ruine, la ruine immédiate, absolue, -irrémédiable. - -Depuis vingt-huit ans que M. de Boisgelin occupait la charge de maître -de la garde-robe, il devait toujours les 656,000 livres qu'elle lui -avait coûtés et qu'il avait dû emprunter pour la payer[191]; de plus, -pendant ces vingt-huit ans, il avait payé 510,450 livres d'intérêts à -ses créanciers. - - [191] Voir _les Dernières années de la Cour de Lunéville_, chap. - XVII, p. 274. - -M. de Boisgelin réclama naturellement le remboursement de sa charge: ce -n'était que justice, mais on avait alors de bien autres préoccupations -et on ne l'écouta même pas. - -Les États généraux s'ouvrirent. La Constituante déclara que la nation -rembourserait loyalement toutes les charges de la maison du roi. C'était -parfait, mais la Législative fut d'un avis différent et elle décida -qu'il ne serait point fait de liquidation au-dessus de la somme de -10,000 livres. C'est, en effet, ce qui eut lieu. Ainsi, M. de Boisgelin -reçut 10,000 livres pour une charge qui lui en avait coûté 656,000! - -D'un autre côté, il avait perdu également ses autres charges, il avait -été privé de ses droits féodaux, de tous ses revenus quelconques, de -telle sorte qu'il se trouva réduit à la plus extrême détresse. Non -seulement il fut dans l'impossibilité de payer un sol de ses énormes -dettes, mais il ne put pas davantage payer les intérêts. Le peu qu'il -avait sauvé du naufrage lui servait à ne pas mourir de faim. - -La situation pécuniaire des Boisgelin était si douloureuse qu'ils -avaient souvent avec leurs gens de pénibles démêlés. - -M. de Boisgelin avait eu à son service, en 1785, pendant les États de -Bretagne, un certain Martin, puis il n'en avait plus entendu parler. En -1789, Martin s'avisa tout à coup de réclamer une somme de 199 livres qui -soi-disant lui était due pour une prétendue part dans le profit des -cartes pendant les États, profits qui se partageaient entre les valets -de chambre. - -M. de Boisgelin refusa de payer cette somme qu'il estimait ne pas -devoir.[192] - - [192] On retrouve dans les cartons des Archives nationales - plusieurs réclamations adressées par d'anciens domestiques qui - n'ont jamais pu toucher ce que les Boisgelin leur devaient. - -A partir de ce moment, Martin, grisé par l'esprit révolutionnaire, ne -laisse plus un moment de repos au malheureux gentilhomme. Chaque jour, -dans un style inénarrable, il lui adresse des reproches violents et des -menaces. Voici un spécimen des élucubrations épistolaires du sieur -Martin: - -«J'écris à un aristocrate qui a l'âme vendue à l'iniquité... Je ne sais -même pas si la terre voudra ouvrir son sein pour vous y recevoir... Je -rougirais de vous faire grâce de la somme de 199 francs que vous voulez -m'escroquer, comme vous avez fait à tant d'autres infortunés comme moi. -Autrefois, vous nous payiez en menaces comme «pendre et faire mettre à -Bicêtre.» Ils sont passés, ces jours de fête! - -«Hélas! je vous plains de tout mon cÅ“ur de vous voir des sentiments -aussi impudiques. J'aurai toujours pour refrain: - - Les mortels sont égaux! Ce n'est pas la naissance, - Mais la seule vertu qui fait la différence.» - -Pour que personne n'en ignore, le refrain était inscrit en gros -caractères sur toutes les enveloppes envoyées par le sieur Martin. - -Telles sont les moindres aménités que M. de Boisgelin recevait à chaque -courrier[193]. - - [193] Tout un carton des Archives nationales est rempli des - invectives du sieur Martin. - -La correspondance ne produisant aucun résultat, Martin eut recours à un -autre genre de persécution; il attendait son prétendu débiteur devant sa -porte, rue Saint-Honoré, et quand M. de Boisgelin sortait, il -l'accablait de reproches et d'injures, le traitant d'aristocrate, de -détrousseur du peuple, tant et si bien que la foule s'amassait et ne -tardait pas à devenir menaçante. Le malheureux gentilhomme, atteint de -paralysie, ne marchait qu'avec une béquille; il allait donc très -lentement et il lui était complètement impossible d'échapper à son -persécuteur. - -Le comte, à bout de forces, menaça Martin de porter plainte au comité de -police, mais Martin répondit gaillardement qu'il s'en f.... Cependant, -devant le juge de paix, il montra moins d'assurance, et peu à peu il se -décida à laisser en paix sa victime. - -La mauvaise fortune s'acharnait sur M. de Boisgelin. Pendant qu'il -résidait à Paris sans en bouger, les municipalités de la -Loire-Inférieure et du Morbihan, où se trouvaient ses terres, le -déclaraient émigré et séquestraient ses biens et ses revenus. C'est en -vain qu'il envoyait des certificats de résidence parfaitement réguliers -et authentiques, on n'en tenait aucun compte. - -Il allait subir encore des épreuves plus cruelles. En 1792 il fut -dénoncé, comme aristocrate, et emprisonné pendant trois semaines dans -l'horrible prison de l'Abbaye; il y fut enfermé dans un grenier sans -cheminée avec cinq autres personnes. Comme il était accablé de -rhumatismes, son état devint si grave, qu'il obtint d'être mis en état -d'arrestation chez lui. Il demeurait alors rue de Bourbon, no 502. Enfin -il fut remis en liberté. - -Nous verrons dans un prochain chapitre ce qu'il advint de cet infortuné -ménage. - -Le lecteur n'a pas oublié ce grand ami de Panpan, de Mme Durival et de -Mme de Brancas, ce Cerutti qui, après avoir fait partie de la Compagnie -de Jésus, était devenu un de ses plus violents adversaires. Cerutti ne -s'était pas contenté de jeter la soutane aux orties; sous l'influence de -son tempérament passionné, il s'était précipité à corps perdu dans le -courant révolutionnaire. Non seulement il prodiguait sa prose dans les -journaux les plus avancés, mais il fonda «la feuille villageoise» pour -pouvoir exprimer plus librement sa pensée. - -Lui, l'ancien jésuite, disait aux paysans: - - De tous les animaux qui ravagent un champ, - Le prêtre qui vous trompe est le plus malfaisant. - -Sa vieille amie, Mme Durival, s'inquiétait de cet enthousiasme -révolutionnaire; dans toutes ses lettres elle lui prêche la prudence et -la modération; mais Cerutti, ivre de liberté, est insensible à tous les -conseils: - - - «A Paris, ce 9 avril 1789. - -«Mon Dieu, que j'ai de plaisir à vous lire, madame, que j'en aurais à -vous entendre si vous étiez à Paris! Pourquoi, dans une circonstance -comme celle-ci, une femme éloquente et instruite, courageuse et -philosophe, n'est-elle pas au milieu des partis pour les tempérer, pour -les concilier, s'il était possible. - -«Vous avez appris l'audace et la fuite de M. de Calonne. Chassé de -Douai, il a reparu à Dunkerque et il se promet dans cette ville une -meilleure fortune. Ses amis, car cet homme a des amis, à la honte de -l'amitié, se flattent tous qu'il sera élu pour l'Assemblée nationale. -Peut-être que la Justice divine nous l'amènera sur un char de triomphe -pour être jugé, peut-être qu'après avoir donné tant de scandales à la -patrie, il lui donnera un grand exemple. - -«Tandis que ce brigand trouble la pacifique Flandre, on dit que M. de -Mirabeau pacifie l'orageuse Provence; la ville d'Aix s'était ralliée -sous lui à la Concorde et les trois ordres, auparavant si désunis, ont -marché de concert dans une procession solennelle portant un drapeau sur -lequel étaient les armes du roi et celles de la ville. Mais Marseille -est encore loin d'imiter cette procession, elle veut redevenir une -République et se détacher de la France. C'est le vÅ“u des principaux -habitants; le vÅ“u du peuple leur est contraire et l'on s'attend à -d'horribles débats, si M. Mirabeau, l'orateur du peuple, n'arrête le -torrent et n'apaise les mouvements qu'il a excités. Il s'est comparé à -la lance d'Achille qui blesse et guérit tout ensemble. - -«Nous allons aussi avoir notre part de discussions électives. Vous aurez -lu le règlement fait pour Paris. Le d'Eprémesnil, éternel dénonciateur -de tout ce qu'on fait, de tout ce qu'on écrit, et ne faisant et -n'écrivant lui-même que des sottises, a dénoncé le règlement. De quelque -manière que ce règlement eût été arrangé, il l'aurait dénoncé; -dénonciation est devenue le jurement ordinaire du Parlement. -Heureusement que la presse le tient en respect. Les écrivains hardis ont -repoussé les magistrats audacieux. Vous paraissez, madame, blâmer cette -audace, mais je parie que cette opinion pusillanime n'est pas de vous. - -«Lorsque dans une dispute un adversaire tonne, voulez-vous que l'autre -adoucisse la voix. Il ne serait pas entendu. Il est inutile, il est -dangereux même d'avoir des ménagements pour un parti qui n'en a pas, et -qui prendrait le silence pour une défaite, et la modération pour -l'infériorité. Réfléchissez-y, madame, et vous verrez qu'il ne faut -paraître sur la place publique qu'en tigre ou en lion, sans quoi on y -est dévoré. Des hommes frivoles, de belles dames, et quelquefois de très -laides vont prêcher la douceur; elles veulent qu'on soit tranquille -dans une maison qui brûle, parce que la flamme n'a pas encore gagné leur -appartement. Je suis persuadé que vous et Mme de Lenoncourt vous pensez -comme moi.» - -«Quoi, vous, un tigre! Eh! bon dieu, y pensez-vous? lui répond son amie. -Vous aurez beau en prendre la peau, les ours ont vu votre patte blanche, -et j'ai peur qu'ils ne vous dévorent la nuit pendant que vous -sommeillez. Votre bonne conscience ne me tranquillise pas; c'est une -excellente fourrure pour le dedans, mais une très mauvaise pour le -dehors. Un fort logicien (je ne sais pas qui c'est) a dit que vous jouez -avec la lumière: eh bien, voilà votre arme! n'en employez point d'autre, -faites-vous respecter comme le citoyen le plus lumineux... ne combattez -pas, éclairez. Je connais trop la délicatesse de votre santé, la -vivacité de votre sang, la douceur de votre caractère, pour ne pas -insister sur un conseil qui ne tient nullement à cette pusillanimité que -vous méprisez avec raison. C'est l'intérêt, c'est l'amitié qui vous -parle, soyez-en sûr[194].» - - [194] Ces lettres nous ont été communiquées par le capitaine Noël. - -Mais Cerutti, emporté par le courant, n'écoute plus les conseils de -l'amitié. Il devient secrétaire de Mirabeau, administrateur du -département de la Seine, membre de la Législative. Enfin il se surmène -si bien qu'il meurt épuisé, en février 1792. Cette fin prématurée fut -heureuse pour lui, car elle lui épargna très vraisemblablement -l'échafaud[195]. - - [195] Nous devons ces détails sur Cerutti à l'intéressant article - de M. V. Jacques, _Annales de l'Est_, 1888. - - -Qu'était devenue la famille de Beauvau depuis 1788? - -Le prince de Craon était mort, laissant un fils, Marc de Craon, qui -émigra presque immédiatement. - -En 1791, la sÅ“ur de Mme de Boufflers, la vieille maréchale de Mirepoix, -préoccupée des événements qui se passaient sous ses yeux et qui -bouleversaient complètement sa conception des choses de ce monde, -abandonna son hôtel de la rue de Varennes, et elle parvint à passer la -frontière. Elle se réfugia à Bruxelles, puis au château de Levergheim, -près de Gand, chez son amie la comtesse de Marsan. Elle s'y éteignit en -1791, loin des siens et de tous ceux qu'elle avait aimés. - -Des nombreux enfants de la princesse de Craon deux seuls survivaient -donc maintenant, le prince de Beauvau et l'abbesse de Saint-Antoine. -Cette dernière, chassée de son couvent par la Révolution, s'était -réfugiée chez son frère. - -Dès le début de la Révolution M. de Beauvau montra un courage et une -énergie dignes de lui. Au lieu de fuir la France comme tant d'autres et -de chercher à l'étranger un refuge trop facile, il estima que son devoir -était de rester auprès du roi, et il vint offrir à Louis XVI, éperdu, -son bras et son épée. Payant de sa personne, on le vit aux côtés du -monarque pendant ce lamentable voyage de Versailles à Paris, le 16 -juillet 1789. - -Le prince accepta même le ministère de la guerre, qu'il avait autrefois -refusé, mais il annonça qu'il se retirerait dès qu'il ne pourrait plus -être utile. Il resta cinq mois en fonctions. - -A partir de ce moment il vécut dans la retraite, entouré de sa famille -et de quelques amis fidèles; il s'occupait de questions littéraires, il -attirait chez lui les gens de lettres et il suivait scrupuleusement les -séances de l'Académie où il jouissait d'un grand prestige. - -Il avait recueilli chez lui plusieurs de ses confrères, Suard, -Marmontel, l'abbé Morellet, Gaillard, et son salon dans ces temps -troublés était un centre où l'on aimait à se réunir pour causer arts et -belles-lettres, et échapper aux tristesses du présent. - -Mais le plus fidèle de ses hôtes était son vieil ami Saint-Lambert, ce -camarade d'enfance qui ne l'avait pour ainsi dire jamais quitté. Il -vivait avec lui dans la plus étroite intimité et il le garda chez lui -jusqu'à sa dernière heure. - -Reconnaissant d'une amitié qui n'avait jamais subi d'altération et de -bienfaits sans cesse renouvelés, Saint-Lambert célébrait volontiers les -mérites du fidèle compagnon de sa vie: désabusé, ayant perdu peu à peu -toutes ses illusions, le poète ne voyait plus que son ami qui pût le -réconcilier avec les hommes: - - Auprès de toi, Beauvau, j'oublie - Combien ils sont légers, aveugles, ou pervers; - Si je méprise en eux la nature avilie, - J'admire et j'aime en toi la nature ennoblie. - Sans toi j'irais chercher les plus sombres déserts; - Et, dans un antre obscur, ou sous un toit de chaume, - Pleurant d'avoir connu le néant des vertus, - Je m'écrirois avec Brutus, - O vertu! n'es-tu qu'un fantôme? - -Dans un petit poème intitulé _Les consolations de la vieillesse_, -Saint-Lambert parle encore des souvenirs qui tiennent lieu des plaisirs -perdus, pour ceux qui, comme M. de Beauvau, ont toujours fait le bien: - - Il est des souvenirs qui rendent plus heureux. - Au terme de ses jours, un vieillard vertueux - Revient sur tous les pas de sa longue carrière; - Content d'être et d'avoir été, - Il parcourt avec volupté - Le tableau de sa vie entière. - . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - Ces fantômes brillants escortent sa vieillesse, - Il en passe avec eux les moments fortunés; - Il fut heureux, il l'est encore; - Il jouit à la fois du soir et de l'aurore, - Des plaisirs qu'il goûta, de ceux qu'il a donnés; - Ah! voilà le plaisir où tu pourras prétendre, - Beauvau, toi dont le cÅ“ur si pur, si généreux, - De tes penchants n'eut point à te défendre, - Et n'a jamais formé des vÅ“ux - Que l'univers ne puisse entendre. - -Après avoir loué son ami, le poète s'extasie sur les mérites de ce -ménage incomparable, sur l'exemple qu'il a donné par ses vertus: - - Il faut dès l'âge le plus tendre - Préparer le bonheur du reste de nos jours. - Heureux qui sut aimer et choisir ses amours! - Heureux sont ces amants que le Dieu du bel âge - Enchaîna l'un à l'autre et n'a point corrompus; - Qui du sein des plaisirs s'élèvent aux vertus - Et se rendent meilleurs pour aimer davantage! - Ils n'ont rien à craindre du temps; - L'humeur, les soupçons, les caprices, - Et des goûts épuisés les tristes injustices, - N'affligent point leurs cÅ“urs animés et contents. - Vainement de ses mains glacées, - La vieillesse a flétri leurs sens, - Occupés l'un de l'autre, objets de leurs pensées, - Par un zèle facile, un doux empressement, - Ils expriment encore le même sentiment. - Oh! vous, couple sublime et sage, - Qu'un siècle corrompu, l'exemple de la Cour, - N'ont jamais égaré: ce pur et tendre amour - Au déclin de vos ans sera votre partage. - -Pendant la dernière année de sa vie, M. de Beauvau fut heureusement -distrait du drame effroyable qui s'accomplissait autour de lui par -d'agréables soins de famille. N'ayant pas d'enfant mâle, il avait -reporté toutes ses affections sur son neveu, le prince Marc de Craon, et -il le regardait comme son véritable fils. - -M. de Craon avait émigré avec sa mère et tous deux avaient fixé leur -résidence à Aix-la-Chapelle. En 1792, le jeune homme, il n'avait guère -plus de dix-neuf ans[196], annonça à son oncle son mariage avec Mlle de -Mortemart. Cette union avec une famille à laquelle l'attachaient tant de -liens d'amitié, comblait tous les vÅ“ux du vieux prince. - - [196] Il était né en 1773. - -Le mariage fut célébré à Aix-la-Chapelle en mai 1792. M. et Mme de -Beauvau envoyèrent à leur nièce comme cadeau de noces une montre avec sa -chaîne. - -A partir de ce moment, le prince de Beauvau entretient avec sa nièce une -correspondance très fréquente et des plus affectueuses; il la charge -d'être son _gazetier_, de lui envoyer toutes les nouvelles qu'elle -pourra recueillir, mais _avec prudence_ naturellement. Il veut des -détails sur ce qui la concerne, il veut tout savoir et il lui écrit -tendrement: «J'ai le droit, ma chère nièce, de partager vos plaisirs, -vos peines, vos inquiétudes, vos sentiments, vos pensées, etc.» - -Mme de Beauvau n'a pas avec la jeune Mme de Craon des rapports moins -affectueux. Il y a entre elles un échange incessant de petits billets -charmants, pleins de délicatesse et d'affection. Mais il n'est fait que -bien rarement allusion aux terribles événements du jour; à peine de -temps à autre un mot échappé par-ci par-là . - -Le 6 juillet 1792, la princesse dit à sa nièce tout le chagrin qu'elle -éprouve à ne la point connaître encore et elle ajoute: «Je n'ose encore -penser au moment qui nous rapprochera. Beaucoup de gens fuient Paris. -_M. de Beauvau regarde comme un devoir pour lui d'y rester tant que le -Roi y sera._ Nous touchons à une terrible crise...» - -Le 7 septembre, le prince fait une brève allusion aux horribles -massacres qui ont ensanglanté Paris: - - - «7 septembre 1792. - -«J'ai reçu, ma chère nièce, avec tout le plaisir dont on est susceptible -en ce temps-ci, votre lettre du 30 août. Nous sommes entourés d'horreurs -et dévorés d'inquiétude. Malgré cela, jusqu'à présent, la santé de Mme -de Beauvau et la mienne se soutiennent... Nous vous embrassons, ma chère -nièce, très tendrement.» - -En octobre Nathalie de Craon annonce à sa tante ses prochaines -espérances et en même temps elle lui envoie un petit ouvrage fait de ses -propres mains: Mme de Beauvau lui répond gracieusement: - - - «29 octobre 1792. - -«Votre joli présent, ma chère nièce, et votre charmante attention, ont -été reçus avec toute la reconnaissance qu'ils méritent, et ils ajoutent -pourtant encore aux regrets que nous avons d'être séparés d'une aussi -bonne ouvrière et d'une aussi aimable nièce... Nous attendons de vous un -présent encore plus cher et nous souffrons beaucoup de ne pouvoir vous -rendre les plus tendres soins...» - -Mme de Beauvau écrit encore à sa nièce le 10 janvier: - - - «10 janvier 1793. - -«Je ne crois pas, ma chère nièce, qu'on ait jamais autant aimé une -personne qu'on n'a pas encore le plaisir de connaître: il est vrai qu'il -est impossible de se rendre plus aimable que vous l'êtes pour M. de -Beauvau et pour moi; il est vrai encore que tout ce qui vous connaît -nous parle de vous avec éloges... - -«M. de Beauvau est charmé d'être le parrain de votre enfant, comme il -veut ainsi en être le père. C'est une obligation de plus que vous a (mot -manquant) votre mari d'avoir augmenté beaucoup par votre union avec lui -l'intérêt que lui portait déjà son oncle. - -«Mme de Craon est charmée de vous; nous regrettons de ne pouvoir -partager ses soins dans une circonstance aussi intéressante, j'espère -qu'elle nous donnera promptement et régulièrement de vos nouvelles. - -«M. de Beauvau a demandé que votre enfant s'appelât Charles, et moi je -demande qu'on lui donne les deux noms de son parrain Charles-Just. -J'espère qu'il justifiera comme lui ce dernier. - - «Princesse de B.» - -Pas un mot des événements terribles qui se préparent, pas une allusion -au procès du roi! - -M. et Mme de Beauvau, toujours tendrement occupés de la jeune Nathalie, -veulent lui envoyer un souvenir pour le moment de ses couches. Après -bien des recherches, ils lui expédient une jolie tasse à bouillon avec -la soucoupe et aussi un petit coquetier de porcelaine. - - - «17 février 1793. - -«Votre lettre du 3 m'a fait, ma chère nièce, le plaisir que me feront -toujours toutes les marques de votre souvenir et de votre sensibilité à -mon attachement pour vous. Je vous embrasse de tout mon cÅ“ur et vous -souhaite d'heureuses couches. Il me semble que vous ne devez pas être -éloignée du terme, madame Nathalie! - -«Je voudrais savoir si vous êtes contente de la tasse que vous devez -avoir reçue par l'ambassadrice de Suède, et si un autre envoi que je -vous ai fait à peu près en même temps vous est parvenu[197].» - - [197] Ces lettres nous ont été gracieusement communiquées par M. - le prince de Beauvau. - -Cependant M. de Beauvau, bien qu'il n'eût jamais été inquiété, -ressentait profondément tout ce qui se passait, et peu à peu sa santé -s'altérait. - -Au printemps de 1793, le prince sentit ses forces décliner; il pensa que -l'air pur des champs lui redonnerait la vigueur qui lui manquait, et il -partit pour le Val, accompagné seulement de la princesse et de -Saint-Lambert. A peine arrivé, il fut pris d'un catarrhe et il dut -s'aliter. Mme de Beauvau, fort inquiète, voulut faire venir Mme de Poix, -mais on défendait en ce moment tout mouvement à la jeune femme et le -prince s'opposa à ce qu'on la dérangeât; il ne voulut pas davantage -qu'on fît venir sa sÅ“ur, l'abbesse de Saint-Antoine. Mais l'état devint -bientôt si inquiétant qu'on passa outre aux défenses du malade et qu'on -appela en toute hâte sa fille et sa sÅ“ur. Elles eurent la consolation -de pouvoir lui prodiguer leurs soins pendant ses derniers moments et lui -dire un éternel adieu. - -Fidèle aux idées philosophiques qui avaient toujours été celles de son -entourage et les siennes également, le prince ne demanda pas à recevoir -les secours de la religion et il mourut en philosophe comme il avait -vécu[198]. - - [198] La princesse de Beauvau mourut en 1820. Elle partageait - toutes les idées de son mari et l'on voyait un buste de son ami - Voltaire sur la cheminée de son salon. C'était au moins audacieux - sous la Restauration. Quand sa fin approcha, toute sa famille - s'empressa pour lui faire recevoir un prêtre; mais elle s'y - refusa obstinément, se bornant à dire: «Tout cela est fort - inutile, je veux mourir comme M. de Beauvau.» On dut, pour - sauvegarder les convenances, se borner à un simulacre. - -Il s'éteignit dans les bras de sa femme le 19 mai 1793; il était âgé de -soixante-treize ans[199]. - - [199] C'est à la fin de 1793 que Saint-Lambert écrivit _la Vie du - maréchal de Beauvau_. Cet ouvrage existe au château de Mouchy - avec une préface écrite par le duc de Poix. - -Un journal républicain, faisant allusion à la tranquillité dans laquelle -le prince avait vécu jusqu'à sa mort, écrivait: «Malgré son nom et ses -dignités, l'ascendant de ses vertus et de ses bienfaits l'a environné de -respect jusqu'à la fin de sa carrière[200].» - - [200] Le Val, qui avait été donné au prince par Louis XV, fut - repris par l'État en 1794, puis rendu à Mme de Beauvau en 1797. - -La douleur de Mme de Beauvau fut immense. En perdant ce mari qu'elle -adorait, elle perdait tout au monde. La tendresse de Mme de Poix et de -la jeune Ourika apporta, il est vrai, quelque adoucissement à son -chagrin, mais elle se retira du monde et elle ne vécut plus que pour -honorer le souvenir de celui qu'elle avait tant aimé. - -Elle relisait souvent ces jolis vers de Saint-Lambert, sur les -désillusions de la vieillesse, et cette lecture, qui lui rappelait si -cruellement sa propre douleur, lui arrachait des cris de désespoir: - - Malheur à qui les dieux accordent de longs jours! - Consumé de douleurs vers la fin de leur cours - Il voit dans le tombeau ses amis disparaître. - Et l'être qu'il aimait arraché à son être. - Il voit autour de lui tout périr, tout changer; - A la race nouvelle il devient étranger, - Et lorsqu'à ses regards la lumière est ravie, - Il n'a plus, en mourant, à perdre que la vie[201]. - - [201] Nous empruntons beaucoup de ces détails aux _Souvenirs de - la princesse de Beauvau_ publiés par Mme STANDISH. Paris, - Tchener, 1872. - - - - -CHAPITRE IV - -1794-1803 - - M. et Mme de Boisgelin devant le tribunal révolutionnaire.--Leur - mort.--Les derniers jours de Panpan.--Mort de l'abbé - Porquet.--Saint-Lambert et Mme d'Houdetot.--Mort de Saint-Lambert. - - -M. et Mme de Boisgelin furent moins heureux que M. et Mme de Beauvau. - -En 1794, sur une dénonciation, ils furent enfermés dans la maison -d'arrêt du Luxembourg, puis à la suite d'un soi-disant complot, ils en -furent extraits le 18 messidor, et ils comparurent devant le tribunal -révolutionnaire. - -Avec eux se trouvaient le prince d'Hénin, Potier ci-devant duc de -Gèvres, Papillon de la Ferté, Laroche Lambert, les deux Goussainville, -Mique, l'ancien architecte du _Tyran de Pologne_, son fils, homme de -loi, etc. Ils étaient en tout soixante et un. - -Voici le réquisitoire de Fouquier-Tinville: - -«Les chefs de la conjuration formée contre le gouvernement -révolutionnaire sont tombés sous le glaive de la loi; ils ont laissé des -complices, qui, dépositaires de leurs plans, emploient tous les moyens -pour les mettre à exécution. Le tribunal a connu leurs tentatives, -toujours infructueuses et toujours renaissantes, dans les maisons -d'arrêt de la commune de Paris, et le châtiment mérité déjà infligé à -plusieurs coupables n'a pas découragé les conspirateurs qui s'étaient -flattés qu'ils resteraient toujours impunis au milieu des victimes -qu'ils sacrifiaient à leurs intrigues et à leurs complots. Ils viennent -encore de renouveler leurs tentatives dans la maison d'arrêt du -Luxembourg... On remarque parmi les prévenus les dignes agents de -Dillon, des ex-nobles comme lui, on y remarque de ces hommes masqués en -patriotes, pour en imposer au peuple, et qui, sous les apparences d'un -zèle patriotique immodéré, voulaient déchirer l'empire pour le livrer -aux despotes coalisés et à toutes les horreurs d'une guerre civile; -enfin on y voit les cruels ennemis de la souveraineté et de la liberté -des peuples, ces prêtres dont les crimes ont inondé le territoire -français du plus pur sang des citoyens, etc., etc.» - -Tous les accusés, «ayant été convaincus de s'être déclarés les ennemis -du peuple en conspirant contre sa liberté et sa sûreté, provoquant par -la révolte des prisons, l'assassinat et tous les moyens possibles la -dissolution de la représentation nationale, le rétablissement de la -royauté et de tout autre pouvoir tyrannique», furent condamnés à mort et -leurs biens confisqués. - -L'exécution devait avoir lieu dans les vingt-quatre heures, sur la place -dite «barrière de Vincennes». On était probablement pressé, car les -infortunés furent conduits au supplice le jour même de leur -condamnation. - -M. de Boisgelin était âgé de soixante et un ans et sa femme de -cinquante-neuf[202]. - - [202] Peu de jours après montait également sur l'échafaud le duc - du Châtelet, fils de la célèbre amie de Voltaire; il était né en - 1727. Son fils, général dans les armées de la République, fut - emprisonné comme Girondin; il s'empoisonna. - -On peut supposer la douleur qu'éprouva l'ancien lecteur de Stanislas en -apprenant la fin tragique de cette «divine mignonne» qui avait été -élevée près de lui et qu'il aimait comme une fille. A partir de cette -époque Panpan ne fit plus que végéter misérablement. - -Depuis quelques années ses douleurs physiques avaient été sans cesse en -augmentant et il n'était plus que l'ombre de lui-même. Ses douleurs -morales, les privations, le besoin contribuaient encore à l'accabler. - -La pension que Stanislas lui avait accordée avait été maintenue par -l'Assemblée nationale et Panpan était inscrit au nombre des -pensionnaires de la République, mais hélas! il était payé en assignats -et sa pension était bien insuffisante pour le préserver de la misère. -Malgré sa philosophie, il souffrait cruellement de cet état précaire. - -Il n'avait plus que deux amis, Guibal, le notaire, qui venait encore -presque chaque jour chez lui faire sa partie d'échecs, et Mme Durival, -avec laquelle il était resté en relations très intimes. - -En 1795, sentant ses forces décliner de plus en plus, Panpan comprit -qu'il ne tarderait pas à aller rejoindre les amis qui l'avaient précédé -dans la tombe; il comprit que l'heure était venue de prendre ses -dispositions dernières. - -Poussé par le désir si humain de ne pas disparaître tout entier et de -laisser après lui une trace, si légère fût-elle, de son passage en ce -monde, il se décida à léguer ses manuscrits à Mme Durival, avec l'espoir -qu'elle les publierait un jour. - -En lui envoyant le volumineux dossier qu'elle ne devait ouvrir qu'après -sa mort, il lui écrivait: - - _A mon adorable amie Mme Durival._ - - Trop souvent l'avenir nous gâte le présent. - D'un éternel oubli la crainte m'importune, - Un portefeuille complaisant - Me paroit, pour mes vers, une bonne fortune; - Souffrez qu'entre vos mains je m'en fasse un présent. - Gardez-le, jusqu'au temps, qui ne tardera guère, - Si j'en crois la vieillesse et ses fatales loix; - Mes vers seront à vous à mon heure dernière. - Si vous les lisez quelquefois - Si vous daignez en faire un choix, - Que dans ce portefeuille ils vous suivent sans cesse. - Le peu que je valus y peut être enfermé; - Qu'ils vous disent souvent combien je vous aimai. - Autour de ce dépôt, qu'un doux espoir vous laisse, - Mes mânes satisfaits s'empresseront d'errer; - C'est un petit tombeau d'une nouvelle espèce, - Qu'au sein de l'amitié j'aime à me consacrer. - -Panpan ne se contenta pas de remettre à Mme Durival tout ce qui le -concernait, il déposa également entre ses mains tous les papiers qu'en -mourant Mme de Graffigny lui avaient légués et qui reposaient -paisiblement dans son secrétaire depuis trente-huit ans. - -Il écrivait encore à son amie en lui donnant ses instructions pour ce -nouveau dépôt: - - Mais d'un autre tombeau je vous fais la prêtresse, - C'est un autel ce tombeau-là , - Et trop longtemps de ma tendresse - L'attendit vainement la muse enchanteresse - A qui nous devons Rika. - Daignez être dépositaire - Du trésor qu'en mourant elle m'a confié. - C'est à vous de remplir ce sacré ministère; - Faites ce que je n'ai pu faire; - Que l'amitié supplée à l'amitié. - Publiez son recueil, il sera sûr de plaire; - Il peindra son esprit, peignez son caractère. - Vous trouverez dans votre propre cÅ“ur - Les vertus qui feront respecter sa mémoire. - De ce monument à sa gloire - Peut-être que le Temps ne sera point vainqueur, - De ce Temps sous qui tout succombe. - Peut-être pourrai-je braver sa dure loi - Si ce qui peut rester de moi - Pouvait avoir l'honneur de partager sa tombe[203]. - - [203] Ces pièces nous ont été communiquées par le capitaine - Noël. - -Le 11 avril 1796, Panpan s'éteignit obscurément à Lunéville, dans sa -petite maison de la rue d'Allemagne. Il était âgé de quatre-vingt-quatre -ans. - -La même année succombait à Paris son vieil et très cher ami l'abbé -Porquet. - -Qu'était-il advenu du galant abbé, depuis que nous l'avons vu en -aimable compagnie courir les lieux de plaisir de la capitale? Il avait -continué à vivre paisiblement dans une société choisie, fréquentant les -gens de lettres et écrivant pour l'_Almanach des Muses_ et les -_Étrennes_ des pièces de vers qu'il signait modestement: _le petit -vieillard_. - -On le rencontrait chaque jour aux Tuileries ou aux Champs-Élysées; il se -promenait toujours dans les mêmes allées, marchant d'un pas paisible, en -compagnie d'une dame, qui avait des bontés pour lui, et qui ne le -quittait presque jamais. Il était toujours d'une extrême recherche dans -sa tenue et il affectait même une véritable coquetterie. - -Il jouissait d'un revenu modeste mais qui suffisait à ses besoins. - -Cependant, l'âge arrivant, il chercha à augmenter ses ressources et il -adressa une supplique à son ancien élève, le cardinal de Brienne; -celui-ci promit une pension, mais il avait en tête bien d'autres -préoccupations et il oublia son protégé. - -Porquet, impatient, lui rappelait sa promesse en lui envoyant ce -quatrain: - - Pauvre, malade et vieux, irai-je encor poursuivre - Ce fantôme d'espoir que vous daignez m'offrir? - Ah! Monseigneur, faites-moi vivre - Un moment avant de mourir. - -Peu de jours après, étant tombé malade, il plaisantait sur son triste -sort en écrivant cette boutade: - - Trop séduisante illusion, - Hélas! qu'êtes-vous devenue? - J'attendais une pension, - C'est la goutte qui m'est venue. - -La révolution bouleversa la vie de l'abbé. Non seulement elle le priva -des sociétés qu'il aimait à fréquenter, mais elle lui enleva peu à peu -ses dernières ressources. Puis il se crut menacé dans sa liberté et dans -sa vie; la crainte d'une arrestation possible empoisonnait son -existence; il vivait dans des transes continuelles, s'attendant toujours -aux pires catastrophes. - -Porquet ayant fini par être complètement ruiné, le gouvernement crut de -toute justice de lui accorder une compensation. Un décret du 4 septembre -1795 lui attribua un secours de 1,500 francs comme homme de lettres. -Mais il fut payé en assignats! - -Cependant le pauvre abbé, malgré des prodiges d'économie, avait fini par -épuiser toutes ses ressources. La veille de sa mort il alla voir un de -ses intimes et il lui dit: - - Quand on a tout perdu, quand on n'a plus d'espoir, - La vie est un opprobre et la mort un devoir. - -Son ami offrit de lui venir en aide, mais Porquet était fier, il refusa. -Il rentra paisiblement chez lui, et le lendemain on le trouva mort dans -son lit. Nul doute qu'il n'eût volontairement mis fin à ses jours[204]. - - [204] Magasin Encyclopédique, 1807. - -La liaison de Saint-Lambert et de Mme d'Houdetot, commencée en 1756, -avait persisté en dépit du temps et des orages; le monde, fort -indulgent pour ces attachements extraconjugaux dont la durée prouvait la -sincérité, avait accepté avec sérénité ce faux ménage qui ne se cachait -pas et on l'accueillait partout et toujours avec joie. - -Mais en 1793, M. d'Houdetot eut la douleur de perdre l'amie avec -laquelle il vivait depuis quarante-cinq ans, dans la plus douce union. -Effrayé de la solitude, il se rappela fort à propos qu'il était marié, -qu'il avait une femme légitime, et que c'était le moment ou jamais de se -rapprocher d'elle. Il arriva donc tout uniment avec son bagage à l'hôtel -qu'habitaient Mme d'Houdetot et Saint-Lambert, et il reprit sa place au -foyer conjugal le plus simplement du monde; mais comme c'était un homme -qui savait vivre et qui n'attachait pas aux préjugés de ce monde plus -d'importance qu'il ne convient, il se garda de montrer le moindre ennui -de la présence du poète. C'est ainsi que l'arrivée du mari transforma le -faux ménage en un ménage à trois des plus corrects. - -Mme d'Houdetot, de son côté, ne montra pas moins d'esprit et elle -accueillit à merveille l'époux repentant. Seul Saint-Lambert laissa -percer beaucoup de mauvaise humeur, et il fallut tout le tact de Mme -d'Houdetot pour lui faire accepter ce mari qui, du premier, le faisait -passer au second plan. - -M. d'Houdetot cependant se montrait fort aimable et indulgent. Il disait -gaîment: «Nous avions, Mme d'Houdetot et moi, la vocation de la -fidélité, seulement il y a eu un malentendu.» Il était doux, aimable, -conciliant, et il se trouvait parfaitement heureux entre sa femme et -Saint-Lambert. Il en arrivait même à regretter le temps qu'il avait -passé loin de cet intérieur charmant et il disait naïvement: «Ah! nous -aurions été bien heureux[205]!» - - [205] Nous empruntons la plus grande partie de ces détails au - livre si intéressant de M. BUFFENOIR: _La comtesse d'Houdetot_. - Paris, Calmann Lévy. - -La vie commune, en effet, eût été fort agréable dans ce vieux ménage à -trois, si elle n'avait été troublée par les incessantes mauvaises -humeurs de Saint-Lambert. Avec l'âge, le poète n'était pas devenu plus -agréable, il était resté aussi fat, aussi prétentieux que par le passé; -de plus, depuis le retour inattendu du mari, il manifestait à tout -propos la plus ridicule jalousie. - -Heureusement M. et Mme d'Houdetot étaient tous deux d'humeur facile et, -grâce à leur esprit conciliant, la vie s'écoulait assez paisiblement. -Tous les soirs Mme d'Houdetot jouait au loto avec Saint-Lambert jusqu'à -minuit, pendant que son mari lisait auprès d'eux ou dormait dans un -fauteuil. Touchant tableau de famille! - -Ils s'étaient réfugiés dans la vallée de Montmorency, à Eaubonne, pour -fuir la Révolution; ils y vécurent dans la retraite et à aucun moment on -ne les inquiéta. - -En 1798, M. et Mme d'Houdetot célébrèrent en grande cérémonie leurs -noces d'or. Ce fut un plaisant spectacle que celui de ces deux -vieillards qui fêtaient, suivant l'usage, une si singulière union. La -mariée avait 70 ans, le marié 80, et ils avaient vécu séparés pendant -quarante-cinq ans! Après eux la place d'honneur avait été donnée à -Saint-Lambert, et vraiment il la méritait bien. Il était âgé de 84 ans -et il vivait avec Mme d'Houdetot depuis trente-huit ans! - -En dépit de cette délicate attention, il était furieux de voir que -toutes les politesses, toasts, souhaits, s'adressaient au mari, et il -fut pendant tout le repas d'une humeur abominable. - -Plus il avançait en âge, et plus les tendances de son esprit portaient -Saint-Lambert au matérialisme. Infatué de la philosophie dont il avait -été un des apôtres les plus ardents, il en avait fait le synonyme de -l'intolérance et de l'irréligion. - -Il avait composé, en 1786, un _catéchisme universel_ où il prêchait la -pure doctrine du matérialisme et où il montrait ouvertement sa haine -contre toute religion. En 1798, il le fit imprimer, mais c'était -précisément le moment où l'on recommençait à pratiquer la religion. Son -_catéchisme_ n'eut pas le moindre succès. - -En 1803, Bonaparte constitua les quatre sections de l'Institut. -Saint-Lambert fut appelé à faire partie de celle qui représentait -l'Académie française, mais son état de santé était tel qu'il ne put même -pas assister à la première séance, qui avait été fixée au 28 janvier -1803. - -Les derniers mois de la vie du poète furent des plus tristes. Il était -complètement tombé en enfance et le spectacle de sa déchéance physique -était lamentable. L'acrimonie de son caractère avait depuis longtemps -éloigné de lui tous ses anciens amis. Seule Mme d'Houdetot lui était -restée immuablement fidèle et l'entourait des soins les plus tendres. - -Voilà à quel état se trouvait réduit celui qui avait fait les beaux -jours de la cour de Stanislas, la coqueluche des belles dames de -Lunéville, l'amant heureux de Mme de Boufflers, l'heureux rival de -Voltaire et de Rousseau. - -Saint-Lambert s'éteignit sans s'en douter, le 9 février 1803, chez Mme -d'Houdetot, à l'hôtel de Beauvau, rue du faubourg Saint-Honoré. - -Il fut d'abord enterré au cimetière sous Montmartre, puis son corps fut -transporté au Père-Lachaise, à côté de Delille. - -Mme d'Houdetot[206] lui survécut plus de dix ans. Elle succomba le 28 -janvier 1813, âgée de quatre-vingt-cinq ans. - - [206] Mme d'Houdetot fit graver sur le tombeau de Saint-Lambert - cette épitaphe: - - CI-GIT JEAN FRANÇOIS SAINT-LAMBERT - NÉ LE 16 DÉCEMBRE 1716 - DE L'ANCIENNE ACADÉMIE FRANÇAISE - MILITAIRE DISTINGUÉ - POÈTE ET PEINTRE DE LA NATURE - GRAND ET SUBLIME COMME ELLE - PHILOSOPHE MORALISTE - IL NOUS CONDUISIT AU BONHEUR. - PAR LA VERTU - HOMME DE BIEN, - SANS VANITÉ ET SANS ENVIE, - IL AIMA; IL FUT AIMÉ - LE MONDE ET SES AMIS LE PERDIRENT - LE NEUF FÉVRIER 1803 - CELLE QUI FUT CINQUANTE ANS SON AMIE - A FAIT POSER CETTE PIERRE - SUR SON TOMBEAU[206-a]. - - [206-a] _La comtesse d'Houdetot_, par M. BUFFENOIR, - Paris, Calmann Lévy. - - - - -CHAPITRE V - -1789-1800 - - Le chevalier de Boufflers et Mme de Sabran pendant la - Révolution.--Leur séjour à Wimislow.--Leur retour à Paris - en 1800. - - -Qu'étaient devenus le chevalier de Boufflers et Mme de Sabran depuis que -la Révolution s'était déchaînée sur la France? - -Le chevalier, retenu par le mandat de ses électeurs et aussi par le -souci de ses intérêts personnels, était resté à Paris; la comtesse, que -les troubles de la rue effrayaient et qui ne partageait pas les -illusions de son ami sur la douceur de la populace, avait préféré -s'installer en Suisse d'abord, puis en Lorraine, en attendant des jours -plus calmes. - -En 1789, Boufflers, que les événements se sont rapidement chargés -d'éclairer, envoie de Paris à Mme de Sabran ces lignes découragées: - -«Il me faut sortir d'ici, et quand je dis d'ici, c'est de Paris, c'est -des villes, c'est des lieux habités par ces méchants animaux qu'on -appelle si improprement des hommes... Il semble à mon âme qu'elle est un -voyageur, naturellement sain et délicat, qui se trouve obligé à passer -une longue nuit dans un caravansérail avec des pestiférés et des -lépreux. J'espère bien ne gagner ni la peste ni la lèpre, mais n'est-ce -rien que le dégoût?» - -Quelques mois plus tard, il écrit encore: - -«Nous vivons dans ces temps orageux d'inquiétudes et de soupçons que -Tacite dépeint si bien sous le règne de Tibère, mais qu'il dépeint -encore moins bien que nous ne le sentons, car il ne parlait que d'un -Tibère et nous en avons par milliers, et nous sommes comme le possédé de -l'Évangile dont le démon s'appelait légion.» - -Mme de Sabran raille avec bon sens et esprit les illusions si longtemps -persistantes de son ami et elle jette sur l'avenir un regard -prophétique: - -«Tu commences donc à t'apercevoir que tout n'est pas pour le mieux dans -le meilleur des mondes possibles et à te douter qu'il y a des monstres -dans les villes comme dans les forêts. Nous ne sommes pas au bout, mon -enfant, et tout ce que nous avons lu dans l'histoire des temps les plus -barbares n'approchera jamais de ce que nous sommes destinés à éprouver. -Tous les freins qui devaient contenir la multitude sont brisés -maintenant, elle profitera de la liberté dont on veut la faire jouir -pour nous égorger tous, non pas dans une Saint-Barthélemy, mais dans dix -mille[207].» - - [207] Ces lettres, ainsi que beaucoup de détails dont nous avons - fait usage, sont extraits du charmant volume publié par le comte - DE CROZE-LEMERCIER: _Le chevalier de Boufflers et Mme de Sabran_. - Paris, Calmann Lévy, 1894. - -Au mois de mai 1791, Boufflers, convaincu qu'il n'y a plus aucun espoir -de pouvoir vivre paisiblement en France, conseille à Mme de Sabran de -partir pour l'Allemagne et d'aller l'attendre au château de Rheinsberg, -chez le prince Henri, avec lequel il entretenait depuis longtemps des -relations très amicales. Il lui promettait d'aller la rejoindre, dès que -cela lui serait possible. - -Mme de Sabran, se conformant aux désirs de son ami, partit le 15 mai -pour Rheinsberg; elle y fut accueillie avec grande joie. Le chevalier ne -put aller l'y retrouver qu'à la fin de l'année. - -Grâce à la protection du prince Henri, le roi de Prusse, Frédéric -Guillaume, accorda aux deux fugitifs un vaste domaine sur les confins de -la Pologne, le domaine de Wimislow; il était convenu qu'ils y -établiraient une colonie agricole d'émigrés français. - -Laissant Mme de Sabran à Berlin pour y faire les achats indispensables, -Boufflers partit seul pour la Silésie. Avant de laisser venir son -aimable compagne dans leur nouvelle résidence, il voulait l'aménager -convenablement, de façon à lui adoucir les tristesses de l'exil. A peine -à Wimislow il lui envoie ses premières impressions: - -«Je suis arrivé à neuf heures, allègre et dispos, mais embarrassé de -choisir entre dormir et manger. Il est vrai que pour m'éviter la peine -d'opter, je ne trouve ni souper, ni lit. «Allons toujours, disait un -bonhomme, à qui on allait couper la tête, à son bourreau, un peu -embarrassé de faire cette petite opération pour la première fois, allons -toujours, nous ferons comme nous pourrons.» Je dis aussi: Tout cela -finira par bien souper, bien dormir et regretter de souper sans celle -que je veux désormais avoir toujours à ma table. Adieu.» - -Il est ravi du pays, du domaine, de l'installation qui leur est -destinée: - -«Je suis ici dans le plus joli ou, pour mieux dire, dans le plus beau -lieu du monde. L'Oder coule au bas de la cour et des jardins, et de ma -chambre je puis voir passer cinq ou six gros bateaux par heure. Il y a -un parc rempli de bâtiments presque tous utiles et en même temps -agréables. Les points de vue sont parfaitement ménagés, les sites sont -aussi variés qu'on peut le désirer dans une plaine. C'est un mélange -assez bien entendu de l'ancien genre et du nouveau, qui fait qu'après -s'être promené sous de belles allées françaises on peut ensuite s'égarer -dans des sinuosités anglaises. Cela prouve une chose déjà bien prouvée -que les voies des Français sont droites et celles des Anglais -tortueuses. - -«Je ne t'ai pas encore parlé de ce dont tu me parles si joliment, pauvre -petite chère épouse. Après toi, qui oserait toucher cette corde-là ? Ce -serait chanter après un rossignol ou jouer de la lyre après le Dieu qui -la portait. Mais si la voix me manque, je n'en ai pas moins un cÅ“ur qui -entend le tien et qui lui répond.» - -Quand Mme de Sabran fut à son tour installée à Wimislow, elle fit tous -ses efforts pour aider le chevalier dans la gestion difficile de cette -terre. Souvent elle faisait pour lui des voyages lointains, qui -motivaient quelquefois de longues absences; alors il lui écrivait et -l'on verra que ses lettres, tantôt gaies, tantôt mélancoliques -n'avaient rien perdu de leur charme et de leur esprit. - -«Ma fille, il me semble que, voyant les variations et les incertitudes -s'accumuler à chaque instant, tu aurais dû penser à moi, à ma peine, à -mes ennuis, à ma misère, et remettre à des temps moins malheureux et -surtout moins dangereux un voyage qu'alors j'aurais eu tant de plaisir à -faire avec toi. Enfin, le sort en est jeté; puissent mes noirs -pressentiments avorter comme il est si souvent arrivé à mes plus douces -espérances, et puisse la maudite chouette, qui s'égosille à nous prédire -malheur, être aussi menteuse que l'horoscope qui m'avait annoncé une -heureuse vieillesse! - -«Du reste, tout va passablement ici, hors le nouveau jardin qui, à -quelques arbres près, ne donne pas signe de vie. Les oies, les dindons -et les cochons ne manqueront pas; nous aurons aussi des canards. Si tu -touches quelque argent, il faudra de toute nécessité songer à monter une -bergerie, d'abord parce que cela est d'un bon rapport, et puis parce que -c'est le seul moyen d'avoir assez de fumier pour mettre la terre en -valeur. Viendront ensuite la brasserie, et s'il se peut le moulin; alors -nous pourrons compter sur cinq ou six cents écus au delà de notre -consommation. - -«Ils pourront même dans la suite aller toujours en croissant et faire de -ceci un petit domaine assez joli pour ceux qui m'y remplaceront. - -«La maison avance, mais doucement. On travaille à cette heure à crépir -ton petit appartement. Si les choses vont toujours le même train, nous -en serons à peu près quittes à la Pentecôte ou, comme le pauvre -Marlborough, à la Trinité. La multiplication des portes et des fenêtres -rendra les chambres incommodes, mais on y remédiera en condamnant les -ouvertures inutiles. - -«J'ai écrit plusieurs fois, mais tu ne réponds à aucune de mes -questions. Que faire avec des postes qui choisissent les lettres les -plus intéressantes pour les égarer? - -«T'ai-je mandé que j'avais reçu de cette pauvre Mme de Villers de Nancy -une lettre sur de la gaze transparente, au travers de laquelle j'ai vu -(à la vérité sans étonnement) que je ne reverrais rien de l'argenterie, -des livres, des estampes, des tableaux que je lui avais confiés? Ma -sÅ“ur les avait retirés quelques mois après mon départ de France, et -tout cela est tombé avec elle dans l'abîme. Je ne sais comment font les -gens qui retrouvent encore quelques paillettes dans les cendres de leurs -habitations brûlées. Pour moi, je n'ai encore pu avoir de France depuis -sept ans qu'un Dante, un Cicéron, la Maison rustique, le Dictionnaire -économique, et la collection des poètes latins, ce qui compose à peu -près l'inventaire d'un poète crotté.» - -Mme de Sabran quitte un jour Wimislow pour aller à Berlin faire quelques -démarches indispensables. Pendant son séjour, elle prend part aux fêtes -qui ont lieu à la Cour; Boufflers, tout en raillant ses goûts mondains, -lui écrit de façon charmante: - -«Ta lettre se sent visiblement de tous les chiffons de bal, de noce, de -fête, de comédies, etc., au milieu desquels elle a été écrite, et -d'après le fameux adage: «Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es,» -elle n'est elle-même qu'un chiffon. Cependant ce titre de mari que tu me -donnes, cet aveu de tes défauts que tu me fais, cette assurance que tu -m'aimes, ce besoin que tu te sens de Wimislow et par conséquent de moi, -tout cela me touche jusqu'au fond de l'âme et donne à ton petit chiffon -un prix que M. de la Borde et M. de Beaujon et tous les heureux du -siècle n'auraient jamais pu donner à toutes leurs lettres de change. - -«D'ailleurs, cette jolie comparaison du petit oiseau déplumé qui sur sa -petite branche incertaine recommence à chanter au premier rayon de -soleil, et ferme son pauvre petit bec et le cache dans sa pauvre petite -poitrine demi-nue à l'approche de l'orage, cette charmante miniature de -tes malheurs, de tes chagrins, de tes espérances et de tes craintes, me -reste dans la pensée et te rend encore plus chère à mon cÅ“ur[208]...» - - [208] _Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de - Boufflers_, par MM. DE MAGNIEU et PRAT. Plon, 1875. - -Nous avons vu qu'après avoir passionnément aimé Mme de Sabran, le -chevalier, par nature léger et infidèle, s'était laissé reprendre à ses -anciennes habitudes et qu'il avait causé à la malheureuse femme les plus -cruels chagrins. Heureusement pour lui, il n'avait pu lasser sa -tendresse. - -L'exil, les soucis cruels, les pertes douloureuses amènent chez le -chevalier un revirement complet. Las des déboires de la vie, il -comprend enfin où sont le bonheur et la vérité, et il s'attache -désormais sans réserve à l'adorable créature qui lui a consacré son -existence; il trouve près d'elle un attachement sans bornes, une -intimité délicieuse et un repos de cÅ“ur incomparable. - -Puis son esprit s'est calmé, assagi, et nous allons le voir pendant les -dernières années de sa vie montrer, au milieu d'une existence précaire -et souvent bien pénible, un calme admirable et une philosophie sereine -qui lui font le plus grand honneur. - -La dureté des temps, la pauvreté, l'exil, rien ne put venir à bout de sa -philosophie et son heureuse gaieté survécut à toutes ses illusions. -Comme on lui reprochait un jour de n'avoir pas la gravité qui convenait -à son âge, il répondait plaisamment: - -«Comprenez-vous l'obligation qu'on impose aux pauvres vieillards d'être -ce qu'on appelle graves, comme si la gravité n'était pas une imitation -de la vieillesse et comme si ce n'était pas assez d'avoir l'original -sans y ajouter la copie. Pour moi qui commence à être vieux, j'attends -pour être grave que je sois mort.» - -C'est pendant leur long séjour en Silésie, que Boufflers, touché de -l'attachement si constant de Mme de Sabran, lui proposa de régulariser -leur liaison; la proposition fut acceptée avec joie et le mariage fut -célébré à Breslau, en 1797. - -L'existence des exilés n'était pas toujours heureuse; Boufflers -éprouvait bien des déboires dans son exploitation agricole. Il avait sur -les bras plusieurs procès qui le préoccupaient. Il se plaignait -amèrement d'être entouré de «compatriotes ingrats et d'étrangers -malveillants», de vivre «dans le tourbillon des affaires et dans le -gouffre des procès». - -Toutes ces tracasseries, auxquelles le poète n'était pas habitué et pour -lesquelles il n'était pas né, le dégoûtèrent de Wimislow. Il distribua -sa terre à des émigrés français et en 1800 il demanda à rentrer dans sa -patrie. - -Bonaparte ne fit pas de difficulté pour le rayer de la liste des -émigrés: «Qu'on le fasse revenir, dit-il, il nous fera des chansons.» - -Il s'agissait bien de chansons, il fallait vivre d'abord, et le pauvre -chevalier, sans abbayes, sans bénéfices, ruiné par la révolution, -n'avait plus un sou vaillant. Mais que lui importait! «J'aime mieux -mourir de faim en France que de vivre en Prusse!» disait-il. A peine -apprend-il, de source sûre, qu'il est rayé de la liste fatale, qu'aucune -considération ne le peut retenir, et il part seul pour Paris, laissant -sa femme au milieu d'affaires inextricables; elle ne put le rejoindre -que sept mois plus tard. - -Le ménage se trouvait dans une situation pécuniaire désastreuse. Fort -heureusement pour eux, le gouvernement vint à leur aide et il accorda au -chevalier une modique pension qui lui permit de ne pas mourir de faim. - -«Le gouvernement, écrivait-il, s'est contenté de me donner le nécessaire -que je n'aurais pas sans lui et m'a fait l'honneur de croire que je ne -désirais rien au delà .» - -Boufflers et sa femme s'étaient du reste franchement ralliés à -Bonaparte et ils professaient même pour lui une admiration sans bornes. - -En 1801, Mme de Sabran écrivait à une de ses amies à Wimislow: - -«Je veux un peu vous parler de notre Buonaparte. J'ai été le voir, je -l'ai vu et le cÅ“ur me battait en le regardant et en pensant combien de -destinées reposaient sur sa tête, ou pour mieux dire celle de la France -entière. - -«Je suis arrivée après le lendemain de l'explosion complotée pour le -faire périr[209]; tout le monde en était encore dans la stupeur. Il -s'est sauvé de ce piège infernal comme par miracle, et dans ce moment -l'on instruit le procès de tous les monstres impliqués dans cette -déplorable affaire. - - [209] L'attentat de la rue Nicaise, 3 nivôse an IX (décembre - 1800). - -«Pour vous donner l'idée de la froide bravoure de ce héros vraiment -au-dessus de l'humanité, il venait d'échapper à la mort par le rempart -d'une maison au coin d'une rue où la voiture venait de tourner. Le -général Lanne, qui était avec lui, met la tête à la portière au moment -de l'explosion: «Que faites-vous donc? lui dit Bonaparte.--Mais -n'entendez-vous pas, dit l'autre, comme ils vous mitraillent?--Ma foi, -dit-il, je ne sais pas ce qu'ils font, mais à coup sûr, ils visent bien -mal.» - -«Que dites-vous de ce sang-froid, quand c'est à lui qu'on en voulait? Du -reste, il a une figure douce et agréable, il parle peu aux femmes, et -en général dans la société, mais ses manières sont obligeantes, et sa -femme est la plus aimable personne qu'il y ait. Elle est bonne et -agréable. On dit qu'il n'y a point de services qu'elle ne se soit plu à -rendre dans les temps passés et que bien des gens lui doivent la vie. - -«Je me plais à les aller voir souvent et à leur témoigner une partie de -ce que j'éprouve en les voyant au milieu de la foule qui les environne. -Je ne peux pas trop me flatter que mon hommage soit distingué, mais -c'est de bon cÅ“ur que je leur rends et que je fais des vÅ“ux pour leur -sécurité et prospérité. - -«C'est en courant que je vous écris, c'est en courant que je vous aime. -Je n'ai pas un moment ici. La distraction de Paris n'est pas croyable; -il y a tant et tant de nouvelles connaissances à faire pour moi et puis -la paix qui nous donne de belles fêtes que je veux voir, car toute -vieille que je suis, je ne cède pas ma part aux jeunes gens. Par -d'autres motifs à la vérité, mais chacun jouit à sa manière. Elles y -sont actrices et moi spectatrices et ce rôle est bien plus commode que -l'autre.» - -Quelque temps après, Mme de Sabran écrivait encore à propos de -Buonaparte, qu'on disait malade: - -«Dieu nous le conserve, c'est le vÅ“u de tous les bons Français, car on -peut le regarder comme le palladium de la France et même comme le -palliatif à tous les maux généraux et particuliers.[210]» - - [210] Ces lettres nous été communiquées par Mme X.... - -Boufflers et sa femme, dès leur retour à Paris s'étaient logés rue du -faubourg Saint-Honoré, no 114, dans un appartement plus que modeste et -ils y vivaient très chichement. - -Le chevalier chercha tout de suite une place pour améliorer sa -situation, mais il était vieux, ne savait pas grand'chose, et ses -efforts furent stériles; alors il reprit sa plume et publia des -articles, des poésies dans différents recueils; il en tirait ainsi -quelque argent. - -Bientôt il eut des ressources suffisantes pour louer une petite -propriété, nommée Saint-Léger, dans le voisinage de Saint-Germain; il y -passait l'été et il s'y faisait agriculteur. - -«Voilà mon dictionnaire de rimes, disait-il en montrant sa charrue et sa -herse.» - -«Voilà mes poésies, disait-il en montrant ses blés, ses luzernes et ses -avoines. Ici je suis toujours en belle inspiration, je communie avec la -nature; c'est là une Å“uvre pie qui me fera pardonner toutes mes Å“uvres -légères.» - -Est-ce le poète ou l'agriculteur que Napoléon nomma membre de la Légion -d'honneur, nous l'ignorons. Toujours est-il que Boufflers fut décoré, et -il portait avec orgueil le ruban rouge. - - - - -CHAPITRE VI - -1800-1825 - - Correspondance du chevalier avec Mme Durival.--Arrestation - d'Elzéar de Sabran.--Mort du chevalier.--Mort de Mme de - Boufflers.--Mort de Mme Durival. - - -Dès qu'elle apprit le retour du chevalier en France, Mme Durival, qui -n'avait pas bougé de Sommerviller pendant la révolution, s'empressa de -lui écrire. - -Touché aux larmes de ce fidèle souvenir, il lui répond cette page -superbe, où il parle en termes émus d'un passé qui lui était si cher et -qui lui est devenu si douloureux. - - «Paris, 26 messidor an 8 - Rue Martel, faubourg Saint-Denis, no 9. - -«J'ai senti mon cÅ“ur battre des battements de sa jeunesse en lisant -cette charmante lettre que la philosophie, la grâce et surtout l'amitié, -vous ont dictée, aimable solitaire, et je vois avec bien du plaisir que -vous êtes toujours la même, bien différente, en cela comme en tout le -reste, de presque tout ce que je revois. - -«Personne plus que vous n'était fait pour abhorrer le délire infernal -qui a versé tant de sang sur notre terre et laissé tant de taches sur -notre nation, et personne sûrement ne savait mieux que vous que ce -n'était point la philosophie qu'il fallait en accuser, car d'absurdes -conséquences ne prouvent qu'une mauvaise logique et non de faux -principes... - -«Ne jetons pas nos pensées en arrière, chère amie, ou du moins -franchissons sans y regarder les dix dernières années comme un fleuve de -sang où notre imagination se souillerait. Au delà de cet effrayant -espace, l'esprit trouve à se reposer; c'est un Élysée où vous et moi -nous chercherons surtout ma mère, que vous avez tant aimée et qui vous -l'a si bien rendu, et tout en regrettant les qualités et un charme dont -peut-être on ne reverra pas un second exemple, nous jouirons tous les -deux en pensant qu'au moins elle est morte de sa mort naturelle et que -ses yeux n'ont point vu des horreurs qui m'ont plus d'une fois fait -rougir d'être homme. - -«J'ai mené une vie assez tranquille dans mon exil, ou plutôt j'y suis -resté dans une léthargie assez douce, troublée seulement par des cris -confus qu'il me semblait entendre se lever de ma triste patrie, et parmi -lesquels je distinguais les voix les plus chères. Mais encore une fois, -essayons bien sincèrement de n'y plus penser; la vieillesse jusqu'à ces -derniers temps ne vivait, dit-on, que de souvenirs, il faut que la nôtre -vive d'oubli... - -«Je vous vois dans votre solitude, telle que je vous y ai vue, et telle -que j'espère encore vous y voir, faisant du bien et puis encore du bien, -sans en avoir ni en désirer, charmant tout ce qui vous approche, aidant -tout ce qui vous invoque, et enseignant à vos frais le secret d'être -heureux à bon marché. - -«Je vois votre humanité s'étendre, comme dit Panpan, sur tout être qui -vit, je vous vois remercier vos bÅ“ufs de leur travail, vos vaches de -leur lait, vos poules de leurs Å“ufs, vos moutons de leur laine, et -surtout vos amis de leur bonheur et vos paysans de leur reconnaissance. -J'aime surtout ce que vous me dites des agneaux qui circulent chez vous -à la place des écus; ce n'est point de la fausse monnaie; aussi je vous -en crois beaucoup moins prodigue que vous ne l'étiez de l'autre. - -«Pourquoi y a-t-il si peu de créatures humaines qui vous ressemblent, -les fondateurs de religion n'auraient pas eu la peine d'imaginer un -paradis.» - -Mme Durival, fidèle à la mémoire de Panpan, se demandait si le temps -n'était pas venu de tenir la promesse qu'elle avait faite à son ami -mourant et de publier ses Å“uvres[211]. Persuadé que le chevalier avait -gardé pieusement le souvenir de l'ami de sa mère, elle lui écrivit pour -lui faire part de son projet et solliciter sa collaboration: - -«Il serait plus que temps de vous parler d'une chose qui nous intéresse -tous les deux, c'est la mémoire du bon Panpan. M. d'Estournel, qui est -un des plus dignes et des meilleurs hommes que je connaisse, s'est -adressé à moi pour examiner les ouvrages, ou pour mieux dire les jeux -de notre vieil ami, afin de les mettre, s'il est possible, en état -d'être imprimés au profit des deux personnes à qui le pauvre homme les -avait légués. Je doute (entre nous soit dit) que, vu la négligence que -j'ai connue à l'auteur et la sévérité que je remarque en ce moment parmi -les lecteurs, l'édition de ces soi-disant Å“uvres puisse être d'un grand -rapport. Mais enfin nous le tenterons et nous obtiendrons peut-être, -d'Estournel et moi, que l'édition se fasse aux frais du gouvernement. - - [211] La correspondance entre Boufflers et Mme Durival citée dans - ce chapitre nous a été communiquée par le capitaine Noël. - -«Je compte faire quelques avertissements qui me paraissent nécessaires -pour transporter de temps en temps le lecteur à Lunéville, car c'est là -qu'il faut se placer pour voir Panpan dans son jour, mais cela ne -suffira point, et il faudrait une petite notice du caractère, de la -conduite et de la vie de ce bon épicurien, qui réunissait tant de -contraires, qui montrait tant de petitesses, et qui cachait tant de -grandeurs; qui était l'égal de tous ses amis, sans jamais s'élever ni -s'abaisser; qui, sous les dehors d'un sujet respectueux, voilait l'âme -noble d'un républicain; qui dans la faiblesse qu'il affectait a montré -plus de suite et de constance que beaucoup d'hommes qui aspiraient à la -force de caractère; qui aimait le monde en bon philosophe, sa patrie en -bon citoyen, et sa ville en bon bourgeois; qui estimait de la fortune ce -qu'il lui en fallait et méprisait le reste; enfin un homme qui se -croyait égoïste en remplissant tous ses devoirs; qui avait plus d'esprit -qu'il ne s'en trouvait, et qui, au lieu de s'enorgueillir de son mérite, -s'amusait de ses ridicules...» - -Mais Boufflers est vieux, fatigué, aussi la proposition de Mme Durival -le laisse-t-elle très froid. Il répond cependant, parce qu'il ne peut -pas faire autrement; mais sous des prétextes plus ou moins habiles, il -se dérobe et se déclare indigne d'élever un monument à la mémoire de -Panpan. Mme Durival, qui l'a si bien connu, qui l'a si bien apprécié, -n'est-elle pas toute désignée pour ce rôle flatteur? - -«Je l'ai beaucoup vu, comme vous savez, ma bonne amie, répond le -chevalier, mais dans un temps où je n'étais rien moins qu'observateur, -dans un temps où la servante de Molière m'aurait distrait de son maître; -je connais très peu des événements de sa vie... tout ce que j'en dirais -ne serait point assez détaillé ni assez ressemblant. - -«C'est à vous que je voudrais confier le soin de le peindre et de le -raconter; votre esprit prématuré vous a mise à portée, dès votre -première jeunesse, de juger de son âge mûr; vous ne l'avez presque pas -quitté, vous pourriez mieux que personne, tant d'après ses récits que -d'après ceux des autres, le suivre dans tout le cours de sa vie, qui -ressemble à une longue navigation à petit vent sur une eau tranquille; -et, présenté par vous dans ses véritables traits, cet homme, si souvent -offert à la risée de ses contemporains, pourrait prétendre aux -applaudissements de la postérité.» - -Le résultat fut qu'on ne donna aucune suite aux idées de Mme Durival et -que les Å“uvres littéraires de Panpan demeurèrent dans l'éternel oubli. - -Quand l'Institut fut constitué, Boufflers fut appelé à en faire partie. -En 1805 il prononça l'éloge de son oncle le maréchal de Beauvau et aussi -celui de l'abbé Barthélemy. Il s'empressa d'envoyer ses discours à Mme -Durival et il lui disait en même temps les attaques injustes et -violentes auxquelles ses opinions l'exposaient. Il lui écrivait très -noblement: - -«Vous avez paru contente de l'éloge de M. Barthélemy?. J'aime bien mieux -que vous en jugiez d'après vous que d'après quelques journalistes, qui -pourraient ou trop l'exalter ou trop le dépriser, selon qu'ils auront le -noble courage de soutenir les hommes accusés de philosophie, ou l'audace -honteuse de les insulter; ce n'est pas que je sois d'aucun parti, car -tout parti a un projet, et je n'en ai point d'autre que de vieillir -tranquillement; mais, dût-il m'en coûter le repos de ma vie, je m'en -tiens à penser selon ma raison et à parler selon ma pensée, également -éloigné de vouloir maîtriser l'opinion d'autrui, ou asservir la mienne; -du reste, je ne me mêle d'aucune querelle, quoiqu'on m'en fasse -beaucoup, et je n'y réponds que par le mépris qui est dû à des ennemis -qu'on ne connaît pas. Souvent même je jouis intérieurement de -l'absurdité de presque toutes les injures que je reçois et je me -persuade au moins que ceux de qui elles me viennent n'en pensent rien.» - -Jamais le chevalier ne laisse parler son cÅ“ur comme avec Mme Durival. -Elle était la grande amie de sa mère, elle est pour lui la dernière -survivante d'une époque adorable à jamais disparue. Il aime à lui -raconter sa vie, à lui parler de son intérieur, de sa femme, et il le -fait en termes délicieux: - -«Cet intérieur est plus heureux que s'il était plus brillant. En perdant -mes avantages, mes biens et mes espérances, j'ai vu que je n'avais perdu -que des apparences et que la réalité me restait. Tout notre véritable -avoir consiste dans la pensée et le sentiment, et à cet égard chaque -homme est au dedans de lui une vraie mine, plus ou moins riche... - -«Toutes mes affections sont à peu près concentrées dans une personne que -vous feriez l'héritière de votre passion pour ma mère, comme j'en ai -fait l'héritière de son nom. Vous retrouveriez presque à chaque instant -la même âme, les mêmes goûts, le même esprit, la même égalité dans le -fonds, la même variété dans la forme, et ces caprices innocents, et ces -traits inattendus, et cette grâce indéfinissable, et en même temps cette -simplicité incorruptible que nous avons admirée dans votre ancienne amie -jusque dans les dernières années... - -«En disant, en vérité, que notre fortune nous suffit, c'est lui faire -honneur et à nous encore davantage. Cependant Horace ne nous a pas -trompés en nous disant tant de bien de la médiocrité; il n'y a que -manière de s'y prendre avec elle pour en tirer parti; elle ressemble à -un instrument borné, mais qui suffit à un virtuose, et qui a le mérite -de garder mieux l'accord parce qu'il a moins de cordes. Une grande -fortune a trop de tenants et d'aboutissants, elle exige encore plus de -vous qu'elle ne vous donne... enfin un grand vaisseau est toujours plus -difficile à gouverner qu'une chaloupe. - -«Vous parlerai-je à présent de ma demeure? J'en ai deux, l'une à la -campagne, mais c'est à peu près comme celles du rat de ville et du rat -des champs, c'est-à -dire deux trous. Dans notre appartement de ville -nous remplaçons un commissaire de quartier que l'humidité en avait -chassé. Quant à notre maison de campagne, elle conviendrait mieux à un -vicaire qu'à un curé, mais elle a du moins, à nos yeux, le mérite de -nous appartenir. - -«Tout notre domaine consiste dans un assez grand jardin fruitier et -potager qui promet beaucoup au printemps, et qui, selon la triste -coutume de la nature, tient peu en automne. Mais ce jardin, tantôt béni, -tantôt maudit, nourrit ses maîtres et même il les abreuve, car j'y ai -une petite vigne avec un petit pressoir, et nous avons le bon esprit, et -peut-être la bonne bêtise, de trouver notre vin le meilleur des environs -de Paris à plus de vingt lieues à la ronde; et nous trouvons du moins -qu'il n'y a point de plus douce ivresse que de s'enivrer à son tonneau.» - -Il achève de peindre sa situation morale par cette phrase exquise et -d'une si charmante philosophie: - -«Voilà ma situation: si je n'ai pas davantage, c'est la faute du sort; -si je n'ai point assez, c'est la mienne.» - -Pas une lettre du chevalier où il ne couvre d'éloges la vieille amie de -sa mère, où il ne rende justice pleine et entière aux rares qualités de -son esprit et de son cÅ“ur. En 1806 il lui écrit encore: - - «Paris, 4 octobre 1806, rue Verte Saint-Honoré, no 36. - -«... Vous vous ressemblerez donc toujours, chère et brave amie, -c'est-à -dire que vous serez toujours nouvelle et que personne autre ne -vous ressemblera jamais. Le temps a beau faire, il n'a pas plus de prise -sur votre esprit que le fer sur le diamant, et s'il y touche, c'est pour -le brillanter... Tâchez, si jamais le sort me permet de revoir ma -patrie, que j'y retrouve au moins celle qui, avec ma mère, en faisait -l'ornement. Je vous vois d'ici comme je vous ai vue pendant les deux -charmants jours que j'ai passés à Sommerviller, vous mettant tout -naturellement à la portée de chacun, et au-dessus de tous par la -simplicité de vos manières et la hauteur de vos sentiments; montrant -sans affectation et sans effort comment il faut supporter les coups de -la fortune, les peines de la vie et même l'injustice des hommes; aidant -les uns de vos conseils, les autres de vos bienfaits, répandant, pour le -bonheur de tout ce qui vous entoure, votre âme, votre esprit et le peu -qui vous reste d'argent, car on a pu vous empêcher d'être riche, mais -non pas d'être généreuse.» - -A partir de 1807, Mme de Boufflers commença à souffrir de rhumatismes -très douloureux et elle se trouvait souvent dans l'impossibilité de -marcher. On lui conseilla les eaux de Plombières et elle s'y rendait -chaque année dans l'espoir de trouver un soulagement à ses maux. Le -chevalier l'y accompagnait toujours et il était impossible de voir mari -plus tendre, plus attentif pour sa vieille compagne; il ne la quittait -jamais; tantôt on le voyait lui donnant le bras pour l'aider à marcher; -tantôt, quand les souffrances étaient trop vives, il la traînait dans -une petite voiture en l'entourant de soins maternels. - -Touchée d'une si persistante affection, Mme de Boufflers écrivait à son -fils le 31 juillet 1809: - -«J'ai pu aujourd'hui monter sur les montagnes avec ce bon petit père qui -me portait un peu, non sur son dos, mais sur son bras, car il est d'une -complaisance extrême pour moi et l'édification de tout Plombières. Tout -le monde dit qu'on n'a jamais vu un aussi bon mari.» - -En 1810, pendant son séjour annuel à Plombières, Boufflers apprit que -Mme Durival venait d'être frappée de paralysie et que la marche lui -était devenue impossible; c'est la malade elle-même qui s'était chargée -d'annoncer la triste nouvelle. Le chevalier lui écrit pour la consoler -ces lignes touchantes: - - «Plombières, ce 1er septembre 1810. - -«Ne vous plaignez ni du sort ni du temps, ma trop aimable amie. Je -m'attristerais pour toute autre de ce que vous me dites de vous et des -échecs que l'âge vous a portés, parce que je la croirais malheureuse; -mais vous, si vous l'étiez, vous pécheriez contre vous-même et contre je -ne sais quel bienfaiteur invisible qui, depuis que nous ne sommes plus -jeunes, se plaît à vous dédommager au centuple de tout ce que vous -perdez, et remplace pour vous des fleurs par des diamants. - -«Le don de penser vaut mieux cent fois que jeunesse et richesse -ensemble, mais le don d'aimer le surpasse encore, et je vois, et je lis -avec délices, que ce vilain monstre invisible, qui rogne tout en -attendant qu'il abîme tout, vous a laissé votre cÅ“ur tout entier. La -paralysie n'a pas été jusque-là .» - -On se rappelle qu'en 1786, après la mort de Mme de Boufflers, le prince -de Beauvau avait envoyé à Mme Durival, en souvenir de la fidèle amie -qu'elle venait de perdre, une boîte enrichie de diamants, précieux -souvenir de famille. - -En 1810, peu après son attaque de paralysie, Mme Durival, croyant sa fin -prochaine, voulut restituer cette relique au chevalier, comme un nouveau -gage d'amitié et d'intérêt. Elle chargea son amie, Mme Noël, qui se -rendait à Paris, de la remettre à Boufflers. Ce dernier, touché d'une si -délicate attention, répond à Mme Durival: - - - «Ce 24 septembre 1810. - -«Il faut que vous ayez presque autant d'esprit que de bonté, chère amie: -je dis _presque_, parce que ce qui vaut le mieux est sûrement ce dont -vous avez le plus. Vous avez deviné ce qui me charmerait, ce qui me -toucherait de préférence à tout le reste dans les souvenirs de notre -ancienne félicité, et vous m'envoyez ce que j'ai vu cent fois, mille -fois dans les mains de ma (j'ai pensé dire de notre) pauvre mère, et -qui a toujours l'air de m'annoncer qu'elle va reparaître d'un moment à -l'autre dans ma chambre. Je cherche des paroles pour vous exprimer ce -que je sens, vous seule pourriez me les fournir...» - -«Nous avons vu, Mme de Boufflers et moi, Mme Noël avec un vrai plaisir. -Elle m'a paru digne de la fée qui a présidé à son éducation, et la -manière dont elle m'a parlé de vous m'a prouvé que son esprit s'était -élevé jusqu'à vous juger, c'est-à -dire à vous admirer, ce qui est -synonyme[212].» - - [212] Ainsi que nous l'avons déjà dit, ce sont les descendants - directs de Mme Noël qui, avec la plus extrême obligeance, nous - ont confié les documents dont ils avaient hérité de Mme Durival. - -Il ajoute: - -«Je vous envoie mon essai _Sur le libre arbitre_, dont on a dit plus de -mal que je n'en pense, avec deux pauvres petits contes qui m'ont paru -avoir assez de succès. Le métier d'écrire, même pour vivre, serait fort -joli, si on n'avait pas d'ordinaire encore plus _d'ennemis_ écrivains -que _d'amis_ lecteurs... mais c'est l'armée de Cadmus et ces braves -gens-là voudraient s'entretuer jusqu'au dernier.» - -«Portez-vous de votre mieux, chère amie; conservez soigneusement la -moitié de votre personne et tâchez de retrouver l'autre. Et pourquoi ne -viendriez-vous pas pour cela à Bourbonne, où ma femme compte aller -l'année prochaine pour mettre la dernière main à sa guérison que les -eaux de Plombières n'ont fait qu'ébaucher. Mais dans tous les cas, nous -faisons le ferme propos d'aller à Sommerviller respirer l'air de -l'amitié, que je regarde comme la médecine universelle.» - -A la lettre de son mari Mme de Boufflers avait ajouté ces quelques -lignes: - -«Je suis trop accoutumée à partager les sentiments de M. de Boufflers -pour ne pas me réjouir d'avance du plaisir qu'il se promet et qu'il veut -me procurer. Et comment ne pas aimer une personne qui lui conserve une -si douce amitié, et qui met tant de grâce et de délicatesse dans sa -manière de le lui prouver? Permettez-moi, madame, de joindre ma -reconnaissance à la sienne et de vous demander une petite part dans des -sentiments qui font son bonheur.» - -En 1813 Mme de Boufflers éprouva une des plus douloureuses émotions de -sa vie. Elle avait pour son fils Elzéar une affection profonde et elle -souffrait cruellement quand il n'était pas auprès d'elle. Or le -malheureux jeune homme s'était épris pour Mme de Staël d'une passion si -violente qu'il passait sa vie à Coppet, aux pieds de l'enchanteresse. -Boufflers, ému de la douleur de sa femme, ne craignit pas de s'adresser -à Mme de Staël elle-même pour la supplier de renvoyer ce jeune homme à -une mère désespérée. Enfin on put arracher Elzéar aux charmes de Coppet -et le ramener sous le toit maternel. Mais une correspondance ardente -trompait les rigueurs de la séparation. Quelle fut la douleur de Mme de -Boufflers quand un matin, à cinq heures, la police fit irruption dans -son domicile, et qu'elle vit son fils arrêté et enfermé à Vincennes. Il -était accusé de correspondance avec les ennemis de l'État. - -Mme de Boufflers mit en mouvement tous ses amis pour obtenir la liberté -du prisonnier. - -Le chevalier, de son côté, fit les démarches les plus actives en faveur -de son beau-fils; certes il ne pouvait cacher qu'il avait été en -relation avec la «pernicieuse» Mme de Staël, mais il «engageait sa tête» -(ce n'est point, disait-il, une manière de parler) que de sa vie on -n'aurait plus un reproche à lui faire[213]. - -Grâce à ces démarches, le jeune homme finit, après plusieurs mois de -détention, par être rendu à sa mère. - -Le 15 juin 1814, Boufflers fut nommé par le roi administrateur -adjoint de la bibliothèque Mazarine. Il ne devait pas jouir -longtemps de ces nouvelles fonctions. Sa santé devenait de jour -en jour plus critique, bientôt il lui fut impossible de quitter sa -chambre; après avoir langui quelques jours, celui qui appelait -plaisamment la vie «une maladie mortelle», et qui avait été un des -hommes les plus spirituels et les plus brillants de son temps, -s'éteignait tristement et obscurément, le 19 janvier 1815, dans -son modeste logis de la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Il était -âgé de 77 ans[214]. - - [213] Le chevalier aimait beaucoup Elzéar de Sabran. Il disait de - lui: «Je le considère comme mon fils, il n'y manque que la - façon.» - - [214] Voici l'acte de décès du chevalier: - - «Du 19 janvier mil huit cent quinze à midi, acte de décès de - Monsieur Stanislas-Jean, marquis de Boufflers, ancien maréchal des - camps et armées du Roi, chevalier de l'ordre royal et militaire de - Saint-Louis et de la Légion d'honneur, membre de l'Académie - française, décédé hier, en son hôtel, rue du faubourg - Saint-Honoré, no 114, à quatre heures du matin, âgé de - soixante-dix-sept ans, marié à dame Françoise-Éléonore Dejean de - Manville. - - «Le comte Elzéar DE SABRAN; BERTSCHER; - RENDU.» - -Occupé des autres jusqu'à ses derniers moments, il disait qu'il -préférait laisser à ceux qu'il aimait un doux souvenir plutôt que des -regrets douloureux et il avait demandé qu'on inscrivît sur sa tombe ces -seuls mots: «Mes amis, croyez que je dors[215].» - -Ses volontés furent respectées et ces quelques mots furent gravés sur la -petite colonne qu'on éleva sur sa sépulture au Père-Lachaise, entre les -tombeaux de Delille et de Saint-Lambert. - -Mme de Boufflers survécut douze ans à son mari. «Ses malheurs et ses -infirmités n'avaient pu altérer son égalité d'humeur: toujours bonne, -toujours aimable, elle conservait ce charme qui plaît et qui attire, a -écrit d'elle Mme Vigée-Lebrun.» - -Elle eut la douleur, en 1826, de perdre sa fille Delphine de Custine, -minée par son amour pour Chateaubriand. - -Elle la suivit de près dans la tombe, car elle succomba le 27 février -1827. - - [215] Il avait autrefois composé pour lui-même cette épitaphe: - - CI-GIT UN CHEVALIER QUI SANS CESSE COURUT; - QUI SUR LES GRANDS CHEMINS NAQUIT, VÉCUT, MOURUT, - POUR PROUVER CE QU'A DIT LE SAGE - QUE NOTRE VIE EST UN VOYAGE. - -Elle avait composé pour elle-même cette épitaphe: - - A la fin, je suis dans le port, - Qui fut de tout temps mon envie; - Car j'avais besoin de la mort - Pour me reposer de la vie. - -Mme Durival mourut en 1819 dans sa petite campagne de Sommerviller, où -se trouve encore sa tombe. - -Avec elle s'éteignait la dernière représentante de toute cette brillante -pléiade, qui avait fait autrefois l'éclat et le charme de la cour de -Lunéville, de tous ces aimables Épicuriens que nous avons suivis à -travers leur existence, et que nous avons vus peu à peu vieillir, -s'attrister et disparaître dans l'éternel repos. - -En cherchant à reconstituer les gracieuses figures de Mmes de Boufflers, -de Boisgelin, de Sabran, de Lenoncourt, de Brancas, de Durival, etc., -les spirituelles physionomies du chevalier, de Panpan, de Saint-Lambert, -de Cerutti, etc., nous avons eu particulièrement pour but de faire un -tableau de la vie intime d'une certaine classe de la société au -dix-huitième siècle, et pour lui donner un cachet de sincérité -indiscutable, nous avons voulu que tous nos personnages fussent «peints -par eux-mêmes». Nous nous sommes donc volontairement effacé et nous leur -avons laissé la parole le plus souvent possible. Mais en pénétrant dans -leur vie de chaque jour, en prenant part à leurs joies, à leurs peines, -à leurs faiblesses, nous avons fini par croire que nous vivions nous -aussi dans leur intimité, et nous les avons bientôt considérés comme -des amis, des amis très chers, très attachants. - -C'est avec une mélancolie profonde que nous disons un éternel adieu à -toute cette petite société que nous avons eu tant de charme à évoquer et -dont la fréquentation, depuis quelques années, a fait toute la douceur -et tout l'agrément de notre vie. - -Puissions-nous l'avoir sauvée de l'oubli et avoir inspiré pour elle à -nos lecteurs quelque sympathie! - - - - -TABLE DES MATIÈRES - - - AVERTISSEMENT I - - PRÉFACE V - - - CHAPITRE PREMIER - - 1766-1767 - - La Lorraine après la mort de Stanislas.--Départ des principaux - personnages de la Cour.--Le maréchal de Bercheny, le comte - de Tressan, l'abbé Porquet, la marquise de Lenoncourt, etc., - quittent Lunéville 1 - - - CHAPITRE II - - 1766-1767 - - Départ de Mme de Boufflers pour le Languedoc.--Son séjour à - Toulouse.--Correspondance avec Voltaire.--Mme de Boufflers - à Paris.--Elle va prendre les eaux de Plombières.--Projets de - voyage en Suisse 16 - - - CHAPITRE III - - 1768-1770 - - Séjour de Mme de Boufflers à Paris.--Ses relations: la maréchale - de Mirepoix, la maréchale de Luxembourg, la comtesse de Boufflers, - la vicomtesse de Cambis, la comtesse de Boisgelin, Saint-Lambert, - le prince de Bauffremont, Mme du Deffant, etc.--Évolution - de la société 33 - - - CHAPITRE IV - - 1768-1770 - - Séjour de Mme de Boufflers à Paris.--Sa correspondance avec - Panpan 50 - - - CHAPITRE V - - 1767-1771 - - Le chevalier de Boufflers à Paris.--Ses succès.--Ses poésies - légères.--Son adoration pour sa mère.--Ses relations avec le - duc et la duchesse de Choiseul 77 - - - CHAPITRE VI - - 1769-1770 - - Mariage du duc de Chartres.--Présentation de Mme du Barry.--Mme - de Mirepoix consent à voir la favorite.--Elle se brouille - avec son frère.--Mme du Deffant et la marquise de Boufflers.--«Les - oiseaux de Steinkerque».--Saint-Lambert.--Le poème des - _Saisons_.--Clément au Fort l'Évêque 96 - - - CHAPITRE VII - - 1770 - - La marquise de Lenoncourt quitte Paris.--Mme de Boufflers songe - à suivre son exemple 111 - - - CHAPITRE VIII - - 1770-1771 - - Départ du chevalier de Boufflers pour la Hongrie.--Son séjour - au camp des Confédérés.--Ses déceptions.--Son retour à Vienne 130 - - - CHAPITRE IX - - 1771 - - Exil du duc de Choiseul.--Réception du prince de Beauvau à - l'Académie.--Disgrâce du prince.--Mme de Boufflers et le - prince de Bauffremont.--Voyage de M. de Bauffremont à - Chanteloup.--Mme de Boufflers à Montmorency.--M. de Bauffremont - achète une propriété dans la vallée.--Tressan vient également - s'y installer 150 - - - CHAPITRE X - - 1771 - - Retour de Mme de Boufflers en Lorraine.--Joie de tous ses amis.--La - demeure de Panpan à Lunéville.--Mme Durival à Sommerviller.--La - duchesse de Brancas et le château de Fléville.--L'abbé - Quénard.--Cerutti.--Son intimité avec Panpan et - Mme Durival 169 - - - CHAPITRE XI - - 1771-1772 - - Correspondance de Mme de Boufflers avec Panpan 185 - - - CHAPITRE XII - - 1773-1774 - - Voyage de Mme de Boufflers à Paris.--Les assiduités du prince - de Bauffremont.--Correspondance avec Panpan.--Mort de - la princesse de Talmont.--Dîner du jour de l'an chez - Mme du Deffant.--Surprise à Mme de Luxembourg.--Mort de - Louis XV.--Réconciliation de M. de Beauvau et de Mme de - Mirepoix.--Mort du marquis de Boufflers.--Maladie grave - du chevalier 208 - - - CHAPITRE XIII - - 1775-1777 - - Mme de Boufflers et Mme de Lenoncourt à Nancy.--Leur désir - d'avoir Panpan auprès d'elles.--Résistance de Panpan.--Mauvaise - santé de Mme de Lenoncourt. 230 - - - CHAPITRE XIV - - 1775-1776 - - Correspondance du chevalier de Boufflers avec Mme de Boisgelin 247 - - - CHAPITRE XV - - 1775-1778 - - Difficulté de retrouver l'acte de naissance du chevalier de - Boufflers.--Épidémie d'influenza à Paris.--Le remède de - Tressan.--Mme de Mirepoix se casse la jambe.--Mme de Boufflers - loue la Malgrange à son fils.--Le chevalier sous-loue un - pavillon à M. de Bauffremont.--Le prince de Beauvau à - Plombières.--Son séjour à Ferney.--Voltaire à Paris.--Sa mort 266 - - - CHAPITRE XVI - - 1778 - - Le chevalier de Boufflers et Mme de Sabran 286 - - - CHAPITRE XVII - - 1778-1779 - - Maladie grave de Mme de Boufflers.--Correspondance avec - Panpan.--Supplique de Panpan pour obtenir une pension 310 - - - CHAPITRE XVIII - - 1779-1781 - - Maladie du prince de Beauvau.--Il demande à Mme de Boufflers - de venir le voir.--Panpan accompagne la marquise à - Paris.--Agréable séjour dans la capitale.--Guérison de M. - de Beauvau.--Réconciliation de Panpan et de Saint-Lambert 333 - - - CHAPITRE XIX - - 1779-1780 - - L'abbé Porquet.--Visite de Mme de Boufflers à Franconville.--Tressan, - Saint-Lambert et Mme d'Houdetot.--Tressan est - nommé à l'Académie.--Mmes de Boufflers et de Mirepoix chez le - duc de Nivernais.--Maladie de Manon.--Départ de Mme de - Boufflers et de Panpan pour la Lorraine 353 - - - CHAPITRE XX - - 1779-1780 - - Séjour du chevalier de Boufflers à Douai et à Boulogne 370 - - - CHAPITRE XXI - - 1780 - - Goût persistant de Panpan pour la poésie.--Ses vers à Mme de - Boufflers, Mme de Boisgelin, etc.--Joute poétique avec - Mme Durival 389 - - - CHAPITRE XXII - - 1781-1783 - - Vie de Mme de Boufflers en Lorraine.--Correspondance avec - Panpan.--Réception de Tressan à l'Académie.--Le chevalier - vient avec son régiment à Joinville.--Ses visites à Nancy et - à la Malgrange 404 - - - CHAPITRE XXIII - - 1781-1783 - - La vie à Fléville.--Cerutti à Paris.--Mme Durival perd - sa mère.--Sa douleur 418 - - - CHAPITRE XXIV - - 1782-1784 - - Correspondance de Mme de Boufflers avec Panpan.--Mort de - Tressan.--Le magnétisme.--Mesmer.--Les ballons.--Mort - de Mme de Brancas 431 - - - CHAPITRE XXV - - 1783-1786 - - Difficultés entre Mme de Sabran et le chevalier de Boufflers.--Mme - de Boufflers et le prince Henri.--Dernière lettre de Mme - de Boufflers.--Départ du chevalier pour le Sénégal.--Son - séjour.--Mort de Mme de Boufflers 449 - - - ÉPILOGUE - - - CHAPITRE PREMIER - - 1786-1787 - - Règlement des affaires d'intérêt.--Séjour de Boufflers à - Paris.--Son départ pour Lorient.--Séjour au Sénégal.--Retour - en France 471 - - - CHAPITRE II - - 1786-1788 - - Lettre du prince de Beauvau à Mme Durival.--Panpan obtient - une pension.--Mort de Marianne, de Mme de Bassompierre.--Craintes - de Panpan pour ses pensions.--Sollicitude de Mme de - Boisgelin.--Voyage du chevalier en Lorraine.--Il est nommé à - l'Académie française 487 - - - CHAPITRE III - - 1788-1793 - - Pénible situation de M. de Boisgelin.--Ses démêlés avec - Martin.--Cerutti prend parti pour les idées nouvelles.--Sa - mort.--Le prince de Beauvau pendant la Révolution.--Sa - correspondance avec sa nièce.--Mort du prince.--Douleur de - Mme de Beauvau 496 - - - CHAPITRE IV - - 1794-1803 - - M. et Mme de Boisgelin devant le tribunal révolutionnaire.--Leur - mort.--Les derniers jours de Panpan.--Mort de l'abbé - Porquet.--Saint-Lambert et Mme d'Houdetot.--Mort de - Saint-Lambert 514 - - - CHAPITRE V - - 1789-1800 - - Le chevalier de Boufflers et Mme de Sabran pendant la - Révolution.--Leur séjour à Wimislow.--Leur retour à Paris - en 1800 525 - - - CHAPITRE VI - - 1800-1825 - - Correspondance du chevalier avec Mme Durival.--Arrestation - d'Elzéar de Sabran.--Mort du chevalier.--Mort de Mme de - Boufflers.--Mort de Mme Durival 537 - - -PARIS.--TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.--9352. - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of La Marquise de Boufflers et son fils, -le chevalier de Boufflers, by Gaston Maugras - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MARQUISE DE BOUFFLERS *** - -***** This file should be named 51606-0.txt or 51606-0.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/1/6/0/51606/ - -Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions -will be renamed. - -Creating the works from public domain print editions means that no -one owns a United States copyright in these works, so the Foundation -(and you!) can copy and distribute it in the United States without -permission and without paying copyright royalties. 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It exists -because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from -people in all walks of life. - -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's -goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. -To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 -and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. - - -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive -Foundation - -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at -http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent -permitted by U.S. federal laws and your state's laws. - -The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. -Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered -throughout numerous locations. Its business office is located at -809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email -business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact -information can be found at the Foundation's web site and official -page at http://pglaf.org - -For additional contact information: - Dr. Gregory B. Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To -SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any -particular state visit http://pglaf.org - -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. - -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. - -Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation -methods and addresses. Donations are accepted in a number of other -ways including checks, online payments and credit card donations. -To donate, please visit: http://pglaf.org/donate - - -Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic -works. - -Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm -concept of a library of electronic works that could be freely shared -with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project -Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. - - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. -unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily -keep eBooks in compliance with any particular paper edition. - - -Most people start at our Web site which has the main PG search facility: - - http://www.gutenberg.org - -This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/old/51606-0.zip b/old/51606-0.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 64f5eed..0000000 --- a/old/51606-0.zip +++ /dev/null diff --git a/old/51606-h.zip b/old/51606-h.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index f76b519..0000000 --- a/old/51606-h.zip +++ /dev/null diff --git a/old/51606-h/51606-h.htm b/old/51606-h/51606-h.htm deleted file mode 100644 index 9dacbcd..0000000 --- a/old/51606-h/51606-h.htm +++ /dev/null @@ -1,20415 +0,0 @@ - <!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" - "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> - <html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" xml:lang="fr" lang="fr"> - <head> - <meta http-equiv="Content-Type" - content="text/html;charset=iso-8859-1" /> - <meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" /> - <title> - The Project Gutenberg's eBook of La Marquise de Boufflers et son fils, le chevalier de Boufflers, by Gaston Maugras</title> - <link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> - <style type="text/css"> - - h1,h2 {text-align: center; 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You may copy it, give it away or -re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included -with this eBook or online at www.gutenberg.org/license - - -Title: La Marquise de Boufflers et son fils, le chevalier de Boufflers - -Author: Gaston Maugras - -Release Date: March 30, 2016 [EBook #51606] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MARQUISE DE BOUFFLERS *** - - - - -Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - - - - - -</pre> - - -<div class="tnote"> -<p>Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. -L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. -Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.</p></div> - - -<h1><span class="large">LA</span><br /> -<span class="xlarge">MARQUISE DE BOUFFLERS</span><br /> -<span class="medium">ET SON FILS</span><br /> -LE CHEVALIER DE BOUFFLERS</h1> - -<h2 class="normal">DU MÊME AUTEUR</h2> - -<table id="pub" summary="volumes"> -<tr> -<td class="tdl"><b>Le Duc et la Duchesse de Choiseul.</b> <i>Leur vie intime, leurs -amis et leur temps</i>. 8<sup>e</sup> édition. Un volume in-8<sup>o</sup> avec des gravures -hors texte et un portrait en héliogravure</td> -<td class="tdr">7fr.50</td> -</tr> -<tr> -<td class="tdl"><b>La Disgrâce du duc et de la duchesse de Choiseul.</b> <i>La -vie à Chanteloup, le retour à Paris, la mort</i>. 5<sup>e</sup> édition. -Un volume in-8<sup>o</sup> avec gravures et portrait</td> -<td class="tdr">7fr.50</td> -</tr> -<tr> -<td class="tdl"><b>Le Duc de Lauzun et la cour intime de Louis XV.</b> 10<sup>e</sup> édition. -Un vol. in-8<sup>o</sup> avec un portrait -(<i>Couronné par l'Académie française, prix Guizot.</i>)</td> -<td class="tdr">7fr.50</td> -</tr> -<tr> -<td class="tdl"><b>Le Duc de Lauzun et la cour de Marie-Antoinette.</b> 7<sup>e</sup> édition. -Un vol. in-8<sup>o</sup> -(<i>Couronné par l'Académie française, prix Guizot.</i>)</td> -<td class="tdr">7fr.50</td> -</tr> -<tr> -<td class="tdl"><b>Les Demoiselles de Verrières.</b> Nouvelle édition. Un vol. in-16 -avec deux portraits</td> -<td class="tdr">3fr.50</td> -</tr> -<tr> -<td class="tdl"><b>L'Idylle d'un gouverneur.</b> <i>La Comtesse de Genlis et le Duc -de Chartres.</i> 2<sup>e</sup> édition. In-8<sup>o</sup> avec portrait</td> -<td class="tdr">1fr.50</td> -</tr> -<tr> -<td class="tdl"><b>La Cour de Lunéville au dix-huitième siècle.</b> 11<sup>e</sup> édition. -Un volume in-8<sup>o</sup> avec une héliogravure</td> -<td class="tdr">7fr.50</td> -</tr> -<tr> -<td class="tdl"><b>Les Dernières années de la Cour de Lunéville.</b> Un volume -in-8<sup>o</sup> avec une héliogravure</td> -<td class="tdr">7fr.50</td> -</tr> -<tr> -<td class="tdl"><b>Voltaire et Jean-Jacques Rousseau.</b> (Épuisé.)</td> -<td class="tdr">1 vol.</td> -</tr> -<tr> -<td class="tdl"><b>Trois mois à la cour de Frédéric.</b> (Épuisé.)</td> -<td class="tdr">1 vol.</td> -</tr> -<tr> -<td class="tdl"><b>Les Comédiens hors la loi.</b> (Épuisé.)</td> -<td class="tdr">1 vol.</td> -</tr> -<tr> -<td class="tdl"><b>La Duchesse de Choiseul.</b> (Épuisé.)</td> -<td class="tdr">1 vol.</td> -</tr> -<tr> -<td class="tdl"><b>Journal d'un étudiant pendant la Révolution.</b> (Épuisé.)</td> -<td class="tdr">1 vol.</td> -</tr> -<tr> -<td class="tdl"><b>L'Abbé F. Galiani.</b> Correspondance. (En collaboration avec -Lucien Perey.) <i>Couronné par l'Académie française</i></td> -<td class="tdr">2 vol.</td> -</tr> -<tr> -<td class="tdl"><b>La Jeunesse de Madame d'Épinay.</b> (En collaboration avec -Lucien Perey.) <i>Couronné par l'Académie française</i></td> -<td class="tdr">1 vol.</td> -</tr> -<tr> -<td class="tdl"><b>Les Dernières Années de Madame d'Épinay.</b> (En collaboration -avec Lucien Perey.) <i>Couronné par l'Académie française</i></td> -<td class="tdr">1 vol.</td> -</tr> -<tr> -<td class="tdl"><b>La Vie intime de Voltaire aux Délices et à Ferney.</b> (En -collaboration avec Lucien Perey.)</td> -<td class="tdr">1 vol.</td> -</tr> -</table> - -<div class="frontmatter"> -<p>PARIS.—TYP. PLON-NOURRIT ET C<sup>ie</sup>, 8, RUE GARANCIÈRE.—9352.</p> -</div> - - -<div class="figcenter"> -<img src="images/frontispiece.jpg" width="600" height="712" alt="" /> -</div> -<p class="caption"> -Héliogr. Chauvet<span class="i4">Imp. Eudes</span><br /> -<span class="small1">Marie-Françoise-Catherine de Beauvau</span><br /> -<span class="small1">Marquise de Boufflers 1711-1786</span><br /> -<span class="small"><i>Miniature appartenant à Madame la Comtesse de Beaulaincourt</i></span><br /> -<span class="xs">Plon-Nourrit & C<sup>ie</sup> Edit.</span></p> - -<div class="topspace titlepage"> -<p><span class="large">LA MARQUISE</span><br /> -<span class="xxlarge">DE BOUFFLERS</span><br /> -<span class="medium">ET SON FILS</span><br /> -<span class="large">LE CHEVALIER DE BOUFFLERS</span><br /> -<span class="xs">PAR</span><br /> -<span class="medium">GASTON MAUGRAS</span></p> -<hr class="deco" /> -<p class="small"><i>Avec un portrait en héliogravure</i></p> -<hr class="deco" /> -<p class="small">Neuvième édition</p> - -<div class="figcenter"> -<img src="images/logo.jpg" width="100" height="129" alt="" /> -</div> - -<p><span class="large">PARIS</span><br /> -<span class="medium">LIBRAIRIE PLON</span><br /> -<span class="small1 medium">PLON-NOURRIT et C<sup>ie</sup>, IMPRIMEURS-ÉDITEURS</span><br /> -<span class="small">8, RUE GARANCIÈRE—6<sup>e</sup></span></p> -<hr class="deco" /> -<p><span class="medium">1907</span><br /> -<span class="xs"><i>Tous droits réservés</i></span></p> -</div> - - -<div class="topspace frontmatter"> -<p><span class="xs">Tous droits de reproduction et de traduction</span><br /> -<span class="xs">réservés pour tous pays.</span></p> -<p><span class="xs">Published 10 April 1907.</span></p> -<p><span class="xs">Privilege of copyright in the United States</span><br /> -<span class="xs">reserved under the Act approved March 3<sup>d</sup> 1903</span><br /> -<span class="xs">by Plon-Nourrit et C<sup>ie</sup>.</span></p> -</div> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenumh"><a id="Page_I"> I</a></span></p> -<h2 class="normal">AVERTISSEMENT</h2> -</div> - -<p>Nous présentons aujourd'hui au public le troisième -et dernier volume de l'ouvrage que nous avions entrepris -de consacrer à Mme de Boufflers, à sa famille et à -ses amis.</p> - -<p>Au cours de notre récit nous avons été amené à -faire une assez large place au roi Stanislas et à son -entourage. A cette occasion on nous a reproché de ne -pas avoir suffisamment rendu justice aux recherches, à -la science, et aux importants travaux d'un certain -nombre d'érudits lorrains.</p> - -<p>En énumérant les ouvrages que nous avions consultés -et en spécifiant que nous leur avions fait «de -nombreux emprunts», nous pensions avoir indiqué de -quelle ressource ils avaient été pour nous. Cependant, -comme rien ne saurait être plus éloigné de nos intentions -que de paraître diminuer les mérites de nos confrères, -nous tenons à rendre de nouveau un loyal et -légitime hommage à leurs travaux, si savants et si -<span class="pagenum"><a id="Page_II"> II</a></span> -complets, et aux précieux documents et renseignements -qu'ils nous ont fournis.</p> - -<p>C'est ainsi que dans notre <i>Cour de Lunéville au dix-huitième -siècle</i>, nous avons très largement utilisé le -travail de M. Pierre Boyé: <i>La Cour de Lunéville en -1748 et 1749</i>, ou <i>Voltaire chez le roi Stanislas</i>. -(Nancy, Crépin-Leblond, 1891, in-8<sup>o</sup> de 84 pages.)</p> - -<p>Notre deuxième volume avait d'abord paru sous la -rubrique: <i>Dernières années du roi Stanislas</i>. M. Pierre -Boyé nous ayant fait observer qu'il était l'auteur d'une -brochure intitulée <i>les Derniers moments du roi Stanislas</i> -(Nancy, Lidot, 1898, in-8<sup>o</sup> de 48 pages), une -modification de titre nous a paru s'imposer, d'autant -plus que le roi Stanislas n'était nullement le héros de -notre livre, et nous adoptâmes le titre: <i>Dernières -années de la cour de Lunéville</i>. M. Pierre Boyé avait -d'ailleurs déjà consacré au roi Stanislas et à son règne -une série de douze ouvrages dont plusieurs ont été pour -nous une très précieuse source de renseignements. -C'est ainsi que <i>Stanislas Leczinski et le troisième -traité de Vienne</i> (Paris, Berger-Levrault, 1898, in-8<sup>o</sup> -de 583 pages), nous a fourni les détails que nous donnons -sur les projets de remariage du Roi, le rôle de la -princesse Christine, les tentatives de Stanislas pour -remonter sur le trône de Pologne.</p> - -<p>Les lettres de Stanislas à sa fille, que nous avons -transcrites, sont toutes tirées de l'édition de M. Boyé: -<span class="pagenum"><a id="Page_III"> III</a></span> -<i>Lettres inédites de Stanislas à Marie Leczinska</i> (Paris, -Berger-Levrault, 1901, in-8<sup>o</sup> de 178 pages). L'étude -qui précède cette édition, les commentaires qui l'accompagnent, -et <i>les Derniers moments du roi Stanislas</i>, -du même auteur, nous ont également beaucoup servi -pour retracer la vie et la mort du roi de Pologne. Enfin, -antérieurement à nous, M. Boyé avait exposé les difficultés -politiques en Lorraine dans une brochure spéciale: -<i>la Querelle des vingtièmes en Lorraine, l'exil et -le retour de M. de Chateaufort</i> (Nancy, 1906, in-8<sup>o</sup> de -31 pages), mais nous n'avons pas eu connaissance de -cette brochure, parue quelques mois avant notre volume.</p> - -<p>Après M. Meaume et avant nous, M. Druou a connu -et utilisé la correspondance entre Tressan et Devaux -dont la bibliothèque de Nancy possède des copies faites -en 1888 par les soins de M. Meaume, sur les originaux -de la collection Morrisson. M. Druou en a publié de -nombreux fragments dans ses études sur le chevalier -de Boufflers et le comte de Tressan. (<i>Mémoires de -l'Académie de Stanislas</i>, années 1885 et 1889.)</p> - -<p>Enfin, on nous a fait observer que les quelques lettres -de la bibliothèque de Nancy, que nous avions citées -comme inédites, avaient déjà été utilisées par les historiens -lorrains. La lettre de Montesquieu à Solignac par -exemple, citée en appendice, a fait le sujet d'une notice -de M. Meaume (<i>Mémoires de l'Académie de Stanislas</i>, -année 1888).</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_IV"> IV</a></span> -Le journal de Durival avait été à plusieurs reprises -dépouillé par M. Pierre Boyé pour ses publications -sur le dix-huitième siècle en Lorraine et par -M. Christian Pfister pour ses travaux sur l'histoire de -Nancy.</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_V"> V</a></span></p> -<h2 class="normal">PRÉFACE</h2> -</div> - -<p>Avant de commencer le récit des dernières années -de la marquise de Boufflers, nous avons le très agréable -devoir d'expliquer à nos lecteurs comment les documents -dont nous avons fait usage sont parvenus entre -nos mains.</p> - -<p>Toutes les lettres du chevalier de Boufflers à sa mère -et à sa sœur, Mme de Boisgelin, nous ont été gracieusement -offertes par M. le comte de Croze-Lemercier, -qui bien souvent déjà nous a fait de précieuses communications -et qui, cette fois encore, a mis à notre disposition, -avec une bonne grâce dont nous ne saurions -trop le remercier, les riches documents qui sont entre -ses mains.</p> - -<p>Toute la correspondance de Mme Durival et du chevalier -de Boufflers, toutes les lettres de Mme de Lenoncourt, -de Cerutti, tous les papiers de Panpan nous ont -été confiés par Mme Léon Noël, Mlles de Ravinel et -le capitaine Noël, héritiers directs de Mme Durival<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor"> [1]</a>.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_VI"> VI</a></span> -Nous leur adressons nos plus chaleureux remerciements.</p> - -<p>Nous remercions tout particulièrement M. le capitaine -Noël qui a bien voulu nous guider et nous aider -dans nos recherches; en lui exprimant ici notre bien -vive reconnaissance, nous ne faisons que rendre justice -aux grands services qu'il nous a rendus.</p> - -<p>Toute la correspondance de Panpan avec Mme de -Boufflers fait partie de notre collection d'autographes.</p> - -<p>M. le prince de Beauvau, M. le marquis de Marmier, -M. le capitaine de Conigliano, M. Le Brethon, bibliothécaire -à la Bibliothèque nationale, nous ont à plusieurs -reprises fourni de très précieux renseignements -et nous les prions d'agréer l'expression de notre très -sincère gratitude.</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_1"> 1</a></span></p> -<p class="extra">LA MARQUISE DE BOUFFLERS<br /> -<span class="large">ET SON FILS</span><br /> -<span class="xlarge">LE CHEVALIER DE BOUFFLERS<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor"> [2]</a></span></p> -<h2 class="normal">CHAPITRE PREMIER<br /> -<span class="medium">1766-1767</span></h2> -</div> - -<p class="hanging indent"> -La Lorraine après la mort de Stanislas.—Départ des principaux -personnages de la Cour.—Le maréchal de Bercheny, le comte -de Tressan, l'abbé Porquet, la marquise de Lenoncourt, etc., -quittent Lunéville.</p> - -<p class="space">Souvent, et c'est un des plus tristes côtés de la nature -humaine, nous ne comprenons la place que certains -êtres tenaient dans notre vie que lorsque nous les avons -perdus. C'est seulement quand ils ne sont plus que -nous songeons à rendre justice à leurs mérites. C'est -alors seulement que nous comprenons combien ils nous -étaient chers et à quel point ils contribuaient à notre -bonheur.</p> - -<p>Il en est souvent de même pour les peuples.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_2"> 2</a></span> -Ce n'est qu'après la mort de Stanislas que la Lorraine -comprit ce qu'il avait fait pour la défendre, ce -qu'elle devait à sa paternelle et sage administration, en -un mot tout ce qu'elle perdait en lui.</p> - -<p>La disparition du vieux Roi de la scène du monde -fut pour les habitants des deux duchés un véritable -désastre. On avait appelé l'<i>acte de Cession</i> de 1737 la -première mort du pays. L'année 1766 fut la seconde, -irrémédiable cette fois.</p> - -<p>Du jour au lendemain la Lorraine perdit son autonomie. -Nancy et Lunéville, du rang de petites et brillantes -capitales, tombèrent au niveau de villes de -province de deuxième ordre. L'animation, la gaieté, le -luxe qu'apportait la présence de la Cour, les nombreux -étrangers que son éclat et sa réputation attiraient sans -cesse, tout disparut en un instant. Le commerce devint -languissant; les habitants désolés virent non seulement -tarir les sources de leur fortune, mais aussi disparaître -tout ce qui faisait la gloire et le renom de leur petit -pays. La vie s'éteignit peu à peu et bientôt régna partout -une morne tristesse. On voyait croître l'herbe dans -les cours de tous ces palais aujourd'hui abandonnés, -naguère encore retentissants du bruit des fêtes et de la -joie des courtisans.</p> - -<p>La France, il faut l'avouer, ne fit rien pour adoucir -la transition, s'attacher ces nouvelles provinces et leur -faire oublier par des bienfaits la perte de leur indépendance. -Louis XV, au contraire, avec une dureté et une -sécheresse de cœur qu'on ne saurait juger trop sévèrement, -<span class="pagenum"><a id="Page_3"> 3</a></span> -s'efforça d'effacer brutalement toutes les traces -du passé. Sa conduite fut du reste d'une si rare inconvenance -qu'elle souleva une réprobation universelle. Il -n'eut même pas la pudeur de conserver quelques -années tous ces monuments, que son beau-père avait -élevés avec tant de passion et d'amour, toutes ces -œuvres charmantes qui avaient fait la joie de sa vie et -qui rappelaient un règne bienfaisant et glorieux.</p> - -<p>Il décida, il est vrai, qu'on conserverait le château de -Lunéville, mais on le transforma en caserne et on logea -des troupes dans ces appartements illustrés par la présence -de Voltaire, de Mme du Châtelet, de Mme de -Boufflers et de tant d'autres.</p> - -<p>Le château de Commercy fut moins favorisé encore. -C'est en vain que Stanislas, en le léguant à sa fille, -avait bien spécifié qu'il l'avait créé pour elle, à son -intention spéciale, qu'il désirait le lui voir habiter; -Louis XV ne tint aucun compte de dernières volontés -si respectables et il décida que le château serait abandonné<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor"> [3]</a>.</p> - -<p>La fontaine royale, le château d'eau, le pont d'eau, -toutes les merveilles créées à grands frais par Stanislas -subirent le même sort et elles ne tardèrent pas à -s'effondrer misérablement.</p> - -<p>Il en fut de même de toutes ces résidences champêtres, -de toutes ces délicieuses retraites élevées par -<span class="pagenum"><a id="Page_4"> 4</a></span> -le Roi, soit pour son usage personnel, soit pour celui de -ses courtisans: la Malgrange<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor"> [4]</a>, Jolivet, Einville, -Chanteheu, les chartreuses du parc de Lunéville, etc.<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor"> [5]</a>, -tout fut démoli et les matériaux mis en vente. On ne -respecta même pas les chefs-d'œuvre dont le Roi avait -orné toutes ces demeures; sculptures, peintures à l'huile -et à fresque, bas-reliefs, boiseries, tout fut détruit sans -pitié.</p> - -<p>Quant aux bosquets, jardins, parcs, orangeries, cascades, -pièces d'eau, serres, ménageries, qui entouraient -ces différentes résidences, on les abandonna complètement.</p> - -<p>Les habitants de Lunéville gémissaient sur cette -destruction générale, mais personne ne la ressentait -plus douloureusement que Panpan. L'ancien lecteur du -Roi avait le cœur déchiré de voir disparaître peu à peu -tout ce qu'il avait chanté, tout ce qui avait été sa -vie, tout ce qui rappelait son bienfaiteur. Il exhalait -ses plaintes dans ces termes touchants:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Quand je peignais ainsi ces brillantes merveilles,</p> -<p>Et que tu me prêtais d'indulgentes oreilles,</p> -<p>Grand Roi, qui t'aurait dit que tes vastes châteaux</p> -<p>Dureraient encore moins que mes faibles tableaux.</p> -<p>Quel œil eût pu percer dans cet avenir sombre?</p> -<p>Je lis encore ces vers. Tes palais ne sont plus.</p> -<p>Dans ta tombe enfouis, ils sont tous disparus.</p> -<div><span class="pagenum"><a id="Page_5"> 5</a></span></div> -<p>Si leur magnificence a passé comme une ombre,</p> -<p>A jamais dans nos cœurs survivront tes vertus!<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor"> [6]</a></p> -</div></div> - -<p>Stanislas, qui ne pouvait guère soupçonner l'usage -que le légataire ferait de cette libéralité, avait naïvement -légué à son gendre le mobilier de tous ses châteaux -et maisons de plaisance.</p> - -<p>Par un arrêté du 17 mars 1766, tout entier de sa -propre main, Louis XV donna l'ordre de mettre en vente -immédiatement tous les objets, quelsqu'ils fussent, qui -garnissaient les habitations royales<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor"> [7]</a>. Les vieux amis -de Stanislas eurent la douleur et l'indignation de voir -vendre à l'encan, sur la place publique, et disperser au -feu des enchères ces meubles magnifiques, ces véritables -œuvres d'art qui avaient appartenu à leur maître vénéré.</p> - -<p>Les appartements du château de Lunéville furent à -moitié dévastés; les riches boiseries du cabinet du Roi -disparurent; on les retrouva plus tard dans le grenier -d'un village voisin où elles servaient de cloison<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor"> [8]</a>.</p> - -<p>La pauvre Marie Leczinska n'eut même pas le droit -d'arracher aux enchères ces meubles familiers dont son -père aimait à s'entourer et qui lui étaient doublement précieux -par les souvenirs qui s'y rattachaient. Elle eut seulement -la permission de sauver du désastre les portraits -qui se trouvaient dans les appartements du feu Roi<a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor"> [9]</a>.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_6"> 6</a></span> -Ce ne furent pas seulement les œuvres éphémères de -Stanislas qui disparurent avec lui, la société charmante -qu'il avait su très habilement grouper et qui faisait tout -l'agrément de sa Cour ne lui survécut pas un seul jour. -Tout naturellement, en effet, et par la force même des -choses, cette société dont il était le lien nécessaire, -indispensable, se dispersa presque immédiatement.</p> - -<p>Sur l'ordre de Louis XV, tous les courtisans qui -habitaient le château, et ils étaient légion, durent abandonner -leurs appartements. Ce fut le signal de la -débâcle. Quelle raison de rester à Lunéville, quand il n'y -avait plus de Cour, qu'on n'avait plus ni logement, ni -charges, ni bénéfices d'aucune sorte.</p> - -<p>Chacun agit donc suivant sa fantaisie ou les nécessités -de sa situation; les uns, ceux qui avaient des -fonctions à la cour de France ou l'espoir d'en obtenir, -prirent la route de Versailles, les autres retournèrent -dans leurs châteaux faire des économies et méditer sur -l'instabilité des choses de ce monde.</p> - -<p>Dans le petit cercle intime du Roi et de la favorite, -le seul dont nous ayons à nous occuper, le plus empressé -à quitter la Lorraine après la mort du Roi, fut le -maréchal de Bercheny; son ami disparu, rien ne retenait -plus le vieux guerrier à Lunéville. Il partit aussitôt -avec toute sa famille pour la terre de Luzancy, -qu'il aimait passionnément, et qu'il n'avait quittée qu'à -<span class="pagenum"><a id="Page_7"> 7</a></span> -regret pour les splendeurs de la cour de Lorraine. Il -entraîna avec lui un des plus fidèles serviteurs de Stanislas, -le comte de Tressan.</p> - -<p>La mort de son bienfaiteur avait été de toutes façons -pour Tressan une véritable catastrophe. Non seulement -son cœur était douloureusement affecté par la perte -d'un ami très sûr et très aimé, mais il perdait encore -avec lui tous les bénéfices de sa situation, logement, -entretien, équipages, émoluments. Pour comble de disgrâce, -Stanislas ne l'avait honoré dans son testament -d'aucune faveur particulière<a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor"> [10]</a>.</p> - -<p>Sans ressource et dans une situation financière qui -s'aggravait chaque jour, qu'allaient devenir Tressan et -les siens?</p> - -<p>Non seulement il fallait vivre, mais il fallait encore -payer les dettes qui avaient été accumulées depuis -des années. Harcelé par ses créanciers et ne sachant -comment subvenir à l'existence de sa famille, le grand -maréchal ne vit d'autre ressource que de quitter la -Lorraine et d'aller chercher à la campagne un asile -modeste où il pût achever l'éducation de ses enfants.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_8"> 8</a></span> -Autrefois une pareille détermination lui aurait déchiré -le cœur et il n'aurait pu s'y résigner; quitter Mme de -Boufflers eût été au-dessus de ses forces. Mais les -temps étaient bien changés. Les rigueurs persistantes -de la marquise avaient fini, l'âge aussi aidant, par triompher -de la passion du vieux comte, et il envisageait -maintenant avec calme une séparation que les circonstances -lui imposaient impérieusement.</p> - -<p>Mis au courant des projets de retraite du grand -maréchal, M. de Bercheny pensa que le voisinage d'un -homme agréable et lettré serait une précieuse ressource -dans sa solitude et il chercha à l'attirer près de lui. Il -y avait non loin de Luzancy, sur les bords de la Marne, -un petit village, Nogent-l'Artaud, où il était facile de -se loger à peu de frais. M. de Bercheny l'indiqua à -Tressan. Ce dernier trouva le conseil judicieux, et -bientôt il achetait à Nogent, pour 10,000 livres, une -maison convenable avec de beaux jardins. Elle avait -appartenu autrefois à M. Poisson, avant la singulière -fortune de Mme de Pompadour.</p> - -<p>Quelque pénible que lui fût le sacrifice, le comte, -avant de s'éloigner, se décida à faire dans sa maison -les réformes nécessaires. Il vendit sa bibliothèque et sa -belle collection d'histoire naturelle à la margrave de -Bade, il se défit de ses chevaux, de ses équipages, -d'une partie de son mobilier; enfin il se réduisit à un -seul valet de chambre<a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor"> [11]</a>.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_9"> 9</a></span> -Voltaire, qu'il avait mis au courant de ses projets, les -approuvait fort:</p> - -<p>«Vous comptez donc aller vivre en philosophe à la -campagne, lui écrivait-il? Je souhaite que ce goût vous -dure comme à moi. Ce n'est que dans la retraite qu'on -peut méditer à son aise.»</p> - -<p>Mais si le philosophe félicitait Tressan de sa détermination, -il s'attendrissait sur le sort de Panpan, qui -allait être privé de son meilleur ami, et il ajoutait gracieusement:</p> - -<p>«Je n'oublierai jamais mon cher Panpan, c'est une -âme digne de la vôtre. Que fera-t-il quand vous ne -serez plus en Lorraine? Toute la Cour de votre bon roi -va s'éparpiller et la Lorraine ne sera plus qu'une province. -On commençait à penser; ces belles semences -ne produiront plus rien; c'est vers la Marne qu'il faudra -voyager... Notre lac de Genève fait bien des compliments -à la Marne.</p> - -<p>«Adieu, monsieur, conservez-moi des bontés qui -sont la consolation de ma vieillesse.»</p> - -<p>Tressan dit donc adieu à Mme de Boufflers, à -Panpan, à tous ses amis, et il quitta sans esprit de -retour cette Lorraine où il vivait depuis seize ans, où il -avait éprouvé bien des joies, mais aussi les plus cruels -tourments de l'amour malheureux.</p> - -<p>Il vécut paisiblement pendant quelques années dans -sa modeste demeure de Nogent-l'Artaud, voisinant -avec le maréchal de Bercheny, faisant l'éducation de -ses quatre enfants qu'il aimait tendrement, et trouvant -<span class="pagenum"><a id="Page_10"> 10</a></span> -des consolations à son isolement dans les travaux littéraires -et dans la culture de son petit jardin. C'est là -qu'il commença à composer ces romans de chevalerie -qui bientôt le passionnèrent et l'occupèrent jusqu'à son -dernier jour<a id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor"> [12]</a>.</p> - -<p>MM. de Bercheny et Tressan ne furent pas seuls à -quitter la Lorraine. L'aumônier du Roi, cet ineffable -abbé Porquet, qui avec tant de succès avait consacré -ses soins à l'éducation du chevalier de Boufflers, imita -bientôt leur exemple. Que lui restait-il à faire à Lunéville, -maintenant que son royal pénitent n'avait plus -besoin, et pour cause, de ses services? Vivre paisible et -ignoré dans un petit cercle de vieux amis, végéter misérablement -dans une cité morte, n'était pas du tout le -fait du correct et séduisant Porquet. N'aimait-il pas toujours -passionnément les spectacles, les fêtes, les plaisirs? -N'était-il pas vraiment trop jeune encore pour renoncer -aux joies de ce monde? Et où pouvait-il être mieux que -dans la capitale pour satisfaire ses goûts mondains.</p> - -<p>L'abbé dit donc un éternel adieu à la Lorraine et il -partit pour Paris. Il n'y avait pas de situation, mais il -comptait sur sa réputation, et puis il était bien convaincu -que ses amis, et en particulier son ancien élève, -l'aideraient à en trouver une.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_11"> 11</a></span> -En attendant, il se lança dans la société littéraire et -galante de l'époque, fréquenta les philosophes et les -comédiennes, en particulier Mlle Quinault, à laquelle -Panpan l'avait recommandé, publia des vers dans -l'<i>Almanach des Muses</i>, etc., etc.; bref il fit tout au -monde, hors ce qui concernait son état.</p> - -<p>Panpan avait eu le cœur serré en voyant s'éloigner -cet ami si cher et cependant il rimait encore en l'honneur -de l'ingrat qui l'abandonnait. Il lui adressait bientôt -cette plaintive élégie où il rappelait les joies du passé -qui lui rendaient plus cruelles encore les tristesses du -présent:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p class="i3"> O toi, dont la probité pure,</p> -<p class="i3"> Le cœur dans le bien affermi,</p> -<p>Plus que l'heureux talent dont t'orna la nature</p> -<p class="i3"> Pour jamais m'ont fait ton ami,</p> -<p class="i3"> Gentil docteur que le Permesse</p> -<p class="i3"> Plus que la Sorbonne illustra,</p> -<p class="i3"> Toi, qui dis moins souvent la messe</p> -<p class="i3"> Que tu ne vas à l'Opéra,</p> -<p>Te voilà donc fixé sur les bords de la Seine!</p> -<p class="i3"> Jadis, aux plaisirs de Paris,</p> -<p>Je t'ai vu préférer nos plaisirs de Lorraine.</p> -<p>Dans ces lieux autrefois de Boufflers si chéris,</p> -<p class="i3"> Aujourd'hui mon petit domaine,</p> -<p>Je t'ai vu rassembler les muses et les ris;</p> -<p>Dans mon balustre étoit la tribune aux harangues;</p> -<p>Là pour ton chevalier tu fis ces vers charmants</p> -<p class="i3"> Ces vers auxquels toutes nos langues</p> -<p class="i3"> Donnoient plus d'applaudissements</p> -<p class="i3"> Qu'ils n'exigeaient de révérences<a id="FNanchor_13" href="#Footnote_13" class="fnanchor"> [13]</a>.</p> -<div><span class="pagenum"><a id="Page_12"> 12</a></span></div> -<p class="i3"> Autres temps, autres jouissances...</p> -<p>Mais quels moments vaudront ces fortunés moments?<a id="FNanchor_14" href="#Footnote_14" class="fnanchor"> [14]</a></p> -</div></div> - -<p>La marquise de Lenoncourt, une des plus spirituelles -femmes de la Cour, une des grandes amies de Panpan -et de Mme de Boufflers, n'avait pas d'abord suivi -l'exemple général. En dépit des ordres de Louis XV, -elle avait continué à résider dans l'appartement qu'elle -occupait au château, mais bientôt la solitude qui régnait -dans cette vaste demeure, la tristesse qui pesait sur les -bosquets du parc, assombrirent le moral de la marquise et -elle fut prise de la nostalgie du bruit et du mouvement; -puis elle était affligée d'un mari détestable «dont elle -rougissait et dont elle avait peur». Stanislas la protégeait -contre les entreprises de ce «gros monsieur», -ainsi qu'elle appelait son époux. Mais le Roi n'étant plus -là pour la défendre, elle ne se crut pas en sûreté à -Lunéville et elle prit prétexte de son isolement pour -quitter la Lorraine et chercher un refuge sur les bords -de la Seine.</p> - -<p>Panpan, désolé de voir le vide se faire chaque jour -plus grand autour de lui, écrivait à sa chère marquise:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p class="i3"><i>A Mme la marquise de Lenoncourt.</i></p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>Quand nous l'avons perdu ce Platon couronné,</p> -<p>Au bonheur des Lorrains ce sage destiné,</p> -<p>J'ai cru que dans ces lieux, de sa Cour éplorée,</p> -<p>Il resteroit du moins quelque illustre débris.</p> -<p>Tout a fui son tombeau, tout a fui vers Paris!</p> -<div><span class="pagenum"><a id="Page_13"> 13</a></span></div> -<p>Seule dans son palais, vous m'étiez demeurée;</p> -<p>Je comptois, comme à lui, vous y faire ma cour,</p> -<p>Objet de tout mon culte, illustre Lenoncourt;</p> -<p>Vous m'auriez tenu lieu de sa tête sacrée.</p> -<p>De sa présence auguste autrefois honorée,</p> -<p>Ma chartreuse lui dut ses embellissements,</p> -<p>Et d'arbres, et de fleurs, par ses ordres parée,</p> -<p>Fut le théâtre heureux de nos amusements.</p> -<p>Vous y suiviez Boufflers, quand, des jeux entourée,</p> -<p>Boufflers y rassembloit l'esprit, et tous les goûts.</p> -<p>Ils s'y seroient encor rassemblés près de vous!</p> -<p>Mais de ces tristes lieux, pour jamais exilées,</p> -<p>Les grâces avec elle, avec vous envolées,</p> -<p>Ont privé mes jardins de leurs plus chers appas;</p> -<p>Hélas! je n'y vois plus l'empreinte de vos pas</p> -<p class="i3"> Sur le sable de mes allées!<a id="FNanchor_15" href="#Footnote_15" class="fnanchor"> [15]</a>.</p> -</div></div> - -<p>Ainsi Panpan voyait avec terreur s'éloigner peu à peu -tous ses amis, tous ceux qu'il avait aimés, qui avaient -été les compagnons de sa vie, qui lui rappelaient les -joies des années heureuses. Bientôt il allait se trouver -seul, n'ayant plus d'autre distraction que de cultiver -les fleurs de son jardin, les fruits de son verger. Pour -comble d'infortune il restait dans une situation fort -modeste, ayant à peine de quoi vivre. C'était le -moment ou jamais de faire appel à cette philosophie -dont il avait lui-même si souvent vanté les bienfaisants -effets.</p> - -<p>Dans sa détresse profonde, le pauvre Panpan avait-il -au moins l'espoir de conserver celle qu'il aimait par-dessus -toutes choses, sa bienfaitrice, la marquise de -<span class="pagenum"><a id="Page_14"> 14</a></span> -Boufflers? Si elle lui restait, c'était encore le bonheur.</p> - -<p>Hélas! la marquise, elle aussi, songeait à s'éloigner. -Douloureusement affectée par la mort de ce vieillard -pour lequel elle éprouvait une ancienne et sérieuse affection, -chassée de ce château où elle régnait depuis tant -d'années, elle se trouvait dans la situation la plus -pénible. En perdant le Roi, elle avait tout perdu, honneurs, -privilèges, situation, et comme elle s'était toujours -montrée pour elle-même d'un grand désintéressement, -elle restait sans la moindre fortune. Tout son -patrimoine avait été follement dissipé au jeu, et elle -n'avait plus pour vivre qu'une maigre pension de -18,000 livres sur le trésor royal.</p> - -<p>Le séjour de Lunéville lui était devenu odieux. Elle -aussi voulait fuir ces lieux désolés, et elle parlait d'aller -s'établir momentanément dans la capitale, près de son -frère de Beauvau et de sa sœur de Mirepoix qu'elle -aimait beaucoup, et qui y occupaient à la Cour comme -dans la société une grande situation.</p> - -<p>A la nouvelle d'un départ prochain, Panpan jetait -les hauts cris. Une fois entraînée dans la vie de Paris, -ne serait-elle pas subjuguée par les succès qu'elle y -obtiendrait? N'allait-elle pas oublier son vieil ami? -Reviendrait-elle jamais en Lorraine? Ainsi parlait Panpan -avec sa connaissance de la nature humaine, et son -cœur se serrait à la pensée qu'il ne reverrait peut-être -plus celle qui avait été l'idole de sa vie.</p> - -<p>Pendant l'automne de 1766, alors que Mme de Boufflers -était encore hésitante, son frère de Beauvau lui -<span class="pagenum"><a id="Page_15"> 15</a></span> -écrivit qu'il allait venir avec la princesse passer quelques -jours en Lorraine pour régler plusieurs affaires -urgentes, et que de là il se rendrait dans son gouvernement -du Languedoc où il aurait à séjourner plusieurs -mois; il pressait instamment sa sœur de faire le voyage -avec eux.</p> - -<p>Mme de Boufflers ne cherchait qu'une occasion -d'échapper à ses tristes souvenirs. Elle estima qu'un -voyage dans d'aussi agréables conditions serait pour -elle une précieuse distraction. Puis un changement de -milieu, d'horizons, d'habitudes n'était-il pas le meilleur -moyen pour elle de se ressaisir. Elle verrait ensuite à -réorganiser sa vie et à prendre des résolutions définitives.</p> - -<p>Elle écrivit donc à son frère qu'elle acceptait sa proposition -avec reconnaissance et qu'elle se tenait prête à -partir au premier signal.</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_16"> 16</a></span></p> -<h2 class="normal">CHAPITRE II<br /> -<span class="medium">1766-1767</span></h2> - -<p class="hanging indent"> -Départ de Mme de Boufflers pour le Languedoc.—Son séjour à -Toulouse.—Correspondance avec Voltaire.—Mme de Boufflers -à Paris.—Elle va prendre les eaux de Plombières.—Projets de -voyage en Suisse.</p> -</div> - -<p class="space">Nous avons dit, dans les premiers volumes de cet -ouvrage, ce qu'était le prince de Beauvau, ses rares -qualités, sa droiture, sa loyauté, ses aptitudes militaires; -nous n'y reviendrons pas. Personne plus que lui ne -jouissait de l'estime et de la considération générales.</p> - -<p>Nous avons raconté comment il avait perdu sa femme -presque subitement en 1763 et comment, après un deuil -de pure convenance, il avait épousé Mme de Clermont -qu'il aimait depuis fort longtemps<a id="FNanchor_16" href="#Footnote_16" class="fnanchor"> [16]</a>. Cette seconde -union, qui réalisait ses vœux les plus chers, tourna à -miracle. Jamais on ne vit ménage plus tendrement uni, -plus parfaitement heureux. Il fut à la fois, par sa rareté -même, la gloire et l'étonnement du dix-huitième -siècle.</p> - -<p>La nouvelle princesse de Beauvau, fort bien de sa -personne, était en outre une femme de haute distinction. -<span class="pagenum"><a id="Page_17"> 17</a></span> -Elle avait un charme infini, un naturel simple, un -ton excellent, une «sensibilité vraie, bonne, continuelle».</p> - -<p>«Je ne crois pas qu'il y ait sous le ciel de caractère -plus aimable, ni plus accompli que le sien, écrit Marmontel. -C'est bien elle qu'on peut appeler justement et -sans ironie «la femme qui a toujours raison». Mais -la justesse, la netteté, la clarté inaltérable de son esprit -est accompagnée de tant de douceur, de simplicité, de -modestie et de grâce qu'elle nous fait aimer la supériorité -même qu'elle a sur nous.»</p> - -<p>Mme du Deffant était moins élogieuse, mais peut-être -plus exacte, quand elle écrivait:</p> - -<p>«Je doute que l'amour-propre de Mme de Beauvau -lui cause jamais le plus petit chagrin. Cet amour-propre -est cuirassé. Elle ne respire que gloire et hommage, -elle vit de nectar et d'ambroisie, ne respire que l'encens. -Elle dédaigne trop ceux qui ne l'adorent pas pour pouvoir -jamais être offensée de leur indifférence. Elle est -parfaitement heureuse, elle doit son bonheur à son -caractère, et comme il est très bon, il lui attire l'estime -de ceux qui la connaissent<a id="FNanchor_17" href="#Footnote_17" class="fnanchor"> [17]</a>.»</p> - -<p>La princesse avait une manière d'aimer son mari, -simple et touchante. Elle ne songeait qu'à le faire valoir -et à s'effacer elle-même. A l'entendre, c'était toujours -<span class="pagenum"><a id="Page_18"> 18</a></span> -à M. de Beauvau qu'on devait rapporter tout le -bien qu'on louait en elle.</p> - -<p>Malgré toutes ses qualités, peut-être même en raison -de ses qualités, Mme de Beauvau passait pour dominatrice -et on lui reprochait «une personnalité intolérable»; -il est certain qu'elle avait pris sur son entourage, -et en particulier sur son mari, un empire presque absolu. -Aussi Mme du Deffant, rarement bienveillante, l'avait-elle -surnommée ironiquement <i>la dominante des dominations</i>. -Elle désignait encore volontiers ces heureux -époux sous le nom de <i>la dominante</i> et <i>le soumis</i>.</p> - -<p>Quand les Beauvau eurent réglé leurs affaires d'intérêt -en Lorraine, Mme de Boufflers dit adieu au pauvre -Panpan désolé et elle partit avec eux pour Lyon. Ils y -restèrent quelques jours, puis, de là, ils gagnèrent à -petites journées Arles, où ils visitèrent l'amphithéâtre, -les thermes, le palais de Constantin, Saint-Trophime, -Saint-Honnorat, etc. Mme de Boufflers, très éprise du -passé, ne se lassait pas d'admirer toutes ces merveilles -des temps anciens. A Nîmes, elle s'extasia devant la -maison carrée, les arènes, le temple de Diane, le pont -du Gard, etc. Enfin ils arrivèrent à Toulouse, capitale -du Languedoc.</p> - -<p>M. de Beauvau était très aimé dans son gouvernement, -il y faisait preuve d'une indépendance d'esprit et d'une -largeur d'idées fort rares à son époque. Quand il avait -été nommé en 1764, son premier soin avait été de -secourir de malheureuses familles protestantes qu'on -persécutait à cause de leur foi et qui gémissaient dans -<span class="pagenum"><a id="Page_19"> 19</a></span> -les prisons depuis des années. Sa généreuse conduite -faillit même lui attirer une disgrâce complète, mais rien -ne put la lui faire modifier. Il répondait très noblement -à des menaces réitérées: «Le Roi est le maître de -m'ôter le commandement qu'il m'a confié, mais non de -m'empêcher d'en remplir les devoirs selon ma conscience -et mon honneur.»</p> - -<p>A peine Mme de Boufflers était-elle installée dans la -capitale du Languedoc et jouissait-elle avec délices -d'une vie toute nouvelle pour elle, qu'elle reçut de Voltaire -une lettre pressante.</p> - -<p>Le vieux philosophe la suppliait d'obtenir du gouverneur -qu'il fit nommer premier capitoul M. de Sudre, -l'avocat qui avait défendu Calas, celui qui «seul avait -protégé l'innocence lorsque tout le monde l'abandonnait -et la calomniait».</p> - -<p>«Vous allez en Languedoc, lui disait Voltaire, votre -premier plaisir sera d'y faire du bien. Je vous propose -une action digne de vous et dont tous les honnêtes gens -de France vous auront obligation... J'attends tout d'un -cœur comme le vôtre»; et il l'assurait que «si son -âge et les maladies le lui avaient permis,» il serait -sûrement venu lui faire sa cour quand elle était passée -par Lyon.</p> - -<p>Pais il lui racontait plaisamment toutes les infortunes -qui l'accablaient dans sa très belle et très détestable -vallée, où il ne lui manquait que «l'agrément de la -peste».</p> - -<p>Le 21 janvier il lui écrivait encore: -<span class="pagenum"><a id="Page_20"> 20</a></span></p> - -<p class="date">«Ferney, 21 janvier 1767.</p> - -<p>«Madame, non seulement je voudrais faire ma cour -à Mme la princesse de Beauvau, mais assurément je -voudrais venir à sa suite me mettre à vos pieds dans -les beaux climats où vous êtes; et croyez que ce n'est pas -pour le climat, c'est pour vous, s'il vous plaît, madame.</p> - -<p>«M. le chevalier de Boufflers, qui a ragaillardi mes -vieux jours, sait que je ne voulais pas les finir sans -avoir eu la consolation de passer avec vous quelques -moments. Il est fort difficile actuellement que j'aie cet -honneur: trente pieds de neige sur nos montagnes, dix -dans nos plaines, des rhumatismes, des soldats et de la -misère forment la belle situation où je me trouve. Nous -faisons la guerre à Genève, il vaudrait mieux la faire -aux loups qui viennent manger les petits garçons. Nous -avons bloqué Genève, de façon que cette ville est dans -la plus grande abondance et nous dans la plus effroyable -disette.</p> - -<p>«Pour moi, quoique je n'aie plus de dents, je me -rendrai à discrétion à quiconque voudra me fournir des -poulardes.</p> - -<p>«J'ai fait bâtir un assez joli château et je compte y -mettre le feu incessamment pour me chauffer.</p> - -<p>«J'ajoute à tous les avantages dont je jouis que je -suis borgne et presque aveugle, grâce à nos montagnes -de neige et de glace.</p> - -<p>«Promenez-vous, madame, sous des berceaux d'oliviers -et d'orangers, et je pardonnerai tout à la nature.» -<span class="pagenum"><a id="Page_21"> 21</a></span> -«<i>P.S.</i>—Je ne sais sur quel horizon est actuellement -M. le chevalier de Boufflers, mais quelque part où il -soit, il n'y aura jamais rien de plus singulier ni de plus -aimable que lui<a id="FNanchor_18" href="#Footnote_18" class="fnanchor"> [18]</a>.»</p> - -<p>Malheureusement, si la recommandation de Voltaire -auprès de la marquise de Boufflers et de M. de Beauvau -était puissante, celle du prince auprès de M. de Saint-Florentin -avait moins de crédit, et le protégé du philosophe -ne fut pas nommé.</p> - -<p>Voltaire n'en remercie pas moins très aimablement -sa correspondante de sa bonne volonté et de l'appui -qu'elle lui a prêté. Il termine par ces mots pleins de -grâce:</p> - -<p>«Je ne sais, madame, si vous allez à la Cour ou à la -ville, mais en quelque lieu que vous soyez, vous ferez -les délices de tous ceux qui seront assez heureux pour -vivre avec vous. Cette consolation m'a toujours été -enlevée. Votre souvenir peut seul consoler le plus respectueux -et le plus attaché de vos serviteurs.</p> -<p class="signature2">«V.»</p> - -<p>Peu de jours après, nouvelle lettre du patriarche au -sujet d'un libraire de Nancy, Leclerc, soupçonné de -répandre des livres interdits. Pour couper court à sa -propagande, on l'avait prudemment jeté à la Bastille. -Voltaire indigné accuse, bien entendu, la Compagnie de -<span class="pagenum"><a id="Page_22"> 22</a></span> -Jésus de ce nouveau méfait. Il écrit «pénétré de douleurs»: -«Faut-il donc que les Jésuites aient encore le -pouvoir de nuire et qu'il reste du venin mortel dans les -tronçons de cette vipère écrasée.» Il supplie la marquise -d'agir en faveur d'un infortuné. «Rien ne rafraîchit -le sang, comme de secourir les malheureux», lui dit-il -pour l'encourager.</p> - -<p>Après un assez long séjour en Languedoc, Mme de -Boufflers et ses compagnons reprirent la route de la -capitale. Ils ramenaient avec eux, en l'entourant de -soins empressés, une petite chienne barbette destinée à -l'amusement de Mme du Deffant. Cet animal fit en -effet le bonheur de la vieille aveugle: «Elle n'est pas -trop jolie, disait-elle, mais elle m'aime, cela me suffit.»</p> - -<p>La marquise resta peu de temps à Paris, car elle -avait des affaires urgentes à régler en Lorraine, mais -la séparation allait être de courte durée; les Beauvau -comptaient faire une saison à Plombières au mois de -juillet et il était convenu que Mme de Boufflers les -rejoindrait dans la célèbre ville d'eaux dès qu'ils y -seraient installés.</p> - -<p>La marquise passe donc quelques semaines à Nancy -et à Lunéville en compagnie du cher Panpan, puis, vers -le milieu de juillet, elle se rend à Plombières où elle a le -plaisir de retrouver ses parents et sa fille, Mme de Boisgelin.</p> - -<p>En 1767 la société réunie à Plombières est des plus -brillantes et une foule élégante se presse sous les ombrages -du parc. Rarement l'on a vu pareille affluence, -<span class="pagenum"><a id="Page_23"> 23</a></span> -et c'est à croire que la cour de Versailles s'est transportée -sur les bords de l'Agron. Les hôtels, les maisons -particulières regorgent de baigneurs. Comme de nos -jours, l'on publie religieusement chaque semaine la liste -des étrangers, avec l'indication des demeures qu'ils -occupent.</p> - -<p>M. de la Galaizière et l'abbé de Lentillac sont à -l'hôtel des Dames, la marquise de la Tour du Pin et la -duchesse de Luynes à l'Ange, le chevalier de la Ferronnays -à la Fleur de Lys, la duchesse de Nivernais et -son confesseur à Saint-Blaize, l'abbé comte de Saintignon -à la Croix-rouge, etc.</p> - -<p>Les principaux baigneurs sont le marquis et la marquise -de Clermont-Gallerande, le comte et la comtesse -de Belzunce, le prince et la princesse de Montmorency, -la duchesse de Cossé, la marquise d'Avaray, la vicomtesse -de Laval, les comtesses de Taxis, de Montalembert, -de Sabran, de Bercheny, de Rastignac, le prince -de Bauffremont, les marquis de Saint-Aubin, d'Autichamp, -les chevaliers de la Bourdonnais, de Beauteville, -le baron d'Holbach, etc., etc.</p> - -<p>Les malades mènent une vie des plus gaies. Entre -les exercices obligatoires du traitement, ils se retrouvent -sans cesse et ils imaginent mille occupations pour -se distraire. Les uns, les moins valides, ceux auxquels -les médecins prescrivent le repos, se réunissent pour -jouer à cavagnole, à la comète, faire de la musique; les -autres organisent des déjeuners champêtres aux environs, -à Remiremont, au Val d'Ajol, etc. Le pays est -<span class="pagenum"><a id="Page_24"> 24</a></span> -superbe, on le parcourt à pied, à cheval, en voiture. -Chaque jour il y a thé ou café chez l'une ou l'autre grande -dame; chaque soir, bal et souper. Enfin la vie est charmante, -on n'a pas un instant d'ennui, et dans cette fréquentation -continuelle l'amour trouve aisément son -compte.</p> - -<p>Une des grandes distractions de cette société est -d'aller visiter un célèbre thaumaturge du Val d'Ajol. -Il s'appelle Dumont et on l'a surnommé <i>le médecin -de la montagne</i>. Quant à lui, il prend modestement le -titre de chirurgien renoueur de S. A. R. Mgr le comte -de Provence<a id="FNanchor_19" href="#Footnote_19" class="fnanchor"> [19]</a>. Il a obtenu quelques guérisons qu'on -regarde comme miraculeuses et qui lui ont valu une -réputation considérable. Aussi presque tous les baigneurs, -à la grande indignation des Esculapes de la -localité, vont-ils le consulter<a id="FNanchor_20" href="#Footnote_20" class="fnanchor"> [20]</a>.</p> - -<p>La colère des médecins était si violente que l'infortuné -rebouteur craignait toujours d'être assassiné par -ses confrères patentés et il n'osait sortir de chez lui -sans être accompagné d'un homme de la maréchaussée<a id="FNanchor_21" href="#Footnote_21" class="fnanchor"> [21]</a>.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_25"> 25</a></span> -Nous ne savons si la santé des malades se trouvait -bien de cette existence agitée, mais ce qui est certain, -c'est que leur moral s'en accommodait fort.</p> - -<p>L'usage, nous l'avons dit, était de saigner les baigneurs -dès leur arrivée, pour les mieux préparer à l'action -des eaux. Mme de Boufflers, son frère, la princesse, -Mme de Boisgelin, se soumirent docilement à -cette fâcheuse obligation, puis ils commencèrent leur -traitement, mais sans s'astreindre à un régime trop -sévère. Ils fréquentaient la société, où ils avaient retrouvé -un grand nombre de leurs amis, et ils faisaient -de nombreuses excursions dans les environs, si bien -que le temps se passait rapidement et agréablement.</p> - -<p>Depuis un an bientôt qu'elle voyage et vit avec son -frère et sa belle-sœur, Mme de Boufflers a ressenti les -bienfaisants effets d'une société aimable et d'une distraction -sans cesse renouvelée; elle a retrouvé son -équilibre physique et moral, et les tristes événements -de l'année 1766 ne sont déjà plus pour elle que de lointains -souvenirs.</p> - -<p>Mais elle a pris goût à cette existence errante, et -maintenant elle redoute le moment où il lui faudra -enfin se résigner à une solitude qu'elle n'a jamais -connue. Dans l'espoir d'éloigner encore le terme fatal, -elle imagine de faire, aussitôt sa cure terminée, un -nouveau déplacement et des plus séduisants.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_26"> 26</a></span> -Depuis longtemps elle caressait l'idée d'aller rendre -visite à l'ermite du mont Jura, à ce prestigieux Voltaire -dont elle avait gardé si délicieux souvenir, et -qu'elle n'avait pas revu depuis dix-huit ans, depuis les -années éblouissantes de 1748 et de 1749. Le séjour -que son fils avait fait près du philosophe en 1764, les -récits émerveillés du jeune homme avaient redoublé le -désir de Mme de Boufflers d'aller revoir son vieil ami. -La récente correspondance qu'elle venait d'entretenir -avec lui lui inspira l'idée, une fois sa cure achevée, -de faire un voyage en Suisse et de le terminer par un -séjour chez le philosophe.</p> - -<p>Comme en voyage il est plus agréable d'être en nombreuse -société, elle décide d'entraîner avec elle son -frère et sa belle-sœur qui ne demandent pas mieux; sa -fille, Mme de Boisgelin; sa grande amie, Mme Durival; -et enfin le cher et indispensable Panpan, qui, lui aussi, -veut revoir son ami Voltaire. Ainsi la fête sera complète, -la marquise ne laissera pas de regrets derrière -elle et l'on ne s'ennuiera pas en aussi aimable compagnie.</p> - -<p>En attendant, Mme de Boufflers consulte des cartes, -prépare des itinéraires, et, comme si elle allait à la -découverte de pays inconnus, elle interroge anxieusement -ceux de ses amis qui connaissent la Suisse, sur -l'état des chemins, les difficultés de la route, les ressources -du pays, les auberges, etc., etc.</p> - -<p>C'est à Panpan qui est resté à Lunéville que la marquise -fait part de ses projets, projets qui ont pour lui -<span class="pagenum"><a id="Page_27"> 27</a></span> -un intérêt tout particulier, puisqu'il est arrêté, décidé -qu'il sera du voyage. En même temps elle lui raconte -les menus incidents de la vie de Plombières:</p> - -<p class="date">«Plombières, 30 juillet 1767.</p> - -<p class="titel">«Mon cher Veau,</p> - -<p>«Je suis bien étonnée de ne vous avoir pas encore -écrit, car je n'ai pas encore cessé de penser à vous, -malgré la foule qui m'environne. Il y a prodigieusement -de monde ici, et comme je passe à peu près la -journée chez Mme de Beauvau, je vois tout.</p> - -<p>«Il n'y a que Mme de Gimel et moi dans notre -maison; aussi y suis-je fort bien. Le pauvre prince -qui était mal, et sans se plaindre, part demain matin, -ce qui m'afflige fort.</p> - -<p>«M. de Beauvau pense toujours au voyage de -Genève. Quoi qu'il en soit je partirai vers le 8 ou -le 10 août, et je vous attendrai autant qu'il vous -plaira.</p> - -<p>«La duchesse de Cossé arrive de Ferney. Elle a -parcouru toute la Suisse. Vous croyez bien que je lui -ai un peu parlé des chemins; elle dit, comme les autres, -qu'ils sont plus beaux que partout ailleurs et que -Voltaire est plus aimable et surtout plus poli que -jamais.</p> - -<p>«Nous voyons beaucoup ici le baron d'Holbach et -M. de Tolosan. Le premier est un bien bon homme, et -<span class="pagenum"><a id="Page_28"> 28</a></span> -a, dit-on, beaucoup de connaissances; mais le second -est parfaitement bon et parfaitement aimable.</p> - -<p>«L'abbé de Mitri et sa sœur sont arrivées avant-hier, -ce qui m'a fait faire une partie de trictrac à -tourner, avec M. de Vaugrave. C'est la seule depuis -que je suis ici et je n'y ai point du tout pensé, mais -toujours à vous, mon bon Veau.»</p> - -<p>Quelques jours après nouvelle lettre<a id="FNanchor_22" href="#Footnote_22" class="fnanchor"> [22]</a>.</p> - -<p class="date">«Plombières, 3 août 1767.</p> - -<p>«Mais, mon cher Veau, la tête te tourne donc?</p> - -<p>«Mme la duchesse de Cossé a passé ici il y a quatre -jours en revenant de Ferney. Tout le monde lui a fait -des questions sur son voyage. On s'étonnait qu'une -personne aussi délicate et qui a peur de tout, ait pu -faire un voyage aussi considérable, car elle a été partout, -hors dans les mauvais chemins, sur lesquels je -l'ai questionnée à mon tour, en lui disant que j'étais -sur le point de faire ce voyage, mais que j'étais retenue -par la peur des précipices; qu'on m'avait bien dit qu'il -n'y avait rien à craindre, parce que les chemins étaient -fort larges, mais que j'en craignais même la vue. Elle -m'a dit à cela qu'elle était tout de même et qu'elle avait -<span class="pagenum"><a id="Page_29"> 29</a></span> -une autre raison d'éviter jusqu'à l'apparence des dangers, -ayant avec elle sa fille unique dont la délicatesse -l'obligeait aux plus grands ménagements. Comme tu es -mon fils unique, je ne saurais mieux faire que de te -traiter comme Mlle de Cossé.</p> - -<p>«Il faut vous dire encore que la duchesse m'a dit -qu'il ne fallait pas aller voir le médecin de la montagne -quoique tout le monde y fut; qu'elle n'avait pas osé -l'entreprendre, quoique ce fût un des objets de son -voyage.</p> - -<p>«J'écris au prince pour qu'il m'envoie des chevaux -avec lesquels j'irai le 15 à Fléville, où j'attendrai -qu'il vous plaise de venir avec Mme Durival, pour que -nous allions tous ensemble chez Voltaire.</p> - -<p>«Sur quoi je prie Dieu de vous tenir en paix.»</p> - -<p><i>P. S.</i> (de la main de Mme de Boisgelin).</p> - -<p>«Bonjour, mon charmant Veau. Je t'aime de toute -mon âme de cochon.</p> - -<p>«J'ai bien peur aussi des chemins de la Suisse, mais -malgré cela il faut bien marcher. Pourtant il me semble -que nous ne sommes pas encore prêtes à partir.</p> - -<p>«Adieu, mon Veau, écris-moi, mais je te prie d'écrire -un peu lisiblement.</p> - -<p>«Mes compliments à Marianne<a id="FNanchor_23" href="#Footnote_23" class="fnanchor"> [23]</a>».</p> - -<p>Mme de Boisgelin avait vu juste, et c'est elle qui -finit par avoir raison. En dépit de tous les projets et de -préparatifs déjà très avancés, Mme de Boufflers dut, -<span class="pagenum"><a id="Page_30"> 30</a></span> -au dernier moment, renoncer à son voyage pour des -raisons de santé assez sérieuses. Ce ne fut pas sans de -très vifs regrets.</p> - -<p>Après la saison de Plombières, la marquise revint -passer quelque temps à Lunéville, puis elle dit adieu à -ses amis de Lorraine et elle partit pour Paris où elle -avait décidé de séjourner tout l'hiver. Peu après son -arrivée, c'est-à-dire en décembre 1767, elle écrivait à -Panpan une longue lettre où elle lui confiait la grande -douleur qui venait de la frapper. Bien que nous -n'ayons pu reconstituer les événements auxquels elle -fait allusion en termes si pathétiques, nous citons sa -lettre en entier. Elle s'y montre, en effet, sous un jour -tout nouveau pour nous, et elle manifeste une tendresse -de cœur et une sensibilité à laquelle elle ne nous a pas -habitués:</p> - -<p class="date">«Paris, 6 décembre 1767.</p> - -<p>«Ah! mon Veau, que les plaisirs sont légers et -courts, et que les chagrins sont longs et lourds! Mimie, -ma chère Mimie, l'enfant de mon cœur, l'objet de mes -affections, je l'ai mariée, à qui? à un bourreau de trois -femmes au moins, avant elle, et vraisemblablement de -quatre. Pendant deux mois de publicité, c'était le meilleur -et le plus honnête homme du monde. Quatre jours -après son mariage, c'était véritablement un monstre.</p> - -<p>«La malheureuse m'a tout caché jusqu'au jour de -son départ pour Fontainebleau où elle devait rester -quatre jours, aller de là à Bordeaux pour s'embarquer. -<span class="pagenum"><a id="Page_31"> 31</a></span> -Elle m'a caché les traitements qu'elle éprouvait, à moi, -à sa mère, et à tout le monde, et tout ce qu'on venait -lui dire de lui. Enfin, elle me disait qu'elle était -heureuse et rien ne paraissait à l'extérieur.</p> - -<p>«Enfin, le jour de ce départ, elle m'a mandé tout, -afin que l'on prît des précautions, là-bas, pour le contenir -assez, pour qu'elle n'en éprouvât pas les dernières -violences, et qu'elle voulait qu'on la crût heureuse, et -m'assurer que sa mère ignorait tout. Jugez de ce que -je devins; effectivement, une heure après, je vis la -mère et lui appris tout.</p> - -<p>«Je partis pour Praslin pour faire retarder le départ -de cet homme de Fontainebleau. Enfin, après avoir -été sur la roue depuis le 14 d'octobre jusqu'aujourd'hui, -après bien des tourments, des dépositions et informations -de M. de Sartines, prières et larmes de ma part, -joint raison et crédit de M. et Mme de Beauvau, -MM. les ducs de Choiseul et de Praslin ont fait -consentir ce monstre par écrit à donner le choix d'un -couvent à sa femme, et mille écus de pension, et lui -rendre ses hardes; il reprend les diamants. Elle est -chez Mme de Beauvau depuis avant-hier, qui revient -aujourd'hui, et la conduit droit à Saint-Antoine, où je -vais l'attendre<a id="FNanchor_24" href="#Footnote_24" class="fnanchor"> [24]</a>.</p> - -<p>«Qui n'en eût pas fait autrement à ma place, me condamne. -Sa dernière femme était une demoiselle dont le -père et la mère étaient de son quartier; la mère en -<span class="pagenum"><a id="Page_32"> 32</a></span> -était revenue depuis vingt ans. Sa fille était charmante -et bien élevée avec 50,000 écus. Elle a été traitée -comme celle-ci et en est morte au bout de quatre mois. -Personne n'a rien dit à la mère qu'après, et sa fille lui -a tout caché presque jusqu'à la mort...</p> - -<p>«Imaginez-vous, mon Veau, mon désespoir de la -savoir menacée à tout moment d'être tuée ou empoisonnée. -Je respire seulement aujourd'hui, et elle m'aime -encore, moi qui l'aurais menée à la mort. Je suis dans -un transport de penser que je vais la voir, que je ne -peux exprimer. Je ne me mêlerai jamais de rien. Mon -fils se mariera s'il peut, mais sans moi.</p> - -<p>«Adieu, mon Veau, je ne cesse pourtant encore de -vous aimer.»</p> - -<p>Qu'était-ce que cette pauvre, cette infortunée -Mimie? Nous n'avons jamais pu le découvrir. Dans les -centaines de lettres qui nous ont passé par les mains, -nous n'avons jamais trouvé d'autre allusion à Mimie et -à ses malheurs que les quelques pages que nous venons -de citer.</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_33"> 33</a></span></p> -<h2 class="normal">CHAPITRE III<br /> -<span class="medium">1768-1770</span></h2> - -<p class="hanging indent"> -Séjour de Mme de Boufflers à Paris.—Ses relations: la maréchale -de Mirepoix, la maréchale de Luxembourg, la comtesse de Boufflers-Rouvrel, -la vicomtesse de Cambis, la comtesse de Boisgelin, -Saint-Lambert, le prince de Bauffremont, Mme du Deffant, etc.—Évolution -de la société.</p> -</div> - -<p class="space">Bien que depuis sa jeunesse Mme de Boufflers n'eût -jamais fait à Paris de séjours prolongés, elle y était -venue si souvent, soit avec le roi Stanislas, soit seule -pour ses affaires ou les devoirs de sa charge, qu'elle y -était presque aussi connue qu'en Lorraine, et qu'elle se -trouvait aussi à l'aise à Versailles qu'à la cour de Lunéville. -N'y retrouvait-elle pas, du reste, la majeure partie -de sa famille, son frère, le prince de Beauvau; ses -sœurs, la maréchale de Mirepoix, Mmes de Bassompierre, -de Montrevel; ses nièces de Cambis, de Caraman; -ses neveux le prince de Chimay, le prince d'Hénin, -qu'on appelait aussi le nain des princes, à cause de sa -taille; ses cousines, la maréchale de Luxembourg et la -comtesse de Boufflers-Rouvrel, etc., etc.</p> - -<p>Nous avons déjà eu l'occasion de citer ces différents -personnages, mais ils vont maintenant intervenir si -fréquemment dans notre récit, ils vont se trouver si intimement -<span class="pagenum"><a id="Page_34"> 34</a></span> -liés à la vie de Mme de Boufflers, que, pour -l'édification du lecteur, il est nécessaire de tracer des -principaux d'entre eux un léger crayon.</p> - -<p>Nous connaissons déjà M. et Mme de Beauvau.</p> - -<p>La sœur de Mme de Boufflers, la maréchale de Mirepoix, -avait été charmante dans sa jeunesse et elle était -alors aussi renommée par les grâces de son esprit que -par le charme de sa physionomie. C'était la personne -la plus naturellement aimable et la plus distinguée; elle -était douce, modeste, facile, serviable, «éloignée de -toute intrigue et du commerce le plus sûr».</p> - -<p>En dépit des ans, son esprit était resté toujours -jeune: «elle avait une grâce infinie et un ton parfait, -une politesse aisée et une humeur égale». «Elle avait -cet esprit enchanteur, dit le prince de Ligne, qui -fournit de quoi plaire à chacun. Vous auriez juré qu'elle -n'avait pensé qu'à vous toute sa vie. Où retrouvera-t-on -jamais une société pareille?»</p> - -<p>«Il faut vivre avec elle pour savoir tout ce qu'elle -vaut, écrit Mme du Deffant, il n'y a que les occasions -qui font connaître combien elle a d'esprit, de jugement -et de goût.»</p> - -<p>Certes, Mme de Mirepoix était la femme du monde -agréable par excellence, mais, comme le disait Walpole, -il ne fallait pas qu'il y eût un jeu de cartes dans la -chambre. Le jeu était alors non seulement un usage, -mais une obligation absolue dans la société, et sa place -dans l'ordonnance de la vie était marquée comme celle -des repas. Mme de Mirepoix en avait la passion, mais -<span class="pagenum"><a id="Page_35"> 35</a></span> -une passion absolument désordonnée; «elle aurait fait -dévorer le royaume par les banquiers du passe-dix -et du vingt-et-un.» Cette passion, malheureuse en -général, la réduisait souvent aux expédients, et elle -trouvait alors fort naturel de faire payer ses dettes par -le Roi, procédé commode assurément, mais qui devait -l'entraîner par la suite à des compromis de conscience -bien regrettables.</p> - -<p>Par un phénomène assez singulier, l'esprit de la maréchale -rajeunissait avec les années. C'est ce qu'observait -malicieusement Mme du Deffant quand elle écrivait en -1767: «Sa figure suit la marche ordinaire et elle -atteindra soixante ans au mois d'avril prochain, mais -son esprit rétrograde et aujourd'hui il n'a guère plus -de quinze ans.»</p> - -<p>Nous ne parlerons ni de Mme de Montrevel, ni de -Mme de Bassompierre, qui n'ont joué dans la vie de -leur sœur qu'un rôle très effacé<a id="FNanchor_25" href="#Footnote_25" class="fnanchor"> [25]</a>.</p> - -<p>En 1767, la maréchale de Luxembourg, cousine de -notre héroïne, ne ressemblait guère à cette duchesse de -Boufflers que nous avons vue en 1743 faire si bon accueil -à sa jeune parente<a id="FNanchor_26" href="#Footnote_26" class="fnanchor"> [26]</a>. Au physique comme au moral,</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_36"> 36</a></span> -la transformation avait été si complète qu'on ne pouvait -s'imaginer avoir affaire à la même personne.</p> - -<p>Après avoir mené pendant sa jeunesse une vie des -plus légères, la maréchale, quand elle se vit obligée de -renoncer à la galanterie, résolut de changer de conduite -et de viser à la considération.</p> - -<p>De l'esprit naturel, un goût sûr, une longue expérience -de la Cour et du monde lui donnèrent la situation -qu'elle ambitionnait, et elle s'établit bientôt arbitre -souveraine des bienséances et du bon ton.</p> - -<p>Ce pouvoir incontesté justifiait ce joli mot du prince -de Ligne: à une dame qui lui demandait: «De qui -dépendent les réputations?» il répondait: «Presque -toujours des gens qui n'en ont pas.»</p> - -<p>Elle-même avait complètement oublié ses erreurs -passées et le monde avait imité son exemple. «Tel est -ce pays-ci, dit Besenval durement, pourvu qu'on soit -opulent et qu'on porte un beau nom, tout s'oublie, -mais même on peut jouir d'une vieillesse considérée -après la jeunesse la plus méprisable.»</p> - -<p>Walpole faisait une plaisante allusion aux diverses -transformations de la maréchale, quand il écrivait: -«Elle a été fort belle, fort galante et fort méchante; sa -beauté s'en est allée, ses amants aussi, et elle croit à -présent que c'est le diable qui va venir. Cet affaissement -moral l'a adoucie jusqu'à la rendre agréable, car -elle est spirituelle et bien élevée.»</p> - -<p>Son extérieur n'avait rien d'imposant. On était -d'abord un peu surpris en voyant une petite bonne -<span class="pagenum"><a id="Page_37"> 37</a></span> -femme en robe de taffetas brun, avec le bonnet et les -manchettes de gaze unie, à grand ourlet, sans bijoux, -mais elle avait un visage si noble et si régulier, une -attitude si digne et une si parfaite amabilité qu'on -l'écoutait avec un plaisir inexprimable.</p> - -<p>La maréchale aimait beaucoup sa cousine de Boufflers, -et elle reportait même sur Mme de Boisgelin et -sur le chevalier une partie de l'affection qu'elle éprouvait -pour la mère. Elle les traitait l'un et l'autre avec -autant de tendresse que s'ils avaient été ses propres -enfants.</p> - -<p>La marquise allait encore retrouver à Paris une cousine -qui portait le même nom qu'elle et dont la destinée -avait avec la sienne une singulière analogie. La comtesse -de Boufflers-Rouvrel, qui avait été dame d'honneur -de la duchesse d'Orléans, entretenait avec le -prince de Conti une liaison avérée, publique et qui lui -avait valu le surnom de l'<i>Idole du Temple</i>. On l'appela -aussi plus tard la <i>Minerve savante</i>, quand la passion de -l'esprit succéda chez elle aux passions d'un âge plus -tendre.</p> - -<p>C'était une des femmes les plus aimables de la -société, bien qu'on lui reprochât souvent de manquer -de sincérité; sa conversation était amusante, remplie -d'agréments et de vivacité. Walpole, qui l'a bien -connue, a laissé d'elle ce croquis: «Il y a en elle deux -femmes, celle d'en haut et celle d'en bas. Je n'ai pas -besoin de vous dire que celle d'en bas est galante. Celle -d'en haut est fort sensée, elle possède une éloquence -<span class="pagenum"><a id="Page_38"> 38</a></span> -mesurée qui est juste et qui plaît; mais tout cela est -gâté par une véritable rage d'applaudissements.»</p> - -<p>Des goûts communs, une complète absence de scrupules, -la même tournure d'esprit avaient créé entre -l'<i>Idole du Temple</i> et la marquise de Boufflers une intimité -très grande. Les deux cousines se plaisaient -extrêmement et se quittaient le moins possible.</p> - -<p>Les nièces de Mme de Boufflers, Mmes de Cambis -et de Caraman, habitaient également Paris, et leur tante -les voyait sans cesse. Mais elle affectionnait particulièrement -Mme de Cambis dont l'esprit lui plaisait davantage. -Une taille élégante, de la grâce, beaucoup d'art -et de coquetterie en faisaient une femme agréable, mais -elle avait souvent de l'humeur et de l'inégalité. Elle -passait pour fort galante et méritait sa réputation, sans -que sa situation dans le monde en fût le moindrement -diminué: «Cette Cambis me plaît, écrivait Mme du -Deffant, elle a un caractère à la vérité froid et sec, -mais elle a du tact, du discernement, de la vérité, -de la fierté. J'ai un certain désir de lui plaire qui -m'anime. Ce ne sera jamais une amie, mais je la trouve -piquante.»</p> - -<p>Mme de Boisgelin avait suivi sa mère dans la capitale. -Le mariage de la jeune femme, nous l'avons déjà -fait entrevoir, n'avait pas mieux tourné que la grande -majorité des unions de l'époque et elle vivait peu avec -son mari; par suite elle s'était beaucoup rapprochée de -sa mère, qu'elle accompagnait presque toujours dans ses -déplacements. Lauzun a porté sur Mme de Boisgelin -<span class="pagenum"><a id="Page_39"> 39</a></span> -ce jugement plutôt sévère: «C'était un monstre de -laideur, mais assez aimable, et aussi galante que si elle -eût été jolie.» La vérité est qu'elle n'avait pas une -figure régulière, mais elle était grande, fort bien faite, -et elle avait beaucoup d'esprit. Quant aux mœurs, tout -ce qu'on peut en dire, c'est qu'elle ne voulait pas se -singulariser, et qu'elle vivait comme la plupart des -femmes de son monde et de son temps.</p> - -<p>La liste des plus intimes amis de Mme de Boufflers -ne serait pas complète si nous ne citions quelques-uns -de ceux avec qui elle vivait en Lorraine et qui l'avaient -suivie ou précédée dans la capitale, la marquise de Lenoncourt, -l'abbé Porquet, le chevalier de Listenay, etc. -Des deux premiers nous n'avons rien à dire; à peine -arrivée à Paris, la marquise reprit avec eux, nous le -verrons bientôt, ses habitudes d'intimité presque journalière. -Quant au chevalier, qui, par la mort de son -frère, allait prendre le titre de prince de Bauffremont, -nous allons le voir devenir peu à peu un des plus fervents -adorateurs de Mme de Boufflers et, à ce titre, -nous en devons parler avec quelques détails.</p> - -<p>C'était un homme d'une véritable distinction, mais -calme, froid et un peu indifférent.</p> - -<p>«Je le trouve un bon homme, écrit Mme du Deffant, -doux, facile, complaisant; en fait d'esprit il a à -peu près le nécessaire, sans sel, sans sève, sans chaleur, -un certain son de voix ennuyeux; quand il ouvre -la bouche, on croit qu'il bâille et qu'il va faire bâiller; -on est agréablement surpris que ce qu'il dit n'est ni sot, -<span class="pagenum"><a id="Page_40"> 40</a></span> -ni long, ni bête; et vu le temps qui court, on conclut -qu'il est assez aimable<a id="FNanchor_27" href="#Footnote_27" class="fnanchor"> [27]</a>.»</p> - -<p>Un an plus tard, quand elle le connaît mieux, elle est -beaucoup plus enthousiaste:</p> - -<p>«Je trouve que son âme est le chef-d'œuvre de la -nature: c'est son enfant favori, son prédestiné!»</p> - -<p>«Ce que vous dites du chevalier est charmant et de -toute vérité, répond Mme de Choiseul; oui, il est bien -l'enfant gâté de la nature, mais comme il ne sait pas -qu'il est gâté, il n'est point fat, il jouit de tous ses dons -en s'y abandonnant seulement, et c'est pour cela qu'il -est si aimable<a id="FNanchor_28" href="#Footnote_28" class="fnanchor"> [28]</a>.»</p> - -<p>Et les deux dames, dans leur enthousiasme, baptisent -Bauffremont «le prince Incomparable», nom qui lui -restera et qu'elles lui appliqueront à l'avenir dans leur -correspondance.</p> - -<p>Mme de Boufflers avait encore retrouvé dans la capitale -un vieil ami de Lorraine que des liens fort tendres -avaient un instant enchaîné à son char, le poète Saint-Lambert. -Entre eux l'amour avait duré ce que durent -les roses, mais ils avaient trop d'esprit pour se croire -obligés de se détester par la suite, et une solide amitié -avait succédé aux sentiments anciens. Ils se revirent -avec un plaisir infini.</p> - -<p>Depuis qu'il s'était éloigné de Lunéville après sa tragique -aventure avec Mme du Chatelet, Saint-Lambert -avait eu une étrange fortune.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_41"> 41</a></span> -Après avoir fait la guerre de Sept ans sous les ordres -du maréchal de Contades et conquis plus de rhumatismes -que de lauriers, il avait quitté le service avec le grade de -colonel et s'était entièrement consacré à la littérature.</p> - -<p>Dans le désir d'étendre sa réputation et de figurer -sur un théâtre plus digne de ses mérites, l'ancien coryphée -de la cour de Lorraine s'était établi définitivement -à Paris. Grâce à son intime amitié avec le prince de -Beauvau, amitié qui dura plus de cinquante ans sans le -moindre nuage, il fut accueilli dans les salons aristocratiques -et il devint en peu de temps fort à la mode; son -aventure avec Mme du Chatelet n'était pas étrangère -à l'engouement qu'il inspirait. Il crut devoir à la société -qui l'accueillait si aimablement de prendre un titre qui -lui manquait. Né Lambert devenu de Saint-Lambert -de par la volonté paternelle, il n'hésita pas, de par sa -propre volonté, à s'attribuer le titre de marquis. Il n'y -avait aucun droit, on le lui donna par complaisance et -il finit par y croire lui-même très sincèrement. Cela ne -l'empêchait nullement de se proclamer philosophe et -de faire parade d'opinions très avancées, voire même -nettement anticléricales et républicaines.</p> - -<p>Les années n'avaient pas sensiblement modifié son -caractère; il était resté tel que nous l'avons connu, -froid et prétentieux. «C'était le meilleur des amis, dit -Mme Suard, mais il avait pour tout ce qui lui était -indifférent une froideur que l'on pouvait souvent confondre -avec le dédain.» On l'estimait, mais on ne l'aimait -pas.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_42"> 42</a></span> -Il ne manquait pas cependant d'un certain mérite et -sans que sa conversation fût piquante, «dans un entretien -philosophique et littéraire, personne ne causait avec -une raison plus saine ni avec un goût plus exquis<a id="FNanchor_29" href="#Footnote_29" class="fnanchor"> [29]</a>».</p> - -<p>Tous les amis du prince de Beauvau étaient naturellement -devenus ceux du poète; il fréquentait le meilleur -monde, la maréchale de Luxembourg, la marquise -du Deffant, la duchesse de Choiseul, la duchesse -de Grammont, etc., etc.</p> - -<p>Saint-Lambert n'était pas seulement intime avec la -noblesse. Admis dans le salon du baron d'Holbach, il -se lia très vite avec tous les encyclopédistes: Duclos, -d'Alembert, Grimm, J.-J. Rousseau, Diderot, etc., etc., -devinrent ses amis de chaque jour. On le rencontrait -également dans les salons de Mlle Quinault, de -Mme Geoffrin, de Mme Helvétius, etc., et il y retrouvait -tous les hommes de lettres marquants de l'époque.</p> - -<p>Ce fut dans une de ces réunions intimes chez -Mlle Quinault que Mme d'Épinay le vit pour la première -fois. Elle lui trouva «infiniment d'esprit et -autant de goût que de délicatesse et de force dans les -idées». Peu de jours après elle avait la fâcheuse inspiration -de présenter son nouvel ami à Mme d'Houdetot, -sa belle-sœur.</p> - -<p>Mme d'Houdetot avait alors environ vingt-sept ans. -Elle avait été mariée à dix-huit ans avec le comte -d'Houdetot, homme de peu de valeur, et qui n'éprouva -<span class="pagenum"><a id="Page_43"> 43</a></span> -jamais pour elle qu'une simple amitié; il eut d'ailleurs le -bon goût de ne pas lui demander plus qu'il ne lui donnait.</p> - -<p>Mme d'Houdetot n'était pas jolie, mais elle avait la -grâce de l'esprit; elle abondait en saillies charmantes et -spontanées; et puis elle possédait «une si jolie âme, si -franche, si honnête, si sensible, si personnelle!»</p> - -<p>Diderot, que la vivacité de son esprit amusait, écrivait -un jour à Mlle Volant:</p> - -<p>«Hier, j'étais à souper à côté de Mme d'Houdetot -qui disait: «Je me mariai pour aller dans le monde et -voir le bal, l'Opéra et la comédie; et je n'allai point -dans le monde, et je ne vis rien, et j'en fus pour mes -frais!» Ces frais firent rire, comme vous pensez -bien.»</p> - -<p>Et comme la jeune femme s'animait de la gaieté de -son voisin qui buvait ferme, elle lui disait en riant: -«C'est mon voisin qui boit le vin et c'est moi qui -m'enivre.»</p> - -<p>Saint-Lambert fut bientôt sous le charme de cette -imagination si vive, de cette âme si douce, et il s'éprit -pour Mme d'Houdetot d'une passion qui dura jusqu'à -sa mort.</p> - -<p>La marquise de Boufflers n'était pas seulement liée -avec sa famille; par sa naissance, par ses relations, elle -se trouvait tout naturellement amenée à vivre dans un -continuel commerce avec la société la plus agréable. On -la rencontrait fréquemment chez Mme du Deffant, cette -vieille aveugle «débauchée d'esprit», qui, au début de -sa vie, avait si largement partagé les erreurs du siècle. -<span class="pagenum"><a id="Page_44"> 44</a></span> -Elle avait été la maîtresse du Régent, d'un certain -Fargis dont on disait «qu'il avait tant volé qu'il en -avait perdu une aile», du président Hénault et de -beaucoup d'autres vraisemblablement. Puis quand elle -avait perdu la vue, elle s'était rangée et avait cherché -un refuge au couvent de Saint-Joseph, où elle recevait -l'élite de la société spirituelle et lettrée.</p> - -<p>Tout le petit groupe dont nous venons d'énumérer -les principaux personnages forme une société intime -qui ne se quitte guère. Chaque jour on se retrouve au -concert, à l'Opéra, à la comédie, au jeu, à souper; c'est -une fréquentation continuelle et charmante.</p> - -<p>On rencontre Mme de Boufflers tantôt à l'hôtel de -Beauvau, où le prince accueille en grand seigneur les -gens de lettres et les philosophes; tantôt au Temple, où -le prince de Conti donne des soupers de cent cinquante -couverts, des concerts, des divertissements où figurent -les premiers artistes de la capitale; tantôt chez le duc -de Choiseul, chez la maréchale de Luxembourg, chez le -duc de Nivernais, ce grand seigneur homme de lettres -que Mme du Deffant appelait si plaisamment «le mâle -de l'Idole du Temple<a id="FNanchor_30" href="#Footnote_30" class="fnanchor"> [30]</a>», etc., etc.</p> - -<p>Mme de Boufflers, de par son nom et ses fonctions, -appartient aussi à la Cour et on la voit sans cesse à Versailles, -à Fontainebleau, à Compiègne, à Marly, chez -tous les princes, à Chantilly, à Villers-Cotterets, etc.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_45"> 45</a></span> -Pendant l'été, l'existence de la marquise n'est pas -moins agréable que durant l'hiver; elle est invitée -dans tous les châteaux des environs; elle villégiature à -droite, à gauche, partout et sans cesse elle retrouve sa -famille et ses amies.</p> - -<p>Le prince de Conti la reçoit dans son splendide -domaine de l'Isle-Adam; il y vit entouré d'une société -aussi galante que distinguée. On fait de la musique, -on joue la comédie, on chasse. La maréchale de Luxembourg, -Mme de Cambis, qui sont les plus intimes amies -de l'<i>Idole du Temple</i>, y font d'interminables séjours; -elles y entraînent Mme de Boufflers qui devient une -des assidues de la maison.</p> - -<p>La marquise n'est pas moins recherchée à Saint-Maur, -chez le duc de Nivernais; à Roissy, chez les -Caraman; à Auteuil, chez Mme Helvétius; à Saint-Ouen, -chez Mme Necker; à Ruel, chez Mme d'Aiguillon; -au Raincy, chez le duc d'Orléans; etc.</p> - -<p>Mais c'est surtout à Montmorency, chez Mme de -Luxembourg, que Mme de Boufflers aime à faire de -longs séjours; là, elle se sent chez elle, là elle est heureuse, -car elle y retrouve sa chère maréchale et tous les -amis dont la société lui est la plus précieuse.</p> - -<p>De tous les environs de Paris la vallée de Montmorency -était assurément l'endroit le plus fréquenté et le -plus apprécié de la société parisienne pendant tout le -dix-huitième siècle. Ses collines verdoyantes, si riches -en fleurs et en fruits de toutes sortes, ses bois séculaires, -ses eaux superbes, lui avaient valu une réputation -<span class="pagenum"><a id="Page_46"> 46</a></span> -méritée. La proximité de la capitale, qui permettait -à la fois de goûter les plaisirs de la campagne sans -rien perdre de ceux de Paris, contribuait encore à -augmenter la vogue de ce riant séjour.</p> - -<p>A Montmorency, à Soisy, à Groslay, à Margency, à -Sannois, à Andilly, à Eaubonne, à Saint-Brice, partout -s'élevaient d'élégantes maisons de campagne, -entourées de parcs superbes, la plupart avec une vue -ravissante sur la vallée.</p> - -<p>Le château de Montmorency appartenait au maréchal -de Luxembourg, le château de Saint-Leu au duc -d'Orléans<a id="FNanchor_31" href="#Footnote_31" class="fnanchor"> [31]</a>, le château de la Chasse au prince de -Condé. Les châteaux de Groslay, de Saint-Gratien, de -Saint-Prix, de la Briche<a id="FNanchor_32" href="#Footnote_32" class="fnanchor"> [32]</a>, d'Épinay, de Franconville, -etc., etc., étaient tous habités par des familles de -l'aristocratie ou de la haute finance.</p> - -<p>Dès l'approche des beaux jours, les heureux propriétaires -de ces belles demeures venaient y chercher le -calme et le repos, et goûter au sein d'une société -choisie les joies de la nature.</p> - -<p>La vallée de Montmorency ne séduisait pas seulement -les grands seigneurs; les gens de lettres paraissaient -avoir fait de ce séjour leur asile préféré. A partir -de 1750, Mme d'Épinay attire dans son château de -La Chevrette tous les encyclopédistes<a id="FNanchor_33" href="#Footnote_33" class="fnanchor"> [33]</a>, et son salon -<span class="pagenum"><a id="Page_47"> 47</a></span> -champêtre devient le rendez-vous d'une société de -beaux esprits, d'hommes aimables et de femmes spirituelles. -Les principaux habitués sont d'Holbach, -Diderot, Marmontel, d'Alembert, J.-J. Rousseau, -Galiani, Grimm, Saint-Lambert, etc.</p> - -<p>La belle-sœur de Mme d'Épinay, Mme d'Houdetot, -a loué, elle aussi, une habitation dans la vallée; elle -s'est installée dans un joli petit village nommé Eaubonne, -et elle y passe presque tout l'été.</p> - -<p>Saint-Lambert, qui ne voulait pas quitter la femme -qu'il aimait, ou du moins aussi peu que possible, acheta -à son tour une propriété à Franconville, à quelques -minutes de Sannois.</p> - -<p>Nous verrons bientôt que, par un singulier hasard, -Mme de Boufflers allait bientôt retrouver dans la -charmante vallée tous ses meilleurs amis de Lorraine.</p> - -<p>Son séjour dans la capitale ou dans les châteaux des -environs offrait d'autant plus d'intérêt à Mme de -Boufflers qu'elle était arrivée, comme nous dirions -aujourd'hui, au moment psychologique. L'évolution dans -les idées et dans les mœurs, qui se préparait depuis une -vingtaine d'années, commençait à se manifester au -dehors. Avec sa rare intelligence, avec son esprit ouvert -et perspicace, la marquise de Boufflers ne pouvait -manquer de s'en apercevoir, et de se passionner elle -aussi pour ce mouvement des idées.</p> - -<p>La société française se transformait de fond en comble -et l'on voyait déjà poindre l'aurore des temps nouveaux. -L'influence de la Cour allait s'amoindrissant et la tutelle -<span class="pagenum"><a id="Page_48"> 48</a></span> -qu'elle exerçait sur les esprits et les idées diminuait de -jour en jour.</p> - -<p>«On recherchait avec empressement, dit Ségur, -toutes les productions nouvelles des brillants esprits qui -faisaient alors l'ornement de la France; elles donnaient -un aliment perpétuel à ces conversations où presque tous -les jugements semblaient dictés par le bon goût. On y -discutait avec douceur, on n'y disputait presque jamais, -et comme un tact fin y rendait savant dans l'art de plaire, -on y évitait l'ennui en ne s'appesantissant sur rien.</p> - -<p>«Les idées philosophiques émises d'abord timidement -gagnaient de jour en jour du terrain. L'habitude -de la discussion qu'elles avaient fait naître s'appliquaient -non seulement aux productions de l'esprit, mais -aux actes du pouvoir, aux délibérations du Parlement, -aux croyances religieuses, etc.»</p> - -<p>A partir de la seconde moitié du dix-huitième siècle, -on voit se former ces salons où toutes les classes se -confondent, où les philosophes, les hommes de lettres, -les financiers marchent de pair avec les courtisans, où -l'on s'entretient de toutes choses, où l'on émet audacieusement -les idées les plus subversives, où on les discute -avec passion, où l'on fait table rase de toute l'organisation -sociale, où l'on détruit tout ce qui existe, religion, -morale, gouvernement, sans se soucier des conséquences.</p> - -<p>Il semble qu'un véritable vent de folie ait poussé -toute cette société à sa perte et à se détruire elle-même -de ses propres mains.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_49"> 49</a></span> -Que les philosophes qui poursuivaient un idéal, qui -voulaient une rénovation sociale, aient marché de l'avant -envers et contre tous, cela se comprend et s'explique. -Mais la noblesse, les gens de Cour, ceux qui profitaient -et abusaient le plus largement de l'ordre de choses -établi, par quelle aberration d'esprit, par quelle inconcevable -aveuglement se montraient-ils aussi ardents à -détruire que les philosophes?</p> - -<p>Les femmes elles-mêmes ne dédaignaient pas de se -mêler à ce mouvement des esprits; elles s'occupaient -avec enthousiasme de philosophie et d'économie politique, -et l'on entendait les plus jolies bouches prononcer -des dissertations passionnées sur la sortie des blés et les -droits prohibitifs. Sur les cheminées des salons comme -sur les toilettes des boudoirs on ne trouvait que des -ouvrages philosophiques ou les ennuyeuses élucubrations -du marquis de Mirabeau, de l'abbé Baudeau et -autres pédants économistes.</p> - -<p>Mme de Boufflers partageait l'étrange aveuglement -des gens de son monde; elle n'était pas moins ardente -que ses amies à discuter les idées du jour, et à en adopter -le plus grand nombre.</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_50"> 50</a></span></p> -<h2 class="normal">CHAPITRE IV<br /> -<span class="medium">1768-1770</span></h2> - -<p class="hanging indent"> -Séjour de Mme de Boufflers à Paris.—Sa correspondance -avec Panpan.</p> -</div> - -<p class="space">Quand Mme de Boufflers revint à Paris en 1767, elle -descendit d'abord chez son frère, mais ce n'était là -qu'une solution provisoire; elle voulait avoir sa liberté, -et puis elle avait eu avec sa belle-sœur quelques difficultés -qui excluaient toute idée de vie commune. Leurs -caractères, en effet, après avoir beaucoup sympathisé, -n'avaient pas tardé à se heurter, et dans l'intérêt de -tous mieux valait vivre chacun chez soi.</p> - -<p>Mme de Boufflers s'installa d'abord rue du Rempart, -au Marais, mais c'était fort loin, la maison était laide, -incommode, il fallut trouver ailleurs. Après bien des -recherches, la marquise finit par découvrir dans le faubourg -Saint-Honoré, à côté de l'hôtel de Duras, la -maison de Mme de Lorge qui venait de mourir; elle -la loua pour 4,500 livres. L'habitation était charmante, -agréable et commode; «elle avait à elle seule plus de -vue, de soleil et de bon air que tout Paris ensemble.» -Il y avait un beau jardin, de grands arbres, mais comme -la perfection n'est pas de ce monde, l'escalier était un -<span class="pagenum"><a id="Page_51"> 51</a></span> -vrai casse-cou, «un véritable escalier de blanchisseuse». -Il fallut bien cependant s'en contenter.</p> - -<p>La marquise, à cette époque, a cinquante-sept ans -bien sonnés, mais elle n'a rien perdu de ses qualités -intellectuelles. Son fils, qui la dépeint à cet âge, s'extasie -«sur le charme, la justesse, la finesse, la gaieté, la soudaineté, -disons le mot, l'originalité de cet esprit qui -ne ressemblait pas plus aux esprits ordinaires que la -lumière à la couleur... Jamais aucun soin, aucun apprêt, -aucune recherche... Ses paroles étaient inattendues, -promptes, vives, pénétrantes, comme autant d'étincelles -électriques... Sa gaieté était pour son âme un -printemps perpétuel, qui l'a garantie toute sa vie de -trop d'ardeur comme de trop de froid et qui n'a cessé -de produire des fleurs nouvelles jusqu'à son dernier -jour<a id="FNanchor_34" href="#Footnote_34" class="fnanchor"> [34]</a>.»</p> - -<p>Mme de Boufflers retrouve d'abord avec une joie profonde -ses chers amis de Lunéville, Mme de Lenoncourt -et l'abbé Porquet, qui tous deux lui font fête à l'envi. -Mais elle est bien vite débordée; ses parents, ses amis, -tout le monde se l'arrache, tout le monde veut jouir de -cet esprit charmant, si aimable et si gai.</p> - -<p>Bientôt elle est à ce point recherchée, qu'elle ne sait -auquel entendre; elle n'a plus une minute à elle, et elle -devient insaisissable.</p> - -<p>Mme de Lenoncourt fait tous ses efforts pour la voir -le plus souvent possible, mais «elle échappe comme -<span class="pagenum"><a id="Page_52"> 52</a></span> -un oiseau, et c'est un véritable chagrin de la regretter -toujours et de la voir si peu».</p> - -<p>Elle n'est jamais chez elle; on prend avec elle un -rendez-vous, elle y manque: «C'est une poignée de -puces, écrit son amie désolée, il n'y a pas moyen de -prendre des arrangements stables avec elle, elle est -toujours où elle ne comptait pas être un quart d'heure -auparavant.»</p> - -<p>Ce ne sont pas seulement les joies de la famille ou de -l'amitié qui absorbent si complètement Mme de Boufflers. -Elle a toujours adoré le monde et elle en a peu -joui pendant les dernières années si moroses du vieux -Stanislas; aussi à peine arrivée dans la capitale cherche-t-elle -à rattraper le temps et elle se jette à corps perdu -dans une vie mondaine qui ne convient, il faut l'avouer, -ni à son âge, ni à sa situation de fortune; on ne voit -qu'elle à la Cour, chez tous les princes, à toutes les -fêtes; elle ne manque pas un spectacle; il n'y a pas de -jeune femme plus affolée de plaisirs.</p> - -<p>«Elle s'amuse comme si elle avait quinze ans, écrit -Mme de Lenoncourt qui en a trente-huit, c'est moi la -grand'mère!»</p> - -<p>Quelques jours après, elle s'écrie encore dans un moment -de dépit:</p> - -<p>«J'ai soupé trois jours de suite avec votre marquise. -Peut-être vais-je être trois mois sans la voir. Il n'y a -pas à Paris assez de jeu, assez de princes, assez de -spectacles pour elle, jugez du temps qui lui reste. Et -puis elle me soutient qu'elle m'aime! Cela me fait -<span class="pagenum"><a id="Page_53"> 53</a></span> -enrager. Je voudrais trouver une bonne raison de m'en -détacher<a id="FNanchor_35" href="#Footnote_35" class="fnanchor"> [35]</a>.»</p> - -<p>S'en détacher! c'est plus facile à dire qu'à faire!</p> - -<p>Tous ses amis sont furieux après elle; ils finissent -par lui en vouloir véritablement et il n'y a pas de -reproches qu'ils ne lui adressent, mais elle est si aimable, -elle a tant d'agréments, il émane d'elle un charme si -singulier qu'on ne peut lui tenir rigueur. Dès qu'on la -revoit, on l'aime plus que jamais. On passe sa vie à la -détester et à l'adorer.</p> - -<p>Ce ne sont pas seulement les fêtes, les spectacles, -les réceptions princières que Mme de Boufflers aime -avec rage, elle a une passion terrible, irrésistible, le jeu, -et rien ne l'en peut détourner. C'est un mal de famille, -car ses enfants eux-mêmes, sa sœur de Mirepoix en -sont également les victimes. Déjà à Lunéville, du temps -de Stanislas, la marquise a commis mille folies et s'est -placée souvent dans les plus terribles embarras. Mais à -Paris c'est bien pire encore. D'abord les occasions sont -plus fréquentes et puis l'on joue bien plus gros jeu. Il -n'y a pas de réunion à la Cour ou chez les princes qui -ne soit l'occasion d'un jeu effréné.</p> - -<p>Depuis la Régence, cette passion avait pris des proportions -inouïes.</p> - -<p>«La cause de presque tous les malheurs ici, c'est la -fureur du jeu, écrit en 1720 la duchesse d'Orléans. On -<span class="pagenum"><a id="Page_54"> 54</a></span> -m'a souvent dit: «Vous n'êtes bonne à rien, vous -n'aimez pas le jeu.»</p> - -<p>«Les rues de Paris étaient éclairées la nuit de pots -à feu placés devant les hôtels des plus grands seigneurs, -convertis en maisons de jeu. Entrait qui voulait.»</p> - -<p>On ne jouait pas seulement dans les tripots, dans les -hôtels particuliers, on jouait chez tous les princes, à -la Cour, et un jeu effrayant. Cette passion amenait -avec elle tous les désordres qui en sont la conséquence. -Plus d'un grand seigneur, plus d'une noble dame n'hésitait -pas à aider la fortune quand elle ne leur souriait -pas suffisamment. On se rappelle l'aventure de Mme du -Chatelet à Versailles en 1747; elle joue au jeu de la -Reine et en peu de temps elle a perdu non seulement -ce qu'elle a sur elle, mais encore plus de 80,000 livres -sur parole. Voltaire l'entraîne de force en lui criant -qu'elle joue avec des fripons!<a id="FNanchor_36" href="#Footnote_36" class="fnanchor"> [36]</a></p> - -<p>Pendant tout le dix-huitième siècle cette passion a -régné sans conteste et amené dans la société une démoralisation -profonde.</p> - -<p>Mme de Boufflers allait donc trouver à Paris plus -que partout ailleurs la satisfaction de son déplorable -penchant. Aussi partout où l'on joue, est-on sûr de la -rencontrer. Et elle ne se contente pas d'un jeu modeste, -en rapport avec ses ressources. Point du tout; elle -joue gros jeu et perd ou gagne facilement 1,000 louis -dans sa soirée. «Du reste dans le monde on ne parle -<span class="pagenum"><a id="Page_55"> 55</a></span> -que par 1,000 louis; 4 ou 500 louis sont des bagatelles -qu'on ne daigne même pas citer.» Rien ne peut -détourner la marquise de sa terrible passion, ni les -pertes fréquentes, ni les sages conseils de ses amis.</p> - -<p>A Marly, à Chantilly, à Compiègne, à Villers-Cotterets, -à l'Isle-Adam, au Palais-Royal, partout elle joue -un jeu d'enfer. Souvent on la voit rester à la table de -jeu toute une nuit et toute une journée, sans désemparer!</p> - -<p>Comme elle ne possède pour toute fortune qu'une -rente de 18,000 livres sur le trésor royal, elle est bien -vite au bout de ses ressources. Alors elle emprunte à -droite, à gauche, mais comme elle ne peut rendre, -toutes les bourses se ferment bientôt devant elle.</p> - -<p>Ses enfants, tout en la blâmant, imitent son exemple; -à Marly, dans une seule soirée Mme de Boisgelin gagne -2,500 louis; au Palais-Royal, le chevalier perd 200 louis -dont il n'a pas le premier sol<a id="FNanchor_37" href="#Footnote_37" class="fnanchor"> [37]</a>.</p> - -<p>C'est une folie, une démence! Il n'est pas jusqu'à -l'abbé Porquet qui ne soit atteint de la maladie régnante. -On le voit perdre en quelques heures 250 louis au -trente-et-quarante! «L'auriez vous cru capable de cette -folie? écrit Mme de Lenoncourt indignée. Il faut que -l'air de la maison soit bien contagieux. Le pauvre petit -fou me fait pitié!»</p> - -<p>Ce jeu effréné de la part de gens qui sont plus que -<span class="pagenum"><a id="Page_56"> 56</a></span> -besoigneux, entraîne les conséquences ordinaires, des -scènes regrettables, des suspicions humiliantes. Un -soir, à l'hôtel de Luxembourg, on joue au vingt-et-un. -Mme de Boisgelin est assise à côté de son frère, le -chevalier. Le banquier donne à la comtesse un certain -valet de cœur, mais par une étrange fatalité, ce valet se -retrouve parmi les cartes du chevalier et lui fait avoir 21. -Par un hasard non moins fâcheux, Mme de Boisgelin -a mis beaucoup d'argent sur les cartes de son frère et -fort peu sur les siennes. Celui qui tient les cartes se -récrie, proteste, tout le monde baisse les yeux, mais les -inculpés nient avec indignation et il n'en est rien de -plus<a id="FNanchor_38" href="#Footnote_38" class="fnanchor"> [38]</a>. Il est juste de dire qu'au dix-huitième siècle -on considérait avec une rare indulgence les joueurs qui -corrigeaient la fortune.</p> - -<p>Le chevalier de Boufflers, dans le portrait qu'il a -tracé de sa mère, n'a pas caché le penchant qu'elle -éprouvait pour les jeux de hasard et combien ce goût -lui a été funeste.</p> - -<p>«On lui a reproché avec trop de raison, d'aimer le -jeu. Elle y a souvent été malheureuse; mais on peut -dire aussi que ses amis ne l'étaient pas moins, puisque -dans les heures qu'elle y perdait, Mme de Boufflers -était perdue pour eux. Au reste, dans les moments les -plus critiques, au milieu des plus grands orages, des -naufrages mêmes, dont le gros jeu menace tous ceux qui -ne craignent pas assez de s'y embarquer... on ne l'a -<span class="pagenum"><a id="Page_57"> 57</a></span> -jamais vu déroger à cette noble égalité d'humeur, à -cette franche liberté d'esprit qui faisait le fonds de son -caractère et la base de son bonheur; jamais abattue, -jamais enivrée, elle portait en elle-même le contrepoids -de toutes les inégalités de la fortune<a id="FNanchor_39" href="#Footnote_39" class="fnanchor"> [39]</a>.»</p> - -<p>Ce portrait, écrit pour les besoins de la cause, est -beaucoup trop flatteur. La vérité est que l'existence -déraisonnable et surmenante que menait Mme de Boufflers -était aussi désastreuse pour sa bourse que pour -son humeur et pour sa santé; elle était horriblement -changée et paraissait vieillie de vingt ans depuis la -mort du roi de Pologne. Quand elle perdait, elle avait -beau chercher à se dominer, elle ne pouvait s'empêcher -d'être d'une humeur massacrante. Ses meilleurs amis -déploraient une conduite si folle et peu à peu s'éloignaient -d'elle.</p> - -<p>Mme de Lenoncourt, profondément attristée, faisait -à Panpan cette navrante description:</p> - -<p class="date">«Paris, 18 novembre.</p> - -<p>«Mon Veau, je n'ai que des condoléances à vous -faire. Notre pauvre amie détruit sa fortune et sa santé -à plaisir. Je sais par ses enfants, qui en gémissent, -qu'elle a joué à Fontainebleau nuit et jour, qu'elle a -perdu prodigieusement, et je sais par Mme de Grammont -qu'elle s'est querellée avec sa belle-sœur, qu'il y -a entre elles tant d'aigreur que cela ne peut que mal -<span class="pagenum"><a id="Page_58"> 58</a></span> -finir. Mme de Grammont en est excédée. J'ai dit tout -ce que j'ai pu pour excuser sa conduite en faveur des -motifs, mais vous savez bien que l'humeur ne se supporte -pas, et que c'est, de tous les défauts de la société, -celui qui se pardonne le moins.</p> - -<p>«Tout cela m'afflige jusqu'au fond de l'âme. Je vois -cette malheureuse femme tout près de la caducité et de -la pauvreté, sans existence, sans société, sans ressources. -Le jeu est son unique plaisir et son unique -occupation. Quelle malheureuse passion!»</p> - -<p>Mme de Lenoncourt serait bien désireuse de rencontrer -plus fréquemment cette amie, qu'au fond elle aime -si tendrement, mais c'est là chose impossible: «Elle a -deux maudites rosses qui la mènent partout où l'on -joue, écrit-elle avec rage, mais bien peu chez moi.»</p> - -<p>La marquise est d'autant plus désolée de ne pas -voir plus souvent Mme de Boufflers, qu'elle-même a -éprouvé bien des déceptions en s'installant à Paris et -qu'elle avait compté sur son amie pour lui rendre la -vie plus agréable.</p> - -<p>D'abord, au point de vue matériel, elle s'est trouvée -dans des conditions déplorables. Elle a naturellement -peu d'argent à mettre à son loyer et elle a dû se loger -dans un chenil, «une maison culbutée de la cave au -grenier, de l'huile puante partout!» Ces odeurs horribles -jointes au bruit de la rue la tuent. Aussi Paris -lui paraît-il laid et désagréable, et elle a peine à «s'y -rhabituer». Combien elle regrette son cher Lunéville où -elle était si bien logée, où elle jouissait de tant de repos!</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_59"> 59</a></span> -Certes, ses amis ont été charmants pour elle, elle les -a retrouvés tels qu'elle les avait quittés; ils la comblent -de marques d'affection, mais la vie de province avait -bien plus de charme.</p> - -<p>Elle écrit tristement à son cher Veau:</p> - -<p>«Je fais des visites qui me fatiguent, je ne trouve -que les gens que je ne désire pas; je fais des soupers -tristes, ennuyeux et dont tout le monde se plaint. Je -vois mes amis souvent pour Paris, peu pour moi qui -les voyais tous les jours à Lunéville, enfin, mon cher -Panpan, il faut que je sois très vieillie, car je sens que -cette vie ne me convient plus.»</p> - -<p>L'été est pire encore que l'hiver, s'il est possible: -«On n'y a pour toute société que quelques ennuyeux -qui ne savent que devenir, les rues sont empuantées, -enfin Paris est un séjour odieux.»</p> - -<p>A force de chercher, Mme de Lenoncourt finit par -trouver dans un quartier éloigné un appartement grand, -gai et commode. Malgré la distance qui l'éloigne encore -davantage de ses amis, elle est ravie, car elle n'y entend -d'autre bruit que le chant du coq.</p> - -<p>Cependant Mme de Boufflers, loin de se calmer, continuait -à mener la même vie agitée et troublante dont -nous avons fait une rapide description. La visite du -jeune roi de Danemark, en octobre 1768, fut un prétexte -pour elle à de nouvelles folies. Ce roi de «marionnettes<a id="FNanchor_40" href="#Footnote_40" class="fnanchor"> [40]</a>», -à peine débarqué à Paris, fut accablé de</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_60"> 60</a></span> -fêtes de tous genres, bals, comédies, opéras-comiques, -jeu, on ne lui laissait pas un instant de repos: «Nous -ferons crever le petit Danois, écrit Mme du Deffant, il -est impossible qu'il résiste à la vie qu'il mène.»</p> - -<p>Mme de Boufflers était de toutes ces fêtes. La plus -remarquable fut celle donnée à Chantilly par le prince -de Condé, elle dura trois jours pleins, le lundi, le mardi, -le mercredi.</p> - -<p>«Le lundi, il y eut un opéra, un grand souper, un jeu -et un bal; le mardi, une chasse, une comédie française, -un souper, un jeu et un bal; le mercredi, un opéra, un -feu d'artifice, un souper, un bal masqué pour lequel il -y avait 2,000 billets distribués dans Paris et un jeu à -tout casser.»</p> - -<p>Mme de Boufflers n'eut garde de laisser échapper -cette occasion de faire une folie; elle joua et perdit -plus de mille louis.</p> - -<p>Enfin le petit Danois reprit la route de ses États et -la société élégante de Paris retrouva un peu de calme.</p> - -<p>Cependant la vie que menait Mme de Boufflers ne -lui réussissait pas précisément. En décembre 1768, -elle tomba malade et fut pendant quelques jours dans -un état fort alarmant; elle avait une fièvre considérable, -crachait le sang et avait un point de côté; son -médecin, très inquiet, ne cachait pas à la famille ses -préoccupations. Mme de Lenoncourt ne quittait pas -son amie et la soignait avec autant d'intelligence que -de dévouement. Enfin, le mieux se déclara et l'on put -regarder la marquise comme sauvée.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_61"> 61</a></span> -Pendant sa maladie elle avait eu souvent auprès -d'elle sa sœur de Bassompierre, mais la vieille dame -n'avait plus que le souffle et ne songeait qu'à jouer au -trictrac, qui était devenu son unique passion. Mme de -Lenoncourt mandait gaiement à Panpan:</p> - -<p>«La marquise a chez elle Mme de Bassompierre -dont l'ombre joue au trictrac du matin au soir. La dernière -fois que j'ai vu cette apparition, je disais: cette -pauvre femme va rendre le dernier soupir en jetant les -dés; elle tombera dans le trictrac et ce sera son tombeau. -Je suis sûre que voilà comment elle finira.»</p> - -<p>Mme de Boufflers se rétablit donc, mais elle restait -«maigre, brûlée, desséchée», elle toussait, avait de -fréquents accès de fièvre; elle aurait eu besoin d'un -grand régime; au lieu de s'y résigner, elle reprit sans -perdre de temps son existence ordinaire. Avant tout -elle prétendait ne pas se priver des soupers et des parties -de jeu qui faisaient tout son bonheur.</p> - -<p>Ses amis s'efforçaient en vain de lui faire entendre -raison:</p> - -<p>«Prêchez-lui le lait et les ménagements, écrivait -Mme de Lenoncourt à Panpan; sa poitrine s'attaquera -si elle n'y prend garde. Elle est comme une bouteille -d'éther; un jour le verre cassera et tout s'évaporera.»</p> - -<p>A peine Mme de Boufflers était-elle remise qu'elle -éprouva de nouveaux ennuis. Depuis quelque temps -déjà elle se plaignait de sa vue; bientôt le mal empira -et un de ses yeux fut sérieusement compromis. Elle -ne pouvait plus ni lire ni écrire, et cette privation -<span class="pagenum"><a id="Page_62"> 62</a></span> -l'affligeait beaucoup. Les remèdes ordonnés n'amenant -aucune amélioration, elle fit appeler frère Côme, le -célèbre chirurgien: il conseilla du baume de Tuthie, -de l'eau de fenouille et par-dessus tout d'éviter les -lumières. La marquise consentit volontiers à prendre les -remèdes, mais quant à renoncer à sortir le soir, on ne -put l'y décider: elle préférait, disait-elle, perdre son -œil que de se priver de tout l'agrément de sa vie.</p> - -<p>Ainsi fit-elle, et elle continua à veiller, à jouer, à se -brûler les yeux aux lumières, enfin «à faire cent sottises». -Elle garda son œil malade fort longtemps.</p> - -<p>En voyant cet entêtement si déraisonnable, Mme de -Lenoncourt se souvenait de l'étrange façon dont la -marquise, quelques années auparavant, avait soigné un -crachement de sang.</p> - -<p>«Je me rappelle toujours un crachement de sang -qu'elle eut à la Malgrange, un hiver bien froid et qu'elle -nous soutenait que le seul remède était de mettre les -pieds dans la neige. Elle y mettrait peut-être son œil, -s'il y en avait. Mais il y a du jeu, des veilles, des bougies, -et c'est pire que la neige. Je la prêcherai, mais ce -sera pour le repos de ma conscience.»</p> - -<p>Dans sa colère, Mme de Lenoncourt n'appelle plus -son amie que «la mère Boufflers».</p> - -<p>Panpan se désolait des nouvelles qu'il apprenait de -sa chère marquise et il ne pouvait se défendre pour -l'avenir de tristes pressentiments. Il les confiait à -Mme de Lenoncourt qui lui répondait:</p> - -<p>«Vous avez bien raison, elle ne sera point heureuse. -<span class="pagenum"><a id="Page_63"> 63</a></span> -Elle me paraît comme un malade qui cherche -une situation commode dans son lit et qui ne la trouve -jamais. Je loue Dieu de tout mon cœur de m'avoir -donné une âme calme et paisible, c'est le dédommagement -de tout ce qui me manque.»</p> - -<p>En 1768, il fut question d'un mariage pour le marquis -de Boufflers, et sa mère ainsi que son frère le chevalier -s'agitèrent beaucoup à cette occasion. C'était une union -très brillante au point de vue de la fortune, puisqu'il -s'agissait de Mlle Helvétius, mais dès qu'on parla de -ce projet à la jeune fille, elle ne voulut rien entendre, -disant que M. de Boufflers était «pédant». En vain on -voulut la raisonner, elle résista «comme un petit diable» -et il fallut céder.</p> - -<p>Les Boufflers, assez vexés, se retournèrent alors d'un -autre côté et ils songèrent à une demoiselle de province, -Mlle de Morfontaine, qui était également une riche -héritière. Cette fois la jeune fille ne fit aucune opposition -et le mariage fut décidé. Conformément aux usages -du temps, les fiancés ne s'étaient jamais vus. C'est ce -qui fait écrire à Mme de Lenoncourt ces lignes si -pleines de sens et de vérité:</p> - -<p>«Savez-vous que M. de Boufflers se marie dans les -premiers jours de novembre. On m'a dit que sa femme -était fort laide et boiteuse; cela serait fâcheux. Mais -concevez-vous qu'il ne l'ait pas encore vue? Il ne s'en -est seulement pas informé. Véritablement, on aime trop -l'argent dans ce siècle. On ne considère que cela.»</p> - -<p>Le mariage n'eut pas lieu à la date indiquée, il fut -<span class="pagenum"><a id="Page_64"> 64</a></span> -remis au mois de janvier, parce que Mlle de Morfontaine -n'avait pas encore fait sa première communion! -«Apparemment qu'entre sacrements c'est l'Eucharistie -qui a le pas, écrit Mme de Lenoncourt; leur rang est -réglé comme celui des ducs, et mieux, car cela n'a pas -fait de dispute. Le mari supporte ce retard très patiemment; -il n'a point encore vu sa prétendue femme, mais -sur la parole de l'évêque de Metz, il la soutient jolie.»</p> - -<p>Si Mme de Boufflers abandonne momentanément la -Lorraine, on ne peut lui reprocher d'oublier son vieil -ami. D'elle on ne peut pas dire: «Loin des yeux, loin -du cœur.» Puisque les hasards de la vie la forcent à -demeurer éloignée du cher Panpan, de son «cher Veau», -comme elle l'appelle en plaisantant, elle se dédommage -en lui narrant les nouvelles du jour et tous les menus -incidents de sa vie.</p> - -<p>Nous citerons un grand nombre des lettres écrites -par la marquise, parce qu'elles ont le rare mérite de la -montrer telle qu'elle est, au naturel, sans fard et sans -art.</p> - -<p>On trouve de tout dans cette correspondance, des -nouvelles politiques, des tracasseries littéraires, des -recettes de cuisine, des tendresses, des reproches, enfin -dans leur diversité, c'est la vérité même. Elles sont -écrites à la diable, sous l'inspiration du moment, sans -aucune recherche et sans aucun souci de la postérité; -mais Mme de Boufflers s'y peint tout entière et nous -la retrouvons telle qu'elle s'est toujours montrée à -nous, nous retrouvons, à chaque ligne, sa légèreté, sa -<span class="pagenum"><a id="Page_65"> 65</a></span> -finesse, son esprit, et nous pouvons dire aussi son -cœur. Toutes ces réflexions, tristes ou gaies, ironiques -ou sentimentales, qu'elle jette au hasard de la plume, -feront mieux connaître notre héroïne que tous les discours -du monde.</p> - -<p>On verra dans les lettres que nous reproduisons, non -seulement l'extrême degré d'intimité qui existait entre -la marquise et Panpan, mais aussi l'affection durable -et profonde qui les unissait l'un à l'autre.</p> - -<p>Mme de Boisgelin n'est pas moins liée avec l'ancien -lecteur du Roi; c'est souvent elle qui tient la plume -pour sa mère, et le ton qu'elle emploie dénote la plus -étrange camaraderie.</p> - -<p>En septembre 1768, la Reine vient de mourir<a id="FNanchor_41" href="#Footnote_41" class="fnanchor"> [41]</a>, -le marquis de Boufflers va épouser Mlle de Morfontaine, -M. d'Invaut est nommé contrôleur général, etc. -Toutes ces nouvelles, Mme de Boufflers les annonce -à son ami; elle lui parle aussi de ses yeux dont elle -souffre, de sa bourse qui est vide, de la difficulté de la -remplir et de la peine qu'elle éprouve à emprunter.</p> - -<p class="date">«Paris, 27 septembre 1768.</p> - -<p>«Mon charmant cœur de Veau, soyez bien sûr que -ma plus grande privation est de ne pouvoir pas vous -écrire, car mon œil ne se guérit pas. J'ai pourtant fait -d'abord ce que M. Grandjean m'a ordonné. Ensuite, -voyant que j'étais plus mal, j'ai consulté le frère Côme, -<span class="pagenum"><a id="Page_66"> 66</a></span> -qui m'a dit de me servir du baume de Tuthie, ce qui ne -me fait rien du tout.»</p> - -<p class="autre">(De la main de Mme de Boisgelin.)</p> - -<p>«Vous saurez, vieux gueux de Veau, que M. de -Laverdy<a id="FNanchor_42" href="#Footnote_42" class="fnanchor"> [42]</a> est renvoyé et que M. d'Invaut, intendant -de Picardie, a sa place, que c'est une joie générale et -que moi, en particulier, j'en suis ravie, parce que le -nouveau contrôleur général est fort de mes amis.</p> - -<p>«Vous saurez aussi que le marquis de Boufflers -épouse Mlle de Morfontaine le mois prochain et que si -vous ne venez pas, le mariage ne sera pas consommé -de sitôt.</p> - -<p>«Comment pouvez-vous ignorer qu'Eaubonne est la -demeure de M. de Saint-Lambert? Il n'est pas permis -à quelqu'un qui se croit homme de lettres, de ne pas -savoir cela.</p> - -<p>«Chilly<a id="FNanchor_43" href="#Footnote_43" class="fnanchor"> [43]</a> a été assez agréable; on a joué <i>Dupuis -et Desronais</i> fort bien. M. de Lucé s'y est distingué. -Malgré cela tout le monde a regretté ce bon petit vieillard -qui tousse, crache, se mouche et fait le goguenard.</p> - -<p>«Voilà la réponse qu'on m'a dit de faire à tous les -articles de votre lettre.</p> - -<p>«Il y a bien longtemps que je vous en dois une plus -longue à une lettre charmante, mais je sais d'où cela -vient. Depuis quelque temps je suis un peu bête, et -<span class="pagenum"><a id="Page_67"> 67</a></span> -j'attends le retour de mon esprit pour vous remercier -du plaisir que m'a fait cette lettre. En attendant je -dois vous assurer, mon cher Veau, que je daigne sourire -à la proposition que vous nous faites d'aller habiter -votre Tempé<a id="FNanchor_44" href="#Footnote_44" class="fnanchor"> [44]</a> l'année prochaine, et que je vivrai tout -à fait quand j'aurai le plaisir d'y être et de vous y voir.»</p> - -<p class="autre">(De la main de Mme de Boufflers.)</p> - -<p>«N'êtes-vous pas bien aise de l'aventure du Tressan? -Je croyais vous l'apprendre la première, mais -Mme de Lenoncourt, que j'ai vue hier, m'a dit qu'elle -vous l'avait mandée.</p> - -<p>«On a beaucoup d'espérance pour la maison du Roi. -On est sûr que Mme Adélaïde a donné des ordres pour -la continuation du pain et de la viande et qu'elle veut -employer 9,000 francs par an, qu'elle a de reste, pour -faire des pensions.</p> - -<p>«On dit que la mort de la Reine n'a fait aucun -changement à la Cour.</p> - -<p>«Je travaille à vous faire avoir le <i>Mercure</i>, mais -j'aurai bien de la peine, parce que bien des gens sont -après<a id="FNanchor_45" href="#Footnote_45" class="fnanchor"> [45]</a>.</p> - -<p>«Je n'ai pas vu l'abbé Porquet trois minutes depuis -mon arrivée, à cause de son procès criminel, mais je -crains que bientôt, on ne vienne le chercher ici pour le -pendre.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_68"> 68</a></span> -«Savez-vous, mon Veau, que dans ma profonde -misère, je n'ai pu trouver que M. Latran qui ait voulu -me prêter 50 louis.</p> - -<p>«J'ai été à un nouveau spectacle qui se nomme le -Wauxhall. C'est une chose charmante.</p> - -<p>«Adieu, le gros cochon est plus gras et plus aimable -que jamais.»</p> - -<p>Cet étrange surnom, qui paraîtra probablement assez -déplacé à nos lectrices, désigne tout simplement Mme de -Boisgelin. Pour apprécier cette appellation en toute -connaissance de cause, il faut se rendre compte que -bien des mots, d'un usage constant au dix-huitième -siècle, ont depuis complètement changé de valeur. -Alors qu'aujourd'hui ils ne sont plus employés que -dans le langage le plus vulgaire, autrefois on s'en servait -couramment dans la meilleure société, et ils ne -choquaient personne. Le mot en question et beaucoup -d'autres que nous pourrions citer sont dans le même -cas.</p> - -<p>Mme de Boufflers, du moins elle le prétend, voudrait -bien retourner en Lorraine, mais elle en est sans cesse -empêchée par un obstacle ou par un autre; tantôt par -la présence de son frère de Beauvau, tantôt par celle -de son fils. Elle se console de l'éloignement en continuant -à écrire fidèlement à Panpan et en le comblant -de petits souvenirs qui lui prouvent son affection. Au -moment du nouvel an, c'est lui qu'elle charge de ses -modestes libéralités pour les quelques gens de service -dont elle ne veut pas être oubliée; si elle ne -<span class="pagenum"><a id="Page_69"> 69</a></span> -donne pas davantage, «c'est qu'elle n'a rien ou à peu -près».</p> - -<p>Elle lui écrit le 9 janvier 1769:</p> - -<p class="date">«Paris, ce 9 janvier.</p> - -<p>«Trouvez-vous joli que je reçoive tout à l'heure -votre lettre du 1<sup>er</sup>? Voilà pourtant ce que font les précautions.</p> - -<p>«Mais voilà M. de Lanière qui part et dans un vis-à-vis -tout seul; cela fait venir l'eau à la bouche. Mais il -y a toujours quelque chose qui s'oppose au bonheur. -C'est l'arrivée du prince de Beauvau, d'un côté, et la -présence du chevalier de Boufflers, de l'autre.</p> - -<p>«Voilà toutes nos petites bêtises. Mon cher cœur -verra bien que ce n'est que pour entretenir commerce.</p> - -<p>«J'ai pensé que le trou-madame vous amuserait quelquefois. -J'en voulais un joli, mais il n'y en a point de -fait, et puis les occasions manquent.</p> - -<p>«Voilà quatre pauvre louis, dont vous en remettrez -un à Fustenai, pour M. Otenin. Il faut qu'elle paie son -pain et ce qu'il y aura de plus pressé pour lui. C'est -Thérèse qui l'a gagné au vingt-et-un, et qui a imaginé -de le donner à son père en le faisant passer par Fustenai -pour qu'il n'en fasse pas un mauvais usage. Il y en -a deux pour les étrennes de Fustenai, à qui vous souhaiterez -la bonne année de ma part. Vous voudrez bien -ensuite partager l'autre entre Marianne et Parisot. -<span class="pagenum"><a id="Page_70"> 70</a></span> -Cela est infime, mais c'est que je n'en avais pas un -de plus quand M. de Lanière est parti.</p> - -<p>«On dit des merveilles de l'abbé Terray, et même -qu'il paiera<a id="FNanchor_46" href="#Footnote_46" class="fnanchor"> [46]</a>.</p> - -<p>«Le trictrac va fort bien, mais je joue peu. Depuis -Mme du Deffant je vois jouer au trente et quarante sans -aucune tentation. Enfin, je ne joue qu'au vingt-et-un -et très modérément, et aux six livres au trictrac.</p> - -<p>«Ce Latran, qui est bien plus au fait des banqueroutes -que moi, vous les mande sans doute. Je sais -seulement celle du trésorier de M. le prince de Conti; -cela l'empêchera de donner à souper les lundi, et, par -conséquent plus de Pharaon, ce qui ne me fait rien du -tout.</p> - -<p>«Il est bien sûr, mon Veau, que je ne passe pas un -jour sans penser à vous et sans avoir le projet de vous -le dire.</p> - -<p>«Il faut que Fustenai fasse faire quatre paires de -manchettes de mousseline brodée pour des laquais, qui -soient très honnêtes, parce que ceux de Paris les portent -plus hautes que ceux de Lorraine.</p> - -<p>«Adieu, amour, nous vous aimons tous et nous vous -souhaitons tous toutes les années comme la fin de -l'autre.»</p> - -<p>Il est vraiment bien singulier que Mme de Boufflers -et Mme de Lenoncourt aient éprouvé pour Panpan un -si vif attachement et on a peine à se l'expliquer. Toutes -<span class="pagenum"><a id="Page_71"> 71</a></span> -deux l'aiment profondément et le lui prouvent de mille -manières. Plus tard nous verrons Mme Durival -s'éprendre également pour le Veau d'une véritable -passion. Toutes ces dames raffolent de lui et ne -peuvent s'en passer. C'est une joie sans pareille quand, -à force de sollicitations, il consent à venir passer -quelques jours chez l'une ou l'autre de ses amies. Quel -attrait, quel charme pouvait donc avoir ce vieux Panpan -pour enchaîner ainsi les cœurs?</p> - -<p>Ce n'était pas sa beauté plastique, car la nature -l'avait peu favorisé sous ce rapport. Ce n'était pas -davantage la chaleur de son tempérament, car il était -coutumier, nous le savons, de ces défaillances intempestives -qui rendaient sa conversation si décevante -dans les meilleurs moments. Était-ce son esprit? Il -devait en avoir, mais en même temps, il était tatillon, -maniaque, et avec l'âge, il devint égoïste, exigeant, -insupportable. Quoi qu'il en soit et bien qu'il eût, à -notre sens, peu de qualités pour leur plaire, Panpan -était adoré des dames, et c'est un fait que nous devons -constater.</p> - -<p>Mme de Boufflers, Mme de Lenoncourt, Panpan, -ont la douce habitude de s'offrir des étrennes, mais -naturellement les cadeaux sont modestes et en rapport -avec leurs situations de fortune; des jeux, des plumes, du -papier, des macarons, des dattes, des confitures de mirabelles, -de coetches, des objets d'ameublement, etc. Le -1<sup>er</sup> janvier 1769, Mme de Lenoncourt, pour être sûre de -mieux lui complaire, demande à Panpan ce qu'il désire:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_72"> 72</a></span> -«Ne manque-t-il rien à votre ménage? lui écrit-elle -plaisamment. N'avez-vous pas besoin de quelques pots -cassés et de quelques vieux paravents déchirés? Vous -savez bien que Mme de Boufflers et moi, nous sommes -toujours prêtes à vous faire de ces sortes de présents.»</p> - -<p>Ce n'est pas seulement à l'époque des étrennes que -nos amis échangent de petits cadeaux. Chaque fois -qu'il en trouve l'occasion, le Veau fait preuve vis-à-vis -de ses amies d'aimables attentions. Elles ne sont pas -toujours couronnées de succès. En juin 1769, il adresse -à Mme de Lenoncourt une caisse d'objets divers, mais, -hélas! dans quel état arrive-t-elle?</p> - -<p>«J'ai ouvert votre caisse avec empressement, écrit -la marquise; savez-vous ce que j'ai trouvé, mon Veau? -Tous les pots cassés, les écailles, les confitures, la -paille, le papier, tout cela pêle-mêle. Je n'ai jamais vu -un tel gâchis! Rien n'est sauvé. Cela s'appelle une -vraie déconfiture.»</p> - -<p>Comme consolation, il a fallu payer 8 francs de port, -ce qui est monstrueux!</p> - -<p>Cependant Panpan souhaiterait posséder le portrait -de son amie pour le placer dans sa galerie au milieu de -tous ceux qui lui sont chers. Il a même déjà composé -un quatrain qui sera gravé au-dessous de la chère -image. Mme de Lenoncourt ne demande pas mieux -que de satisfaire un désir si légitime, mais à qui s'adresser? -comment doit-elle s'habiller? Le comte de Cucé -s'est fait peindre dernièrement, il a été très satisfait; -elle va lui demander le nom de l'artiste, et si cela ne -<span class="pagenum"><a id="Page_73"> 73</a></span> -coûte pas «des trésors», elle le fera venir; tant pis si -elle se ruine; après tout, elle «ne veut pas donner à -son Veau une enseigne à bière!»</p> - -<p>Pour mettre le comble à tous ses ennuis, la pauvre -Mme de Lenoncourt «jouit» en effet d'une détestable -santé. Elle se plaint sans cesse: tantôt elle a «un clou -au derrière» qui la fait cruellement souffrir; tantôt, ce -qui est plus grave et plus pénible, elle a des maux de -tête horriblement douloureux, tantôt des rhumatismes, -des vapeurs, etc., etc. Elle a voulu consulter Tronchin, -qui fait courir tout Paris, mais on ne peut l'aborder. -«Personne ne peut en obtenir une visite.»</p> - -<p>L'éloignement de son ami Panpan pèse beaucoup à -Mme de Lenoncourt:</p> - -<p>«S'il n'y avait pas un qu'en dira-t-on au monde, -j'irais m'établir chez vous», lui écrit-elle, et elle ajoute -tristement: «Il y a huit ans que je désire d'être une -bonne bourgeoise, d'aller acheter mes herbes au marché, -de courir les rues à pied sans que personne y puisse -trouver à redire. Il est ennuyeux d'avoir les assujettissements -de son état et de n'en avoir pas l'aisance.»</p> - -<p>Elle voudrait au moins habiter la même ville que lui: -«Il me semble qu'un jour je vous serai bonne à quelque -chose, lui dit-elle gracieusement. Je ne crois pas que je -sois assez heureuse pour vous rendre des services, mais -de petites attentions qui font tant de plaisir dans la -vieillesse et qui ne pourront être aperçues que par moi, -parce que certainement je suis celle qui t'aime le -mieux. Il y a à parier que je mourrai avant toi, si je -<span class="pagenum"><a id="Page_74"> 74</a></span> -continue à me corrompre le sang, mais tu radoteras -avant moi, et je te promets que tu ne seras ni battu ni -contrarié.»</p> - -<p>Cette idée d'un pseudo-mariage hantait Mme de -Lenoncourt, et elle y revient sans cesse dans ses lettres. -Mais Panpan veut rester fidèle à l'infidèle Mme de -Boufflers, et il entend ne rien faire qui puisse lui déplaire. -Or, une union morganatique avec Mme de -Lenoncourt blesserait la marquise. Il se dérobe donc -sans dissimuler les motifs; sa correspondante lui répond -gaiement:</p> - -<p>«Oui, mon Veau, je vous conviens mieux que -Mme de Boufflers; elle est plus aimable que moi, mais -je le suis assez pour vous. C'est une joueuse, elle vous -ruinera; vos enfants n'auront pas de chausses. Vous -n'êtes plus en âge de faire un mariage d'inclination; -c'est un mariage de raison qu'il vous faut et je suis -encore un coup votre vrai ballot. Pourquoi n'irais-je -pas vous chercher à Lunéville? Quand nos feux seront -légitimes, quel en serait l'inconvénient. Mais enfin, -vous ne voulez pas de moi, il n'en faut plus parler. -J'en suis aussi humiliée qu'affligée.»</p> - -<p>En juin 1769 Panpan cède aux instances de ses -amies, et il se décide à venir faire un voyage à Paris.</p> - -<p>C'est dans un dîner chez Mme de Boufflers avec Helvétius -et Saint-Lambert que Mme de Lenoncourt apprend -cette bonne nouvelle: tout le monde s'en réjouit.</p> - -<p>Quand le Veau arrive, ses amis lui font fête à -l'envi; Mme de Boufflers, Mme de Lenoncourt, l'abbé -<span class="pagenum"><a id="Page_75"> 75</a></span> -Porquet deviennent ses gardes du corps et ne le -quittent guère. Il est entraîné dans un tourbillon de -plaisirs, de spectacles, de soupers, il ne sait auquel -entendre, il n'a plus le temps de respirer; enfin on le -surmène de telle façon qu'il finit par demander grâce! -et supplier qu'on le laisse retourner dans sa chère Lorraine, -où, là au moins, il mène la vie calme et paisible -qui convient à son âge et à ses goûts.</p> - -<p>Au mois de juillet il se retrouve à Lunéville, mais on -dirait que tous les malheurs ont fondu sur lui pendant -son absence. Il comptait louer son jardin, le locataire -s'est éclipsé; ses roses sont fanées, ses fraisiers n'ont -pas réussi. Peut-on imaginer plus cruels désastres? -Mme de Lenoncourt, à laquelle il conte ses infortunes -en termes pathétiques, le raille fort spirituellement:</p> - -<p>«Toutes vos situations sont terribles, mon cher ami; -vous quittez la vie cruelle et pénible de Paris, vous -retrouvez à Lunéville les plus cuisantes peines, ni roses, -ni fraises! cela est bien triste. Ajoutez à cela l'incertitude -si on louera son jardin. Ces raisons sont, je crois, -assez bonnes pour faire de vos lettres des espèces -d'élégies. Il n'y manque que la rime, mon cher ami; -avec la facilité que vous avez à faire des vers, je vous -conseille de ne plus écrire en prose, car vous feriez -des choses charmantes, dans le triste il est vrai.</p> - -<p>«Dieu vous préservera de la goutte; elle ferait -cependant une grande diversion à vos chagrins.»</p> - -<p>Mme de Boufflers ne se bornait pas à envoyer à -Panpan de fréquentes nouvelles; sa sollicitude pour son -<span class="pagenum"><a id="Page_76"> 76</a></span> -vieil ami était incessante. Elle le savait dans une situation -de fortune fort étroite, elle savait qu'il s'inquiétait -de l'avenir et qu'il redoutait par-dessus tout la misère -menaçante. Sur son conseil, elle l'engagea à adresser -au Roi un placet pour obtenir une pension. Panpan -obéit avec empressement et dans son zèle il adressa -aussi des suppliques à la Reine, à Mesdames, au duc -de Choiseul. Grâce à l'intimité du chevalier avec le -duc et aux instances de la marquise, Panpan finit par -obtenir à sa grande joie une pension de 500 livres. -Choiseul fit plus encore, il envoya au protégé de -Mme de Boufflers une tabatière avec son portrait.</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_77"> 77</a></span></p> -<h2 class="normal">CHAPITRE V<br /> -<span class="medium">1767-1771</span></h2> - -<p class="hanging indent"> -Le chevalier de Boufflers à Paris.—Ses succès.—Ses poésies -légères.—Son adoration pour sa mère.—Ses relations avec le -duc et la duchesse de Choiseul.</p> -</div> - -<p class="space">Qu'était devenu le chevalier de Boufflers depuis la -mort du roi Stanislas? Était-il resté à Nancy ou à -Lunéville, avec ses amis d'autrefois, avec les fidèles -compagnons de son enfance et de sa jeunesse? En -aucune façon. Sans hésiter, il avait suivi l'exemple de -sa mère, et il s'était empressé de quitter la Lorraine -pour venir chercher à Paris un théâtre plus digne de -lui et plus conforme à ses goûts. Il y avait retrouvé -son frère, le marquis, et nombre de parents et d'amis.</p> - -<p>Il s'y était bien vite créé une place à part dans la -société. Sa réputation d'esprit était grande, elle n'avait -fait qu'augmenter depuis son départ du séminaire; les -lettres charmantes qu'il écrivait de Suisse à sa mère, et -qui couraient de mains en mains, avaient mis le comble -à sa réputation; mais le succès de sa prose n'était rien -en comparaison de celui qu'obtenaient ses chansons; -malgré leur légèreté, ou plutôt à cause même de leur -légèreté, on se les arrachait, on les colportait à l'envi. -Joignez à des dons si précieux, beaucoup d'esprit naturel, -<span class="pagenum"><a id="Page_78"> 78</a></span> -«de l'esprit en argent comptant», comme disait -Duclos, une inaltérable gaieté, une verve endiablée, et -l'on comprendra que Boufflers soit devenu rapidement -«l'enfant gâté» de toutes les sociétés et un des hommes -à succès de la capitale; bientôt, malgré son indiscutable -laideur, ses bonnes fortunes ne se comptaient plus.</p> - -<p>On le voit sans cesse chez les Beauvau, chez les -Choiseul, chez les Nivernais, chez le prince de Conti, -chez Mme de Mirepoix, chez Mme de Grammont, chez -la maréchale de Luxembourg, chez Mme du Deffant, etc. -Partout il est reçu à bras ouverts, flatté, cajolé, adulé.</p> - -<p>En revanche, il est beaucoup moins apprécié à la -Cour, et c'est à Versailles qu'on le rencontre le moins. -C'est que la différence est profonde entre la Cour de -Louis XV et celle du roi Stanislas.</p> - -<p>A Lunéville, Cour familiale et bon enfant, Boufflers -jouissait de tous les privilèges; il en usait et en abusait. -Son indépendance d'allures et de langage, ses vers facétieux, -ses escapades ne choquaient personne. Le Roi -était si bon, si facile à vivre, si indulgent pour la jeunesse! -Et puis tout n'était-il pas permis au fils de -Mme de Boufflers?</p> - -<p>Mais à Versailles, il n'en était plus de même. Le chevalier -avait un naturel trop original et trop indépendant -pour pouvoir facilement se plier au joug et perdre son -franc-parler; comme il avait de l'esprit, il comprit qu'en -allant à la Cour, il s'exposerait à d'inévitables déboires -et, sauf les circonstances indispensables, il s'abstint -sagement de s'y montrer.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_79"> 79</a></span> -Il se contenta de faire les délices de ses amis et des -sociétés particulières qu'il fréquentait assidûment.</p> - -<p>Les contemporains lui rendaient pleine justice et -appréciaient presque unanimement ses rares qualités: -«C'est l'homme de France après l'abbé Barthélemy, -écrit Cheverny, à qui j'ai trouvé le plus d'éloquence -dans la conversation; sans peine, sans effort, le mot -propre vient sur ses lèvres; les tournures les plus délicates -sortent de son esprit: paresseux, même pour -s'instruire, il n'a pas l'esprit des autres; il devine -quand il parcourt un livre, et il a le mérite que tout est -à lui et sort de son front.»</p> - -<p>Personne n'a mieux jugé le chevalier que le prince -de Ligne et il a laissé de lui ce délicieux portrait:</p> - -<p>«M. de Boufflers a été successivement abbé, militaire, -écrivain, administrateur, député, philosophe et -de tous ces états il ne se trouvait déplacé que dans le -premier. M. de Boufflers a beaucoup pensé, mais par -malheur c'était toujours en courant. On voudrait pouvoir -ramasser toutes les idées qu'il a perdues sur les grands -chemins avec son temps et son argent... Une sagacité -sans bornes, une profonde finesse, une légèreté qui n'est -jamais frivole, le talent d'aiguiser les idées par le contraste -des mots, voilà les qualités distinctives de son -esprit à qui rien n'est étranger... La base de son caractère -est une bonté sans mesure, il ne saurait supporter -l'idée d'un être souffrant... Il a de l'enfance dans le rire -et de la gaucherie dans le maintien; la tête un peu -baissée, les pouces qu'il tourne devant lui comme arlequin -<span class="pagenum"><a id="Page_80"> 80</a></span> -ou les mains derrière le dos comme s'il se chauffait; des -yeux petits et agréables, qui ont l'air de sourire; quelque -chose de bon dans la physionomie, du simple, du gai, -du naïf dans sa grâce; une pesanteur apparente dans la -tournure et du mal tenu dans toute sa personne... On -dirait qu'il ne pense à rien lorsqu'il pense le plus; il ne -se met pas volontiers en avant... La bonhomie s'est -emparée de ses manières et ne laisse percer la malice -que dans ses regards et dans son sourire... Il est impossible -d'être meilleur ni plus spirituel... M. de Boufflers -a plu sans qu'on sache comment, mais c'est par la grâce, -le goût, et un certain abandon qui fait qu'il ne ressemble -qu'à lui.»</p> - -<p>Jean-Jacques Rousseau, dans ses <i>Confessions</i>, est -moins élogieux; il raille même assez finement le pauvre -chevalier:</p> - -<p>«Il a beaucoup de demi-talents en tous genres, -écrit-il, et c'est tout ce qu'il faut dans le grand monde -où il veut briller. Il fait très bien de petits vers, écrit -très bien de petites lettres, va jouaillant un peu du -cistre, et barbouillant un peu de peinture au pastel.»</p> - -<p>En citant les lettres du chevalier pendant son voyage -en Suisse<a id="FNanchor_47" href="#Footnote_47" class="fnanchor"> [47]</a>, nous avons donné une idée de son style -descriptif; nous voudrions maintenant montrer le fils de -notre héroïne sous un jour tout différent. Voici deux -lettres que, dans toute la fougue de la première jeunesse, -il écrivait à une dame qui avait des bontés pour lui. Ce -<span class="pagenum"><a id="Page_81"> 81</a></span> -sont deux jolis spécimens de sa verve épistolaire et de -son inépuisable gaîté.</p> - -<p class="date">«Lundi.</p> - -<p>«Je vous demande bien pardon de mon papier, -madame, je sens bien toute la disproportion qui est en -votre délicatesse et sa grossièreté, mais je n'en ai pas -d'autre; je sens bien que des guirlandes de fleurs, des -petits cœurs couleur de feu, des petits rubans couleur -de rose, ne messièyeraient pas à une lettre qui vous est -adressée, mais je n'ai qu'une simplicité rustique à vous -présenter et vous aimez trop Julie et les bonnes gens -pour en être offensée. Je sens bien que tous les canons -que l'on a tirés ce matin ont réveillé votre humeur martiale, -que vous ne rêvez de la journée que combats, -victoires et <i>Te Deum</i>, et qu'on ne pourra jouir de vous -qu'à 6 heures du soir; encore n'en jouira-t-on que très -imparfaitement, mais cette considération ne m'empêchera -pas de vous voir avec le plus grand plaisir et -de vous quitter avec grande peine en vous disant:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Voulez-vous savoir, ma Belle</p> -<p>Qui mon cœur regrettera.</p> -<p>Ce sera, ce sera celle</p> -<p>Celle, oui, celle que voilà.</p> -</div></div> - -<p>«Vous voyez bien que cette celle-là est une selle à -tout courrier.»</p> - -<p class="date">«Dimanche.</p> - -<p>«Savez-vous bien, que par le plus grand hasard du -monde je vous aime tout autant que je vous le dis, et -<span class="pagenum"><a id="Page_82"> 82</a></span> -peut-être plus; car quand je pense à Paris, c'est toujours -vous qui venez la première à mon imagination et -quand je l'oublie, vous n'êtes pas encore oubliée.</p> - -<p>«Vous m'avez écrit une lettre charmante où vous -m'avez beaucoup parlé de moi, à qui je m'intéresse -beaucoup, et point du tout de vous, à qui je m'intéresse -bien davantage; une autre fois je vous prie de ne pas -tomber dans ce défaut-là.</p> - -<p>«J'ai trouvé ici des gens tout aussi enchantés que -vous des idylles de Gessner; entre autres, M. de Saint-Lambert -et ma mère, ce qui vous prouve qu'il ne tient -qu'à vous de vous mettre au rang des gens de beaucoup -d'esprit. Si jamais vous en avez la tentation, je vous -promets ma voix.</p> - -<p>«Je me suis trouvé dans ce pays-ci infiniment moins -d'affaires que je n'en attendais; la fumée de mes sottises -de l'Isle-Adam n'a point monté jusqu'ici, et je vis -aussi tranquille qu'un voleur en pays étranger. Je -tâcherai de faire ici des sottises qui ne gagnent point -Paris et de ne jamais étendre les bornes de mon étourderie -au delà de celles du pays que j'habiterai. C'est là -votre plan de conduite que j'adopte de tout mon cœur: -Attendez, voici une idylle:</p> - -<p class="quote">Tu m'as aimé, Myrza.</p> - -<p>«Tu m'as aimé, Myrza, et alors tout l'univers était -plein de mon bonheur; quand le parfum des roses s'élevait -dans les airs, quand le zéphir léger agitait la -feuille nouvelle, quand le concert des oiseaux célébrait -<span class="pagenum"><a id="Page_83"> 83</a></span> -le retour du soleil naissant, tu venais dans ces prairies -retrouver ton berger. Nous admirions ensemble le beau -spectacle de la nature rajeunie, et je disais dans mes -tendres transports:</p> - -<p>«C'est toi, ô Mirza, qui répands sur l'Univers le -charme que j'éprouve, et, te contemplant, c'est toi que -j'aime dans l'éclat des fleurs, dans la fraîcheur des bois, -dans le murmure des fontaines; c'est toujours Mirza -que j'entends, Mirza que je touche;</p> - -<p>«Et toi, tu levais les yeux au ciel, tu les promenais -ensuite sur la terre, tu fixais tes regards sur le cristal tranquille -du ruisseau qui serpentait à nos pieds et tu disais:</p> - -<p>«Les dieux ont découvert à mes yeux toutes les -beautés de la nature; ils ont enivré mes sens et ils -m'ont donné Amintas sans qui je n'aurais jamais senti.»</p> - -<p>«Où sont-ils, ô Mirza! ces tourments heureux que passaient -nos deux cœurs serrés l'un contre l'autre! où sont-ils -ces baisers délicieux pour les lèvres qui les donnaient, -et pour les lèvres qui les rendaient; où sont-ils ces -transports voluptueux d'un amour innocent, qui marquaient -tous nos instants par de nouvelles jouissances; -ils ne sont plus faits pour moi car tu m'as abandonné, -et tu ne les sentiras plus, car tu es infidèle.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>«Voilà, en vérité, une fort jolie petite idylle pour -avoir été faite au cabaret, par un petit Gessner, las -comme un petit chien; vous en aurez bientôt une plus -belle, mais j'attendrai que la nature soit un peu embellie, -car, par le temps qu'il fait, il faut avoir le diable au -<span class="pagenum"><a id="Page_84"> 84</a></span> -corps pour la chanter; il faut que les poètes champêtres -se taisent pendant quelques mois de l'année, comme il -faut que les amants soient sages pendant quelques jours -du mois.</p> - -<p>«Faites bien des idylles de ma part à cette belle -ambassadrice de France à Vienne et à cette charmante -ambassadrice de Vienne en France. Si vous rencontrez -M. de Caraman, faites-lui aussi une idylle pour moi. -Entendez-vous, belle Zilia?»</p> - -<p>Boufflers n'était pas moins facétieux quand il écrivait -à sa mère. Voici une lettre qu'il lui adressait quand il -guerroyait avec l'armée de Contades. Il ne s'y montra -pas à la vérité fils très respectueux, mais Mme de Boufflers -était pleine d'indulgence pour son fils préféré, et elle -fermait volontiers les yeux sur ses incartades de langage.</p> - -<p class="date">«Jeudi.</p> - -<p>«Je vous renvoie la lettre de Mme de Grammont; je -ne sais pas si je dois faire mon remerciement avant l'arrivée -du brevet que j'attends de jour en jour et qui -viendra fort à propos pour mes chevaux, à qui il procurera -quatre rations de fourrage par jour. C'est à vous à -m'instruire là-dessus. Je ne vous remercie pas de vos -soins parce que j'imagine que vous avez eu autant de -plaisir à m'obtenir ce que je demandais que j'en aurai -à le recevoir. D'ailleurs, depuis que vous avez eu la -bonté de me faire présent de moi-même, il me semble -qu'il ne me reste plus de reconnaissance à vous marquer -de tous les autres petits services que vous aurez pu me -<span class="pagenum"><a id="Page_85"> 85</a></span> -rendre. C'est un grand présent que celui que vous -m'avez fait en 1738; je ne sais pas où j'ai pu mériter -tant de bonté de votre part, ni quel est le mortel généreux -qui dans ce temps-là a plaidé ma cause et vous a -enfin déterminée à vous donner pour moi des soins -dont j'étais indigne.—Vous savez vous-même si c'est -par mes importunités que j'ai obtenu cette faveur-là. -Avant le moment heureux où vous voulûtes bien me... -et me regarder comme votre enfant, je n'avais point eu -d'accès auprès de vous; content de la petite place que -le sort m'avait assignée, j'étais resté inconnu de tout -l'univers, quand tout à coup il se présenta une occasion -de faire ma fortune. J'engageai quelqu'un qui avait l'honneur -d'être connu de vous à vous parler en ma faveur, -il y mit tant de zèle qu'il vous persuada, et c'est à lui que -j'ai l'obligation de tout ce que vous avez fait pour moi.</p> - -<p>«Je vous envoie des chansons qui ont échappé à ma -muse tremblante au milieu des horreurs de la guerre. -En voici une sur l'air de <i>Joconde</i> à M. de Laverre qui, -par parenthèse, n'est pas aussi agréable qu'il est joli; -il s'agissait de certaine qualité dont on le disait -dépourvu.</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>En te refusant des besoins,</p> -<p class="i1"> Nature fut sévère;</p> -<p>Elle ne t'a pas, en tout point,</p> -<p class="i1"> Fait semblable à ton Père.</p> -<p>Et si malgré son peu de soins,</p> -<p class="i1"> Tu dis qu'elle est ta mère,</p> -<p>La bonne dame, tout au moins,</p> -<p class="i1"> A craint d'être grand'mère.</p> -</div></div> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_86"> 86</a></span> -«Voici des vers sur le secrétaire de Caraman qui est -extrêmement pâle et dont j'avais fait un portrait très ressemblant -au crayon.</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Si l'image était peinte, elle serait plus belle</p> -<p class="i2"> Et plus du goût des spectateurs;</p> -<p class="i2"> Mais et le peintre, et le modèle</p> -<p class="i1"> Manquaient tous les deux de couleur.</p> -</div></div> - -<p>«Nous avions volé le chapeau de M. de Buzenval pour -le retaper ridiculement; nous le lui envoyâmes avec -une cocarde de papier sur laquelle tout le monde avait -fait des vers. On s'était prescrit de faire entrer dans ces -vers: <i>de ce chapeau, à ce chapeau, sur ce chapeau, sous ce -chapeau</i>. Les miens sans contredit, étaient de beaucoup -les meilleurs:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Amour, si tu vois la figure</p> -<p class="i2"> De ce chapeau;</p> -<p>Tu vas conformer ta coiffure</p> -<p class="i2"> A ce chapeau;</p> -<p>Mais en vain mon talent s'éprouve</p> -<p class="i2"> Sur ce chapeau,</p> -<p>Je n'ai pas tout l'esprit qu'on trouve</p> -<p class="i2"> Sous ce chapeau.</p> -</div></div> - -<p>«Adieu, s'il me restait de la place, j'en ferais pour -vous<a id="FNanchor_48" href="#Footnote_48" class="fnanchor"> [48]</a>.»</p> - -<p>Les poésies légères de Boufflers, que Chamfort comparait -plaisamment à des «meringues», lui avaient -valu de Saint-Lambert le surnom de «Voisenon-le-Grand». -<span class="pagenum"><a id="Page_87"> 87</a></span> -Elles n'avaient pas une véritable valeur, mais -elles étaient spirituelles, pour la plupart, et agréablement -tournées. Il les prodiguait du reste sans compter, les -semait à tort et à travers, riant lui-même de leurs imperfections, -sans nul souci de sa réputation et de la postérité.</p> - -<p>«Comment discuter le genre du chevalier de Boufflers, -qui est de n'en pas avoir, disait encore le prince -de Ligne; il n'a jamais fait de vers pour en faire, mais -il a saisi le trait, le sel, le mot, le piquant et le côté -plaisant dans les vers de société, dont il est le dieu. Il -a une négligence charmante, de la gaîté dans chaque -vers, des bêtises pleines d'esprit, et le meilleur ton -même dans le mauvais ton qui ne se fait pas sentir; -enfin, il a une manière à lui tout seul de dire, et de ne -dire que ce qu'il veut.»</p> - -<p>Tout pour Boufflers, même les sujets les plus sacrés, -est prétexte à chansons. Un soir à l'Isle-Adam, pendant -la messe de minuit, n'a-t-il pas la fâcheuse inspiration -de composer des couplets sur l'événement du -jour, et l'idée plus fâcheuse encore de les chanter ensuite -à la table du prince de Conti:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p class="i6">NOEL</p> -<p><span class="small1">Sur l'air</span>: <i>Laissez paître vos bêtes</i>.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p class="i2"> Je m'étais mis en tête</p> -<p>De chanter Jésus-Christ ce soir;</p> -<p class="i2"> Dans le fond c'est sa fête,</p> -<p class="i2"> J'aurais fait mon devoir.</p> -<p class="i3"> C'est un enfant,</p> -<p class="i3"> Joli, charmant.</p> -<div><span class="pagenum"><a id="Page_88"> 88</a></span></div> -<p>Et de qui messieurs ses parents</p> -<p>Ont toujours été très contents.</p> -<p class="i2"> Mais quelque effort qu'on fasse,</p> -<p>Pour bien chanter Notre Seigneur,</p> -<p class="i2"> Notre esprit à la place</p> -<p class="i2"> Met toujours Monseigneur.</p> -<p class="i3"> C'est un bon cœur,</p> -<p class="i3"> Une grandeur,</p> -<p>Une chaleur, une douceur,</p> -<p>De la famille, c'est l'honneur.</p> -<p class="i2"> Du très saint sacrifice</p> -<p>Il sait si bien charmer l'ennui</p> -<p class="i2"> Que jamais à l'office</p> -<p class="i1"> Nous ne viendrons qu'ici<a id="FNanchor_49" href="#Footnote_49" class="fnanchor"> [49]</a>.</p> -</div></div> - -<p>L'existence très folâtre que le chevalier mène en ce -bas monde lui inspire souvent des inquiétudes pour sa -vie future.</p> -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p><span class="small1">Sur l'air de</span>: <i>Gabrielle</i> de Vergez.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>Après dîner souvent j'arrange</p> -<p>Des marrons au coin de mon feu:</p> -<p>Mon esprit, lorsque je les mange,</p> -<p>Ne cesse de songer à Dieu.</p> -<p>Je dis: sa bonté que j'admire,</p> -<p>Sur les diaboliques charbons</p> -<p>Me laissera plus longtemps cuire</p> -<p>Que je n'ai laissé mes marrons<a id="FNanchor_50" href="#Footnote_50" class="fnanchor"> [50]</a>.</p> -</div></div> - -<p>Boufflers, communément, aime à s'égayer aux dépens -de ses interlocuteurs et il ne leur ménage pas l'épigramme. -Un jour, à Villers-Cotterets, il annonce son -départ à la société réunie dans le salon, et il raconte -<span class="pagenum"><a id="Page_89"> 89</a></span> -qu'il part la nuit même. La vieille comtesse de Montauban -se met à s'apitoyer longuement sur ce qu'il s'en -va la nuit à cheval et accompagné d'un seul domestique. -Le chevalier, agacé, riposte, au grand scandale de -la dame, par ce couplet impromptu:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p><span class="small1">Sur l'air</span>: <i>Ne v'là-t-il pas que je l'aime</i>!</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>Communément, je dors fort mal;</p> -<p class="i1"> De trois nuits, ma comtesse,</p> -<p>J'en passe une sur mon cheval,</p> -<p class="i1"> Deux avec ma maîtresse.</p> -</div></div> - -<p>Madame de Boufflers, l'<i>Idole au Temple</i>, souhaitait -depuis longtemps une édition rare des <i>Fables de la -Fontaine</i>. Le chevalier la découvre enfin chez un bouquiniste -et il l'envoie à la comtesse avec cette dédicace:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p class="i3"> Voilà le bonhomme qui fit</p> -<p class="i3"> Cent prodiges qui nous enchantent,</p> -<p class="i3"> Des fables qui jamais ne mentent</p> -<p class="i3"> Et des bêtes pleines d'esprit.</p> -<p>Sa morale a besoin, pour être bien reçue,</p> -<p>Du masque de la fable et du charme des vers;</p> -<p>La vérité plaît moins quand elle est toute nue,</p> -<p>Et c'est la seule Vierge, en ce vaste univers,</p> -<p class="i2"> Qu'on aime mieux à voir un peu vêtue.</p> -<p class="i3"> Si Minerve même ici-bas</p> -<p class="i3"> Venait enseigner la Sagesse,</p> -<p class="i3"> Il faudrait bien que la Déesse,</p> -<p>A son profond savoir, joignit quelques appas.</p> -<p>Le genre humain est sourd quand on ne lui plaît pas.</p> -<p>Pour nous éclairer tous, sans offenser personne,</p> -<p>La savante Minerve a pris vos traits charmants;</p> -<p class="i3"> En vous voyant je le soupçonne;</p> -<p class="i3"> J'en suis sûr quand je vous entends.</p> -</div></div> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_90"> 90</a></span> -Les relations intimes que, depuis son départ de -Ferney, le chevalier avait conservées avec Voltaire et -les louanges que ce dernier lui distribuait libéralement, -contribuaient encore à sa réputation. Ayant un jour -écrit au philosophe qu'il le regardait comme son père -spirituel, l'ermite du Jura lui répond plaisamment:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Plût au ciel qu'en effet j'eusse été votre Père!</p> -<p>Cet honneur n'appartient qu'aux habitants des Cieux.</p> -<p>Non pas à tous encore! il est des demi-dieux</p> -<p class="i4"> Assez sots et très ennuyeux,</p> -<p class="i4"> Indignes d'aimer et de plaire.</p> -<p>Le Dieu des beaux esprits, le Dieu qui nous éclaire,</p> -<p class="i4"> Ce Dieu des beaux vers et du jour,</p> -<p class="i6"> Est celui qui fit l'amour</p> -<p class="i6"> A madame votre mère.</p> -<p>Vous tenez de tous deux: ce mélange est fort beau.</p> -<p>Vous avez (comme ont dit les Saintes Écritures)</p> -<p class="i4"> Une personne et deux natures:</p> -<p class="i4"> De l'Apollon et du Beauvau.</p> -</div></div> - -<p>Le chevalier est un fils excellent; il éprouve pour sa -mère autant d'admiration que de tendresse et il saisit -toutes les occasions de lui témoigner un affectueux -attachement qui ne se démentira jamais. C'est à elle -qu'il adresse ses plus jolis vers:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p><span class="i4 small1">Air</span>: <i>Des folies d'Espagne</i>.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>Dieux, qui voyez comme elle nous est chère,</p> -<p>Dieux, qui voyez des transports si touchants,</p> -<p>Prenez tous soins de la plus tendre mère</p> -<p>Pour le bonheur des plus tendres enfants.</p> -<div><span class="pagenum"><a id="Page_91"> 91</a></span></div> -<p>Elle eut de vous un don bien digne d'elle,</p> -<p>Celui de plaire autant qu'elle vivra;</p> -<p>Accordez-lui, pour la rendre immortelle,</p> -<p>Celui de vivre autant qu'elle plaira.</p> -</div></div> - -<p>Cependant, par un sentiment très humain, il existe -presque une rivalité littéraire entre la mère et le fils, et -leurs amis ne sont pas sans s'en apercevoir. Panpan, -évoquant les souvenirs du passé, rappelait dans des -pièces fugitives les heures bénies où la divine marquise -tenait sous le charme de sa lyre la Cour de Lunéville. -Mais il prisait si haut le talent de son amie, qu'il soupçonnait -son fils de lui emprunter les meilleurs de -ses vers.</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p class="i3">LE CABINET DES BAINS</p> -<p class="i3">(pour mes amies absentes)</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>O bain, lorsque Boufflers dans ton sein argenté,</p> -<p>Après des nuits au sommeil trop rebelles,</p> -<p class="i2"> Venait chercher le frais et la santé,</p> -<p class="i3"> Son esprit comme sa beauté</p> -<p class="i3"> Y puisaient des grâces nouvelles.</p> -<p class="i2"> J'ai vu ses doigts, tout trempés de ton eau,</p> -<p class="i3"> D'Anacréon monter la lyre,</p> -<p class="i3"> En tirer des sons qu'on admire</p> -<p class="i3"> Pour chanter Thésée et son veau;</p> -<p class="i3"> J'ai vu Saint-Lambert en sourire,</p> -<p class="i1"> Et Tressan de dépit briser son chalumeau.</p> -<p class="i1"> J'ai vu son fils, ce fils favori de Voltaire,</p> -<p class="i3"> Comme des belles et des Rois,</p> -<p class="i3"> Envier lui-même à sa mère</p> -<p class="i3"> Et lui dérober quelquefois</p> -<p class="i2"> Les beaux vers qu'elle daignait faire<a id="FNanchor_51" href="#Footnote_51" class="fnanchor"> [51]</a>.</p> -</div></div> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_92"> 92</a></span> -Malgré la tendre affection qui les unit, Mme de -Boufflers et son fils ne craignent pas de s'adresser -quelquefois de petits vers moqueurs.</p> - -<p>Un jour la marquise, faisant allusion aux habitudes -de son fils quand il courait la poste, compose ce couplet:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p><span class="small1">Sur l'air</span>: <i>Du haut en bas</i>.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p class="i2"> C'est lui, c'est lui!</p> -<p>Car j'entends le bruit d'un carrosse.</p> -<p class="i2"> C'est lui, c'est lui!</p> -<p>Il doit arriver aujourd'hui.</p> -<p>De son laquais j'entends la rosse,</p> -<p>J'entends le postillon qu'on rosse.</p> -<p class="i2"> C'est lui, c'est lui!</p> -</div></div> - -<p>Son attachement pour sa mère n'empêchait nullement -le chevalier de lui tenir quelquefois des propos -tellement vifs qu'ils nous paraissent fort choquants. -Mme de Boufflers, assagie par l'âge, et poussée par une -de ses amies, avait loyalement essayé de tourner à la -dévotion, mais le succès n'avait pas répondu à ses -désirs. Un jour, causant avec son fils de ces velléités -religieuses assez inattendues chez elle, elle lui disait -avec découragement:</p> - -<p>«J'ai beau faire, je ne puis devenir dévote; je ne -conçois pas même comment on peut aimer Dieu, un -être que l'on ne connaît pas; non, je n'aimerai jamais -Dieu.»</p> - -<p>«Ne répondez de rien, ma mère, riposta le chevalier; -si Dieu se faisait homme une seconde fois, vous -l'aimeriez sûrement.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_93"> 93</a></span> -Boufflers a tant de succès dans tous les genres que -Bonnard lui adresse un jour cette épître:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Tes voyages et tes bons mots,</p> -<p>Tes jolis vers et tes chevaux,</p> -<p>Sont cités par toute la France;</p> -<p>On sait par cœur ces riens charmants</p> -<p>Que tu produis avec aisance.</p> -<p>Tes pastels frais et ressemblants</p> -<p>Peuvent se passer d'indulgence.</p> -<p>Les beaux esprits de notre temps,</p> -<p>Quoique s'aimant avec outrance,</p> -<p>Troqueraient volontiers, je pense,</p> -<p>Et leurs drames et leurs romans,</p> -<p>Pour ton heureuse négligence</p> -<p>Et la moitié de tes talents.</p> -<p><b>. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</b></p> -<p>Garde ton goût pour les voyages;</p> -<p>Tous les pays en sont jaloux,</p> -<p>Et le plus aimable des fous</p> -<p>Sera partout chéri des sages.</p> -<p>Sois plus amoureux que jamais,</p> -<p>Peins en courant toutes les belles,</p> -<p>Et sois payé de tes portraits</p> -<p>Entre les bras de tes modèles.</p> -</div></div> - -<p>Il y avait cependant quelques notes discordantes -dans le concert de louanges qui s'élevait sous les pas -du chevalier, l'approbation n'était pas unanime; certains -lui reprochaient d'être sceptique, égoïste, de -manquer de maintien et de gravité; à quelques-uns -même il était nettement antipathique. Mme du Deffant, -en particulier, ne l'aimait pas; bien qu'il vînt -chez elle fréquemment et qu'elle lui fît toujours grand -<span class="pagenum"><a id="Page_94"> 94</a></span> -accueil, elle ne pouvait se défendre d'une certaine réserve. -Elle le jugeait du reste avec une grande perspicacité.</p> - -<p>Elle écrivait à Walpole:</p> - -<p>«Eh! bien, moi je vous soutiens que sans le sentiment, -l'esprit n'est rien qu'une vapeur, qu'une fumée! -J'en eus la preuve hier. Je soupais chez les Oiseaux<a id="FNanchor_52" href="#Footnote_52" class="fnanchor"> [52]</a>, -nous feuilletâmes leurs manuscrits; on lut une douzaine -de lettres du chevalier; il y en avait de toutes sortes, -elles me parurent insupportables. Beaucoup de traits, -je l'avoue, parfois naturels, mais le plus souvent recherchés, -enfin fort semblables à ceux de Voiture, si ce n'est -que le chevalier a plus d'esprit... Tenez, mon ami, -vous avez beau déclamer contre le sentiment, il y en -a plus dans vos invectives que dans tous les semblants -du chevalier.»</p> - -<p>Boufflers, depuis son arrivée dans la capitale, s'est -beaucoup lié avec les Choiseul et il est rapidement -devenu de leur intimité. Non seulement il les voit sans -cesse à Paris, mais à chaque instant il va leur rendre -visite dans leur magnifique résidence de Chanteloup, -et, grâce à son esprit et à sa gaîté, il est toujours le -bienvenu. Bien souvent il rime en leur honneur, et -le ministre est toujours l'objet de ses plus délicates -flatteries.</p> - -<p>Un jour où il ne peut se rendre à un rendez-vous -du duc, il lui envoie cette jolie lettre:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_95"> 95</a></span></p> -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p class="i3"> Un obstacle imprévu me force</p> -<p class="i3"> De renoncer à mes projets.</p> -<p>Je reviens en pensant que le héros Français</p> -<p>Est aussi bon à voir que le héros de Corse.</p> -<p class="i3"> A toute gloire il a des droits;</p> -<p class="i3"> Tout s'anime sous ses auspices.</p> -<p>Gai comme le plaisir, sage comme les lois,</p> -<p class="i3"> Il a l'air de faire à la fois</p> -<p class="i3"> Nos affaires et nos délices,</p> -<p class="i3"> Il veut le bien de ses amis,</p> -<p class="i3"> Il fait le bien de son pays,</p> -<p class="i3"> Sa politique est sans mystère;</p> -<p class="i3"> Du soleil l'aigle ne craint rien.</p> -<p>Il a deux passions, dont l'une est de bien faire,</p> -<p class="i3"> Et l'autre de faire du bien.</p> -<p>En quittant son travail, il est sujet à dire</p> -<p>Plus de bons mots qu'il n'en entend.</p> -<p class="i3"> Il sait gouverner, il sait rire,</p> -<p>Deux choses qu'un ministre ignore assez souvent<a id="FNanchor_53" href="#Footnote_53" class="fnanchor"> [53]</a>.</p> -</div></div> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_96"> 96</a></span></p> -<h2 class="normal">CHAPITRE VI<br /> -<span class="medium">1769-1770</span></h2> - -<p class="hanging indent"> -Mariage du duc de Chartres.—Présentation de Mme du Barry.—Mme -de Mirepoix consent à voir la favorite.—Elle se brouille -avec son frère.—Mme du Deffant et la marquise de Boufflers.—«Les -oiseaux de Steinkerque».—Saint-Lambert.—Le poème des -<i>Saisons</i>.—Clément au Fort l'Évêque.</p> -</div> - -<p class="space">En avril 1769 eut lieu le mariage du duc de Chartres. -Mme de Boufflers, naturellement, y assista avec toute -la Cour; mais si elle consentit à «faire de la dépense» -pour se costumer «en grand gala», il n'en fut pas de -même de son frère, le chevalier de Beauvau. Ce dernier, -peu satisfait du Roi, refusa énergiquement de se faire -habiller richement pour assister à la noce princière. -Lorsqu'on lui demanda s'il irait à Versailles, il répondit -par cet impromptu:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Le Roi ne vient jamais chez moi;</p> -<p>D'où vient que j'irais chez le Roi?</p> -<p>Ce n'est donc que par représailles</p> -<p>Que je ne vais point à Versailles.</p> -</div></div> - -<p>La magnificence des habits pour la cérémonie nuptiale -fut portée à un excès inconnu jusqu'alors et qui -inspirait à Grimm ces réflexions, très justes:</p> - -<p>«J'avais cru il y a une quinzaine d'années, lorsqu'on -<span class="pagenum"><a id="Page_97"> 97</a></span> -inventa pour les habits d'hommes des étoffes à trois couleurs, -que cette mode paraîtrait trop frivole et ne pourrait -durer longtemps. Je me suis bien trompé. On a -trouvé depuis le secret de mettre sur le dos d'un homme -une palette entière, garnie de toutes les teintes et -nuances possibles. Aujourd'hui on met la même variété -dans les broderies d'or et d'argent qu'on mêle de paillons -de diverses couleurs: ces habits donnent à nos -jeunes gens de la Cour un avantage décidé sur les plus -belles poupées de Nuremberg...... Si j'étais roi de France, -je réformerais, non par un édit, mais sur ma personne, -toutes ces modes d'origine gothique, qui font d'un -Français habillé le plus mesquin, le plus insipide, le -plus ridicule personnage qui se soit jamais tenu sur ses -deux pieds<a id="FNanchor_54" href="#Footnote_54" class="fnanchor"> [54]</a>.»</p> - -<p>Il se produisit à la Cour, pendant l'année 1769, un -événement de la plus haute gravité, et qui allait porter -le trouble dans une famille jusque-là très tendrement -unie.</p> - -<p>Depuis la mort de Mme de Pompadour, le Roi, sans -renoncer aux «passades» et aux fantaisies du Parc-aux-Cerfs, -avait vécu seul et il n'y avait pas eu de -«maîtresse déclarée». En 1768, il rencontra Mme du -Barry et il s'éprit pour cette jeune et ravissante créature -d'une passion sénile que rien, pas même la possession, -ne put apaiser. Quand il voulut introduire à la -Cour cette femme connue par la bassesse de son extraction -<span class="pagenum"><a id="Page_98"> 98</a></span> -et la dépravation de ses mœurs, le scandale fut -inouï. Mais le prince, aveuglé par son amour, n'en persista -pas moins dans ses projets.</p> - -<p>Lorsque Mme du Barry, en dépit de toutes les résistances, -eut été présentée le 22 avril 1769, les duchesses -de Choiseul et de Grammont firent dire au Roi qu'elles -craignaient que leur présence ne lui fût moins agréable -dans sa société particulière et qu'elles le priaient de les -excuser à l'avenir aux soupers des petits cabinets. La -duchesse de Beauvau prit le même parti que ses amies -et elle refusa avec indignation toute compromission avec -la favorite. Malgré la docilité de la noblesse à l'égard -du monarque, presque toutes les femmes de la Cour -imitèrent cet exemple. Il n'en fut malheureusement -pas de même pour Mme de Mirepoix.</p> - -<p>«La fée Urgèle», comme la surnommaient quelques -mauvaises langues, était toujours avide de plaisirs, -besoigneuse et endettée plus que jamais. Elle aurait -bien voulu imiter la conduite de son frère et de sa belle-sœur, -mais comment faire?</p> - -<p>«Comment résister au Roi, si bon, si serviable, qui -tous les ans paie pour elle 30 ou 40,000 francs de -dettes et puis le cavagnole est si amusant, et on n'y -joue bien que chez le Roi! C'est ainsi qu'elle en arrive -de cavagnole en cavagnole à abaisser son caractère de -la façon la plus humiliante, et à devenir l'amie intime de -la favorite.»</p> - -<p>L'indignation fut générale. Un tel exemple donné par -une si grande dame, par la propre sœur du prince de -<span class="pagenum"><a id="Page_99"> 99</a></span> -Beauvau, motiva les plus amères critiques. On disait -que la maréchale faisait partie de la charge de favorite -et que les maîtresses se la repassaient comme un meuble -vivant. Tous les partisans des Choiseul, et ils étaient -légion, s'indignèrent de la conduite de Mme de Mirepoix -et elle fut honnie de ses anciens amis; son frère, -quelque chagrin qu'il en éprouvât, rompit toutes relations -avec elle.</p> - -<p>Mme de Boufflers n'avait pas les mêmes raisons pour -se montrer si rigoureuse; elle conserva donc avec sa -sœur la même intimité que par le passé, mais l'union de -la famille fut rompue et les relations devinrent souvent -plus délicates.</p> - -<p>L'existence de Mme de Mirepoix près de sa nouvelle -amie ne fut pas heureuse. Les quelques dames qui, dans -des vues plus ou moins intéressées, avaient consenti à former -la société de Mme du Barry, étaient toutes ensemble -comme chien et chat; c'était à qui se surpasserait en -dédain et en mépris l'une pour l'autre, et à qui s'en rendrait -le plus digne. Mme de Mirepoix se laissait aller à -des jalousies, à des bouderies et à des «rapatriages», -qui étaient une honte de plus. Ces misérables querelles -faisaient le désespoir de Mme du Deffant:</p> - -<p>«Rien n'est plus digne de compassion, écrivait-elle, -une grande dame, d'une très bonne conduite, beaucoup -d'esprit, beaucoup d'agrément, toutes ces choses réunies, -ce qui en résulte, c'est d'être l'esclave d'une -infâme... mais il n'y a plus de remède, elle a perdu la -cadence, elle ne peut plus retrouver la mesure.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_100"> 100</a></span> -Elle écrivait encore:</p> - -<p>«C'est bien dommage que le cœur et le caractère -de cette femme ne répondent pas à son esprit et à ses -grâces. Elle est sans contredit la plus aimable de toutes -les femmes qu'on rencontre, je lui trouve beaucoup -plus d'esprit qu'aux Oiseaux et ces Oiseaux valent pour -le moral encore moins qu'elle.»</p> - -<p>Pendant que les cercles de la Cour étaient bouleversés -par tous ces événements, Mme de Boufflers -continuait à mener une vie des plus mondaines et à fréquenter -tous les salons de la capitale. Tous, cependant, ne -l'accueillaient pas avec le même plaisir et ne paraissaient -pas goûter au même degré le charme de son -esprit et l'agrément de sa société.</p> - -<p>Mme du Deffant, dont la demeure hospitalière s'ouvrait -si volontiers devant la maréchale de Luxembourg -et ses amies, ne paraît pas avoir éprouvé une sympathie -très vive pour la marquise de Boufflers, pas plus du reste -que pour Mme de Boisgelin et Mme de Cambis. Elle a -baptisé ces trois dames «les Oiseaux de Steinkerque», -probablement en souvenir de la célèbre bataille gagnée -par le maréchal de Luxembourg<a id="FNanchor_55" href="#Footnote_55" class="fnanchor"> [55]</a>. Chaque fois qu'elle -parle de l'inséparable trio, c'est sous ce vocable qu'elle -le désigne, mais toujours avec un certain ton dédaigneux, -et elle pousse même l'insolence jusqu'à désigner -Mme de Boufflers sous le nom irrévérencieux de «la -mère Oiseau». Elle ne laisse jamais échapper l'occasion -<span class="pagenum"><a id="Page_101"> 101</a></span> -de lancer quelque trait mordant sur «ces volatiles», -sur «leur ramage», leur «plumage», etc. Leur conversation, -qu'elle trouve frivole et sans intérêt, ne l'enchante -pas plus que leur caractère: «Les opéras, les comédies, -les ouvrages tant anciens que modernes, les robes, les -rubans, les pompons, voilà les sujets de leurs conversations,» -écrit-elle avec mépris.</p> - -<p>Cependant, malgré le peu de sympathie qui existe -entre la vieille aveugle et les Oiseaux, en apparence, -conformément aux usages du monde, on est au mieux, -on se fait mille politesses, mille coquetteries, on se -reçoit, on soupe les uns chez les autres, on échange de -petits vers louangeurs.</p> - -<p>Un jour, les Oiseaux composent une chanson sur le -célèbre tonneau de la vieille marquise:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Ce n'est pas quand on voyage</p> -<p>Que l'on trouve le plaisir;</p> -<p>Ce n'est que près du rivage</p> -<p>Qu'il remplit notre désir.</p> -<p>On a beau voguer sur l'onde,</p> -<p>Parcourir dans un vaisseau</p> -<p>Les quatre coins de ce monde,</p> -<p>Rien ne vaut votre tonneau.</p> -</div></div> - -<p>Quelques jours après Mme du Deffant riposte par ce -couplet de sa composition:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p><span class="small1">Sur l'air</span>: <i>Du haut en bas</i>.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p class="i2"> Dans son tonneau</p> -<p>On voit une vieille sybille,</p> -<p class="i2"> Dans son tonneau,</p> -<div><span class="pagenum"><a id="Page_102"> 102</a></span></div> -<p>Qui n'a sur les os que la peau,</p> -<p>Qui jamais ne jeûna Vigile,</p> -<p>Qui rarement lit l'Évangile,</p> -<p class="i2"> Dans son tonneau.</p> -</div></div> - -<p>Le lendemain arrive à Saint-Joseph par la petite -poste ce couplet nouveau:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p class="i2"> Dans ce tonneau</p> -<p>Venez puiser la vraie sagesse,</p> -<p class="i2"> Dans ce tonneau;</p> -<p>Il aurait enchanté Boileau,</p> -<p>Car vous trouverez la justesse,</p> -<p>Le goût et la délicatesse</p> -<p class="i2"> Dans ce tonneau.</p> -</div></div> - -<p>Mme du Deffant donne plusieurs soupers par semaine, -un entre autres le samedi; elle a de fondation ce jour-là -Mmes d'Aiguillon, de Mirepoix, de Crussol, la marquise -de Boufflers, MM. de Bauffremont et Pont de Veyle.</p> - -<p>Souvent aussi elle invite Mme de Boisgelin et -Mme de Cambis.</p> - -<p>Ces Oiseaux, si dédaignés, sont du reste pleins de -talents et ils deviennent à l'occasion une précieuse ressource. -Souvent, pour distraire Mme du Deffant, ils -récitent des vers, des comédies; un soir ils déclament -devant elles plusieurs scènes du <i>Misanthrope</i>; une -autre fois ils jouent <i>les Femmes savantes</i>, et avec la -plus rare perfection. Mme du Deffant en est à ce point -dans l'admiration qu'elle déclare n'avoir jamais rien -entendu qui lui fit autant de plaisir.</p> - -<p>Mme de Cambis possède encore une voix délicieuse -<span class="pagenum"><a id="Page_103"> 103</a></span> -et souvent elle veut bien la faire entendre après souper -pour charmer les hôtes de la vieille marquise.</p> - -<p>Malheureusement, les Oiseaux ne se bornent pas -toujours à des distractions aussi innocentes. Leur passion -pour le jeu est poussée à ce point qu'ils sollicitent -Mme du Deffant de laisser installer chez elle des tables -de vingt-et-un et de trente-et-quarante. L'austère salon -de Saint-Joseph transformé en tripot! <i>horresco referens</i>! -Désormais les familiers de la maison, les étrangers de -passage admis dans le cénacle, pourront prendre part -à des parties ruineuses.</p> - -<p>Le 10 décembre 1769, «le petit Fox», celui-là même -qui devait plus tard jouer dans son pays un si grand -rôle, gagne 300 louis; la veille il en avait perdu 260 -contre Mme de Boisgelin.</p> - -<p>Mme du Deffant est fort irritée de ce jeu effréné; -bien qu'elle n'ose s'y opposer, elle le blâme sévèrement.</p> - -<p>Elle écrit à Walpole le 26 décembre:</p> - -<p>«Je pense comme vous sur les Oiseaux, je ne leur -trouve nul attrait. C'est une société dangereuse. Leur -fureur pour le jeu est contagieuse... on joua chez moi -dimanche jusqu'à cinq heures du matin; le Fox perdit -450 louis. Ce jeune homme ne sera pas quitte de son -séjour ici pour 3 à 4,000 louis.»</p> - -<p>Heureusement les Oiseaux ne tiennent pas en -place, ils disparaissent souvent et leur absence, loin de -chagriner Mme du Deffant, lui cause une satisfaction -qu'elle ne dissimule pas à son amie Mme de Choiseul; -celle-ci, fort indulgente, lui répond:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_104"> 104</a></span></p> -<p class="date">«Fontainebleau, 16 octobre 69.</p> - -<p>«Les Oiseaux, dites-vous, sont envolés. Comment, -tout de suite, comme cela, sans raison?—Cela ressemble -bien en effet à des oiseaux. J'avoue que je n'en -suis pas trop fâchée. Vous savez que je ne partage pas -le goût de Mme de la Vallière pour les Oiseaux; tant de -grâces, de légèreté, ne conviennent point à une grand'mère. -Si ces Oiseaux vous amusaient cependant, je -désire qu'ils vous reviennent, on ne peut disconvenir -qu'ils n'aient un très joli ramage.»</p> - -<p>Depuis qu'il habitait la capitale, Saint-Lambert, -nous l'avons vu, était devenu fort à la mode; l'amitié -du prince de Beauvau, une bonne fortune éclatante, -des poésies fugitives fort appréciées, tout avait contribué -à augmenter sa réputation et à lui faire obtenir -dans la société une place des plus enviables.</p> - -<p>Il travaillait depuis de longues années à un poème -des <i>Saisons</i>, sur lequel il comptait pour asseoir définitivement -sa réputation. Il l'avait commencé à Lunéville -du temps de Mme du Chatelet, et depuis il avait -fait maintes lectures dans les salons de morceaux détachés, -qui tous avaient obtenu le plus grand succès.</p> - -<p>En 1769, le poème étant enfin terminé, l'auteur le -livra à l'impression.</p> - -<p>Quand l'ouvrage parut, ce fut un cri d'enthousiasme -dans le camp des philosophes; l'esprit de secte dominait -tout, et Saint-Lambert étant des leurs, peu importait le -mérite du poème, il fallait qu'il obtînt un éclatant succès.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_105"> 105</a></span> -Voltaire, toujours prodigue de compliments excessifs, -pour les littérateurs de second ordre, écrivait à -l'auteur, non sans sourire assurément: «Soyez persuadé -que vos <i>Saisons</i> sont le seul ouvrage de notre -siècle qui passera à la postérité.»</p> - -<p>Soutenu par le prince de Beauvau et par tous ses -amis, l'ouvrage ne fut pas moins bien accueilli dans la -société que par les encyclopédistes.</p> - -<p>En dehors de leurs relations d'amitié, les Beauvau -avaient les meilleures raisons du monde pour défendre -l'auteur. Saint-Lambert n'avait-il pas eu l'habileté de -terminer le troisième chant de son poème par cet hommage -à l'amitié:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Oui, je verrai, Beauvau, ta gloire et ton bonheur,</p> -<p>J'entendrai célébrer ta vertu bienfaisante,</p> -<p>Ton âme toujours pure et toujours indulgente,</p> -<p>Ta valeur, ta raison, ta noble fermeté,</p> -<p>Ton cœur, ami de l'ordre, et juste avec bonté.</p> -<p>Je verrai la compagne à tes destins unie,</p> -<p>Embellir ton bonheur, seconder ton génie,</p> -<p>Et pour elle, et pour toi croître de jour en jour</p> -<p>Du public éclairé le respect et l'amour.</p> -<p>Vos succès, vos plaisirs, votre union charmante,</p> -<p>Le spectacle si doux de la vertu contente,</p> -<p>Me tiendront lieu de tout, et sans les regretter</p> -<p>Je perdrai les plaisirs que l'hiver va m'ôter.</p> -</div></div> - -<p>Mme du Deffant avec son esprit si net, appréciait -peu la phraséologie vague et incertaine de Saint-Lambert. -Quand les <i>Saisons</i> parurent, elle se les fit lire et -bien qu'influencée par son entourage, son impression -fut peu favorable:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_106"> 106</a></span> -«Il y a un peu trop de pourpre, d'or, d'azur, de -pampres, de feuillages, écrit-elle. Je n'ai pas beaucoup -de goût pour les descriptions, j'aime qu'on me peigne -les passions, mais les êtres inanimés, je ne les aime -qu'en dessus de porte.»</p> - -<p>Elle envoya l'ouvrage à son cher Walpole, sans lui -cacher la piètre estime en laquelle elle tenait le poème -et l'auteur:</p> - -<p>«Ce Saint-Lambert est un esprit froid, fade et faux, -dit-elle; il croit regorger d'idées et c'est la stérilité -même; sans les oiseaux, les ruisseaux, les ormeaux et -leurs rameaux, il aurait bien peu de choses à dire.»</p> - -<p>«Ah! que vous en parlez avec justesse, lui répond -Walpole, le plat ouvrage! Point de suite, point d'imagination! -une philosophie froide et déplacée... des -apostrophes tantôt au bon Dieu, tantôt à Bacchus..., -c'est l'Arcadie encyclopédique...»</p> - -<p>Ravie d'un jugement qui, au fond, était le sien, la -marquise répond à son ami:</p> - -<p>«Votre analyse de Saint-Lambert a débrouillé tout -ce que j'en pensais; c'est un froid ouvrage et l'auteur -un plus froid personnage.» Elle ajoute méchamment: -«Les Beauvau se sont faits ses Mécènes. Oh! qu'il -y a des gens de village et des trompettes de bois! Peut-être -y a-t-il encore quelques gens d'esprit, mais pour -des gens de goût, pour de bons juges, il n'y en a -point...»</p> - -<p>Le succès de Saint-Lambert ne fut pas sans mélange -et l'enthousiasme des gens de lettres ne fut pas universel. -<span class="pagenum"><a id="Page_107"> 107</a></span> -Les enfants perdus de la littérature se permirent -quelques critiques, Fréron et Palissot, entre autres, ne -ménagèrent pas l'auteur des <i>Saisons</i>. Les épigrammes -pleuvaient de tous côtés, une entre autres fit fureur:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Saint-Lambert s'enroue à nous dire:</p> -<p>«Mon poème doit être bon</p> -<p>Car j'ai mis trente ans à l'écrire.</p> -<p>Trente ans! vous dis-je.» Et pourquoi non?</p> -<p>Il en faut autant pour le lire.</p> -</div></div> - -<p>Ces critiques faisaient le désespoir du poète. Que -devint-il quand il apprit qu'un jeune homme, M. Clément, -préparait contre lui un véritable pamphlet. -Non content de couvrir de ridicule les <i>Saisons</i>, Clément -se permettait quelques plaisanteries sur la Doris -du poème, or il n'était que trop facile de reconnaître -dans la Doris Mme d'Houdetot<a id="FNanchor_56" href="#Footnote_56" class="fnanchor"> [56]</a>.</p> - -<p>Les <i>Observations critiques</i> allaient paraître. Saint-Lambert -remua ciel et terre pour en obtenir la suppression<a id="FNanchor_57" href="#Footnote_57" class="fnanchor"> [57]</a>.</p> - -<p>Mme de Boufflers écrivait à ce propos à son ami -Panpan:</p> - -<p class="date">«Paris, ce 25 octobre.</p> - -<p>«Je viens de lire une critique imprimée des <i>Saisons</i> -qui met Saint-Lambert au désespoir. J'aurais bien -<span class="pagenum"><a id="Page_108"> 108</a></span> -voulu pouvoir vous l'envoyer, mais il a engagé Mme de -Beauvau a en empêcher le débit, ce qui ne me paraît -pas d'une justice exacte, car, quoiqu'elle soit sanglante -et charmante, il n'y a pas de personnalité.</p> - -<p>«On dit qu'elle est d'un M. Clément, qui a infiniment -d'esprit. Pour moi, je l'aurais crue de Palissot. -Cependant je vis hier une lettre de ce Clément à Saint-Lambert, -dans laquelle il se plaint du procédé violent -du poète, et il ne manque pas de dire qu'il est plus -aisé et plus commode de supprimer que de répondre.</p> - -<p>«Il se plaint aussi de ce que Saint-Lambert a écrit à -M. de Sartines que lui, Clément, avait été professeur -de je ne sais quoi à Dijon et qu'il en avait été chassé; -il lui demande une entrevue chez M. de Sartines, où il -s'engage à lui prouver le contraire. Tout cela dans des -termes violents.</p> - -<p>«Je crois que Saint-Lambert, quoiqu'il affecte du -mépris, est au désespoir. C'est la maréchale de Luxembourg -qui a eu un exemplaire de cet ouvrage, et de la -lettre, qui me les a fait voir, sans vouloir me les prêter, -ni à personne, à cause de Mme de Beauvau.»</p> - -<p>Le poète, de plus en plus irrité et abusant de son -crédit, obtint, par l'influence du prince de Beauvau, que -son audacieux critique serait envoyé au Fort-l'Évêque. -C'était se montrer bien sensible; dans tous les cas, le -procédé ne manquait pas d'être assez piquant pour un -philosophe.</p> - -<p>Clément occupa ses loisirs au Fort-l'Évêque à composer -cette épigramme:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_109"> 109</a></span></p> -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Pour avoir dit que tes vers sans génie</p> -<p>M'assoupissaient par leur monotonie,</p> -<p>Froid Saint-Lambert, je me vois séquestré.</p> -<p>Si tu voulais me punir à ton gré,</p> -<p>Point ne fallait me laisser ton poème;</p> -<p>Lui seul me rend mes ennuis moins amers;</p> -<p>Car, de nos maux, le remède suprême</p> -<p>C'est le sommeil... je le dois à tes vers<a id="FNanchor_58" href="#Footnote_58" class="fnanchor"> [58]</a>.</p> -</div></div> - -<p>Clément ne resta que trois jours au Fort-l'Évêque, -mais il fut ensuite autorisé à publier ses <i>Observations</i>. -Son pamphlet aurait probablement passé inaperçu, si la -conduite de Saint-Lambert n'avait fait scandale et -attiré l'attention.</p> - -<p>Les encyclopédistes formaient une petite église -fermée et intolérante à laquelle ils n'admettaient pas -que personne pût toucher. Non contents de porter aux -nues l'ouvrage de leur confrère, ils avaient tous pris -parti avec violence contre son obscur blasphémateur. Ils -firent plus encore. Ils décidèrent que l'Académie devait, -par un éclatant témoignage, consacrer le succès des -<i>Saisons</i>. L'abbé Trublet venait fort à propos de laisser -un fauteuil vacant, Saint-Lambert fut invité à se présenter. -Il fut élu sans difficulté et, le 23 juin 1770, le -poète était admis au nombre des Immortels par M. du -Coëtlosquet, évêque de Limoges.</p> - -<p>Saint-Lambert, dans son discours, crut devoir louer -outrageusement ceux qui l'avaient nommé et Grimm -raille agréablement cette reconnaissance exagérée:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_110"> 110</a></span> -«On a, dit-il, donné à M. de Saint-Lambert, lorsqu'il -est entré à l'Académie, un encensoir, à condition -qu'il en dirigerait les coups, non seulement en arrière -sur les fondateurs, mais encore en avant sur les principaux -nez académiques. Le nouvel élu a fait son devoir -d'encenseur à merveille, et il n'y a point d'habitué de -paroisse qui sache mieux lancer le sien vers le porteur -du Saint-Sacrement.»</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_111"> 111</a></span></p> -<h2 class="normal">CHAPITRE VII<br /> -<span class="medium">1770</span></h2> - -<p class="hanging indent"> -La marquise de Lenoncourt quitte Paris.—Mme de Boufflers songe -à suivre son exemple.</p> -</div> - -<p class="space">La vie de Mme de Lenoncourt dans la capitale devenait -de jour en jour moins agréable, elle souffrait de sa -pauvreté, de son isolement, l'ennui la gagnait et aussi -la misanthropie.</p> - -<p>«J'ai trouvé dans la vie tant de gens qui ne voulaient -pas m'aimer, écrit-elle tristement, et qui ne voulaient -pas que je les aimasse, tant de sots, tant de gueux, -qu'ils m'ont enfin dégoûté d'eux.»</p> - -<p>Cependant à la fin de 1769, elle eut tout à coup l'espoir -d'une meilleure fortune. Des parents bienveillants -s'étaient occupés d'elle et ils l'assuraient qu'ils allaient -lui faire obtenir 8,000 livres de rente. Comme elle en -possédait déjà 8,000, son revenu se trouverait doublé, -et elle serait ainsi complètement à l'abri du besoin. -Dans son ravissement, elle écrit à son ami Panpan ces -lignes touchantes:</p> - -<p>«Quand cela sera bien constaté, je vous en ferai -part, et j'espère qu'alors rien ne troublera notre paix -intérieure, car vous m'avez promis que quand je serai -<span class="pagenum"><a id="Page_112"> 112</a></span> -riche, tout ce qui m'appartiendrait serait à vous. Si -vous ne me tenez pas cette parole, mon Veau, nous -nous brouillerons irrémissiblement.»</p> - -<p>Pendant que les négociations continuent, Mme de -Lenoncourt fait agir toutes les influences dont elle dispose: -«Je me démène comme une possédée pour avoir -mes picaillons,» écrit-elle. C'est pendant Fontainebleau -que la chose doit se décider, et naturellement la -pauvre femme est dans une anxiété terrible qui trouble -complètement sa vie. On la tourmente avec toutes -ces espérances, qui peut-être ne se réaliseront pas; -ne vaudrait-il pas mieux lui dire: «N'y pensez plus». -Plus le moment décisif approche, plus son angoisse -augmente et sa philosophie ordinaire est impuissante à -lui faire envisager l'avenir avec calme.</p> - -<p>Hélas! la mauvaise chance poursuit sans pitié la -marquise. Au moment où elle va toucher le but, où -elle se croit déjà au comble du bonheur, elle reçoit une -désastreuse nouvelle: rien de ce qu'on lui a fait espérer -ne peut se réaliser.</p> - -<p>Le premier coup fut rude, mais la pauvre femme -avait l'habitude du malheur et elle se remit assez vite. -Elle écrivait philosophiquement quelques jours après:</p> - -<p class="date">«A Paris, le 16 janvier 1770.</p> - -<p>«Adieu châteaux, grandeurs, richesse, mon pot au -lait est culbuté, mon Veau; je reçus avant-hier une -lettre charmante quoique bien affligeante; mes parents -sont plus fâchés que moi, et moi je leur suis plus obligée -<span class="pagenum"><a id="Page_113"> 113</a></span> -que s'ils avaient pu faire ce qu'ils m'ont promis. Je suis -bien convaincue qu'il n'y a point de puissance soit -céleste, soit terrestre, qui puisse vaincre le malheur -qui me poursuit. Il y a vingt ans que je me noie, et que -lorsque j'aperçois une planche pour me sauver, il arrive -un coup de massue pour me replonger au fond de l'eau. -Je ne veux plus lutter; cette année qui vient, vient de -m'amener ma quarantième année, je médite une retraite -paisible et conforme à ma santé et à ma fortune.</p> - -<p>«Adieu, mon Veau, je voudrais bien vous avoir là au -coin de mon feu, pour que vous me disiez si je suis -courageuse ou insensible. Je ne suis point émue du -tremblement de terre qui a renversé mes châteaux; je -voudrais bien croire que c'est parce que je suis un -grand homme, car je suis bien ennuyée de n'être qu'une -petite femme.»</p> - -<p>Cette déception cruelle décida Mme de Lenoncourt -à prendre un parti auquel elle songeait depuis quelque -temps. Elle résolut de quitter Paris. Bien entendu, une -fois sa résolution annoncée, elle fut entourée d'amis -qui cherchaient à lui persuader que le souverain malheur -était de vivre en province et qui mettaient toute leur -éloquence à lui démontrer tout ce que sa résolution -avait d'affreux: «Si j'étais faible et crédule, écrivait-elle, -on me tournerait la tête.»</p> - -<p>Son premier soin est de raconter à Panpan ses nouveaux -projets; il y est plus intéressé que qui que ce soit, -puisqu'elle va venir habiter la Lorraine.</p> - -<p>Panpan, ravi de revoir une amie très chère, lui conseille -<span class="pagenum"><a id="Page_114"> 114</a></span> -de prendre une maison à Lunéville, ce qui établira -entre eux les plus douces relations de voisinage. -Si Lunéville ne lui convient pas, que ne s'installe-t-elle -à Nancy? Pourquoi ne cherche-t-elle pas à amener -Mme de Boufflers avec elle; elle lui rendra le plus -grand des services en l'arrachant à Paris et elles -vivront ensemble le plus agréablement du monde.</p> - -<p>Le Veau en parle à son aise! Enlever Mme de Boufflers -à la vie de Paris, mais c'est tenter l'impossible! -Et puis Mme de Lenoncourt y réussirait-elle qu'il ne -lui plairait pas de vivre avec son amie:</p> - -<p>«J'ai autant de stabilité qu'elle en a peu, dit-elle. Je -l'aime de tout mon cœur, mais je crois que nous nous -brouillerions si nous étions dans la dépendance l'une -de l'autre.»</p> - -<p>Du reste, la marquise ne veut entendre parler ni de -Lunéville ni de Nancy où elle pourrait être exposée -aux mauvais procédés de son mari. Elle ira habiter au -mois d'octobre Remiremont, où on lui prête une des -plus jolies maisons de la ville; elle aura là une retraite -honnête, décente, et surtout inaccessible à M. de Lenoncourt.</p> - -<p class="date">«10 février 1770.</p> - -<p>«N'allez pas vous récrier, comme Mme de Boufflers, -sur la tristesse du séjour que j'ai choisi; je ne -veux pas que l'on m'en dise du mal; j'y trouverai de la -tranquillité et de l'aisance, voilà ce que je cherche, et ce -qu'il me faut.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_115"> 115</a></span> -«... Il me paraît impossible que dans quarante filles, -je n'en rencontre pas quelques-unes de bonne conversation. -Je ne suis pas difficile, je le serai encore moins -quand j'aurai perdu l'amertume et l'aigreur que ce pays-ci -commençait à me donner. J'aime à écrire, j'aime à -lire, j'aime à travailler, je me ferai des occupations et -je crois que je me défendrai de l'ennui. Enfin, mon -Veau, je suis tout accoutumée à cette idée-là, qui, je -l'avoue, m'a d'abord effrayée. Il me semblait que le feu -était à la maison, que je me jetais par la fenêtre, et je ne -savais où j'allais tomber. Cependant je n'ai pas balancé, -parce que je crois qu'il ne faut pas résister à la raison, -à moins qu'une heureuse étoile ne nous ait habitué à -tout donner au hasard.</p> - -<p>«N'êtes-vous pas persuadé qu'on peut être heureuse -partout à bon marché excepté ici où tout s'achète -bien cher. Plaisir, amis, considération, tout se paie et -mille fois au delà de sa valeur...»</p> - -<p>Si Panpan avait un grain de bon sens il viendrait -habiter avec elle à Remiremont:</p> - -<p>«Je vous donnerai, lui dit-elle, tout le haut de ma -maison; je serai votre ménagère; vous seriez caressé -par quarante chanoinesses qui se trouveraient trop -heureuses d'être vos commères<a id="FNanchor_59" href="#Footnote_59" class="fnanchor"> [59]</a>, et nous serions tous -deux riches comme M. de la Borde et M. de Montmartel.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_116"> 116</a></span> -«La <i>princesse Boursoufflée</i><a id="FNanchor_60" href="#Footnote_60" class="fnanchor"> [60]</a> ne me fait pas peur. Je -ne lui dois que parce qu'elle est une plus grande dame -que moi. Cela ne peut pas être bien gênant. Elle fait -bonne chère, elle a des chevaux; cela peut même être -une ressource...»</p> - -<p>Les projets de la marquise sont déjà complètement -arrêtés. Elle fera ses paquets pendant le carême, puis -elle quittera Paris à Pâques. Elle se rendra d'abord à la -Neuveville, de là elle ira à Haroué voir la vieille princesse -de Craon, et son été se passera ainsi fort paisiblement.</p> - -<p>Le séjour à Haroué n'attire pas irrésistiblement -Mme de Lenoncourt. D'abord tout le monde dit que la -princesse est fort baissée, qu'elle a souvent des -absences, enfin qu'elle est plus difficile à vivre que -jamais. Puis plusieurs de ses filles parlent de venir -s'installer chez elle: Mme de Mirepoix pour cacher la -honte qu'inspire à tous sa conduite; Mme de Bassompierre -pour y faire des économies parce qu'elle a perdu -au jeu plus de 4,000 louis. La visite probable de ces -deux dames n'enthousiasme pas particulièrement la -marquise, mais il faut bien s'y résigner. Si au moins -Mme de Boufflers annonçait son arrivée; elle en a -parlé, mais elle est si incertaine dans ses projets, si -changeante. Qu'adviendra-t-il au dernier moment?</p> - -<p>Enfin Pâques approchant, la marquise, toujours gracieuse -et bonne amie, écrit à son Veau pour lui -<span class="pagenum"><a id="Page_117"> 117</a></span> -demander ce qu'elle peut lui rapporter de Paris, quel -souvenir de la capitale lui sera le plus agréable. Panpan, -modeste dans ses prétentions, exprime le désir certes -le plus étrange qui se puisse imaginer: il demande à -son amie de lui rapporter des poissons rouges! Ainsi -fut fait, à la plus grande satisfaction du Veau.</p> - -<p>Conformément au programme qu'elle s'est tracé, -Mme de Lenoncourt se rend d'abord à la Neuveville, -mais elle n'y fait qu'un court séjour, elle doit se rendre -à Craon, où elle est attendue. En juin, elle écrit à -Panpan:</p> - -<p class="date">«Le 11.</p> - -<p>«Je m'en vais à Craon, mon Veau, il faut bien à la -fin <i>sauter le bâton</i>. J'y serai quinze jours tête à tête -avec la princesse. Si Dieu voulait que Mme de Boufflers -arrive! Mais jamais il ne veut qu'elle soit raisonnable, -ni que je sois heureuse. Du moins il ne l'a pas encore -voulu et sa volonté est, dit-on, immuable.</p> - -<p>«A mon retour, il faudra bien qu'il permette que je -vous voie ou bien je me passerai de la permission, car -c'est assurément ma plus forte volonté.»</p> - -<p><i>P.-S.</i>—Mettez toujours sur mon adresse: Mme de -Lenoncourt-Haussonville, parce que ma belle-mère -reçoit et décachète mes lettres.»</p> - -<p>Ainsi qu'elle le prévoyait, Mme de Lenoncourt ne se -plaît que fort médiocrement à Craon où les distractions -ne sont pas nombreuses. Elle prend patience en se -disant que tout a une fin, même les pires ennuis, et -<span class="pagenum"><a id="Page_118"> 118</a></span> -puis, il est sérieusement question d'un voyage de -Mme de Boufflers en Lorraine, d'une visite que l'on -ferait au Veau à Lunéville, et cette perspective est si -délicieuse qu'elle aide Mme de Lenoncourt à prendre -son mal en patience.</p> - -<p class="date">«A Craon, le 19.</p> - -<p>«Cette marquise vous a donc aussi mandé, mon -Veau, qu'elle partait. Je me flatte qu'elle mettra ce projet -à exécution, excepté, toutefois, qu'elle ne se soit pas -abîmée à cette belle fête de M. de Fuentès, ambassadeur -d'Espagne, où l'on me mande que l'on jouait encore le -lendemain à quatre heures après midi. Dieu veuille -qu'il lui reste de quoi payer la poste. Si elle est tout à -fait ruinée, nous ne la verrons pas; si elle a gagné nous -la verrons encore moins. Au reste, je me lamente et je -m'inquiète à plaisir, car je ne sais pas même si elle était -à cette fête. Mais, comme vous dites, elle est sujette à -péter dans la main.</p> - -<p>«Moi, mon Veau, je reste ici jusqu'au 27, et je vous -jure que c'est tout ce que je puis faire, car cela est -mortel. La levrette arrive à la Neuveville le 29 et n'y -reste que vingt-quatre heures. Après son passage je -serai libre et très pressée de vous aller voir. Si la mère -Boufflers est de ce voyage nous nous arrangerons très -bien dans votre petite maison. Vous lui donnerez la -belle chambre parce qu'elle est la plus vieille et que je -suis pour elle une manière de nièce, et moi je me trouverai -mille fois mieux quelque part où vous me mettiez, -<span class="pagenum"><a id="Page_119"> 119</a></span> -fût-ce dans le lit de votre cuisinière, que je ne pourrais -être dans le plus bel appartement, s'il était hors de chez -vous.</p> - -<p>«Rien n'arrive ici; je n'y reçois point de lettres et -je ne sais pas de nouvelles plus fraîches que celles du -sacre du Roi, que la princesse me raconte toutes les -après-dîners avant de s'endormir. Je trouve que la -santé se soutient, mais que la tête baisse; elle est -lourde, elle n'a plus de mémoire; en vérité, mon Veau, -il ne faut pas vieillir; il ne faut pas non plus mourir -jeune. Dites-moi donc ce qu'il faut faire, car pour moi -je ne le sais pas et me voilà pourtant dans ma quarantième -année.</p> - -<p>«Adieu, ma vache, je suis moult bête ici, je m'y sens -une espèce d'engourdissement fort nuisible à l'esprit. -Le chevalier est pourtant venu me faire une visite, -mais si courte, si courte que c'est comme si j'avais vu -son ombre.»</p> - -<p>Comme il fallait s'y attendre, tous ces beaux projets -de réunion s'écroulent, Mme de Boufflers, sous des prétextes -plus ou moins futiles, renonce à son voyage, et -Mme de Lenoncourt, assez découragée, va s'installer à -Remiremont. A peine a-t-elle fini ses derniers arrangements -qu'elle écrit à Panpan pour le supplier de la -venir voir:</p> - -<p>«Si vous pouviez venir passer quelques jours avec -moi, vous me feriez un plaisir extrême. Ce sont vos -maudites commères qui vous retiennent. Vous seriez -bien ici, et je vous assure que vous ne vous y ennuieriez -<span class="pagenum"><a id="Page_120"> 120</a></span> -pas. Nous y jouerions au (je ne sais pas écrire ce nom-là), -vous auriez des légumes, je sentirais bon la religieuse, -nous causerions, nous nous promènerions. -Venez, mon Veau.»</p> - -<p>Mais Panpan, en bon et franc égoïste qu'il est, -reste insensible aux plus pressantes sollicitations. Son -indifférence est d'autant plus fâcheuse que Mme de -Lenoncourt éprouve de grandes déceptions; sa nouvelle -installation est moins agréable, qu'elle ne l'imaginait, -les chanoinesses moins aimables qu'elle ne l'espérait; -bref, au bout de peu de temps, la marquise sent -venir l'ennui, aussi est-elle trop heureuse d'accepter les -invitations qu'elle reçoit de ses amis. Elle retourne -passer quelque temps à Craon, puis elle va s'établir à -la Neuveville où elle compte passer l'hiver. Mais là -non plus, elle ne trouve pas le bonheur.</p> - -<p>C'est encore à Panpan qu'elle confie ses doléances:</p> - -<p class="date">«La Neuveville.</p> - -<p>«Me voilà, mon Veau, je suis comme un porte-balle, -courant de château en château.</p> - -<p>«Je suis ici très doucement, très commodément, -mais il faut convenir que ce n'est point amusant.</p> - -<p>«Nous sommes à la cloche, comme dans un couvent; -mes voisins les Chartreux ne sont pas plus solitaires -que moi. Je supporte cette solitude assez gaîment. -On dit que l'hiver sera bien long; moi je dis que je -me chaufferai, que je lirai, et qu'enfin il se passera -comme un autre.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_121"> 121</a></span> -Mme de Lenoncourt ne tarde pas à se fatiguer de -cette vie errante. Remiremont, la Neuveville, Haroué -étaient des ressources momentanées, mais qui ne pouvaient -être durables. «Il faut être chez soi, écrit-elle, -commander son dîner, son souper, voir qui l'on veut; -le contraire, à la longue, est très insupportable.» Et -elle se décide enfin à chercher une demeure à Nancy, -au risque de ce qui pourra arriver.</p> - -<p>Justement, à cette époque, Mme Alliot venait de se -résoudre à quitter la Lorraine; elle fut trop heureuse -de louer à Mme de Lenoncourt la maison qu'elle occupait -place de l'Alliance.</p> - -<p>Panpan ayant demandé s'il y serait bien accueilli, -la marquise lui offre une hospitalité vraiment écossaise. -«Oui, sans doute, mon cher Veau, vous y aurez un -appartement, et s'il n'y avait qu'un lit, je le partagerais -avec vous.»</p> - -<p>A peine est-elle installée qu'elle réclame son ami à -grands cris: «Venez, mon Veau, venez admirer ma -charmante maison; jamais je n'ai été meublée et logée -comme je le suis; je serai ravie de vous montrer tout -cela. J'en suis si occupée et si contente que je ne pense -pas au voisinage.»</p> - -<p>Si Mme de Boufflers n'avait pas mis à exécution son -projet de voyage à Lunéville, il n'en est pas moins certain -qu'elle y avait songé. Elle commençait à parler -sérieusement de retourner vivre en Lorraine. Il est vrai -que la plupart du temps c'étaient propos en l'air et bien -vite oubliés.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_122"> 122</a></span> -Sa vie devenait de jour en jour plus difficile; le jeu -avait vite eu raison de sa petite fortune et bien qu'elle -s'efforçât de vivre avec la plus stricte économie, elle -n'arrivait plus «à joindre les deux bouts». Il faut dire -à sa louange qu'elle s'accommodait des privations avec -la plus surprenante facilité et qu'elle montrait dans -sa misère relative une philosophie tout à fait méritoire.</p> - -<p>Depuis longtemps son frère de Beauvau, ses meilleurs -amis, Mme de Lenoncourt et Panpan, la suppliaient -de renoncer à l'existence de Paris qui causait -sa perte et de retourner vivre en Lorraine. Hélas! la -pauvre marquise promettait toujours et au dernier moment -elle trouvait quelque prétexte pour ne pas quitter -la capitale.</p> - -<p>Le départ de Mme de Lenoncourt lui fit cependant -une certaine impression; elle comprit qu'elle serait un -jour ou l'autre réduite elle-même à une semblable -nécessité et elle commença à parler plus sérieusement -de son retour en Lorraine. Mais où fixerait-elle ses pénates? -Habiterait-elle Nancy, où depuis longtemps -déjà elle possédait une demeure? Résiderait-elle à la -Malgrange, qu'elle devait à la libéralité de Stanislas? -Son goût l'entraînait plutôt vers Lunéville, mais depuis -qu'elle avait dû quitter les appartements du château, elle -n'y avait plus d'abri; elle songea un instant à louer un -assez grand appartement qu'elle connaissait et qui, à -ses yeux, avait le très grand avantage d'être situé tout -proche de la demeure de Panpan.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_123"> 123</a></span> -Mais sa famille, au courant de son intention, souleva -mille objections.</p> - -<p>Elle eut alors l'idée de proposer à Panpan de lui -louer une partie de la maison qu'il occupait; de cette -façon ils vivraient ensemble, sous le même toit, dans -une charmante intimité.</p> - -<p>Elle lui écrit en mars 1770.</p> - -<p class="date">«Paris, 5 mars.</p> - -<p>«Il s'en faut bien, mon cher cœur, que je vous croie -un tort, mais j'ai été fâchée de la publicité de mon -projet, à cause des importunités que cela m'attire. Il -faut renoncer à cet appartement dont l'idée m'enchantait. -Tout le monde dit que ce serait loger dans des -casernes. Ainsi, il faut se retourner et songer à votre -maison. Acheter à vie, est-ce payer tous les ans le loyer -comme mon frère fait de la maison qu'on lui bâtit -actuellement<a id="FNanchor_61" href="#Footnote_61" class="fnanchor"> [61]</a>? Autrement je ne pourrais pas payer, -n'ayant pas d'argent. Voyez comment vous pouvez -arranger cela. Il ne faut pas songer à l'hôtel de Craon -que mon frère compte vendre à la première occasion<a id="FNanchor_62" href="#Footnote_62" class="fnanchor"> [62]</a>.</p> - -<p>«Adieu et bonjour, mon cher ami, je vous embrasse -mille fois.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_124"> 124</a></span></p> -<p class="autre">(D'une main étrangère.)</p> - -<p>«Le remède qu'on applique à l'œil de Mme la marquise -lui fait quelque bien et on lui fait espérer qu'avec -le temps, il guérira tout à fait. L'oculiste est de Lyon; -il est à Paris pour affaires. Il est connu par des cures -extraordinaires.»</p> - -<p class="space">Cette proposition, qui aurait dû combler de joie le -vieux Panpan, ne parut pas le séduire le moins du -monde.</p> - -<p>Il reçut avec beaucoup de froideur les offres de son -amie et il souleva plusieurs objections: la principale -était que sa modeste demeure ne pouvait convenir à -une grande dame, qu'elle n'y trouverait pas l'élégance -et le faste auquel elle était habituée, enfin il s'étendait -sur des considérations de décence, de convenance, qui, -sous sa plume, étaient au moins assez singulières.</p> - -<p>Mme de Boufflers réfute ses objections avec autant -d'esprit que de cœur:</p> - -<p class="date">«Paris, ce 9 avril 1770.</p> - -<p>«J'ai répondu à la lettre du 1<sup>er</sup> février et à celle du 5. -D'abord il est question de votre maison que je voulais -louer ou acheter. Croyez-vous, mon Veau, qu'en prenant -le parti de renoncer à ceci pour jamais, et en ne -songeant qu'à finir doucement ma vie loin d'ici, je me -croie obligée à mettre beaucoup de faste ou de décence, -comme vous l'appelez, dans une retraite, où, <i>comme je -le désire</i>, je serai bientôt oubliée, et où ne devant -<span class="pagenum"><a id="Page_125"> 125</a></span> -jamais voir les gens qui mettent toute leur vertu et -tout leur esprit à trouver de l'importance à ces choses-là, -je doive seulement songer à ce qu'ils en penseront. -Je n'ai en vérité pensé qu'à me procurer la consolation -de vivre avec vous, et dans le seul pays que j'aime, -parce que c'est le seul où j'ai été heureuse.</p> - -<p>«Croyez, mon Veau, que les choses qui vous paraissent -indécentes, parce que vous en jugez d'après -les idées de certaines personnes, perdront toute leur -importance, dès que nous serons bien sûrs de ne jamais -les revoir.</p> - -<p>«Je conclus donc à louer la partie de votre maison -que vous n'habitez pas, ou quelque chose qui en soit -tout près.</p> - -<p>«Voilà mes conditions, voyez si vous me voulez à -ce prix-là.»</p> - -<p>Où Panpan a-t-il pris que Mme de Boufflers voulait -mener grand train et faire du faste? Elle le voudrait -qu'elle ne le pourrait pas, puisqu'elle est à peu près -ruinée par les impôts nouveaux; du reste, elle n'y -songe pas un instant:</p> - -<p>«Quant à ma manière de vivre, elle sera fort bourgeoise, -de quelque manière que les choses tournent, -c'est-à-dire soit qu'on paie ou non. Je compte dans les -deux cas ne pas dépenser au delà de ce que j'ai sur -M. de Beauvau, le chevalier et le marquis de Boufflers, -et la Malgrange. Du reste, si l'on paie, nous tâcherons -d'en faire du bien à tous ces pauvres gens qui m'ont, -presque tous, marqué de l'attachement. Je perds à peu -<span class="pagenum"><a id="Page_126"> 126</a></span> -près 5,200 livres aux troisièmes<a id="FNanchor_63" href="#Footnote_63" class="fnanchor"> [63]</a>, mais si l'on est -payé, comme on le croit, j'y gagnerai.»</p> - -<p>La marquise termine sa lettre en citant un trait charmant -du duc de Choiseul, à propos de La Harpe et -de sa fameuse pièce <i>Mélanie</i> ou <i>la Religieuse malgré -elle</i>.</p> - -<p>La Harpe s'était plu à retracer les vertus de son -bienfaiteur, M. Legier, curé de Saint-André-des-Arts; -il dépeignait l'intérieur d'un couvent, les vertus d'un -pasteur vénérable, les souffrances d'une jeune novice. -La pièce ne pouvant être jouée, parce qu'on ne l'aurait -pas permis, La Harpe en faisait des lectures dans les -salons de Paris; ses tirades, qui correspondaient si bien -aux idées de l'époque, soulevaient l'enthousiasme général -et faisaient «couler bien des larmes». La pièce fut -même représentée trois fois sur le théâtre de M. d'Argental: -La Harpe y jouait le rôle du curé, aux applaudissements -de tous<a id="FNanchor_64" href="#Footnote_64" class="fnanchor"> [64]</a>.</p> - -<p>«Vous serez bien aise d'apprendre ceci de M. de -Choiseul. Nous avons, ou plutôt Saint-Lambert a parlé -à Mme de Beauvau d'une pièce de La Harpe que nous -avons entendue et qu'il ne connaissait pas. Mme de -Beauvau l'a fait venir et a été contente de la pièce qui -<span class="pagenum"><a id="Page_127"> 127</a></span> -s'appelle <i>Mélanie</i> ou <i>la Religieuse malgré elle</i>. La -pièce a été lue chez Mme de Grammont où était -M. de Choiseul. On a demandé à l'auteur s'il ne -la ferait pas imprimer en Hollande. Il a dit qu'il -croyait qu'il faudrait finir par là, parce qu'on lui -disait qu'il se ferait des affaires en la faisant imprimer -ici; qu'il en était d'autant plus fâché qu'il avait -trouvé deux libraires qui lui en offraient mille écus. -Le lendemain M. de Choiseul lui a mandé qu'il voulait -être son troisième libraire et il lui a envoyé mille -écus<a id="FNanchor_65" href="#Footnote_65" class="fnanchor"> [65]</a>.»</p> - -<p>Au mois de septembre 1770, Mme de Boufflers a -complètement oublié ses projets de départ, elle est toujours -à Paris.</p> - -<p>L'abbé Terray a remplacé M. d'Invaut au contrôle -général depuis le mois de décembre 1769, mais ses -procédés financiers ont soulevé de grandes clameurs, -et il y a une fermentation générale. Le crédit est -absolument perdu et pour le relever l'abbé ne voit -d'autre moyen que de faire une banqueroute totale. -On est accablé de remontrances, de représentations, -de réquisitoires, d'arrêts, de lettres patentes, etc. -Mme de Boufflers envisage avec calme tout ce bouleversement; -si ses pensions sont payées, elle se tient -pour satisfaite.</p> - -<p>La marquise narre à son Veau les incidents de la -capitale:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_128"> 128</a></span></p> -<p class="date">«Paris, 28 septembre 1770.</p> - -<p>«Bonjour, mon Veau. Voilà la première fois de la -vie que vous ayez été un peu content de moi! aussi -vous verrez comme la louange me donne de l'émulation.</p> - -<p>«Hier matin, M. le Dauphin se trouva mal, il eut de -la fièvre, mal aux reins et à la tête. On vient de dire -qu'il était mieux en ce moment.<a id="FNanchor_66" href="#Footnote_66" class="fnanchor"> [66]</a></p> - -<p>«Savez-vous que le contrôleur général a envoyé -chercher l'abbé Morellet et lui a défendu de faire -paraître son Dictionnaire. L'abbé lui a dit que comme -il l'avait fait par ordre de M. d'Invaut, qui lui avait dit -qu'il se chargeait des frais, il espérait au moins que -M. l'abbé Terray voudrait bien s'en charger aussi. Le -contrôleur général lui a répondu: «Que ceux qui vous -ont fait travailler vous payent; ce n'est pas mon -affaire.» Il y a pour 2,000 livres de frais<a id="FNanchor_67" href="#Footnote_67" class="fnanchor"> [67]</a>.</p> - -<p>«Savez-vous que le chancelier a fait venir M. Thomas -pour le menacer de la Bastille, au cas que son discours -courût, et qu'en même temps il le lui a gardé huit -<span class="pagenum"><a id="Page_129"> 129</a></span> -jours, si bien qu'il est possible qu'on en ait pris copie -chez lui<a id="FNanchor_68" href="#Footnote_68" class="fnanchor"> [68]</a>.</p> - -<p>«L'archevêque de Toulouse a dit que, puisque le -discours de M. Thomas n'était pas imprimé, le sien ne -le serait pas non plus. On dit aussi que l'Académie a -dit à M. Séguier que, sans le respect de son nom, on -l'aurait rayé de l'Académie, à cause de son réquisitoire.</p> - -<p>«M. de Choiseul est à Chanteloup jusqu'à Fontainebleau, -avec beaucoup de monde. Il y aura beaucoup de -fêtes et de plaisirs. On ne parle de rien. Je vis hier une -maison énorme qu'il fait bâtir à l'arsenal pour lui; elle -n'a que vingt-six croisées de face.</p> - -<p>«Je passai hier la journée à Port-à-l'Anglais, dans -une maison que la maréchale de Mirepoix a louée à vie, -qui est charmante. En vérité, cela dégoûte de tout. -C'est sur les bords de la rivière Marne-Seine; la vue et -les jardins sont charmants.</p> - -<p>«Adieu donc, Cœur, je m'adonne aux nouvelles.»</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_130"> 130</a></span></p> -<h2 class="normal">CHAPITRE VIII<br /> -<span class="medium">1770-1771</span></h2> - -<p class="hanging indent"> -Départ du chevalier de Boufflers pour la Hongrie.—Son séjour -au camp des Confédérés.—Ses déceptions.—Son retour à -Vienne.</p> -</div> - -<p class="space">Nous avons vu que le chevalier de Boufflers consacrait -la meilleure partie de son temps à rimer en l'honneur -des dames et à courir les grandes routes. Mais il -ne se bornait pas à ces deux occupations, en somme -inoffensives; pour son malheur il était, comme sa mère, -possédé de la passion du jeu, et la fortune ne lui était -guère favorable. Un soir, au Palais-Royal, il perdit plus -de mille louis dont il n'avait pas le premier sol. Il ne -put payer naturellement, ce qui causa «de grandes -criailleries». Paris était sa perdition, tout le monde le -lui disait et il le sentait très bien lui-même, si bien qu'il -recherchait toutes les occasions de fuir la capitale.</p> - -<p>En 1770, ayant appris que le Roi projetait d'envoyer -un ambassadeur extraordinaire auprès de l'infante -de Parme, à l'occasion de ses couches, il s'imagina -que nul n'était plus apte que lui à remplir cette -mission de confiance et il écrivit à Choiseul pour -lui demander la préférence. Il rappelait plaisamment -les missions dont Stanislas l'avait autrefois chargé et -<span class="pagenum"><a id="Page_131"> 131</a></span> -qu'il avait, assurait-il, remplies à son entière satisfaction.</p> - -<p class="titel">«Monsieur le duc,</p> - -<p>«On dit que l'infante de Parme va bientôt accoucher, -et vous êtes trop poli pour ne pas lui faire un petit -compliment. Je m'empresse de m'offrir, parce que j'ai -pensé que vous dépêcheriez peut-être un courrier -extraordinaire, et, assurément, vous ne pouvez pas en -trouver un plus extraordinaire que moi. Je ne suis pas -neuf en politique; j'ai fait mes premières armes avec la -princesse Christine; de là, j'ai été à Francfort boire à la -santé du Roi des Romains, et, quelque temps après, je -suis venu à la mort de M. le Dauphin, faire compliment -sur sa guérison. Je me sens tout l'acquit et tous les -talents nécessaires pour haranguer dans cette occasion-ci -le père, la mère, et même l'enfant sans qu'il y trouve -un mot à redire; mais ce qui me plaira le plus, ce sera -de parcourir ensuite toute l'Italie avec les profits de -mon ambassade, et de voyager sur le velours.</p> - -<p>«Je crois que mon projet sera fort goûté de mes -créanciers; je souhaite qu'il le soit autant de vous, et, -en attendant votre réponse, je suis avec respect, monsieur -le duc...»<a id="FNanchor_69" href="#Footnote_69" class="fnanchor"> [69]</a>.</p> - -<p>Bien qu'il fût on ne peut mieux disposé pour son -jeune ami, le duc n'acquiesça pas cependant à sa -demande. Ce que voyant, Boufflers imagina une autre -<span class="pagenum"><a id="Page_132"> 132</a></span> -combinaison. Les Polonais venaient de se soulever -contre la Russie. Il résolut d'aller rejoindre les Confédérés -de Bar et de leur prêter l'appui de son épée; ce -projet flattait son goût pour la locomotion et en même -temps lui faisait espérer force combats où il trouverait -sûrement l'occasion de se distinguer, voire même de se -couvrir de gloire. C'était un moyen de montrer ce dont -il était capable et de donner à son besoin d'activité un -but honorable.</p> - -<p>La détermination était grave et pouvait avoir pour -son avenir une importance considérable. Aussi, avant -de prendre un parti irrévocable, Boufflers, ainsi qu'il -convenait à un neveu respectueux, se rendit-il chez son -oncle de Beauvau pour lui soumettre ses projets; M. de -Beauvau, estimant probablement que tout valait -mieux pour le jeune homme que l'oisiveté de la capitale, -l'encouragea beaucoup, et il lui promit tout son -appui.</p> - -<p>Avant de s'éloigner, le chevalier crut de son devoir -d'aller dire adieu à Mme de Choiseul à Chanteloup. -Après un assez long séjour chez la duchesse, il lui écrivait -cette jolie lettre:</p> - -<p class="date">«8 auguste 1770.</p> - -<p class="titel">«Madame la duchesse,</p> - -<p>«Vous avez eu bien tort de vous laisser enlever de -Chanteloup, car vous ne serez nulle part aussi aimable. -Je serais bien tenté d'en dire autant de votre ravisseur; -mais il serait mal à moi d'oublier le bonheur de tous, -<span class="pagenum"><a id="Page_133"> 133</a></span> -pour celui d'un seul, et votre ravisseur est le seul qu'il -ne faut pas aimer pour lui-même.</p> - -<p>«Moi qui ne connaissais de plaisir que dans le changement -de lieux, je commence à changer de goûts. -J'aurais bien béni une attaque de goutte ou une lettre -de cachet qui m'aurait obligé de rester à Chanteloup, et -je sens à cette heure qu'il ne faut courir que jusqu'à ce -qu'on vous trouve.</p> - -<p>«En vous quittant j'ai été pour trois jours aux -Ormes où M. de Voyer abat du nouveau pour élever -du vieux et prétend soutenir son château, qui est déjà -presque tout tombé, par une douzaine de tours qui ne -sont point encore élevées.</p> - -<p>«De là, j'ai été passer trois autres jours à Turny. -J'ai vu des gens très gais, ce qui m'a fait penser que la -peine du Dante en enfer, dont les prédicateurs font tant -de cancans, n'est pas aussi affreuse, et en vérité il tient -à bien peu que je vous dise que c'est ce que je vous -souhaite.</p> - -<p>«Madame la duchesse, n'oubliez pas le sabre -que vous m'aviez promis. Je veux être armé de votre -main victorieuse et je serai charmé d'être votre chevalier, -parce qu'il ne faut pas vous défendre contre -beaucoup de monde et que c'est un état fort tranquille.</p> - -<p>«Souvenez-vous surtout, madame la duchesse, de -mon respect, de mon attachement, de mon admiration -pour vous. Ce seront toujours là mes premiers sentiments -jusqu'à ce que je trouve en Hongrie, ou en -<span class="pagenum"><a id="Page_134"> 134</a></span> -Valachie, ou en Esclavonie quelqu'un qui vaille mieux -que vous<a id="FNanchor_70" href="#Footnote_70" class="fnanchor"> [70]</a>.»</p> - -<p>Avant de partir pour son expédition aventureuse, le -chevalier vint passer quelques jours en Lorraine où il -visita tous ses amis.</p> - -<p>«Le chevalier est arrivé avant-hier de Chanteloup -aussi fou que sa mère, écrit Mme de Lenoncourt, il -part pour Vienne, l'Allemagne, la Bohême et n'a pas -le premier sol... Il va servir dans l'armée des Confédérés -en Pologne, il y sera ou haché ou pendu. Pourquoi -faire le chevalier errant? Cela me fâche tout à -fait.»</p> - -<p>Après un séjour à Nancy et à Lunéville, après avoir -dit adieu à Panpan et à Mme de Lenoncourt, à laquelle -il promet d'envoyer de ses nouvelles, le chevalier se -met en route.</p> - -<p>Fidèle à sa promesse, à peine arrivé à Munich, il -prend la plume pour narrer ses impressions à la marquise:</p> - -<p class="date">«Ce mercredi 26, à Munich.</p> - -<p>«Bonjour, chère et charmante mère<a id="FNanchor_71" href="#Footnote_71" class="fnanchor"> [71]</a>, je vous ai déjà -portée dans mon cœur pendant 150 lieues et je suis -résolu, quelque fatigant que soit cet exercice-là, à vous -y porter jusqu'au bout du monde. Mon voyage jusqu'ici -a été charmant, je me suis fort amusé à Strasbourg -<span class="pagenum"><a id="Page_135"> 135</a></span> -et de là j'ai été m'amuser encore mieux à mon cher -Carlsruhe. On invita tous les soirs les princes et tous -les hommes à aller faire une petite visite pour leur -instruction et pour leur plaisir. De là j'ai été passer -deux jours assez tristes à Ulm; d'Ulm encore de l'ennui -pendant deux jours à Augsbourg, mais ici je me dédommage -de tout; c'est ici un lieu de délices, tout y est -beau, tout y est gai; il y a de belles chasses, de bonne -musique, des gens très polis et des femmes en abondance, -belles comme des anges et douces comme des -moutons. Sur ma parole, c'est ici le paradis de Mahomet; -c'est dommage que je ne sois pas meilleur turc que -chrétien.</p> - -<p>«Adieu, ma bonne petite chère mère. Je vous écrirai -encore malgré ma paresse, pour bien vous prouver -qu'il n'y a pas une sorte de paresse chez moi dont vous -ne puissiez triompher, et que vous réussissez où toutes -les dames de Munich auraient échoué.</p> - -<p>«La conquête de ma petite personne est à présent -attachée à une espèce de nœud gordien qu'il faut défaire, -mais seulement je prie les dames de ne pas s'y prendre -tout à fait comme Alexandre.</p> - -<p>«Adieu, mille compliments et mille respects chez -vous.</p> - -<p>«Je ne voulais pas absolument tourner cette page, -mais je me souviens que le résident de France, très -honnête et très aimable homme, m'a beaucoup parlé de -vous, il faut que vous ne soyiez pas indifférente par -vous-même, car tout ce qui vous connaît vous aime ou -<span class="pagenum"><a id="Page_136"> 136</a></span> -vous hait. Pour moi, je suis le seul qui ait trouvé l'équilibre. -Non, ma chère maman, vous savez que je l'ai -perdu pour jamais et vous savez aussi de quel côté. -Adieu, vieux sage de la Grèce.</p> - -<p class="signature"><span class="i6">le Chevalier</span> <span class="small1">de Boufflers</span>.»<a id="FNanchor_72" href="#Footnote_72" class="fnanchor"> [72]</a></p> - -<p class="space">Après un voyage rempli de péripéties, Boufflers -arrive à Vienne, mais il n'y reste que quelques jours, -juste le temps de se mettre en rapports avec M. Durand, -agent secret de Louis XV. Enfin, après force dangers et -fatigues de tous genres, le voilà sur les confins de la -Pologne! Il a aussitôt une entrevue avec les chefs des -Confédérés et il peut les entretenir de ses projets.</p> - -<p>C'est à son oncle de Beauvau qu'il confie ses premières -impressions:</p> - -<p class="date">«Carchau, ce 10 janvier 1771.</p> - -<p>«Me voici à mon périhélie, mon prince, s'il est aussi -permis de comparer un hussard à une planète qu'un -capucin. Je ne compte pas pousser dans ce moment-ci -ma pointe plus loin, parce qu'on parle de peste à six -lieues d'ici et que d'un moment à l'autre je pourrais me -trouver arrêté par un cordon de santé derrière lequel -je mourrais d'ennui.</p> - -<p>«Je viens de passer deux ou trois jours à Kapères, -sur la frontière de Pologne, avec la généralité de la -République, qui s'est retirée à l'ombre des ailes de -<span class="pagenum"><a id="Page_137"> 137</a></span> -l'aigle autrichienne, et qui forme une confédération -générale dans laquelle toutes les autres viennent se -perdre. Depuis quelque temps je m'étais mis au fait des -affaires tant civiles que militaires de la Pologne et j'en -ai raisonné avec ces messieurs, d'une manière générale -qui leur a plu. Ils ont fini par me proposer le commandement -des troupes qui vont être levées avec les -subsides de la France. Je leur ai répondu que je ne -pourrais pas disposer de moi sans la permission et -même l'ordre de M. de Choiseul, et sur-le-champ ils ont -écrit en France pour lui en faire la demande. Si par -hasard il vous en parle, je vous supplie, mon prince, de -vouloir bien favoriser mes projets et mon désir extrême -d'apprendre et de faire la guerre. C'est une occasion -unique pour moi d'acquérir et de développer des -talents; si j'ai des succès je deviendrai utile à la -France, sans qu'il lui en ait rien coûté; si je suis battu, -tout le mal sera pour la Pologne. Je sais d'avance -toutes les traverses et tous les obstacles que j'essuierai, -mais je ne désespère de rien.»</p> - -<p>Après avoir développé longuement à son oncle tout -son plan de campagne et les ingénieuses combinaisons -qu'il a imaginées pour battre les Russes, Boufflers termine -ainsi:</p> - -<p>«Je vous demande bien pardon, mon cher oncle, de -la longueur et de la cochonnerie de ma lettre, mais je -suis au fond de la Hongrie que je parcours à cheval, je -n'ai que du papier, des plumes et de l'encre de cabaret, -et quel cabaret! D'ailleurs, je me porte comme le Pont-Neuf, -<span class="pagenum"><a id="Page_138"> 138</a></span> -quoique j'en sois à 500 lieues et je retourne à -Vienne où j'attendrai votre réponse<a id="FNanchor_73" href="#Footnote_73" class="fnanchor"> [73]</a>.»</p> - -<p>En attendant l'autorisation de la cour de France, -Boufflers revient à Vienne en effet pour organiser les -derniers préparatifs de son expédition. A peine y est-il -arrivé qu'il apprend une nouvelle stupéfiante: la chute -du duc de Choiseul. Saisi de douleur du malheur de ses -amis, il leur écrit sa profonde sympathie et leur adresse -en même temps les louanges les plus délicates, celles -qui pouvaient le mieux leur toucher le cœur.</p> - -<p class="date">«Vienne, 29 janvier 1771.</p> - -<p>«C'est à mon retour de Hongrie, madame la duchesse, -que j'apprends la nouvelle la plus étonnante, -que j'aurai jamais entendue de ma vie. Je n'ai pu me -défendre d'un saisissement que je me suis reproché -après, mais j'ai fini par penser que ce serait peut-être -là l'époque de votre bonheur. Vous allez y gagner tout -ce que l'État perd: le plus aimable des hommes est -rendu à vous et à lui. Il a suffi à tout, il se suffira à lui-même; -il a surpassé tant de grands hommes quand il -était en place, il les surpassera dans sa retraite. Son -destin est d'effacer toutes les gloires.</p> - -<p>«Si vous daignez me nommer à lui, madame la duchesse, -peignez-lui avec toute votre éloquence, mon -respect, mon attachement, mon admiration et l'espèce -<span class="pagenum"><a id="Page_139"> 139</a></span> -d'attendrissement involontaire avec lequel je pense -toujours à lui.</p> - -<p>«J'espère être compris dans le nombre de ceux à -qui il sera permis de vous rendre hommage. Le plus -heureux moment de ma vie sera celui où je le reverrai, -où je lui dirai tout ce que je sens pour lui, où je le -remercierai de tout le bien qu'il m'a fait et où je pourrai -jouir plus à mon aise que jamais du bonheur qu'il -répand autour de lui.</p> - -<p>«Pardonnez-moi ma liberté, madame la duchesse, -et croyez que rien ne peut égaler au fond de mon cœur -le respect et l'attachement que je vous ai voués.»</p> - -<p>Ce ne fut que deux mois plus tard que Boufflers -reçut l'autorisation si ardemment sollicitée, mais depuis -le mois de janvier la situation politique s'était bien -modifiée et le pauvre chevalier écrit tristement à son -oncle, le 6 mars 1771.</p> - -<p class="date">«6 mars.</p> - -<p>«Je viens de recevoir, mon prince, l'agrément du -Roi pour aller servir en Pologne à la tête d'une partie -des troupes de la Confédération. Je pars dans trois -jours au plus tard.</p> - -<p>«Je vous avouerai qu'il y a une fâcheuse différence -pour moi entre le temps où j'ai fait la demande et celui -où j'ai obtenu le consentement... Je sens tout le danger -de ma situation, mais comme je vois quelque honte à -reculer, je me sacrifie sans délibérer... Quelque chose -qui arrive, j'acquerrai au moins de l'expérience.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_140"> 140</a></span> -Il termine sa lettre par des félicitations au sujet de -l'heureuse délivrance de sa cousine Mme de Poix, qu'il -aimait beaucoup:</p> - -<p>«Recevez, mon prince, tous mes compliments sur -le glorieux grade de grand-père que vous venez d'acquérir. -J'aime bien tendrement Mme de Poix, mais -elle me vieillit trop, je ne m'accoutume pas à voir -enfanter ce que j'ai vu naître et je ne lui pardonnerai -qu'à condition que ses enfants lui ressembleront<a id="FNanchor_74" href="#Footnote_74" class="fnanchor"> [74]</a>.»</p> - -<p>Boufflers part de Vienne le 10 mars, mais quand il -arrive à la frontière de Pologne, il s'aperçoit avec douleur -que rien n'est prêt, qu'on n'a réuni aucun des -hommes qu'on s'est engagé à lui fournir, qu'aucune des -promesses qu'on lui a faites n'a été tenue et que le -«gâchis» est à son comble. «Les maréchaux polonais -se moquent de la Confédération, écrit-il, ils prennent -l'argent de tout le monde et les ordres de personne.»</p> - -<p>Naturellement l'argent manque complètement; aussi -la guerre «qu'ils feront ne sera pas la guerre des esclaves, -mais celle des gueux. Il leur faut apprendre à se passer -de tout et prendre Épictète pour président de leur -conseil de guerre».</p> - -<p>Boufflers attend quelque temps sur la frontière -dans l'espoir que les choses s'arrangeront dans un -sens favorable, mais il ne trouve de la part des Confédérés -que froideur, chicane et mauvaise volonté:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_141"> 141</a></span> -«Cela m'a appris, dit-il, que les Polonais étaient -des fripons, ce que je savais déjà très bien, et que -j'étais un sot, ce que je ne savais pas encore assez.»</p> - -<p>Le pauvre chevalier trouve tout simple d'avoir été -«trompé et architrompé» par les Polonais et leurs -adjudants, mais il est furieux contre M. Durand qui -connaissait le fond des choses et qui aurait pu lui -épargner un voyage de 400 lieues, «coûteux, pénible, -ennuyeux et ridicule.»</p> - -<p>Il s'ennuie à périr, il est plein d'inquiétude et de -chagrin:</p> - -<p>«La peine n'est rien, écrit-il, mais l'ennui des contradictions, -le sentiment perpétuel de sa propre faiblesse, -l'ingratitude des gens qu'on sert, la mauvaise -volonté de ceux dont on dépend, sont des tortures pour -l'âme.</p> - -<p>«Je reviendrai en France me consoler avec toutes -les filles de la rue Saint-Honoré, car ce sont les -seules avec qui les négociations et les entreprises -soient sûres du succès; il est vrai qu'on s'en repent -quelquefois, mais j'aime mieux le repentir que les -contradictions, parce que le mal vaut mieux après -qu'avant.»</p> - -<p>Dumouriez, qu'il a retrouvé au camp des Confédérés, -n'a pas été plus heureux que lui ni mieux traité: «C'est -un homme de beaucoup d'esprit, dit-il, et une très -forte tête, quoique très chaude.»</p> - -<p>Voltaire, mis au courant de l'escapade du chevalier, -ne l'approuvait guère, mais dans sa correspondance -<span class="pagenum"><a id="Page_142"> 142</a></span> -avec Catherine il en parlait sur un ton badin qui dissimulait -mal les inquiétudes très vives qu'il éprouvait -pour son jeune ami:</p> - -<p>«Si je questionnais le chevalier de Boufflers, je -lui demanderais comment il avait été assez follet -pour aller chez ces malheureux confédérés qui manquent -de tout, et surtout de raison, plutôt que d'aller faire -sa cour à celle qui va les mettre à la raison; je supplie -Sa Majesté de le prendre prisonnier de guerre; -il vous amusera beaucoup; rien n'est si singulier que -lui, et quelquefois si aimable. Il vous fera des -chansons, il vous dessinera, il vous peindra, etc.<a id="FNanchor_75" href="#Footnote_75" class="fnanchor"> [75]</a>.»</p> - -<p>Mais Catherine n'entendait pas raillerie sur la politique -et elle écrit d'un ton bien peu rassurant pour le -chevalier, si les hasards de la guerre le font tomber -entre ses mains:</p> - -<p>«J'ai un remède, pour les petits-maîtres sans aveu -qui abandonneraient Paris pour servir de précepteurs -à des brigands. Ce remède vient en Sibérie, ils le prendront -sur les lieux.»</p> - -<p>Désolé de la vie inactive qu'il mène, furieux d'avoir -été joué, Boufflers, qui ne voit pas d'issue favorable et -prochaine, se décide à retourner à Vienne.</p> - -<p>En route il s'arrête à Presbourg et c'est de là qu'il -écrit à Mme de Choiseul en lui expédiant un souvenir -du pays:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_143"> 143</a></span></p> -<p class="date">«Presbourg, 21 avril 1771.</p> - -<p>«J'ai l'honneur de vous envoyer, madame la duchesse, -une caisse de vins de Tokay bien proportionnée -à votre ivrognerie. Il y en a de quatre espèces différentes, -parce que je ne sais pas si vous aimez à boire -tous les jours le même vin. Je voudrais bien arriver à -Chanteloup en même temps que mon magnifique présent, -mais il faut que je reste encore quelque temps -dans ce pays-ci... (Il lui raconte ses déconvenues.)</p> - -<p>«Je suis à présent en chemin pour Vienne, où je -vais attendre plus commodément qu'en Hongrie l'issue -de mon entreprise. Vous voyez par là, madame la duchesse, -que si je ne me bats pas comme un César, au -moins j'attends comme un Fabius. Mais ce que j'attends -le plus impatiemment, c'est le moment de vous -aller faire ma cour et de prendre ma part du bonheur -dont vous jouissez et dont vous faites jouir chez vous. Je -me fais une fête d'y voir Curius à sa charrue. Il doit -être bien content de n'avoir plus que celle-là à mener. -Celle qu'il quitte est bien mal attelée. Ce ne sont pourtant -pas les bêtes qui manquent.</p> - -<p>«Je voudrais bien vous mander des nouvelles, mais -je n'en sais pas. C'est ici comme chez vous, tout le -monde ment à qui mieux mieux. Les uns ne savent ce -qu'ils disent, et les autres ne savent ce qu'ils feront. -Le grand défaut de l'univers, c'est de n'avoir pas le -sens commun; mais dans le fond, il n'est pas aussi -nécessaire qu'on le croit. On parle ici de guerre le -<span class="pagenum"><a id="Page_144"> 144</a></span> -matin et de paix le soir. Je voudrais que cela prît ce -train-là, parce qu'on ferait de l'exercice le jour et qu'on -se reposerait la nuit.</p> - -<p>«On m'avait assuré dans la haute Hongrie qu'il y -avait 400 pièces de gros canons à Bude. J'ai passé à Bude -et je n'ai trouvé dans l'arsenal qu'une centaine de vieux -mousquets. On dit depuis plus de deux mois qu'il est -parti grand nombre de troupes d'Italie et de Flandre -pour se rassembler à Bude. J'ai passé à Bude et je n'ai -trouvé que 5 à 600 invalides. J'avais entendu qu'on avait -exigé des différents comitats de Hongrie plusieurs milliers -de bœufs et qu'on les avait envoyés à Bude. J'ai -passé à Bude et à peine ai-je trouvé du bœuf pour mon -dîner. Vous jugerez par là, madame la duchesse, que la -vérité, bannie de la terre, ne s'est point retirée à Bude.</p> - -<p>«Ce qui est très vrai, c'est l'estime et l'amitié avec -lesquelles l'Impératrice parle de M. de Choiseul et de -vous; elle m'en a parlé à plusieurs reprises et a fini par -me dire qu'elle supposait du mérite à tout ce qui vous -était attaché. Vous jugez bien tous les deux quel -amour-propre cela m'a donné...</p> - -<p>«Recevez tous mes respects, madame la duchesse, -et partagez-les avec celui avec qui vous partagez tout.</p> - -<p>«Je m'aperçois que ma lettre est fort longue et -qu'elle n'est pas très propre; mais j'aurais beau la -laver, elle ne le serait pas davantage.»</p> - -<p>Une fois réinstallé à Vienne, Boufflers juge convenable -de mettre son oncle au courant de ses mésaventures -et de ses déceptions; il lui écrit donc le 14 mai:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_145"> 145</a></span></p> -<p class="date">«Le 14 mai 1771.</p> - -<p>«Je suis déjà depuis longtemps à Vienne, mon -prince, et vous imaginez bien combien je suis fâché d'y -être. J'ai manqué une affaire dont j'attendais mon instruction, -ma réputation et mon avancement. Je ne puis -m'en prendre qu'au peu de probité des Confédérés et au -peu de bonne volonté de notre agent auprès d'eux, et je -me replonge dans l'obscurité dont j'essayais de sortir.»</p> - -<p>Dumouriez s'est très mal conduit avec lui, mais il -a été sévèrement puni des tours qu'il lui a joués, et il -est déjà revenu de Pologne «après une défaite complète, -avec l'oreille bien basse et bien heureuse de -n'être pas coupée.»</p> - -<p>Malgré ses ennuis et des tracas sans nom, malgré -des fatigues et une chaleur extrême, le chevalier se -porte bien:</p> - -<p>«Le printemps ici est de toute beauté et de toute -chaleur; nous avons passé subitement des frimas à la -canicule, aussi y a-t-il bien des gens malades dans la -traversée. Pour moi, j'ai le corps aussi cosmopolite que -l'esprit et tout me convient comme à père Cyprien... -il y a une sécheresse terrible à laquelle des milliers de -processions ne font rien.»</p> - -<p>Il termine gaiement sa lettre: «Je me prosterne -aux pieds de ma très chère tante et de ma très bonne -cousine; elle est bénie entre toutes les femmes et le -fruit de son ventre est bénit... Voilà ce qui s'appelle -parler comme un ange.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_146"> 146</a></span> -«Baccio le mani del mio carissimo nono.»</p> - -<p>Le chevalier se plaît du reste beaucoup à Vienne où -tout le monde le traite singulièrement bien. L'empereur -lui-même, qui avait commencé très froidement avec -lui, lui parle maintenant «avec la plus grande bonté».</p> - -<p>Cependant, M. Durand, qui a des remords d'avoir si -mal agi avec le chevalier, lui offre de remplacer Dumouriez -auprès des Confédérés; Boufflers, écœuré -des déboires qu'il vient récemment d'éprouver, refuse -d'abord, puis à la réflexion il se ravise, mais il est trop -tard, la place n'est plus libre. Il écrit, découragé, à -son oncle, en lui racontant cette nouvelle déception:</p> - -<p class="date">«13 août 1771.</p> - -<p>«Vous voyez, mon prince, que je suis fait pour être -toujours dupe, tantôt des autres, tantôt de moi-même. -Je ne vaux rien pour les affaires, surtout pour les -miennes. Ce n'est, à ce que j'espère, ni le courage de -corps, ni le courage d'esprit qui me manque absolument, -mais le courage de conscience, et celui-là je ne -l'acquerrai jamais.»</p> - -<p>Il ajoute tristement cette prédiction qui devait se -réaliser beaucoup plus exactement qu'il ne le supposait -lui-même:</p> - -<p>«J'ai beau faire, la fortune ne me rira jamais; je -suis né pour l'inaction et peut-être est-ce pour moi un -bonheur de n'avoir jamais rien à faire, parce que j'aurai -toujours la ressource de penser que j'aurais peut-être -bien fait.....»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_147"> 147</a></span> -«J'avais lu dans une gazette que mon frère était -exilé, mais la nouvelle ne s'est pas confirmée et une -lettre que je viens de recevoir de la duchesse de Choiseul -ne me donne aucun lieu de le croire.</p> - -<p>«Jamais la roue de la fortune n'a tourné aussi vite -chez nous qu'à cette heure, je souhaite que tous les -roués s'en trouvent bien, mais il me semble qu'on paie -un peu cher la petite fantaisie de jouer un rôle dans le -monde.</p> - -<p>«Je salue profondément la princesse jolie mère et la -princesse jolie fille.»</p> - -<p>Avec la permission de l'empereur, Boufflers, qui commence -à trouver le temps long à Vienne, part pour -visiter le camp de Hongrie. De là, il ira en Transylvanie, -puis il reviendra par la Silésie et la Bohême, où -il est invité dans tous les châteaux.</p> - -<p>Son séjour en Hongrie ne paraît pas lui avoir donné -une haute idée des habitants. Il écrit en effet à son oncle:</p> - -<p class="date">«Le 11 septembre 1771.</p> - -<p>«Quelque gentillesse qu'on attribue à MM. les -Hongrois, croyez que ce sont les plus tristes drilles de -l'Europe, paresseux, lâches, intéressés, vains et sots. -Joignez à cela qu'ils sont grossiers, sales et fripons,—et -puis aimez-les.</p> - -<p>«Ma ressource ici, c'est un cardinal qui a son château -à quatre milles et chez qui je vais souvent. Il a -été autrefois dans la plus brillante faveur, il en a gardé -l'archevêché de Vienne, l'évêché de Veitzen et environ -<span class="pagenum"><a id="Page_148"> 148</a></span> -200,000 florins faisant 500,000 livres de revenu, mais -ce pauvre homme s'ennuie parce que les richesses ne -consolent pas les ambitieux disgraciés.</p> - -<p>«J'ai souvent réfléchi comme beaucoup d'autres à -tout ce que l'homme désire et au peu qu'il lui faut, et -j'ai pensé que tout calculé, tout rabattu, il n'y a pas un -gueux qui, sans le savoir, n'aspire à la monarchie universelle. -Cette idée-là ne me sortira de la tête que -quand je verrai un homme content. Je dis content, non -point parce que ses désirs seront modérés par la philosophie, -car j'espère être un jour avec vous de ce -nombre-là, mais parce que ses désirs auront été rassasiés -par la fortune.</p> - -<p>«J'ai ensuite réfléchi à cette monarchie universelle, et -j'ai cru trouver qu'on ne la désirait pas tant pour maîtriser -tout l'univers que pour le faire contribuer à nos besoins -physiques. Le superflu ne nous plaît que parce qu'il est -un supplément au nécessaire et nous avons tant de besoin -de ce nécessaire que notre esprit est toujours vaguement -occupé des moyens de n'en pas manquer. Les richesses, -l'autorité, la considération, sont en effet des moyens pour -cela, et nous avons beau les avoir en notre possession, -un degré de plus paraît encore un moyen de plus, et il -devient, à cause de cela, l'objet d'un nouveau désir. C'est -pour cela que jamais les désirs ne finiront et jamais le -bonheur n'arrivera dans la demeure des hommes.</p> - -<p>«Je me suis embarqué dans un océan de morale, -mais je crois que je ferai bien de carguer les voiles, -parce que j'entends sonner la cloche du dîner et que ce -<span class="pagenum"><a id="Page_149"> 149</a></span> -qu'il y a de mieux à faire avec ces gens-ci, c'est de -boire et de manger.</p> - -<p>«Je salue profondément mon prince et ma princesse, -je compte toujours sur leurs bontés et j'espère d'ici à -quelque temps les aller cultiver, ainsi que mon petit -jardin.</p> - -<p>«Voudrez-vous bien vous charger de dire à ma mère -que je suis toujours au monde depuis qu'elle m'y a mis -et que je n'en sortirai pas, s'il plaît à Dieu, sans avoir -eu auparavant l'honneur de lui faire ma cour.»</p> - -<p>Enfin, après une année perdue, Boufflers se décide à -regagner la France, très triste, très déçu, ayant perdu -toute confiance en lui-même, et tout espoir pour -l'avenir.</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_150"> 150</a></span></p> -<h2 class="normal">CHAPITRE IX<br /> -<span class="medium">1771</span></h2> - -<p class="hanging indent"> -Exil du duc de Choiseul.—Réception du prince de Beauvau à -l'Académie.—Disgrâce du prince.—Mme de Boufflers et le -prince de Bauffremont.—Voyage de M. de Bauffremont à Chanteloup.—Mme -de Boufflers à Montmorency.—M. de Bauffremont -achète une propriété dans la vallée.—Tressan vient également -s'y installer.</p> -</div> - -<p class="space">Pendant que le chevalier de Boufflers courait vainement -après la gloire sur les confins de la Pologne, de -graves événements se passaient à Paris.</p> - -<p>L'année 1770, en effet, se termina par un coup de -théâtre inattendu. Le 24 décembre, Choiseul, dont la -fortune paraissait inébranlable, recevait du Roi un -ordre d'exil. C'était une véritable catastrophe pour les -partisans du puissant ministre<a id="FNanchor_76" href="#Footnote_76" class="fnanchor"> [76]</a>.</p> - -<p>Nulle part la chute de Choiseul ne fut ressentie plus -vivement qu'en Lorraine. L'affolement était général. A -la nouvelle de ce qui se passait à Paris, Mme de Lenoncourt -écrivait à Panpan:</p> - -<p class="date">«La Neuveville, le 1<sup>er</sup> de l'an.</p> - -<p>«Je suis consternée, mon cher Veau, je perds toutes -mes espérances et même ma sûreté, car je n'étais en -<span class="pagenum"><a id="Page_151"> 151</a></span> -Lorraine que par la certitude que j'avais d'être protégée -contre M. de Lenoncourt. Me voilà isolée, sans -défense, et cependant obligée par mon peu de fortune à -demeurer à côté d'un homme que je redoute.</p> - -<p>«Je vois tous mes parents et amis dans la désolation, -toute la province même, car le duc l'a protégée et -soutenue. Et vous, mon pauvre Veau, que j'aime si -tendrement et si particulièrement, menacé de perdre la -plus grande partie de votre petite fortune, car qui sait -qui doit remplacer, et ce qui peut suivre un événement -aussi malheureux.</p> - -<p>«Je suis si accablée par toutes mes réflexions et par -tous mes sentiments qu'il me semble qu'un tremblement -de terre vient de faire ébranler tout ce qui m'environnait.</p> - -<p>«J'ai vingt lettres, et je n'ai aucun détail ou, du -moins, je ne sais rien de positif. Figurez-vous que par -une des dernières on me mande qu'il a été question de -le faire arrêter par les mousquetaires. Il a reçu sa disgrâce -avec sa sérénité ordinaire...»</p> - -<p>La chute de Choiseul allait être le signal d'un changement -politique complet. En janvier 1771, le Roi -exila le Parlement:</p> - -<p>«C'est la tour de Babel, c'est le chaos, c'est la fin -du monde, écrit Mme du Deffant, personne ne s'entend, -tout le monde se hait, se craint, cherche à se -détruire... On dit que tout le monde va être exilé, tous -les princes du sang pour avoir demandé le rappel du -Parlement, quatorze ducs pour s'être joints aux princes, -<span class="pagenum"><a id="Page_152"> 152</a></span> -plusieurs grands seigneurs, dont le prince de Beauvau...<a id="FNanchor_77" href="#Footnote_77" class="fnanchor"> [77]</a>.»</p> - -<p>Malgré la disgrâce dont il était lui-même menacé, -M. de Beauvau n'hésita pas à donner une preuve de -fidélité et d'attachement à son ami malheureux, et il -partit pour Chanteloup, quoi qu'il pût lui en coûter. Il -y reçut naturellement toutes les marques d'affection et -de reconnaissance que méritait sa conduite noble et -généreuse.</p> - -<p>Le mois suivant, le prince, qui avait été élu à l'Académie -en 1770, prononçait son discours de réception. -Dans cette occasion encore, il montra la noblesse de ses -sentiments et la fidélité de son cœur. Sans que le Roi -en pût prendre de l'ombrage, il sut faire un éloge si pompeux -de Choiseul et de son ministère, que les châtelains -de Chanteloup en furent attendris jusqu'aux larmes.</p> - -<p>L'abbé de Voisenon, qui recevait le prince, ne se -montra pas à la hauteur du récipiendaire, son discours -fut des plus médiocres, «une véritable ripopée», écrit -Mme du Deffant<a id="FNanchor_78" href="#Footnote_78" class="fnanchor"> [78]</a>.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_153"> 153</a></span> -Dès qu'il a connaissance du discours de M. de -Beauvau, Voltaire enthousiasmé lui écrit pour le féliciter:</p> - -<p class="date">«Ferney, 5 avril 1771.</p> - -<p>«Je me mets aux pieds de mon très respectable -confrère, qui veut bien m'appeler de ce nom, comme -un chêne est le confrère d'un roseau. Le roseau, en -levant sa petite tête, dit très humblement au chêne: -Ceux de Dodone n'ont jamais mieux parlé. Il est vrai, -illustre chêne, que vous n'avez point prédit l'avenir, -mais vous avez raconté le passé avec une noblesse, -une décence, une finesse, un art admirable.</p> - -<p>«En parlant de ce que le Roi a fait de grand et -d'utile, vous avez trouvé le secret de faire l'éloge d'un -ministre, votre ami... Vous avez sacrifié à l'amitié et à -la vérité...</p> - -<p>«C'est ainsi que le pauvre roseau cassé en use avec -le beau chêne verdoyant auquel il présente son profond -respect.»</p> - -<p>La fidélité de M. de Beauvau à ses amis lui coûta -cher. Le Roi, mécontent, lui enleva le gouvernement du -Languedoc et le prince resta dans la situation financière -la plus précaire, avec 450,000 livres de dettes -criardes et 700,000 livres de dettes portant intérêt.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_154"> 154</a></span> -Le coup était cruel, mais M. de Beauvau le supporta -vaillamment:</p> - -<p>«Son maintien est admirable, écrit Mme du Deffant; -il n'y a pas sous le ciel un homme plus courageux, plus -noble et plus simple.»</p> - -<p>Sa femme qui, en réalité, était la cause de tous ses -malheurs, n'était pas moins vaillante:</p> - -<p>«Mme de Beauvau a un courage indomptable; la -gloire est sa passion. Rien ne lui fait peur. L'exil, la -perte du commandement sont des bagatelles...»</p> - -<p>Cependant le premier moment d'enthousiasme passé, -le prince comprit qu'il restait dans une situation terrible -et il ne parvenait pas toujours à dissimuler le chagrin -qu'il en éprouvait. Mme du Deffant écrivait:</p> - -<p class="date">«Octobre, 1771.</p> - -<p>«Il est profondément triste: je le tiens aussi malheureux -que notre premier père. Il est peut-être encore -plus triste, mais ce qui est ineffable, il n'a aucun -repentir; il mangera, je vous jure, toutes les pommes -que son Ève voudra; j'ai des instants où j'en suis -affligée, mais soudain je me console par l'extrême contentement -qu'ils ont de leur gloire prétendue. Ils sont -dépouillés, ils sont presque nus, ils n'ont nulle ressource, -mais ils sont des héros. Leurs créanciers ne -partagent pas leur gloire. Tout le monde est fou.»</p> - -<p>Comment Mme de Mirepoix, si bien en Cour, n'avait-elle -pas cherché à détourner de son frère la colère -royale? C'est que depuis sa triste intimité avec -<span class="pagenum"><a id="Page_155"> 155</a></span> -Mme Dubarry, M. de Beauvau avait cessé toutes relations -avec sa sœur. Il y avait encore une autre raison. -Mmes de Mirepoix et de Beauvau se détestaient -cordialement; il existait entre elles une haine violente, -acharnée, qui se donnait carrière à tout propos. Cependant -la vieille maréchale aimait toujours son frère, et -elle fit ce qu'elle put pour le servir, mais le Roi était -offensé et elle ne put lui arracher qu'une maigre gratification -annuelle de 25,000 livres.</p> - -<p>L'exil de Choiseul et les changements politiques qui -en avaient été la conséquence n'empêchaient nullement -la vie mondaine de suivre son cours. Mme de Boufflers -en particulier fréquentait plus que jamais Mmes de -Luxembourg, du Deffant, de Caraman, de Cambis; et -son intimité avec toutes «les idoles», et toute «la -clique» du Temple n'avait fait qu'augmenter.</p> - -<p>Il y avait un homme qui, depuis quelques années, -suivait Mme de Boufflers comme son ombre, c'était le -prince de Bauffremont. Depuis qu'il s'était plus intimement -lié avec elle, il en était arrivé à négliger toutes -ses autres relations.</p> - -<p>Le prince était un des grands amis de Mme -de Choiseul et de Mme du Deffant; ces dames avaient -même voulu en 1769 le marier. Bien qu'il ne fût plus -de la première, ni même de la seconde jeunesse, puisqu'il -avait cinquante-neuf ans, comme il possédait un -beau nom et une grande fortune, bien des mères de -famille «le postulaient pour leur fille». Mais le prince -avait déjà le cœur pris, et les tentatives de Mmes de -<span class="pagenum"><a id="Page_156"> 156</a></span> -Choiseul et du Deffant échouèrent tout naturellement.</p> - -<p>Cependant les relations du prince et de Mme de -Boufflers étaient devenues si fréquentes qu'elles frappaient -les moins clairvoyants, et le bruit commençait -à se répandre dans la société que cette affection si -persistante finirait par un bel et bon mariage.</p> - -<p>Mme de Lenoncourt souhaitait fort pour son amie la -réalisation de ce projet, et elle écrivait avec sa verve -habituelle:</p> - -<p>«Je ne m'attends pas à voir faire un mariage de -conscience à Mme de Boufflers et au prince de Bauffremont. -Je n'ai pas songé au salut de leurs âmes en -souhaitant qu'ils se mariassent, mais songez donc, Veau, -qu'il a 400,000 livres de rente, qu'elle dépend du Roi, -et que si on cesse de la payer, elle sera à l'aumône. -Pourquoi, puisqu'ils s'aiment plus que jamais, ne rendraient-ils -pas tout commun? On rirait de leur mariage, -mais on rit de leur amour. L'un ne serait pas plus extraordinaire -que l'autre.»</p> - -<p>Le duc de Choiseul était également convaincu que -Mme de Boufflers et Bauffremont s'uniraient un jour ou -l'autre par des liens légitimes, et comme Mme du Deffant -soutenait énergiquement le contraire, il avait fait -avec elle un pari. La vieille marquise écrivait à ce -propos:</p> - -<p class="date">«15 juillet 1771.</p> - -<p>«L'Incomparable me fait pitié. Il est aussi aveugle -que moi à sa manière... Mais que le grand-papa ne se -<span class="pagenum"><a id="Page_157"> 157</a></span> -flatte point de gagner son pari; il le perdra, c'est certain. -L'Incomparable est en effet incomparable dans sa -faiblesse; mais il l'a pour ainsi dire en détail et non pas -en gros. Ce sont des péchés véniels qu'elle lui fait faire, -mais dont cent mille ne valent pas un péché mortel; et -ce péché mortel, il ne le fera jamais. Le grand papa me -paiera son pari, il peut s'y attendre.»</p> - -<p>Mme de Boufflers, du reste, apprécie fort le culte que -lui rend le beau prince, elle le traîne sans scrupule à -son char et plus elle le voit épris, plus elle se montre -exigeante. Elle ne lui accorde bientôt plus un seul instant -de liberté; elle l'emmène avec elle faire de longs -séjours au Val, à Montmorency, à l'Isle-Adam. Partout -où on l'invite, il faut, si on ne veut lui déplaire, inviter -également le prince Incomparable.</p> - -<p>Dans l'état de gêne où elle se trouve, l'amitié de -M. de Bauffremont est des plus précieuses à la marquise. -Elle est besoigneuse plus que jamais et si elle a, -en grande partie, renoncé au jeu, elle n'en est pas -moins restée gaspilleuse; elle sait dépenser, mais non -compter, l'argent fond entre ses mains et bien souvent -sa bourse est vide. Alors, dans les moments de trop -grande détresse, elle fait appel à l'amitié du prince qui -consent à ces emprunts de la meilleure grâce du monde. -Ce n'est pas tout encore. Bauffremont est l'amabilité -même et il lui offre toutes les facilités possibles; elle -use sans vergogne de ses chevaux, de sa table, enfin de -toutes les commodités que donne une grande fortune et -dont elle est privée.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_158"> 158</a></span> -Tous les amis des Choiseul se rendant successivement -à Chanteloup pour rendre hommage au ministre -disgracié, Bauffremont s'adresse à M. de La Vrillière -pour obtenir la permission. Mais, ainsi qu'il était à prévoir, -il éprouve un refus. Il s'en afflige médiocrement, -il a tant de peine à quitter Mme de Boufflers! -Cette servitude volontaire, dans laquelle il trouvait -le bonheur, inspirait cette boutade à Mme du Défiant:</p> - -<p>«L'Incomparable est comparable à tous les esclaves -d'Asie, d'Afrique et d'Amérique..... C'est une poule -mouillée, il est doux, il est poli; par delà cela, rien du -tout.»</p> - -<p>Mme de Choiseul cependant s'impatiente de ne pas -voir arriver son prince Incomparable qu'elle aime -malgré tout et qu'elle regrette. Et comme elle le suppose -retenu par les charmes de sa Dulcinée, elle écrit -aimablement:</p> - -<p>«Je veux faire ma cour à Mme de Boufflers pour -qu'elle me cède un peu notre prince, car il est juste -que j'en aie aussi ma part.»</p> - -<p>M. de Bauffremont finit par faire comme beaucoup -de courtisans, il se décide à se rendre à Chanteloup -sans permission. Mais il n'est pas cependant au terme -de ses hésitations. Au lieu de partir sans délai, il écrit -d'abord pour annoncer sa venue, puis pour demander -s'il ne dérangera pas, etc. Mme de Choiseul, impatientée, -mande à Mme du Deffant:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_159"> 159</a></span></p> -<p class="date">«9 juillet.</p> - -<p>«J'ai cru le voir arriver sur-le-champ et j'avais déjà -fait préparer son appartement. J'en ai reçu une lettre -ce soir, par laquelle il me demande s'il peut venir, -parce qu'il entend dire que nous avons beaucoup de -monde et qu'il craint de nous gêner. Le grand-papa dit -qu'il tire de long; c'est sa Dulcinée qui en est cause. -Ah! sans doute, il l'épousera! Vous avez grande raison -de craindre pour votre pari. Je serais fâchée de vous le -voir perdre parce que ce serait de sa part un excès de -faiblesse impardonnable; mais il faudra bien que je -prenne mon parti sur ce malheur, comme je l'ai pris -depuis longtemps sur le fond qu'on peut faire de -lui.»</p> - -<p>Enfin M. de Bauffremont s'arrache aux charmes de -Mme de Boufflers et il arrive à Chanteloup.</p> - -<p>«Ne trouvez-vous pas que sa présence est délicieuse, -écrit finement Mme du Deffant, quoique son absence, -ne soit pas insupportable.»</p> - -<p>«J'ai été aussi étonnée que charmée de le voir, cet -Incomparable», répond Mme de Choiseul, et elle trace -de lui ce crayon plein d'esprit:</p> - -<p>«Il est arrivé le lendemain, propre, reposé, comme -s'il sortait de son lit; il croit n'être pas sorti d'ici -depuis que nous y sommes. Il y était établi en arrivant, -et, malgré son grand amour, je crois qu'il ne faudrait -qu'un prétexte pour l'y retenir ou seulement le laisser -oublier d'en partir. Il ne s'amuse ni ne s'ennuie, il n'est -<span class="pagenum"><a id="Page_160"> 160</a></span> -point content, il est heureux, excepté quand on lui -persuade qu'il a des affaires, parce qu'il craint d'avoir à -s'en inquiéter un jour.</p> - -<p>«Il est déjà dégoûté de sa maison de campagne, -parce qu'il y faut aller, et qu'il faut en revenir, parce -qu'il n'a pas pu avoir un prêtre pour dire dans sa chapelle -une messe qu'il n'aurait pas entendue, parce qu'il -faut savoir qui il aura à souper et le dire à son cuisinier, -peut-être voir les comptes tous les mois et s'apercevoir -qu'il est volé sans oser le dire; mais comme il a pris -cette maison sans goût, il la gardera de même par -l'embarras de s'en défaire, et il ira quand on l'y mènera. -Il prétend que c'est pour moi qu'il l'a prise et il ne l'a -cependant que depuis mon exil. J'en ris et il trouve -très bon qu'on ne fasse pas plus de fond sur ce qu'il dit -qu'il n'en fait lui-même: tout le monde lui convient et -il convient à tout le monde, il sera philosophe ou caillette, -ignorant ou lettré, spirituel ou stupide, tout cela -se trouve dans la même boutique, s'y laisse voir sans -se montrer, et se produit également sans effort. Tel est -votre Incomparable, ma chère petite fille, et véritablement -incomparable en ayant cependant l'air de ressembler -à tout le monde.</p> - -<p>«Le calme de son âme repose la mienne, c'est de l'eau -qui dort et qui ne croupit pas, mais je voudrais qu'elle -s'éveillât quelquefois, ne fût-ce que pour connaître son -cours. Vous me direz que sa pente est vers Mme de -Boufflers; si vous voulez, parce qu'il la trouve là, mais -une autre la remplacerait, ce serait la même chose...»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_161"> 161</a></span> -Mme du Deffant, enthousiasmée de ce portrait si -vivant et si vrai, répond à son amie:</p> - -<p>«Le portrait de l'Incomparable est un chef-d'œuvre; -vous y avez omis un seul trait, c'est l'indifférence qu'il -a pour la vérité, sans pour cela être menteur...</p> - -<p>«Je suis bien éloignée de ressembler à l'Incomparable -qui porte son bonheur partout et qui voit les -objets avec des lunettes qui les lui rendent tous semblables.»</p> - -<p>Après un séjour trop court au gré de ses hôtes, le -prince parle de repartir; c'est en vain qu'on cherche à -le retenir; rappelé par Mme de Boufflers, il ne veut rien -entendre. Choiseul, qui prend toujours le côté plaisant -des choses, écrit à Mme du Deffant:</p> - -<p>«Je suis très fâché du départ du prince, ma chère -petite fille; qu'est-il nécessaire qu'il aille soigner si -promptement sa future femme; si elle a mal au talon, -la chanson dit qu'elle n'a qu'à se le gratter par le trou -de la pochette. Mais le prince part et nos instances ne -le peuvent retarder.»</p> - -<p>On peut se demander pourquoi Mme de Boufflers -n'accompagnait pas M. de Bauffremont à Chanteloup. -N'eût-ce pas été le moyen le plus simple de tout concilier? -C'est que la marquise, par une discrétion peut-être -excessive, ne se jugeait pas suffisamment liée avec les -châtelains pour aller s'installer chez eux, même pour -quelques jours. Et cependant ses enfants, le marquis et -le chevalier, vivaient depuis plusieurs années dans l'intimité -des Choiseul; depuis la disgrâce du duc, le -<span class="pagenum"><a id="Page_162"> 162</a></span> -marquis ne cessait de lui donner les preuves du plus -tendre attachement.</p> - -<p>Touchés d'une si fidèle amitié, les châtelains l'accueillaient -à bras ouverts, et lui témoignaient une très -vive affection. Mme de Choiseul, en particulier, parle -de lui en termes charmants. Faisant allusion à leur -commune affection pour le prince de Bauffremont, elle -écrit de Mme de Boufflers:</p> - -<p>«Mon sort est d'aimer tout ce qu'elle aime. Cela fait -honneur à mon goût et si je voulais être impertinente, -je dirais aussi à ses œuvres, car vous connaissez mon -faible pour le chevalier de Boufflers, mais vous ne connaissez -pas mon fort pour le marquis; c'est mon sentiment -solide. Je ne crois pas qu'il y ait une plus honnête -et plus sensible créature dans le monde. Il a donné -et il donne chaque jour à M. de Choiseul des marques -d'amitié les plus touchantes.»</p> - -<p>Le chevalier ne montrait pas moins de zèle que son -frère pour ses amis. A peine revenu en France, après -sa malencontreuse équipée de Pologne, il s'était empressé -d'annoncer sa visite à Chanteloup:</p> - -<p>Le 13 février 1772, il écrivait de Nancy à Mme de -Choiseul:</p> - -<p>«Je n'ai pas eu d'autre désir en arrivant en France, -Madame la duchesse, que d'aller tout de suite à Chanteloup...</p> - -<p>«Je compte partir dans huit ou dix jours pour Paris, -après avoir réglé (comme je règle) quelques petites -affaires que j'ai trouvées à mon arrivée et qui ont exigé -<span class="pagenum"><a id="Page_163"> 163</a></span> -quelques petits voyages dans mes possessions ecclésiastiques. -De Paris, je me mettrai bien vite en marche -pour ce pays nouvellement découvert, où on dit que -tout le monde est aimable et même que tout le monde -est heureux. Ce sont deux choses dont je ne serai pas -fâché de prendre ma part...»</p> - -<p>Le mois suivant, en effet, on voit Boufflers arriver à -Chanteloup «sur un mauvais petit cheval, à travers -champ, comme un chevalier errant».</p> - -<p>Il charme tout le monde par sa gaieté, son entrain; -à partir de ce moment on ne voit plus que lui au château, -il y revient sans cesse.</p> - -<p>Cette fidélité dans le malheur, surprenante chez un -homme qui passe pour égoïste et léger, touche au plus -haut point Mme de Choiseul. Elle écrit, charmée, à son -amie Mme du Deffant:</p> - -<p class="date">«26 mai 1773.</p> - -<p>«Je suis bien aise que vous aimiez M. de Boufflers, -ma chère petite fille, parce que je l'aime et je suis bien -aise que vous l'aimiez à cause qu'il m'aime. Quand on -le connaît, il est impossible de n'avoir pas bonne opinion -de lui, et sa conduite seule avec M. de Choiseul -serait bien faite pour établir une réputation et -pour détruire la mauvaise qu'on avait de lui. Jamais -prévention ne fut à tous égards plus mal fondée, et -cette prévention lui a cependant, jusqu'à présent, nui -en tout, et lui nuira peut-être encore jusqu'à la fin -de sa vie. Cela me ferait craindre que les hommes -<span class="pagenum"><a id="Page_164"> 164</a></span> -aiment à penser le mal et n'aiment pas à faire le bien.»</p> - -<p>Mme de Boufflers va passer une partie du printemps -à Montmorency, chez son amie la maréchale de Luxembourg. -Mais cette villégiature est de nature à désoler -M. de Bauffremont, puisqu'elle le sépare de sa «Dulcinée». -Qu'imagine le prince Incomparable? Oh! une -combinaison bien simple! Il parcourt le pays, se renseigne, -apprend qu'une petite propriété est en vente à -Eaubonne; il la visite d'un coup d'œil et l'achète séance -tenante. Et voilà le prince au nombre des habitants de -la vallée, et le voisin de la maréchale. Il peut ainsi -chaque jour voir sa chère marquise.</p> - -<p>Ce n'est pas seulement M. de Bauffremont que -Mme de Boufflers retrouve à Montmorency. Elle -va y revoir encore un ancien familier de la cour de -Stanislas, son fougueux adorateur le comte de Tressan. -Ainsi voilà Mme de Boufflers, Saint-Lambert, M. de -Bauffremont, Tressan encore une fois réunis. Il semble -qu'un charme étrange attire irrésistiblement dans -l'adorable vallée les débris épars de la cour de Lunéville.</p> - -<p>Par suite de quelles circonstances Tressan a-t-il -quitté sa champêtre demeure de Nogent-l'Artaud et -est-il venu, lui aussi, chercher un asile à Montmorency?</p> - -<p>Nogent était certainement un séjour fort agréable; -le Comte pouvait s'y adonner en paix aux soins du -jardinage, mais en dépit de son voisinage avec le maréchal -de Bercheny, il n'avait pas tardé à être gagné par -l'ennui. Il abandonna donc Nogent et loua une modeste -<span class="pagenum"><a id="Page_165"> 165</a></span> -maison dans la capitale, rue Neuve d'Orléans. Il y recevait -la meilleure société, particulièrement des hommes -de lettres; après le souper on faisait la lecture d'ouvrages -inédits.</p> - -<p>Mais la vie si fatigante de Paris n'était pas ce -qui convenait à Tressan, que de fréquents accès de -goutte contraignaient souvent au repos. Il ne tarda -pas à partager l'opinion de Voltaire qui lui écrivait en -raillant: «Vous trouverez dans Paris des soupers -et des plaisanteries, des amis intimes d'un quart -d'heure, des espérances trompeuses et du temps -perdu...»</p> - -<p>Tressan fut pris de la nostalgie de la campagne; il -regrettait ses jardins, ses fleurs, ses fruits, qu'il cultivait -avec passion. Il chercha donc dans les environs de Paris -un asile où il put tout à la fois jouir des plaisirs de la -campagne sans cependant abandonner les cercles littéraires -dans lesquels il trouvait tant d'agrément. Quel -endroit pouvait mieux convenir à ses dessins que la -vallée de Montmorency, où il était sûr de retrouver -beaucoup d'amis. Bientôt il découvrait dans le joli -village de Franconville une agréable demeure avec un -grand jardin. Il l'acheta et s'y installa avec sa femme -et sa fille, l'aimable Marichka.</p> - -<p>Il avait réuni autour de lui tous les souvenirs de sa -vie heureuse de Lorraine; on voyait sur les murs de -son salon les portraits de Stanislas et de Louis XV; -sur une table de marbre se trouvaient placé le buste de -Voltaire et une statuette de l'Amour en porcelaine de -<span class="pagenum"><a id="Page_166"> 166</a></span> -Sèvres. Au-dessus de son propre portrait il avait placé -celui de sa fille et il avait écrit ces vers:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Au Dieu dont j'ai reçu la loi,</p> -<p>Je rapporte ces vains hommages,</p> -<p>Et je place au-dessus de moi</p> -<p>Le plus charmant de mes ouvrages.</p> -</div></div> - -<p>Sa femme, d'origine anglaise et de caractère froid -et compassé, n'aimait pas le monde et elle vivait fort à -l'écart, mais Tressan se consolait de son peu de sociabilité -en entretenant d'agréables relations de voisinage -avec tous les hôtes de la vallée, surtout avec Saint-Lambert -et Mme d'Houdetot.</p> - -<p>Saint-Lambert, il le connaissait de longue date; il -l'avait souvent rencontré à la cour de Stanislas et il -était resté intimement lié avec lui. Tout naturellement -il se trouva en rapports avec Mme d'Houdetot, et la -châtelaine de Sannois se prit bientôt d'une grande amitié -pour cet aimable vieillard qui, en dépit de ses soixante-douze -ans, avait gardé tout le feu de la jeunesse.</p> - -<p>De Franconville à Sannois, il n'y avait qu'un pas, et -Tressan et Mme d'Houdetot se faisaient de fréquentes -visites.</p> - -<p>Ravi de l'asile champêtre qu'il a trouvé et où il -goûte un bonheur sans mélange, Tressan chante les -agréments de sa nouvelle demeure:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Vallon délicieux, ô mon cher Franconville!</p> -<p>Ta culture, tes fruits, ton air pur, ta fraîcheur,</p> -<p>Raniment ma vieillesse et consolent mon cœur;</p> -<p>Que rien ne trouble plus la paix de cet asile</p> -<div><span class="pagenum"><a id="Page_167"> 167</a></span></div> -<p class="i3"> Où je trouve enfin le bonheur!</p> -<p class="i3"> Tranquille en cette solitude,</p> -<p class="i3"> Je passe de paisibles nuits;</p> -<p>Je reprends le matin une facile étude,</p> -<p>Le parfum de mes fleurs chasse au loin mes ennuis.</p> -<p class="i3"> Je vois le soir de vrais amis,</p> -<p class="i3"> Et m'endors sans inquiétude.</p> -</div></div> - -<p>Les agréments de la nature et du voisinage ne sont -pas seuls à charmer le vieux comte. L'ancien amoureux -de Mme de Boufflers est toujours resté sensible -à la jeunesse et à la beauté, et l'âge n'a pas -complètement glacé ses sens. Il est comme ces vieux -charretiers dont parle Maurice de Saxe et qui aiment -toujours à entendre claquer le fouet. «Les fleurs -nouvellement écloses ont encore pour moi des appas! -s'écrie Tressan. Éloignez ces cyprès, apportez-moi des -roses», et il joint l'exemple au précepte. Il y a à Franconville -une jeune paysanne de quatorze ans, nommée -Fanchon, qui aide Tressan dans ses travaux de jardinage. -Venue la première fois par hasard, elle lui -devient bientôt indispensable; il la réclame sans cesse, -il ne peut plus se passer d'elle. Ses grâces naissantes -bouleversent le vieillard et bientôt il compose des vers -en l'honneur de Fanchon. C'est Fanchon qui a remplacé -Mme de Boufflers!</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Entre mes bras, j'ai tenu l'innocence,</p> -<p>Le lys des prés, la rose du printemps,</p> -<p>C'est ma Fanchon... Elle sort de l'enfance,</p> -<p>Elle a deux mois plus que ses quatorze ans.</p> -<p>Ses yeux charmants, souvent pleins de tendresse,</p> -<p>N'avaient point l'air de voir mes cheveux blancs,</p> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_168"> 168</a></span></p> -<p>Mais son air doux, sa bouche enchanteresse,</p> -<p>Ses jeunes mains dont la moindre caresse,</p> -<p>Sans le vouloir, font pétiller mes sens,</p> -<p>Ne m'ont point fait oublier mes serments;</p> -<p>J'ai respecté sa modeste jeunesse,</p> -<p>Ah! ma Fanchon, que je crains tes quinze ans!<a id="FNanchor_79" href="#Footnote_79" class="fnanchor"> [79]</a></p> -</div></div> - -<p>Chaque fois que Mme de Boufflers villégiature à -Montmorency, elle ne manque jamais d'aller rendre -visite à ses anciens amis; et elle évoque avec eux -tous les souvenirs d'un passé bien lointain déjà, mais -qui leur a laissé à tous d'impérissables souvenirs.</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_169"> 169</a></span></p> -<h2 class="normal">CHAPITRE X<br /> -<span class="medium">1771</span></h2> - -<p class="hanging indent"> -Retour de Mme de Boufflers en Lorraine.—Joie de tous ses amis.—La -demeure de Panpan à Lunéville.—Mme Durival à Sommerviller.—La -duchesse de Brancas et le château de Fléville.—L'abbé -Quénard.—Cerutti.—Son intimité avec Panpan et -Mme Durival.</p> -</div> - -<p class="space">Nous avons vu qu'en 1770 le départ de Mme de Lenoncourt -pour la Lorraine avait inspiré à Mme de Boufflers de -salutaires réflexions, et qu'elle avait même à ce moment -cherché à trouver un logement à Lunéville près de son -ami Panpan. Au commencement de 1771, la marquise, -à bout de ressources, reprit ses anciens projets; il -n'était que temps en effet de renoncer à la vie dangereuse -et entraînante de Paris si elle ne voulait être -réduite à la dernière misère. Elle décida donc qu'elle -irait passer un an en Lorraine pour tâcher de refaire -sa bourse et sa santé.</p> - -<p>A cette nouvelle, Mme de Lenoncourt s'étonne, et -comme elle connaît l'esprit changeant de son amie, elle -écrit au Veau: «Ce parti serait si raisonnable que je -ne puis y croire, votre marquise me désole, c'est bien -elle qu'il faudrait envoyer au diable; je crois qu'elle -irait plus volontiers qu'ici.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_170"> 170</a></span> -Mme de Lenoncourt n'avait que trop raison de douter. -Les résolutions de la marquise paraissaient irrévocables, -lorsqu'on apprit tout à coup que ses projets encore une -fois étaient complètement modifiés. Elle n'était pas la -vraie coupable. A ce que raconte l'abbé Porquet, ses -amies les plus intimes, émues d'une séparation qui les -affligeait, tinrent un grand conseil chez Mme du Deffant, -et là il fut décidé qu'elles viendraient en aide à -Mme de Boufflers et qu'elles s'opposeraient par tous -les moyens à un départ qui les désolait. La marquise, -qui ne demandait qu'à se laisser convaincre, s'empressa -de défaire tous ses paquets.</p> - -<p>En apprenant ce brusque changement, Mme de -Lenoncourt mande à son Veau:</p> - -<p>«Par ma foi, votre marquise est bien folle. Elle ne -viendra jamais à moins que les spectacles de Paris ne -brûlent, que les princes ne meurent et que tous les jeux -ne soient défendus. A tout moment j'ai envie de ne plus -l'aimer...</p> - -<p>«Je vous prédis que nous ne la reverrons que quand -elle sera si bien ruinée qu'elle ne saura plus où donner -de la tête; alors elle nous arrivera par le coche.</p> - -<p>«Adieu, Panpichon.»</p> - -<p>Peu de temps après ce départ manqué, tout était -encore une fois remis en question. Soit que la marquise -n'ait pas trouvé chez ses amies l'appui pécuniaire qu'elle -espérait, soit pour toute autre cause, elle reprend ses -projets de retraite et elle annonce à Panpan son arrivée -prochaine.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_171"> 171</a></span> -Mais cette fois Mme de Lenoncourt n'a plus confiance: -«Elle ne viendra pas, mon Veau, je vous en -préviens. Lorsqu'elle vous en flatte et moi aussi, c'est -une politesse qu'elle vous fait et qui ne tire point à -conséquence.»</p> - -<p>La marquise se trompait. Au mois de juin Mme de -Boufflers fait ses paquets à la hâte pour ne pas se -donner le temps de la réflexion, et elle part pour Nancy -avec Mme de Boisgelin.</p> - -<p>Aussitôt arrivée, elle s'installe avec sa fille dans la -petite maison qu'elle y possède et toutes deux y -mènent une existence fort paisible.</p> - -<p>Le chevalier de Boufflers, faisant allusion à la vie si -simple et si modeste de sa mère dans cette Lorraine -où elle avait presque régné, écrivait:</p> - -<p>«Nous l'avons vue s'éloigner silencieusement de ce -palais désolé et se retirer à Nancy<a id="FNanchor_80" href="#Footnote_80" class="fnanchor"> [80]</a> dans une maison -modeste qui convenait à la simplicité de ses goûts, -ainsi qu'à l'étonnante médiocrité de son revenu; alors -aussi, et nous aimons à le rappeler, à l'honneur de nos -compatriotes, tous les services que dans ses années les -plus heureuses elle avait rendus à tant de familles lorraines, -et avec tant de bienveillance, se présentèrent -à tous les esprits à la fois: le peu de luxe qui l'environnait -contrastait d'une manière sublime avec le rôle</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_172"> 172</a></span> -qu'elle venait de jouer; il donnait un nouveau prix à -tout le bien qu'elle avait fait; et tous les hommages -que jusqu'alors on aurait pu soupçonner d'intérêt, -furent légitimés par l'hommage unanime de la reconnaissance.</p> - -<p>«Elle ne connut à proprement parler de sentiment -profond que celui de l'amitié, sage et douce passion -que dans tout le cours de sa vie, aucune autre n'avait -surmontée, et qui devint à la fois la consolation et l'ornement -de sa vieillesse. Mme de Boufflers n'eut que -des amis fidèles et elle leur en donna l'exemple<a id="FNanchor_81" href="#Footnote_81" class="fnanchor"> [81]</a>.»</p> - -<p>A la nouvelle de l'arrivée de sa chère marquise, la -joie du vieux Panpan est sans bornes. Il reprend sa -lyre et confie à ses bosquets tout le bonheur que lui fait -éprouver le retour de l'«amie prodigue<a id="FNanchor_82" href="#Footnote_82" class="fnanchor"> [82]</a>».</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p class="i5">A MES BOSQUETS</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>En vain vous vous parez de ces feuillages verts,</p> -<p class="i1"> O mes Bosquets! il vous manque Boufflers:</p> -<p class="i2"> Que ces lieux embellis pour elle,</p> -<p class="i2"> Que ces lieux par elle embellis,</p> -<p>Prennent à son retour une beauté nouvelle;</p> -<p>Elle doit les revoir, elle me l'a promis.</p> -<p>O mes lilas! mes jacynthes! mes lis!</p> -<p class="i2"> O roses que j'ai cultivées!</p> -<p>Dans leurs boutons, que vos fleurs captivées</p> -<p>Attendent pour éclore un rayon de ses yeux;</p> -<p class="i3"> Pour un moment si précieux</p> -<p class="i2"> Que vos odeurs soyent réservées.</p> -<div><span class="pagenum"><a id="Page_173"> 173</a></span></div> -<p class="i1"> C'est mon soleil: Suivez les mêmes lois,</p> -<p>Je n'ai d'autre printemps que l'heure où je la vois.</p> -</div></div> - -<p>A peine arrivée, Mme de Boufflers revoit tous les -chers amis d'autrefois; tous lui font fête à l'envi; ils -s'efforcent de la distraire et de lui faire oublier les -plaisirs de la capitale.</p> - -<p>Elle a bientôt formé autour d'elle un petit cénacle -charmant dont elle est l'âme et qu'elle anime de sa -gaieté et de son esprit; d'abord, Mme de Lenoncourt, -ravie de retrouver enfin l'amie que depuis si longtemps -elle appelle de tous ses vœux; Mme Durival, la duchesse -de Brancas, châtelaine de Fléville, Mme de -Neuvron, le prince de Bauffremont, MM. Dumast, -Marcel, de Chalabre, de Nédonchel, etc., etc.</p> - -<p>Toute cette société vit dans une intimité extrême; -ils sont sans cesse en visite les uns chez les autres, ils -se voient presque chaque jour. La plupart ont déjà -passé la soixantaine, mais l'âge n'a pu altérer leur -gaieté ni diminuer leur goût pour les plaisirs de la -société; les réunions, les soupers, les concerts, les -fêtes intimes se succèdent sans interruption et, en -dépit des ans, leur vie s'écoule le plus agréablement -du monde.</p> - -<p>On ne fera jamais assez ressortir la vigueur morale -<span class="pagenum"><a id="Page_174"> 174</a></span> -de toute cette société du dix-huitième siècle et la philosophie -souriante avec laquelle tous acceptent les traverses -de la vie. Ils ont été jeunes, ils ont aimé, ils ont -été riches, heureux; tout cela n'est plus qu'un souvenir, -mais qu'importe! A quoi bon gémir, se consumer -en regrets stériles, protester contre l'inévitable, empoisonner -sottement les quelques jours qui leur restent à -vivre. Aucun d'eux n'y songe.</p> - -<p>Leur grand art est de prendre la vie comme elle -vient et de ne pas lui demander plus qu'elle ne peut -donner. Nous allons les voir vieillir le sourire sur les -lèvres, toujours aussi aimables, aussi charmants. Rien -ne peut venir à bout de leur philosophie, ni l'âge, ni la -pauvreté, ni les revers, rien ne peut leur faire perdre -ce goût de la sociabilité et ce tour d'esprit si original -et si gai qu'ils conservent jusque dans la pire détresse.</p> - -<p>La principale installation de Mme de Boufflers est à -Nancy, l'hiver; l'été elle réside à la Malgrange qu'elle -doit à la libéralité de Stanislas. Mais la marquise est -encore trop alerte pour mener une vie sédentaire et on -la rencontre presque aussi souvent chez ses amis que -chez elle. Tantôt elle est à Lunéville, chez Panpan; -tantôt à Fléville, chez la duchesse de Brancas; tantôt -chez Mme Durival, à Sommerviller; tantôt à Scey-sur-Saône, -chez le prince de Bauffremont, etc., etc.</p> - -<p>Mais les trois résidences qu'elle aime par-dessus -tout et où son cœur l'attire particulièrement sont Lunéville, -Fléville et Sommerviller.</p> - -<p>A Lunéville, demeure Panpan, au n<sup>o</sup> 23 de la rue -<span class="pagenum"><a id="Page_175"> 175</a></span> -d'Allemagne<a id="FNanchor_83" href="#Footnote_83" class="fnanchor"> [83]</a>. La maison est d'apparence modeste, -mais charmante dans sa simplicité. Le vieux philosophe -a installé dans la plus belle pièce du logis une -nombreuse bibliothèque: c'est là qu'il vit, entouré des -livres familiers et des portraits de tous ceux qu'il a -aimés, de tous ses amis les plus chers. Aux murs de la -vaste salle, en effet, sont suspendues les images du duc -Léopold, du roi de Pologne, du duc de Choiseul, de -Voltaire, du duc du Châtelet, du prince de Bauffremont, -de Mlle Quinault, de M. de Lucé, de Mme de -Graffigny, de Mme de Neuvron, etc.; sous chacun de -ces portraits est gravé un quatrain de la composition -du maître de céans.</p> - -<p>Malgré le poids des ans, l'ancien lecteur du Roi n'a -pas renoncé complètement aux joies de ce monde, et, -s'il faut en croire les quelques vers qu'il a gravés lui-même -sur la bergère de son cabinet, il éprouve quelquefois -des retours de jeunesse qui ont tout lieu de le -surprendre:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Vieillard dès mon été, presque dès mon printemps,</p> -<p class="i4"> Je n'ai point connu la jeunesse;</p> -<p>Mais quelquefois ici malgré mes cheveux blancs,</p> -<p class="i1"> A la voix du plaisir j'ai vu fuir la vieillesse.</p> -</div></div> - -<p>De sa résidence de Nancy, la marquise s'échappe -souvent pour venir passer quelques jours avec son vieil -<span class="pagenum"><a id="Page_176"> 176</a></span> -ami; le bonheur de Panpan est sans bornes quand il -possède dans son humble demeure celle qui a été la -grande joie de sa vie. Il écrit avec enthousiasme à ses -amies de Lunéville:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p class="i2"> «Arrivez donc, troupe brillante,</p> -<p>Venez voir mes jardins, au souffle du zéphir,</p> -<p>Sous les pas de Boufflers, chaque jour s'embellir;</p> -<p>Venez me voir jouir du bonheur qui m'enchante,</p> -<p class="i1"> Venez voir à ses pieds votre ami rajeunir!</p> -</div></div> - -<p>Quand la marquise et Panpan sont réunis, les heures -s'enfuient délicieuses; ils revivent ensemble, avec ravissement, -les années écoulées, et tous les chers souvenirs -de cette intimité si douce qui les unit depuis près de -trente ans.</p> - -<p>Mme de Boufflers se montre du reste l'amie la meilleure -qui se puisse rencontrer; toutes les marques de -l'affection la plus tendre, de l'attachement le plus sûr, -elle les donne sans cesse à Panpan; ce dernier est resté -dans un état voisin de la gêne; sans hésiter et bien -qu'elle-même vive souvent au jour le jour, elle lui ouvre -sa bourse avec une simplicité touchante; tant qu'elle a -un écu, il y en a la moitié pour Panpan.</p> - -<p>L'ancien lecteur du Roi a auprès de lui une brave -créature nommée Marianne, moitié servante, moitié -dame de compagnie, qui le soigne avec le plus complet -dévouement; c'est une femme intelligente, une femme -de tête, et qui dirige à merveille ce grand enfant que -Panpan est toujours resté. La marquise et Mme de -Boisgelin se sont attachées à Marianne dont elles apprécient -<span class="pagenum"><a id="Page_177"> 177</a></span> -les rares qualités, et celle-ci, reconnaissante, -s'éprend pour les deux amies de son maître d'une véritable -passion. Elle les aime, elle les vénère; et quand -elles arrivent à Lunéville, elle les accueille avec autant -de joie que le vieux Panpan lui-même.</p> - -<p>Mme de Boufflers ne va pas seulement à Lunéville -chez son Veau, on la rencontre presque aussi souvent à -Sommerviller, chez Mme Durival, «la Céleste», comme -elle l'appelle.</p> - -<p>Le mariage de Mme Durival, célébré en 1760, -n'avait pas été, nous l'avons vu, des plus heureux; le -caractère franc, énergique, entreprenant de la jeune -femme n'était pas fait pour s'accommoder des chaînes -du mariage; elle les secoua très vite et au bout de peu -de temps elle vivait dans une complète indépendance.</p> - -<p>Mme Durival est restée une des figures les plus originales -de toute la société dont nous nous occupons. A -une âme ardente et romanesque, elle joignait un esprit -vif et brillant; sa conversation spirituelle éblouissait -tous ceux qui l'approchaient. Le chevalier de Boufflers -ne l'appelait jamais que «la charmante et sublime fée -de Sommerviller».</p> - -<p>Très intelligente, très instruite, aimant avec passion -la littérature et la poésie, «bonne physicienne», -Mme Durival était en relations constantes avec les -philosophes, qui appréciaient la vigueur de son esprit; -elle écrivit même à plusieurs reprises des articles pour -l'Encyclopédie.</p> - -<p>Bonne, simple, généreuse, elle aimait à faire le bien, -<span class="pagenum"><a id="Page_178"> 178</a></span> -aussi était-elle adorée. On la voyait souvent parcourir -les villages des environs un grand chapeau de paille sur -la tête, et sous le bras «une cassette d'apothicaire». -Non seulement elle portait des secours aux pauvres, -mais elle soignait les malades et les guérissait souvent.</p> - -<p>Elle adorait la musique, et elle donnait chez elle -d'agréables concerts. Souvent aussi le dimanche, après -vêpres, elle prenait sa guitare et elle entraînait dans la -prairie toute la jeunesse du village. Là, assise sur un -tronc d'arbre, on la voyait diriger gaiement des rondes -effrénées au son de son instrument<a id="FNanchor_84" href="#Footnote_84" class="fnanchor"> [84]</a>.</p> - -<p>Intimement liée avec Mme de Boufflers, Panpan, -Cerutti, Mme de Brancas, elle entretenait encore les -plus affectueuses relations avec quelques familles du -pays, les Regnault d'Ubexi, les de Jobard, les -Lebègue, les de Juvincourt, etc. Mlle de Juvincourt -demeurait même chez elle; plus tard elle fut remplacée -par Mlle Devisme d'Aubigny.</p> - -<p>A Sommerviller, dans la charmante résidence qu'elle -occupe, Mme Durival reçoit volontiers ses amis. Nous -les verrons venir souvent lui demander à dîner et faire -chez elle de courts séjours. Ils aiment à se promener -avec elle dans les vergers et dans les bois qui entourent -sa demeure et à discourir <i>de omni re scibili et quibusdam -aliis</i>.</p> - -<p>Panpan apprécie plus que personne l'esprit et l'agrément -<span class="pagenum"><a id="Page_179"> 179</a></span> -de la jeune femme, il l'invite sans cesse à Lunéville -et elle vient souvent avec Mlle de Juvincourt s'installer -pendant quelques jours chez le vieux philosophe.</p> - -<p>Un jour où il la presse de le venir voir, il la plaisante -agréablement sur ses métamorphoses; car Mme Durival, -grâce à la liberté d'allures que nous lui connaissons, -porte tantôt le costume de son sexe, tantôt l'habit -masculin:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p class="i2"> Venez, jeunes Beautés, parer mon hermitage,</p> -<p>Vous surtout qu'on ne sait souvent comment nommer:</p> -<p class="i3"> Vous qu'on ne sauroit trop aimer,</p> -<p class="i2"> Soit comme Hébé, soit comme un joli page;</p> -<p> Vous qui faites souvent briller sous un chapeau</p> -<p class="i2"> Les grâces du beau sexe, et celles du bel âge,</p> -<p class="i2"> Et savez en orner par un charme nouveau</p> -<p class="i3"> L'âme, l'esprit, et les vertus du sage.</p> -</div></div> - -<p>Il y a une demeure que Mme de Boufflers affectionne -tout particulièrement et où elle se rend sans cesse pendant -les mois d'été, c'est le château de Fléville, à peu -de distance de Nancy.</p> - -<p>Fléville était la propriété de la maison de Beauvau -depuis le milieu du seizième siècle. C'était une superbe -résidence du style de la Renaissance, avec de fortes -tourelles et de larges fossés remplis d'eau<a id="FNanchor_85" href="#Footnote_85" class="fnanchor"> [85]</a>. Au dix-huitième</p> - -<p>La duchesse de Brancas était une femme aimable, -d'une grande douceur de caractère et d'une amitié très -sûre; son calme, sa sérénité, sa philosophie rendaient -son commerce fort agréable.</p> - -<p>«Quand on ne connaît pas Mme de Brancas, on n'a -pas l'idée de la bonté, écrit Mme de Lenoncourt; je -n'ai rien vu de comparable à ses sentiments pour ce -qu'elle aime et à la bienfaisance continuelle qui l'anime. -Sa conversation a un peu de pesanteur, mais tout ce -<span class="pagenum"><a id="Page_181"> 181</a></span> -qu'elle conte est intéressant et bien dit. Elle est gaie -quand on veut, attentive, douce, et toujours occupée -de mettre à l'aise.»</p> - -<p>Elle adorait le monde et quand elle quittait Paris -pour jouir des plaisirs de la campagne, elle s'efforçait -de s'entourer, en Lorraine, des personnes les plus -agréables.</p> - -<p>Aussi Mmes de Boufflers, de Lenoncourt, Durival, -de Boisgelin, le prince de Bauffremont, Panpan, etc. -sont-ils devenus en peu de temps les hôtes assidus de -Mme de Brancas; tant et si bien que Fléville forme -bientôt un centre où se retrouvent sans cesse les débris -de cette Cour de Stanislas dont nous avons raconté les -jours heureux. Les réunions y étaient délicieuses, -d'une gaîté sans pareille, pleines de cordialité, de -charme et d'intimité; elles laissaient à tous ceux qui y -assistaient des souvenirs charmants. L'on y jouissait de -la plus grande liberté; le temps se passait en conversations, -en promenades, en jeux, en plaisirs de toutes -sortes. L'on n'éprouvait jamais une heure d'ennui dans -ce séjour enchanteur.</p> - -<p>Les deux hôtes les plus fidèles du château, ceux -qui ne quittent jamais la duchesse, sont deux jésuites, -l'un en exercice, l'abbé Guénard, le second, défroqué, -Cerutti.</p> - -<p>L'abbé Guénard est «gras comme un petit moine, -gai, sémillant et courant ou plutôt volant comme un -oiseau». Sa conversation est agréable, il a de l'esprit -et il l'emploie le plus souvent à taquiner son ancien -<span class="pagenum"><a id="Page_182"> 182</a></span> -confrère, d'où des querelles épiques qui font la joie des -assistants.</p> - -<p>Cerutti, qui va jouer un rôle important dans notre -récit, est ce jésuite que Stanislas avait attiré en Lorraine -en 1760, puis recommandé à son petit-fils le dauphin<a id="FNanchor_86" href="#Footnote_86" class="fnanchor"> [86]</a>.</p> - -<p>Après le fatal événement qui l'avait si inopinément -privé de son protecteur, Cerutti avait été recueilli par -Marie Leczinska, mais le séjour de la Cour ne lui avait -pas été favorable. N'avait-il pas eu la malencontreuse -idée de s'éprendre d'une grande passion pour une dame -de la Cour, au point d'en perdre le boire et le manger, -et un peu la tête aussi. C'est tout ce que lui rapporta -son fol amour.</p> - -<p>C'est sous l'influence de cette passion qui absorbait -toutes ses facultés qu'il brûla ce qu'il avait adoré. Il -présenta, en avril 1767, une requête au Parlement pour -être admis à abjurer les principes de la Société de Jésus, -qu'il avait défendus avec tant d'énergie et de conviction -quelques années auparavant.</p> - -<p>Cet amour, qui n'était pas payé de retour, eut sur la -santé de Cerutti la plus fâcheuse influence. Heureusement -il trouva près de lui des amitiés dévouées; la -duchesse de Brancas en particulier, qui l'avait vu souvent -à Fléville chez la marquise des Armoises, chercha -à le sauver du désespoir; elle le prit comme secrétaire -et veilla sur lui avec une tendresse vraiment maternelle.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_183"> 183</a></span> -Cerutti avait la physionomie avenante; il séduisait -par son accueil et le charme de son esprit.</p> - -<p>«Le petit Cerutti est pâle et délicat comme l'amour -malheureux, écrit Mme de Lenoncourt; sa conversation -est douce et point triste, quoiqu'il soit mélancolique. -Toutes ses manières sont simples; son esprit l'est -aussi.....</p> - -<p>«Il a mille fois plus d'esprit qu'il ne m'en faut, mais -je ne lui ai trouvé que celui qu'il me fallait. Son cœur -est jeune et son esprit enfant. Il voit trop en laid des -sentiments qu'il avait vus trop en beau. Cette passion -mal éteinte, jointe à une grande chaleur d'imagination, -égare quelquefois ses raisonnements.»</p> - -<p>Cerutti eut bientôt renoué des relations avec tous ses -amis d'autrefois, avec tous ceux qu'il avait connus à la -Cour de Stanislas et en particulier avec Mme Durival, -Mme de Boufflers, Panpan, etc.; nous allons le voir -entretenir avec eux les relations les plus affectueuses.</p> - -<p>Panpan était même à ce point enthousiasmé de son -nouvel ami qu'il vantait à tout venant ses œuvres et -ses mérites. Aussi Cerutti, reconnaissant, pouvait-il -écrire:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>C'est au paradis de Fléville</p> -<p>Près de Brancas et de Boufflers</p> -<p>Que l'Amphion de Lunéville</p> -<p>Chante sur sa lyre facile</p> -<p>Mon nom, mon livre et mes revers...</p> -<p><b>. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</b></p> -<p>Charmant Panpan, homme divin,</p> -<p>J'adopte en tout ton Évangile,</p> -<div><span class="pagenum"><a id="Page_184"> 184</a></span></div> -<p>Ton cœur m'émeut, ton goût me plaît.</p> -<p>Quand j'embellirai mon asile,</p> -<p>C'est entre Pylade et Virgile</p> -<p>Que je veux placer ton portrait<a id="FNanchor_87" href="#Footnote_87" class="fnanchor"> [87]</a>.</p> -</div></div> - -<p>La nature franche et énergique de Mme Durival a -vite conquis l'ancien jésuite; il existe bientôt entre eux -une ardente sympathie.</p> - -<p>«Lorsque je suis avec vous, lui écrit-il, je crois -n'avoir que vingt ans. Le mouvement de vos idées se -communique aux miennes et la vivacité de votre âme -me rend vivant comme elle.»</p> - -<p>Mme Durival, qui connaît la nature inflammable de -son ami, entend dès le début se mettre à l'abri d'obsessions -qui lui seraient odieuses, car elle repousse énergiquement -tout ce qui de près ou de loin peut ressembler -à l'amour. Elle le signifie très nettement à Cerutti -qui s'incline devant une irrévocable décision: «J'accepte -de bon cœur la franche amitié, lui répond-il, c'est -un bien très rare et fait pour vous et pour moi qui sentons -également le prix de la vérité et le vide de tout -le reste.»</p> - -<p>Cerutti est si heureux de ses nouveaux amis, qu'il -écrit à Mme Durival: «Je donnerais tout Paris pour -vous et le monde entier pour Panpan.»</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_185"> 185</a></span></p> -<h2 class="normal">CHAPITRE XI<br /> -<span class="medium">1771-1772</span></h2> - -<p class="hanging indent"> -Correspondance de Mme de Boufflers avec Panpan.</p> -</div> - -<p class="space">Pendant les premiers temps de son séjour en Lorraine, -soit changement de climat, soit changement -d'habitudes, Mme de Boufflers est assez éprouvée; elle -a des crampes d'estomac qui la font cruellement souffrir -et pour lesquelles la médecine est à peu près impuissante. -Heureusement pour la marquise, elle a auprès -d'elle sa fille Mme de Boisgelin, et ses deux servantes -Thérèse et Manon; toutes l'entourent des plus tendres -soins. Comme la marquise craint que Panpan ne s'inquiète -inutilement, elle lui écrit presque chaque jour -pour le tenir au courant des différentes phases de la -maladie.</p> - -<p class="date">«Nancy, jeudi 15 juillet.</p> - -<p>«Je ne saurais, mon bon ami, répondre à votre -lettre parce qu'elle est dans la chambre où Thérèse -dort. Mais en revanche, je vous dirai une vérité que -j'espère que vous ne croirez pas, parce qu'elle est contre -nature, c'est qu'il y a eu un jour de ma vie où j'aurais -été au désespoir de vous voir, et ce jour était hier.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_186"> 186</a></span> -«D'abord vous devez croire que je me porte bien, -puisque je vous dis assez que j'étais bien malade hier, -c'est-à-dire que j'ai eu la grande crampe depuis quatre -heures du matin jusqu'à deux heures après midi. Elle -a été moins longue et moins forte que celle que j'ai eue -il y a trois ans, parce qu'il y avait quelques moments -d'intervalle. Je crois que M. Quessens l'a fort abrégée -par toutes sortes de petits remèdes.</p> - -<p>«Je ne saurais vous donner une idée du zèle et des -soins de Thérèse et de la pauvre Manon. La foire et le -mal de cœur accompagnaient la crampe, comme à l'ordinaire. -Aujourd'hui, il n'y paraît pas. Le prince de -Beauvau convient du mieux.»</p> - -<p>Trois jours après la marquise reprend la plume:</p> - -<p class="date">«Nancy, 18 juillet.</p> - -<p>«Je voulais vous écrire hier, dès le matin, pensant -que vous seriez peut-être encore un peu inquiet des -suites de cette crampe qui n'en a aucune. Il me semble -même que je me suis mieux portée depuis.</p> - -<p>«Notre amie est à Sommerviller depuis jeudi, ce -qui m'ennuie un peu. J'imagine qu'elle vous y verra. -Les Philips qui devaient arriver hier ne le sont pas, et -l'on dit que le mari est fort malade. Je vais tâcher d'en -savoir des nouvelles<a id="FNanchor_88" href="#Footnote_88" class="fnanchor"> [88]</a>.</p> - -<p>«Je ne sais si le prince ira à Plombières. Il le dit, -mais comme il est sûrement mieux, je crois qu'il restera.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_187"> 187</a></span> -«Je ne vois plus que la consultation du Majault<a id="FNanchor_89" href="#Footnote_89" class="fnanchor"> [89]</a> -qui vous retienne, car j'espère bien que la bonne -Marianne ne vous quittera pas.</p> - -<p>«Pour l'argent, comme nous ruinons le Chalabre, -M. Dumast et moi, je suis bien en état de faire d'autres -avances, et la médecine qu'il ne faudrait prendre nulle -part peut se prendre partout.»</p> - -<p>Quelques jours plus tard Mme de Boufflers est à -Fléville; elle doit se retrouver avec Panpan dans les -premiers jours de septembre et elle prend d'avance -toutes ses dispositions pour que ce rendez-vous tant -désiré ne manque pas.</p> - -<p class="date">«Fléville, ce 25 juillet.</p> - -<p>«Pourriez-vous, cher Veau, vous prêter à un de ces -arrangements-ci?</p> - -<p class="autre">(De la main de Mme de Boisgelin.)</p> - -<p>«Il ne faut pas, comme vous le dites, faire deux -voyages, parce que cela coûte de l'argent, mais puisque -vous avez l'extrême bonté de venir pour tout à fait, les -premiers jours de septembre, il faudrait que vous vinssiez -avec armes et bagages, c'est-à-dire avec la bonne -Marianne, dîner à Sommerviller, où nous nous trouverions, -et d'où nous vous ramènerions ici et Marianne -viendrait ici avec votre voiture. Vous voyez que vous -auriez tout le temps de donner votre dîner.</p> - -<p class="autre">(De la main de Mme de Boufflers.)</p> - -<p>«Cette Thérèse n'écoute pas.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_188"> 188</a></span></p> -<p class="autre">(De la main de Mme de Boisgelin.)</p> - -<p>«Ma seconde proposition était pour avancer de quelques -jours mon bonheur. Je voulais en jouir le samedi -31, ce qui aurait fort convenu à Mme Durival.</p> - -<p>«Je me charge de porter à dîner, car elle n'a personne -pour en faire.</p> - -<p>«M. de Nédonchel, qui vient d'envoyer chez moi, -vous portera ma lettre, s'il part aujourd'hui.</p> - -<p class="autre">(De la main de Mme de Boufflers.)</p> - -<p>car Thérèse a si bien fait qu'elle ne partira pas ce -matin.</p> - -<p>«Finis donc avec ce Majault, que nous soyons sans -inquiétudes.</p> - -<p>«Je me porte à merveille. Ce qui te donnera de -l'humeur tournera peut-être à bien.»</p> - -<p><i>P.-S.</i>—M. de Nédonchel n'est pas venu.</p> - -<p>Enfin, le mois de septembre arrive et la réunion si -ardemment souhaitée va avoir lieu; mais Mme de Brancas -est assez pointilleuse sur les bienséances; avec elle -il faut user de grands ménagements. Mme de Boufflers -aurait voulu que Panpan vienne la chercher et l'on -serait parti de compagnie pour se rendre à Fléville. -Mais le Veau craint de choquer la duchesse. Mme de -Boufflers n'en est pas moins radieuse de revoir son ami -et elle lui écrit gaîment:</p> - -<p class="date">«Nancy, samedi matin.</p> - -<p>«Mais vous êtes donc une grosse bête de venir me -proposer le 2 septembre comme une nouveauté, tandis -<span class="pagenum"><a id="Page_189"> 189</a></span> -que c'est ma première proposition et que je n'ai parlé -du 31 août qu'en second. Dites-moi aussi comment -vous entendez qu'en partant de Lunéville avec la bonne -Marianne, et tout le bataclan, vous ne descendriez pas -à Sommerviller tout seul, et votre équipage continuerait -par la route, sans s'arrêter. Cependant, comme -ceci n'est fondé que sur le désir de vous voir deux -heures plus tôt, si vous continuez à y trouver de la -difficulté, je me rends.</p> - -<p>«Vous irez fort bien d'ici à Fléville sans moi, et -j'irai fort bien vous y rejoindre quand vous trouverez -que notre comédie aura assez duré.</p> - -<p>«Je pense que c'est demain la fête du château et -qu'il serait décent d'y faire une visite. Cependant j'ai -des Dumast et des Chalabre qui s'y opposent, sans -compter que tant qu'elle aura Mme Zulm à demeure et -Mmes de Lenoncourt et d'Haussonville presque tous -les jours, elle ne se souciera pas plus de nous que de -<i>Piétre Mazarin</i>. Je suis même d'avis qu'après le -départ de Mme Zulm, il faudra lui faire tâter de la -solitude pendant quelques jours pour donner plus de -prix à votre jouissance.»</p> - -<p>Panpan persistant dans ses idées, la marquise lui -répond:</p> - -<p class="date">«Nancy, lundi.</p> - -<p class="autre">(De la main de Mme de Boisgelin.)</p> - -<p>«Mme de Boufflers cède à la délicatesse de son Veau -et, pour que son voyage à Fléville ne perde rien de son -<span class="pagenum"><a id="Page_190"> 190</a></span> -mérite, elle le dispense du dîner de Sommerviller et lui -conseille d'aller, le jour qui lui conviendra le mieux, -directement de Lunéville à Fléville. Bien entendu que -ce sera toujours le plus tôt possible, et qu'il me sera -permis d'aller vous y voir au bout de quelques jours -sous prétexte d'une visite à la duchesse. Ensuite vous -déciderez de la durée de mon exil.</p> - -<p>«Ne pourrions-nous pas aussi nous donner rendez-vous -à Sommerviller sans offenser la duchesse qui ne -saurait pas seulement si j'y étais.</p> - -<p>«Vous me manderez la réponse de M. Cerutti qui -sera plus sienne que celle de la duchesse.»</p> - -<p>Donc Panpan se rend directement à Fléville et quelques -jours après Mme de Boufflers vient l'y rejoindre.</p> - -<p>La réunion fut ce qu'elle devait être, charmante pour -tous ces vieux amis ravis de se retrouver. Mais les -meilleures choses ont une fin, il fallut encore une fois -se quitter.</p> - -<p>Mme de Boufflers, qui ne veut pas abuser de la province, -va passer les mois d'automne auprès de ses amis -de Paris, mais elle se montre raisonnable et ne s'attarde -pas dans ce séjour dangereux.</p> - -<p>A peine est-elle de retour à Nancy que survient un -événement qui bouleverse toute cette petite société. -Mme de Neuvron succombe presque subitement. -Mme Durival, qui perd en elle une de ses plus chères -amies, est dans un véritable désespoir, mais elle a du -moins la consolation de recevoir de tout son entourage -les marques du plus tendre attachement. Ils sont tous -<span class="pagenum"><a id="Page_191"> 191</a></span> -amis si bons, si dévoués, si pleins de compassion pour -le malheur d'autrui.</p> - -<p>Dès qu'elle apprend le coup qui vient de frapper -Mme Durival, Mme de Boufflers lui écrit:</p> - -<p class="date">«Jeudi.</p> - -<p>«J'ai été déjà bien pénétrée de votre douleur, mais il -n'appartient qu'à vous, ma meilleure amie, de sentir ce -que j'ai dû éprouver en apprenant que vous aviez pensé -à moi, que vous aviez voulu me le dire, ce mouvement -si tendre, si touchant, m'a d'abord arraché des larmes -et je sens que j'en conserverai toute ma vie l'impression; -elle me rendra l'amitié de ma céleste amie encore -plus précieuse, elle rendra la mienne encore plus -tendre<a id="FNanchor_90" href="#Footnote_90" class="fnanchor"> [90]</a>.»</p> - -<p>La marquise écrit également à Panpan, qui, lui -aussi, a besoin de consolations, car Mme de Neuvron -était pour lui une amie très sûre et très fidèle:</p> - -<p class="date">«Fléville.</p> - -<p>«Mon Dieu, que je suis fâchée de la manière dont -vous avez appris cette mauvaise nouvelle. Quoiqu'il n'y -en ait pas de bonnes, il me semble que celle-là est la -pire.</p> - -<p>«J'ai été hier chez les Durival avec la duchesse. -Mme Durival avait eu un peu de fièvre la nuit, mais -elle était fort bien. Elle a même fait tout ce qu'elle a pu -<span class="pagenum"><a id="Page_192"> 192</a></span> -pour être gaie et Mlle de Juvincourt était très bien -aussi. Je pense que la crainte qu'elles ont de s'affliger -l'une l'autre les sert toutes deux, et qu'on se distrait en -voulant distraire les autres. Enfin, il faut en revenir à -se dire que, quand on a des amis, il faut ou les pleurer -ou en être pleuré.»</p> - -<p>«J'ai dit et lu à cette touchante Durival tout ce que -vous me dites pour elle. Il me semble qu'on ne saurait -trop montrer aux personnes qui perdent un ami qu'il -leur en reste encore; c'est la vraie consolation. Quelque -affligée qu'elle soit, je crains encore plus votre affliction -que la sienne, parce que vous êtes plus faible qu'elle. -Cependant sa perte est plus grande que la vôtre, car -elle jouissait bien plus souvent. Je me disais hier en la -voyant, qu'on ne sait ce qu'on admire le plus, de son -courage ou de sa sensibilité; mais je vous assure que -tout cela est bien touchant. Elle ira vous voir bientôt, -peut-être irons-nous ensemble.»</p> - -<p>Mme de Lenoncourt n'a pas pris moins de part à la -perte qui les frappe tous, et elle exprime son chagrin à -Panpan en termes charmants:</p> - -<p class="date">«Lundi.</p> - -<p>«Je suis bien persuadée, mon Veau, que le plus -grand malheur de la vie, le plus sensible et le plus irréparable, -est la mort de nos amis et l'isolement dans -lequel ils nous laissent. Et vous joignez à cela un retour -sur nous-même qui ajoute à votre chagrin. Et moi, en -pareil cas, c'est la vue de ma fin qui me console. Dans -<span class="pagenum"><a id="Page_193"> 193</a></span> -mes moments de bonheur, je ne crains pas la mort; -dans mes moments de peine, je la désire. Je suis bien -aise qu'à cet égard nous ne pensions pas de même, parce -que cela me prouve que vous êtes plus heureux que -moi.»</p> - -<p>Au mois de décembre, nous retrouvons Mme de -Boufflers à Fléville; elle n'est pas encore consolée -d'une séparation qui lui pèse d'autant plus lourdement -qu'elle a été plus heureuse. Elle écrit tristement à -Panpan:</p> - -<p class="date">«Fléville, mardi, 10 décembre 1771.</p> - -<p>«Bonjour, cher Veau, mes jours s'écoulent sans vous -voir. La maudite bienséance me coûte cher.</p> - -<p>«Le prince est parti avant-hier après avoir bien -dîné et se portant bien, du moins en apparence.</p> - -<p>«Je profite tant que je puis du séjour de Chalabre -pour lui gagner de l'argent. C'est une sorte de plaisir -que je mets à la place de celui que je regrette, mais -qui ne le remplace pas, car mon Veau ne peut être ni -remplacé, ni évalué, ni compensé.</p> - -<p>«Je gagne toujours un peu.</p> - -<p>«Ce n'est pas que je n'aie toujours pensé tristement -à vous, mon cher Veau, depuis que je vous ai perdu, -mais comme j'ai moins pensé à la poste, j'ai perdu de -vue celle de dimanche.</p> - -<p>«Je n'envisage pas cette porte fermée, ces persiennes -qui ne s'ouvriront plus pour moi jusqu'au mois -de septembre, sans un serrement de cœur bien triste. -<span class="pagenum"><a id="Page_194"> 194</a></span> -N'est-ce pas le plus long séjour que nous ayons fait -ensemble, et n'est-ce pas parce que j'ai été plus longtemps -heureuse que je sens plus tristement la séparation...»</p> - -<p>En décembre, Mme de Boufflers est toujours à -Nancy; mais elle regrette Panpan et elle a la faiblesse -de le lui dire. Elle s'efforce de le persuader de venir la -rejoindre, et pour l'allécher elle lui promet la société -de Mme de Brancas, de Mme Durival, de tous les amis -qui lui sont le plus agréables. Mais Panpan a des accès -de misanthropie, et toute idée de déplacement lui est -insupportable. C'est donc d'assez méchante humeur -qu'il reçoit les aimables propositions de son amie. Elle -lui répond avec douceur:</p> - -<p class="date">«Nancy, 1<sup>er</sup> janvier 1772.</p> - -<p>«Vous ne me laissez pas même douter un instant, -mon cher Veau, que mes sollicitations pour venir nous -voir ne vous sont point agréables; et il me semble que -vous tâchiez de nous ôter jusqu'au désir de vivre avec -vous. Je suis quelquefois tentée de répondre comme cet -Athénien: «Je me réjouis en pensant que Lunéville -vous fournit des amis que vous aimez et qui vous -aiment plus que Mme de Brancas, Mme Durival et -moi.»</p> - -<p>«C'est un M. Belpré qui a eu l'audace de dire qu'il -croyait avoir entendu dire dans votre charmante société -que vous viendriez après les Rois. Comment voulez-vous -que je vous sauve les cruelles persécutions de Fléville, -<span class="pagenum"><a id="Page_195"> 195</a></span> -moi qui depuis plus d'un mois n'y ai pas mis le pied. -Vous ne vous contentez pas de nous affliger au présent, -vous menacez encore de plus grands malheurs à -l'avenir. Je crois que j'aimerais mieux être traitée -comme Mme de Lenoncourt, qui dit que vous lui avez -fait une scène, parce qu'elle ne vous avait pas pressé -de revenir. Au moins cela marque-t-il qu'on ne prend -pas les sollicitations de l'amitié pour des importunités.</p> - -<p>«Ne soyez pas inquiet de moi, mon bon Veau, j'ai -pris la robe d'hiver le matin, et je ne sors pas.</p> - -<p>«Je ne gagne point, mais j'ai de l'argent à votre service, -parce que j'en ai touché, et que cela ne vous -engage pas.»</p> - -<p>Ces offres d'argent sont incessantes dans les lettres -de Mme de Boufflers; elles étaient d'autant plus méritoires -qu'elle était elle-même moins fortunée. Comme -tous les gens de cette époque, elle avait le mépris de -l'argent; dès qu'elle en avait, elle le dépensait sans -compter et en faisait des libéralités aux amis dans le -besoin.</p> - -<p>Ce n'est pas seulement la marquise que néglige l'ingrat -Panpan, il paraît oublier également Mme Durival, -et son tort est d'autant plus grand qu'elle vient -d'éprouver un grand chagrin. Mme de Boufflers lui -reproche sa négligence en termes d'une rare délicatesse:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_196"> 196</a></span></p> -<p class="date">«Nancy, 15 janvier.</p> - -<p>«Bonjour, cher Veau. J'ai reçu avant-hier l'almanach -et M. Benoit. J'attends une occasion pour vous renvoyer -le dernier qui m'a fort amusée.</p> - -<p>«Il n'est plus question de maladie ici et la gelée a -sûrement purifié l'air.</p> - -<p>«Permettez-moi, mon cher Veau, de vous faire -observer que vous négligez trop notre Durival. Quoiqu'elle -soit bien sûre de vous et qu'elle ne se plaigne -pas, je suis sûre que l'apparence seule de votre oubli -lui fait de la peine, au moins si j'en juge d'après mon -cœur. Ne me mettez pas à cette épreuve, mon bon -Veau, j'ai besoin non seulement que vous m'aimiez, -mais que vous me le disiez, parce que vous le dites fort -bien, etc., etc.»</p> - -<p>Certes la marquise est une correspondante fidèle, -cependant Panpan, qui est fort exigeant, se plaint d'être -abandonné. Elle lui répond doucement et se défend de -l'oublier:</p> - -<p class="date">«10 février.</p> - -<p>«Je vous assure, mon tendre Veau, que je n'ai pas -encore passé trois jours sans vous écrire, bien à la hâte, -à la vérité, ne disant rien de ce que je voulais dire, en -commençant et étranglant le peu de mots inutiles que -je dis. Telles sont ce que vous appelez poliment mes -lettres.</p> - -<p>«La dernière a dû vous être remise mercredi par un -M. Louis, fils de Mme Philips, auquel on a donné douze -<span class="pagenum"><a id="Page_197"> 197</a></span> -sols et qui a dit que vous l'auriez à six heures du soir. -Je vous parlais du désir que Mme Durival a de vous -voir, parce qu'elle m'avait priée de vous le dire comme -de moi, pour ne pas vous gêner. Elle a déjà envoyé -deux fois savoir votre réponse.</p> - -<p>«Elle est bien touchante par sa douleur et par son -courage. J'aimerais Mlle de Juvincourt de sa conduite -avec elle, quand elle n'aurait pas d'autre mérite.»</p> - -<p>En 1772, Mme de Boufflers passe l'hiver à Nancy -avec sa fille. Elle voit beaucoup de monde, reçoit ses -amis et donne à souper fréquemment; mais si elle réside -officiellement dans la capitale de la Lorraine, elle va -fréquemment à Fléville voir la duchesse de Brancas, -Mme Durival, Mme de Lenoncourt, etc. Panpan fait -très souvent partie de ces aimables réunions. Quand -il part pour retourner à Lunéville, c'est une désolation -générale.</p> - -<p>Le 6 mars, Mme de Boufflers lui écrit:</p> - -<p class="date">«Nancy, 6 mars.</p> - -<p>«Vous auriez dû rester, mon cher Veau, ne fût-ce -que pour être témoin des cris que la duchesse a faits sur -votre départ. Pour moi qui ne criais pas, j'étais, sans -mon Veau, comme ce perruquier de Paris qui disait à -M. de Craon: <i>Monsieur, avec cette perruque, vous -avez l'air de ces gens qui sont tout seuls au monde</i>. -Voilà ce qui m'arrive toujours quand vous me quittez.</p> - -<p>«J'ai persisté à ne pas augmenter la table de dix -couverts, et cela était d'autant plus à propos que nous -<span class="pagenum"><a id="Page_198"> 198</a></span> -n'étions que neuf, le baron de Lu... et l'abbé, ainsi que -Mme de Lenoncourt ayant manqué. Le dîner était -excellent, on a beaucoup mangé et gaiement. La -duchesse a dit qu'elle voulait faire une satire contre vous.</p> - -<p class="autre">(De la main de Mme de Boisgelin.)</p> - -<p>«Maman est on ne peut plus touchée de l'état de -Mme Marcel, et elle voudrait bien que la part qu'elle y -prend pût lui donner quelques moments de consolation. -Maman voudrait bien qu'elle se mît au lait pour toute -nourriture.</p> - -<p>«Dis-lui aussi un mot de ma part, mon cher Veau.</p> - -<p>«Maman a trouvé hier Mme de Lenoncourt fort -inquiète de son état et du genre de sa maladie.</p> - -<p>«Adieu, Panpan, je vous embrasse.»</p> - -<p>On voit que Panpan, assez peu sociable d'ordinaire, -s'est laissé prendre aux flatteuses avances de la -duchesse de Brancas, et qu'il vient assez fréquemment -faire des séjours à Fléville; il est même si intimement -lié avec la châtelaine qu'il la reçoit de temps à autre -dans sa petite maison de Lunéville.</p> - -<p>Un jour il lui adresse une invitation pressante, mais -la duchesse lui répond qu'elle ne viendra pas, s'il ne lui -donne un écu pour ses pauvres.</p> - -<p>Le galant lecteur riposte aussitôt en envoyant l'écu -demandé accompagné de ce madrigal:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p class="i1"> Rien qu'un écu pour vous avoir!</p> -<p>Ce n'est pas trop, madame la duchesse!</p> -<p class="i2"> Je me hâte de me pourvoir:</p> -<p class="i1"> Je crains qu'il ne s'y trouve presse.</p> -<div><span class="pagenum"><a id="Page_199"> 199</a></span></div> -<p>Je ne veux pas vraiment manquer un tel hasard;</p> -<p>Car, si de Lenoncourt on me tient la promesse,</p> -<p class="i1"> Par-dessus ce marché d'une nouvelle espèce,</p> -<p class="i2"> Avec le Cerutti, j'aurai l'ami Guénard.</p> -<p class="i3"> Pour jouir d'une telle aubaine</p> -<p class="i1"> Je ne dois point marquer de jour certain</p> -<p class="i3"> De tous les jours de la semaine</p> -<p class="i3"> Le meilleur est le plus prochain.</p> -</div></div> - -<p>Fidèle à sa promesse, la duchesse vient dîner chez -Panpan qui, usant de ses droits de maître de maison, -lui offre la main pour la mener dans la salle du festin. -En même temps il la régale de ce quatrain:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Pour la conduire à table, en vain chacun s'empresse;</p> -<p>Cet honneur m'appartient en cet heureux instant,</p> -<p class="i3"> Elle est à moi madame la duchesse</p> -<p class="i3"> Je l'ai payée, un bel écu comptant.</p> -</div></div> - -<p>Dans son manuscrit, le galant mais irrévérencieux -Panpan ajoute ce vers, dont il ne pense certes pas un -mot:</p> - -<p class="quote">Pour la conduire ailleurs j'en paierais plus de cent<a id="FNanchor_91" href="#Footnote_91" class="fnanchor"> [91]</a>.</p> - -<p>Bien qu'ils habitent à peu de distance l'un de l'autre -et qu'ils se voient fréquemment, Mme de Boufflers et -Panpan continuent à entretenir une correspondance -très active; pas un incident de sa vie, si petit soit-il, -pas une pensée que la marquise n'éprouve le besoin de -confier à son Veau. Elle lui écrit en avril 1772:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_200"> 200</a></span></p> -<p class="date">«Nancy.</p> - -<p>«Je suis touchée de l'état de Marianne pour vous et -pour elle. Vous ne me dites pas combien il y a qu'elle -est dans cet état.</p> - -<p>«Je suis assez en argent pour vous en prêter quand -vous voudrez.</p> - -<p>«Vous ne me dites pas ce qui a empêché de jouer la -pièce de Palissot<a id="FNanchor_92" href="#Footnote_92" class="fnanchor"> [92]</a>.</p> - -<p>«M. de Cerutti a perdu nos bouts rimés et je ne -sais pas un mot des miens.</p> - -<p>«Mme Durival vint l'autre jour en femme et le lendemain -elle vint en homme; sur quoi je lui envoyai ce -couplet</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p><span class="small1">Sur l'air</span>: <i>Du haut en bas</i>.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p class="i3"> Pour Durival,</p> -<p>Je ne ferai plus de poème</p> -<p class="i3"> Pour Durival,</p> -<p>Car hier elle eut un rival.</p> -<p>D'ailleurs par un malheur extrême,</p> -<p>Quand je veux chanter ce que j'aime,</p> -<p class="i3"> Je chante mal.</p> -</div></div> - -<p>«M. Cerutti dit qu'il a changé un des vers qui disait -en parlant de vous</p> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_201"> 201</a></span></p> -<p class="quote">Et du bien que l'on fait, il jouit le premier.</p> - -<p>et qu'il a mis:</p> - -<p class="quote">De tout le mal qu'on dit, il jouit le premier.</p> - -<p>«Je vivrai et mourrai en Lorraine, mon cher Veau. -J'aime mieux mes amis que mes robes, et quand je -n'aurai point d'habit pour voir les premiers, ils me -souffriront en veste.»</p> - -<p>Mme de Boisgelin ajoute en marge de la lettre:</p> - -<p>«Bonjour, le Veau, tu ne me dis jamais un mot; mais, -quoique je ne t'aime plus, je prends part à ton chagrin.»</p> - -<p>Quand Panpan a regagné son ermitage de Lunéville, -on ne peut plus l'en arracher; quand il parle de revenir, -c'est d'une façon si vague, si peu précise que Mme de -Boufflers s'en chagrine et le lui reproche tendrement:</p> - -<p class="date">«Nancy, avril.</p> - -<p>«En vous relisant, mon bon Veau, je trouve que je -me suis réjouie et que je vous ai remercié à trop bon -marché, même pour rien du tout. Je savais déjà que -vous viendriez un jour, et comme en faisant semblant -de me dire quelque chose, vous ne me dites pas <i>quand</i>, -c'est tout <i>comme si vous ne disiez rien</i>. Seulement -vous me donnez le droit de vous demander ce <i>quand</i>, -qui est le mot important.</p> - -<p>«On dit que nous n'aurons Henri que pour la semaine -de la Passion; cela ne me plaît guère, -<span class="pagenum"><a id="Page_202"> 202</a></span> -<span class="autre">(De la main de Mme de Boisgelin.)</span> -mais si cela me procure le plaisir de voir mon Veau une -heure plus tôt, je le préfererai à Clairval.</p> - -<p class="autre">(Mme de Boisgelin écrit de son chef:)</p> - -<p>«Bonjour, Veau; je t'avertis que tu m'ennuies -encore plus de loin que de près. La Biche dit qu'elle te -grondera si tu ne viens pas bientôt.</p> - -<p class="autre">(De la main de Mme de Boufflers.)</p> - -<p>«Tu crois donc qu'on fait du cochon secrétaire ce -qu'on veut? c'est là chose impossible<a id="FNanchor_93" href="#Footnote_93" class="fnanchor"> [93]</a>.»</p> - -<p>Puis survient une discussion très grave, la première -peut-être entre Mme de Boufflers et son vieil ami; elle -se termine par un raccommodement, mais la marquise -en garde un sentiment de tristesse et elle ne le peut -cacher.</p> - -<p class="date">«Nancy, lundi 24 mai.</p> - -<p>«Ce mot éteint toute ma colère, mais mon chagrin -ne diminuera jamais, et toutes vos raisons me paraissent -si mauvaises qu'il faut bien de la patience pour les -écouter; au moins permettez-moi de croire que celles -qui me regardent sont de la dernière fausseté. Les autres -ont été cent fois réfutées.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_203"> 203</a></span> -«Les Ang. disent qu'elles iront vendredi 28 dîner -chez vous. Elles seront en tout six, hommes et femmes. -Je ne sais si Mme Durival voudra en être. Je vais le -lui proposer. Je porterai du saumon et un plat de -gibier.</p> - -<p>«Croyez donc que j'ai dit à M. de Beauvau tout ce -qui convenait. Je voudrais bien me dire aussi d'être -comme vous voudriez que je fusse; mais j'ai un poids -sur le cœur qui s'y oppose.</p> - -<p>«Adieu, mon Veau; je dirais comme M. de Chimay -si j'étais dévote: <i>Je vais demander à Dieu qu'il me -fasse la grâce de ne plus t'aimer</i>.»</p> - -<p>En juillet 1772, Mme de Boufflers eut la douleur de -perdre sa mère, la princesse douairière de Craon.</p> - -<p>Déjà depuis quelque temps la santé de la princesse, -qui jusqu'alors s'était maintenue excellente, donnait -quelques inquiétudes. Son petit-fils le chevalier de -Boufflers vint la voir au mois de juin, il la trouva assez -souffrante et il écrivit à son oncle de Beauvau, qui était -à ce moment à Chanteloup, pour le prévenir de l'état -de sa mère. Bien que le chevalier ne renonce pas au -style plaisant qui lui est familier, on sent qu'il n'est pas -sans éprouver d'assez vives inquiétudes:</p> - -<p class="date">«Juin.</p> - -<p>«J'ai été il y a deux jours à Craon, j'ai trouvé ma -grand-mère absolument comme je l'avais laissée pour -le visage et pour la tête, mais elle souffrait horriblement -d'une colique d'estomac; elle m'a fait appeler en -<span class="pagenum"><a id="Page_204"> 204</a></span> -particulier pour m'ordonner de vous faire part de son -état, de vous dire que, quoi qu'elle crût son tempérament -assez fort, cependant un accès de colique pouvait -l'emporter d'un moment à l'autre, qu'elle voudrait avoir -la consolation de vous voir encore avant votre quartier, -qu'elle vous priait de venir faire dans Craon tous les -arrangements que vous jugeriez convenable, que c'était -vos affaires plus que les siennes, etc. Je lui ai récité le -plus beau chapitre de mon traité des consolations et -cela s'est terminé par une petite contestation au sujet -de beaucoup de treillage que j'avais fait faire à Craon -pour mes jardins de la Malgrange; je voulais le payer, -elle n'a pas voulu le souffrir, et je me suis soumis comme -un héros chrétien et comme un enfant respectueux.</p> - -<p>«Agréez tous mes hommages, mon cher oncle, et -daignez les présenter à mesdames vos épouse, fille et -sœur; ayez aussi la bonté de ne pas m'oublier auprès -de tout Chanteloup.»</p> - -<p>La princesse de Craon n'avait que trop raison de -désirer revoir son fils; ses jours étaient comptés. Le -prince, sensible aux instances dont son neveu s'était -fait l'interprète, se préparait à quitter Chanteloup pour -aller voir sa mère, lorsqu'il apprit qu'elle était dangereusement -malade. Il partit sur-le-champ, mais la maladie -fit des progrès si rapides qu'il eut la douleur de -ne pouvoir assister aux derniers moments de la princesse.</p> - -<p>Elle s'éteignit le 12 juillet 1772, âgée de quatre-vingt-six -ans, après avoir scrupuleusement rempli -<span class="pagenum"><a id="Page_205"> 205</a></span> -tous les devoirs de la religion; elle n'avait auprès d'elle -que son fils le chevalier de Beauvau et sa fille Mme de -Bassompierre.</p> - -<p>Son extrait mortuaire édifiera le lecteur, mieux que -nous ne pourrions le faire, sur sa fin et les sentiments -dans lesquels elle mourut, au dire de ses contemporains<a id="FNanchor_94" href="#Footnote_94" class="fnanchor"> [94]</a>.</p> - -<p>La princesse fut ensevelie auprès de son mari, qui -<span class="pagenum"><a id="Page_206"> 206</a></span> -depuis dix-huit ans déjà reposait dans la modeste petite -église d'Haroué<a id="FNanchor_95" href="#Footnote_95" class="fnanchor"> [95]</a>.</p> - -<p>On raconte qu'à son lit de mort, la vieille princesse -fit venir un jeune paysan du village nommé Voinot<a id="FNanchor_96" href="#Footnote_96" class="fnanchor"> [96]</a>, -auquel elle avait toujours témoigné beaucoup d'intérêt -et qui, aux yeux de tous, passait pour un fils naturel du -chevalier de Beauvau. Après lui avoir donné les meilleurs -conseils, elle termina son allocution par ces mots: -«Voinot, tu seras curé d'Haroué.» C'est ce qui arriva -en effet; le jeune paysan embrassa la profession ecclésiastique -et il passa sa vie curé d'Haroué, où il ne mourut -qu'en 1854.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_207"> 207</a></span> -Un mois après la mort de Mme de Craon, son fils le -chevalier, celui que nous venons de voir assister aux -derniers moments de sa mère et qui avait si fâcheusement -mis à mal Mlle Alliot et tant d'autres vraisemblablement, -se décidait à faire une fin; il épousait discrètement -à Paris une veuve appelée Mme Bonnet; à -partir de ce jour il prit le titre de prince de Craon.</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_208"> 208</a></span></p> -<h2 class="normal">CHAPITRE XII<br /> -<span class="medium">1773-1774</span></h2> - -<p class="hanging indent"> -Voyage de Mme de Boufflers à Paris.—Les assiduités du prince de -Bauffremont.—Correspondance avec Panpan.—Mort de la -princesse de Talmont.—Dîner du jour de l'an chez Mme du Deffant.—Surprise -à Mme de Luxembourg.—Mort de Louis XV.—Réconciliation -de M. de Beauvau et de Mme de Mirepoix.—Mort -du marquis de Boufflers.—Maladie grave du chevalier.</p> -</div> - -<p class="space">Mme de Boufflers s'accommode de la vie de Nancy, -puisqu'il le faut bien, mais la province lui paraît bien -terne, bien monotone, et souvent sa pensée se reporte -avec douleur vers la capitale et le souvenir des plaisirs -que l'on y goûte lui torture le cœur. Alors, quand ses -regrets sont trop vifs, elle essaie de les apaiser en -leur donnant satisfaction et elle va passer quelques -semaines chez sa sœur de Mirepoix.</p> - -<p>Souvent elle est accompagnée dans ces déplacements -par son nouvel et cher ami, M. de Bauffremont. -Le prince, qui, maintenant, partage son temps -entre Paris et ses terres de Lorraine, est plus que -jamais sous le charme de la vieille marquise; plus que -jamais il la trouve aimable, spirituelle, délicieuse en -dépit de l'âge. Il vient même de vendre son régiment<a id="FNanchor_97" href="#Footnote_97" class="fnanchor"> [97]</a></p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_209"> 209</a></span> -pour pouvoir se consacrer plus complètement à sa Dulcinée.</p> - -<p>Quand elle est à Paris, M. de Bauffremont est si -parfaitement heureux, qu'il néglige tous ses meilleurs -amis, même ceux qui, comme les Choiseul, sont dans -le malheur, et sont par conséquent plus susceptibles -que d'autres.</p> - -<p>Cet attachement excessif soulève l'indignation de -Mme de Choiseul.</p> - -<p>Elle écrit à Mme du Deffant, le 19 avril 1772:</p> - -<p>«Que dites-vous de votre Incomparable, que j'attendais -il y a eu hier huit jours, puis mercredi dernier, qui -avait juré ses grands dieux qu'il passerait sa semaine -sainte avec nous, et qui prétend être retenu par des -affaires, et que je ne verrai plus que quand il plaira à -Dieu ou aux beaux yeux de sa belle? Ah! votre Incomparable -est incomparablement faible et insupportable -pour ceux qui, comme moi, ont du faible pour lui; -mais il faut le prendre comme il est, avec ses défauts, -et l'aimer en dépit d'eux.»</p> - -<p>Peu de temps après l'aimable duchesse, d'ordinaire -si douce, si bienveillante, si maîtresse d'elle-même, -perd toute mesure dans ses reproches; il est vrai qu'il -s'agit d'un ennemi déclaré de son mari:</p> - -<p>«Nous n'avons pas vu l'Incomparable; la petite crapule -de ce dernier l'a porté, chemin faisant, chez cette -petite crasse de la Vrillière.» (oct. 72.)</p> - -<p>«Petite crapule!» le mot est vif et la pauvre Mme de -Boufflers ne méritait pas semblable anathème.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_210"> 210</a></span> -Mme du Deffant n'est guère moins amère dans ses -récriminations, cependant elle raille plus finement:</p> - -<p>«Je ne vois presque plus votre Incomparable. Il est -devenu un vrai automate, mais son Vaucanson ne lui -donne pas autant de différents ressorts qu'en a le flûteur.»</p> - -<p>Ces aménités épistolaires n'empêchent pas Mme du -Deffant d'aller fréquemment souper chez le prince bien -qu'il y fasse «un froid horrible» et que «la société n'y -soit pas attirante»; mais tout ne vaut-il pas mieux que -la solitude?</p> - -<p>Ces voyages à Paris, qui aident Mme de Boufflers à -prendre la province en patience, se renouvellent assez -fréquemment et toujours dans les mêmes conditions. -Au printemps de 1773, la marquise est encore dans la -capitale avec sa fille; elle écrit naturellement à son cher -Panpan pour le mettre au courant des nouvelles du -jour; mais elle est très occupée, c'est Mme de Boisgelin -qui de temps en temps prend la plume et même parle -pour son compte:</p> - -<p class="subh"><i>Mme de Boufflers à M. de Vaux, brailleur du feu roi -de Pologne, à Lunéville.</i></p> - -<p class="autre">(L'adresse est de la main de Mme de Boisgelin).</p> - -<p class="date">Lundi.</p> - -<p>«Hé Ventretin, je ne vous demande pas de vos nouvelles, -parce que je crains de diminuer l'espérance que -<span class="pagenum"><a id="Page_211"> 211</a></span> -je veux conserver de vous voir arriver d'un moment à -l'autre. Vous trouvez peut-être que cela est trop délicat -pour être entendu, je vais donc vous le faire entendre. -Le président Montesquieu, qui avait beaucoup vécu -avec Mme de Caylus,</p> - -<p class="autre">(De la main de Mme de Boisgelin.)</p> - -<p>lui avait entendu dire que les femmes de la société de -Mme de Maintenon, qui restaient chez elle le soir avec -le roi jusqu'à minuit, s'y ennuyaient tellement qu'elles -retournaient leurs montres, crainte de voir le temps -qu'elles avaient encore à s'ennuyer.</p> - -<p>«Maman est désolée de votre état, elle en est bien -plus fâchée que vous, parce qu'elle en souffre plus que -vous.</p> - -<p>«Mme de Bellegarde a la bêtise de t'aimer à la -folie.</p> - -<p>«Adieu, vieux fou.</p> - -<p>«M. le prince de Beauvau est à la campagne où il -raccommode fort bien son estomac. Il fera ce que vous -désirez pour M. de Nouville. Mme la marquise n'a pas -un moment pour vous écrire.»</p> - -<p class="date">«Samedi.</p> - -<p>«J'ai fait vos compliments à M. de Lucé et je lui ai -payé votre tabac; il m'a dit qu'il vous en enverrait -encore à ce prix-là, de sorte que mes joues sont fort au -service de votre nez.</p> - -<p>«M. le duc de Chartres a demandé au roi la permission -d'aller à Chanteloup.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_212"> 212</a></span> -«Le chevalier de Boufflers est arrivé ici avant-hier -soir.</p> - -<p>«M. le duc d'Aiguillon a donné une fête à Mme la -comtesse du Barry, qui était très jolie. Je vous envoie -un couplet de l'abbé de Voisenon au maréchal de Richelieu, -qui a été chanté à cette fête; il y en avait pour tout -le monde, mais je n'ai eu que celui-là, parce que c'est, -dit-on, le meilleur.</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p><span class="small1">Sur l'air</span>: <i>Lison dormait dans un bocage</i>.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>En amour toujours infidèle,</p> -<p>Toujours fidèle à l'amitié,</p> -<p>Vous abandonnez une belle,</p> -<p>Sans jamais en être oublié.</p> -<p>Prenant peu de garde à l'espèce,</p> -<p>Des beautés l'essaim vous charma,</p> -<p>Même à présent par-ci par-là</p> -<p>Vous leur faites la politesse,</p> -<p>Et vous serez encore vingt ans</p> -<p>Plus poli que nos jeunes gens.</p> -</div></div> - -<p>«Adieu jusqu'à demain, mon bon et bien-aimé -Panpan.</p> - -<p class="date">«Jeudi matin.</p> - -<p>«On m'a donné hier une épigramme sur M. de Beaumarchais -qui m'a paru trop bien faite pour ne pas vous -l'envoyer. Il faut que vous sachiez qu'il a été horloger -et qu'alors il s'appelait Caron.</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Sur tes montres je lis Caron,</p> -<p>Beaumarchais sur ton <i>Eugénie</i><a id="FNanchor_98" href="#Footnote_98" class="fnanchor"> [98]</a>.</p> -<div><span class="pagenum"><a id="Page_213"> 213</a></span></div> -<p>Caron et Beaumarchais! Pourquoi ce double nom?</p> -<p>Rougis-tu de ton drame ou de l'horlogerie.</p> -</div></div> - -<p>«Adieu le bon et le très aimable ami de moi, je vous -embrasse et vous aime mille fois plus que je ne peux -vous le dire<a id="FNanchor_99" href="#Footnote_99" class="fnanchor"> [99]</a>.»</p> - -<p>Au mois d'août, Mme de Boufflers est de retour en -Lorraine; elle est installée à Nancy et se prépare à -aller à Fléville où on la demande à grands cris; elle -exhorte Panpan à y venir également.</p> - -<p class="date">«Nancy, 21 août 1773.</p> - -<p>«Vous savez bien, sans que je vous le dise, que je -n'ai pas répondu à votre lettre du 4, d'abord parce que -j'avais commencé mon griffonnage avant de l'avoir -reçue, et qu'il ne me restait plus de place.</p> - -<p>«Pour Fléville, il y aura du monde jusqu'au commencement -de septembre, après quoi nous verrons; -pourquoi ne viendriez-vous pas ici d'abord attendre -le moment où nous pourrons être bien reçus, parce qu'il -n'y aura plus personne.</p> - -<p>«Le prince dit qu'il t'aime malgré tes défauts, tes -vices et tes médecines; mais qu'il ne faut pas acheter -de chevaux à cette réforme parce qu'elle n'est que des -ruinés. Voyez s'il y aurait quelqu'un qui s'y connût et -qui voulût se charger d'en acheter deux. Les miens font -encore tout ce qu'on leur demande. Je crains que le -<span class="pagenum"><a id="Page_214"> 214</a></span> -Saint-Martin ne soit plus malade qu'eux; il me disait -hier qu'il serait bien étonné s'il passait l'hiver.</p> - -<p>«Si je le passe avec mon Veau, je lui promets qu'il -n'aura pas la goutte, ni moi la crampe, et que je l'aimerai -comme aujourd'hui.»</p> - -<p>Panpan répond qu'il est tout prêt à aller à Fléville, -mais il préfère s'y rendre directement et ne pas faire -d'abord de séjour à Nancy. La duchesse pourrait se -froisser de n'être pas seule l'objet de son voyage. Puis -il raconte qu'il a eu une consultation du célèbre Majault, -qui l'a trouvé en beaucoup meilleur état que lui-même -ne se l'imaginait.</p> - -<p>Mme de Boufflers lui répond:</p> - -<p class="date">«Nancy, ce 28 août.</p> - -<p>«J'ai, je t'assure, une belle joie de cette visite de -Majault, non que j'eusse besoin d'être rassurée, car je -l'étais par tout le monde, et surtout par le sens -commun.</p> - -<p>«Dis moi un peu ce qui empêcherait Marianne de -faire des confitures, et même des coetches ici? Elle a -cent fois plus de raison que toi, et je conclus qu'il faut -l'amener.</p> - -<p>«Avez-vous reçu l'eau de Bourbonne hier par le -carrosse?</p> - -<p>«Voilà une maudite plume qui est pourtant la septième, -mais rien ne va bien sans mon Veau.</p> - -<p>«Convenez que je fais un beau sacrifice à la duchesse, -ou plutôt à vous. Cependant je trouve qu'il ne faudrait -<span class="pagenum"><a id="Page_215"> 215</a></span> -pas lui passer ses petites délicatesses qui tiennent -du despotisme. Le baron de Cutendre était plus raisonnable. -Ne faudrait-il pas aussi nous priver de notre -amie<a id="FNanchor_100" href="#Footnote_100" class="fnanchor"> [100]</a>? J'irai toujours la voir lundi et je regretterai -mon Veau».</p> - -<p>Au mois de novembre Mme de Boufflers est encore -une fois à Paris; c'est de là qu'elle écrit au Veau pour -lui donner des nouvelles:</p> - -<p class="date">«Paris, 19 novembre.</p> - -<p>«Tenez, mon cher Veau, pendant que j'y pense, je -vais vous dire l'épitaphe de Piron. Il se donna dernièrement -un coup à la tête qui en fut l'occasion:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>J'achève ici-bas ma route;</p> -<p>C'était un vrai casse-cou:</p> -<p>J'y vis clair, je n'y vis goutte.</p> -<p>J'y fus sage, j'y fus fou,</p> -<p>A la fin j'arrive au trou</p> -<p>Que n'échappe fou ni sage,</p> -<p>Pour aller je ne sais où.</p> -<p>Adieu, Piron, bon voyage.</p> -</div></div> - -<p>«Quand vous me direz que vous avez reçu l'<i>Épître -à Horace</i>, je tâcherai de vous envoyer la réponse -d'Horace par La Harpe, qui nous la lut hier<a id="FNanchor_101" href="#Footnote_101" class="fnanchor"> [101]</a>.</p> - -<p>«Depuis que M. de Beauvau est à l'Académie, -je vois souvent les gens de lettres, surtout La Harpe -<span class="pagenum"><a id="Page_216"> 216</a></span> -et Saurin, qui sont bien aimables dans des genres très -différents.</p> - -<p>«On dit hier qu'on avait enlevé la nourrice de M. le -Dauphin et qu'elle avait été menée dans un couvent -à Argenteuil, comme Héloïse; mais c'est pour avoir -parlé à Mme la Dauphine du gouvernement.</p> - -<p>«Vous savez que la duchesse d'Orléans est à Chanteloup.</p> - -<p>«Lekain était chargé par Voltaire de nous lire -<i>Les lois de Minos</i> telles qu'il les a faites, car on a exigé -des changements pour les jouer. Je dis qu'il a permis -qu'on nous les lût, parce qu'il a nommé à Mme du -Deffant les personnes qui devaient l'entendre. Mais -j'en ai peu profité, parce que Lekain vint tard et que -j'étais priée à souper. Je fus obligée de sortir après les -deux premiers actes qui ne me firent aucun plaisir. -M. de Beauvau et Mme de Boisgelin, qui restèrent, -disent que les trois derniers actes sont meilleurs, sans -être bons.</p> - -<p>«Adieu, mon cœur, je n'ose plus vous écrire qu'à -moins d'une nouvelle. J'en demande partout et personne -n'en sait.»</p> - -<p>Chaque fois qu'elle faisait un séjour dans la capitale, -Mme de Boufflers ne manquait jamais de rendre visite -à sa vieille amie, la princesse de Talmont, qu'elle avait -vue si longtemps à la cour de Lunéville.</p> - -<p>Nous avons brièvement narré dans le premier -volume de cet ouvrage les aventures de la princesse -et sa passion pour le Prétendant. Après la mort de -<span class="pagenum"><a id="Page_217"> 217</a></span> -Stanislas, elle avait quitté la Lorraine et était venue -habiter Paris<a id="FNanchor_102" href="#Footnote_102" class="fnanchor"> [102]</a>.</p> - -<p>Elle avait été fort galante dans sa jeunesse «pour -se satisfaire elle-même», la vieillesse arrivant, elle -était tombée dans la plus extrême dévotion, sans -cependant renoncer aux souvenirs du passé: ainsi elle -portait un bracelet avec l'image de Jésus-Christ; mais -du côté opposé, se trouvait le portrait du Prétendant. -Quelqu'un lui ayant demandé quel rapport il y avait -entre ces deux portraits, la comtesse de Rochefort, qui -était présente, riposta: «Celui qui résulte de ce passage -de l'évangile: Mon royaume n'est pas de ce -monde.»</p> - -<p>Elle logeait au Luxembourg où elle occupait les -grands appartements. Quand on pénétrait chez elle, on -la trouvait dans une vaste salle tendue de damas rouge, -ornée des portraits des rois de France et éclairée seulement -par deux bougies; elle se tenait assise dans un -coin reculé de la salle, sur une petite couchette, -entourée de saints polonais. L'obscurité était si grande -que les visiteurs avaient peine à se conduire jusqu'à -elle, et qu'ils trébuchaient successivement contre un -chien, un chat, un tabouret, un crachoir, etc.</p> - -<p>A peine arrivée à Paris, Mme de Boufflers vint rendre -visite à la princesse; elle ne devait plus la revoir; elle -succomba en effet au mois de décembre 1773.</p> - -<p>Elle avait, la veille de sa mort, ses médecins, -<span class="pagenum"><a id="Page_218"> 218</a></span> -son confesseur, et son intendant auprès de son lit.</p> - -<p>Elle dit à ses médecins: «Messieurs, vous m'avez -tuée, mais c'est en suivant vos principes et vos règles»; -à son confesseur: «Vous avez fait votre devoir en me -causant une grande terreur»; à son intendant: «Vous -vous trouvez ici à la sollicitation de mes gens qui -désirent que je fasse mon testament. Vous vous acquittez -tous fort bien de votre rôle; mais convenez aussi que -je ne joue pas mal le mien.» Après cela elle se confessa, -communia et ajouta un codicille à son testament.</p> - -<p>Elle mourut le lendemain. On prétend qu'elle avait -fait faire une robe bleue et argent pour être enterrée, -et qu'elle s'était fait coiffer avec une très belle cornette -de point. Mais l'archevêque n'approuva pas ce luxe, et -il fit vendre habit et cornette pour en faire des -aumônes<a id="FNanchor_103" href="#Footnote_103" class="fnanchor"> [103]</a>.</p> - -<p>Le 1<sup>er</sup> janvier 1774, la maréchale de Luxembourg, -suivant un usage immémorial, dînait chez Mme du -Deffant. Au nombre des convives se trouvaient la -marquise de Boufflers; son fils, le chevalier; Pont -de Veyle, etc.</p> - -<p>La maréchale avait pour habitude, chaque fois qu'elle -arrivait chez sa vieille amie, de demander une chaise de -paille pour poser son sac à ouvrage; puis elle appuyait -ses pieds sur les barreaux. Après avoir offert à Mme du -Deffant pour ses étrennes une tasse et six petites terrines -<span class="pagenum"><a id="Page_219"> 219</a></span> -d'argent «les plus jolies du monde», la maréchale, -comme à l'ordinaire, réclame sa chaise. Aussitôt -un laquais lui apporte une chaise de paille «garnie -en housse de taffetas cramoisi, couverte devant, derrière, -du haut en bas d'un très magnifique réseau d'or -arrangé, ajusté, du meilleur goût du monde, et par-dessus -une housse de papier blanc.»</p> - -<p>C'étaient les étrennes de Mme du Deffant.</p> - -<p>Au dossier étaient attachés ces vers de Pont de -Veyle:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p><span class="i2 small1">Air</span> <i>de Joconde</i>.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>Je m'offre à vous sans ornement;</p> -<p class="i2"> Je ne suis pas bien mise;</p> -<p>Mais de ce mince ajustement</p> -<p class="i2"> Ne soyez pas surprise;</p> -<p>Souvent sous de simples dehors,</p> -<p class="i2"> La beauté se déguise;</p> -<p>Vous verrez peut-être un beau corps</p> -<p class="i2"> En ôtant ma chemise.</p> -</div></div> - -<p>Sur le carreau de la chaise étaient déposés ces couplets -du chevalier:</p> -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p><span class="small1">Air</span>: <i>Réveillez-vous, belle endormie</i>.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>Si je vous sers, je suis heureuse;</p> -<p class="i1"> J'existe pour votre repos;</p> -<p class="i1"> Je ne serai point dangereuse,</p> -<p>Quand même vous m'auriez à dos.</p> -<p>J'ai des secrets, mais je suis franche;</p> -<p class="i1"> Ils seront aisés à trouver;</p> -<p class="i1"> J'ai mis une chemise blanche</p> -<p class="i2"> Pour engager à la lever.</p> -</div></div> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_220"> 220</a></span></p> -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p><span class="i1 small1">Air</span>: <i>De Raoult de Créquy</i>.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>De moi je suis assez contente</p> -<p>J'ai l'air de la simplicité;</p> -<p>Quoique simple je suis brillante,</p> -<p>Et j'y joins la solidité;</p> -<p>Mais sur un point qu'on me décide;</p> -<p>Est-ce vous ou moi que je peins?</p> -<p>Car simple, brillante et solide,</p> -<p>Ce sont vos traits plus que les miens<a id="FNanchor_104" href="#Footnote_104" class="fnanchor"> [104]</a>.</p> -</div></div> - -<p>Mme de Luxembourg, très agréablement surprise, -s'extasie sur la richesse du cadeau, sur l'à-propos de -Pont de Veyle et du chevalier, et la soirée se passe -le plus agréablement du monde.</p> - -<p>L'année 1774 allait être fertile en graves événements.</p> - -<p>Au mois de mai, le Roi tombe malade et son état est -bientôt de la plus extrême gravité. Mme de Boufflers, -qui est encore une fois revenu à Paris, mande à Panpan -les nouvelles qui troublent tous les esprits.</p> - -<p class="date">«Paris, lundi 5 mai à midi.</p> - -<p>«La journée d'hier a été moitié mauvaise et moitié -bonne. Avant-hier au soir, le Roi avait fait venir -Mme du Barry et lui avait dit: «Vous voyez mon état, -c'est la petite vérole; vous connaissez mes devoirs, ils -vous avertissent du vôtre. Je ne veux pas renouveler -l'histoire de Metz. Partez, ne soyez en peine de rien, -et comptez toujours sur moi.» Elle est sortie dans -<span class="pagenum"><a id="Page_221"> 221</a></span> -l'état que vous pouvez croire, et hier, à quatre heures -de l'après-midi, elle est partie dans le carrosse de -Mme d'Aiguillon, avec elle la vicomtesse du Barry et -Mlle du Balou. Elle est à Ruel. L'on ne croit pas -qu'elle revienne jamais à Versailles. Le Roi, vers les -six heures, a dit très haut à la Borde, c'est le valet de -chambre: «Allez chercher Mme du Barry.» Il a dit: -«Sire, elle est partie.» Le Roi n'a plus rien dit. -Comme il avait toute sa tête, on croit qu'il a voulu -faire savoir à tout le monde qu'elle était partie avant -qu'il fût question du sacrement. Il faut vous dire que -le cardinal en avait parlé bas le matin et qu'on avait -entendu le Roi dire deux ou trois fois: «Oui», et il a -dit pour la première fois avant-hier, qu'il avait la -petite vérole, et il a chargé hier Madame Victoire d'écrire -à Mme Louise «son malheur, car, a-t-il dit, j'ai la -petite vérole.»</p> - -<p>«Les bulletins n'arrivent qu'à midi, ainsi vous ne -pouvez les avoir que l'ordinaire d'après.</p> - -<p>«On jugeait hier que la nuit ne serait pas mauvaise -et lui-même a dit qu'il espérait dormir. Tout le monde -est attendri de son courage et de sa patience; il ne lui -échappe pas une plainte. Il est bien traité et bien servi.</p> - -<p>«Adieu, cher Veau, j'ai reçu les macarons.</p> - -<p>«Tu penses bien que le départ d'hier fait un peu -d'effet<a id="FNanchor_105" href="#Footnote_105" class="fnanchor"> [105]</a>.»</p> - -<p>En dépit de tous les soins, le Roi mourut le 10 mai -<span class="pagenum"><a id="Page_222"> 222</a></span> -1774. Aussitôt la fatale nouvelle connue, le prince de -Beauvau n'hésita pas à se rendre chez sa sœur, Mme de -Mirepoix, avec laquelle il avait cessé toutes relations -depuis cinq ans: «Le mur qui nous séparait n'étant -plus, lui dit-il, nous serons, suivant mes désirs, unis -pour jamais.» La pauvre maréchale, en larmes, se jeta -dans les bras de son frère et tout fut oublié.</p> - -<p>Mme de Boufflers, ravie de voir cesser une brouille -de famille qui la désolait, s'empresse d'informer Panpan -de cet heureux événement; en même temps, elle le -met au courant des nouvelles:</p> - -<p class="date">«Au Port-à-l'Anglais (près Paris),<br /> -20 mai.</p> - -<p>«Vous êtes bien malheureux, mon cher Veau, que je -sois ici depuis hier, car je sais moins de nouvelles, -mais Mme la maréchale y est établie, et il faut, dans ce -moment-ci, lui marquer de l'intérêt.</p> - -<p>«Je ne sais plus si je vous ai mandé comment, un -instant après la mort du Roi, M. de Beauvau, après -avoir mené une partie des gardes du corps dans la -salle du jeune Roi, était monté chez la maréchale, qui -était dans le désespoir, et lui avait dit que si son amitié -pouvait lui servir de consolation, il venait la lui offrir. -Vous jugez que cela fut accepté avec transport.</p> - -<p>«Le raccommodement avec Mme de Beauvau était -plus difficile; aussi ne s'est-il fait qu'avant-hier. La -maréchale me proposa d'aller avec elle, et cela se passa -très bien de part et d'autre.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_223"> 223</a></span> -«Nous ne savons encore rien du conseil qui se tient -aujourd'hui. J'attendrai jusqu'au soir pour savoir -quelque chose de plus par les gens qui viendront -souper.</p> - -<p>«Il faut vous dire que la maréchale est traitée à -merveille, même par les gens qui ne la voyaient plus à -cause de la vie qu'elle menait. Le retour de M. de -Beauvau la sert bien et est généralement approuvé.</p> - -<p>«On espérait le retour prochain de M. de Choiseul, -mais cela n'est pas encore décidé. Le Roi a répondu au -prince de Conti, qui lui demandait la liberté de le voir, -qu'il croyait devoir à la mémoire du feu Roi de ne pas -changer aussi précipitamment ses dispositions.</p> - -<p>«Vous savez par tout le monde le malheur de toute -la famille du Barry<a id="FNanchor_106" href="#Footnote_106" class="fnanchor"> [106]</a>. Les deux femmes, qui sont filles -de condition et très honnêtes, font pitié à tout le monde. -Celle qui est Fumel<a id="FNanchor_107" href="#Footnote_107" class="fnanchor"> [107]</a> et qui était à la comtesse d'Artois, -lui a écrit pour demander si, en reprenant son nom -de fille, elle ne pourrait pas espérer de rester à son service. -Cela lui a été refusé. L'autre est Tournon<a id="FNanchor_108" href="#Footnote_108" class="fnanchor"> [108]</a>, qui -a dix-sept ans, belle et sage comme un ange. Elle est -au couvent avec sa tante qui ne l'aime pas. Elle est, -pardessus la honte, pauvre comme Job.</p> - -<p>«Madame Adélaïde a reçu les sacrements ce matin. -<span class="pagenum"><a id="Page_224"> 224</a></span> -Madame Sophie les recevra demain avec Madame Victoire -qui se croit sûre d'avoir la petite vérole, parce que -depuis deux jours elle a la fièvre, mal à la tête et aux -reins, au cœur. Tout cela est resté à Choisy.</p> - -<p>«Le Roi, ses frères et ses belles-sœurs et sœurs sont -à la Muette jusqu'au 25 que le Roi va à Versailles pour -le scellé et d'autres affaires. Il a parlé hier avec les -ministres depuis 4 heures jusqu'à 9.</p> - -<p>«Je crains de vous avoir adressé ma dernière lettre -à Lunéville par habitude. Mais aussi pourquoi ne -m'avoir pas averti que vous alliez à Nancy. J'ai bien -de la peine à digérer cette négligence.»</p> - -<p>Le 23 mai nouvelle lettre avec d'intéressants détails -sur la Cour.</p> - -<p class="date">«Paris, ce 23 mai 1774.</p> - -<p>«Je ne suis plus fâchée, mon cher Veau, si ce n'est -contre l'abbé, et de ce que vous l'êtes de ce que je le -suis. Entendez-vous bien tout cela?</p> - -<p>«J'ai été hier à la Muette. Vous croyez peut-être -que j'ai vu le Roi. Point du tout; je n'ai vu que son -capitaine des gardes qui en est fort content, ainsi que -de la Reine qui est plus charmante que vous ne pouvez -l'imaginer.</p> - -<p>«Le Roi a dit qu'il remettait le joyeux avènement. -Les uns disent que c'est une affaire de 15 millions, les -autres de 54. Il paiera les dettes de l'État et une troisième -chose que j'ai oublié, mais que vous savez parce -que cela fera trois édits. Il a dit en même temps qu'il -<span class="pagenum"><a id="Page_225"> 225</a></span> -était obligé de laisser subsister les impôts à cause des -dettes; qu'il en était bien fâché, et qu'il espérait que ce -ne serait pas pour longtemps.</p> - -<p>«On dit que dans un travail de plus de deux heures -avec le contrôleur général il avait souvent répété: -«Le point essentiel est le soulagement du peuple.»</p> - -<p>«Voici une petite réponse de M. de Maurepas qui -ne vous déplaira pas. Le Roi lui ayant demandé ce -qu'il fallait faire pour maintenir la religion et les mœurs, -M. de Maurepas lui dit: «L'exemple peut tout et la -rigueur gâte tout.» Cela me rappelle que dans le temps -de la paix, Mme de Pompadour, qui la traitait avec -M. Stanley, disait cent bêtises, et M. Stanley dit un -sortant: «Celle-ci ne sera pas fameuse par ses apophtegmes.» -Il n'en faudrait pas beaucoup pour rendre -M. de Maurepas fameux.</p> - -<p>«On a fait sortir de la Muette trois pages qu'on -croit qui vont avoir la petite vérole. Ils n'entraient -pourtant pas chez le feu Roi, mais elle est dans -l'air.</p> - -<p>«Mme de Boisgelin avait décidé de rester à Choisy -avec Madame Victoire, qui ne l'avait pas encore. Trois -jours après elle a paru. Elles vont toutes assez bien, -mais la plus avancée entre aujourd'hui dans le cinquième -jour.</p> - -<p>«On a donné à M. de Maurepas le logement de -Mlle du Barry et à M. Thiery, valet de chambre du -Roi, celui de Mme du Barry.</p> - -<p>«Tu aimes tant les nouvelles que je n'ai jamais de -<span class="pagenum"><a id="Page_226"> 226</a></span> -place pour t'aimer, moi qui ne fais autre chose toute -ma vie, <i>fâchée ou non fâchée</i>.»</p> - -<p>Ce n'est pas seulement Mme de Boufflers qui tient -le «Veau» au courant de ce qui se passe à Paris; -Mme de Lenoncourt, de son côté, reçoit bien des nouvelles, -et elle s'empresse de les communiquer à son -ami.</p> - -<p class="date">«Nancy, mardi.</p> - -<p>«... Les nouvelles sont que M. de Maurepas a dit au -Roi: «Jusque dans le bien que vous faites, Sire, ne -vous pressez pas.»—Dans une autre occasion: -«Ayez de la justice, de l'amour pour la vérité, de l'application -pour vous instruire, de l'économie, un accès -facile et vous ressemblerez à Henri IV, auquel on -vous compare déjà.»</p> - -<p>«L'on ne parle pas de la Reine avec moins de -louanges. Jamais règne ne s'est annoncé sous de plus -heureux auspices:</p> - -<p>«La Reine étant dauphine eut une querelle assez -vive, je ne sais à quel propos, avec le major des gardes. -Celui-ci voulut donner sa démission le lendemain de la -mort du Roi. La Reine lui fit dire de n'en rien faire, et -l'ayant rencontré, elle lui dit: «Nous avons eu l'un et -l'autre des vivacités; les vôtres sont oubliées, je -vous prie d'oublier les miennes.</p> - -<p>«Il y a quelques jours, les chevaux de Mme de -Beauvau blessèrent quelqu'un en entrant dans une -cour de la Muette. La Reine envoya savoir ce qui était -<span class="pagenum"><a id="Page_227"> 227</a></span> -arrivé et sur le rapport qu'on lui fit, elle mit la tête à -la fenêtre et dit au cocher: «Monsieur, quand j'entre -dans une cour où il y a du monde, je vais au pas.»</p> - -<p>«Ils se font adorer de plus en plus. C'est le Roi qui, -de son propre mouvement, a donné la survivance de -M. de Beauvau à M. de Poix. Le prince lui en avait -parlé quand il était encore dauphin, et il s'est cru obligé -de faire étant roi ce qu'il avait approuvé étant dauphin.</p> - -<p>«L'ancienneté n'est pas fort recommandable dans -cette jeune Cour. L'intendant me disait qu'on n'osait -s'y montrer quand on avait une perruque. C'est le -règne de la jeunesse. Ils croient qu'on radote quand -on a passé trente ans.</p> - -<p>«Voilà, cher Veau, le fond du sac...»</p> - -<p>Quelques mois après Mme de Boufflers allait -éprouver un grand chagrin.</p> - -<p>Au mois d'août, son fils le marquis se trouvait en -séjour à Chanteloup lorsqu'il tomba très gravement -malade d'une fièvre maligne. En quelques heures son -état fut jugé des plus graves et Mme de Choiseul, horriblement -inquiète, envoya sans perte de temps un exprès -à Mme de Boufflers pour la prévenir de ce douloureux -événement.</p> - -<p>Mme de Boufflers partit aussitôt pour Chanteloup; -Mmes de Beauvau et de Boisgelin, et le prince de Bauffremont -l'accompagnaient. La marquise eut encore la -consolation de revoir son fils et de pouvoir lui dire un -dernier adieu. Le malade succomba le 5 août, en dépit -de tous les soins.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_228"> 228</a></span> -La douleur des Choiseul en perdant un ami si dévoué -fut profonde et durable. Quant à Mme de Boufflers, -elle partit pour Port-à-l'Anglais rejoindre sa sœur de -Mirepoix et chercher auprès d'elle des consolations à -la perte cruelle qu'elle venait d'éprouver.</p> - -<p>Pendant que le malheureux marquis succombait -inopinément à Chanteloup, son frère, le chevalier, tombait -gravement malade à Vassy, en Lorraine; il fut -pris lui aussi d'une fièvre violente et l'on eut pendant -quelques jours les plus vives inquiétudes. Heureusement -pour lui il était aimé d'une comtesse de Salles, -qui abandonna tout pour courir à son secours; elle -le soigna avec le plus complet dévouement. On put -au bout de peu de temps le transporter au Vouthon, -mais à peine y était-il arrivé qu'il retomba très -gravement malade avec des accès de fièvre très longs -et très rapprochés. Heureusement, Sanguil<a id="FNanchor_109" href="#Footnote_109" class="fnanchor"> [109]</a> était -dans le voisinage, il accourut et il lui donna des poudres -anglaises qui le sauvèrent, mais il fallut naturellement -lui cacher le plus longtemps possible la mort de son -frère.</p> - -<p>Panpan avait pris part comme il le devait à la douleur -de ses amis, et il leur avait écrit les lettres les plus -tendres et les plus affectueuses.</p> - -<p>Mme de Boisgelin était accourue au Vouthon dès -qu'elle avait appris l'état du chevalier. C'est de là, -qu'elle répond à Panpan:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_229"> 229</a></span></p> -<p class="date">«Ce 19 septembre 1774.</p> - -<p>«Je ne doutais pas, mon cher Panpan, de vos regrets -particuliers et de la part que vous prenez à notre douleur. -C'est mourir au milieu de la vie et de tout ce qui -semble la défendre. Il était sage et fort, mais rien n'y -fait. Il avait peut-être des défauts qui l'empêchèrent -de plaire, mais des qualités qui le faisaient aimer. Le -fond de son cœur était excellent. Jamais il n'y a eu de -meilleur ami, ni même de meilleur frère, et je sens à -cette heure, mieux que jamais, qu'en cela je l'égalais.</p> - -<p>«Je me porte bien, je cours à ma mère. Je pars -demain en voiture et j'arriverai dans trois jours.</p> - -<p>«Adieu, cher Panpan, vous savez combien je vous -aime, et je sais combien nous devons tous vous aimer.»</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_230"> 230</a></span></p> -<h2 class="normal">CHAPITRE XIII<br /> -<span class="medium">1775-1777</span></h2> - -<p class="hanging indent"> -Mme de Boufflers et Mme de Lenoncourt à Nancy.—Leur désir -d'avoir Panpan auprès d'elles.—Résistance de Panpan.—Mauvaise -santé de Mme de Lenoncourt.</p> -</div> - -<p class="space">Mme de Lenoncourt avait été ravie de voir Mme de -Boufflers venir s'installer définitivement à Nancy. Les -petites tracasseries qui s'étaient élevées entre ces deux -dames pendant leur séjour à Paris s'étaient bien vite -effacées; Mme de Lenoncourt aimait son amie de plus -en plus: «Je n'ai envie d'être aimable pour personne -comme pour elle, écrivait-elle.»</p> - -<p>Toutes deux avaient arrangé leur existence de façon -à se voir le plus souvent possible. Elles soupaient -presque tous les soirs ensemble, soit chez elles, soit -chez des amis communs. Mais autant les soupers en -tête à tête, ou en petit comité, étaient charmants, -autant ceux qu'il fallait faire dans la société de Nancy -étaient ennuyeux pour la plupart.</p> - -<p>Mme de Lenoncourt a su cependant grouper autour -d'elle quelques amies très intimes avec lesquelles elle -est en grande sympathie d'idées et de sentiments. -En 1774, elle s'est enrhumée un peu avant Pâques et -elle écrit à Panpan comment elle a su tirer parti pour -<span class="pagenum"><a id="Page_231"> 231</a></span> -son plus grand agrément de ce rhume providentiel:</p> - -<p>«Je ne me suis point ennuyée pendant la semaine -sainte, mon Veau. Mon rhume m'a dispensée des dévotions. -Je me suis renfermée avec trois ou quatre personnes -aussi pieuses que moi qui ne m'ont pas quittée -et nous avons joué et mangé comme le mardi-gras!<a id="FNanchor_110" href="#Footnote_110" class="fnanchor"> [110]</a>»</p> - -<p>A part quelques amis de son choix et qu'elle voit -sans cesse, Mme de Lenoncourt n'a que des relations -superficielles et qui ne lui sont d'aucune ressource. -Cette société de Nancy est odieuse, tout le monde se -hait, se déchire, c'est une guerre perpétuelle; on -n'a qu'une idée, c'est de fuir cette ville insupportable.</p> - -<p>Comme tout changerait d'aspect si Panpan venait y -habiter!</p> - -<p>Toutes ces dames raffolent plus que jamais du vieux -lecteur, c'est à qui l'attirera, à qui le possédera, et -quand, à force d'instances, il consent à venir passer -quelques jours chez l'une ou l'autre de ses amies, il -est choyé, entouré, remercié comme s'il avait accordé -la plus précieuse faveur.</p> - -<p>Mme de Lenoncourt aime Panpan profondément et -son rêve serait de l'arracher à Lunéville pour le faire -venir à Nancy. Ainsi ils pourraient vivre ensemble et -elle serait parfaitement heureuse. Il n'y a presque pas -de lettre où la pauvre femme ne fasse allusion à ce rêve -qui lui devient plus cher tous les jours: «Si vous -<span class="pagenum"><a id="Page_232"> 232</a></span> -m'aimiez comme je vous aime, écrit-elle, nous ne nous -quitterions jamais.»</p> - -<p>Un autre jour elle lui dit encore:</p> - -<p>«Je vous aime tendrement et je vous aimerais -encore mieux, si je vivais avec vous... Venez, ma -vache, nous ferons de bonnes causeries le soir au coin -du feu, nous rirons, nous nous amuserons...»</p> - -<p>Mais le Veau ne se montre guère plus sensible aux -invites de Mme de Lenoncourt qu'aux reproches de -Mme de Boufflers.</p> - -<p>Il aime son chez lui, ses petites habitudes, le coin de -son feu l'hiver, ses fleurs l'été, ses «commères» et -ses «compères», comme il nomme ses amis de Lunéville, -ceux qui se réunissent chez lui presque chaque -jour pour «potiner» sur les uns et sur les autres. Ce -«commérage», qui ferait horreur à Mme de Lenoncourt, -rend le Veau parfaitement heureux et il ne s'en -cache pas. C'est en vain qu'on le prie, qu'on le supplie, -il résiste aux plus pressantes instances.</p> - -<p>Exaspérée de son entêtement, Mme de Lenoncourt -lui écrit en colère:</p> - -<p>«Je voudrais que la peste tuât tous vos compères et -vos commères... Je voudrais que Lunéville vous fût -odieux, je voudrais que rien ne vous y amuse, je voudrais -que vous y eussiez autant d'ennemis que de compères, -vous viendriez demeurer avec moi et alors nous -serions heureux tous les deux. Mais mon Veau n'est -qu'une bête qui tombe dans l'apathie et qui n'a pas -l'esprit de s'en tirer.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_233"> 233</a></span> -Quand il reçoit de Nancy des supplications trop -pressantes, le Veau prend tous les prétextes possibles -pour les éluder: il est trop vieux, il se sent fatigué, il a -la goutte, il fait trop froid, il fait trop chaud, il n'a plus -d'esprit; sa garde-robe est en piteux état; pourquoi -ses amies ne viennent-elles pas le voir?</p> - -<p>Mme de Lenoncourt riposte gaiement:</p> - -<p>«Il faut donc qu'il gèle pour que je puisse me flatter -de vous voir; vous êtes fol avec votre habit d'automne. -Qu'est-ce qui en a? Est-ce que votre houppelande rouge -ne vous va pas à merveille? Croyez-vous que vous -viendrez ici faire le petit-maître?»</p> - -<p>Un autre jour, elle répond encore à ses vains prétextes:</p> - -<p class="date">«Nancy, mardi.</p> - -<p>«Vous avez beau me dire des fleurettes, vous avez -beau en dire à Mme de Boufflers, votre peu de goût -pour Nancy ne peut venir que de votre peu d'empressement -pour nous; il ne tiendrait qu'à vous de n'y voir -qu'elle et moi et d'y jouer du matin au soir, mais vous -vous faites des devoirs et des fatigues ridicules et -ennuyeuses; vous vous imaginez qu'il faut avoir un -bel habit et de l'esprit; pourquoi apportez-vous des -prétentions ici? Soyez-y aussi à votre aise et aussi bête -qu'ailleurs. Dînez chez Mme de Boufflers avec cinq ou -six personnes et soupez chez moi avec cinq ou six -autres. Vous pouvez par ce moyen satisfaire vos goûts -et votre amitié. Moi je hais votre Lunéville et votre -<span class="pagenum"><a id="Page_234"> 234</a></span> -garnison de gendarmerie; mais vous êtes un drôle personnel -et vous voulez que tout cède à vos habitudes et -à vos fantaisies. Je vous déclare que je garderai Mme de -Boufflers tant que je pourrai et que je plaiderai contre -Lunéville de toute ma force.»</p> - -<p>Non seulement Panpan ne veut pas se déranger, -quitter ses habitudes et ses manies, mais par un sentiment -très humain, c'est lui qui se plaint de ses amies -et leur reproche leur indifférence. Cette fois Mme de -Lenoncourt s'indigne et elle répond presque en colère:</p> - -<p class="date">«Nancy, samedi.</p> - -<p>«Pardi, monsieur de Vau, je suis une grande dupe;... -je me prive par une extrême délicatesse du seul plaisir, -de la seule dissipation, du seul ami que j'ai en Lorraine -et c'est pour vous faire douter de mon amitié et du -plaisir que j'ai à vous voir. N'êtes-vous pas honteux -de cette vilaine méfiance, ne l'êtes-vous pas surtout de -vouloir être désiré, pour vous donner le barbare plaisir -de refuser?</p> - -<p>«Je veux, pour me venger, que vous compariez la -manière dont nous nous aimons; je ne vous ai dit que -la plus légère partie de mes maux dans la crainte de -vous inquiéter. Depuis cinq semaines je garde la -chambre ou mon lit, je suis accablé de souffrance et de -mélancolie; mille fois j'ai été au moment de vous -appeler à mon secours et j'ai toujours résisté par la -crainte de vous contrarier, de vous incommoder et de -vous mal loger.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_235"> 235</a></span> -«Sachez-moi bon gré de ne pas vous tirailler sans -cesse pour vous faire venir. C'est pure discrétion. Je -sens que vous y êtes trop mal. Si ma vieille bonne voulait -mourir je vous arrangerais son logement de manière -que vous y seriez comme chez vous et alors, mon Veau, -ou nous nous brouillerions ou vous ne me laisseriez pas -dans l'abandon où je suis, car c'est une chose criante -que cinq lieues vous séparent comme mille. Il semble que -mon mauvais génie ait éparpillé toutes les personnes -que j'aime et puis m'ait fixée dans le lieu où je n'aime -rien.»</p> - -<p>Peu de temps après Mme de Lenoncourt est obligée -de changer de domicile, et elle a l'heureuse fortune de -trouver une maison beaucoup plus confortable. Cette -fois Panpan ne pourra résister! Il faut à tout prix qu'il -vienne pour donner son avis sur l'installation. Et puis -Lekain est à Nancy en représentation. Quelle meilleure -occasion pour le Veau de venir faire visite à son amie. -La marquise insiste avec une grâce charmante.</p> - -<p class="date">«2 avril.</p> - -<p>«Le Kain joue aujourd'hui <i>Mahomet</i> et vous n'y êtes -pas! Je n'y suis pas non plus, j'ai eu peur de la foule. -Je me réserve pour <i>Gaston et Bayard</i> que je ne connais -pas. Il ne donne pour les cent louis que quatre représentations, -mais les pièces sont toutes bien choisies, venez -donc les voir.</p> - -<p>«Mon baromètre est presque au beau fixe, le temps -est doux et je serais si aise de vous voir!... Mlle Laumont -<span class="pagenum"><a id="Page_236"> 236</a></span> -vous cédera sa chambre où vous ne serez pas -trop mal; moi je vous donnerai du saumon à toutes les -sauces, du bon vin, etc. Venez encore une fois, ma -bonne vache, si vous voulez me faire le plus grand plaisir -du monde. J'ai si envie de vous voir, si envie de -vous montrer ma maison que je n'aimerai que quand -vous m'aurez dit de l'aimer. Je n'ai point encore fait -connaissance avec elle, elle m'est tout à fait étrangère. -Je ne sais où me mettre, je n'y ai point encore trouvé -une bonne place; je crois bien qu'elle est commode, -mais je ne le sens pas: c'est que la vraie commodité, -c'est l'habitude. L'escalier est très beau, l'antichambre -est belle, la salle à manger est charmante, le salon me -paraît vilain. La chambre à coucher est trop petite. Les -cabinets et garde-robe sont charmants. Tout cela est -bien blanc, bien propre et paraît bien neuf.»</p> - -<p>Mme de Lenoncourt, dans son ardent désir de -voir Panpan se rapprocher d'elle, cherche à lui -trouver à Nancy une situation qui l'attire et le séduise -par des avantages pécuniaires. Grâce à ses relations, -elle lui fait offrir la place de secrétaire de l'Académie. -C'est une occupation qui conviendrait parfaitement à -l'ancien lecteur du Roi et qui rapporterait de 12 à -1,500 livres.</p> - -<p>Mais l'ingrat ne veut pas entendre parler de quitter -Lunéville. A son âge, ce serait folie; il est vieux, fatigué, -il a la goutte, il n'est plus bon à rien qu'à végéter -dans son coin jusqu'à son heure dernière, qui ne peut -tarder.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_237"> 237</a></span> -Mme de Lenoncourt découragée lui répond tristement:</p> - -<p>«Vous vous vieillissez par paresse; je n'insiste pas, -parce que je veux principalement votre bonheur... Je -suis bien persuadée que, si vous me laissiez faire et que -si vous n'étiez pas une vraie vache, il y aurait moyen -de vous faire ici un établissement plus honnête et plus -agréable que celui que vous avez à Lunéville... mais il -faut vous laisser radoter.»</p> - -<p>On s'explique d'autant mieux les désirs et l'insistance -de Mme de Lenoncourt, que la pauvre femme est -devenue forcément très casanière et que le voisinage -de son cher Veau serait pour elle une très précieuse -ressource.</p> - -<p>Elle souffre en effet de si cruels rhumatismes que, -dans ses moments de crises, elle en arrive à appeler la -mort de tous ses vœux. Quand elle va mieux, peut-elle -au moins jouir de la vie? Pas beaucoup. Elle est souvent -affligée de ces terribles et insaisissables maux -que nos ancêtres appelaient <i>des vapeurs</i> et que nous -avons baptisés neurasthénie<a id="FNanchor_111" href="#Footnote_111" class="fnanchor"> [111]</a>.</p> - -<p>Ses lettres sont quelquefois d'une tristesse navrante; -quelquefois, au contraire, elle reprend le dessus car elle -est énergique et parle gaiement de ses maux. Un jour, -après une crise violente, elle écrit à Panpan:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_238"> 238</a></span> -«C'est de mon enterrement que je vais vous parler, -mon Veau, car j'ai été morte huit jours; oui, mon Veau, -morte; vous m'auriez pleurée. Un accès de fièvre de -vingt-quatre heures m'a rendu la vie et me voilà comme -si de rien n'était. On dit que ceci n'est que des vapeurs. -A la bonne heure, mais je vous jure que j'aimerais -autant une fièvre maligne. J'avais une palpitation, une -agitation et un tremblement intérieur continuel et extérieurement -j'étais de plomb, et toujours au moment de -m'évanouir. Si cela revient, je vous enverrai chercher, -car je veux mourir dans les bras de mon Veau.»</p> - -<p>Du reste ses rhumatismes, ses vapeurs, etc., ne mettent -pas Mme de Lenoncourt à l'abri d'autres misères. -Un jour où le Veau se plaint de son long silence, elle -lui répond qu'elle n'a pas écrit parce qu'elle a eu -«d'autres chiens à étriller».</p> - -<p>«Une rage de dents, une rage d'oreilles, une rage de -tête m'ont tellement obsédée, que j'ai été jusqu'à ce -moment hors d'état de tenir une plume. A force d'opérations -et de vésicatoires on m'a soulagée. Je suis déchiquetée -comme un morceau de taffetas.</p> - -<p>«Adieu, vache de veau.»</p> - -<p>Toutes ces misères usent peu à peu la santé de -Mme de Lenoncourt et son physique s'en ressent terriblement: -«je me dépenaille tous les jours un peu -davantage écrit-elle, mais je suis moins pusillanime -que vous. Cela durera tant que cela pourra et je m'en -moque.»</p> - -<p>On l'envoie aux eaux de Contrexéville, mais elle -<span class="pagenum"><a id="Page_239"> 239</a></span> -est loin d'en ressentir les effets salutaires qu'on lui a fait -espérer:</p> - -<p>«Je suis toute détraquée de ces vilaines eaux -de Contrexéville. En quinze jours de temps j'ai maigri -de moitié. J'étais jaune, faible, dégoûtée, agitée, je -dormais mal, je ne digérais pas mieux; depuis que -je les ai quittées, je me rétablis, mais Dieu sait si -je rengraisserai. Cela est bien difficile quand on est -vieille.»</p> - -<p>Panpan lui conseille de prendre d'elle plus de soins, -de consulter les Esculapes les plus renommés, de suivre -religieusement leurs prescriptions. Mais son amie se -refuse absolument à écouter ses avis, elle laissera agir -la nature:</p> - -<p>«Savez-vous pourquoi? C'est que j'ai une vieille -montre qui a été bonne qui tout d'un coup s'est -détraquée et puis qui s'est raccommodée toute seule. -Cet exemple m'a frappé. Je suis une vieille montre et -je me raccommoderai peut-être aussi.»</p> - -<p>Panpan, qui nous paraît avoir été un parfait égoïste, -a beaucoup plus de soucis de ses maux, de ses peines -morales ou physiques que de celles de ses amies. -Il ne cesse de se lamenter sur ses infortunes, sur -ses misères, à chaque instant il se pleure lui-même. -Dans les derniers mois de 1774 il souffre quelque -temps des yeux; aussitôt il se croit aveugle et il écrit -à ses amis des lettres lamentables. Mme de Lenoncourt -qui est en séjour à Fléville, lui répond avec -esprit:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_240"> 240</a></span></p> -<p class="date">«Fléville, le 15.</p> - -<p>«Je conçois l'inquiétude que vos yeux vous ont -donnée, mon Veau, mais puisqu'ils sont mieux et même -presque guéris, pourquoi craindre des maux imaginaires? -Qui est-ce qui n'est pas exposé à tous les accidents possibles? -Quel est l'âge qui en préserve? On est malade, -on meurt, on est infirme à toutes les époques de la vie; -c'est même dans la jeunesse que les humeurs âcres ont -le plus d'activité. La vieillesse, qui affaiblit tout, affaiblit -aussi la cause de nos infirmités. Gardons-nous d'en prévoir, -mon cher Veau, et profitons des moments qui nous -restent; pour moi, je souffre impatiemment, mais quand -je me porte bien un quart d'heure, je me crois invulnérable -pour le reste de ma vie et je dois à cette sécurité -le peu de bons moments dont je jouis encore.</p> - -<p>«Il y a huit jours que je suis ici; je suis venu pour me -sauver du carnaval de Nancy. Je reprendrai avec joie -le chemin de ma maison; les encouragements que vous -donnez à mon petit talent l'ont égaré; je viens de faire -une chanson sur les habitants de ce château, mais je -me la suis reprochée en la relisant, vous ne l'aurez -pas; elle viole l'hospitalité. Peut-être vous la chanterai-je -un jour à l'oreille.»</p> - -<p>Mais Panpan ne veut rien savoir; son imagination -aidant, il continue ses doléances et chacune de ses -lettres est un nouveau chapitre des lamentations; tant -et si bien que la marquise agacée lui adresse ce court -mais joli sermon:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_241"> 241</a></span> -«Tâchez donc de vous corriger de grossir les objets -et de vous faire des peines imaginaires. Hé! mon Dieu! -le hasard ne nous en procure que trop de réelles. Ne -les devançons pas et n'employons au contraire notre -imagination qu'à nous distraire et nous consoler quand -elles nous accablent.»</p> - -<p>Pendant l'hiver de 1775, Mme de Boufflers est allée -passer quelques semaines chez le Veau. Pendant son -absence, Mme de Lenoncourt, qui s'ennuie à Nancy, -s'est installée à Fléville, près de Mme de Brancas. C'est -de là qu'elle écrit à Panpan:</p> - -<p class="date">«Fléville, mercredi.</p> - -<p>«Mme de Brancas est telle que je l'ai laissée l'année -dernière, bonne, douce, égale et aimable. Mais M. Cerutti -est d'un changement qui me fait croire que sa -santé est fort mauvaise, ou son goût pour Fléville très -diminué. Je ne le trouve pas aimable comme l'année -dernière. Sa gaieté, dont je faisais au moins autant de -cas que de son esprit, n'y est plus... Le petit abbé est -gras comme un petit moine, gai, sémillant et courant -ou plutôt volant comme un oiseau, ce qui fait qu'on -n'en jouit pas assez.</p> - -<p>«Il faut donc que la conversation se soutienne dix -heures de suite entre Mme de Brancas et moi, qui suis -dolente et peu parlante. Tout cela ne va pas bien sans -vous, mon Veau, vous êtes l'âme de la compagnie. C'est -moi surtout que vous égayez et que vous animez.</p> - -<p>«La duchesse s'occupe de rendre la maison chaude et -<span class="pagenum"><a id="Page_242"> 242</a></span> -commode. Votre chambre surtout l'intéresse plus particulièrement.</p> - -<p>«Le terrible Cerutti a le plus mauvais visage du -monde; je le crois inquiet, car il est exact à son régime -et à son lait de chèvre.»</p> - -<p>Le séjour de Mme de Boufflers à Lunéville ne se -passe pas sans encombre. Une terrible épidémie d'influenza -éclate dans la ville et les hôtes de Panpan, -Panpan lui-même, n'échappent pas à la maladie régnante.</p> - -<p>Comme Mme de Boufflers n'aime pas écrire et -qu'elle est très fatiguée, c'est Panpan qui se charge -de donner des nouvelles à Mme de Lenoncourt:</p> - -<p class="date">«Lunéville, le 4 décembre.</p> - -<p>«Nous sommes si enrhumés, madame la marquise, -que je pourrais ne pas vous écrire; c'est pourtant parce -que nous sommes fort enrhumés que je vous écris. Il -faut bien vous donner de nos nouvelles.</p> - -<p>«Je ne sais si je suis le plus malade, mais c'est moi -qui gémis le plus. J'ai pris des rhumes à reculons: j'ai -commencé par celui de poitrine, celui de cerveau s'y -est joint; la fièvre s'en est mêlée avec une toux exécrable.</p> - -<p>«Mais j'oublie que ce n'est pas de moi que vous -voulez savoir quelque chose. Mme de Boufflers est -prise de tous côtés; elle ne laisse pas de se promener -dès qu'il y a un rayon de soleil. Elle fait pitié à tout le -monde, hors à elle-même. Elle me dit tout à l'heure -<span class="pagenum"><a id="Page_243"> 243</a></span> -qu'elle se portait bien mieux depuis qu'elle était -enrhumée. Il n'en est pas ainsi de moi. Je me trouve -malade comme un chien.</p> - -<p>«Mais vous, mesdames et messieurs de Fléville, -êtes-vous échappés à cette épidémie qui est générale -ici. C'est à qui toussera le plus haut et le plus souvent. -Elle règne dans la maison que j'occupe depuis le haut -jusqu'en bas. Je souhaite qu'elle n'aille pas jusqu'à -vous. J'espère que la fièvre qu'a eue madame la duchesse -la mettra à l'abri. Me mettrez-vous à ses pieds? dites-lui, -je vous prie, que j'ai envoyé pour elle à Mlle Nicolas -314 aunes de lisière à 4 sols.</p> - -<p>«Mme de Boufflers trouve fort convenable la maison -de Mme Thibaut; il n'y a qu'à moi qu'elle ne convient -pas. Je déteste votre Nancy. Voilà mon bonheur en -vraie déroute. Je le regrette d'autant plus que je ne -puis vous dire combien la marquise est adorable ici. Je -ne lui ai pas encore vu un instant d'humeur, quoique -indisposée et mal à son aise de toutes façons dans mes -nids à rat; elle est en vérité incomparable.</p> - -<p>«Elle trouve vos couplets charmants pour moi. Ils -me paraissent si bien faits que je crains que ces belles -rimes n'aient été un peu reteintes par le teinturier de -madame la duchesse.</p> - -<p>«Adieu, madame la marquise, voilà bien de l'écriture -pour un pauvre malade qui vous aime autant que s'il -était sain. Adieu, adieu, je suis à vos pieds comme -toujours, en les baisant de tout mon cœur.</p> - -<p>«Marianne est charmée que vous soyez contente de -<span class="pagenum"><a id="Page_244"> 244</a></span> -vos serviettes. Elle sera toujours à vos ordres. Elle -vous prie de ne pas vous presser pour l'argent, vous -paierez quand vous voudrez.»</p> - - -<p class="space">Quelques jours après Mme de Lenoncourt est de -retour à Nancy, mais elle s'inquiète de la santé de ses -amis, le froid augmente, et elle redoute pour eux les -rigueurs de la saison. Elle écrit à Panpan pour lui recommander -les précautions:</p> - -<p class="date">«Lundi.</p> - -<p>«Quel diable de froid! il me semble que je n'en ai -jamais senti de pareil; mettez la marquise dans du coton -et vous dans vos trente-six bonnets. Je m'ennuie comme -un chien, personne ne peut communiquer par ce maudit -temps-là, parce qu'on ne peut aller ni à pied, ni à -cheval; je voudrais bien que nous fussions enfermés -tous trois dans une bonne chambre bien chaude...»</p> - -<p>Panpan, absorbé par Mme de Boufflers, ne répond -pas aux aimables objurgations de son amie. Il ne se -décide à écrire que pour envoyer en quelques lignes ses -souhaits de bonne année; en même temps il raconte -qu'il a un accès de goutte et il ne dissimule pas l'effroi -que lui cause cette vilaine maladie. Mme de Lenoncourt, -assez piquée de son silence, lui répond cependant -avec indulgence et bonté:</p> - -<p class="date">«Nancy, le jour de l'an.</p> - -<p>«Il est vrai, le Veau, que vous m'avez assez maltraitée, -mais comme je mets toutes vos rigueurs sur le -<span class="pagenum"><a id="Page_245"> 245</a></span> -compte de vos égards pour Mme de Boufflers, vous pouvez -vivre en paix avec votre conscience sur l'assurance -que je vous donne de ne me choquer ni contre elle ni -contre vous. Vous me dites que vous m'aimez, cela me -suffit, et pour vous en marquer ma reconnaissance, je -vous garderai le secret et je vous aimerai aussi. Ne -doutez pas que je ne vous souhaite plus de santé, plus -de tranquillité, plus de plaisir et de bonheur qu'à moi, -et que je ne reçoive vos vœux en prose avec plus de -plaisir que les vers de qui que ce soit au monde. Je sais -que vous en avez fait de charmants, mais je n'en ai pas -vu la queue d'un.</p> - -<p>«Je ne suis pas aussi ennemie de la goutte que vous. -Quand elle commence jeune, c'est une horrible maladie -pour la vieillesse et dont on périt infailliblement, mais -quand elle vient tard, c'est une petite infirmité qui -n'est jamais ni fort douloureuse, ni dangereuse et qui -garantit de toutes les autres. Si vous étiez bien persuadé -de cela, vous ne vous inquiéteriez pas comme -vous faites, à moins que ce ne soit pour vous donner un -air de jeunesse.»</p> - -<p>Après un très long séjour à Lunéville, Mme de Boufflers -revient à Nancy, et sa première visite est pour -Mme de Lenoncourt. Ne faut-il pas revoir cette amie si -chère sans perdre de temps et lui donner des nouvelles -de Panpan.</p> - -<p>A peine s'est-elle éloignée que Mme de Lenoncourt -mande au Veau:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_246"> 246</a></span></p> -<p class="date">«Nancy, le 3 mai.</p> - -<p>«Mme de Boufflers m'a trouvée entourée de toute ma -famille, mon cher Panpan; ma maison en était si pleine -que je ne conçois pas comment tout cela y a tenu. Vous -croyez bien que j'étais fort affairée pour leur en faire -les honneurs; les petits enfants surtout m'occupaient -sans cesse; ils sont si bruyants, si remuants, si pétulants -que je n'osais les perdre de vue. Votre lettre est -arrivée au milieu de ces embarras et la marquise a -voulu se charger d'y répondre. Maintenant que je suis -tranquille, je ne me crois point quitte envers vous, car -je les connais, les réponses en deux mots qui ne -répondent point; j'en ai gémi pendant son séjour à -Lunéville; moi je suis moins laconique, j'ai beaucoup -de choses à dire à mes amis, et si la paresse ne m'interrompait -pas, j'écrirais des volumes et puis je n'aurais -pas tout dit.</p> - -<p>«La marquise dit qu'elle vous a laissé plus aimable -que jamais, que vous êtes gai et que vous vous portez -bien. Pourquoi vous déprisez-vous toujours? Je la crois -de préférence à vous et je m'attends à vous voir beau, -charmant et traînant tous les cœurs après vous.</p> - -<p>«Adieu, ma vache, nous allons dîner à Fléville, -Dieu sait comme j'y serai reçue. J'ai étrangement -négligé la duchesse et vous savez qu'elle est fière. Je -m'en tirerai comme je pourrai. Adieu encore une fois, -mon vieux Veau, je t'embrasse de tout mon cœur.»</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_247"> 247</a></span></p> -<h2 class="normal">CHAPITRE XIV<br /> -<span class="medium">1775-1776</span></h2> - -<p class="hanging indent"> -Correspondance du chevalier de Boufflers avec Mme de Boisgelin.</p> -</div> - -<p class="space">A partir de l'année 1775 le chevalier de Boufflers -entretient avec sa sœur, Mme de Boisgelin, une correspondance -des plus suivies. Nous possédons un assez -grand nombre de lettres du chevalier, malheureusement -nous n'avons pas pu retrouver les réponses de -Mme de Boisgelin. Nous le regrettons d'autant plus -que, s'il faut en croire son correspondant, c'étaient des -chefs-d'œuvre d'esprit et de finesse.</p> - -<p>Si les lettres du chevalier ne se rapportent pas directement -à notre récit, elles s'y rattachent cependant -par bien des points, et puis elles sont si légères, si spirituelles, -d'un tour si vif et si particulier, elles donnent -si bien l'idée du personnage, qu'il serait dommage de -ne pas les faire connaître<a id="FNanchor_112" href="#Footnote_112" class="fnanchor"> [112]</a>. On a dit: «Le style c'est -l'homme.» Rien n'est plus vrai en ce qui concerne -Boufflers. Quand on lit ses lettres, on le connaît. Le -mot plaisant se trouve sous sa plume, irrésistiblement.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_248"> 248</a></span> -Son style est le fidèle reflet de son inaltérable gaîté et -de toute l'originalité de son esprit.</p> - -<p>Le mariage de Mme de Boisgelin n'avait pas mieux -tourné que la grande majorité des unions de l'époque; -soit par incompatibilité d'humeur, soit pour toute autre -cause, le ménage s'était vite désuni; d'assez graves -soucis d'argent étaient venus contribuer encore à -troubler la paix intérieure, et les époux vivaient dans -des termes au moins indifférents. Pendant que M. de -Boisgelin résidait la plus grande partie de l'année à -Rennes ou dans sa terre de la Bretesche, la comtesse -demeurait, soit en Lorraine auprès de sa mère, soit à -Paris chez sa tante Mirepoix, qui lui était tendrement -attachée et lui offrait une fastueuse hospitalité dans son -magnifique hôtel de la rue d'Artois. Elle y voyait la meilleure -société de Paris et tout ce que l'ancienne et la nouvelle -Cour comptaient de plus illustre et de plus brillant.</p> - -<p>Boufflers aimait beaucoup sa sœur, et elle a été certainement -un des grands attachements de sa vie. Il lui -écrivait sans cesse et souvent lui adressait des vers -assez gaillards; mais on sait que le chevalier n'était pas -très réservé, et que, même avec sa mère et sa sœur, il -avait souvent un langage des plus risqués.</p> - -<p>En 1774, il lui envoyait en riant cette pièce:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p class="i2"> Vivons en famille,</p> -<p class="i1"> C'est le plaisir le plus doux</p> -<p class="i4"> De tous.</p> -<p class="i2"> Nous serons, ma fille,</p> -<p>Heureux sans sortir de chez nous.</p> -<div><span class="pagenum"><a id="Page_249"> 249</a></span></div> -<p class="i2"> Les honnêtes gens</p> -<p class="i2"> Des premiers temps</p> -<p>Avaient de plus douces mœurs,</p> -<p class="i1"> Et sans chercher ailleurs,</p> -<p class="i1"> Ils offraient à leurs sœurs</p> -<p class="i3"> Leurs cœurs.</p> -<p class="i1"> Sur ce point-là nos aïeux</p> -<p class="i1"> N'étaient pas scrupuleux.</p> -<p class="i2"> Nous pourrions faire,</p> -<p class="i4"> Ma chère,</p> -<p class="i3"> Aussi bien qu'eux</p> -<p class="i3"> Nos neveux<a id="FNanchor_113" href="#Footnote_113" class="fnanchor"> [113]</a>.</p> -</div></div> - -<p>Jamais le chevalier ne traversait Paris sans venir -voir Mme de Boisgelin; il lui arrivait même souvent de -descendre chez sa tante de Mirepoix, où des appartements -lui étaient également réservés. Naturellement, -quand il était loin de la capitale, c'est sa sœur qu'il -chargeait de ses commissions, et nous le verrons sans -cesse, dans leur correspondance, recourir aux bons -offices de l'aimable femme.</p> - -<p>Les lettres que nous citons dans ce chapitre -n'ont pas de lien entre elles, elles sont écrites au -gré des circonstances, sous le coup des événements, -importants ou futiles, mais l'auteur s'y montre au -naturel, sans apprêt aucun, et c'est ce qui en fait le -charme.</p> - -<p>La première est de 1775, un peu avant le sacre de -Louis XVI. Boufflers est à Montmirail avec son régiment -et il s'y ennuie fort.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_250"> 250</a></span></p> -<p class="date">«Lundi.</p> - -<p>«J'irai sûrement à Roissy, ma chère enfant; et je -me réjouis de t'y voir comme si tu étais la plus grande -femme de ton siècle. Je demande au comte Esterhazy -une petite commission pour le maréchal de Biron qui -me fasse rester un jour ou deux à Paris, car je ne suis -point du tout gâté par les délices de Montmirail.</p> - -<p>«Dis à Mme la maréchale<a id="FNanchor_114" href="#Footnote_114" class="fnanchor"> [114]</a> que je connais ici un -petit chien charmant, peut-être encore plus délicat que -la sienne, qui a eu la patte cassée il y a deux mois, et -qui est complètement remis, et dis-lui que moi qui n'ai -pas les grâces de son petit chien, je me casserai la patte -la première fois que je la verrai, afin de rester auprès -d'elle.</p> - -<p>«J'ai ici plus à faire que je ne comptais, car il faut -que je fasse huit ou dix lieues par jour, ce qui m'amuse -assez, mais il faut que j'écrive par jour huit ou dix -lettres, ce qui m'ennuie fort.</p> - -<p>«Adieu, ma Boisgelin, on dit que nous allons au -sacre. Je sacrerai plus que personne si je ne t'y vois -pas<a id="FNanchor_115" href="#Footnote_115" class="fnanchor"> [115]</a>.»</p> - -<p>Mme de Boisgelin, à la suite d'une légère querelle -avec son frère, étant restée quelque temps sans lui -écrire, le chevalier, qui a bon caractère et déteste les -<span class="pagenum"><a id="Page_251"> 251</a></span> -bouderies, reprend la plume le premier; il est vrai qu'il -a besoin d'un habit de noce, et qu'il charge sa sœur de -le lui procurer.</p> - -<p class="date">«Mercredi.</p> - -<p>«Tu dis sûrement du mal de moi, mais tu n'en penses -pas, et moi j'en penserais de toi que je n'en dirais pas. -Je renferme mes griefs dans mon cœur vraiment royal.</p> - -<p>«Je partirai d'ici sans avoir reçu une lettre de toi, -mais point sans t'avoir écrit, quoique je dusse peut-être -t'attendre. Pourquoi te traiterais-je comme une femme, -tandis que tu n'es qu'une sœur; il n'y a entre nous que -la différence d'âge, et de ce côté-là je paie assez cher -le respect que tu devrais me porter.</p> - -<p>«Je reviendrai à Paris le 29, attends-moi avec terreur, -et en attendant ingénie-toi pour me trouver un -bel habit, afin qu'à la noce de Pauline je ne brille point -à mes dépens. J'ai trop bien lu mon Évangile pour me -présenter au festin sans la robe nuptiale; j'ai tout ce -qu'il faut pour une noce, excepté un habit. Parle à ce -sujet-là à ton mari Boisgelin ou Flammarens: le premier -en avait autrefois qui m'allaient fort bien, mais -comme depuis quelques années, son petit machinal n'a -point autant gagné que le mien, il faudra peut-être -recourir ailleurs. N'y a-t-il pas de marchands qui pour -un ou deux louis se chargent de métamorphoser un -gueux en grand seigneur? Informe-toi de cela au loup -qui sait tout, excepté son rudiment. Enfin arrange-toi -comme tu voudras, je veux être beau à bon marché.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_252"> 252</a></span> -«Adieu, je t'aimerais s'il n'y avait point de lâcheté -à te pardonner ton silence.</p> - -<p>«Mille hommages à ta mère de Mirepoix et à celle -de Rochefort.»</p> - -<p class="space">Mme de Boisgelin n'est pas toujours d'humeur accommodante, -et chez elle le ressentiment dure longtemps. -Elle répond au chevalier mais sur un ton si agressif -qu'un instant il est sur le point de s'en irriter. Heureusement -il a trop d'esprit pour se fâcher, il se borne à -écrire pacifiquement:</p> - -<p class="date">«Samedi.</p> - -<p>«En vérité, mon enfant, j'ai commencé par être -fâché contre toi et j'ai fini par te plaindre, car il n'y a -que la fièvre qui a pu te dicter la lettre que tu m'as -écrite. A force de la relire, j'ai trouvé qu'il fallait que -tu m'aimasses bien pour me dire autant d'injures et je -me suis laissé aller à t'aimer comme auparavant...</p> - -<p>«Adieu, méchant garnement, écris-moi d'ici à quelques -jours, parce que tu as à réparer.»</p> - -<p class="space">La paix se conclut naturellement, et une correspondance -plus paisible reprend entre le frère et la sœur. -Le chevalier est ravi des lettres qu'il reçoit, ravi également -du portrait que Mme de Boisgelin lui envoie.</p> - -<p>«Fontainebleau.</p> - -<p>«J'avais bien raison d'être aussi impatient d'avoir -de tes lettres, chère enfant; je défie Mme de Sévigné -<span class="pagenum"><a id="Page_253"> 253</a></span> -et Biblis d'en écrire de plus charmantes, et je défie toute -autre chose que toi de me faire plus de plaisir. Je les -lis, je les relis, et ce qu'il y a de plus charmant, je les -crois. Tout m'en plaît jusqu'à une petite obscurité que tu -m'éclairciras à mon arrivée, mais qui, en attendant, me -fera faire de bien bons rêves.</p> - -<p>«Et tu dis qu'en te voyant on m'a encore désiré; je -n'en crois rien, et j'en juge par moi, qui m'oublie toujours -auprès de toi. En vérité on aurait grand tort: je -ne suis que ta partie animale, et tu es ma partie spirituelle. -Je sens bien souvent mon infériorité et j'en -jouis toujours.</p> - -<p>«Je suis fâché que ton portrait soit si joli, ma chère -enfant; qu'il te ressemble en laid s'il veut, pourvu qu'il -te ressemble parfaitement; mais je veux le grand et le -petit; l'un sera dans ma chambre et l'autre dans ma -poche. Tous deux seront regardés à chaque instant et -tous deux me diront que tu m'aimes.</p> - -<p>«Je m'ennuie à mourir, mon cœur. On croit que -l'ennui est une maladie lente, je commence à trouver -que c'est presque une douleur vive. Tes lettres sont -un calmant et ta présence sera le remède.</p> - -<p>«Mon Dieu, mon cher amour, il me semble que si -j'avais eu un tête-à-tête de trois heures avec toi, il en -serait résulté plus de 50 louis par mois. Je trouve que -c'est bien peu, à moins qu'on n'habille tes gens, qu'on -ne nourrisse tes chevaux, et qu'on ne paie tes voyages. -Au reste, je ne dois pas me plaindre d'un arrangement -qui te fera peut-être recourir à moi.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_254"> 254</a></span> -«Adieu, mon cher amour, je serai au plus tard pour -le grand souper de la sainte Catherine, à côté de tout -ce que j'aime.</p> - -<p>«Mille adulations à Mme de Mirepoix et mille exagérations -à Mme de Cambis.»</p> - -<p class="space">Ce tête-à-tête de trois heures qui, à la plaisante indignation -de Boufflers, n'avait valu que 50 louis par mois -à Mme de Boisgelin, était un tête-à-tête avec son -mari! Comme les époux vivaient de plus en plus -séparés, la comtesse exigeait une pension qui lui permît -de faire figure dans le monde, mais les ressources pécuniaires -de M. de Boisgelin étaient précaires, et par -nécessité il devait se montrer fort parcimonieux.</p> - -<p>Le chevalier, se trouvant de passage à Paris, profite -de son séjour pour aller rendre visite aux parents et -aux amis qui résident dans les environs de la capitale. -Il va au Val, chez son oncle de Beauvau, à Sainte-Assise -chez Mme de Montesson, à Montmorency chez -la maréchale de Luxembourg, à Saint-Ouen chez M. de -Nivernais; c'est de là qu'il écrit à sa sœur:</p> - -<p class="date">«Saint-Ouen, dimanche.</p> - -<p>«J'espérais te voir demain, chère enfant, et puis je -l'espérais pour après-demain; je n'espère plus que pour -mercredi, car il est de toute nécessité que je passe par -Sainte-Assise, d'où Mme la maréchale de Luxembourg -revient jeudi, et sans cela je ne la verrai pas de longtemps.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_255"> 255</a></span> -«On me dit tant et tant que tu es aimable, et que -tu m'aimes, que je finis par croire l'un et l'autre, et par -t'aimer de deux manières, l'une par goût et l'autre par -reconnaissance. Je me réjouis de t'embrasser comme -si je revenais d'un voyage d'outre-mer. Il me semble -que j'ai à te dire tout ce que je ne t'ai pas écrit, et je -sens d'avance tout le plaisir que j'aurai à réparer mes -torts. Le maître de la maison, son aumônier, l'abbé de -Bonneval, et en général tout ce qui l'entoure, parlent -de toi avec enthousiasme et veulent que je te parle -d'eux. Il m'est impossible de me trouver étranger dans -une maison aussi pleine de toi; aussi y suis-je comme -chez moi pour la liberté et un peu mieux pour la commodité.</p> - -<p>«Adieu, ton chat te fait bien des compliments; il -est, comme moi, bien traité à cause de toi.»</p> - -<p class="space">Un jour, Mme de Boisgelin pendant son service à -Versailles, est prise d'une rage de dents folle et, par -suite, d'une fluxion qui la défigure absolument. Le chevalier -lui écrit gaiement:</p> - -<p class="date">«Jeudi, 24 octobre.</p> - -<p>«Je voudrais voir cette grosse joue-là, mon cher -cœur, et je suis tenté de demander à M. de Monaco un -cabriolet pour aller en poste à Versailles, mais je pense -qu'il y a tout à parier que je n'y retrouverais ni toi ni -ta joue. Ce qui me console de ta laideur, c'est qu'elle ne -te fait pas souffrir.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_256"> 256</a></span> -«Tu dis que tu es bête comme un cochon; il est -vrai que c'est dans une lettre charmante; ainsi vois -comme on peut se fier à toi.</p> - -<p>«Le prince italien a toujours un peu de goutte, mais -cela ne l'empêche pas d'être très gai et très aimable. -J'ai un vrai regret à le quitter demain, mais encore faut-il -voir ma princesse italienne, tout enfluxionnée qu'elle -est. Adieu, ma fille, je te baise comme un enragé.»</p> - -<p>Les prévisions de Boufflers ne se réalisèrent pas; -sa sœur, loin d'être guérie, eut un abcès qu'il fallut -ouvrir, enfin elle éprouva de grandes souffrances. Dès -qu'il apprend ses maux, il s'empresse de lui envoyer -de fraternelles consolations. En même temps il lui -raconte la visite qu'il vient de faire à une de ses tantes, -Mme de Torcy:</p> - -<p class="date">«Verneuil, ce 4 ou 5.</p> - -<p>«Je ne suis pas encore remis de tout ce que tu as -souffert, chère enfant, et je crains bien que ton courage -ne soit encore exercé, parce qu'il est presque impossible -que tu n'aies pas des douleurs aiguës et une grosse -fluxion. Mais je veux me distraire de ces inquiétudes-là -pour ne voir que le beau côté de la chose et admirer -tes belles dents et ta grande âme.</p> - -<p>«Souviens-toi des excuses que je t'ai prié de faire -à tous les gens chez qui j'aurais pu ou dû souper d'ici -à mon retour. Il m'était impossible de refuser cette -marque d'attention-là à Mme de Torcy; elle était malade -et désirait me voir! Pour éviter l'air intéressé d'un -<span class="pagenum"><a id="Page_257"> 257</a></span> -héritier, je ne suis arrivé que quand elle a été hors de -danger et elle me paraît infiniment sensible à mes procédés. -Au milieu de toute ma noblesse, je n'ai pas pu -m'empêcher d'examiner curieusement la maison, les -jardins et les meubles; tout cela a l'air un peu bourgeois, -mais cela s'accorde assez avec mes inclinations -et ma fortune, et je sens que si jamais je possédais tout -ce qui est ici, j'en jouirais à merveille.</p> - -<p>«Quoique ma tante vous connaisse peu, elle vous -aime beaucoup et me charge de vous embrasser de sa -part, mais il m'est bien difficile de vous embrasser pour -une autre, parce que charité bien ordonnée commence -par soi-même, et que celle-là, si je m'en croyais, serait -toujours à recommencer.</p> - -<p>«Adieu, moitié de moi-même, dis de ma part tout -ce que tu sais dire de plus tendre à Madame la maréchale -et ajoute que ce sont des brutalités en comparaison de -ce que je pense.</p> - -<p>«Baisez les yeux de ma mère s'ils vont bien, et s'ils -vont mal baisez-les encore plus.»</p> - -<p>Les indispositions de Mme de Boisgelin n'étaient -pas toujours d'aussi peu d'importance. Une fois elle fut -prise d'une crise cardiaque assez grave, et son état causa -assez d'inquiétudes pour que Boufflers crût devoir rassurer -sa mère:</p> - -<p class="date">«Ce 11.</p> - -<p>«Votre grande fille se rétablit de jour en jour, mais -je crains que la cause du mal ne reste après la guérison, -<span class="pagenum"><a id="Page_258"> 258</a></span> -car elle a toujours des palpitations de cœur à chaque -mouvement qu'elle fait. Il me semble que vous aviez -autrefois quelque remède ou secret pour cela, que vous -feriez bien de lui envoyer.</p> - -<p>«Pour moi, je suis honteux de ma graisse; cela a -trop l'air de vouloir se distinguer de sa mère et de sa -sœur; j'espère, malgré cela, vous voir le mois prochain -et je souhaite que cela vous fasse le même plaisir qu'à -moi, mais cela ne serait pas dans l'ordre; il faut vous -rendre et me faire justice.</p> - -<p>«Vos petites chansons sont aussi jolies que leurs -sœurs, elles ont l'air un peu grêle sur le papier; elles -ressemblent à leur auteur qui a toujours eu tant d'esprit -et si peu de corps; on en peut dire autant de M. de -Nivernais, dont on ne vous aura point laissé ignorer les -réponses.</p> - -<p>«Adieu, chère mère, je me réjouis de ce que je vous -verrai dans un mois et je m'afflige de ce que dans deux -mois je ne vous verrai plus.»</p> - -<p class="space">Quelquefois le chevalier n'a pas le temps de tenir la -plume et il a recours à une main étrangère, mais sa prose -n'en est pas moins originale et vive.</p> - -<p>«Bonjour, ma fille, je te chéris de toute mon âme.</p> - -<p class="autre">(De la main d'un secrétaire.)</p> - -<p>«Je n'ai que le temps, pendant que je mets mes bottes, -de prier ma chère sœur de chercher l'adresse de M. Perrein, -avocat aux Conseils, et d'y envoyer sur-le-champ -pour le prier de lever à l'instant l'arrêt qui m'accorde -<span class="pagenum"><a id="Page_259"> 259</a></span> -la haute justice sur la Malgrange, et de me le faire parvenir -sans aucun délai, parce que la chose est de la plus -grande importance.</p> - -<p class="autre">(De la main du chevalier.)</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>«Je t'écris par mon secrétaire,</p> -<p>Je t'embrasse par procureur.</p> -<p>Ce que par moi je fais, ma chère,</p> -<p>C'est de t'aimer de tout mon cœur.»</p> -</div></div> - -<p>A l'automne de 1776, le chevalier se rendit en Lorraine -pour voir sa mère et en même temps s'occuper de -ses intérêts. A peine arrivé, il écrit à Mme de Boisgelin:</p> - -<p class="date">«Lunéville, ce jeudi.</p> - -<p>«Enfin, après beaucoup de traverses essuyées sur -les grands chemins, me voici dans la maison maternelle, -où j'ai été reçu comme un bon fils par une -bonne mère. Elle se porte bien, mais elle est inquiète -de sa fille et de sa sœur; moi, je n'ai pas d'inquiétude, -mais je suis bien empressé d'avoir des nouvelles; -nous les voudrions exactes et détaillées; ce sont deux -conditions embarrassantes pour vous qui êtes bornée -aux parties sublimes; il n'est question à Nancy et à -Lunéville que d'une lettre aussi grande, aussi légère -et aussi charmante que vous. J'ai dit que vous étiez -à ce sujet-là de l'avis de vos lecteurs et que je vous -en avais entendu parler avec beaucoup d'éloges; au -reste que vous vous êtes fait en province une réputation -qui étonnerait tout Paris. Moi, je ne suis étonné -<span class="pagenum"><a id="Page_260"> 260</a></span> -que de ce qu'elle n'est pas plus grande et plus générale.</p> - -<p>«Adieu, vous savez si je vous aime. Mettez-moi aux -pieds de Mme la maréchale et dites-lui que le moyen le -plus sûr qu'elle ait de me faire sa cour est de se bien -porter.»</p> - -<p class="space">Mais le chevalier n'est pas homme à rester longtemps -en place; et puis ne doit-il pas profiter de son séjour -pour surveiller ses intérêts, visiter ses abbayes, voir sa -famille et ses amis. Il se met donc à courir le pays -dans une jolie petite vinaigrette où il se trouve fort à -son aise, même pour y passer la nuit. Partout il est -accueilli à merveille, car partout il apporte la gaieté, -la joie et le contentement. En route, il trouve encore le -temps de tracer à sa sœur quelques lignes de souvenir -et d'affection:</p> - -<p class="date">«Ce jeudi 3.</p> - -<p>«Je me porte bien, ma bonne grande fille, et les deux -nuits que j'ai passées sur les chemins dans la jolie petite -vinaigrette que tu as honorée de ta présence ne m'ont -pas fait plus de mal que si c'eût été dans mon lit.</p> - -<p>«J'ai été reçu ici comme un petit Dieu. Veuille le -grand Dieu que cela se soutienne. J'ai vu mon frère -Philips avant tout; sa femme est accouchée hier au -soir, je la verrai demain<a id="FNanchor_116" href="#Footnote_116" class="fnanchor"> [116]</a>.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_261"> 261</a></span> -«Adieu, embrasse bien tendrement notre pauvre tante -et ne manque pas, non seulement de m'écrire, mais -même de m'avoir écrit de ses nouvelles.</p> - -<p>«Adieu, je te baise un peu fort.»</p> - -<p>Enfin, après bien des pérégrinations, bien des déplacements, -Boufflers va s'installer dans son domaine de la -Malgrange, et c'est de là qu'il écrit encore à Mme de -Boisgelin:</p> - -<p class="date">«Ce 6 octobre.</p> - -<p>«... Je suis triste, j'ai appris hier au soir en arrivant -que le pauvre la Jeunesse s'était cassé la jambe d'une -chute de cheval; elle est remise, mais il en a pour six -semaines, encore ne sera-t-il sûr que dans ce temps-là -s'il sera estropié ou non. J'ai été le voir ce matin; il est -à Parville, chez sa femme, dans une petite maison fort -propre; sa chambre était bien balayée, et bien arrangée, -son lit bien fait, ses draps bien blancs; cela m'a un peu -raccommodé avec la pauvreté, que je croyais toujours -dégoûtante. Il me semble que rien n'empêche d'être -heureux dans une maison de paysan, il suffit d'y avoir -ce qu'on aime.</p> - -<p>«Je ne me porte plus si bien depuis ton départ; -si tu avais emporté ma santé, je ne me plaindrais -pas. J'ai des maux de tête, des vapeurs et surtout j'ai -<span class="pagenum"><a id="Page_262"> 262</a></span> -besoin de revenir à Paris, car je m'ennuie comme un -mort.</p> - -<p>«Mille hommages à madame la maréchale. Si j'aimais -Dieu autant que je l'aime, je serais une petite sainte -Thérèse.</p> - -<p>«Dis bien des choses au souverain de la Corniche. -Tu sais que c'est le chemin d'Antibes à Gênes.»</p> - -<p class="space">De la Malgrange, le chevalier se rendait sans cesse -à Nancy; il fréquentait la société, et entre temps, pour -exercer ses talents, il s'amusait à peindre au pastel les -plus jolies personnes de ses amies. Un jour il reproduit -les traits de la comtesse d'Haussonville, et c'est la -vieille marquise de Boufflers elle-même qui se charge -de mettre une légende au portrait. Elle compose ce -quatrain:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p class="i4"> Le madrigal et la satire</p> -<p>Trouveraient à la peindre un embarras égal;</p> -<p class="i3"> Il n'est pas plus aisé d'en dire</p> -<p class="i3"> Assez de bien, qu'un peu de mal.</p> -</div></div> - -<p>Ce n'était pas uniquement pour son plaisir que le -chevalier prolongeait ainsi son séjour en Lorraine, mais -aussi et surtout par raison d'économie. Ses ressources -étaient fort limitées, ses dépenses considérables, et il se -trouvait le plus souvent réduit aux expédients. Quand -ses créanciers devenaient par trop menaçants, il prenait -le grand parti, il allait faire une retraite à la Malgrange; -il la prolongeait plus ou moins suivant ses nécessités -pécuniaires. Lui-même plaisantait sur sa misère; il -<span class="pagenum"><a id="Page_263"> 263</a></span> -écrivait à sa sœur en lui remboursant quelques louis -qu'elle lui avait avancés:</p> - -<p class="date">«A Choisy.</p> - -<p>«Fouillez dans la poche du vicomte, mon cher -enfant, vous y trouverez vingt-huit louis dont vingt-cinq -vous appartiennent, et prenez même les trois autres -pour me les garder.</p> - -<p>«Soyez sûre que si vous êtes jamais aussi riche -qu'aimable, je vous emprunterai beaucoup et je ne -vous rendrai rien.</p> - -<p>«Ma mère vous mande de ne point oublier le contrôleur -général. Elle va faire vos commissions et vous fait -dire que Mlle Moutier est mieux et qu'elle fera votre -domino.»</p> - -<p class="space">Boufflers ne faisait du reste nul mystère des motifs -qui le retenaient si longtemps hors de la capitale:</p> - -<p class="date">«Ce 31 octobre.</p> - -<p>«Il serait bien mal à ma grande sœur d'avoir oublié -qu'elle commençait à m'aimer un peu à mon départ de -Paris. Moi qui y retourne dans peu, je vais recommencer -à l'aimer beaucoup.</p> - -<p>«Je comptais revenir beaucoup plus tôt et, si je m'en -étais cru, je ne serais pas même parti, mais l'année a -été orageuse pour mes finances et je suis venu y mettre -tout l'ordre qui peut entrer dans des coffres vides.</p> - -<p>«Je crains bien, mon cher amour, que votre fortune -<span class="pagenum"><a id="Page_264"> 264</a></span> -ne vous ait abandonnée et qu'il ne vous en reste que -l'habitude du gros jeu. Je voudrais, ou que vous restassiez -aussi heureuse que vous, ou que vous devinssiez -aussi sage que moi. Mais nous raisonnerons mieux de -cela quand je vous verrai, et surtout nous nous embrasserons -mieux que je ne vous embrasse d'ici.</p> - -<p>«Adieu, ma grande serpente. Si vous me répondez, -mandez-moi pourquoi ma mère ne me répond pas et -baisez-lui les pieds de ma part.»</p> - -<p class="space">Avant de revenir à Paris, Boufflers se rendit encore -chez le vieil ami de sa mère, le prince de Bauffremont, -à Scey-sur-Saône, où il fit un assez long séjour. Il -annonce à sa sœur son prochain retour et la joie très -grande qu'il éprouvera à la revoir:</p> - -<p class="date">«De Nancy.</p> - -<p>«Mes lettres sont-elles enfin arrivées, ma chère -enfant, et surtout n'y en a-t-il point trop, car je suis si -porté à l'excès avec toi que j'ai peur même de te trop -écrire.</p> - -<p>«Pour mettre une fin à mes lettres, je prendrai -bientôt le parti de t'aller trouver. J'avais cru d'abord -que j'attendrais jusqu'à ta fête, mais il me semble qu'elle -se recule tous les jours et j'espère que la vraie fête sera -celle où nous nous reverrons. Si par hasard cette lettre-ci -t'arrive à temps, réponds-moi à Scey-sur-Saône où -je vais, pour me mander ta marche du mois prochain, -parce que, indépendamment de l'intérêt que j'ai à ne -<span class="pagenum"><a id="Page_265"> 265</a></span> -pas perdre un des moments que je puis te donner, c'est -pour moi un plaisir de penser à toute heure où tu es, et -ce que tu fais; mon imagination a besoin de s'arrêter à -quelque chose et de savoir où te prendre.</p> - -<p>«Adieu, ma chère enfant, tu ne seras jamais et tu -n'as jamais été aussi bien aimée que par moi. Je me -réjouis de te le dire dans quelque temps mille fois mieux -que je ne puis te l'écrire.»</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_266"> 266</a></span></p> -<h2 class="normal">CHAPITRE XV<br /> -<span class="medium">1775-1778</span></h2> - -<p class="hanging indent"> -Difficulté de retrouver l'acte de naissance du chevalier de Boufflers.—Épidémie -d'influenza à Paris.—Le remède de Tressan.—Mme -de Mirepoix se casse la jambe.—Mme de Boufflers loue la -Malgrange à son fils.—Le chevalier sous-loue un pavillon à -M. de Bauffremont.—Le prince de Beauvau à Plombières.—Son -séjour à Ferney.—Voltaire à Paris.—Sa mort.</p> -</div> - -<p class="space">Pendant l'année 1775 notre correspondance est vide -d'événements marquants.</p> - -<p>Nous n'y relevons qu'un incident assez plaisant qui -concerne le chevalier de Boufflers. Son frère, le marquis, -avait obtenu autrefois le diplôme de noble génois, -en raison des services éminents rendus à la République -par le duc de Boufflers. Après la mort du marquis, -le chevalier sollicita l'honneur d'être également inscrit -au livre d'or de la noblesse génoise. La République ne -se refusa pas à lui accorder cette faveur, elle lui -demanda simplement de produire son extrait baptistaire. -Cette formalité, si simple en apparence, souleva la plus -étrange difficulté; tous les extraits obtenus portaient -des prénoms différents, mais pas un seul ceux de Stanislas-Catherine, -qui étaient les véritables noms du chevalier.</p> - -<p>L'abbé Porquet, chargé de débrouiller cette affaire -<span class="pagenum"><a id="Page_267"> 267</a></span> -compliquée, ne crut pouvoir mieux faire que de s'adresser -à Panpan pour obtenir enfin un extrait conforme à -la réalité. Il lui écrivait:</p> - -<p class="date">«Paris, 24 février 1775.</p> - -<p>«Vous savez que le chevalier croyait s'appeler <i>Stanislas-Catherine</i>. -Dans l'extrait que vous avez reçu, il -s'appelle <i>saint Jean</i>; et il croit (à ce qu'il m'a mandé) -se souvenir distinctement que dans un extrait précédent, -il s'appelait <i>saint Louis</i>.</p> - -<p>«Tous les saints du Paradis ont voulu, apparemment, -être les siens. Il devient cependant indispensable de -remédier à cette erreur par une sentence ou un arrêt -qui valide tous les actes passés par lui jusqu'à présent. -Or, je pense qu'avant toutes choses, et pour procéder -avec une parfaite sûreté, il convient qu'une personne -intelligente, et qui sache lire au moins, consulte et voie -de ses propres yeux le registre des actes de baptême -de Lunéville. Nous n'osons vous prier de vous donner -vous-même cette peine; mais vous pourrez charger de -cette commission quelqu'un qui vaudra mieux que vous -de toute façon, notre docteur Grapin, par exemple. -Mme de Boufflers ne peut pas me dire l'année de la naissance -de son fils. Le curé, qui est tout frais émoulu sur -la connaissance de l'Extrait, saura tout de suite où le -chercher, où le trouver. Répondez-moi tout de suite de -votre côté.</p> - -<p>«Adieu, mon cher ami, nous ne nous écrivons -guères, et vous en connaissez les raisons de ma part, -<span class="pagenum"><a id="Page_268"> 268</a></span> -mais qu'est-ce qui pourrait vous faire plus douter de -mon amitié que je ne doute de la vôtre?»</p> - -<p class="space">On voit que, par une perte de mémoire au moins -étrange, Mme de Boufflers ne savait même plus l'année -de la naissance de son fils!</p> - -<p>Les démarches de l'abbé Porquet ne furent pas inutiles, -le chevalier put enfin produire un extrait baptistaire -régulier et il eut la satisfaction d'obtenir ce qu'il -demandait, c'est-à-dire d'être inscrit sur les registres -de la noblesse génoise.</p> - -<p>L'hiver de 1776 fut déplorable au point de vue de -la santé publique; une violente épidémie de grippe -éclata à Paris dès le mois de novembre et elle dura plusieurs -mois, causant de terribles ravages.</p> - -<p>La maladie commençait par un rhume et un grand -mal de tête, puis survenait la fièvre et en peu de -jours le patient était à la mort. On se perdait en conjectures -sur les causes de cette bizarre épidémie, on -accusait le brouillard, le mauvais air, le vent d'est, etc.; -les médecins avaient baptisé la maladie <i>Influenza</i>, -mais à cela s'était bornée leur science, et ils essayaient -de tous les remèdes sans le moindre succès. Du reste, -ils étaient surmenés et ne savaient auquel entendre; il -n'y avait pas une maison de la capitale qui n'eût une -ou plusieurs personnes frappées; la mortalité était -effrayante.</p> - -<p>Mme de Boufflers, qui, suivant son habitude, passait -quelques mois d'hiver chez sa sœur de Mirepoix, -<span class="pagenum"><a id="Page_269"> 269</a></span> -n'échappa pas à la maladie régnante; mais fort heureusement, -elle ne fut que légèrement atteinte.</p> - -<p>Tressan, qui se piquait de posséder des connaissances -médicales, prétendait avoir trouvé un remède souverain -contre cette terrible influenza, et il s'empressa de -le recommander à la marquise:</p> - -<p>«Faites de l'exercice, lui disait-il, sciez votre bois, -s'il le faut; oubliez, s'il est possible, que vous avez de -l'esprit; exercez-vous comme un montagnard du mont -Jura; faites circuler votre sang; broyez les fluides, rendez-les -subtils en les délayant par une boisson douce; -défendez-vous des acides qui coagulent la lymphe; -excitez la transpiration, et vous vous trouverez en peu -de temps beaucoup mieux. Songez que l'état où vous êtes -est un cercle vicieux d'où vous devez vous tirer; votre -mélancolie augmente la stagnation des liquides; celle-ci -augmente votre mélancolie. Il faut dissiper les engorgements, -relever le diamètre des couloirs affaissés par la -langueur, et tout se ranimera comme on ranime une horloge -en excitant l'oscillation de son pendule<a id="FNanchor_117" href="#Footnote_117" class="fnanchor"> [117]</a>.»</p> - -<p>Nous ignorons si la marquise dut sa guérison au singulier -remède de Tressan, toujours est-il qu'elle se rétablit -assez rapidement. Mme de Boisgelin, M. et Mme de -Beauvau furent beaucoup plus sérieusement atteints, -et leur convalescence fut longue.</p> - -<p>L'année, du reste, ne fut pas heureuse pour la famille -de Mme de Boufflers. A peine la marquise était-elle -<span class="pagenum"><a id="Page_270"> 270</a></span> -remise de cette fâcheuse attaque d'influenza, que sa -sœur, Mme de Mirepoix, glissa dans son appartement -et se cassa la jambe. C'était un accident très grave pour -une personne de soixante-douze ans et l'on fut un moment -fort inquiet, mais la vieille maréchale en avait vu -bien d'autres et ne se troublait pas pour si peu. Après -quelques jours de lit, elle se fit transporter sur une -chaise longue et se mit à recevoir ses amis comme si -de rien n'était. Elle était si gaie, si causante, elle avait -la figure si reposée, qu'on disait qu'elle avait plutôt l'air -d'une femme en couches que d'une vieille de soixante-douze -ans. Au bout de deux mois, elle avait bon pied -bon œil comme auparavant, et elle était plus allante -que jamais. Sa famille, charmée de son rétablissement -inattendu, lui offrit une fête pour célébrer cet heureux -événement, et le chevalier de Boufflers, que sa tante -comblait de bienfaits, composa en son honneur ces jolis -couplets:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p><span class="i1 small1">Sur l'air</span> <i>de Gabrielle de Vergy</i>.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>Venez à nous, venez vous-même</p> -<p>Combler tous nos vœux aujourd'hui;</p> -<p>Montrez que tout ce qui vous aime</p> -<p>Conserve son plus cher appui:</p> -<p>Nos ennuis, nos peines cruelles,</p> -<p>Prompts à fuir quand vous paraîtrez,</p> -<p>S'envoleront à tire d'ailes</p> -<p>Au premier pas que vous ferez.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>Avez-vous bien senti l'atteinte</p> -<p>Du coup qui nous a tous frappés;</p> -<p>A votre calme, à notre crainte,</p> -<p>Tous les yeux se seraient trompés;</p> -<span class="pagenum"><a id="Page_271"> 271</a></span> -<p>Notre douleur, votre constance,</p> -<p>Nos larmes et votre amitié</p> -<p>Nous donnaient l'air de la souffrance,</p> -<p>A vous celui de la pitié.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>La bonté du Ciel vous réserve</p> -<p>Pour le bonheur de vos neveux.</p> -<p>La nature avec soin conserve</p> -<p>Ce qu'elle fit jamais de mieux;</p> -<p>Le temps, pressé de tout détruire,</p> -<p>Vous traite avec ménagement;</p> -<p>Le hasard seul pourrait vous nuire,</p> -<p>On sait qu'il ne voit ni n'entend.</p> -</div></div> - -<p>La vieille maréchale était si bien guérie que l'année -suivante elle figurait dans un bal costumé à la Cour -déguisée en Huronne, et qu'elle dansa un menuet avec -le maréchal de Richelieu, habillé en Céphale. Ils déployèrent -tant de grâce et de légèretés qu'ils soulevèrent -des applaudissements unanimes: «Que les -jeunes gens fassent mieux que nous s'ils le peuvent,» -s'écria le duc en baisant la main de la maréchale et en -la reconduisant.</p> - -<p>Dès qu'elle fut complètement rassurée sur le sort de -sa sœur, Mme de Boufflers partit pour la Lorraine, où -tous ses amis la réclamaient à grands cris et où de -graves questions d'intérêt exigeaient impérieusement -sa présence.</p> - -<p>A peine de retour, en effet, la marquise dut prendre -des mesures au sujet de la Malgrange, dont l'administration, -assez délicate et difficile, la fatiguait et l'ennuyait. -D'un autre côté, le chevalier de Boufflers s'était -<span class="pagenum"><a id="Page_272"> 272</a></span> -beaucoup attaché à cette terre, il ne voulut pas la voir -passer en des mains étrangères, et il proposa à sa mère -de la lui louer moyennant une redevance annuelle de -1,500 livres de Lorraine. C'était plus qu'elle n'avait -jamais produit. Mme de Boufflers qui, de cette façon, -se trouvait débarrassée de tout souci, accepta avec joie -la proposition.</p> - -<p>Boufflers aurait fait une fort mauvaise opération s'il -n'avait eu l'occasion de louer un pavillon et un jardin -qui faisaient partie de la propriété, au grand ami de sa -mère, le prince de Bauffremont.</p> - -<p>Ce dernier cherchait depuis longtemps à posséder un -petit pied-à-terre près de Nancy pour se rapprocher de -Mme de Boufflers pendant les longs mois d'été. Il -proposa donc au chevalier de lui louer le pavillon de la -Malgrange et le traité fut conclu moyennant une somme -de 100 écus. C'était le plus clair des revenus de la propriété.</p> - -<p>A partir de ce moment le prince vient faire de fréquents -séjours en Lorraine, si fréquents même qu'il se -trouve bientôt trop à l'étroit, et qu'il commence la construction -d'un nouveau pavillon, destiné à lui donner -plus de place. Comme il voit grand, il fait élever, à la -stupéfaction générale, un salon et une salle à manger -pour quatre-vingts personnes, avec des cuisines et des -offices en proportion. C'était à croire qu'il voulait recevoir -toute la province, ce à quoi il ne songeait guère.</p> - -<p>Aussitôt en Lorraine, Mme de Boufflers a repris sa -vie nomade, tantôt à Nancy, tantôt à Lunéville, -<span class="pagenum"><a id="Page_273"> 273</a></span> -tantôt à Sommerviller, tantôt à Fléville, s'attachant de -plus en plus à Mme de Brancas, à sa chère Durival, à -Panpan quand il consent à se laisser voir; car, à mesure -que les années arrivent, le vieux philosophe se montre -de moins en moins sociable, il résiste aux plus séduisantes -invitations, aux plus pressantes prières.</p> - -<p>Peu de lettres qui ne contiennent des reproches sur -son absence et sur la difficulté qu'on éprouve à le voir; -tout le monde se plaint de lui, mais on l'aime quand -même et Mme de Boufflers plus que tout autre: elle le -lui dit en termes charmants, en lui racontant les nouvelles -et les menus incidents de sa vie.</p> - -<p class="date">«Nancy, juin 1775.</p> - -<p>«Je n'ai jamais songé à être modeste et vous m'avez -certainement bien entendu. Il y a longtemps que je -vous aime; mais ces trois dernières années, par-dessus -une amitié de trente ans, l'ont bien fortifiée, je t'assure. -J'ai beau dire à la duchesse<a id="FNanchor_118" href="#Footnote_118" class="fnanchor"> [118]</a>, elle est si piquée qu'elle -ne répond pas; elle ne t'aime pas encore assez pour te -pardonner l'absence; mais moi, je t'aime trop et j'aime -assez le prince<a id="FNanchor_119" href="#Footnote_119" class="fnanchor"> [119]</a> pour avoir une volonté très décidée. -Je ne crains que le chevalier, qui aura de la peine à -renoncer à sa seule propriété. Mais jeudi, en allant souper -chez la comtesse de Stainville avec M. de Stainville, -je compte le mener chez Cagnon<a id="FNanchor_120" href="#Footnote_120" class="fnanchor"> [120]</a>.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_274"> 274</a></span> -«Vous ai-je dit que ma belle G. venait avec Mme de -Grammont? Mme la duchesse de Bourbon va à Plombières; -il y aura une multitude de belles dames de -Paris. Mme de Grammont sera ici le 12. M. de Beauvau -me mande qu'il se porte fort bien.</p> - -<p>«Mme de Praslin me mande que les femmes de -ministre sont parvenues à manger avec le Roi et la -Reine à Marly. Elles y mangeaient sous le feu Roi; -mais celui-ci ne voulait pas, et même Mme de Maurepas -n'y a mangé que de ce voyage-ci. Les ministres -ne mangent pas non plus.</p> - -<p>«Il faut qu'il y ait des officiers généraux nommés,</p> - -<p class="autre">(De la main de Mme de Boisgelin.)</p> - -<p>car M. de Choiseul la Baume revient commander en -second. Maman dit qu'elle attend encore que Mme de -Clermont lui dise des nouvelles pour vous en mander. -Elle est bien fâchée de vous écrire sur de si vilain -papier. Adieu, le Veau, je t'embrasse bien tendrement. -Le mari te fait mille compliments et ses respects.</p> - -<p class="autre">(De la main de Mme de Boufflers.)</p> - -<p>«Envoyez bien vite chez le pauvre Viller pour lui -dire combien je suis aise de sa croix. C'est par avarice -pour vous que je me suis servie de cette feuille<a id="FNanchor_121" href="#Footnote_121" class="fnanchor"> [121]</a>.</p> - -<p>«Adieu, mon cher et bien-aimé Veau. Dites comment -se porte Marianne.»</p> - -<p>En 1777, M. de Beauvau réside quelque temps dans -ses terres de Lorraine, puis il se rend avec la princesse -<span class="pagenum"><a id="Page_275"> 275</a></span> -à Plombières pour y prendre les eaux. Bientôt, -Mme de Boufflers, sa sœur de Bassompierre, M. de -Bauffremont viennent les retrouver, et cette aimable -visite les aide à passer plus facilement le temps de la -saison.</p> - -<p>Comme d'habitude, de nombreux baigneurs se pressent -dans l'agréable ville d'eaux.</p> - -<p>Pendant son séjour, Mme de Boufflers assiste à la -procession commémorative de l'inondation de 1770, de -celle que l'on a surnommée <i>le déluge</i>, et qui a emporté -la moitié de la ville. Cette cérémonie se célèbre en -grande pompe. Après les vêpres, le clergé suivi de tous -les habitants parcourt la ville processionnellement, puis -a lieu à l'église une bénédiction solennelle<a id="FNanchor_122" href="#Footnote_122" class="fnanchor"> [122]</a>.</p> - -<p>Mme de Boufflers assiste aussi à l'inauguration du -«nouveau bain». La ville de Plombières, désireuse de -justifier la vogue dont elle jouit et de procurer à ses -visiteurs tout le «confort moderne», vient de faire -construire un nouvel établissement qui passe pour un -prodige de luxe. On peut en juger par cette description -de Durival:</p> - -<p>«Le nouveau bain, ou bain tempéré, a quatre croisées -au levant et au couchant, cinq des deux autres faces, -un billard, un café et de petits logements au-dessus. -Il est voûté et soutenu par onze pilastres. L'évaporation -est à la place du 12<sup>e</sup>. Il y a douze cabinets où on -baigne dans des cuves, avec des robinets à chaque, -<span class="pagenum"><a id="Page_276"> 276</a></span> -pour se donner soi-même de l'eau à différents degrés. -Un bassin carré au milieu et un bain commun; il a -environ 2 pieds 8 p. d'eau et 4 degrés. Tout autour, -des cabinets pour l'étuve et la douche. Dans un, on -peut être douché de bas en haut, par un jet d'eau!<a id="FNanchor_123" href="#Footnote_123" class="fnanchor"> [123]</a>»</p> - -<p>Pendant leur séjour à Plombières et les longues promenades -sous les ombrages des environs, M. et Mme de -Beauvau ont longuement parlé de Voltaire avec la marquise. -L'idée leur vient, avant de rentrer à Paris, de -reprendre le projet si fâcheusement avorté quelques -années auparavant et d'aller faire une visite au vieux -philosophe; ils s'efforcent d'entraîner Mme de Boufflers -avec eux. Mais la marquise qui, plus jeune, n'a pas osé -affronter les précipices de la Suisse, ne se sent nullement -disposée à un si lointain voyage; cependant elle -accepte d'abord, donne même rendez-vous aux voyageurs -à l'<i>Hôtel des Trois Rois</i> à Bâle, puis au dernier -moment, le courage lui manque ou une autre idée lui traverse -la tête, et elle part pour Scey-sur-Saône, sans -même prévenir son frère du changement de ses projets.</p> - -<p>Après avoir vainement attendu leur sœur pendant -deux jours, et l'avoir cherchée sur la route «de cabaret -en cabaret», M. et Mme de Beauvau se rendent à -Genève. A peine arrivé le prince envoie un message à -Voltaire pour lui annoncer sa visite. Le patriarche ravi -lui répond:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_277"> 277</a></span></p> - -<p class="date">«1777.</p> - -<p>«C'est donc le héros d'Homère qui descend chez les -ombres. Il ne passe pas debout comme l'<i>Empereur</i><a id="FNanchor_124" href="#Footnote_124" class="fnanchor"> [124]</a>. -Je ne suis pas sur les bords du lac, mais du Styx. Sans -cela je volerais à vos pieds; mais l'état où je suis ne me -permet que d'attendre vos ordres, et de remercier ma -destinée.»</p> - -<p>Si l'on veut avoir un portrait saisissant de Voltaire à -cette époque, on n'a qu'à lire ce joli crayon du prince -de Ligne. Après un séjour chez le philosophe, il écrivait:</p> - -<p>«Voltaire était toujours en souliers gris, bas gris de -fer, roulés, grande veste de basin, longue jusqu'aux -genoux, grande et longue perruque, et petit bonnet de -velours noir. Le dimanche, il mettait quelquefois un -bel habit mordoré, uni, veste et culotte de même, mais -la veste à grandes basques, et galonnée en or, à la -Bourgogne, galons festonnés et à lames, avec de grandes -manchettes en dentelles jusqu'au bout des doigts, car -<i>avec cela</i>, disait-il, <i>on a l'air noble</i>...</p> - -<p>«Il fallait le voir animé par sa belle et brillante imagination, -distribuant, jetant l'esprit, la saillie à pleines -mains, en prêtant à tout le monde, porté à voir et à -croire le beau et le bien, abondant dans son sens, y -faisant abonder les autres;... faisant parler et penser -ceux qui en étaient capables, donnant des secours à -<span class="pagenum"><a id="Page_278"> 278</a></span> -tous les malheureux, bâtissant pour de pauvres familles, -et bon homme dans la sienne; bon homme dans son -village, bon homme et grand homme tout à la fois...»</p> - -<p>M. et Mme de Beauvau furent reçus à Ferney avec -les démonstrations de la joie la plus extrême.</p> - -<p>Voltaire, ravi de posséder cet illustre couple, se mit -en frais de grâce et d'esprit. Il fut étourdissant, incomparable. -Que de souvenirs furent évoqués! Et la Cour -de Lunéville, et la Cour de Louis XV! On ne se borna -pas au passé; le prince raconta avec esprit des anecdotes -du nouveau règne, Voltaire jeta des vues profondes -sur l'avenir; les heures s'enfuirent. De part et -d'autre on fit assaut de séduction et l'on se plut extrêmement.</p> - -<p>M. et Mme de Beauvau partirent dans le ravissement -de cet homme extraordinaire et sous le charme -de son accueil; ils voulurent même lui faire promettre -de leur rendre leur visite à Paris et le plus tôt possible, -mais il objecta qu'il redoutait quelques tracasseries du -côté de la Cour; M. de Beauvau se porta garant qu'il -n'éprouverait aucun ennui.</p> - -<p>A peine rentré dans la capitale, le prince recevait de -son hôte cette lettre enthousiaste où des regrets sincères -se mêlaient agréablement aux plus douces flatteries.</p> - -<p>«Auprès de ce prince les autres étaient peuples. -C'est ce qu'on disait autrefois de je ne sais plus qui, et -c'est ce que je dis des deux voyageurs qui ont daigné -passer de la fontaine de Plombières au lac de Genève.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_279"> 279</a></span> -«Le vieux pénitent retiré dans sa montagne noire -a presque repris un moment de vie à cette belle apparition. -Il en a plus appris dans un quart d'heure -auprès des deux illustres voyageurs qu'il n'en avait -mal deviné en plusieurs années de temps. Il est comme -Épiménide qui, en se réveillant dans sa caverne, trouve -le monde tout changé, mais quand les deux êtres supérieurs -qui avaient illuminé le pauvre homme furent -partis, il retomba à l'instant dans sa misère et dans ses -regrets. Il sent bien qu'il n'en sera que plus malheureux -le reste de sa vie, pour avoir été si heureux un -moment.</p> - -<p>«Le solitaire, le mourant, le détrompé, le pénitent, -ne parlera pas aux deux voyageurs de leurs amis et -de leur situation; il ne leur dira pas un mot de cette -singulière enfant et de cette brillante imagination -de Mme du Deffant; il ne leur dira rien des <i>Saisons</i>, -qu'il relit, malgré M. Clément; il ne peut parler aux -deux voyageurs que d'eux-mêmes, et leur présente -du fond de son antre ou de son tombeau son respect, -ses regrets, son enchantement et sa reconnaissance.»</p> - -<p>L'année suivante, en 1778, Voltaire tint la promesse -qu'il avait faite à M. de Beauvau; il vint à Paris pour -assister à la première représentation d'<i>Irène</i>. A la barrière, -quand les commis lui demandèrent s'il n'avait -rien contre les ordres du Roi: «Ma foi, messieurs, -leur répondit le patriarche gaiement, je crois qu'il n'y -a ici de contrebande que moi.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_280"> 280</a></span> -Il descendit rue de Beaune, chez M. de Villette.</p> - -<p>Le lendemain de son arrivée, il reçut en robe de -chambre la moitié de Paris. L'Académie lui envoya -une députation de trois membres, le prince de Beauvau, -Saint-Lambert et Marmontel, pour le féliciter sur son -retour. La députation était accompagnée de tous les -académiciens qui avaient assisté à la séance.</p> - -<p>Une foule immense accourut pour rendre hommage à -l'illustre voyageur; l'hôtel de M. de Villette ne désemplissait -pas: «Il vit hier plus de trois cents personnes, -écrit Mme du Deffant. Je me garderai bien de me jeter -dans cette foule. Tout le Parnasse s'y trouve depuis le -bourbier jusqu'au sommet; il ne résistera pas à cette -fatigue; il se pourrait bien qu'il mourût avant que je -l'aie vu.»</p> - -<p>Le lendemain, cependant, M. de Beauvau se présentait -au couvent de Saint-Joseph et il emmenait Mme du -Deffant rendre visite au patriarche; il y avait trente ans -qu'ils ne s'étaient vus. La réunion fut des plus touchantes. -«Il m'a marqué la plus grande amitié, écrit -la marquise, et la joie la plus vive de me revoir. Elle a -été réciproque.»</p> - -<p>Mise en goût par cet accueil charmant, Mme du -Deffant retourne encore deux jours après rue de -Beaune:</p> - -<p>«Je lui fis hier ma seconde visite, encore avec M. de -Beauvau... Nous fûmes reçus par la nièce Denis qui est -la meilleure femme du monde, mais certainement la -plus gaupe... Après avoir attendu un bon quart d'heure, -<span class="pagenum"><a id="Page_281"> 281</a></span> -Voltaire arriva disant qu'il était mort, qu'il ne pouvait -pas ouvrir la bouche, etc., etc.»</p> - -<p>A part une courte visite de Voltaire deux mois après, -les relations des deux amis en restèrent là.</p> - -<p>Cependant la présence du philosophe avait causé un -indescriptible émoi dans certains cercles de la Cour et -Voltaire fut prévenu qu'il serait peut-être obligé de -fuir la capitale. Il rappela alors à M. de Beauvau la -promesse qu'il lui avait faite à Ferney, et le prince, par -l'influence de la comtesse Jules de Polignac, obtint -qu'on laisserait le patriarche jouir en paix de son -triomphe.</p> - -<p>A la fameuse représentation d'<i>Irène</i> au Théâtre-Français, -c'est encore M. de Beauvau qui, aux acclamations -d'une foule en délire, déposa sur la tête du poète une -couronne de lauriers.</p> - -<p>En apprenant l'arrivée du philosophe à Paris, Boufflers, -qui se morfondait avec son régiment sur les côtes -de Bretagne, écrivait à Mme de Sabran:</p> - -<p class="date">«Brest.</p> - -<p>«J'espère que vous avez vu Voltaire. Je crains que son -séjour ne soit trop long; Paris est trop jeune pour lui. La -première curiosité une fois passée, on le laissera là. D'ailleurs, -il doit avoir de la peine à sanctifier la maison qu'il -habite. On dit que ses pièces ne seront pas reçues ou -qu'elles tomberont; de manière ou d'autre, je prévois -avec peine que son triomphe sera suivi de chagrins.»</p> - -<p>Peu de temps après il écrivait encore:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_282"> 282</a></span></p> -<p class="date">«Landerneau, 11 mars.</p> - -<p>«Je crains bien pour ce pauvre Voltaire. Vous ne -me mandez pas qu'il s'est confessé; je le sais par M. de -Beauvau. Je souhaite que son âme aille en Paradis, -mais je voudrais que son esprit restât sur terre; ce -sont deux choses bien difficiles. S'il se porte bien, -tâchez de le voir encore; il finira par vous aimer à la -folie. Si ma vanité n'y était pas trop intéressée, je -serais tenté de croire qu'on vous aime en proportion -de l'esprit qu'on a...»</p> - -<p>Boufflers, apprenant par Mme de Sabran que l'enthousiasme -du public pour le philosophe, loin de se calmer, -ne faisait que croître et qu'il en devenait la victime, -répondait spirituellement:</p> - -<p class="date">«1<sup>er</sup> juin.</p> - -<p>«Dites de ma part à Voltaire de vivre de sa gloire; -il en a une provision pour plusieurs siècles. Qu'il laisse -là le travail et le café; jamais les veilles des autres -ne vaudront son repos. En vérité, si vous en avez -l'occasion, parlez-lui de moi; dites-lui que votre frère -le chérit comme un fils, que je lui écrirais si je ne -trouvais pas cela de trop bon air; qu'il me semble -d'ailleurs que ce serait faire comme les gueux qui font -de petits présents aux riches pour en avoir de gros, -ou comme les filles qui donnent des cordons de cheveux -pour avoir des colliers de diamants. Dans mon -<span class="pagenum"><a id="Page_283"> 283</a></span> -silence, je l'aime mieux que les gens qui l'ennuient le -plus<a id="FNanchor_125" href="#Footnote_125" class="fnanchor"> [125]</a>.»</p> - -<p>Quand Boufflers écrivait cette lettre, Voltaire depuis -deux jours déjà n'était plus de ce monde:</p> - -<p>Surmené par les émotions, la fatigue, les visites, le -philosophe n'avait pas tardé à tomber malade; en peu -de jours, son état fut des plus inquiétants. Après quelques -alternatives de mieux et de pire, il succomba le -30 mai 1778.</p> - -<p>Mme du Deffant, froissée de l'oubli relatif de son -ancien ami, se borne à mentionner cet événement à la -fin d'une lettre à Walpole, en post-scriptum, comme le -plus vulgaire fait divers: «Vraiment j'oubliais un fait -important, c'est que Voltaire est mort; on ne sait ni -l'heure ni le jour.» Et c'est tout. Et voilà l'épilogue de -trente ans d'amitié.</p> - -<p>L'on connaît les scènes qui précédèrent et suivirent -la mort du philosophe et le refus de l'Église de lui -accorder la sépulture.</p> - -<p>Le chevalier de Boufflers aimait tendrement Voltaire, -il éprouvait pour lui, il le dit lui-même, une affection -presque filiale, sa perte lui fut profondément douloureuse.</p> - -<p>Son indignation n'eut pas de bornes quand il apprit -qu'on avait refusé la sépulture aux cendres de ce grand -homme. Il écrivait tristement:</p> - -<p>«Ce n'est pas la peine de recourir à la philosophie -<span class="pagenum"><a id="Page_284"> 284</a></span> -pour juger les persécuteurs de son cadavre, écrit-il, la -théologie seule les condamne. Il avait été baptisé dans -notre religion, il en avait fait plusieurs actes, il l'avait -un peu ridiculisée, mais jamais désavouée publiquement, -et on lui refuse la sépulture que les lois n'interdisent -qu'aux criminels; quelle règle a-t-on pour le -juger damné? Un instant trop court pour s'exprimer -suffit pour se repentir, et un instant de repentir efface -un siècle de crimes; au milieu du dérangement des -organes et de l'abattement de tous les sens, Dieu peut -lire le mouvement de contrition dans le cœur du mourant, -il peut voir ce que les hommes ne peuvent pas -entendre; on ne doit donc jamais présumer de la damnation -de personne. Ce n'est pas la religion qui a fermé -les portes des églises aux restes de ce grand homme. Je -ne veux pas en dire davantage, car je finirais, moi -chétif, par me faire aussi refuser la sépulture.»</p> - -<p>Mme de Boufflers fut indignée de la conduite du -clergé; en souvenir d'une ancienne intimité, elle composa -sur la mort du patriarche une ode qui eut le plus -grand succès:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Dieu fait bien ce qu'il fait, La Fontaine l'a dit.</p> -<p>Si j'étais cependant l'auteur d'un si grand œuvre,</p> -<p>Voltaire eût conservé ses sens et son esprit;</p> -<p>Je me serais gardé de briser mon chef-d'œuvre.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>Celui que dans Athènes eût adoré la Grèce,</p> -<p>Que dans Rome à sa table Auguste eût fait asseoir,</p> -<p>Nos Césars d'aujourd'hui n'ont pas daigné le voir,</p> -<p>Et Monsieur de Beaumont lui refuse une messe.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<div><span class="pagenum"><a id="Page_285"> 285</a></span></div> -<p>Oui, vous avez raison, Monsieur de Saint-Sulpice,</p> -<p>Eh! pourquoi l'enterrer? N'est-il pas immortel!</p> -<p>A ce divin génie, on peut sans injustice,</p> -<p>Refuser un tombeau,... mais non pas un autel<a id="FNanchor_126" href="#Footnote_126" class="fnanchor"> [126]</a>.</p> -</div></div> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_286"> 286</a></span></p> -<h2 class="normal">CHAPITRE XVI<br /> -<span class="medium">1778</span></h2> - -<p class="hanging indent"> -Le chevalier de Boufflers et Mme de Sabran.</p> -</div> - -<p class="space">Depuis qu'il était revenu de Pologne après avoir si -piteusement échoué dans ses rêves de conquête et de -gloire, le chevalier de Boufflers, découragé, avait repris -sa vie errante, sans profit et sans but. Quand il était à -Paris, il fréquentait la société de sa mère, jouait sans -rime ni raison, composait des vers galants, faisait la -cour aux femmes, enfin «courait les filles», comme l'on -disait alors. Cette vie, funeste à la fois pour son cœur, -sa santé et sa bourse, ne durait pas toujours, fort heureusement. -Une grande partie de l'année, le chevalier -vivait en province, tantôt en Lorraine, à la Malgrange -ou à Nancy, tantôt chez des amis qu'il visitait à tour -de rôle, et où son esprit charmant le faisait toujours -accueillir avec joie. Quelquefois, mais rarement, il se -rappelait qu'il était colonel du régiment de Chartres -(infanterie) et il allait passer quelques semaines à son -régiment.</p> - -<p>En 1777, le chevalier avait alors trente-neuf ans, une -rencontre fortuite vient bouleverser sa vie. Lui qui n'a -jamais connu que les liaisons éphémères, qui n'en a -<span class="pagenum"><a id="Page_287"> 287</a></span> -jamais compris d'autres, en un mot qui n'a jamais aimé, -s'éprend d'une passion profonde qui durera jusqu'à sa -dernière heure. Cette affection, comme toutes les affections -humaines, hélas! ne sera exempte ni de déceptions, -ni d'orages, mais les débuts en furent si exquis que -trente ans après Boufflers se les rappelait encore avec -délices.</p> - -<p>Quand le chevalier était à Paris, il fréquentait -assidûment chez la maréchale de Luxembourg. En -1777, un soir, il rencontra par hasard chez la noble -dame une jeune veuve très intelligente, très spirituelle, -Mme de Sabran; elle venait d'avoir vingt-sept ans. Née -en 1749, Françoise-Éléonore de Jean de Manville avait -perdu sa mère de bonne heure et elle avait été élevée -par son aïeule, Mme de Montigny. On lui fit épouser -un officier de marine, M. de Sabran, qui avait cinquante -ans de plus qu'elle, et dont elle eut deux -enfants<a id="FNanchor_127" href="#Footnote_127" class="fnanchor"> [127]</a>. En 1775, M. de Sabran eut l'à-propos de -mourir.</p> - -<p>Bien qu'elle ne possédât plus les attraits de la prime -jeunesse et qu'elle ne fût pas précisément jolie, Mme de -Sabran avait une physionomie si originale, tant de -mobilité dans le regard, une grâce si piquante qu'elle -séduisait au plus haut point. Et puis son esprit était -comme son regard, pétillant, plein de verve, jamais en -repos. Elle aimait les arts, et elle cultivait avec succès -la musique, la peinture, la poésie.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_288"> 288</a></span> -Dès leur première rencontre, Boufflers attaqua -galamment et déploya toutes ses séductions. Mme de -Sabran lui répondit avec tant d'esprit et d'agrément, -elle montra une raison si droite et des connaissances si -variées, que le chevalier ébloui s'éprit pour la jeune -veuve d'un amour passionné.</p> - -<p>Bien entendu, dès le lendemain, Boufflers, comme -c'était son devoir, se rendit chez elle pour lui présenter -ses hommages; l'impression fut plus vive encore que la -veille, et cette première visite fut suivie de beaucoup -d'autres.</p> - -<p>Le chevalier n'avait point pour habitude de s'attarder -aux préliminaires et de prolonger outre mesure la période -du sentiment; il aimait, il n'avait pas lieu de se croire -détesté, il demanda bien vite qu'«on couronnât sa -flamme». Mais il eut la surprise de trouver chez -Mme de Sabran un empressement moins grand. Certes -elle ne cachait pas le penchant qu'elle éprouvait pour -son adorateur, mais elle se trouvait des devoirs vis-à-vis -d'elle-même, vis-à-vis de ses enfants et elle opposa -une résistance absolue.</p> - -<p>Comme on ne pouvait sans crime rompre une idylle -si touchante, Boufflers, qui était l'ingéniosité même et -qui savait en plus que tout chemin mène à... Rome, -proposa un moyen terme. Puisque le mot <i>amour</i> -choquait et effrayait Mme de Sabran, rien n'était plus -simple que de le remplacer par <i>amitié fraternelle</i>; on -serait frère et sœur: quoi de plus pur, de plus touchant, -et de quoi pouvait s'effrayer dans ces conditions l'âme -<span class="pagenum"><a id="Page_289"> 289</a></span> -la plus timorée. «Soit, répondit Mme de Sabran convaincue, -ne m'aimez jamais que d'une amitié fraternelle -et j'aurai toujours pour vous l'amitié d'une sœur.»</p> - -<p>Le pacte ainsi conclu, signé, et la paix faite, les -relations se poursuivirent dans la plus confiante intimité. -Pas un jour ne s'écoulait sans que le chevalier ne rendît -visite à son amie dans sa maison du faubourg Saint-Honoré, -et là, assis tous deux sous les grands arbres -ou dans les bosquets du jardin, ils devisaient à perte de -vue.</p> - -<p>Souvent Boufflers rime en l'honneur de la bien-aimée, -mais, toujours original, il ne se croit pas -obligé de lui décerner des louanges hyperboliques. Un -jour il lui adresse cette chanson où il plaisante cette -chevelure ébouriffée qui est un des traits caractéristiques -de sa physionomie:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p><span class="small1">Air</span>: <i>Nous sommes précepteurs d'amour</i>.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>Aux attraits les plus séduisants,</p> -<p>A la beauté la plus soignée,</p> -<p>Je préférerai constamment</p> -<p>Qui donc?... Sabran la mal peignée.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>Sur sa raison, les envieux</p> -<p>N'ont jamais pu trouver à mordre,</p> -<p>Et ce n'est que dans ses cheveux</p> -<p>Qu'on aperçoit quelque désordre.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>De l'amour, c'est un trait nouveau;</p> -<p>Sabran, il venge son injure.</p> -<p>N'ayant pu troubler ton cerveau,</p> -<p>Il s'en prend à ta chevelure.</p> -</div></div> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_290"> 290</a></span> -Fort heureusement pour le frère et la sœur, cette -touchante idylle fut brusquement interrompue, ce qui -permit au pacte de durer au moins quelques mois. La -France venait de promettre des secours aux insurgés -américains et la guerre menaçait d'éclater entre le -cabinet de Versailles et celui de Windsor.</p> - -<p>Il était question d'un débarquement sur les côtes -d'Angleterre, et dans ce but l'on décida de réunir en -Bretagne toute une armée. Le régiment de Chartres, -que commandait en second Boufflers, fut désigné pour -se rendre à Brest et le chevalier reçut l'ordre de l'y -rejoindre.</p> - -<p>Donc Boufflers dut quitter sa sœur chérie; ce ne fut -pas sans larmes, sans désespoir, le frère et la sœur -s'aimaient si bien! mais il fallait obéir. L'on se promit -naturellement de se garder une foi éternelle et de s'écrire -souvent pour tromper les rigueurs de l'absence.</p> - -<p>Mme de Sabran est une des plus charmantes figures -du dix-huitième siècle, c'est une créature délicieuse -toute de passion, de charme, de tendresse, et si sensible, -si femme, si aimante! Ses lettres sont exquises. A -chaque ligne tombe de sa plume sans effort, à l'improviste, -les pensées délicates, originales et d'un tour si -heureux!</p> - -<p>Il semble même qu'elle ait le don d'inspirer son correspondant, -car jamais le chevalier n'a l'esprit plus fin -que quand il lui écrit<a id="FNanchor_128" href="#Footnote_128" class="fnanchor"> [128]</a>.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_291"> 291</a></span> -Ses lettres respirent la passion la plus vive. On sent -qu'il aime Mme de Sabran à la folie, qu'elle est tout -pour lui. Son cœur déborde d'amour, et il le lui laisse -voir en termes exquis: chaque mot est une caresse, -chaque phrase un acte de foi et d'amour.</p> - -<p>Ces lettres sont si jolies, d'un sentiment si profond -et si vrai, que nous ne pouvons résister au désir d'en -citer quelques extraits; ils ne peuvent que contribuer à -mieux faire connaître le caractère du chevalier:</p> - -<p>«...Mon Dieu, chère sœur, quand vous reverrai-je? Je -suis comme un avare éloigné de son trésor: à la vérité -il n'en jouissait pas, mais il le contemplait toute la -journée... J'ai laissé chez vous mes connaissances et -mes goûts. Tout ce qui me plaît est resté avec tout ce -que j'aime...»</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>«Écrivez-moi un peu, chère et charmante sœur; je -ne vivrai que de votre souvenir. Les prédicateurs et -même les métaphysiciens ne vous ont-ils pas dit que si -Dieu oubliait un moment le monde, il tomberait dans le -néant? Vous êtes ce Dieu-là, et moi, je suis ce monde; -ne m'oubliez pas...»</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>«...Adieu, ma sœur; jamais ce que je sens au -dedans, en traçant ce nom de sœur, ne pourra être -rendu. Adieu; souvenez-vous du besoin que j'ai de -<span class="pagenum"><a id="Page_292"> 292</a></span> -votre amitié. Elle me charme sans me suffire; elle a -pour moi le prix que la sécheresse et la soif donnent à -une goutte d'eau.»</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>«...Avant de vous connaître, j'avais souvent senti -de l'ennui, mais jamais de regret. Pourquoi vous ai-je -vue si tard? Pourquoi faut-il vous voir si peu? Pourquoi -l'absence est-elle si longue et la vie si courte?...»</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>«Laissez-moi vous dire, si je puis, tout le plaisir -que m'a fait votre dernière lettre... Vous êtes comme -cette pauvre Médée qui veut le bien et qui fait le mal; -vous charmez, vous rajeunissez tout ce qui vous -entoure, il ne vous manque qu'un Jason. Pour moi, je -suis tantôt le bonhomme à qui vous rendez ses premiers -ans, tantôt le vieux bélier dont vous faites un agneau, -tantôt ce pauvre frère que vous mettez en pièces, mais -je ne suis jamais celui que je voudrais être.»</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>«...Mon secrétaire arrive en ce moment avec une -troisième lettre de vous qui me transporte de reconnaissance. -Ne vous lassez pas, ne vous dégoûtez pas -de moi, mon amie; jurez-moi que jamais vous ne vous -dédirez de ce que vous me dites de charmant. Ce mot -<i>nécessaire</i>, dont vous vous servez pour votre vieil ami, -ne sortira jamais de sa pensée. Tous les rois de la terre -se réuniraient pour me combler d'honneurs et de biens, -qu'ils ne me feraient jamais goûter une joie comparable -<span class="pagenum"><a id="Page_293"> 293</a></span> -à celle que ce mot-là m'a causée. Je crois même qu'un -triomphe m'en ferait moins, car la gloire ne nous vaut -pas.</p> - -<p>«Adieu, ma sœur; j'ai besoin de vous comme on a -besoin d'air en été et de soleil en hiver. Adieu encore; -je vous baise en bon père, en bon frère et en ami suspect.»</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Si Boufflers a consenti à s'éloigner quand l'exil lui -était si cruel, ce n'est pas qu'il soit poussé par l'ambition -ou par un ardent désir de gloire; en vérité ce ne -sont là que des prétextes, mais qui lui permettront de -se montrer digne du bien suprême, de celui qu'il -souhaite par-dessus tout, et que Mme de Sabran connaît -mieux que personne.</p> - -<p>Malheureusement, jusqu'à présent, il n'a guère eu -l'occasion de montrer sa valeur. Toute son activité se -borne à quelques déplacements; on l'envoie de Brest à -Saint-Malo, de Saint-Malo à Landerneau, mais sans -but, sans utilité, et il s'ennuie très fort.</p> - -<p>«Je suis arrivé en grande hâte pour ne rien faire. -Il n'est pas plus question de se battre en Bretagne -qu'au couvent de la Visitation, et il paraît que nous en -serons quittes, non pas pour la peur, mais pour -l'ennui.»</p> - -<p>Et il lance cette jolie boutade:</p> - -<p>«Mourir n'est rien, se battre est assez joli, mais -s'ennuyer est affreux.»</p> - -<p>Mme de Sabran s'étant permis quelques plaisanteries -<span class="pagenum"><a id="Page_294"> 294</a></span> -sur ces guerriers qui passent leur temps dans les -loisirs de la vie de garnison et se croisent les bras, -son «frère» lui écrit:</p> - -<p class="date">«Landerneau, 2 mars.</p> - -<p>«Vous vous égayez un peu sur notre guerre de Bretagne; -on voit bien que vous n'y êtes pas. Savez-vous -qu'il n'y manque que des ennemis? car d'ailleurs, nous -avons un général, un maréchal des logis, un état-major, -un équipage d'artillerie et de vivres, et nous nous -appelons l'<i>armée de Bretagne</i>. Je vous prie dorénavant -d'en parler avec le respect qui convient à une armée, -ou bien je proposerai pour vous punir de mettre quelqu'un -de mon régiment à discrétion chez vous...»</p> - -<p>Si l'armée de Bretagne ne joue en réalité aucun rôle -utile, les généraux cependant ne la laissent pas dans -l'inaction; les ordres, les contre-ordres sont incessants, -les régiments sont morcelés, réunis, divisés de nouveau, -ils vont, reviennent, sans plan, sans but; bref la -confusion est extrême et le désordre à son comble.</p> - -<p>Boufflers n'a d'autre consolation dans sa détresse -que de penser à sa «sœur», et de se rappeler les -heures si douces passées près d'elle dans cette délicieuse -demeure du faubourg Saint-Honoré qui a vu -naître et grandir leur mutuelle tendresse:</p> - -<p>«Les tristes colonels de Bretagne se flattent de -revenir au mois de juin, lui écrit-il, mais je n'en crois -rien. Il y avait bien plus de raisons de ne pas partir de -Paris que pour y retourner. Mon imagination est -<span class="pagenum"><a id="Page_295"> 295</a></span> -toute tendue de noir... Quelquefois pour me distraire, -je me transporte à la maison fraternelle. Je vois d'ici -des livres, des tableaux, des plumes, des couleurs, des -arbres verts, un pavillon, de grandes promenades; -j'aperçois entre les arbres une espèce de petite nymphe -qui se promène un livre à la main, et je cours à sa rencontre. -Quel bonheur que ce soit ma sœur! Quel dommage -que ce ne soit que ma sœur!»</p> - -<p>Cet éloignement de la femme qu'il aime, cette vie -oisive et sans but des camps, cette activité factice qui -ne mène à rien, finissent par avoir raison de la santé -du chevalier; le physique et le moral sont à l'unisson, -c'est-à-dire que tous deux vont fort mal.</p> - -<p>Il avoue à son amie son triste état et elle lui répond -pour le réconforter:</p> - -<p class="date">«8 mai 1778.</p> - -<p>«Ne me parlez point de votre tristesse ni de vos -souffrances, mon frère, tout est pour le mieux dans le -meilleur des mondes; même votre fluxion et votre mal -de dents. Si vous n'étiez jamais malade, vous ne sentiriez -point le prix de votre santé; et si vous ne quittiez -jamais vos amis, vous n'éprouveriez pas le plaisir qu'on -a de les revoir après une longue absence. Telle est la -condition humaine.</p> - -<p>«Il n'est pas de plaisir sans peine, et souvent la -somme des peines passe celle des plaisirs; mais, n'importe, -il faut nous croire heureux, malgré le sort, -malgré nous-mêmes, et prendre notre parti sur ce bonheur -<span class="pagenum"><a id="Page_296"> 296</a></span> -parfait qui ne peut exister. Vous me direz que -j'en parle bien à mon aise, moi qui n'ai rien à désirer; il -est vrai que je suis heureuse, mais je suis bien persuadée -que notre bonheur est en nous-même et qu'avec -de la raison et de la philosophie, on n'est point malheureux -dans ce monde, ou très difficilement...»</p> - -<p>Quelquefois la correspondance des deux amis roule -sur des sujets plus intimes. Un jour Mme de Sabran -avoue à son «frère» qu'elle a été s'agenouiller au tribunal -de la pénitence et elle lui raconte cet événement -en termes exquis:</p> - -<p class="date">«25 avril 1778.</p> - -<p>«J'ai véritablement besoin aujourd'hui de causer -avec vous, mon frère, pour m'égayer et me distraire -d'une certaine visite que je viens de faire, et quelle -visite! une visite que l'on ne fait que dans un certain -temps, aux genoux d'un certain homme, pour avouer de -certaines choses que je ne vous dirai pas. J'en suis -encore toute lasse et toute honteuse. Je n'aime pas du -tout cette cérémonie-là. On nous la dit très salutaire et -je m'y soumets en femme de bien.»</p> - -<p>Le chevalier lui répond avec non moins d'esprit et -de finesse:</p> - -<p class="date">«Mardi.</p> - -<p>«Comment, charmante petite Magdeleine, vous -sortiez du confessionnal et vous y aviez dit beaucoup -de choses que vous ne me diriez pas, à moi qui vous -dirais tant de choses que mon confesseur ne saura -<span class="pagenum"><a id="Page_297"> 297</a></span> -jamais! Mon Dieu! que je suis piqué de n'avoir été -pour rien dans vos propos! et que disait cet homme qui -vous voyait à ses genoux? Que n'étais-je votre confesseur! -Que n'ai-je été votre péché! Que ne suis-je votre -pénitence!</p> - -<p>«Adieu, ma sœur, je suis enrhumé du cerveau et de -la poitrine; je tousse comme un loup et je pleure comme -un veau. Si vous en aviez eu autant, cela vous aurait -fait bien de l'honneur au tribunal de la pénitence.»</p> - -<p>L'activité de sa correspondance avec Mme de Sabran -n'empêchait nullement le chevalier de donner de ses -nouvelles aux autres personnes de sa famille et particulièrement -à Mme de Boisgelin. C'est elle également -qu'il prenait pour confidente de l'ennui mortel qu'il -éprouvait dans cette Bretagne où, pas plus dans le présent -que dans l'avenir, il ne voyait rien à espérer. Il lui -écrit en 1778<a id="FNanchor_129" href="#Footnote_129" class="fnanchor"> [129]</a>:</p> - -<p class="date">«3 mars.</p> - -<p>«J'envie bien le vicomte de la Tour du Pin qui tourne -le derrière à la Bretagne et le devant à Paris, mais il -paraît par sa permission d'aller se marier, qui n'est que -pour dix-sept jours, que nous pensons à l'Angleterre. -On arme les gros vaisseaux sans oublier les autres et -les nouvelles d'aujourd'hui sont toutes martiales.</p> - -<p>«Malgré tout cela je n'en crois rien, nous ferons bien -<span class="pagenum"><a id="Page_298"> 298</a></span> -des semblants avant de faire rien de ressemblant à une -véritable guerre.</p> - -<p>«Mille choses de ma part à tout ce qui a la bonté -de m'aimer, et ne cessez pas de vous informer si -jamais les colonels de Bretagne auront la permission -de revenir.</p> - -<p>«Adieu, mon pauvre enfant, votre dernière lettre était -le plus joli rêve enfanté par le plus doux sommeil, mais -soyez plus éveillée une autre fois pour me mander des -nouvelles.»</p> - -<p class="space"> -L'événement cependant ne tarde pas à donner tort -aux pressentiments du chevalier. Il apprend tout à coup -que le duc de Chartres a quitté Paris incognito et qu'il -vient visiter son régiment. Il mande à sa sœur l'arrivée -du prince:</p> - -<p class="date">«Landerneau, 15 juin 1778.</p> - -<p>«Je suis dans les ennuis et dans les affaires jusqu'au -cou, il faut que je loge et que je nourrisse M. le duc de -Chartres qui arrive tout à l'heure, et je n'ai ni maison ni -cuisine; tout ira à la volonté de celui qui lit dans les -cœurs et dans les casseroles, car j'ai fait de mon mieux -et s'il ne m'aide pas, je n'aurai fait que de l'eau claire.</p> - -<p>«Tout le monde est effaré de notre arrivée ici; il n'y -est pas plus question de guerre que de vendanges, et -jamais il n'y aura eu d'armée aussi tranquille que la -nôtre.</p> - -<p>«Je vous donnerai des nouvelles au premier moment -<span class="pagenum"><a id="Page_299"> 299</a></span> -libre que j'aurai, en attendant comptez pour moi sur -beaucoup d'ennuis et fort peu de dangers.</p> - -<p>«Adieu, ma haute sœur, je vous aime de la tête aux -pieds, cela s'appelle un grand amour.»</p> - - -<p class="space">L'arrivée du duc de Chartres à Landerneau était -cependant le prélude de graves événements. Une flotte -de trente-deux vaisseaux et de huit frégates était -réunie à Brest sous les ordres du comte d'Orvilliers et -elle se prépara à prendre la mer. Le duc reçut le commandement -d'une division. Boufflers sollicita vainement -du prince l'autorisation de l'accompagner, il n'éprouva -qu'un refus formel.</p> - -<p>«Je suis bien fol d'aimer la gloire, écrit-il tristement, -elle ne veut pas de moi. Le plaisir va bientôt être du -même avis. Il faudra me mettre à la raison pour toute -nourriture.»</p> - -<p>Quand la flotte fut sortie du port, elle ne tarda pas à -se rencontrer avec l'amiral Keppel, qui était venu au-devant -d'elle. La bataille fut vive et sanglante, mais -aucun vaisseau ne fut pris, et chacun se retira sans -qu'il y eût un résultat définitif.</p> - -<p>La flotte française rentra à Brest pour réparer ses -avaries, et le duc de Chartres partit pour Versailles -porter la nouvelle de ce que nous regardions comme -une victoire.</p> - -<p>Le duc fut reçu à Paris aux acclamations du public, -mais cet enthousiasme fut de courte durée. On reprocha -au prince de n'avoir pas compris un signal qui devait -<span class="pagenum"><a id="Page_300"> 300</a></span> -lui faire couper la ligne ennemie, et aux éloges succédèrent -les épigrammes. Toute la campagne se borna -à cet épisode assez insignifiant.</p> - -<p>Quant à l'armée de Bretagne, elle continua son existence -triste et monotone.</p> - -<p>Enfin, au mois de septembre, Boufflers apprend avec -une joie indicible que son long exil va se terminer et -que son régiment est désigné pour tenir garnison à -Douai. Ce n'est pas encore ce qu'il souhaiterait, mais -il se rapproche de Paris, de Mme de Sabran, et sa joie -est extrême.</p> - -<p>Il obtient même un congé pour aller voir sa mère en -Lorraine, et comme il doit forcément traverser la capitale, -on le charge de dépêches pour la Cour.</p> - -<p>Il écrit à sa sœur pour lui annoncer son arrivée et -l'informer en même temps qu'il s'est arrêté à Rennes, -chez son mari, où il a été fort apprécié.</p> - -<p class="date">«Samedi.</p> - -<p>«Je suis tout près, ma fille, et j'arrive de loin avec -une faim et une soif mortelles de te voir et de t'embrasser; -si tu es à Versailles, fais-le-moi dire par Oblin, -qui me précède pour s'en informer; ne me fais rien dire -si tu n'y es pas.</p> - -<p>«J'ai très bien réussi à Rennes, même dans la maison -où tu réussis le moins; j'avais pris tant de crédit que si -tu étais venue, je crois que je t'aurais fait faire un petit -Boisgelin, qui aurait fait pièce à bien des petits Boisgelin. -Dis à ta voisine, la dame d'honneur, que sauf -<span class="pagenum"><a id="Page_301"> 301</a></span> -l'honneur, je l'aime de tout mon cœur; je me souviens -que la première vue doit m'en coûter un louis et je -trouve que c'est bon marché.</p> - -<p>«Si tu avais eu de l'esprit, tu aurais pris et même mis -un de mes habits pour m'attendre à Versailles, car il est -possible que les dépêches d'Oblin à Lafleur ne soient -pas arrivées, et que je me trouve à la Cour en habit de -postillon, pour marquer mon empressement.</p> - -<p>«Adieu, ma fille, je t'aime de bout en bout, et il y a -loin, même sans la coiffure. Mon papier et mon encre -ainsi que ma plume ne valent pas grand'chose, mais je -me sers de ce que j'ai, encore bien heureux, car cela -ne m'arrive pas souvent.»</p> - -<p class="space">Le séjour du chevalier à Paris fut ce qu'il devait -être; il revit Mme de Sabran, et leur mutuel attachement, -surexcité encore par l'absence, ne fit que croître. -L'heure approchait de la chute inévitable.</p> - -<p>Après quelques jours de bonheur, Boufflers repart -pour la Lorraine. Il passe une journée chez le comte -de Bercheny, à Luzancy, un vieil ami de sa famille, et -c'est de là qu'il écrit à Mme de Sabran:</p> - -<p>«Je me suis arrêté hier à Luzancy, chez le comte de -Bercheny, et pour la première fois je me suis surpris -un mouvement de jalousie. Je l'ai vu occupé de sa -femme et de sa terre, heureux du bonheur que j'ai toujours -désiré et que je n'aurai jamais. Il fait des choses -charmantes; il passe sa vie à en jouir, à s'en applaudir, -à en projeter de nouvelles. Sa femme a l'air de prendre -<span class="pagenum"><a id="Page_302"> 302</a></span> -part à tout et d'aimer la campagne autant que lui. Je -me demandais: quel bien cet homme-là a-t-il fait pour -être aussi bien traité par le sort, et quel crime ai-je -commis pour l'être aussi mal? Voilà le poison qui s'est -glissé dans mes veines et qui agit encore.»</p> - -<p>Enfin il arrive à la Malgrange, il revoit sa mère qui l'y -attend et il est si heureux de la retrouver, qu'ils ne se -quittent pas: «Elle est dans ma chambre quand je -ne suis pas dans la sienne», écrit-il. Sa présence -même fait naître dans son esprit mille rêves d'avenir -qu'il ne peut se défendre de confier à la femme qu'il -adore.</p> - -<p class="date">«De Lorraine.</p> - -<p>«Je ne suis pas si découragé que le jour où je vous -ai écrit de ma route, ma chère sœur. Mon voyage s'est -mieux passé que je ne m'y attendais, et j'ai revu ma -mère avec autant de plaisir que si je ne vous avais pas -quittée. La Lorraine est si charmante que j'ai eu regret -en la revoyant que votre neveu eût obtenu l'évêché de -Laon. Vous seriez venue dans mon pays, vous auriez -connu ma mère, vous l'auriez aimée comme votre mère, -et elle vous aurait aimée comme sa fille. Tout cela fait -naître en moi des idées bien riantes, qui font place ordinairement -à des réflexions bien tristes... Si vous n'êtes -pas toujours la meilleure des sœurs, je serai le plus -malheureux des hommes.</p> - -<p>«J'ai revu ma pauvre Malgrange: je n'en ai plus -que la moitié, j'ai cédé la plus jolie à M. de Bauffremont, -<span class="pagenum"><a id="Page_303"> 303</a></span> -mais ce qui m'en reste me plaît encore. Ma -maison est simple et pauvre, mais propre et gaie. Il y -a dans ma cour un marronnier d'Inde planté par la -sœur de Henri IV, sous lequel on mettrait cent cinquante -hommes à couvert. J'ai un petit jardin qui est -terminé par un bois d'environ cent pas de tour, où -l'on peut faire une demi-lieue sans revenir sur ses pas; -j'ai une figuerie, une serre, une quantité de cerisiers -couverts de fleurs. Je vais avoir trois ou quatre moutons -sous mes fenêtres, qui seront enfermés dans un -treillage de fil d'archal si clair, qu'ils ne s'en douteront -pas, et feront comme les hommes qui se croient libres, -parce qu'ils ne voient pas leurs chaînes, et qui pensent -faire leur volonté en suivant le cours des choses.</p> - -<p>«Si je suis au monde quand vous ne serez plus jeune, -je vous proposerai d'acheter à nous deux une maison -de campagne, pour que vous connaissiez une fois tous -les plaisirs qui vous auront manqué jusqu'alors. Vous -ne savez pas qu'on peut avoir des sentiments maternels -pour des arbres, pour des plantes, pour des fleurs; -vous ne savez pas qu'un jardin est un royaume, où le -prince n'est jamais haï et où il jouit de tout le bien -qu'il fait.</p> - -<p>«Votre jardin de Paris ne vous donne pas l'idée de -tout ce bonheur-là. Ce n'est qu'un chemin planté qui -mène à votre pavillon; vous ne connaissez aucun de -vos arbres et vous leur faites couper la tête, bras et -jambes sans y penser. Vous changerez bien d'avis -quand vous saurez, comme moi, que les arbres ont -<span class="pagenum"><a id="Page_304"> 304</a></span> -du sentiment et qu'ils s'aperçoivent du bien et du -mal.</p> - -<p>«Aussi je me promets bien de travailler ce soir -comme un cheval, pourvu que je ne dorme pas comme -une marmotte<a id="FNanchor_130" href="#Footnote_130" class="fnanchor"> [130]</a>.»</p> - -<p>Mme de Sabran avait un neveu, Mgr de Sabran, -évêque de Laon, qui fut toujours excellent pour elle et -pour ses enfants. C'était un véritable prélat de l'ancien -régime, moins occupé de la messe et de son bréviaire -que de ses plaisirs<a id="FNanchor_131" href="#Footnote_131" class="fnanchor"> [131]</a>. Il possédait près de Laon, à -Anisy, un château où Mme de Sabran et ses enfants -faisaient chaque année de longs séjours.</p> - -<p>Mme de Sabran, en femme aimante, ne cherchait -que les occasions de se rapprocher de son ami; elle le -savait en Lorraine, elle vint donc aussitôt s'installer à -Anisy et elle eut l'adresse d'obtenir de son neveu une -invitation pour le chevalier.</p> - -<p>L'isolement de la campagne, la fréquentation journalière -et incessante, finirent par amener ce que n'avaient -pu obtenir les plus ardentes prières. Bien que le palais -épiscopal ne parût pas particulièrement désigné pour -le dénouement de l'idylle, au bout de peu de jours -l'amitié fraternelle avait cédé la place à l'amour, et le -frère et la sœur s'adoraient le moins platoniquement -du monde. Ce fut pour tous les deux un rêve sans -<span class="pagenum"><a id="Page_305"> 305</a></span> -nom, une période d'amour délicieuse; les heures s'envolaient -sans qu'ils y songeâssent; un jour vint cependant -où il fallut penser au retour; la famille, le régiment, -les affaires, les mille nécessités de l'existence -vinrent troubler les tendres amants dans leur rêve étoilé -et les rappeler à la réalité.</p> - -<p>Mme de Boisgelin était au courant de la passion si -violente du chevalier, mais ne l'avait pas trop bien -prise.</p> - -<p>Mue par un sentiment de jalousie qu'elle ne pouvait -surmonter, elle la blâmait même absolument. Elle -aimait beaucoup son frère et elle éprouvait pour lui des -sentiments très exclusifs. Quand elle vit que sa nouvelle -inclination n'était pas une de ces fantaisies éphémères -dont il était coutumier, mais bien un attachement -des plus sérieux, elle prit en haine Mme de -Sabran, et tout en ménageant les apparences, fit tout ce -qui dépendait d'elle pour rompre cette liaison qui lui -portait ombrage<a id="FNanchor_132" href="#Footnote_132" class="fnanchor"> [132]</a>.</p> - -<p>C'est en raison de ces sentiments qu'elle se garde -d'écrire à son frère pendant son séjour à Anisy. Le -chevalier, qui ne devine pas, s'étonne de ce long -silence et il s'en plaint, en même temps qu'il lui -annonce son retour prochain:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_306"> 306</a></span></p> -<p>«Anisy, par Pinon, samedi 9.</p> - -<p>«J'espère, ma bonne enfant, qu'on se tromperait -beaucoup sur notre amitié si on en jugeait par notre -correspondance et que, pendant que d'autres ne sentent -pas un mot de ce qu'ils disent, nous ne disons pas un -mot de ce que nous sentons. Je pourrais dire en ma -faveur que les torts sont au moins partagés, mais je les -aimerais mieux tous de mon côté, parce que je suis -bien plus sûr de l'excès de ma paresse que de l'excès -de la tienne.</p> - -<p>«Quoi qu'il en soit, pardonnons-nous et aimons-nous, -puisque nous ne pouvons faire autrement. J'espère te -voir dans peu de jours et j'en sens d'avance le plaisir; -mande-moi ici si tu seras à Paris du 16 au 17, et -fais-moi préparer un excellent souper pour dimanche -au plus tard, car peut-être viendrai-je le manger -samedi.</p> - -<p>«Je voudrais, en attendant, que tu m'écrivisses une -lettre de mille ou douze cents pages qui m'instruisît de -tout ce qui s'est passé et de tout ce qui se passe à -Paris, car j'y serai aussi étranger à mon arrivée qu'un -colonel chinois. Voilà près d'un mois que je suis toujours -en course et que je ne reçois de nouvelles de personne; -c'est à toi à suppléer à tout et même à réparer -toutes mes négligences, mais ce serait une tâche au-dessus -de tes forces.</p> - -<p>«Il ne s'en est fallu de rien qu'en partant d'ici je ne -tournasse du côté de la Lorraine, dont je ne sais rien -<span class="pagenum"><a id="Page_307"> 307</a></span> -depuis six semaines, mais j'ai peur que ma mère ne -soit encore à Scey-sur-Saône ou ailleurs, et je remets -mon voyage à l'hiver prochain, d'autant plus que les -affaires de mon régiment d'une part, et de l'autre la -promotion qu'on dit prête à paraître, exigent ma présence -à Paris.</p> - -<p>«Parle de moi à tes amis, parle de moi à tes parents, -parle de moi à ton chat, je ne veux être oublié de personne.</p> - -<p>«Adieu, grande Boisgelin; souviens-toi de m'aimer -comme si je le méritais, et recommande à Mmes les -maréchales d'en faire autant.»</p> - -<p>Donc, forcé par les circonstances, le chevalier quitte -Anisy, la mort dans l'âme; il se rend à Paris, puis à -son régiment. Les deux amants n'ont plus d'autre consolation -que la correspondance, et ils y ont recours -presque chaque jour. Le ton naturellement est changé, -il est plus intime qu'autrefois; ils s'aiment, ils s'adorent, -et ils trouvent pour témoigner leur passion réciproque -les expressions les plus heureuses, les plus charmantes. -Les lettres de Mme de Sabran sont exquises de simplicité -et de tendresse profonde.</p> - -<p class="space">«Non, mon enfant, je n'ai que faire de ton illusion; -notre amour n'en a pas besoin; il est né sans elle -et il subsistera sans elle; car ce n'est sûrement pas -l'effet de mes charmes, qui n'existaient plus lorsque -tu m'as connue, qui t'a fixé auprès de moi; ce n'est -pas non plus tes manières de Huron, ton air distrait -<span class="pagenum"><a id="Page_308"> 308</a></span> -et bourru, tes saillies piquantes et vraies, ton grand -appétit et ton profond sommeil quand on veut causer -avec toi, qui m'ont fait t'aimer à la folie: c'est un -certain je ne sais quoi qui met nos âmes à l'unisson, -une certaine sympathie qui me fait penser et sentir -comme toi. Car, sous cette enveloppe sauvage, tu -caches l'esprit d'un ange et le cœur d'une femme. Tu -réunis tous les contrastes, et il n'y a point d'être au -ciel et sur la terre qui soit plus aimable et plus aimé -que toi.»</p> - -<p>Quelques jours plus tard, elle écrit encore:</p> - -<p>«Je vois avec plaisir que tout ce qui m'appartient -de près ou de loin t'aime, non pas autant que moi, car -je t'aime pour mille. J'ai pour toi tous les sentiments; -je t'aime comme ta mère, comme ta sœur, comme ta -fille, comme ton amie, comme ta femme, et mieux -encore, comme ta maîtresse. Je t'aime tant, que je ne -pense qu'à cela, et que sur tout le reste, je suis d'une -insouciance qui ressemble comme deux gouttes d'eau à -la mort. Tu es l'âme qui anime mon corps; je ne peux -être affectée que par toi; tu dispenses à ton gré le bien -et le mal qui m'arrivent, et je ne peux plus connaître -le bonheur à moins que tu ne t'en charges. Songe bien -à cela, mon enfant; tu as trop de raison à présent et -trop d'expérience pour ne pas sentir, comme moi, qu'il -n'en existe pas dans ce monde, sans une amie, dont -l'esprit, le cœur et l'âme soient en commun avec nous. -Eh! dis-moi, qui est-ce qui partage mieux que moi tous -tes sentiments, tous tes goûts et toutes tes opinions? -<span class="pagenum"><a id="Page_309"> 309</a></span> -D'après cela, aime-moi donc, ne fût-ce que pour ton -bonheur; je te promets de le faire et d'y employer le -reste de ma vie<a id="FNanchor_133" href="#Footnote_133" class="fnanchor"> [133]</a>.»</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_310"> 310</a></span></p> -<h2 class="normal">CHAPITRE XVII<br /> -<span class="medium">1778-1779</span></h2> - -<p class="hanging indent"> -Maladie grave de Mme de Boufflers.—Correspondance avec Panpan.—Supplique -de Panpan pour obtenir une pension.</p> -</div> - -<p class="space">Pendant le séjour de Voltaire dans la capitale, -Mme de Boufflers avait fait à deux reprises différentes, -et à quelques jours seulement d'intervalle, le voyage -de Nancy à Paris; en apparence elle avait supporté -assez aisément cette grande fatigue, mais à peine était-elle -de retour à Nancy, qu'elle fut prise d'une crise -d'estomac violente, si violente même que son entourage -fut pendant quelques jours extrêmement inquiet. Fort -heureusement le chevalier se trouvait par hasard à la -Malgrange, il accourut auprès de sa mère qu'il adorait, -et il l'entoura des soins les plus intelligents et les plus -tendres.</p> - -<p>Mme de Boisgelin était retenu à Versailles par les -soins de sa charge, et on lui cacha combien l'état de sa -mère était grave.</p> - -<p>Dès qu'il y eut un peu de mieux, le chevalier voulut -la mettre lui-même au courant de la situation. Il lui -écrivait:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_311"> 311</a></span></p> -<p class="date">«Ce samedi 19.</p> - -<p>«Tant que je n'avais que mes inquiétudes à te communiquer, -chère enfant, je ne t'ai rien mandé; je -n'aurais fait que t'affliger, te troubler, peut-être te faire -venir ici inutilement.</p> - -<p>«Dès que les grandes alarmes ont cessé, je t'ai écrit -un petit mot au bas de la lettre de M. Marcel, et ce -petit mot a dû te prouver qu'on ne t'avait pas tout dit -jusque-là.</p> - -<p>«Il paraît que M. Dubreuil s'est trompé, qu'il n'y a -absolument rien à la matrice, que tout tenait et tient -encore à un engorgement à l'intestin qu'on appelle cœcum, -et que cet embarras se prolongeait au-dessous de -l'estomac et pouvait d'un moment à l'autre gêner les -fonctions vitales. On croit l'obstruction ancienne, mais -elle était irritée et augmentée par les suites nécessaires -d'une constipation absolue, de plus de vingt-cinq jours, -pendant lesquels notre pauvre mère a fait deux fois le -chemin d'ici à Paris, sans compter les fatigues du -séjour, pires que celles du voyage.</p> - -<p>«Je croyais tout rétabli il y a trois jours, mais les -accidents ont recommencé avant-hier, à la vérité moins -forts. Hier elle a pris de la magnésie bien malgré elle, -mais elle s'en trouve mieux sans trop en convenir. Sa -force diminue et son courage se lasse; elle déteste la -médecine, le médecin, le régime, elle ne trouve de goût -qu'aux choses qu'on lui défend de manger; il faut avec -elle beaucoup de patience et un peu de ruse; il est vrai -<span class="pagenum"><a id="Page_312"> 312</a></span> -que par sensibilité pour les soins que je lui rends, elle -devient un peu plus traitable, mais ceci n'est pas encore -au point où il le faudrait, et je vois aisément tout ce -qu'il lui en coûte.</p> - -<p>«Si cela se soutient encore huit ou dix jours, je -pourrai retourner à Paris, où je sais trop combien j'ai -à faire, mais je sens encore plus combien j'ai à faire ici.</p> - -<p>«...Adieu, chère enfant, mets des points, des virgules, -et de l'orthographe dans ma lettre, car je n'en ai -pas le temps, je n'ai que celui de t'embrasser encore.»</p> - -<p>Quelques jours après le chevalier écrit de nouveau:</p> - -<p>«Ma mère n'est ni mieux ni plus mal; elle a presque -régulièrement un bon et un mauvais jour. Cependant, -malgré les inquiétudes qu'elle donne à tout le monde, -je commence à me flatter d'une vraie guérison, car il -paraît démontré que le siège du mal est à l'estomac, et -que tout tient à des vaisseaux engorgés et engourdis -qui n'absorbent point assez les sucs que l'on nomme -<i>gastriques</i>, et le médecin se propose de lui donner le -quinquina, malgré le préjugé où l'on est que ce remède -est la cause des obstructions.</p> - -<p>«Ma mère a toujours un peu d'humeur, beaucoup -d'ennui et des idées noires qu'elle s'efforce de cacher; -la journée d'hier a été fâcheuse, elle a eu des crachements -dès le matin, elle a senti des angoisses et des -maux de cœur; elle en a été accablée après pendant -deux heures; ensuite elle s'est remise au jeu et à la -conversation.</p> - -<p>«Adieu, chère Catherine, c'est aujourd'hui ta fête; -<span class="pagenum"><a id="Page_313"> 313</a></span> -je te la souhaite, comme je te la donnerais si j'étais -Dieu, le Roi, ou seulement mon beau-frère.</p> - -<p>«Embrasse tout le faubourg Saint-Germain de ma -part.»</p> - -<p>Dès qu'elle se sentait un peu mieux, Mme de Boufflers -reprenait le dessus avec une rapidité étonnante. -Un moment on la croyait au plus mal, une heure après on -la trouvait installée au trictrac, causant le plus aimablement -du monde.</p> - -<p>Cependant l'amélioration persistait et tout faisait -espérer la fin de ces pénibles accidents.</p> - -<p>Le chevalier écrit à Mme de Boisgelin:</p> - -<p class="date">«Ce lundi 29.</p> - -<p>«Tout va bien, ma fille, et je commence à espérer -une guérison prochaine et parfaite. Les accidents -sont moindres de jour en jour; les mauvais jours -sont déroutés. Hier devait en être un et c'est le meilleur -que nous ayons eu depuis le retour et même -depuis longtemps avant le voyage. Nous devions -prendre aujourd'hui un grain d'ipécacuanha, mais nous -avons jugé à propos de retarder jusqu'au moment où -le besoin serait plus indiqué, car, quand la nature -suffit à la guérison, il ne faut point y joindre la pharmacie...»</p> - -<p class="autre">(De la main de Mme de Boufflers.)</p> - -<p>«J'ai été désolée, ma bonne fille, en lisant votre -lettre du 25; je me suis presque reproché de me porter -si bien. Chargez-vous de donner de mes nouvelles à -<span class="pagenum"><a id="Page_314"> 314</a></span> -votre oncle et à votre tante, parce que j'écris alternativement -à l'un de vous trois.»</p> - -<p>Enfin l'on est complètement maître de la maladie:</p> - -<p>«Rassure-toi pleinement, ma chère fille, mande le -chevalier à sa sœur, la journée s'est encore très bien -passée; il ne reste presque plus de crachements, aucune -angoisse, aucune douleur, très peu de goût de levain -dans la gorge et à peine un faible ressentiment de l'embarras -dans les intestins. Je compte que demain ou après -la maladie sera non seulement guérie mais même oubliée, -car un jour peut plus dans la convalescence de ma mère -qu'un mois ne ferait dans celle de tout autre. Encore -une fois, plus d'inquiétudes ni de scrupules, on n'a plus -besoin de toi, quoiqu'on t'aime à la folie.»</p> - -<p>Dès qu'il a appris la maladie si grave de Mme de -Boufflers, Panpan, moins égoïste que d'habitude, est -accouru pour tenir compagnie à son amie. Aussi est-ce -à lui que s'adressent les intimes de la maison pour avoir -des nouvelles; presque chaque jour il envoie un bulletin -à la «céleste» Durival.</p> - -<p>Mme de Brancas n'est guère moins anxieuse, elle -charge Cerutti de demander en hâte des nouvelles. Mais -Mme de Boufflers est déjà hors d'affaires et dans son -ravissement, c'est en vers que Panpan répond à la -demande de Cerutti:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Eh! mon dieu! mon charmant ami,</p> -<p>Que de choses il faut vous dire!</p> -<p>Pour vous satisfaire à demi,</p> -<p>Tout un jour il faudrait écrire.</p> -<div><span class="pagenum"><a id="Page_315"> 315</a></span></div> -<p>Le moyen de vous dire, non?</p> -<p>De notre adorable duchesse</p> -<p>Vous empruntez l'ordre et le nom</p> -<p>Pour tyranniser ma paresse.</p> -<p>De mon autre Divinité</p> -<p>Elle veut savoir des nouvelles.</p> -<p>Une fièvre des plus cruelles</p> -<p>Avait attaqué sa santé.</p> -<p>De cet accident éphémère,</p> -<p>Grâce au ciel, il n'est rien resté;</p> -<p>Elle a recouvré sa gaîté,</p> -<p>Et repris tous ses droits de plaire.</p> -<p>Je la quitte, elle va jouir</p> -<p>D'un renouvellement de vie.</p> -<p>Un nouveau genre de plaisir,</p> -<p>C'est une santé mieux sentie.</p> -<p>De retour au coin de mon feu,</p> -<p>Dépensant sottement la mienne,</p> -<p>Platement épris d'un plat jeu,</p> -<p>J'attends que la goutte revienne,</p> -<p>Je l'attends, et je la crains peu</p> -<p>Jusqu'à présent; mais courte et bénigne,</p> -<p>Patiemment j'en sens l'effet,</p> -<p>Elle sait que je suis peu digne</p> -<p>Du triste honneur qu'elle me fait<a id="FNanchor_134" href="#Footnote_134" class="fnanchor"> [134]</a>.</p> -</div></div> - -<p>A peine remise de la grave indisposition qui a tant -alarmé ses enfants et ses amis, Mme de Boufflers reprend -avec Panpan sa correspondance à bâtons rompus. Il -est question de tout dans ces lettres, mais surtout du -petit cercle intime dans lequel ils vivent, de Mme de -Brancas, de Mme de Lenoncourt, de Mme Durival, de -Thérèse, de Marianne, de Manon, etc., etc.; leurs -moindres occupations prennent à leurs yeux une importance -<span class="pagenum"><a id="Page_316"> 316</a></span> -considérable et deviennent le sujet de longues -discussions.</p> - -<p class="date">«Nancy, 15 juin 1778.</p> - -<p>«Mon cher Veau, dès que tu parles de venir, tout est -oublié et je me réjouis. Mais je voudrais bien savoir -qui vous donne les airs de vous tourmenter comme si -cela appartenait à tout le monde.</p> - -<p>«Voilà la lettre de Mme L. M. de la Fare me -mande qu'il compte venir lundi 19, dîner à Fléville. Si -je lui envoyais le carrosse, en profiteriez-vous? Sur cela -ne vous gênez pas, parce que je ne veux pas, pour quelques -jours de différence, que vous m'arriviez de mauvaise -humeur. Je veux mon Veau avec tous ses charmes, -parce qu'il faut que je l'aime par-dessus tout.</p> - -<p>«Savez-vous ce que fait votre Durival depuis ce -matin? Elle collationne les mémoires de M. de Bellegarde -avec M. Boutillier.</p> - -<p>«Je suis en commerce de lettres avec M. Delisle, -et il m'a envoyé des lettres pour vous<a id="FNanchor_135" href="#Footnote_135" class="fnanchor"> [135]</a>.»</p> - -<p class="date">«Nancy, 24 juin.</p> - -<p>«Voilà M. d'Autichamp<a id="FNanchor_136" href="#Footnote_136" class="fnanchor"> [136]</a> qui implore ma protection -pour obtenir la grâce de louer votre maison jusqu'au -<span class="pagenum"><a id="Page_317"> 317</a></span> -1<sup>er</sup> novembre. Je lui ai presque promis que vous -y consentiriez.</p> - -<p>«Ma Durival dit que vous êtes trop heureux de -gagner 15 louis comme en dormant, tandis qu'elle ne -fait que perdre son argent en veillant. Il faut vous dire -qu'elle a pris un tel goût pour le jeu en général, et en -particulier pour le reversi, qu'elle joue depuis dîner -jusqu'à souper, et depuis souper jusqu'à minuit, de -manière qu'on ne jouit d'elle que le matin.</p> - -<p>«Adieu, mon aimable Veau.»</p> - -<p class="date">«Nancy, 12 juillet 1778.</p> - -<p>«J'ai reçu hier votre lettre du 10. Je n'ai pas vu -Mme Durival depuis, mais je sais déjà sa réponse: -<i>elle ne voudrait pas vous déranger</i>.</p> - -<p>«Elle a été hier matin voir la duchesse avec -l'évêque de Saint-Dié<a id="FNanchor_137" href="#Footnote_137" class="fnanchor"> [137]</a>, sans rester à dîner. Je la -trouve fort changée et je crois que son bâtiment y contribue. -Je pense que vous ne la verrez qu'à Sommerviller, -car elle y serait déjà sans l'évêque, et elle part -après-demain. Vous voyez que je vous ai pressé sans -intérêt. Mais pourquoi m'aviez-vous dit qu'elle n'avait -pas répondu à vos lettres?</p> - -<p>«Il me semble aujourd'hui que je devais aimer -mieux la folie de Marianne que toute votre raison qui -n'est guère raisonnable. Pourquoi ne pas vivre à Nancy -quand tout est cher à Lunéville?</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_318"> 318</a></span> -«Comment n'êtes-vous pas inquiet de Chalabre qui -ne me gagne rien du tout, quoique le Dumast soit toujours -grande bredouille.</p> - -<p>«Le prince a pris pendant trois jours des pilules, -et ne croit pas qu'une médecine achève aucune guérison. -Il est un peu moins souffrant.»</p> - -<p>En 1778 la marquise fait part à son ami Panpan -d'un événement qui pour elle a une importance considérable, -le mariage de sa chère Thérèse, de cette -femme de chambre qui ne la quitte jamais et à -laquelle elle est tendrement attachée. Thérèse épouse -un certain M. Petitdemange, d'une bonne famille -du pays. La cérémonie est célébrée le 2 mars, à -Saint-Nicolas de Nancy et le soir, touchant exemple -de l'affection que les maîtres portaient à leurs serviteurs, -la marquise offre chez elle un grand dîner en -l'honneur des mariés. Pour ne pas se séparer de Thérèse, -Mme de Boufflers prend M. Petitdemange à son -service, elle en fait son intendant, son homme de confiance -et... son professeur d'orthographe!</p> - -<p>Panpan n'est pas toujours impitoyable et quelquefois -il cède aux instances de son amie. Ainsi il vient passer -auprès d'elle les mois d'octobre et de novembre: ce fut -un temps délicieux pour la marquise, trop court, hélas! -En décembre le lecteur regagne Lunéville. Mme de -Boufflers est désolée. Autant elle éprouve de joie quand -le Veau annonce son arrivée, autant elle ressent de chagrin -quand il s'éloigne. Elle a la franchise de le lui -dire:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_319"> 319</a></span></p> -<p class="date">«Nancy, 20 décembre 1778.</p> - -<p>«J'étais sûrement bien fâchée de vous voir partir -pour des siècles, mon bon Veau, et je le suis encore, -mais puisque votre absence est un chagrin inévitable -pour moi, il sera plus raisonnable désormais de le -souffrir sans m'en plaindre.</p> - -<p>«J'ai laissé avant-hier Mme de Beauvau entre -MM. Cerutti et Saint-Martin, et je suis venue ici avec -la pauvre veuve, qui ne retournera à Fléville que vers la -fin de la semaine.</p> - -<p>«J'y vais tout à l'heure avec Mme Philips qui me -mène. Son mari est presque bien. Je reviendrai ici -lundi; je tâcherai de finir votre logement.</p> - -<p>«Toutes mes caisses, il y en a six, sont arrivées à -bon port.</p> - -<p>«Mon Dumast est arrivé une heure après moi, avec -tant d'empressement et d'amitié pour moi que j'ai bien -regretté de lui avoir enlevé la lanterne.</p> - -<p>«J'ai fait connaissance avec l'intendante, qui me -paraît aimable et bien gaie, quoique bien malade, car -elle tousse continuellement; j'y soupe lundi<a id="FNanchor_138" href="#Footnote_138" class="fnanchor"> [138]</a>.</p> - -<p>«Adieu, charmant Veau.»</p> - -<p class="autre">(De la main de Mme de Boisgelin.)</p> - -<p>«Ma pauvre Thérèse a la colique tous les matins, -cela m'afflige beaucoup.</p> - -<p class="autre">(Mme de Boisgelin termine en son nom personnel.)</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_320"> 320</a></span> -«Maman a trouvé la confiture excellente, beau Veau, -et moi je trouve que Mlle Marianne ne devrait payer -que de sa personne le plaisir que j'ai eu de la voir.</p> - -<p>«Malgré les invitations de Mme de Brancas, -Mme Durival n'a pas voulu aller à Fléville.»</p> - -<p>Pendant l'hiver de 1779, Mme de Boufflers est encore -à Nancy. Elle a fait des économies et elle peut, à sa -grande satisfaction, rembourser à Mme Durival une -dette qu'elle a contractée vis-à-vis d'elle, de compte à -demi avec Panpan. Elle raconte à son ami la joie qu'elle -éprouve à pouvoir enfin se libérer et elle lui promet -bien qu'elle ne recommencera jamais pareille aventure:</p> - -<p class="date">«2 janvier 1779.</p> - -<p>«Tenez, mon bon cœur de Veau, je vais répondre à -tout jusqu'à ce que Mme de Lenoncourt vienne ici pour -que je la mène chez notre Durival, qui a fait hier une -apparition ici, et à qui je n'ai pas dit un mot des 20 louis, -mais je vais les lui porter. Vous ne sauriez croire la joie -que j'ai de n'avoir plus de dettes. Je me promets bien -et à mon meilleur ami que cela n'arrivera plus. Ne -croyez pas que j'irai présenter à ma Durival notre argent -tout sec; je compte bien l'accompagner de tous nos sentiments -de tendresse, d'estime, promesse, serment, -parole d'honneur, etc., enfin de tout ce que vous diriez -vous-même pour lui plaire. Voilà donc une affaire finie.</p> - -<p>«Mme d'Hénin<a id="FNanchor_139" href="#Footnote_139" class="fnanchor"> [139]</a> est aussi à la Reine, et puisqu'elle</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_321"> 321</a></span> -veut bien s'en mêler, ainsi que Mme de Poix, je -crois qu'il faut les laisser faire.</p> - -<p>«Je ne sais ce que c'est que l'histoire du bulletin. -Ce que je sais bien, c'est que M. de Beauvau ne pue -pas, qu'il n'est guères dans la chambre du Roi, et que -s'il avait pué dans cette chambre, le Roi en serait plutôt -sorti lui-même que d'en faire sortir tout le monde. Au -reste le prince a peut-être fait chez le Roi comme -Mme du Deffant chez Mme de la Vallière.</p> - -<p>«Ne m'envoyez plus de dattes, parce qu'il en arrive -de Marseille...</p> - -<p>«Les sixains et quatrains sont charmants. Je vais -relire tout cela à Mme Durival, car je lis mieux qu'elle.</p> - -<p>«Envoyez-moi toujours les vers à la duchesse, ils -seront assez bons pour moi.</p> - -<p>«Notre Thérèse prend enfin une bouteille d'eau de -Bussang le matin, mais je ne sais si, par le froid, cela -est bon. Aujourd'hui elle a la foire.</p> - -<p>«Je voulais vous dire de lire l'article Sévigné qui m'a -charmée et celui de Sénèque. Je vais chercher l'anecdote.</p> - -<p>«Quand j'ai vu mon bonheur remis à quinze jours -j'ai couru à la date, et j'ai vu que j'avais trois jours, -sur la quinzaine.»</p> - -<p class="date">«Nancy, 11 janvier 1779.</p> - -<p>«Je doute, mon cher Veau, qu'on obtienne jamais -rien de M. de la Porte<a id="FNanchor_140" href="#Footnote_140" class="fnanchor"> [140]</a>, qui ne soit dans toutes les -<span class="pagenum"><a id="Page_322"> 322</a></span> -règles de la justice. Comme je me doutais bien du -chagrin que le déplacement de ce Colé vous ferait, j'ai -encore dit hier à l'intendant tout ce que j'ai pensé qui -pourrait le toucher; il répond à tout que si cet homme -était un bon sujet, il le déplacerait encore comme inutile. -Cela me fait voir que vous avez raison d'aimer les -fripons, car la rectitude a ses inconvénients. Mme de -la Porte m'a promis d'engager son mari à faire tout ce -qu'il pourra, mais comme elle serait bien fâchée de l'engager -à manquer à ses principes, je n'ose espérer rien.</p> - -<p class="autre">(De la main de Mme de Boisgelin.)</p> - -<p>«Maman dit qu'elle ne comprend pas comment vous -pouvez l'engager à écrire par le froid qu'il fait, qu'elle -a les mains gelées. Elle dit aussi qu'elle compte s'amuser -plus souvent dans sa chambre qu'ailleurs, parce qu'elle -a un gros rhume et que je ne veux pas qu'elle sorte. -Elle n'ira de longtemps à Fléville à cause de l'absence -du tapis, qui ne ferait qu'augmenter son rhume et son -mal aux yeux. Mme Durival est déterminée à y aller -dans le mois de février.</p> - -<p>«Son argent est arrivé; ainsi vous pouvez en disposer -et être sûr que vous lui ferez grand plaisir.</p> - -<p>«Ne m'oubliez pas et ne me laissez pas oublier par -Marianne, parce que je l'aime de tout mon cœur.»</p> - -<p class="date">«16 mars 1779.</p> - -<p>«Je vous vois toujours environné de tristesse et cela -m'attriste aussi. Mais que faire, attendre que l'éponge -du temps emporte tout cela...</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_323"> 323</a></span> -«Nous avons dîné dimanche chez le petit abbé, toujours -plus aimable. Le salon ne sera pas beau, et le -reste n'avance pas.</p> - -<p>«Vous a-t-on mandé: Que M. Necker a mis sa -démission avec ses motifs sur la table du Roi, et que le -Roi et M. de Maurepas n'ont pas voulu la recevoir; que -la mort du cardinal de Rohan n'a point affligé le cardinal -neveu<a id="FNanchor_141" href="#Footnote_141" class="fnanchor"> [141]</a>; que Mlle d'Éon est exilée à Tonnerre<a id="FNanchor_142" href="#Footnote_142" class="fnanchor"> [142]</a>.</p> - -<p>«Le neveu de l'abbé Porquet est enfin placé comme -chirurgien-major du régiment de M. de Pouilly.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_324"> 324</a></span> -«Adieu, mon bon ami.»</p> - -<p>«On dit que le Roi a donné une pension considérable -à Linguet, qui est actuellement à Paris<a id="FNanchor_143" href="#Footnote_143" class="fnanchor"> [143]</a>, et qui était -à Paris le jour de la réception de Ducis<a id="FNanchor_144" href="#Footnote_144" class="fnanchor"> [144]</a>.</p> - -<p>Au mois de juin, la marquise, qui vient d'être assez -souffrante, se décide à aller passer quelques jours à Fléville, -mais elle est à peine convalescente. Va-t-on appeler -un médecin? Point du tout. La duchesse, bien inspirée, -s'empresse de convoquer Panpan, persuadée que -la présence du Veau sera pour son amie le meilleur -remède.</p> - -<p class="date">«Mardi.</p> - -<p>«M. de Vaux aura su sans doute que Mme de Boufflers -a été incommodée plusieurs jours. Elle est mieux -et pour achever de se rétablir elle vient passer quelques -jours à Fléville. Comme je ne doute pas que M. de -Vaux ne soit empressé de contribuer au rétablissement -de ses amis, je lui envoie ce soir mon carrosse. Il aura -le temps de faire ses paquets et ses adieux cette nuit. -Il n'oubliera pas sa tête à perruque parce qu'il n'y en a -point ici. Il y a douze feuilles nouvelles qui l'attendent, -sans compter les journaux et demain pour son dîner -il aura une carpe superbe avec du vin de Bourgogne, -de Barsac, de Catilion, de Viviselpe, de -Lunel, de Cerise, etc., etc., etc.<a id="FNanchor_145" href="#Footnote_145" class="fnanchor"> [145]</a>.»</p> - -<p>Mais Panpan se fait prier; il trouve qu'on ne manifeste -pas un assez grand désir de le posséder.</p> - -<p>Mme de Boufflers le morigène gentiment:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_325"> 325</a></span></p> -<p class="date">«Nancy, 4 juin.</p> - -<p>«Et moi je vous dis que je n'ai pas été une seule -fois à Fléville que la duchesse ne m'ait marqué beaucoup -d'envie de vous voir, quelquefois, à la vérité, -avec un peu d'humeur, comme soupçonnant que vous -y viendriez le plus tard et le moins possible. J'ai toujours -coulé du miel sur les paroles, et je puis vous -assurer qu'elle a l'air de vous aimer beaucoup. Est-ce -que, sans cela, le Cerutti vous aimerait tant? C'est -peut-être, au contraire, l'amour de celui-ci qui est la -cause et la preuve de l'amour de celle-là.»</p> - -<p>Bien qu'il ne soit pas toujours aisé d'obtenir la visite -du Veau à Fléville, Mme de Brancas a pour lui mille -amabilités. Un jour, elle fait confectionner à son intention -de délicieux macarons, et elle charge Mme de -Lenoncourt de les lui faire parvenir. Mais hélas, elle -avait compté sans les amies de la marquise. Quelques -jours après, celle-ci, toute honteuse, doit avouer au -Veau la «flibusterie exécrable» dont il est la victime; -elle lui demande le secret, car la duchesse serait indignée -et ne pardonnerait pas aisément.</p> - -<p>«Je devais vous envoyer par le carrosse une boîte -de biscuits et de macarons que la bonne dame vous -avait fait faire avec le plus grand soin. Cette boîte -attendait sur mon bureau. On m'a demandé ce que -c'était: imprudemment je l'ai dit: «Ah! voyons! goûtons...»—«Ah! -non! c'est à mon Veau.»—«Cinq -ou six gueules fraîches se sont jetées dessus, on me l'a -<span class="pagenum"><a id="Page_326"> 326</a></span> -arrachée. Quand j'ai vu le pillage, j'en ai pris ma part. -Bref il n'en est pas resté un seul!»</p> - -<p>Cependant Panpan éprouve bien des préoccupations; -M. Necker accomplit dans les finances de grandes -réformes et le pauvre Veau se demande avec anxiété -ce qui restera de son maigre revenu. Aussi quand -Mme de Boufflers s'aventure à vanter les mérites du -ministre, le Veau répond-il fort aigrement:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Que m'importe tout son mérite,</p> -<p>S'il ne me laisse pas de pain?</p> -<p>Parce que Colbert ressuscite,</p> -<p>Me faut-il donc mourir de faim?</p> -</div></div> - -<p>Pour obvier au coup qui le menace, Panpan sollicite -une nouvelle pension du Roi; en même temps, il cherche -à obtenir quelques faveurs pour un neveu malheureux. -C'est naturellement Mme de Boufflers qui est chargée -de plaider la cause de son ami et elle doit mettre en -jeu toutes les influences dont elle dispose pour obtenir -une issue favorable.</p> - -<p>La marquise se conforme docilement aux désirs du -Veau; sa famille, ses relations, tout le monde est mis -en réquisition: le prince de Beauvau, Mme de Grammont, -le comte d'Estaing, Mmes de Poix et d'Hénin, -qui sont à la Reine, etc., etc.</p> - -<p class="date">«Nancy, 27 juin 1779.</p> - -<p>«Mais, mon petit Veau, je te défie de dire que je ne -vous ai pas encore écrit par le dernier ordinaire, c'est-à-dire -mercredi 24. Notre aimable Marcel ne m'a dit -<span class="pagenum"><a id="Page_327"> 327</a></span> -ni fait dire qu'il s'en allait, car je vous aurais envoyé -par lui un éloge de M. Haller, manuscrit, et la lettre -de M. d'Éon à M. de Maurepas. Voyez comme je mets -bien les accents sur les à depuis que notre Petitdemange -m'apprend l'orthographe.</p> - -<p>«Je pense, comme je vous l'ai dit d'abord, que la -duchesse de Grammont ne vous répondra pas; mais que -ce que vous lui demandez est inutile. On demande vos -titres, ce n'est pas pour les trouver bons ou mauvais, -je vous en réponds, et il n'y a que vous qui ayez -pris l'alarme, à ce que j'entends dire.</p> - -<p>«L'énigme est charmante. Est-ce portrait? Si je -l'avais eue hier entre ma Durival et l'évêque de Saint-Dié, -j'aurais deviné tout de suite.</p> - -<p>«Mais si le printemps vous attriste, avec quoi vous -réjouira-t-on? Heureusement que vous n'en êtes pas -moins gai.</p> - -<p>«Ma pauvre Manon vient encore de cracher le sang, -mais peu, et sans avoir mal à la poitrine. J'espère que -Thérèse ne prendra pas ce temps-là (car cela n'est pas -fini) pour lui donner les cent coups de pied dans le -ventre qu'elle lui a annoncés souvent. Je crois l'avoir -adoucie en engageant la battue à payer l'amende, c'est-à-dire -qu'elle lui a proposé de monter son bonnet, ce -que l'autre a refusé, mais honnêtement. Voilà la seule -manière de venir à bout de la férocité.</p> - -<p>«Je voudrais quelquefois que tu fusses un tigre -frotté de manne, comme ton amitié, pour que je puisse -me passer de toi.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_328"> 328</a></span> -«Je ne verrai pas la princesse, par un autre arrangement -fait hier avec le comte d'Estaing; Mmes Dessolles -et de Lenoncourt en usent de même. Mais je vais -tâcher d'engager le comte à remettre une petite note à -la princesse pour la Reine. Ne faut-il pas encore que je -compose cette note? et puis qui l'écrira? Le pauvre -Saunier est bien malade. Enfin nous chercherons. Je -pense que ce sera M. de L. si le malheur le conduit -ici aujourd'hui. C'est qu'il a une belle écriture et que -mon Dumast écrit comme un chat, car il aurait la préférence. -Heureusement que j'ai le placet pour le garde -des sceaux qui me mettra au fait du nom et de la chose. -Je vous réponds que la Reine aura la note, en dépit -même du comte, s'il ne voulait pas la donner.</p> - -<p>«Je ne connais de sacré que le bonheur de mon -Veau, c'est la loi la plus sainte, le devoir le plus -chéri, etc., etc.</p> - -<p>«Après cela je pense que vous ne refuserez pas de -trouver jolis les vers à Mme de Poix en lui envoyant -les synonymes: finir, cesser, discontinuer.</p> - -<p>«Les voici:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p class="i2"> Vous continuerez de charmer</p> -<p>Et l'on ne cessera jamais de vous aimer.</p> -<p class="i2"> Je ne finis pas de le dire,</p> -<p class="i2"> Mais je n'aime point à l'écrire.</p> -</div></div> - -<p>«Toutes tes paroles sont enveloppées de faussetés, -tes promesses frelatées, tes sentiments falsifiés, tes -actions mixtionnées, et cependant je t'aime.</p> - -<p>«Pourquoi ne pas dire simplement: j'irai vous voir -<span class="pagenum"><a id="Page_329"> 329</a></span> -dans un tel temps. Qu'est-ce que ces lys, cette muraille? -tout cela sent la mauvaise foi.</p> - -<p>«Je vais le 26 à Fléville; les Villes y sont.»</p> - -<p>Panpan ne se contente pas de faire solliciter par -Mme de Boufflers et ses amis, il suppose qu'une démarche -directe pourra avoir quelque heureuse influence, -et lui-même écrit au prince de Beauvau. Mais une supplique -passe souvent inaperçue, peut-être la remarquera-t-on -davantage, s'il emploie la langue des dieux:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p><i>Panpan au prince de Beauvau.</i></p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>C'est encore un de ses placets</p> -<p>Que le vieux Veau vous recommande.</p> -<p>Si le succès d'une demande</p> -<p>Fait tenter un autre succès,</p> -<p>C'est à vous qu'il faut vous en prendre,</p> -<p>Quand par ses importunités,</p> -<p>Prince, abusant de vos bontés,</p> -<p>Il ose de vous tout attendre.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>Un jeune et malheureux neveu</p> -<p>Ne me revient du bout du monde</p> -<p>Que pour y retourner dans peu,</p> -<p>Malgré l'inclémence de l'onde,</p> -<p>Qui ne lui paraît plus qu'un jeu.</p> -<p>On lui fit revoir sa patrie</p> -<p>Pour y renouveler sa vie,</p> -<p>Qui s'épuisait sous l'Équateur.</p> -<p>Depuis sa santé rétablie</p> -<p>Ces Anglais lui tiennent au cœur,</p> -<p>Et plus encor sainte Lucie.</p> -<p>Il n'aspire plus qu'à l'honneur</p> -<p>D'y chercher la mort qui l'a fui.</p> -<div><span class="pagenum"><a id="Page_330"> 330</a></span></div> -<p>Mais pour aller même à la mort</p> -<p>Quelquefois trop cher il en coûte;</p> -<p>Il n'a pas dans son triste sort</p> -<p>Pour faire les frais de la route.</p> -<p>Dans cette dure extrémité</p> -<p>Il me revient à la mémoire</p> -<p>Ce placet, avec son mémoire,</p> -<p>Qui fut l'an dernier présenté;</p> -<p>Mais je ne dois pas vous le taire,</p> -<p>De Madame il fut rebuté;</p> -<p>Cependant encor j'en espère;</p> -<p>S'il ne put plaire un certain jour,</p> -<p>Un certain jour il pourra plaire;</p> -<p>Tout le succès dépend du tour</p> -<p>Qu'on fait prendre dans une affaire.</p> -<p>La pièce qui tombe le soir</p> -<p>Le lendemain remonte aux nues,</p> -<p>Nos raisons seront bienvenues</p> -<p>Lorsque vous les ferez valoir.</p> -<p>Madame a craint la concurrence,</p> -<p>Mais j'appartins à son aïeul,</p> -<p>Mon neveu plus qu'un autre a seul</p> -<p>Quelques droits à sa bienfaisance.</p> -<p>Est-il des concurrents nombreux,</p> -<p>Rien n'autorise leur attente</p> -<p>Car ils ne sont point mes neveux;</p> -<p>Ils n'ont point de muse pour tante</p> -<p>Qui vienne intercéder pour eux.</p> -<p>Elle a cru qu'il voulait d'avance</p> -<p>Jouir de ce qu'elle a promis;</p> -<p>Du quart au tout la différence</p> -<p>Fondait l'espoir qu'il s'est permis.</p> -<p>Prenez Barême, ouvrez ses livres,</p> -<p>Faites voir que de cinq cents francs</p> -<p>Le quart n'est que cent vingt-cinq livres,</p> -<p>Que ces cinq louis tous les ans,</p> -<p>Jusqu'à ce qu'il faudra les rendre,</p> -<div><span class="pagenum"><a id="Page_331"> 331</a></span></div> -<p>Lui pourraient faire en paix attendre</p> -<p>La fin de tant de survivants.</p> -<p>C'est là qu'il borne sa demande,</p> -<p>Et cette princesse moins grande</p> -<p>Par son rang que par ses bienfaits,</p> -<p>Sans que pas un autre y prétende</p> -<p>Peut l'en combler à peu de frais.</p> -<p>Il faut pourtant qu'on l'en avise,</p> -<p>Quoique souvent, sans qu'on lui dise,</p> -<p>A son cœur il n'échappe rien.</p> -<p>Mon prince, c'est là votre affaire,</p> -<p>Vous aimez qu'on fasse le bien,</p> -<p>Vous qui savez si bien le faire.</p> -</div></div> - -<p>Mme de Boufflers et Panpan n'ont pas sollicité en -vain. L'heureux lecteur du Roi obtient ce qu'il désirait, -et pour lui et pour son neveu. Dans sa reconnaissance -il envoie au prince de Beauvau un vase en porcelaine -de Vincennes, et il le prie de l'offrir en son nom à -la chère marquise.</p> - -<p>Au vase étaient joints ces vers:</p> -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<i>A Madame la marquise de Boufflers.</i> -</div> -<div class="stanza"> -<p class="i1"> Dès longtemps mon cœur vous destine</p> -<p>Ce chef-d'œuvre de l'art, ce vase précieux</p> -<p>Où notre France efface et la Grèce et la Chine.</p> -<p>Je cherchais le moment de l'offrir à vos yeux.</p> -<p>De l'or et de l'azur brille l'éclat suprême</p> -<p>Sur cet émail de lait à Vincennes empâté,</p> -<p class="i1"> Mais c'est la main du héros qui vous aime</p> -<p class="i4"> Qui fera toute sa beauté.</p> -<p>Ce héros, qu'autrefois couronna la victoire</p> -<p class="i4"> Sur les rives de l'Éridan,</p> -<p class="i1"> Semble aujourd'hui ne connaître de gloire</p> -<p>Que celle de vous plaire et de gâter Panpan.</p> -<div><span class="pagenum"><a id="Page_332"> 332</a></span></div> -<p class="i2"> Je vois vos bontés dans les siennes</p> -<p class="i2"> Et je n'en suis que plus charmé.</p> -<p>Mon cœur de ses bienfaits ne peut être alarmé,</p> -<p class="i2"> Les bienfaits ne sont pas des chaînes.</p> -<p class="i1"> Quand il protège, on croit en être aimé.</p> -<p class="i1"> De tous ses dons, cette coupe brillante</p> -<p class="i1"> Devient pour moi le plus cher en ce jour,</p> -<p class="i2"> Quand l'amitié vous la présente</p> -<p class="i1"> Comme un hommage embelli par l'amour<a id="FNanchor_146" href="#Footnote_146" class="fnanchor"> [146]</a>.</p> -</div></div> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_333"> 333</a></span></p> -<h2 class="normal">CHAPITRE XVIII<br /> -<span class="medium">1779-1781</span></h2> - -<p class="hanging indent"> -Maladie du prince de Beauvau.—Il demande à Mme de Boufflers -de venir le voir.—Panpan accompagne la marquise à Paris.—Agréable -séjour dans la capitale.—Guérison de M. de Beauvau.—Réconciliation -de Panpan et de Saint-Lambert.</p> -</div> - -<p class="space">En 1779 et 1781, les relations continuent à être incessantes -entre Nancy, Lunéville, Fléville, Sommerviller. -A la petite mais charmante société que nous connaissons -se sont joints quelques nouveaux venus, M. de la -Porte, intendant de Nancy, sa femme, Mme d'Hautefort, -M. de Maulevrier, etc., etc.</p> - -<p>L'intimité est extrême, on se voit presque journellement; -les dîners, les soupers, les parties de comète, de -trictrac, autant d'occasions de se réunir et de passer -ensemble de douces heures. La distance n'est pas un -obstacle; n'a-t-on pas des chevaux? Quant à l'ennui du -déplacement, à la fatigue inévitable par le mauvais -temps et les routes détestables, personne n'y songe. -Tous sont vieux, surmenés, plus ou moins cacochymes, -mais qu'importe quand il s'agit de se distraire et de se -retrouver avec des amis chers!</p> - -<p>Panpan est le seul qui continue à se montrer récalcitrant; -certes, il accueille avec grand plaisir les amis qui -<span class="pagenum"><a id="Page_334"> 334</a></span> -le viennent voir, mais dès qu'il est question de quitter -sa modeste retraite, il ne veut rien entendre, il reste -insensible à toutes les séductions; Mme de Boufflers -elle-même n'arrive pas à l'arracher à sa vie monotone -et réglée.</p> - -<p>La marquise, au contraire, a conservé vivaces et profonds -tous les souvenirs du passé; elle est restée attachée -à son vieil ami par toutes les fibres de son cœur. On sent -dans sa correspondance combien elle l'aime, combien il -est indispensable à sa vie; elle n'est jamais plus heureuse -que quand il est auprès d'elle, et elle le lui avoue naïvement. -Elle lui écrit sans cesse et lui confie ses joies, ses -peines, tous les événements de sa vie.</p> - -<p class="date">«2 juin 1780.</p> - -<p>«Il faut encore vous dire que cette journée que j'ai -passée avec ma Durival aurait été une des plus -agréables de ma vie, si, comme nous le répétions sans -cesse, le Veau, que nous aimons tous, y avait été. J'allais -vous dire tout cela, quand j'ai reçu votre lettre.</p> - -<p>«Je ne veux plus parler de Fléville que pour approuver -le parti que vous prenez.</p> - -<p>«Vous auriez bien mal fait de ne pas me faire le récit -des folies touchantes de cette bonne Marianne. N'allez -pas la dégoûter de m'aimer, moi ou mon portrait. Il -faut qu'il ne me ressemble guère pour qu'on soit tenté -de le baiser.</p> - -<p>«Mais en vous prenant par les paroles de votre -lettre, et point par les plaintes que vous nous faites -<span class="pagenum"><a id="Page_335"> 335</a></span> -quelquefois, vous êtes l'homme le plus heureux qui -existe; tous vos jours sont comme ceux de Lucile, -pleins de douceur, s'il est vrai qu'être aimé en soit -une.»</p> - -<p>Quelques jours après nouvelle lettre:</p> - -<p>«Nancy, 9 juin 1780, à midi.</p> - -<p>«Est-ce que je ne vous aurais pas écrit aussi, mon Veau -bien-aimé, si le chevalier ne me proposait pas depuis -mercredi d'aller dîner chez vous. Je ne vous dirai qu'en -vous voyant les différents obstacles qui nous ont retenus. -Je pense que s'il ne partait pas le 12, rien ne nous -retiendrait. Mais si d'abord nous avons craint le mauvais -temps, à présent nous craignons qu'il ne nous -manque.</p> - -<p>«Je ne saurais prendre aucune part à la joie que -vous avez ou que vous aurez, d'être dans votre cloaque; -moi qui n'aspire, ne désire, ne respire que vous voir -habiter un lieu propre et sain où je puisse jouir du -bonheur ineffable de vous voir dans les moments où il -vous conviendra de vous communiquer à moi.</p> - -<p>«Je n'ai aperçu Mme Durival que par la fenêtre, -depuis son retour. Elle était pourtant convenue de dîner -mardi chez nous avec sa compagne. J'ai envoyé hier -savoir de ses nouvelles. Elle m'a fait dire qu'elle viendrait -et je ne l'ai pas vue.</p> - -<p>«Pour moi qui ai bien senti à quoi je m'engageais en -retournant tous les jours à Fléville, pour vous voir, j'ai -été en chemin il y a deux jours pour y dîner, mais le -<span class="pagenum"><a id="Page_336"> 336</a></span> -cabriolet s'est si mal conduit qu'il a fallu revenir de -Jarville au hasard de ne point dîner. Les Philips étant -à Nancy, j'y vais dans le moment avec le chevalier et -le cabriolet raccommodé.</p> - -<p>«Je vais faire ma démission de la chapelle entre les -mains de M. de Beauvau, en insinuant le plus délicatement -possible le désir que j'aurais de la voir donner à -mon Porquet.</p> - -<p class="autre">(De la main de Mme de Boisgelin).</p> - -<p>«Mon cher Panpan, le chien devient un peu incommode, -parce qu'il est sevré. M. de Chateaubodot n'est -pas venu. Maman vous fait dire qu'elle va faire votre -commission.»</p> - -<p>Le Veau se montre bien souvent grognon et susceptible; -l'âge, les infirmités ont peu à peu aigri son caractère, -mais Mme de Boufflers n'en a cure, le Veau a -tous les droits, même celui d'être désagréable; elle -répond à ses rebuffades, en redoublant d'amabilités, de -grâces, de bonne humeur:</p> - -<p class="date">«Nancy, samedi 24 juin 1780.</p> - -<p>«Mais, mon cher Veau, vous me grondez comme si -j'avais tort. Dans quel moment vous aurais-je écrit? -Je n'ai vu Mme d'Hautefort que mercredi à une heure, -que nous sommes parties pour Fléville, où il a seulement -été question de vous, mais point du tout de dîner -chez vous. Tout au contraire, elle a dit qu'elle vous -avait donné à déjeuner, et qu'elle vous en prierait -encore. Sur cela, j'ai fait vos honneurs; j'ai dit que -<span class="pagenum"><a id="Page_337"> 337</a></span> -vous seriez enchanté qu'elle vous demandât à dîner. -Elle a toujours dit qu'elle voulait vous voir chez -M. Vincent, et point dîner. Que pouvais-je faire? Et -par où vous écrire, et que vous écrire sur ce dîner? Je -ne sais pas sur quoi M. de Maulevrier a pu vous dire -que Mme d'Hautefort dînerait chez vous, car je lui ai -toujours entendu dire le contraire. En tout cas, de quoi -vous plaignez-vous, puisque vous avez été averti?</p> - -<p>«A présent, il est question d'avertir M. de Maulevrier, -que M. et Mme de la Porte, Mme Durival et -moi, nous irons mardi 27 juin 1780, sur les midi, dîner -chez lui avec notre bien-aimé Veau, que Mme de la -Porte jouera au trictrac avec lui, et que je ferai la -chouette à M. de Saisseval et à M. de Nédonchel, et -que les trictracs soient propres.</p> - -<p>«Je suis à la quatrième plume, les doigts tout barbouillés -et d'une humeur horrible de votre injustice; -mais pour M. Martel, je le remercie, et je le demanderais -si nous dînions chez vous.</p> - -<p>«A présent que j'ai une plume passable, il me semble -que je t'aime bien, mon cher Veau, et que j'ai déjà du -plaisir en pensant à mardi.</p> - -<p>«Moi, j'espère quelque chose de l'activité du duc.»</p> - -<p>Au mois de septembre 1780, M. de Beauvau étant -tombé assez sérieusement malade, il fit dire à sa sœur -tout le plaisir qu'il éprouverait à la voir auprès de lui. -Bien que l'état du prince ne fut nullement inquiétant -et que la demande fût plutôt un caprice de malade, -Mme de Boufflers n'hésita pas à partir sans délai; -<span class="pagenum"><a id="Page_338"> 338</a></span> -M. de Bauffremont s'offrit à l'accompagner, ce qu'elle -accepta avec joie. La marquise fit ses préparatifs avec -une telle précipitation qu'elle n'eut pas le temps -d'aller dire adieu à Mme Durival. C'est Mme Petitdemange -qui se charge d'aviser la «céleste», mais au -dernier moment la marquise prend la plume et c'est -elle-même qui achève la lettre:</p> - -<p class="autre">(De la main de Mme Petitdemange.)</p> - -<p>«Mme de Boufflers, qui part dimanche pour Paris, -aurait désiré bien vivement de voir sa «céleste» avant, -mais elle n'a pas de voiture, parce qu'on arrange la -sienne pour le voyage.</p> - -<p>«M. de Bauffremont est obligé de partir sans avoir -vu Mme Durival et il charge le gros secrétaire de le -lui dire.</p> - -<p>«M. le prince de Beauvau n'est pas plus malade, -mais il a tant pressé Mme de Boufflers de venir au Val -qu'il ne lui a pas été possible de le refuser. Dans un -mois elle revient.</p> - -<p>«Si Mme Durival a des commissions, Thérèse -demande d'en être chargée, car cette fois-ci son corps -ne quittera pas son âme.</p> - -<p class="autre">(De la main de Mme de Boufflers.)</p> - -<p>«Il ne m'est guère possible d'écrire, mais il m'est -absolument impossible de partir sans avoir un petit -moment de conversation avec la plus chaude de mes -amies.</p> - -<p>«D'abord, il faut que je lui dise mon regret de partir -sans avoir au moins la satisfaction de l'embrasser. Je -<span class="pagenum"><a id="Page_339"> 339</a></span> -m'étais flattée de passer cette journée-ci avec vous; -M. Devau vous dira ce qui m'en empêche. Il vous dira -quel plaisir je me faisais de passer l'hiver entre vous -deux, car je me flattais que vous me rendriez une -partie du temps que j'ai passé et perdu sans vous cet -automne. Les instants qu'on passe avec vous, ma -céleste amie, allongent cruellement ceux où l'on ne -vous voit pas. Voilà ma profession de foi et le fond de -mon âme.</p> - -<p>«Mme Petitdemange ne vous dit pas que nous -avions écrit à M. Marcel pour l'engager à venir passer -l'hiver ici sans en prévenir le Veau et dans l'espérance -que la compagnie de cet ami qu'il aime beaucoup nous -le retiendrait plus longtemps. Nous en avons reçu hier -une lettre par laquelle il nous mande qu'il est en chemin: -il a fallu le dire à Panpan qui en a été charmé et -qui va l'emmener à Lunéville jusqu'à mon retour.</p> - -<p>«J'aurais eu bien du plaisir à voir la bonne compagnie -qui a le bonheur de vivre avec vous. C'est un de -ceux que j'envie le plus. M. de Bauffremont dit qu'il -en est presque aussi fâché que moi. La biche qui vient -avec nous vous embrasse<a id="FNanchor_147" href="#Footnote_147" class="fnanchor"> [147]</a>.»</p> - -<p>Au dernier moment, Panpan, dont le cœur était bon, -si la surface était quelquefois un peu rugueuse, ne put -se décider à abandonner Mme de Boufflers dans des -circonstances aussi pénibles. M. de Bauffremont donnait -à la marquise, en l'accompagnant, une grande preuve -<span class="pagenum"><a id="Page_340"> 340</a></span> -d'attachement; comment lui Panpan, son plus vieil -ami, pouvait-il demeurer calme et indifférent dans sa -paisible retraite de Lunéville? Vraiment ce n'était pas -possible; il le comprit si bien qu'il boucla à la hâte sa -valise et partit lui aussi dans le carrosse qui emportait -Mme de Boufflers, M. de Bauffremont et la fidèle -Manon.</p> - -<p>Après un voyage rapide et sans incidents, le trio -arrive dans la capitale. Mme de Boufflers, sans même -reprendre haleine, repart pour Saint-Germain. Panpan -reste à Paris, et comme il n'a d'autre gîte que l'auberge, -il accepte l'hospitalité que le prince de Bauffremont -lui offre dans sa petite maison de la barrière de -Vaugirard.</p> - -<p>Avant de s'éloigner de Lunéville, Panpan avait écrit -à Mme de Lenoncourt pour la prévenir de son départ -et des motifs qui le rendaient indispensable; en même -temps il agitait les idées les plus sombres et prévoyait -pour lui-même les pires catastrophes.</p> - -<p>A peine dans la capitale, il recevait de la marquise -cette spirituelle réponse:</p> - -<p class="date">«Nancy, le 29 juillet 1780.</p> - -<p>«Non, Panpan, je n'ai pas été étonnée de votre -départ, je connais votre attachement pour Mme de -Boufflers, je sais que vous êtes capable de toutes sortes -de bons procédés et j'ai imaginé que vous vous étiez -senti un peu d'attrait pour Paris, qu'il faut revoir de -temps en temps. Mais ce qui m'étonne, ce sont vos -<span class="pagenum"><a id="Page_341"> 341</a></span> -terreurs; à quel propos? Vous vous amusez, vous vous -portez bien, vous êtes accueilli; où trouverez-vous de -meilleurs augures? Pourquoi ne pas juger de l'avenir -par le présent, ou plutôt pourquoi songer à l'avenir? Il -n'y a rien de si extravagant que vos prévoyances. -Depuis que petit Jean nous a dit:</p> - -<p class="quote">Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera,</p> - -<p>vous n'osez plus vous divertir; jouissez tant que vous -pourrez, Panpan, et ne pensez pas à ce qui doit suivre. -Je suis parfaitement tranquille sur ce qui vous regarde, -et je ne crains pour vous que trop de plaisir qu'il faudra -quitter. C'est pour le pauvre prince que je tremble et -par conséquent pour Mme de Boufflers. Qu'est-ce que -c'est que le mieux quand le dépérissement va son train. -Il faut qu'il y ait un grand vice intérieur pour qu'un -homme beau, grand et fort ait quatre-vingt-dix ans -avant d'en avoir soixante. Je pensais pour lui tout ce -qu'il y a de pis et je n'ose m'arrêter à cette idée ni -penser que cet événement peut empoisonner le reste des -jours de la marquise. Elle m'a écrit un petit mot bien -honnête dont je lui sais beaucoup de gré.</p> - -<p>«Je l'ai toujours dit, mon cher Panpan, les amis de -Paris valent leur pesant d'or; on les retrouve comme -on les a laissés, empressés, caressants, obligeants; il -faut convenir, si amis il y a, que ceux de province sont -tout le contraire.</p> - -<p>«J'espère que dans votre première lettre vous me -parlerez de l'abbé Porquet.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_342"> 342</a></span> -«Mais, mon cher Veau, je crois que voilà une trop -longue lettre pour un beau monsieur bien fêté et bien -amusé<a id="FNanchor_148" href="#Footnote_148" class="fnanchor"> [148]</a>.»</p> - -<p>Mme de Boufflers eut l'agréable surprise de trouver -son frère beaucoup mieux qu'elle n'osait l'espérer, -presque en convalescence.</p> - -<p>Le lendemain même elle écrit à Panpan pour lui -faire part de l'accueil qu'elle a reçu et surtout de l'invitation -pressante dont elle est chargée pour lui et qui -la comble de joie:</p> - -<p class="date">«Mardi, 18 juillet 1780.</p> - -<p>«J'espère que vous trouverez M. de Beauvau un peu -mieux que vous ne vous y attendiez.</p> - -<p>«J'ai été reçue avec ce que Mme de Lenoncourt -appelle de la bonne et franche amitié. Ceci serait -pour moi le séjour du bonheur sans la cause qui fait -que j'y suis. Ce que vous ignorez et qui met le -comble à ma reconnaissance, c'est que dès que j'ai -nommé mon cher Veau, M. et Mme de Beauvau se -sont écriés:</p> - -<p>«Comment, M. de Vaux est ici et nous n'en savons -rien! Pour cela, madame de Boufflers, vous êtes -étonnante.»</p> - -<p>«Et puis Mme de Beauvau: «Mais comme elle dit -cela, il semble ce ne soit rien.» Et puis: «Il faut -l'engager à venir tout de suite. Mais voudra-t-il bien -<span class="pagenum"><a id="Page_343"> 343</a></span> -venir? Ne s'ennuiera-t-il pas? En tout cas, madame, -votre affaire sera de l'amuser.»</p> - -<p>«Voilà, mon bon Veau, comme j'ai été accueillie là, -et point <i>aceillie</i> comme je disais autrefois.»</p> - -<p>Mme de Boufflers, on le voit par cette dernière remarque, -tire quelque vanité de son orthographe; depuis -deux ans, en effet, elle étudie avec M. Petitdemange -cette science toute nouvelle pour elle, et elle est ravie -des progrès accomplis en si peu de temps.</p> - -<p>La marquise a trouvé installé au Val son ancien adorateur -Saint-Lambert; elle en prévient Panpan, car les -deux amis d'autrefois, pour une cause que nous ignorons, -sont devenus ennemis jurés, mais le poète cependant -ne demande qu'à se réconcilier:</p> - -<p>«M. de Saint-Lambert m'a parlé du désir ardent de -vous retrouver; que je n'avais qu'à lui prescrire la conduite -qu'il devait tenir pour vous contenter; qu'il ferait -tout pour regagner votre amitié. J'ai répondu à tout -cela que je croyais que le mieux serait d'être ensemble -très honnêtement, mais sans aucune explication; que -je comptais en user de même avec Mme de... qui peut-être -aurait oublié aussi qu'elle m'avait offensée; ce que -j'ai dit, parce qu'il a tout à fait perdu le souvenir de ses -torts.</p> - -<p>«Adieu, aimable Veau; vous ne sauriez vous dispenser -de venir, tout intérêt à part.</p> - -<p>«Je ne vous parle pas de la maison, parce que vous -la verrez, et qu'il ne faut pas empiéter sur la surprise -avec vous.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_344"> 344</a></span> -Mais Panpan n'est pas homme à céder à une première -demande, et puis il se trouve si bien dans la capitale! -il en apprécie si bien les plaisirs! il est si joyeux de -retrouver tous ses anciens amis! et le premier de tous, -le cher abbé Porquet, qui ne le quitte plus. Chaque soir -il assiste avec lui à quelque spectacle, tantôt à la -Comédie-Italienne, tantôt à l'Opéra, tantôt à la Comédie-Française, -dont il raffole; sous la conduite du bon -abbé, on ne voit plus que lui dans les coulisses! il -est intime avec les comédiens; il visite les gens de -lettres; il rend ses devoirs aux nobles dames de sa -connaissance; on le voit sans cesse chez Mme de Mirepoix, -chez Mme de Grammont, chez Mme de Choiseul, -chez Mme de Brancas; partout il est accueilli comme -un ami très cher. Il devient presque l'homme à la mode. -Quelle différence avec la vie morne et solitaire de -Lunéville! Panpan en oublie ses maux, son vieil -ennemi la goutte, il a rajeuni de dix ans. Quand on lui -parle de quitter Paris pour quelques jours, même pour -quelques heures, il ne veut rien entendre; il se contente -d'écrire à Mme de Boufflers qu'il se trouve fort -bien à Paris et qu'il est parfaitement heureux avec -M. de Bauffremont. La marquise lui répond:</p> - -<p class="date">«Saint-Germain,<br /> -jeudi 20 juillet 1780.</p> - -<p>«Je ne donne pas ordinairement dans les flagorneries -des veaux, mais je suis bien aise d'apprendre par elles -que le mien est heureux. C'est une juste récompense -de sa piété envers moi.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_345"> 345</a></span> -«S'il m'arrive, comme à tout le monde, de dire quelquefois -un peu plus que je ne sens, il m'arrive encore -plus souvent de dire moins, et c'est ce que j'ai fait pour -vous en ne vous disant pas combien j'étais touchée de la -proposition du voyage.</p> - -<p>«En voici une autre de la part de M. et de Mme de -Beauvau. C'est de venir ici dimanche au soir avec -Mme de Grammont, d'y rester si vous voulez et tant que -vous voudrez, ou bien de vous en aller après souper -dans son carrosse qui s'en retournera.</p> - -<p>«J'irai samedi dîner chez M. de Praslin. Je courrai -toute la journée et je dînerai dimanche chez Mme de la -Reynière. Nous verrons s'il y aura quelque moyen de -nous voir.</p> - -<p>«M. de Beauvau est toujours un peu mieux.</p> - -<p>«Voilà le cinquième jour passé!»</p> - -<p class="space">Il y aurait mauvaise grâce cependant à méconnaître -plus longtemps une si persistante amabilité. Panpan se -décide donc à accepter un dîner au Val et à partir pour -Saint-Germain; il y est reçu à bras ouverts, il est -accablé de politesses, de compliments auxquels il -répond de son mieux: Mme de Boufflers, qui jouit du -succès de son Veau, s'ingénie de toutes façons à le -faire valoir et elle y réussit parfaitement: Panpan est -fort apprécié de tous.</p> - -<p>La rencontre avec Saint-Lambert, qui inspirait des -inquiétudes, se passe à merveille; le prince de Beauvau -et la marquise y assistent et leur présence met entre -<span class="pagenum"><a id="Page_346"> 346</a></span> -les deux ennemis le liant nécessaire; en quelques -minutes tous les souvenirs d'une fâcheuse querelle sont -à peu près effacés.</p> - -<p>La journée se passe délicieusement, si bien que les -Beauvau souhaiteraient garder pendant quelques jours -l'aimable lecteur, et Mme de Boufflers se fait l'interprète -de leurs désirs; mais Panpan, quelques instances -qu'on lui fasse, n'entend pas se laisser détourner des -plaisirs de la capitale, et le soir même il rentre à Paris.</p> - -<p>Au bout de peu de jours la grave indisposition qui -avait tant alarmé la famille de M. de Beauvau était en -pleine voie de guérison et le prince pouvait reprendre -son existence ordinaire.</p> - -<p>A partir de ce moment Mme de Boufflers mène une -vie délicieuse; elle est rassurée sur l'état de son frère -et elle peut sans arrière-pensée se consacrer aux -plaisirs de la société. Elle n'a même pas besoin de quitter -le Val, elle y voit défiler tout Paris, tous ses amis, tous -les gens qu'elle aime. Mme de Beauvau tient table -ouverte et l'on rencontre dans son salon l'élite de la -noblesse et des gens de lettres.</p> - -<p>Si elle est très absorbée par la vie mondaine, Mme de -Boufflers, cependant, n'oublie pas ses amies de Lorraine, -et surtout la chère, la «céleste» Durival. Elle lui écrit -le 30 juillet:</p> - -<p class="date">«Au Val, 30 juillet.</p> - -<p>«Je voudrais bien qu'on m'explique comment et -pourquoi, aimant ma céleste amie de préférence, comptant -<span class="pagenum"><a id="Page_347"> 347</a></span> -sur son amitié comme je me flatte qu'elle compte -sur la mienne, désirant d'en recevoir et d'en donner -de nouvelles assurances, aimant particulièrement tout -ce qui vient d'elle, ne fût-ce que son écriture, il arrive -pourtant qu'elle est la seule, je ne dis pas de mes -amies, mais des personnes avec lesquelles je vis, à qui -je n'aie pas encore écrit. Cela me confirme dans l'opinion -qu'on aime surtout la bonté pour en abuser, ou au -moins pour se mettre à son aise.</p> - -<p>«J'ai trouvé ici M. de Saint-Lambert. Après avoir -bien parlé de vous, avec un plaisir sensible de ma part, -nous avons parlé du Veau, et l'entrevue s'est passée -simplement et poliment, sans aucune mention du passé. -Vous et moi avions tout dit. Le Veau a été comme de -raison le plus à son aise. Les choses sont comme nous -les désirions pour la suite, sans intimité et sans embarras. -Vous seriez touchée et enchantée de la réception -qu'on a faite au Veau. Des personnes même, qui ne -le connaissent que de réputation, se sont empressées -de lui procurer des amusements. Les loges lui sont -ouvertes à tous les spectacles, on le mène partout, -mais il vous a sûrement écrit. Où êtes-vous? Je le saurais -par lui, si je le voyais, mais depuis que nous sommes -arrivés, je l'ai vu deux fois à Paris, le temps du dîner, -et il est venu une seule fois dîner ici.</p> - -<p>«Voilà M. de Bauffremont qui veut que je vous dise -qu'il ne vous enveloppe pas dans l'opinion presque générale -que soixante-sept ans d'expérience lui ont donnée -des hommes. Je n'ai encore vu que M. Gaillard des -<span class="pagenum"><a id="Page_348"> 348</a></span> -gens de lettres, et c'est un de ceux que j'aime le mieux. -Je ne sors presque pas d'ici, il y passe tant de monde et -je m'y amuse si bien que je ne pense seulement pas à -Paris. M. de Beauvau est beaucoup mieux<a id="FNanchor_149" href="#Footnote_149" class="fnanchor"> [149]</a>.»</p> - -<p>Panpan a la tête si bien tournée par les flatteries et -les grâces dont on l'accable à Paris, qu'il en oublie -Mme de Boufflers. On ne le voit presque jamais au -Val. C'est l'aimable femme qui vient lui reprocher doucement -son absence et le rappeler à son devoir, non sans -une pointe d'ironie. Elle lui écrit:</p> - -<p class="date">«Saint-Germain, lundi 21 août.</p> - -<p>«Je sais que vous faites vos volontés avec une complaisance -infinie, et comme les propositions de M. de -Beauvau vous conviennent assez, je ne doute pas que -vous ne les acceptiez et que nous ne vous voyons -bientôt.</p> - -<p>«Convenez, mon bon Veau, que vous vous passez -aisément des gens que vous aimez et que la Comédie-Française -vous tient lieu de tout. Il faut pourtant venir -remplacer M. de Saint-Lambert qui s'en va jeudi pour -longtemps.</p> - -<p>«Adieu jusqu'à jeudi<a id="FNanchor_150" href="#Footnote_150" class="fnanchor"> [150]</a>.»</p> - -<p>Les petits billets tendres partent journellement de -Saint-Germain; la marquise organise sans cesse des -parties dont le Veau est toujours le héros.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_349"> 349</a></span></p> -<p class="date">«Août 1780.</p> - -<p>«Mandez-moi ce que fait cette aimable maréchale. -Je voudrais la voir et je voudrais aller à la Comédie-Française. -Mandez-moi quelque chose. Comment te -portes-tu? Si cette maréchale n'était pas ici, je te proposerais -de dîner ensemble<a id="FNanchor_151" href="#Footnote_151" class="fnanchor"> [151]</a>.»</p> - -<p class="date">«Août.</p> - -<p>«Encore une proposition, mon Veau, quoique vous -n'ayez pas répondu à la première. Mme de Grammont -vous prie à dîner demain lundi avec MM. du Châtelet -et de Liancourt. Elle vous donnera une loge à la -Comédie-Française et une à l'Italienne. J'aurai l'honneur -de vous y suivre.»</p> - -<p>Grisé par les plaisirs de la capitale, Panpan ne songeait -guère à ses amis de Lorraine. Il recevait d'eux -cependant de fréquentes nouvelles et Mme de Lenoncourt -en particulier, qui s'était réfugiée à Fléville pour -tromper les longueurs de l'absence, lui racontait volontiers -la vie du château.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_350"> 350</a></span></p> -<p class="date">«Fléville, le 21.</p> - -<p>«Votre Durival, qui fait nos délices, vous aime et vous -embrasse plus fort que moi, mais pas plus tendrement. -Elle court le matin, malgré la chaleur, et ce n'est que -quand elle est excédée que nous en jouissons. L'après-dîner -elle lit et cause tant que nous voulons; le soir elle -joue et veille plus qu'elle ne veut, mais si gaiement qu'il -faut l'aimer tous les jours davantage. Mme de Brancas, -M. Cerutti, l'abbé Quénard parlent tous ensemble pour -m'engager à vous parler d'eux séparément; ils vous -regrettent et vous désirent, et se réjouissent cependant -de vos plaisirs présents et à venir. Je suis bien aussi -généreuse qu'eux, mais je voudrais que rien ne prolonge -votre voyage. Nancy n'a ni vie ni mouvement quand -Mme de Boufflers n'y est pas, et je me sens dans un -abandon que je ne peux pas supporter plus d'un mois.»</p> - -<p>Cependant on se désolait à Fléville de l'éloignement -prolongée de Panpan; on trouvait qu'il abusait vraiment -du droit d'accompagner Mme de Boufflers. Un -beau jour les hôtes du château n'y tiennent plus et -chacun écrit à l'ingrat ce qu'il pense de son absence.</p> - -<p>C'est Mme de Lenoncourt qui débute; elle se défend -tout d'abord d'une plaisanterie innocente dont Panpan -a montré quelque mauvaise humeur:</p> - -<p class="date">«Fléville, le 23.</p> - -<p>«Je jure, je proteste sur mon honneur que je ne me -suis jamais moquée des lettres de mon Veau, que j'ai -<span class="pagenum"><a id="Page_351"> 351</a></span> -partagé tous ses triomphes, et que c'est sans aucun -prétexte qu'on lui a fait une plaisanterie que j'ai désapprouvée -et qui m'afflige maintenant, puisqu'il a pu -douter pendant si longtemps du sensible plaisir que me -font les marques de son souvenir...</p> - -<p>«J'espère que Mme de Boufflers ne vous retiendra -pas. Que feriez-vous l'hiver à Paris, presque aussi -séparé d'elle que si vous étiez ici. Revenez, ma vache; -c'est autant pour vous que pour moi que je vous en -prie.</p> - -<p>«Mme de Brancas et M. Cerutti vont achever ma -lettre. Adieu, mon Veau!</p> - -<p>«Notre Céleste est à Sommerviller; il y a six -semaines que je ne l'ai vue; je lui manderai de vos -nouvelles.</p> - -<p class="autre">(De la main de Mme de Brancas.)</p> - -<p>«Je vous suis trop attachée, Panpan, pour ne vous -pas conseiller de ne pas passer l'hiver à Paris et de -revenir ici le mois prochain. Je ne sais si je resterai ici -cet hiver ou si j'irai à Paris. J'ai de bonnes raisons -pour et contre, et votre décision influera beaucoup sur -la mienne. Il est important et convenable que vous -arriviez ici le mois prochain. Je ferai tuer le veau gras, -qui ne sera pas vous, pour vous recevoir. J'irai vous -chercher à Nancy au moment où vous y arriverez. Je -vous amènerai ici d'où nous négocierons avec les compères -de Lunéville, avec qui je me suis laissé dire que -vous aviez beaucoup perdu. Votre Céleste vous fera sa -cour le matin quand vous serez dans votre lit; votre -<span class="pagenum"><a id="Page_352"> 352</a></span> -Lenoncourt sera à vos ordres toute la journée et votre -Cerutti mettra tout son esprit hors du coffre pour vous -amuser. Quant à moi, je serai votre très humble servante -et je perdrai mon argent contre vous au trictrac -tant que vous voudrez; je laisse le papier à votre -Cerutti.</p> - -<p class="autre">(De la main de Cerutti.)</p> - -<p>«Que dire après deux si grands écrivains qui, pourtant, -ne savent pas l'orthographe. Je n'ai qu'à répéter -d'après tout Fléville que vous êtes regretté, mon Panpan, -que vous êtes désiré, que vous manquez à tous -vos amis le jour et à toutes vos amies la nuit. O merveilleuses -Tuileries, que de jalouses vous faites! Que -de biens perdus! Tâchez, mon Panpan, de ne pas vous -épuiser en pure perte. Conservez-vous pour les grandes -duchesses, pour les belles marquises et pour les jolis -garçons de toute la Lorraine. On m'a chargé de vous -écrire des bêtises; j'obéis de mon mieux; mon amitié -voudrait vous dire mille tendresses. Venez et vous -entendrez et vous verrez combien on vous aime.</p> - -<p class="autre">(De la main de Mme de Brancas.)</p> - -<p>«Sans lire les griffonnages de M. Cerutti, je reprends -la plume pour vous prier de dire à Mme de Boufflers -combien je la regrette ici. Cent mille choses pour moi à -Mlle Quinault.<a id="FNanchor_152" href="#Footnote_152" class="fnanchor"> [152]</a>»</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_353"> 353</a></span></p> -<h2 class="normal">CHAPITRE XIX<br /> -<span class="medium">1779-1780</span></h2> - -<p class="hanging indent">L'abbé Porquet.—Visite de Mme de Boufflers à Franconville.—Tressan, -Saint-Lambert et Mme d'Houdetot.—Tressan est nommé -à l'Académie.—Mmes de Boufflers et de Mirepoix chez le duc -de Nivernais.—Maladie de Manon.—Départ de Mme de Boufflers -et de Panpan pour la Lorraine.</p> -</div> - -<p class="space">Nous avons dit que Mme de Boufflers et Panpan -avaient retrouvé dans la capitale l'abbé Porquet; Panpan -surtout avait été dans le ravissement de revoir, -après une si longue séparation, l'ami de sa jeunesse, et -tous deux passaient ensemble des heures délicieuses.</p> - -<p>L'abbé, par ses relations et ses talents, s'était créé -à Paris une situation fort agréable, et s'il fréquentait -avec plaisir la mauvaise société, on le rencontrait aussi -quelquefois dans le meilleur monde. On le voyait souvent -chez Mme du Deffant à laquelle, de temps à autre, -il adressait des vers galants:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Adoptons sans regret la sagesse moderne;</p> -<p>Dépouillant son orgueil et son sale manteau,</p> -<p>Diogène, aujourd'hui, ne prendrait sa lanterne</p> -<p class="i2"> Que pour chercher votre tonneau.</p> -</div></div> - -<p>Il n'était pas moins intime chez M. de Beauvau, -avec lequel il discutait volontiers. Comme le prince se -<span class="pagenum"><a id="Page_354"> 354</a></span> -piquait d'un purisme exagéré, Porquet, plus indulgent, -lui écrivait:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p><i>Au prince de Beauvau, argument sans réplique.</i></p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>De bonne foi longtemps on ne dispute guère,</p> -<p>Et de même, tous deux, nous pensons en effet.</p> -<p>Non, Prince, dans le style une faute légère</p> -<p class="i2"> Ne peut passer pour un forfait;</p> -<p>Et le premier mérite est d'instruire ou de plaire.</p> -<p class="i2"> Mais sans vouloir qu'on soit parfait,</p> -<p class="i2"> Faire aussi bien que l'on peut faire</p> -<p class="i2"> Est, à mon gré, toujours bien fait.</p> -</div></div> - -<p>L'abbé affectionnait tout particulièrement le commerce -des dames, et s'il était souvent en butte aux plaisanteries -de ses belles amies, il ne manquait pas avec -elles d'esprit de repartie.</p> - -<p>Trois dames ayant eu l'imprudence de lui proposer -des bouts-rimés, il leur répond gaillardement:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Mesdames, j'aime encor; je suis donc encore <i>jeune</i>.</p> -<p>Sans cesse après vos cœurs, mon cœur court au <i>galop</i>.</p> -<p class="i3"> Depuis le temps que ce cœur <i>jeûne</i>,</p> -<p class="i3"> Trois cœurs pour lui ne sont pas <i>trop</i>.</p> -</div></div> - -<p>Une autre fois, une dame l'ayant accusé, sous le -voile de l'anonyme, de se livrer au péché de gourmandise, -Porquet riposte:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Je suis un peu gourmand, vous me le reprochez.</p> -<p>Par un vice plus gai, j'obtiendrais votre estime.</p> -<p>Est vicieux qui peut, ô mon cher anonyme!</p> -<p>Mais je n'ai plus, hélas! le choix de mes péchés.</p> -</div></div> - -<p>Le bon abbé, dans les sociétés fort libres qu'il fréquentait, -<span class="pagenum"><a id="Page_355"> 355</a></span> -se prêtait volontiers à toutes les plaisanteries. -Un soir, chez une charmante actrice, on veut jouer un -proverbe; mais il manque une perruque, l'abbé s'empresse -d'offrir la sienne, et il lui adresse ces adieux qui -font la joie de l'assistance:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Respectable perruque, ornement de mon chef,</p> -<p>Puisses-tu, dans mes mains, revenir saine et sauve!</p> -<p>N'est-ce donc pas assez d'être Porquet le Bref!</p> -<p class="i2"> Sans être encor Porquet le Chauve.</p> -</div></div> - -<p>Porquet, on s'en doute aisément, n'était pas possédé -d'une foi ardente; il était même nettement matérialiste, -et il résumait en ces quelques vers toute sa conception -de la vie:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>M'amuser n'importe comment,</p> -<p>Voilà toute ma philosophie.</p> -<p>Je crois ne perdre aucun moment,</p> -<p>Hors le moment où je m'ennuie:</p> -<p>Et je tiens ma tâche finie,</p> -<p>Pourvu qu'ainsi tout doucement</p> -<p>Je me défasse de la vie.</p> -</div></div> - -<p>Mme de Boufflers et Panpan ne se contentaient pas -de fréquenter le plus souvent possible le cher abbé, ils -profitèrent encore de leur séjour dans la capitale pour -aller visiter leurs anciens amis Saint-Lambert et Tressan; -tous deux continuaient à résider dans la vallée de -Montmorency; mais alors que le premier n'y séjournait -que pendant la belle saison, le second y demeurait -toute l'année. Ils y vivaient relativement heureux, -malgré leurs infirmités, voisinaient beaucoup, causant -du passé et de cette délicieuse cour de Lunéville qui -<span class="pagenum"><a id="Page_356"> 356</a></span> -leur avait laissé à tous deux de si précieux souvenirs. -C'est bien d'eux que l'on pouvait dire:</p> - -<p class="quote">Et ces deux vieux débris se consolaient entre eux.</p> - -<p>Mme d'Houdetot contribuait beaucoup à augmenter -la douceur de cette intimité<a id="FNanchor_153" href="#Footnote_153" class="fnanchor"> [153]</a>.</p> - -<p>«Vous avez entendu dire quel était pour nous -l'agrément de vivre avec M. de Saint-Lambert et -Mme d'Houdetot, écrit Marmontel, et quel était le -charme d'une société où l'esprit, le goût, l'amour des -lettres, toutes les qualités du cœur les plus essentielles -et les plus désirables, nous attiraient, nous attachaient, -soit auprès du sage d'Eaubonne, soit dans l'agréable -retraite de la Sévigné de Sannois. Jamais deux esprits -<span class="pagenum"><a id="Page_357"> 357</a></span> -et deux âmes n'ont fourni un plus parfait accord de -sentiments et de pensées. Mais ils se ressemblaient -surtout par un aimable empressement à bien recevoir -leurs amis. Politesse à la fois libre, aisée, attentive, -politesse d'un goût exquis, qui vient du cœur, qui va -au cœur, et qui n'est bien connue que des âmes sensibles.»</p> - -<p>Il y avait un échange incessant de petits billets -entre Sannois et Franconville. On se décochait mutuellement -force compliments et gracieusetés.</p> - -<p>«Je commence à croire que l'esprit ne vieillit plus, -écrit un jour la charmante marquise à son voisin; vous -êtes et vous serez une des preuves de cette vérité, si -jamais elle peut s'établir.»</p> - -<p>L'été, pour ces aimables vieillards, était la saison -délicieuse, la saison des visites quotidiennes, mais -comme cet heureux temps passait vite! Dès la fin de -novembre, Saint-Lambert, qui souffrait de cruels rhumatismes, -et qui redoutait la rigueur du climat, quittait -Sannois pour regagner Paris, et le pauvre Tressan restait -bien seul. La correspondance remplaçait alors les douces -causeries de chaque jour. L'affectueuse cordialité de -leurs lettres montre bien l'intimité très grande des -relations.</p> - -<p>En janvier 1779, Saint-Lambert écrit à son ami:</p> - -<p>«Que faites-vous cet hiver? Rendez-vous agréable -quelque vieux roman qui ne l'était guère? Faites-vous -quelques jolis vers pour Fanchon? Grondez-vous un -peu? Buvez-vous du bon vin? Avez-vous quelque petit -<span class="pagenum"><a id="Page_358"> 358</a></span> -mouvement de goutte? Aimez-vous vos amis? Car il -faut de tout cela dans la vieillesse...»</p> - -<p>Comme Tressan dans sa réponse se plaint d'avoir la -goutte, Saint-Lambert l'en félicite comme d'un bienfait -de la Providence qui lui assure la longévité et il -ajoute aimablement: «D'ailleurs, la goutte vous laisse -tant de liberté d'esprit, tant de facilité, tant de grâces, -qu'en vérité je doute qu'elle soit un mal...»</p> - -<p>Lors de la visite que Mme de Boufflers fit à ses amis, -Tressan lui confia qu'il s'était enfin décidé à se présenter -à l'Académie française et il sollicita son appui -auprès du prince de Beauvau.</p> - -<p>Depuis près de trente ans, la grande ambition de -Tressan était de figurer au nombre des Immortels, -mais tant que Louis XV avait vécu, il n'avait jamais -osé se présenter; il savait que le Roi ne lui avait pas -pardonné certains couplets satiriques, et il craignait, -s'il était nommé, de se heurter à une exclusion formelle, -qui eût été des plus blessantes.</p> - -<p>Sous Louis XVI, il en était tout différemment et rien -ne l'empêchait plus de briguer les suffrages académiques. -Après la mort de l'abbé de Condillac, le comte -se mit sur les rangs; il avait pour concurrents Bailly, -Lemierre et Chamfort. Mais il possédait sur eux un -grand avantage, son âge, qui devait l'empêcher d'occuper -longtemps le fauteuil qu'il sollicitait.</p> - -<p>Tressan naturellement fit les visites d'usage. Il y -en eut une qui lui fut particulièrement pénible, celle -qu'il dut faire au duc de Nivernais; il était en fort -<span class="pagenum"><a id="Page_359"> 359</a></span> -mauvais termes avec lui depuis un certain couplet assez -mordant qu'il lui avait autrefois décoché. Le duc le -reçut très froidement, il se borna à lui dire: «Je vous -félicite, monsieur le comte, de votre bonne santé, de -vos nouvelles espérances et surtout <i>de vos œuvres d'autrefois</i>.»</p> - -<p>Cet accueil désespéra le candidat et il crut son élection -d'autant plus compromise que M. de Nivernais, -qui siégeait à l'Académie depuis près de cinquante -ans, y jouissait de la plus grande influence<a id="FNanchor_154" href="#Footnote_154" class="fnanchor"> [154]</a>.</p> - -<p>Fort heureusement il se rappela l'amitié qui unissait -le duc et Mme de Boufflers, et il supplia la marquise de -plaider sa cause. Elle y consentit bien volontiers, et -Tressan eut la joie d'être nommé.</p> - -<p>Quand il alla remercier M. de Nivernais, ce dernier -lui dit spirituellement en le reconduisant: «Vous -voyez, monsieur le comte, qu'en vieillissant on perd -la mémoire<a id="FNanchor_155" href="#Footnote_155" class="fnanchor"> [155]</a>.»</p> - -<p>Mme de Boufflers avait toujours entretenu avec -<span class="pagenum"><a id="Page_360"> 360</a></span> -M. de Nivernais les relations les plus amicales et l'âge -n'avait fait que resserrer des liens fondés sur une estime -réciproque.</p> - -<p>Le duc avait tout ce qu'il fallait pour plaire à la -marquise, beaucoup d'aménité, un ton excellent, une -grande finesse d'esprit, des manières nobles et douces, -sans aucune afféterie, enfin une extrême galanterie -avec les femmes de tout âge.</p> - -<p>Il n'était pas dépourvu de prétentions littéraires et -volontiers il taquinait la muse dans ses moments perdus; -on a de lui des pièces fugitives d'un tour fort élégant -et qui ne manquent pas d'esprit.</p> - -<p>Mme de Mirepoix n'était pas moins liée que sa sœur -avec le spirituel vieillard et toutes deux profitèrent de -leur réunion pour céder à ses instances et aller faire un -assez long séjour dans la magnifique résidence qu'il avait -fait élever à Saint-Ouen et où il se plaisait infiniment.</p> - -<p>Il y avait devant le château une immense terrasse -dominant la Seine et tout autour s'étendaient à perte -de vue des pelouses verdoyantes qu'égayaient la présence -de petits moutons de Lorraine, plus ou moins -enrubannés. C'était un don de Mme de Boufflers qui, -en 1771, les avait envoyés au duc avec ce quatrain:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Petits moutons, votre fortune est faite,</p> -<p>Pour vous ce pré vaut le sacré vallon.</p> -<p>N'enviez pas l'heureux troupeau d'Admète,</p> -<p>Car vous paissez sous les yeux d'Apollon<a id="FNanchor_156" href="#Footnote_156" class="fnanchor"> [156]</a>.</p> -</div></div> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_361"> 361</a></span> -Le vieux duc, ravi de posséder sous son toit ce -couple qui évoque tous les souvenirs des cours de -France et de Lorraine, l'accueille avec de grandes -démonstrations de joie. Dans la journée on se consacre -à la promenade; le châtelain et ses hôtes visitent -en carrosse les bords de la Seine, les forêts des -environs, les plus jolis sites du pays; le soir on -joue au trictrac, l'on se livre aux douceurs de la conversation -ou l'on cultive les muses; les heures s'envolent.</p> - -<p>Un soir Mme de Mirepoix offre à son ami une mèche -de cheveux blancs avec ces vers délicieux:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Les voilà ces cheveux depuis longtemps blanchis:</p> -<p>D'une longue union qu'ils soient pour nous le gage.</p> -<p>Je ne m'afflige point sur les pertes de l'âge;</p> -<p class="i3"> Il m'a laissé de vrais amis.</p> -<p>On m'aime presque autant, j'ose aimer davantage.</p> -<p>L'amitié, fruit du goût, de l'estime, et du Temps,</p> -<p class="i1"> Mûrit encor dans l'hiver de nos ans,</p> -<p>On ne s'y méprend plus, on cède à son empire:</p> -<p class="i3"> Et l'on joint, sous les cheveux blancs,</p> -<p>Au charme de s'aimer, le droit de se le dire.</p> -</div></div> - -<p>Le lendemain le duc compose cette jolie réponse:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Quoi! vous parlez de cheveux blancs!</p> -<p>Laissons, laissons courir le Temps.</p> -<p>Que vous importe son ravage?</p> -<p>Les Amours sont toujours enfants,</p> -<p>Et les Grâces sont de tout âge.</p> -<p>Pour moi, Thémire, je le sens,</p> -<p>Je suis toujours dans mon printemps</p> -<div><span class="pagenum"><a id="Page_362"> 362</a></span></div> -<p>Quand je vous offre mon hommage.</p> -<p>Si je n'avais que dix-huit ans,</p> -<p>Je pourrais aimer plus longtemps,</p> -<p>Mais non pas aimer davantage.</p> -</div></div> - -<p>Mais il n'est pas juste que la maréchale soit seule -l'objet des attentions du châtelain; Mme de Boufflers a -droit également à des galanteries particulières. Un soir -le vieillard, après souper, lit à ses amies cette chanson -qui a tout le succès que l'on peut supposer.</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p><span class="small1">Sur l'air</span>: <i>de la pantoufle</i>.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p class="i2"> Il est un trésor,</p> -<p>Dans le fond de la Lorraine,</p> -<p class="i2"> Il est un trésor,</p> -<p>Quoiqu'il ne soit pas de l'or.</p> -<p class="i2"> Il n'est pas de l'or,</p> -<p>Ce trésor de la Lorraine;</p> -<p class="i2"> Il n'est pas de l'or,</p> -<p>Mais il vaut bien mieux encor.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p class="i2"> Il est d'un beau blanc,</p> -<p>Des pieds jusques à la tête;</p> -<p class="i2"> Il est d'un beau blanc,</p> -<p>Quoiqu'il ne soit pas d'argent.</p> -<p class="i2"> S'il était d'argent,</p> -<p>Il tournerait moins la tête;</p> -<p class="i2"> S'il était d'argent,</p> -<p>Il ne serait point si blanc.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p class="i2"> Il a de l'esprit,</p> -<p>Il n'aime pas la louange;</p> -<p class="i2"> Il a de l'esprit,</p> -<p>Quand il parle et qu'il écrit.</p> -<div><span class="pagenum"><a id="Page_363"> 363</a></span></div> -<p class="i2"> Il a de l'esprit,</p> -<p>Il fait des vers comme un ange;</p> -<p class="i2"> Il a de l'esprit</p> -<p>Quand il parle et qu'il écrit.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p class="i2"> Il fait peur aux sots,</p> -<p>Quand il veut ouvrir la bouche,</p> -<p class="i2"> Il fait peur aux sots</p> -<p>Qui n'aiment pas ses bons mots.</p> -<p class="i2"> Laissons là les sots</p> -<p>Que son esprit effarouche:</p> -<p class="i2"> Laissons là les sots,</p> -<p>Jouissons de ses bons mots.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p class="i2"> Il a deux enfants</p> -<p>Qui sont dignes de leur mère,</p> -<p class="i2"> Il a deux enfants</p> -<p>Distingués par leurs talents;</p> -<p class="i2"> Mais les deux enfants</p> -<p>Ne vaudront jamais leur mère,</p> -<p class="i2"> Mais les deux enfants</p> -<p>N'ont point d'aussi beaux talents.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p class="i2"> Il n'a qu'un défaut,</p> -<p>C'est d'aimer trop sa Lorraine;</p> -<p class="i2"> Il n'a qu'un défaut,</p> -<p>D'y rester plus qu'il ne faut.</p> -<p class="i2"> Disons-lui qu'il faut</p> -<p>Renoncer à sa Lorraine,</p> -<p class="i2"> Disons-lui qu'il faut</p> -<p>Corriger son seul défaut.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p class="i2"> Enfin, grâce à Dieu,</p> -<p>Je le tiens dans ma retraite;</p> -<p class="i2"> Enfin, grâce à Dieu,</p> -<p>Il est au coin de mon feu.</p> -<div><span class="pagenum"><a id="Page_364"> 364</a></span></div> -<p class="i2"> Je demande à Dieu</p> -<p>Qu'il se plaise en ma retraite;</p> -<p class="i2"> Je demande à Dieu</p> -<p>Qu'il reste au coin de mon feu.</p> -</div></div> - -<p>Le duc ne se borne pas à réciter à ses amies des -chansons composées à leur seule intention; les soirées -sont longues, et quelquefois il choisit dans ses œuvres -inédites celles qui peuvent le mieux intéresser ses -hôtes; les plus légères ne sont pas les moins appréciées.</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p class="i3">CHANSON</p> -<p><i>Je ne veux pas me presser</i></p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>L'amour est-il une folie?</p> -<p>Maman me le dit tout le jour;</p> -<p>Mais quand on est jeune et jolie,</p> -<p>Comment se passe-t-on d'amour?</p> -<p>Je jurerais bien qu'à mon âge,</p> -<p>Maman n'a pas su s'en passer;</p> -<p>Chaque saison a son partage,</p> -<p>Un jour aussi je serai sage;</p> -<p>Mais je ne veux pas me presser.</p> -<p><b>. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</b></p> -<p>J'ai vu la tendre tourterelle</p> -<p>Aux jours de son premier printemps,</p> -<p>A l'amant qui tourne autour d'elle</p> -<p>Se refuser assez longtemps:</p> -<p>L'oiseau n'en est que plus fidèle,</p> -<p>Plus ardent à la caresser;</p> -<p>J'imiterai la tourterelle;</p> -<p>Je veux bien m'engager comme elle,</p> -<p>Mais je ne veux pas me presser.</p> -</div></div> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_365"> 365</a></span></p> -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p class="i3">FABLE</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>Un paysan grondait sa femme:</p> -<p>«Notre fille est grosse d'enfant,</p> -<p>Lui disait-il, à toi le blâme.</p> -<p>Ne sais-tu pas comme on s'y prend</p> -<p>Pour tenir close une fillette?</p> -<p>—Vraiment, répliqua la pauvrette,</p> -<p>J'avais tout fait bien calfeutrer,</p> -<p>Et je croyais être bien sûre;</p> -<p>Mais au diable soit la serrure</p> -<p>Où toute clef peut se fourrer.»</p> -</div></div> - -<p>Les deux vieilles dames se pâment d'aise à la lecture -de ces pièces plus ou moins grivoises, et elles ne -cessent de s'extasier sur l'esprit de leur amphytrion.</p> - -<p>Un soir, le duc lit encore à ses hôtes charmées -cette chanson composée autrefois dans un souper -joyeux:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Que l'on goûte ici de plaisirs!</p> -<p class="i2"> Où pourrions-nous mieux être,</p> -<p>Tout y satisfait nos désirs,</p> -<p class="i2"> Et tout les fait renaître.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>N'est-ce pas ici le jardin,</p> -<p class="i2"> Où notre premier père</p> -<p>Trouvait, sans cesse sous sa main,</p> -<p class="i2"> De quoi se satisfaire?</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>Ne sommes-nous pas encor mieux</p> -<p class="i2"> Qu'Adam dans son bocage?</p> -<p>Il n'y voyait que deux beaux yeux,</p> -<p class="i2"> J'en vois bien davantage.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<span class="pagenum"><a id="Page_366"> 366</a></span> -<p>Dans ce jardin délicieux,</p> -<p class="i2"> On voit aussi des pommes</p> -<p>Faites pour charmer tous les dieux</p> -<p class="i2"> Et damner tous les hommes.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>Amis, en voyant tant d'appas,</p> -<p class="i2"> Quels plaisirs sont les nôtres?</p> -<p>Sans le péché d'Adam, hélas!</p> -<p class="i2"> Nous en verrions bien d'autres.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>Il n'eut qu'une femme avec lui,</p> -<p class="i2"> Encor c'était la sienne;</p> -<p>Je vois ici celle d'autrui</p> -<p class="i2"> Et n'y vois pas la mienne.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>Il buvait de l'eau tristement</p> -<p class="i2"> Auprès de sa compagne.</p> -<p>Nous autres nous chantons gaiement</p> -<p class="i2"> En sablant le champagne.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>Si l'on eût fait dans un repas</p> -<p class="i2"> Cette chère au bonhomme,</p> -<p>Le gourmand ne nous aurait pas</p> -<p class="i2"> Damnés pour une pomme<a id="FNanchor_157" href="#Footnote_157" class="fnanchor"> [157]</a>.</p> -</div></div> - -<p>La fin du séjour à Paris de Mme de Boufflers fut -attristée par une assez grave indisposition de Manon, -de cette femme de chambre qu'elle avait près d'elle -depuis fort longtemps et à laquelle elle était si vivement -attachée. La veille même du jour où la marquise -allait repartir pour la Lorraine, en compagnie du fidèle -Panpan, la pauvre Manon fut prise subitement de crachements -de sang, et ce fâcheux incident retarda forcément -le départ.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_367"> 367</a></span> -Mme de Boufflers en fut d'autant plus contrariée -que Panpan trépignait d'impatience et depuis quelque -temps demandait à cor et à cris à regagner Lunéville; -ce n'était pas pur caprice de sa part, ni que la vie de -Paris lui parût moins agréable, mais ses ressources -financières avaient été vite épuisées, et il ne savait plus -à quel saint se vouer pour subvenir aux indispensables -dépenses.</p> - -<p>La marquise, au courant de sa détresse, lui offre généreusement -sa bourse, et elle l'invite à y puiser sans scrupule. -Tout n'est-il pas commun entre eux? Elle lui -exprime ses sentiments d'affection en termes vraiment -touchants:</p> - -<p class="date">«Saint-Germain,<br /> -samedi 4 novembre 1780.</p> - -<p>«Vous allez me maudire, mon cher Veau, mais je -suis plus affligée que vous ne le savez, parce que j'en -souffre davantage. Ma pauvre Manon crache le sang -depuis hier; elle me dit que jamais elle n'a été aussi -mal. Elle s'afflige d'autant plus que, devant partir -demain, pour ne plus revenir, tout est emballé et qu'elle -sait que je manque non seulement d'elle, mais encore -de toutes mes affaires. Je ne sais, comme vous croyez -bien, quand cela finira, mais je n'en ai que plus d'envie -de partir, et cette envie redouble, quand je pense à -votre situation et surtout à votre impatience, car si vous -êtes aussi raisonnable que vous l'êtes effectivement, -nous, c'est-à-dire moi, pouvons remédier à toutes les -choses qui vous manquent, avec de l'argent.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_368"> 368</a></span> -«Il me reste près de 200 livres, toutes mes dépenses -payées. J'espère donc que vous ne refuserez pas d'en -user comme s'il vous appartenait, puisque vous et moi -c'est la même chose, au sexe près, qui ne vaut pas la -peine d'en parler.</p> - -<p>«J'irai donc à Paris dès que je le pourrai, et j'aimerai -toujours mon cœur de Veau.</p> - -<p><i>P.-S.</i>—Empruntez de mes chemises à Mme Mongot.»</p> - -<p>Deux jours après il n'y a aucune amélioration et la -marquise désolée explique à son ami l'impossibilité où -elle est de s'éloigner.</p> - -<p class="date">«Saint-Germain,<br /> -lundi 6 novembre 1780.</p> - -<p>«Ma pauvre Manon vient encore d'être saignée, c'est -la quatrième fois, et M. du Breuil s'étonne que la dureté -du pouls n'en soit guère diminuée. Elle a dormi -cette nuit; les crachats sont fort diminués, et j'espère -que la maladie tire à sa fin. Mais vous pouvez juger de -l'état où la malade restera, et du temps auquel nous -pouvons partir.</p> - -<p>«Je vous assure, mon cher ami, que je me reproche -ce contretemps comme si j'en étais la cause. Cependant -presque tous les paquets étant faits, et ne voulant -pas y toucher, il se trouve que je manque un peu de -tout; mais comme vous avez l'avantage de savoir mieux -jouir que moi, j'ai aussi celui de savoir mieux me passer -que vous.</p> - -<p>«Ainsi, ce que j'éprouve ne peut me rassurer sur -<span class="pagenum"><a id="Page_369"> 369</a></span> -vos privations, et je vous conjure, au nom de la sainte -amitié, d'acheter sur mon compte tout ce qui vous -manque et de faire en sorte que la fin de votre voyage -n'en gâte pas le commencement. Maintenez-vous, tant -que vous pourrez, dans l'état d'enchantement où nous -vous avons vu.</p> - -<p>«Une réflexion qu'il faut faire, c'est que les choses -dont vous pourrez avoir besoin présentement ne seront -pas perdues pour la suite. Enfin, si vous n'acceptez pas -mes offres, j'en souffrirai plus que vous, parce que, -non seulement le refus n'est pas une marque d'amitié, -mais qu'il est impossible que vous souffriez par ma -faute sans m'en aimer moins.»</p> - -<p class="space">Enfin, au bout de quelques jours, l'état de Manon -s'étant sensiblement amélioré, Mme de Boufflers put -donner suite à ses projets de départ et regagner la -Lorraine avec Panpan.</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_370"> 370</a></span></p> -<h2 class="normal">CHAPITRE XX<br /> -<span class="medium">1779-1780</span></h2> - -<p class="hanging indent">Séjours du chevalier de Boufflers à Douai et à Boulogne.</p> -</div> - -<p class="space">Pendant l'hiver de 1779, Boufflers abandonne son -régiment, ainsi qu'il est d'usage pour tous les officiers, -et il vient passer à Paris quelques mois délicieux -auprès de Mme de Sabran qu'il aime plus que -jamais. Les deux amants reprennent donc sans plus -tarder leur douce vie de tendresse et d'amour, ils ne se -quittent pour ainsi dire pas. C'est à peine si l'on aperçoit -le chevalier chez ses parents et chez ses amis; c'est -à peine s'il prend le temps de faire un voyage en Lorraine -pour voir sa mère et surveiller ses intérêts.</p> - -<p>Mme de Sabran tient d'autant plus à ne pas perdre -de vue son fervent adorateur qu'elle connaît sa passion -malheureuse pour le jeu, et qu'elle redoute de le voir -retomber dans le péché, bien qu'elle lui ait fait jurer de -ne jamais jouer:</p> - -<p class="date">«8 mai 1778.</p> - -<p>«Ne jouez jamais, mon frère, vous me feriez un -véritable chagrin; c'est une passion horrible que celle -du jeu, elle endurcit le cœur, elle salit l'âme; elle n'est -<span class="pagenum"><a id="Page_371"> 371</a></span> -pas faite pour vous. Songez d'ailleurs que vous m'avez -donné votre parole d'honneur, et que je ne vous pardonnerais -pas d'y manquer.»</p> - -<p>Mais Boufflers est faible, et quand son amie le -quitte un jour, il ne sait pas résister à l'entraînement. -Un soir, chez Mme de Montesson, il joue -malgré ses promesses. Son premier soin est d'avouer -sa faute, et il le fait en termes bien amusants:</p> - -<p>«Votre absence est déjà longue et funeste, chère et -jolie sœur, et j'ai eu le temps de faire de petites sottises -chez Mme de Montesson, dont votre présence -ou le plaisir de souper chez vous m'aurait défendu. Au -reste, ce qu'il y a de plus perdu à cette partie-là, c'est -l'honneur, parce que j'avais donné ma parole de ne -pas jouer. Mais l'honneur n'est qu'un mot, et l'argent -est une bien jolie chose dans le siècle où nous vivons.»</p> - -<p>L'hiver s'écoule comme un rêve, puis le printemps -arrive et avec lui l'heure cruelle de la séparation. Mais -il faut bien se résigner à l'inévitable!</p> - -<p>Pendant que Boufflers retourne tristement à son -régiment, Mme de Sabran, qui a perdu l'habitude de la -solitude, et qui est restée sous le charme de leur long -tête-à-tête, tombe dans une mélancolie si profonde, -qu'elle inquiète son entourage. Elle n'en dit rien à -son «frère» pour ne pas le troubler, mais il l'apprend -par un ami commun, et il lui écrit alors une lettre de -reproche, qui est un modèle de sensibilité et de tendresse. -Il s'efforce de la rassurer et de lui persuader -qu'elle n'a que des maux imaginaires:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_372"> 372</a></span> -«Vous n'êtes point malade... vous souffrez parce -que tout ce qui vit souffre du plus au moins...</p> - -<p>«... Pourquoi ne m'avez-vous point encore écrit? -Quand vous êtes en proie à vos idées noires, je dois être -votre seul confident. Je suis jaloux de vous voir écrire -autre chose que des compliments et des nouvelles à -d'autres que moi. Écrivez-moi, ma chère fille, envoyez-moi -des volumes, ne relisez jamais ce que vous aurez -écrit, ne songez à aucune des règles de l'art d'écrire, -ne craignez ni de vous répéter, ni de manquer de suite, -soyez tantôt triste, tantôt gaie, tantôt philosophe, -tantôt folle, suivant que vos nerfs, vos remèdes, votre -raison, votre caractère, votre humeur vous domineront. -Vous n'avez pas besoin de me plaire, il faut m'aimer et -me le prouver encore plus que me le dire; il faut, pour -notre bien commun, que vos idées passent continuellement -en moi et les miennes en vous, comme de l'eau -qui s'épure et qui s'éclaircit quand on la transvase -souvent...<a id="FNanchor_158" href="#Footnote_158" class="fnanchor"> [158]</a>»</p> - -<p>Sur le conseil du chevalier, Mme de Sabran quitte -Paris et elle se rend chez son amie la comtesse Diane -de Polignac; tout le monde l'entoure d'affection et -de tendresse, mais elle n'en reste pas moins triste à -mourir.</p> - -<p>Le chevalier, désolé des nouvelles qu'il reçoit, cherche -par sa tendresse à remonter le moral de son amie:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_373"> 373</a></span></p> -<p class="date">«Roissy, ce mardi.</p> - -<p>«Je comptais sur le changement d'air, de lieu, de -société, de train de vie; je comptais sur la distraction -que vous aurait donnée une amie de votre âge. J'osais -même croire que je vous serais bon à quelque chose, -qu'à force de partager vos maux, si vous en souffrez, -je les diminuerais, que je vous tirerais par mes soins, -par mon occupation perpétuelle, de la langueur où vous -êtes plongée depuis mon départ, enfin, que mes vœux, -mes désirs, ma tendresse vous soutiendraient. Je crois -qu'on doit se sentir plus forte contre tous les maux de -la vie quand on se sent aimée, et quand on voit auprès -de soi quelqu'un qui voudrait très sincèrement souffrir -et mourir à notre place.»</p> - -<p class="space">Enfin peu à peu sous l'influence du temps et -de l'affection, Mme de Sabran se rétablit complètement.</p> - -<p>Boufflers, pendant ce temps, s'est réinstallé à Douai -et a repris sa vie de garnison. Comme les maux passés -nous paraissent toujours moindres que les maux présents, -il en arrive à regretter la Bretagne, et les camps -de Brest et de Landerneau. La vie est chaque jour plus -dépourvue d'agrément.</p> - -<p>L'instabilité, le changement incessant paraissaient -être la règle de conduite des autorités militaires de -l'époque; aussi le séjour du chevalier à Douai ne se -prolongea-t-il pas fort longtemps. En juin 1779, il -<span class="pagenum"><a id="Page_374"> 374</a></span> -annonce à Mme de Boisgelin qu'il va partir pour la -Flandre.</p> - -<p>Pendant qu'il gagne Saint-Omer avec son régiment, -il apprend avec regret que sa sœur a eu des ennuis, -des soucis d'argent; elle ne lui en a rien dit et il la -gronde doucement de ce manque de confiance.</p> - -<p class="date">«Ce 11 juillet.</p> - -<p>«La première chose à faire, ma grande enfant, quand -tu as du chagrin, c'est de me le dire, et la seconde, c'est -de me dire de quoi, ce sont là presque les seules occasions -où les frères soient bons à quelque chose; ils sont -comme les médecins et les curés, qui attendent qu'on -soit malade pour être recherchés. Mais je vois que le -nuage est dissipé et qu'au lieu de t'offrir mes services, -j'ai besoin des tiens.»</p> - -<p>Ce que le chevalier demande par-dessus tout, c'est -qu'on lui envoie des nouvelles; ils vivent dans une -ignorance incroyable, rien ne parvient jusqu'à eux, il -faut que Mme de Boisgelin le tienne au courant de tout -ce qu'elle peut apprendre.</p> - -<p>«Tu te défends d'être ma gazetière sous différents prétextes -dont aucuns ne sont recevables. Nous avons besoin -de nouvelles comme de pain, et tu ne me refuserais pas -du pain sous prétexte que tu n'es point boulangère. Tu -vois beaucoup de gens, et entre autres, un, bien instruit -de tout, et même de tout ce qui se passe. Il faut -questionner sans cesse, ramasser tout ce que tu trouves, -et croire que tu es pour moi ce que la colombe était -<span class="pagenum"><a id="Page_375"> 375</a></span> -pour mon grand-papa Noé, qui s'en servait pour sonder -le terrain et savoir ce qui se passait au dehors.</p> - -<p>«Regarde-toi aussi comme mon ministre dans les -Cours étrangères, le Luxembourg, l'Italie, la Bavière; -voilà un vaste champ pour tes négociations, ne me -laisse oublier de personne, sans quoi je croirais que tu -m'oublies toi-même, et j'aurais le chagrin de ne pas te -le rendre.</p> - -<p>«Réponds-moi à Saint-Omer<a id="FNanchor_159" href="#Footnote_159" class="fnanchor"> [159]</a>.»</p> - -<p>Mme de Sabran, à laquelle Boufflers reprochait sans -cesse d'être trop réservée, de ne pas l'aimer avec assez -de violence, cite à son ami l'exemple de la comtesse -Auguste de Polignac, qui, elle, est calme et prudente, et -elle lui conseille de prendre modèle sur elle. Le chevalier -lui riposte spirituellement:</p> - -<p class="date">«Raismes, ce 16 juillet 1779.</p> - -<p>«Si toutes les femmes vieillissaient comme celle-là, -ce ne serait pour personne la peine d'être jeune. Voilà -comme je voudrais que vous pussiez vieillir, après ma -mort, après avoir vécu comme elle pendant ma vie, car -pour conserver du sentiment sous vos cheveux blancs, -il faudrait en avoir montré sous vos cheveux blonds.</p> - -<p>«On dit, mais je ne le crois pas absolument, que le -cœur va toujours en se refroidissant. Si cela est, prenez -garde au vôtre. Songez, vous qui faites profession de -<span class="pagenum"><a id="Page_376"> 376</a></span> -tiédeur, que vous deviendrez un glaçon. Vous plairez -peut-être encore comme un vieux livre bien écrit, mais -vous ne serez plus aimée parce que vous n'aurez jamais -aimé. Vous pourriez me dire à cela qu'on vous aime à -cette heure bien follement, tandis que vous n'aimez que -bien raisonnablement. Mais d'abord, cela ne durera -qu'autant que moi; et puis en cela vous êtes traitée -comme le maréchal de Saxe pour le cordon bleu; on le -lui a offert quoiqu'il fût hérétique, en lui donnant cent -ans pour se convertir.»</p> - -<p>Enfin le chevalier arrive à Boulogne, et il s'y installe -en attendant une nouvelle destination.</p> - -<p>A-t-il quelque idée nette et précise de l'avenir qui -leur est destiné? En aucune façon. Personne ne s'en -doute:</p> - -<p>«Nous marchons tous avec un bandeau sur les yeux, -écrit-il philosophiquement, bien heureux si ceux qui -nous mènent n'en ont point autant.»</p> - -<p>Tantôt on assure qu'ils vont partir pour Gibraltar et -que c'est là qu'ils porteront à l'Angleterre le coup -mortel, tantôt on prétend que c'est à Douvres qu'ils -sont appelés à débarquer, et que c'est pour les y transporter -qu'on a réuni à Boulogne des «cabriolets de -mer» en si grand nombre. Du reste comment des projets -ainsi criés sur les toits pourraient-ils avoir quelque -chance de réussir?</p> - -<p>«Ma seule consolation, ce n'est pas la foi comme chez -les vrais chrétiens, mais l'incrédulité, car je n'imagine -pas qu'aucun projet aussi divulgué puisse être exécuté; -<span class="pagenum"><a id="Page_377"> 377</a></span> -c'est du vin de champagne qui a pris l'air et qui ne -peut plus faire sauter le bouchon.»</p> - -<p>L'isolement de sa nouvelle résidence inspire au -chevalier des réflexions pour lui très inattendues et fort -salutaires; il semble qu'il soit un homme nouveau -devant lequel s'ouvrent des horizons qu'il ne soupçonnait -pas. Il découvre la nature qu'il ignorait, il découvre -l'amour, car ce qu'il prenait jusqu'alors pour -l'amour, n'en était que la caricature. C'est à Mme de -Sabran qu'il fait l'aveu de sa découverte.</p> - -<p class="date">«Boulogne, ce 3 août.</p> - -<p>«Je serais bien aise d'avoir pu vous rendre une partie -de l'effet que ce charmant chemin de Lille à Saint-Omer -a fait sur mon imagination. Cela m'a fait connaître -qu'il y a d'autres plaisirs que ceux que j'ai -uniquement recherchés jusqu'à l'âge de trente ans. -Cette observation, qui paraît tardive à quarante ans, -beaucoup d'hommes sont morts de vieillesse sans l'avoir -pu faire. Car il faut que je vous l'avoue, ma jolie sœur, -nous sommes tous de grands libertins. Je ne connais que -deux remèdes à cette maladie-là, c'est la retraite et -l'amour. Mais, pour que la retraite corrige, il faut -qu'elle soit volontaire, agréable par mille occupations -toujours faciles et toujours renaissantes, que mille soins, -mille calculs, mille espérances viennent prendre la place -de ce qui régnait dans notre imagination, et que notre -cœur s'épure pour ainsi dire avec l'air que nous respirons.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_378"> 378</a></span> -«L'amour heureux ou malheureux, pourvu qu'il soit -véritable, est encore un bon antidote contre le libertinage, -en rassemblant toutes nos affections, en les tournant -vers les perfections réelles ou supposées de l'objet -qu'on aime, en nous persuadant que le plaisir et le -bonheur ne sont pas partout où nous les cherchions auparavant, -et il produit au fond du cœur une grande révolution. -Ne le haïssez pas, cet amour, ma bonne fille, et -jugez par celui des hommes qui aime le mieux, que plus -on aime, et meilleur on devient.<a id="FNanchor_160" href="#Footnote_160" class="fnanchor"> [160]</a>»</p> - -<p>Entre temps, Boufflers poursuit sa correspondance -avec Mme de Boisgelin, mais au lieu des grâces ordinaires, -il lui reproche tantôt son silence, tantôt la banalité -de ses lettres. Que ne lui donne-t-elle des nouvelles, -que ne lui raconte-t-elle les événements de la -Cour et de la capitale, ce qui se passe, ce qui se dit, -ce qu'on augure de l'avenir? Il lui écrit plaisamment:</p> - -<p>«Que voulez-vous que je vous mande de ce pays-ci -où l'on ne fait que de la bière, tandis que vous ne -mandez rien du pays où l'on fait les événements. Si -vous valiez quelque chose, vous vous transformeriez en -Renommée pour tout savoir et pour me tout apprendre. -Mais vous n'auriez pas même l'esprit de prier un secrétaire -de M. de Beauvau, ou d'un de ses confrères, de -m'envoyer, deux fois par semaine, tout ce qui se fait, se -dit ou se médite d'intéressant.</p> - -<p>«Adieu, mon cœur, je t'aimerai bien si tu m'écris et -<span class="pagenum"><a id="Page_379"> 379</a></span> -si tu parles honorablement de moi à Mme la maréchale.</p> - -<p>«Si tu vois Mme d'Hautefort, embrasse-la de ma -part bien serré.»</p> - -<p>L'inutilité de ses fonctions militaires et l'oisiveté de -sa vie ne sont pas le seul souci du chevalier; il a de -cruels embarras d'argent, il les confie naturellement -à sa sœur, et il lui demande même au besoin d'intervenir -pour l'aider à sortir d'une situation tous les jours -plus inextricable.</p> - -<p>Boufflers, depuis qu'il a quitté le séminaire, a mené -joyeusement la vie, dépensant sans compter, faisant des -dettes, ainsi qu'il convient à un jeune seigneur de -l'époque. Cette existence insouciante a duré sans -encombre pendant quelques années, puis les difficultés -sont arrivées, les créanciers se sont montrés moins -accommodants; il a fallu emprunter pour apaiser les -plus exigeants; bref, le pauvre chevalier en est arrivé -à une situation des plus précaires.</p> - -<p>La bonté de son cœur y a également contribué. N'a-t-il -pas avancé 60,000 francs à son frère, le marquis? Il -n'en a jamais reçu d'intérêt et, à sa mort, il n'a pas -même retrouvé un sol du capital.</p> - -<p>Il charge Mme de Boisgelin d'intercéder auprès de -M. de Maurepas pour qu'il l'autorise à emprunter -40,000 livres sur ses bénéfices; de cette façon il pourra -payer ses dettes et s'équiper convenablement.</p> - -<p>Comme le ton lugubre de sa lettre ne lui est pas -ordinaire, il craint d'inquiéter sa sœur, et il termine -gaiement:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_380"> 380</a></span></p> -<p class="date">«Boulogne, 30 juillet.</p> - -<p>«... Il ne faut pas t'attrister de me voir sérieux, ma -chère enfant. Selon toute apparence, si je l'avais toujours -été un peu davantage, j'aurais moins de sujets d'être -triste à présent, mais quelque sujet que j'en puisse -avoir, je ne le serai jamais au point d'inquiéter personne.</p> - -<p>«Adieu, ma longue enfant, je t'embrasse bien délicatement -au point de te casser. Si tu es à Versailles, -cours bien vite baiser les pieds, les mains, etc., -de ta blanche voisine. Ce n'est pas la comtesse de -Grammont.»</p> - -<p>A force de chercher à tirer le chevalier du mauvais -pas dans lequel il est engagé, Mme de Boisgelin et -Mme de Mirepoix finissent par imaginer une combinaison -qui, si elle réussit, sauvera la situation. Il s'agit -tout simplement de trouver quelqu'un qui consente à -échanger les abbayes de Boufflers contre des terres; de -cette façon les dettes du chevalier seront garanties -sur quelque chose de tangible, tandis qu'actuellement -elles ne le sont sur rien.</p> - -<p>Boufflers trouve l'idée merveilleuse, il l'approuve des -deux mains.</p> - -<p class="date">«14 août 1779.</p> - -<p>«Vous êtes une aimable enfant, ma grande fille, et -avez cela de commun avec notre mère commune, la -maréchale de Mirepoix. Je jouis de tous les soins que l'on -<span class="pagenum"><a id="Page_381"> 381</a></span> -veut bien prendre de mes affaires; elles ont bien besoin -que quelqu'un s'en mêle, car je m'en suis si peu mêlé -en ma vie que je ne sais à présent par où m'y prendre. -Mais la lettre de ma tante me paraît un moyen victorieux;</p> - -<p class="quote">Il me semble déjà<br /> -Que je vois tout cela.</p> - -<p>«Ajoutez à mes mérites et à mes dépenses que l'avant -dernière année j'ai passé sept mois à mon régiment, la -dernière année j'en ai passé huit et peut être celle-ci en -passerai-je quinze, comme ce hussard qui était trente -six heures par jour à cheval.</p> - -<p>«Enfin, mon grand cœur, il me semble que mes -intérêts n'ont jamais été en aussi bonnes mains, et si -notre plan réussit, je vous ferai chanter un <i>Te Deum</i> -par mes créanciers, sans quoi il faudrait pour eux -un <i>Libera</i>...</p> - -<p>«Adieu, mille choses à tous les grands de la Cour, -ducs et princes, comtes et marquis, et donnez de ma -part une tête de lapin à votre chat.»</p> - -<p class="space">Mme de Boisgelin ne cherche pas seulement à améliorer -la situation pécuniaire de son frère, elle s'occupe -aussi et très activement de son avancement. Boufflers -a quarante et un ans et il n'est encore que lieutenant-colonel! -c'est, avec son nom, un pitoyable avancement. -Comment sa mère, sa famille si influente, ses amis, -n'ont-ils pas pu lui obtenir un meilleur sort!</p> - -<p>C'est que Boufflers est fort mal en Cour; d'abord on -<span class="pagenum"><a id="Page_382"> 382</a></span> -ne l'y voit jamais, pour des raisons que nous savons -déjà, mais son originalité, sa liberté d'écrire et de penser -ne passent pas inaperçues.</p> - -<p>Déjà en 1776, M. de Saint-Germain a mis le chevalier -sur la liste des colonels, mais quand on l'a soumis -au Roi, il a dit simplement: «Je n'aime ni les épigrammes -ni les vers,» et il a rayé de ses propres mains -le malheureux officier.</p> - -<p>En 1779, Mme de Boisgelin et les membres influents -de la famille crurent le moment opportun de frapper un -grand coup; il fut décidé que l'on ferait agir toutes les -influences dont on disposait.</p> - -<p>Boufflers, très touché de ce zèle, remercie tendrement -sa sœur, mais il ne se fait pas de grandes illusions -sur le résultat, il écrit philosophiquement:</p> - -<p class="date">«Au camp.</p> - -<p>«Je te remercie mille fois, chère enfant, de toute -ton avidité pour moi; j'ai bien peur pour toi qu'elle -ne soit point assouvie. J'ai, à la vérité, bien des brigadiers -au-dessous de moi, mais j'ai bien des maréchaux -de camp au-dessus, et ces messieurs ne répugnent point -à ce qui convient à leurs inférieurs. C'est une espèce -de modestie bien connue à la Cour et à l'armée. Tu -prévois aisément que je n'aurai peut-être pas le dessus -avec les brigadiers et que j'aurai peut-être le dessous -avec les maréchaux de camp. Consolons-nous d'avance -et remercions la nature de nous avoir donné de quoi -pardonner à la fortune.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_383"> 383</a></span> -«Mme de Luxembourg va faire la demande avec un -feu auprès duquel le mien ne serait que de la glace. -Mme de Ségur et la comtesse Diane vont être prévenues. -Voilà mes batteries bien dressées, mais j'en serai pour -ma poudre.</p> - -<p>«Adieu, ma fille, je t'embrasse et je t'aime de tout -mon cœur.»</p> - -<p>Malheureusement si, à Paris et à Versailles, tous les -amis et les parents étaient en mouvement pour Boufflers, -lui-même, avec son insouciance habituelle, ne -faisait aucune des démarches nécessaires. Ce peu de -confiance dans le succès lui valait de sa sœur une lettre -assez vive à laquelle il répond:</p> - -<p class="date">«Valenciennes, ce 22.</p> - -<p>«N'ai-je pas eu la bêtise d'être un peu fâché contre -toi en lisant ta dernière lettre; j'y ai pensé depuis et -j'en ai été honteux. J'aurais dû ne prendre garde qu'à -ce que tu fais et point à ce que tu dis. Il faut convenir -que personne n'a jamais su mêler aussi bien les injures -aux services. Tu es un composé de Juvénal et de Titus. -Tu écris comme l'un et tu règnes comme l'autre; non -pas que je veuille dire que tu fasses tous les jours un -heureux, mais au moins tu veux mon bonheur, et tu y -travailles, et tu y réussiras si jamais nous passons -notre vie ensemble, car tu as beau dire et beau m'accuser, -je n'ai jamais eu de sœur plus chère que toi.</p> - -<p>«Je vois par tout ce que tu m'as mandé que les -choses vont mieux que je n'osais l'espérer. Toutes les -<span class="pagenum"><a id="Page_384"> 384</a></span> -fois que tu parleras, sois sûre du succès, parce que de -plaire à triompher, il n'y a qu'un pas. Il est clair que -tu n'as pas eu besoin d'être poussée dans les démarches -que tu as faites, mais il est clair aussi que tu as été -conduite et que tu l'as été de main de maître; embrasse-le, -ce maître<a id="FNanchor_161" href="#Footnote_161" class="fnanchor"> [161]</a> que j'aime tant à regarder comme le mien -dans tous les genres, et dis-lui que, malgré mon horreur -pour la Simonie, je lui offre une abbaye en échange de la -maison de l'Ermite dans le sacré vallon de Saint-Ouen.</p> - -<p>«Adieu, aime-moi comme tu me grondes, au lieu de -me gronder comme tu m'aimes.»</p> - -<p>Mme de Boisgelin croyait toucher au but de ses -efforts, toute la famille estimait le succès certain, -assuré, seul Boufflers doutait encore. En effet, la nomination -espérée se faisait attendre; et Mme de Boisgelin -en éprouvait un énervement qu'elle ne pouvait dissimuler.</p> - -<p>Son frère montrait plus de calme et de possession de -soi-même; il ne cessait de remercier ses amis de leur -bonne volonté à son égard, mais quant à lui, il s'armait -de philosophie en prévision d'un échec; c'est lui-même -qui remontait le moral de Mme de Boisgelin.</p> - -<p class="date">«Morbeck, par Aire, du camp.</p> - -<p><b>. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</b> -«M. de Nivernais a bien raison de dire que j'ai bien -tort de ne pas lui écrire; il serait bien plus fondé à -<span class="pagenum"><a id="Page_385"> 385</a></span> -m'en faire le reproche s'il savait combien je l'aime. Je -crois que c'est encore plus qu'il n'est aimable, car je -sens que s'il n'était point aimable du tout, il faudrait -encore l'aimer. Remercie-le du bien qu'il a osé dire de -moi à quelqu'un dont je n'en pense point du tout.</p> - -<p>«On me mande de partout, que mon affaire est -prête, qu'elle va passer, et je vois qu'elle ne presse -pas, et qu'on parle du premier ou du second conseil, ce -qui annonce, vu le train des choses, que ce sera à peine -pour le troisième, et ces lenteurs-là, pour une chose -aussi aisée et aussi préparée, annoncent au moins un -défaut total de bonne volonté...</p> - -<p>«Prends courage, mon enfant. Soumets-toi aux circonstances, -fais en sorte, à force de modération, de -n'être point contrariée par les contrariétés. J'ai une -fois ouvert par hasard un tome de Shakespeare où j'ai -vu un roi dépouillé, emprisonné et condamné, qui dit à -sa fille: «Ne me plains point, rien de ce qui doit m'arriver -ne me déplaît, car j'ai fait divorce avec ma -volonté et j'ai épousé la fatalité.» Il faut convenir -que c'est là un mariage de raison plus que de fantaisie.»</p> - -<p>Bien entendu, le séjour du chevalier à Boulogne ne -se prolonge guère; il y est à peine depuis trois semaines, -qu'il reçoit de nouveaux ordres: il doit se -rendre à Eu avec son régiment. Le déplacement qui le -rapproche du Havre n'aurait pour lui rien que d'agréable, -s'il n'était désastreux pour ses finances, déjà si mal en -point.</p> - -<p>Le chevalier fait la route par étapes avec son régiment, -<span class="pagenum"><a id="Page_386"> 386</a></span> -non sans gémir, car la chaleur est affreuse et l'on -ne peut goûter un instant de repos. Aux étapes, le -régiment est dispersé à quatre lieues à la ronde; à trois -heures du matin, il faut le réunir, car l'on part à quatre, -et malgré cela l'on est rôti, les troupes sont harassées -de fatigue; depuis le colonel jusqu'à la dernière -recrue, tout le monde est sur les dents; après huit jours -de ce régime, presque tout le régiment est malade.</p> - -<p>En cours de route, et malgré la fatigue et les ennuis -qui l'accablent, Boufflers trouve encore le temps d'écrire -à Mme de Boisgelin pour la charger de quelques commissions; -comme il n'a pas d'argent, c'est elle qui fera -les avances, et sans espoir de les revoir jamais, il le lui -avoue bien simplement:</p> - -<p class="date">«Montreuil, 21 août 1779.</p> - -<p>«Je compte sur un petit mot de ma grande fille en -arrivant à la ville d'Eu. J'ai besoin d'avoir des nouvelles -des affaires de l'Europe et des miennes. Je voudrais que -ceux qui se mêlent des unes se mêlassent aussi des -autres. Je serais sûr, après m'être embarqué un peu -légèrement, d'arriver à bon port.</p> - -<p>«Je marche avec mon régiment, ce qui me fatigue -cent fois plus que de courir sans lui. Je suis abattu -comme si j'avais fait cinquante lieues en poste, et j'ai la -poitrine démontée d'un rhume horrible qui dure depuis -un quart d'heure, et qui durera peut-être encore autant. -Ce qui me console, c'est que M. de Beauvau ne m'entend -pas tousser.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_387"> 387</a></span> -«Si vous avez de l'argent, envoyez-moi deux bridons -rouges tressés en or; cela se trouve sur le quai de la -Ferraille, à <i>La Levrette</i>, et se vend 18 livres. En suivant -le quai, on arrive au pont Saint-Michel, on trouve -un marchand de couleurs nommé Vernezèbre, et on lui -demande un assortiment de pastels fermes pour peindre -le paysage et la figure en petit. Ces deux commissions-là -vous coûteront 60 livres longtemps avant de me -coûter un sol, mais si l'argent vous manque, empruntez-en -à Mme la maréchale ou à Lucile.</p> - -<p>«Adieu, je sens que je n'ai pas le style vraiment -naturel, car si j'écrivais comme je parle, ma lettre -serait très enrouée.»</p> - -<p class="space">Enfin le régiment arrive à Eu. Boufflers se rappelle -tout à coup les commissions qu'il a données à sa sœur -et, à la réflexion, il juge utile de lui fournir de l'argent -pour les payer.</p> - -<p class="date">«Août 1779.</p> - -<p>«Mes cartes sont arrivées à bon port et à temps, -mon aimable chat maigre. J'attends de jour à autre de -nouvelles marques de ta bonté, mais je ne sais pas où -tu trouveras les fonds que mes commissions exigent. -Je prends le parti de t'envoyer un billet sur mon homme -d'affaires, dont tu prendras le montant chez Mme de -Mirepoix ou M. de Beauvau, qui se feront payer quand -ils le jugeront à propos.</p> - -<p>«Je suis ici depuis hier, ignorant si j'y serai encore -<span class="pagenum"><a id="Page_388"> 388</a></span> -demain. Je vais demain au soir à Abbeville voir le régiment -d'Esterhazy, que je n'ai point revu depuis que je -l'ai quitté; je m'en fais un plaisir, mais en même temps -j'ai bien peur d'être obligé de faire leur partie à table et -de répondre à toutes les santés, car la mienne n'y tiendra -pas.</p> - -<p>«M. de Thianges est ici; il m'a enlevé comme de -raison le seul bon logement de la ville; il est d'ailleurs -de la plus grande honnêteté et fait très bonne chère. -J'en profite d'autant plus qu'il est cause que je n'ai pas -de cuisine.</p> - -<p>«On n'a de nouvelles de rien, sinon que le mois -d'août se passe et qu'il sera suivi du mois de septembre. -On appelle celui-là le balai de la mer, parce qu'il y -laisse le moins de vaisseaux qu'il peut.</p> - -<p>«Parle de moi à Mme la maréchale de Luxembourg -et à Mme de Lauzun, et mande-moi si effectivement la -maréchale est fâchée.</p> - -<p>«Adieu, mon enfant, j'ai la tête d'une pesanteur -horrible et j'ai peur que mon style ne s'en ressente.»</p> - -<p class="space">En même temps le chevalier prévient Mme de Sabran -de sa nouvelle résidence, et il lui conte spirituellement -l'état d'incertitude dans lequel il continue de vivre, -à son grand désespoir:</p> - -<p class="date">«A Eu, ce 2 septembre 1779.</p> - -<p>«Je suis ici dans une pauvre petite ville bien éloignée -de tous les points intéressants, à trente lieues du -<span class="pagenum"><a id="Page_389"> 389</a></span> -Havre, à trente lieues de Dunkerque, sous les ordres -d'un général plein d'honneur, de bonté et de zèle, mais -que les autres généraux semblent avoir relégué à dessein. -Il paraît que nous sommes destinés à remplacer les -gens qui s'embarqueraient, et à passer par le second -envoi, c'est-à-dire à trouver la besogne faite ou manquée. -Vous imaginez sûrement le plaisir que me fait ma -position. Je suis entre la philosophie et l'ambition, -comme serait un pauvre diable entre son honnête -femme, dont il ne se soucierait guère, et une coquine -de maîtresse qui écouterait tout le monde excepté lui, -mais qui pourtant lui paraîtrait toujours jolie et ne lui -ôterait pas toute espérance. L'une m'attend et me -promet le bonheur quand je serai revenu à elle; je me -tourne de son côté, mais aussitôt l'autre me fait un -petit signe et renverse tous mes projets.<a id="FNanchor_162" href="#Footnote_162" class="fnanchor"> [162]</a>»</p> - -<p class="space">En 1780, Boufflers est toujours errant sur la côte; -cette fois, il est en garnison à Dunkerque, et c'est de -là qu'il écrit à Mme de Boisgelin:</p> - -<p class="date">«Dunkerque, ce 18 juillet 1780.</p> - -<p>«La voix intérieure parle toujours et ta lettre la fait -parler plus haut que jamais, mon enfant, car jamais je -n'en ai lu d'aussi charmante, pas même de l'écriture de -Mme de Sévigné. Je me porte mieux qu'avant d'être -malade; l'air de ce pays me convient d'autant plus que -<span class="pagenum"><a id="Page_390"> 390</a></span> -je le respire moins que personne; je délaie celui de la -ville dans celui de toute la province; c'est comme de -mauvais vin où je mettrais beaucoup d'eau.</p> - -<p>«Baise de ma part l'œil de ma tante, et s'il ne se -porte pas absolument bien, contente-toi de le bassiner, -parce que j'aurais peur que mes baisers ne fussent trop -chauds, si j'en <i>juge d'après le monde</i>.</p> - -<p>«Adieu, enfant chérie, je t'aimerai de quelque couleur -que tu sois, je t'aimerai en perte ou en gain, mais -je n'aimerai et ne bénirai la cause de tout que quand -tu auras lieu d'en être parfaitement contente. Adieu, -baise maman des Cars de ma part et dis-lui que je l'aime -comme un enragé<a id="FNanchor_163" href="#Footnote_163" class="fnanchor"> [163]</a>.»</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_391"> 391</a></span></p> -<h2 class="normal">CHAPITRE XXI<br /> -<span class="medium">1780</span></h2> - -<p class="hanging indent"> -Goût persistant de Panpan pour la poésie.—Ses vers à Mme de -Boufflers, Mme de Boisgelin, Mme de Bassompierre.—Joute -poétique avec Mme Durival.</p> -</div> - -<p class="space">Panpan n'avait pas renoncé à cultiver les Muses; il -semble au contraire que, la vieillesse arrivant à grands -pas, il trouvait plus de plaisir encore dans ces jeux -poétiques qui de tous temps avaient charmé ses loisirs. -Ce n'est pas qu'avec l'âge ses vers deviennent meilleurs, -hélas non! mais il éprouve tant de plaisir à les -écrire qu'il lui faut pardonner. Et puis il est si modeste, -et il se fait si peu d'illusion sur leur médiocre valeur. -Personne ne se juge plus sévèrement que lui-même, et -il plaisante sur son peu de mérite avec une franchise -qui désarme la critique.</p> - -<p>Agé de plus de soixante-dix ans, il faisait de sa vie, -de ses déceptions et de ses malheurs, cette peinture -moqueuse:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p class="i2"> J'ai peu connu l'adolescence,</p> -<p class="i2"> A peine j'ai joui de la virilité;</p> -<p>Jeune encor, je touchais à la caducité,</p> -<p class="i2"> Et, vieillard, je touche à l'enfance.</p> -<div><span class="pagenum"><a id="Page_392"> 392</a></span></div> -<p>Toujours contraire au sort qui me fut destiné,</p> -<p class="i3"> D'un souverain que de ma vie</p> -<p>Je n'ai vu, ne verrai, ni n'en aurai l'envie,</p> -<p class="i3"> Je fus conseiller presque né.</p> -<p>Interprète allemand, je n'en sus point la langue;</p> -<p>Avocat: je n'ai fait plaidoyer ni harangue;</p> -<p>Devenu financier, je me suis ruiné.</p> -<p>Je fus, de notre Roi, lecteur à bouche close;</p> -<p>Loin d'avoir pris les mœurs de ma métamorphose,</p> -<p>Franc bourgeois, à la cour j'y fus homme de bien.</p> -<p>Au rang de nos savants, je fus admis sans cause,</p> -<p>Et quoiqu'en bonne forme académicien,</p> -<p class="i3"> N'ayant pas fait la moindre chose,</p> -<p class="i3"> Plus que Piron je ne fus rien.</p> -<p class="i3"> Un autre trait, qui comblerait la dose</p> -<p class="i3"> De tant de singuliers travers,</p> -<p class="i3"> Je ne faisais que de la prose</p> -<p class="i3"> Quand je voulais faire des vers.</p> -<p class="i2"> Encore un mot, et l'histoire est finie.</p> -<p class="i3"> Prêt à mourir, quand je naquis,</p> -<p>Pour vivre à peine un an, j'avais assez de vie...</p> -Et voilà que j'en ai plus de soixante et dix<a id="FNanchor_164" href="#Footnote_164" class="fnanchor"> [164]</a>. -</div></div> - -<p>Le Veau n'a pas perdu les bonnes habitudes d'antan -et c'est toujours pour la vieille et chère marquise -qu'il cherche ses meilleures rimes. Jamais il n'oublie -les heureux anniversaires, et chaque année il compose -pour son amie quelque madrigal flatteur.</p> - -<p>En 1780 il lui envoie «un écritoire» accompagné de -ce bouquet:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p class="i3"> Lorsqu'en un temps plus fortuné</p> -<p>Pour fêter ce beau jour, que novembre ramène,</p> -<div><span class="pagenum"><a id="Page_393"> 393</a></span></div> -<p>Je vous offris un vase à la Chine tourné,</p> -<p>Dont les arts de l'Europe ont fait une fontaine;</p> -<p>Pour fixer sur vos pas la grâce et la Beauté,</p> -<p>Je souhaitais, du ciel implorant la puissance,</p> -<p>Qu'elle devînt pour vous la source de Jouvence;</p> -<p>Et je vois que des dieux je fus presque écouté.</p> -<p>Mon présent aujourd'hui vous promet davantage;</p> -<p class="i3"> Si vous daignez en faire usage,</p> -<p class="i3"> Pour vous de l'immortalité</p> -<p class="i3"> Il sera la source et le gage.</p> -</div></div> - -<p>Mme de Boisgelin n'est pas moins que sa mère le -tendre objet des attentions du Veau. Un jour, pour -lui complaire, il lui propose de jouer la comédie chez -lui, sur cette terrasse d'où l'on peut contempler ce -château, qui leur rappelle à tous deux de si doux souvenirs.</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p class="i2"> De votre charmante maman,</p> -<p>Aimable Boisgelin, suivez ici les traces:</p> -<p class="i2"> Au lieu de diviser les grâces,</p> -<p>Venez les rassembler chez votre vieux Panpan.</p> -<p>Vous ne lui verrez pas, sous le double turban</p> -<p class="i2"> Dont il coiffe son long visage,</p> -<p class="i2"> L'air et le ton d'un courtisan;</p> -<p class="i2"> Sous son grotesque d'oliman</p> -<p>Vous lui verrez du moins quelques goûts de votre âge;</p> -<p>De la scène en ces lieux les jeux sont en oubli,</p> -<p>Pour vos amusements nous les ferons renaître;</p> -<p>A nos regards charmés vous y ferez paraître</p> -<p>Ces talens qu'on admire aux fêtes de Chilly;</p> -<p>Ma terrasse vous offre un théâtre champêtre,</p> -<p>D'où vous verrez au loin ce fortuné palais</p> -<p>Où j'ai vu, sous les yeux de notre auguste maître,</p> -<p>S'épanouir la fleur de vos jeunes attraits.</p> -<div><span class="pagenum"><a id="Page_394"> 394</a></span></div> -<p>Là vous avez reçu de votre illustre mère,</p> -<p class="i2"> Avec l'esprit et le sang des Beauvaux,</p> -<p>Cet art, cet heureux art de régner et de plaire,</p> -<p>Qui lui promet partout des hommages nouveaux.</p> -</div></div> - -<p>En dépit des ans Panpan est resté toujours galant, -et la vue de la jeunesse paraît l'inspirer au plus haut -point. Il se montre même d'autant plus audacieux dans -ses propos que son âge lui permet de décliner les -requêtes indiscrètes.</p> - -<p>A Mme Héré et à sa petite-fille, Mlle de Saint-Etienne, -il adresse pour leur fête ce bouquet:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p><span class="small1">Sur l'air</span>: <i>M. le Prévôt des marchands</i>.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p class="i6">1</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>Gogo jadis eut tous mes vœux,</p> -<p>Minon charme aujourd'hui mes yeux.</p> -<p>Ah! plaignez ma triste fortune,</p> -<p>Elles m'ont manqué toutes deux;</p> -<p>Car j'étais trop jeune pour l'une,</p> -<p>Et pour l'autre je suis trop vieux.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p class="i6">2</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>Toutes deux ont mal pris leur temps;</p> -<p>Dans mon hiver, dans mon printemps,</p> -<p>Toutes deux en vain m'ont su plaire.</p> -<p>Ah! j'aurais autrement traité</p> -<p>La petite-fille et la mère</p> -<p>Dans les beaux jours de mon été.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p class="i6">3</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>De toutes deux, dit-on, c'est la fête demain.</p> -<p>Il faut à toutes deux un bouquet de ma main.</p> -<div><span class="pagenum"><a id="Page_395"> 395</a></span></div> -<p>La Rose est un tribut qui plaît à tous les âges.</p> -<p>Toutes deux ayant les mêmes droits sur mon cœur,</p> -<p>Je dois à toutes deux offrir la même fleur:</p> -<p>Le même sentiment doit les mêmes hommages.</p> -</div></div> - -<p>Panpan ne se montre pas moins aimable pour la -jeune amie de Mme Durival, Mlle de Juvincourt. Un -jour, il lui envoie ce quatrain:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Malgré mes cheveux blancs, malgré votre jeunesse,</p> -<p class="i3"> J'ai pour vous la même tendresse</p> -<p>Que si j'avois passé sans cesse à vos genoux</p> -<p>Mes cinquante passés dans ce monde avant vous.</p> -</div></div> - -<p>Depuis quelques années Panpan s'est lié de plus en -plus avec Mme Durival, et il entretient avec elle un -commerce épistolaire assez fréquent.</p> - -<p>Mais les deux amis s'écrivent rarement en prose: -l'un et l'autre trouvent plus agréable de cultiver à la -fois l'amitié et les muses, et c'est presque toujours en -vers qu'ils échangent leurs impressions. C'est pour eux -un jeu et un plaisir.</p> - -<p>Complètement sous le charme de l'aimable femme, -Panpan ne lui ménage pas les compliments:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Pour ma charmante Durival,</p> -<p>Je voudrais faire un madrigal;</p> -<p>Je voudrais qu'il fût digne d'elle;</p> -<p>Mais je ne fais rien de parfait,</p> -<p>Je ne vois rien de si beau qu'elle,</p> -<p>La beauté n'est que ce qui plaît.</p> -</div></div> - -<p>Un jour, Mme Durival demande à son ami une certaine -eau qu'il ne possède pas, et elle le plaisante sur -le peu d'empressement qu'il met à la lui procurer.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_396"> 396</a></span> -Le lendemain, elle reçoit ce petit mot:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p class="i3"> De vos injustices d'hier</p> -<p class="i3"> Vous aurez grande repentance;</p> -<p class="i3"> Vos reproches me coûtent cher,</p> -<p>Ils m'ont fait envoyer un courrier à Valence.</p> -<p class="i3"> L'argent n'est pas une dépense</p> -<p class="i3"> Qui fasse voyager en l'air.</p> -<p>J'ai fait de plus grands frais pour vous être agréable,</p> -<p class="i3"> Il m'a fallu donner au diable.</p> -<p class="i3"> Cela ne doit pas étonner;</p> -<p>Cependant, pour jouir du bonheur de vous plaire,</p> -<p class="i3"> Ce n'est pas de cette manière</p> -<p class="i3"> Que j'aurais voulu m'y donner.</p> -</div></div> - -<p>A ces galants propos, Mme Durival riposte de son -mieux:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p class="i3"> Mon généreux et tendre Veau,</p> -<p>En me donnant un peu de votre eau de la côte,</p> -<p class="i3"> Vous vous arrachez une côte!</p> -<p>Pour vous remercier de ce présent nouveau,</p> -<p class="i3"> Je cherche en vain dans mon cerveau.</p> -<p>Ainsi que votre bourse, il craint toute dépense.</p> -<p class="i3"> Plus j'y réfléchis, plus j'y pense,</p> -<p>Moins je trouve des vers qui soient dignes de vous!</p> -<p>Si, dans votre embarras, vous vous donnez au diable,</p> -<p class="i3"> Dans le mien, je me donne à vous.</p> -<p class="i2"> Lequel des deux est le plus misérable?<a id="FNanchor_165" href="#Footnote_165" class="fnanchor"> [165]</a></p> -</div></div> - -<p>Mais Panpan se pique de purisme; s'il admire les -vers de Mme Durival, il lui reproche de défigurer -les plus jolies choses par les fautes les plus grossières.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_397"> 397</a></span> -Sensible à ces reproches, Mme Durival répond spirituellement:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Mes impromptus sont des bâtards</p> -<p>Pour qui vous avez peu d'égards.</p> -<p>Vous dédaignez de la nature</p> -<p>Les fruits sans goûts et sans culture;</p> -<p>Hélas, vous avez bien raison,</p> -<p>Et je sens la comparaison.</p> -<p>Qui n'a point d'enfant légitime,</p> -<p>Ne peut prétendre qu'on estime</p> -<p>Les petits enfants clandestins</p> -<p>Qu'il fait par hasard les matins.</p> -</div></div> - -<p>Mme Durival a de la fortune, et comme elle sait -combien les moyens pécuniaires de Panpan sont restreints, -elle se montre très généreuse vis-à-vis de son -ami; il ne peut témoigner un désir qu'elle ne s'empresse -de le satisfaire. Le Veau, qui a de l'amour-propre, -s'indigne d'une générosité si persistante, et -il veut prendre une éclatante revanche en envoyant -chaque jour, pendant une semaine, un cadeau à sa -bienfaitrice. Ce sera, en outre, l'occasion d'une joute -poétique. Il lui écrit:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Depuis lundi jusqu'à dimanche</p> -<p>Je prétends prendre ma revanche</p> -<p>De vos abominables tours.</p> -<p>Songez que vous avez sans cesse,</p> -<p>Au moins depuis sept ou huit jours,</p> -<p>Mis mon amour-propre en détresse.</p> -<p>Prétendez-vous donner toujours?</p> -<p>Vraiment ce n'est pas là mon compte.</p> -<p>Il faut que chacun ait sa honte.</p> -<p>La vôtre enfin aura son cours.</p> -<div><span class="pagenum"><a id="Page_398"> 398</a></span></div> -<p>Je veux la filer à mon aise,</p> -<p>Mais la filer à peu de frais;</p> -<p>Tous les matins, ne vous déplaise,</p> -<p>Je vous lâche un présent tout frais.</p> -<p>C'est aujourd'hui que je commence,</p> -<p>Et cela durera longtemps.</p> -<p>Je prétends mettre sur les dents</p> -<p>Toute votre reconnaissance.</p> -<p>Des instruments de ma vengeance,</p> -<p>Voici d'abord le contenant.</p> -<p>Mais vous n'aurez que pièce à pièce</p> -<p>Le contenu de chaque espèce.</p> -<p>Devinez le tout maintenant.</p> -<p>C'est l'énigme que je vous offre.</p> -<p>Vous n'aurez qu'en la devinant</p> -<p>Tout ce qui doit remplir le coffre.</p> -</div></div> - -<p>A ces vers était jointe une cassette vide avec son -couvercle.</p> - -<p>Mme Durival, amusée et charmée, riposte aussitôt; -mais elle renvoie en même temps le couvercle de la -boîte:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Vous avez l'art inimitable</p> -<p>De savoir filer le plaisir.</p> -<p>Sans me le rendre insupportable,</p> -<p>Vous faites croître mon désir.</p> -<p>Je brûle d'avoir vos présents!</p> -<p>Mais si j'obtiens à chaque pièce</p> -<p>Tous les jours des vers si charmants,</p> -<p>Ah! faites durer ma détresse,</p> -<p>Soyez avare de vos dons.</p> -<p>Dans un seul jour donner la boîte,</p> -<p>C'est là trop de profusion,</p> -<p>Et je rends à mon poète</p> -<p>Le couvercle, qu'il reprendra,</p> -<p>Et que demain il me rendra.</p> -</div></div> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_399"> 399</a></span> -Le lendemain, Panpan envoie son premier cadeau: -c'est un de ces menus objets dont on se sert pour faire -le café.</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Des présents que pour vous dans le coffre j'entasse,</p> -<p class="i3"> Le premier est le plus petit.</p> -<p class="i3"> L'un de l'autre suivra la trace,</p> -<p class="i3"> Brin à brin l'oiseau fait son nid.</p> -<p>C'est ainsi que toujours, mettant grâce sur grâce,</p> -<p>Dans tous les cœurs bientôt vous trouvez une place.</p> -</div></div> - -<p>Chaque jour, avec ponctualité, arrive un nouvel -objet destiné à la préparation du café; toujours il est -accompagné d'un compliment auquel la dame répond -de son mieux.</p> - -<p>Le jeudi, arrive une pièce plus importante, mais que -le Veau se garde de désigner clairement:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p class="i2"> Ceci n'est point une théière.</p> -<p>Devinez ce que c'est. Je ne le dirai pas.</p> -<p class="i2"> Pour me venger, je veux le taire.</p> -<p class="i1"> Vous me mettez aussi dans l'embarras;</p> -<p class="i1"> Car je ne sais ce qui doit plus nous plaire,</p> -<p class="i1"> De votre esprit ou bien de vos appas.</p> -</div></div> - -<p>Mme Durival feint l'ignorance, et elle répond à son -bienfaisant persécuteur:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Ah! riez de mon embarras,</p> -<p>J'en ris moi-même la première,</p> -<p>Si ce n'est pas une théière,</p> -<p>Ce sera ce qu'il vous plaira...</p> -<p>De moi-même j'avais hier</p> -<p>Juré de ne plus vous écrire,</p> -<p>C'était donc un serment en l'air!</p> -<p>Mais pourquoi m'exciter à rire?</p> -<div><span class="pagenum"><a id="Page_400"> 400</a></span></div> -<p>Le rire, cet appas léger,</p> -<p>Dont on ne voit pas le danger,</p> -<p>Fait bien souvent que l'on affronte</p> -<p>Ce qu'on n'osait penser sans honte.</p> -<p>D'autres que moi, tout en riant,</p> -<p>Ont franchi un pas plus glissant,</p> -<p>La raison, quoi qu'on puisse dire,</p> -<p>N'a pas d'armes contre le rire;</p> -<p>Mes vers le prouvent assurément.</p> -<p>Monsieur Devau heureusement</p> -<p>N'abuse pas des confidences.</p> -<p>Est-ce sagesse? Est-ce impuissance?</p> -<p>On en parle diversement.</p> -<p class="i1"> Je ne sais lequel ment;</p> -<p>Et ce beau secret m'inquiète,</p> -<p>Comme celui de ma cassette.</p> -</div></div> - -<p>Dans son dernier envoi Panpan rappelle l'usage de -son cadeau, puis il offre à Mme Durival d'aller lui -montrer comment les divers objets se doivent ranger -dans la boîte, et comment il faut s'y prendre pour préparer -le café:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Quand madame Alliot me ceignit de sa main</p> -<p>Pour ma première épée une longue rapière,</p> -<p>Elle me dit d'un ton de Sénateur Romain:</p> -<p class="i2"> «A ma toilette il faut venir demain,</p> -<p class="i3"> Je vous apprendrai la manière</p> -<p class="i2"> De vous asseoir, de vous lever soudain,</p> -<p>Malgré ce nouveau poids qui vous pend au derrière.»</p> -<p>Si dans l'art d'arranger mes dons de tous les jours</p> -<p class="i3"> Vous vous croyez aussi novice</p> -<p>Qu'elle me le croyait dans ce noble exercice,</p> -<p>Je vous offre comme elle un utile secours,</p> -<p class="i2"> Tout mon génie est à votre service.</p> -</div></div> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_401"> 401</a></span> -Après cette joute qui a duré toute une semaine -et qui lui a coûté beaucoup d'efforts, Panpan demande -grâce. Pour terminer dignement la lutte, il envoie -cette épître:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p class="i2">PAIX ET CONGÉ</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>Ma vengeance s'était bornée</p> -<p>A vous accabler de cadeaux,</p> -<p>Et j'ai marqué chaque journée</p> -<p>Par des dons et des vers nouveaux.</p> -<p>Mais c'est de mes plats madrigaux,</p> -<p>Vous avoir trop importunée;</p> -<p>De ma cassette et de mes pots</p> -<p>L'histoire est enfin terminée;</p> -<p>Je suis au bout de ma tournée,</p> -<p>Je vais vous laisser en repos.</p> -<p>Mais faites-moi la même grâce;</p> -<p>De tant batailler je me lasse;</p> -<p>A votre esprit, brillant de feu,</p> -<p>Tout cela ne paraît qu'un jeu,</p> -<p>Qui lui coûte fort peu sans doute;</p> -<p>Mais moi je sais ce qu'il m'en coûte</p> -<p>Pour n'être auprès de vous qu'un sot.</p> -<p>Mon vieil esprit n'y voit plus goutte,</p> -<p>Je ne répondrai plus un mot.</p> -<p>Rimez à votre suffisance,</p> -<p>Et donnez, à tort, à travers;</p> -<p>Faites des présents et des vers;</p> -<p>De gratitude ou de vengeance</p> -<p>Je ne me donne plus les airs.</p> -<p>Je saurai me laisser confondre</p> -<p>Désormais, en homme avisé.</p> -<p>De vous rendre il est malaisé,</p> -<p>Plus malaisé de vous répondre.</p> -</div></div> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_402"> 402</a></span> -Mme Durival riposte:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Je voulais répondre au congé</p> -<p>Que ta muse donne à la mienne;</p> -<p>Mais du froid qui glace la plaine,</p> -<p>Mon esprit est trop affligé.</p> -<p>Il est comme ces arbrisseaux</p> -<p>Dont tu vis hier les rameaux</p> -<p>Se couronner de fleurs nouvelles,</p> -<p>Encor plus fragiles que belles!</p> -<p>Aujourd'hui tout est languissant,</p> -<p>L'hiver d'un regard menaçant</p> -<p>Vient effrayer des milliers d'être</p> -<p>Que le zéphyr avait fait naître;</p> -<p>Comme eux concentrant ma chaleur,</p> -<p>Je te la garde dans mon cœur.</p> -</div></div> - -<p>Ce n'est pas seulement avec Panpan que Mme Durival -exerce sa muse. Souvent aussi avec Cerutti elle -correspond en vers. Un jour elle lui adresse «de jolis -vers en ille», mais Cerutti est malade et c'est la -duchesse de Brancas qui prend la plume:</p> - -<p>«M. Cerutti comptait vous répondre en vers en ille ou -en aille, mais depuis trois semaines il a un rhume qui a -mis sa poitrine et sa muse sur les dents. Je suis témoin, -madame, du chagrin qu'il a de ne pas vous écrire et de -son regret d'être éloigné de vous et des autres bons amis -de Fléville.»</p> - -<p>Cependant dans un moment d'accalmie, Cerutti se -met à l'ouvrage et il compose ces bouts rimés en «aille» -qui se ressentent assurément de l'état maladif de leur -auteur:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_403"> 403</a></span></p> -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Si j'oubliais Petronaille</p> -<p>Ou la dame qui la chamaille</p> -<p>Sitôt qu'elle métaphysicaille</p> -<p>Je ne ferais rien qui vaille.</p> -<p>Mais la poitrine me tiraille,</p> -<p>Sans cesse je tressaille,</p> -<p>Et toujours j'écrivaille.</p> -<p>Je bâille, je bâille, je bâille</p> -<p>Je finis de peur qu'on me raille.</p> -</div></div> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_404"> 404</a></span></p> -<h2 class="normal">CHAPITRE XXII<br /> -<span class="medium">1781-1783</span></h2> - -<p class="hanging indent">Vie de Mme de Boufflers en Lorraine.—Correspondance avec -Panpan.—Réception de Tressan à l'Académie.—Le chevalier -vient avec son régiment à Joinville.—Ses visites à Nancy et à la -Malgrange.</p> -</div> - -<p class="space">De 1781 à 1783 l'existence de Mme de Boufflers se -poursuit paisiblement sans événements bien marquants. -Elle se rend encore quelquefois à Paris pour voir sa -sœur et son frère, mais ses voyages se font de plus en -plus rares, et presque toute sa vie s'écoule maintenant -en Lorraine dans un milieu cher à son cœur, où elle -trouve autant d'agrément que de charme.</p> - -<p>La vieille marquise supporte gaillardement le poids -des ans, de ses soixante-dix ans; elle est toujours gaie, -aimable, spirituelle, et plus que jamais elle traîne à sa -suite son cortège de vieux adorateurs, Bauffremont, -Panpan, Dumast, etc.</p> - -<p>Son activité physique ne le cède en rien à son activité -morale. Elle n'a rien changé à son genre de vie; -elle est sans cesse en déplacement chez ses amis, à Fléville, -à Sommerviller, à Scey-sur-Saône, à Lunéville; -quand elle réside à Nancy, elle fréquente la société, -va au spectacle, dîne en ville, soupe, reçoit, elle ne se -<span class="pagenum"><a id="Page_405"> 405</a></span> -donne pas un instant de repos. Il semble que l'âge reste -sans action sur cette nature nerveuse et énergique.</p> - -<p>Les soucis ne paraissent pas avoir sur elle plus de -prise que les infirmités physiques. Ils ne lui sont pas -épargnés cependant, et elle éprouve, peut-être le plus -cruel de tous dans la vieillesse, la pauvreté. A mesure -que ses besoins augmentent, que le bien-être lui est -plus nécessaire, ses ressources financières diminuent, -et elle est réduite aux expédients.</p> - -<p>Mais la marquise est loin de prendre au tragique ses -revers de fortune; elle vit au jour le jour, sans souci du -lendemain. Elle plaisante elle-même sa propre misère -quand elle écrit:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p><span class="small1">Sur l'air</span>: <i>Tous les hommes sont bons</i>.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>J'ai trouvé le moyen</p> -<p>En ne dépensant rien</p> -<p>De manger tout mon bien.</p> -<p class="i2"> J'ai joué,</p> -<p class="i2"> J'ai perdu;</p> -<p class="i2"> Pour payer</p> -<p class="i2"> J'ai vendu</p> -<p class="i2"> Ma chemise.</p> -<p>Chez moi l'on ne verrait pas,</p> -<p>Même à l'heure du repas,</p> -<p class="i2"> Nappe mise.</p> -</div></div> - -<p>Si sa situation personnelle est précaire, Mme de -Boufflers est-elle au moins plus heureuse du côté de -ses enfants? A-t-elle la satisfaction de les voir dans -une position brillante? En aucune façon. Son fils le -chevalier n'a pas un sol vaillant; sa fille, Mme de -<span class="pagenum"><a id="Page_406"> 406</a></span> -Boisgelin, est complètement ruinée; tous deux sont la -proie des dettes criardes et des créanciers.</p> - -<p>Du reste cette situation lamentable n'altère en rien -la bonne humeur des uns et des autres. Quand on n'a -pas d'argent, l'on s'en passe, ou l'on fait des dettes, et -c'est à ce dernier parti qu'ils s'arrêtent tous communément. -Il y a dans cette société un tel besoin d'amusement, -qu'il prime toutes les autres considérations.</p> - -<p>En dehors des amis intimes que nous connaissons, -la marquise trouve autour d'elle des personnalités fort -agréables. Bien que déchue de son ancienne splendeur, -Nancy n'en est pas moins resté la capitale d'une province -et un centre intellectuel qui offre de précieuses -ressources. L'intendant, M. de la Porte, et sa femme -sont charmants; ils aiment le monde et donnent sans -cesse des spectacles, des soupers, des fêtes. L'évêque -n'est pas moins accueillant et ses salons sont renommés -pour leurs brillantes réceptions. Il y a en outre dans la -ville bien des personnes de distinction qui reçoivent -avec plaisir. Partout Mme de Boufflers est invitée, -recherchée. Outre son charme personnel, n'est-elle pas -le représentant le plus brillant et la vivante incarnation -de cette ancienne Cour qui a laissé d'impérissables -souvenirs?</p> - -<p>Mais il n'y a pas à Nancy que la société française; -on y trouve une colonie étrangère très nombreuse et -très distinguée.</p> - -<p>Les Anglais, en particulier, se plaisent énormément -en Lorraine; on voit tous les ans force insulaires fuir -<span class="pagenum"><a id="Page_407"> 407</a></span> -les brouillards de leur pays et installer leurs pénates -dans l'ancienne capitale du roi de Pologne. Plusieurs -sont de la plus grande distinction et leur présence contribue -à apporter beaucoup d'animation et de gaîté -dans les relations du monde.</p> - -<p>Mme de Boufflers est particulièrement liée avec -Mme Grenville, sœur de M. Pitt. C'est une femme infiniment -aimable et d'un caractère très original. Elle a une -bonne maison, un mari très sensé, homme de mérite, -et une fille de quinze ans, jolie et bien élevée.</p> - -<p>Mme de Boufflers passe la plus grande partie de -l'hiver 1781 à Nancy, en compagnie de Mme de Boisgelin. -Elle va seulement de temps à autre à Lunéville -voir Panpan; il est toujours l'ami le plus aimé, et dès -qu'elle s'éloigne de lui, c'est pour le regretter. Mais -qu'elle soit à Nancy, à Fléville, à Saint-Germain, -elle trouve toujours le temps de lui écrire.</p> - -<p class="autre">(De la main de Mme de Boisgelin)...</p> - -<p class="date">«Nancy, 5 février.</p> - -<p>«Je suis bien fâchée d'avoir tant pris de vos vilaines -liqueurs, tout le monde les a trouvées détestables.</p> - -<p>«Vous voulez des nouvelles, et moi je n'en sais -point...</p> - -<p>«J'ai eu un moment la tentation de partir avec -Mme de Lenoncourt pour vous aller voir; mais je pense -qu'il ne faut pas crever mes chevaux pour le plaisir d'un -moment, quelque touchant qu'il soit pour moi.</p> - -<p>«J'ai retrouvé ceci beaucoup plus gai que je l'avais -<span class="pagenum"><a id="Page_408"> 408</a></span> -laissé. J'ai été étonnée hier de la manière dont on a joué -les <i>Jumeaux vénitiens</i> et les <i>Caquets</i>. Mmes de la -Porte m'avaient engagée à aller avec elles. M. de -la Porte, à qui j'ai fait des reproches qu'il ne vous répondait -pas, m'a dit qu'il allait vous écrire.</p> - -<p>«L'évêque et lui ont des assemblées superbes et -charmantes. Tous les appartements échauffés et éclairés -comme ceux de Mme de Chaulnes, quand Monsieur y -dînait. Les grands soupers suivent.</p> - -<p>«Je dîne demain chez Mme de Grenville avec -ma Durival, et puis encore avec elle chez mon Dumast. -Nous dînons ici ensemble, quelquefois aussi à Fléville. -Nous buvons du vin d'Arbois. Enfin nous passons assez -bien notre temps d'exil; mais en sentant toujours qu'il -n'y a point de bonheur sans vous, car l'amusement ne -vous remplace pas.</p> - -<p>«Je suis fâchée de toutes ces dépenses qui vous -mettent mal à l'aise. J'espère, au mois de février, être -en état de vous faire des offres d'argent.</p> - -<p>«M. de Beauvau m'a envoyé une espèce de tasse renforcée -qui est la plus jolie chose du monde. Il souffre -toujours, mais il se croit pourtant mieux.</p> - -<p>«Ce qui fait que les poires ne sont pas bonnes, c'est -qu'on les a faites avec du jus de raisiné, qui est une des -plus mauvaises choses que je connaisse.</p> - -<p class="date">«15 décembre.</p> - -<p>«Si je trouve une occasion, je vous enverrai trois -livres de café.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_409"> 409</a></span> -«Il n'y a rien de si noble que de te demander un -envoi de confitures de Rousselet, car c'est d'un ragoût -que l'on n'a point goûté.</p> - -<p>«Je vous enverrai une vieille paire de gants, car je -venais d'en faire des générosités à Manon et à Nanette.</p> - -<p>«J'ai eu hier une assemblée si nombreuse qu'on ne -savait où se mettre. C'était surtout des Anglais. On a -joué au vingt-et-un et au whist. Le souper était de -vingt couverts, excellent. Sept ou huit personnes -étaient restées dans le salon, faute de place.</p> - -<p>«Voilà Thérèse qui ne veut pas vous parler de loin. -Ainsi, adieu, mon cher Veau, car je n'en puis plus, ce -qui n'empêche pas d'aimer bien et beaucoup son Veau.»</p> - -<p>Bien que vivant éloignée de la capitale, Mme de -Boufflers prenait toujours un très vif intérêt à tout ce -qui s'y passait, principalement à ce qui regardait ses -amis; sa sœur de Mirepoix, ou, à son défaut, son frère -de Beauvau, la tenaient fidèlement au courant de tous -les incidents marquants de la vie parisienne. C'est ainsi -qu'elle apprit tous les détails de la réception de Tressan -à l'Académie, détails qui pour elle étaient doublement -intéressants.</p> - -<p>Cette réception n'était pas passée inaperçue et elle -avait soulevé mille tracasseries qui amusèrent beaucoup -la vieille marquise.</p> - -<p>Plus encore que de nos jours peut-être, ces fêtes -littéraires jouissaient d'une vogue inouïe. Comme il -était de bon ton d'y figurer, toutes les belles dames de -la Cour et de la ville s'y précipitaient, et plus d'une -<span class="pagenum"><a id="Page_410"> 410</a></span> -aurait préféré risquer sa vie que de manquer une réunion -aussi «courue». Point n'était besoin de connaître -l'heureux élu ou de s'intéresser aux choses de l'esprit.</p> - -<p>Les billets pour la réception de Tressan ne furent -pas moins recherchés qu'il n'était d'usage en pareil cas; -le concours fut même d'autant plus grand, que, se conformant -à une habitude assez ancienne, l'Académie -avait décidé de recevoir le même jour les deux derniers -élus, MM. Lemière et de Tressan. Il y eut donc double -affluence de parents, d'amis, de curieux. Cette double -réception fut même la cause d'une tracasserie soulevée -par M. de Tressan et qui ne se termina pas à son -honneur.</p> - -<p>L'Académie mettait à la disposition du nouvel élu une -tribune entière pour sa famille et ses amis. Quant il y -avait deux réceptions, les deux élus se partageaient la -tribune.</p> - -<p>Tressan, nous l'avons vu, devait être reçu le même -jour que M. Lemière. Dès qu'il en fut informé, le comte -ne craignit pas d'écrire au secrétaire perpétuel de l'Académie, -pour lui demander une tribune particulière afin -que la comtesse de Tressan et ses amies ne soient pas -confondues avec Mme Lemière et sa société.</p> - -<p>Evidemment Tressan, bien que philosophe, ne marchait -pas avec son siècle. Sa prétention parut d'autant -plus choquante que les idées égalitaires gagnaient -chaque jour du terrain et que le cas s'était déjà présenté -sans soulever la moindre difficulté.</p> - -<p>D'Alembert répondit spirituellement à son confrère -<span class="pagenum"><a id="Page_411"> 411</a></span> -que la compagnie n'admettait aucune distinction de -rang et il lui rappelait que le prince de Beauvau, d'assez -bonne noblesse cependant, n'avait fait aucune difficulté -pour être reçu le même jour que M. Gaillard, et que la -princesse avait fait à la sœur de M. Gaillard les honneurs -de leur commune tribune avec une grâce charmante.</p> - -<p>La réception eut lieu le 25 janvier 1781. L'affluence -fut énorme, l'on s'écrasait à l'envi; beaucoup de -femmes ne purent s'asseoir, plusieurs s'évanouirent, -bref ce fut un véritable succès. Dès deux heures et demie -la salle était comble. La première tribune était occupée -par la duchesse de Chartres, la comtesse de Genlis et -quelques autres dames de la Cour. On remarquait encore -dans l'assistance la princesse de Nassau, la duchesse -de Coigny, Mmes de Lauzun, de Boufflers, de Sabran, -de Schouwaloff, de Grammont, de Beauharnais, etc. -On y voyait même la célèbre Mme Bouret, la <i>Muse -limonadière</i>! Tranquillement assis autour du feu dans -leur salle d'assemblée, les académiciens laissèrent son -Altesse Royale et toute l'assistance se morfondre impitoyablement -jusqu'à trois heures.</p> - -<p>Mme Lemière, jeune et jolie, attirait tous les regards, -tandis que personne ne faisait attention à Mme de -Tressan, vieille et laide.</p> - -<p>Le discours de M. Lemière fut original. «Au lieu de -se prosterner aux genoux de l'Académie à l'exemple de -ses devanciers, il prétendit que cette modestie déplacée -dégradait également le récipiendaire et les juges», il se -rendit témoignage de n'avoir brigué le fauteuil académique -<span class="pagenum"><a id="Page_412"> 412</a></span> -que par ses travaux, et il reprocha même assez -aigrement à ses confrères de l'avoir fait attendre trop -longtemps.</p> - -<p>Le discours de Tressan fit peu d'effet; il s'efforça -d'imiter dans son style la naïveté des anciens chevaliers, -mais le public n'y vit que les efforts languissants -d'un vieux paladin.</p> - -<p>Dans le courant de l'année 1781, le chevalier de -Boufflers, qui se morfondait sur les côtes du Nord, -eut l'agréable surprise d'être envoyé avec son régiment -à Joinville, jolie petite ville située sur les bords -de la Marne.</p> - -<p>Ce déplacement lui était doublement précieux, car il -l'enlevait à une garnison odieuse et ensuite il le rapprochait -de Mme de Sabran et aussi de la Lorraine.</p> - -<p>Son premier soin, dès qu'il a terminé son installation -à Joinville, est d'aller voir sa mère, mais, hélas! il -la trouve bien changée et ses lettres laissent percer la -déception qu'il a éprouvée en la revoyant. Lui qui -accourt le cœur chaud, ravi de retrouver celle qu'il -aime toujours si tendrement, ne peut se défendre d'une -douloureuse sensation en voyant la marquise assez détachée -de sa famille et n'attachant plus d'importance -qu'à l'orthographe, aux synonymes, enfin aux mille -petites manies qui ont fini par envahir sa vie. C'est -que Mme de Boufflers est arrivée à l'âge où le cercle -des intérêts se rétrécit comme celui des idées et où les -habitudes journalières prennent l'importance d'événements -capitaux.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_413"> 413</a></span> -C'est à sa sœur que le chevalier raconte assez tristement -sa désillusion et il ne peut lui dissimuler le chagrin -que lui fait éprouver ce commencement de -déchéance intellectuelle chez une femme jusqu'alors si -active, et aux idées si larges.</p> - -<p class="date">«Mardi.</p> - -<p>«Il faut donc me déterminer à t'écrire le premier, -moi qui ai tant de peine souvent à t'écrire le second; -c'est tout ce que je pourrais faire, si tu étais autant -mon aînée que tu es ma cadette...</p> - -<p>«J'ai si bien perdu l'habitude de ce pays-ci qu'il est -devenu comme étranger pour moi. Il me semble aussi -l'être devenu pour tout ce qui l'habite et presque pour -ma mère. Ce n'est pas qu'elle ne m'ait bien reçu, mais -je ne suis ni Panpan, ni Thérèse, ni M. Dumast pour -elle. Elle serait aussi aimable que jamais si les synonymes -français, l'histoire ancienne et le trictrac lui en -laissaient le loisir, mais elle ne plaît que quand elle n'a -rien de mieux à faire.</p> - -<p>«En voilà plus qu'assez, ma bonne fille, il n'est pas -dit qu'une lettre à ton adresse doive être de ta taille. -Adieu, reçois bien mon petit officier, et regarde-toi en -tout état de cause comme la tante du régiment de -Chartres.»</p> - -<p class="space">Quelques jours après, nouvelle lettre. Le chevalier a -profité de son séjour en Lorraine pour s'occuper de ses -intérêts, visiter ses abbayes, rendre ses devoirs à ses -<span class="pagenum"><a id="Page_414"> 414</a></span> -chefs militaires; il fait part à sa sœur de toutes ses -démarches et en même temps il se plaint amèrement -d'un silence qui se prolonge et qui lui paraît incompréhensible.</p> - -<p class="date">«Metz, ce 11.</p> - -<p>«Il n'est pas possible que tu n'aies pas reçu de mes -nouvelles, ma chère enfant, et il n'est pas concevable -que je n'aie pas des tiennes. Tu sais que cette sécurité, -que tant de gens m'envient et que d'autres me -reprochent, ne s'étend point jusqu'à ce qui te regarde et -si tu m'as négligé, tu dois te représenter la peine que -tu me fais. Je sais que tu es arrivée en bonne santé, -mais cela ne me suffit pas; je suis devenu bien exigeant, -il est vrai que je permets, que j'exige même -qu'on le soit avec moi.</p> - -<p>«Je suis venu hier à Metz pour voir le maréchal -et le comte, et pour retarder la chute de mon -église. Tous mes objets sont remplis, au comte -près, que je ne verrai que ce matin. J'ai été fort -content de la réception de mes supérieurs ecclésiastiques -et militaires. Cela indiquerait au premier coup -d'œil que je suis aussi bon soldat que bon prêtre. -L'abbesse est toujours la même; elle prouve qu'on n'a -pas besoin de force pour se soutenir et cela est bien -rassurant pour ceux qui doivent aimer ma Boisgelin -dans vingt ou trente ans, car il y en a, il s'en présentera, -etc.</p> - -<p>«Adieu, mon cœur, je retourne demain à la Malgrange -<span class="pagenum"><a id="Page_415"> 415</a></span> -me consoler ou m'affliger suivant les lettres -que je trouverai.»</p> - -<p>Boufflers n'écrit pas qu'à sa sœur; Mme de Sabran a -bien droit aussi à quelques nouvelles, et comme elle -a reproché à son ami de n'avoir pas suffisamment surveillé -ses abbayes, il lui répond:</p> - -<p>«Tu as bien raison, chère sœur, je n'ai point assez -passé de temps à mon abbaye. Mais, comment aurais-tu -fait à ma place, à moins de déclarer une brouillerie -ouverte qui eût été contraire à mes intérêts?... Au -reste, en 83, j'aurai 5,000 livres de rente de plus, ce -qui, joint à beaucoup de dettes de moins, me mettra -dans une grande opulence. Mais j'aurais 100,000 livres -de rente que je haïrais toujours un état qui m'empêche -d'être plus que ton amant.»</p> - -<p>On voit que maintenant Boufflers n'hésite plus à -tutoyer dans sa correspondance Mme de Sabran; mais -cette familiarité paraît à la dame intempestive et elle -répond malicieusement:</p> - -<p>«A propos, ayez la bonté de ne plus me tutoyer -dans vos lettres, cela les rend trop semblables à -d'autres.»</p> - -<p>Le chevalier, qui ne se tient pas pour battu, répond.</p> - -<p>«Et pourquoi me défendez-vous de te tutoyer? De -peur, dis-tu, cher amour, que mes lettres ne ressemblent -à d'autres. J'aime bien mieux ne jamais écrire d'autres -lettres pour n'être point gêné dans celles que je t'écris. -Ce <i>vous</i> me glace; il me semble que rien de ce que tu -m'inspires ne s'accorde avec lui. C'est comme s'il fallait -<span class="pagenum"><a id="Page_416"> 416</a></span> -toujours te faire la révérence au lieu de t'embrasser. -Retire ta défense, chère Sabran; si tu me rends poli tu -me rendras faux et froid, et surtout gauche. L'amour -est un enfant mal élevé<a id="FNanchor_166" href="#Footnote_166" class="fnanchor"> [166]</a>.»</p> - -<p>Entre temps, Mme de Sabran est venue, elle aussi, -en Lorraine chez des amis. Boufflers l'engage à profiter -du voisinage pour le venir voir à la Malgrange:</p> - -<p>«Viens dîner ce matin à la Malgrange avec ma mère -et moi, jolie enfant. Il fait un temps charmant; tu -verras une maison fort propre, un joli jardin et un arbre -gros comme le bois de Boulogne, qui porte trois ou -quatre millions de bouquets sur la tête.»</p> - -<p>Boufflers s'efforce, pendant son séjour en Lorraine, -d'améliorer son petit domaine, de l'embellir et de le -rendre tout à fait séduisant. La Malgrange est devenue -une de ses passions. Il écrit à sa sœur, qui s'est enfin -décidée à lui répondre:</p> - -<p class="date">«La Malgrange.</p> - -<p>«Mme de Boisgelin, il ne fallait pas moins que votre -lettre après votre silence. Je sentais plus que de l'ennui à -être oublié de vous. Je me rappelais tout ce que vous -m'aviez dit et je me disais: Il faut que ce ne soit pas -vrai puisqu'elle ne me dit plus rien. Je me repentais -déjà de vous avoir cru pour moi d'autres sentiments -que ceux que vous auriez pour tous les frères du monde, -et j'essayais de rentrer dans les limites de l'amour fraternel. -<span class="pagenum"><a id="Page_417"> 417</a></span> -Vous m'évitez par votre lettre une peine bien -fâcheuse et bien inutile, celle de travailler à vous moins -aimer. Enfin cette lettre, toute charmante qu'elle est, -me fait encore plus de bien que de plaisir. Tiens, mon -enfant, nous sommes frère et sœur de corps et de nom, -mais il me semble que nos âmes se sont épousées; je ne -sais pas si elles ont fait l'une et l'autre un trop bon -mariage, mais j'espère au moins qu'elle ne feront jamais -mauvais ménage.</p> - -<p>«Je me porte de mon mieux, je vais et je viens, je -passe ma vie entre Joinville et la Malgrange, et je me -partage entre mes housards et mes fleurs. Quand je dis -mes fleurs, je me vante, car je n'en ai pas une, mais -c'est pour me peindre en agréable, et si ce ne sont pas -des fleurs de jardin, elles sont des fleurs de rhétorique.</p> - -<p>«La Malgrange sera bientôt digne de vous recevoir; -depuis longtemps je ne fais que l'embellir; il faudrait -encore longtemps pour la rendre belle, mais elle devient -riante. J'ai dessiné et planté une partie des jardins, j'ai -réparé et blanchi les bâtiments, je meuble quelques -chambres un peu plus honnêtement; surtout j'y cultive -les fraises, les cerises, les abricots, les pêches, les -figues et les muscats avec le plus grand succès. Enfin -il n'y manque que ma mère et vous pour tout gâter et -pour tout manger.</p> - -<p>«Adieu, ma bonne, je t'aime bien quand je ne te -vois pas.»</p> - -<p>Si Mme de Boisgelin est une médiocre correspondante, -<span class="pagenum"><a id="Page_418"> 418</a></span> -elle n'en aime pas moins tendrement sa mère et -son frère, et elle le leur prouve à l'occasion. Ayant eu -la bonne fortune de gagner au jeu une somme assez -importante, elle veut que toute la famille participe à -cette heureuse aubaine, et elle envoie quelque argent à -sa mère avec une lettre des plus affectueuses. Ce Pactole -inattendu met la Malgrange en allégresse et soulève -les cris d'enthousiasme de la marquise et du chevalier:</p> - -<p class="date">«11 mai.</p> - -<p>«Tu as écrit une lettre charmante, car elle a fait -pleurer même d'autres yeux que ceux de Panpan. Ma -mère et moi et tout ce qui est ici, nous te louons impudemment -depuis le matin jusqu'au soir, comme si ce -n'était pas un peu nous louer nous-mêmes. Tu n'as qu'un -défaut (ce qui est peut-être une excellente qualité), c'est -de te cacher à toi-même encore plus qu'aux autres, -et de ne montrer ce que tu vaux que dans les occasions.</p> - -<p>«Je ne sais pas bien quand je te reverrai, mais je -sais que c'est avec plus de plaisir que jamais, parce -que je viens de faire connaissance avec toi. Je laisse -la plume à ma mère qui s'en servira mieux. Pour moi -c'est assez de te dire et de te répéter que je t'aime à -la folie.</p> - -<p class="autre">(De la main de Madame de Boufflers.)</p> - -<p>«Qui n'en dit pas autant? il faudrait ne vous avoir ni -vue ni revue. Nous avons tous pleuré en lisant votre -<span class="pagenum"><a id="Page_419"> 419</a></span> -lettre. Il me semblait que c'était à moi à dire de vous -ce que vous disiez de moi. Votre argent est arrivé tout -de suite. Tout le monde vous aime à la folie.»<a id="FNanchor_167" href="#Footnote_167" class="fnanchor"> [167]</a></p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_420"> 420</a></span></p> -<h2 class="normal">CHAPITRE XXIII<br /> -<span class="medium">1781-1783</span></h2> - -<p class="hanging indent">La vie à Fléville.—Cerutti à Paris.—Mme Durival perd sa -mère.—Sa douleur.</p> -</div> - -<p class="space">En juillet 1781 Mme de Boufflers et Panpan sont -installés à Fléville et «crient» avec tous les hôtes du -château après l'arrivée de Mme Durival. On lui -ordonne de venir sans délai au nom de l'amitié, de la -philosophie, de l'éloquence. L'amitié, c'est Mme de -Brancas; la philosophie, Cerutti; l'éloquence, Mme de -Boufflers, Panpan et l'abbé Quénart. Tant qu'elle ne -sera pas là, tous les jours paraîtront longs et les plaisirs -imparfaits; elle devrait passer à Fléville toute sa vie!</p> - -<p>Cerutti insiste auprès d'elle et lui rappelle ses engagements:</p> - -<p>«Vous avez promis de venir passer quinze jours à -Fléville, Mme de Brancas vous prie de tenir une promesse -à laquelle elle attache un véritable prix... Le -Veau beugle après vous, et moi je crie comme un aigle -contre votre absence.»</p> - -<p>Mais Mme Durival résiste aux plus pressantes instances. -Son ami mécontent lui écrit sévèrement: -«Vous vous étiez engagée à venir, mais vous promettez -<span class="pagenum"><a id="Page_421"> 421</a></span> -par sensibilité et vous vous dispensez par inconstance. -La mobilité extrême de votre génie qui le rend si -aimable, le rend quelquefois un peu léger.»</p> - -<p>Cependant Fléville est toujours un séjour enchanteur. -Non seulement l'on y voit réunie toute l'aimable -société que nous connaissons, mais c'est le seul -endroit de la Lorraine où l'on trouve quelque fraîcheur -pendant l'été; «on ne voit plus d'herbe qu'ici,» écrit -Mme de Lenoncourt; partout ailleurs «l'on brûle et -l'on dessèche». Le salon est frais «comme un souterrain», -quand Mme de Brancas du moins ne s'avise pas -de tenir les fenêtres ouvertes aux heures les plus -chaudes de la journée.</p> - -<p>Au mois d'août, les hôtes du château organisent des -divertissements variés pour fêter dignement l'anniversaire -de la duchesse qui est le 25, jour de la Saint-Louis. -Mme Durival, qui s'est enfin décidée à rejoindre ses -amis, prépare en secret une grande représentation dramatique; -on répète une comédie de Lantier, <i>l'Impatient</i>. -Cerutti joue le rôle du Magister, Mme Durival -celui de l'Impatient. Costumes, décors, tout est l'œuvre -de la châtelaine de Sommerviller. On a réservé à Panpan -une mission des plus importantes; c'est lui qui est -chargé d'annoncer la pièce. Il remplit en outre les fonctions -de souffleur, et de ces deux rôles il se tire fort -brillamment.</p> - -<p>Dès que le rideau est levé, le Veau s'avance sur le -devant de la scène et lit ce prologue de sa composition:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_422"> 422</a></span></p> -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p class="i1"> J'ai vu Voltaire, à Sceaux, d'une illustre princesse</p> -<p class="i1"> Égayer la retraite et les amusements:</p> -<p class="i1"> Heureux, si nous pouvions, Madame la duchesse,</p> -<p class="i1"> Employer aujourd'hui de semblables talents!</p> -<p class="i2"> Lorsqu'à vous célébrer chacun s'empresse,</p> -<p class="i2"> Je n'irai point à de si nobles chants</p> -<p class="i3"> Mêler, dans l'ardeur qui me presse,</p> -<p class="i3"> De vieux et trop faibles accents.</p> -<p class="i3"> De Lantier la muse riante</p> -<p class="i3"> Va sans doute vous amuser;</p> -<p class="i3"> Pour moi, je n'ose rien oser;</p> -<p>Qui pourrait vous chanter, quand Cerutti vous chante<a id="FNanchor_168" href="#Footnote_168" class="fnanchor"> [168]</a>?</p> -</div></div> - -<p>La pièce est jouée à merveille, elle a le plus grand -succès. Mme de Brancas, ravie de la surprise, ne se -lasse pas d'applaudir ainsi que ses invités.</p> - -<p>Après ces brillantes réjouissances, les hôtes de Fléville -se séparent et chacun regagne ses pénates. Au -mois d'octobre la duchesse rentre à Paris, toujours -accompagnée du fidèle Cerutti.</p> - -<p>Mais le séjour dans la capitale est loin d'être favorable -à l'ancien jésuite; les premiers froids l'éprouvent -cruellement. C'est à Mme Durival qu'il confie les -ennuis qu'il éprouve dans sa nouvelle résidence:</p> - -<p class="date">«5 novembre 1781.</p> - -<p>«Je ne cours pas encore Paris. Je suis occupé à me -garantir du froid, du bruit et de la fumée. Mme de -Brancas jouit en paix de son vaste et magnifique logement. -<span class="pagenum"><a id="Page_423"> 423</a></span> -Elle tousse cependant au milieu de sa magnificence<a id="FNanchor_169" href="#Footnote_169" class="fnanchor"> [169]</a>, -mais le plaisir de se voir à Paris et de revoir -ses amis est un baume pour sa blessure.</p> - -<p>«Ma santé est en dispute avec l'air de ce pays-ci. -J'essaie de tenir bon. Je monte presque tous les jours -à cheval, je prends du lait de chèvre...»</p> - -<p>Heureusement Cerutti est distrait de ses maux par -ses relations mondaines; il dîne en ville, il soupe avec -ses amis, en particulier avec Saint-Lambert, qui lui -demande longuement des nouvelles de tous ses amis -de Lorraine, de Mme de Boufflers, de Mme Durival, de -Panpan, etc.</p> - -<p>Au mois de janvier 1782, il écrit encore longuement -à Mme Durival pour la mettre au courant des -racontars de la capitale.</p> - -<p class="date">«Paris, ce 19 janvier 1782.</p> - -<p>«Comme on dit que tout le monde sera tué lundi, -jour de la fête, il faut bien vous écrire, madame, pour -vous dire un éternel adieu. Car n'imaginez pas que, -malgré mon rhume, ma prudence, et les avis de tout le -monde, je veullle renoncer au plaisir de voir le feu, les -illuminations et la joie publique. Ce jour-là je courrai -tout Paris comme si j'étais mordu de la tarentule. -J'ignore dans quelle rue je périrai, mais je m'en console -d'avance par l'espérance d'une épitaphe que vous me -ferez.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_424"> 424</a></span> -«Sérieusement, je ne crois pas à un seul des mauvais -bruits répandus à ce sujet dans Paris. Il y a des gens -qui se plaisent à effrayer le peuple et ensuite ils rient -de sa frayeur comme l'on rit de celle des enfants.</p> - -<p>«L'on a dit que Paris serait incendié, égorgé, dépouillé, -que cent mille escrocs étaient arrivés de tous -les coins du monde avec des massues, des brûlots, des -nœuds coulants; que la rivière de Seine serait comblée -de cadavres, que trente personnes échapperaient seules -et que la prédiction en était dans Mathieu Landsberg. -Elle est digne de lui. Enfin on attend ce jour avec -tremblement, comme un jour de bataille et de carnage.</p> - -<p>«Vous croirez peut-être que j'exagère, point du tout. -La sottise va encore plus loin que je dis, et rien n'égale -l'horreur des prophéties que l'on a faites. Vous savez -que les mauvais prophètes trouvent plus de croyants -que les bons; vous connaissez la stupidité populaire. -Si vous étiez à Paris en ce moment-ci, vous pourriez -faire un traité là-dessus. J'espère qu'il serait plus -intelligible que ce que vous avez mandé sur moi à -Mme de Brancas.</p> - -<p>«Qu'avez-vous voulu dire par vos bouffées de fumée -et toutes vos belles métaphores? Je m'entends un peu -en figure de rhétorique, mais je n'ai rien compris à celle-là. -Je suis bien aise que votre éloquence s'embrouille -quelquefois ainsi que la métaphysique de votre amie. -Cela m'arrive si souvent! J'aime à vous ressembler en -quelque chose.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_425"> 425</a></span> -«J'ai rencontré ces jours derniers Marmontel qui -parle de vous comme Panpan et moi nous en parlerions.</p> - -<p>«Les querelles de la musique sont un peu assoupies; il -s'en est élevée une autre. L'Académie française s'est -divisée pour M. de Condorcet; La Harpe était à la tête -du parti qui voulait M. Bailly. L'élection d'un pape ne -connaît pas plus de mouvements qu'il n'y en a eu. Toutes -les fourmilières croient élever des montagnes en élevant -leur petit tas de poussière.</p> - -<p>«Avouez, madame, que la tranquillité champêtre est -bien au-dessus de tout cela. Que je regrette les jours -que nous passions à disputer et à disputailler.</p> - -<p>«Mon rhume ne veut pas finir. Mme de Brancas -supporte le sien avec cette douceur inaltérable que -vous lui connaissez. Elle me charge de mille choses -tendres pour vous, et pour Mlle de Juvincourt.</p> - -<p>«Voulez-vous bien dire ou plutôt peindre à Mme la -marquise de Boufflers tout le vide qu'on ressent loin -d'elle et de vous.»</p> - -<p>Les plaisirs de Paris, quelque nombreux et variés -qu'ils soient, ne remplacent pas pour Cerutti les agréments -de la campagne. La société qui l'entoure ne lui -inspire qu'antipathie et répulsion, il regrette la vie des -champs, la nature et surtout l'amie charmante à laquelle -il s'est sincèrement attaché:</p> - -<p class="date">«Paris, 9 février 1782.</p> - -<p>«...Vous dites que ma lettre à M. de Marsanne n'est -<span class="pagenum"><a id="Page_426"> 426</a></span> -pas d'un mort; je ne le suis pas tout à fait; mais je sens -que si je demeurais de suite en ce pays-ci, je mourrais -d'inanition. Comment cela? Parce que mon cœur n'y -trouve rien de ce qui lui convient. Il aime la vérité, et le -monde la déguise sans cesse; il aime la bonté et -presque tous les esprits sont devenus méchants; il aime -l'équité, et de toutes parts je ne vois qu'injustice et -partialité; j'aime le repos, ce lieu-ci est le tombeau des -gens tranquilles; le bruit seul que j'entends me persécute; -enfin j'aime l'indépendance, et ici il faut être ou -martyr complaisant ou ridicule...»</p> - -<p>Au mois de juin 1782, Mme Durival eut la douleur -de perdre sa mère qu'elle aimait tendrement; elle en -ressentit un chagrin profond et tout son entourage -s'efforça d'apporter quelque adoucissement à ses -regrets.</p> - -<p>Mme de Boufflers, qui se trouvait à Nancy, prit une -part très vive à la douleur de sa meilleure amie. A ce -propos elle écrivait à Panpan:</p> - -<p class="date">«Vendredi, 2 juin 1782.</p> - -<p>«Qui m'aurait dit que la mort de Mme Dufrène me -donnerait un chagrin sensible? Je ne l'aurais pas cru, ni -vous non plus, mon cher ami.</p> - -<p>«D'abord j'ignorais combien ma pauvre amie lui était -attachée. Ce que Mlle de Juvincourt dit de son état -perce l'âme, et le mouvement d'amitié qui l'a portée à -vouloir m'écrire, sans le pouvoir, m'a touchée jusqu'aux -larmes.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_427"> 427</a></span> -Panpan, très affecté du malheur d'une amie qui lui -est chère, se montre des plus empressés auprès d'elle -et il lui offre même, pour échapper à de pénibles souvenirs, -de venir partager sa modeste demeure de Lunéville. -Mme Durival n'accepte pas l'offre du Veau, mais, -touchée de sa sensibilité, elle lui répond ces lignes touchantes:</p> - -<p class="date">«Nancy, le 15 mars.</p> - -<p>«Ce n'est pas une réponse, mon cher ami, que je -fais à votre charmante lettre, on ne répond pas à ces -choses-là; par la même raison ne vous croyez point -obligé de répondre à ceci. Je cède au besoin d'épancher -un sentiment bien doux et je ne veux pas vous donner -d'autre peine que celle de me lire. Vous avez une -âme bien délicate et bien rare; il semble que vous -teniez dans votre main toutes les fibres du cœur de -vos amis. Vous y faites naître sans cesse de nouveaux -sentiments de tendresse pour vous et de contentement -pour soi-même, car on ne saurait sentir croître -l'amitié qu'on a pour vous sans s'en estimer davantage.»</p> - -<p class="date">«Nancy, 5 août 1782.</p> - -<p>Mme de Boufflers s'inquiète de Mme Durival, dont -le chagrin, loin de s'atténuer, ne fait que croître; elle lui -écrit tendrement en l'exhortant à reprendre courage et -à se rattacher à la vie:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_428"> 428</a></span></p> -<p class="date">«4 juillet.</p> - -<p>«On m'a dit hier que vous reveniez ici, ma céleste -amie; ainsi, au lieu d'aller demain à Commercy comme -j'en avais bien envie, j'allais envoyer savoir de vos -nouvelles, quand M. Jobard m'a envoyé celles qu'il -venait de recevoir de madame sa femme.</p> - -<p>«Il ne faut pas qu'une raison supérieure comme la -vôtre cède à la sensibilité, car quelque aimable que -soit cette qualité elle deviendrait faiblesse, si on ne lui -opposait pas le courage qui convient.</p> - -<p>«Je suis bien touchée de l'attention que Mlle de -Juvincourt a eue de me faire savoir de vos nouvelles; -je ne sais si je vous ai parlé du tendre intérêt de M. de -Bauffremont. Mme de Lenoncourt m'a chargée de vous -dire que c'était par intention qu'elle ne vous écrivait pas.</p> - -<p>«Pour moi qui sais bien que vous vous dites mieux -que moi ce que je pourrais vous dire, je vous écris -parce que je ne pense qu'à vous, depuis la dernière fois -que je vous ai vue et qu'il m'est impossible de ne pas -vous le dire.»</p> - -<p>Cerutti était à Paris au moment de la mort de -Mme Dufrène; dès qu'il apprend le malheur qui frappe -son amie, il s'empresse de lui écrire:</p> - -<p class="date">«A Paris.</p> - -<p>«Je prends une part véritable, madame, à la perte -que vous venez de faire. C'est un cruel moment que -celui où l'on reste seul de sa famille. Il est si doux de -<span class="pagenum"><a id="Page_429"> 429</a></span> -pouvoir nommer une mère, retrouver un père. Votre -douleur est juste et loin de vous en distraire j'aime à y -mêler les miennes.</p> - -<p>«Mon caractère, plus enclin à la mélancolie que le -vôtre, embrasse avidement toutes les idées qui peuvent -nourrir les regrets. J'ai passé les deux tiers de ma vie -à regretter les biens que j'ai perdus. Ni le présent ni -l'avenir n'ont jamais occupé mon imagination au point -de la consoler. Comme vous avez plus de mouvement -dans l'esprit, vous devez être plus esclave des objets et -plus docile aux espérances. Vous êtes d'ailleurs -entourée d'amies, elles composent pour vous une famille -nouvelle, choisie par votre cœur et digne de vos vertus. -Vos amis absents peuvent se reposer de votre bonheur -sur Mlle de Juvincourt. Si quelque mauvais cœur -refusait de croire à l'amitié, votre union suffirait pour le -détromper et le rendre meilleur.</p> - -<p>«Je suis chargé, de la part de Mme la duchesse de -Brancas, de vous dire combien elle compatit à votre affliction, -combien elle voudrait être à portée de l'adoucir, -enfin combien elle sera charmée de vous revoir au mois -de mars à Fléville.»</p> - -<p>Quelque temps après, il lui écrit encore ces lignes -vraiment étranges sous la plume d'un ancien jésuite:</p> - -<p class="date">«Paris.</p> - -<p>«Il faut savoir subir les lois de la nature sans crier -inutilement contre elle. Les choses sont ce qu'elles -peuvent être et nous ne serons jamais ce que nous -<span class="pagenum"><a id="Page_430"> 430</a></span> -voudrons devenir. Je sais que des charlatans de toutes -espèces ne cessent de nous flatter. L'un nous promet la -vie éternelle, l'autre l'éternelle santé, l'autre la pierre -philosophale, l'autre le règne de l'évidence...; mais ce -sont des charlatans!»</p> - -<p>Et il ajoute pour la détourner de chercher un appui -dans la Providence:</p> - -<p>«Il faut laisser le destin tranquille et ne pas mendier -inutilement à sa porte.»</p> - -<p>Les regrets de Mme Durival furent durables et elle -resta longtemps inconsolable. Au mois d'octobre Cerutti -lui écrivait encore:</p> - -<p class="date">«21 octobre 1782.</p> - -<p>«On dit que Mme de Boufflers va partir pour Paris.</p> - -<p>«Notre Veau est attaqué de la goutte en ce moment. -J'espère que l'attaque ne durera pas et qu'il viendra à -Fléville. Quel bonheur de vous y voir réunis, lui, vous, -et Mlle de Juvincourt!</p> - -<p>«Votre dernière lettre me montrait en vous un fonds -de mélancolie qui m'a saisie. Cette ligne de noir dont -vous me parlez et qui vous sépare, dites-vous, de la -société des vivants m'afflige. En perdant cette gaîté -qui vous rendait si agréable à eux vous perdriez non -pas la plus belle, mais la plus utile qualité de votre -caractère<a id="FNanchor_170" href="#Footnote_170" class="fnanchor"> [170]</a>.»</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_431"> 431</a></span></p> -<h2 class="normal">CHAPITRE XXIV<br /> -<span class="medium">1782-1784</span></h2> - -<p class="hanging indent"> -Correspondance de Mme de Boufflers avec Panpan.—Mort de -Tressan.—Le magnétisme.—Mesmer.—Les ballons.—Mort -de Mme de Brancas.</p> -</div> - -<p class="space">En novembre 1782 Mme de Boufflers, malgré la -rigueur de la saison, s'est encore décidée à faire le -voyage de Paris; elle est installée au Val chez son frère; -c'est de là qu'elle écrit à Panpan:</p> - -<p class="date">«Saint-Germain, 14 novembre.</p> - -<p>«Je m'afflige tous les jours, mon cher ami, de ne vous -point assez écrire, et surtout de ne pas vous dire un -mot de ce que je pense et de ce que je sens à tous les -instants pour vous. Il semble, depuis que je suis ici, -que je sois forcée de ne parler que de ce que je vois -et de ce que j'entends. Cependant je ne vois et je -n'entends rien qui vaille mon bon Veau.</p> - -<p class="autre">(De la main de Mme de Boisgelin.)</p> - -<p>«Voici une proposition à laquelle je te prie de donner -toute ton attention. Il faut me dire le temps que vous -pouvez me donner à mon retour en Lorraine, pour que -j'y arrive au moment où vous pourrez venir chez moi, -et que je n'aie pas le mortel chagrin d'en perdre un -<span class="pagenum"><a id="Page_432"> 432</a></span> -moment; car c'est non seulement mon bonheur, mais -c'est ma vie. Mon espérance est que vous viendrez -d'abord après votre réveillon.</p> - -<p>«Voici toutes les nouvelles qui ne sont que tristes:</p> - -<p>«D'abord la pauvre Mlle Quinault est tombée en -apoplexie<a id="FNanchor_171" href="#Footnote_171" class="fnanchor"> [171]</a>.</p> - -<p>«La comtesse du Nord se meurt à dix lieues de -Vienne. On dit que la Czarine l'a fait empoisonner, ainsi -que la première<a id="FNanchor_172" href="#Footnote_172" class="fnanchor"> [172]</a>.</p> - -<p>«La charmante vicomtesse du Barry, devenue -Mme de Tournon, est morte<a id="FNanchor_173" href="#Footnote_173" class="fnanchor"> [173]</a>.</p> - -<p>«Mme Ducrest, femme de celui avec lequel vous -avez dîné chez Tressan, est morte aussi.</p> - -<p>«Il y a eu un avantage des Espagnols sur les Anglais.</p> - -<p>(Mme de Boisgelin continue pour son compte.)</p> - -<p>«Maman court pour le dîner et moi je courrai pour la -coiffure quand je t'aurai parlé de moi. Je m'ennuie à -mourir et je ne m'amuserai que quand nous serons chez -nous avec mon cher Veau et notre Marcel que je me -réjouis bien d'embrasser.</p> - -<p>(Mme de Boufflers reprend la plume.)</p> - -<p>«Charge-toi, mon Veau, de faire dire à M. Petitdemange -que je lui suis bien obligé de ce qu'il m'a envoyé. -Fais-lui mes compliments et dis-lui qu'il m'envoie par -<span class="pagenum"><a id="Page_433"> 433</a></span> -le courrier, port payé, une douzaine de fromages de Void. -S'il pouvait y joindre une paire de sabots bruns tout -unis que Catherine lui remettrait, il me ferait plaisir.</p> - -<p>«Mme de Grammont croyait que les prunes venaient -de moi. Elle m'a bien priée, ainsi que Mme de -Mirepoix et M. de Nivernais de vous en remercier.</p> - -<p>«Je n'ai pas entendu parler de ma charmante Durival; -en attendant je parle d'elle, et je vois avec plaisir que -M. et Mme de Beauvau la croient telle qu'elle est.</p> - -<p class="autre">(De la main de Mme de Boisgelin.)</p> - -<p>«Tu remettras ou feras remettre à Catherine le petit -mot ci-joint.</p> - -<p>«M. de Nivernais a déjà fait quatre chansons pour -moi. Je vous en envoie deux pour que vous voyez que -les gens d'esprit font également des choses spirituelles -et des bêtises.</p> - -<p>«Quand nous serons à Paris je t'achèterai toutes les -nouveautés qui pourront t'amuser.</p> - -<p>«Mme de Grammont a dit hier devant moi toutes -sortes de choses agréables de vous. Elle paraît aimer -maman à la folie.»</p> - -<p>Le mois suivant la marquise a regagné sa chère -Lorraine, et elle passe les fêtes de Noël à Fléville, chez -la duchesse de Brancas. C'est de là qu'elle écrit encore -à Panpan le 24 décembre:</p> - -<p class="date">«Fléville, 24 décembre 1782.</p> - -<p>«Mais, vilain Cœur de moi, est-ce qu'être triste et -affligée s'appelle bouder? Est-ce que je pouvais vous -<span class="pagenum"><a id="Page_434"> 434</a></span> -savoir mauvais gré de partir après m'avoir si généreusement -offert de rester? Est-ce que je ne distingue plus -le bien du mal, moi qui travaille toute ma vie à me -rendre juste en tâchant de voir les choses comme elles -sont, sans exiger qu'elles soient comme je les désirerais? -Ce n'est pas tout à fait cela; mais ce petit abbé est là -qui me parle de messe.</p> - -<p>«J'allais vous écrire avec toute la tendresse de mon -cœur avant de recevoir votre lettre, car je vous aime -autant que si vous étiez ici, mais j'aimerais mieux que -vous y fussiez. Entends-tu?</p> - -<p>«La duchesse m'a dit qu'elle me priait d'engager -Mme Durival et mademoiselle, à ne pas manquer de -venir ici quand nous y serions.</p> - -<p>«On dit Linguet mort et qu'il s'est tué dans sa -prison<a id="FNanchor_174" href="#Footnote_174" class="fnanchor"> [174]</a>.</p> - -<p>«M. le duc d'Orléans vit.</p> - -<p>«Grand merci des confitures excellentes.</p> - -<p>«Envoyez le logo...</p> - -<p class="autre">(De la main de Mme de Boisgelin.)<br /> -et puis renvoyez celui que je vous envoie.</p> - -<p>«Bonjour, petit Veau, je vous adore toujours; venez -bien vite nous voir et amenez avec vous ma Marianne; -j'ai beaucoup de jolis romans à lui lire et elle n'a plus -rien à faire à Lunéville.»</p> - -<p>«Je vais dîner chez Mme de Lenoncourt avec cette -charmante d'Haussonville, et de là j'irai voir notre amie.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_435"> 435</a></span> -«Les Philips arrivent demain pour arranger leurs -affaires et partir tout de suite et pour toujours. Penser -qu'on ne reverra jamais des personnes qu'on aime, avec -lesquelles on a vécu longtemps dans l'intimité est bien -affligeant. Je crains presque autant la vue des Philips -que celle de notre amie.»</p> - -<p>La fin de la lettre est de la main de Mme de Boisgelin:</p> - -<p>«Maman dit que voir partir pour jamais les gens -qu'on aime, et ne jamais voir ceux qu'on aime encore -mieux et qui ne partent pas, est de la tristesse sur du -chagrin. Et moi je dis:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Le prince se porte mieux;</p> -<p class="i1"> J'en suis bien contente.</p> -<p>Mais il nous dit: je suis vieux.</p> -<p class="i1"> De peur qu'il ne tente,</p> -<p>Moi je dis les plus grands maux</p> -<p>Sont de ne plus voir les veaux,</p> -<p>Et de partir pour les eaux.</p> -<p class="i1"> Oh! ça le tourmente.</p> -</div></div> - -<p>«C'est sur un petit air nouveau dont je ne sais pas le -nom. Je te baise et prendrai pour enseigne: <i>A la -pareille</i>.</p> - -<p>«Mille et mille choses à la cousine et à Marie-Anne.»</p> - -<p>En juillet 1783, arrivent de fâcheuses nouvelles de -Paris. Mme de Boufflers apprend avec regret qu'un -accident grave est arrivé à son vieil adorateur, le -comte de Tressan.</p> - -<p>Mme de Genlis résidait alors à Saint Leu avec les -<span class="pagenum"><a id="Page_436"> 436</a></span> -enfants du duc d'Orléans; elle avait l'habitude d'inviter -Tressan tous les ans à la fête que lui donnaient ses élèves -le jour de <i>sainte Félicité</i>, sa patronne; c'était le 10 juillet. -Elle ne manqua pas à l'usage en 1783, et Tressan arriva -avec un bouquet et quelques vers. Le soir elle lui offrit -l'hospitalité parce que les chemins étaient détrempés par -la pluie; mais il s'y refusa et il partit après le souper. Sa -voiture versa et il reçut un violent coup à la tête. On crut -d'abord à une simple contusion, malheureusement un -abcès se forma et la situation fut bientôt des plus graves.</p> - -<p>Quand on crut sa mort prochaine, Condorcet et -quelques autres philosophes accoururent pour empêcher -leur ami «de faire le plongeon», mais la famille et surtout -l'abbé de Tressan intervinrent, ils firent fermer la porte -aux intrus et, volontairement ou non, Tressan mourut -chrétiennement, c'est-à-dire dans les sentiments dans -lesquels il n'avait jamais vécu. Il s'éteignit le 1<sup>er</sup> novembre -1783, âgé de soixante-dix-neuf ans<a id="FNanchor_175" href="#Footnote_175" class="fnanchor"> [175]</a>.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_437"> 437</a></span> -Bien que ses relations avec Tressan se fussent fort -refroidies depuis quelques années, la marquise éprouva -une assez vive émotion de la disparition du vieux -paladin; ce n'est jamais sans tristesse et sans un -fâcheux retour sur soi-même que l'on voit se rétrécir le -cercle de ses amitiés et disparaître les gens avec -lesquels on a passé une partie de sa vie.</p> - -<p>En octobre 1783, Mme de Boufflers est encore à -Paris auprès de son frère de Beauvau.</p> - -<p>Pendant son séjour dans la capitale, elle assiste à -toutes les extravagances du magnétisme. C'est Cerutti -qui l'initie aux merveilles du Mesmérisme et qui l'entraîne -à ces séances extraordinaires qui bouleversent -tout Paris.</p> - -<p>L'oisiveté des gens du monde avait eu pour résultat -un état nerveux des plus singuliers. Nos pères étaient -obsédés par une maladie qu'ils appelaient des vapeurs -et que nous nommons aujourd'hui neurasthénie. Les -femmes y étaient plus sujettes encore que les hommes, -et vers la fin du dix-huitième siècle, beaucoup d'entre -elles souffraient de maux de nerfs périodiques, qui dégénéraient -en véritables convulsions. On était obligé de -matelasser leurs chambres pour éviter les accidents.</p> - -<p>Cette société était mûre pour accueillir tous les prodiges, -toutes les absurdités. La manie de l'engouement -gagnait toutes les classes; on se passionnait successivement -pour les sujets les plus divers; en un mot, toutes -les têtes se détraquaient.</p> - -<p>Après les querelles sur la grâce efficace et sur le -<span class="pagenum"><a id="Page_438"> 438</a></span> -formulaire, on abandonna la théologie et on se mit à -discuter sur la musique; Lullistes, Ramistes, Glückistes, -Piccinistes se prenaient aux cheveux dans les cafés, -dans les rues, jusqu'au parterre de l'Opéra. Bientôt -personne ne songea plus à la musique, mais on se -passionna pour la stratégie; les pires bourgeois disputaient -avec rage sur l'ordre mince ou l'ordre profond, -sur le plus ou moins d'épaisseur qu'il fallait donner aux -bataillons.</p> - -<p>Puis vinrent les folies scientifiques.</p> - -<p>Un oculiste, chimiste en même temps, découvrit -une poudre, qui, jetée au milieu des odeurs les plus -infectes, anéantissait toute odeur; tout le monde -acheta de la poudre merveilleuse, mais l'infection resta -la même. Un minéralogiste, M. Sage, prétendait ressusciter -les morts avec de l'alcali volatil et faire de l'or -en barres avec de la terre glaise; il eut beaucoup -d'adeptes. Puis M. Dufour, chirurgien major à l'école -militaire, inventa un remède qui était la panacée universelle. -Dès qu'on se sentait malade, on devait se -frotter la peau des jambes avec des orties, puis s'enivrer -avec de l'absinthe; on se réveillait parfaitement guéri. -Quelques patients ne se réveillèrent pas; on répondit à -leurs parents qui se plaignaient que l'exception confirmait -la règle, et on donna à M. Dufour la croix de -Saint-Michel. Enfin, un physicien empirique arriva -avec un secret plus miraculeux que tous ceux qui -avaient excité jusqu'alors une enthousiaste curiosité; il -promettait de faire naître des hommes et des animaux -<span class="pagenum"><a id="Page_439"> 439</a></span> -de toutes espèces sans le secours des femmes. C'était -une vieille idée égyptienne analogue à ces fours artificiels -où l'on faisait éclore les poulets. Tout Paris se -moqua du nouveau charlatan et finit par y croire.</p> - -<p>Enfin arrivèrent Mesmer et Cagliostro.</p> - -<p>On peut supposer l'effet produit par les théories de -Mesmer sur des tempéraments nerveux et détraqués. -Sa prétention de guérir toutes les souffrances, tous les -maux physiques parut toute simple. Il ne trouva pas -seulement des adeptes parmi les faibles d'esprit; les -gens les plus distingués vinrent le trouver et assister -aux séances du baquet mesmérique.</p> - -<p>Cerutti, qui suivait avec intérêt toutes ces insanités, -écrivait à Mme Durival:</p> - -<p>«La folie de Mesmer embellit tous les jours; ses -adeptes sont les plus grands enthousiastes que le -charlatanisme ait produit. Rien n'égale l'audace des -magnétistes, si ce n'est la crédulité des magnétisés. Les -convulsions de saint Paris, l'astrologie judiciaire, les -enchantements, les manies, les extravagances de -toutes espèces vont revenir. On pourra dire: «Les -monstres reparurent de tous côtés à la mort «d'Hercule -et les sottises à la mort de Voltaire».</p> - -<p>«Je plaide inutilement la cause de la raison, j'essaye -en vain d'opposer ma faible voix aux clameurs mesmériques; -la folie semble s'arrêter quelques instants pour -courir mieux ensuite. Elle gagne bien du terrain et -Mesmer bien de l'argent.</p> - -<p>«Les convulsionnaires jansénistes étaient des paralytiques -<span class="pagenum"><a id="Page_440"> 440</a></span> -en comparaison de ceux que produit le magnétisme: -les uns bondissent comme des chevreuils, les -autres aboient comme des chiens; malades et médecins -se roulent ensemble par terre. Mais le spectacle le plus -rare est celui qui se passe dans la chambre des crises. -Molière serait stupéfait, et il avouerait que la sottise -humaine donne des comédies meilleures que les siennes. -Toutes les fureurs des nerfs, toutes les attitudes de la -démence, les cris, les sanglots, les larmes, les syncopes, -font de cette chambre un enfer ridicule. Pour égayer -la scène, Mesmer y joue de l'harmonica; un de ses -adeptes les plus fameux y joue de la harpe. Au bruit -de leurs accords les tourments d'Ixion, de Sisyphe et -de Tantale sont suspendus; quelques malades s'écrient: -«Assez! assez!» D'autres s'écrient au contraire; -«Encore! encore!» Les deux Orphées ne savent qui -exaucer.»</p> - -<p>L'ancien jésuite se moque spirituellement des diverses -transformations des folies humaines, qu'il résume sous -cette forme plaisante:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Autrefois Moliniste,</p> -<p>Ensuite Janséniste,</p> -<p>Puis Encyclopédiste,</p> -<p>Et puis Économiste,</p> -<p>A présent Mesmériste,</p> -<p>Attendant qu'un autre iste</p> -<p>Enfle bientôt ma liste...</p> -</div></div> - -<p>Les gens du monde n'avaient pas seuls été frappés -d'une véritable folie; les gens de maison n'avaient pas -<span class="pagenum"><a id="Page_441"> 441</a></span> -tardé à partager la démence de leurs maîtres. Cochers, -palefreniers, marmitons, garçons de cuisine, laquais, -tous abandonnaient leurs occupations pour courir chez -un thaumaturge, venu d'Alsace, et qui guérissait toutes -les maladies par la simple imposition des mains. Il -s'était établi dans une maison de la rue des Moineaux, -sur la butte Saint-Roch. Le désordre occasionné par sa -présence devint tel que l'autorité le fit enlever discrètement -et qu'on lui défendit de rentrer à Paris.</p> - -<p>Ce n'est pas seulement aux folies de Mesmer que -Mme de Boufflers assiste avec surprise, Cerutti, qui -s'est fait son cicerone, lui montre successivement tous -les phénomènes qui passionnent la capitale.</p> - -<p>En 1783 la mode est aux ballons. La nouvelle invention -a été accueillie avec enthousiasme et tout le -monde est convaincu que l'on va pouvoir voyager dans -les airs; il n'est plus question dans les conversations -que des «bateaux aériens», c'est le terme consacré. -Paris en délire se précipite aux expériences de -MM. Charles et Robert, de Pilâtre des Roziers, de -Montgolfier.</p> - -<p>Cerutti écrivait à Mme Durival:</p> - -<p class="date">«A Paris, ce 12 décembre 1783.</p> - -<p>«C'était à vous, madame, d'inventer les bateaux -aériens. Vous vous seriez ouvert par là de nouvelles -promenades et vous auriez forcé Mlle de Juvincourt de -vous suivre. Sa métaphysique se serait perfectionnée -encore dans la région des nuages. Je vous ai bien -<span class="pagenum"><a id="Page_442"> 442</a></span> -regretté l'une et l'autre au spectacle du globe. Vous -savez qu'il se prépare un spectacle non moins étonnant. -Le 7 de janvier on verra sur la rivière un homme passer -et repasser à pied cinquante fois. On a cru d'abord que -cette annonce était une attrape et que l'on voulait -tourner en ridicule la crédulité parisienne. Mais on -assure que l'homme est réel et sa découverte éprouvée. -Monsieur, frère du Roi, a envoyé quarante louis et -en même temps il a fait insérer dans le journal de -Paris une lettre de sa façon pleine de bonnes plaisanteries.</p> - -<p>«Arrivez donc, madame, arrivez donc, mademoiselle, -venez toutes deux être témoins des miracles. La -physique va devenir une sorte de religion. MM. de -Montgolfier sont les premiers thaumaturges de la -science. M. Thouvenel va se mettre du nombre. Il a -trouvé, dit-on, une boussole nouvelle qui se dirige vers -le couchant avec autant de justesse que l'aiguille -aimantée se dirige vers le Nord. Le grand problème -des longitudes serait presque résolu par là.»</p> - -<p>La province ne se montre pas moins enthousiaste -que la capitale pour la nouvelle invention. Mme de -Brancas est à ce point ravie qu'elle demande à Pilâtre -des Roziers de venir à Fléville et de faire en sa présence -des expériences sur les aérostats; bien entendu, -tous les amis de Lorraine sont convoqués en grande -cérémonie. La séance a lieu au jour fixé et l'aérostat -s'élève dans les airs au milieu des cris d'admiration de -l'assistance. Mme Durival regrette que les ballons ne -<span class="pagenum"><a id="Page_443"> 443</a></span> -soient pas encore dirigeables et qu'un de ces «bateaux -aériens» n'emporte pas «son corps aussi vite que sa -pensée s'envole».</p> - -<p>Les lauriers de la duchesse empêchent Mme de Boufflers -de dormir; elle aussi veut montrer son goût pour -les sciences et, au mois d'avril, elle donne à la Malgrange -une fête magnifique en l'honneur de la nouvelle -découverte. C'est son fils, le chevalier, qui est chargé -d'initier les populations aux charmes des aérostats. -Après un grand repas présidé par la marquise et auquel -assiste Mme de Boisgelin et nombre d'invités de -Nancy, Boufflers donne les ordres nécessaires et aussitôt -l'opération commence. Tout se passe à merveille; -et quand le ballon s'élève majestueusement dans les -airs, la foule, qui est énorme, le salue par de frénétiques -acclamations. Malheureusement à peine est-il passé par-dessus -la maison qu'un coup de vent le renverse et il -s'effondre piteusement sur les invités qui remplissent -les jardins. En un instant il est mis en pièces, chacun -voulant emporter un morceau du phénomène.</p> - -<p>La fête eut un tel succès que le chevalier n'hésita pas -à la renouveler plusieurs fois. Le 9 mai en particulier il -lança successivement trois ballons. Tout Nancy et les -villages environnants étaient accourus pour assister à -l'expérience; le régiment du Roi, en promenade militaire, -s'était arrêté dans l'avenue de la Malgrange pour -prendre sa part du divertissement. La fête fut charmante -et réussit à merveille.</p> - -<p>Au moment même où la Lorraine s'enthousiasmait -<span class="pagenum"><a id="Page_444"> 444</a></span> -pour les ballons, on donnait à Paris, à la Comédie-Française, -en dépit de la censure, le <i>Mariage de Figaro</i>, et -la ville entière, la Cour comme la bourgeoisie, accueillait -la nouvelle pièce avec un véritable délire. La foule fut -si grande à la première représentation qu'il fallait -risquer sa vie pour pénétrer dans le théâtre. Cerutti, -malgré sa santé chancelante, ne craignit pas d'affronter -la presse pour tenir ses amis de Lorraine au courant de -ce mémorable événement:</p> - -<p class="date">«3 mai 1784.</p> - -<p>«Le <i>Mariage de Figaro</i> est la comédie la plus folle, -le plus gaie, la plus impertinente, la plus ingénieuse -chose du monde. Si je n'étais pas malade, j'y retournerais -pour rire, pour siffler, pour applaudir. Le prodigieux -mouvement causé par cette pièce ne fait point tomber -celui du magnétisme: la folie est au comble.»</p> - -<p>La fête donnée par Mme de Brancas en l'honneur de -Pilâtre des Roziers ne devait pas avoir de lendemain.</p> - -<p>En effet, dès les premiers mois de l'année 1784 la -santé de la duchesse s'altéra sensiblement. L'hiver fut -terrible, une épaisse couche de neige couvrait la terre -et à la fin de février il gelait encore à pierre fendre. -Mme de Brancas prit un gros rhume et Cerutti en fut -très alarmé. Son médecin, M. Thouvenel, la rétablit -cependant assez vite, mais elle resta fort délicate.</p> - -<p>Elle espérait pouvoir partir en mars pour Fléville et -y achever sa guérison, mais l'hiver durait toujours et -il fallut y renoncer.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_445"> 445</a></span> -Cerutti chercha longtemps à se faire illusion sur l'état -de sa bienfaitrice; il se berçait de l'espoir que le séjour -de Fléville lui rendrait ses forces, mais cet espoir s'évanouit -bientôt; au mois de juin l'état de la pauvre -duchesse était tel qu'on ne put songer à lui faire faire le -voyage.</p> - -<p>Tous les amis de Lorraine demandaient instamment -des nouvelles. Cerutti répond à Mme Durival:</p> - -<p class="date">«Paris, 29 juillet 1784.</p> - -<p>«Que je suis touché, madame, des tendres expressions, -des vives inquiétudes pour Mme la duchesse de -Brancas. Votre amitié a tous les avantages de la vérité -et tous les charmes du sentiment.</p> - -<p>«O malheureux été! comme il m'aurait paru doux de -le passer à côté de vous; la seule année que vous auriez -pu donner à Fléville est celle que nous sommes condamnés -à passer ici!</p> - -<p>«Mme la duchesse de Brancas est assez rétablie pour -ne pas s'alarmer sur elle, mais elle ne l'est pas assez -pour espérer qu'elle soit en état de voyager bientôt, -elle en a cependant un vif désir. Elle soupire véritablement -après le séjour de Fléville. Elle parle souvent de -vous et de Mlle de Juvincourt avec un regret qui augmente -les miens. Elle ne peut se résoudre à quitter l'espérance -de revoir ce bon, ce paisible Fléville qui semblait -avoir été fait exprès pour elle. Ses amis de Paris -sont tous ligués contre ceux de la Lorraine et ils voudraient -qu'elle achetât ou louât une jolie maison de campagne -<span class="pagenum"><a id="Page_446"> 446</a></span> -au voisinage. Ils s'occupent à chercher quelque -chose qui lui convienne; moi, j'abandonne tout cela au -destin, et je préfère l'intérêt de sa santé à toutes les raisons -personnelles qui m'éloigneraient de ce pays-ci. L'air -de la capitale est presque mortel pour moi: ses mœurs, -ses folies me divertissent un instant, mais, à la longue, -on s'ennuie d'être hors de son naturel. Rien d'ailleurs ne -me dédommagera des journées charmantes que j'employais -à courir les champs ou à disputailler avec vous.</p> - -<p>«Soyez heureuse à Sommerviller, le fond de votre -bonheur ne peut vous manquer, il est dans votre caractère, -dans votre esprit et dans l'amie que votre cœur a -choisie. Songez quelquefois toutes deux à moi et soyez -persuadées l'une et l'autre que votre souvenir m'accompagnera -et m'attendrira en tous temps et en tous lieux.</p> - -<p>«Si vous voyez notre Panpan, dites-lui de ma part -mille choses. Mme de Brancas vous fait de tendres -compliments.»</p> - -<p class="space">Les espérances de Cerutti ne devaient pas se réaliser; -Mme de Brancas traîna encore pendant un mois et à la -fin d'août elle succomba. La douleur de son protégé fut -profonde et il exprime en termes touchants à quel -point il ressent le coup qui le frappe dans sa plus chère -affection. Il écrit à Mme Durival:</p> - -<p class="date">«Paris, 4 septembre 1784.</p> - -<p>«Nulle expression, madame, ne peut rendre la douleur -que je sens; nulle consolation ne peut la calmer. -<span class="pagenum"><a id="Page_447"> 447</a></span> -En devenant moins violente, elle devient plus amère. -Le poids des réflexions m'accable. Le présent ne m'offre -qu'un tombeau et l'avenir qu'un abîme. Sans cesse je -vois devant moi la tête mourante de ma bienfaitrice. -Sans cesse je l'appelle. Hélas! ses grands yeux qui -s'ouvraient sur moi avec une tendresse si maternelle -sont fermés pour jamais. Hélas! je n'entendrai plus -mon nom prononcé par elle! Je voudrais fuir au bout -du monde...</p> - -<p>«Je me sens dans le cœur une répugnance universelle. -Ses amis et amies de Fléville sont les seuls où -j'attache mes dernières espérances. La pitié généreuse -me comble ici de soins. J'ai peine à y répondre. Les -larmes de l'affliction ne m'en laissent pas pour la -reconnaissance.</p> - -<p>«Dès que je peux m'échapper, je cours sur les -hauteurs de Montmartre, et de là je contemple avec un -saisissement terrible les tours de Saint-Sulpice. Je -pleure, j'invoque celle qui repose sous ces imposants -édifices. Plongé dans les plus noires méditations, je -voudrais m'abîmer dans le néant.</p> - -<p>«Pardonnez, madame, si j'afflige votre sensibilité. -Je ne voulais pas vous parler de mon désespoir. Je ne -voulais que vous remercier de la lettre touchante que -vous m'avez écrite.»</p> - -<p>Mme Durival, amie dévouée et compatissante, fit -tous ses efforts pour relever le courage du malheureux -Cerutti; ce dernier, reconnaissant, lui répondait:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_448"> 448</a></span></p> -<p>«Paris, 21 septembre 1784.</p> - -<p>«Vous êtes bien bonne, madame, de chercher à raffermir -mon courage. La douleur brise les caractères les -plus forts, elle écrase les caractères faibles comme le -mien. Si j'avais été dans les lieux que vous habitez, -vous auriez soutenu un pauvre orphelin qui en perdant -une mère tendre est tombé sans appui. Ma chute a été -si sensible que je m'en ressentirai toute ma vie. La -gloire dont vous avez la bonté de me parler n'aura -de longtemps pour moi aucun attrait. Elle tient au -goût du monde et je suis détaché du monde tout à -fait.</p> - -<p>«Si je tourne encore quelquefois les yeux vers la -Lorraine, c'est l'amitié qui m'y attire, l'amitié seule. Je -croirais retrouver par instants les douceurs de Fléville -si j'entendais vos regrets se mêler aux miens.<a id="FNanchor_176" href="#Footnote_176" class="fnanchor"> [176]</a>»</p> - -<p>La mort de Mme de Brancas fut douloureusement -ressentie par toute sa société. Mme de Boufflers particulièrement -en fut très vivement affectée. Non seulement -elle perdait une amie intime à laquelle elle était -tendrement attachée, mais c'était encore un salon -charmant, le plus agréable assurément de tous ceux -qu'elle fréquentait, qui se fermait à jamais.</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_449"> 449</a></span></p> -<h2 class="normal">CHAPITRE XXV<br /> -<span class="medium">1783-1786</span></h2> - -<p class="hanging indent">Difficultés entre Mme de Sabran et le chevalier de Boufflers.—Mme -de Boufflers et le prince Henri.—Dernière lettre de -Mme de Boufflers.—Départ du chevalier pour le Sénégal.—Son -séjour.—Mort de Mme de Boufflers.</p> -</div> - -<p class="space">La liaison de Mme de Sabran et du chevalier de -Boufflers, dont nous avons conté les délicieux débuts, -avait subi le sort ordinaire des affections humaines et -elle n'avait échappé ni aux atteintes du temps ni à -celles de la satiété; les deux amants, après avoir vécu -pendant quelques années dans le plus pur bonheur, -avaient vu peu à peu les discussions et les orages -troubler leur mutuel attachement. Toute la faute en -était au chevalier et à sa nature qu'il ne pouvait -dominer. Certes il aimait toujours profondément celle -qui depuis cinq ans avait subjugué son cœur, mais il -détestait les chaînes, si charmantes fussent-elles, et il -n'éprouvait plus pour sa chère maîtresse cet amour -exclusif qui leur avait donné de si grandes joies.</p> - -<p>Mme de Sabran soupçonnait les infidélités de son -amant; elle ne pouvait dissimuler son chagrin, sa -jalousie, et il en résultait quelquefois entre eux des -scènes douloureuses.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_450"> 450</a></span> -Elles se terminaient toujours par des attendrissements, -des larmes, un généreux pardon et des serments -éternels auxquels le pauvre chevalier s'empressait de -manquer à la première occasion.</p> - -<p>Un jour, après une scène plus pénible que d'ordinaire, -le chevalier est parti pour Bruxelles; c'est de là -qu'il écrit à son amie, mais naturellement en plaidant -l'innocence et en se posant en victime:</p> - -<p class="date">«Ce 27 au soir 1773.</p> - -<p>«... Tu m'as laissé la mort dans le cœur. Je ne vois -point d'espoir de bonheur dans l'avenir; toutes mes -illusions me quittent comme on voit tomber les feuilles -dans les tristes frimas d'automne, où chaque jour -annonce un plus fâcheux lendemain. Le courage me -manque entièrement; j'éprouve un chagrin également -au-dessus de mes forces et au-dessus de mon âge, car -à quarante-cinq ans l'amour devrait presque avoir -perdu son nom et se fondre dans une douce et paisible -amitié. Que nous sommes loin de cela!</p> - -<p>«Je ne veux point te faire de reproches, mais mon -cœur est navré. Ces peines-là sont trop cuisantes pour -lui. Tu as eu avec moi l'injustice d'une enfant de quinze -ans. Tu n'as rien vu de ce qui était, tu n'as rien entendu -de ce que je t'ai dit, et je demeure dans la crainte de -voir toujours renaître ces horribles moments-là, parce -qu'il n'y a pas moyen d'empêcher ce qui est sans objet. -Quoi qu'il en soit, chère enfant, tu m'es encore plus -nécessaire que le repos et le bonheur dont tu me prives.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_451"> 451</a></span> -«Aussi je te pardonne mes chagrins passés, présents -et futurs, et même je te demande pardon de te les -montrer.»</p> - -<p>Quelques jours après il lui écrit encore:</p> - -<p class="date">«Charleroi, ce 30.</p> - -<p>«Je t'annonce avec grand plaisir, chère et méchante -enfant, que je commence à être un peu plus sain de -corps et d'esprit. J'ai fait de sages réflexions qui m'ont -dit que j'étais un fol, que tu étais une folle, mais que -je t'aime et que tu m'aimes, et qu'ainsi il en résultera -toujours pour l'un comme pour l'autre plus de bien que -de mal. N'en parlons plus; tu aurais dû m'embrasser -autant que tu m'as querellé, et moi, j'aurais dû rire -autant que je me suis affligé; mais le passé ne -reviendra plus, et le chagrin restera avec lui.»</p> - -<p>Du reste Boufflers n'est pas homme à s'éterniser sur -des tristesses sentimentales; malgré lui sa gaîté reprend -le dessus, et puis, n'est-ce pas le meilleur moyen de -changer le cours des idées de l'amie blessée? Il termine -sa lettre par l'amusante description de son souper:</p> - -<p>«Je viens de faire un excellent petit souper apprêté -par deux grandes demoiselles en Polonaises. La cuisine -était aussi recherchée que les cuisinières. D'abord -paraissaient deux grives, grasses comme tu ne le seras -jamais, et nonchalamment couchées sur une tranche de -brioche qui leur servait de rôtie. Arrivait ensuite une -saucisse repliée sur elle-même comme le serpent -Python et entourée de tranches de pommes de rainette. -<span class="pagenum"><a id="Page_452"> 452</a></span> -Des choux rouges couronnaient l'œuvre, décorés d'une -petite branche de laurier, emblème ingénieux qui -indique qu'on ne moissonne les lauriers qu'en allant à -travers les choux. Je m'attendais toujours qu'une de -ces beautés en Polonaises viendrait me faire les honneurs -de ma table, mais je leur en ai plus imposé que -je n'aurais voulu, et elles se sont bornées modestement -à la société de mes gens.</p> - -<p>«A propos de choux rouges, ne voilà-t-il pas qu'ils -me donnent encore la colique d'estomac! Il est vrai -que j'en ai mangé de verts à dîner; cela fait que je ne -sais entre les deux à qui m'en prendre, mais je vais -essayer un remède pour mon rhume, qui, à ce que j'espère, -voudra bien en passant guérir aussi ma colique: -c'est de l'eau-de-vie brûlée avec du sucre. Je t'en rendrai -compte demain matin, car pour ce soir je n'ai rien -de mieux à faire que de me coucher, bien content de -m'être débarrassé du fardeau qui accablait mon âme, et -me souciant fort peu de tout ce qui peut arriver à mon -corps d'ici au 5. Alors, s'il n'est pas guéri de tous ses -maux, je suis au moins sûr qu'il les oubliera. Adieu, -mon enfant; fais comme moi, écarte tous les nuages -qui t'offusqueront, et sois sûre que plus tu verras clair, -et plus tu seras contente de moi.»</p> - -<p class="date">«Ce 31 au matin.</p> - -<p>«Je viens de faire un coup bien rare qui m'est arrivé -autrefois à la chasse où, en manquant une caille, je -tuai un lièvre. Cette fois-ci le remède destiné à mon -<span class="pagenum"><a id="Page_453"> 453</a></span> -rhume n'a guéri que ma colique. Mais c'est toujours -beaucoup, d'autant plus que mon rhume lui-même est -fort adouci.»</p> - -<p>Mme de Sabran après avoir longtemps lutté et combattu, -finit, devant la tâche impossible, par se résigner. -Elle-même l'écrit à son ami en termes charmants et lui -donne «la clef des champs» le plus aimablement du -monde:</p> - -<p>«Oui, mon enfant, je te pardonne tes maussaderies -passées, présentes et futures. Je souffre trop quand il -faut te bouder, et je trouve bien mieux mon compte à -t'aimer et à te le dire. Quelque chose que tu fasses, il faut -toujours en venir là; ainsi je prends une bonne fois la -résolution de m'y tenir. Je te donne indulgence plénière -pour toutes tes distractions, et je sens mieux que -jamais que la meilleure manière de te conserver est de -te donner la clef des champs. Il y a dans l'homme une -inquiétude vague qui fait qu'il ne se trouve bien qu'où -il n'est pas. Tu ne seras pas plus tôt loin de moi, que -tu désireras y revenir, et je te promets d'avance que -tu seras toujours bien reçu<a id="FNanchor_177" href="#Footnote_177" class="fnanchor"> [177]</a>.»</p> - -<p>En octobre 1784, Mme de Boufflers apprend que le -prince Henry de Prusse, qu'elle connaissait depuis -longtemps et dont elle appréciait le mérite, a manifesté -l'intention de venir à Nancy pour lui rendre visite. -Flattée d'une attention si particulière, la vieille marquise, -qui sait ce que l'on doit aux grands de ce monde, -<span class="pagenum"><a id="Page_454"> 454</a></span> -n'hésite pas une seconde, elle fait atteler son carrosse -et elle part pour Paris pour présenter ses devoirs au -prince. Elle a avec lui plusieurs entrevues, puis elle -regagne la Lorraine.</p> - -<p>Le prince très galamment, et qui ne veut pas être en -reste de politesse, vient en novembre passer quelques -jours à Nancy et à Lunéville pour rendre à Mme de -Boufflers sa visite.</p> - -<p>En juin 1785, Mme de Boufflers écrit encore à son -cher Panpan; c'est la dernière lettre d'elle que nous -possédions.</p> - -<p class="date">«Nancy, 16 juin 1785.</p> - -<p>«M. de Nédonchel vous aura dit que Mmes de -Lenoncourt, Durival et moi nous irions lundi 20 vous -demander à dîner, si cela vous convenait, mon cher Veau, -car vous auriez eu le temps de nous contremander.</p> - -<p>«Nous n'irons point à Spa, au moins pendant la -première saison. C'est l'avis de M. du Tillot. Point de -prince jusqu'au mois d'août et du Veau à lèche-doigts; -plus de Fléville, ce qu'il faut encore compter; enfin -une privation absolue de tout ce que j'aime. Et puis, -qu'est-ce que la vie?</p> - -<p>«Je pense que tout le monde et même Mme de Lenoncourt -sera bien aise de voir votre rose.</p> - -<p>«Voyez si l'on peut écrire avec ces plumes! voilà -quatre fois que j'en change. Mais quand vous n'y -êtes pas, tout me manque.</p> - -<p>«Il faut que vous disiez à M. de la Tyssonière, qui -<span class="pagenum"><a id="Page_455"> 455</a></span> -m'a écrit, que je ne lui réponds pas, faute de plume, et -parce que j'espère et me réjouis de le voir lundi.</p> - -<p>«C'est assez labourer ce maudit papier gras. Je sens -déjà un mélange de joie et de tristesse en pensant que -je vous verrai et quitterai.»</p> - -<p>Dans les derniers jours de l'année 1785, le chevalier -de Boufflers, toujours tourmenté de mouvement et aussi -désireux d'échapper à ses créanciers, qui ne lui laissaient -ni trêve, ni répit, prit la résolution de quitter la -France. Il s'imagina qu'au Sénégal, colonie nouvelle -que venait de conquérir le duc de Lauzun<a id="FNanchor_178" href="#Footnote_178" class="fnanchor"> [178]</a>, il trouverait -un emploi glorieux pour son activité et peut-être aussi -quelques profits. Il sollicita donc le gouvernement de -la colonie et, par l'influence de son oncle de Beauvau, il -l'obtint assez aisément. On crut dans le public à une -disgrâce motivée par quelques vers indiscrets, mais il -n'en était rien<a id="FNanchor_179" href="#Footnote_179" class="fnanchor"> [179]</a>.</p> - -<p>Avant de s'éloigner, le chevalier se rendit à Anizy et -il y fit un assez long séjour avec Mme de Sabran, puis -à la fin d'octobre il regagna Paris, et c'est de là qu'il -écrivait à Mme de Boisgelin:</p> - -<p class="date">«Ce 3 novembre 1785.</p> - -<p>«Je n'ai point été en Lorraine, chère et bonne sœur, -parce que je me suis trouvé si souffrant de fluxion et de -colique et de mal aux dents que je suis revenu d'Anizy. -<span class="pagenum"><a id="Page_456"> 456</a></span> -Je comptais aller t'embrasser aujourd'hui, mais je reçois -un mot de mon oncle qui a arrangé un dîner pour -demain, où il doit me faire faire connaissance avec un -homme dont les lumières me seront très utiles.</p> - -<p>«Si tu reviens demain, comme je l'espère, Mme de -Sabran t'attend à dîner samedi, et moi je t'attends pour -te serrer contre mon cœur dont tu ne sortiras jamais et -moins que jamais, car tu es la meilleure et la plus -aimable des enfants des hommes, et tu réunis surtout -toutes les qualités fraternelles dans le degré le plus -éminent.</p> - -<p>«Je sais tout ce que tu essuies de désagréable pour -moi; j'en souffre plus que toi. Il faut dissimuler et -poursuivre et ne pas quitter la chasse parce qu'on a -rencontré des ronces.</p> - -<p>«J'envoie mon laquais avec une lettre pour le -secrétaire de M. de Calonne; peut-être sera-t-il mieux -accueilli. Dis à tes gens de les guider, car mon ambassadeur -a deux qualités que j'ai vu souvent employer: -c'est d'être fripon et imbécile.</p> - -<p>«Adieu, chère et tendre sœur, je t'aime comme tu -le mérites, et si cela se pouvait je t'aimerais davantage.»</p> - -<p>Ses préparatifs terminés, le chevalier s'éloigne gaîment -pendant que Mme de Sabran reste plongée dans -les larmes et les regrets.</p> - -<p>Le 13 janvier, Boufflers mouille devant le Sénégal, -mais le raz de marée est si violent qu'il ne peut passer -la barre que le 15. Il prend immédiatement possession -<span class="pagenum"><a id="Page_457"> 457</a></span> -de son gouvernement et il est reconnu «avec tout l'éclat -dû à sa place, à son grade et à sa naissance».</p> - -<p>Sa première impression n'est pas heureuse, et il -éprouve à l'aspect de la colonie confiée à sa vigilance -une cruelle déception; elle se trouve en effet dans la -plus déplorable situation et il n'y a aucun espoir de -pouvoir l'améliorer; il n'y a plus de farine que pour -deux mois et encore elle est gâtée; les fortifications -n'existent pour ainsi dire plus, les casernements, le -matériel de guerre, tous les bâtiments tombent en -ruines.</p> - -<p>Le personnel n'est pas dans un moindre état de -délabrement:</p> - -<p>«Le cœur du ministre saignerait s'il voyait dans -quelles mains il a mis la troupe et l'hôpital, écrit le -gouverneur. C'est comme si l'on avait chargé des éperviers -du soin d'une volière.»</p> - -<p>Cependant, à part la déception assez naturelle qu'il -a éprouvée en arrivant, le chevalier ne se déplaît -nullement dans ce pays nouveau, et il est loin de se -plaindre de son sort:</p> - -<p>«Je m'applaudis à chaque instant de la ressemblance -que je trouve entre ceci et l'idée que je m'en étais faite. -C'est au point que rien ne m'a étonné et que je ne suis -pas plus embarrassé ici qu'en Lorraine... Si le ministre -me donne, comme il me l'a promis, une dictature et -quelques bras pour m'aider, je promets de faire de la -bonne besogne et à bon marché.</p> - -<p>«L'air d'ici me convient jusqu'à présent parfaitement. -<span class="pagenum"><a id="Page_458"> 458</a></span> -Il n'y a que trois ou quatre heures par jour de grandes -chaleurs. Il faut alors éviter le soleil et le mouvement. -Tout le reste du temps est plus frais que chaud; quelquefois -même cette fraîcheur-là est au point de se -chauffer avec plaisir.»</p> - -<p>Les premiers actes du chevalier comme gouverneur -sont tout à son honneur. Ses prédécesseurs -s'étaient enrichis dans la traite des noirs, il s'empressa -de l'interdire de façon rigoureuse. Les malheureux -nègres étaient malmenés d'une manière abominable, il -exigea qu'ils fussent traités avec humanité. Les habitants -avaient pour habitude d'enterrer leurs morts près -des habitations, ce qui provoquait des épidémies continuelles; -Boufflers fit établir les cimetières dans des -lieux écartés. Aussi les nègres chantaient-ils cette -chanson: «Boufflers, Boufflers, tu es bien bon pour les -vivants, mais tu ne vaux rien pour les morts, puisque -tu exposes nos pères à être mangés par les bouquis<a id="FNanchor_180" href="#Footnote_180" class="fnanchor"> [180]</a>.»</p> - -<p>Le 6 mars, il écrivait à son oncle, le prince de -Beauvau, en lui donnant quelques détails sur sa vie et -sur ses fonctions de gouverneur:</p> - -<p>«Vos bontés me consolent, mon cher oncle, et vos conseils -me soutiennent comme la voix invisible que Télémaque -entendit en gardant les troupeaux à quelques -lieues d'ici.</p> - -<p>«Tout est à faire dans ce pays-ci et même à défaire. -<span class="pagenum"><a id="Page_459"> 459</a></span> -Jamais la tâche et les moyens n'ont été si disproportionnés -entre eux.</p> - -<p>«Depuis six semaines que je suis ici, je me suis toujours -assez bien porté, mais j'ai senti que le climat exigeait -des ménagements auxquels je ne suis point accoutumé; -il faut peu manger, peu boire, peu marcher, peu -dormir, peu s'occuper, etc., de tout un peu, mais peu -de tout; le pain est mauvais, l'eau aussi.</p> - -<p>«Les ouvriers sont rares, il n'y en a pas de bons; le -temps du travail est court, la journée commence et finit -à six heures. Dans les douze heures il y a environ deux -heures pour le déjeuner et cinq heures pour le dîner et -le goûter, de sorte qu'on peut à peine compter sur cinq -heures d'ouvrage, et ces cinq heures-là n'en valent pas -trois des ouvriers de France.</p> - -<p>«Ma vie est simple, je me lève avec le soleil, et après -avoir fait toutes les petites affaires qui tiennent au service -militaire et à la police de l'île, ainsi qu'aux -audiences à donner aux habitants et aux étrangers, je -vais visiter mes travaux, et je reviens entre onze heures -et midi lire et écrire jusqu'à une heure ou une heure -et demie. Alors nous nous mettons à table.</p> - -<p>«Après dîner, je vais me promener sur la rivière pour -connaître les lieux, les sites, les habitants et les productions -des environs...</p> - -<p>«Je n'ai encore vu que les meilleurs gens du monde -qui ne savent quelle fête me faire et quels présents -m'offrir: ce sont des poules, des canards, des moutons, -même des bœufs dont ils font toujours rendre au -<span class="pagenum"><a id="Page_460"> 460</a></span> -moins la valeur. Hier encore, j'ai été à quatre lieues d'ici, -faire une chasse de petits oiseaux aux filets. Les femmes -de l'endroit m'ont fait l'honneur de me chanter et, suivant -l'expression du pays, <i>de me danser</i>. Je n'ai pas -bien compris ce qu'elles chantèrent, mais il était difficile -de se méprendre à la signification de leur danse. -Un homme jouait d'un instrument, toute l'assemblée -battait des mains, et une danseuse, à tour de rôle, sortait -en contrefaisant toutes les crises de Mesmer... Elle -s'avançait vers moi en roulant les yeux, tordant les -bras, faisant mille petits mouvements que ma chaste -plume n'ose pas vous rendre, et après un instant -d'anéantissement total, elle rentrait dans le cercle pour -faire place à une autre pantomime qui essayait de surpasser -la première; le bal a fini par une espèce de -joute des trois plus habiles dont une jouait un rôle de -femme et les deux autres des rôles d'hommes avec une -vérité et de petits détails dont on ne se fait pas l'idée -en Europe. Après le bal je les ai toutes récompensées -par de petits présents.</p> - -<p>«Daignez me mettre aux pieds de ma chère tante; je -me suis déjà occupé des envois que je pourrais lui faire, -mais cette côte-ci est stérile en tout, excepté en naufrages.»</p> - -<p>Ces petites danseuses, dont il parle si plaisamment, -ne laissaient pas de produire sur lui une certaine impression. -On raconte, non sans de grandes apparences -de vérité, que pour occuper ses loisirs il rendait -des soins, si l'on peut s'exprimer ainsi, aux femmes du -<span class="pagenum"><a id="Page_461"> 461</a></span> -pays, qu'à la couleur près, il trouvait fort agréables -dans leur simplicité. On prétend même, mais ce n'est -qu'une tradition, que peu d'années après son séjour -dans la colonie, on voyait grouiller sur la côte sénégalienne -nombre de jeunes métis et qu'on les appelait de -confiance «les petits Bouffés»! Cette surproduction et -ce mélange des races nous paraît même avoir été le seul -résultat tangible de l'ambassade du chevalier.</p> - -<p>Un mois plus tard, le pauvre chevalier avait bien -changé d'avis; son gouvernement, qu'il trouvait au -début si agréable, l'ennuyait à périr, et ses lettres -reflètent lamentablement son état d'âme. Il écrit à sa -sœur:</p> - -<p class="date">«22 avril 1786.</p> - -<p>«Comme j'espère trouver bientôt de tes lettres, je -t'écris en attendant que je te lise, ma bonne enfant, -pour m'arracher au moins pendant quatre-vingt-dix-neuf -minutes à l'ennui qui me dévore, même que je suis -partie de Gorée le 7 de mars pour une tournée qui -devait être au plus de trois semaines et qu'en voilà six -d'écoulées et que nous courons encore les mers: tantôt -poussés par les vents contraires, tantôt retenus par les -calmes, tantôt incommodés par les courants et les -bancs de sable... Mais quoi qu'il arrive, je tâche d'être -beau joueur, et je fais comme M. de Chalabre qui, dans -ses grands désastres, déchire sa chemise et même sa -peau avec ses ongles, sans qu'il paraisse la moindre -altération sur son visage.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_462"> 462</a></span> -«Ce climat est contraire à tout, car le physique et -le moral s'y altèrent également; en effet, que peut-on -faire sans société, sans amusements, entourés d'esclaves -et de coquins, avec l'idée que tout ce que vous -aurez fait de bien sera inutile, ignoré ou mal interprété; -au lieu que cinq ou six coquineries vous -assurent un heureux avenir...</p> - -<p>«Ici on regarde comme volé tout ce qui n'est pas -employé à acheter des captifs, et l'on consacre tous ses -soins à les bien enchaîner, à les bien embarquer et à -les bien vendre.»</p> - -<p>Bientôt le pauvre chevalier subit l'influence du -climat et de l'ennui qui le dévore, il tombe malade, il -est pris par la fièvre, il souffre cruellement. C'est à -sa sœur qu'il confie ses peines, ses chagrins et il termine -ainsi le récit de ses pénibles aventures:</p> - -<p>«Adieu, ma fille, je serais honteux de cette lettre-ci, -si elle était à une autre adresse, mais tu y verras un -frère malade, souffrant, chagrin, et pourtant consolé -par l'idée d'être bien aimé par une sœur bien-aimée et -par l'espérance de la voir avant la fin de cette triste -année.»</p> - -<p>Soit que les soucis de son gouvernement occupent -tous ses loisirs, soit qu'il lui tienne rigueur des infidélités -dont il se rend coupable, Boufflers observe vis-à-vis -de Mme de Sabran la conduite la moins aimable. -Alors qu'il écrit fréquemment à son oncle de Beauvau -et à sa sœur, il garde vis-à-vis d'elle un silence complet, -aussi blessant qu'incompréhensible. C'est en vain que -<span class="pagenum"><a id="Page_463"> 463</a></span> -la pauvre femme lui écrit, par tous les courriers, les -lettres les plus tendres, le chevalier ne répond jamais; -elle reste plus de six mois sans la moindre nouvelle -directe. Mme de Sabran, en femme profondément -éprise, ne se décourage pas, et elle ne ménage pas les -tendresses à l'ingrat qui l'oublie; elle ne l'en appelle -pas moins «mon époux, mon amant, mon ami, mon -univers, mon âme, mon Dieu»!</p> - -<p>Elle ne lui cache pas cependant combien son indifférence -l'affecte douloureusement. Elle lui écrit ces lignes -délicieuses:</p> - -<p class="date">«19 juin 1786.</p> - -<p>«Je me plais dans cette espèce de supplice qui me -déchire le cœur et dont ma raison veut en vain me distraire. -Je chéris la main qui me frappe, et, quoi qu'il -m'en coûte, je ne changerai jamais; ma tendresse m'en -fait un devoir, et j'aime mieux souffrir et penser à toi, -que d'être tranquille et heureuse d'un bonheur que tu -ne partagerais pas. Adieu, je ne savais pas ce que -c'était qu'aimer quand je t'ai donné mon cœur; si je -l'avais bien su, j'aurais résisté jusqu'à la mort à un sentiment -aussi dangereux; mais à présent il faut me soumettre, -et te donner ma vie.»</p> - -<p>Boufflers reste aussi insensible aux reproches qu'aux -caresses. La pauvre femme désespérée lui écrit encore:</p> - -<p>«... Véritablement je ne sais pas pourquoi je t'aime! -C'est sans doute par suite de cette malédiction de Dieu -portée sur nos premiers parents, à raison de leurs premiers -<span class="pagenum"><a id="Page_464"> 464</a></span> -péchés; car c'est pour mon malheur: il n'y a -point de tourments que tu ne me fasses éprouver, de -près comme de loin, et malgré cela, je te préfère à tout -ce qu'il y a de bien et de bon dans ce monde, et encore -à moi-même...</p> - -<p>«Va, je suis pour toi comme le premier jour; il n'y -a que la mort qui puisse séparer l'âme du corps. Tu es -mon âme; je ne peux exister sans toi, ou du moins, -sans t'aimer uniquement. La colère, la rancune, les -soupçons, tout cela perd son temps avec moi<a id="FNanchor_181" href="#Footnote_181" class="fnanchor"> [181]</a>.»</p> - -<p>Mme de Sabran n'était pas la seule à ne pas avoir de -nouvelles directes du chevalier. Mme de Boufflers, que -son fils aimait cependant d'une affection si profonde, ne -recevait non plus aucune nouvelle. Il y avait eu entre -eux, à propos d'une question d'intérêt, une petite difficulté -et le chevalier était parti pour le Sénégal sans -aller l'embrasser. Depuis il la boudait. C'était peut-être -la première fois de sa vie, et ce devait être la -dernière. Par une fatalité qui devait lui causer d'amers -regrets, le chevalier ne devait jamais revoir celle qu'il -avait tant aimée.</p> - -<p>Sa mère, dont les forces diminuaient peu à peu, avait -été faire un séjour chez son vieil ami le prince de Bauffremont, -à Scey-sur-Saône. Elle s'y trouvait encore au -mois de juin 1786, lorsqu'elle fut subitement frappée -d'une légère attaque d'apoplexie. On appela bien vite -auprès d'elle Mme de Boisgelin. Cependant son état -<span class="pagenum"><a id="Page_465"> 465</a></span> -s'améliorait, on la croyait en convalescence, on prenait -même des dispositions pour la conduire aux eaux de -Bourbonne, lorsque, le 1<sup>er</sup> juillet, elle eut une rechute; -cette fois elle perdit presque immédiatement connaissance -et douze heures après, elle s'éteignait doucement -entre les bras de sa fille désolée.</p> - -<p>Ainsi mourut, à l'âge de soixante-quinze ans, cette -délicieuse marquise de Boufflers, qui, pendant près de -vingt ans, avait régné par sa grâce et son esprit sur -le vieux roi de Pologne, qui avait enchaîné à son char -tant d'esprits distingués et tenu sous le charme toute une -génération.</p> - -<p>Elle fut enterrée le plus simplement du monde dans -la chapelle même de M. de Bauffremont, dans l'église -paroissiale de Scey-sur-Saône. Le prince assistait à ses -obsèques, accompagné seulement de quelques habitants -du village<a id="FNanchor_182" href="#Footnote_182" class="fnanchor"> [182]</a>.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_466"> 466</a></span> -Le testament de la marquise, d'une rare simplicité, -montre la bonté de son cœur, car elle n'oublie aucun -de ceux qui l'ont servie; elle leur laisse tout ce qu'elle -possédait au monde; on ne peut se défendre d'un grand -serrement de cœur en voyant dans quel dénuement -vivait cette femme qui avait joué un rôle si considérable -et qui s'éteignait, sans plaintes et sans regrets, dans un -état voisin de la misère.</p> - -<p>Voici ses dernières volontés:</p> - -<p>«Au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit.</p> - -<p>«Je lègue à l'hôpital des Enfants trouvés la somme -de cent écus, argent de France, une fois payée.</p> - -<p>«Je prie le chevalier de Boufflers, mon fils, d'être -mon exécuteur testamentaire, et je lui lègue la somme -qu'il pourra me devoir à mon décès pour la partager -avec Mme de Boisgelin.</p> - -<p>«Je laisse à chacun de mes gens la somme de mille -livres, argent de France, c'est-à-dire: mille livres à -Périn, l'aîné, mon valet de chambre; mille livres à -François; mille livres au petit Périn; mille livres à -Mager; mille livres à Saint-Jean; mille livres à André; -rien à Courier; mille livres à Babet; quatre cents livres -à Catherine; cent cinquante livres à Marianne, qui -balaye devant la porte.</p> - -<p>«Je lègue à Mme Petitdemange un lit de damas -jaune avec les fauteuils pareils, quatre matelas de -maîtres, et autant de domestiques, le traversin et -<span class="pagenum"><a id="Page_467"> 467</a></span> -l'oreiller de mon lit, quatre autres traversins, dix paires -de draps, dont deux paires des plus grands et huit de -domestiques, et ce qu'elle voudra de mes chemises; -douze douzaines de serviettes, et huit nappes à son -choix, huit robes à son choix, et tout ce qui lui conviendra -dans les dentelles, blondes, gazes, rubans et -tout autres espèces de parures de femme, excepté une -garniture de Valenciennes et des morceaux de satin -non brodés, que je compte faire achever pour en faire -une robe à Mme de Boisgelin; tout ce que j'ai de -meubles à la Malgrange, dans l'une et dans l'autre -maison, tous les draps, serviettes et nappes dont je -n'aurai pas disposé.</p> - -<p>«Je laisse à Mme Petitdemange six douzaines -d'assiettes et douze plats de porcelaine, quatre -salières, deux saucières, deux pots à soupe, le tout -aux armes de Boufflers; et s'il ne s'en trouvait pas -assez, on y suppléerait par de la porcelaine blanche; -elle choisira dans la faïence ce qui lui conviendra, -ainsi que dans les tasses de porcelaine jusqu'au -nombre de six; elle prendra aussi dans la batterie de -cuisine ce qui lui conviendra; j'entends enfin qu'elle -choisisse chez moi tout ce qu'il faut pour monter son -ménage.</p> - -<p>«Je lègue à Mme Saint-Léger, ma femme de -chambre, tout le linge à mon usage et tous mes habits -dont je n'ai pas disposé, quatre douzaines d'assiettes, -une douzaine de plats, six tasses de porcelaine blanche, -six douzaines de serviettes, ce qu'elle voudra dans la -<span class="pagenum"><a id="Page_468"> 468</a></span> -batterie de cuisine, tout ce qui restera de dentelles, -blondes et tout autres parures, après les autres legs -acquittés; elle donnera huit robes, des moindres, à son -choix, de différentes saisons, à Bichette et ce qu'elle -jugera à propos de linge, tant de corps que de table; -je laisse à Mlle Saint-Léger les meubles qui se trouveront -dans les trois chambres qu'elle occupe.</p> - -<p>«Je laisse à M. le maréchal de Beauvau, mon frère, -les vingt-deux mille quatre cent quarante-une livres -trois sols six deniers que le Roi reconnaît me devoir et -dont je lui ai remis le brevet; j'espère qu'il voudra -bien en presser le recouvrement; je le prie d'en faire -l'usage dont nous sommes convenus.</p> - -<p>«Je laisse à M. Devaux, mon cabriolet et cinquante -volumes à choisir dans mes livres; j'en laisse cent au -chevalier de Boufflers, à son choix; autant à Mme de -Boisgelin, et le reste à Mme Petitdemange, qui en donnera -trente volumes à Mlle Saint-Léger.</p> - -<p>«Je compte que l'argent de mes rentes viagères et -pensions qui pourront m'être dues, lors de mon décès, -joint à la vente des effets dont je n'aurai pas disposé, -seront suffisants pour acquitter les legs que je fais à -mes gens, et s'il y a du surplus, je veux qu'il soit distribué -entre Mme Petitdemange et Mlle Saint-Léger, -les deux tiers pour Mme Petitdemange et l'autre tiers -pour Mlle Saint-Léger, après toutefois le payement de -mes dettes.</p> - -<p>«Je lègue à Firmin, ancien valet de chambre, la -somme de huit cents livres.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_469"> 469</a></span> -«Je lègue à Royer, ancien domestique, demeurant -à Metz, la somme de huit cents livres.</p> - -<p>«Nancy, le huit juillet mil sept cent quatre-vingt-quatre.</p> - -<p class="signature"><span class="small1">Beauvau Boufflers</span><a id="FNanchor_183" href="#Footnote_183" class="fnanchor"> [183]</a>.»</p> - -<p>La mort presque subite de la vieille marquise -causa une véritable consternation parmi tous ses -amis. Cerutti se faisait l'interprète des regrets unanimes -qu'elle laissait après elle quand il écrivait à -Mme Durival:</p> - -<p class="date">«Choisy-le-Roi, 17 juillet 1786.</p> - -<p>«Vous venez de faire une perte, madame, que -rien ne peut remplacer. Quelque bonne philosophe -que vous soyez, vous êtes encore meilleure amie. Je -vous plains et je partage vivement votre juste douleur.</p> - -<p>«Je me souviens avec attendrissement des jours -que nous avons passés, vous et moi, à Fléville, avec -Mme de Boufflers. Le monde n'avait pas une femme -qui eût un esprit plus naturel, et la campagne, en rendant -cet esprit plus calme, y ajoutait un charme nouveau. -Les regrets que je donne à sa mémoire ne sont -rien au prix de ceux qu'elle obtiendra de ses amis -intimes. Hélas! qui consolera le pauvre Panpan? A son -âge, perdre son plus doux appui! Je ne vois que vous, -<span class="pagenum"><a id="Page_470"> 470</a></span> -madame, qui puissiez mêler quelque adoucissement à -ses larmes et à sa désolation... Mme la duchesse de -Grammont m'a chargé de dire et redire à l'aimable et -malheureux Veau toute la part qu'elle prend à son infortune!»</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_471"> 471</a></span></p> -<p class="extra">ÉPILOGUE</p> -<h2 class="normal">CHAPITRE PREMIER<br /> -<span class="medium">1786-1787</span></h2> - -<p class="hanging indent">Règlement des affaires d'intérêt.—Séjour de Boufflers à Paris.—Son -départ pour Lorient.—Séjour au Sénégal.—Retour en -France.</p> -</div> - -<p class="space">Rigoureusement nous aurions dû arrêter notre récit -à la mort de notre héroïne et laisser dans l'ombre le -sort de ses enfants et de tous les amis qui l'avaient -entourée pendant sa vie, mais nous n'en avons pas eu le -courage. Le lecteur aurait donc ignoré ce qu'il était -advenu du spirituel chevalier, de l'aimable Mme de -Boisgelin, du vieux Panpan, de Mme Durival, de Mme de -Sabran, de Saint-Lambert, du prince de Beauvau, etc. A -tort ou à raison, nous nous sommes imaginé que tous -ces personnages étaient devenus des amis pour nos lecteurs, -comme ils le sont pour nous depuis des années, -et qu'on regretterait de ne pas connaître le sort des -principaux d'entre eux. Aussi avons nous pris le parti -de résumer rapidement sous le titre d'Épilogue tout ce -<span class="pagenum"><a id="Page_472"> 472</a></span> -qui les concernait et de les accompagner, eux aussi, -jusqu'à leur heure dernière.</p> - -<p>Le chevalier de Boufflers se trouvait encore au -Sénégal au moment même où sa mère était mortellement -frappée.</p> - -<p>C'est Mme de Sabran qui se chargea de lui annoncer -le fatal événement, mais la lettre ne lui parvint pas, -car il était déjà en route pour revenir. Elle lui écrivait:</p> - -<p class="date">«9 juillet 1786.</p> - -<p>«Quelle nouvelle à t'apprendre aujourd'hui, mon -cher mari! Je ne m'en chargerais pas, si je n'étais pas -sûre que ta sœur et ton oncle t'en ont déjà fait part. -Tu viens de perdre ta pauvre mère; j'en verse des -larmes aussi amères que si elle était la mienne. Je connais -ton bon cœur et je suis sûre de la douleur que tu -auras d'avoir été à deux mille lieues d'elle dans ces -tristes moments, et de n'avoir pas pu lui prodiguer tes -soins et lui rendre les derniers devoirs. Mais ce qui doit -te consoler, mon ami, ou du moins adoucir tes regrets, -c'est qu'elle a été frappée tout d'un coup par une -maladie qui ne pardonne jamais et qui est l'apoplexie. -Ta bonne volonté et tes soins n'auraient pas pu prolonger -d'un instant ses jours qui étaient terminés; et la -Providence, qui arrange si bien toutes choses au moment -qu'elle nous frappe, lui a évité des regrets en ne -lui laissant pas le temps de te désirer. Elle a perdu tout -de suite connaissance, et elle n'a ressenti aucune des -<span class="pagenum"><a id="Page_473"> 473</a></span> -horreurs de la mort. Ta pauvre sœur, d'ailleurs, t'a -suppléé de son mieux dans des fonctions aussi douloureuses; -elle en est vivement affectée, mais elle se porte -bien; je compte la voir à son retour et lui offrir toutes -les consolations de la plus tendre amitié. Que ne suis-je -à portée d'en faire autant pour toi! Mon plus grand -chagrin est de sentir l'inutilité dont je te suis à présent; -quelque chose qui t'arrive, mon intérêt et ma tendresse -ne te sont plus bons à rien...<a id="FNanchor_184" href="#Footnote_184" class="fnanchor"> [184]</a>»</p> - -<p>Nous avons vu que, malgré la très grande tendresse -qui existait entre eux, le chevalier avait eu avec sa -mère, avant son départ, quelques difficultés d'intérêt, -et qu'il était parti pour le Sénégal sans aller l'embrasser. -Aussi Mme de Boufflers ne lui avait-elle pas écrit -pendant son absence. Il avait beaucoup souffert de ce -silence, et il voulait qu'à son retour tout fût oublié.</p> - -<p>Par une cruelle ironie de la destinée, il écrivait du -bateau même qui le ramenait dans sa patrie à celle qui -déjà n'existait plus, cette lettre touchante et dont les -termes empruntent aux circonstances quelque chose de -poignant:</p> - -<p class="date">«En pleine mer, 4 août 1786.</p> - -<p>«Enfin, je vous reverrai et j'en sens déjà toute la -joie, et j'y joins toute la vôtre.</p> - -<p>«Je n'ai point eu de lettre de vous en Afrique, et -ma sœur m'a seule mandé de vos nouvelles; elles m'ont -<span class="pagenum"><a id="Page_474"> 474</a></span> -donné de la sécurité sur le point essentiel, sur la conservation -de <i>notre trésor</i> (pour me servir des termes -de M. de Nivernais), mais j'ai été vraiment attristé en -pensant que vous vous plaigniez de moi et que vous -croyiez que je me plaignais de vous. Le premier point -serait le pire des malheurs, et le deuxième le plus infini -des crimes.</p> - -<p>«Les affaires qui ont précédé mon départ étaient si -nouvelles et si embarrassantes pour moi qu'elles n'ont -pas laissé huit jours à ma disposition pour aller vous -embrasser. Quant aux plaintes qui vous sont, dit-on, -parvenues sur quelques déprédations de la Malgrange, -je pourrais vous dire ce que le comte de Grammont -disait assez ignoblement à Louis XIV: «Sire, ce sont -deux de vos gens qui se querellent». Irais-je refuser -mon vin, car je crois qu'il est question de vin, à celle à -qui je dois mon sang? Et quand je ne lui devrais rien, -pourrais-je lui refuser quelque chose? Laissons tout -cela, car je n'aime pas plus les discussions que vous -n'aimez le vin, et ce n'est pas entre vous et moi qu'elles -doivent jamais trouver place.</p> - -<p>«Dès que le premier objet de mon voyage sera -rempli, j'engagerai ma sœur à venir avec moi en Lorraine -et j'espère que la première vue dissipera tout, -comme je vous ai entendu dire qu'un rayon de soleil -aplanit bien des difficultés.</p> - -<p>«Je ne vous parle ici ni de l'Afrique ni de la mer, ce -sont de trop tristes sujets pour vous en entretenir. Il -vous suffira de savoir que Marcel a une fort bonne -<span class="pagenum"><a id="Page_475"> 475</a></span> -place et qu'il se fait adorer et même vénérer dans la -colonie par son esprit et par ses sentiments. Je me sais -bon gré d'avoir prévu son mérite, mais il a passé mon -attente. Dites tout cela à M. Devau, pour qu'il sache -que je ne me venge pas sur ses amis des querelles qu'il -cherche aux miens.</p> - -<p>«Mais je veux tout oublier, le jour où je vous verrai -sera un jour d'indulgence plénière, et je ne garderai -plus rien sur le cœur, comme à la fête du sacre il ne -reste personne dans les prisons.</p> - -<p>«Adieu, ma chère mère, vous ne savez sûrement ni -combien vous êtes aimable, ni combien vous êtes aimée».</p> - -<p>En même temps qu'il écrivait à sa mère, le chevalier -prévenait Mme de Boisgelin de son retour, et il lui -demandait de venir au-devant de lui pour lui apporter -des nouvelles:</p> - -<p class="date">«12 août 1786.</p> - -<p>«Viens, si tu le peux, au-devant de ton pauvre -frère, ma bonne fille; après tant d'ennuis, d'inquiétudes, -de détresse, couronnés par soixante jours de -navigation, il a besoin de voir enfin quelqu'un qui l'aime -et qu'il aime, et je te laisse à juger si je pouvais mieux -m'adresser. Je ne suis pas encore à terre, mais à moins -que les vents n'imaginent quelque nouvelle perfidie, je -serai ce soir ou demain à la Rochelle.</p> - -<p>«... J'espère que tu partages et que tu combleras ma -joie et le cœur me dit que tu m'apporteras de bonnes -nouvelles».</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_476"> 476</a></span> -Hélas! l'on sait la nouvelle affreuse qui attendait le -pauvre chevalier. Il adorait sa mère, et l'on peut deviner -sa douleur en apprenant qu'il ne devait plus revoir -celle qu'il avait tant aimée.</p> - -<p>Bien avant le retour du chevalier, la famille de Boufflers -s'était réunie pour régler les affaires d'intérêt; ce -n'était ni bien long ni bien compliqué, puisque la vieille -marquise ne laissait à peu près rien.</p> - -<p>Bien qu'eux-mêmes dans une situation de fortune -des plus précaires, M. et Mme de Boisgelin se conduisirent -on ne peut mieux. M. de Boisgelin déclara tout -d'abord approuver complètement tout ce que ferait sa -femme, et lui donner à cet effet toutes les autorisations -nécessaires.</p> - -<p>Quant à Mme de Boisgelin, elle déclara en son nom -et au nom de son frère, pour lequel elle se portait -fort<a id="FNanchor_185" href="#Footnote_185" class="fnanchor"> [185]</a>, qu'elle entendait que les dispositions dernières -de sa mère fussent exécutées sans aucune réserve, qu'il -fallait avant toutes choses payer les dettes, solder les -frais, et exécuter les legs aux domestiques. C'est ce qui -fut fait scrupuleusement.</p> - -<p>On se rappelle qu'au moment du mariage de M. et -Mme de Boisgelin, le roi de Pologne avait donné viagèrement -aux jeunes époux le domaine de la Malgrange -pour en jouir après le décès de Mme de Boufflers<a id="FNanchor_186" href="#Footnote_186" class="fnanchor"> [186]</a>.</p> - -<p>Les Boisgelin héritèrent donc de la Malgrange, mais -le chevalier s'était attaché à cette terre qu'il gérait -<span class="pagenum"><a id="Page_477"> 477</a></span> -depuis une dizaine d'années, et, d'accord avec sa sœur -et son beau-frère, il obtint du conseil du roi, de se -substituer à eux sa vie durant.</p> - -<p>Il prit aussitôt des mesures pour tirer le meilleur -parti possible de son domaine; il confia les jardins à -un horticulteur pour un loyer de dix louis; il afferma -les terres pour 1,500 livres. Quant à la maison qui était -fort agréable et bien meublée, et le pavillon bâti par -M. de Bauffremont, il les loua à des Anglais de passage; -chaque année il arrivait en Lorraine de nombreux -insulaires qui ne craignaient pas de payer un loyer -assez élevé pour jouir de l'agrément de passer l'été -aux portes de Nancy.</p> - -<p>Mme de Boufflers jouissait sur le Trésor royal d'une -pension de 18,000 livres qui était le plus clair de son -revenu. Après sa mort toute la famille se mit en mouvement -pour faire reporter cette pension sur la tête de -Mme de Boisgelin et du chevalier. Malheureusement le -Trésor royal ne se trouvait pas, lui non plus, dans -une situation brillante, et malgré les pressantes démarches -du prince de Beauvau et du duc de Mouchy, -auprès du roi et de M. Calonne, c'est à grand'peine -qu'on obtint pour les enfants de Mme de Boufflers une -pension de 8,000 livres qu'ils eurent à se partager.</p> - -<p>En revenant du Sénégal, le chevalier de Boufflers -avait ramené avec lui un certain nombre de souvenirs -vivants qu'il s'était empressé de distribuer dès son -arrivée en France.</p> - -<p>A la reine il avait offert une perruche; au maréchal -<span class="pagenum"><a id="Page_478"> 478</a></span> -de Castries, un cheval; à Mme de Sabran, des oiseaux -merveilleux et un petit nègre; à Mme de Blot, également -un petit nègre nommé Zimeo; à M. de Beauvau, -une jeune négresse nommée Ourika<a id="FNanchor_187" href="#Footnote_187" class="fnanchor"> [187]</a>, pour laquelle -le vieux maréchal se prit d'une véritable affection et -qu'il adopta pour ainsi dire.</p> - -<p>Mme de Sabran avait été ravie de ses oiseaux, mais -ses enfants avaient encore été bien plus enchantés du -négrillon qu'ils appelèrent Vendredi; il devint leur -jouet et ils ne pouvaient plus s'en passer.</p> - -<p>«Il fait leur bonheur, écrit un jour la comtesse; -il n'y a point de joie pareille à celle qu'il a éprouvée le -jour qu'il s'est vu un bel habit sur le corps. Il est si -emprunté dans ce nouveau vêtement qu'il fait mourir -de rire; il ressemble à ces chats auxquels on met des -papillotes à la queue; il tourne, il se regarde, il n'ose -pas remuer de crainte de se salir; à peine peut-il -marcher avec ses souliers; enfin il nous donne la -comédie toute la journée...»</p> - -<p>En revenant en France le chevalier avait l'intention -très arrêté de n'y faire qu'un court séjour et de retourner -dans son gouvernement aussitôt qu'il aurait obtenu -ce qui lui manquait; il voulait achever l'œuvre qu'il -avait commencée et à laquelle il s'était attaché.</p> - -<p>Tous ses amis cependant le détournaient de perdre -son temps à des projets stériles:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_479"> 479</a></span> -Ségur lui écrivait en riant:</p> - -<p>«De grâce, ne retournez pas dans cette maudite -colonie où vous n'apprendrez qu'à voir tous les -hommes en noir et où l'amitié souffre de votre absence -sans être consolée par votre gloire... Songez que les -beaux jours de la vie sont trop courts pour en faire -d'inutiles sacrifices...»</p> - -<p>Ces projets de départ faisaient le désespoir de -Mme de Sabran; elle écrivait délicieusement à son ami:</p> - -<p class="date">«18 août 1786.</p> - -<p>«Encore si tu pouvais, comme le pauvre pigeon, être -dégoûté des voyages par cet essai et prendre sagement -le parti qu'il prit de ne plus quitter sa fidèle compagne, -tout serait oublié, et nous ne penserions plus qu'à nous -servir du mal pour jouir encore mieux du bien. Mais à -peine t'aurai-je vu qu'il faudra te dire adieu encore et -te perdre de nouveau, peut-être pour plus longtemps... -J'aurais préféré que tu restasses six mois de plus au -Sénégal, avec l'espérance cependant qu'à la fin de ce -terme tu lui dirais adieu pour toujours. Mais non, nous -y mourrons à la peine, toi, M. le gouverneur, et moi, -Mme la gouvernante.»</p> - -<p>Depuis son arrivée à Paris, le chevalier consacrait la -plus grande partie de son temps à courir les ministères -pour tâcher d'obtenir les objets indispensables à la prospérité -et à la sûreté de la colonie. Il réclamait surtout -de l'artillerie, dont il était totalement dépourvu et dont -il avait le plus urgent besoin.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_480"> 480</a></span> -Il serait injuste de dire qu'on repoussait ses instantes -sollicitations; il était au contraire accueilli à merveille, -félicité sur son zèle, on prenait bonne note de ses -demandes et on lui faisait les plus belles promesses.</p> - -<p>Bien que peu naïf de son naturel et sachant par expérience -ce que valent les serments des ministres, Boufflers -reçut de si formelles assurances qu'il se crut sûr -du succès, et qu'il quitta Paris plein de confiance à la -fin de novembre 1786, pour aller s'embarquer à Lorient -sur la <i>Dordogne</i>.</p> - -<p>En cours de route il écrivait à sa sœur:</p> - -<p class="date">«Musillac en Bretagne,<br /> -6 décembre.</p> - -<p>«J'ai bien mal fait de ne point accepter ta proposition -de venir avec moi, ma grande enfant; tu aurais fait -à la vérité une bien triste partie, mais tu t'en serais -consolé en pensant que c'était répandre un peu de baume -sur mes blessures, et que c'était me sauver les plus -grands ennuis et les plus cruelles impatiences que j'ai -eues de ma vie. Car enfin nous aurions été ensemble, et -plus le voyage aurait été long, plus je l'aurais aimé. -Chaque contre-temps, chaque accident m'aurait valu -un jour de plus à passer avec toi; ainsi je les aurais -appelés, plutôt que de les prévenir. Au moins ne m'en -serais-je point tourmenté comme j'ai fait au point d'en -être malade.</p> - -<p>«J'ai resté quatre grands jours à Nantes à faire raccommoder -à fond ma voiture à laquelle il avait fallu travailler -<span class="pagenum"><a id="Page_481"> 481</a></span> -à toutes les postes depuis Orléans; je m'y suis -ennuyé au delà de toute expression...</p> - -<p>«Voici des choses qui t'auraient regardée dans des -temps plus ou moins prospères...</p> - -<p>«J'ai passé presque au travers du parc de la Bretesche. -J'ai été arrêté pendant trois ou quatre heures -au passage de la Roche-Bernard; si tu avais été avec -moi, il aurait fallu garder l'incognito et dans le cabaret -tu aurais entendu dire le diable de quelqu'un<a id="FNanchor_188" href="#Footnote_188" class="fnanchor"> [188]</a>, -sur ses dépenses, sur ses lésines, sur son ineptie en -administration de terre, sur ses prétentions, sur sa hauteur, -etc., enfin on en a tant et tant dit, que malgré mon -humeur de tout ce qui m'était arrivé jusque-là, je riais -intérieurement de la contenance que tu aurais faite.</p> - -<p>«J'ai un grand mal de tête, je ne dors pas depuis -quelques jours, mais j'espère dormir cette nuit et me -réveiller guéri. Je voudrais dormir un an et me réveiller -dans ta chambre, mais cela reviendra à peu près au -même, excepté que mon sommeil pourra bien être un -peu agité...</p> - -<p>«Adieu, je t'embrasse de toute mon âme seulement, -car elle est près de toi, et mon visage en est bien -loin.</p> - -<p>«Embrasse pour moi tout ce que tu aimes et surtout -tout ce que tu aimes le mieux.»</p> - -<p>Le 7, Boufflers arrive à Lorient, il est excédé de -fatigues. Quelle est sa rage, sa fureur, en voyant qu'on -<span class="pagenum"><a id="Page_482"> 482</a></span> -n'a rien envoyé de Paris et que de tous les approvisionnements, -de toutes les armes si solennellement promis, -rien n'a été expédié.</p> - -<p>Heureusement, les vents sont contraires. Ce retard -forcé lui donne le temps d'écrire encore pour réclamer -contre l'oubli dont il est victime. C'est surtout l'artillerie -qui lui manque le plus, et il écrit le 13 décembre à -son oncle pour le supplier d'intervenir: «Il y a dans le -monde bien des choses respectables, lui dit-il, mais je -ne connais que la force qui soit vraiment respectée.»</p> - -<p>Le 15, les vents sont encore contraires, et toujours -pas la moindre nouvelle de la fameuse artillerie. Le -chevalier, qui est affligé d'un ennui mortel et d'une -exaspération croissante, écrit encore à M. de Beauvau:</p> - -<p>«Il n'y a pas en ce moment à Gorée une pièce de -canon en état de tirer, en sorte qu'un corsaire anglais -qui aurait bu un peu de punch pourrait nous insulter -impunément.» Et comme il se rend compte de son -importunité, il ajoute: «Je suis fâché, mon cher oncle, -de vous étourdir de mon artillerie, mais je crierai jusqu'à -ce que je puisse tonner.»</p> - -<p>Inutile d'ajouter que Boufflers mit à la voile sans -avoir reçu l'artillerie qu'il sollicitait si ardemment.</p> - -<p>A peine le chevalier avait-il repris la mer pour -retourner dans son lointain gouvernement, que la maréchale -de Luxembourg, qui lui avait toujours donné tant -de marques d'attachement, succombait à son tour. C'est -Mme de Sabran qui se charge de lui annoncer le fatal -événement:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_483"> 483</a></span></p> -<p class="date">«24 janvier 1787.</p> - -<p>«Quelle horrible nouvelle à t'apprendre encore, mon -cher mari! Tu viens de perdre une seconde mère! La -pauvre Mme de Luxembourg vient de payer le tribut -de ton second voyage. Je me réserve pour le troisième, -car il faut une victime à chacun.</p> - -<p>«Il paraît que sa mort a été fort douce, et qu'une -paralysie générale a glacé tous ses sens en très peu -d'instants...</p> - -<p>«La mort de cette bonne et excellente femme -répand une consternation générale; sa tombe est -arrosée de larmes qu'elle avait si souvent essuyées, -et le désespoir de ces pauvres malheureux dont elle -était la consolation et l'appui, est une belle oraison -funèbre...<a id="FNanchor_189" href="#Footnote_189" class="fnanchor"> [189]</a>»</p> - -<p>Jusqu'au mois de juin 1787, nous ne trouvons dans -la correspondance rien qui soit digne d'être noté. A -cette époque, Mme de Sabran raconte à son ami une -amusante visite qu'elle vient de faire à la maréchale de -Mirepoix.</p> - -<p class="date">«28 juin 1787.</p> - -<p>«J'ai été voir aujourd'hui ta vieille tante dans sa -superbe maison; elle m'a montré un perroquet noir que -tu lui as envoyé; il ressemble à mon avis à un corbeau. -Mais elle m'a dit qu'il parlait fort bien. Comme il ne -<span class="pagenum"><a id="Page_484"> 484</a></span> -m'a pas fait l'honneur de m'adresser la parole, je n'en -saurais juger par moi-même.</p> - -<p>«Elle m'a parlé aussi d'un petit nègre que tu as -envoyé à Mme de Blot, qui est un petit monstre à ce -qu'elle dit, et horriblement mal élevé. Dès qu'il l'a -aperçue, il a fait des cris horribles, et s'est jeté à terre -avec les signes de la plus grande frayeur, tandis qu'il -caressait tout le monde. On lui a demandé pourquoi? Il -a répondu qu'elle lui faisait la grimace. La maréchale -ne s'est pas doutée qu'il pouvait avoir quelques raisons -pour la trouver différente des autres et lui a su fort -mauvais gré de sa franchise.</p> - -<p>«Cela fait frémir en voyant combien nous nous connaissons -peu.»</p> - -<p>Heureusement pour le chevalier sa santé se maintient -excellente; il supporte parfaitement le climat -assez malsain de la colonie et il peut se consacrer tout -entier aux soins de son gouvernement.</p> - -<p>Il déploie une grande activité, il élève des casernes, -répare l'hôpital qui tombe en ruines, bâtit une forge, -fait élever des magasins, construit de petits navires, -des corps de garde, des prisons, etc. Faute d'ingénieurs, -il fait lui-même tous les plans, tous les devis, -et il est tellement économe que pour tous ces travaux, -il ne dépense pas plus de 40,000 livres!</p> - -<p>Tout marcherait à souhait s'il n'avait à lutter contre -la Compagnie dont la conduite est abominable. Grâce à -elle, à sa lésinerie, à son inintelligence, à son peu d'activité, -on est privé des choses de première nécessité, -<span class="pagenum"><a id="Page_485"> 485</a></span> -et la famine règne presque dans le pays. Ses employés -sont mal payés, elle prend des mesures à contre-sens, -enfin elle lui fait éprouver tant de contrariétés qu'il -finit par en tomber malade.</p> - -<p>Il écrit à son oncle le 7 octobre:</p> - -<p class="date">«Gorée, 7 octobre 1787.</p> - -<p>«Je me voyais à peu près à la fin de ma carrière -africaine, mon cher oncle, et mon esprit commençait à -quitter ce pays pour celui que vous habitez, comme -une âme du Purgatoire à qui il ne manque plus qu'un -<i>De Profundis</i> ou deux pour aller en Paradis; j'en étais -là et je m'endormais dans le calme que je croyais avoir -établi quand cette maudite compagnie est venue me -tirer de mon sommeil...»</p> - -<p>Enfin il quitte la triste colonie, et il débarque à la -Rochelle le 27 décembre 1787.</p> - -<p>Sa première lettre est pour Mme de Boisgelin; comme -son séjour au Sénégal a mis sa garde-robe dans le plus -piteux état, il arrive dans un dénuement complet. Il -fait appel à la bonne volonté de sa sœur, et il lui écrit:</p> - -<p>«Ecoute, ma Boisgelin, j'arrive mardi au soir dans -l'équipage d'un corsaire qui a fait naufrage et qui n'a -sauvé que sa personne. Je sais que je n'ai à Paris ni -chemise, ni poudre, ni pommade, ni carrosse, ni chevaux, -ni argent, ni considération. Arrange-toi pour me -faire trouver tout ce qui me sera nécessaire. Emprunte -pour moi deux ou trois chemises avec des manchettes -à dentelles. Je crois que j'ai des habits, ainsi je me -<span class="pagenum"><a id="Page_486"> 486</a></span> -passerai de tes robes. Tout le reste ira comme il -pourra».</p> - -<p>En apprenant enfin le retour de son ami, Mme de -Sabran, ravie, écrivait:</p> - -<p>«C'est de bon cœur que je dis adieu à ce malheureux -Sénégal qui m'a fait verser tant de larmes...» Et elle -ajoutait spirituellement cette réflexion si vraie: «Personne -n'entend moins que toi à se faire valoir. Aussi -la fortune est-elle la seule peut-être du sexe féminin -qui t'ait maltraité quand tu as voulu lui faire la cour. -J'espère qu'à présent elle va te sourire.»</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_487"> 487</a></span></p> -<h2>CHAPITRE II<br /> -<span class="medium">1786-1788</span></h2> - -<p class="hanging indent">Lettre du prince de Beauvau à Mme Durival.—Panpan obtient -une pension.—Mort de Marianne, de Mme de Bassompierre.—Craintes -de Panpan pour ses pensions.—Sollicitude de Mme de -Boisgelin.—Voyage du chevalier en Lorraine.—Il est nommé -à l'Académie française.</p> -</div> - -<p class="space">La mort de Mme de Boufflers avait été pour Mme Durival -un coup très douloureux. Elle avait beaucoup -pleuré l'amie chère qui depuis tant d'années lui prodiguait -les marques de tendresse et d'affection, et son -âme sensible était longtemps restée inconsolable.</p> - -<p>Peu de temps après la mort de la marquise, elle reçut -du prince de Beauvau cette jolie lettre:</p> - -<p>«Ma sœur m'avait trop souvent entretenu, madame, -de l'intime amitié qui vous unissait pour qu'il ne doive -pas m'être permis de vous prier d'accepter cette boîte -qu'elle aimait et qui, par cette raison, vous sera chère. -Si la maladie ne l'avait pas privée de l'usage de ses -facultés, elle n'aurait sûrement négligé aucun moyen -de vous rappeler son tendre attachement. C'est une -consolation pour moi de faire ce qu'elle aurait fait, et -si vous permettez que je la supplée, vous rendrez justice -<span class="pagenum"><a id="Page_488"> 488</a></span> -aux sentiments avec lesquels j'ai l'honneur d'être -madame, votre très humble et très obéissant serviteur,</p> - -<p class="signature">«Le maréchal prince <span class="small1">de Beauvau</span>.</p> - -<p class="date">«Ce 9 août 1786».</p> - -<p>A la lettre était jointe une boîte enrichie de diamants, -précieux joyau de famille, donnée autrefois par -l'impératrice Julie, mère de Marie-Thérèse, à la princesse -de Craon. A la mort de la princesse, M. de -Beauvau l'avait donnée à sa sœur, Mme de Boufflers, -en l'accompagnant d'une lettre pleine de tendresse. -Cette lettre était encore renfermée dans la boîte.</p> - -<p>Certes Panpan, lui aussi, avait ressenti vivement la -mort de Mme de Boufflers; mais il était arrivé à l'âge -où l'égoïsme remplace bien souvent chez les vieillards -tous les autres sentiments; puis, on a pu le voir au -cours de ce récit, si la marquise adorait son «cher -Veau», l'affection de ce dernier était plus mesurée. Il -avait à ce moment de graves préoccupations pécuniaires -et le souci de sa vie matérielle était arrivé à -l'absorber presque complètement.</p> - -<p>Après un premier moment donné à de légitimes -regrets, il oublia assez vite celle qui avait été toute sa -vie, et il ne songea plus qu'à prolonger la sienne.</p> - -<p>Depuis longtemps il sollicitait une pension du roi de -France. Grâce aux instances de Mme de Boisgelin, du -duc de Nivernais, de Mme de Grammont, de Mme de -Beauvau, il obtint en juillet 1786 cent écus sur le Trésor -<span class="pagenum"><a id="Page_489"> 489</a></span> -royal. Avec quelques autres pensions qu'il devait à -la libéralité de Stanislas, cela lui faisait un revenu de -3,100 livres qui le mettait à l'abri de la misère.</p> - -<p>L'année suivante, après un silence de près d'un an, -il écrivait à Mme de Boisgelin:</p> - -<p class="date">«A Lunéville, 30 juillet 1787.</p> - -<p>«Je ne suis pas moins clément que Jésus-Christ, -madame la comtesse; puisque vous aimez et que vous -daignez le dire, tout vous est et vous sera toujours pardonné. -Et quels torts vos bontés n'effaceraient-elles pas? -En est-il d'ailleurs que ne doive me faire oublier le nom -sacré de mon illustre amie, de mon adorable bienfaitrice. -Rien ne me sera jamais plus respectable et plus -cher que ce qui tient à elle de si près. Traitez-moi donc -comme vous voudrez, madame la comtesse, et quand -vous ne seriez pas la plus aimable femme que je connaisse, -quand je ne serais pas accoutumé depuis plus -de trente ans à vous aimer de toute mon âme, vous -seriez toujours l'objet de mon plus tendre et de mon -plus respectueux dévouement.»</p> - -<p>Il ne peut hélas! donner de sa santé que des nouvelles -déplorables. En un an, c'est-à-dire depuis la mort de -Mme de Boufflers, il a plus vieilli que dans les dix -années qui ont précédé. Ses infirmités augmentent tous -les jours, il dépérit à vue d'œil. Il est d'une faiblesse et -d'un affaissement qui tiennent de la décrépitude et qui -sont tels qu'il peut à peine faire quelques tours de promenade. -Il ne voit plus devant lui que les douleurs et -<span class="pagenum"><a id="Page_490"> 490</a></span> -la mort; heureux si l'une peut venir sans les autres.</p> - -<p>Pour occuper sa solitude, Panpan a repris un morceau -de tapisserie qu'il avait commencé il y a dix ans; -c'est sa seule distraction. Si Mme de Boisgelin avait -par hasard des rebuts de cette soie de fantaisie qu'on -appelle filosèle, quelle que soit la couleur, elle ferait un -véritable acte de charité en les lui envoyant; tout lui -serait bon.</p> - -<p>Un nouveau malheur allait frapper le pauvre Panpan. -En 1787, il a la douleur de perdre sa fidèle -Marianne, cette gouvernante si utile, si attachée, si -économe, qui, depuis tant d'années, sait si bien conduire -sa maison. C'est une perte irréparable, qui non -seulement fait souffrir son cœur, mais est désastreuse -pour ses intérêts.</p> - -<p>L'année 1787 fut fatale aux contemporains de Mme de -Boufflers; nous avons vu déjà que sa cousine la maréchale -de Luxembourg avait succombé dans les premiers -jours de janvier. Au mois de novembre Mme de Bassompierre -la suivit dans la tombe. Mais la pauvre comtesse -était depuis longtemps dans un état si lamentable que -la mort fut un bienfait pour elle.</p> - -<p>La pension supplémentaire que Panpan avait si vivement -sollicitée en 1786 allait lui causer les plus cruels -tourments. En effet, en 1787, on mit un impôt de dix -pour cent sur les pensions au-dessus de 3,000 livres. -Comme celles de Devaux s'élevaient à 3,100 livres, il -tombait sous le coup de la nouvelle loi et il allait perdre -300 écus.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_491"> 491</a></span> -A cette nouvelle, le pauvre vieillard désespéré demande -encore secours et appui à Mme de Boisgelin; il -la supplie de faire intervenir tous ses amis: lui-même -va écrire à Mme de Grammont, à Mme de Beauvau, à -M. de Nivernais; il faut absolument qu'on détourne de -lui ce coup qui lui serait fatal.</p> - -<p>S'il doit perdre ses pensions, il serait en vérité tenté -d'envier le sort de Mme de Bassompierre. Supporter à -la fois la vieillesse, les infirmités et la misère est au-dessus -de ses forces.</p> - -<p>Mme de Boisgelin le rassure, lui promet de s'occuper -de lui.</p> - -<p>Il lui répond, ravi, le 10 août:</p> - -<p>«Mon Dieu, madame la comtesse, quel baume vous -répandez dans mon âme en me montrant le vif intérêt -que vous daignez prendre au sort de votre pauvre vieux -Veau. Que votre lettre est bonne, qu'elle est prompte, -qu'elle me touche!... Je tiens donc encore par quelque -fil à ce que j'ai perdu. Vous aimez encore ce que daigna -si longtemps aimer votre adorable mère...»</p> - -<p>Panpan allait bientôt avoir d'autres soucis.</p> - -<p>Stanislas avait autrefois voulu faire nommer son -lecteur à la survivance de Solignac, au secrétariat de la -Lorraine; mais il n'avait pu l'obtenir du duc de Fleury. -Comme compensation il avait exigé pour Panpan une -pension de 500 livres sur cette place, et elle avait toujours -été exactement payée.</p> - -<p>En 1788, apprenant que le duc de Fleury était au -plus mal, Panpan écrivit au prince de Beauvau «comme -<span class="pagenum"><a id="Page_492"> 492</a></span> -au chef de la maison du roi de Pologne, qui devait protéger -ses gens et ses bienfaits». En même temps il lui -envoyait «une attestation de la main même toute -tremblante du bon roi». Mais le maréchal la renvoya -simplement, en disant qu'elle était sans valeur et en -conseillant à Panpan «de prier Dieu pour la conservation -de M. le duc de Fleury.»</p> - -<p>Le Veau, affolé, s'adresse à Madame Adélaïde et à son -secrétaire des commandements, le comte de Narbonne. -Il reçoit peu après cette réponse:</p> - -<p>«Votre affaire est faite. M. de Brienne vient de me -promettre que dans huit jours vous auriez pour vos -500 livres un titre avec lequel vous n'aurez jamais à -avoir la moindre inquiétude.</p> - -<p>«Madame Adélaïde est très piquée que vous vous -adressiez à elle pour de pareilles billevesées, et pour -vous en marquer son mécontentement, elle vous condamne, -mon ami, à recevoir d'elle une gratification annuelle de -480 livres. J'espère vous les porter moi-même en allant -rejoindre mon régiment qui est en Alsace, et je serai, je -vous jure, beaucoup plus heureux que vous.</p> - -<p>«Je vous aime et je vous embrasse de tout mon -cœur.»</p> - -<p>On peut supposer la joie de Panpan à cette nouvelle -inespérée! Il croit rêver! C'était bien un rêve en effet, -car il ne toucha jamais un sol des deux pensions si -libéralement octroyées.</p> - -<p>Au mois d'avril 1788, le chevalier de Boufflers vient à -Nancy dans l'espoir de se faire élire aux États généraux. -<span class="pagenum"><a id="Page_493"> 493</a></span> -«Malgré une cuisse bien hypothéquée et d'autres -infirmités qui s'accroissent tous les jours,» Panpan se -traîne à Nancy pour lui faire sa cour.</p> - -<p>Il écrit le 12 avril à Mme de Boisgelin:</p> - -<p>«Le charmant chevalier est aimé ici de tout le -monde et admiré dans tout ce qu'il dit et dans tout ce -qu'il fait. J'ai dîné hier chez lui avec tout son bureau -de notables et je viens d'y dîner aujourd'hui avec -Mme de Lenoncourt et Mme Durival...»</p> - -<p>Quoi qu'en dise Panpan, le chevalier n'avait pas -particulièrement à se louer de l'accueil de ses compatriotes -et il faisait part à sa sœur de ses déceptions:</p> - -<p class="date">«Ce 29.</p> - -<p>«Tu apprendras sans étonnement, ma chère enfant, -que MM. de Raigecourt, le Sourdeau, et de Ficquemont, -le braconnier, l'ont emporté sur moi à Lunéville -malgré tous les soins et les efforts de ce pauvre -Panpan qui, dans cette occasion-ci, m'a marqué une -amitié dont je ne pouvais pas me flatter.</p> - -<p>«Je n'ai point d'espérance à Nancy pour moi, j'en -ai même bien peu pour mon oncle dont je sers, autant -que je le puis, les intérêts, quoiqu'il me paraisse assez -froid sur les miens.</p> - -<p>«Je termine seulement à présent le discours que je -dois lire demain; j'espère qu'il vaudra celui du grand -comte d'Ourches, qui a dit entre les dents à Vézelize -qu'il ne parlerait pas qu'on ne lui ouvrît la bouche, et -personne n'en a paru tenté...</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_494"> 494</a></span> -«Pourquoi pas de lettre de ma bonne sœur? Croit-elle -qu'il faille imiter l'indifférence des Lorrains pour -moi, comme si je pouvais imiter l'indifférence des Bretons -pour elle.</p> - -<p>«Adieu, ma fille, j'ai à faire, mais toute affaire cessant, -je veux t'embrasser à mon aise et de toute mon -âme et de tout mon cœur<a id="FNanchor_190" href="#Footnote_190" class="fnanchor"> [190]</a>.»</p> - -<p>Malgré ses prévisions pessimistes, au mois d'octobre -1788 le chevalier est nommé bailli d'épée à -Nancy et à ce titre admis à siéger aux États généraux -ainsi que le comte de Ludre.</p> - -<p>Il écrit à sa sœur pour lui annoncer cet heureux événement -et en même temps son retour; il termine ainsi -sa lettre:</p> - -<p>«Adieu, ma toise, ma perche, mon obélisque, ma -pyramide d'Égypte, je t'aime et je t'embrasse comme -si je n'avais rien de mieux à faire.»</p> - -<p>La même année, le chevalier de Boufflers avait été -élu à l'Académie française en remplacement de M. de -Montazet, archevêque de Lyon. La séance de réception -eut lieu le 29 décembre 1788. Il y avait une affluence -de monde énorme; le prince Henri de Prusse était au -premier rang.</p> - -<p>Après l'éloge de son prédécesseur, Boufflers fit une -dissertation sur la clarté du style, puis une harangue -sur les États généraux.</p> - -<p>C'est Saint-Lambert qui était chargé de recevoir le -<span class="pagenum"><a id="Page_495"> 495</a></span> -nouvel élu. Il ne lui ménagea pas les compliments -flatteurs:</p> - -<p>«La finesse de l'esprit, l'enjouement, je ne sais quoi -de hardi qui ne l'est point trop, des traits qui excitent -la surprise et ne paraissent pas extraordinaires, le -talent de saisir dans les circonstances et dans le moment -ce qu'il y a de plus piquant et de plus agréable, voilà, -monsieur, le caractère de vos pièces fugitives.»</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_496"> 496</a></span></p> -<h2 class="normal">CHAPITRE III<br /> -<span class="medium">1788-1793</span></h2> - -<p class="hanging indent"> -Pénible situation de M. de Boisgelin.—Ses démêlés avec Martin.—Cerutti -prend parti pour les idées nouvelles.—Sa mort.—Le -prince de Beauvau pendant la Révolution.—Sa correspondance -avec sa nièce.—Mort du prince.—Douleur de Mme de Beauvau.</p> -</div> - -<p class="space">La correspondance de Mme de Boisgelin avec Panpan -cesse complètement à partir de l'année 1788. A ce -moment, les événements se précipitent, la situation -devient chaque jour plus menaçante, la comtesse a -vraiment d'autres soucis en tête que les pensions du -vieux Panpan et ses éternelles lamentations.</p> - -<p>Les Boisgelin, depuis plusieurs années, étaient très -cruellement frappés, et ils voyaient la misère, la hideuse -misère approcher à grands pas. En 1788 ils éprouvèrent -une nouvelle et terrible catastrophe.</p> - -<p>Louis XVI, mécontent du «zèle» avec lequel M. de -Boisgelin avait défendu les intérêts de la Bretagne, lui -ordonna par une lettre de sa propre main de lui envoyer -sa démission de sa charge, et il lui fit défense de reparaître -à la Cour. C'était la ruine, la ruine immédiate, -absolue, irrémédiable.</p> - -<p>Depuis vingt-huit ans que M. de Boisgelin occupait -la charge de maître de la garde-robe, il devait toujours -<span class="pagenum"><a id="Page_497"> 497</a></span> -les 656,000 livres qu'elle lui avait coûtés et qu'il avait -dû emprunter pour la payer<a id="FNanchor_191" href="#Footnote_191" class="fnanchor"> [191]</a>; de plus, pendant ces -vingt-huit ans, il avait payé 510,450 livres d'intérêts à -ses créanciers.</p> - -<p>M. de Boisgelin réclama naturellement le remboursement -de sa charge: ce n'était que justice, mais on -avait alors de bien autres préoccupations et on ne -l'écouta même pas.</p> - -<p>Les États généraux s'ouvrirent. La Constituante -déclara que la nation rembourserait loyalement toutes -les charges de la maison du roi. C'était parfait, mais la -Législative fut d'un avis différent et elle décida qu'il -ne serait point fait de liquidation au-dessus de la somme -de 10,000 livres. C'est, en effet, ce qui eut lieu. Ainsi, -M. de Boisgelin reçut 10,000 livres pour une charge -qui lui en avait coûté 656,000!</p> - -<p>D'un autre côté, il avait perdu également ses autres -charges, il avait été privé de ses droits féodaux, de -tous ses revenus quelconques, de telle sorte qu'il se -trouva réduit à la plus extrême détresse. Non seulement -il fut dans l'impossibilité de payer un sol de ses -énormes dettes, mais il ne put pas davantage payer -les intérêts. Le peu qu'il avait sauvé du naufrage lui -servait à ne pas mourir de faim.</p> - -<p>La situation pécuniaire des Boisgelin était si douloureuse -qu'ils avaient souvent avec leurs gens de pénibles -démêlés.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_498"> 498</a></span> -M. de Boisgelin avait eu à son service, en 1785, pendant -les États de Bretagne, un certain Martin, puis il -n'en avait plus entendu parler. En 1789, Martin s'avisa -tout à coup de réclamer une somme de 199 livres qui -soi-disant lui était due pour une prétendue part dans -le profit des cartes pendant les États, profits qui se -partageaient entre les valets de chambre.</p> - -<p>M. de Boisgelin refusa de payer cette somme qu'il -estimait ne pas devoir.<a id="FNanchor_192" href="#Footnote_192" class="fnanchor"> [192]</a></p> - -<p>A partir de ce moment, Martin, grisé par l'esprit -révolutionnaire, ne laisse plus un moment de repos au -malheureux gentilhomme. Chaque jour, dans un style -inénarrable, il lui adresse des reproches violents et des -menaces. Voici un spécimen des élucubrations épistolaires -du sieur Martin:</p> - -<p>«J'écris à un aristocrate qui a l'âme vendue à l'iniquité... -Je ne sais même pas si la terre voudra ouvrir -son sein pour vous y recevoir... Je rougirais de vous -faire grâce de la somme de 199 francs que vous voulez -m'escroquer, comme vous avez fait à tant d'autres infortunés -comme moi. Autrefois, vous nous payiez en -menaces comme «pendre et faire mettre à Bicêtre.» -Ils sont passés, ces jours de fête!</p> - -<p>«Hélas! je vous plains de tout mon cœur de vous -voir des sentiments aussi impudiques. J'aurai toujours -pour refrain:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_499"> 499</a></span></p> - -<p class="quote">Les mortels sont égaux! Ce n'est pas la naissance,<br /> -Mais la seule vertu qui fait la différence.»</p> - -<p>Pour que personne n'en ignore, le refrain était inscrit -en gros caractères sur toutes les enveloppes envoyées -par le sieur Martin.</p> - -<p>Telles sont les moindres aménités que M. de Boisgelin -recevait à chaque courrier<a id="FNanchor_193" href="#Footnote_193" class="fnanchor"> [193]</a>.</p> - -<p>La correspondance ne produisant aucun résultat, -Martin eut recours à un autre genre de persécution; il -attendait son prétendu débiteur devant sa porte, rue -Saint-Honoré, et quand M. de Boisgelin sortait, il -l'accablait de reproches et d'injures, le traitant d'aristocrate, -de détrousseur du peuple, tant et si bien que la -foule s'amassait et ne tardait pas à devenir menaçante. -Le malheureux gentilhomme, atteint de paralysie, ne -marchait qu'avec une béquille; il allait donc très lentement -et il lui était complètement impossible d'échapper -à son persécuteur.</p> - -<p>Le comte, à bout de forces, menaça Martin de porter -plainte au comité de police, mais Martin répondit gaillardement -qu'il s'en f.... Cependant, devant le juge de -paix, il montra moins d'assurance, et peu à peu il se -décida à laisser en paix sa victime.</p> - -<p>La mauvaise fortune s'acharnait sur M. de Boisgelin. -Pendant qu'il résidait à Paris sans en bouger, les municipalités -de la Loire-Inférieure et du Morbihan, où se -<span class="pagenum"><a id="Page_500"> 500</a></span> -trouvaient ses terres, le déclaraient émigré et séquestraient -ses biens et ses revenus. C'est en vain qu'il -envoyait des certificats de résidence parfaitement réguliers -et authentiques, on n'en tenait aucun compte.</p> - -<p>Il allait subir encore des épreuves plus cruelles. En -1792 il fut dénoncé, comme aristocrate, et emprisonné -pendant trois semaines dans l'horrible prison de -l'Abbaye; il y fut enfermé dans un grenier sans cheminée -avec cinq autres personnes. Comme il était -accablé de rhumatismes, son état devint si grave, qu'il -obtint d'être mis en état d'arrestation chez lui. Il -demeurait alors rue de Bourbon, n<sup>o</sup> 502. Enfin il fut -remis en liberté.</p> - -<p>Nous verrons dans un prochain chapitre ce qu'il -advint de cet infortuné ménage.</p> - -<p>Le lecteur n'a pas oublié ce grand ami de Panpan, -de Mme Durival et de Mme de Brancas, ce Cerutti -qui, après avoir fait partie de la Compagnie de Jésus, -était devenu un de ses plus violents adversaires. -Cerutti ne s'était pas contenté de jeter la soutane aux -orties; sous l'influence de son tempérament passionné, -il s'était précipité à corps perdu dans le courant révolutionnaire. -Non seulement il prodiguait sa prose dans les -journaux les plus avancés, mais il fonda «la feuille villageoise» -pour pouvoir exprimer plus librement sa -pensée.</p> - -<p>Lui, l'ancien jésuite, disait aux paysans:</p> - -<p class="quote">De tous les animaux qui ravagent un champ,<br /> -Le prêtre qui vous trompe est le plus malfaisant.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_501"> 501</a></span> -Sa vieille amie, Mme Durival, s'inquiétait de cet -enthousiasme révolutionnaire; dans toutes ses lettres -elle lui prêche la prudence et la modération; mais -Cerutti, ivre de liberté, est insensible à tous les conseils:</p> - -<p class="date">«A Paris, ce 9 avril 1789.</p> - -<p>«Mon Dieu, que j'ai de plaisir à vous lire, madame, -que j'en aurais à vous entendre si vous étiez à Paris! -Pourquoi, dans une circonstance comme celle-ci, une -femme éloquente et instruite, courageuse et philosophe, -n'est-elle pas au milieu des partis pour les tempérer, -pour les concilier, s'il était possible.</p> - -<p>«Vous avez appris l'audace et la fuite de M. de -Calonne. Chassé de Douai, il a reparu à Dunkerque et -il se promet dans cette ville une meilleure fortune. Ses -amis, car cet homme a des amis, à la honte de l'amitié, -se flattent tous qu'il sera élu pour l'Assemblée nationale. -Peut-être que la Justice divine nous l'amènera sur un -char de triomphe pour être jugé, peut-être qu'après -avoir donné tant de scandales à la patrie, il lui donnera -un grand exemple.</p> - -<p>«Tandis que ce brigand trouble la pacifique Flandre, -on dit que M. de Mirabeau pacifie l'orageuse Provence; -la ville d'Aix s'était ralliée sous lui à la Concorde et les -trois ordres, auparavant si désunis, ont marché de -concert dans une procession solennelle portant un -drapeau sur lequel étaient les armes du roi et celles de -la ville. Mais Marseille est encore loin d'imiter cette -<span class="pagenum"><a id="Page_502"> 502</a></span> -procession, elle veut redevenir une République et se -détacher de la France. C'est le vœu des principaux -habitants; le vœu du peuple leur est contraire et l'on -s'attend à d'horribles débats, si M. Mirabeau, l'orateur -du peuple, n'arrête le torrent et n'apaise les -mouvements qu'il a excités. Il s'est comparé à la -lance d'Achille qui blesse et guérit tout ensemble.</p> - -<p>«Nous allons aussi avoir notre part de discussions -électives. Vous aurez lu le règlement fait pour Paris. Le -d'Eprémesnil, éternel dénonciateur de tout ce qu'on -fait, de tout ce qu'on écrit, et ne faisant et n'écrivant -lui-même que des sottises, a dénoncé le règlement. De -quelque manière que ce règlement eût été arrangé, il -l'aurait dénoncé; dénonciation est devenue le jurement -ordinaire du Parlement. Heureusement que la presse le -tient en respect. Les écrivains hardis ont repoussé les -magistrats audacieux. Vous paraissez, madame, blâmer -cette audace, mais je parie que cette opinion pusillanime -n'est pas de vous.</p> - -<p>«Lorsque dans une dispute un adversaire tonne, -voulez-vous que l'autre adoucisse la voix. Il ne serait -pas entendu. Il est inutile, il est dangereux même -d'avoir des ménagements pour un parti qui n'en a pas, -et qui prendrait le silence pour une défaite, et la modération -pour l'infériorité. Réfléchissez-y, madame, et -vous verrez qu'il ne faut paraître sur la place publique -qu'en tigre ou en lion, sans quoi on y est dévoré. Des -hommes frivoles, de belles dames, et quelquefois de -très laides vont prêcher la douceur; elles veulent qu'on -<span class="pagenum"><a id="Page_503"> 503</a></span> -soit tranquille dans une maison qui brûle, parce que la -flamme n'a pas encore gagné leur appartement. Je suis -persuadé que vous et Mme de Lenoncourt vous pensez -comme moi.»</p> - -<p>«Quoi, vous, un tigre! Eh! bon dieu, y pensez-vous? -lui répond son amie. Vous aurez beau en prendre la peau, -les ours ont vu votre patte blanche, et j'ai peur qu'ils ne -vous dévorent la nuit pendant que vous sommeillez. Votre -bonne conscience ne me tranquillise pas; c'est une excellente -fourrure pour le dedans, mais une très mauvaise -pour le dehors. Un fort logicien (je ne sais pas qui c'est) -a dit que vous jouez avec la lumière: eh bien, voilà votre -arme! n'en employez point d'autre, faites-vous respecter -comme le citoyen le plus lumineux... ne combattez pas, -éclairez. Je connais trop la délicatesse de votre santé, la -vivacité de votre sang, la douceur de votre caractère, -pour ne pas insister sur un conseil qui ne tient nullement à -cette pusillanimité que vous méprisez avec raison. C'est -l'intérêt, c'est l'amitié qui vous parle, soyez-en sûr<a id="FNanchor_194" href="#Footnote_194" class="fnanchor"> [194]</a>.»</p> - -<p>Mais Cerutti, emporté par le courant, n'écoute plus -les conseils de l'amitié. Il devient secrétaire de Mirabeau, -administrateur du département de la Seine, -membre de la Législative. Enfin il se surmène si bien -qu'il meurt épuisé, en février 1792. Cette fin prématurée -fut heureuse pour lui, car elle lui épargna très vraisemblablement -l'échafaud<a id="FNanchor_195" href="#Footnote_195" class="fnanchor"> [195]</a>.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_504"> 504</a></span> -Qu'était devenue la famille de Beauvau depuis 1788?</p> - -<p>Le prince de Craon était mort, laissant un fils, Marc -de Craon, qui émigra presque immédiatement.</p> - -<p>En 1791, la sœur de Mme de Boufflers, la vieille -maréchale de Mirepoix, préoccupée des événements -qui se passaient sous ses yeux et qui bouleversaient -complètement sa conception des choses de ce -monde, abandonna son hôtel de la rue de Varennes, -et elle parvint à passer la frontière. Elle se réfugia à -Bruxelles, puis au château de Levergheim, près de -Gand, chez son amie la comtesse de Marsan. Elle s'y -éteignit en 1791, loin des siens et de tous ceux qu'elle -avait aimés.</p> - -<p>Des nombreux enfants de la princesse de Craon deux -seuls survivaient donc maintenant, le prince de Beauvau -et l'abbesse de Saint-Antoine. Cette dernière, -chassée de son couvent par la Révolution, s'était -réfugiée chez son frère.</p> - -<p>Dès le début de la Révolution M. de Beauvau -montra un courage et une énergie dignes de lui. Au -lieu de fuir la France comme tant d'autres et de chercher -à l'étranger un refuge trop facile, il estima que son -devoir était de rester auprès du roi, et il vint offrir à -Louis XVI, éperdu, son bras et son épée. Payant de -sa personne, on le vit aux côtés du monarque pendant -ce lamentable voyage de Versailles à Paris, le 16 juillet -1789.</p> - -<p>Le prince accepta même le ministère de la guerre, -qu'il avait autrefois refusé, mais il annonça qu'il se -<span class="pagenum"><a id="Page_505"> 505</a></span> -retirerait dès qu'il ne pourrait plus être utile. Il resta -cinq mois en fonctions.</p> - -<p>A partir de ce moment il vécut dans la retraite, -entouré de sa famille et de quelques amis fidèles; il -s'occupait de questions littéraires, il attirait chez lui les -gens de lettres et il suivait scrupuleusement les séances -de l'Académie où il jouissait d'un grand prestige.</p> - -<p>Il avait recueilli chez lui plusieurs de ses confrères, -Suard, Marmontel, l'abbé Morellet, Gaillard, et son -salon dans ces temps troublés était un centre où l'on -aimait à se réunir pour causer arts et belles-lettres, et -échapper aux tristesses du présent.</p> - -<p>Mais le plus fidèle de ses hôtes était son vieil ami -Saint-Lambert, ce camarade d'enfance qui ne l'avait -pour ainsi dire jamais quitté. Il vivait avec lui dans la -plus étroite intimité et il le garda chez lui jusqu'à sa -dernière heure.</p> - -<p>Reconnaissant d'une amitié qui n'avait jamais subi -d'altération et de bienfaits sans cesse renouvelés, -Saint-Lambert célébrait volontiers les mérites du -fidèle compagnon de sa vie: désabusé, ayant perdu -peu à peu toutes ses illusions, le poète ne voyait -plus que son ami qui pût le réconcilier avec les -hommes:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p class="i2"> Auprès de toi, Beauvau, j'oublie</p> -<p>Combien ils sont légers, aveugles, ou pervers;</p> -<p>Si je méprise en eux la nature avilie,</p> -<p>J'admire et j'aime en toi la nature ennoblie.</p> -<p>Sans toi j'irais chercher les plus sombres déserts;</p> -<div><span class="pagenum"><a id="Page_506"> 506</a></span></div> -<p>Et, dans un antre obscur, ou sous un toit de chaume,</p> -<p>Pleurant d'avoir connu le néant des vertus,</p> -<p class="i3"> Je m'écrirois avec Brutus,</p> -<p class="i2"> O vertu! n'es-tu qu'un fantôme?</p> -</div></div> - -<p>Dans un petit poème intitulé <i>Les consolations de -la vieillesse</i>, Saint-Lambert parle encore des souvenirs -qui tiennent lieu des plaisirs perdus, pour -ceux qui, comme M. de Beauvau, ont toujours fait le -bien:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Il est des souvenirs qui rendent plus heureux.</p> -<p>Au terme de ses jours, un vieillard vertueux</p> -<p>Revient sur tous les pas de sa longue carrière;</p> -<p class="i2"> Content d'être et d'avoir été,</p> -<p class="i2"> Il parcourt avec volupté</p> -<p class="i2"> Le tableau de sa vie entière.</p> -<p><b>. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</b></p> -<p>Ces fantômes brillants escortent sa vieillesse,</p> -<p>Il en passe avec eux les moments fortunés;</p> -<p class="i2"> Il fut heureux, il l'est encore;</p> -<p>Il jouit à la fois du soir et de l'aurore,</p> -<p>Des plaisirs qu'il goûta, de ceux qu'il a donnés;</p> -<p>Ah! voilà le plaisir où tu pourras prétendre,</p> -<p>Beauvau, toi dont le cœur si pur, si généreux,</p> -<p>De tes penchants n'eut point à te défendre,</p> -<p class="i2"> Et n'a jamais formé des vœux</p> -<p class="i2"> Que l'univers ne puisse entendre.</p> -</div></div> - -<p>Après avoir loué son ami, le poète s'extasie sur les -mérites de ce ménage incomparable, sur l'exemple qu'il -a donné par ses vertus:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p class="i2"> Il faut dès l'âge le plus tendre</p> -<p>Préparer le bonheur du reste de nos jours.</p> -<p>Heureux qui sut aimer et choisir ses amours!</p> -<div><span class="pagenum"><a id="Page_507"> 507</a></span></div> -<p>Heureux sont ces amants que le Dieu du bel âge</p> -<p>Enchaîna l'un à l'autre et n'a point corrompus;</p> -<p>Qui du sein des plaisirs s'élèvent aux vertus</p> -<p>Et se rendent meilleurs pour aimer davantage!</p> -<p class="i2"> Ils n'ont rien à craindre du temps;</p> -<p class="i2"> L'humeur, les soupçons, les caprices,</p> -<p>Et des goûts épuisés les tristes injustices,</p> -<p>N'affligent point leurs cœurs animés et contents.</p> -<p class="i2"> Vainement de ses mains glacées,</p> -<p class="i2"> La vieillesse a flétri leurs sens,</p> -<p>Occupés l'un de l'autre, objets de leurs pensées,</p> -<p>Par un zèle facile, un doux empressement,</p> -<p>Ils expriment encore le même sentiment.</p> -<p class="i2"> Oh! vous, couple sublime et sage,</p> -<p>Qu'un siècle corrompu, l'exemple de la Cour,</p> -<p>N'ont jamais égaré: ce pur et tendre amour</p> -<p>Au déclin de vos ans sera votre partage.</p> -</div></div> - -<p>Pendant la dernière année de sa vie, M. de Beauvau -fut heureusement distrait du drame effroyable qui s'accomplissait -autour de lui par d'agréables soins de famille. -N'ayant pas d'enfant mâle, il avait reporté toutes ses -affections sur son neveu, le prince Marc de Craon, et il -le regardait comme son véritable fils.</p> - -<p>M. de Craon avait émigré avec sa mère et tous deux -avaient fixé leur résidence à Aix-la-Chapelle. En 1792, -le jeune homme, il n'avait guère plus de dix-neuf ans<a id="FNanchor_196" href="#Footnote_196" class="fnanchor"> [196]</a>, -annonça à son oncle son mariage avec Mlle de Mortemart. -Cette union avec une famille à laquelle l'attachaient -tant de liens d'amitié, comblait tous les vœux du vieux -prince.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_508"> 508</a></span> -Le mariage fut célébré à Aix-la-Chapelle en mai 1792. -M. et Mme de Beauvau envoyèrent à leur nièce comme -cadeau de noces une montre avec sa chaîne.</p> - -<p>A partir de ce moment, le prince de Beauvau entretient -avec sa nièce une correspondance très fréquente -et des plus affectueuses; il la charge d'être son <i>gazetier</i>, -de lui envoyer toutes les nouvelles qu'elle pourra -recueillir, mais <i>avec prudence</i> naturellement. Il veut des -détails sur ce qui la concerne, il veut tout savoir et il -lui écrit tendrement: «J'ai le droit, ma chère nièce, de -partager vos plaisirs, vos peines, vos inquiétudes, vos -sentiments, vos pensées, etc.»</p> - -<p>Mme de Beauvau n'a pas avec la jeune Mme de Craon -des rapports moins affectueux. Il y a entre elles un -échange incessant de petits billets charmants, pleins -de délicatesse et d'affection. Mais il n'est fait que -bien rarement allusion aux terribles événements du -jour; à peine de temps à autre un mot échappé par-ci -par-là.</p> - -<p>Le 6 juillet 1792, la princesse dit à sa nièce tout le -chagrin qu'elle éprouve à ne la point connaître encore -et elle ajoute: «Je n'ose encore penser au moment qui -nous rapprochera. Beaucoup de gens fuient Paris. -<i>M. de Beauvau regarde comme un devoir pour lui d'y -rester tant que le Roi y sera.</i> Nous touchons à une terrible -crise...»</p> - -<p>Le 7 septembre, le prince fait une brève allusion aux -horribles massacres qui ont ensanglanté Paris:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_509"> 509</a></span></p> -<p class="date">«7 septembre 1792.</p> - -<p>«J'ai reçu, ma chère nièce, avec tout le plaisir dont -on est susceptible en ce temps-ci, votre lettre du -30 août. Nous sommes entourés d'horreurs et dévorés -d'inquiétude. Malgré cela, jusqu'à présent, la santé de -Mme de Beauvau et la mienne se soutiennent... Nous -vous embrassons, ma chère nièce, très tendrement.»</p> - -<p>En octobre Nathalie de Craon annonce à sa tante ses -prochaines espérances et en même temps elle lui envoie -un petit ouvrage fait de ses propres mains: Mme de -Beauvau lui répond gracieusement:</p> - -<p class="date">«29 octobre 1792.</p> - -<p>«Votre joli présent, ma chère nièce, et votre charmante -attention, ont été reçus avec toute la reconnaissance -qu'ils méritent, et ils ajoutent pourtant encore aux -regrets que nous avons d'être séparés d'une aussi -bonne ouvrière et d'une aussi aimable nièce... Nous -attendons de vous un présent encore plus cher et nous -souffrons beaucoup de ne pouvoir vous rendre les plus -tendres soins...»</p> - -<p>Mme de Beauvau écrit encore à sa nièce le 10 janvier:</p> - -<p class="date">«10 janvier 1793.</p> - -<p>«Je ne crois pas, ma chère nièce, qu'on ait jamais -autant aimé une personne qu'on n'a pas encore le plaisir -de connaître: il est vrai qu'il est impossible de se rendre -<span class="pagenum"><a id="Page_510"> 510</a></span> -plus aimable que vous l'êtes pour M. de Beauvau et -pour moi; il est vrai encore que tout ce qui vous connaît -nous parle de vous avec éloges...</p> - -<p>«M. de Beauvau est charmé d'être le parrain de -votre enfant, comme il veut ainsi en être le père. C'est -une obligation de plus que vous a (mot manquant) votre mari d'avoir -augmenté beaucoup par votre union avec lui l'intérêt -que lui portait déjà son oncle.</p> - -<p>«Mme de Craon est charmée de vous; nous regrettons -de ne pouvoir partager ses soins dans une circonstance -aussi intéressante, j'espère qu'elle nous donnera -promptement et régulièrement de vos nouvelles.</p> - -<p>«M. de Beauvau a demandé que votre enfant s'appelât -Charles, et moi je demande qu'on lui donne les -deux noms de son parrain Charles-Just. J'espère qu'il -justifiera comme lui ce dernier.</p> - -<p class="signature">«Princesse de B.»</p> - -<p>Pas un mot des événements terribles qui se préparent, -pas une allusion au procès du roi!</p> - -<p>M. et Mme de Beauvau, toujours tendrement occupés -de la jeune Nathalie, veulent lui envoyer un souvenir -pour le moment de ses couches. Après bien des recherches, -ils lui expédient une jolie tasse à bouillon -avec la soucoupe et aussi un petit coquetier de porcelaine.</p> - -<p class="date">«17 février 1793.</p> - -<p>«Votre lettre du 3 m'a fait, ma chère nièce, le plaisir -que me feront toujours toutes les marques de votre -<span class="pagenum"><a id="Page_511"> 511</a></span> -souvenir et de votre sensibilité à mon attachement -pour vous. Je vous embrasse de tout mon cœur et -vous souhaite d'heureuses couches. Il me semble que -vous ne devez pas être éloignée du terme, madame Nathalie!</p> - -<p>«Je voudrais savoir si vous êtes contente de la tasse -que vous devez avoir reçue par l'ambassadrice de Suède, -et si un autre envoi que je vous ai fait à peu près en -même temps vous est parvenu<a id="FNanchor_197" href="#Footnote_197" class="fnanchor"> [197]</a>.»</p> - -<p>Cependant M. de Beauvau, bien qu'il n'eût jamais -été inquiété, ressentait profondément tout ce qui se -passait, et peu à peu sa santé s'altérait.</p> - -<p>Au printemps de 1793, le prince sentit ses forces -décliner; il pensa que l'air pur des champs lui redonnerait -la vigueur qui lui manquait, et il partit pour le -Val, accompagné seulement de la princesse et de Saint-Lambert. -A peine arrivé, il fut pris d'un catarrhe et -il dut s'aliter. Mme de Beauvau, fort inquiète, voulut -faire venir Mme de Poix, mais on défendait en ce moment -tout mouvement à la jeune femme et le prince -s'opposa à ce qu'on la dérangeât; il ne voulut pas -davantage qu'on fît venir sa sœur, l'abbesse de Saint-Antoine. -Mais l'état devint bientôt si inquiétant qu'on -passa outre aux défenses du malade et qu'on appela -en toute hâte sa fille et sa sœur. Elles eurent la consolation -de pouvoir lui prodiguer leurs soins pendant ses -derniers moments et lui dire un éternel adieu.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_512"> 512</a></span> -Fidèle aux idées philosophiques qui avaient toujours -été celles de son entourage et les siennes également, -le prince ne demanda pas à recevoir les secours de la -religion et il mourut en philosophe comme il avait -vécu<a id="FNanchor_198" href="#Footnote_198" class="fnanchor"> [198]</a>.</p> - -<p>Il s'éteignit dans les bras de sa femme le 19 mai 1793; -il était âgé de soixante-treize ans<a id="FNanchor_199" href="#Footnote_199" class="fnanchor"> [199]</a>.</p> - -<p>Un journal républicain, faisant allusion à la tranquillité -dans laquelle le prince avait vécu jusqu'à sa mort, -écrivait: «Malgré son nom et ses dignités, l'ascendant -de ses vertus et de ses bienfaits l'a environné de respect -jusqu'à la fin de sa carrière<a id="FNanchor_200" href="#Footnote_200" class="fnanchor"> [200]</a>.»</p> - -<p>La douleur de Mme de Beauvau fut immense. En perdant -ce mari qu'elle adorait, elle perdait tout au monde. -La tendresse de Mme de Poix et de la jeune Ourika -apporta, il est vrai, quelque adoucissement à son chagrin, -mais elle se retira du monde et elle ne vécut -plus que pour honorer le souvenir de celui qu'elle avait -tant aimé.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_513"> 513</a></span> -Elle relisait souvent ces jolis vers de Saint-Lambert, -sur les désillusions de la vieillesse, et cette lecture, -qui lui rappelait si cruellement sa propre douleur, -lui arrachait des cris de désespoir:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Malheur à qui les dieux accordent de longs jours!</p> -<p>Consumé de douleurs vers la fin de leur cours</p> -<p>Il voit dans le tombeau ses amis disparaître.</p> -<p>Et l'être qu'il aimait arraché à son être.</p> -<p>Il voit autour de lui tout périr, tout changer;</p> -<p>A la race nouvelle il devient étranger,</p> -<p>Et lorsqu'à ses regards la lumière est ravie,</p> -<p>Il n'a plus, en mourant, à perdre que la vie<a id="FNanchor_201" href="#Footnote_201" class="fnanchor"> [201]</a>.</p> -</div></div> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_514"> 514</a></span></p> -<h2 class="normal">CHAPITRE IV<br /> -<span class="medium">1794-1803</span></h2> - -<p class="hanging indent">M. et Mme de Boisgelin devant le tribunal révolutionnaire.—Leur -mort.—Les derniers jours de Panpan.—Mort de l'abbé -Porquet.—Saint-Lambert et Mme d'Houdetot.—Mort de -Saint-Lambert.</p> -</div> - -<p class="space">M. et Mme de Boisgelin furent moins heureux que -M. et Mme de Beauvau.</p> - -<p>En 1794, sur une dénonciation, ils furent enfermés -dans la maison d'arrêt du Luxembourg, puis à la suite -d'un soi-disant complot, ils en furent extraits le -18 messidor, et ils comparurent devant le tribunal révolutionnaire.</p> - -<p>Avec eux se trouvaient le prince d'Hénin, Potier -ci-devant duc de Gèvres, Papillon de la Ferté, Laroche -Lambert, les deux Goussainville, Mique, l'ancien architecte -du <i>Tyran de Pologne</i>, son fils, homme de -loi, etc. Ils étaient en tout soixante et un.</p> - -<p>Voici le réquisitoire de Fouquier-Tinville:</p> - -<p>«Les chefs de la conjuration formée contre le gouvernement -révolutionnaire sont tombés sous le glaive -de la loi; ils ont laissé des complices, qui, dépositaires -de leurs plans, emploient tous les moyens pour les -mettre à exécution. Le tribunal a connu leurs tentatives, -<span class="pagenum"><a id="Page_515"> 515</a></span> -toujours infructueuses et toujours renaissantes, -dans les maisons d'arrêt de la commune de Paris, et -le châtiment mérité déjà infligé à plusieurs coupables -n'a pas découragé les conspirateurs qui s'étaient flattés -qu'ils resteraient toujours impunis au milieu des victimes -qu'ils sacrifiaient à leurs intrigues et à leurs complots. -Ils viennent encore de renouveler leurs tentatives -dans la maison d'arrêt du Luxembourg... On -remarque parmi les prévenus les dignes agents de -Dillon, des ex-nobles comme lui, on y remarque de ces -hommes masqués en patriotes, pour en imposer au -peuple, et qui, sous les apparences d'un zèle patriotique -immodéré, voulaient déchirer l'empire pour le livrer -aux despotes coalisés et à toutes les horreurs d'une -guerre civile; enfin on y voit les cruels ennemis de la -souveraineté et de la liberté des peuples, ces prêtres -dont les crimes ont inondé le territoire français du plus -pur sang des citoyens, etc., etc.»</p> - -<p>Tous les accusés, «ayant été convaincus de s'être -déclarés les ennemis du peuple en conspirant contre sa -liberté et sa sûreté, provoquant par la révolte des -prisons, l'assassinat et tous les moyens possibles la dissolution -de la représentation nationale, le rétablissement -de la royauté et de tout autre pouvoir tyrannique», -furent condamnés à mort et leurs biens confisqués.</p> - -<p>L'exécution devait avoir lieu dans les vingt-quatre -heures, sur la place dite «barrière de Vincennes». On -était probablement pressé, car les infortunés furent conduits -au supplice le jour même de leur condamnation.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_516"> 516</a></span> -M. de Boisgelin était âgé de soixante et un ans et -sa femme de cinquante-neuf<a id="FNanchor_202" href="#Footnote_202" class="fnanchor"> [202]</a>.</p> - -<p>On peut supposer la douleur qu'éprouva l'ancien -lecteur de Stanislas en apprenant la fin tragique de -cette «divine mignonne» qui avait été élevée près de -lui et qu'il aimait comme une fille. A partir de cette -époque Panpan ne fit plus que végéter misérablement.</p> - -<p>Depuis quelques années ses douleurs physiques -avaient été sans cesse en augmentant et il n'était plus -que l'ombre de lui-même. Ses douleurs morales, les -privations, le besoin contribuaient encore à l'accabler.</p> - -<p>La pension que Stanislas lui avait accordée avait été -maintenue par l'Assemblée nationale et Panpan était -inscrit au nombre des pensionnaires de la République, -mais hélas! il était payé en assignats et sa pension -était bien insuffisante pour le préserver de la misère. -Malgré sa philosophie, il souffrait cruellement de cet -état précaire.</p> - -<p>Il n'avait plus que deux amis, Guibal, le notaire, qui -venait encore presque chaque jour chez lui faire sa -partie d'échecs, et Mme Durival, avec laquelle il était -resté en relations très intimes.</p> - -<p>En 1795, sentant ses forces décliner de plus en plus, -Panpan comprit qu'il ne tarderait pas à aller rejoindre -les amis qui l'avaient précédé dans la tombe; il comprit -<span class="pagenum"><a id="Page_517"> 517</a></span> -que l'heure était venue de prendre ses dispositions -dernières.</p> - -<p>Poussé par le désir si humain de ne pas disparaître -tout entier et de laisser après lui une trace, si légère -fût-elle, de son passage en ce monde, il se décida à -léguer ses manuscrits à Mme Durival, avec l'espoir -qu'elle les publierait un jour.</p> - -<p>En lui envoyant le volumineux dossier qu'elle ne -devait ouvrir qu'après sa mort, il lui écrivait:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p class="i2"><i>A mon adorable amie Mme Durival.</i></p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>Trop souvent l'avenir nous gâte le présent.</p> -<p>D'un éternel oubli la crainte m'importune,</p> -<p class="i3"> Un portefeuille complaisant</p> -<p>Me paroit, pour mes vers, une bonne fortune;</p> -<p>Souffrez qu'entre vos mains je m'en fasse un présent.</p> -<p>Gardez-le, jusqu'au temps, qui ne tardera guère,</p> -<p>Si j'en crois la vieillesse et ses fatales loix;</p> -<p>Mes vers seront à vous à mon heure dernière.</p> -<p class="i3"> Si vous les lisez quelquefois</p> -<p class="i3"> Si vous daignez en faire un choix,</p> -<p>Que dans ce portefeuille ils vous suivent sans cesse.</p> -<p>Le peu que je valus y peut être enfermé;</p> -<p>Qu'ils vous disent souvent combien je vous aimai.</p> -<p>Autour de ce dépôt, qu'un doux espoir vous laisse,</p> -<p>Mes mânes satisfaits s'empresseront d'errer;</p> -<p>C'est un petit tombeau d'une nouvelle espèce,</p> -<p>Qu'au sein de l'amitié j'aime à me consacrer.</p> -</div></div> - -<p>Panpan ne se contenta pas de remettre à Mme Durival -tout ce qui le concernait, il déposa également entre -ses mains tous les papiers qu'en mourant Mme de Graffigny -<span class="pagenum"><a id="Page_518"> 518</a></span> -lui avaient légués et qui reposaient paisiblement -dans son secrétaire depuis trente-huit ans.</p> - -<p>Il écrivait encore à son amie en lui donnant ses instructions -pour ce nouveau dépôt:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Mais d'un autre tombeau je vous fais la prêtresse,</p> -<p class="i3"> C'est un autel ce tombeau-là,</p> -<p class="i3"> Et trop longtemps de ma tendresse</p> -<p>L'attendit vainement la muse enchanteresse</p> -<p class="i3"> A qui nous devons Rika.</p> -<p class="i3"> Daignez être dépositaire</p> -<p>Du trésor qu'en mourant elle m'a confié.</p> -<p>C'est à vous de remplir ce sacré ministère;</p> -<p class="i3"> Faites ce que je n'ai pu faire;</p> -<p class="i3"> Que l'amitié supplée à l'amitié.</p> -<p>Publiez son recueil, il sera sûr de plaire;</p> -<p>Il peindra son esprit, peignez son caractère.</p> -<p>Vous trouverez dans votre propre cœur</p> -<p>Les vertus qui feront respecter sa mémoire.</p> -<p class="i3"> De ce monument à sa gloire</p> -<p>Peut-être que le Temps ne sera point vainqueur,</p> -<p class="i3"> De ce Temps sous qui tout succombe.</p> -<p>Peut-être pourrai-je braver sa dure loi</p> -<p class="i3"> Si ce qui peut rester de moi</p> -<p>Pouvait avoir l'honneur de partager sa tombe<a id="FNanchor_203" href="#Footnote_203" class="fnanchor"> [203]</a>.</p> -</div></div> - -<p>Le 11 avril 1796, Panpan s'éteignit obscurément à -Lunéville, dans sa petite maison de la rue d'Allemagne. -Il était âgé de quatre-vingt-quatre ans.</p> - -<p>La même année succombait à Paris son vieil et très -cher ami l'abbé Porquet.</p> - -<p>Qu'était-il advenu du galant abbé, depuis que nous -<span class="pagenum"><a id="Page_519"> 519</a></span> -l'avons vu en aimable compagnie courir les lieux de -plaisir de la capitale? Il avait continué à vivre paisiblement -dans une société choisie, fréquentant les gens de -lettres et écrivant pour l'<i>Almanach des Muses</i> et les -<i>Étrennes</i> des pièces de vers qu'il signait modestement: -<i>le petit vieillard</i>.</p> - -<p>On le rencontrait chaque jour aux Tuileries ou aux -Champs-Élysées; il se promenait toujours dans les -mêmes allées, marchant d'un pas paisible, en compagnie -d'une dame, qui avait des bontés pour lui, et qui -ne le quittait presque jamais. Il était toujours d'une -extrême recherche dans sa tenue et il affectait même -une véritable coquetterie.</p> - -<p>Il jouissait d'un revenu modeste mais qui suffisait -à ses besoins.</p> - -<p>Cependant, l'âge arrivant, il chercha à augmenter ses -ressources et il adressa une supplique à son ancien -élève, le cardinal de Brienne; celui-ci promit une pension, -mais il avait en tête bien d'autres préoccupations -et il oublia son protégé.</p> - -<p>Porquet, impatient, lui rappelait sa promesse en lui -envoyant ce quatrain:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Pauvre, malade et vieux, irai-je encor poursuivre</p> -<p>Ce fantôme d'espoir que vous daignez m'offrir?</p> -<p class="i2"> Ah! Monseigneur, faites-moi vivre</p> -<p class="i2"> Un moment avant de mourir.</p> -</div></div> - -<p>Peu de jours après, étant tombé malade, il plaisantait -sur son triste sort en écrivant cette boutade:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_520"> 520</a></span></p> -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Trop séduisante illusion,</p> -<p>Hélas! qu'êtes-vous devenue?</p> -<p>J'attendais une pension,</p> -<p>C'est la goutte qui m'est venue.</p> -</div></div> - -<p>La révolution bouleversa la vie de l'abbé. Non seulement -elle le priva des sociétés qu'il aimait à fréquenter, -mais elle lui enleva peu à peu ses dernières ressources. -Puis il se crut menacé dans sa liberté et dans -sa vie; la crainte d'une arrestation possible empoisonnait -son existence; il vivait dans des transes continuelles, -s'attendant toujours aux pires catastrophes.</p> - -<p>Porquet ayant fini par être complètement ruiné, le -gouvernement crut de toute justice de lui accorder une -compensation. Un décret du 4 septembre 1795 lui attribua -un secours de 1,500 francs comme homme de -lettres. Mais il fut payé en assignats!</p> - -<p>Cependant le pauvre abbé, malgré des prodiges d'économie, -avait fini par épuiser toutes ses ressources. La -veille de sa mort il alla voir un de ses intimes et il lui dit:</p> - -<p class="quote">Quand on a tout perdu, quand on n'a plus d'espoir,<br /> -La vie est un opprobre et la mort un devoir.</p> - -<p>Son ami offrit de lui venir en aide, mais Porquet -était fier, il refusa. Il rentra paisiblement chez lui, et le -lendemain on le trouva mort dans son lit. Nul doute -qu'il n'eût volontairement mis fin à ses jours<a id="FNanchor_204" href="#Footnote_204" class="fnanchor"> [204]</a>.</p> - -<p>La liaison de Saint-Lambert et de Mme d'Houdetot, -commencée en 1756, avait persisté en dépit du temps et -<span class="pagenum"><a id="Page_521"> 521</a></span> -des orages; le monde, fort indulgent pour ces attachements -extraconjugaux dont la durée prouvait la sincérité, -avait accepté avec sérénité ce faux ménage qui ne se cachait -pas et on l'accueillait partout et toujours avec joie.</p> - -<p>Mais en 1793, M. d'Houdetot eut la douleur de perdre -l'amie avec laquelle il vivait depuis quarante-cinq ans, -dans la plus douce union. Effrayé de la solitude, il se -rappela fort à propos qu'il était marié, qu'il avait une -femme légitime, et que c'était le moment ou jamais de se -rapprocher d'elle. Il arriva donc tout uniment avec son -bagage à l'hôtel qu'habitaient Mme d'Houdetot et -Saint-Lambert, et il reprit sa place au foyer conjugal le -plus simplement du monde; mais comme c'était un -homme qui savait vivre et qui n'attachait pas aux préjugés -de ce monde plus d'importance qu'il ne convient, -il se garda de montrer le moindre ennui de la présence -du poète. C'est ainsi que l'arrivée du mari transforma -le faux ménage en un ménage à trois des plus corrects.</p> - -<p>Mme d'Houdetot, de son côté, ne montra pas moins -d'esprit et elle accueillit à merveille l'époux repentant. -Seul Saint-Lambert laissa percer beaucoup de mauvaise -humeur, et il fallut tout le tact de Mme d'Houdetot -pour lui faire accepter ce mari qui, du premier, le faisait -passer au second plan.</p> - -<p>M. d'Houdetot cependant se montrait fort aimable et -indulgent. Il disait gaîment: «Nous avions, Mme d'Houdetot -et moi, la vocation de la fidélité, seulement il y a -eu un malentendu.» Il était doux, aimable, conciliant, -et il se trouvait parfaitement heureux entre sa femme et -<span class="pagenum"><a id="Page_522"> 522</a></span> -Saint-Lambert. Il en arrivait même à regretter le temps -qu'il avait passé loin de cet intérieur charmant et il disait -naïvement: «Ah! nous aurions été bien heureux<a id="FNanchor_205" href="#Footnote_205" class="fnanchor"> [205]</a>!»</p> - -<p>La vie commune, en effet, eût été fort agréable dans -ce vieux ménage à trois, si elle n'avait été troublée par -les incessantes mauvaises humeurs de Saint-Lambert. -Avec l'âge, le poète n'était pas devenu plus agréable, -il était resté aussi fat, aussi prétentieux que par le -passé; de plus, depuis le retour inattendu du mari, il -manifestait à tout propos la plus ridicule jalousie.</p> - -<p>Heureusement M. et Mme d'Houdetot étaient tous -deux d'humeur facile et, grâce à leur esprit conciliant, -la vie s'écoulait assez paisiblement. Tous les soirs -Mme d'Houdetot jouait au loto avec Saint-Lambert -jusqu'à minuit, pendant que son mari lisait auprès d'eux -ou dormait dans un fauteuil. Touchant tableau de famille!</p> - -<p>Ils s'étaient réfugiés dans la vallée de Montmorency, -à Eaubonne, pour fuir la Révolution; ils y vécurent dans -la retraite et à aucun moment on ne les inquiéta.</p> - -<p>En 1798, M. et Mme d'Houdetot célébrèrent en -grande cérémonie leurs noces d'or. Ce fut un plaisant -spectacle que celui de ces deux vieillards qui fêtaient, -suivant l'usage, une si singulière union. La mariée avait -70 ans, le marié 80, et ils avaient vécu séparés pendant -quarante-cinq ans! Après eux la place d'honneur avait -été donnée à Saint-Lambert, et vraiment il la méritait -<span class="pagenum"><a id="Page_523"> 523</a></span> -bien. Il était âgé de 84 ans et il vivait avec Mme d'Houdetot -depuis trente-huit ans!</p> - -<p>En dépit de cette délicate attention, il était furieux -de voir que toutes les politesses, toasts, souhaits, -s'adressaient au mari, et il fut pendant tout le repas -d'une humeur abominable.</p> - -<p>Plus il avançait en âge, et plus les tendances de son -esprit portaient Saint-Lambert au matérialisme. Infatué -de la philosophie dont il avait été un des apôtres les -plus ardents, il en avait fait le synonyme de l'intolérance -et de l'irréligion.</p> - -<p>Il avait composé, en 1786, un <i>catéchisme universel</i> où -il prêchait la pure doctrine du matérialisme et où il -montrait ouvertement sa haine contre toute religion. -En 1798, il le fit imprimer, mais c'était précisément le -moment où l'on recommençait à pratiquer la religion. -Son <i>catéchisme</i> n'eut pas le moindre succès.</p> - -<p>En 1803, Bonaparte constitua les quatre sections de -l'Institut. Saint-Lambert fut appelé à faire partie de celle -qui représentait l'Académie française, mais son état de -santé était tel qu'il ne put même pas assister à la première -séance, qui avait été fixée au 28 janvier 1803.</p> - -<p>Les derniers mois de la vie du poète furent des -plus tristes. Il était complètement tombé en enfance -et le spectacle de sa déchéance physique était lamentable. -L'acrimonie de son caractère avait depuis longtemps -éloigné de lui tous ses anciens amis. Seule -Mme d'Houdetot lui était restée immuablement fidèle -et l'entourait des soins les plus tendres.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_524"> 524</a></span> -Voilà à quel état se trouvait réduit celui qui avait fait -les beaux jours de la cour de Stanislas, la coqueluche des -belles dames de Lunéville, l'amant heureux de Mme de -Boufflers, l'heureux rival de Voltaire et de Rousseau.</p> - -<p>Saint-Lambert s'éteignit sans s'en douter, le 9 février -1803, chez Mme d'Houdetot, à l'hôtel de Beauvau, -rue du faubourg Saint-Honoré.</p> - -<p>Il fut d'abord enterré au cimetière sous Montmartre, -puis son corps fut transporté au Père-Lachaise, à côté -de Delille.</p> - -<p>Mme d'Houdetot<a id="FNanchor_206" href="#Footnote_206" class="fnanchor"> [206]</a> lui survécut plus de dix ans. -Elle succomba le 28 janvier 1813, âgée de quatre-vingt-cinq -ans.</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_525"> 525</a></span></p> -<h2 class="normal">CHAPITRE V<br /> -<span class="medium">1789-1800</span></h2> - -<p class="hanging indent">Le chevalier de Boufflers et Mme de Sabran pendant la Révolution.—Leur -séjour à Wimislow.—Leur retour à Paris en 1800.</p> -</div> - -<p class="space">Qu'étaient devenus le chevalier de Boufflers et -Mme de Sabran depuis que la Révolution s'était -déchaînée sur la France?</p> - -<p>Le chevalier, retenu par le mandat de ses électeurs -et aussi par le souci de ses intérêts personnels, était -resté à Paris; la comtesse, que les troubles de la rue -effrayaient et qui ne partageait pas les illusions de son -ami sur la douceur de la populace, avait préféré s'installer -en Suisse d'abord, puis en Lorraine, en attendant -des jours plus calmes.</p> - -<p>En 1789, Boufflers, que les événements se sont rapidement -chargés d'éclairer, envoie de Paris à Mme de -Sabran ces lignes découragées:</p> - -<p>«Il me faut sortir d'ici, et quand je dis d'ici, c'est -de Paris, c'est des villes, c'est des lieux habités par ces -méchants animaux qu'on appelle si improprement des -hommes... Il semble à mon âme qu'elle est un voyageur, -naturellement sain et délicat, qui se trouve obligé à -passer une longue nuit dans un caravansérail avec des -pestiférés et des lépreux. J'espère bien ne gagner ni -<span class="pagenum"><a id="Page_526"> 526</a></span> -la peste ni la lèpre, mais n'est-ce rien que le dégoût?»</p> - -<p>Quelques mois plus tard, il écrit encore:</p> - -<p>«Nous vivons dans ces temps orageux d'inquiétudes -et de soupçons que Tacite dépeint si bien sous le règne -de Tibère, mais qu'il dépeint encore moins bien que nous -ne le sentons, car il ne parlait que d'un Tibère et nous -en avons par milliers, et nous sommes comme le possédé -de l'Évangile dont le démon s'appelait légion.»</p> - -<p>Mme de Sabran raille avec bon sens et esprit les -illusions si longtemps persistantes de son ami et elle -jette sur l'avenir un regard prophétique:</p> - -<p>«Tu commences donc à t'apercevoir que tout n'est -pas pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles -et à te douter qu'il y a des monstres dans les villes -comme dans les forêts. Nous ne sommes pas au bout, -mon enfant, et tout ce que nous avons lu dans l'histoire -des temps les plus barbares n'approchera jamais de ce -que nous sommes destinés à éprouver. Tous les freins -qui devaient contenir la multitude sont brisés maintenant, -elle profitera de la liberté dont on veut la faire -jouir pour nous égorger tous, non pas dans une Saint-Barthélemy, -mais dans dix mille<a id="FNanchor_207" href="#Footnote_207" class="fnanchor"> [207]</a>.»</p> - -<p>Au mois de mai 1791, Boufflers, convaincu qu'il n'y -a plus aucun espoir de pouvoir vivre paisiblement en -France, conseille à Mme de Sabran de partir pour l'Allemagne -<span class="pagenum"><a id="Page_527"> 527</a></span> -et d'aller l'attendre au château de Rheinsberg, -chez le prince Henri, avec lequel il entretenait depuis -longtemps des relations très amicales. Il lui promettait -d'aller la rejoindre, dès que cela lui serait possible.</p> - -<p>Mme de Sabran, se conformant aux désirs de son -ami, partit le 15 mai pour Rheinsberg; elle y fut -accueillie avec grande joie. Le chevalier ne put aller l'y -retrouver qu'à la fin de l'année.</p> - -<p>Grâce à la protection du prince Henri, le roi de -Prusse, Frédéric Guillaume, accorda aux deux fugitifs -un vaste domaine sur les confins de la Pologne, le -domaine de Wimislow; il était convenu qu'ils y établiraient -une colonie agricole d'émigrés français.</p> - -<p>Laissant Mme de Sabran à Berlin pour y faire les -achats indispensables, Boufflers partit seul pour la -Silésie. Avant de laisser venir son aimable compagne -dans leur nouvelle résidence, il voulait l'aménager convenablement, -de façon à lui adoucir les tristesses de -l'exil. A peine à Wimislow il lui envoie ses premières -impressions:</p> - -<p>«Je suis arrivé à neuf heures, allègre et dispos, mais -embarrassé de choisir entre dormir et manger. Il est -vrai que pour m'éviter la peine d'opter, je ne trouve ni -souper, ni lit. «Allons toujours, disait un bonhomme, à -qui on allait couper la tête, à son bourreau, un peu -embarrassé de faire cette petite opération pour la première -fois, allons toujours, nous ferons comme nous -pourrons.» Je dis aussi: Tout cela finira par bien -souper, bien dormir et regretter de souper sans celle -<span class="pagenum"><a id="Page_528"> 528</a></span> -que je veux désormais avoir toujours à ma table. -Adieu.»</p> - -<p>Il est ravi du pays, du domaine, de l'installation qui -leur est destinée:</p> - -<p>«Je suis ici dans le plus joli ou, pour mieux dire, -dans le plus beau lieu du monde. L'Oder coule au bas -de la cour et des jardins, et de ma chambre je puis voir -passer cinq ou six gros bateaux par heure. Il y a un -parc rempli de bâtiments presque tous utiles et en même -temps agréables. Les points de vue sont parfaitement -ménagés, les sites sont aussi variés qu'on peut le -désirer dans une plaine. C'est un mélange assez bien -entendu de l'ancien genre et du nouveau, qui fait qu'après -s'être promené sous de belles allées françaises on peut -ensuite s'égarer dans des sinuosités anglaises. Cela -prouve une chose déjà bien prouvée que les voies des -Français sont droites et celles des Anglais tortueuses.</p> - -<p>«Je ne t'ai pas encore parlé de ce dont tu me parles -si joliment, pauvre petite chère épouse. Après toi, qui -oserait toucher cette corde-là? Ce serait chanter après -un rossignol ou jouer de la lyre après le Dieu qui la -portait. Mais si la voix me manque, je n'en ai pas -moins un cœur qui entend le tien et qui lui répond.»</p> - -<p>Quand Mme de Sabran fut à son tour installée à -Wimislow, elle fit tous ses efforts pour aider le chevalier -dans la gestion difficile de cette terre. Souvent elle -faisait pour lui des voyages lointains, qui motivaient -quelquefois de longues absences; alors il lui écrivait et -l'on verra que ses lettres, tantôt gaies, tantôt mélancoliques -<span class="pagenum"><a id="Page_529"> 529</a></span> -n'avaient rien perdu de leur charme et de leur -esprit.</p> - -<p>«Ma fille, il me semble que, voyant les variations et -les incertitudes s'accumuler à chaque instant, tu aurais -dû penser à moi, à ma peine, à mes ennuis, à ma misère, -et remettre à des temps moins malheureux et surtout -moins dangereux un voyage qu'alors j'aurais eu tant -de plaisir à faire avec toi. Enfin, le sort en est jeté; -puissent mes noirs pressentiments avorter comme il -est si souvent arrivé à mes plus douces espérances, et -puisse la maudite chouette, qui s'égosille à nous prédire -malheur, être aussi menteuse que l'horoscope qui -m'avait annoncé une heureuse vieillesse!</p> - -<p>«Du reste, tout va passablement ici, hors le nouveau -jardin qui, à quelques arbres près, ne donne pas signe -de vie. Les oies, les dindons et les cochons ne manqueront -pas; nous aurons aussi des canards. Si tu touches -quelque argent, il faudra de toute nécessité songer à -monter une bergerie, d'abord parce que cela est d'un -bon rapport, et puis parce que c'est le seul moyen -d'avoir assez de fumier pour mettre la terre en valeur. -Viendront ensuite la brasserie, et s'il se peut le moulin; -alors nous pourrons compter sur cinq ou six cents écus -au delà de notre consommation.</p> - -<p>«Ils pourront même dans la suite aller toujours en -croissant et faire de ceci un petit domaine assez joli -pour ceux qui m'y remplaceront.</p> - -<p>«La maison avance, mais doucement. On travaille à -cette heure à crépir ton petit appartement. Si les -<span class="pagenum"><a id="Page_530"> 530</a></span> -choses vont toujours le même train, nous en serons à -peu près quittes à la Pentecôte ou, comme le pauvre -Marlborough, à la Trinité. La multiplication des portes -et des fenêtres rendra les chambres incommodes, mais -on y remédiera en condamnant les ouvertures inutiles.</p> - -<p>«J'ai écrit plusieurs fois, mais tu ne réponds -à aucune de mes questions. Que faire avec des postes -qui choisissent les lettres les plus intéressantes pour les -égarer?</p> - -<p>«T'ai-je mandé que j'avais reçu de cette pauvre -Mme de Villers de Nancy une lettre sur de la gaze transparente, -au travers de laquelle j'ai vu (à la vérité sans -étonnement) que je ne reverrais rien de l'argenterie, des -livres, des estampes, des tableaux que je lui avais confiés? -Ma sœur les avait retirés quelques mois après mon -départ de France, et tout cela est tombé avec elle dans -l'abîme. Je ne sais comment font les gens qui retrouvent -encore quelques paillettes dans les cendres de leurs -habitations brûlées. Pour moi, je n'ai encore pu avoir -de France depuis sept ans qu'un Dante, un Cicéron, la -Maison rustique, le Dictionnaire économique, et la collection -des poètes latins, ce qui compose à peu près -l'inventaire d'un poète crotté.»</p> - -<p>Mme de Sabran quitte un jour Wimislow pour aller à -Berlin faire quelques démarches indispensables. Pendant -son séjour, elle prend part aux fêtes qui ont lieu à -la Cour; Boufflers, tout en raillant ses goûts mondains, -lui écrit de façon charmante:</p> - -<p>«Ta lettre se sent visiblement de tous les chiffons de -<span class="pagenum"><a id="Page_531"> 531</a></span> -bal, de noce, de fête, de comédies, etc., au milieu desquels -elle a été écrite, et d'après le fameux adage: «Dis-moi -qui tu hantes, je te dirai qui tu es,» elle n'est elle-même -qu'un chiffon. Cependant ce titre de mari que -tu me donnes, cet aveu de tes défauts que tu me fais, -cette assurance que tu m'aimes, ce besoin que tu te -sens de Wimislow et par conséquent de moi, tout cela -me touche jusqu'au fond de l'âme et donne à ton petit -chiffon un prix que M. de la Borde et M. de Beaujon -et tous les heureux du siècle n'auraient jamais pu -donner à toutes leurs lettres de change.</p> - -<p>«D'ailleurs, cette jolie comparaison du petit oiseau -déplumé qui sur sa petite branche incertaine recommence -à chanter au premier rayon de soleil, et ferme son -pauvre petit bec et le cache dans sa pauvre petite poitrine -demi-nue à l'approche de l'orage, cette charmante -miniature de tes malheurs, de tes chagrins, de tes espérances -et de tes craintes, me reste dans la pensée et te -rend encore plus chère à mon cœur<a id="FNanchor_208" href="#Footnote_208" class="fnanchor"> [208]</a>...»</p> - -<p>Nous avons vu qu'après avoir passionnément aimé -Mme de Sabran, le chevalier, par nature léger et infidèle, -s'était laissé reprendre à ses anciennes habitudes -et qu'il avait causé à la malheureuse femme les plus -cruels chagrins. Heureusement pour lui, il n'avait pu -lasser sa tendresse.</p> - -<p>L'exil, les soucis cruels, les pertes douloureuses -amènent chez le chevalier un revirement complet. Las -<span class="pagenum"><a id="Page_532"> 532</a></span> -des déboires de la vie, il comprend enfin où sont le -bonheur et la vérité, et il s'attache désormais sans réserve -à l'adorable créature qui lui a consacré son existence; il -trouve près d'elle un attachement sans bornes, une intimité -délicieuse et un repos de cœur incomparable.</p> - -<p>Puis son esprit s'est calmé, assagi, et nous allons le -voir pendant les dernières années de sa vie montrer, au -milieu d'une existence précaire et souvent bien pénible, -un calme admirable et une philosophie sereine qui lui -font le plus grand honneur.</p> - -<p>La dureté des temps, la pauvreté, l'exil, rien ne put -venir à bout de sa philosophie et son heureuse gaieté -survécut à toutes ses illusions. Comme on lui reprochait -un jour de n'avoir pas la gravité qui convenait à son -âge, il répondait plaisamment:</p> - -<p>«Comprenez-vous l'obligation qu'on impose aux -pauvres vieillards d'être ce qu'on appelle graves, comme -si la gravité n'était pas une imitation de la vieillesse et -comme si ce n'était pas assez d'avoir l'original sans y -ajouter la copie. Pour moi qui commence à être vieux, -j'attends pour être grave que je sois mort.»</p> - -<p>C'est pendant leur long séjour en Silésie, que Boufflers, -touché de l'attachement si constant de Mme de -Sabran, lui proposa de régulariser leur liaison; la proposition -fut acceptée avec joie et le mariage fut célébré à -Breslau, en 1797.</p> - -<p>L'existence des exilés n'était pas toujours heureuse; -Boufflers éprouvait bien des déboires dans son exploitation -agricole. Il avait sur les bras plusieurs procès qui -<span class="pagenum"><a id="Page_533"> 533</a></span> -le préoccupaient. Il se plaignait amèrement d'être -entouré de «compatriotes ingrats et d'étrangers malveillants», -de vivre «dans le tourbillon des affaires et -dans le gouffre des procès».</p> - -<p>Toutes ces tracasseries, auxquelles le poète n'était -pas habitué et pour lesquelles il n'était pas né, le dégoûtèrent -de Wimislow. Il distribua sa terre à des émigrés -français et en 1800 il demanda à rentrer dans sa patrie.</p> - -<p>Bonaparte ne fit pas de difficulté pour le rayer de la -liste des émigrés: «Qu'on le fasse revenir, dit-il, il nous -fera des chansons.»</p> - -<p>Il s'agissait bien de chansons, il fallait vivre d'abord, -et le pauvre chevalier, sans abbayes, sans bénéfices, -ruiné par la révolution, n'avait plus un sou vaillant. -Mais que lui importait! «J'aime mieux mourir de faim -en France que de vivre en Prusse!» disait-il. A peine -apprend-il, de source sûre, qu'il est rayé de la liste fatale, -qu'aucune considération ne le peut retenir, et il part seul -pour Paris, laissant sa femme au milieu d'affaires inextricables; -elle ne put le rejoindre que sept mois plus tard.</p> - -<p>Le ménage se trouvait dans une situation pécuniaire -désastreuse. Fort heureusement pour eux, le gouvernement -vint à leur aide et il accorda au chevalier une -modique pension qui lui permit de ne pas mourir de -faim.</p> - -<p>«Le gouvernement, écrivait-il, s'est contenté de me -donner le nécessaire que je n'aurais pas sans lui et m'a -fait l'honneur de croire que je ne désirais rien au delà.»</p> - -<p>Boufflers et sa femme s'étaient du reste franchement -<span class="pagenum"><a id="Page_534"> 534</a></span> -ralliés à Bonaparte et ils professaient même pour lui -une admiration sans bornes.</p> - -<p>En 1801, Mme de Sabran écrivait à une de ses amies -à Wimislow:</p> - -<p>«Je veux un peu vous parler de notre Buonaparte. -J'ai été le voir, je l'ai vu et le cœur me battait en le -regardant et en pensant combien de destinées reposaient -sur sa tête, ou pour mieux dire celle de la France -entière.</p> - -<p>«Je suis arrivée après le lendemain de l'explosion -complotée pour le faire périr<a id="FNanchor_209" href="#Footnote_209" class="fnanchor"> [209]</a>; tout le monde en était -encore dans la stupeur. Il s'est sauvé de ce piège infernal -comme par miracle, et dans ce moment l'on instruit -le procès de tous les monstres impliqués dans cette -déplorable affaire.</p> - -<p>«Pour vous donner l'idée de la froide bravoure de -ce héros vraiment au-dessus de l'humanité, il venait -d'échapper à la mort par le rempart d'une maison au -coin d'une rue où la voiture venait de tourner. Le général -Lanne, qui était avec lui, met la tête à la portière au -moment de l'explosion: «Que faites-vous donc? lui dit -Bonaparte.—Mais n'entendez-vous pas, dit l'autre, -comme ils vous mitraillent?—Ma foi, dit-il, je ne -sais pas ce qu'ils font, mais à coup sûr, ils visent bien -mal.»</p> - -<p>«Que dites-vous de ce sang-froid, quand c'est à lui -qu'on en voulait? Du reste, il a une figure douce et -<span class="pagenum"><a id="Page_535"> 535</a></span> -agréable, il parle peu aux femmes, et en général dans -la société, mais ses manières sont obligeantes, et sa -femme est la plus aimable personne qu'il y ait. Elle est -bonne et agréable. On dit qu'il n'y a point de services -qu'elle ne se soit plu à rendre dans les temps passés et -que bien des gens lui doivent la vie.</p> - -<p>«Je me plais à les aller voir souvent et à leur témoigner -une partie de ce que j'éprouve en les voyant au -milieu de la foule qui les environne. Je ne peux pas trop -me flatter que mon hommage soit distingué, mais c'est -de bon cœur que je leur rends et que je fais des vœux -pour leur sécurité et prospérité.</p> - -<p>«C'est en courant que je vous écris, c'est en courant -que je vous aime. Je n'ai pas un moment ici. La distraction -de Paris n'est pas croyable; il y a tant et tant de -nouvelles connaissances à faire pour moi et puis la paix -qui nous donne de belles fêtes que je veux voir, car -toute vieille que je suis, je ne cède pas ma part aux -jeunes gens. Par d'autres motifs à la vérité, mais chacun -jouit à sa manière. Elles y sont actrices et moi spectatrices -et ce rôle est bien plus commode que l'autre.»</p> - -<p>Quelque temps après, Mme de Sabran écrivait encore -à propos de Buonaparte, qu'on disait malade:</p> - -<p>«Dieu nous le conserve, c'est le vœu de tous les -bons Français, car on peut le regarder comme le palladium -de la France et même comme le palliatif à tous -les maux généraux et particuliers.<a id="FNanchor_210" href="#Footnote_210" class="fnanchor"> [210]</a>»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_536"> 536</a></span> -Boufflers et sa femme, dès leur retour à Paris s'étaient -logés rue du faubourg Saint-Honoré, n<sup>o</sup> 114, dans un -appartement plus que modeste et ils y vivaient très -chichement.</p> - -<p>Le chevalier chercha tout de suite une place pour -améliorer sa situation, mais il était vieux, ne savait pas -grand'chose, et ses efforts furent stériles; alors il reprit -sa plume et publia des articles, des poésies dans différents -recueils; il en tirait ainsi quelque argent.</p> - -<p>Bientôt il eut des ressources suffisantes pour louer -une petite propriété, nommée Saint-Léger, dans le voisinage -de Saint-Germain; il y passait l'été et il s'y faisait -agriculteur.</p> - -<p>«Voilà mon dictionnaire de rimes, disait-il en montrant -sa charrue et sa herse.»</p> - -<p>«Voilà mes poésies, disait-il en montrant ses blés, -ses luzernes et ses avoines. Ici je suis toujours en belle -inspiration, je communie avec la nature; c'est là une -œuvre pie qui me fera pardonner toutes mes œuvres -légères.»</p> - -<p>Est-ce le poète ou l'agriculteur que Napoléon nomma -membre de la Légion d'honneur, nous l'ignorons. Toujours -est-il que Boufflers fut décoré, et il portait avec -orgueil le ruban rouge.</p> - -<div class="chapter"> -<p><span class="pagenum"><a id="Page_537"> 537</a></span></p> -<h2 class="normal">CHAPITRE VI<br /> -<span class="medium">1800-1825</span></h2> - -<p class="hanging indent">Correspondance du chevalier avec Mme Durival.—Arrestation -d'Elzéar de Sabran.—Mort du chevalier.—Mort de Mme de -Boufflers.—Mort de Mme Durival.</p> -</div> - -<p class="space">Dès qu'elle apprit le retour du chevalier en France, -Mme Durival, qui n'avait pas bougé de Sommerviller -pendant la révolution, s'empressa de lui écrire.</p> - -<p>Touché aux larmes de ce fidèle souvenir, il lui -répond cette page superbe, où il parle en termes émus -d'un passé qui lui était si cher et qui lui est devenu si -douloureux.</p> - -<p class="date">«Paris, 26 messidor an 8<br /> -Rue Martel,<br /> -faubourg Saint-Denis, n<sup>o</sup> 9.</p> - -<p>«J'ai senti mon cœur battre des battements de sa -jeunesse en lisant cette charmante lettre que la philosophie, -la grâce et surtout l'amitié, vous ont dictée, -aimable solitaire, et je vois avec bien du plaisir que -vous êtes toujours la même, bien différente, en cela -comme en tout le reste, de presque tout ce que je -revois.</p> - -<p>«Personne plus que vous n'était fait pour abhorrer -le délire infernal qui a versé tant de sang sur notre -<span class="pagenum"><a id="Page_538"> 538</a></span> -terre et laissé tant de taches sur notre nation, et personne -sûrement ne savait mieux que vous que ce n'était -point la philosophie qu'il fallait en accuser, car d'absurdes -conséquences ne prouvent qu'une mauvaise -logique et non de faux principes...</p> - -<p>«Ne jetons pas nos pensées en arrière, chère amie, ou -du moins franchissons sans y regarder les dix dernières -années comme un fleuve de sang où notre imagination -se souillerait. Au delà de cet effrayant espace, l'esprit -trouve à se reposer; c'est un Élysée où vous et moi -nous chercherons surtout ma mère, que vous avez tant -aimée et qui vous l'a si bien rendu, et tout en regrettant -les qualités et un charme dont peut-être on ne -reverra pas un second exemple, nous jouirons tous les -deux en pensant qu'au moins elle est morte de sa mort -naturelle et que ses yeux n'ont point vu des horreurs -qui m'ont plus d'une fois fait rougir d'être homme.</p> - -<p>«J'ai mené une vie assez tranquille dans mon exil, -ou plutôt j'y suis resté dans une léthargie assez douce, -troublée seulement par des cris confus qu'il me semblait -entendre se lever de ma triste patrie, et parmi lesquels -je distinguais les voix les plus chères. Mais encore une -fois, essayons bien sincèrement de n'y plus penser; la -vieillesse jusqu'à ces derniers temps ne vivait, dit-on, -que de souvenirs, il faut que la nôtre vive d'oubli...</p> - -<p>«Je vous vois dans votre solitude, telle que je vous -y ai vue, et telle que j'espère encore vous y voir, -faisant du bien et puis encore du bien, sans en avoir -ni en désirer, charmant tout ce qui vous approche, -<span class="pagenum"><a id="Page_539"> 539</a></span> -aidant tout ce qui vous invoque, et enseignant à vos -frais le secret d'être heureux à bon marché.</p> - -<p>«Je vois votre humanité s'étendre, comme dit -Panpan, sur tout être qui vit, je vous vois remercier -vos bœufs de leur travail, vos vaches de leur lait, vos -poules de leurs œufs, vos moutons de leur laine, et -surtout vos amis de leur bonheur et vos paysans de -leur reconnaissance. J'aime surtout ce que vous me dites -des agneaux qui circulent chez vous à la place des écus; -ce n'est point de la fausse monnaie; aussi je vous en -crois beaucoup moins prodigue que vous ne l'étiez de -l'autre.</p> - -<p>«Pourquoi y a-t-il si peu de créatures humaines qui -vous ressemblent, les fondateurs de religion n'auraient -pas eu la peine d'imaginer un paradis.»</p> - -<p>Mme Durival, fidèle à la mémoire de Panpan, se -demandait si le temps n'était pas venu de tenir la promesse -qu'elle avait faite à son ami mourant et de -publier ses œuvres<a id="FNanchor_211" href="#Footnote_211" class="fnanchor"> [211]</a>. Persuadé que le chevalier avait -gardé pieusement le souvenir de l'ami de sa mère, elle -lui écrivit pour lui faire part de son projet et solliciter -sa collaboration:</p> - -<p>«Il serait plus que temps de vous parler d'une chose -qui nous intéresse tous les deux, c'est la mémoire du -bon Panpan. M. d'Estournel, qui est un des plus dignes -et des meilleurs hommes que je connaisse, s'est adressé -à moi pour examiner les ouvrages, ou pour mieux dire -<span class="pagenum"><a id="Page_540"> 540</a></span> -les jeux de notre vieil ami, afin de les mettre, s'il est -possible, en état d'être imprimés au profit des deux -personnes à qui le pauvre homme les avait légués. Je -doute (entre nous soit dit) que, vu la négligence que -j'ai connue à l'auteur et la sévérité que je remarque en -ce moment parmi les lecteurs, l'édition de ces soi-disant -œuvres puisse être d'un grand rapport. Mais -enfin nous le tenterons et nous obtiendrons peut-être, -d'Estournel et moi, que l'édition se fasse aux frais du -gouvernement.</p> - -<p>«Je compte faire quelques avertissements qui me -paraissent nécessaires pour transporter de temps en -temps le lecteur à Lunéville, car c'est là qu'il faut se -placer pour voir Panpan dans son jour, mais cela ne -suffira point, et il faudrait une petite notice du caractère, -de la conduite et de la vie de ce bon épicurien, qui réunissait -tant de contraires, qui montrait tant de petitesses, -et qui cachait tant de grandeurs; qui était l'égal de tous -ses amis, sans jamais s'élever ni s'abaisser; qui, sous les -dehors d'un sujet respectueux, voilait l'âme noble d'un -républicain; qui dans la faiblesse qu'il affectait a montré -plus de suite et de constance que beaucoup d'hommes qui -aspiraient à la force de caractère; qui aimait le monde -en bon philosophe, sa patrie en bon citoyen, et sa ville -en bon bourgeois; qui estimait de la fortune ce qu'il lui -en fallait et méprisait le reste; enfin un homme qui se -croyait égoïste en remplissant tous ses devoirs; qui avait -plus d'esprit qu'il ne s'en trouvait, et qui, au lieu de -s'enorgueillir de son mérite, s'amusait de ses ridicules...»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_541"> 541</a></span> -Mais Boufflers est vieux, fatigué, aussi la proposition -de Mme Durival le laisse-t-elle très froid. Il répond -cependant, parce qu'il ne peut pas faire autrement; -mais sous des prétextes plus ou moins habiles, il se -dérobe et se déclare indigne d'élever un monument à la -mémoire de Panpan. Mme Durival, qui l'a si bien -connu, qui l'a si bien apprécié, n'est-elle pas toute -désignée pour ce rôle flatteur?</p> - -<p>«Je l'ai beaucoup vu, comme vous savez, ma bonne -amie, répond le chevalier, mais dans un temps où je -n'étais rien moins qu'observateur, dans un temps où la -servante de Molière m'aurait distrait de son maître; je -connais très peu des événements de sa vie... tout ce que -j'en dirais ne serait point assez détaillé ni assez ressemblant.</p> - -<p>«C'est à vous que je voudrais confier le soin de le -peindre et de le raconter; votre esprit prématuré vous -a mise à portée, dès votre première jeunesse, de juger de -son âge mûr; vous ne l'avez presque pas quitté, vous -pourriez mieux que personne, tant d'après ses récits -que d'après ceux des autres, le suivre dans tout le cours -de sa vie, qui ressemble à une longue navigation à petit -vent sur une eau tranquille; et, présenté par vous dans -ses véritables traits, cet homme, si souvent offert à la -risée de ses contemporains, pourrait prétendre aux -applaudissements de la postérité.»</p> - -<p>Le résultat fut qu'on ne donna aucune suite aux -idées de Mme Durival et que les œuvres littéraires de -Panpan demeurèrent dans l'éternel oubli.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_542"> 542</a></span> -Quand l'Institut fut constitué, Boufflers fut appelé à -en faire partie. En 1805 il prononça l'éloge de son oncle le -maréchal de Beauvau et aussi celui de l'abbé Barthélemy. -Il s'empressa d'envoyer ses discours à Mme Durival et -il lui disait en même temps les attaques injustes et -violentes auxquelles ses opinions l'exposaient. Il lui -écrivait très noblement:</p> - -<p>«Vous avez paru contente de l'éloge de M. Barthélemy?. -J'aime bien mieux que vous en jugiez d'après vous que -d'après quelques journalistes, qui pourraient ou trop -l'exalter ou trop le dépriser, selon qu'ils auront le noble -courage de soutenir les hommes accusés de philosophie, -ou l'audace honteuse de les insulter; ce n'est pas que je -sois d'aucun parti, car tout parti a un projet, et je n'en -ai point d'autre que de vieillir tranquillement; mais, -dût-il m'en coûter le repos de ma vie, je m'en tiens à -penser selon ma raison et à parler selon ma pensée, -également éloigné de vouloir maîtriser l'opinion d'autrui, -ou asservir la mienne; du reste, je ne me mêle d'aucune -querelle, quoiqu'on m'en fasse beaucoup, et je n'y -réponds que par le mépris qui est dû à des ennemis -qu'on ne connaît pas. Souvent même je jouis intérieurement -de l'absurdité de presque toutes les injures que -je reçois et je me persuade au moins que ceux de qui -elles me viennent n'en pensent rien.»</p> - -<p>Jamais le chevalier ne laisse parler son cœur comme -avec Mme Durival. Elle était la grande amie de sa -mère, elle est pour lui la dernière survivante d'une -<span class="pagenum"><a id="Page_543"> 543</a></span> -époque adorable à jamais disparue. Il aime à lui raconter -sa vie, à lui parler de son intérieur, de sa femme, et -il le fait en termes délicieux:</p> - -<p>«Cet intérieur est plus heureux que s'il était plus -brillant. En perdant mes avantages, mes biens et mes -espérances, j'ai vu que je n'avais perdu que des apparences -et que la réalité me restait. Tout notre véritable -avoir consiste dans la pensée et le sentiment, et à cet -égard chaque homme est au dedans de lui une vraie -mine, plus ou moins riche...</p> - -<p>«Toutes mes affections sont à peu près concentrées -dans une personne que vous feriez l'héritière de votre -passion pour ma mère, comme j'en ai fait l'héritière de -son nom. Vous retrouveriez presque à chaque instant la -même âme, les mêmes goûts, le même esprit, la même -égalité dans le fonds, la même variété dans la forme, -et ces caprices innocents, et ces traits inattendus, et -cette grâce indéfinissable, et en même temps cette simplicité -incorruptible que nous avons admirée dans votre -ancienne amie jusque dans les dernières années...</p> - -<p>«En disant, en vérité, que notre fortune nous suffit, -c'est lui faire honneur et à nous encore davantage. -Cependant Horace ne nous a pas trompés en nous disant -tant de bien de la médiocrité; il n'y a que manière de s'y -prendre avec elle pour en tirer parti; elle ressemble à -un instrument borné, mais qui suffit à un virtuose, et qui -a le mérite de garder mieux l'accord parce qu'il a moins -de cordes. Une grande fortune a trop de tenants et -d'aboutissants, elle exige encore plus de vous qu'elle -<span class="pagenum"><a id="Page_544"> 544</a></span> -ne vous donne... enfin un grand vaisseau est toujours -plus difficile à gouverner qu'une chaloupe.</p> - -<p>«Vous parlerai-je à présent de ma demeure? J'en ai -deux, l'une à la campagne, mais c'est à peu près comme -celles du rat de ville et du rat des champs, c'est-à-dire -deux trous. Dans notre appartement de ville nous remplaçons -un commissaire de quartier que l'humidité en -avait chassé. Quant à notre maison de campagne, elle -conviendrait mieux à un vicaire qu'à un curé, mais elle -a du moins, à nos yeux, le mérite de nous appartenir.</p> - -<p>«Tout notre domaine consiste dans un assez grand -jardin fruitier et potager qui promet beaucoup au printemps, -et qui, selon la triste coutume de la nature, tient -peu en automne. Mais ce jardin, tantôt béni, tantôt -maudit, nourrit ses maîtres et même il les abreuve, car -j'y ai une petite vigne avec un petit pressoir, et nous -avons le bon esprit, et peut-être la bonne bêtise, de -trouver notre vin le meilleur des environs de Paris à -plus de vingt lieues à la ronde; et nous trouvons du -moins qu'il n'y a point de plus douce ivresse que de -s'enivrer à son tonneau.»</p> - -<p>Il achève de peindre sa situation morale par cette -phrase exquise et d'une si charmante philosophie:</p> - -<p>«Voilà ma situation: si je n'ai pas davantage, c'est la -faute du sort; si je n'ai point assez, c'est la mienne.»</p> - -<p>Pas une lettre du chevalier où il ne couvre d'éloges -la vieille amie de sa mère, où il ne rende justice pleine -et entière aux rares qualités de son esprit et de son -cœur. En 1806 il lui écrit encore:</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_545"> 545</a></span></p> -<p class="date">«Paris, 4 octobre 1806,<br /> -rue Verte Saint-Honoré, n<sup>o</sup> 36.</p> - -<p>«... Vous vous ressemblerez donc toujours, chère et -brave amie, c'est-à-dire que vous serez toujours nouvelle -et que personne autre ne vous ressemblera jamais. Le -temps a beau faire, il n'a pas plus de prise sur votre -esprit que le fer sur le diamant, et s'il y touche, c'est -pour le brillanter... Tâchez, si jamais le sort me permet -de revoir ma patrie, que j'y retrouve au moins celle qui, -avec ma mère, en faisait l'ornement. Je vous vois d'ici -comme je vous ai vue pendant les deux charmants jours -que j'ai passés à Sommerviller, vous mettant tout -naturellement à la portée de chacun, et au-dessus de -tous par la simplicité de vos manières et la hauteur de -vos sentiments; montrant sans affectation et sans effort -comment il faut supporter les coups de la fortune, les -peines de la vie et même l'injustice des hommes; aidant -les uns de vos conseils, les autres de vos bienfaits, -répandant, pour le bonheur de tout ce qui vous entoure, -votre âme, votre esprit et le peu qui vous reste d'argent, -car on a pu vous empêcher d'être riche, mais non pas -d'être généreuse.»</p> - -<p>A partir de 1807, Mme de Boufflers commença à -souffrir de rhumatismes très douloureux et elle se trouvait -souvent dans l'impossibilité de marcher. On lui -conseilla les eaux de Plombières et elle s'y rendait -chaque année dans l'espoir de trouver un soulagement -à ses maux. Le chevalier l'y accompagnait toujours et -<span class="pagenum"><a id="Page_546"> 546</a></span> -il était impossible de voir mari plus tendre, plus attentif -pour sa vieille compagne; il ne la quittait jamais; -tantôt on le voyait lui donnant le bras pour l'aider à -marcher; tantôt, quand les souffrances étaient trop -vives, il la traînait dans une petite voiture en l'entourant -de soins maternels.</p> - -<p>Touchée d'une si persistante affection, Mme de Boufflers -écrivait à son fils le 31 juillet 1809:</p> - -<p>«J'ai pu aujourd'hui monter sur les montagnes avec -ce bon petit père qui me portait un peu, non sur son -dos, mais sur son bras, car il est d'une complaisance -extrême pour moi et l'édification de tout Plombières. -Tout le monde dit qu'on n'a jamais vu un aussi bon -mari.»</p> - -<p>En 1810, pendant son séjour annuel à Plombières, -Boufflers apprit que Mme Durival venait d'être frappée -de paralysie et que la marche lui était devenue impossible; -c'est la malade elle-même qui s'était chargée -d'annoncer la triste nouvelle. Le chevalier lui écrit pour -la consoler ces lignes touchantes:</p> - -<p class="date">«Plombières, ce 1<sup>er</sup> septembre 1810.</p> - -<p>«Ne vous plaignez ni du sort ni du temps, ma trop -aimable amie. Je m'attristerais pour toute autre de ce -que vous me dites de vous et des échecs que l'âge vous -a portés, parce que je la croirais malheureuse; mais -vous, si vous l'étiez, vous pécheriez contre vous-même -et contre je ne sais quel bienfaiteur invisible qui, -depuis que nous ne sommes plus jeunes, se plaît à vous -<span class="pagenum"><a id="Page_547"> 547</a></span> -dédommager au centuple de tout ce que vous perdez, et -remplace pour vous des fleurs par des diamants.</p> - -<p>«Le don de penser vaut mieux cent fois que jeunesse -et richesse ensemble, mais le don d'aimer le surpasse -encore, et je vois, et je lis avec délices, que ce vilain -monstre invisible, qui rogne tout en attendant qu'il -abîme tout, vous a laissé votre cœur tout entier. La -paralysie n'a pas été jusque-là.»</p> - -<p>On se rappelle qu'en 1786, après la mort de Mme de -Boufflers, le prince de Beauvau avait envoyé à Mme Durival, -en souvenir de la fidèle amie qu'elle venait de -perdre, une boîte enrichie de diamants, précieux souvenir -de famille.</p> - -<p>En 1810, peu après son attaque de paralysie, -Mme Durival, croyant sa fin prochaine, voulut restituer -cette relique au chevalier, comme un nouveau gage -d'amitié et d'intérêt. Elle chargea son amie, Mme Noël, -qui se rendait à Paris, de la remettre à Boufflers. Ce -dernier, touché d'une si délicate attention, répond à -Mme Durival:</p> - -<p class="date">«Ce 24 septembre 1810.</p> - -<p>«Il faut que vous ayez presque autant d'esprit que de -bonté, chère amie: je dis <i>presque</i>, parce que ce qui vaut -le mieux est sûrement ce dont vous avez le plus. Vous -avez deviné ce qui me charmerait, ce qui me toucherait -de préférence à tout le reste dans les souvenirs de notre -ancienne félicité, et vous m'envoyez ce que j'ai vu cent -fois, mille fois dans les mains de ma (j'ai pensé dire de -<span class="pagenum"><a id="Page_548"> 548</a></span> -notre) pauvre mère, et qui a toujours l'air de m'annoncer -qu'elle va reparaître d'un moment à l'autre dans ma -chambre. Je cherche des paroles pour vous exprimer ce -que je sens, vous seule pourriez me les fournir...»</p> - -<p>«Nous avons vu, Mme de Boufflers et moi, Mme Noël -avec un vrai plaisir. Elle m'a paru digne de la fée qui a -présidé à son éducation, et la manière dont elle m'a -parlé de vous m'a prouvé que son esprit s'était élevé -jusqu'à vous juger, c'est-à-dire à vous admirer, ce qui -est synonyme<a id="FNanchor_212" href="#Footnote_212" class="fnanchor"> [212]</a>.»</p> - -<p>Il ajoute:</p> - -<p>«Je vous envoie mon essai <i>Sur le libre arbitre</i>, dont -on a dit plus de mal que je n'en pense, avec deux -pauvres petits contes qui m'ont paru avoir assez de -succès. Le métier d'écrire, même pour vivre, serait fort -joli, si on n'avait pas d'ordinaire encore plus <i>d'ennemis</i> -écrivains que <i>d'amis</i> lecteurs... mais c'est l'armée de -Cadmus et ces braves gens-là voudraient s'entretuer -jusqu'au dernier.»</p> - -<p>«Portez-vous de votre mieux, chère amie; conservez -soigneusement la moitié de votre personne et tâchez de -retrouver l'autre. Et pourquoi ne viendriez-vous pas -pour cela à Bourbonne, où ma femme compte aller -l'année prochaine pour mettre la dernière main à sa -guérison que les eaux de Plombières n'ont fait -qu'ébaucher. Mais dans tous les cas, nous faisons le -<span class="pagenum"><a id="Page_549"> 549</a></span> -ferme propos d'aller à Sommerviller respirer l'air de -l'amitié, que je regarde comme la médecine universelle.»</p> - -<p>A la lettre de son mari Mme de Boufflers avait ajouté -ces quelques lignes:</p> - -<p>«Je suis trop accoutumée à partager les sentiments -de M. de Boufflers pour ne pas me réjouir d'avance du -plaisir qu'il se promet et qu'il veut me procurer. Et -comment ne pas aimer une personne qui lui conserve -une si douce amitié, et qui met tant de grâce et de délicatesse -dans sa manière de le lui prouver? Permettez-moi, -madame, de joindre ma reconnaissance à la sienne -et de vous demander une petite part dans des sentiments -qui font son bonheur.»</p> - -<p>En 1813 Mme de Boufflers éprouva une des plus -douloureuses émotions de sa vie. Elle avait pour son fils -Elzéar une affection profonde et elle souffrait cruellement -quand il n'était pas auprès d'elle. Or le malheureux -jeune homme s'était épris pour Mme de Staël -d'une passion si violente qu'il passait sa vie à Coppet, -aux pieds de l'enchanteresse. Boufflers, ému de la douleur -de sa femme, ne craignit pas de s'adresser à -Mme de Staël elle-même pour la supplier de renvoyer -ce jeune homme à une mère désespérée. Enfin on put -arracher Elzéar aux charmes de Coppet et le ramener -sous le toit maternel. Mais une correspondance ardente -trompait les rigueurs de la séparation. Quelle fut la -douleur de Mme de Boufflers quand un matin, à cinq -heures, la police fit irruption dans son domicile, et -<span class="pagenum"><a id="Page_550"> 550</a></span> -qu'elle vit son fils arrêté et enfermé à Vincennes. Il -était accusé de correspondance avec les ennemis de -l'État.</p> - -<p>Mme de Boufflers mit en mouvement tous ses amis -pour obtenir la liberté du prisonnier.</p> - -<p>Le chevalier, de son côté, fit les démarches les plus -actives en faveur de son beau-fils; certes il ne pouvait -cacher qu'il avait été en relation avec la «pernicieuse» -Mme de Staël, mais il «engageait sa tête» (ce n'est -point, disait-il, une manière de parler) que de sa vie on -n'aurait plus un reproche à lui faire<a id="FNanchor_213" href="#Footnote_213" class="fnanchor"> [213]</a>.</p> - -<p>Grâce à ces démarches, le jeune homme finit, -après plusieurs mois de détention, par être rendu à -sa mère.</p> - -<p>Le 15 juin 1814, Boufflers fut nommé par le roi -administrateur adjoint de la bibliothèque Mazarine. Il -ne devait pas jouir longtemps de ces nouvelles fonctions. -Sa santé devenait de jour en jour plus critique, -bientôt il lui fut impossible de quitter sa chambre; après -avoir langui quelques jours, celui qui appelait plaisamment -la vie «une maladie mortelle», et qui avait été -un des hommes les plus spirituels et les plus brillants -de son temps, s'éteignait tristement et obscurément, le -19 janvier 1815, dans son modeste logis de la rue du -Faubourg-Saint-Honoré. Il était âgé de 77 ans<a id="FNanchor_214" href="#Footnote_214" class="fnanchor"> [214]</a>.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_551"> 551</a></span> -Occupé des autres jusqu'à ses derniers moments, il -disait qu'il préférait laisser à ceux qu'il aimait un doux -souvenir plutôt que des regrets douloureux et il avait -demandé qu'on inscrivît sur sa tombe ces seuls mots: -«Mes amis, croyez que je dors<a id="FNanchor_215" href="#Footnote_215" class="fnanchor"> [215]</a>.»</p> - -<p>Ses volontés furent respectées et ces quelques mots -furent gravés sur la petite colonne qu'on éleva sur sa -sépulture au Père-Lachaise, entre les tombeaux de -Delille et de Saint-Lambert.</p> - -<p>Mme de Boufflers survécut douze ans à son mari. -«Ses malheurs et ses infirmités n'avaient pu altérer -son égalité d'humeur: toujours bonne, toujours aimable, -elle conservait ce charme qui plaît et qui attire, a écrit -d'elle Mme Vigée-Lebrun.»</p> - -<p>Elle eut la douleur, en 1826, de perdre sa fille Delphine -de Custine, minée par son amour pour Chateaubriand.</p> - -<p>Elle la suivit de près dans la tombe, car elle succomba -le 27 février 1827.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_552"> 552</a></span> -Elle avait composé pour elle-même cette épitaphe:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>A la fin, je suis dans le port,</p> -<p>Qui fut de tout temps mon envie;</p> -<p>Car j'avais besoin de la mort</p> -<p>Pour me reposer de la vie.</p> -</div></div> - -<p>Mme Durival mourut en 1819 dans sa petite campagne -de Sommerviller, où se trouve encore sa tombe.</p> - -<p>Avec elle s'éteignait la dernière représentante de -toute cette brillante pléiade, qui avait fait autrefois -l'éclat et le charme de la cour de Lunéville, de tous ces -aimables Épicuriens que nous avons suivis à travers -leur existence, et que nous avons vus peu à peu vieillir, -s'attrister et disparaître dans l'éternel repos.</p> - -<p>En cherchant à reconstituer les gracieuses figures de -Mmes de Boufflers, de Boisgelin, de Sabran, de Lenoncourt, -de Brancas, de Durival, etc., les spirituelles -physionomies du chevalier, de Panpan, de Saint-Lambert, -de Cerutti, etc., nous avons eu particulièrement -pour but de faire un tableau de la vie intime d'une certaine -classe de la société au dix-huitième siècle, et pour -lui donner un cachet de sincérité indiscutable, nous -avons voulu que tous nos personnages fussent «peints -par eux-mêmes». Nous nous sommes donc volontairement -effacé et nous leur avons laissé la parole le plus -souvent possible. Mais en pénétrant dans leur vie de -chaque jour, en prenant part à leurs joies, à leurs peines, -à leurs faiblesses, nous avons fini par croire que nous -vivions nous aussi dans leur intimité, et nous les avons -<span class="pagenum"><a id="Page_553"> 553</a></span> -bientôt considérés comme des amis, des amis très chers, -très attachants.</p> - -<p>C'est avec une mélancolie profonde que nous disons -un éternel adieu à toute cette petite société que nous -avons eu tant de charme à évoquer et dont la fréquentation, -depuis quelques années, a fait toute la douceur -et tout l'agrément de notre vie.</p> - -<p>Puissions-nous l'avoir sauvée de l'oubli et avoir -inspiré pour elle à nos lecteurs quelque sympathie!</p> - -<p><span class="pagenumh"><a id="Page_554"> 554</a></span></p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_555"> 555</a></span></p> - - -<div class="chapter"> -<div class="footnotes"> -<h2 class="normal">NOTES:</h2> -<div class="footnote"> - -<p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1" class="label">[1]</a> En 1797, Mme Durival avait marié à Sommerviller deux -jeunes gens qu'elle considérait comme ses enfants d'adoption, -M. Noël, officier de cavalerie à l'armée de Sambre-et-Meuse, et -Mlle Charlotte de Nismes d'Aubigny. Ils eurent plusieurs enfants.</p> - -<p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2" class="label">[2]</a> Voir: <i>La Cour de Lunéville au dix-huitième siècle</i>. Plon-Nourrit -et C<sup>ie</sup>, Paris, 1904.—<i>Les dernières années de la Cour de -Lunéville.</i> Plon-Nourrit et C<sup>ie</sup>, Paris, 1906.</p> - -<p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3" class="label">[3]</a> C'est pitié de visiter aujourd'hui ces appartements royaux, -autrefois si magnifiques, et qui servent maintenant de chambrées aux -troupes de la garnison.</p> - -<p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4" class="label">[4]</a> La Malgrange ne fut démolie qu'en partie.</p> - -<p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5" class="label">[5]</a> Elles étaient occupés par les amis les plus intimes du Roi: -la marquise de Boufflers, le prince de Beauvau, le maréchal de Bercheny, -le marquis de Choiseul, le marquis de Ménessaire, le chevalier -de Boufflers, le comte de Cucé, M. Alliot.</p> - -<p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6" class="label">[6]</a> Bibl. de Nancy. Papiers de Devau.</p> - -<p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7" class="label">[7]</a> Arch. Nat. K. 1. 189.</p> -</div> -<div class="footnote"> - -<p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8" class="label">[8]</a> <span class="small1">Joly</span>, <i>le Château de Lunéville</i>.</p> - -<p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9" class="label">[9]</a> Elle fut autorisée à faire venir à Versailles les portraits de ses -parents, de ses grands-parents, du dauphin, de Mme Adélaïde -et de Mme Victoire, de la princesse de Talmont, du duc et de la -duchesse Ossolinski, du roi de Prusse et de Charles XII. (Arrêté du -27 mars 1766. Arch. Nat. K. 1. 189.)</p> - -<p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10" class="label">[10]</a> Reconnaissant des bienfaits dont il avait été comblé, Tressan -voulut élever à la mémoire de son ami un monument digne de lui -et il composa un «portrait historique de Stanislas.» Voltaire, -auquel il en avait envoyé un exemplaire, lui répondait: «Votre souvenir -m'a bien touché, monsieur, et votre ouvrage a fait sur moi -l'impression la plus tendre. Voilà comme je voudrais qu'on fît les -oraisons funèbres; il faut que ce soit le cœur qui parle, il faut -avoir vécu intimement avec le mort qu'on regrette... Votre ouvrage -est vrai, il est attendrissant, il est bien écrit... je vous remercie -tendrement de me l'avoir envoyé.»</p> - -<p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11" class="label">[11]</a> <i>Souvenirs du comte de Tressan</i>, par le marquis <span class="small1">de Tressan</span>. -Versailles, Lebon, 1897.</p> - -<p><a id="Footnote_12" href="#FNanchor_12" class="label">[12]</a> Le marquis de Paulmy venait de créer la bibliothèque des -Romans; il invita Tressan à y collaborer; ce dernier accepta avec -joie et il fit paraître successivement des romans de chevalerie tirées -de nos vieilles chroniques: <i>le petit Jehan de Saintré</i>, <i>Gérard de -Nevers</i>, <i>Artus de Bretagne</i>, <i>Huon de Bordeaux</i>, <i>Tristan le Léonais</i>, -<i>Dom Ursino le Navarin</i>, les <i>Amadis</i>, etc., etc.</p> - -<p><a id="Footnote_13" href="#FNanchor_13" class="label">[13]</a> Voir <i>les Dernières années de la Cour de Lunéville</i>, p. 318.</p> - -<p><a id="Footnote_14" href="#FNanchor_14" class="label">[14]</a> Mss. de la bibliothèque de Nancy. Papiers de Devau.</p> - -<p><a id="Footnote_15" href="#FNanchor_15" class="label">[15]</a> Mss. de la Bibliothèque de Nancy. Papiers de Devau.</p> - -<p><a id="Footnote_16" href="#FNanchor_16" class="label">[16]</a> Voir <i>les Dernières années de la Cour de Lunéville</i>, p. 353.</p> - -<p><a id="Footnote_17" href="#FNanchor_17" class="label">[17]</a> A Mme de Choiseul, 7 septembre 1772. <i>Correspondance complète</i> -de Mme du Deffand par le marquis de Sainte-Aulaire. Paris, -Calmann-Lévy, 1877.—Toutes les lettres de Mme du Deffand à -Mme de Choiseul et de Mme de Choiseul à Mme du Deffand citées -dans ce volume sont extraites de cette correspondance.</p> - -<p><a id="Footnote_18" href="#FNanchor_18" class="label">[18]</a> <i>Œuvres complètes de Voltaire.</i> Paris, Garnier frères.—Toutes -les lettres de Voltaire citées dans ce volume sont tirées de l'édition -Garnier frères.</p> - -<p><a id="Footnote_19" href="#FNanchor_19" class="label">[19]</a> Il avait en effet donné des soins au Prince.</p> - -<p><a id="Footnote_20" href="#FNanchor_20" class="label">[20]</a> Ces Dumont étaient rebouteurs de père en fils depuis deux -siècles, et ils se transmettaient leurs secrets. On les appelait les Valdajoux, -du nom de la vallée qu'ils habitaient.</p> - -<p><a id="Footnote_21" href="#FNanchor_21" class="label">[21]</a> En 1769, la duchesse de Luynes se démit le bras et ses chirurgiens -le lui remirent si mal, qu'elle resta estropiée; on voulait -même lui couper le membre malade, lorsqu'on songea à faire venir -le célèbre Dumont. Ce dernier fit souffrir à la duchesse un véritable -martyre pendant plusieurs heures, mais elle retrouva l'usage complet -de son bras. Quelques jours après, Dumont, sortant de son hôtel le -soir, fut attaqué par deux hommes et il reçut un coup d'épée; on -accusa les chirurgiens ordinaires de la duchesse de cette basse vengeance.</p> - -<p><a id="Footnote_22" href="#FNanchor_22" class="label">[22]</a> Toutes les lettres de Mme de Boufflers à Panpan, citées dans -ce volume, et dont l'origine n'est pas indiquée, font partie de notre -collection particulière. Elles proviennent de la collection de -M. Meaume. Nous avons tout lieu de croire ces lettres inédites, -mais nous n'affirmons rien.</p> - -<p><a id="Footnote_23" href="#FNanchor_23" class="label">[23]</a> Femme de chambre de Panpan. C'était plutôt une dame de -compagnie.</p> - -<p><a id="Footnote_24" href="#FNanchor_24" class="label">[24]</a> L'abbesse de Saint-Antoine, Gabrielle-Charlotte, née le 28 octobre -1724, était une sœur cadette de la marquise de Boufflers.</p> - -<p><a id="Footnote_25" href="#FNanchor_25" class="label">[25]</a> Tressan, toujours méchant, s'écriait un jour en voyant -Mme de Bassompierre qui était fort belle et fort désagréable: «Fi! -qu'elle est belle!»</p> - -<p><a id="Footnote_26" href="#FNanchor_26" class="label">[26]</a> Le duc de Boufflers étant mort en 1747, sa veuve épousa, -en 1750, Charles-Frédéric de Montmorency, maréchal et duc de -Luxembourg; il mourut lui-même en 1764 et la maréchale se -trouva veuve pour la seconde fois.—Voir <i>La Cour de Lunéville au -dix-huitième siècle</i>, p. 127 et suiv.</p> - -<p><a id="Footnote_27" href="#FNanchor_27" class="label">[27]</a> A Walpole, 1768.</p> - -<p><a id="Footnote_28" href="#FNanchor_28" class="label">[28]</a> 28 mai 1769.</p> - -<p><a id="Footnote_29" href="#FNanchor_29" class="label">[29]</a> Marmontel.</p> - -<p><a id="Footnote_30" href="#FNanchor_30" class="label">[30]</a> Le duc habitait, rue de Tournon, un magnifique hôtel qui avait -été autrefois la demeure de Concini; c'était le rendez-vous de la -meilleure société.</p> - -<p><a id="Footnote_31" href="#FNanchor_31" class="label">[31]</a> Il appartint plus tard à la reine Hortense.</p> - -<p><a id="Footnote_32" href="#FNanchor_32" class="label">[32]</a> Il avait appartenu à Gabrielle d'Estrées et devint plus tard la -propriété de M. de Sommariva.</p> - -<p><a id="Footnote_33" href="#FNanchor_33" class="label">[33]</a> Mme d'Épinay quitta La Chevrette en 1760.—La situation -embarrassée de son mari l'obligea à la louer.</p> - -<p><a id="Footnote_34" href="#FNanchor_34" class="label">[34]</a> <span class="small1">Boufflers</span>, <i>Œuvres posthumes</i>.</p> - -<p><a id="Footnote_35" href="#FNanchor_35" class="label">[35]</a> Toutes les lettres de Mme de Lenoncourt à Panpan, citées -dans ce volume nous ont été gracieusement communiquées par -Mlles de Ravinel, Mme Léon Noël et le capitaine Noël.</p> - -<p><a id="Footnote_36" href="#FNanchor_36" class="label">[36]</a> Voir <i>la Cour de Lunéville</i>, p. 264.</p> - -<p><a id="Footnote_37" href="#FNanchor_37" class="label">[37]</a> Le chevalier lui-même écrivait en 1778 à Mme de Sabran, à -propos d'une soirée à Marly: «Le jeu est devenu si fou qu'il n'est -plus tentant.»</p> - -<p><a id="Footnote_38" href="#FNanchor_38" class="label">[38]</a> Mme du Deffant à Walpole, 7 mars 1770.</p> - -<p><a id="Footnote_39" href="#FNanchor_39" class="label">[39]</a> <i>Œuvres posthumes.</i></p> - -<p><a id="Footnote_40" href="#FNanchor_40" class="label">[40]</a> Walpole l'appelait «l'empereur des fées» tant il était petit.</p> - -<p><a id="Footnote_41" href="#FNanchor_41" class="label">[41]</a> La reine Marie Leczinska mourut le 24 juin 1768.</p> - -<p><a id="Footnote_42" href="#FNanchor_42" class="label">[42]</a> Contrôleur général de 1763 à 1768.</p> - -<p><a id="Footnote_43" href="#FNanchor_43" class="label">[43]</a> Chilly Mazarin, dont les propriétaires donnaient des fêtes -superbes.</p> - -<p><a id="Footnote_44" href="#FNanchor_44" class="label">[44]</a> Panpan possédait dans les environs de Lunéville une petite -maison de campagne où il se rendait l'été; il l'avait baptisé Tempé -en souvenir de la célèbre vallée de la Grèce.</p> - -<p><a id="Footnote_45" href="#FNanchor_45" class="label">[45]</a> Mme de Boufflers s'efforçait d'obtenir pour Panpan une pension -sur le <i>Mercure</i>.</p> - -<p><a id="Footnote_46" href="#FNanchor_46" class="label">[46]</a> Tout le monde croyait alors au succès des plans financiers de -l'abbé Terray.</p> - -<p><a id="Footnote_47" href="#FNanchor_47" class="label">[47]</a> Voir <i>les Dernières années de la Cour de Lunéville</i>, p. 369.</p> - -<p><a id="Footnote_48" href="#FNanchor_48" class="label">[48]</a> Ces trois lettres nous ont été communiquées par le comte de -Croze-Lemercier.</p> - -<p><a id="Footnote_49" href="#FNanchor_49" class="label">[49]</a> <span class="small1">Grimm</span>, <i>Correspondance littéraire</i>, 1762.</p> - -<p><a id="Footnote_50" href="#FNanchor_50" class="label">[50]</a> <i>Id.</i>, <i>ibid.</i>, 1777.</p> - -<p><a id="Footnote_51" href="#FNanchor_51" class="label">[51]</a> Mss. de la Bibl. de Nancy. Papiers de Devau.</p> - -<p><a id="Footnote_52" href="#FNanchor_52" class="label">[52]</a> Surnom que Mme du Deffant avait donné à Mmes de Boufflers, -de Boisgelin et de Cambis.</p> - -<p><a id="Footnote_53" href="#FNanchor_53" class="label">[53]</a> Communiquée par M. le comte de Croze-Lemercier.</p> - -<p><a id="Footnote_54" href="#FNanchor_54" class="label">[54]</a> <span class="small1">Grimm</span>, <i>Correspondance littéraire</i>, 1769.</p> - -<p><a id="Footnote_55" href="#FNanchor_55" class="label">[55]</a> La bataille de Steinkerque (3 août 1692), gagnée par le maréchal -de Luxembourg sur Guillaume d'Orange.</p> - -<p><a id="Footnote_56" href="#FNanchor_56" class="label">[56]</a> Clément (1742-1812), après avoir été professeur à Dijon, était -venu à Paris pour faire le métier de «chamailleur.» Pour attirer -l'attention sur lui il s'était attaqué à cinq ou six poètes à la fois, -Saint-Lambert, Dorat, l'abbé Delille, Watelet, Lemierre, etc.</p> - -<p><a id="Footnote_57" href="#FNanchor_57" class="label">[57]</a> <i>Observations critiques sur les poèmes des Saisons, de la déclamation -et de la peinture.</i> Genève et Paris, Legay, in-8<sup>o</sup>, 1770.</p> - -<p><a id="Footnote_58" href="#FNanchor_58" class="label">[58]</a> <span class="small1">Grimm</span>, <i>Correspondance littéraire</i>, 1771.</p> - -<p><a id="Footnote_59" href="#FNanchor_59" class="label">[59]</a> Panpan désignait sous le nom de «compères» et «commères» -ses amis et amies de Lunéville qui formaient sa petite société journalière.</p> - -<p><a id="Footnote_60" href="#FNanchor_60" class="label">[60]</a> La princesse Christine de Saxe, abbesse de Remiremont; -voir <i>les Dernières années de la Cour de Lunéville</i>, p. 360.</p> - -<p><a id="Footnote_61" href="#FNanchor_61" class="label">[61]</a> Le prince de Beauvau faisait bâtir l'hôtel qui est actuellement -le ministère de l'intérieur.</p> - -<p><a id="Footnote_62" href="#FNanchor_62" class="label">[62]</a> L'hôtel de Craon, à Nancy, où est installé actuellement la -Cour d'appel, avait été vendu par le prince, en 1751; il s'agit évidemment -ici de l'hôtel de Craon, à Lunéville; il était situé le long -du parc du château.</p> - -<p><a id="Footnote_63" href="#FNanchor_63" class="label">[63]</a> On parlait de frapper les revenus d'un troisième vingtième.</p> - -<p><a id="Footnote_64" href="#FNanchor_64" class="label">[64]</a> M. I. Chénier a écrit dans l'Épître à Voltaire:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>La Harpe, aux sombres bords, t'aura conté, peut-être,</p> -<p>Des préjugés bannis le burlesque retour,</p> -<p>Et comment il advint que lui-même, un beau jour,</p> -<p>De convertir le monde eut la sainte manie.</p> -<p>Tu lui pardonneras, il a fait <i>Mélanie</i>.</p> -</div></div> - -<p><a id="Footnote_65" href="#FNanchor_65" class="label">[65]</a> <i>Mélanie</i>, drame en trois actes. Il fut imprimé secrètement à -Paris sous la rubrique: Amsterdam, 1770.</p> - -<p><a id="Footnote_66" href="#FNanchor_66" class="label">[66]</a> L'on sait, sans qu'il soit nécessaire d'insister, les difficultés -qu'éprouvait le Dauphin à donner à son épouse des marques de sa -tendresse. Il dut à plusieurs reprises, et très à contre-cœur du reste, -subir de légères opérations. Mme de Lenoncourt faisait plaisamment -allusion à cette situation quand elle écrivait à Panpan: «Le -Dauphin me fait pitié; ils lui ont fait encore une opération. On le -tourmente comme pour lui faire prendre une médecine. Je suis persuadé -qu'avec ces manières-là on en aurait dégoûté le chevalier de -Beauvau lui-même!»</p> - -<p><a id="Footnote_67" href="#FNanchor_67" class="label">[67]</a> Cet ouvrage avait paru en 1770, sous le titre: <i>Prospectus d'un -nouveau dictionnaire de commerce</i>. Paris, 1770, in-8<sup>o</sup>.</p> - -<p><a id="Footnote_68" href="#FNanchor_68" class="label">[68]</a> Thomas (1732-1785), de l'Académie française. L'archevêque -de Toulouse, Charles de Loménie de Brienne, élu à l'académie en -1770, prononça le 6 septembre son discours de réception. Thomas -répondit en qualité de directeur. Cette réponse donna lieu à des -interprétations auxquelles Thomas n'avait pas songé. Le duc d'Aiguillon -se plaignit au Roi par l'intermédiaire de Mme du Barry et -l'avocat général Séguier adressa une plainte à Maupeou.—Les discours -de l'archevêque et de Thomas ne furent imprimés qu'en 1808.</p> - -<p><a id="Footnote_69" href="#FNanchor_69" class="label">[69]</a> Communiquée par le comte de Croze-Lemercier.</p> - -<p><a id="Footnote_70" href="#FNanchor_70" class="label">[70]</a> Communiquée par le comte de Croze-Lemercier.</p> - -<p><a id="Footnote_71" href="#FNanchor_71" class="label">[71]</a> Il l'appelle sa mère par plaisanterie, de même qu'elle l'appelait -son fils.</p> - -<p><a id="Footnote_72" href="#FNanchor_72" class="label">[72]</a> Communiquée par le capitaine Noël.</p> - -<p><a id="Footnote_73" href="#FNanchor_73" class="label">[73]</a> Toutes les lettres de Boufflers au prince de Beauvau contenus -dans ce chapitre nous ont été communiquées par Mme *** qui -nous a demandé de ne pas la nommer.</p> - -<p><a id="Footnote_74" href="#FNanchor_74" class="label">[74]</a> Mlle de Beauvau avait épousé en 1767 le prince de Poix, fils -du comte de Noailles. La jeune fille n'avait alors que quatorze ans -et on lui en aurait donné douze.</p> - -<p><a id="Footnote_75" href="#FNanchor_75" class="label">[75]</a> 6 juillet 1771.</p> - -<p><a id="Footnote_76" href="#FNanchor_76" class="label">[76]</a> Voir <i>la Disgrâce du duc et de la duchesse de Choiseul</i>, par Gaston -<span class="small1">Maugras</span>. Plon-Nourrit et C<sup>ie</sup>.</p> - -<p><a id="Footnote_77" href="#FNanchor_77" class="label">[77]</a> Mme du Deffant à Walpole.</p> - -<p><a id="Footnote_78" href="#FNanchor_78" class="label">[78]</a> Grimm écrit à cette époque dans la <i>Correspondance littéraire</i>:</p> - -<p class="date">«7 janvier 1771.</p> - -<p>«Un jeune éléphant de cinq ans qu'on montre ici depuis quelques -jours, pour de l'argent, a donné lieu au quatrain suivant:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Cet éléphant, sorti d'Asie,</p> -<p>Vient-il amuser nos badauds?</p> -<p>Non: il vient avec ses rivaux</p> -<p>Concourir à l'Académie.</p> -</div></div> - -<p>«Ma foi, la plupart de ceux qui se présentent en ce moment-ci -seraient fort heureux d'avoir autant d'intelligence que cet animal -en a dans sa trompe.»—Duclos disait ces jours passés: «Messieurs, -parlons de l'éléphant; c'est la seule bête un peu considérable -dont on puisse parler en ce temps-ci sans danger.»</p> - -<p><a id="Footnote_79" href="#FNanchor_79" class="label">[79]</a> <i>Souvenirs du comte de Tressan</i>, par le marquis <span class="small1">de Tressan</span>.</p> - -<p><a id="Footnote_80" href="#FNanchor_80" class="label">[80]</a> <span class="small1">Boufflers</span>, <i>Œuvres posthumes</i>.—Le chevalier a l'air de croire -que sa mère s'est retirée à Nancy aussitôt après la mort de Stanislas. -Il s'est écoulé six ans au moins avant que M. de Boufflers ne -vienne s'établir à Nancy.</p> - -<p><a id="Footnote_81" href="#FNanchor_81" class="label">[81]</a> Mss. de la Bibliothèque de Nancy. Papiers de Devau.</p> - -<p><a id="Footnote_82" href="#FNanchor_82" class="label">[82]</a> Nous n'avons pu savoir exactement où habitait Mme de Boufflers. -Du temps de Stanislas, elle possédait une maison rue de la -Salpêtrière, mais l'avait-elle encore en 1771? Pendant la Révolution, -le chevalier était propriétaire d'une maison, rue de la Montagne, 240. -Elle fut vendue le 29 nivôse an III, à Claude Beaupré, comme bien -d'émigré. Était-ce la maison de sa mère? C'est assez probable.</p> - -<p><a id="Footnote_83" href="#FNanchor_83" class="label">[83]</a> C'est actuellement le n<sup>o</sup> 3 de la rue de Lorraine. L'hôtel est à -deux étages, flanqué de deux petits pavillons plus bas. Il donne, au -nord, sur les bosquets, au midi, sur un jardin qui l'isole de la rue de -Lorraine.</p> - -<p><a id="Footnote_84" href="#FNanchor_84" class="label">[84]</a> Nous empruntons une partie de ces détails à l'intéressant -article de <span class="small1">M. V. Jacques</span>: Cerutti et le salon de la duchesse de -Brancas. <i>Annales de l'Est</i>, 1888.</p> - -<p><a id="Footnote_85" href="#FNanchor_85" class="label">[85]</a> Le château de Fléville fut bâti vers 1533 par Nicolas de Lutzelbourg, -gouverneur de Nancy.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="Page_180"> 180</a></span> -siècle, elle appartenait au prince de Beauvau-Fléville, -frère aîné de ce prince de Craon, dont nous -avons longuement parlé au début de cet ouvrage. Elle -passa ensuite à son fils, tué en 1743, et ensuite à sa -fille, la marquise des Armoises, qui l'habita jusqu'à sa -mort en 1766. A ce moment le domaine passa entre les -mains du prince de Beauvau qui, après y avoir séjourné -de temps à autre pendant quelques années, le loua à -Mme de Brancas.</p> - -<p>Le comte <span class="small1">de Ludre</span>, dans son <i>Histoire de la chevalerie de Lorraine</i>, -écrit: «C'est le spécimen le plus réussi du style de la Renaissance -appliqué aux maisons des gentilshommes dans notre pays. Nicolas -respecta le donjon historique, mais tout le reste de la noble forteresse -fut abattu pour faire place à un château, qui n'a d'égal comme -élégance et pureté de style qu'Azay-le-Rideau, en Touraine.»</p> - -<p>Le château forme un quadrilatère entouré de fossés. Au fond, le -corps de logis principal; de chaque côté, deux ailes, dont l'une est -encore flanquée du donjon féodal. Autrefois un quatrième bâtiment, -plus bas que les trois autres et percé d'un portail monumental, réunissait -les deux ailes et fermait la cour du côté de l'entrée. Ce dernier -bâtiment a disparu et a fait place à une balustrade ornée de -superbes vases rocaille en pierre. Cette transformation qui, si elle a -altéré le plan primitif, a donné de l'air et de la gaieté au château, -a du être faite du temps de Mme des Armoises.</p> - -<p>Nous devons tous ces détails ainsi que ceux sur les demeures de -Panpan et de Mme de Boufflers à M. de Conigliano, qui a bien voulu -se mettre à notre disposition avec une extrême bonne grâce et nous -faire profiter de sa rare érudition.</p> - -<p><a id="Footnote_86" href="#FNanchor_86" class="label">[86]</a> Voir: <i>Les dernières années de la Cour de Lunéville</i>, p. 338.</p> - -<p><a id="Footnote_87" href="#FNanchor_87" class="label">[87]</a> Mss. de la Bibl. de Nancy. Papiers de Devau.</p> - -<p><a id="Footnote_88" href="#FNanchor_88" class="label">[88]</a> Famille anglaise avec laquelle Mme de Boufflers s'était liée.</p> - -<p><a id="Footnote_89" href="#FNanchor_89" class="label">[89]</a> Médecin de Panpan.</p> - -<p><a id="Footnote_90" href="#FNanchor_90" class="label">[90]</a> Communiquée par le capitaine Noël.</p> - -<p><a id="Footnote_91" href="#FNanchor_91" class="label">[91]</a> Mss. de la Bibl. de Nancy. Papiers de Devau.</p> - -<p><a id="Footnote_92" href="#FNanchor_92" class="label">[92]</a> <i>L'homme dangereux.</i> Cette pièce, d'abord anonyme, fut acceptée -et reçue par les comédiens comme une satire contre Palissot. -Quand on sut qu'elle était de lui, le parti philosophique fit émeute -le jour même de la première et empêcha la représentation. On dut -rendre l'argent au public.</p> - -<p><a id="Footnote_93" href="#FNanchor_93" class="label">[93]</a> La suscription de cette lettre est ainsi conçue:</p> - - -<p>à Monsieur<br /> -<span class="i3"><i>Madame</i> de Vaux</span><br /> -<span class="i3">lecteur</span><br /> -<span class="i3"><i>lectrice</i> du feu roi</span><br /> -<span class="i9">à Lunéville.</span><br /> -(Le timbre de la poste de Nancy.)</p> - -<p><a id="Footnote_94" href="#FNanchor_94" class="label">[94]</a> <i>Extrait du registre des actes de l'état civil de Haroué.</i></p> - -<div class="blockquote"> -<p>«L'an mil sept cent soixante et douze, le douze du mois de -juillet vers les dix heures et demie du matin, est décédé de maladie, -en cette paroisse, très haute et très puissante princesse Anne-Marguerite, -née comtesse de Ligniville et princesse de Craon, grande -d'Espagne de la 1<sup>re</sup> classe, marquise de Craon, baronne d'Autrey, -dame de Morlay, etc., etc., douairière de feu très haut et très -puissant seigneur Marc de Beauvau, prince de Craon et du Saint-Empire -Romain, marquis, seigneur de Craon et autres lieux, chevalier -de la Toison d'or, grand écuyer de Lorraine, grand d'Espagne -de la première classe, âgée d'environ quatre-vingt-six ans, -après avoir été confessée, reçu le saint viatique et l'extrême-onction -avec les sentiments les plus religieux, et une dévotion des -plus exemplaires; elle a donné toute sa vie les marques les plus -éclatantes de sa piété; ses charités immenses lui ont mérité le titre -glorieux de Mère des Pauvres; elle leur a fait tout le bien qui -dépendait d'elle; ses bienfaits pour l'Eglise ne l'ont pas rendue -moins recommandable: enfin elle emporte tous nos regrets et elle -est inhumée dans son caveau le treize des mois et an susdits en -présence de messire le chevalier de Beauvau, et de madame la -marquise de Bassompierre, ses enfants; maître Petit, chapelain; -qui ont signé avec moi curé du lieu.</p> - -<p class="signature">«<i>Signé</i>: Chevalier <span class="small1">de Beauvau</span>;<br /> -<span class="i1 small1">Beauvau de Bassompierre</span>;<br /> -<span class="i2 small1">J. Grandeury</span>, maître d'école;<br /> -<span class="i3 small1">J.-C. Bourlier</span>, prêtre, curé de Craon.»</p> -</div> - -<p><a id="Footnote_95" href="#FNanchor_95" class="label">[95]</a> Voici l'épitaphe gravée sur le tombeau de la princesse dans -l'église d'Haroué:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p class="i9"> D. O. M.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p>EN CETTE ÉGLISE FUT INHUMÉE LE 13 JUILLET 1772</p> -<p class="i2"> TRÈS HAUTE ET TRÈS PUISSANTE PRINCESSE</p> -<p class="i6"> ANNE MARGUERITE</p> -<p class="i5"> NÉE COMTESSE DE LIGNIVILLE</p> -<p class="i3"> BARONNE D'AUTREY, DAME DE MORLAY,</p> -<p>FEMME DE FEU TRÈS HAUT ET TRÈS PUISSANT SEIGNEUR</p> -<p class="i8"> MARC DE BEAUVAU</p> -<p class="i3"> PRINCE DE CRAON ET DU SAINT EMPIRE ROMAIN</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p class="i4"> ELLE EST DÉCÉDÉE A L'AGE DE 86 ANS</p> -<p class="i3"> APRÈS AVOIR REÇU LA SAINTE COMMUNION</p> -<p class="i3"> AVEC UNE PIÉTÉ DONT ELLE AVAIT DONNÉ</p> -<p class="i7"> TOUTE SA VIE L'EXEMPLE.</p> -<p class="i1"> SA CHARITÉ LUI MÉRITA LE TITRE DE MÈRE DES PAUVRES;</p> -<p class="i2"> ELLE DONNA LE JOUR A 13 FILLES ET A 7 FILS;</p> -<p class="i5"> LES UNS SE CONSACRÈRENT A DIEU,</p> -<p class="i5"> LES AUTRES VERSÈRENT LEUR SANG</p> -<p class="i2"> SUR LES CHAMPS DE BATAILLE POUR LA DÉFENSE DE</p> -<p class="i8"> LEUR PATRIE</p> -</div></div> - -<p><a id="Footnote_96" href="#FNanchor_96" class="label">[96]</a> 1766-1854.</p> - -<p><a id="Footnote_97" href="#FNanchor_97" class="label">[97]</a> Il l'avait vendu 160,000 francs au prince de Lambesc.</p> - -<p><a id="Footnote_98" href="#FNanchor_98" class="label">[98]</a> <i>Eugénie</i> parut en 1767.</p> - -<p><a id="Footnote_99" href="#FNanchor_99" class="label">[99]</a> Ces trois lettres nous ont été communiquées par M. le capitaine -Noël.</p> - -<p><a id="Footnote_100" href="#FNanchor_100" class="label">[100]</a> Mme Durival.</p> - -<p><a id="Footnote_101" href="#FNanchor_101" class="label">[101]</a> L'<i>Epître à Horace</i> est de Voltaire. La réponse de La Harpe -est intitulée: <i>Horace à Voltaire</i>.</p> - -<p><a id="Footnote_102" href="#FNanchor_102" class="label">[102]</a> Voir <i>la Cour de Lunéville au dix-huitième siècle</i>, p. 63 et -suiv.</p> - -<p><a id="Footnote_103" href="#FNanchor_103" class="label">[103]</a> <i>Correspondance de Mme du Deffant avec Walpole</i>, par M. <span class="small1">de -Lescure</span>.</p> - -<p><a id="Footnote_104" href="#FNanchor_104" class="label">[104]</a> <i>Correspondance de Mme du Deffant</i>, Calmann Lévy, 1877.</p> - -<p><a id="Footnote_105" href="#FNanchor_105" class="label">[105]</a> Cette lettre est adressée chez Mme de Lenoncourt à Nancy, -où Panpan faisait un séjour.</p> - -<p><a id="Footnote_106" href="#FNanchor_106" class="label">[106]</a> Mme du Barry s'était retirée au couvent du Pont-aux-Dames.</p> - -<p><a id="Footnote_107" href="#FNanchor_107" class="label">[107]</a> Mlle de Fumel, mariée le 3 août 1773 à Nicolas-Élie du Barry, -troisième fils de du Barry le Roué.</p> - -<p><a id="Footnote_108" href="#FNanchor_108" class="label">[108]</a> Mlle de Tournon, mariée le 18 juillet 1773 à J.-B. du Barry, -fils du Roué.</p> - -<p><a id="Footnote_109" href="#FNanchor_109" class="label">[109]</a> Célèbre médecin de l'époque.</p> - -<p><a id="Footnote_110" href="#FNanchor_110" class="label">[110]</a> Toutes les lettres de Mme de Lenoncourt contenues dans ce -chapitre nous ont été communiquées par Mlles de Ravinel.</p> - -<p><a id="Footnote_111" href="#FNanchor_111" class="label">[111]</a> Le chevalier de Boufflers écrivait à une dame qui se plaignait -de vapeurs:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p class="i4"> Enfin ils ne sont pas venus</p> -<p>Ces maux dont vous craigniez les rigueurs inhumaines;</p> -<p class="i4"> Mais qu'ils vous ont coûté de peines,</p> -<p class="i4"> Ces maux que vous n'avez pas eus.</p> -</div></div> - -<p><a id="Footnote_112" href="#FNanchor_112" class="label">[112]</a> Nous devons la communication de cette précieuse correspondance -à M. le comte de Croze-Lemercier, auquel nous renouvelons -nos plus vifs remerciements.</p> - -<p><a id="Footnote_113" href="#FNanchor_113" class="label">[113]</a> <span class="small1">Grimm</span>, <i>Correspondance littéraire</i>, août 1774.</p> - -<p><a id="Footnote_114" href="#FNanchor_114" class="label">[114]</a> La maréchale de Mirepoix.</p> - -<p><a id="Footnote_115" href="#FNanchor_115" class="label">[115]</a> Toutes les lettres adressées à Paris portent l'adresse suivante: -à Mme de Boisgelin, dame de Mesdames, hôtel de Mirepoix, -rue d'Artois, à Paris.</p> - -<p><a id="Footnote_116" href="#FNanchor_116" class="label">[116]</a> Mme Philips était cette dame anglaise avec laquelle Mme de -Boufflers s'était beaucoup liée depuis son arrivée en Lorraine. Elle -accoucha en effet d'un garçon à Jarville. L'enfant fut baptisé à -Heillecourt avec les cérémonies de l'Église romaine; le parrain fut -le prince de Bauffremont et la marraine Mme de Boufflers, représentée -par Mlle de Juvincourt. (Journal de Durival.)</p> - -<p><a id="Footnote_117" href="#FNanchor_117" class="label">[117]</a> <i>Souvenirs du comte de Tressan</i>, par le marquis <span class="small1">de Tressan</span>.</p> - -<p><a id="Footnote_118" href="#FNanchor_118" class="label">[118]</a> Mme de Brancas.</p> - -<p><a id="Footnote_119" href="#FNanchor_119" class="label">[119]</a> Le prince de Bauffremont.</p> - -<p><a id="Footnote_120" href="#FNanchor_120" class="label">[120]</a> Concierge de la Malgrange.</p> - -<p><a id="Footnote_121" href="#FNanchor_121" class="label">[121]</a> Cette lettre est écrite sur un papier très commun.</p> - -<p><a id="Footnote_122" href="#FNanchor_122" class="label">[122]</a> 26 juillet.</p> - -<p><a id="Footnote_123" href="#FNanchor_123" class="label">[123]</a> <i>Journal de Durival</i>, Mss. de la bibl. de Nancy.</p> - -<p><a id="Footnote_124" href="#FNanchor_124" class="label">[124]</a> L'empereur d'Autriche venait de passer à Genève et il n'avait -pas jugé à propos de se rendre à Ferney.</p> - -<p><a id="Footnote_125" href="#FNanchor_125" class="label">[125]</a> <i>Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de Boufflers</i>, -par MM. <span class="small1">de Magnieu</span> et <span class="small1">Prat</span>. Plon, 1875.</p> - -<p><a id="Footnote_126" href="#FNanchor_126" class="label">[126]</a> Elle écrivit encore ce quatrain moqueur:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Pourquoi donc avez-vous enterré cet impie?</p> -<p>Disait à dom Benoît l'archevêque en fureur.</p> -<p> —C'est, répondit-il, Monseigneur,</p> -<p class="i1"> Parce qu'il n'était plus en vie.</p> -</div></div> - -<p><a id="Footnote_127" href="#FNanchor_127" class="label">[127]</a> Le fils, Elzéar de Sabran, était né en 1774; la fille, Delphine, -épousa le vicomte de Custine.</p> - -<p><a id="Footnote_128" href="#FNanchor_128" class="label">[128]</a> La correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de -Boufflers a été publiée en entier par M. H. de Magnieu et M. Prat. -(Plon, Nourrit et C<sup>ie</sup>, 1875.) C'est à ce très intéressant volume que -nous empruntons tous les extraits cités dans ce chapitre.</p> - -<p><a id="Footnote_129" href="#FNanchor_129" class="label">[129]</a> Toutes les lettres de Boufflers à sa sœur citées dans ce chapitre -nous ont été communiquées par M. le comte de Croze-Lemercier.</p> - -<p><a id="Footnote_130" href="#FNanchor_130" class="label">[130]</a> <i>Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de Boufflers.</i> -Plon-Nourrit, 1875.</p> - -<p><a id="Footnote_131" href="#FNanchor_131" class="label">[131]</a> La Révolution le chassa de France et il mourut en 1811, en -Pologne, chez la princesse Lubomirska.</p> - -<p><a id="Footnote_132" href="#FNanchor_132" class="label">[132]</a> Mme de Sabran n'ignorait pas l'hostilité de Mme de Boisgelin. -Elle écrivait un jour au chevalier: «Je redoute ta sœur et le -désir qu'elle a toujours de t'éloigner de moi.»</p> - -<p><a id="Footnote_133" href="#FNanchor_133" class="label">[133]</a> <i>Correspondance de Mme de Sabran avec le chevalier de Boufflers.</i> -Plon-Nourrit, 1875.</p> - -<p><a id="Footnote_134" href="#FNanchor_134" class="label">[134]</a> Mss. de la Bibliothèque de Nancy. Papiers de Devau.</p> - -<p><a id="Footnote_135" href="#FNanchor_135" class="label">[135]</a> Delille avait composé pour la marquise les vers suivants:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p class="i1"> Jadis j'ai chanté le jardin</p> -<p>Du bon Adam; je préfère le vôtre.</p> -<p>Tout fut perdu dans le premier Éden,</p> -<p class="i1"> Tout semble réparé dans l'autre.</p> -</div></div> - -<p><a id="Footnote_136" href="#FNanchor_136" class="label">[136]</a> M. le vicomte d'Autichamp de Beaumont avait épousé Mlle de -la Galaizière.</p> - -<p><a id="Footnote_137" href="#FNanchor_137" class="label">[137]</a> Barthélemy-Louis-Martin de Chaumont de la Galaizière, premier -évêque de Saint-Dié.</p> - -<p><a id="Footnote_138" href="#FNanchor_138" class="label">[138]</a> Mme de la Porte, dont le mari vint à Nancy comme intendant, -en juin 1778.</p> - -<p><a id="Footnote_139" href="#FNanchor_139" class="label">[139]</a> Fille de la princesse de Chimay.</p> - -<p><a id="Footnote_140" href="#FNanchor_140" class="label">[140]</a> M. de la Porte, intendant de Perpignan; nommé à l'intendance -de Nancy, en juin 1778.</p> - -<p><a id="Footnote_141" href="#FNanchor_141" class="label">[141]</a> Louis de Rohan, célèbre par l'affaire du collier.</p> - -<p><a id="Footnote_142" href="#FNanchor_142" class="label">[142]</a> Le chevalier d'Éon (1728-1810). A cette époque d'Éon ne passait -plus pour une femme. Il sortait du château de Dijon où il avait -subi un emprisonnement de deux mois.</p> - -<p><a id="Footnote_143" href="#FNanchor_143" class="label">[143]</a> Dans sa jeunesse, Linguet avait été secrétaire du prince de -Beauvau. C'est à propos de Linguet que Panpan avait composé cette -épigramme:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Linguet, tapi dans un coin du parterre,</p> -<p>De Du Belloy siffloit le cruel Pierre.</p> -<p>Or, vous savez qu'aux drames les plus sots</p> -<p>Il n'est permis de siffler à son aise;</p> -<p>Une sentinelle, ennemie des bons mots,</p> -<p>Met un Baillon à la gaieté françoise.</p> -<p>Linguet, pourtant, siffloit de tout son cœur,</p> -<p>Et ses voisins lui répondoient en chœur.</p> -<p>Un des soldats, qui composoit la garde,</p> -<p>Voulut saisir l'indiscret orateur:</p> -<p>Quoi m'arrêter! dit Linguet, prenez garde,</p> -<p>Vous vous trompez, je ne suis pas l'auteur.</p> -</div> -<div class="stanza"> -<p class="i6">(Mss. de Devau.)</p> -</div></div> - -<p><a id="Footnote_144" href="#FNanchor_144" class="label">[144]</a> Le discours de réception de Ducis à l'Académie, comme successeur -de Voltaire, a été prononcé le 4 mars 1779.</p> - -<p><a id="Footnote_145" href="#FNanchor_145" class="label">[145]</a> L'adresse est ainsi libellée: M. de Vaux, ancien lecteur du -roi de Pologne et digne de l'être du monde entier, à Lunéville.</p> - -<p><a id="Footnote_146" href="#FNanchor_146" class="label">[146]</a> Bibl. de Nancy. Mss. de Devau.</p> - -<p><a id="Footnote_147" href="#FNanchor_147" class="label">[147]</a> Communiquée par le capitaine Noël.</p> - -<p><a id="Footnote_148" href="#FNanchor_148" class="label">[148]</a> Communiquée par Mme Léon Noël et Mlles de Ravinel.</p> - -<p><a id="Footnote_149" href="#FNanchor_149" class="label">[149]</a> Communiquée par le capitaine Noël.</p> - -<p><a id="Footnote_150" href="#FNanchor_150" class="label">[150]</a> Tous ces billets sont adressés à Panpan chez M. de Bauffremont, -barrière de Vaugirard, à Paris.</p> - -<p><a id="Footnote_151" href="#FNanchor_151" class="label">[151]</a> Au verso de ce billet sont écrits ces vers:</p> - -<p><i>A Madame du Deffant qui appelle son fauteuil un tonneau.</i></p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p class="i1"> C'est en vain que l'on voyage</p> -<p class="i1"> Pour rencontrer le plaisir;</p> -<p class="i1"> Et la mer et le rivage,</p> -<p class="i1"> Tout a trompé mon désir.</p> -<p class="i2"> J'ai vogué sur l'onde,</p> -<p class="i1"> J'ai vu lancer un vaisseau;</p> -<p>Mais il n'y a rien dans le monde</p> -<p class="i1"> D'égal à votre tonneau.</p> -</div></div> - -<p><a id="Footnote_152" href="#FNanchor_152" class="label">[152]</a> Les lettres de Mme de Lenoncourt citées dans ce chapitre -nous ont été communiquées par Mme Léon Noël, Mlles de Ravinel -et le capitaine Noël.</p> - -<p><a id="Footnote_153" href="#FNanchor_153" class="label">[153]</a> Tressan s'était toujours beaucoup occupé de ses enfants et il -avait cherché à les établir le mieux possible. Son fils aîné, le marquis, -servait en qualité de colonel. Le cadet jouissait d'un bénéfice -ecclésiastique. Son père avait fait de lui ce portrait:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Monsieur l'abbé de Tressan</p> -<p class="i1"> Est un grand compère,</p> -<p class="i1"> Qui paraît vif et galant</p> -<p class="i1"> Comme était son père.</p> -<p class="i1"> Il fait tout avec esprit,</p> -<p class="i1"> Il parle comme il écrit,</p> -<p class="i1"> C'est un grand vicaire</p> -<p class="i1"> Fait exprès pour plaire.</p> -</div></div> - -<p>Après avoir été grand vicaire de Rouen, il émigra en 1791. Quant -au dernier fils, le chevalier, qu'on avait surnommé Freluche, il -rimait des madrigaux et faisait la cour aux dames; il obtint un -brevet de capitaine d'infanterie et fut nommé exempt aux gardes du -corps de la Reine. Il échappa au massacre du 10 août et alla se fixer -en Italie. Mlle de Tressan, Michon en famille, avait épousé en 1773 -le marquis de Maupeou, colonel du régiment de Bigorre-infanterie. -(<i>Souvenirs du comte de Tressan.</i>)</p> - -<p><a id="Footnote_154" href="#FNanchor_154" class="label">[154]</a> Il avait succédé à Massillon en 1743; il était alors âgé de -vingt-sept ans.</p> - -<p><a id="Footnote_155" href="#FNanchor_155" class="label">[155]</a> L'Académie nomma M. Lemierre à la place de l'abbé Batteux -et le comte de Tressan à la place de l'abbé de Condillac.</p> - -<p>Chamfort qui s'était présenté, furieux de n'être pas nommé, se -vengea par cette épigramme:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>Honneur à la double cédule</p> -<p>Du Sénat dont l'auguste voix</p> -<p>Couronne, par un digne choix,</p> -<p>Et le vice et le ridicule!</p> -</div></div> - -<p>«Et pourquoi M. de Chamfort s'en plaindrait-il, dit un des nouveaux -académiciens, il aura deux voix de plus.» (<span class="small1">Grimm</span>, <i>Correspondance -littéraire</i>.)</p> - -<p><a id="Footnote_156" href="#FNanchor_156" class="label">[156]</a> En les voyant, le duc de la Vallière s'écriait: «Et dire que -de tous ces gueux-là, il n'y en a peut-être pas un qui soit tendre.»</p> - -<p><a id="Footnote_157" href="#FNanchor_157" class="label">[157]</a> <i>Œuvres du duc de Nivernais.</i></p> - -<p><a id="Footnote_158" href="#FNanchor_158" class="label">[158]</a> <i>Correspondance de Mme de Sabran avec le chevalier de Boufflers.</i>—Plon-Nourrit, -1875.</p> - -<p><a id="Footnote_159" href="#FNanchor_159" class="label">[159]</a> Toutes les lettres de Boufflers à Mme de Boisgelin citées -dans ce chapitre nous ont été communiquées par M. le comte de -Croze-Lemercier.</p> - -<p><a id="Footnote_160" href="#FNanchor_160" class="label">[160]</a> <i>Correspondance de Mme de Sabran avec le chevalier de Boufflers.</i>—Plon-Nourrit, -1875.</p> - -<p><a id="Footnote_161" href="#FNanchor_161" class="label">[161]</a> Le duc de Nivernais.</p> - -<p><a id="Footnote_162" href="#FNanchor_162" class="label">[162]</a> <i>Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de Boufflers.</i> -Plon-Nourrit, 1875.</p> - -<p><a id="Footnote_163" href="#FNanchor_163" class="label">[163]</a> Toutes les lettres du chevalier de Boufflers citées dans ce -chapitre nous ont été communiquées par M. le comte de Croze-Lemercier.</p> - -<p><a id="Footnote_164" href="#FNanchor_164" class="label">[164]</a> Cette pièce et les trois suivantes sont tirées des Mss. de Devau. -Bibl. de Nancy.</p> - -<p><a id="Footnote_165" href="#FNanchor_165" class="label">[165]</a> Cette pièce et toutes celles qui suivent nous ont été communiquées -par le capitaine Noël.</p> - -<p><a id="Footnote_166" href="#FNanchor_166" class="label">[166]</a> <i>Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de Boufflers.</i> -Plon, 1875.</p> - -<p><a id="Footnote_167" href="#FNanchor_167" class="label">[167]</a> Toutes les lettres de Boufflers à Mme de Boisgelin citées dans -ce chapitre nous ont été communiquées par M. le comte de Croze-Lemercier.</p> - -<p><a id="Footnote_168" href="#FNanchor_168" class="label">[168]</a> Ces détails et une partie des lettres de Cerutti sont extraits -du très curieux article de <span class="small1">M. Jacques</span> sur Mme de Brancas. <i>Annales -de l'Est</i>, 1888.</p> - -<p><a id="Footnote_169" href="#FNanchor_169" class="label">[169]</a> Mme de Brancas occupait un logement au Louvre.</p> - -<p><a id="Footnote_170" href="#FNanchor_170" class="label">[170]</a> Toutes ces lettres nous ont été communiquées par le capitaine -Noël.</p> - -<p><a id="Footnote_171" href="#FNanchor_171" class="label">[171]</a> Mlle Quinault mourut en 1783.</p> - -<p><a id="Footnote_172" href="#FNanchor_172" class="label">[172]</a> C'est une fausse nouvelle. La comtesse du Nord n'était pas -morte.</p> - -<p><a id="Footnote_173" href="#FNanchor_173" class="label">[173]</a> La vicomtesse du Barry avait épousé le fils du Roué. Devenue -veuve en 1778, elle épousa M. de Tournon.</p> - -<p><a id="Footnote_174" href="#FNanchor_174" class="label">[174]</a> Linguet (1736-1794) était alors détenu à la Bastille. La nouvelle -de sa mort était fausse.</p> - -<p><a id="Footnote_175" href="#FNanchor_175" class="label">[175]</a> La toujours véridique Mme de Genlis raconte ainsi, dans ses -<i>Mémoires</i>, la fin du pauvre Tressan:</p> - -<p>«Il se réconcilia avec la religion, il avait reçu tous les sacrements. -Quand j'allai le voir, je le trouvai dans les meilleurs sentiments. -L'abbé de Tressan son fils était dans sa chambre. Il lui dit -de me conter ce qui était arrivé la veille, et l'abbé m'apprit que -d'Alembert, ayant su qu'il avait reçu les sacrements, était venu le -voir pour lui en faire les plus violents reproches; que M. de Tressan -avait répondu qu'il fallait être bien barbare pour venir ainsi troubler -ses derniers moments, et qu'il avait ajouté: «Au reste, que vous -importe? et même si vous aviez de l'humanité, ne seriez-vous pas -charmé de me voir en mourant une grande consolation?»</p> - -<p>Il n'y a qu'un malheur à ce touchant récit, c'est que d'Alembert -était mort quatre jours avant Tressan.</p> - -<p><a id="Footnote_176" href="#FNanchor_176" class="label">[176]</a> Toutes les lettres de Cerutti citées dans ce chapitre nous ont -été communiquées par Mme Léon Noël, Mlles de Ravinel, et le -capitaine Noël. Plusieurs de ces lettres ont été citées par M. Jacques, -dans son article sur Mme de Brancas.</p> - -<p><a id="Footnote_177" href="#FNanchor_177" class="label">[177]</a> Ces lettres sont extraites de <i>Correspondance de Mme de Sabran -et du chevalier de Boufflers</i>, par <span class="small1">MM. Magnieu</span> et <span class="small1">Prat</span>. Plon, 1875.</p> - -<p><a id="Footnote_178" href="#FNanchor_178" class="label">[178]</a> Voir <i>le Duc de Lauzun et la Cour de Marie-Antoinette</i>.</p> - -<p><a id="Footnote_179" href="#FNanchor_179" class="label">[179]</a> Après avoir été colonel de Chartres (infanterie), Boufflers avait -été nommé brigadier en 1780, maréchal de camp en 1784.</p> - -<p><a id="Footnote_180" href="#FNanchor_180" class="label">[180]</a> Les hyènes.</p> - -<p><a id="Footnote_181" href="#FNanchor_181" class="label">[181]</a> <i>Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de Boufflers.</i> -Plon, 1875.</p> - -<p><a id="Footnote_182" href="#FNanchor_182" class="label">[182]</a> Voici l'extrait mortuaire de Mme de Boufflers, découvert par -M. L. Germain, dans les anciens registres paroissiaux de la commune -de Scey-sur-Saône (Haute-Saône).</p> - -<p>«Très haute et très puissante dame Marie-Catherine de Beauvau, -douairière de très-haut et très-puissant seigneur, Louis-François-Régis -de Boufflers-Remiencourt, maréchal des camps et armées du -Roi de Pologne, duc de Lorraine et de Barre, âgée d'environ soixante -et quatorze ans, munie des sacrements de l'Église, est décédée le -premier du mois de juillet de l'an mil sept cent quatre vingt six, au -château de Scey-sur-Saône, et le trois dudit mois son corps a été -inhumé à l'église paroissiale dudit Scey, dans la chapelle de M. le -prince de Bauffremont, seigneur dudit lieu, en présence dudit M. le -prince de Bauffremont, de Claude de Mairet, écuyer, de Claude -Mugnier de Saint-Beurrey, des sieurs Claude Bailly, Charles Mangeot, -premier valet de chambre de M. le prince de Bauffremont, et -de plusieurs autres paroissiens. Ont signé au registre: prince de -Bauffremont, Mairet, Saint-Beurrey, Mangeot, Bailly, Henriot, -curé.»</p> - -<p><a id="Footnote_183" href="#FNanchor_183" class="label">[183]</a> Archives nationales, T. 471-3.</p> - -<p><a id="Footnote_184" href="#FNanchor_184" class="label">[184]</a> <i>Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de Boufflers.</i> -Plon-Nourrit, 1875.</p> - -<p><a id="Footnote_185" href="#FNanchor_185" class="label">[185]</a> Le chevalier n'était pas encore revenu du Sénégal.</p> - -<p><a id="Footnote_186" href="#FNanchor_186" class="label">[186]</a> Voir <i>Dernières années de la Cour de Lunéville</i>, p. 282.</p> - -<p><a id="Footnote_187" href="#FNanchor_187" class="label">[187]</a> Elle est l'héroïne du roman de la duchesse de Duras. Son -portrait existe au château de Mouchy.—Elle appelait toujours ses -protecteurs: <i>ami maréchal et amie madame</i>.</p> - -<p><a id="Footnote_188" href="#FNanchor_188" class="label">[188]</a> M. de Boisgelin.</p> - -<p><a id="Footnote_189" href="#FNanchor_189" class="label">[189]</a> <i>Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de Boufflers.</i> -Plon-Nourrit, 1875.</p> - -<p><a id="Footnote_190" href="#FNanchor_190" class="label">[190]</a> Communiquée par M. le comte de Croze-Lemercier.</p> - -<p><a id="Footnote_191" href="#FNanchor_191" class="label">[191]</a> Voir <i>les Dernières années de la Cour de Lunéville</i>, chap. <span class="small1">XVII</span>, -p. 274.</p> - -<p><a id="Footnote_192" href="#FNanchor_192" class="label">[192]</a> On retrouve dans les cartons des Archives nationales plusieurs -réclamations adressées par d'anciens domestiques qui n'ont jamais -pu toucher ce que les Boisgelin leur devaient.</p> - -<p><a id="Footnote_193" href="#FNanchor_193" class="label">[193]</a> Tout un carton des Archives nationales est rempli des invectives -du sieur Martin.</p> - -<p><a id="Footnote_194" href="#FNanchor_194" class="label">[194]</a> Ces lettres nous ont été communiquées par le capitaine Noël.</p> - -<p><a id="Footnote_195" href="#FNanchor_195" class="label">[195]</a> Nous devons ces détails sur Cerutti à l'intéressant article de -M. V. Jacques, <i>Annales de l'Est</i>, 1888.</p> - -<p><a id="Footnote_196" href="#FNanchor_196" class="label">[196]</a> Il était né en 1773.</p> - -<p><a id="Footnote_197" href="#FNanchor_197" class="label">[197]</a> Ces lettres nous ont été gracieusement communiquées par -M. le prince de Beauvau.</p> - -<p><a id="Footnote_198" href="#FNanchor_198" class="label">[198]</a> La princesse de Beauvau mourut en 1820. Elle partageait -toutes les idées de son mari et l'on voyait un buste de son ami Voltaire -sur la cheminée de son salon. C'était au moins audacieux sous -la Restauration. Quand sa fin approcha, toute sa famille s'empressa -pour lui faire recevoir un prêtre; mais elle s'y refusa obstinément, -se bornant à dire: «Tout cela est fort inutile, je veux mourir -comme M. de Beauvau.» On dut, pour sauvegarder les convenances, -se borner à un simulacre.</p> - -<p><a id="Footnote_199" href="#FNanchor_199" class="label">[199]</a> C'est à la fin de 1793 que Saint-Lambert écrivit <i>la Vie du -maréchal de Beauvau</i>. Cet ouvrage existe au château de Mouchy -avec une préface écrite par le duc de Poix.</p> - -<p><a id="Footnote_200" href="#FNanchor_200" class="label">[200]</a> Le Val, qui avait été donné au prince par Louis XV, fut repris -par l'État en 1794, puis rendu à Mme de Beauvau en 1797.</p> - -<p><a id="Footnote_201" href="#FNanchor_201" class="label">[201]</a> Nous empruntons beaucoup de ces détails aux <i>Souvenirs de la -princesse de Beauvau</i> publiés par Mme <span class="small1">Standish</span>. Paris, Tchener, -1872.</p> - -<p><a id="Footnote_202" href="#FNanchor_202" class="label">[202]</a> Peu de jours après montait également sur l'échafaud le duc du -Châtelet, fils de la célèbre amie de Voltaire; il était né en 1727. -Son fils, général dans les armées de la République, fut emprisonné -comme Girondin; il s'empoisonna.</p> - -<p><a id="Footnote_203" href="#FNanchor_203" class="label">[203]</a> Ces pièces nous ont été communiquées par le capitaine Noël.</p> - -<p><a id="Footnote_204" href="#FNanchor_204" class="label">[204]</a> Magasin Encyclopédique, 1807.</p> - -<p><a id="Footnote_205" href="#FNanchor_205" class="label">[205]</a> Nous empruntons la plus grande partie de ces détails au livre -si intéressant de M. <span class="small1">Buffenoir</span>: <i>La comtesse d'Houdetot</i>. Paris, Calmann -Lévy.</p> - -<p><a id="Footnote_206" href="#FNanchor_206" class="label">[206]</a> Mme d'Houdetot fit graver sur le tombeau de Saint-Lambert -cette épitaphe:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p>CI-GIT JEAN FRANÇOIS SAINT-LAMBERT</p> -<p class="i2"> NÉ LE 16 DÉCEMBRE 1716</p> -<p class="i1"> DE L'ANCIENNE ACADÉMIE FRANÇAISE</p> -<p class="i2"> MILITAIRE DISTINGUÉ</p> -<p class="i1"> POÈTE ET PEINTRE DE LA NATURE</p> -<p class="i2"> GRAND ET SUBLIME COMME ELLE</p> -<p class="i3"> PHILOSOPHE MORALISTE</p> -<p class="i1"> IL NOUS CONDUISIT AU BONHEUR.</p> -<p class="i6"> PAR LA VERTU</p> -<p class="i5"> HOMME DE BIEN,</p> -<p class="i2"> SANS VANITÉ ET SANS ENVIE,</p> -<p class="i3"> IL AIMA; IL FUT AIMÉ</p> -<p> LE MONDE ET SES AMIS LE PERDIRENT</p> -<p class="i3"> LE NEUF FÉVRIER 1803</p> -<p>CELLE QUI FUT CINQUANTE ANS SON AMIE</p> -<p class="i2"> A FAIT POSER CETTE PIERRE</p> -<p class="i4"> SUR SON TOMBEAU<a id="FNanchor_206-a" href="#Footnote_206-a" class="fnanchor"> [206-a]</a></p> -</div></div> - -<p class="i2"><a id="Footnote_206-a" href="#FNanchor_206-a" class="label">[206-a]</a> <i>La comtesse d'Houdetot</i>, par <span class="small1">M. Buffenoir</span>, Paris, Calmann Lévy.</p> - -<p><a id="Footnote_207" href="#FNanchor_207" class="label">[207]</a> Ces lettres, ainsi que beaucoup de détails dont nous avons -fait usage, sont extraits du charmant volume publié par le comte <span class="small1">de -Croze-Lemercier</span>: <i>Le chevalier de Boufflers et Mme de Sabran</i>. -Paris, Calmann Lévy, 1894.</p> - -<p><a id="Footnote_208" href="#FNanchor_208" class="label">[208]</a> <i>Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de Boufflers</i>, -par MM. <span class="small1">de Magnieu</span> et <span class="small1">Prat</span>. Plon, 1875.</p> - -<p><a id="Footnote_209" href="#FNanchor_209" class="label">[209]</a> L'attentat de la rue Nicaise, 3 nivôse an IX (décembre 1800).</p> - -<p><a id="Footnote_210" href="#FNanchor_210" class="label">[210]</a> Ces lettres nous été communiquées par Mme X....</p> - -<p><a id="Footnote_211" href="#FNanchor_211" class="label">[211]</a> La correspondance entre Boufflers et Mme Durival citée dans -ce chapitre nous a été communiquée par le capitaine Noël.</p> - -<p><a id="Footnote_212" href="#FNanchor_212" class="label">[212]</a> Ainsi que nous l'avons déjà dit, ce sont les descendants directs -de Mme Noël qui, avec la plus extrême obligeance, nous ont confié -les documents dont ils avaient hérité de Mme Durival.</p> - -<p><a id="Footnote_213" href="#FNanchor_213" class="label">[213]</a> Le chevalier aimait beaucoup Elzéar de Sabran. Il disait de -lui: «Je le considère comme mon fils, il n'y manque que la façon.»</p> - -<p><a id="Footnote_214" href="#FNanchor_214" class="label">[214]</a> Voici l'acte de décès du chevalier:</p> - -<p>«Du 19 janvier mil huit cent quinze à midi, acte de décès de -Monsieur Stanislas-Jean, marquis de Boufflers, ancien maréchal -des camps et armées du Roi, chevalier de l'ordre royal et militaire -de Saint-Louis et de la Légion d'honneur, membre de l'Académie -française, décédé hier, en son hôtel, rue du faubourg Saint-Honoré, -n<sup>o</sup> 114, à quatre heures du matin, âgé de soixante-dix-sept ans, -marié à dame Françoise-Éléonore Dejean de Manville.</p> - -<p>«Le comte Elzéar <span class="small1">de Sabran</span>;<span class="small1">Rendu</span> <span class="small1">Bertscher</span>.»</p> - -<p><a id="Footnote_215" href="#FNanchor_215" class="label">[215]</a> Il avait autrefois composé pour lui-même cette épitaphe:</p> - -<div class="poetry"><div class="stanza"> -<p class="i1"> CI-GIT UN CHEVALIER QUI SANS CESSE COURUT;</p> -<p>QUI SUR LES GRANDS CHEMINS NAQUIT, VÉCUT, MOURUT,</p> -<p class="i3"> POUR PROUVER CE QU'A DIT LE SAGE</p> -<p class="i4"> QUE NOTRE VIE EST UN VOYAGE.</p> -</div></div> - - </div> - </div> -</div> - - -<div class="chapter"> -<h2 class="normal">TABLE DES MATIÈRES</h2> -</div> - -<table id="ToC" summary="content"> -<tr> -<td class="tdl"><span class="small1">Avertissement</span></td> -<td class="tdr"><span class="small1"><a href="#Page_I">I</a></span></td> -</tr> -<tr> -<td class="tdl"><span class="small1">Préface</span></td> -<td class="tdr"><span class="small1"><a href="#Page_V">V</a></span></td> -</tr> -<tr> -<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE PREMIER<br /> -1766-1767</th> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">La Lorraine après la mort de Stanislas.—Départ des principaux -personnages de la Cour.—Le maréchal de Bercheny, le comte -de Tressan, l'abbé Porquet, la marquise de Lenoncourt, etc., -quittent Lunéville</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_1">1</a></td> -</tr> -<tr> -<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE II<br /> -1766-1767</th> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">Départ de Mme de Boufflers pour le Languedoc.—Son séjour à -Toulouse.—Correspondance avec Voltaire.—Mme de Boufflers -à Paris.—Elle va prendre les eaux de Plombières.—Projets de -voyage en Suisse</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_16">16</a></td> -</tr> -<tr> -<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE III<br /> -1768-1770</th> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">Séjour de Mme de Boufflers à Paris.—Ses relations: la maréchale -de Mirepoix, la maréchale de Luxembourg, la comtesse de Boufflers, -la vicomtesse de Cambis, la comtesse de Boisgelin, Saint-Lambert, -le prince de Bauffremont, Mme du Deffant, etc.—Évolution -de la société</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_33">33</a></td> -</tr> -<tr> -<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE IV<br /> -1768-1770</th> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">Séjour de Mme de Boufflers à Paris.—Sa correspondance avec -Panpan</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_50">50</a> -<span class="pagenum"><a id="Page_556"> 556</a></span></td> -</tr> -<tr> -<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE V<br /> -1767-1771</th> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">Le chevalier de Boufflers à Paris.—Ses succès.—Ses poésies -légères.—Son adoration pour sa mère.—Ses relations avec le -duc et la duchesse de Choiseul</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_77">77</a></td> -</tr> -<tr> -<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE VI<br /> -1769-1770</th> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">Mariage du duc de Chartres.—Présentation de Mme du Barry.—Mme -de Mirepoix consent à voir la favorite.—Elle se brouille -avec son frère.—Mme du Deffant et la marquise de Boufflers.—«Les -oiseaux de Steinkerque».—Saint-Lambert.—Le poème -des <i>Saisons</i>.—Clément au Fort l'Évêque</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_96">96</a></td> -</tr> -<tr> -<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE VII<br /> -1770</th> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">La marquise de Lenoncourt quitte Paris.—Mme de Boufflers songe -à suivre son exemple</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_111">111</a></td> -</tr> -<tr> -<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE VIII<br /> -1770-1771</th> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">Départ du chevalier de Boufflers pour la Hongrie.—Son séjour -au camp des Confédérés.—Ses déceptions.—Son retour à -Vienne</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_130">130</a></td> -</tr> -<tr> -<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE IX<br /> -1771</th> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">Exil du duc de Choiseul.—Réception du prince de Beauvau à -l'Académie.—Disgrâce du prince.—Mme de Boufflers et le -prince de Bauffremont.—Voyage de M. de Bauffremont à Chanteloup.—Mme -de Boufflers à Montmorency.—M. de Bauffremont -achète une propriété dans la vallée.—Tressan vient également -s'y installer</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_150">150</a></td> -</tr> -<tr> -<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE X<br /> -1771</th> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">Retour de Mme de Boufflers en Lorraine.—Joie de tous ses amis.—La -demeure de Panpan à Lunéville.—Mme Durival à Sommerviller.—La -<span class="pagenum"><a id="Page_557"> 557</a></span> -duchesse de Brancas et le château de Fléville.—L'abbé -Quénard.—Cerutti.—Son intimité avec Panpan et -Mme Durival</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_169">169</a></td> -</tr> -<tr> -<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE XI<br /> -1771-1772</th> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">Correspondance de Mme de Boufflers avec Panpan</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_185">185</a></td> -</tr> -<tr> -<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE XII<br /> -1773-1774</th> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">Voyage de Mme de Boufflers à Paris.—Les assiduités du prince de -Bauffremont.—Correspondance avec Panpan.—Mort de la -princesse de Talmont.—Dîner du jour de l'an chez Mme du Deffant.—Surprise -à Mme de Luxembourg.—Mort de Louis XV.—Réconciliation -de M. de Beauvau et de Mme de Mirepoix.—Mort -du marquis de Boufflers.—Maladie grave du chevalier</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_208">208</a></td> -</tr> -<tr> -<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE XIII<br /> -1775-1777</th> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">Mme de Boufflers et Mme de Lenoncourt à Nancy.—Leur désir -d'avoir Panpan auprès d'elles.—Résistance de Panpan.—Mauvaise -santé de Mme de Lenoncourt</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_230">230</a></td> -</tr> -<tr> -<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE XIV<br /> -1775-1776</th> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">Correspondance du chevalier de Boufflers avec Mme de Boisgelin</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_247">247</a></td> -</tr> -<tr> -<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE XV<br /> -1775-1778</th> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">Difficulté de retrouver l'acte de naissance du chevalier de Boufflers.—Épidémie -d'influenza à Paris.—Le remède de Tressan.—Mme -de Mirepoix se casse la jambe.—Mme de Boufflers loue la -Malgrange à son fils.—Le chevalier sous-loue un pavillon à -M. de Bauffremont.—Le prince de Beauvau à Plombières.—Son -séjour à Ferney.—Voltaire à Paris.—Sa mort</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_266">266</a> -<span class="pagenum"><a id="Page_558"> 558</a></span></td> -</tr> -<tr> -<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE XVI<br /> -1778</th> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">Le chevalier de Boufflers et Mme de Sabran</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_286">286</a></td> -</tr> -<tr> -<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE XVII<br /> -1778-1779</th> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">Maladie grave de Mme de Boufflers.—Correspondance avec Panpan.—Supplique -de Panpan pour obtenir une pension</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_310">310</a></td> -</tr> -<tr> -<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE XVIII<br /> -1779-1781</th> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">Maladie du prince de Beauvau.—Il demande à Mme de Boufflers -de venir le voir.—Panpan accompagne la marquise à Paris.—Agréable -séjour dans la capitale.—Guérison de M. de Beauvau.—Réconciliation -de Panpan et de Saint-Lambert</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_333">333</a></td> -</tr> -<tr> -<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE XIX<br /> -1779-1780</th> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">L'abbé Porquet.—Visite de Mme de Boufflers à Franconville.—Tressan, -Saint-Lambert et Mme d'Houdetot.—Tressan est -nommé à l'Académie.—Mmes de Boufflers et de Mirepoix chez le -duc de Nivernais.—Maladie de Manon.—Départ de Mme de -Boufflers et de Panpan pour la Lorraine</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_353">353</a></td> -</tr> -<tr> -<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE XX<br /> -1779-1780</th> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">Séjour du chevalier de Boufflers à Douai et à Boulogne</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_370">370</a></td> -</tr> -<tr> -<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE XXI<br /> -1780</th> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">Goût persistant de Panpan pour la poésie.—Ses vers à Mme de -Boufflers, Mme de Boisgelin, etc.—Joute poétique avec Mme Durival</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_389">389</a> -<span class="pagenum"><a id="Page_559"> 559</a></span></td> -</tr> -<tr> -<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE XXII<br /> -1781-1783</th> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">Vie de Mme de Boufflers en Lorraine.—Correspondance avec -Panpan.—Réception de Tressan à l'Académie.—Le chevalier -vient avec son régiment à Joinville.—Ses visites à Nancy et à la -Malgrange</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_404">404</a></td> -</tr> -<tr> -<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE XXIII<br /> -1781-1783</th> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">La vie à Fléville.—Cerutti à Paris.—Mme Durival perd sa mère.—Sa -douleur</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_418">418</a></td> -</tr> -<tr> -<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE XXIV<br /> -1782-1784</th> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">Correspondance de Mme de Boufflers avec Panpan.—Mort de -Tressan.—Le magnétisme.—Mesmer.—Les ballons.—Mort -de Mme de Brancas</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_431">431</a></td> -</tr> -<tr> -<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE XXV<br /> -1783-1786</th> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">Difficultés entre Mme de Sabran et le chevalier de Boufflers.—Mme -de Boufflers et le prince Henri.—Dernière lettre de Mme de -Boufflers.—Départ du chevalier pour le Sénégal.—Son séjour.—Mort -de Mme de Boufflers</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_449">449</a></td> -</tr> -<tr> -<th colspan="2" class="tdc">ÉPILOGUE<br /> -CHAPITRE PREMIER<br /> -1786-1787</th> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">Règlement des affaires d'intérêt.—Séjour de Boufflers à Paris.—Son -départ pour Lorient.—Séjour au Sénégal.—Retour en -France</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_471">471</a> -<span class="pagenum"><a id="Page_560"> 560</a></span></td> -</tr> -<tr> -<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE II<br /> -1786-1788</th> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">Lettre du prince de Beauvau à Mme Durival.—Panpan obtient -une pension.—Mort de Marianne, de Mme de Bassompierre.—Craintes -de Panpan pour ses pensions.—Sollicitude de Mme de -Boisgelin.—Voyage du chevalier en Lorraine.—Il est nommé à -l'Académie française</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_487">487</a></td> -</tr> -<tr> -<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE III<br /> -1788-1793</th> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">Pénible situation de M. de Boisgelin.—Ses démêlés avec Martin.—Cerutti -prend parti pour les idées nouvelles.—Sa mort.—Le -prince de Beauvau pendant la Révolution.—Sa correspondance -avec sa nièce.—Mort du prince.—Douleur de Mme de -Beauvau</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_496">496</a></td> -</tr> -<tr> -<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE IV<br /> -1794-1803</th> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">M. et Mme de Boisgelin devant le tribunal révolutionnaire.—Leur -mort.—Les derniers jours de Panpan.—Mort de l'abbé Porquet.—Saint-Lambert -et Mme d'Houdetot.—Mort de Saint-Lambert</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_514">514</a></td> -</tr> -<tr> -<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE V<br /> -1789-1800</th> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">Le chevalier de Boufflers et Mme de Sabran pendant la Révolution.—Leur -séjour à Wimislow.—Leur retour à Paris en 1800</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_525">525</a></td> -</tr> -<tr> -<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE VI<br /> -1800-1825</th> -</tr> -<tr> -<td class="tdl">Correspondance du chevalier avec Mme Durival.—Arrestation -d'Elzéar de Sabran.—Mort du chevalier.—Mort de Mme de -Boufflers.—Mort de Mme Durival</td> -<td class="tdr"><a href="#Page_537">537</a></td> -</tr> -</table> - - -<p class="end">PARIS.—TYP. PLON-NOURRIT ET C<sup>ie</sup>, 8, RUE GARANCIÈRE.—9352.</p> - - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of La Marquise de Boufflers et son fils, -le chevalier de Boufflers, by Gaston Maugras - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MARQUISE DE BOUFFLERS *** - -***** This file should be named 51606-h.htm or 51606-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/1/6/0/51606/ - -Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions -will be renamed. - -Creating the works from public domain print editions means that no -one owns a United States copyright in these works, so the Foundation -(and you!) can copy and distribute it in the United States without -permission and without paying copyright royalties. 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It exists -because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from -people in all walks of life. - -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's -goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. -To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 -and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. - - -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive -Foundation - -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at -http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent -permitted by U.S. federal laws and your state's laws. - -The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. -Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered -throughout numerous locations. Its business office is located at -809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email -business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact -information can be found at the Foundation's web site and official -page at http://pglaf.org - -For additional contact information: - Dr. Gregory B. Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. 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Donations are accepted in a number of other -ways including checks, online payments and credit card donations. -To donate, please visit: http://pglaf.org/donate - - -Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic -works. - -Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm -concept of a library of electronic works that could be freely shared -with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project -Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. - - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. -unless a copyright notice is included. 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