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-The Project Gutenberg EBook of La Marquise de Boufflers et son fils, le
-chevalier de Boufflers, by Gaston Maugras
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-
-Title: La Marquise de Boufflers et son fils, le chevalier de Boufflers
-
-Author: Gaston Maugras
-
-Release Date: March 30, 2016 [EBook #51606]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MARQUISE DE BOUFFLERS ***
-
-
-
-
-Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
-Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/Canadian Libraries)
-
-
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-
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-
-Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le
-typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et
-n'a pas été harmonisée.
-
-Les mots et phrases imprimés en gras dans le texte d'origine sont
-marqués =ainsi=.
-
-
-
-
- LA
-
- MARQUISE DE BOUFFLERS
-
- ET SON FILS
-
- LE CHEVALIER DE BOUFFLERS
-
-
-
-
-DU MÊME AUTEUR
-
-
- =Le Duc et la Duchesse de Choiseul.= _Leur vie intime, leurs
- amis et leur temps_. 8e édition. Un volume in-8º avec des gravures
- hors texte et un portrait en héliogravure 7 fr. 50
-
- =La Disgrâce du duc et de la duchesse de Choiseul.= _La
- vie à Chanteloup, le retour à Paris, la mort_. 5e édition.
- Un volume in-8º avec gravures et portrait 7 fr. 50
-
- =Le Duc de Lauzun et la cour intime de Louis XV.= 10e édition.
- Un vol. in-8º avec un portrait 7 fr. 50
- (_Couronné par l'Académie française, prix Guizot._)
-
- =Le Duc de Lauzun et la cour de Marie-Antoinette.= 7e édition.
- Un vol. in-8º 7 fr. 50
- (_Couronné par l'Académie française, prix Guizot._)
-
- =Les Demoiselles de Verrières.= Nouvelle édition. Un vol. in-16
- avec deux portraits 3 fr. 50
-
- =L'Idylle d'un gouverneur.= _La Comtesse de Genlis et le Duc
- de Chartres._ 2e édition. In-8º avec portrait 1 fr. 50
-
- =La Cour de Lunéville au dix-huitième siècle.= 11e édition.
- Un volume in-8º avec une héliogravure 7 fr. 50
-
- =Les Dernières années de la Cour de Lunéville.= Un volume
- in-8º avec une héliogravure 7 fr. 50
-
- =Voltaire et Jean-Jacques Rousseau.= (Épuisé.) 1 vol.
-
- =Trois mois à la cour de Frédéric.= (Épuisé.) 1 vol.
-
- =Les Comédiens hors la loi.= (Épuisé.) 1 vol.
-
- =La Duchesse de Choiseul.= (Épuisé.) 1 vol.
-
- =Journal d'un étudiant pendant la Révolution.= (Épuisé.) 1 vol.
-
- =L'Abbé F. Galiani.= Correspondance. (En collaboration avec
- Lucien Perey.) _Couronné par l'Académie française_ 2 vol.
-
- =La Jeunesse de Madame d'Épinay.= (En collaboration avec
- Lucien Perey.) _Couronné par l'Académie française_ 1 vol.
-
- =Les Dernières Années de Madame d'Épinay.= (En collaboration
- avec Lucien Perey.) _Couronné par l'Académie française_ 1 vol.
-
- =La Vie intime de Voltaire aux Délices et à Ferney.= (En
- collaboration avec Lucien Perey.) 1 vol.
-
-
-PARIS.--TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.--9352.
-
-
-[Illustration]
-
- Héliogr. Chauvet Imp. Eudes
-
- MARIE-FRANÇOISE-CATHERINE DE BEAUVAU
-
- MARQUISE DE BOUFFLERS 1711-1786
-
- _Miniature appartenant à Madame la Comtesse de Beaulaincourt_
-
- Plon-Nourrit & Cie Edit.
-
-
-
-
- LA MARQUISE
-
- DE BOUFFLERS
-
- ET SON FILS
-
- LE CHEVALIER DE BOUFFLERS
-
- PAR
-
- GASTON MAUGRAS
-
- _Avec un portrait en héliogravure_
-
- Neuvième édition
-
- [Logo]
-
- PARIS
-
- LIBRAIRIE PLON
-
- PLON-NOURRIT ET CIE, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
-
- 8, RUE GARANCIÈRE--6e
-
- 1907
-
- _Tous droits réservés_
-
-
-
-
- Tous droits de reproduction et de traduction
- réservés pour tous pays.
-
- Published 10 April 1907.
-
- Privilege of copyright in the United States
- reserved under the Act approved March 3d 1903
- by Plon-Nourrit et Cie.
-
-
-
-
-AVERTISSEMENT
-
-
-Nous présentons aujourd'hui au public le troisième et dernier volume de
-l'ouvrage que nous avions entrepris de consacrer à Mme de Boufflers, à
-sa famille et à ses amis.
-
-Au cours de notre récit nous avons été amené à faire une assez large
-place au roi Stanislas et à son entourage. A cette occasion on nous a
-reproché de ne pas avoir suffisamment rendu justice aux recherches, à la
-science, et aux importants travaux d'un certain nombre d'érudits
-lorrains.
-
-En énumérant les ouvrages que nous avions consultés et en spécifiant que
-nous leur avions fait «de nombreux emprunts», nous pensions avoir
-indiqué de quelle ressource ils avaient été pour nous. Cependant, comme
-rien ne saurait être plus éloigné de nos intentions que de paraître
-diminuer les mérites de nos confrères, nous tenons à rendre de nouveau
-un loyal et légitime hommage à leurs travaux, si savants et si
-complets, et aux précieux documents et renseignements qu'ils nous ont
-fournis.
-
-C'est ainsi que dans notre _Cour de Lunéville au dix-huitième siècle_,
-nous avons très largement utilisé le travail de M. Pierre Boyé: _La Cour
-de Lunéville en 1748 et 1749_, ou _Voltaire chez le roi Stanislas_.
-(Nancy, Crépin-Leblond, 1891, in-8º de 84 pages.)
-
-Notre deuxième volume avait d'abord paru sous la rubrique: _Dernières
-années du roi Stanislas_. M. Pierre Boyé nous ayant fait observer qu'il
-était l'auteur d'une brochure intitulée _les Derniers moments du roi
-Stanislas_ (Nancy, Lidot, 1898, in-8º de 48 pages), une modification de
-titre nous a paru s'imposer, d'autant plus que le roi Stanislas n'était
-nullement le héros de notre livre, et nous adoptâmes le titre:
-_Dernières années de la cour de Lunéville_. M. Pierre Boyé avait
-d'ailleurs déjà consacré au roi Stanislas et à son règne une série de
-douze ouvrages dont plusieurs ont été pour nous une très précieuse
-source de renseignements. C'est ainsi que _Stanislas Leczinski et le
-troisième traité de Vienne_ (Paris, Berger-Levrault, 1898, in-8º de 583
-pages), nous a fourni les détails que nous donnons sur les projets de
-remariage du Roi, le rôle de la princesse Christine, les tentatives de
-Stanislas pour remonter sur le trône de Pologne.
-
-Les lettres de Stanislas à sa fille, que nous avons transcrites, sont
-toutes tirées de l'édition de M. Boyé: _Lettres inédites de Stanislas à
-Marie Leczinska_ (Paris, Berger-Levrault, 1901, in-8º de 178 pages).
-L'étude qui précède cette édition, les commentaires qui l'accompagnent,
-et _les Derniers moments du roi Stanislas_, du même auteur, nous ont
-également beaucoup servi pour retracer la vie et la mort du roi de
-Pologne. Enfin, antérieurement à nous, M. Boyé avait exposé les
-difficultés politiques en Lorraine dans une brochure spéciale: _la
-Querelle des vingtièmes en Lorraine, l'exil et le retour de M. de
-Chateaufort_ (Nancy, 1906, in-8º de 31 pages), mais nous n'avons pas eu
-connaissance de cette brochure, parue quelques mois avant notre volume.
-
-Après M. Meaume et avant nous, M. Druou a connu et utilisé la
-correspondance entre Tressan et Devaux dont la bibliothèque de Nancy
-possède des copies faites en 1888 par les soins de M. Meaume, sur les
-originaux de la collection Morrisson. M. Druou en a publié de nombreux
-fragments dans ses études sur le chevalier de Boufflers et le comte de
-Tressan. (_Mémoires de l'Académie de Stanislas_, années 1885 et 1889.)
-
-Enfin, on nous a fait observer que les quelques lettres de la
-bibliothèque de Nancy, que nous avions citées comme inédites, avaient
-déjà été utilisées par les historiens lorrains. La lettre de Montesquieu
-à Solignac par exemple, citée en appendice, a fait le sujet d'une notice
-de M. Meaume (_Mémoires de l'Académie de Stanislas_, année 1888).
-
-Le journal de Durival avait été à plusieurs reprises dépouillé par M.
-Pierre Boyé pour ses publications sur le dix-huitième siècle en Lorraine
-et par M. Christian Pfister pour ses travaux sur l'histoire de Nancy.
-
-
-
-
-PRÉFACE
-
-
-Avant de commencer le récit des dernières années de la marquise de
-Boufflers, nous avons le très agréable devoir d'expliquer à nos lecteurs
-comment les documents dont nous avons fait usage sont parvenus entre nos
-mains.
-
-Toutes les lettres du chevalier de Boufflers à sa mère et à sa sœur,
-Mme de Boisgelin, nous ont été gracieusement offertes par M. le comte de
-Croze-Lemercier, qui bien souvent déjà nous a fait de précieuses
-communications et qui, cette fois encore, a mis à notre disposition,
-avec une bonne grâce dont nous ne saurions trop le remercier, les riches
-documents qui sont entre ses mains.
-
-Toute la correspondance de Mme Durival et du chevalier de Boufflers,
-toutes les lettres de Mme de Lenoncourt, de Cerutti, tous les papiers de
-Panpan nous ont été confiés par Mme Léon Noël, Mlles de Ravinel et le
-capitaine Noël, héritiers directs de Mme Durival[1].
-
- [1] En 1797, Mme Durival avait marié à Sommerviller deux jeunes
- gens qu'elle considérait comme ses enfants d'adoption, M. Noël,
- officier de cavalerie à l'armée de Sambre-et-Meuse, et Mlle
- Charlotte de Nismes d'Aubigny. Ils eurent plusieurs enfants.
-
-Nous leur adressons nos plus chaleureux remerciements.
-
-Nous remercions tout particulièrement M. le capitaine Noël qui a bien
-voulu nous guider et nous aider dans nos recherches; en lui exprimant
-ici notre bien vive reconnaissance, nous ne faisons que rendre justice
-aux grands services qu'il nous a rendus.
-
-Toute la correspondance de Panpan avec Mme de Boufflers fait partie de
-notre collection d'autographes.
-
-M. le prince de Beauvau, M. le marquis de Marmier, M. le capitaine de
-Conigliano, M. Le Brethon, bibliothécaire à la Bibliothèque nationale,
-nous ont à plusieurs reprises fourni de très précieux renseignements et
-nous les prions d'agréer l'expression de notre très sincère gratitude.
-
-
-
-
-LA MARQUISE DE BOUFFLERS
-
-ET SON FILS
-
-LE CHEVALIER DE BOUFFLERS[2]
-
-
-
-
-CHAPITRE PREMIER
-
-1766-1767
-
- La Lorraine après la mort de Stanislas.--Départ des principaux
- personnages de la Cour.--Le maréchal de Bercheny, le comte de
- Tressan, l'abbé Porquet, la marquise de Lenoncourt, etc., quittent
- Lunéville.
-
-
-Souvent, et c'est un des plus tristes côtés de la nature humaine, nous
-ne comprenons la place que certains êtres tenaient dans notre vie que
-lorsque nous les avons perdus. C'est seulement quand ils ne sont plus
-que nous songeons à rendre justice à leurs mérites. C'est alors
-seulement que nous comprenons combien ils nous étaient chers et à quel
-point ils contribuaient à notre bonheur.
-
- [2] Voir: _La Cour de Lunéville au dix-huitième siècle_.
- Plon-Nourrit et Cie, Paris, 1904.--_Les dernières années de la
- Cour de Lunéville._ Plon-Nourrit et Cie, Paris, 1906.
-
-Il en est souvent de même pour les peuples.
-
-Ce n'est qu'après la mort de Stanislas que la Lorraine comprit ce qu'il
-avait fait pour la défendre, ce qu'elle devait à sa paternelle et sage
-administration, en un mot tout ce qu'elle perdait en lui.
-
-La disparition du vieux Roi de la scène du monde fut pour les habitants
-des deux duchés un véritable désastre. On avait appelé l'_acte de
-Cession_ de 1737 la première mort du pays. L'année 1766 fut la seconde,
-irrémédiable cette fois.
-
-Du jour au lendemain la Lorraine perdit son autonomie. Nancy et
-Lunéville, du rang de petites et brillantes capitales, tombèrent au
-niveau de villes de province de deuxième ordre. L'animation, la gaieté,
-le luxe qu'apportait la présence de la Cour, les nombreux étrangers que
-son éclat et sa réputation attiraient sans cesse, tout disparut en un
-instant. Le commerce devint languissant; les habitants désolés virent
-non seulement tarir les sources de leur fortune, mais aussi disparaître
-tout ce qui faisait la gloire et le renom de leur petit pays. La vie
-s'éteignit peu à peu et bientôt régna partout une morne tristesse. On
-voyait croître l'herbe dans les cours de tous ces palais aujourd'hui
-abandonnés, naguère encore retentissants du bruit des fêtes et de la
-joie des courtisans.
-
-La France, il faut l'avouer, ne fit rien pour adoucir la transition,
-s'attacher ces nouvelles provinces et leur faire oublier par des
-bienfaits la perte de leur indépendance. Louis XV, au contraire, avec
-une dureté et une sécheresse de cœur qu'on ne saurait juger trop
-sévèrement, s'efforça d'effacer brutalement toutes les traces du passé.
-Sa conduite fut du reste d'une si rare inconvenance qu'elle souleva une
-réprobation universelle. Il n'eut même pas la pudeur de conserver
-quelques années tous ces monuments, que son beau-père avait élevés avec
-tant de passion et d'amour, toutes ces œuvres charmantes qui avaient
-fait la joie de sa vie et qui rappelaient un règne bienfaisant et
-glorieux.
-
-Il décida, il est vrai, qu'on conserverait le château de Lunéville, mais
-on le transforma en caserne et on logea des troupes dans ces
-appartements illustrés par la présence de Voltaire, de Mme du Châtelet,
-de Mme de Boufflers et de tant d'autres.
-
-Le château de Commercy fut moins favorisé encore. C'est en vain que
-Stanislas, en le léguant à sa fille, avait bien spécifié qu'il l'avait
-créé pour elle, à son intention spéciale, qu'il désirait le lui voir
-habiter; Louis XV ne tint aucun compte de dernières volontés si
-respectables et il décida que le château serait abandonné[3].
-
- [3] C'est pitié de visiter aujourd'hui ces appartements royaux,
- autrefois si magnifiques, et qui servent maintenant de chambrées
- aux troupes de la garnison.
-
-La fontaine royale, le château d'eau, le pont d'eau, toutes les
-merveilles créées à grands frais par Stanislas subirent le même sort et
-elles ne tardèrent pas à s'effondrer misérablement.
-
-Il en fut de même de toutes ces résidences champêtres, de toutes ces
-délicieuses retraites élevées par le Roi, soit pour son usage
-personnel, soit pour celui de ses courtisans: la Malgrange[4], Jolivet,
-Einville, Chanteheu, les chartreuses du parc de Lunéville, etc.[5], tout
-fut démoli et les matériaux mis en vente. On ne respecta même pas les
-chefs-d'œuvre dont le Roi avait orné toutes ces demeures; sculptures,
-peintures à l'huile et à fresque, bas-reliefs, boiseries, tout fut
-détruit sans pitié.
-
- [4] La Malgrange ne fut démolie qu'en partie.
-
- [5] Elles étaient occupés par les amis les plus intimes du Roi:
- la marquise de Boufflers, le prince de Beauvau, le maréchal de
- Bercheny, le marquis de Choiseul, le marquis de Ménessaire, le
- chevalier de Boufflers, le comte de Cucé, M. Alliot.
-
-Quant aux bosquets, jardins, parcs, orangeries, cascades, pièces d'eau,
-serres, ménageries, qui entouraient ces différentes résidences, on les
-abandonna complètement.
-
-Les habitants de Lunéville gémissaient sur cette destruction générale,
-mais personne ne la ressentait plus douloureusement que Panpan. L'ancien
-lecteur du Roi avait le cœur déchiré de voir disparaître peu à peu tout
-ce qu'il avait chanté, tout ce qui avait été sa vie, tout ce qui
-rappelait son bienfaiteur. Il exhalait ses plaintes dans ces termes
-touchants:
-
- Quand je peignais ainsi ces brillantes merveilles,
- Et que tu me prêtais d'indulgentes oreilles,
- Grand Roi, qui t'aurait dit que tes vastes châteaux
- Dureraient encore moins que mes faibles tableaux.
- Quel œil eût pu percer dans cet avenir sombre?
- Je lis encore ces vers. Tes palais ne sont plus.
- Dans ta tombe enfouis, ils sont tous disparus.
- Si leur magnificence a passé comme une ombre,
- A jamais dans nos cœurs survivront tes vertus![6]
-
- [6] Bibl. de Nancy. Papiers de Devau.
-
-Stanislas, qui ne pouvait guère soupçonner l'usage que le légataire
-ferait de cette libéralité, avait naïvement légué à son gendre le
-mobilier de tous ses châteaux et maisons de plaisance.
-
-Par un arrêté du 17 mars 1766, tout entier de sa propre main, Louis XV
-donna l'ordre de mettre en vente immédiatement tous les objets,
-quelsqu'ils fussent, qui garnissaient les habitations royales[7]. Les
-vieux amis de Stanislas eurent la douleur et l'indignation de voir
-vendre à l'encan, sur la place publique, et disperser au feu des
-enchères ces meubles magnifiques, ces véritables œuvres d'art qui
-avaient appartenu à leur maître vénéré.
-
- [7] Arch. Nat. K. 1. 189.
-
-Les appartements du château de Lunéville furent à moitié dévastés; les
-riches boiseries du cabinet du Roi disparurent; on les retrouva plus
-tard dans le grenier d'un village voisin où elles servaient de
-cloison[8].
-
- [8] JOLY, _le Château de Lunéville_.
-
-La pauvre Marie Leczinska n'eut même pas le droit d'arracher aux
-enchères ces meubles familiers dont son père aimait à s'entourer et qui
-lui étaient doublement précieux par les souvenirs qui s'y rattachaient.
-Elle eut seulement la permission de sauver du désastre les portraits qui
-se trouvaient dans les appartements du feu Roi[9].
-
- [9] Elle fut autorisée à faire venir à Versailles les portraits
- de ses parents, de ses grands-parents, du dauphin, de Mme
- Adélaïde et de Mme Victoire, de la princesse de Talmont, du duc
- et de la duchesse Ossolinski, du roi de Prusse et de Charles XII.
- (Arrêté du 27 mars 1766. Arch. Nat. K. 1. 189.)
-
-Ce ne furent pas seulement les œuvres éphémères de Stanislas qui
-disparurent avec lui, la société charmante qu'il avait su très
-habilement grouper et qui faisait tout l'agrément de sa Cour ne lui
-survécut pas un seul jour. Tout naturellement, en effet, et par la force
-même des choses, cette société dont il était le lien nécessaire,
-indispensable, se dispersa presque immédiatement.
-
-Sur l'ordre de Louis XV, tous les courtisans qui habitaient le château,
-et ils étaient légion, durent abandonner leurs appartements. Ce fut le
-signal de la débâcle. Quelle raison de rester à Lunéville, quand il n'y
-avait plus de Cour, qu'on n'avait plus ni logement, ni charges, ni
-bénéfices d'aucune sorte.
-
-Chacun agit donc suivant sa fantaisie ou les nécessités de sa situation;
-les uns, ceux qui avaient des fonctions à la cour de France ou l'espoir
-d'en obtenir, prirent la route de Versailles, les autres retournèrent
-dans leurs châteaux faire des économies et méditer sur l'instabilité des
-choses de ce monde.
-
-Dans le petit cercle intime du Roi et de la favorite, le seul dont nous
-ayons à nous occuper, le plus empressé à quitter la Lorraine après la
-mort du Roi, fut le maréchal de Bercheny; son ami disparu, rien ne
-retenait plus le vieux guerrier à Lunéville. Il partit aussitôt avec
-toute sa famille pour la terre de Luzancy, qu'il aimait passionnément,
-et qu'il n'avait quittée qu'à regret pour les splendeurs de la cour de
-Lorraine. Il entraîna avec lui un des plus fidèles serviteurs de
-Stanislas, le comte de Tressan.
-
-La mort de son bienfaiteur avait été de toutes façons pour Tressan une
-véritable catastrophe. Non seulement son cœur était douloureusement
-affecté par la perte d'un ami très sûr et très aimé, mais il perdait
-encore avec lui tous les bénéfices de sa situation, logement, entretien,
-équipages, émoluments. Pour comble de disgrâce, Stanislas ne l'avait
-honoré dans son testament d'aucune faveur particulière[10].
-
- [10] Reconnaissant des bienfaits dont il avait été comblé,
- Tressan voulut élever à la mémoire de son ami un monument digne
- de lui et il composa un «portrait historique de Stanislas.»
- Voltaire, auquel il en avait envoyé un exemplaire, lui répondait:
- «Votre souvenir m'a bien touché, monsieur, et votre ouvrage a
- fait sur moi l'impression la plus tendre. Voilà comme je voudrais
- qu'on fît les oraisons funèbres; il faut que ce soit le cœur qui
- parle, il faut avoir vécu intimement avec le mort qu'on
- regrette... Votre ouvrage est vrai, il est attendrissant, il est
- bien écrit... je vous remercie tendrement de me l'avoir envoyé.»
-
-Sans ressource et dans une situation financière qui s'aggravait chaque
-jour, qu'allaient devenir Tressan et les siens?
-
-Non seulement il fallait vivre, mais il fallait encore payer les dettes
-qui avaient été accumulées depuis des années. Harcelé par ses créanciers
-et ne sachant comment subvenir à l'existence de sa famille, le grand
-maréchal ne vit d'autre ressource que de quitter la Lorraine et d'aller
-chercher à la campagne un asile modeste où il pût achever l'éducation de
-ses enfants.
-
-Autrefois une pareille détermination lui aurait déchiré le cœur et il
-n'aurait pu s'y résigner; quitter Mme de Boufflers eût été au-dessus de
-ses forces. Mais les temps étaient bien changés. Les rigueurs
-persistantes de la marquise avaient fini, l'âge aussi aidant, par
-triompher de la passion du vieux comte, et il envisageait maintenant
-avec calme une séparation que les circonstances lui imposaient
-impérieusement.
-
-Mis au courant des projets de retraite du grand maréchal, M. de Bercheny
-pensa que le voisinage d'un homme agréable et lettré serait une
-précieuse ressource dans sa solitude et il chercha à l'attirer près de
-lui. Il y avait non loin de Luzancy, sur les bords de la Marne, un petit
-village, Nogent-l'Artaud, où il était facile de se loger à peu de frais.
-M. de Bercheny l'indiqua à Tressan. Ce dernier trouva le conseil
-judicieux, et bientôt il achetait à Nogent, pour 10,000 livres, une
-maison convenable avec de beaux jardins. Elle avait appartenu autrefois
-à M. Poisson, avant la singulière fortune de Mme de Pompadour.
-
-Quelque pénible que lui fût le sacrifice, le comte, avant de s'éloigner,
-se décida à faire dans sa maison les réformes nécessaires. Il vendit sa
-bibliothèque et sa belle collection d'histoire naturelle à la margrave
-de Bade, il se défit de ses chevaux, de ses équipages, d'une partie de
-son mobilier; enfin il se réduisit à un seul valet de chambre[11].
-
- [11] _Souvenirs du comte de Tressan_, par le marquis DE TRESSAN.
- Versailles, Lebon, 1897.
-
-Voltaire, qu'il avait mis au courant de ses projets, les approuvait
-fort:
-
-«Vous comptez donc aller vivre en philosophe à la campagne, lui
-écrivait-il? Je souhaite que ce goût vous dure comme à moi. Ce n'est que
-dans la retraite qu'on peut méditer à son aise.»
-
-Mais si le philosophe félicitait Tressan de sa détermination, il
-s'attendrissait sur le sort de Panpan, qui allait être privé de son
-meilleur ami, et il ajoutait gracieusement:
-
-«Je n'oublierai jamais mon cher Panpan, c'est une âme digne de la vôtre.
-Que fera-t-il quand vous ne serez plus en Lorraine? Toute la Cour de
-votre bon roi va s'éparpiller et la Lorraine ne sera plus qu'une
-province. On commençait à penser; ces belles semences ne produiront plus
-rien; c'est vers la Marne qu'il faudra voyager... Notre lac de Genève
-fait bien des compliments à la Marne.
-
-«Adieu, monsieur, conservez-moi des bontés qui sont la consolation de ma
-vieillesse.»
-
-Tressan dit donc adieu à Mme de Boufflers, à Panpan, à tous ses amis, et
-il quitta sans esprit de retour cette Lorraine où il vivait depuis seize
-ans, où il avait éprouvé bien des joies, mais aussi les plus cruels
-tourments de l'amour malheureux.
-
-Il vécut paisiblement pendant quelques années dans sa modeste demeure de
-Nogent-l'Artaud, voisinant avec le maréchal de Bercheny, faisant
-l'éducation de ses quatre enfants qu'il aimait tendrement, et trouvant
-des consolations à son isolement dans les travaux littéraires et dans
-la culture de son petit jardin. C'est là qu'il commença à composer ces
-romans de chevalerie qui bientôt le passionnèrent et l'occupèrent
-jusqu'à son dernier jour[12].
-
- [12] Le marquis de Paulmy venait de créer la bibliothèque des
- Romans; il invita Tressan à y collaborer; ce dernier accepta avec
- joie et il fit paraître successivement des romans de chevalerie
- tirées de nos vieilles chroniques: _le petit Jehan de Saintré_,
- _Gérard de Nevers_, _Artus de Bretagne_, _Huon de Bordeaux_,
- _Tristan le Léonais_, _Dom Ursino le Navarin_, les _Amadis_,
- etc., etc.
-
-MM. de Bercheny et Tressan ne furent pas seuls à quitter la Lorraine.
-L'aumônier du Roi, cet ineffable abbé Porquet, qui avec tant de succès
-avait consacré ses soins à l'éducation du chevalier de Boufflers, imita
-bientôt leur exemple. Que lui restait-il à faire à Lunéville, maintenant
-que son royal pénitent n'avait plus besoin, et pour cause, de ses
-services? Vivre paisible et ignoré dans un petit cercle de vieux amis,
-végéter misérablement dans une cité morte, n'était pas du tout le fait
-du correct et séduisant Porquet. N'aimait-il pas toujours passionnément
-les spectacles, les fêtes, les plaisirs? N'était-il pas vraiment trop
-jeune encore pour renoncer aux joies de ce monde? Et où pouvait-il être
-mieux que dans la capitale pour satisfaire ses goûts mondains.
-
-L'abbé dit donc un éternel adieu à la Lorraine et il partit pour Paris.
-Il n'y avait pas de situation, mais il comptait sur sa réputation, et
-puis il était bien convaincu que ses amis, et en particulier son ancien
-élève, l'aideraient à en trouver une.
-
-En attendant, il se lança dans la société littéraire et galante de
-l'époque, fréquenta les philosophes et les comédiennes, en particulier
-Mlle Quinault, à laquelle Panpan l'avait recommandé, publia des vers
-dans l'_Almanach des Muses_, etc., etc.; bref il fit tout au monde, hors
-ce qui concernait son état.
-
-Panpan avait eu le cœur serré en voyant s'éloigner cet ami si cher et
-cependant il rimait encore en l'honneur de l'ingrat qui l'abandonnait.
-Il lui adressait bientôt cette plaintive élégie où il rappelait les
-joies du passé qui lui rendaient plus cruelles encore les tristesses du
-présent:
-
- O toi, dont la probité pure,
- Le cœur dans le bien affermi,
- Plus que l'heureux talent dont t'orna la nature
- Pour jamais m'ont fait ton ami,
- Gentil docteur que le Permesse
- Plus que la Sorbonne illustra,
- Toi, qui dis moins souvent la messe
- Que tu ne vas à l'Opéra,
- Te voilà donc fixé sur les bords de la Seine!
- Jadis, aux plaisirs de Paris,
- Je t'ai vu préférer nos plaisirs de Lorraine.
- Dans ces lieux autrefois de Boufflers si chéris,
- Aujourd'hui mon petit domaine,
- Je t'ai vu rassembler les muses et les ris;
- Dans mon balustre étoit la tribune aux harangues;
- Là pour ton chevalier tu fis ces vers charmants
- Ces vers auxquels toutes nos langues
- Donnoient plus d'applaudissements
- Qu'ils n'exigeaient de révérences[13].
- Autres temps, autres jouissances...
- Mais quels moments vaudront ces fortunés moments?[14]
-
- [13] Voir _les Dernières années de la Cour de Lunéville_, p. 318.
-
- [14] Mss. de la bibliothèque de Nancy. Papiers de Devau.
-
-La marquise de Lenoncourt, une des plus spirituelles femmes de la Cour,
-une des grandes amies de Panpan et de Mme de Boufflers, n'avait pas
-d'abord suivi l'exemple général. En dépit des ordres de Louis XV, elle
-avait continué à résider dans l'appartement qu'elle occupait au château,
-mais bientôt la solitude qui régnait dans cette vaste demeure, la
-tristesse qui pesait sur les bosquets du parc, assombrirent le moral de
-la marquise et elle fut prise de la nostalgie du bruit et du mouvement;
-puis elle était affligée d'un mari détestable «dont elle rougissait et
-dont elle avait peur». Stanislas la protégeait contre les entreprises de
-ce «gros monsieur», ainsi qu'elle appelait son époux. Mais le Roi
-n'étant plus là pour la défendre, elle ne se crut pas en sûreté à
-Lunéville et elle prit prétexte de son isolement pour quitter la
-Lorraine et chercher un refuge sur les bords de la Seine.
-
-Panpan, désolé de voir le vide se faire chaque jour plus grand autour de
-lui, écrivait à sa chère marquise:
-
-_A Mme la marquise de Lenoncourt._
-
- Quand nous l'avons perdu ce Platon couronné,
- Au bonheur des Lorrains ce sage destiné,
- J'ai cru que dans ces lieux, de sa Cour éplorée,
- Il resteroit du moins quelque illustre débris.
- Tout a fui son tombeau, tout a fui vers Paris!
- Seule dans son palais, vous m'étiez demeurée;
- Je comptois, comme à lui, vous y faire ma cour,
- Objet de tout mon culte, illustre Lenoncourt;
- Vous m'auriez tenu lieu de sa tête sacrée.
- De sa présence auguste autrefois honorée,
- Ma chartreuse lui dut ses embellissements,
- Et d'arbres, et de fleurs, par ses ordres parée,
- Fut le théâtre heureux de nos amusements.
- Vous y suiviez Boufflers, quand, des jeux entourée,
- Boufflers y rassembloit l'esprit, et tous les goûts.
- Ils s'y seroient encor rassemblés près de vous!
- Mais de ces tristes lieux, pour jamais exilées,
- Les grâces avec elle, avec vous envolées,
- Ont privé mes jardins de leurs plus chers appas;
- Hélas! je n'y vois plus l'empreinte de vos pas
- Sur le sable de mes allées![15].
-
- [15] Mss. de la Bibliothèque de Nancy. Papiers de Devau.
-
-Ainsi Panpan voyait avec terreur s'éloigner peu à peu tous ses amis,
-tous ceux qu'il avait aimés, qui avaient été les compagnons de sa vie,
-qui lui rappelaient les joies des années heureuses. Bientôt il allait se
-trouver seul, n'ayant plus d'autre distraction que de cultiver les
-fleurs de son jardin, les fruits de son verger. Pour comble d'infortune
-il restait dans une situation fort modeste, ayant à peine de quoi vivre.
-C'était le moment ou jamais de faire appel à cette philosophie dont il
-avait lui-même si souvent vanté les bienfaisants effets.
-
-Dans sa détresse profonde, le pauvre Panpan avait-il au moins l'espoir
-de conserver celle qu'il aimait par-dessus toutes choses, sa
-bienfaitrice, la marquise de Boufflers? Si elle lui restait, c'était
-encore le bonheur.
-
-Hélas! la marquise, elle aussi, songeait à s'éloigner. Douloureusement
-affectée par la mort de ce vieillard pour lequel elle éprouvait une
-ancienne et sérieuse affection, chassée de ce château où elle régnait
-depuis tant d'années, elle se trouvait dans la situation la plus
-pénible. En perdant le Roi, elle avait tout perdu, honneurs, privilèges,
-situation, et comme elle s'était toujours montrée pour elle-même d'un
-grand désintéressement, elle restait sans la moindre fortune. Tout son
-patrimoine avait été follement dissipé au jeu, et elle n'avait plus pour
-vivre qu'une maigre pension de 18,000 livres sur le trésor royal.
-
-Le séjour de Lunéville lui était devenu odieux. Elle aussi voulait fuir
-ces lieux désolés, et elle parlait d'aller s'établir momentanément dans
-la capitale, près de son frère de Beauvau et de sa sœur de Mirepoix
-qu'elle aimait beaucoup, et qui y occupaient à la Cour comme dans la
-société une grande situation.
-
-A la nouvelle d'un départ prochain, Panpan jetait les hauts cris. Une
-fois entraînée dans la vie de Paris, ne serait-elle pas subjuguée par
-les succès qu'elle y obtiendrait? N'allait-elle pas oublier son vieil
-ami? Reviendrait-elle jamais en Lorraine? Ainsi parlait Panpan avec sa
-connaissance de la nature humaine, et son cœur se serrait à la pensée
-qu'il ne reverrait peut-être plus celle qui avait été l'idole de sa vie.
-
-Pendant l'automne de 1766, alors que Mme de Boufflers était encore
-hésitante, son frère de Beauvau lui écrivit qu'il allait venir avec la
-princesse passer quelques jours en Lorraine pour régler plusieurs
-affaires urgentes, et que de là il se rendrait dans son gouvernement du
-Languedoc où il aurait à séjourner plusieurs mois; il pressait
-instamment sa sœur de faire le voyage avec eux.
-
-Mme de Boufflers ne cherchait qu'une occasion d'échapper à ses tristes
-souvenirs. Elle estima qu'un voyage dans d'aussi agréables conditions
-serait pour elle une précieuse distraction. Puis un changement de
-milieu, d'horizons, d'habitudes n'était-il pas le meilleur moyen pour
-elle de se ressaisir. Elle verrait ensuite à réorganiser sa vie et à
-prendre des résolutions définitives.
-
-Elle écrivit donc à son frère qu'elle acceptait sa proposition avec
-reconnaissance et qu'elle se tenait prête à partir au premier signal.
-
-
-
-
-CHAPITRE II
-
-1766-1767
-
- Départ de Mme de Boufflers pour le Languedoc.--Son séjour à
- Toulouse.--Correspondance avec Voltaire.--Mme de Boufflers à
- Paris.--Elle va prendre les eaux de Plombières.--Projets de voyage
- en Suisse.
-
-
-Nous avons dit, dans les premiers volumes de cet ouvrage, ce qu'était le
-prince de Beauvau, ses rares qualités, sa droiture, sa loyauté, ses
-aptitudes militaires; nous n'y reviendrons pas. Personne plus que lui ne
-jouissait de l'estime et de la considération générales.
-
-Nous avons raconté comment il avait perdu sa femme presque subitement en
-1763 et comment, après un deuil de pure convenance, il avait épousé Mme
-de Clermont qu'il aimait depuis fort longtemps[16]. Cette seconde union,
-qui réalisait ses vœux les plus chers, tourna à miracle. Jamais on ne
-vit ménage plus tendrement uni, plus parfaitement heureux. Il fut à la
-fois, par sa rareté même, la gloire et l'étonnement du dix-huitième
-siècle.
-
-La nouvelle princesse de Beauvau, fort bien de sa personne, était en
-outre une femme de haute distinction. Elle avait un charme infini, un
-naturel simple, un ton excellent, une «sensibilité vraie, bonne,
-continuelle».
-
- [16] Voir _les Dernières années de la Cour de Lunéville_, p.
- 353.
-
-«Je ne crois pas qu'il y ait sous le ciel de caractère plus aimable, ni
-plus accompli que le sien, écrit Marmontel. C'est bien elle qu'on peut
-appeler justement et sans ironie «la femme qui a toujours raison». Mais
-la justesse, la netteté, la clarté inaltérable de son esprit est
-accompagnée de tant de douceur, de simplicité, de modestie et de grâce
-qu'elle nous fait aimer la supériorité même qu'elle a sur nous.»
-
-Mme du Deffant était moins élogieuse, mais peut-être plus exacte, quand
-elle écrivait:
-
-«Je doute que l'amour-propre de Mme de Beauvau lui cause jamais le plus
-petit chagrin. Cet amour-propre est cuirassé. Elle ne respire que gloire
-et hommage, elle vit de nectar et d'ambroisie, ne respire que l'encens.
-Elle dédaigne trop ceux qui ne l'adorent pas pour pouvoir jamais être
-offensée de leur indifférence. Elle est parfaitement heureuse, elle doit
-son bonheur à son caractère, et comme il est très bon, il lui attire
-l'estime de ceux qui la connaissent[17].»
-
- [17] A Mme de Choiseul, 7 septembre 1772. _Correspondance
- complète_ de Mme du Deffand par le marquis de Sainte-Aulaire.
- Paris, Calmann-Lévy, 1877.--Toutes les lettres de Mme du Deffand
- à Mme de Choiseul et de Mme de Choiseul à Mme du Deffand citées
- dans ce volume sont extraites de cette correspondance.
-
-La princesse avait une manière d'aimer son mari, simple et touchante.
-Elle ne songeait qu'à le faire valoir et à s'effacer elle-même. A
-l'entendre, c'était toujours à M. de Beauvau qu'on devait rapporter
-tout le bien qu'on louait en elle.
-
-Malgré toutes ses qualités, peut-être même en raison de ses qualités,
-Mme de Beauvau passait pour dominatrice et on lui reprochait «une
-personnalité intolérable»; il est certain qu'elle avait pris sur son
-entourage, et en particulier sur son mari, un empire presque absolu.
-Aussi Mme du Deffant, rarement bienveillante, l'avait-elle surnommée
-ironiquement _la dominante des dominations_. Elle désignait encore
-volontiers ces heureux époux sous le nom de _la dominante_ et _le
-soumis_.
-
-Quand les Beauvau eurent réglé leurs affaires d'intérêt en Lorraine, Mme
-de Boufflers dit adieu au pauvre Panpan désolé et elle partit avec eux
-pour Lyon. Ils y restèrent quelques jours, puis, de là, ils gagnèrent à
-petites journées Arles, où ils visitèrent l'amphithéâtre, les thermes,
-le palais de Constantin, Saint-Trophime, Saint-Honnorat, etc. Mme de
-Boufflers, très éprise du passé, ne se lassait pas d'admirer toutes ces
-merveilles des temps anciens. A Nîmes, elle s'extasia devant la maison
-carrée, les arènes, le temple de Diane, le pont du Gard, etc. Enfin ils
-arrivèrent à Toulouse, capitale du Languedoc.
-
-M. de Beauvau était très aimé dans son gouvernement, il y faisait preuve
-d'une indépendance d'esprit et d'une largeur d'idées fort rares à son
-époque. Quand il avait été nommé en 1764, son premier soin avait été de
-secourir de malheureuses familles protestantes qu'on persécutait à cause
-de leur foi et qui gémissaient dans les prisons depuis des années. Sa
-généreuse conduite faillit même lui attirer une disgrâce complète, mais
-rien ne put la lui faire modifier. Il répondait très noblement à des
-menaces réitérées: «Le Roi est le maître de m'ôter le commandement qu'il
-m'a confié, mais non de m'empêcher d'en remplir les devoirs selon ma
-conscience et mon honneur.»
-
-A peine Mme de Boufflers était-elle installée dans la capitale du
-Languedoc et jouissait-elle avec délices d'une vie toute nouvelle pour
-elle, qu'elle reçut de Voltaire une lettre pressante.
-
-Le vieux philosophe la suppliait d'obtenir du gouverneur qu'il fit
-nommer premier capitoul M. de Sudre, l'avocat qui avait défendu Calas,
-celui qui «seul avait protégé l'innocence lorsque tout le monde
-l'abandonnait et la calomniait».
-
-«Vous allez en Languedoc, lui disait Voltaire, votre premier plaisir
-sera d'y faire du bien. Je vous propose une action digne de vous et dont
-tous les honnêtes gens de France vous auront obligation... J'attends
-tout d'un cœur comme le vôtre»; et il l'assurait que «si son âge et les
-maladies le lui avaient permis,» il serait sûrement venu lui faire sa
-cour quand elle était passée par Lyon.
-
-Pais il lui racontait plaisamment toutes les infortunes qui
-l'accablaient dans sa très belle et très détestable vallée, où il ne lui
-manquait que «l'agrément de la peste».
-
-Le 21 janvier il lui écrivait encore:
-
-
- «Ferney, 21 janvier 1767.
-
-«Madame, non seulement je voudrais faire ma cour à Mme la princesse de
-Beauvau, mais assurément je voudrais venir à sa suite me mettre à vos
-pieds dans les beaux climats où vous êtes; et croyez que ce n'est pas
-pour le climat, c'est pour vous, s'il vous plaît, madame.
-
-«M. le chevalier de Boufflers, qui a ragaillardi mes vieux jours, sait
-que je ne voulais pas les finir sans avoir eu la consolation de passer
-avec vous quelques moments. Il est fort difficile actuellement que j'aie
-cet honneur: trente pieds de neige sur nos montagnes, dix dans nos
-plaines, des rhumatismes, des soldats et de la misère forment la belle
-situation où je me trouve. Nous faisons la guerre à Genève, il vaudrait
-mieux la faire aux loups qui viennent manger les petits garçons. Nous
-avons bloqué Genève, de façon que cette ville est dans la plus grande
-abondance et nous dans la plus effroyable disette.
-
-«Pour moi, quoique je n'aie plus de dents, je me rendrai à discrétion à
-quiconque voudra me fournir des poulardes.
-
-«J'ai fait bâtir un assez joli château et je compte y mettre le feu
-incessamment pour me chauffer.
-
-«J'ajoute à tous les avantages dont je jouis que je suis borgne et
-presque aveugle, grâce à nos montagnes de neige et de glace.
-
-«Promenez-vous, madame, sous des berceaux d'oliviers et d'orangers, et
-je pardonnerai tout à la nature.»
-
-«_P.S._--Je ne sais sur quel horizon est actuellement M. le chevalier de
-Boufflers, mais quelque part où il soit, il n'y aura jamais rien de plus
-singulier ni de plus aimable que lui[18].»
-
- [18] _Œuvres complètes de Voltaire._ Paris, Garnier
- frères.--Toutes les lettres de Voltaire citées dans ce volume
- sont tirées de l'édition Garnier frères.
-
-Malheureusement, si la recommandation de Voltaire auprès de la marquise
-de Boufflers et de M. de Beauvau était puissante, celle du prince auprès
-de M. de Saint-Florentin avait moins de crédit, et le protégé du
-philosophe ne fut pas nommé.
-
-Voltaire n'en remercie pas moins très aimablement sa correspondante de
-sa bonne volonté et de l'appui qu'elle lui a prêté. Il termine par ces
-mots pleins de grâce:
-
-«Je ne sais, madame, si vous allez à la Cour ou à la ville, mais en
-quelque lieu que vous soyez, vous ferez les délices de tous ceux qui
-seront assez heureux pour vivre avec vous. Cette consolation m'a
-toujours été enlevée. Votre souvenir peut seul consoler le plus
-respectueux et le plus attaché de vos serviteurs.
-
- «V.»
-
-Peu de jours après, nouvelle lettre du patriarche au sujet d'un libraire
-de Nancy, Leclerc, soupçonné de répandre des livres interdits. Pour
-couper court à sa propagande, on l'avait prudemment jeté à la Bastille.
-Voltaire indigné accuse, bien entendu, la Compagnie de Jésus de ce
-nouveau méfait. Il écrit «pénétré de douleurs»: «Faut-il donc que les
-Jésuites aient encore le pouvoir de nuire et qu'il reste du venin mortel
-dans les tronçons de cette vipère écrasée.» Il supplie la marquise
-d'agir en faveur d'un infortuné. «Rien ne rafraîchit le sang, comme de
-secourir les malheureux», lui dit-il pour l'encourager.
-
-Après un assez long séjour en Languedoc, Mme de Boufflers et ses
-compagnons reprirent la route de la capitale. Ils ramenaient avec eux,
-en l'entourant de soins empressés, une petite chienne barbette destinée
-à l'amusement de Mme du Deffant. Cet animal fit en effet le bonheur de
-la vieille aveugle: «Elle n'est pas trop jolie, disait-elle, mais elle
-m'aime, cela me suffit.»
-
-La marquise resta peu de temps à Paris, car elle avait des affaires
-urgentes à régler en Lorraine, mais la séparation allait être de courte
-durée; les Beauvau comptaient faire une saison à Plombières au mois de
-juillet et il était convenu que Mme de Boufflers les rejoindrait dans la
-célèbre ville d'eaux dès qu'ils y seraient installés.
-
-La marquise passe donc quelques semaines à Nancy et à Lunéville en
-compagnie du cher Panpan, puis, vers le milieu de juillet, elle se rend
-à Plombières où elle a le plaisir de retrouver ses parents et sa fille,
-Mme de Boisgelin.
-
-En 1767 la société réunie à Plombières est des plus brillantes et une
-foule élégante se presse sous les ombrages du parc. Rarement l'on a vu
-pareille affluence, et c'est à croire que la cour de Versailles s'est
-transportée sur les bords de l'Agron. Les hôtels, les maisons
-particulières regorgent de baigneurs. Comme de nos jours, l'on publie
-religieusement chaque semaine la liste des étrangers, avec l'indication
-des demeures qu'ils occupent.
-
-M. de la Galaizière et l'abbé de Lentillac sont à l'hôtel des Dames, la
-marquise de la Tour du Pin et la duchesse de Luynes à l'Ange, le
-chevalier de la Ferronnays à la Fleur de Lys, la duchesse de Nivernais
-et son confesseur à Saint-Blaize, l'abbé comte de Saintignon à la
-Croix-rouge, etc.
-
-Les principaux baigneurs sont le marquis et la marquise de
-Clermont-Gallerande, le comte et la comtesse de Belzunce, le prince et
-la princesse de Montmorency, la duchesse de Cossé, la marquise d'Avaray,
-la vicomtesse de Laval, les comtesses de Taxis, de Montalembert, de
-Sabran, de Bercheny, de Rastignac, le prince de Bauffremont, les marquis
-de Saint-Aubin, d'Autichamp, les chevaliers de la Bourdonnais, de
-Beauteville, le baron d'Holbach, etc., etc.
-
-Les malades mènent une vie des plus gaies. Entre les exercices
-obligatoires du traitement, ils se retrouvent sans cesse et ils
-imaginent mille occupations pour se distraire. Les uns, les moins
-valides, ceux auxquels les médecins prescrivent le repos, se réunissent
-pour jouer à cavagnole, à la comète, faire de la musique; les autres
-organisent des déjeuners champêtres aux environs, à Remiremont, au Val
-d'Ajol, etc. Le pays est superbe, on le parcourt à pied, à cheval, en
-voiture. Chaque jour il y a thé ou café chez l'une ou l'autre grande
-dame; chaque soir, bal et souper. Enfin la vie est charmante, on n'a pas
-un instant d'ennui, et dans cette fréquentation continuelle l'amour
-trouve aisément son compte.
-
-Une des grandes distractions de cette société est d'aller visiter un
-célèbre thaumaturge du Val d'Ajol. Il s'appelle Dumont et on l'a
-surnommé _le médecin de la montagne_. Quant à lui, il prend modestement
-le titre de chirurgien renoueur de S. A. R. Mgr le comte de
-Provence[19]. Il a obtenu quelques guérisons qu'on regarde comme
-miraculeuses et qui lui ont valu une réputation considérable. Aussi
-presque tous les baigneurs, à la grande indignation des Esculapes de la
-localité, vont-ils le consulter[20].
-
- [19] Il avait en effet donné des soins au Prince.
-
- [20] Ces Dumont étaient rebouteurs de père en fils depuis deux
- siècles, et ils se transmettaient leurs secrets. On les appelait
- les Valdajoux, du nom de la vallée qu'ils habitaient.
-
-La colère des médecins était si violente que l'infortuné rebouteur
-craignait toujours d'être assassiné par ses confrères patentés et il
-n'osait sortir de chez lui sans être accompagné d'un homme de la
-maréchaussée[21].
-
- [21] En 1769, la duchesse de Luynes se démit le bras et ses
- chirurgiens le lui remirent si mal, qu'elle resta estropiée; on
- voulait même lui couper le membre malade, lorsqu'on songea à
- faire venir le célèbre Dumont. Ce dernier fit souffrir à la
- duchesse un véritable martyre pendant plusieurs heures, mais elle
- retrouva l'usage complet de son bras. Quelques jours après,
- Dumont, sortant de son hôtel le soir, fut attaqué par deux hommes
- et il reçut un coup d'épée; on accusa les chirurgiens ordinaires
- de la duchesse de cette basse vengeance.
-
-Nous ne savons si la santé des malades se trouvait bien de cette
-existence agitée, mais ce qui est certain, c'est que leur moral s'en
-accommodait fort.
-
-L'usage, nous l'avons dit, était de saigner les baigneurs dès leur
-arrivée, pour les mieux préparer à l'action des eaux. Mme de Boufflers,
-son frère, la princesse, Mme de Boisgelin, se soumirent docilement à
-cette fâcheuse obligation, puis ils commencèrent leur traitement, mais
-sans s'astreindre à un régime trop sévère. Ils fréquentaient la société,
-où ils avaient retrouvé un grand nombre de leurs amis, et ils faisaient
-de nombreuses excursions dans les environs, si bien que le temps se
-passait rapidement et agréablement.
-
-Depuis un an bientôt qu'elle voyage et vit avec son frère et sa
-belle-sœur, Mme de Boufflers a ressenti les bienfaisants effets d'une
-société aimable et d'une distraction sans cesse renouvelée; elle a
-retrouvé son équilibre physique et moral, et les tristes événements de
-l'année 1766 ne sont déjà plus pour elle que de lointains souvenirs.
-
-Mais elle a pris goût à cette existence errante, et maintenant elle
-redoute le moment où il lui faudra enfin se résigner à une solitude
-qu'elle n'a jamais connue. Dans l'espoir d'éloigner encore le terme
-fatal, elle imagine de faire, aussitôt sa cure terminée, un nouveau
-déplacement et des plus séduisants.
-
-Depuis longtemps elle caressait l'idée d'aller rendre visite à l'ermite
-du mont Jura, à ce prestigieux Voltaire dont elle avait gardé si
-délicieux souvenir, et qu'elle n'avait pas revu depuis dix-huit ans,
-depuis les années éblouissantes de 1748 et de 1749. Le séjour que son
-fils avait fait près du philosophe en 1764, les récits émerveillés du
-jeune homme avaient redoublé le désir de Mme de Boufflers d'aller revoir
-son vieil ami. La récente correspondance qu'elle venait d'entretenir
-avec lui lui inspira l'idée, une fois sa cure achevée, de faire un
-voyage en Suisse et de le terminer par un séjour chez le philosophe.
-
-Comme en voyage il est plus agréable d'être en nombreuse société, elle
-décide d'entraîner avec elle son frère et sa belle-sœur qui ne
-demandent pas mieux; sa fille, Mme de Boisgelin; sa grande amie, Mme
-Durival; et enfin le cher et indispensable Panpan, qui, lui aussi, veut
-revoir son ami Voltaire. Ainsi la fête sera complète, la marquise ne
-laissera pas de regrets derrière elle et l'on ne s'ennuiera pas en aussi
-aimable compagnie.
-
-En attendant, Mme de Boufflers consulte des cartes, prépare des
-itinéraires, et, comme si elle allait à la découverte de pays inconnus,
-elle interroge anxieusement ceux de ses amis qui connaissent la Suisse,
-sur l'état des chemins, les difficultés de la route, les ressources du
-pays, les auberges, etc., etc.
-
-C'est à Panpan qui est resté à Lunéville que la marquise fait part de
-ses projets, projets qui ont pour lui un intérêt tout particulier,
-puisqu'il est arrêté, décidé qu'il sera du voyage. En même temps elle
-lui raconte les menus incidents de la vie de Plombières:
-
-
- «Plombières, 30 juillet 1767.
-
- «Mon cher Veau,
-
-«Je suis bien étonnée de ne vous avoir pas encore écrit, car je n'ai pas
-encore cessé de penser à vous, malgré la foule qui m'environne. Il y a
-prodigieusement de monde ici, et comme je passe à peu près la journée
-chez Mme de Beauvau, je vois tout.
-
-«Il n'y a que Mme de Gimel et moi dans notre maison; aussi y suis-je
-fort bien. Le pauvre prince qui était mal, et sans se plaindre, part
-demain matin, ce qui m'afflige fort.
-
-«M. de Beauvau pense toujours au voyage de Genève. Quoi qu'il en soit je
-partirai vers le 8 ou le 10 août, et je vous attendrai autant qu'il vous
-plaira.
-
-«La duchesse de Cossé arrive de Ferney. Elle a parcouru toute la Suisse.
-Vous croyez bien que je lui ai un peu parlé des chemins; elle dit, comme
-les autres, qu'ils sont plus beaux que partout ailleurs et que Voltaire
-est plus aimable et surtout plus poli que jamais.
-
-«Nous voyons beaucoup ici le baron d'Holbach et M. de Tolosan. Le
-premier est un bien bon homme, et a, dit-on, beaucoup de connaissances;
-mais le second est parfaitement bon et parfaitement aimable.
-
-«L'abbé de Mitri et sa sœur sont arrivées avant-hier, ce qui m'a fait
-faire une partie de trictrac à tourner, avec M. de Vaugrave. C'est la
-seule depuis que je suis ici et je n'y ai point du tout pensé, mais
-toujours à vous, mon bon Veau.»
-
-Quelques jours après nouvelle lettre[22].
-
- [22] Toutes les lettres de Mme de Boufflers à Panpan, citées dans
- ce volume, et dont l'origine n'est pas indiquée, font partie de
- notre collection particulière. Elles proviennent de la collection
- de M. Meaume. Nous avons tout lieu de croire ces lettres
- inédites, mais nous n'affirmons rien.
-
-
- «Plombières, 3 août 1767.
-
-«Mais, mon cher Veau, la tête te tourne donc?
-
-«Mme la duchesse de Cossé a passé ici il y a quatre jours en revenant de
-Ferney. Tout le monde lui a fait des questions sur son voyage. On
-s'étonnait qu'une personne aussi délicate et qui a peur de tout, ait pu
-faire un voyage aussi considérable, car elle a été partout, hors dans
-les mauvais chemins, sur lesquels je l'ai questionnée à mon tour, en lui
-disant que j'étais sur le point de faire ce voyage, mais que j'étais
-retenue par la peur des précipices; qu'on m'avait bien dit qu'il n'y
-avait rien à craindre, parce que les chemins étaient fort larges, mais
-que j'en craignais même la vue. Elle m'a dit à cela qu'elle était tout
-de même et qu'elle avait une autre raison d'éviter jusqu'à l'apparence
-des dangers, ayant avec elle sa fille unique dont la délicatesse
-l'obligeait aux plus grands ménagements. Comme tu es mon fils unique, je
-ne saurais mieux faire que de te traiter comme Mlle de Cossé.
-
-«Il faut vous dire encore que la duchesse m'a dit qu'il ne fallait pas
-aller voir le médecin de la montagne quoique tout le monde y fut;
-qu'elle n'avait pas osé l'entreprendre, quoique ce fût un des objets de
-son voyage.
-
-«J'écris au prince pour qu'il m'envoie des chevaux avec lesquels j'irai
-le 15 à Fléville, où j'attendrai qu'il vous plaise de venir avec Mme
-Durival, pour que nous allions tous ensemble chez Voltaire.
-
-«Sur quoi je prie Dieu de vous tenir en paix.»
-
-_P. S._ (de la main de Mme de Boisgelin).
-
-«Bonjour, mon charmant Veau. Je t'aime de toute mon âme de cochon.
-
-«J'ai bien peur aussi des chemins de la Suisse, mais malgré cela il faut
-bien marcher. Pourtant il me semble que nous ne sommes pas encore prêtes
-à partir.
-
-«Adieu, mon Veau, écris-moi, mais je te prie d'écrire un peu
-lisiblement.
-
-«Mes compliments à Marianne[23]».
-
- [23] Femme de chambre de Panpan. C'était plutôt une dame de
- compagnie.
-
-Mme de Boisgelin avait vu juste, et c'est elle qui finit par avoir
-raison. En dépit de tous les projets et de préparatifs déjà très
-avancés, Mme de Boufflers dut, au dernier moment, renoncer à son voyage
-pour des raisons de santé assez sérieuses. Ce ne fut pas sans de très
-vifs regrets.
-
-Après la saison de Plombières, la marquise revint passer quelque temps à
-Lunéville, puis elle dit adieu à ses amis de Lorraine et elle partit
-pour Paris où elle avait décidé de séjourner tout l'hiver. Peu après son
-arrivée, c'est-à-dire en décembre 1767, elle écrivait à Panpan une
-longue lettre où elle lui confiait la grande douleur qui venait de la
-frapper. Bien que nous n'ayons pu reconstituer les événements auxquels
-elle fait allusion en termes si pathétiques, nous citons sa lettre en
-entier. Elle s'y montre, en effet, sous un jour tout nouveau pour nous,
-et elle manifeste une tendresse de cœur et une sensibilité à laquelle
-elle ne nous a pas habitués:
-
-
- «Paris, 6 décembre 1767.
-
-«Ah! mon Veau, que les plaisirs sont légers et courts, et que les
-chagrins sont longs et lourds! Mimie, ma chère Mimie, l'enfant de mon
-cœur, l'objet de mes affections, je l'ai mariée, à qui? à un bourreau
-de trois femmes au moins, avant elle, et vraisemblablement de quatre.
-Pendant deux mois de publicité, c'était le meilleur et le plus honnête
-homme du monde. Quatre jours après son mariage, c'était véritablement un
-monstre.
-
-«La malheureuse m'a tout caché jusqu'au jour de son départ pour
-Fontainebleau où elle devait rester quatre jours, aller de là à Bordeaux
-pour s'embarquer. Elle m'a caché les traitements qu'elle éprouvait, à
-moi, à sa mère, et à tout le monde, et tout ce qu'on venait lui dire de
-lui. Enfin, elle me disait qu'elle était heureuse et rien ne paraissait
-à l'extérieur.
-
-«Enfin, le jour de ce départ, elle m'a mandé tout, afin que l'on prît
-des précautions, là-bas, pour le contenir assez, pour qu'elle n'en
-éprouvât pas les dernières violences, et qu'elle voulait qu'on la crût
-heureuse, et m'assurer que sa mère ignorait tout. Jugez de ce que je
-devins; effectivement, une heure après, je vis la mère et lui appris
-tout.
-
-«Je partis pour Praslin pour faire retarder le départ de cet homme de
-Fontainebleau. Enfin, après avoir été sur la roue depuis le 14 d'octobre
-jusqu'aujourd'hui, après bien des tourments, des dépositions et
-informations de M. de Sartines, prières et larmes de ma part, joint
-raison et crédit de M. et Mme de Beauvau, MM. les ducs de Choiseul et de
-Praslin ont fait consentir ce monstre par écrit à donner le choix d'un
-couvent à sa femme, et mille écus de pension, et lui rendre ses hardes;
-il reprend les diamants. Elle est chez Mme de Beauvau depuis avant-hier,
-qui revient aujourd'hui, et la conduit droit à Saint-Antoine, où je vais
-l'attendre[24].
-
- [24] L'abbesse de Saint-Antoine, Gabrielle-Charlotte, née le 28
- octobre 1724, était une sœur cadette de la marquise de
- Boufflers.
-
-«Qui n'en eût pas fait autrement à ma place, me condamne. Sa dernière
-femme était une demoiselle dont le père et la mère étaient de son
-quartier; la mère en était revenue depuis vingt ans. Sa fille était
-charmante et bien élevée avec 50,000 écus. Elle a été traitée comme
-celle-ci et en est morte au bout de quatre mois. Personne n'a rien dit à
-la mère qu'après, et sa fille lui a tout caché presque jusqu'à la
-mort...
-
-«Imaginez-vous, mon Veau, mon désespoir de la savoir menacée à tout
-moment d'être tuée ou empoisonnée. Je respire seulement aujourd'hui, et
-elle m'aime encore, moi qui l'aurais menée à la mort. Je suis dans un
-transport de penser que je vais la voir, que je ne peux exprimer. Je ne
-me mêlerai jamais de rien. Mon fils se mariera s'il peut, mais sans moi.
-
-«Adieu, mon Veau, je ne cesse pourtant encore de vous aimer.»
-
-Qu'était-ce que cette pauvre, cette infortunée Mimie? Nous n'avons
-jamais pu le découvrir. Dans les centaines de lettres qui nous ont passé
-par les mains, nous n'avons jamais trouvé d'autre allusion à Mimie et à
-ses malheurs que les quelques pages que nous venons de citer.
-
-
-
-
-CHAPITRE III
-
-1768-1770
-
- Séjour de Mme de Boufflers à Paris.--Ses relations: la maréchale
- de Mirepoix, la maréchale de Luxembourg, la comtesse de
- Boufflers-Rouvrel, la vicomtesse de Cambis, la comtesse de
- Boisgelin, Saint-Lambert, le prince de Bauffremont, Mme du
- Deffant, etc.--Évolution de la société.
-
-
-Bien que depuis sa jeunesse Mme de Boufflers n'eût jamais fait à Paris
-de séjours prolongés, elle y était venue si souvent, soit avec le roi
-Stanislas, soit seule pour ses affaires ou les devoirs de sa charge,
-qu'elle y était presque aussi connue qu'en Lorraine, et qu'elle se
-trouvait aussi à l'aise à Versailles qu'à la cour de Lunéville. N'y
-retrouvait-elle pas, du reste, la majeure partie de sa famille, son
-frère, le prince de Beauvau; ses sœurs, la maréchale de Mirepoix, Mmes
-de Bassompierre, de Montrevel; ses nièces de Cambis, de Caraman; ses
-neveux le prince de Chimay, le prince d'Hénin, qu'on appelait aussi le
-nain des princes, à cause de sa taille; ses cousines, la maréchale de
-Luxembourg et la comtesse de Boufflers-Rouvrel, etc., etc.
-
-Nous avons déjà eu l'occasion de citer ces différents personnages, mais
-ils vont maintenant intervenir si fréquemment dans notre récit, ils vont
-se trouver si intimement liés à la vie de Mme de Boufflers, que, pour
-l'édification du lecteur, il est nécessaire de tracer des principaux
-d'entre eux un léger crayon.
-
-Nous connaissons déjà M. et Mme de Beauvau.
-
-La sœur de Mme de Boufflers, la maréchale de Mirepoix, avait été
-charmante dans sa jeunesse et elle était alors aussi renommée par les
-grâces de son esprit que par le charme de sa physionomie. C'était la
-personne la plus naturellement aimable et la plus distinguée; elle était
-douce, modeste, facile, serviable, «éloignée de toute intrigue et du
-commerce le plus sûr».
-
-En dépit des ans, son esprit était resté toujours jeune: «elle avait une
-grâce infinie et un ton parfait, une politesse aisée et une humeur
-égale». «Elle avait cet esprit enchanteur, dit le prince de Ligne, qui
-fournit de quoi plaire à chacun. Vous auriez juré qu'elle n'avait pensé
-qu'à vous toute sa vie. Où retrouvera-t-on jamais une société pareille?»
-
-«Il faut vivre avec elle pour savoir tout ce qu'elle vaut, écrit Mme du
-Deffant, il n'y a que les occasions qui font connaître combien elle a
-d'esprit, de jugement et de goût.»
-
-Certes, Mme de Mirepoix était la femme du monde agréable par excellence,
-mais, comme le disait Walpole, il ne fallait pas qu'il y eût un jeu de
-cartes dans la chambre. Le jeu était alors non seulement un usage, mais
-une obligation absolue dans la société, et sa place dans l'ordonnance de
-la vie était marquée comme celle des repas. Mme de Mirepoix en avait la
-passion, mais une passion absolument désordonnée; «elle aurait fait
-dévorer le royaume par les banquiers du passe-dix et du vingt-et-un.»
-Cette passion, malheureuse en général, la réduisait souvent aux
-expédients, et elle trouvait alors fort naturel de faire payer ses
-dettes par le Roi, procédé commode assurément, mais qui devait
-l'entraîner par la suite à des compromis de conscience bien
-regrettables.
-
-Par un phénomène assez singulier, l'esprit de la maréchale rajeunissait
-avec les années. C'est ce qu'observait malicieusement Mme du Deffant
-quand elle écrivait en 1767: «Sa figure suit la marche ordinaire et elle
-atteindra soixante ans au mois d'avril prochain, mais son esprit
-rétrograde et aujourd'hui il n'a guère plus de quinze ans.»
-
-Nous ne parlerons ni de Mme de Montrevel, ni de Mme de Bassompierre, qui
-n'ont joué dans la vie de leur sœur qu'un rôle très effacé[25].
-
- [25] Tressan, toujours méchant, s'écriait un jour en voyant Mme
- de Bassompierre qui était fort belle et fort désagréable: «Fi!
- qu'elle est belle!»
-
-En 1767, la maréchale de Luxembourg, cousine de notre héroïne, ne
-ressemblait guère à cette duchesse de Boufflers que nous avons vue en
-1743 faire si bon accueil à sa jeune parente[26]. Au physique comme au
-moral, la transformation avait été si complète qu'on ne pouvait
-s'imaginer avoir affaire à la même personne.
-
- [26] Le duc de Boufflers étant mort en 1747, sa veuve épousa, en
- 1750, Charles-Frédéric de Montmorency, maréchal et duc de
- Luxembourg; il mourut lui-même en 1764 et la maréchale se trouva
- veuve pour la seconde fois.--Voir _La Cour de Lunéville au
- dix-huitième siècle_, p. 127 et suiv.
-
-Après avoir mené pendant sa jeunesse une vie des plus légères, la
-maréchale, quand elle se vit obligée de renoncer à la galanterie,
-résolut de changer de conduite et de viser à la considération.
-
-De l'esprit naturel, un goût sûr, une longue expérience de la Cour et du
-monde lui donnèrent la situation qu'elle ambitionnait, et elle s'établit
-bientôt arbitre souveraine des bienséances et du bon ton.
-
-Ce pouvoir incontesté justifiait ce joli mot du prince de Ligne: à une
-dame qui lui demandait: «De qui dépendent les réputations?» il
-répondait: «Presque toujours des gens qui n'en ont pas.»
-
-Elle-même avait complètement oublié ses erreurs passées et le monde
-avait imité son exemple. «Tel est ce pays-ci, dit Besenval durement,
-pourvu qu'on soit opulent et qu'on porte un beau nom, tout s'oublie,
-mais même on peut jouir d'une vieillesse considérée après la jeunesse la
-plus méprisable.»
-
-Walpole faisait une plaisante allusion aux diverses transformations de
-la maréchale, quand il écrivait: «Elle a été fort belle, fort galante et
-fort méchante; sa beauté s'en est allée, ses amants aussi, et elle croit
-à présent que c'est le diable qui va venir. Cet affaissement moral l'a
-adoucie jusqu'à la rendre agréable, car elle est spirituelle et bien
-élevée.»
-
-Son extérieur n'avait rien d'imposant. On était d'abord un peu surpris
-en voyant une petite bonne femme en robe de taffetas brun, avec le
-bonnet et les manchettes de gaze unie, à grand ourlet, sans bijoux, mais
-elle avait un visage si noble et si régulier, une attitude si digne et
-une si parfaite amabilité qu'on l'écoutait avec un plaisir inexprimable.
-
-La maréchale aimait beaucoup sa cousine de Boufflers, et elle reportait
-même sur Mme de Boisgelin et sur le chevalier une partie de l'affection
-qu'elle éprouvait pour la mère. Elle les traitait l'un et l'autre avec
-autant de tendresse que s'ils avaient été ses propres enfants.
-
-La marquise allait encore retrouver à Paris une cousine qui portait le
-même nom qu'elle et dont la destinée avait avec la sienne une singulière
-analogie. La comtesse de Boufflers-Rouvrel, qui avait été dame d'honneur
-de la duchesse d'Orléans, entretenait avec le prince de Conti une
-liaison avérée, publique et qui lui avait valu le surnom de l'_Idole du
-Temple_. On l'appela aussi plus tard la _Minerve savante_, quand la
-passion de l'esprit succéda chez elle aux passions d'un âge plus tendre.
-
-C'était une des femmes les plus aimables de la société, bien qu'on lui
-reprochât souvent de manquer de sincérité; sa conversation était
-amusante, remplie d'agréments et de vivacité. Walpole, qui l'a bien
-connue, a laissé d'elle ce croquis: «Il y a en elle deux femmes, celle
-d'en haut et celle d'en bas. Je n'ai pas besoin de vous dire que celle
-d'en bas est galante. Celle d'en haut est fort sensée, elle possède une
-éloquence mesurée qui est juste et qui plaît; mais tout cela est gâté
-par une véritable rage d'applaudissements.»
-
-Des goûts communs, une complète absence de scrupules, la même tournure
-d'esprit avaient créé entre l'_Idole du Temple_ et la marquise de
-Boufflers une intimité très grande. Les deux cousines se plaisaient
-extrêmement et se quittaient le moins possible.
-
-Les nièces de Mme de Boufflers, Mmes de Cambis et de Caraman, habitaient
-également Paris, et leur tante les voyait sans cesse. Mais elle
-affectionnait particulièrement Mme de Cambis dont l'esprit lui plaisait
-davantage. Une taille élégante, de la grâce, beaucoup d'art et de
-coquetterie en faisaient une femme agréable, mais elle avait souvent de
-l'humeur et de l'inégalité. Elle passait pour fort galante et méritait
-sa réputation, sans que sa situation dans le monde en fût le moindrement
-diminué: «Cette Cambis me plaît, écrivait Mme du Deffant, elle a un
-caractère à la vérité froid et sec, mais elle a du tact, du
-discernement, de la vérité, de la fierté. J'ai un certain désir de lui
-plaire qui m'anime. Ce ne sera jamais une amie, mais je la trouve
-piquante.»
-
-Mme de Boisgelin avait suivi sa mère dans la capitale. Le mariage de la
-jeune femme, nous l'avons déjà fait entrevoir, n'avait pas mieux tourné
-que la grande majorité des unions de l'époque et elle vivait peu avec
-son mari; par suite elle s'était beaucoup rapprochée de sa mère, qu'elle
-accompagnait presque toujours dans ses déplacements. Lauzun a porté sur
-Mme de Boisgelin ce jugement plutôt sévère: «C'était un monstre de
-laideur, mais assez aimable, et aussi galante que si elle eût été
-jolie.» La vérité est qu'elle n'avait pas une figure régulière, mais
-elle était grande, fort bien faite, et elle avait beaucoup d'esprit.
-Quant aux mœurs, tout ce qu'on peut en dire, c'est qu'elle ne voulait
-pas se singulariser, et qu'elle vivait comme la plupart des femmes de
-son monde et de son temps.
-
-La liste des plus intimes amis de Mme de Boufflers ne serait pas
-complète si nous ne citions quelques-uns de ceux avec qui elle vivait en
-Lorraine et qui l'avaient suivie ou précédée dans la capitale, la
-marquise de Lenoncourt, l'abbé Porquet, le chevalier de Listenay, etc.
-Des deux premiers nous n'avons rien à dire; à peine arrivée à Paris, la
-marquise reprit avec eux, nous le verrons bientôt, ses habitudes
-d'intimité presque journalière. Quant au chevalier, qui, par la mort de
-son frère, allait prendre le titre de prince de Bauffremont, nous allons
-le voir devenir peu à peu un des plus fervents adorateurs de Mme de
-Boufflers et, à ce titre, nous en devons parler avec quelques détails.
-
-C'était un homme d'une véritable distinction, mais calme, froid et un
-peu indifférent.
-
-«Je le trouve un bon homme, écrit Mme du Deffant, doux, facile,
-complaisant; en fait d'esprit il a à peu près le nécessaire, sans sel,
-sans sève, sans chaleur, un certain son de voix ennuyeux; quand il ouvre
-la bouche, on croit qu'il bâille et qu'il va faire bâiller; on est
-agréablement surpris que ce qu'il dit n'est ni sot, ni long, ni bête;
-et vu le temps qui court, on conclut qu'il est assez aimable[27].»
-
- [27] A Walpole, 1768.
-
-Un an plus tard, quand elle le connaît mieux, elle est beaucoup plus
-enthousiaste:
-
-«Je trouve que son âme est le chef-d'œuvre de la nature: c'est son
-enfant favori, son prédestiné!»
-
-«Ce que vous dites du chevalier est charmant et de toute vérité, répond
-Mme de Choiseul; oui, il est bien l'enfant gâté de la nature, mais comme
-il ne sait pas qu'il est gâté, il n'est point fat, il jouit de tous ses
-dons en s'y abandonnant seulement, et c'est pour cela qu'il est si
-aimable[28].»
-
- [28] 28 mai 1769.
-
-Et les deux dames, dans leur enthousiasme, baptisent Bauffremont «le
-prince Incomparable», nom qui lui restera et qu'elles lui appliqueront à
-l'avenir dans leur correspondance.
-
-Mme de Boufflers avait encore retrouvé dans la capitale un vieil ami de
-Lorraine que des liens fort tendres avaient un instant enchaîné à son
-char, le poète Saint-Lambert. Entre eux l'amour avait duré ce que durent
-les roses, mais ils avaient trop d'esprit pour se croire obligés de se
-détester par la suite, et une solide amitié avait succédé aux sentiments
-anciens. Ils se revirent avec un plaisir infini.
-
-Depuis qu'il s'était éloigné de Lunéville après sa tragique aventure
-avec Mme du Chatelet, Saint-Lambert avait eu une étrange fortune.
-
-Après avoir fait la guerre de Sept ans sous les ordres du maréchal de
-Contades et conquis plus de rhumatismes que de lauriers, il avait quitté
-le service avec le grade de colonel et s'était entièrement consacré à la
-littérature.
-
-Dans le désir d'étendre sa réputation et de figurer sur un théâtre plus
-digne de ses mérites, l'ancien coryphée de la cour de Lorraine s'était
-établi définitivement à Paris. Grâce à son intime amitié avec le prince
-de Beauvau, amitié qui dura plus de cinquante ans sans le moindre nuage,
-il fut accueilli dans les salons aristocratiques et il devint en peu de
-temps fort à la mode; son aventure avec Mme du Chatelet n'était pas
-étrangère à l'engouement qu'il inspirait. Il crut devoir à la société
-qui l'accueillait si aimablement de prendre un titre qui lui manquait.
-Né Lambert devenu de Saint-Lambert de par la volonté paternelle, il
-n'hésita pas, de par sa propre volonté, à s'attribuer le titre de
-marquis. Il n'y avait aucun droit, on le lui donna par complaisance et
-il finit par y croire lui-même très sincèrement. Cela ne l'empêchait
-nullement de se proclamer philosophe et de faire parade d'opinions très
-avancées, voire même nettement anticléricales et républicaines.
-
-Les années n'avaient pas sensiblement modifié son caractère; il était
-resté tel que nous l'avons connu, froid et prétentieux. «C'était le
-meilleur des amis, dit Mme Suard, mais il avait pour tout ce qui lui
-était indifférent une froideur que l'on pouvait souvent confondre avec
-le dédain.» On l'estimait, mais on ne l'aimait pas.
-
-Il ne manquait pas cependant d'un certain mérite et sans que sa
-conversation fût piquante, «dans un entretien philosophique et
-littéraire, personne ne causait avec une raison plus saine ni avec un
-goût plus exquis[29]».
-
- [29] Marmontel.
-
-Tous les amis du prince de Beauvau étaient naturellement devenus ceux du
-poète; il fréquentait le meilleur monde, la maréchale de Luxembourg, la
-marquise du Deffant, la duchesse de Choiseul, la duchesse de Grammont,
-etc., etc.
-
-Saint-Lambert n'était pas seulement intime avec la noblesse. Admis dans
-le salon du baron d'Holbach, il se lia très vite avec tous les
-encyclopédistes: Duclos, d'Alembert, Grimm, J.-J. Rousseau, Diderot,
-etc., etc., devinrent ses amis de chaque jour. On le rencontrait
-également dans les salons de Mlle Quinault, de Mme Geoffrin, de Mme
-Helvétius, etc., et il y retrouvait tous les hommes de lettres marquants
-de l'époque.
-
-Ce fut dans une de ces réunions intimes chez Mlle Quinault que Mme
-d'Épinay le vit pour la première fois. Elle lui trouva «infiniment
-d'esprit et autant de goût que de délicatesse et de force dans les
-idées». Peu de jours après elle avait la fâcheuse inspiration de
-présenter son nouvel ami à Mme d'Houdetot, sa belle-sœur.
-
-Mme d'Houdetot avait alors environ vingt-sept ans. Elle avait été mariée
-à dix-huit ans avec le comte d'Houdetot, homme de peu de valeur, et qui
-n'éprouva jamais pour elle qu'une simple amitié; il eut d'ailleurs le
-bon goût de ne pas lui demander plus qu'il ne lui donnait.
-
-Mme d'Houdetot n'était pas jolie, mais elle avait la grâce de l'esprit;
-elle abondait en saillies charmantes et spontanées; et puis elle
-possédait «une si jolie âme, si franche, si honnête, si sensible, si
-personnelle!»
-
-Diderot, que la vivacité de son esprit amusait, écrivait un jour à Mlle
-Volant:
-
-«Hier, j'étais à souper à côté de Mme d'Houdetot qui disait: «Je me
-mariai pour aller dans le monde et voir le bal, l'Opéra et la comédie;
-et je n'allai point dans le monde, et je ne vis rien, et j'en fus pour
-mes frais!» Ces frais firent rire, comme vous pensez bien.»
-
-Et comme la jeune femme s'animait de la gaieté de son voisin qui buvait
-ferme, elle lui disait en riant: «C'est mon voisin qui boit le vin et
-c'est moi qui m'enivre.»
-
-Saint-Lambert fut bientôt sous le charme de cette imagination si vive,
-de cette âme si douce, et il s'éprit pour Mme d'Houdetot d'une passion
-qui dura jusqu'à sa mort.
-
-La marquise de Boufflers n'était pas seulement liée avec sa famille; par
-sa naissance, par ses relations, elle se trouvait tout naturellement
-amenée à vivre dans un continuel commerce avec la société la plus
-agréable. On la rencontrait fréquemment chez Mme du Deffant, cette
-vieille aveugle «débauchée d'esprit», qui, au début de sa vie, avait si
-largement partagé les erreurs du siècle. Elle avait été la maîtresse du
-Régent, d'un certain Fargis dont on disait «qu'il avait tant volé qu'il
-en avait perdu une aile», du président Hénault et de beaucoup d'autres
-vraisemblablement. Puis quand elle avait perdu la vue, elle s'était
-rangée et avait cherché un refuge au couvent de Saint-Joseph, où elle
-recevait l'élite de la société spirituelle et lettrée.
-
-Tout le petit groupe dont nous venons d'énumérer les principaux
-personnages forme une société intime qui ne se quitte guère. Chaque jour
-on se retrouve au concert, à l'Opéra, à la comédie, au jeu, à souper;
-c'est une fréquentation continuelle et charmante.
-
-On rencontre Mme de Boufflers tantôt à l'hôtel de Beauvau, où le prince
-accueille en grand seigneur les gens de lettres et les philosophes;
-tantôt au Temple, où le prince de Conti donne des soupers de cent
-cinquante couverts, des concerts, des divertissements où figurent les
-premiers artistes de la capitale; tantôt chez le duc de Choiseul, chez
-la maréchale de Luxembourg, chez le duc de Nivernais, ce grand seigneur
-homme de lettres que Mme du Deffant appelait si plaisamment «le mâle de
-l'Idole du Temple[30]», etc., etc.
-
- [30] Le duc habitait, rue de Tournon, un magnifique hôtel qui
- avait été autrefois la demeure de Concini; c'était le rendez-vous
- de la meilleure société.
-
-Mme de Boufflers, de par son nom et ses fonctions, appartient aussi à la
-Cour et on la voit sans cesse à Versailles, à Fontainebleau, à
-Compiègne, à Marly, chez tous les princes, à Chantilly, à
-Villers-Cotterets, etc.
-
-Pendant l'été, l'existence de la marquise n'est pas moins agréable que
-durant l'hiver; elle est invitée dans tous les châteaux des environs;
-elle villégiature à droite, à gauche, partout et sans cesse elle
-retrouve sa famille et ses amies.
-
-Le prince de Conti la reçoit dans son splendide domaine de l'Isle-Adam;
-il y vit entouré d'une société aussi galante que distinguée. On fait de
-la musique, on joue la comédie, on chasse. La maréchale de Luxembourg,
-Mme de Cambis, qui sont les plus intimes amies de l'_Idole du Temple_, y
-font d'interminables séjours; elles y entraînent Mme de Boufflers qui
-devient une des assidues de la maison.
-
-La marquise n'est pas moins recherchée à Saint-Maur, chez le duc de
-Nivernais; à Roissy, chez les Caraman; à Auteuil, chez Mme Helvétius; à
-Saint-Ouen, chez Mme Necker; à Ruel, chez Mme d'Aiguillon; au Raincy,
-chez le duc d'Orléans; etc.
-
-Mais c'est surtout à Montmorency, chez Mme de Luxembourg, que Mme de
-Boufflers aime à faire de longs séjours; là, elle se sent chez elle, là
-elle est heureuse, car elle y retrouve sa chère maréchale et tous les
-amis dont la société lui est la plus précieuse.
-
-De tous les environs de Paris la vallée de Montmorency était assurément
-l'endroit le plus fréquenté et le plus apprécié de la société parisienne
-pendant tout le dix-huitième siècle. Ses collines verdoyantes, si riches
-en fleurs et en fruits de toutes sortes, ses bois séculaires, ses eaux
-superbes, lui avaient valu une réputation méritée. La proximité de la
-capitale, qui permettait à la fois de goûter les plaisirs de la campagne
-sans rien perdre de ceux de Paris, contribuait encore à augmenter la
-vogue de ce riant séjour.
-
-A Montmorency, à Soisy, à Groslay, à Margency, à Sannois, à Andilly, à
-Eaubonne, à Saint-Brice, partout s'élevaient d'élégantes maisons de
-campagne, entourées de parcs superbes, la plupart avec une vue
-ravissante sur la vallée.
-
-Le château de Montmorency appartenait au maréchal de Luxembourg, le
-château de Saint-Leu au duc d'Orléans[31], le château de la Chasse au
-prince de Condé. Les châteaux de Groslay, de Saint-Gratien, de
-Saint-Prix, de la Briche[32], d'Épinay, de Franconville, etc., etc.,
-étaient tous habités par des familles de l'aristocratie ou de la haute
-finance.
-
- [31] Il appartint plus tard à la reine Hortense.
-
- [32] Il avait appartenu à Gabrielle d'Estrées et devint plus tard
- la propriété de M. de Sommariva.
-
-Dès l'approche des beaux jours, les heureux propriétaires de ces belles
-demeures venaient y chercher le calme et le repos, et goûter au sein
-d'une société choisie les joies de la nature.
-
-La vallée de Montmorency ne séduisait pas seulement les grands
-seigneurs; les gens de lettres paraissaient avoir fait de ce séjour leur
-asile préféré. A partir de 1750, Mme d'Épinay attire dans son château de
-La Chevrette tous les encyclopédistes[33], et son salon champêtre
-devient le rendez-vous d'une société de beaux esprits, d'hommes aimables
-et de femmes spirituelles. Les principaux habitués sont d'Holbach,
-Diderot, Marmontel, d'Alembert, J.-J. Rousseau, Galiani, Grimm,
-Saint-Lambert, etc.
-
- [33] Mme d'Épinay quitta La Chevrette en 1760.--La situation
- embarrassée de son mari l'obligea à la louer.
-
-La belle-sœur de Mme d'Épinay, Mme d'Houdetot, a loué, elle aussi, une
-habitation dans la vallée; elle s'est installée dans un joli petit
-village nommé Eaubonne, et elle y passe presque tout l'été.
-
-Saint-Lambert, qui ne voulait pas quitter la femme qu'il aimait, ou du
-moins aussi peu que possible, acheta à son tour une propriété à
-Franconville, à quelques minutes de Sannois.
-
-Nous verrons bientôt que, par un singulier hasard, Mme de Boufflers
-allait bientôt retrouver dans la charmante vallée tous ses meilleurs
-amis de Lorraine.
-
-Son séjour dans la capitale ou dans les châteaux des environs offrait
-d'autant plus d'intérêt à Mme de Boufflers qu'elle était arrivée, comme
-nous dirions aujourd'hui, au moment psychologique. L'évolution dans les
-idées et dans les mœurs, qui se préparait depuis une vingtaine
-d'années, commençait à se manifester au dehors. Avec sa rare
-intelligence, avec son esprit ouvert et perspicace, la marquise de
-Boufflers ne pouvait manquer de s'en apercevoir, et de se passionner
-elle aussi pour ce mouvement des idées.
-
-La société française se transformait de fond en comble et l'on voyait
-déjà poindre l'aurore des temps nouveaux. L'influence de la Cour allait
-s'amoindrissant et la tutelle qu'elle exerçait sur les esprits et les
-idées diminuait de jour en jour.
-
-«On recherchait avec empressement, dit Ségur, toutes les productions
-nouvelles des brillants esprits qui faisaient alors l'ornement de la
-France; elles donnaient un aliment perpétuel à ces conversations où
-presque tous les jugements semblaient dictés par le bon goût. On y
-discutait avec douceur, on n'y disputait presque jamais, et comme un
-tact fin y rendait savant dans l'art de plaire, on y évitait l'ennui en
-ne s'appesantissant sur rien.
-
-«Les idées philosophiques émises d'abord timidement gagnaient de jour en
-jour du terrain. L'habitude de la discussion qu'elles avaient fait
-naître s'appliquaient non seulement aux productions de l'esprit, mais
-aux actes du pouvoir, aux délibérations du Parlement, aux croyances
-religieuses, etc.»
-
-A partir de la seconde moitié du dix-huitième siècle, on voit se former
-ces salons où toutes les classes se confondent, où les philosophes, les
-hommes de lettres, les financiers marchent de pair avec les courtisans,
-où l'on s'entretient de toutes choses, où l'on émet audacieusement les
-idées les plus subversives, où on les discute avec passion, où l'on fait
-table rase de toute l'organisation sociale, où l'on détruit tout ce qui
-existe, religion, morale, gouvernement, sans se soucier des
-conséquences.
-
-Il semble qu'un véritable vent de folie ait poussé toute cette société à
-sa perte et à se détruire elle-même de ses propres mains.
-
-Que les philosophes qui poursuivaient un idéal, qui voulaient une
-rénovation sociale, aient marché de l'avant envers et contre tous, cela
-se comprend et s'explique. Mais la noblesse, les gens de Cour, ceux qui
-profitaient et abusaient le plus largement de l'ordre de choses établi,
-par quelle aberration d'esprit, par quelle inconcevable aveuglement se
-montraient-ils aussi ardents à détruire que les philosophes?
-
-Les femmes elles-mêmes ne dédaignaient pas de se mêler à ce mouvement
-des esprits; elles s'occupaient avec enthousiasme de philosophie et
-d'économie politique, et l'on entendait les plus jolies bouches
-prononcer des dissertations passionnées sur la sortie des blés et les
-droits prohibitifs. Sur les cheminées des salons comme sur les toilettes
-des boudoirs on ne trouvait que des ouvrages philosophiques ou les
-ennuyeuses élucubrations du marquis de Mirabeau, de l'abbé Baudeau et
-autres pédants économistes.
-
-Mme de Boufflers partageait l'étrange aveuglement des gens de son monde;
-elle n'était pas moins ardente que ses amies à discuter les idées du
-jour, et à en adopter le plus grand nombre.
-
-
-
-
-CHAPITRE IV
-
-1768-1770
-
- Séjour de Mme de Boufflers à Paris.--Sa correspondance avec
- Panpan.
-
-
-Quand Mme de Boufflers revint à Paris en 1767, elle descendit d'abord
-chez son frère, mais ce n'était là qu'une solution provisoire; elle
-voulait avoir sa liberté, et puis elle avait eu avec sa belle-sœur
-quelques difficultés qui excluaient toute idée de vie commune. Leurs
-caractères, en effet, après avoir beaucoup sympathisé, n'avaient pas
-tardé à se heurter, et dans l'intérêt de tous mieux valait vivre chacun
-chez soi.
-
-Mme de Boufflers s'installa d'abord rue du Rempart, au Marais, mais
-c'était fort loin, la maison était laide, incommode, il fallut trouver
-ailleurs. Après bien des recherches, la marquise finit par découvrir
-dans le faubourg Saint-Honoré, à côté de l'hôtel de Duras, la maison de
-Mme de Lorge qui venait de mourir; elle la loua pour 4,500 livres.
-L'habitation était charmante, agréable et commode; «elle avait à elle
-seule plus de vue, de soleil et de bon air que tout Paris ensemble.» Il
-y avait un beau jardin, de grands arbres, mais comme la perfection n'est
-pas de ce monde, l'escalier était un vrai casse-cou, «un véritable
-escalier de blanchisseuse». Il fallut bien cependant s'en contenter.
-
-La marquise, à cette époque, a cinquante-sept ans bien sonnés, mais elle
-n'a rien perdu de ses qualités intellectuelles. Son fils, qui la dépeint
-à cet âge, s'extasie «sur le charme, la justesse, la finesse, la gaieté,
-la soudaineté, disons le mot, l'originalité de cet esprit qui ne
-ressemblait pas plus aux esprits ordinaires que la lumière à la
-couleur... Jamais aucun soin, aucun apprêt, aucune recherche... Ses
-paroles étaient inattendues, promptes, vives, pénétrantes, comme autant
-d'étincelles électriques... Sa gaieté était pour son âme un printemps
-perpétuel, qui l'a garantie toute sa vie de trop d'ardeur comme de trop
-de froid et qui n'a cessé de produire des fleurs nouvelles jusqu'à son
-dernier jour[34].»
-
- [34] BOUFFLERS, _Å’uvres posthumes_.
-
-Mme de Boufflers retrouve d'abord avec une joie profonde ses chers
-amis de Lunéville, Mme de Lenoncourt et l'abbé Porquet, qui tous
-deux lui font fête à l'envi. Mais elle est bien vite débordée; ses
-parents, ses amis, tout le monde se l'arrache, tout le monde veut
-jouir de cet esprit charmant, si aimable et si gai.
-
-Bientôt elle est à ce point recherchée, qu'elle ne sait auquel entendre;
-elle n'a plus une minute à elle, et elle devient insaisissable.
-
-Mme de Lenoncourt fait tous ses efforts pour la voir le plus souvent
-possible, mais «elle échappe comme un oiseau, et c'est un véritable
-chagrin de la regretter toujours et de la voir si peu».
-
-Elle n'est jamais chez elle; on prend avec elle un rendez-vous, elle y
-manque: «C'est une poignée de puces, écrit son amie désolée, il n'y a
-pas moyen de prendre des arrangements stables avec elle, elle est
-toujours où elle ne comptait pas être un quart d'heure auparavant.»
-
-Ce ne sont pas seulement les joies de la famille ou de l'amitié qui
-absorbent si complètement Mme de Boufflers. Elle a toujours adoré le
-monde et elle en a peu joui pendant les dernières années si moroses du
-vieux Stanislas; aussi à peine arrivée dans la capitale cherche-t-elle à
-rattraper le temps et elle se jette à corps perdu dans une vie mondaine
-qui ne convient, il faut l'avouer, ni à son âge, ni à sa situation de
-fortune; on ne voit qu'elle à la Cour, chez tous les princes, à toutes
-les fêtes; elle ne manque pas un spectacle; il n'y a pas de jeune femme
-plus affolée de plaisirs.
-
-«Elle s'amuse comme si elle avait quinze ans, écrit Mme de Lenoncourt
-qui en a trente-huit, c'est moi la grand'mère!»
-
-Quelques jours après, elle s'écrie encore dans un moment de dépit:
-
-«J'ai soupé trois jours de suite avec votre marquise. Peut-être vais-je
-être trois mois sans la voir. Il n'y a pas à Paris assez de jeu, assez
-de princes, assez de spectacles pour elle, jugez du temps qui lui reste.
-Et puis elle me soutient qu'elle m'aime! Cela me fait enrager. Je
-voudrais trouver une bonne raison de m'en détacher[35].»
-
- [35] Toutes les lettres de Mme de Lenoncourt à Panpan, citées
- dans ce volume nous ont été gracieusement communiquées par Mlles
- de Ravinel, Mme Léon Noël et le capitaine Noël.
-
-S'en détacher! c'est plus facile à dire qu'à faire!
-
-Tous ses amis sont furieux après elle; ils finissent par lui en vouloir
-véritablement et il n'y a pas de reproches qu'ils ne lui adressent, mais
-elle est si aimable, elle a tant d'agréments, il émane d'elle un charme
-si singulier qu'on ne peut lui tenir rigueur. Dès qu'on la revoit, on
-l'aime plus que jamais. On passe sa vie à la détester et à l'adorer.
-
-Ce ne sont pas seulement les fêtes, les spectacles, les réceptions
-princières que Mme de Boufflers aime avec rage, elle a une passion
-terrible, irrésistible, le jeu, et rien ne l'en peut détourner. C'est un
-mal de famille, car ses enfants eux-mêmes, sa sœur de Mirepoix en sont
-également les victimes. Déjà à Lunéville, du temps de Stanislas, la
-marquise a commis mille folies et s'est placée souvent dans les plus
-terribles embarras. Mais à Paris c'est bien pire encore. D'abord les
-occasions sont plus fréquentes et puis l'on joue bien plus gros jeu. Il
-n'y a pas de réunion à la Cour ou chez les princes qui ne soit
-l'occasion d'un jeu effréné.
-
-Depuis la Régence, cette passion avait pris des proportions inouïes.
-
-«La cause de presque tous les malheurs ici, c'est la fureur du jeu,
-écrit en 1720 la duchesse d'Orléans. On m'a souvent dit: «Vous n'êtes
-bonne à rien, vous n'aimez pas le jeu.»
-
-«Les rues de Paris étaient éclairées la nuit de pots à feu placés devant
-les hôtels des plus grands seigneurs, convertis en maisons de jeu.
-Entrait qui voulait.»
-
-On ne jouait pas seulement dans les tripots, dans les hôtels
-particuliers, on jouait chez tous les princes, à la Cour, et un jeu
-effrayant. Cette passion amenait avec elle tous les désordres qui en
-sont la conséquence. Plus d'un grand seigneur, plus d'une noble dame
-n'hésitait pas à aider la fortune quand elle ne leur souriait pas
-suffisamment. On se rappelle l'aventure de Mme du Chatelet à Versailles
-en 1747; elle joue au jeu de la Reine et en peu de temps elle a perdu
-non seulement ce qu'elle a sur elle, mais encore plus de 80,000 livres
-sur parole. Voltaire l'entraîne de force en lui criant qu'elle joue avec
-des fripons![36]
-
- [36] Voir _la Cour de Lunéville_, p. 264.
-
-Pendant tout le dix-huitième siècle cette passion a régné sans conteste
-et amené dans la société une démoralisation profonde.
-
-Mme de Boufflers allait donc trouver à Paris plus que partout ailleurs
-la satisfaction de son déplorable penchant. Aussi partout où l'on joue,
-est-on sûr de la rencontrer. Et elle ne se contente pas d'un jeu
-modeste, en rapport avec ses ressources. Point du tout; elle joue gros
-jeu et perd ou gagne facilement 1,000 louis dans sa soirée. «Du reste
-dans le monde on ne parle que par 1,000 louis; 4 ou 500 louis sont des
-bagatelles qu'on ne daigne même pas citer.» Rien ne peut détourner la
-marquise de sa terrible passion, ni les pertes fréquentes, ni les sages
-conseils de ses amis.
-
-A Marly, à Chantilly, à Compiègne, à Villers-Cotterets, à l'Isle-Adam,
-au Palais-Royal, partout elle joue un jeu d'enfer. Souvent on la voit
-rester à la table de jeu toute une nuit et toute une journée, sans
-désemparer!
-
-Comme elle ne possède pour toute fortune qu'une rente de 18,000 livres
-sur le trésor royal, elle est bien vite au bout de ses ressources. Alors
-elle emprunte à droite, à gauche, mais comme elle ne peut rendre, toutes
-les bourses se ferment bientôt devant elle.
-
-Ses enfants, tout en la blâmant, imitent son exemple; à Marly, dans une
-seule soirée Mme de Boisgelin gagne 2,500 louis; au Palais-Royal, le
-chevalier perd 200 louis dont il n'a pas le premier sol[37].
-
- [37] Le chevalier lui-même écrivait en 1778 à Mme de Sabran, à
- propos d'une soirée à Marly: «Le jeu est devenu si fou qu'il
- n'est plus tentant.»
-
-C'est une folie, une démence! Il n'est pas jusqu'à l'abbé Porquet qui ne
-soit atteint de la maladie régnante. On le voit perdre en quelques
-heures 250 louis au trente-et-quarante! «L'auriez vous cru capable de
-cette folie? écrit Mme de Lenoncourt indignée. Il faut que l'air de la
-maison soit bien contagieux. Le pauvre petit fou me fait pitié!»
-
-Ce jeu effréné de la part de gens qui sont plus que besoigneux,
-entraîne les conséquences ordinaires, des scènes regrettables, des
-suspicions humiliantes. Un soir, à l'hôtel de Luxembourg, on joue au
-vingt-et-un. Mme de Boisgelin est assise à côté de son frère, le
-chevalier. Le banquier donne à la comtesse un certain valet de cœur,
-mais par une étrange fatalité, ce valet se retrouve parmi les cartes du
-chevalier et lui fait avoir 21. Par un hasard non moins fâcheux, Mme de
-Boisgelin a mis beaucoup d'argent sur les cartes de son frère et fort
-peu sur les siennes. Celui qui tient les cartes se récrie, proteste,
-tout le monde baisse les yeux, mais les inculpés nient avec indignation
-et il n'en est rien de plus[38]. Il est juste de dire qu'au dix-huitième
-siècle on considérait avec une rare indulgence les joueurs qui
-corrigeaient la fortune.
-
- [38] Mme du Deffant à Walpole, 7 mars 1770.
-
-Le chevalier de Boufflers, dans le portrait qu'il a tracé de sa mère,
-n'a pas caché le penchant qu'elle éprouvait pour les jeux de hasard et
-combien ce goût lui a été funeste.
-
-«On lui a reproché avec trop de raison, d'aimer le jeu. Elle y a souvent
-été malheureuse; mais on peut dire aussi que ses amis ne l'étaient pas
-moins, puisque dans les heures qu'elle y perdait, Mme de Boufflers était
-perdue pour eux. Au reste, dans les moments les plus critiques, au
-milieu des plus grands orages, des naufrages mêmes, dont le gros jeu
-menace tous ceux qui ne craignent pas assez de s'y embarquer... on ne
-l'a jamais vu déroger à cette noble égalité d'humeur, à cette franche
-liberté d'esprit qui faisait le fonds de son caractère et la base de son
-bonheur; jamais abattue, jamais enivrée, elle portait en elle-même le
-contrepoids de toutes les inégalités de la fortune[39].»
-
- [39] _Å’uvres posthumes._
-
-Ce portrait, écrit pour les besoins de la cause, est beaucoup trop
-flatteur. La vérité est que l'existence déraisonnable et surmenante que
-menait Mme de Boufflers était aussi désastreuse pour sa bourse que pour
-son humeur et pour sa santé; elle était horriblement changée et
-paraissait vieillie de vingt ans depuis la mort du roi de Pologne. Quand
-elle perdait, elle avait beau chercher à se dominer, elle ne pouvait
-s'empêcher d'être d'une humeur massacrante. Ses meilleurs amis
-déploraient une conduite si folle et peu à peu s'éloignaient d'elle.
-
-Mme de Lenoncourt, profondément attristée, faisait à Panpan cette
-navrante description:
-
-
- «Paris, 18 novembre.
-
-«Mon Veau, je n'ai que des condoléances à vous faire. Notre pauvre amie
-détruit sa fortune et sa santé à plaisir. Je sais par ses enfants, qui
-en gémissent, qu'elle a joué à Fontainebleau nuit et jour, qu'elle a
-perdu prodigieusement, et je sais par Mme de Grammont qu'elle s'est
-querellée avec sa belle-sœur, qu'il y a entre elles tant d'aigreur que
-cela ne peut que mal finir. Mme de Grammont en est excédée. J'ai dit
-tout ce que j'ai pu pour excuser sa conduite en faveur des motifs, mais
-vous savez bien que l'humeur ne se supporte pas, et que c'est, de tous
-les défauts de la société, celui qui se pardonne le moins.
-
-«Tout cela m'afflige jusqu'au fond de l'âme. Je vois cette malheureuse
-femme tout près de la caducité et de la pauvreté, sans existence, sans
-société, sans ressources. Le jeu est son unique plaisir et son unique
-occupation. Quelle malheureuse passion!»
-
-Mme de Lenoncourt serait bien désireuse de rencontrer plus fréquemment
-cette amie, qu'au fond elle aime si tendrement, mais c'est là chose
-impossible: «Elle a deux maudites rosses qui la mènent partout où l'on
-joue, écrit-elle avec rage, mais bien peu chez moi.»
-
-La marquise est d'autant plus désolée de ne pas voir plus souvent Mme de
-Boufflers, qu'elle-même a éprouvé bien des déceptions en s'installant à
-Paris et qu'elle avait compté sur son amie pour lui rendre la vie plus
-agréable.
-
-D'abord, au point de vue matériel, elle s'est trouvée dans des
-conditions déplorables. Elle a naturellement peu d'argent à mettre à son
-loyer et elle a dû se loger dans un chenil, «une maison culbutée de la
-cave au grenier, de l'huile puante partout!» Ces odeurs horribles
-jointes au bruit de la rue la tuent. Aussi Paris lui paraît-il laid et
-désagréable, et elle a peine à «s'y rhabituer». Combien elle regrette
-son cher Lunéville où elle était si bien logée, où elle jouissait de
-tant de repos!
-
-Certes, ses amis ont été charmants pour elle, elle les a retrouvés tels
-qu'elle les avait quittés; ils la comblent de marques d'affection, mais
-la vie de province avait bien plus de charme.
-
-Elle écrit tristement à son cher Veau:
-
-«Je fais des visites qui me fatiguent, je ne trouve que les gens que je
-ne désire pas; je fais des soupers tristes, ennuyeux et dont tout le
-monde se plaint. Je vois mes amis souvent pour Paris, peu pour moi qui
-les voyais tous les jours à Lunéville, enfin, mon cher Panpan, il faut
-que je sois très vieillie, car je sens que cette vie ne me convient
-plus.»
-
-L'été est pire encore que l'hiver, s'il est possible: «On n'y a pour
-toute société que quelques ennuyeux qui ne savent que devenir, les rues
-sont empuantées, enfin Paris est un séjour odieux.»
-
-A force de chercher, Mme de Lenoncourt finit par trouver dans un
-quartier éloigné un appartement grand, gai et commode. Malgré la
-distance qui l'éloigne encore davantage de ses amis, elle est ravie, car
-elle n'y entend d'autre bruit que le chant du coq.
-
-Cependant Mme de Boufflers, loin de se calmer, continuait à mener la
-même vie agitée et troublante dont nous avons fait une rapide
-description. La visite du jeune roi de Danemark, en octobre 1768, fut un
-prétexte pour elle à de nouvelles folies. Ce roi de «marionnettes[40]»,
-à peine débarqué à Paris, fut accablé de fêtes de tous genres, bals,
-comédies, opéras-comiques, jeu, on ne lui laissait pas un instant de
-repos: «Nous ferons crever le petit Danois, écrit Mme du Deffant, il est
-impossible qu'il résiste à la vie qu'il mène.»
-
- [40] Walpole l'appelait «l'empereur des fées» tant il était
- petit.
-
-Mme de Boufflers était de toutes ces fêtes. La plus remarquable fut
-celle donnée à Chantilly par le prince de Condé, elle dura trois jours
-pleins, le lundi, le mardi, le mercredi.
-
-«Le lundi, il y eut un opéra, un grand souper, un jeu et un bal; le
-mardi, une chasse, une comédie française, un souper, un jeu et un bal;
-le mercredi, un opéra, un feu d'artifice, un souper, un bal masqué pour
-lequel il y avait 2,000 billets distribués dans Paris et un jeu à tout
-casser.»
-
-Mme de Boufflers n'eut garde de laisser échapper cette occasion de faire
-une folie; elle joua et perdit plus de mille louis.
-
-Enfin le petit Danois reprit la route de ses États et la société
-élégante de Paris retrouva un peu de calme.
-
-Cependant la vie que menait Mme de Boufflers ne lui réussissait pas
-précisément. En décembre 1768, elle tomba malade et fut pendant quelques
-jours dans un état fort alarmant; elle avait une fièvre considérable,
-crachait le sang et avait un point de côté; son médecin, très inquiet,
-ne cachait pas à la famille ses préoccupations. Mme de Lenoncourt ne
-quittait pas son amie et la soignait avec autant d'intelligence que de
-dévouement. Enfin, le mieux se déclara et l'on put regarder la marquise
-comme sauvée.
-
-Pendant sa maladie elle avait eu souvent auprès d'elle sa sœur de
-Bassompierre, mais la vieille dame n'avait plus que le souffle et ne
-songeait qu'à jouer au trictrac, qui était devenu son unique passion.
-Mme de Lenoncourt mandait gaiement à Panpan:
-
-«La marquise a chez elle Mme de Bassompierre dont l'ombre joue au
-trictrac du matin au soir. La dernière fois que j'ai vu cette
-apparition, je disais: cette pauvre femme va rendre le dernier soupir en
-jetant les dés; elle tombera dans le trictrac et ce sera son tombeau. Je
-suis sûre que voilà comment elle finira.»
-
-Mme de Boufflers se rétablit donc, mais elle restait «maigre, brûlée,
-desséchée», elle toussait, avait de fréquents accès de fièvre; elle
-aurait eu besoin d'un grand régime; au lieu de s'y résigner, elle reprit
-sans perdre de temps son existence ordinaire. Avant tout elle prétendait
-ne pas se priver des soupers et des parties de jeu qui faisaient tout
-son bonheur.
-
-Ses amis s'efforçaient en vain de lui faire entendre raison:
-
-«Prêchez-lui le lait et les ménagements, écrivait Mme de Lenoncourt à
-Panpan; sa poitrine s'attaquera si elle n'y prend garde. Elle est comme
-une bouteille d'éther; un jour le verre cassera et tout s'évaporera.»
-
-A peine Mme de Boufflers était-elle remise qu'elle éprouva de nouveaux
-ennuis. Depuis quelque temps déjà elle se plaignait de sa vue; bientôt
-le mal empira et un de ses yeux fut sérieusement compromis. Elle ne
-pouvait plus ni lire ni écrire, et cette privation l'affligeait
-beaucoup. Les remèdes ordonnés n'amenant aucune amélioration, elle fit
-appeler frère Côme, le célèbre chirurgien: il conseilla du baume de
-Tuthie, de l'eau de fenouille et par-dessus tout d'éviter les lumières.
-La marquise consentit volontiers à prendre les remèdes, mais quant à
-renoncer à sortir le soir, on ne put l'y décider: elle préférait,
-disait-elle, perdre son œil que de se priver de tout l'agrément de sa
-vie.
-
-Ainsi fit-elle, et elle continua à veiller, à jouer, à se brûler les
-yeux aux lumières, enfin «à faire cent sottises». Elle garda son œil
-malade fort longtemps.
-
-En voyant cet entêtement si déraisonnable, Mme de Lenoncourt se
-souvenait de l'étrange façon dont la marquise, quelques années
-auparavant, avait soigné un crachement de sang.
-
-«Je me rappelle toujours un crachement de sang qu'elle eut à la
-Malgrange, un hiver bien froid et qu'elle nous soutenait que le seul
-remède était de mettre les pieds dans la neige. Elle y mettrait
-peut-être son œil, s'il y en avait. Mais il y a du jeu, des veilles,
-des bougies, et c'est pire que la neige. Je la prêcherai, mais ce sera
-pour le repos de ma conscience.»
-
-Dans sa colère, Mme de Lenoncourt n'appelle plus son amie que «la mère
-Boufflers».
-
-Panpan se désolait des nouvelles qu'il apprenait de sa chère marquise et
-il ne pouvait se défendre pour l'avenir de tristes pressentiments. Il
-les confiait à Mme de Lenoncourt qui lui répondait:
-
-«Vous avez bien raison, elle ne sera point heureuse. Elle me paraît
-comme un malade qui cherche une situation commode dans son lit et qui ne
-la trouve jamais. Je loue Dieu de tout mon cœur de m'avoir donné une
-âme calme et paisible, c'est le dédommagement de tout ce qui me manque.»
-
-En 1768, il fut question d'un mariage pour le marquis de Boufflers, et
-sa mère ainsi que son frère le chevalier s'agitèrent beaucoup à cette
-occasion. C'était une union très brillante au point de vue de la
-fortune, puisqu'il s'agissait de Mlle Helvétius, mais dès qu'on parla de
-ce projet à la jeune fille, elle ne voulut rien entendre, disant que M.
-de Boufflers était «pédant». En vain on voulut la raisonner, elle
-résista «comme un petit diable» et il fallut céder.
-
-Les Boufflers, assez vexés, se retournèrent alors d'un autre côté et ils
-songèrent à une demoiselle de province, Mlle de Morfontaine, qui était
-également une riche héritière. Cette fois la jeune fille ne fit aucune
-opposition et le mariage fut décidé. Conformément aux usages du temps,
-les fiancés ne s'étaient jamais vus. C'est ce qui fait écrire à Mme de
-Lenoncourt ces lignes si pleines de sens et de vérité:
-
-«Savez-vous que M. de Boufflers se marie dans les premiers jours de
-novembre. On m'a dit que sa femme était fort laide et boiteuse; cela
-serait fâcheux. Mais concevez-vous qu'il ne l'ait pas encore vue? Il ne
-s'en est seulement pas informé. Véritablement, on aime trop l'argent
-dans ce siècle. On ne considère que cela.»
-
-Le mariage n'eut pas lieu à la date indiquée, il fut remis au mois de
-janvier, parce que Mlle de Morfontaine n'avait pas encore fait sa
-première communion! «Apparemment qu'entre sacrements c'est l'Eucharistie
-qui a le pas, écrit Mme de Lenoncourt; leur rang est réglé comme celui
-des ducs, et mieux, car cela n'a pas fait de dispute. Le mari supporte
-ce retard très patiemment; il n'a point encore vu sa prétendue femme,
-mais sur la parole de l'évêque de Metz, il la soutient jolie.»
-
-Si Mme de Boufflers abandonne momentanément la Lorraine, on ne peut lui
-reprocher d'oublier son vieil ami. D'elle on ne peut pas dire: «Loin des
-yeux, loin du cœur.» Puisque les hasards de la vie la forcent à
-demeurer éloignée du cher Panpan, de son «cher Veau», comme elle
-l'appelle en plaisantant, elle se dédommage en lui narrant les nouvelles
-du jour et tous les menus incidents de sa vie.
-
-Nous citerons un grand nombre des lettres écrites par la marquise, parce
-qu'elles ont le rare mérite de la montrer telle qu'elle est, au naturel,
-sans fard et sans art.
-
-On trouve de tout dans cette correspondance, des nouvelles politiques,
-des tracasseries littéraires, des recettes de cuisine, des tendresses,
-des reproches, enfin dans leur diversité, c'est la vérité même. Elles
-sont écrites à la diable, sous l'inspiration du moment, sans aucune
-recherche et sans aucun souci de la postérité; mais Mme de Boufflers s'y
-peint tout entière et nous la retrouvons telle qu'elle s'est toujours
-montrée à nous, nous retrouvons, à chaque ligne, sa légèreté, sa
-finesse, son esprit, et nous pouvons dire aussi son cœur. Toutes ces
-réflexions, tristes ou gaies, ironiques ou sentimentales, qu'elle jette
-au hasard de la plume, feront mieux connaître notre héroïne que tous les
-discours du monde.
-
-On verra dans les lettres que nous reproduisons, non seulement l'extrême
-degré d'intimité qui existait entre la marquise et Panpan, mais aussi
-l'affection durable et profonde qui les unissait l'un à l'autre.
-
-Mme de Boisgelin n'est pas moins liée avec l'ancien lecteur du Roi;
-c'est souvent elle qui tient la plume pour sa mère, et le ton qu'elle
-emploie dénote la plus étrange camaraderie.
-
-En septembre 1768, la Reine vient de mourir[41], le marquis de Boufflers
-va épouser Mlle de Morfontaine, M. d'Invaut est nommé contrôleur
-général, etc. Toutes ces nouvelles, Mme de Boufflers les annonce à son
-ami; elle lui parle aussi de ses yeux dont elle souffre, de sa bourse
-qui est vide, de la difficulté de la remplir et de la peine qu'elle
-éprouve à emprunter.
-
- [41] La reine Marie Leczinska mourut le 24 juin 1768.
-
-
- «Paris, 27 septembre 1768.
-
-«Mon charmant cœur de Veau, soyez bien sûr que ma plus grande privation
-est de ne pouvoir pas vous écrire, car mon œil ne se guérit pas. J'ai
-pourtant fait d'abord ce que M. Grandjean m'a ordonné. Ensuite, voyant
-que j'étais plus mal, j'ai consulté le frère Côme, qui m'a dit de me
-servir du baume de Tuthie, ce qui ne me fait rien du tout.»
-
-(De la main de Mme de Boisgelin.)
-
-«Vous saurez, vieux gueux de Veau, que M. de Laverdy[42] est renvoyé et
-que M. d'Invaut, intendant de Picardie, a sa place, que c'est une joie
-générale et que moi, en particulier, j'en suis ravie, parce que le
-nouveau contrôleur général est fort de mes amis.
-
- [42] Contrôleur général de 1763 à 1768.
-
-«Vous saurez aussi que le marquis de Boufflers épouse Mlle de
-Morfontaine le mois prochain et que si vous ne venez pas, le mariage ne
-sera pas consommé de sitôt.
-
-«Comment pouvez-vous ignorer qu'Eaubonne est la demeure de M. de
-Saint-Lambert? Il n'est pas permis à quelqu'un qui se croit homme de
-lettres, de ne pas savoir cela.
-
-«Chilly[43] a été assez agréable; on a joué _Dupuis et Desronais_ fort
-bien. M. de Lucé s'y est distingué. Malgré cela tout le monde a regretté
-ce bon petit vieillard qui tousse, crache, se mouche et fait le
-goguenard.
-
- [43] Chilly Mazarin, dont les propriétaires donnaient des fêtes
- superbes.
-
-«Voilà la réponse qu'on m'a dit de faire à tous les articles de votre
-lettre.
-
-«Il y a bien longtemps que je vous en dois une plus longue à une lettre
-charmante, mais je sais d'où cela vient. Depuis quelque temps je suis un
-peu bête, et j'attends le retour de mon esprit pour vous remercier du
-plaisir que m'a fait cette lettre. En attendant je dois vous assurer,
-mon cher Veau, que je daigne sourire à la proposition que vous nous
-faites d'aller habiter votre Tempé[44] l'année prochaine, et que je
-vivrai tout à fait quand j'aurai le plaisir d'y être et de vous y voir.»
-
- [44] Panpan possédait dans les environs de Lunéville une petite
- maison de campagne où il se rendait l'été; il l'avait baptisé
- Tempé en souvenir de la célèbre vallée de la Grèce.
-
-(De la main de Mme de Boufflers.)
-
-«N'êtes-vous pas bien aise de l'aventure du Tressan? Je croyais vous
-l'apprendre la première, mais Mme de Lenoncourt, que j'ai vue hier, m'a
-dit qu'elle vous l'avait mandée.
-
-«On a beaucoup d'espérance pour la maison du Roi. On est sûr que Mme
-Adélaïde a donné des ordres pour la continuation du pain et de la viande
-et qu'elle veut employer 9,000 francs par an, qu'elle a de reste, pour
-faire des pensions.
-
-«On dit que la mort de la Reine n'a fait aucun changement à la Cour.
-
-«Je travaille à vous faire avoir le _Mercure_, mais j'aurai bien de la
-peine, parce que bien des gens sont après[45].
-
- [45] Mme de Boufflers s'efforçait d'obtenir pour Panpan une
- pension sur le _Mercure_.
-
-«Je n'ai pas vu l'abbé Porquet trois minutes depuis mon arrivée, à cause
-de son procès criminel, mais je crains que bientôt, on ne vienne le
-chercher ici pour le pendre.
-
-«Savez-vous, mon Veau, que dans ma profonde misère, je n'ai pu trouver
-que M. Latran qui ait voulu me prêter 50 louis.
-
-«J'ai été à un nouveau spectacle qui se nomme le Wauxhall. C'est une
-chose charmante.
-
-«Adieu, le gros cochon est plus gras et plus aimable que jamais.»
-
-Cet étrange surnom, qui paraîtra probablement assez déplacé à nos
-lectrices, désigne tout simplement Mme de Boisgelin. Pour apprécier
-cette appellation en toute connaissance de cause, il faut se rendre
-compte que bien des mots, d'un usage constant au dix-huitième siècle,
-ont depuis complètement changé de valeur. Alors qu'aujourd'hui ils ne
-sont plus employés que dans le langage le plus vulgaire, autrefois on
-s'en servait couramment dans la meilleure société, et ils ne choquaient
-personne. Le mot en question et beaucoup d'autres que nous pourrions
-citer sont dans le même cas.
-
-Mme de Boufflers, du moins elle le prétend, voudrait bien retourner en
-Lorraine, mais elle en est sans cesse empêchée par un obstacle ou par un
-autre; tantôt par la présence de son frère de Beauvau, tantôt par celle
-de son fils. Elle se console de l'éloignement en continuant à écrire
-fidèlement à Panpan et en le comblant de petits souvenirs qui lui
-prouvent son affection. Au moment du nouvel an, c'est lui qu'elle charge
-de ses modestes libéralités pour les quelques gens de service dont elle
-ne veut pas être oubliée; si elle ne donne pas davantage, «c'est
-qu'elle n'a rien ou à peu près».
-
-Elle lui écrit le 9 janvier 1769:
-
-
- «Paris, ce 9 janvier.
-
-«Trouvez-vous joli que je reçoive tout à l'heure votre lettre du 1er?
-Voilà pourtant ce que font les précautions.
-
-«Mais voilà M. de Lanière qui part et dans un vis-à-vis tout seul; cela
-fait venir l'eau à la bouche. Mais il y a toujours quelque chose qui
-s'oppose au bonheur. C'est l'arrivée du prince de Beauvau, d'un côté, et
-la présence du chevalier de Boufflers, de l'autre.
-
-«Voilà toutes nos petites bêtises. Mon cher cœur verra bien que ce
-n'est que pour entretenir commerce.
-
-«J'ai pensé que le trou-madame vous amuserait quelquefois. J'en voulais
-un joli, mais il n'y en a point de fait, et puis les occasions manquent.
-
-«Voilà quatre pauvre louis, dont vous en remettrez un à Fustenai, pour
-M. Otenin. Il faut qu'elle paie son pain et ce qu'il y aura de plus
-pressé pour lui. C'est Thérèse qui l'a gagné au vingt-et-un, et qui a
-imaginé de le donner à son père en le faisant passer par Fustenai pour
-qu'il n'en fasse pas un mauvais usage. Il y en a deux pour les étrennes
-de Fustenai, à qui vous souhaiterez la bonne année de ma part. Vous
-voudrez bien ensuite partager l'autre entre Marianne et Parisot. Cela
-est infime, mais c'est que je n'en avais pas un de plus quand M. de
-Lanière est parti.
-
-«On dit des merveilles de l'abbé Terray, et même qu'il paiera[46].
-
- [46] Tout le monde croyait alors au succès des plans financiers
- de l'abbé Terray.
-
-«Le trictrac va fort bien, mais je joue peu. Depuis Mme du Deffant je
-vois jouer au trente et quarante sans aucune tentation. Enfin, je ne
-joue qu'au vingt-et-un et très modérément, et aux six livres au
-trictrac.
-
-«Ce Latran, qui est bien plus au fait des banqueroutes que moi, vous les
-mande sans doute. Je sais seulement celle du trésorier de M. le prince
-de Conti; cela l'empêchera de donner à souper les lundi, et, par
-conséquent plus de Pharaon, ce qui ne me fait rien du tout.
-
-«Il est bien sûr, mon Veau, que je ne passe pas un jour sans penser à
-vous et sans avoir le projet de vous le dire.
-
-«Il faut que Fustenai fasse faire quatre paires de manchettes de
-mousseline brodée pour des laquais, qui soient très honnêtes, parce que
-ceux de Paris les portent plus hautes que ceux de Lorraine.
-
-«Adieu, amour, nous vous aimons tous et nous vous souhaitons tous toutes
-les années comme la fin de l'autre.»
-
-Il est vraiment bien singulier que Mme de Boufflers et Mme de Lenoncourt
-aient éprouvé pour Panpan un si vif attachement et on a peine à se
-l'expliquer. Toutes deux l'aiment profondément et le lui prouvent de
-mille manières. Plus tard nous verrons Mme Durival s'éprendre également
-pour le Veau d'une véritable passion. Toutes ces dames raffolent de lui
-et ne peuvent s'en passer. C'est une joie sans pareille quand, à force
-de sollicitations, il consent à venir passer quelques jours chez l'une
-ou l'autre de ses amies. Quel attrait, quel charme pouvait donc avoir ce
-vieux Panpan pour enchaîner ainsi les cœurs?
-
-Ce n'était pas sa beauté plastique, car la nature l'avait peu favorisé
-sous ce rapport. Ce n'était pas davantage la chaleur de son tempérament,
-car il était coutumier, nous le savons, de ces défaillances
-intempestives qui rendaient sa conversation si décevante dans les
-meilleurs moments. Était-ce son esprit? Il devait en avoir, mais en même
-temps, il était tatillon, maniaque, et avec l'âge, il devint égoïste,
-exigeant, insupportable. Quoi qu'il en soit et bien qu'il eût, à notre
-sens, peu de qualités pour leur plaire, Panpan était adoré des dames, et
-c'est un fait que nous devons constater.
-
-Mme de Boufflers, Mme de Lenoncourt, Panpan, ont la douce habitude de
-s'offrir des étrennes, mais naturellement les cadeaux sont modestes et
-en rapport avec leurs situations de fortune; des jeux, des plumes, du
-papier, des macarons, des dattes, des confitures de mirabelles, de
-coetches, des objets d'ameublement, etc. Le 1er janvier 1769, Mme de
-Lenoncourt, pour être sûre de mieux lui complaire, demande à Panpan ce
-qu'il désire:
-
-«Ne manque-t-il rien à votre ménage? lui écrit-elle plaisamment.
-N'avez-vous pas besoin de quelques pots cassés et de quelques vieux
-paravents déchirés? Vous savez bien que Mme de Boufflers et moi, nous
-sommes toujours prêtes à vous faire de ces sortes de présents.»
-
-Ce n'est pas seulement à l'époque des étrennes que nos amis échangent de
-petits cadeaux. Chaque fois qu'il en trouve l'occasion, le Veau fait
-preuve vis-à-vis de ses amies d'aimables attentions. Elles ne sont pas
-toujours couronnées de succès. En juin 1769, il adresse à Mme de
-Lenoncourt une caisse d'objets divers, mais, hélas! dans quel état
-arrive-t-elle?
-
-«J'ai ouvert votre caisse avec empressement, écrit la marquise;
-savez-vous ce que j'ai trouvé, mon Veau? Tous les pots cassés, les
-écailles, les confitures, la paille, le papier, tout cela pêle-mêle. Je
-n'ai jamais vu un tel gâchis! Rien n'est sauvé. Cela s'appelle une vraie
-déconfiture.»
-
-Comme consolation, il a fallu payer 8 francs de port, ce qui est
-monstrueux!
-
-Cependant Panpan souhaiterait posséder le portrait de son amie pour le
-placer dans sa galerie au milieu de tous ceux qui lui sont chers. Il a
-même déjà composé un quatrain qui sera gravé au-dessous de la chère
-image. Mme de Lenoncourt ne demande pas mieux que de satisfaire un désir
-si légitime, mais à qui s'adresser? comment doit-elle s'habiller? Le
-comte de Cucé s'est fait peindre dernièrement, il a été très satisfait;
-elle va lui demander le nom de l'artiste, et si cela ne coûte pas «des
-trésors», elle le fera venir; tant pis si elle se ruine; après tout,
-elle «ne veut pas donner à son Veau une enseigne à bière!»
-
-Pour mettre le comble à tous ses ennuis, la pauvre Mme de Lenoncourt
-«jouit» en effet d'une détestable santé. Elle se plaint sans cesse:
-tantôt elle a «un clou au derrière» qui la fait cruellement souffrir;
-tantôt, ce qui est plus grave et plus pénible, elle a des maux de tête
-horriblement douloureux, tantôt des rhumatismes, des vapeurs, etc., etc.
-Elle a voulu consulter Tronchin, qui fait courir tout Paris, mais on ne
-peut l'aborder. «Personne ne peut en obtenir une visite.»
-
-L'éloignement de son ami Panpan pèse beaucoup à Mme de Lenoncourt:
-
-«S'il n'y avait pas un qu'en dira-t-on au monde, j'irais m'établir chez
-vous», lui écrit-elle, et elle ajoute tristement: «Il y a huit ans que
-je désire d'être une bonne bourgeoise, d'aller acheter mes herbes au
-marché, de courir les rues à pied sans que personne y puisse trouver à
-redire. Il est ennuyeux d'avoir les assujettissements de son état et de
-n'en avoir pas l'aisance.»
-
-Elle voudrait au moins habiter la même ville que lui: «Il me semble
-qu'un jour je vous serai bonne à quelque chose, lui dit-elle
-gracieusement. Je ne crois pas que je sois assez heureuse pour vous
-rendre des services, mais de petites attentions qui font tant de plaisir
-dans la vieillesse et qui ne pourront être aperçues que par moi, parce
-que certainement je suis celle qui t'aime le mieux. Il y a à parier que
-je mourrai avant toi, si je continue à me corrompre le sang, mais tu
-radoteras avant moi, et je te promets que tu ne seras ni battu ni
-contrarié.»
-
-Cette idée d'un pseudo-mariage hantait Mme de Lenoncourt, et elle y
-revient sans cesse dans ses lettres. Mais Panpan veut rester fidèle à
-l'infidèle Mme de Boufflers, et il entend ne rien faire qui puisse lui
-déplaire. Or, une union morganatique avec Mme de Lenoncourt blesserait
-la marquise. Il se dérobe donc sans dissimuler les motifs; sa
-correspondante lui répond gaiement:
-
-«Oui, mon Veau, je vous conviens mieux que Mme de Boufflers; elle est
-plus aimable que moi, mais je le suis assez pour vous. C'est une
-joueuse, elle vous ruinera; vos enfants n'auront pas de chausses. Vous
-n'êtes plus en âge de faire un mariage d'inclination; c'est un mariage
-de raison qu'il vous faut et je suis encore un coup votre vrai ballot.
-Pourquoi n'irais-je pas vous chercher à Lunéville? Quand nos feux seront
-légitimes, quel en serait l'inconvénient. Mais enfin, vous ne voulez pas
-de moi, il n'en faut plus parler. J'en suis aussi humiliée qu'affligée.»
-
-En juin 1769 Panpan cède aux instances de ses amies, et il se décide à
-venir faire un voyage à Paris.
-
-C'est dans un dîner chez Mme de Boufflers avec Helvétius et
-Saint-Lambert que Mme de Lenoncourt apprend cette bonne nouvelle: tout
-le monde s'en réjouit.
-
-Quand le Veau arrive, ses amis lui font fête à l'envi; Mme de Boufflers,
-Mme de Lenoncourt, l'abbé Porquet deviennent ses gardes du corps et ne
-le quittent guère. Il est entraîné dans un tourbillon de plaisirs, de
-spectacles, de soupers, il ne sait auquel entendre, il n'a plus le temps
-de respirer; enfin on le surmène de telle façon qu'il finit par demander
-grâce! et supplier qu'on le laisse retourner dans sa chère Lorraine, où,
-là au moins, il mène la vie calme et paisible qui convient à son âge et
-à ses goûts.
-
-Au mois de juillet il se retrouve à Lunéville, mais on dirait que tous
-les malheurs ont fondu sur lui pendant son absence. Il comptait louer
-son jardin, le locataire s'est éclipsé; ses roses sont fanées, ses
-fraisiers n'ont pas réussi. Peut-on imaginer plus cruels désastres? Mme
-de Lenoncourt, à laquelle il conte ses infortunes en termes pathétiques,
-le raille fort spirituellement:
-
-«Toutes vos situations sont terribles, mon cher ami; vous quittez la vie
-cruelle et pénible de Paris, vous retrouvez à Lunéville les plus
-cuisantes peines, ni roses, ni fraises! cela est bien triste. Ajoutez à
-cela l'incertitude si on louera son jardin. Ces raisons sont, je crois,
-assez bonnes pour faire de vos lettres des espèces d'élégies. Il n'y
-manque que la rime, mon cher ami; avec la facilité que vous avez à faire
-des vers, je vous conseille de ne plus écrire en prose, car vous feriez
-des choses charmantes, dans le triste il est vrai.
-
-«Dieu vous préservera de la goutte; elle ferait cependant une grande
-diversion à vos chagrins.»
-
-Mme de Boufflers ne se bornait pas à envoyer à Panpan de fréquentes
-nouvelles; sa sollicitude pour son vieil ami était incessante. Elle le
-savait dans une situation de fortune fort étroite, elle savait qu'il
-s'inquiétait de l'avenir et qu'il redoutait par-dessus tout la misère
-menaçante. Sur son conseil, elle l'engagea à adresser au Roi un placet
-pour obtenir une pension. Panpan obéit avec empressement et dans son
-zèle il adressa aussi des suppliques à la Reine, à Mesdames, au duc de
-Choiseul. Grâce à l'intimité du chevalier avec le duc et aux instances
-de la marquise, Panpan finit par obtenir à sa grande joie une pension de
-500 livres. Choiseul fit plus encore, il envoya au protégé de Mme de
-Boufflers une tabatière avec son portrait.
-
-
-
-
-CHAPITRE V
-
-1767-1771
-
- Le chevalier de Boufflers à Paris.--Ses succès.--Ses poésies
- légères.--Son adoration pour sa mère.--Ses relations avec le duc
- et la duchesse de Choiseul.
-
-
-Qu'était devenu le chevalier de Boufflers depuis la mort du roi
-Stanislas? Était-il resté à Nancy ou à Lunéville, avec ses amis
-d'autrefois, avec les fidèles compagnons de son enfance et de sa
-jeunesse? En aucune façon. Sans hésiter, il avait suivi l'exemple de sa
-mère, et il s'était empressé de quitter la Lorraine pour venir chercher
-à Paris un théâtre plus digne de lui et plus conforme à ses goûts. Il y
-avait retrouvé son frère, le marquis, et nombre de parents et d'amis.
-
-Il s'y était bien vite créé une place à part dans la société. Sa
-réputation d'esprit était grande, elle n'avait fait qu'augmenter depuis
-son départ du séminaire; les lettres charmantes qu'il écrivait de Suisse
-à sa mère, et qui couraient de mains en mains, avaient mis le comble à
-sa réputation; mais le succès de sa prose n'était rien en comparaison de
-celui qu'obtenaient ses chansons; malgré leur légèreté, ou plutôt à
-cause même de leur légèreté, on se les arrachait, on les colportait à
-l'envi. Joignez à des dons si précieux, beaucoup d'esprit naturel, «de
-l'esprit en argent comptant», comme disait Duclos, une inaltérable
-gaieté, une verve endiablée, et l'on comprendra que Boufflers soit
-devenu rapidement «l'enfant gâté» de toutes les sociétés et un des
-hommes à succès de la capitale; bientôt, malgré son indiscutable
-laideur, ses bonnes fortunes ne se comptaient plus.
-
-On le voit sans cesse chez les Beauvau, chez les Choiseul, chez les
-Nivernais, chez le prince de Conti, chez Mme de Mirepoix, chez Mme de
-Grammont, chez la maréchale de Luxembourg, chez Mme du Deffant, etc.
-Partout il est reçu à bras ouverts, flatté, cajolé, adulé.
-
-En revanche, il est beaucoup moins apprécié à la Cour, et c'est à
-Versailles qu'on le rencontre le moins. C'est que la différence est
-profonde entre la Cour de Louis XV et celle du roi Stanislas.
-
-A Lunéville, Cour familiale et bon enfant, Boufflers jouissait de tous
-les privilèges; il en usait et en abusait. Son indépendance d'allures et
-de langage, ses vers facétieux, ses escapades ne choquaient personne. Le
-Roi était si bon, si facile à vivre, si indulgent pour la jeunesse! Et
-puis tout n'était-il pas permis au fils de Mme de Boufflers?
-
-Mais à Versailles, il n'en était plus de même. Le chevalier avait un
-naturel trop original et trop indépendant pour pouvoir facilement se
-plier au joug et perdre son franc-parler; comme il avait de l'esprit, il
-comprit qu'en allant à la Cour, il s'exposerait à d'inévitables déboires
-et, sauf les circonstances indispensables, il s'abstint sagement de s'y
-montrer.
-
-Il se contenta de faire les délices de ses amis et des sociétés
-particulières qu'il fréquentait assidûment.
-
-Les contemporains lui rendaient pleine justice et appréciaient presque
-unanimement ses rares qualités: «C'est l'homme de France après l'abbé
-Barthélemy, écrit Cheverny, à qui j'ai trouvé le plus d'éloquence dans
-la conversation; sans peine, sans effort, le mot propre vient sur ses
-lèvres; les tournures les plus délicates sortent de son esprit:
-paresseux, même pour s'instruire, il n'a pas l'esprit des autres; il
-devine quand il parcourt un livre, et il a le mérite que tout est à lui
-et sort de son front.»
-
-Personne n'a mieux jugé le chevalier que le prince de Ligne et il a
-laissé de lui ce délicieux portrait:
-
-«M. de Boufflers a été successivement abbé, militaire, écrivain,
-administrateur, député, philosophe et de tous ces états il ne se
-trouvait déplacé que dans le premier. M. de Boufflers a beaucoup pensé,
-mais par malheur c'était toujours en courant. On voudrait pouvoir
-ramasser toutes les idées qu'il a perdues sur les grands chemins avec
-son temps et son argent... Une sagacité sans bornes, une profonde
-finesse, une légèreté qui n'est jamais frivole, le talent d'aiguiser les
-idées par le contraste des mots, voilà les qualités distinctives de son
-esprit à qui rien n'est étranger... La base de son caractère est une
-bonté sans mesure, il ne saurait supporter l'idée d'un être souffrant...
-Il a de l'enfance dans le rire et de la gaucherie dans le maintien; la
-tête un peu baissée, les pouces qu'il tourne devant lui comme arlequin
-ou les mains derrière le dos comme s'il se chauffait; des yeux petits
-et agréables, qui ont l'air de sourire; quelque chose de bon dans la
-physionomie, du simple, du gai, du naïf dans sa grâce; une pesanteur
-apparente dans la tournure et du mal tenu dans toute sa personne... On
-dirait qu'il ne pense à rien lorsqu'il pense le plus; il ne se met pas
-volontiers en avant... La bonhomie s'est emparée de ses manières et ne
-laisse percer la malice que dans ses regards et dans son sourire... Il
-est impossible d'être meilleur ni plus spirituel... M. de Boufflers a
-plu sans qu'on sache comment, mais c'est par la grâce, le goût, et un
-certain abandon qui fait qu'il ne ressemble qu'à lui.»
-
-Jean-Jacques Rousseau, dans ses _Confessions_, est moins élogieux; il
-raille même assez finement le pauvre chevalier:
-
-«Il a beaucoup de demi-talents en tous genres, écrit-il, et c'est tout
-ce qu'il faut dans le grand monde où il veut briller. Il fait très bien
-de petits vers, écrit très bien de petites lettres, va jouaillant un peu
-du cistre, et barbouillant un peu de peinture au pastel.»
-
-En citant les lettres du chevalier pendant son voyage en Suisse[47],
-nous avons donné une idée de son style descriptif; nous voudrions
-maintenant montrer le fils de notre héroïne sous un jour tout différent.
-Voici deux lettres que, dans toute la fougue de la première jeunesse, il
-écrivait à une dame qui avait des bontés pour lui. Ce sont deux jolis
-spécimens de sa verve épistolaire et de son inépuisable gaîté.
-
- [47] Voir _les Dernières années de la Cour de Lunéville_, p. 369.
-
-
- «Lundi.
-
-«Je vous demande bien pardon de mon papier, madame, je sens bien toute
-la disproportion qui est en votre délicatesse et sa grossièreté, mais je
-n'en ai pas d'autre; je sens bien que des guirlandes de fleurs, des
-petits cœurs couleur de feu, des petits rubans couleur de rose, ne
-messièyeraient pas à une lettre qui vous est adressée, mais je n'ai
-qu'une simplicité rustique à vous présenter et vous aimez trop Julie et
-les bonnes gens pour en être offensée. Je sens bien que tous les canons
-que l'on a tirés ce matin ont réveillé votre humeur martiale, que vous
-ne rêvez de la journée que combats, victoires et _Te Deum_, et qu'on ne
-pourra jouir de vous qu'à 6 heures du soir; encore n'en jouira-t-on que
-très imparfaitement, mais cette considération ne m'empêchera pas de vous
-voir avec le plus grand plaisir et de vous quitter avec grande peine en
-vous disant:
-
- Voulez-vous savoir, ma Belle
- Qui mon cœur regrettera.
- Ce sera, ce sera celle
- Celle, oui, celle que voilà.
-
-«Vous voyez bien que cette celle-là est une selle à tout courrier.»
-
-
- «Dimanche.
-
-«Savez-vous bien, que par le plus grand hasard du monde je vous aime
-tout autant que je vous le dis, et peut-être plus; car quand je pense à
-Paris, c'est toujours vous qui venez la première à mon imagination et
-quand je l'oublie, vous n'êtes pas encore oubliée.
-
-«Vous m'avez écrit une lettre charmante où vous m'avez beaucoup parlé de
-moi, à qui je m'intéresse beaucoup, et point du tout de vous, à qui je
-m'intéresse bien davantage; une autre fois je vous prie de ne pas tomber
-dans ce défaut-là.
-
-«J'ai trouvé ici des gens tout aussi enchantés que vous des idylles de
-Gessner; entre autres, M. de Saint-Lambert et ma mère, ce qui vous
-prouve qu'il ne tient qu'à vous de vous mettre au rang des gens de
-beaucoup d'esprit. Si jamais vous en avez la tentation, je vous promets
-ma voix.
-
-«Je me suis trouvé dans ce pays-ci infiniment moins d'affaires que je
-n'en attendais; la fumée de mes sottises de l'Isle-Adam n'a point monté
-jusqu'ici, et je vis aussi tranquille qu'un voleur en pays étranger. Je
-tâcherai de faire ici des sottises qui ne gagnent point Paris et de ne
-jamais étendre les bornes de mon étourderie au delà de celles du pays
-que j'habiterai. C'est là votre plan de conduite que j'adopte de tout
-mon cœur: Attendez, voici une idylle:
-
- Tu m'as aimé, Myrza.
-
-«Tu m'as aimé, Myrza, et alors tout l'univers était plein de mon
-bonheur; quand le parfum des roses s'élevait dans les airs, quand le
-zéphir léger agitait la feuille nouvelle, quand le concert des oiseaux
-célébrait le retour du soleil naissant, tu venais dans ces prairies
-retrouver ton berger. Nous admirions ensemble le beau spectacle de la
-nature rajeunie, et je disais dans mes tendres transports:
-
-«C'est toi, ô Mirza, qui répands sur l'Univers le charme que j'éprouve,
-et, te contemplant, c'est toi que j'aime dans l'éclat des fleurs, dans
-la fraîcheur des bois, dans le murmure des fontaines; c'est toujours
-Mirza que j'entends, Mirza que je touche;
-
-«Et toi, tu levais les yeux au ciel, tu les promenais ensuite sur la
-terre, tu fixais tes regards sur le cristal tranquille du ruisseau qui
-serpentait à nos pieds et tu disais:
-
-«Les dieux ont découvert à mes yeux toutes les beautés de la nature; ils
-ont enivré mes sens et ils m'ont donné Amintas sans qui je n'aurais
-jamais senti.»
-
-«Où sont-ils, ô Mirza! ces tourments heureux que passaient nos deux
-cœurs serrés l'un contre l'autre! où sont-ils ces baisers délicieux
-pour les lèvres qui les donnaient, et pour les lèvres qui les rendaient;
-où sont-ils ces transports voluptueux d'un amour innocent, qui
-marquaient tous nos instants par de nouvelles jouissances; ils ne sont
-plus faits pour moi car tu m'as abandonné, et tu ne les sentiras plus,
-car tu es infidèle.
-
- * * * * *
-
-«Voilà, en vérité, une fort jolie petite idylle pour avoir été faite au
-cabaret, par un petit Gessner, las comme un petit chien; vous en aurez
-bientôt une plus belle, mais j'attendrai que la nature soit un peu
-embellie, car, par le temps qu'il fait, il faut avoir le diable au
-corps pour la chanter; il faut que les poètes champêtres se taisent
-pendant quelques mois de l'année, comme il faut que les amants soient
-sages pendant quelques jours du mois.
-
-«Faites bien des idylles de ma part à cette belle ambassadrice de France
-à Vienne et à cette charmante ambassadrice de Vienne en France. Si vous
-rencontrez M. de Caraman, faites-lui aussi une idylle pour moi.
-Entendez-vous, belle Zilia?»
-
-Boufflers n'était pas moins facétieux quand il écrivait à sa mère. Voici
-une lettre qu'il lui adressait quand il guerroyait avec l'armée de
-Contades. Il ne s'y montra pas à la vérité fils très respectueux, mais
-Mme de Boufflers était pleine d'indulgence pour son fils préféré, et
-elle fermait volontiers les yeux sur ses incartades de langage.
-
-
- «Jeudi.
-
-«Je vous renvoie la lettre de Mme de Grammont; je ne sais pas si je dois
-faire mon remerciement avant l'arrivée du brevet que j'attends de jour
-en jour et qui viendra fort à propos pour mes chevaux, à qui il
-procurera quatre rations de fourrage par jour. C'est à vous à
-m'instruire là-dessus. Je ne vous remercie pas de vos soins parce que
-j'imagine que vous avez eu autant de plaisir à m'obtenir ce que je
-demandais que j'en aurai à le recevoir. D'ailleurs, depuis que vous avez
-eu la bonté de me faire présent de moi-même, il me semble qu'il ne me
-reste plus de reconnaissance à vous marquer de tous les autres petits
-services que vous aurez pu me rendre. C'est un grand présent que celui
-que vous m'avez fait en 1738; je ne sais pas où j'ai pu mériter tant de
-bonté de votre part, ni quel est le mortel généreux qui dans ce temps-là
-a plaidé ma cause et vous a enfin déterminée à vous donner pour moi des
-soins dont j'étais indigne.--Vous savez vous-même si c'est par mes
-importunités que j'ai obtenu cette faveur-là. Avant le moment heureux où
-vous voulûtes bien me... et me regarder comme votre enfant, je n'avais
-point eu d'accès auprès de vous; content de la petite place que le sort
-m'avait assignée, j'étais resté inconnu de tout l'univers, quand tout à
-coup il se présenta une occasion de faire ma fortune. J'engageai
-quelqu'un qui avait l'honneur d'être connu de vous à vous parler en ma
-faveur, il y mit tant de zèle qu'il vous persuada, et c'est à lui que
-j'ai l'obligation de tout ce que vous avez fait pour moi.
-
-«Je vous envoie des chansons qui ont échappé à ma muse tremblante au
-milieu des horreurs de la guerre. En voici une sur l'air de _Joconde_ à
-M. de Laverre qui, par parenthèse, n'est pas aussi agréable qu'il est
-joli; il s'agissait de certaine qualité dont on le disait dépourvu.
-
- En te refusant des besoins,
- Nature fut sévère;
- Elle ne t'a pas, en tout point,
- Fait semblable à ton Père.
- Et si malgré son peu de soins,
- Tu dis qu'elle est ta mère,
- La bonne dame, tout au moins,
- A craint d'être grand'mère.
-
-«Voici des vers sur le secrétaire de Caraman qui est extrêmement pâle et
-dont j'avais fait un portrait très ressemblant au crayon.
-
- Si l'image était peinte, elle serait plus belle
- Et plus du goût des spectateurs;
- Mais et le peintre, et le modèle
- Manquaient tous les deux de couleur.
-
-«Nous avions volé le chapeau de M. de Buzenval pour le retaper
-ridiculement; nous le lui envoyâmes avec une cocarde de papier sur
-laquelle tout le monde avait fait des vers. On s'était prescrit de faire
-entrer dans ces vers: _de ce chapeau, à ce chapeau, sur ce chapeau, sous
-ce chapeau_. Les miens sans contredit, étaient de beaucoup les
-meilleurs:
-
- Amour, si tu vois la figure
- De ce chapeau;
- Tu vas conformer ta coiffure
- A ce chapeau;
- Mais en vain mon talent s'éprouve
- Sur ce chapeau,
- Je n'ai pas tout l'esprit qu'on trouve
- Sous ce chapeau.
-
-«Adieu, s'il me restait de la place, j'en ferais pour vous[48].»
-
- [48] Ces trois lettres nous ont été communiquées par le comte de
- Croze-Lemercier.
-
-Les poésies légères de Boufflers, que Chamfort comparait plaisamment à
-des «meringues», lui avaient valu de Saint-Lambert le surnom de
-«Voisenon-le-Grand». Elles n'avaient pas une véritable valeur, mais
-elles étaient spirituelles, pour la plupart, et agréablement tournées.
-Il les prodiguait du reste sans compter, les semait à tort et à travers,
-riant lui-même de leurs imperfections, sans nul souci de sa réputation
-et de la postérité.
-
-«Comment discuter le genre du chevalier de Boufflers, qui est de n'en
-pas avoir, disait encore le prince de Ligne; il n'a jamais fait de vers
-pour en faire, mais il a saisi le trait, le sel, le mot, le piquant et
-le côté plaisant dans les vers de société, dont il est le dieu. Il a une
-négligence charmante, de la gaîté dans chaque vers, des bêtises pleines
-d'esprit, et le meilleur ton même dans le mauvais ton qui ne se fait pas
-sentir; enfin, il a une manière à lui tout seul de dire, et de ne dire
-que ce qu'il veut.»
-
-Tout pour Boufflers, même les sujets les plus sacrés, est prétexte à
-chansons. Un soir à l'Isle-Adam, pendant la messe de minuit, n'a-t-il
-pas la fâcheuse inspiration de composer des couplets sur l'événement du
-jour, et l'idée plus fâcheuse encore de les chanter ensuite à la table
-du prince de Conti:
-
- NOEL
-
- SUR L'AIR: _Laissez paître vos bêtes_.
-
- Je m'étais mis en tête
- De chanter Jésus-Christ ce soir;
- Dans le fond c'est sa fête,
- J'aurais fait mon devoir.
- C'est un enfant,
- Joli, charmant.
- Et de qui messieurs ses parents
- Ont toujours été très contents.
- Mais quelque effort qu'on fasse,
- Pour bien chanter Notre Seigneur,
- Notre esprit à la place
- Met toujours Monseigneur.
- C'est un bon cœur,
- Une grandeur,
- Une chaleur, une douceur,
- De la famille, c'est l'honneur.
- Du très saint sacrifice
- Il sait si bien charmer l'ennui
- Que jamais à l'office
- Nous ne viendrons qu'ici[49].
-
- [49] GRIMM, _Correspondance littéraire_, 1762.
-
-L'existence très folâtre que le chevalier mène en ce bas monde lui
-inspire souvent des inquiétudes pour sa vie future.
-
- SUR L'AIR DE: _Gabrielle_ de Vergez.
-
- Après dîner souvent j'arrange
- Des marrons au coin de mon feu:
- Mon esprit, lorsque je les mange,
- Ne cesse de songer à Dieu.
- Je dis: sa bonté que j'admire,
- Sur les diaboliques charbons
- Me laissera plus longtemps cuire
- Que je n'ai laissé mes marrons[50].
-
- [50] _Id._, _ibid._, 1777.
-
-Boufflers, communément, aime à s'égayer aux dépens de ses interlocuteurs
-et il ne leur ménage pas l'épigramme. Un jour, à Villers-Cotterets, il
-annonce son départ à la société réunie dans le salon, et il raconte
-qu'il part la nuit même. La vieille comtesse de Montauban se met à
-s'apitoyer longuement sur ce qu'il s'en va la nuit à cheval et
-accompagné d'un seul domestique. Le chevalier, agacé, riposte, au grand
-scandale de la dame, par ce couplet impromptu:
-
- SUR L'AIR: _Ne v'là-t-il pas que je l'aime_!
-
- Communément, je dors fort mal;
- De trois nuits, ma comtesse,
- J'en passe une sur mon cheval,
- Deux avec ma maîtresse.
-
-Madame de Boufflers, l'_Idole au Temple_, souhaitait depuis longtemps
-une édition rare des _Fables de la Fontaine_. Le chevalier la découvre
-enfin chez un bouquiniste et il l'envoie à la comtesse avec cette
-dédicace:
-
- Voilà le bonhomme qui fit
- Cent prodiges qui nous enchantent,
- Des fables qui jamais ne mentent
- Et des bêtes pleines d'esprit.
- Sa morale a besoin, pour être bien reçue,
- Du masque de la fable et du charme des vers;
- La vérité plaît moins quand elle est toute nue,
- Et c'est la seule Vierge, en ce vaste univers,
- Qu'on aime mieux à voir un peu vêtue.
- Si Minerve même ici-bas
- Venait enseigner la Sagesse,
- Il faudrait bien que la Déesse,
- A son profond savoir, joignit quelques appas.
- Le genre humain est sourd quand on ne lui plaît pas.
- Pour nous éclairer tous, sans offenser personne,
- La savante Minerve a pris vos traits charmants;
- En vous voyant je le soupçonne;
- J'en suis sûr quand je vous entends.
-
-Les relations intimes que, depuis son départ de Ferney, le chevalier
-avait conservées avec Voltaire et les louanges que ce dernier lui
-distribuait libéralement, contribuaient encore à sa réputation. Ayant un
-jour écrit au philosophe qu'il le regardait comme son père spirituel,
-l'ermite du Jura lui répond plaisamment:
-
- Plût au ciel qu'en effet j'eusse été votre Père!
- Cet honneur n'appartient qu'aux habitants des Cieux.
- Non pas à tous encore! il est des demi-dieux
- Assez sots et très ennuyeux,
- Indignes d'aimer et de plaire.
- Le Dieu des beaux esprits, le Dieu qui nous éclaire,
- Ce Dieu des beaux vers et du jour,
- Est celui qui fit l'amour
- A madame votre mère.
- Vous tenez de tous deux: ce mélange est fort beau.
- Vous avez (comme ont dit les Saintes Écritures)
- Une personne et deux natures:
- De l'Apollon et du Beauvau.
-
-Le chevalier est un fils excellent; il éprouve pour sa mère autant
-d'admiration que de tendresse et il saisit toutes les occasions de lui
-témoigner un affectueux attachement qui ne se démentira jamais. C'est à
-elle qu'il adresse ses plus jolis vers:
-
- AIR: _Des folies d'Espagne_.
-
- Dieux, qui voyez comme elle nous est chère,
- Dieux, qui voyez des transports si touchants,
- Prenez tous soins de la plus tendre mère
- Pour le bonheur des plus tendres enfants.
- Elle eut de vous un don bien digne d'elle,
- Celui de plaire autant qu'elle vivra;
- Accordez-lui, pour la rendre immortelle,
- Celui de vivre autant qu'elle plaira.
-
-Cependant, par un sentiment très humain, il existe presque une rivalité
-littéraire entre la mère et le fils, et leurs amis ne sont pas sans s'en
-apercevoir. Panpan, évoquant les souvenirs du passé, rappelait dans des
-pièces fugitives les heures bénies où la divine marquise tenait sous le
-charme de sa lyre la Cour de Lunéville. Mais il prisait si haut le
-talent de son amie, qu'il soupçonnait son fils de lui emprunter les
-meilleurs de ses vers.
-
- LE CABINET DES BAINS
- (pour mes amies absentes)
-
- O bain, lorsque Boufflers dans ton sein argenté,
- Après des nuits au sommeil trop rebelles,
- Venait chercher le frais et la santé,
- Son esprit comme sa beauté
- Y puisaient des grâces nouvelles.
- J'ai vu ses doigts, tout trempés de ton eau,
- D'Anacréon monter la lyre,
- En tirer des sons qu'on admire
- Pour chanter Thésée et son veau;
- J'ai vu Saint-Lambert en sourire,
- Et Tressan de dépit briser son chalumeau.
- J'ai vu son fils, ce fils favori de Voltaire,
- Comme des belles et des Rois,
- Envier lui-même à sa mère
- Et lui dérober quelquefois
- Les beaux vers qu'elle daignait faire[51].
-
- [51] Mss. de la Bibl. de Nancy. Papiers de Devau.
-
-Malgré la tendre affection qui les unit, Mme de Boufflers et son fils ne
-craignent pas de s'adresser quelquefois de petits vers moqueurs.
-
-Un jour la marquise, faisant allusion aux habitudes de son fils quand il
-courait la poste, compose ce couplet:
-
- SUR L'AIR: _Du haut en bas_.
-
- C'est lui, c'est lui!
- Car j'entends le bruit d'un carrosse.
- C'est lui, c'est lui!
- Il doit arriver aujourd'hui.
- De son laquais j'entends la rosse,
- J'entends le postillon qu'on rosse.
- C'est lui, c'est lui!
-
-Son attachement pour sa mère n'empêchait nullement le chevalier de lui
-tenir quelquefois des propos tellement vifs qu'ils nous paraissent fort
-choquants. Mme de Boufflers, assagie par l'âge, et poussée par une de
-ses amies, avait loyalement essayé de tourner à la dévotion, mais le
-succès n'avait pas répondu à ses désirs. Un jour, causant avec son fils
-de ces velléités religieuses assez inattendues chez elle, elle lui
-disait avec découragement:
-
-«J'ai beau faire, je ne puis devenir dévote; je ne conçois pas même
-comment on peut aimer Dieu, un être que l'on ne connaît pas; non, je
-n'aimerai jamais Dieu.»
-
-«Ne répondez de rien, ma mère, riposta le chevalier; si Dieu se faisait
-homme une seconde fois, vous l'aimeriez sûrement.»
-
-Boufflers a tant de succès dans tous les genres que Bonnard lui adresse
-un jour cette épître:
-
- Tes voyages et tes bons mots,
- Tes jolis vers et tes chevaux,
- Sont cités par toute la France;
- On sait par cœur ces riens charmants
- Que tu produis avec aisance.
- Tes pastels frais et ressemblants
- Peuvent se passer d'indulgence.
- Les beaux esprits de notre temps,
- Quoique s'aimant avec outrance,
- Troqueraient volontiers, je pense,
- Et leurs drames et leurs romans,
- Pour ton heureuse négligence
- Et la moitié de tes talents.
- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
- Garde ton goût pour les voyages;
- Tous les pays en sont jaloux,
- Et le plus aimable des fous
- Sera partout chéri des sages.
- Sois plus amoureux que jamais,
- Peins en courant toutes les belles,
- Et sois payé de tes portraits
- Entre les bras de tes modèles.
-
-Il y avait cependant quelques notes discordantes dans le concert de
-louanges qui s'élevait sous les pas du chevalier, l'approbation n'était
-pas unanime; certains lui reprochaient d'être sceptique, égoïste, de
-manquer de maintien et de gravité; à quelques-uns même il était
-nettement antipathique. Mme du Deffant, en particulier, ne l'aimait pas;
-bien qu'il vînt chez elle fréquemment et qu'elle lui fît toujours grand
-accueil, elle ne pouvait se défendre d'une certaine réserve. Elle le
-jugeait du reste avec une grande perspicacité.
-
-Elle écrivait à Walpole:
-
-«Eh! bien, moi je vous soutiens que sans le sentiment, l'esprit n'est
-rien qu'une vapeur, qu'une fumée! J'en eus la preuve hier. Je soupais
-chez les Oiseaux[52], nous feuilletâmes leurs manuscrits; on lut une
-douzaine de lettres du chevalier; il y en avait de toutes sortes, elles
-me parurent insupportables. Beaucoup de traits, je l'avoue, parfois
-naturels, mais le plus souvent recherchés, enfin fort semblables à ceux
-de Voiture, si ce n'est que le chevalier a plus d'esprit... Tenez, mon
-ami, vous avez beau déclamer contre le sentiment, il y en a plus dans
-vos invectives que dans tous les semblants du chevalier.»
-
- [52] Surnom que Mme du Deffant avait donné à Mmes de Boufflers,
- de Boisgelin et de Cambis.
-
-Boufflers, depuis son arrivée dans la capitale, s'est beaucoup lié avec
-les Choiseul et il est rapidement devenu de leur intimité. Non seulement
-il les voit sans cesse à Paris, mais à chaque instant il va leur rendre
-visite dans leur magnifique résidence de Chanteloup, et, grâce à son
-esprit et à sa gaîté, il est toujours le bienvenu. Bien souvent il rime
-en leur honneur, et le ministre est toujours l'objet de ses plus
-délicates flatteries.
-
-Un jour où il ne peut se rendre à un rendez-vous du duc, il lui envoie
-cette jolie lettre:
-
- Un obstacle imprévu me force
- De renoncer à mes projets.
- Je reviens en pensant que le héros Français
- Est aussi bon à voir que le héros de Corse.
- A toute gloire il a des droits;
- Tout s'anime sous ses auspices.
- Gai comme le plaisir, sage comme les lois,
- Il a l'air de faire à la fois
- Nos affaires et nos délices,
- Il veut le bien de ses amis,
- Il fait le bien de son pays,
- Sa politique est sans mystère;
- Du soleil l'aigle ne craint rien.
- Il a deux passions, dont l'une est de bien faire,
- Et l'autre de faire du bien.
- En quittant son travail, il est sujet à dire
- Plus de bons mots qu'il n'en entend.
- Il sait gouverner, il sait rire,
- Deux choses qu'un ministre ignore assez souvent[53].
-
- [53] Communiquée par M. le comte de Croze-Lemercier.
-
-
-
-
-CHAPITRE VI
-
-1769-1770
-
- Mariage du duc de Chartres.--Présentation de Mme du Barry.--Mme de
- Mirepoix consent à voir la favorite.--Elle se brouille avec son
- frère.--Mme du Deffant et la marquise de Boufflers.--«Les oiseaux
- de Steinkerque».--Saint-Lambert.--Le poème des _Saisons_.--Clément
- au Fort l'Évêque.
-
-
-En avril 1769 eut lieu le mariage du duc de Chartres. Mme de Boufflers,
-naturellement, y assista avec toute la Cour; mais si elle consentit à
-«faire de la dépense» pour se costumer «en grand gala», il n'en fut pas
-de même de son frère, le chevalier de Beauvau. Ce dernier, peu satisfait
-du Roi, refusa énergiquement de se faire habiller richement pour
-assister à la noce princière. Lorsqu'on lui demanda s'il irait à
-Versailles, il répondit par cet impromptu:
-
- Le Roi ne vient jamais chez moi;
- D'où vient que j'irais chez le Roi?
- Ce n'est donc que par représailles
- Que je ne vais point à Versailles.
-
-La magnificence des habits pour la cérémonie nuptiale fut portée à un
-excès inconnu jusqu'alors et qui inspirait à Grimm ces réflexions, très
-justes:
-
-«J'avais cru il y a une quinzaine d'années, lorsqu'on inventa pour les
-habits d'hommes des étoffes à trois couleurs, que cette mode paraîtrait
-trop frivole et ne pourrait durer longtemps. Je me suis bien trompé. On
-a trouvé depuis le secret de mettre sur le dos d'un homme une palette
-entière, garnie de toutes les teintes et nuances possibles. Aujourd'hui
-on met la même variété dans les broderies d'or et d'argent qu'on mêle de
-paillons de diverses couleurs: ces habits donnent à nos jeunes gens de
-la Cour un avantage décidé sur les plus belles poupées de
-Nuremberg...... Si j'étais roi de France, je réformerais, non par un
-édit, mais sur ma personne, toutes ces modes d'origine gothique, qui
-font d'un Français habillé le plus mesquin, le plus insipide, le plus
-ridicule personnage qui se soit jamais tenu sur ses deux pieds[54].»
-
- [54] GRIMM, _Correspondance littéraire_, 1769.
-
-Il se produisit à la Cour, pendant l'année 1769, un événement de la plus
-haute gravité, et qui allait porter le trouble dans une famille
-jusque-là très tendrement unie.
-
-Depuis la mort de Mme de Pompadour, le Roi, sans renoncer aux «passades»
-et aux fantaisies du Parc-aux-Cerfs, avait vécu seul et il n'y avait pas
-eu de «maîtresse déclarée». En 1768, il rencontra Mme du Barry et il
-s'éprit pour cette jeune et ravissante créature d'une passion sénile que
-rien, pas même la possession, ne put apaiser. Quand il voulut introduire
-à la Cour cette femme connue par la bassesse de son extraction et la
-dépravation de ses mœurs, le scandale fut inouï. Mais le prince,
-aveuglé par son amour, n'en persista pas moins dans ses projets.
-
-Lorsque Mme du Barry, en dépit de toutes les résistances, eut été
-présentée le 22 avril 1769, les duchesses de Choiseul et de Grammont
-firent dire au Roi qu'elles craignaient que leur présence ne lui fût
-moins agréable dans sa société particulière et qu'elles le priaient de
-les excuser à l'avenir aux soupers des petits cabinets. La duchesse de
-Beauvau prit le même parti que ses amies et elle refusa avec indignation
-toute compromission avec la favorite. Malgré la docilité de la noblesse
-à l'égard du monarque, presque toutes les femmes de la Cour imitèrent
-cet exemple. Il n'en fut malheureusement pas de même pour Mme de
-Mirepoix.
-
-«La fée Urgèle», comme la surnommaient quelques mauvaises langues, était
-toujours avide de plaisirs, besoigneuse et endettée plus que jamais.
-Elle aurait bien voulu imiter la conduite de son frère et de sa
-belle-sœur, mais comment faire?
-
-«Comment résister au Roi, si bon, si serviable, qui tous les ans paie
-pour elle 30 ou 40,000 francs de dettes et puis le cavagnole est si
-amusant, et on n'y joue bien que chez le Roi! C'est ainsi qu'elle en
-arrive de cavagnole en cavagnole à abaisser son caractère de la façon la
-plus humiliante, et à devenir l'amie intime de la favorite.»
-
-L'indignation fut générale. Un tel exemple donné par une si grande dame,
-par la propre sœur du prince de Beauvau, motiva les plus amères
-critiques. On disait que la maréchale faisait partie de la charge de
-favorite et que les maîtresses se la repassaient comme un meuble vivant.
-Tous les partisans des Choiseul, et ils étaient légion, s'indignèrent de
-la conduite de Mme de Mirepoix et elle fut honnie de ses anciens amis;
-son frère, quelque chagrin qu'il en éprouvât, rompit toutes relations
-avec elle.
-
-Mme de Boufflers n'avait pas les mêmes raisons pour se montrer si
-rigoureuse; elle conserva donc avec sa sœur la même intimité que par le
-passé, mais l'union de la famille fut rompue et les relations devinrent
-souvent plus délicates.
-
-L'existence de Mme de Mirepoix près de sa nouvelle amie ne fut pas
-heureuse. Les quelques dames qui, dans des vues plus ou moins
-intéressées, avaient consenti à former la société de Mme du Barry,
-étaient toutes ensemble comme chien et chat; c'était à qui se
-surpasserait en dédain et en mépris l'une pour l'autre, et à qui s'en
-rendrait le plus digne. Mme de Mirepoix se laissait aller à des
-jalousies, à des bouderies et à des «rapatriages», qui étaient une honte
-de plus. Ces misérables querelles faisaient le désespoir de Mme du
-Deffant:
-
-«Rien n'est plus digne de compassion, écrivait-elle, une grande dame,
-d'une très bonne conduite, beaucoup d'esprit, beaucoup d'agrément,
-toutes ces choses réunies, ce qui en résulte, c'est d'être l'esclave
-d'une infâme... mais il n'y a plus de remède, elle a perdu la cadence,
-elle ne peut plus retrouver la mesure.»
-
-Elle écrivait encore:
-
-«C'est bien dommage que le cœur et le caractère de cette femme ne
-répondent pas à son esprit et à ses grâces. Elle est sans contredit la
-plus aimable de toutes les femmes qu'on rencontre, je lui trouve
-beaucoup plus d'esprit qu'aux Oiseaux et ces Oiseaux valent pour le
-moral encore moins qu'elle.»
-
-Pendant que les cercles de la Cour étaient bouleversés par tous ces
-événements, Mme de Boufflers continuait à mener une vie des plus
-mondaines et à fréquenter tous les salons de la capitale. Tous,
-cependant, ne l'accueillaient pas avec le même plaisir et ne
-paraissaient pas goûter au même degré le charme de son esprit et
-l'agrément de sa société.
-
-Mme du Deffant, dont la demeure hospitalière s'ouvrait si volontiers
-devant la maréchale de Luxembourg et ses amies, ne paraît pas avoir
-éprouvé une sympathie très vive pour la marquise de Boufflers, pas plus
-du reste que pour Mme de Boisgelin et Mme de Cambis. Elle a baptisé ces
-trois dames «les Oiseaux de Steinkerque», probablement en souvenir de la
-célèbre bataille gagnée par le maréchal de Luxembourg[55]. Chaque fois
-qu'elle parle de l'inséparable trio, c'est sous ce vocable qu'elle le
-désigne, mais toujours avec un certain ton dédaigneux, et elle pousse
-même l'insolence jusqu'à désigner Mme de Boufflers sous le nom
-irrévérencieux de «la mère Oiseau». Elle ne laisse jamais échapper
-l'occasion de lancer quelque trait mordant sur «ces volatiles», sur
-«leur ramage», leur «plumage», etc. Leur conversation, qu'elle trouve
-frivole et sans intérêt, ne l'enchante pas plus que leur caractère: «Les
-opéras, les comédies, les ouvrages tant anciens que modernes, les robes,
-les rubans, les pompons, voilà les sujets de leurs conversations,»
-écrit-elle avec mépris.
-
- [55] La bataille de Steinkerque (3 août 1692), gagnée par le
- maréchal de Luxembourg sur Guillaume d'Orange.
-
-Cependant, malgré le peu de sympathie qui existe entre la vieille
-aveugle et les Oiseaux, en apparence, conformément aux usages du monde,
-on est au mieux, on se fait mille politesses, mille coquetteries, on se
-reçoit, on soupe les uns chez les autres, on échange de petits vers
-louangeurs.
-
-Un jour, les Oiseaux composent une chanson sur le célèbre tonneau de la
-vieille marquise:
-
- Ce n'est pas quand on voyage
- Que l'on trouve le plaisir;
- Ce n'est que près du rivage
- Qu'il remplit notre désir.
- On a beau voguer sur l'onde,
- Parcourir dans un vaisseau
- Les quatre coins de ce monde,
- Rien ne vaut votre tonneau.
-
-Quelques jours après Mme du Deffant riposte par ce couplet de sa
-composition:
-
- SUR L'AIR: _Du haut en bas_.
-
- Dans son tonneau
- On voit une vieille sybille,
- Dans son tonneau,
- Qui n'a sur les os que la peau,
- Qui jamais ne jeûna Vigile,
- Qui rarement lit l'Évangile,
- Dans son tonneau.
-
-Le lendemain arrive à Saint-Joseph par la petite poste ce couplet
-nouveau:
-
- Dans ce tonneau
- Venez puiser la vraie sagesse,
- Dans ce tonneau;
- Il aurait enchanté Boileau,
- Car vous trouverez la justesse,
- Le goût et la délicatesse
- Dans ce tonneau.
-
-Mme du Deffant donne plusieurs soupers par semaine, un entre autres le
-samedi; elle a de fondation ce jour-là Mmes d'Aiguillon, de Mirepoix, de
-Crussol, la marquise de Boufflers, MM. de Bauffremont et Pont de Veyle.
-
-Souvent aussi elle invite Mme de Boisgelin et Mme de Cambis.
-
-Ces Oiseaux, si dédaignés, sont du reste pleins de talents et ils
-deviennent à l'occasion une précieuse ressource. Souvent, pour distraire
-Mme du Deffant, ils récitent des vers, des comédies; un soir ils
-déclament devant elles plusieurs scènes du _Misanthrope_; une autre fois
-ils jouent _les Femmes savantes_, et avec la plus rare perfection. Mme
-du Deffant en est à ce point dans l'admiration qu'elle déclare n'avoir
-jamais rien entendu qui lui fit autant de plaisir.
-
-Mme de Cambis possède encore une voix délicieuse et souvent elle veut
-bien la faire entendre après souper pour charmer les hôtes de la vieille
-marquise.
-
-Malheureusement, les Oiseaux ne se bornent pas toujours à des
-distractions aussi innocentes. Leur passion pour le jeu est poussée à ce
-point qu'ils sollicitent Mme du Deffant de laisser installer chez elle
-des tables de vingt-et-un et de trente-et-quarante. L'austère salon de
-Saint-Joseph transformé en tripot! _horresco referens_! Désormais les
-familiers de la maison, les étrangers de passage admis dans le cénacle,
-pourront prendre part à des parties ruineuses.
-
-Le 10 décembre 1769, «le petit Fox», celui-là même qui devait plus tard
-jouer dans son pays un si grand rôle, gagne 300 louis; la veille il en
-avait perdu 260 contre Mme de Boisgelin.
-
-Mme du Deffant est fort irritée de ce jeu effréné; bien qu'elle n'ose
-s'y opposer, elle le blâme sévèrement.
-
-Elle écrit à Walpole le 26 décembre:
-
-«Je pense comme vous sur les Oiseaux, je ne leur trouve nul attrait.
-C'est une société dangereuse. Leur fureur pour le jeu est contagieuse...
-on joua chez moi dimanche jusqu'à cinq heures du matin; le Fox perdit
-450 louis. Ce jeune homme ne sera pas quitte de son séjour ici pour 3 à
-4,000 louis.»
-
-Heureusement les Oiseaux ne tiennent pas en place, ils disparaissent
-souvent et leur absence, loin de chagriner Mme du Deffant, lui cause une
-satisfaction qu'elle ne dissimule pas à son amie Mme de Choiseul;
-celle-ci, fort indulgente, lui répond:
-
-
- «Fontainebleau, 16 octobre 69.
-
-«Les Oiseaux, dites-vous, sont envolés. Comment, tout de suite, comme
-cela, sans raison?--Cela ressemble bien en effet à des oiseaux. J'avoue
-que je n'en suis pas trop fâchée. Vous savez que je ne partage pas le
-goût de Mme de la Vallière pour les Oiseaux; tant de grâces, de
-légèreté, ne conviennent point à une grand'mère. Si ces Oiseaux vous
-amusaient cependant, je désire qu'ils vous reviennent, on ne peut
-disconvenir qu'ils n'aient un très joli ramage.»
-
-Depuis qu'il habitait la capitale, Saint-Lambert, nous l'avons vu, était
-devenu fort à la mode; l'amitié du prince de Beauvau, une bonne fortune
-éclatante, des poésies fugitives fort appréciées, tout avait contribué à
-augmenter sa réputation et à lui faire obtenir dans la société une place
-des plus enviables.
-
-Il travaillait depuis de longues années à un poème des _Saisons_, sur
-lequel il comptait pour asseoir définitivement sa réputation. Il l'avait
-commencé à Lunéville du temps de Mme du Chatelet, et depuis il avait
-fait maintes lectures dans les salons de morceaux détachés, qui tous
-avaient obtenu le plus grand succès.
-
-En 1769, le poème étant enfin terminé, l'auteur le livra à l'impression.
-
-Quand l'ouvrage parut, ce fut un cri d'enthousiasme dans le camp des
-philosophes; l'esprit de secte dominait tout, et Saint-Lambert étant des
-leurs, peu importait le mérite du poème, il fallait qu'il obtînt un
-éclatant succès.
-
-Voltaire, toujours prodigue de compliments excessifs, pour les
-littérateurs de second ordre, écrivait à l'auteur, non sans sourire
-assurément: «Soyez persuadé que vos _Saisons_ sont le seul ouvrage de
-notre siècle qui passera à la postérité.»
-
-Soutenu par le prince de Beauvau et par tous ses amis, l'ouvrage ne fut
-pas moins bien accueilli dans la société que par les encyclopédistes.
-
-En dehors de leurs relations d'amitié, les Beauvau avaient les
-meilleures raisons du monde pour défendre l'auteur. Saint-Lambert
-n'avait-il pas eu l'habileté de terminer le troisième chant de son poème
-par cet hommage à l'amitié:
-
- Oui, je verrai, Beauvau, ta gloire et ton bonheur,
- J'entendrai célébrer ta vertu bienfaisante,
- Ton âme toujours pure et toujours indulgente,
- Ta valeur, ta raison, ta noble fermeté,
- Ton cœur, ami de l'ordre, et juste avec bonté.
- Je verrai la compagne à tes destins unie,
- Embellir ton bonheur, seconder ton génie,
- Et pour elle, et pour toi croître de jour en jour
- Du public éclairé le respect et l'amour.
- Vos succès, vos plaisirs, votre union charmante,
- Le spectacle si doux de la vertu contente,
- Me tiendront lieu de tout, et sans les regretter
- Je perdrai les plaisirs que l'hiver va m'ôter.
-
-Mme du Deffant avec son esprit si net, appréciait peu la phraséologie
-vague et incertaine de Saint-Lambert. Quand les _Saisons_ parurent, elle
-se les fit lire et bien qu'influencée par son entourage, son impression
-fut peu favorable:
-
-«Il y a un peu trop de pourpre, d'or, d'azur, de pampres, de feuillages,
-écrit-elle. Je n'ai pas beaucoup de goût pour les descriptions, j'aime
-qu'on me peigne les passions, mais les êtres inanimés, je ne les aime
-qu'en dessus de porte.»
-
-Elle envoya l'ouvrage à son cher Walpole, sans lui cacher la piètre
-estime en laquelle elle tenait le poème et l'auteur:
-
-«Ce Saint-Lambert est un esprit froid, fade et faux, dit-elle; il croit
-regorger d'idées et c'est la stérilité même; sans les oiseaux, les
-ruisseaux, les ormeaux et leurs rameaux, il aurait bien peu de choses à
-dire.»
-
-«Ah! que vous en parlez avec justesse, lui répond Walpole, le plat
-ouvrage! Point de suite, point d'imagination! une philosophie froide et
-déplacée... des apostrophes tantôt au bon Dieu, tantôt à Bacchus...,
-c'est l'Arcadie encyclopédique...»
-
-Ravie d'un jugement qui, au fond, était le sien, la marquise répond à
-son ami:
-
-«Votre analyse de Saint-Lambert a débrouillé tout ce que j'en pensais;
-c'est un froid ouvrage et l'auteur un plus froid personnage.» Elle
-ajoute méchamment: «Les Beauvau se sont faits ses Mécènes. Oh! qu'il y a
-des gens de village et des trompettes de bois! Peut-être y a-t-il encore
-quelques gens d'esprit, mais pour des gens de goût, pour de bons juges,
-il n'y en a point...»
-
-Le succès de Saint-Lambert ne fut pas sans mélange et l'enthousiasme des
-gens de lettres ne fut pas universel. Les enfants perdus de la
-littérature se permirent quelques critiques, Fréron et Palissot, entre
-autres, ne ménagèrent pas l'auteur des _Saisons_. Les épigrammes
-pleuvaient de tous côtés, une entre autres fit fureur:
-
- Saint-Lambert s'enroue à nous dire:
- «Mon poème doit être bon
- Car j'ai mis trente ans à l'écrire.
- Trente ans! vous dis-je.» Et pourquoi non?
- Il en faut autant pour le lire.
-
-Ces critiques faisaient le désespoir du poète. Que devint-il quand il
-apprit qu'un jeune homme, M. Clément, préparait contre lui un véritable
-pamphlet. Non content de couvrir de ridicule les _Saisons_, Clément se
-permettait quelques plaisanteries sur la Doris du poème, or il n'était
-que trop facile de reconnaître dans la Doris Mme d'Houdetot[56].
-
- [56] Clément (1742-1812), après avoir été professeur à Dijon,
- était venu à Paris pour faire le métier de «chamailleur.» Pour
- attirer l'attention sur lui il s'était attaqué à cinq ou six
- poètes à la fois, Saint-Lambert, Dorat, l'abbé Delille, Watelet,
- Lemierre, etc.
-
-Les _Observations critiques_ allaient paraître. Saint-Lambert remua ciel
-et terre pour en obtenir la suppression[57].
-
- [57] _Observations critiques sur les poèmes des Saisons, de la
- déclamation et de la peinture._ Genève et Paris, Legay, in-8º,
- 1770.
-
-Mme de Boufflers écrivait à ce propos à son ami Panpan:
-
-
- «Paris, ce 25 octobre.
-
-«Je viens de lire une critique imprimée des _Saisons_ qui met
-Saint-Lambert au désespoir. J'aurais bien voulu pouvoir vous l'envoyer,
-mais il a engagé Mme de Beauvau a en empêcher le débit, ce qui ne me
-paraît pas d'une justice exacte, car, quoiqu'elle soit sanglante et
-charmante, il n'y a pas de personnalité.
-
-«On dit qu'elle est d'un M. Clément, qui a infiniment d'esprit. Pour
-moi, je l'aurais crue de Palissot. Cependant je vis hier une lettre de
-ce Clément à Saint-Lambert, dans laquelle il se plaint du procédé
-violent du poète, et il ne manque pas de dire qu'il est plus aisé et
-plus commode de supprimer que de répondre.
-
-«Il se plaint aussi de ce que Saint-Lambert a écrit à M. de Sartines que
-lui, Clément, avait été professeur de je ne sais quoi à Dijon et qu'il
-en avait été chassé; il lui demande une entrevue chez M. de Sartines, où
-il s'engage à lui prouver le contraire. Tout cela dans des termes
-violents.
-
-«Je crois que Saint-Lambert, quoiqu'il affecte du mépris, est au
-désespoir. C'est la maréchale de Luxembourg qui a eu un exemplaire de
-cet ouvrage, et de la lettre, qui me les a fait voir, sans vouloir me
-les prêter, ni à personne, à cause de Mme de Beauvau.»
-
-Le poète, de plus en plus irrité et abusant de son crédit, obtint, par
-l'influence du prince de Beauvau, que son audacieux critique serait
-envoyé au Fort-l'Évêque. C'était se montrer bien sensible; dans tous les
-cas, le procédé ne manquait pas d'être assez piquant pour un philosophe.
-
-Clément occupa ses loisirs au Fort-l'Évêque à composer cette épigramme:
-
- Pour avoir dit que tes vers sans génie
- M'assoupissaient par leur monotonie,
- Froid Saint-Lambert, je me vois séquestré.
- Si tu voulais me punir à ton gré,
- Point ne fallait me laisser ton poème;
- Lui seul me rend mes ennuis moins amers;
- Car, de nos maux, le remède suprême
- C'est le sommeil... je le dois à tes vers[58].
-
- [58] GRIMM, _Correspondance littéraire_, 1771.
-
-Clément ne resta que trois jours au Fort-l'Évêque, mais il fut ensuite
-autorisé à publier ses _Observations_. Son pamphlet aurait probablement
-passé inaperçu, si la conduite de Saint-Lambert n'avait fait scandale et
-attiré l'attention.
-
-Les encyclopédistes formaient une petite église fermée et intolérante à
-laquelle ils n'admettaient pas que personne pût toucher. Non contents de
-porter aux nues l'ouvrage de leur confrère, ils avaient tous pris parti
-avec violence contre son obscur blasphémateur. Ils firent plus encore.
-Ils décidèrent que l'Académie devait, par un éclatant témoignage,
-consacrer le succès des _Saisons_. L'abbé Trublet venait fort à propos
-de laisser un fauteuil vacant, Saint-Lambert fut invité à se présenter.
-Il fut élu sans difficulté et, le 23 juin 1770, le poète était admis au
-nombre des Immortels par M. du Coëtlosquet, évêque de Limoges.
-
-Saint-Lambert, dans son discours, crut devoir louer outrageusement ceux
-qui l'avaient nommé et Grimm raille agréablement cette reconnaissance
-exagérée:
-
-«On a, dit-il, donné à M. de Saint-Lambert, lorsqu'il est entré à
-l'Académie, un encensoir, à condition qu'il en dirigerait les coups, non
-seulement en arrière sur les fondateurs, mais encore en avant sur les
-principaux nez académiques. Le nouvel élu a fait son devoir d'encenseur
-à merveille, et il n'y a point d'habitué de paroisse qui sache mieux
-lancer le sien vers le porteur du Saint-Sacrement.»
-
-
-
-
-CHAPITRE VII
-
-1770
-
- La marquise de Lenoncourt quitte Paris.--Mme de Boufflers songe à
- suivre son exemple.
-
-
-La vie de Mme de Lenoncourt dans la capitale devenait de jour en jour
-moins agréable, elle souffrait de sa pauvreté, de son isolement, l'ennui
-la gagnait et aussi la misanthropie.
-
-«J'ai trouvé dans la vie tant de gens qui ne voulaient pas m'aimer,
-écrit-elle tristement, et qui ne voulaient pas que je les aimasse, tant
-de sots, tant de gueux, qu'ils m'ont enfin dégoûté d'eux.»
-
-Cependant à la fin de 1769, elle eut tout à coup l'espoir d'une
-meilleure fortune. Des parents bienveillants s'étaient occupés d'elle et
-ils l'assuraient qu'ils allaient lui faire obtenir 8,000 livres de
-rente. Comme elle en possédait déjà 8,000, son revenu se trouverait
-doublé, et elle serait ainsi complètement à l'abri du besoin. Dans son
-ravissement, elle écrit à son ami Panpan ces lignes touchantes:
-
-«Quand cela sera bien constaté, je vous en ferai part, et j'espère
-qu'alors rien ne troublera notre paix intérieure, car vous m'avez promis
-que quand je serai riche, tout ce qui m'appartiendrait serait à vous.
-Si vous ne me tenez pas cette parole, mon Veau, nous nous brouillerons
-irrémissiblement.»
-
-Pendant que les négociations continuent, Mme de Lenoncourt fait agir
-toutes les influences dont elle dispose: «Je me démène comme une
-possédée pour avoir mes picaillons,» écrit-elle. C'est pendant
-Fontainebleau que la chose doit se décider, et naturellement la pauvre
-femme est dans une anxiété terrible qui trouble complètement sa vie. On
-la tourmente avec toutes ces espérances, qui peut-être ne se réaliseront
-pas; ne vaudrait-il pas mieux lui dire: «N'y pensez plus». Plus le
-moment décisif approche, plus son angoisse augmente et sa philosophie
-ordinaire est impuissante à lui faire envisager l'avenir avec calme.
-
-Hélas! la mauvaise chance poursuit sans pitié la marquise. Au moment où
-elle va toucher le but, où elle se croit déjà au comble du bonheur, elle
-reçoit une désastreuse nouvelle: rien de ce qu'on lui a fait espérer ne
-peut se réaliser.
-
-Le premier coup fut rude, mais la pauvre femme avait l'habitude du
-malheur et elle se remit assez vite. Elle écrivait philosophiquement
-quelques jours après:
-
-
- «A Paris, le 16 janvier 1770.
-
-«Adieu châteaux, grandeurs, richesse, mon pot au lait est culbuté, mon
-Veau; je reçus avant-hier une lettre charmante quoique bien affligeante;
-mes parents sont plus fâchés que moi, et moi je leur suis plus obligée
-que s'ils avaient pu faire ce qu'ils m'ont promis. Je suis bien
-convaincue qu'il n'y a point de puissance soit céleste, soit terrestre,
-qui puisse vaincre le malheur qui me poursuit. Il y a vingt ans que je
-me noie, et que lorsque j'aperçois une planche pour me sauver, il arrive
-un coup de massue pour me replonger au fond de l'eau. Je ne veux plus
-lutter; cette année qui vient, vient de m'amener ma quarantième année,
-je médite une retraite paisible et conforme à ma santé et à ma fortune.
-
-«Adieu, mon Veau, je voudrais bien vous avoir là au coin de mon feu,
-pour que vous me disiez si je suis courageuse ou insensible. Je ne suis
-point émue du tremblement de terre qui a renversé mes châteaux; je
-voudrais bien croire que c'est parce que je suis un grand homme, car je
-suis bien ennuyée de n'être qu'une petite femme.»
-
-Cette déception cruelle décida Mme de Lenoncourt à prendre un parti
-auquel elle songeait depuis quelque temps. Elle résolut de quitter
-Paris. Bien entendu, une fois sa résolution annoncée, elle fut entourée
-d'amis qui cherchaient à lui persuader que le souverain malheur était de
-vivre en province et qui mettaient toute leur éloquence à lui démontrer
-tout ce que sa résolution avait d'affreux: «Si j'étais faible et
-crédule, écrivait-elle, on me tournerait la tête.»
-
-Son premier soin est de raconter à Panpan ses nouveaux projets; il y est
-plus intéressé que qui que ce soit, puisqu'elle va venir habiter la
-Lorraine.
-
-Panpan, ravi de revoir une amie très chère, lui conseille de prendre
-une maison à Lunéville, ce qui établira entre eux les plus douces
-relations de voisinage. Si Lunéville ne lui convient pas, que ne
-s'installe-t-elle à Nancy? Pourquoi ne cherche-t-elle pas à amener Mme
-de Boufflers avec elle; elle lui rendra le plus grand des services en
-l'arrachant à Paris et elles vivront ensemble le plus agréablement du
-monde.
-
-Le Veau en parle à son aise! Enlever Mme de Boufflers à la vie de Paris,
-mais c'est tenter l'impossible! Et puis Mme de Lenoncourt y
-réussirait-elle qu'il ne lui plairait pas de vivre avec son amie:
-
-«J'ai autant de stabilité qu'elle en a peu, dit-elle. Je l'aime de tout
-mon cœur, mais je crois que nous nous brouillerions si nous étions dans
-la dépendance l'une de l'autre.»
-
-Du reste, la marquise ne veut entendre parler ni de Lunéville ni de
-Nancy où elle pourrait être exposée aux mauvais procédés de son mari.
-Elle ira habiter au mois d'octobre Remiremont, où on lui prête une des
-plus jolies maisons de la ville; elle aura là une retraite honnête,
-décente, et surtout inaccessible à M. de Lenoncourt.
-
-
- «10 février 1770.
-
-«N'allez pas vous récrier, comme Mme de Boufflers, sur la tristesse du
-séjour que j'ai choisi; je ne veux pas que l'on m'en dise du mal; j'y
-trouverai de la tranquillité et de l'aisance, voilà ce que je cherche,
-et ce qu'il me faut.
-
-«... Il me paraît impossible que dans quarante filles, je n'en rencontre
-pas quelques-unes de bonne conversation. Je ne suis pas difficile, je le
-serai encore moins quand j'aurai perdu l'amertume et l'aigreur que ce
-pays-ci commençait à me donner. J'aime à écrire, j'aime à lire, j'aime à
-travailler, je me ferai des occupations et je crois que je me défendrai
-de l'ennui. Enfin, mon Veau, je suis tout accoutumée à cette idée-là,
-qui, je l'avoue, m'a d'abord effrayée. Il me semblait que le feu était à
-la maison, que je me jetais par la fenêtre, et je ne savais où j'allais
-tomber. Cependant je n'ai pas balancé, parce que je crois qu'il ne faut
-pas résister à la raison, à moins qu'une heureuse étoile ne nous ait
-habitué à tout donner au hasard.
-
-«N'êtes-vous pas persuadé qu'on peut être heureuse partout à bon marché
-excepté ici où tout s'achète bien cher. Plaisir, amis, considération,
-tout se paie et mille fois au delà de sa valeur...»
-
-Si Panpan avait un grain de bon sens il viendrait habiter avec elle à
-Remiremont:
-
-«Je vous donnerai, lui dit-elle, tout le haut de ma maison; je serai
-votre ménagère; vous seriez caressé par quarante chanoinesses qui se
-trouveraient trop heureuses d'être vos commères[59], et nous serions
-tous deux riches comme M. de la Borde et M. de Montmartel.
-
- [59] Panpan désignait sous le nom de «compères» et «commères» ses
- amis et amies de Lunéville qui formaient sa petite société
- journalière.
-
-«La _princesse Boursoufflée_[60] ne me fait pas peur. Je ne lui dois que
-parce qu'elle est une plus grande dame que moi. Cela ne peut pas être
-bien gênant. Elle fait bonne chère, elle a des chevaux; cela peut même
-être une ressource...»
-
- [60] La princesse Christine de Saxe, abbesse de Remiremont; voir
- _les Dernières années de la Cour de Lunéville_, p. 360.
-
-Les projets de la marquise sont déjà complètement arrêtés. Elle fera ses
-paquets pendant le carême, puis elle quittera Paris à Pâques. Elle se
-rendra d'abord à la Neuveville, de là elle ira à Haroué voir la vieille
-princesse de Craon, et son été se passera ainsi fort paisiblement.
-
-Le séjour à Haroué n'attire pas irrésistiblement Mme de Lenoncourt.
-D'abord tout le monde dit que la princesse est fort baissée, qu'elle a
-souvent des absences, enfin qu'elle est plus difficile à vivre que
-jamais. Puis plusieurs de ses filles parlent de venir s'installer chez
-elle: Mme de Mirepoix pour cacher la honte qu'inspire à tous sa
-conduite; Mme de Bassompierre pour y faire des économies parce qu'elle a
-perdu au jeu plus de 4,000 louis. La visite probable de ces deux dames
-n'enthousiasme pas particulièrement la marquise, mais il faut bien s'y
-résigner. Si au moins Mme de Boufflers annonçait son arrivée; elle en a
-parlé, mais elle est si incertaine dans ses projets, si changeante.
-Qu'adviendra-t-il au dernier moment?
-
-Enfin Pâques approchant, la marquise, toujours gracieuse et bonne amie,
-écrit à son Veau pour lui demander ce qu'elle peut lui rapporter de
-Paris, quel souvenir de la capitale lui sera le plus agréable. Panpan,
-modeste dans ses prétentions, exprime le désir certes le plus étrange
-qui se puisse imaginer: il demande à son amie de lui rapporter des
-poissons rouges! Ainsi fut fait, à la plus grande satisfaction du Veau.
-
-Conformément au programme qu'elle s'est tracé, Mme de Lenoncourt se rend
-d'abord à la Neuveville, mais elle n'y fait qu'un court séjour, elle
-doit se rendre à Craon, où elle est attendue. En juin, elle écrit à
-Panpan:
-
-
- «Le 11.
-
-«Je m'en vais à Craon, mon Veau, il faut bien à la fin _sauter le
-bâton_. J'y serai quinze jours tête à tête avec la princesse. Si Dieu
-voulait que Mme de Boufflers arrive! Mais jamais il ne veut qu'elle soit
-raisonnable, ni que je sois heureuse. Du moins il ne l'a pas encore
-voulu et sa volonté est, dit-on, immuable.
-
-«A mon retour, il faudra bien qu'il permette que je vous voie ou bien je
-me passerai de la permission, car c'est assurément ma plus forte
-volonté.»
-
-_P.-S._--Mettez toujours sur mon adresse: Mme de
-Lenoncourt-Haussonville, parce que ma belle-mère reçoit et décachète mes
-lettres.»
-
-Ainsi qu'elle le prévoyait, Mme de Lenoncourt ne se plaît que fort
-médiocrement à Craon où les distractions ne sont pas nombreuses. Elle
-prend patience en se disant que tout a une fin, même les pires ennuis,
-et puis, il est sérieusement question d'un voyage de Mme de Boufflers
-en Lorraine, d'une visite que l'on ferait au Veau à Lunéville, et cette
-perspective est si délicieuse qu'elle aide Mme de Lenoncourt à prendre
-son mal en patience.
-
-
- «A Craon, le 19.
-
-«Cette marquise vous a donc aussi mandé, mon Veau, qu'elle partait. Je
-me flatte qu'elle mettra ce projet à exécution, excepté, toutefois,
-qu'elle ne se soit pas abîmée à cette belle fête de M. de Fuentès,
-ambassadeur d'Espagne, où l'on me mande que l'on jouait encore le
-lendemain à quatre heures après midi. Dieu veuille qu'il lui reste de
-quoi payer la poste. Si elle est tout à fait ruinée, nous ne la verrons
-pas; si elle a gagné nous la verrons encore moins. Au reste, je me
-lamente et je m'inquiète à plaisir, car je ne sais pas même si elle
-était à cette fête. Mais, comme vous dites, elle est sujette à péter
-dans la main.
-
-«Moi, mon Veau, je reste ici jusqu'au 27, et je vous jure que c'est tout
-ce que je puis faire, car cela est mortel. La levrette arrive à la
-Neuveville le 29 et n'y reste que vingt-quatre heures. Après son passage
-je serai libre et très pressée de vous aller voir. Si la mère Boufflers
-est de ce voyage nous nous arrangerons très bien dans votre petite
-maison. Vous lui donnerez la belle chambre parce qu'elle est la plus
-vieille et que je suis pour elle une manière de nièce, et moi je me
-trouverai mille fois mieux quelque part où vous me mettiez, fût-ce dans
-le lit de votre cuisinière, que je ne pourrais être dans le plus bel
-appartement, s'il était hors de chez vous.
-
-«Rien n'arrive ici; je n'y reçois point de lettres et je ne sais pas de
-nouvelles plus fraîches que celles du sacre du Roi, que la princesse me
-raconte toutes les après-dîners avant de s'endormir. Je trouve que la
-santé se soutient, mais que la tête baisse; elle est lourde, elle n'a
-plus de mémoire; en vérité, mon Veau, il ne faut pas vieillir; il ne
-faut pas non plus mourir jeune. Dites-moi donc ce qu'il faut faire, car
-pour moi je ne le sais pas et me voilà pourtant dans ma quarantième
-année.
-
-«Adieu, ma vache, je suis moult bête ici, je m'y sens une espèce
-d'engourdissement fort nuisible à l'esprit. Le chevalier est pourtant
-venu me faire une visite, mais si courte, si courte que c'est comme si
-j'avais vu son ombre.»
-
-Comme il fallait s'y attendre, tous ces beaux projets de réunion
-s'écroulent, Mme de Boufflers, sous des prétextes plus ou moins futiles,
-renonce à son voyage, et Mme de Lenoncourt, assez découragée, va
-s'installer à Remiremont. A peine a-t-elle fini ses derniers
-arrangements qu'elle écrit à Panpan pour le supplier de la venir voir:
-
-«Si vous pouviez venir passer quelques jours avec moi, vous me feriez un
-plaisir extrême. Ce sont vos maudites commères qui vous retiennent. Vous
-seriez bien ici, et je vous assure que vous ne vous y ennuieriez pas.
-Nous y jouerions au (je ne sais pas écrire ce nom-là), vous auriez des
-légumes, je sentirais bon la religieuse, nous causerions, nous nous
-promènerions. Venez, mon Veau.»
-
-Mais Panpan, en bon et franc égoïste qu'il est, reste insensible aux
-plus pressantes sollicitations. Son indifférence est d'autant plus
-fâcheuse que Mme de Lenoncourt éprouve de grandes déceptions; sa
-nouvelle installation est moins agréable, qu'elle ne l'imaginait, les
-chanoinesses moins aimables qu'elle ne l'espérait; bref, au bout de peu
-de temps, la marquise sent venir l'ennui, aussi est-elle trop heureuse
-d'accepter les invitations qu'elle reçoit de ses amis. Elle retourne
-passer quelque temps à Craon, puis elle va s'établir à la Neuveville où
-elle compte passer l'hiver. Mais là non plus, elle ne trouve pas le
-bonheur.
-
-C'est encore à Panpan qu'elle confie ses doléances:
-
-
- «La Neuveville.
-
-«Me voilà, mon Veau, je suis comme un porte-balle, courant de château en
-château.
-
-«Je suis ici très doucement, très commodément, mais il faut convenir que
-ce n'est point amusant.
-
-«Nous sommes à la cloche, comme dans un couvent; mes voisins les
-Chartreux ne sont pas plus solitaires que moi. Je supporte cette
-solitude assez gaîment. On dit que l'hiver sera bien long; moi je dis
-que je me chaufferai, que je lirai, et qu'enfin il se passera comme un
-autre.»
-
-Mme de Lenoncourt ne tarde pas à se fatiguer de cette vie errante.
-Remiremont, la Neuveville, Haroué étaient des ressources momentanées,
-mais qui ne pouvaient être durables. «Il faut être chez soi, écrit-elle,
-commander son dîner, son souper, voir qui l'on veut; le contraire, à la
-longue, est très insupportable.» Et elle se décide enfin à chercher une
-demeure à Nancy, au risque de ce qui pourra arriver.
-
-Justement, à cette époque, Mme Alliot venait de se résoudre à quitter la
-Lorraine; elle fut trop heureuse de louer à Mme de Lenoncourt la maison
-qu'elle occupait place de l'Alliance.
-
-Panpan ayant demandé s'il y serait bien accueilli, la marquise lui offre
-une hospitalité vraiment écossaise. «Oui, sans doute, mon cher Veau,
-vous y aurez un appartement, et s'il n'y avait qu'un lit, je le
-partagerais avec vous.»
-
-A peine est-elle installée qu'elle réclame son ami à grands cris:
-«Venez, mon Veau, venez admirer ma charmante maison; jamais je n'ai été
-meublée et logée comme je le suis; je serai ravie de vous montrer tout
-cela. J'en suis si occupée et si contente que je ne pense pas au
-voisinage.»
-
-Si Mme de Boufflers n'avait pas mis à exécution son projet de voyage à
-Lunéville, il n'en est pas moins certain qu'elle y avait songé. Elle
-commençait à parler sérieusement de retourner vivre en Lorraine. Il est
-vrai que la plupart du temps c'étaient propos en l'air et bien vite
-oubliés.
-
-Sa vie devenait de jour en jour plus difficile; le jeu avait vite eu
-raison de sa petite fortune et bien qu'elle s'efforçât de vivre avec la
-plus stricte économie, elle n'arrivait plus «à joindre les deux bouts».
-Il faut dire à sa louange qu'elle s'accommodait des privations avec la
-plus surprenante facilité et qu'elle montrait dans sa misère relative
-une philosophie tout à fait méritoire.
-
-Depuis longtemps son frère de Beauvau, ses meilleurs amis, Mme de
-Lenoncourt et Panpan, la suppliaient de renoncer à l'existence de Paris
-qui causait sa perte et de retourner vivre en Lorraine. Hélas! la pauvre
-marquise promettait toujours et au dernier moment elle trouvait quelque
-prétexte pour ne pas quitter la capitale.
-
-Le départ de Mme de Lenoncourt lui fit cependant une certaine
-impression; elle comprit qu'elle serait un jour ou l'autre réduite
-elle-même à une semblable nécessité et elle commença à parler plus
-sérieusement de son retour en Lorraine. Mais où fixerait-elle ses
-pénates? Habiterait-elle Nancy, où depuis longtemps déjà elle possédait
-une demeure? Résiderait-elle à la Malgrange, qu'elle devait à la
-libéralité de Stanislas? Son goût l'entraînait plutôt vers Lunéville,
-mais depuis qu'elle avait dû quitter les appartements du château, elle
-n'y avait plus d'abri; elle songea un instant à louer un assez grand
-appartement qu'elle connaissait et qui, à ses yeux, avait le très grand
-avantage d'être situé tout proche de la demeure de Panpan.
-
-Mais sa famille, au courant de son intention, souleva mille objections.
-
-Elle eut alors l'idée de proposer à Panpan de lui louer une partie de la
-maison qu'il occupait; de cette façon ils vivraient ensemble, sous le
-même toit, dans une charmante intimité.
-
-Elle lui écrit en mars 1770.
-
-
- «Paris, 5 mars.
-
-«Il s'en faut bien, mon cher cœur, que je vous croie un tort, mais j'ai
-été fâchée de la publicité de mon projet, à cause des importunités que
-cela m'attire. Il faut renoncer à cet appartement dont l'idée
-m'enchantait. Tout le monde dit que ce serait loger dans des casernes.
-Ainsi, il faut se retourner et songer à votre maison. Acheter à vie,
-est-ce payer tous les ans le loyer comme mon frère fait de la maison
-qu'on lui bâtit actuellement[61]? Autrement je ne pourrais pas payer,
-n'ayant pas d'argent. Voyez comment vous pouvez arranger cela. Il ne
-faut pas songer à l'hôtel de Craon que mon frère compte vendre à la
-première occasion[62].
-
- [61] Le prince de Beauvau faisait bâtir l'hôtel qui est
- actuellement le ministère de l'intérieur.
-
- [62] L'hôtel de Craon, à Nancy, où est installé actuellement la
- Cour d'appel, avait été vendu par le prince, en 1751; il s'agit
- évidemment ici de l'hôtel de Craon, à Lunéville; il était situé
- le long du parc du château.
-
-«Adieu et bonjour, mon cher ami, je vous embrasse mille fois.
-
- (D'une main étrangère.)
-
-«Le remède qu'on applique à l'œil de Mme la marquise lui fait quelque
-bien et on lui fait espérer qu'avec le temps, il guérira tout à fait.
-L'oculiste est de Lyon; il est à Paris pour affaires. Il est connu par
-des cures extraordinaires.»
-
-
-Cette proposition, qui aurait dû combler de joie le vieux Panpan, ne
-parut pas le séduire le moins du monde.
-
-Il reçut avec beaucoup de froideur les offres de son amie et il souleva
-plusieurs objections: la principale était que sa modeste demeure ne
-pouvait convenir à une grande dame, qu'elle n'y trouverait pas
-l'élégance et le faste auquel elle était habituée, enfin il s'étendait
-sur des considérations de décence, de convenance, qui, sous sa plume,
-étaient au moins assez singulières.
-
-Mme de Boufflers réfute ses objections avec autant d'esprit que de
-cœur:
-
-
- «Paris, ce 9 avril 1770.
-
-«J'ai répondu à la lettre du 1er février et à celle du 5. D'abord il est
-question de votre maison que je voulais louer ou acheter. Croyez-vous,
-mon Veau, qu'en prenant le parti de renoncer à ceci pour jamais, et en
-ne songeant qu'à finir doucement ma vie loin d'ici, je me croie obligée
-à mettre beaucoup de faste ou de décence, comme vous l'appelez, dans une
-retraite, où, _comme je le désire_, je serai bientôt oubliée, et où ne
-devant jamais voir les gens qui mettent toute leur vertu et tout leur
-esprit à trouver de l'importance à ces choses-là, je doive seulement
-songer à ce qu'ils en penseront. Je n'ai en vérité pensé qu'à me
-procurer la consolation de vivre avec vous, et dans le seul pays que
-j'aime, parce que c'est le seul où j'ai été heureuse.
-
-«Croyez, mon Veau, que les choses qui vous paraissent indécentes, parce
-que vous en jugez d'après les idées de certaines personnes, perdront
-toute leur importance, dès que nous serons bien sûrs de ne jamais les
-revoir.
-
-«Je conclus donc à louer la partie de votre maison que vous n'habitez
-pas, ou quelque chose qui en soit tout près.
-
-«Voilà mes conditions, voyez si vous me voulez à ce prix-là.»
-
-Où Panpan a-t-il pris que Mme de Boufflers voulait mener grand train et
-faire du faste? Elle le voudrait qu'elle ne le pourrait pas, puisqu'elle
-est à peu près ruinée par les impôts nouveaux; du reste, elle n'y songe
-pas un instant:
-
-«Quant à ma manière de vivre, elle sera fort bourgeoise, de quelque
-manière que les choses tournent, c'est-à-dire soit qu'on paie ou non. Je
-compte dans les deux cas ne pas dépenser au delà de ce que j'ai sur M.
-de Beauvau, le chevalier et le marquis de Boufflers, et la Malgrange. Du
-reste, si l'on paie, nous tâcherons d'en faire du bien à tous ces
-pauvres gens qui m'ont, presque tous, marqué de l'attachement. Je perds
-à peu près 5,200 livres aux troisièmes[63], mais si l'on est payé,
-comme on le croit, j'y gagnerai.»
-
- [63] On parlait de frapper les revenus d'un troisième vingtième.
-
-La marquise termine sa lettre en citant un trait charmant du duc de
-Choiseul, à propos de La Harpe et de sa fameuse pièce _Mélanie_ ou _la
-Religieuse malgré elle_.
-
-La Harpe s'était plu à retracer les vertus de son bienfaiteur, M.
-Legier, curé de Saint-André-des-Arts; il dépeignait l'intérieur d'un
-couvent, les vertus d'un pasteur vénérable, les souffrances d'une jeune
-novice. La pièce ne pouvant être jouée, parce qu'on ne l'aurait pas
-permis, La Harpe en faisait des lectures dans les salons de Paris; ses
-tirades, qui correspondaient si bien aux idées de l'époque, soulevaient
-l'enthousiasme général et faisaient «couler bien des larmes». La pièce
-fut même représentée trois fois sur le théâtre de M. d'Argental: La
-Harpe y jouait le rôle du curé, aux applaudissements de tous[64].
-
- [64] M. I. Chénier a écrit dans l'Épître à Voltaire:
-
- La Harpe, aux sombres bords, t'aura conté, peut-être,
- Des préjugés bannis le burlesque retour,
- Et comment il advint que lui-même, un beau jour,
- De convertir le monde eut la sainte manie.
- Tu lui pardonneras, il a fait _Mélanie_.
-
-«Vous serez bien aise d'apprendre ceci de M. de Choiseul. Nous avons, ou
-plutôt Saint-Lambert a parlé à Mme de Beauvau d'une pièce de La Harpe
-que nous avons entendue et qu'il ne connaissait pas. Mme de Beauvau l'a
-fait venir et a été contente de la pièce qui s'appelle _Mélanie_ ou _la
-Religieuse malgré elle_. La pièce a été lue chez Mme de Grammont où
-était M. de Choiseul. On a demandé à l'auteur s'il ne la ferait pas
-imprimer en Hollande. Il a dit qu'il croyait qu'il faudrait finir par
-là, parce qu'on lui disait qu'il se ferait des affaires en la faisant
-imprimer ici; qu'il en était d'autant plus fâché qu'il avait trouvé deux
-libraires qui lui en offraient mille écus. Le lendemain M. de Choiseul
-lui a mandé qu'il voulait être son troisième libraire et il lui a envoyé
-mille écus[65].»
-
- [65] _Mélanie_, drame en trois actes. Il fut imprimé secrètement
- à Paris sous la rubrique: Amsterdam, 1770.
-
-Au mois de septembre 1770, Mme de Boufflers a complètement oublié ses
-projets de départ, elle est toujours à Paris.
-
-L'abbé Terray a remplacé M. d'Invaut au contrôle général depuis le mois
-de décembre 1769, mais ses procédés financiers ont soulevé de grandes
-clameurs, et il y a une fermentation générale. Le crédit est absolument
-perdu et pour le relever l'abbé ne voit d'autre moyen que de faire une
-banqueroute totale. On est accablé de remontrances, de représentations,
-de réquisitoires, d'arrêts, de lettres patentes, etc. Mme de Boufflers
-envisage avec calme tout ce bouleversement; si ses pensions sont payées,
-elle se tient pour satisfaite.
-
-La marquise narre à son Veau les incidents de la capitale:
-
-
- «Paris, 28 septembre 1770.
-
-«Bonjour, mon Veau. Voilà la première fois de la vie que vous ayez été
-un peu content de moi! aussi vous verrez comme la louange me donne de
-l'émulation.
-
-«Hier matin, M. le Dauphin se trouva mal, il eut de la fièvre, mal aux
-reins et à la tête. On vient de dire qu'il était mieux en ce moment.[66]
-
- [66] L'on sait, sans qu'il soit nécessaire d'insister, les
- difficultés qu'éprouvait le Dauphin à donner à son épouse des
- marques de sa tendresse. Il dut à plusieurs reprises, et très à
- contre-cœur du reste, subir de légères opérations. Mme de
- Lenoncourt faisait plaisamment allusion à cette situation quand
- elle écrivait à Panpan: «Le Dauphin me fait pitié; ils lui ont
- fait encore une opération. On le tourmente comme pour lui faire
- prendre une médecine. Je suis persuadé qu'avec ces manières-là on
- en aurait dégoûté le chevalier de Beauvau lui-même!»
-
-«Savez-vous que le contrôleur général a envoyé chercher l'abbé Morellet
-et lui a défendu de faire paraître son Dictionnaire. L'abbé lui a dit
-que comme il l'avait fait par ordre de M. d'Invaut, qui lui avait dit
-qu'il se chargeait des frais, il espérait au moins que M. l'abbé Terray
-voudrait bien s'en charger aussi. Le contrôleur général lui a répondu:
-«Que ceux qui vous ont fait travailler vous payent; ce n'est pas mon
-affaire.» Il y a pour 2,000 livres de frais[67].
-
- [67] Cet ouvrage avait paru en 1770, sous le titre: _Prospectus
- d'un nouveau dictionnaire de commerce_. Paris, 1770, in-8º.
-
-«Savez-vous que le chancelier a fait venir M. Thomas pour le menacer de
-la Bastille, au cas que son discours courût, et qu'en même temps il le
-lui a gardé huit jours, si bien qu'il est possible qu'on en ait pris
-copie chez lui[68].
-
- [68] Thomas (1732-1785), de l'Académie française. L'archevêque de
- Toulouse, Charles de Loménie de Brienne, élu à l'académie en
- 1770, prononça le 6 septembre son discours de réception. Thomas
- répondit en qualité de directeur. Cette réponse donna lieu à des
- interprétations auxquelles Thomas n'avait pas songé. Le duc
- d'Aiguillon se plaignit au Roi par l'intermédiaire de Mme du
- Barry et l'avocat général Séguier adressa une plainte à
- Maupeou.--Les discours de l'archevêque et de Thomas ne furent
- imprimés qu'en 1808.
-
-«L'archevêque de Toulouse a dit que, puisque le discours de M. Thomas
-n'était pas imprimé, le sien ne le serait pas non plus. On dit aussi que
-l'Académie a dit à M. Séguier que, sans le respect de son nom, on
-l'aurait rayé de l'Académie, à cause de son réquisitoire.
-
-«M. de Choiseul est à Chanteloup jusqu'à Fontainebleau, avec beaucoup de
-monde. Il y aura beaucoup de fêtes et de plaisirs. On ne parle de rien.
-Je vis hier une maison énorme qu'il fait bâtir à l'arsenal pour lui;
-elle n'a que vingt-six croisées de face.
-
-«Je passai hier la journée à Port-à-l'Anglais, dans une maison que la
-maréchale de Mirepoix a louée à vie, qui est charmante. En vérité, cela
-dégoûte de tout. C'est sur les bords de la rivière Marne-Seine; la vue
-et les jardins sont charmants.
-
-«Adieu donc, Cœur, je m'adonne aux nouvelles.»
-
-
-
-
-CHAPITRE VIII
-
-1770-1771
-
- Départ du chevalier de Boufflers pour la Hongrie.--Son séjour au
- camp des Confédérés.--Ses déceptions.--Son retour à Vienne.
-
-
-Nous avons vu que le chevalier de Boufflers consacrait la meilleure
-partie de son temps à rimer en l'honneur des dames et à courir les
-grandes routes. Mais il ne se bornait pas à ces deux occupations, en
-somme inoffensives; pour son malheur il était, comme sa mère, possédé de
-la passion du jeu, et la fortune ne lui était guère favorable. Un soir,
-au Palais-Royal, il perdit plus de mille louis dont il n'avait pas le
-premier sol. Il ne put payer naturellement, ce qui causa «de grandes
-criailleries». Paris était sa perdition, tout le monde le lui disait et
-il le sentait très bien lui-même, si bien qu'il recherchait toutes les
-occasions de fuir la capitale.
-
-En 1770, ayant appris que le Roi projetait d'envoyer un ambassadeur
-extraordinaire auprès de l'infante de Parme, à l'occasion de ses
-couches, il s'imagina que nul n'était plus apte que lui à remplir cette
-mission de confiance et il écrivit à Choiseul pour lui demander la
-préférence. Il rappelait plaisamment les missions dont Stanislas l'avait
-autrefois chargé et qu'il avait, assurait-il, remplies à son entière
-satisfaction.
-
-
- «Monsieur le duc,
-
-«On dit que l'infante de Parme va bientôt accoucher, et vous êtes trop
-poli pour ne pas lui faire un petit compliment. Je m'empresse de
-m'offrir, parce que j'ai pensé que vous dépêcheriez peut-être un
-courrier extraordinaire, et, assurément, vous ne pouvez pas en trouver
-un plus extraordinaire que moi. Je ne suis pas neuf en politique; j'ai
-fait mes premières armes avec la princesse Christine; de là, j'ai été à
-Francfort boire à la santé du Roi des Romains, et, quelque temps après,
-je suis venu à la mort de M. le Dauphin, faire compliment sur sa
-guérison. Je me sens tout l'acquit et tous les talents nécessaires pour
-haranguer dans cette occasion-ci le père, la mère, et même l'enfant sans
-qu'il y trouve un mot à redire; mais ce qui me plaira le plus, ce sera
-de parcourir ensuite toute l'Italie avec les profits de mon ambassade,
-et de voyager sur le velours.
-
-«Je crois que mon projet sera fort goûté de mes créanciers; je souhaite
-qu'il le soit autant de vous, et, en attendant votre réponse, je suis
-avec respect, monsieur le duc...»[69].
-
- [69] Communiquée par le comte de Croze-Lemercier.
-
-Bien qu'il fût on ne peut mieux disposé pour son jeune ami, le duc
-n'acquiesça pas cependant à sa demande. Ce que voyant, Boufflers imagina
-une autre combinaison. Les Polonais venaient de se soulever contre la
-Russie. Il résolut d'aller rejoindre les Confédérés de Bar et de leur
-prêter l'appui de son épée; ce projet flattait son goût pour la
-locomotion et en même temps lui faisait espérer force combats où il
-trouverait sûrement l'occasion de se distinguer, voire même de se
-couvrir de gloire. C'était un moyen de montrer ce dont il était capable
-et de donner à son besoin d'activité un but honorable.
-
-La détermination était grave et pouvait avoir pour son avenir une
-importance considérable. Aussi, avant de prendre un parti irrévocable,
-Boufflers, ainsi qu'il convenait à un neveu respectueux, se rendit-il
-chez son oncle de Beauvau pour lui soumettre ses projets; M. de Beauvau,
-estimant probablement que tout valait mieux pour le jeune homme que
-l'oisiveté de la capitale, l'encouragea beaucoup, et il lui promit tout
-son appui.
-
-Avant de s'éloigner, le chevalier crut de son devoir d'aller dire adieu
-à Mme de Choiseul à Chanteloup. Après un assez long séjour chez la
-duchesse, il lui écrivait cette jolie lettre:
-
-
- «8 auguste 1770.
-
- «Madame la duchesse,
-
-«Vous avez eu bien tort de vous laisser enlever de Chanteloup, car vous
-ne serez nulle part aussi aimable. Je serais bien tenté d'en dire autant
-de votre ravisseur; mais il serait mal à moi d'oublier le bonheur de
-tous, pour celui d'un seul, et votre ravisseur est le seul qu'il ne
-faut pas aimer pour lui-même.
-
-«Moi qui ne connaissais de plaisir que dans le changement de lieux, je
-commence à changer de goûts. J'aurais bien béni une attaque de goutte ou
-une lettre de cachet qui m'aurait obligé de rester à Chanteloup, et je
-sens à cette heure qu'il ne faut courir que jusqu'à ce qu'on vous
-trouve.
-
-«En vous quittant j'ai été pour trois jours aux Ormes où M. de Voyer
-abat du nouveau pour élever du vieux et prétend soutenir son château,
-qui est déjà presque tout tombé, par une douzaine de tours qui ne sont
-point encore élevées.
-
-«De là, j'ai été passer trois autres jours à Turny. J'ai vu des gens
-très gais, ce qui m'a fait penser que la peine du Dante en enfer, dont
-les prédicateurs font tant de cancans, n'est pas aussi affreuse, et en
-vérité il tient à bien peu que je vous dise que c'est ce que je vous
-souhaite.
-
-«Madame la duchesse, n'oubliez pas le sabre que vous m'aviez promis. Je
-veux être armé de votre main victorieuse et je serai charmé d'être votre
-chevalier, parce qu'il ne faut pas vous défendre contre beaucoup de
-monde et que c'est un état fort tranquille.
-
-«Souvenez-vous surtout, madame la duchesse, de mon respect, de mon
-attachement, de mon admiration pour vous. Ce seront toujours là mes
-premiers sentiments jusqu'à ce que je trouve en Hongrie, ou en
-Valachie, ou en Esclavonie quelqu'un qui vaille mieux que vous[70].»
-
- [70] Communiquée par le comte de Croze-Lemercier.
-
-Avant de partir pour son expédition aventureuse, le chevalier vint
-passer quelques jours en Lorraine où il visita tous ses amis.
-
-«Le chevalier est arrivé avant-hier de Chanteloup aussi fou que sa mère,
-écrit Mme de Lenoncourt, il part pour Vienne, l'Allemagne, la Bohême et
-n'a pas le premier sol... Il va servir dans l'armée des Confédérés en
-Pologne, il y sera ou haché ou pendu. Pourquoi faire le chevalier
-errant? Cela me fâche tout à fait.»
-
-Après un séjour à Nancy et à Lunéville, après avoir dit adieu à Panpan
-et à Mme de Lenoncourt, à laquelle il promet d'envoyer de ses nouvelles,
-le chevalier se met en route.
-
-Fidèle à sa promesse, à peine arrivé à Munich, il prend la plume pour
-narrer ses impressions à la marquise:
-
-
- «Ce mercredi 26, à Munich.
-
-«Bonjour, chère et charmante mère[71], je vous ai déjà portée dans mon
-cœur pendant 150 lieues et je suis résolu, quelque fatigant que soit
-cet exercice-là, à vous y porter jusqu'au bout du monde. Mon voyage
-jusqu'ici a été charmant, je me suis fort amusé à Strasbourg et de là
-j'ai été m'amuser encore mieux à mon cher Carlsruhe. On invita tous les
-soirs les princes et tous les hommes à aller faire une petite visite
-pour leur instruction et pour leur plaisir. De là j'ai été passer deux
-jours assez tristes à Ulm; d'Ulm encore de l'ennui pendant deux jours à
-Augsbourg, mais ici je me dédommage de tout; c'est ici un lieu de
-délices, tout y est beau, tout y est gai; il y a de belles chasses, de
-bonne musique, des gens très polis et des femmes en abondance, belles
-comme des anges et douces comme des moutons. Sur ma parole, c'est ici le
-paradis de Mahomet; c'est dommage que je ne sois pas meilleur turc que
-chrétien.
-
- [71] Il l'appelle sa mère par plaisanterie, de même qu'elle
- l'appelait son fils.
-
-«Adieu, ma bonne petite chère mère. Je vous écrirai encore malgré ma
-paresse, pour bien vous prouver qu'il n'y a pas une sorte de paresse
-chez moi dont vous ne puissiez triompher, et que vous réussissez où
-toutes les dames de Munich auraient échoué.
-
-«La conquête de ma petite personne est à présent attachée à une espèce
-de nœud gordien qu'il faut défaire, mais seulement je prie les dames de
-ne pas s'y prendre tout à fait comme Alexandre.
-
-«Adieu, mille compliments et mille respects chez vous.
-
-«Je ne voulais pas absolument tourner cette page, mais je me souviens
-que le résident de France, très honnête et très aimable homme, m'a
-beaucoup parlé de vous, il faut que vous ne soyiez pas indifférente par
-vous-même, car tout ce qui vous connaît vous aime ou vous hait. Pour
-moi, je suis le seul qui ait trouvé l'équilibre. Non, ma chère maman,
-vous savez que je l'ai perdu pour jamais et vous savez aussi de quel
-côté. Adieu, vieux sage de la Grèce.
-
- le Chevalier DE BOUFFLERS.»[72]
-
- [72] Communiquée par le capitaine Noël.
-
-Après un voyage rempli de péripéties, Boufflers arrive à Vienne, mais il
-n'y reste que quelques jours, juste le temps de se mettre en rapports
-avec M. Durand, agent secret de Louis XV. Enfin, après force dangers et
-fatigues de tous genres, le voilà sur les confins de la Pologne! Il a
-aussitôt une entrevue avec les chefs des Confédérés et il peut les
-entretenir de ses projets.
-
-C'est à son oncle de Beauvau qu'il confie ses premières impressions:
-
-
- «Carchau, ce 10 janvier 1771.
-
-«Me voici à mon périhélie, mon prince, s'il est aussi permis de comparer
-un hussard à une planète qu'un capucin. Je ne compte pas pousser dans ce
-moment-ci ma pointe plus loin, parce qu'on parle de peste à six lieues
-d'ici et que d'un moment à l'autre je pourrais me trouver arrêté par un
-cordon de santé derrière lequel je mourrais d'ennui.
-
-«Je viens de passer deux ou trois jours à Kapères, sur la frontière de
-Pologne, avec la généralité de la République, qui s'est retirée à
-l'ombre des ailes de l'aigle autrichienne, et qui forme une
-confédération générale dans laquelle toutes les autres viennent se
-perdre. Depuis quelque temps je m'étais mis au fait des affaires tant
-civiles que militaires de la Pologne et j'en ai raisonné avec ces
-messieurs, d'une manière générale qui leur a plu. Ils ont fini par me
-proposer le commandement des troupes qui vont être levées avec les
-subsides de la France. Je leur ai répondu que je ne pourrais pas
-disposer de moi sans la permission et même l'ordre de M. de Choiseul, et
-sur-le-champ ils ont écrit en France pour lui en faire la demande. Si
-par hasard il vous en parle, je vous supplie, mon prince, de vouloir
-bien favoriser mes projets et mon désir extrême d'apprendre et de faire
-la guerre. C'est une occasion unique pour moi d'acquérir et de
-développer des talents; si j'ai des succès je deviendrai utile à la
-France, sans qu'il lui en ait rien coûté; si je suis battu, tout le mal
-sera pour la Pologne. Je sais d'avance toutes les traverses et tous les
-obstacles que j'essuierai, mais je ne désespère de rien.»
-
-Après avoir développé longuement à son oncle tout son plan de campagne
-et les ingénieuses combinaisons qu'il a imaginées pour battre les
-Russes, Boufflers termine ainsi:
-
-«Je vous demande bien pardon, mon cher oncle, de la longueur et de la
-cochonnerie de ma lettre, mais je suis au fond de la Hongrie que je
-parcours à cheval, je n'ai que du papier, des plumes et de l'encre de
-cabaret, et quel cabaret! D'ailleurs, je me porte comme le Pont-Neuf,
-quoique j'en sois à 500 lieues et je retourne à Vienne où j'attendrai
-votre réponse[73].»
-
- [73] Toutes les lettres de Boufflers au prince de Beauvau
- contenus dans ce chapitre nous ont été communiquées par Mme ***
- qui nous a demandé de ne pas la nommer.
-
-En attendant l'autorisation de la cour de France, Boufflers revient à
-Vienne en effet pour organiser les derniers préparatifs de son
-expédition. A peine y est-il arrivé qu'il apprend une nouvelle
-stupéfiante: la chute du duc de Choiseul. Saisi de douleur du malheur de
-ses amis, il leur écrit sa profonde sympathie et leur adresse en même
-temps les louanges les plus délicates, celles qui pouvaient le mieux
-leur toucher le cœur.
-
-
- «Vienne, 29 janvier 1771.
-
-«C'est à mon retour de Hongrie, madame la duchesse, que j'apprends la
-nouvelle la plus étonnante, que j'aurai jamais entendue de ma vie. Je
-n'ai pu me défendre d'un saisissement que je me suis reproché après,
-mais j'ai fini par penser que ce serait peut-être là l'époque de votre
-bonheur. Vous allez y gagner tout ce que l'État perd: le plus aimable
-des hommes est rendu à vous et à lui. Il a suffi à tout, il se suffira à
-lui-même; il a surpassé tant de grands hommes quand il était en place,
-il les surpassera dans sa retraite. Son destin est d'effacer toutes les
-gloires.
-
-«Si vous daignez me nommer à lui, madame la duchesse, peignez-lui avec
-toute votre éloquence, mon respect, mon attachement, mon admiration et
-l'espèce d'attendrissement involontaire avec lequel je pense toujours à
-lui.
-
-«J'espère être compris dans le nombre de ceux à qui il sera permis de
-vous rendre hommage. Le plus heureux moment de ma vie sera celui où je
-le reverrai, où je lui dirai tout ce que je sens pour lui, où je le
-remercierai de tout le bien qu'il m'a fait et où je pourrai jouir plus à
-mon aise que jamais du bonheur qu'il répand autour de lui.
-
-«Pardonnez-moi ma liberté, madame la duchesse, et croyez que rien ne
-peut égaler au fond de mon cœur le respect et l'attachement que je vous
-ai voués.»
-
-Ce ne fut que deux mois plus tard que Boufflers reçut l'autorisation si
-ardemment sollicitée, mais depuis le mois de janvier la situation
-politique s'était bien modifiée et le pauvre chevalier écrit tristement
-à son oncle, le 6 mars 1771.
-
-
- «6 mars.
-
-«Je viens de recevoir, mon prince, l'agrément du Roi pour aller servir
-en Pologne à la tête d'une partie des troupes de la Confédération. Je
-pars dans trois jours au plus tard.
-
-«Je vous avouerai qu'il y a une fâcheuse différence pour moi entre le
-temps où j'ai fait la demande et celui où j'ai obtenu le consentement...
-Je sens tout le danger de ma situation, mais comme je vois quelque honte
-à reculer, je me sacrifie sans délibérer... Quelque chose qui arrive,
-j'acquerrai au moins de l'expérience.»
-
-Il termine sa lettre par des félicitations au sujet de l'heureuse
-délivrance de sa cousine Mme de Poix, qu'il aimait beaucoup:
-
-«Recevez, mon prince, tous mes compliments sur le glorieux grade de
-grand-père que vous venez d'acquérir. J'aime bien tendrement Mme de
-Poix, mais elle me vieillit trop, je ne m'accoutume pas à voir enfanter
-ce que j'ai vu naître et je ne lui pardonnerai qu'à condition que ses
-enfants lui ressembleront[74].»
-
- [74] Mlle de Beauvau avait épousé en 1767 le prince de Poix, fils
- du comte de Noailles. La jeune fille n'avait alors que quatorze
- ans et on lui en aurait donné douze.
-
-Boufflers part de Vienne le 10 mars, mais quand il arrive à la frontière
-de Pologne, il s'aperçoit avec douleur que rien n'est prêt, qu'on n'a
-réuni aucun des hommes qu'on s'est engagé à lui fournir, qu'aucune des
-promesses qu'on lui a faites n'a été tenue et que le «gâchis» est à son
-comble. «Les maréchaux polonais se moquent de la Confédération,
-écrit-il, ils prennent l'argent de tout le monde et les ordres de
-personne.»
-
-Naturellement l'argent manque complètement; aussi la guerre «qu'ils
-feront ne sera pas la guerre des esclaves, mais celle des gueux. Il leur
-faut apprendre à se passer de tout et prendre Épictète pour président de
-leur conseil de guerre».
-
-Boufflers attend quelque temps sur la frontière dans l'espoir que les
-choses s'arrangeront dans un sens favorable, mais il ne trouve de la
-part des Confédérés que froideur, chicane et mauvaise volonté:
-
-«Cela m'a appris, dit-il, que les Polonais étaient des fripons, ce que
-je savais déjà très bien, et que j'étais un sot, ce que je ne savais pas
-encore assez.»
-
-Le pauvre chevalier trouve tout simple d'avoir été «trompé et
-architrompé» par les Polonais et leurs adjudants, mais il est furieux
-contre M. Durand qui connaissait le fond des choses et qui aurait pu lui
-épargner un voyage de 400 lieues, «coûteux, pénible, ennuyeux et
-ridicule.»
-
-Il s'ennuie à périr, il est plein d'inquiétude et de chagrin:
-
-«La peine n'est rien, écrit-il, mais l'ennui des contradictions, le
-sentiment perpétuel de sa propre faiblesse, l'ingratitude des gens qu'on
-sert, la mauvaise volonté de ceux dont on dépend, sont des tortures pour
-l'âme.
-
-«Je reviendrai en France me consoler avec toutes les filles de la rue
-Saint-Honoré, car ce sont les seules avec qui les négociations et les
-entreprises soient sûres du succès; il est vrai qu'on s'en repent
-quelquefois, mais j'aime mieux le repentir que les contradictions, parce
-que le mal vaut mieux après qu'avant.»
-
-Dumouriez, qu'il a retrouvé au camp des Confédérés, n'a pas été plus
-heureux que lui ni mieux traité: «C'est un homme de beaucoup d'esprit,
-dit-il, et une très forte tête, quoique très chaude.»
-
-Voltaire, mis au courant de l'escapade du chevalier, ne l'approuvait
-guère, mais dans sa correspondance avec Catherine il en parlait sur un
-ton badin qui dissimulait mal les inquiétudes très vives qu'il éprouvait
-pour son jeune ami:
-
-«Si je questionnais le chevalier de Boufflers, je lui demanderais
-comment il avait été assez follet pour aller chez ces malheureux
-confédérés qui manquent de tout, et surtout de raison, plutôt que
-d'aller faire sa cour à celle qui va les mettre à la raison; je supplie
-Sa Majesté de le prendre prisonnier de guerre; il vous amusera beaucoup;
-rien n'est si singulier que lui, et quelquefois si aimable. Il vous fera
-des chansons, il vous dessinera, il vous peindra, etc.[75].»
-
- [75] 6 juillet 1771.
-
-Mais Catherine n'entendait pas raillerie sur la politique et elle écrit
-d'un ton bien peu rassurant pour le chevalier, si les hasards de la
-guerre le font tomber entre ses mains:
-
-«J'ai un remède, pour les petits-maîtres sans aveu qui abandonneraient
-Paris pour servir de précepteurs à des brigands. Ce remède vient en
-Sibérie, ils le prendront sur les lieux.»
-
-Désolé de la vie inactive qu'il mène, furieux d'avoir été joué,
-Boufflers, qui ne voit pas d'issue favorable et prochaine, se décide à
-retourner à Vienne.
-
-En route il s'arrête à Presbourg et c'est de là qu'il écrit à Mme de
-Choiseul en lui expédiant un souvenir du pays:
-
-
- «Presbourg, 21 avril 1771.
-
-«J'ai l'honneur de vous envoyer, madame la duchesse, une caisse de vins
-de Tokay bien proportionnée à votre ivrognerie. Il y en a de quatre
-espèces différentes, parce que je ne sais pas si vous aimez à boire tous
-les jours le même vin. Je voudrais bien arriver à Chanteloup en même
-temps que mon magnifique présent, mais il faut que je reste encore
-quelque temps dans ce pays-ci... (Il lui raconte ses déconvenues.)
-
-«Je suis à présent en chemin pour Vienne, où je vais attendre plus
-commodément qu'en Hongrie l'issue de mon entreprise. Vous voyez par là,
-madame la duchesse, que si je ne me bats pas comme un César, au moins
-j'attends comme un Fabius. Mais ce que j'attends le plus impatiemment,
-c'est le moment de vous aller faire ma cour et de prendre ma part du
-bonheur dont vous jouissez et dont vous faites jouir chez vous. Je me
-fais une fête d'y voir Curius à sa charrue. Il doit être bien content de
-n'avoir plus que celle-là à mener. Celle qu'il quitte est bien mal
-attelée. Ce ne sont pourtant pas les bêtes qui manquent.
-
-«Je voudrais bien vous mander des nouvelles, mais je n'en sais pas.
-C'est ici comme chez vous, tout le monde ment à qui mieux mieux. Les uns
-ne savent ce qu'ils disent, et les autres ne savent ce qu'ils feront. Le
-grand défaut de l'univers, c'est de n'avoir pas le sens commun; mais
-dans le fond, il n'est pas aussi nécessaire qu'on le croit. On parle ici
-de guerre le matin et de paix le soir. Je voudrais que cela prît ce
-train-là, parce qu'on ferait de l'exercice le jour et qu'on se
-reposerait la nuit.
-
-«On m'avait assuré dans la haute Hongrie qu'il y avait 400 pièces de
-gros canons à Bude. J'ai passé à Bude et je n'ai trouvé dans l'arsenal
-qu'une centaine de vieux mousquets. On dit depuis plus de deux mois
-qu'il est parti grand nombre de troupes d'Italie et de Flandre pour se
-rassembler à Bude. J'ai passé à Bude et je n'ai trouvé que 5 à 600
-invalides. J'avais entendu qu'on avait exigé des différents comitats de
-Hongrie plusieurs milliers de bœufs et qu'on les avait envoyés à Bude.
-J'ai passé à Bude et à peine ai-je trouvé du bœuf pour mon dîner. Vous
-jugerez par là, madame la duchesse, que la vérité, bannie de la terre,
-ne s'est point retirée à Bude.
-
-«Ce qui est très vrai, c'est l'estime et l'amitié avec lesquelles
-l'Impératrice parle de M. de Choiseul et de vous; elle m'en a parlé à
-plusieurs reprises et a fini par me dire qu'elle supposait du mérite à
-tout ce qui vous était attaché. Vous jugez bien tous les deux quel
-amour-propre cela m'a donné...
-
-«Recevez tous mes respects, madame la duchesse, et partagez-les avec
-celui avec qui vous partagez tout.
-
-«Je m'aperçois que ma lettre est fort longue et qu'elle n'est pas très
-propre; mais j'aurais beau la laver, elle ne le serait pas davantage.»
-
-Une fois réinstallé à Vienne, Boufflers juge convenable de mettre son
-oncle au courant de ses mésaventures et de ses déceptions; il lui écrit
-donc le 14 mai:
-
-
- «Le 14 mai 1771.
-
-«Je suis déjà depuis longtemps à Vienne, mon prince, et vous imaginez
-bien combien je suis fâché d'y être. J'ai manqué une affaire dont
-j'attendais mon instruction, ma réputation et mon avancement. Je ne puis
-m'en prendre qu'au peu de probité des Confédérés et au peu de bonne
-volonté de notre agent auprès d'eux, et je me replonge dans l'obscurité
-dont j'essayais de sortir.»
-
-Dumouriez s'est très mal conduit avec lui, mais il a été sévèrement puni
-des tours qu'il lui a joués, et il est déjà revenu de Pologne «après une
-défaite complète, avec l'oreille bien basse et bien heureuse de n'être
-pas coupée.»
-
-Malgré ses ennuis et des tracas sans nom, malgré des fatigues et une
-chaleur extrême, le chevalier se porte bien:
-
-«Le printemps ici est de toute beauté et de toute chaleur; nous avons
-passé subitement des frimas à la canicule, aussi y a-t-il bien des gens
-malades dans la traversée. Pour moi, j'ai le corps aussi cosmopolite que
-l'esprit et tout me convient comme à père Cyprien... il y a une
-sécheresse terrible à laquelle des milliers de processions ne font
-rien.»
-
-Il termine gaiement sa lettre: «Je me prosterne aux pieds de ma très
-chère tante et de ma très bonne cousine; elle est bénie entre toutes les
-femmes et le fruit de son ventre est bénit... Voilà ce qui s'appelle
-parler comme un ange.
-
-«Baccio le mani del mio carissimo nono.»
-
-Le chevalier se plaît du reste beaucoup à Vienne où tout le monde le
-traite singulièrement bien. L'empereur lui-même, qui avait commencé très
-froidement avec lui, lui parle maintenant «avec la plus grande bonté».
-
-Cependant, M. Durand, qui a des remords d'avoir si mal agi avec le
-chevalier, lui offre de remplacer Dumouriez auprès des Confédérés;
-Boufflers, écœuré des déboires qu'il vient récemment d'éprouver, refuse
-d'abord, puis à la réflexion il se ravise, mais il est trop tard, la
-place n'est plus libre. Il écrit, découragé, à son oncle, en lui
-racontant cette nouvelle déception:
-
-
- «13 août 1771.
-
-«Vous voyez, mon prince, que je suis fait pour être toujours dupe,
-tantôt des autres, tantôt de moi-même. Je ne vaux rien pour les
-affaires, surtout pour les miennes. Ce n'est, à ce que j'espère, ni le
-courage de corps, ni le courage d'esprit qui me manque absolument, mais
-le courage de conscience, et celui-là je ne l'acquerrai jamais.»
-
-Il ajoute tristement cette prédiction qui devait se réaliser beaucoup
-plus exactement qu'il ne le supposait lui-même:
-
-«J'ai beau faire, la fortune ne me rira jamais; je suis né pour
-l'inaction et peut-être est-ce pour moi un bonheur de n'avoir jamais
-rien à faire, parce que j'aurai toujours la ressource de penser que
-j'aurais peut-être bien fait.....»
-
-«J'avais lu dans une gazette que mon frère était exilé, mais la nouvelle
-ne s'est pas confirmée et une lettre que je viens de recevoir de la
-duchesse de Choiseul ne me donne aucun lieu de le croire.
-
-«Jamais la roue de la fortune n'a tourné aussi vite chez nous qu'à cette
-heure, je souhaite que tous les roués s'en trouvent bien, mais il me
-semble qu'on paie un peu cher la petite fantaisie de jouer un rôle dans
-le monde.
-
-«Je salue profondément la princesse jolie mère et la princesse jolie
-fille.»
-
-Avec la permission de l'empereur, Boufflers, qui commence à trouver le
-temps long à Vienne, part pour visiter le camp de Hongrie. De là, il ira
-en Transylvanie, puis il reviendra par la Silésie et la Bohême, où il
-est invité dans tous les châteaux.
-
-Son séjour en Hongrie ne paraît pas lui avoir donné une haute idée des
-habitants. Il écrit en effet à son oncle:
-
-
- «Le 11 septembre 1771.
-
-«Quelque gentillesse qu'on attribue à MM. les Hongrois, croyez que ce
-sont les plus tristes drilles de l'Europe, paresseux, lâches,
-intéressés, vains et sots. Joignez à cela qu'ils sont grossiers, sales
-et fripons,--et puis aimez-les.
-
-«Ma ressource ici, c'est un cardinal qui a son château à quatre milles
-et chez qui je vais souvent. Il a été autrefois dans la plus brillante
-faveur, il en a gardé l'archevêché de Vienne, l'évêché de Veitzen et
-environ 200,000 florins faisant 500,000 livres de revenu, mais ce
-pauvre homme s'ennuie parce que les richesses ne consolent pas les
-ambitieux disgraciés.
-
-«J'ai souvent réfléchi comme beaucoup d'autres à tout ce que l'homme
-désire et au peu qu'il lui faut, et j'ai pensé que tout calculé, tout
-rabattu, il n'y a pas un gueux qui, sans le savoir, n'aspire à la
-monarchie universelle. Cette idée-là ne me sortira de la tête que quand
-je verrai un homme content. Je dis content, non point parce que ses
-désirs seront modérés par la philosophie, car j'espère être un jour avec
-vous de ce nombre-là, mais parce que ses désirs auront été rassasiés par
-la fortune.
-
-«J'ai ensuite réfléchi à cette monarchie universelle, et j'ai cru
-trouver qu'on ne la désirait pas tant pour maîtriser tout l'univers que
-pour le faire contribuer à nos besoins physiques. Le superflu ne nous
-plaît que parce qu'il est un supplément au nécessaire et nous avons tant
-de besoin de ce nécessaire que notre esprit est toujours vaguement
-occupé des moyens de n'en pas manquer. Les richesses, l'autorité, la
-considération, sont en effet des moyens pour cela, et nous avons beau
-les avoir en notre possession, un degré de plus paraît encore un moyen
-de plus, et il devient, à cause de cela, l'objet d'un nouveau désir.
-C'est pour cela que jamais les désirs ne finiront et jamais le bonheur
-n'arrivera dans la demeure des hommes.
-
-«Je me suis embarqué dans un océan de morale, mais je crois que je ferai
-bien de carguer les voiles, parce que j'entends sonner la cloche du
-dîner et que ce qu'il y a de mieux à faire avec ces gens-ci, c'est de
-boire et de manger.
-
-«Je salue profondément mon prince et ma princesse, je compte toujours
-sur leurs bontés et j'espère d'ici à quelque temps les aller cultiver,
-ainsi que mon petit jardin.
-
-«Voudrez-vous bien vous charger de dire à ma mère que je suis toujours
-au monde depuis qu'elle m'y a mis et que je n'en sortirai pas, s'il
-plaît à Dieu, sans avoir eu auparavant l'honneur de lui faire ma cour.»
-
-Enfin, après une année perdue, Boufflers se décide à regagner la France,
-très triste, très déçu, ayant perdu toute confiance en lui-même, et tout
-espoir pour l'avenir.
-
-
-
-
-CHAPITRE IX
-
-1771
-
- Exil du duc de Choiseul.--Réception du prince de Beauvau à
- l'Académie.--Disgrâce du prince.--Mme de Boufflers et le prince de
- Bauffremont.--Voyage de M. de Bauffremont à Chanteloup.--Mme de
- Boufflers à Montmorency.--M. de Bauffremont achète une propriété
- dans la vallée.--Tressan vient également s'y installer.
-
-
-Pendant que le chevalier de Boufflers courait vainement après la gloire
-sur les confins de la Pologne, de graves événements se passaient à
-Paris.
-
-L'année 1770, en effet, se termina par un coup de théâtre inattendu. Le
-24 décembre, Choiseul, dont la fortune paraissait inébranlable, recevait
-du Roi un ordre d'exil. C'était une véritable catastrophe pour les
-partisans du puissant ministre[76].
-
- [76] Voir _la Disgrâce du duc et de la duchesse de Choiseul_, par
- Gaston MAUGRAS. Plon-Nourrit et Cie.
-
-Nulle part la chute de Choiseul ne fut ressentie plus vivement qu'en
-Lorraine. L'affolement était général. A la nouvelle de ce qui se passait
-à Paris, Mme de Lenoncourt écrivait à Panpan:
-
-
- «La Neuveville, le 1er de l'an.
-
-«Je suis consternée, mon cher Veau, je perds toutes mes espérances et
-même ma sûreté, car je n'étais en Lorraine que par la certitude que
-j'avais d'être protégée contre M. de Lenoncourt. Me voilà isolée, sans
-défense, et cependant obligée par mon peu de fortune à demeurer à côté
-d'un homme que je redoute.
-
-«Je vois tous mes parents et amis dans la désolation, toute la province
-même, car le duc l'a protégée et soutenue. Et vous, mon pauvre Veau, que
-j'aime si tendrement et si particulièrement, menacé de perdre la plus
-grande partie de votre petite fortune, car qui sait qui doit remplacer,
-et ce qui peut suivre un événement aussi malheureux.
-
-«Je suis si accablée par toutes mes réflexions et par tous mes
-sentiments qu'il me semble qu'un tremblement de terre vient de faire
-ébranler tout ce qui m'environnait.
-
-«J'ai vingt lettres, et je n'ai aucun détail ou, du moins, je ne sais
-rien de positif. Figurez-vous que par une des dernières on me mande
-qu'il a été question de le faire arrêter par les mousquetaires. Il a
-reçu sa disgrâce avec sa sérénité ordinaire...»
-
-La chute de Choiseul allait être le signal d'un changement politique
-complet. En janvier 1771, le Roi exila le Parlement:
-
-«C'est la tour de Babel, c'est le chaos, c'est la fin du monde, écrit
-Mme du Deffant, personne ne s'entend, tout le monde se hait, se craint,
-cherche à se détruire... On dit que tout le monde va être exilé, tous
-les princes du sang pour avoir demandé le rappel du Parlement, quatorze
-ducs pour s'être joints aux princes, plusieurs grands seigneurs, dont
-le prince de Beauvau...[77].»
-
- [77] Mme du Deffant à Walpole.
-
-Malgré la disgrâce dont il était lui-même menacé, M. de Beauvau n'hésita
-pas à donner une preuve de fidélité et d'attachement à son ami
-malheureux, et il partit pour Chanteloup, quoi qu'il pût lui en coûter.
-Il y reçut naturellement toutes les marques d'affection et de
-reconnaissance que méritait sa conduite noble et généreuse.
-
-Le mois suivant, le prince, qui avait été élu à l'Académie en 1770,
-prononçait son discours de réception. Dans cette occasion encore, il
-montra la noblesse de ses sentiments et la fidélité de son cœur. Sans
-que le Roi en pût prendre de l'ombrage, il sut faire un éloge si pompeux
-de Choiseul et de son ministère, que les châtelains de Chanteloup en
-furent attendris jusqu'aux larmes.
-
-L'abbé de Voisenon, qui recevait le prince, ne se montra pas à la
-hauteur du récipiendaire, son discours fut des plus médiocres, «une
-véritable ripopée», écrit Mme du Deffant[78].
-
- [78] Grimm écrit à cette époque dans la _Correspondance
- littéraire_:
-
- «7 janvier 1771.
-
- «Un jeune éléphant de cinq ans qu'on montre ici depuis quelques
- jours, pour de l'argent, a donné lieu au quatrain suivant:
-
- Cet éléphant, sorti d'Asie,
- Vient-il amuser nos badauds?
- Non: il vient avec ses rivaux
- Concourir à l'Académie.
-
- «Ma foi, la plupart de ceux qui se présentent en ce moment-ci
- seraient fort heureux d'avoir autant d'intelligence que cet animal
- en a dans sa trompe.»--Duclos disait ces jours passés: «Messieurs,
- parlons de l'éléphant; c'est la seule bête un peu considérable
- dont on puisse parler en ce temps-ci sans danger.»
-
-
-Dès qu'il a connaissance du discours de M. de Beauvau, Voltaire
-enthousiasmé lui écrit pour le féliciter:
-
-
- «Ferney, 5 avril 1771.
-
-«Je me mets aux pieds de mon très respectable confrère, qui veut bien
-m'appeler de ce nom, comme un chêne est le confrère d'un roseau. Le
-roseau, en levant sa petite tête, dit très humblement au chêne: Ceux de
-Dodone n'ont jamais mieux parlé. Il est vrai, illustre chêne, que vous
-n'avez point prédit l'avenir, mais vous avez raconté le passé avec une
-noblesse, une décence, une finesse, un art admirable.
-
-«En parlant de ce que le Roi a fait de grand et d'utile, vous avez
-trouvé le secret de faire l'éloge d'un ministre, votre ami... Vous avez
-sacrifié à l'amitié et à la vérité...
-
-«C'est ainsi que le pauvre roseau cassé en use avec le beau chêne
-verdoyant auquel il présente son profond respect.»
-
-La fidélité de M. de Beauvau à ses amis lui coûta cher. Le Roi,
-mécontent, lui enleva le gouvernement du Languedoc et le prince resta
-dans la situation financière la plus précaire, avec 450,000 livres de
-dettes criardes et 700,000 livres de dettes portant intérêt.
-
-Le coup était cruel, mais M. de Beauvau le supporta vaillamment:
-
-«Son maintien est admirable, écrit Mme du Deffant; il n'y a pas sous le
-ciel un homme plus courageux, plus noble et plus simple.»
-
-Sa femme qui, en réalité, était la cause de tous ses malheurs, n'était
-pas moins vaillante:
-
-«Mme de Beauvau a un courage indomptable; la gloire est sa passion. Rien
-ne lui fait peur. L'exil, la perte du commandement sont des
-bagatelles...»
-
-Cependant le premier moment d'enthousiasme passé, le prince comprit
-qu'il restait dans une situation terrible et il ne parvenait pas
-toujours à dissimuler le chagrin qu'il en éprouvait. Mme du Deffant
-écrivait:
-
-
- «Octobre, 1771.
-
-«Il est profondément triste: je le tiens aussi malheureux que notre
-premier père. Il est peut-être encore plus triste, mais ce qui est
-ineffable, il n'a aucun repentir; il mangera, je vous jure, toutes les
-pommes que son Ève voudra; j'ai des instants où j'en suis affligée, mais
-soudain je me console par l'extrême contentement qu'ils ont de leur
-gloire prétendue. Ils sont dépouillés, ils sont presque nus, ils n'ont
-nulle ressource, mais ils sont des héros. Leurs créanciers ne partagent
-pas leur gloire. Tout le monde est fou.»
-
-Comment Mme de Mirepoix, si bien en Cour, n'avait-elle pas cherché à
-détourner de son frère la colère royale? C'est que depuis sa triste
-intimité avec Mme Dubarry, M. de Beauvau avait cessé toutes relations
-avec sa sœur. Il y avait encore une autre raison. Mmes de Mirepoix et
-de Beauvau se détestaient cordialement; il existait entre elles une
-haine violente, acharnée, qui se donnait carrière à tout propos.
-Cependant la vieille maréchale aimait toujours son frère, et elle fit ce
-qu'elle put pour le servir, mais le Roi était offensé et elle ne put lui
-arracher qu'une maigre gratification annuelle de 25,000 livres.
-
-L'exil de Choiseul et les changements politiques qui en avaient été la
-conséquence n'empêchaient nullement la vie mondaine de suivre son cours.
-Mme de Boufflers en particulier fréquentait plus que jamais Mmes de
-Luxembourg, du Deffant, de Caraman, de Cambis; et son intimité avec
-toutes «les idoles», et toute «la clique» du Temple n'avait fait
-qu'augmenter.
-
-Il y avait un homme qui, depuis quelques années, suivait Mme de
-Boufflers comme son ombre, c'était le prince de Bauffremont. Depuis
-qu'il s'était plus intimement lié avec elle, il en était arrivé à
-négliger toutes ses autres relations.
-
-Le prince était un des grands amis de Mme de Choiseul et de Mme du
-Deffant; ces dames avaient même voulu en 1769 le marier. Bien qu'il ne
-fût plus de la première, ni même de la seconde jeunesse, puisqu'il avait
-cinquante-neuf ans, comme il possédait un beau nom et une grande
-fortune, bien des mères de famille «le postulaient pour leur fille».
-Mais le prince avait déjà le cœur pris, et les tentatives de Mmes de
-Choiseul et du Deffant échouèrent tout naturellement.
-
-Cependant les relations du prince et de Mme de Boufflers étaient
-devenues si fréquentes qu'elles frappaient les moins clairvoyants, et le
-bruit commençait à se répandre dans la société que cette affection si
-persistante finirait par un bel et bon mariage.
-
-Mme de Lenoncourt souhaitait fort pour son amie la réalisation de ce
-projet, et elle écrivait avec sa verve habituelle:
-
-«Je ne m'attends pas à voir faire un mariage de conscience à Mme de
-Boufflers et au prince de Bauffremont. Je n'ai pas songé au salut de
-leurs âmes en souhaitant qu'ils se mariassent, mais songez donc, Veau,
-qu'il a 400,000 livres de rente, qu'elle dépend du Roi, et que si on
-cesse de la payer, elle sera à l'aumône. Pourquoi, puisqu'ils s'aiment
-plus que jamais, ne rendraient-ils pas tout commun? On rirait de leur
-mariage, mais on rit de leur amour. L'un ne serait pas plus
-extraordinaire que l'autre.»
-
-Le duc de Choiseul était également convaincu que Mme de Boufflers et
-Bauffremont s'uniraient un jour ou l'autre par des liens légitimes, et
-comme Mme du Deffant soutenait énergiquement le contraire, il avait fait
-avec elle un pari. La vieille marquise écrivait à ce propos:
-
-
- «15 juillet 1771.
-
-«L'Incomparable me fait pitié. Il est aussi aveugle que moi à sa
-manière... Mais que le grand-papa ne se flatte point de gagner son
-pari; il le perdra, c'est certain. L'Incomparable est en effet
-incomparable dans sa faiblesse; mais il l'a pour ainsi dire en détail et
-non pas en gros. Ce sont des péchés véniels qu'elle lui fait faire, mais
-dont cent mille ne valent pas un péché mortel; et ce péché mortel, il ne
-le fera jamais. Le grand papa me paiera son pari, il peut s'y attendre.»
-
-Mme de Boufflers, du reste, apprécie fort le culte que lui rend le beau
-prince, elle le traîne sans scrupule à son char et plus elle le voit
-épris, plus elle se montre exigeante. Elle ne lui accorde bientôt plus
-un seul instant de liberté; elle l'emmène avec elle faire de longs
-séjours au Val, à Montmorency, à l'Isle-Adam. Partout où on l'invite, il
-faut, si on ne veut lui déplaire, inviter également le prince
-Incomparable.
-
-Dans l'état de gêne où elle se trouve, l'amitié de M. de Bauffremont est
-des plus précieuses à la marquise. Elle est besoigneuse plus que jamais
-et si elle a, en grande partie, renoncé au jeu, elle n'en est pas moins
-restée gaspilleuse; elle sait dépenser, mais non compter, l'argent fond
-entre ses mains et bien souvent sa bourse est vide. Alors, dans les
-moments de trop grande détresse, elle fait appel à l'amitié du prince
-qui consent à ces emprunts de la meilleure grâce du monde. Ce n'est pas
-tout encore. Bauffremont est l'amabilité même et il lui offre toutes les
-facilités possibles; elle use sans vergogne de ses chevaux, de sa table,
-enfin de toutes les commodités que donne une grande fortune et dont elle
-est privée.
-
-Tous les amis des Choiseul se rendant successivement à Chanteloup pour
-rendre hommage au ministre disgracié, Bauffremont s'adresse à M. de La
-Vrillière pour obtenir la permission. Mais, ainsi qu'il était à prévoir,
-il éprouve un refus. Il s'en afflige médiocrement, il a tant de peine à
-quitter Mme de Boufflers! Cette servitude volontaire, dans laquelle il
-trouvait le bonheur, inspirait cette boutade à Mme du Défiant:
-
-«L'Incomparable est comparable à tous les esclaves d'Asie, d'Afrique et
-d'Amérique..... C'est une poule mouillée, il est doux, il est poli; par
-delà cela, rien du tout.»
-
-Mme de Choiseul cependant s'impatiente de ne pas voir arriver son prince
-Incomparable qu'elle aime malgré tout et qu'elle regrette. Et comme elle
-le suppose retenu par les charmes de sa Dulcinée, elle écrit
-aimablement:
-
-«Je veux faire ma cour à Mme de Boufflers pour qu'elle me cède un peu
-notre prince, car il est juste que j'en aie aussi ma part.»
-
-M. de Bauffremont finit par faire comme beaucoup de courtisans, il se
-décide à se rendre à Chanteloup sans permission. Mais il n'est pas
-cependant au terme de ses hésitations. Au lieu de partir sans délai, il
-écrit d'abord pour annoncer sa venue, puis pour demander s'il ne
-dérangera pas, etc. Mme de Choiseul, impatientée, mande à Mme du
-Deffant:
-
-
- «9 juillet.
-
-«J'ai cru le voir arriver sur-le-champ et j'avais déjà fait préparer son
-appartement. J'en ai reçu une lettre ce soir, par laquelle il me demande
-s'il peut venir, parce qu'il entend dire que nous avons beaucoup de
-monde et qu'il craint de nous gêner. Le grand-papa dit qu'il tire de
-long; c'est sa Dulcinée qui en est cause. Ah! sans doute, il l'épousera!
-Vous avez grande raison de craindre pour votre pari. Je serais fâchée de
-vous le voir perdre parce que ce serait de sa part un excès de faiblesse
-impardonnable; mais il faudra bien que je prenne mon parti sur ce
-malheur, comme je l'ai pris depuis longtemps sur le fond qu'on peut
-faire de lui.»
-
-Enfin M. de Bauffremont s'arrache aux charmes de Mme de Boufflers et il
-arrive à Chanteloup.
-
-«Ne trouvez-vous pas que sa présence est délicieuse, écrit finement Mme
-du Deffant, quoique son absence, ne soit pas insupportable.»
-
-«J'ai été aussi étonnée que charmée de le voir, cet Incomparable»,
-répond Mme de Choiseul, et elle trace de lui ce crayon plein d'esprit:
-
-«Il est arrivé le lendemain, propre, reposé, comme s'il sortait de son
-lit; il croit n'être pas sorti d'ici depuis que nous y sommes. Il y
-était établi en arrivant, et, malgré son grand amour, je crois qu'il ne
-faudrait qu'un prétexte pour l'y retenir ou seulement le laisser oublier
-d'en partir. Il ne s'amuse ni ne s'ennuie, il n'est point content, il
-est heureux, excepté quand on lui persuade qu'il a des affaires, parce
-qu'il craint d'avoir à s'en inquiéter un jour.
-
-«Il est déjà dégoûté de sa maison de campagne, parce qu'il y faut aller,
-et qu'il faut en revenir, parce qu'il n'a pas pu avoir un prêtre pour
-dire dans sa chapelle une messe qu'il n'aurait pas entendue, parce qu'il
-faut savoir qui il aura à souper et le dire à son cuisinier, peut-être
-voir les comptes tous les mois et s'apercevoir qu'il est volé sans oser
-le dire; mais comme il a pris cette maison sans goût, il la gardera de
-même par l'embarras de s'en défaire, et il ira quand on l'y mènera. Il
-prétend que c'est pour moi qu'il l'a prise et il ne l'a cependant que
-depuis mon exil. J'en ris et il trouve très bon qu'on ne fasse pas plus
-de fond sur ce qu'il dit qu'il n'en fait lui-même: tout le monde lui
-convient et il convient à tout le monde, il sera philosophe ou
-caillette, ignorant ou lettré, spirituel ou stupide, tout cela se trouve
-dans la même boutique, s'y laisse voir sans se montrer, et se produit
-également sans effort. Tel est votre Incomparable, ma chère petite
-fille, et véritablement incomparable en ayant cependant l'air de
-ressembler à tout le monde.
-
-«Le calme de son âme repose la mienne, c'est de l'eau qui dort et qui ne
-croupit pas, mais je voudrais qu'elle s'éveillât quelquefois, ne fût-ce
-que pour connaître son cours. Vous me direz que sa pente est vers Mme de
-Boufflers; si vous voulez, parce qu'il la trouve là, mais une autre la
-remplacerait, ce serait la même chose...»
-
-Mme du Deffant, enthousiasmée de ce portrait si vivant et si vrai,
-répond à son amie:
-
-«Le portrait de l'Incomparable est un chef-d'œuvre; vous y avez omis un
-seul trait, c'est l'indifférence qu'il a pour la vérité, sans pour cela
-être menteur...
-
-«Je suis bien éloignée de ressembler à l'Incomparable qui porte son
-bonheur partout et qui voit les objets avec des lunettes qui les lui
-rendent tous semblables.»
-
-Après un séjour trop court au gré de ses hôtes, le prince parle de
-repartir; c'est en vain qu'on cherche à le retenir; rappelé par Mme de
-Boufflers, il ne veut rien entendre. Choiseul, qui prend toujours le
-côté plaisant des choses, écrit à Mme du Deffant:
-
-«Je suis très fâché du départ du prince, ma chère petite fille;
-qu'est-il nécessaire qu'il aille soigner si promptement sa future femme;
-si elle a mal au talon, la chanson dit qu'elle n'a qu'à se le gratter
-par le trou de la pochette. Mais le prince part et nos instances ne le
-peuvent retarder.»
-
-On peut se demander pourquoi Mme de Boufflers n'accompagnait pas M. de
-Bauffremont à Chanteloup. N'eût-ce pas été le moyen le plus simple de
-tout concilier? C'est que la marquise, par une discrétion peut-être
-excessive, ne se jugeait pas suffisamment liée avec les châtelains pour
-aller s'installer chez eux, même pour quelques jours. Et cependant ses
-enfants, le marquis et le chevalier, vivaient depuis plusieurs années
-dans l'intimité des Choiseul; depuis la disgrâce du duc, le marquis ne
-cessait de lui donner les preuves du plus tendre attachement.
-
-Touchés d'une si fidèle amitié, les châtelains l'accueillaient à bras
-ouverts, et lui témoignaient une très vive affection. Mme de Choiseul,
-en particulier, parle de lui en termes charmants. Faisant allusion à
-leur commune affection pour le prince de Bauffremont, elle écrit de Mme
-de Boufflers:
-
-«Mon sort est d'aimer tout ce qu'elle aime. Cela fait honneur à mon goût
-et si je voulais être impertinente, je dirais aussi à ses œuvres, car
-vous connaissez mon faible pour le chevalier de Boufflers, mais vous ne
-connaissez pas mon fort pour le marquis; c'est mon sentiment solide. Je
-ne crois pas qu'il y ait une plus honnête et plus sensible créature dans
-le monde. Il a donné et il donne chaque jour à M. de Choiseul des
-marques d'amitié les plus touchantes.»
-
-Le chevalier ne montrait pas moins de zèle que son frère pour ses amis.
-A peine revenu en France, après sa malencontreuse équipée de Pologne, il
-s'était empressé d'annoncer sa visite à Chanteloup:
-
-Le 13 février 1772, il écrivait de Nancy à Mme de Choiseul:
-
-«Je n'ai pas eu d'autre désir en arrivant en France, Madame la duchesse,
-que d'aller tout de suite à Chanteloup...
-
-«Je compte partir dans huit ou dix jours pour Paris, après avoir réglé
-(comme je règle) quelques petites affaires que j'ai trouvées à mon
-arrivée et qui ont exigé quelques petits voyages dans mes possessions
-ecclésiastiques. De Paris, je me mettrai bien vite en marche pour ce
-pays nouvellement découvert, où on dit que tout le monde est aimable et
-même que tout le monde est heureux. Ce sont deux choses dont je ne serai
-pas fâché de prendre ma part...»
-
-Le mois suivant, en effet, on voit Boufflers arriver à Chanteloup «sur
-un mauvais petit cheval, à travers champ, comme un chevalier errant».
-
-Il charme tout le monde par sa gaieté, son entrain; à partir de ce
-moment on ne voit plus que lui au château, il y revient sans cesse.
-
-Cette fidélité dans le malheur, surprenante chez un homme qui passe pour
-égoïste et léger, touche au plus haut point Mme de Choiseul. Elle écrit,
-charmée, à son amie Mme du Deffant:
-
-
- «26 mai 1773.
-
-«Je suis bien aise que vous aimiez M. de Boufflers, ma chère petite
-fille, parce que je l'aime et je suis bien aise que vous l'aimiez à
-cause qu'il m'aime. Quand on le connaît, il est impossible de n'avoir
-pas bonne opinion de lui, et sa conduite seule avec M. de Choiseul
-serait bien faite pour établir une réputation et pour détruire la
-mauvaise qu'on avait de lui. Jamais prévention ne fut à tous égards plus
-mal fondée, et cette prévention lui a cependant, jusqu'à présent, nui en
-tout, et lui nuira peut-être encore jusqu'à la fin de sa vie. Cela me
-ferait craindre que les hommes aiment à penser le mal et n'aiment pas à
-faire le bien.»
-
-Mme de Boufflers va passer une partie du printemps à Montmorency, chez
-son amie la maréchale de Luxembourg. Mais cette villégiature est de
-nature à désoler M. de Bauffremont, puisqu'elle le sépare de sa
-«Dulcinée». Qu'imagine le prince Incomparable? Oh! une combinaison bien
-simple! Il parcourt le pays, se renseigne, apprend qu'une petite
-propriété est en vente à Eaubonne; il la visite d'un coup d'œil et
-l'achète séance tenante. Et voilà le prince au nombre des habitants de
-la vallée, et le voisin de la maréchale. Il peut ainsi chaque jour voir
-sa chère marquise.
-
-Ce n'est pas seulement M. de Bauffremont que Mme de Boufflers retrouve à
-Montmorency. Elle va y revoir encore un ancien familier de la cour de
-Stanislas, son fougueux adorateur le comte de Tressan. Ainsi voilà Mme
-de Boufflers, Saint-Lambert, M. de Bauffremont, Tressan encore une fois
-réunis. Il semble qu'un charme étrange attire irrésistiblement dans
-l'adorable vallée les débris épars de la cour de Lunéville.
-
-Par suite de quelles circonstances Tressan a-t-il quitté sa champêtre
-demeure de Nogent-l'Artaud et est-il venu, lui aussi, chercher un asile
-à Montmorency?
-
-Nogent était certainement un séjour fort agréable; le Comte pouvait s'y
-adonner en paix aux soins du jardinage, mais en dépit de son voisinage
-avec le maréchal de Bercheny, il n'avait pas tardé à être gagné par
-l'ennui. Il abandonna donc Nogent et loua une modeste maison dans la
-capitale, rue Neuve d'Orléans. Il y recevait la meilleure société,
-particulièrement des hommes de lettres; après le souper on faisait la
-lecture d'ouvrages inédits.
-
-Mais la vie si fatigante de Paris n'était pas ce qui convenait à
-Tressan, que de fréquents accès de goutte contraignaient souvent au
-repos. Il ne tarda pas à partager l'opinion de Voltaire qui lui écrivait
-en raillant: «Vous trouverez dans Paris des soupers et des
-plaisanteries, des amis intimes d'un quart d'heure, des espérances
-trompeuses et du temps perdu...»
-
-Tressan fut pris de la nostalgie de la campagne; il regrettait ses
-jardins, ses fleurs, ses fruits, qu'il cultivait avec passion. Il
-chercha donc dans les environs de Paris un asile où il put tout à la
-fois jouir des plaisirs de la campagne sans cependant abandonner les
-cercles littéraires dans lesquels il trouvait tant d'agrément. Quel
-endroit pouvait mieux convenir à ses dessins que la vallée de
-Montmorency, où il était sûr de retrouver beaucoup d'amis. Bientôt il
-découvrait dans le joli village de Franconville une agréable demeure
-avec un grand jardin. Il l'acheta et s'y installa avec sa femme et sa
-fille, l'aimable Marichka.
-
-Il avait réuni autour de lui tous les souvenirs de sa vie heureuse de
-Lorraine; on voyait sur les murs de son salon les portraits de Stanislas
-et de Louis XV; sur une table de marbre se trouvaient placé le buste de
-Voltaire et une statuette de l'Amour en porcelaine de Sèvres. Au-dessus
-de son propre portrait il avait placé celui de sa fille et il avait
-écrit ces vers:
-
- Au Dieu dont j'ai reçu la loi,
- Je rapporte ces vains hommages,
- Et je place au-dessus de moi
- Le plus charmant de mes ouvrages.
-
-Sa femme, d'origine anglaise et de caractère froid et compassé, n'aimait
-pas le monde et elle vivait fort à l'écart, mais Tressan se consolait de
-son peu de sociabilité en entretenant d'agréables relations de voisinage
-avec tous les hôtes de la vallée, surtout avec Saint-Lambert et Mme
-d'Houdetot.
-
-Saint-Lambert, il le connaissait de longue date; il l'avait souvent
-rencontré à la cour de Stanislas et il était resté intimement lié avec
-lui. Tout naturellement il se trouva en rapports avec Mme d'Houdetot, et
-la châtelaine de Sannois se prit bientôt d'une grande amitié pour cet
-aimable vieillard qui, en dépit de ses soixante-douze ans, avait gardé
-tout le feu de la jeunesse.
-
-De Franconville à Sannois, il n'y avait qu'un pas, et Tressan et Mme
-d'Houdetot se faisaient de fréquentes visites.
-
-Ravi de l'asile champêtre qu'il a trouvé et où il goûte un bonheur sans
-mélange, Tressan chante les agréments de sa nouvelle demeure:
-
- Vallon délicieux, ô mon cher Franconville!
- Ta culture, tes fruits, ton air pur, ta fraîcheur,
- Raniment ma vieillesse et consolent mon cœur;
- Que rien ne trouble plus la paix de cet asile
- Où je trouve enfin le bonheur!
- Tranquille en cette solitude,
- Je passe de paisibles nuits;
- Je reprends le matin une facile étude,
- Le parfum de mes fleurs chasse au loin mes ennuis.
- Je vois le soir de vrais amis,
- Et m'endors sans inquiétude.
-
-Les agréments de la nature et du voisinage ne sont pas seuls à charmer
-le vieux comte. L'ancien amoureux de Mme de Boufflers est toujours resté
-sensible à la jeunesse et à la beauté, et l'âge n'a pas complètement
-glacé ses sens. Il est comme ces vieux charretiers dont parle Maurice de
-Saxe et qui aiment toujours à entendre claquer le fouet. «Les fleurs
-nouvellement écloses ont encore pour moi des appas! s'écrie Tressan.
-Éloignez ces cyprès, apportez-moi des roses», et il joint l'exemple au
-précepte. Il y a à Franconville une jeune paysanne de quatorze ans,
-nommée Fanchon, qui aide Tressan dans ses travaux de jardinage. Venue la
-première fois par hasard, elle lui devient bientôt indispensable; il la
-réclame sans cesse, il ne peut plus se passer d'elle. Ses grâces
-naissantes bouleversent le vieillard et bientôt il compose des vers en
-l'honneur de Fanchon. C'est Fanchon qui a remplacé Mme de Boufflers!
-
- Entre mes bras, j'ai tenu l'innocence,
- Le lys des prés, la rose du printemps,
- C'est ma Fanchon... Elle sort de l'enfance,
- Elle a deux mois plus que ses quatorze ans.
- Ses yeux charmants, souvent pleins de tendresse,
- N'avaient point l'air de voir mes cheveux blancs,
- Mais son air doux, sa bouche enchanteresse,
- Ses jeunes mains dont la moindre caresse,
- Sans le vouloir, font pétiller mes sens,
- Ne m'ont point fait oublier mes serments;
- J'ai respecté sa modeste jeunesse,
- Ah! ma Fanchon, que je crains tes quinze ans![79]
-
- [79] _Souvenirs du comte de Tressan_, par le marquis DE TRESSAN.
-
-Chaque fois que Mme de Boufflers villégiature à Montmorency, elle ne
-manque jamais d'aller rendre visite à ses anciens amis; et elle évoque
-avec eux tous les souvenirs d'un passé bien lointain déjà, mais qui leur
-a laissé à tous d'impérissables souvenirs.
-
-
-
-
-CHAPITRE X
-
-1771
-
- Retour de Mme de Boufflers en Lorraine.--Joie de tous ses
- amis.--La demeure de Panpan à Lunéville.--Mme Durival à
- Sommerviller.--La duchesse de Brancas et le château de
- Fléville.--L'abbé Quénard.--Cerutti.--Son intimité avec Panpan et
- Mme Durival.
-
-
-Nous avons vu qu'en 1770 le départ de Mme de Lenoncourt pour la Lorraine
-avait inspiré à Mme de Boufflers de salutaires réflexions, et qu'elle
-avait même à ce moment cherché à trouver un logement à Lunéville près de
-son ami Panpan. Au commencement de 1771, la marquise, à bout de
-ressources, reprit ses anciens projets; il n'était que temps en effet de
-renoncer à la vie dangereuse et entraînante de Paris si elle ne voulait
-être réduite à la dernière misère. Elle décida donc qu'elle irait passer
-un an en Lorraine pour tâcher de refaire sa bourse et sa santé.
-
-A cette nouvelle, Mme de Lenoncourt s'étonne, et comme elle connaît
-l'esprit changeant de son amie, elle écrit au Veau: «Ce parti serait si
-raisonnable que je ne puis y croire, votre marquise me désole, c'est
-bien elle qu'il faudrait envoyer au diable; je crois qu'elle irait plus
-volontiers qu'ici.»
-
-Mme de Lenoncourt n'avait que trop raison de douter. Les résolutions de
-la marquise paraissaient irrévocables, lorsqu'on apprit tout à coup que
-ses projets encore une fois étaient complètement modifiés. Elle n'était
-pas la vraie coupable. A ce que raconte l'abbé Porquet, ses amies les
-plus intimes, émues d'une séparation qui les affligeait, tinrent un
-grand conseil chez Mme du Deffant, et là il fut décidé qu'elles
-viendraient en aide à Mme de Boufflers et qu'elles s'opposeraient par
-tous les moyens à un départ qui les désolait. La marquise, qui ne
-demandait qu'à se laisser convaincre, s'empressa de défaire tous ses
-paquets.
-
-En apprenant ce brusque changement, Mme de Lenoncourt mande à son Veau:
-
-«Par ma foi, votre marquise est bien folle. Elle ne viendra jamais à
-moins que les spectacles de Paris ne brûlent, que les princes ne meurent
-et que tous les jeux ne soient défendus. A tout moment j'ai envie de ne
-plus l'aimer...
-
-«Je vous prédis que nous ne la reverrons que quand elle sera si bien
-ruinée qu'elle ne saura plus où donner de la tête; alors elle nous
-arrivera par le coche.
-
-«Adieu, Panpichon.»
-
-Peu de temps après ce départ manqué, tout était encore une fois remis en
-question. Soit que la marquise n'ait pas trouvé chez ses amies l'appui
-pécuniaire qu'elle espérait, soit pour toute autre cause, elle reprend
-ses projets de retraite et elle annonce à Panpan son arrivée prochaine.
-
-Mais cette fois Mme de Lenoncourt n'a plus confiance: «Elle ne viendra
-pas, mon Veau, je vous en préviens. Lorsqu'elle vous en flatte et moi
-aussi, c'est une politesse qu'elle vous fait et qui ne tire point à
-conséquence.»
-
-La marquise se trompait. Au mois de juin Mme de Boufflers fait ses
-paquets à la hâte pour ne pas se donner le temps de la réflexion, et
-elle part pour Nancy avec Mme de Boisgelin.
-
-Aussitôt arrivée, elle s'installe avec sa fille dans la petite maison
-qu'elle y possède et toutes deux y mènent une existence fort paisible.
-
-Le chevalier de Boufflers, faisant allusion à la vie si simple et si
-modeste de sa mère dans cette Lorraine où elle avait presque régné,
-écrivait:
-
-«Nous l'avons vue s'éloigner silencieusement de ce palais désolé et se
-retirer à Nancy[80] dans une maison modeste qui convenait à la
-simplicité de ses goûts, ainsi qu'à l'étonnante médiocrité de son
-revenu; alors aussi, et nous aimons à le rappeler, à l'honneur de nos
-compatriotes, tous les services que dans ses années les plus heureuses
-elle avait rendus à tant de familles lorraines, et avec tant de
-bienveillance, se présentèrent à tous les esprits à la fois: le peu de
-luxe qui l'environnait contrastait d'une manière sublime avec le rôle
-qu'elle venait de jouer; il donnait un nouveau prix à tout le bien
-qu'elle avait fait; et tous les hommages que jusqu'alors on aurait pu
-soupçonner d'intérêt, furent légitimés par l'hommage unanime de la
-reconnaissance.
-
- [80] BOUFFLERS, _Å’uvres posthumes_.--Le chevalier a l'air de
- croire que sa mère s'est retirée à Nancy aussitôt après la mort
- de Stanislas. Il s'est écoulé six ans au moins avant que M. de
- Boufflers ne vienne s'établir à Nancy.
-
-«Elle ne connut à proprement parler de sentiment profond que celui de
-l'amitié, sage et douce passion que dans tout le cours de sa vie, aucune
-autre n'avait surmontée, et qui devint à la fois la consolation et
-l'ornement de sa vieillesse. Mme de Boufflers n'eut que des amis fidèles
-et elle leur en donna l'exemple[81].»
-
- [81] Mss. de la Bibliothèque de Nancy. Papiers de Devau.
-
-A la nouvelle de l'arrivée de sa chère marquise, la joie du vieux Panpan
-est sans bornes. Il reprend sa lyre et confie à ses bosquets tout le
-bonheur que lui fait éprouver le retour de l'«amie prodigue[82]».
-
- [82] Nous n'avons pu savoir exactement où habitait Mme de
- Boufflers. Du temps de Stanislas, elle possédait une maison rue
- de la Salpêtrière, mais l'avait-elle encore en 1771? Pendant la
- Révolution, le chevalier était propriétaire d'une maison, rue de
- la Montagne, 240. Elle fut vendue le 29 nivôse an III, à Claude
- Beaupré, comme bien d'émigré. Était-ce la maison de sa mère?
- C'est assez probable.
-
-
- A MES BOSQUETS
-
- En vain vous vous parez de ces feuillages verts,
- O mes Bosquets! il vous manque Boufflers:
- Que ces lieux embellis pour elle,
- Que ces lieux par elle embellis,
- Prennent à son retour une beauté nouvelle;
- Elle doit les revoir, elle me l'a promis.
- O mes lilas! mes jacynthes! mes lis!
- O roses que j'ai cultivées!
- Dans leurs boutons, que vos fleurs captivées
- Attendent pour éclore un rayon de ses yeux;
- Pour un moment si précieux
- Que vos odeurs soyent réservées.
- C'est mon soleil: Suivez les mêmes lois,
- Je n'ai d'autre printemps que l'heure où je la vois.
-
-A peine arrivée, Mme de Boufflers revoit tous les chers amis
-d'autrefois; tous lui font fête à l'envi; ils s'efforcent de la
-distraire et de lui faire oublier les plaisirs de la capitale.
-
-Elle a bientôt formé autour d'elle un petit cénacle charmant dont elle
-est l'âme et qu'elle anime de sa gaieté et de son esprit; d'abord, Mme
-de Lenoncourt, ravie de retrouver enfin l'amie que depuis si longtemps
-elle appelle de tous ses vœux; Mme Durival, la duchesse de Brancas,
-châtelaine de Fléville, Mme de Neuvron, le prince de Bauffremont, MM.
-Dumast, Marcel, de Chalabre, de Nédonchel, etc., etc.
-
-Toute cette société vit dans une intimité extrême; ils sont sans cesse
-en visite les uns chez les autres, ils se voient presque chaque jour. La
-plupart ont déjà passé la soixantaine, mais l'âge n'a pu altérer leur
-gaieté ni diminuer leur goût pour les plaisirs de la société; les
-réunions, les soupers, les concerts, les fêtes intimes se succèdent sans
-interruption et, en dépit des ans, leur vie s'écoule le plus
-agréablement du monde.
-
-On ne fera jamais assez ressortir la vigueur morale de toute cette
-société du dix-huitième siècle et la philosophie souriante avec laquelle
-tous acceptent les traverses de la vie. Ils ont été jeunes, ils ont
-aimé, ils ont été riches, heureux; tout cela n'est plus qu'un souvenir,
-mais qu'importe! A quoi bon gémir, se consumer en regrets stériles,
-protester contre l'inévitable, empoisonner sottement les quelques jours
-qui leur restent à vivre. Aucun d'eux n'y songe.
-
-Leur grand art est de prendre la vie comme elle vient et de ne pas lui
-demander plus qu'elle ne peut donner. Nous allons les voir vieillir le
-sourire sur les lèvres, toujours aussi aimables, aussi charmants. Rien
-ne peut venir à bout de leur philosophie, ni l'âge, ni la pauvreté, ni
-les revers, rien ne peut leur faire perdre ce goût de la sociabilité et
-ce tour d'esprit si original et si gai qu'ils conservent jusque dans la
-pire détresse.
-
-La principale installation de Mme de Boufflers est à Nancy, l'hiver;
-l'été elle réside à la Malgrange qu'elle doit à la libéralité de
-Stanislas. Mais la marquise est encore trop alerte pour mener une vie
-sédentaire et on la rencontre presque aussi souvent chez ses amis que
-chez elle. Tantôt elle est à Lunéville, chez Panpan; tantôt à Fléville,
-chez la duchesse de Brancas; tantôt chez Mme Durival, à Sommerviller;
-tantôt à Scey-sur-Saône, chez le prince de Bauffremont, etc., etc.
-
-Mais les trois résidences qu'elle aime par-dessus tout et où son cœur
-l'attire particulièrement sont Lunéville, Fléville et Sommerviller.
-
-A Lunéville, demeure Panpan, au no 23 de la rue d'Allemagne[83]. La
-maison est d'apparence modeste, mais charmante dans sa simplicité. Le
-vieux philosophe a installé dans la plus belle pièce du logis une
-nombreuse bibliothèque: c'est là qu'il vit, entouré des livres familiers
-et des portraits de tous ceux qu'il a aimés, de tous ses amis les plus
-chers. Aux murs de la vaste salle, en effet, sont suspendues les images
-du duc Léopold, du roi de Pologne, du duc de Choiseul, de Voltaire, du
-duc du Châtelet, du prince de Bauffremont, de Mlle Quinault, de M. de
-Lucé, de Mme de Graffigny, de Mme de Neuvron, etc.; sous chacun de ces
-portraits est gravé un quatrain de la composition du maître de céans.
-
- [83] C'est actuellement le no 3 de la rue de Lorraine. L'hôtel
- est à deux étages, flanqué de deux petits pavillons plus bas. Il
- donne, au nord, sur les bosquets, au midi, sur un jardin qui
- l'isole de la rue de Lorraine.
-
-Malgré le poids des ans, l'ancien lecteur du Roi n'a pas renoncé
-complètement aux joies de ce monde, et, s'il faut en croire les quelques
-vers qu'il a gravés lui-même sur la bergère de son cabinet, il éprouve
-quelquefois des retours de jeunesse qui ont tout lieu de le surprendre:
-
- Vieillard dès mon été, presque dès mon printemps,
- Je n'ai point connu la jeunesse;
- Mais quelquefois ici malgré mes cheveux blancs,
- A la voix du plaisir j'ai vu fuir la vieillesse.
-
-De sa résidence de Nancy, la marquise s'échappe souvent pour venir
-passer quelques jours avec son vieil ami; le bonheur de Panpan est sans
-bornes quand il possède dans son humble demeure celle qui a été la
-grande joie de sa vie. Il écrit avec enthousiasme à ses amies de
-Lunéville:
-
- «Arrivez donc, troupe brillante,
- Venez voir mes jardins, au souffle du zéphir,
- Sous les pas de Boufflers, chaque jour s'embellir;
- Venez me voir jouir du bonheur qui m'enchante,
- Venez voir à ses pieds votre ami rajeunir!
-
-Quand la marquise et Panpan sont réunis, les heures s'enfuient
-délicieuses; ils revivent ensemble, avec ravissement, les années
-écoulées, et tous les chers souvenirs de cette intimité si douce qui les
-unit depuis près de trente ans.
-
-Mme de Boufflers se montre du reste l'amie la meilleure qui se puisse
-rencontrer; toutes les marques de l'affection la plus tendre, de
-l'attachement le plus sûr, elle les donne sans cesse à Panpan; ce
-dernier est resté dans un état voisin de la gêne; sans hésiter et bien
-qu'elle-même vive souvent au jour le jour, elle lui ouvre sa bourse avec
-une simplicité touchante; tant qu'elle a un écu, il y en a la moitié
-pour Panpan.
-
-L'ancien lecteur du Roi a auprès de lui une brave créature nommée
-Marianne, moitié servante, moitié dame de compagnie, qui le soigne avec
-le plus complet dévouement; c'est une femme intelligente, une femme de
-tête, et qui dirige à merveille ce grand enfant que Panpan est toujours
-resté. La marquise et Mme de Boisgelin se sont attachées à Marianne dont
-elles apprécient les rares qualités, et celle-ci, reconnaissante,
-s'éprend pour les deux amies de son maître d'une véritable passion. Elle
-les aime, elle les vénère; et quand elles arrivent à Lunéville, elle les
-accueille avec autant de joie que le vieux Panpan lui-même.
-
-Mme de Boufflers ne va pas seulement à Lunéville chez son Veau, on la
-rencontre presque aussi souvent à Sommerviller, chez Mme Durival, «la
-Céleste», comme elle l'appelle.
-
-Le mariage de Mme Durival, célébré en 1760, n'avait pas été, nous
-l'avons vu, des plus heureux; le caractère franc, énergique,
-entreprenant de la jeune femme n'était pas fait pour s'accommoder des
-chaînes du mariage; elle les secoua très vite et au bout de peu de temps
-elle vivait dans une complète indépendance.
-
-Mme Durival est restée une des figures les plus originales de toute la
-société dont nous nous occupons. A une âme ardente et romanesque, elle
-joignait un esprit vif et brillant; sa conversation spirituelle
-éblouissait tous ceux qui l'approchaient. Le chevalier de Boufflers ne
-l'appelait jamais que «la charmante et sublime fée de Sommerviller».
-
-Très intelligente, très instruite, aimant avec passion la littérature et
-la poésie, «bonne physicienne», Mme Durival était en relations
-constantes avec les philosophes, qui appréciaient la vigueur de son
-esprit; elle écrivit même à plusieurs reprises des articles pour
-l'Encyclopédie.
-
-Bonne, simple, généreuse, elle aimait à faire le bien, aussi était-elle
-adorée. On la voyait souvent parcourir les villages des environs un
-grand chapeau de paille sur la tête, et sous le bras «une cassette
-d'apothicaire». Non seulement elle portait des secours aux pauvres, mais
-elle soignait les malades et les guérissait souvent.
-
-Elle adorait la musique, et elle donnait chez elle d'agréables concerts.
-Souvent aussi le dimanche, après vêpres, elle prenait sa guitare et elle
-entraînait dans la prairie toute la jeunesse du village. Là, assise sur
-un tronc d'arbre, on la voyait diriger gaiement des rondes effrénées au
-son de son instrument[84].
-
- [84] Nous empruntons une partie de ces détails à l'intéressant
- article de M. V. JACQUES: Cerutti et le salon de la duchesse de
- Brancas. _Annales de l'Est_, 1888.
-
-Intimement liée avec Mme de Boufflers, Panpan, Cerutti, Mme de Brancas,
-elle entretenait encore les plus affectueuses relations avec quelques
-familles du pays, les Regnault d'Ubexi, les de Jobard, les Lebègue, les
-de Juvincourt, etc. Mlle de Juvincourt demeurait même chez elle; plus
-tard elle fut remplacée par Mlle Devisme d'Aubigny.
-
-A Sommerviller, dans la charmante résidence qu'elle occupe, Mme Durival
-reçoit volontiers ses amis. Nous les verrons venir souvent lui demander
-à dîner et faire chez elle de courts séjours. Ils aiment à se promener
-avec elle dans les vergers et dans les bois qui entourent sa demeure et
-à discourir _de omni re scibili et quibusdam aliis_.
-
-Panpan apprécie plus que personne l'esprit et l'agrément de la jeune
-femme, il l'invite sans cesse à Lunéville et elle vient souvent avec
-Mlle de Juvincourt s'installer pendant quelques jours chez le vieux
-philosophe.
-
-Un jour où il la presse de le venir voir, il la plaisante agréablement
-sur ses métamorphoses; car Mme Durival, grâce à la liberté d'allures que
-nous lui connaissons, porte tantôt le costume de son sexe, tantôt
-l'habit masculin:
-
- Venez, jeunes Beautés, parer mon hermitage,
- Vous surtout qu'on ne sait souvent comment nommer:
- Vous qu'on ne sauroit trop aimer,
- Soit comme Hébé, soit comme un joli page;
- Vous qui faites souvent briller sous un chapeau
- Les grâces du beau sexe, et celles du bel âge,
- Et savez en orner par un charme nouveau
- L'âme, l'esprit, et les vertus du sage.
-
-Il y a une demeure que Mme de Boufflers affectionne tout
-particulièrement et où elle se rend sans cesse pendant les mois d'été,
-c'est le château de Fléville, à peu de distance de Nancy.
-
-Fléville était la propriété de la maison de Beauvau depuis le milieu du
-seizième siècle. C'était une superbe résidence du style de la
-Renaissance, avec de fortes tourelles et de larges fossés remplis
-d'eau[85]. Au dix-huitième siècle, elle appartenait au prince de
-Beauvau-Fléville, frère aîné de ce prince de Craon, dont nous avons
-longuement parlé au début de cet ouvrage. Elle passa ensuite à son fils,
-tué en 1743, et ensuite à sa fille, la marquise des Armoises, qui
-l'habita jusqu'à sa mort en 1766. A ce moment le domaine passa entre les
-mains du prince de Beauvau qui, après y avoir séjourné de temps à autre
-pendant quelques années, le loua à Mme de Brancas.
-
- [85] Le château de Fléville fut bâti vers 1533 par Nicolas de
- Lutzelbourg, gouverneur de Nancy.
-
- Le comte DE LUDRE, dans son _Histoire de la chevalerie de
- Lorraine_, écrit: «C'est le spécimen le plus réussi du style de la
- Renaissance appliqué aux maisons des gentilshommes dans notre
- pays. Nicolas respecta le donjon historique, mais tout le reste de
- la noble forteresse fut abattu pour faire place à un château, qui
- n'a d'égal comme élégance et pureté de style qu'Azay-le-Rideau, en
- Touraine.»
-
- Le château forme un quadrilatère entouré de fossés. Au fond, le
- corps de logis principal; de chaque côté, deux ailes, dont l'une
- est encore flanquée du donjon féodal. Autrefois un quatrième
- bâtiment, plus bas que les trois autres et percé d'un portail
- monumental, réunissait les deux ailes et fermait la cour du côté
- de l'entrée. Ce dernier bâtiment a disparu et a fait place à une
- balustrade ornée de superbes vases rocaille en pierre. Cette
- transformation qui, si elle a altéré le plan primitif, a donné de
- l'air et de la gaieté au château, a du être faite du temps de Mme
- des Armoises.
-
- Nous devons tous ces détails ainsi que ceux sur les demeures de
- Panpan et de Mme de Boufflers à M. de Conigliano, qui a bien voulu
- se mettre à notre disposition avec une extrême bonne grâce et nous
- faire profiter de sa rare érudition.
-
-La duchesse de Brancas était une femme aimable, d'une grande douceur de
-caractère et d'une amitié très sûre; son calme, sa sérénité, sa
-philosophie rendaient son commerce fort agréable.
-
-«Quand on ne connaît pas Mme de Brancas, on n'a pas l'idée de la bonté,
-écrit Mme de Lenoncourt; je n'ai rien vu de comparable à ses sentiments
-pour ce qu'elle aime et à la bienfaisance continuelle qui l'anime. Sa
-conversation a un peu de pesanteur, mais tout ce qu'elle conte est
-intéressant et bien dit. Elle est gaie quand on veut, attentive, douce,
-et toujours occupée de mettre à l'aise.»
-
-Elle adorait le monde et quand elle quittait Paris pour jouir des
-plaisirs de la campagne, elle s'efforçait de s'entourer, en Lorraine,
-des personnes les plus agréables.
-
-Aussi Mmes de Boufflers, de Lenoncourt, Durival, de Boisgelin, le prince
-de Bauffremont, Panpan, etc. sont-ils devenus en peu de temps les hôtes
-assidus de Mme de Brancas; tant et si bien que Fléville forme bientôt un
-centre où se retrouvent sans cesse les débris de cette Cour de Stanislas
-dont nous avons raconté les jours heureux. Les réunions y étaient
-délicieuses, d'une gaîté sans pareille, pleines de cordialité, de charme
-et d'intimité; elles laissaient à tous ceux qui y assistaient des
-souvenirs charmants. L'on y jouissait de la plus grande liberté; le
-temps se passait en conversations, en promenades, en jeux, en plaisirs
-de toutes sortes. L'on n'éprouvait jamais une heure d'ennui dans ce
-séjour enchanteur.
-
-Les deux hôtes les plus fidèles du château, ceux qui ne quittent jamais
-la duchesse, sont deux jésuites, l'un en exercice, l'abbé Guénard, le
-second, défroqué, Cerutti.
-
-L'abbé Guénard est «gras comme un petit moine, gai, sémillant et courant
-ou plutôt volant comme un oiseau». Sa conversation est agréable, il a de
-l'esprit et il l'emploie le plus souvent à taquiner son ancien
-confrère, d'où des querelles épiques qui font la joie des assistants.
-
-Cerutti, qui va jouer un rôle important dans notre récit, est ce jésuite
-que Stanislas avait attiré en Lorraine en 1760, puis recommandé à son
-petit-fils le dauphin[86].
-
- [86] Voir: _Les dernières années de la Cour de Lunéville_, p. 338.
-
-Après le fatal événement qui l'avait si inopinément privé de son
-protecteur, Cerutti avait été recueilli par Marie Leczinska, mais le
-séjour de la Cour ne lui avait pas été favorable. N'avait-il pas eu la
-malencontreuse idée de s'éprendre d'une grande passion pour une dame de
-la Cour, au point d'en perdre le boire et le manger, et un peu la tête
-aussi. C'est tout ce que lui rapporta son fol amour.
-
-C'est sous l'influence de cette passion qui absorbait toutes ses
-facultés qu'il brûla ce qu'il avait adoré. Il présenta, en avril 1767,
-une requête au Parlement pour être admis à abjurer les principes de la
-Société de Jésus, qu'il avait défendus avec tant d'énergie et de
-conviction quelques années auparavant.
-
-Cet amour, qui n'était pas payé de retour, eut sur la santé de Cerutti
-la plus fâcheuse influence. Heureusement il trouva près de lui des
-amitiés dévouées; la duchesse de Brancas en particulier, qui l'avait vu
-souvent à Fléville chez la marquise des Armoises, chercha à le sauver du
-désespoir; elle le prit comme secrétaire et veilla sur lui avec une
-tendresse vraiment maternelle.
-
-Cerutti avait la physionomie avenante; il séduisait par son accueil et
-le charme de son esprit.
-
-«Le petit Cerutti est pâle et délicat comme l'amour malheureux, écrit
-Mme de Lenoncourt; sa conversation est douce et point triste, quoiqu'il
-soit mélancolique. Toutes ses manières sont simples; son esprit l'est
-aussi.....
-
-«Il a mille fois plus d'esprit qu'il ne m'en faut, mais je ne lui ai
-trouvé que celui qu'il me fallait. Son cœur est jeune et son esprit
-enfant. Il voit trop en laid des sentiments qu'il avait vus trop en
-beau. Cette passion mal éteinte, jointe à une grande chaleur
-d'imagination, égare quelquefois ses raisonnements.»
-
-Cerutti eut bientôt renoué des relations avec tous ses amis d'autrefois,
-avec tous ceux qu'il avait connus à la Cour de Stanislas et en
-particulier avec Mme Durival, Mme de Boufflers, Panpan, etc.; nous
-allons le voir entretenir avec eux les relations les plus affectueuses.
-
-Panpan était même à ce point enthousiasmé de son nouvel ami qu'il
-vantait à tout venant ses œuvres et ses mérites. Aussi Cerutti,
-reconnaissant, pouvait-il écrire:
-
- C'est au paradis de Fléville
- Près de Brancas et de Boufflers
- Que l'Amphion de Lunéville
- Chante sur sa lyre facile
- Mon nom, mon livre et mes revers...
- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
- Charmant Panpan, homme divin,
- J'adopte en tout ton Évangile,
- Ton cœur m'émeut, ton goût me plaît.
- Quand j'embellirai mon asile,
- C'est entre Pylade et Virgile
- Que je veux placer ton portrait[87].
-
- [87] Mss. de la Bibl. de Nancy. Papiers de Devau.
-
-La nature franche et énergique de Mme Durival a vite conquis l'ancien
-jésuite; il existe bientôt entre eux une ardente sympathie.
-
-«Lorsque je suis avec vous, lui écrit-il, je crois n'avoir que vingt
-ans. Le mouvement de vos idées se communique aux miennes et la vivacité
-de votre âme me rend vivant comme elle.»
-
-Mme Durival, qui connaît la nature inflammable de son ami, entend dès le
-début se mettre à l'abri d'obsessions qui lui seraient odieuses, car
-elle repousse énergiquement tout ce qui de près ou de loin peut
-ressembler à l'amour. Elle le signifie très nettement à Cerutti qui
-s'incline devant une irrévocable décision: «J'accepte de bon cœur la
-franche amitié, lui répond-il, c'est un bien très rare et fait pour vous
-et pour moi qui sentons également le prix de la vérité et le vide de
-tout le reste.»
-
-Cerutti est si heureux de ses nouveaux amis, qu'il écrit à Mme Durival:
-«Je donnerais tout Paris pour vous et le monde entier pour Panpan.»
-
-
-
-
-CHAPITRE XI
-
-1771-1772
-
- Correspondance de Mme de Boufflers avec Panpan.
-
-
-Pendant les premiers temps de son séjour en Lorraine, soit changement de
-climat, soit changement d'habitudes, Mme de Boufflers est assez
-éprouvée; elle a des crampes d'estomac qui la font cruellement souffrir
-et pour lesquelles la médecine est à peu près impuissante. Heureusement
-pour la marquise, elle a auprès d'elle sa fille Mme de Boisgelin, et ses
-deux servantes Thérèse et Manon; toutes l'entourent des plus tendres
-soins. Comme la marquise craint que Panpan ne s'inquiète inutilement,
-elle lui écrit presque chaque jour pour le tenir au courant des
-différentes phases de la maladie.
-
-
- «Nancy, jeudi 15 juillet.
-
-«Je ne saurais, mon bon ami, répondre à votre lettre parce qu'elle est
-dans la chambre où Thérèse dort. Mais en revanche, je vous dirai une
-vérité que j'espère que vous ne croirez pas, parce qu'elle est contre
-nature, c'est qu'il y a eu un jour de ma vie où j'aurais été au
-désespoir de vous voir, et ce jour était hier.
-
-«D'abord vous devez croire que je me porte bien, puisque je vous dis
-assez que j'étais bien malade hier, c'est-à-dire que j'ai eu la grande
-crampe depuis quatre heures du matin jusqu'à deux heures après midi.
-Elle a été moins longue et moins forte que celle que j'ai eue il y a
-trois ans, parce qu'il y avait quelques moments d'intervalle. Je crois
-que M. Quessens l'a fort abrégée par toutes sortes de petits remèdes.
-
-«Je ne saurais vous donner une idée du zèle et des soins de Thérèse et
-de la pauvre Manon. La foire et le mal de cœur accompagnaient la
-crampe, comme à l'ordinaire. Aujourd'hui, il n'y paraît pas. Le prince
-de Beauvau convient du mieux.»
-
-Trois jours après la marquise reprend la plume:
-
-
- «Nancy, 18 juillet.
-
-«Je voulais vous écrire hier, dès le matin, pensant que vous seriez
-peut-être encore un peu inquiet des suites de cette crampe qui n'en a
-aucune. Il me semble même que je me suis mieux portée depuis.
-
-«Notre amie est à Sommerviller depuis jeudi, ce qui m'ennuie un peu.
-J'imagine qu'elle vous y verra. Les Philips qui devaient arriver hier ne
-le sont pas, et l'on dit que le mari est fort malade. Je vais tâcher
-d'en savoir des nouvelles[88].
-
- [88] Famille anglaise avec laquelle Mme de Boufflers s'était liée.
-
-«Je ne sais si le prince ira à Plombières. Il le dit, mais comme il est
-sûrement mieux, je crois qu'il restera.
-
-«Je ne vois plus que la consultation du Majault[89] qui vous retienne,
-car j'espère bien que la bonne Marianne ne vous quittera pas.
-
- [89] Médecin de Panpan.
-
-«Pour l'argent, comme nous ruinons le Chalabre, M. Dumast et moi, je
-suis bien en état de faire d'autres avances, et la médecine qu'il ne
-faudrait prendre nulle part peut se prendre partout.»
-
-Quelques jours plus tard Mme de Boufflers est à Fléville; elle doit se
-retrouver avec Panpan dans les premiers jours de septembre et elle prend
-d'avance toutes ses dispositions pour que ce rendez-vous tant désiré ne
-manque pas.
-
-
- «Fléville, ce 25 juillet.
-
-«Pourriez-vous, cher Veau, vous prêter à un de ces arrangements-ci?
-
-(De la main de Mme de Boisgelin.)
-
-«Il ne faut pas, comme vous le dites, faire deux voyages, parce que cela
-coûte de l'argent, mais puisque vous avez l'extrême bonté de venir pour
-tout à fait, les premiers jours de septembre, il faudrait que vous
-vinssiez avec armes et bagages, c'est-à-dire avec la bonne Marianne,
-dîner à Sommerviller, où nous nous trouverions, et d'où nous vous
-ramènerions ici et Marianne viendrait ici avec votre voiture. Vous voyez
-que vous auriez tout le temps de donner votre dîner.
-
-(De la main de Mme de Boufflers.)
-
-«Cette Thérèse n'écoute pas.
-
-(De la main de Mme de Boisgelin.)
-
-«Ma seconde proposition était pour avancer de quelques jours mon
-bonheur. Je voulais en jouir le samedi 31, ce qui aurait fort convenu à
-Mme Durival.
-
-«Je me charge de porter à dîner, car elle n'a personne pour en faire.
-
-«M. de Nédonchel, qui vient d'envoyer chez moi, vous portera ma lettre,
-s'il part aujourd'hui.
-
-(De la main de Mme de Boufflers.)
-
-car Thérèse a si bien fait qu'elle ne partira pas ce matin.
-
-«Finis donc avec ce Majault, que nous soyons sans inquiétudes.
-
-«Je me porte à merveille. Ce qui te donnera de l'humeur tournera
-peut-être à bien.»
-
-_P.-S._--M. de Nédonchel n'est pas venu.
-
-Enfin, le mois de septembre arrive et la réunion si ardemment souhaitée
-va avoir lieu; mais Mme de Brancas est assez pointilleuse sur les
-bienséances; avec elle il faut user de grands ménagements. Mme de
-Boufflers aurait voulu que Panpan vienne la chercher et l'on serait
-parti de compagnie pour se rendre à Fléville. Mais le Veau craint de
-choquer la duchesse. Mme de Boufflers n'en est pas moins radieuse de
-revoir son ami et elle lui écrit gaîment:
-
-
- «Nancy, samedi matin.
-
-«Mais vous êtes donc une grosse bête de venir me proposer le 2 septembre
-comme une nouveauté, tandis que c'est ma première proposition et que je
-n'ai parlé du 31 août qu'en second. Dites-moi aussi comment vous
-entendez qu'en partant de Lunéville avec la bonne Marianne, et tout le
-bataclan, vous ne descendriez pas à Sommerviller tout seul, et votre
-équipage continuerait par la route, sans s'arrêter. Cependant, comme
-ceci n'est fondé que sur le désir de vous voir deux heures plus tôt, si
-vous continuez à y trouver de la difficulté, je me rends.
-
-«Vous irez fort bien d'ici à Fléville sans moi, et j'irai fort bien vous
-y rejoindre quand vous trouverez que notre comédie aura assez duré.
-
-«Je pense que c'est demain la fête du château et qu'il serait décent d'y
-faire une visite. Cependant j'ai des Dumast et des Chalabre qui s'y
-opposent, sans compter que tant qu'elle aura Mme Zulm à demeure et Mmes
-de Lenoncourt et d'Haussonville presque tous les jours, elle ne se
-souciera pas plus de nous que de _Piétre Mazarin_. Je suis même d'avis
-qu'après le départ de Mme Zulm, il faudra lui faire tâter de la solitude
-pendant quelques jours pour donner plus de prix à votre jouissance.»
-
-Panpan persistant dans ses idées, la marquise lui répond:
-
-
- «Nancy, lundi.
-
-(De la main de Mme de Boisgelin.)
-
-«Mme de Boufflers cède à la délicatesse de son Veau et, pour que son
-voyage à Fléville ne perde rien de son mérite, elle le dispense du
-dîner de Sommerviller et lui conseille d'aller, le jour qui lui
-conviendra le mieux, directement de Lunéville à Fléville. Bien entendu
-que ce sera toujours le plus tôt possible, et qu'il me sera permis
-d'aller vous y voir au bout de quelques jours sous prétexte d'une visite
-à la duchesse. Ensuite vous déciderez de la durée de mon exil.
-
-«Ne pourrions-nous pas aussi nous donner rendez-vous à Sommerviller sans
-offenser la duchesse qui ne saurait pas seulement si j'y étais.
-
-«Vous me manderez la réponse de M. Cerutti qui sera plus sienne que
-celle de la duchesse.»
-
-Donc Panpan se rend directement à Fléville et quelques jours après Mme
-de Boufflers vient l'y rejoindre.
-
-La réunion fut ce qu'elle devait être, charmante pour tous ces vieux
-amis ravis de se retrouver. Mais les meilleures choses ont une fin, il
-fallut encore une fois se quitter.
-
-Mme de Boufflers, qui ne veut pas abuser de la province, va passer les
-mois d'automne auprès de ses amis de Paris, mais elle se montre
-raisonnable et ne s'attarde pas dans ce séjour dangereux.
-
-A peine est-elle de retour à Nancy que survient un événement qui
-bouleverse toute cette petite société. Mme de Neuvron succombe presque
-subitement. Mme Durival, qui perd en elle une de ses plus chères amies,
-est dans un véritable désespoir, mais elle a du moins la consolation de
-recevoir de tout son entourage les marques du plus tendre attachement.
-Ils sont tous amis si bons, si dévoués, si pleins de compassion pour le
-malheur d'autrui.
-
-Dès qu'elle apprend le coup qui vient de frapper Mme Durival, Mme de
-Boufflers lui écrit:
-
-
- «Jeudi.
-
-«J'ai été déjà bien pénétrée de votre douleur, mais il n'appartient qu'à
-vous, ma meilleure amie, de sentir ce que j'ai dû éprouver en apprenant
-que vous aviez pensé à moi, que vous aviez voulu me le dire, ce
-mouvement si tendre, si touchant, m'a d'abord arraché des larmes et je
-sens que j'en conserverai toute ma vie l'impression; elle me rendra
-l'amitié de ma céleste amie encore plus précieuse, elle rendra la mienne
-encore plus tendre[90].»
-
- [90] Communiquée par le capitaine Noël.
-
-La marquise écrit également à Panpan, qui, lui aussi, a besoin de
-consolations, car Mme de Neuvron était pour lui une amie très sûre et
-très fidèle:
-
-
- «Fléville.
-
-«Mon Dieu, que je suis fâchée de la manière dont vous avez appris cette
-mauvaise nouvelle. Quoiqu'il n'y en ait pas de bonnes, il me semble que
-celle-là est la pire.
-
-«J'ai été hier chez les Durival avec la duchesse. Mme Durival avait eu
-un peu de fièvre la nuit, mais elle était fort bien. Elle a même fait
-tout ce qu'elle a pu pour être gaie et Mlle de Juvincourt était très
-bien aussi. Je pense que la crainte qu'elles ont de s'affliger l'une
-l'autre les sert toutes deux, et qu'on se distrait en voulant distraire
-les autres. Enfin, il faut en revenir à se dire que, quand on a des
-amis, il faut ou les pleurer ou en être pleuré.»
-
-«J'ai dit et lu à cette touchante Durival tout ce que vous me dites pour
-elle. Il me semble qu'on ne saurait trop montrer aux personnes qui
-perdent un ami qu'il leur en reste encore; c'est la vraie consolation.
-Quelque affligée qu'elle soit, je crains encore plus votre affliction
-que la sienne, parce que vous êtes plus faible qu'elle. Cependant sa
-perte est plus grande que la vôtre, car elle jouissait bien plus
-souvent. Je me disais hier en la voyant, qu'on ne sait ce qu'on admire
-le plus, de son courage ou de sa sensibilité; mais je vous assure que
-tout cela est bien touchant. Elle ira vous voir bientôt, peut-être
-irons-nous ensemble.»
-
-Mme de Lenoncourt n'a pas pris moins de part à la perte qui les frappe
-tous, et elle exprime son chagrin à Panpan en termes charmants:
-
-
- «Lundi.
-
-«Je suis bien persuadée, mon Veau, que le plus grand malheur de la vie,
-le plus sensible et le plus irréparable, est la mort de nos amis et
-l'isolement dans lequel ils nous laissent. Et vous joignez à cela un
-retour sur nous-même qui ajoute à votre chagrin. Et moi, en pareil cas,
-c'est la vue de ma fin qui me console. Dans mes moments de bonheur, je
-ne crains pas la mort; dans mes moments de peine, je la désire. Je suis
-bien aise qu'à cet égard nous ne pensions pas de même, parce que cela me
-prouve que vous êtes plus heureux que moi.»
-
-Au mois de décembre, nous retrouvons Mme de Boufflers à Fléville; elle
-n'est pas encore consolée d'une séparation qui lui pèse d'autant plus
-lourdement qu'elle a été plus heureuse. Elle écrit tristement à Panpan:
-
-
- «Fléville, mardi, 10 décembre 1771.
-
-«Bonjour, cher Veau, mes jours s'écoulent sans vous voir. La maudite
-bienséance me coûte cher.
-
-«Le prince est parti avant-hier après avoir bien dîné et se portant
-bien, du moins en apparence.
-
-«Je profite tant que je puis du séjour de Chalabre pour lui gagner de
-l'argent. C'est une sorte de plaisir que je mets à la place de celui que
-je regrette, mais qui ne le remplace pas, car mon Veau ne peut être ni
-remplacé, ni évalué, ni compensé.
-
-«Je gagne toujours un peu.
-
-«Ce n'est pas que je n'aie toujours pensé tristement à vous, mon cher
-Veau, depuis que je vous ai perdu, mais comme j'ai moins pensé à la
-poste, j'ai perdu de vue celle de dimanche.
-
-«Je n'envisage pas cette porte fermée, ces persiennes qui ne s'ouvriront
-plus pour moi jusqu'au mois de septembre, sans un serrement de cœur
-bien triste. N'est-ce pas le plus long séjour que nous ayons fait
-ensemble, et n'est-ce pas parce que j'ai été plus longtemps heureuse que
-je sens plus tristement la séparation...»
-
-En décembre, Mme de Boufflers est toujours à Nancy; mais elle regrette
-Panpan et elle a la faiblesse de le lui dire. Elle s'efforce de le
-persuader de venir la rejoindre, et pour l'allécher elle lui promet la
-société de Mme de Brancas, de Mme Durival, de tous les amis qui lui sont
-le plus agréables. Mais Panpan a des accès de misanthropie, et toute
-idée de déplacement lui est insupportable. C'est donc d'assez méchante
-humeur qu'il reçoit les aimables propositions de son amie. Elle lui
-répond avec douceur:
-
-
- «Nancy, 1er janvier 1772.
-
-«Vous ne me laissez pas même douter un instant, mon cher Veau, que mes
-sollicitations pour venir nous voir ne vous sont point agréables; et il
-me semble que vous tâchiez de nous ôter jusqu'au désir de vivre avec
-vous. Je suis quelquefois tentée de répondre comme cet Athénien: «Je me
-réjouis en pensant que Lunéville vous fournit des amis que vous aimez et
-qui vous aiment plus que Mme de Brancas, Mme Durival et moi.»
-
-«C'est un M. Belpré qui a eu l'audace de dire qu'il croyait avoir
-entendu dire dans votre charmante société que vous viendriez après les
-Rois. Comment voulez-vous que je vous sauve les cruelles persécutions de
-Fléville, moi qui depuis plus d'un mois n'y ai pas mis le pied. Vous ne
-vous contentez pas de nous affliger au présent, vous menacez encore de
-plus grands malheurs à l'avenir. Je crois que j'aimerais mieux être
-traitée comme Mme de Lenoncourt, qui dit que vous lui avez fait une
-scène, parce qu'elle ne vous avait pas pressé de revenir. Au moins cela
-marque-t-il qu'on ne prend pas les sollicitations de l'amitié pour des
-importunités.
-
-«Ne soyez pas inquiet de moi, mon bon Veau, j'ai pris la robe d'hiver le
-matin, et je ne sors pas.
-
-«Je ne gagne point, mais j'ai de l'argent à votre service, parce que
-j'en ai touché, et que cela ne vous engage pas.»
-
-Ces offres d'argent sont incessantes dans les lettres de Mme de
-Boufflers; elles étaient d'autant plus méritoires qu'elle était
-elle-même moins fortunée. Comme tous les gens de cette époque, elle
-avait le mépris de l'argent; dès qu'elle en avait, elle le dépensait
-sans compter et en faisait des libéralités aux amis dans le besoin.
-
-Ce n'est pas seulement la marquise que néglige l'ingrat Panpan, il
-paraît oublier également Mme Durival, et son tort est d'autant plus
-grand qu'elle vient d'éprouver un grand chagrin. Mme de Boufflers lui
-reproche sa négligence en termes d'une rare délicatesse:
-
-
- «Nancy, 15 janvier.
-
-«Bonjour, cher Veau. J'ai reçu avant-hier l'almanach et M. Benoit.
-J'attends une occasion pour vous renvoyer le dernier qui m'a fort
-amusée.
-
-«Il n'est plus question de maladie ici et la gelée a sûrement purifié
-l'air.
-
-«Permettez-moi, mon cher Veau, de vous faire observer que vous négligez
-trop notre Durival. Quoiqu'elle soit bien sûre de vous et qu'elle ne se
-plaigne pas, je suis sûre que l'apparence seule de votre oubli lui fait
-de la peine, au moins si j'en juge d'après mon cœur. Ne me mettez pas à
-cette épreuve, mon bon Veau, j'ai besoin non seulement que vous
-m'aimiez, mais que vous me le disiez, parce que vous le dites fort bien,
-etc., etc.»
-
-Certes la marquise est une correspondante fidèle, cependant Panpan, qui
-est fort exigeant, se plaint d'être abandonné. Elle lui répond doucement
-et se défend de l'oublier:
-
-
- «10 février.
-
-«Je vous assure, mon tendre Veau, que je n'ai pas encore passé trois
-jours sans vous écrire, bien à la hâte, à la vérité, ne disant rien de
-ce que je voulais dire, en commençant et étranglant le peu de mots
-inutiles que je dis. Telles sont ce que vous appelez poliment mes
-lettres.
-
-«La dernière a dû vous être remise mercredi par un M. Louis, fils de Mme
-Philips, auquel on a donné douze sols et qui a dit que vous l'auriez à
-six heures du soir. Je vous parlais du désir que Mme Durival a de vous
-voir, parce qu'elle m'avait priée de vous le dire comme de moi, pour ne
-pas vous gêner. Elle a déjà envoyé deux fois savoir votre réponse.
-
-«Elle est bien touchante par sa douleur et par son courage. J'aimerais
-Mlle de Juvincourt de sa conduite avec elle, quand elle n'aurait pas
-d'autre mérite.»
-
-En 1772, Mme de Boufflers passe l'hiver à Nancy avec sa fille. Elle voit
-beaucoup de monde, reçoit ses amis et donne à souper fréquemment; mais
-si elle réside officiellement dans la capitale de la Lorraine, elle va
-fréquemment à Fléville voir la duchesse de Brancas, Mme Durival, Mme de
-Lenoncourt, etc. Panpan fait très souvent partie de ces aimables
-réunions. Quand il part pour retourner à Lunéville, c'est une désolation
-générale.
-
-Le 6 mars, Mme de Boufflers lui écrit:
-
-
- «Nancy, 6 mars.
-
-«Vous auriez dû rester, mon cher Veau, ne fût-ce que pour être témoin
-des cris que la duchesse a faits sur votre départ. Pour moi qui ne
-criais pas, j'étais, sans mon Veau, comme ce perruquier de Paris qui
-disait à M. de Craon: _Monsieur, avec cette perruque, vous avez l'air de
-ces gens qui sont tout seuls au monde_. Voilà ce qui m'arrive toujours
-quand vous me quittez.
-
-«J'ai persisté à ne pas augmenter la table de dix couverts, et cela
-était d'autant plus à propos que nous n'étions que neuf, le baron de
-Lu... et l'abbé, ainsi que Mme de Lenoncourt ayant manqué. Le dîner
-était excellent, on a beaucoup mangé et gaiement. La duchesse a dit
-qu'elle voulait faire une satire contre vous.
-
-(De la main de Mme de Boisgelin.)
-
-«Maman est on ne peut plus touchée de l'état de Mme Marcel, et elle
-voudrait bien que la part qu'elle y prend pût lui donner quelques
-moments de consolation. Maman voudrait bien qu'elle se mît au lait pour
-toute nourriture.
-
-«Dis-lui aussi un mot de ma part, mon cher Veau.
-
-«Maman a trouvé hier Mme de Lenoncourt fort inquiète de son état et du
-genre de sa maladie.
-
-«Adieu, Panpan, je vous embrasse.»
-
-On voit que Panpan, assez peu sociable d'ordinaire, s'est laissé prendre
-aux flatteuses avances de la duchesse de Brancas, et qu'il vient assez
-fréquemment faire des séjours à Fléville; il est même si intimement lié
-avec la châtelaine qu'il la reçoit de temps à autre dans sa petite
-maison de Lunéville.
-
-Un jour il lui adresse une invitation pressante, mais la duchesse lui
-répond qu'elle ne viendra pas, s'il ne lui donne un écu pour ses
-pauvres.
-
-Le galant lecteur riposte aussitôt en envoyant l'écu demandé accompagné
-de ce madrigal:
-
- Rien qu'un écu pour vous avoir!
- Ce n'est pas trop, madame la duchesse!
- Je me hâte de me pourvoir:
- Je crains qu'il ne s'y trouve presse.
- Je ne veux pas vraiment manquer un tel hasard;
- Car, si de Lenoncourt on me tient la promesse,
- Par-dessus ce marché d'une nouvelle espèce,
- Avec le Cerutti, j'aurai l'ami Guénard.
- Pour jouir d'une telle aubaine
- Je ne dois point marquer de jour certain
- De tous les jours de la semaine
- Le meilleur est le plus prochain.
-
-Fidèle à sa promesse, la duchesse vient dîner chez Panpan qui, usant de
-ses droits de maître de maison, lui offre la main pour la mener dans la
-salle du festin. En même temps il la régale de ce quatrain:
-
- Pour la conduire à table, en vain chacun s'empresse;
- Cet honneur m'appartient en cet heureux instant,
- Elle est à moi madame la duchesse
- Je l'ai payée, un bel écu comptant.
-
-Dans son manuscrit, le galant mais irrévérencieux Panpan ajoute ce vers,
-dont il ne pense certes pas un mot:
-
- Pour la conduire ailleurs j'en paierais plus de cent[91].
-
- [91] Mss. de la Bibl. de Nancy. Papiers de Devau.
-
-Bien qu'ils habitent à peu de distance l'un de l'autre et qu'ils se
-voient fréquemment, Mme de Boufflers et Panpan continuent à entretenir
-une correspondance très active; pas un incident de sa vie, si petit
-soit-il, pas une pensée que la marquise n'éprouve le besoin de confier à
-son Veau. Elle lui écrit en avril 1772:
-
-
- «Nancy.
-
-«Je suis touchée de l'état de Marianne pour vous et pour elle. Vous ne
-me dites pas combien il y a qu'elle est dans cet état.
-
-«Je suis assez en argent pour vous en prêter quand vous voudrez.
-
-«Vous ne me dites pas ce qui a empêché de jouer la pièce de
-Palissot[92].
-
- [92] _L'homme dangereux._ Cette pièce, d'abord anonyme, fut
- acceptée et reçue par les comédiens comme une satire contre
- Palissot. Quand on sut qu'elle était de lui, le parti
- philosophique fit émeute le jour même de la première et empêcha
- la représentation. On dut rendre l'argent au public.
-
-«M. de Cerutti a perdu nos bouts rimés et je ne sais pas un mot des
-miens.
-
-«Mme Durival vint l'autre jour en femme et le lendemain elle vint en
-homme; sur quoi je lui envoyai ce couplet
-
- SUR L'AIR: _Du haut en bas_.
-
- Pour Durival,
- Je ne ferai plus de poème
- Pour Durival,
- Car hier elle eut un rival.
- D'ailleurs par un malheur extrême,
- Quand je veux chanter ce que j'aime,
- Je chante mal.
-
-«M. Cerutti dit qu'il a changé un des vers qui disait en parlant de vous
-
-
- Et du bien que l'on fait, il jouit le premier.
-
-et qu'il a mis:
-
- De tout le mal qu'on dit, il jouit le premier.
-
-«Je vivrai et mourrai en Lorraine, mon cher Veau. J'aime mieux mes amis
-que mes robes, et quand je n'aurai point d'habit pour voir les premiers,
-ils me souffriront en veste.»
-
-Mme de Boisgelin ajoute en marge de la lettre:
-
-«Bonjour, le Veau, tu ne me dis jamais un mot; mais, quoique je ne
-t'aime plus, je prends part à ton chagrin.»
-
-Quand Panpan a regagné son ermitage de Lunéville, on ne peut plus l'en
-arracher; quand il parle de revenir, c'est d'une façon si vague, si peu
-précise que Mme de Boufflers s'en chagrine et le lui reproche
-tendrement:
-
-
- «Nancy, avril.
-
-«En vous relisant, mon bon Veau, je trouve que je me suis réjouie et que
-je vous ai remercié à trop bon marché, même pour rien du tout. Je savais
-déjà que vous viendriez un jour, et comme en faisant semblant de me dire
-quelque chose, vous ne me dites pas _quand_, c'est tout _comme si vous
-ne disiez rien_. Seulement vous me donnez le droit de vous demander ce
-_quand_, qui est le mot important.
-
-«On dit que nous n'aurons Henri que pour la semaine de la Passion; cela
-ne me plaît guère,
-
-(De la main de Mme de Boisgelin.)
-
-mais si cela me procure le plaisir de voir mon Veau une heure plus tôt,
-je le préfererai à Clairval.
-
-(Mme de Boisgelin écrit de son chef:)
-
-«Bonjour, Veau; je t'avertis que tu m'ennuies encore plus de loin que de
-près. La Biche dit qu'elle te grondera si tu ne viens pas bientôt.
-
-(De la main de Mme de Boufflers.)
-
-«Tu crois donc qu'on fait du cochon secrétaire ce qu'on veut? c'est là
-chose impossible[93].»
-
- [93] La suscription de cette lettre est ainsi conçue:
-
-
- à Monsieur
-
- _Madame_ de Vaux
- lecteur
- _lectrice_ du feu roi
- à Lunéville.
-
- (Le timbre de la poste de Nancy.)
-
-Puis survient une discussion très grave, la première peut-être entre Mme
-de Boufflers et son vieil ami; elle se termine par un raccommodement,
-mais la marquise en garde un sentiment de tristesse et elle ne le peut
-cacher.
-
-
- «Nancy, lundi 24 mai.
-
-«Ce mot éteint toute ma colère, mais mon chagrin ne diminuera jamais, et
-toutes vos raisons me paraissent si mauvaises qu'il faut bien de la
-patience pour les écouter; au moins permettez-moi de croire que celles
-qui me regardent sont de la dernière fausseté. Les autres ont été cent
-fois réfutées.
-
-«Les Ang. disent qu'elles iront vendredi 28 dîner chez vous. Elles
-seront en tout six, hommes et femmes. Je ne sais si Mme Durival voudra
-en être. Je vais le lui proposer. Je porterai du saumon et un plat de
-gibier.
-
-«Croyez donc que j'ai dit à M. de Beauvau tout ce qui convenait. Je
-voudrais bien me dire aussi d'être comme vous voudriez que je fusse;
-mais j'ai un poids sur le cœur qui s'y oppose.
-
-«Adieu, mon Veau; je dirais comme M. de Chimay si j'étais dévote: _Je
-vais demander à Dieu qu'il me fasse la grâce de ne plus t'aimer_.»
-
-En juillet 1772, Mme de Boufflers eut la douleur de perdre sa mère, la
-princesse douairière de Craon.
-
-Déjà depuis quelque temps la santé de la princesse, qui jusqu'alors
-s'était maintenue excellente, donnait quelques inquiétudes. Son
-petit-fils le chevalier de Boufflers vint la voir au mois de juin, il la
-trouva assez souffrante et il écrivit à son oncle de Beauvau, qui était
-à ce moment à Chanteloup, pour le prévenir de l'état de sa mère. Bien
-que le chevalier ne renonce pas au style plaisant qui lui est familier,
-on sent qu'il n'est pas sans éprouver d'assez vives inquiétudes:
-
-
- «Juin.
-
-«J'ai été il y a deux jours à Craon, j'ai trouvé ma grand-mère
-absolument comme je l'avais laissée pour le visage et pour la tête, mais
-elle souffrait horriblement d'une colique d'estomac; elle m'a fait
-appeler en particulier pour m'ordonner de vous faire part de son état,
-de vous dire que, quoi qu'elle crût son tempérament assez fort,
-cependant un accès de colique pouvait l'emporter d'un moment à l'autre,
-qu'elle voudrait avoir la consolation de vous voir encore avant votre
-quartier, qu'elle vous priait de venir faire dans Craon tous les
-arrangements que vous jugeriez convenable, que c'était vos affaires plus
-que les siennes, etc. Je lui ai récité le plus beau chapitre de mon
-traité des consolations et cela s'est terminé par une petite
-contestation au sujet de beaucoup de treillage que j'avais fait faire à
-Craon pour mes jardins de la Malgrange; je voulais le payer, elle n'a
-pas voulu le souffrir, et je me suis soumis comme un héros chrétien et
-comme un enfant respectueux.
-
-«Agréez tous mes hommages, mon cher oncle, et daignez les présenter à
-mesdames vos épouse, fille et sœur; ayez aussi la bonté de ne pas
-m'oublier auprès de tout Chanteloup.»
-
-La princesse de Craon n'avait que trop raison de désirer revoir son
-fils; ses jours étaient comptés. Le prince, sensible aux instances dont
-son neveu s'était fait l'interprète, se préparait à quitter Chanteloup
-pour aller voir sa mère, lorsqu'il apprit qu'elle était dangereusement
-malade. Il partit sur-le-champ, mais la maladie fit des progrès si
-rapides qu'il eut la douleur de ne pouvoir assister aux derniers moments
-de la princesse.
-
-Elle s'éteignit le 12 juillet 1772, âgée de quatre-vingt-six ans, après
-avoir scrupuleusement rempli tous les devoirs de la religion; elle
-n'avait auprès d'elle que son fils le chevalier de Beauvau et sa fille
-Mme de Bassompierre.
-
-Son extrait mortuaire édifiera le lecteur, mieux que nous ne pourrions
-le faire, sur sa fin et les sentiments dans lesquels elle mourut, au
-dire de ses contemporains[94].
-
-
- [94] _Extrait du registre des actes de l'état civil de Haroué._
-
- «L'an mil sept cent soixante et douze, le douze du mois de juillet
- vers les dix heures et demie du matin, est décédé de maladie, en
- cette paroisse, très haute et très puissante princesse
- Anne-Marguerite, née comtesse de Ligniville et princesse de Craon,
- grande d'Espagne de la 1re classe, marquise de Craon, baronne
- d'Autrey, dame de Morlay, etc., etc., douairière de feu très haut
- et très puissant seigneur Marc de Beauvau, prince de Craon et du
- Saint-Empire Romain, marquis, seigneur de Craon et autres lieux,
- chevalier de la Toison d'or, grand écuyer de Lorraine, grand
- d'Espagne de la première classe, âgée d'environ quatre-vingt-six
- ans, après avoir été confessée, reçu le saint viatique et
- l'extrême-onction avec les sentiments les plus religieux, et une
- dévotion des plus exemplaires; elle a donné toute sa vie les
- marques les plus éclatantes de sa piété; ses charités immenses lui
- ont mérité le titre glorieux de Mère des Pauvres; elle leur a fait
- tout le bien qui dépendait d'elle; ses bienfaits pour l'Eglise ne
- l'ont pas rendue moins recommandable: enfin elle emporte tous nos
- regrets et elle est inhumée dans son caveau le treize des mois et
- an susdits en présence de messire le chevalier de Beauvau, et de
- madame la marquise de Bassompierre, ses enfants; maître Petit,
- chapelain; qui ont signé avec moi curé du lieu.
-
- «_Signé_: Chevalier DE BEAUVAU;
- BEAUVAU DE BASSOMPIERRE;
- J. GRANDEURY, maître d'école;
- J.-C. BOURLIER, prêtre, curé
- de Craon.»
-
-La princesse fut ensevelie auprès de son mari, qui depuis dix-huit ans
-déjà reposait dans la modeste petite église d'Haroué[95].
-
- [95] Voici l'épitaphe gravée sur le tombeau de la princesse dans
- l'église d'Haroué:
-
- D. O. M.
-
- EN CETTE ÉGLISE FUT INHUMÉE LE 13 JUILLET 1772
- TRÈS HAUTE ET TRÈS PUISSANTE PRINCESSE
- ANNE MARGUERITE
- NÉE COMTESSE DE LIGNIVILLE
- BARONNE D'AUTREY, DAME DE MORLAY,
- FEMME DE FEU TRÈS HAUT ET TRÈS PUISSANT SEIGNEUR
- MARC DE BEAUVAU
- PRINCE DE CRAON ET DU SAINT EMPIRE ROMAIN
-
- ELLE EST DÉCÉDÉE A L'AGE DE 86 ANS
- APRÈS AVOIR REÇU LA SAINTE COMMUNION
- AVEC UNE PIÉTÉ DONT ELLE AVAIT DONNÉ
- TOUTE SA VIE L'EXEMPLE.
- SA CHARITÉ LUI MÉRITA LE TITRE DE MÈRE DES PAUVRES;
- ELLE DONNA LE JOUR A 13 FILLES ET A 7 FILS;
- LES UNS SE CONSACRÈRENT A DIEU,
- LES AUTRES VERSÈRENT LEUR SANG
- SUR LES CHAMPS DE BATAILLE POUR LA DÉFENSE DE
- LEUR PATRIE
-
-On raconte qu'à son lit de mort, la vieille princesse fit venir un jeune
-paysan du village nommé Voinot[96], auquel elle avait toujours témoigné
-beaucoup d'intérêt et qui, aux yeux de tous, passait pour un fils
-naturel du chevalier de Beauvau. Après lui avoir donné les meilleurs
-conseils, elle termina son allocution par ces mots: «Voinot, tu seras
-curé d'Haroué.» C'est ce qui arriva en effet; le jeune paysan embrassa
-la profession ecclésiastique et il passa sa vie curé d'Haroué, où il ne
-mourut qu'en 1854.
-
- [96] 1766-1854.
-
-Un mois après la mort de Mme de Craon, son fils le chevalier, celui que
-nous venons de voir assister aux derniers moments de sa mère et qui
-avait si fâcheusement mis à mal Mlle Alliot et tant d'autres
-vraisemblablement, se décidait à faire une fin; il épousait discrètement
-à Paris une veuve appelée Mme Bonnet; à partir de ce jour il prit le
-titre de prince de Craon.
-
-
-
-
-CHAPITRE XII
-
-1773-1774
-
- Voyage de Mme de Boufflers à Paris.--Les assiduités du prince de
- Bauffremont.--Correspondance avec Panpan.--Mort de la princesse de
- Talmont.--Dîner du jour de l'an chez Mme du Deffant.--Surprise à
- Mme de Luxembourg.--Mort de Louis XV.--Réconciliation de M. de
- Beauvau et de Mme de Mirepoix.--Mort du marquis de
- Boufflers.--Maladie grave du chevalier.
-
-
-Mme de Boufflers s'accommode de la vie de Nancy, puisqu'il le faut bien,
-mais la province lui paraît bien terne, bien monotone, et souvent sa
-pensée se reporte avec douleur vers la capitale et le souvenir des
-plaisirs que l'on y goûte lui torture le cœur. Alors, quand ses regrets
-sont trop vifs, elle essaie de les apaiser en leur donnant satisfaction
-et elle va passer quelques semaines chez sa sœur de Mirepoix.
-
-Souvent elle est accompagnée dans ces déplacements par son nouvel et
-cher ami, M. de Bauffremont. Le prince, qui, maintenant, partage son
-temps entre Paris et ses terres de Lorraine, est plus que jamais sous le
-charme de la vieille marquise; plus que jamais il la trouve aimable,
-spirituelle, délicieuse en dépit de l'âge. Il vient même de vendre son
-régiment[97] pour pouvoir se consacrer plus complètement à sa Dulcinée.
-
- [97] Il l'avait vendu 160,000 francs au prince de Lambesc.
-
-Quand elle est à Paris, M. de Bauffremont est si parfaitement heureux,
-qu'il néglige tous ses meilleurs amis, même ceux qui, comme les
-Choiseul, sont dans le malheur, et sont par conséquent plus susceptibles
-que d'autres.
-
-Cet attachement excessif soulève l'indignation de Mme de Choiseul.
-
-Elle écrit à Mme du Deffant, le 19 avril 1772:
-
-«Que dites-vous de votre Incomparable, que j'attendais il y a eu hier
-huit jours, puis mercredi dernier, qui avait juré ses grands dieux qu'il
-passerait sa semaine sainte avec nous, et qui prétend être retenu par
-des affaires, et que je ne verrai plus que quand il plaira à Dieu ou aux
-beaux yeux de sa belle? Ah! votre Incomparable est incomparablement
-faible et insupportable pour ceux qui, comme moi, ont du faible pour
-lui; mais il faut le prendre comme il est, avec ses défauts, et l'aimer
-en dépit d'eux.»
-
-Peu de temps après l'aimable duchesse, d'ordinaire si douce, si
-bienveillante, si maîtresse d'elle-même, perd toute mesure dans ses
-reproches; il est vrai qu'il s'agit d'un ennemi déclaré de son mari:
-
-«Nous n'avons pas vu l'Incomparable; la petite crapule de ce dernier l'a
-porté, chemin faisant, chez cette petite crasse de la Vrillière.» (oct.
-72.)
-
-«Petite crapule!» le mot est vif et la pauvre Mme de Boufflers ne
-méritait pas semblable anathème.
-
-Mme du Deffant n'est guère moins amère dans ses récriminations,
-cependant elle raille plus finement:
-
-«Je ne vois presque plus votre Incomparable. Il est devenu un vrai
-automate, mais son Vaucanson ne lui donne pas autant de différents
-ressorts qu'en a le flûteur.»
-
-Ces aménités épistolaires n'empêchent pas Mme du Deffant d'aller
-fréquemment souper chez le prince bien qu'il y fasse «un froid horrible»
-et que «la société n'y soit pas attirante»; mais tout ne vaut-il pas
-mieux que la solitude?
-
-Ces voyages à Paris, qui aident Mme de Boufflers à prendre la province
-en patience, se renouvellent assez fréquemment et toujours dans les
-mêmes conditions. Au printemps de 1773, la marquise est encore dans la
-capitale avec sa fille; elle écrit naturellement à son cher Panpan pour
-le mettre au courant des nouvelles du jour; mais elle est très occupée,
-c'est Mme de Boisgelin qui de temps en temps prend la plume et même
-parle pour son compte:
-
- _Mme de Boufflers à M. de Vaux, brailleur du feu roi
- de Pologne, à Lunéville._
-
-(L'adresse est de la main de Mme de Boisgelin).
-
-
- Lundi.
-
-«Hé Ventretin, je ne vous demande pas de vos nouvelles, parce que je
-crains de diminuer l'espérance que je veux conserver de vous voir
-arriver d'un moment à l'autre. Vous trouvez peut-être que cela est trop
-délicat pour être entendu, je vais donc vous le faire entendre. Le
-président Montesquieu, qui avait beaucoup vécu avec Mme de Caylus,
-
-(De la main de Mme de Boisgelin.) lui avait entendu dire que les femmes
-de la société de Mme de Maintenon, qui restaient chez elle le soir avec
-le roi jusqu'à minuit, s'y ennuyaient tellement qu'elles retournaient
-leurs montres, crainte de voir le temps qu'elles avaient encore à
-s'ennuyer.
-
-«Maman est désolée de votre état, elle en est bien plus fâchée que vous,
-parce qu'elle en souffre plus que vous.
-
-«Mme de Bellegarde a la bêtise de t'aimer à la folie.
-
-«Adieu, vieux fou.
-
-«M. le prince de Beauvau est à la campagne où il raccommode fort bien
-son estomac. Il fera ce que vous désirez pour M. de Nouville. Mme la
-marquise n'a pas un moment pour vous écrire.»
-
-
- «Samedi.
-
-«J'ai fait vos compliments à M. de Lucé et je lui ai payé votre tabac;
-il m'a dit qu'il vous en enverrait encore à ce prix-là, de sorte que mes
-joues sont fort au service de votre nez.
-
-«M. le duc de Chartres a demandé au roi la permission d'aller à
-Chanteloup.
-
-«Le chevalier de Boufflers est arrivé ici avant-hier soir.
-
-«M. le duc d'Aiguillon a donné une fête à Mme la comtesse du Barry, qui
-était très jolie. Je vous envoie un couplet de l'abbé de Voisenon au
-maréchal de Richelieu, qui a été chanté à cette fête; il y en avait pour
-tout le monde, mais je n'ai eu que celui-là, parce que c'est, dit-on, le
-meilleur.
-
- SUR L'AIR: _Lison dormait dans un bocage_.
-
- En amour toujours infidèle,
- Toujours fidèle à l'amitié,
- Vous abandonnez une belle,
- Sans jamais en être oublié.
- Prenant peu de garde à l'espèce,
- Des beautés l'essaim vous charma,
- Même à présent par-ci par-là
- Vous leur faites la politesse,
- Et vous serez encore vingt ans
- Plus poli que nos jeunes gens.
-
-«Adieu jusqu'à demain, mon bon et bien-aimé Panpan.
-
-
- «Jeudi matin.
-
-«On m'a donné hier une épigramme sur M. de Beaumarchais qui m'a paru
-trop bien faite pour ne pas vous l'envoyer. Il faut que vous sachiez
-qu'il a été horloger et qu'alors il s'appelait Caron.
-
- Sur tes montres je lis Caron,
- Beaumarchais sur ton _Eugénie_[98].
- Caron et Beaumarchais! Pourquoi ce double nom?
- Rougis-tu de ton drame ou de l'horlogerie.
-
- [98] _Eugénie_ parut en 1767.
-
-«Adieu le bon et le très aimable ami de moi, je vous embrasse et vous
-aime mille fois plus que je ne peux vous le dire[99].»
-
- [99] Ces trois lettres nous ont été communiquées par M. le
- capitaine Noël.
-
-Au mois d'août, Mme de Boufflers est de retour en Lorraine; elle est
-installée à Nancy et se prépare à aller à Fléville où on la demande à
-grands cris; elle exhorte Panpan à y venir également.
-
-
- «Nancy, 21 août 1773.
-
-«Vous savez bien, sans que je vous le dise, que je n'ai pas répondu à
-votre lettre du 4, d'abord parce que j'avais commencé mon griffonnage
-avant de l'avoir reçue, et qu'il ne me restait plus de place.
-
-«Pour Fléville, il y aura du monde jusqu'au commencement de septembre,
-après quoi nous verrons; pourquoi ne viendriez-vous pas ici d'abord
-attendre le moment où nous pourrons être bien reçus, parce qu'il n'y
-aura plus personne.
-
-«Le prince dit qu'il t'aime malgré tes défauts, tes vices et tes
-médecines; mais qu'il ne faut pas acheter de chevaux à cette réforme
-parce qu'elle n'est que des ruinés. Voyez s'il y aurait quelqu'un qui
-s'y connût et qui voulût se charger d'en acheter deux. Les miens font
-encore tout ce qu'on leur demande. Je crains que le Saint-Martin ne
-soit plus malade qu'eux; il me disait hier qu'il serait bien étonné s'il
-passait l'hiver.
-
-«Si je le passe avec mon Veau, je lui promets qu'il n'aura pas la
-goutte, ni moi la crampe, et que je l'aimerai comme aujourd'hui.»
-
-Panpan répond qu'il est tout prêt à aller à Fléville, mais il préfère
-s'y rendre directement et ne pas faire d'abord de séjour à Nancy. La
-duchesse pourrait se froisser de n'être pas seule l'objet de son voyage.
-Puis il raconte qu'il a eu une consultation du célèbre Majault, qui l'a
-trouvé en beaucoup meilleur état que lui-même ne se l'imaginait.
-
-Mme de Boufflers lui répond:
-
-
- «Nancy, ce 28 août.
-
-«J'ai, je t'assure, une belle joie de cette visite de Majault, non que
-j'eusse besoin d'être rassurée, car je l'étais par tout le monde, et
-surtout par le sens commun.
-
-«Dis moi un peu ce qui empêcherait Marianne de faire des confitures, et
-même des coetches ici? Elle a cent fois plus de raison que toi, et je
-conclus qu'il faut l'amener.
-
-«Avez-vous reçu l'eau de Bourbonne hier par le carrosse?
-
-«Voilà une maudite plume qui est pourtant la septième, mais rien ne va
-bien sans mon Veau.
-
-«Convenez que je fais un beau sacrifice à la duchesse, ou plutôt à vous.
-Cependant je trouve qu'il ne faudrait pas lui passer ses petites
-délicatesses qui tiennent du despotisme. Le baron de Cutendre était plus
-raisonnable. Ne faudrait-il pas aussi nous priver de notre amie[100]?
-J'irai toujours la voir lundi et je regretterai mon Veau».
-
- [100] Mme Durival.
-
-Au mois de novembre Mme de Boufflers est encore une fois à Paris; c'est
-de là qu'elle écrit au Veau pour lui donner des nouvelles:
-
-
- «Paris, 19 novembre.
-
-«Tenez, mon cher Veau, pendant que j'y pense, je vais vous dire
-l'épitaphe de Piron. Il se donna dernièrement un coup à la tête qui en
-fut l'occasion:
-
- J'achève ici-bas ma route;
- C'était un vrai casse-cou:
- J'y vis clair, je n'y vis goutte.
- J'y fus sage, j'y fus fou,
- A la fin j'arrive au trou
- Que n'échappe fou ni sage,
- Pour aller je ne sais où.
- Adieu, Piron, bon voyage.
-
-«Quand vous me direz que vous avez reçu l'_Épître à Horace_, je tâcherai
-de vous envoyer la réponse d'Horace par La Harpe, qui nous la lut
-hier[101].
-
- [101] L'_Epître à Horace_ est de Voltaire. La réponse de La Harpe
- est intitulée: _Horace à Voltaire_.
-
-«Depuis que M. de Beauvau est à l'Académie, je vois souvent les gens de
-lettres, surtout La Harpe et Saurin, qui sont bien aimables dans des
-genres très différents.
-
-«On dit hier qu'on avait enlevé la nourrice de M. le Dauphin et qu'elle
-avait été menée dans un couvent à Argenteuil, comme Héloïse; mais c'est
-pour avoir parlé à Mme la Dauphine du gouvernement.
-
-«Vous savez que la duchesse d'Orléans est à Chanteloup.
-
-«Lekain était chargé par Voltaire de nous lire _Les lois de Minos_
-telles qu'il les a faites, car on a exigé des changements pour les
-jouer. Je dis qu'il a permis qu'on nous les lût, parce qu'il a nommé à
-Mme du Deffant les personnes qui devaient l'entendre. Mais j'en ai peu
-profité, parce que Lekain vint tard et que j'étais priée à souper. Je
-fus obligée de sortir après les deux premiers actes qui ne me firent
-aucun plaisir. M. de Beauvau et Mme de Boisgelin, qui restèrent, disent
-que les trois derniers actes sont meilleurs, sans être bons.
-
-«Adieu, mon cœur, je n'ose plus vous écrire qu'à moins d'une nouvelle.
-J'en demande partout et personne n'en sait.»
-
-Chaque fois qu'elle faisait un séjour dans la capitale, Mme de Boufflers
-ne manquait jamais de rendre visite à sa vieille amie, la princesse de
-Talmont, qu'elle avait vue si longtemps à la cour de Lunéville.
-
-Nous avons brièvement narré dans le premier volume de cet ouvrage les
-aventures de la princesse et sa passion pour le Prétendant. Après la
-mort de Stanislas, elle avait quitté la Lorraine et était venue habiter
-Paris[102].
-
- [102] Voir _la Cour de Lunéville au dix-huitième siècle_, p. 63
- et suiv.
-
-Elle avait été fort galante dans sa jeunesse «pour se satisfaire
-elle-même», la vieillesse arrivant, elle était tombée dans la plus
-extrême dévotion, sans cependant renoncer aux souvenirs du passé: ainsi
-elle portait un bracelet avec l'image de Jésus-Christ; mais du côté
-opposé, se trouvait le portrait du Prétendant. Quelqu'un lui ayant
-demandé quel rapport il y avait entre ces deux portraits, la comtesse de
-Rochefort, qui était présente, riposta: «Celui qui résulte de ce passage
-de l'évangile: Mon royaume n'est pas de ce monde.»
-
-Elle logeait au Luxembourg où elle occupait les grands appartements.
-Quand on pénétrait chez elle, on la trouvait dans une vaste salle tendue
-de damas rouge, ornée des portraits des rois de France et éclairée
-seulement par deux bougies; elle se tenait assise dans un coin reculé de
-la salle, sur une petite couchette, entourée de saints polonais.
-L'obscurité était si grande que les visiteurs avaient peine à se
-conduire jusqu'à elle, et qu'ils trébuchaient successivement contre un
-chien, un chat, un tabouret, un crachoir, etc.
-
-A peine arrivée à Paris, Mme de Boufflers vint rendre visite à la
-princesse; elle ne devait plus la revoir; elle succomba en effet au mois
-de décembre 1773.
-
-Elle avait, la veille de sa mort, ses médecins, son confesseur, et son
-intendant auprès de son lit.
-
-Elle dit à ses médecins: «Messieurs, vous m'avez tuée, mais c'est en
-suivant vos principes et vos règles»; à son confesseur: «Vous avez fait
-votre devoir en me causant une grande terreur»; à son intendant: «Vous
-vous trouvez ici à la sollicitation de mes gens qui désirent que je
-fasse mon testament. Vous vous acquittez tous fort bien de votre rôle;
-mais convenez aussi que je ne joue pas mal le mien.» Après cela elle se
-confessa, communia et ajouta un codicille à son testament.
-
-Elle mourut le lendemain. On prétend qu'elle avait fait faire une robe
-bleue et argent pour être enterrée, et qu'elle s'était fait coiffer avec
-une très belle cornette de point. Mais l'archevêque n'approuva pas ce
-luxe, et il fit vendre habit et cornette pour en faire des aumônes[103].
-
- [103] _Correspondance de Mme du Deffant avec Walpole_, par M. DE
- LESCURE.
-
-Le 1er janvier 1774, la maréchale de Luxembourg, suivant un usage
-immémorial, dînait chez Mme du Deffant. Au nombre des convives se
-trouvaient la marquise de Boufflers; son fils, le chevalier; Pont de
-Veyle, etc.
-
-La maréchale avait pour habitude, chaque fois qu'elle arrivait chez sa
-vieille amie, de demander une chaise de paille pour poser son sac à
-ouvrage; puis elle appuyait ses pieds sur les barreaux. Après avoir
-offert à Mme du Deffant pour ses étrennes une tasse et six petites
-terrines d'argent «les plus jolies du monde», la maréchale, comme à
-l'ordinaire, réclame sa chaise. Aussitôt un laquais lui apporte une
-chaise de paille «garnie en housse de taffetas cramoisi, couverte
-devant, derrière, du haut en bas d'un très magnifique réseau d'or
-arrangé, ajusté, du meilleur goût du monde, et par-dessus une housse de
-papier blanc.»
-
-C'étaient les étrennes de Mme du Deffant.
-
-Au dossier étaient attachés ces vers de Pont de Veyle:
-
-
- AIR _de Joconde_.
-
- Je m'offre à vous sans ornement;
- Je ne suis pas bien mise;
- Mais de ce mince ajustement
- Ne soyez pas surprise;
- Souvent sous de simples dehors,
- La beauté se déguise;
- Vous verrez peut-être un beau corps
- En ôtant ma chemise.
-
-Sur le carreau de la chaise étaient déposés ces couplets du chevalier:
-
-
- AIR: _Réveillez-vous, belle endormie_.
-
- Si je vous sers, je suis heureuse;
- J'existe pour votre repos;
- Je ne serai point dangereuse,
- Quand même vous m'auriez à dos.
- J'ai des secrets, mais je suis franche;
- Ils seront aisés à trouver;
- J'ai mis une chemise blanche
- Pour engager à la lever.
-
-
- AIR: _De Raoult de Créquy_.
-
- De moi je suis assez contente
- J'ai l'air de la simplicité;
- Quoique simple je suis brillante,
- Et j'y joins la solidité;
- Mais sur un point qu'on me décide;
- Est-ce vous ou moi que je peins?
- Car simple, brillante et solide,
- Ce sont vos traits plus que les miens[104].
-
- [104] _Correspondance de Mme du Deffant_, Calmann Lévy, 1877.
-
-Mme de Luxembourg, très agréablement surprise, s'extasie sur la richesse
-du cadeau, sur l'à-propos de Pont de Veyle et du chevalier, et la soirée
-se passe le plus agréablement du monde.
-
-L'année 1774 allait être fertile en graves événements.
-
-Au mois de mai, le Roi tombe malade et son état est bientôt de la plus
-extrême gravité. Mme de Boufflers, qui est encore une fois revenu à
-Paris, mande à Panpan les nouvelles qui troublent tous les esprits.
-
-
- «Paris, lundi 5 mai à midi.
-
-«La journée d'hier a été moitié mauvaise et moitié bonne. Avant-hier au
-soir, le Roi avait fait venir Mme du Barry et lui avait dit: «Vous voyez
-mon état, c'est la petite vérole; vous connaissez mes devoirs, ils vous
-avertissent du vôtre. Je ne veux pas renouveler l'histoire de Metz.
-Partez, ne soyez en peine de rien, et comptez toujours sur moi.» Elle
-est sortie dans l'état que vous pouvez croire, et hier, à quatre heures
-de l'après-midi, elle est partie dans le carrosse de Mme d'Aiguillon,
-avec elle la vicomtesse du Barry et Mlle du Balou. Elle est à Ruel. L'on
-ne croit pas qu'elle revienne jamais à Versailles. Le Roi, vers les six
-heures, a dit très haut à la Borde, c'est le valet de chambre: «Allez
-chercher Mme du Barry.» Il a dit: «Sire, elle est partie.» Le Roi n'a
-plus rien dit. Comme il avait toute sa tête, on croit qu'il a voulu
-faire savoir à tout le monde qu'elle était partie avant qu'il fût
-question du sacrement. Il faut vous dire que le cardinal en avait parlé
-bas le matin et qu'on avait entendu le Roi dire deux ou trois fois:
-«Oui», et il a dit pour la première fois avant-hier, qu'il avait la
-petite vérole, et il a chargé hier Madame Victoire d'écrire à Mme Louise
-«son malheur, car, a-t-il dit, j'ai la petite vérole.»
-
-«Les bulletins n'arrivent qu'à midi, ainsi vous ne pouvez les avoir que
-l'ordinaire d'après.
-
-«On jugeait hier que la nuit ne serait pas mauvaise et lui-même a dit
-qu'il espérait dormir. Tout le monde est attendri de son courage et de
-sa patience; il ne lui échappe pas une plainte. Il est bien traité et
-bien servi.
-
-«Adieu, cher Veau, j'ai reçu les macarons.
-
-«Tu penses bien que le départ d'hier fait un peu d'effet[105].»
-
- [105] Cette lettre est adressée chez Mme de Lenoncourt à Nancy,
- où Panpan faisait un séjour.
-
-En dépit de tous les soins, le Roi mourut le 10 mai 1774. Aussitôt la
-fatale nouvelle connue, le prince de Beauvau n'hésita pas à se rendre
-chez sa sœur, Mme de Mirepoix, avec laquelle il avait cessé toutes
-relations depuis cinq ans: «Le mur qui nous séparait n'étant plus, lui
-dit-il, nous serons, suivant mes désirs, unis pour jamais.» La pauvre
-maréchale, en larmes, se jeta dans les bras de son frère et tout fut
-oublié.
-
-Mme de Boufflers, ravie de voir cesser une brouille de famille qui la
-désolait, s'empresse d'informer Panpan de cet heureux événement; en même
-temps, elle le met au courant des nouvelles:
-
-
- «Au Port-à-l'Anglais (près Paris), 20 mai.
-
-«Vous êtes bien malheureux, mon cher Veau, que je sois ici depuis hier,
-car je sais moins de nouvelles, mais Mme la maréchale y est établie, et
-il faut, dans ce moment-ci, lui marquer de l'intérêt.
-
-«Je ne sais plus si je vous ai mandé comment, un instant après la mort
-du Roi, M. de Beauvau, après avoir mené une partie des gardes du corps
-dans la salle du jeune Roi, était monté chez la maréchale, qui était
-dans le désespoir, et lui avait dit que si son amitié pouvait lui servir
-de consolation, il venait la lui offrir. Vous jugez que cela fut accepté
-avec transport.
-
-«Le raccommodement avec Mme de Beauvau était plus difficile; aussi ne
-s'est-il fait qu'avant-hier. La maréchale me proposa d'aller avec elle,
-et cela se passa très bien de part et d'autre.
-
-«Nous ne savons encore rien du conseil qui se tient aujourd'hui.
-J'attendrai jusqu'au soir pour savoir quelque chose de plus par les gens
-qui viendront souper.
-
-«Il faut vous dire que la maréchale est traitée à merveille, même par
-les gens qui ne la voyaient plus à cause de la vie qu'elle menait. Le
-retour de M. de Beauvau la sert bien et est généralement approuvé.
-
-«On espérait le retour prochain de M. de Choiseul, mais cela n'est pas
-encore décidé. Le Roi a répondu au prince de Conti, qui lui demandait la
-liberté de le voir, qu'il croyait devoir à la mémoire du feu Roi de ne
-pas changer aussi précipitamment ses dispositions.
-
-«Vous savez par tout le monde le malheur de toute la famille du
-Barry[106]. Les deux femmes, qui sont filles de condition et très
-honnêtes, font pitié à tout le monde. Celle qui est Fumel[107] et qui
-était à la comtesse d'Artois, lui a écrit pour demander si, en reprenant
-son nom de fille, elle ne pourrait pas espérer de rester à son service.
-Cela lui a été refusé. L'autre est Tournon[108], qui a dix-sept ans,
-belle et sage comme un ange. Elle est au couvent avec sa tante qui ne
-l'aime pas. Elle est, pardessus la honte, pauvre comme Job.
-
- [106] Mme du Barry s'était retirée au couvent du Pont-aux-Dames.
-
- [107] Mlle de Fumel, mariée le 3 août 1773 à Nicolas-Élie du
- Barry, troisième fils de du Barry le Roué.
-
- [108] Mlle de Tournon, mariée le 18 juillet 1773 à J.-B. du
- Barry, fils du Roué.
-
-«Madame Adélaïde a reçu les sacrements ce matin. Madame Sophie les
-recevra demain avec Madame Victoire qui se croit sûre d'avoir la petite
-vérole, parce que depuis deux jours elle a la fièvre, mal à la tête et
-aux reins, au cœur. Tout cela est resté à Choisy.
-
-«Le Roi, ses frères et ses belles-sœurs et sœurs sont à la Muette
-jusqu'au 25 que le Roi va à Versailles pour le scellé et d'autres
-affaires. Il a parlé hier avec les ministres depuis 4 heures jusqu'à 9.
-
-«Je crains de vous avoir adressé ma dernière lettre à Lunéville par
-habitude. Mais aussi pourquoi ne m'avoir pas averti que vous alliez à
-Nancy. J'ai bien de la peine à digérer cette négligence.»
-
-Le 23 mai nouvelle lettre avec d'intéressants détails sur la Cour.
-
-
- «Paris, ce 23 mai 1774.
-
-«Je ne suis plus fâchée, mon cher Veau, si ce n'est contre l'abbé, et de
-ce que vous l'êtes de ce que je le suis. Entendez-vous bien tout cela?
-
-«J'ai été hier à la Muette. Vous croyez peut-être que j'ai vu le Roi.
-Point du tout; je n'ai vu que son capitaine des gardes qui en est fort
-content, ainsi que de la Reine qui est plus charmante que vous ne pouvez
-l'imaginer.
-
-«Le Roi a dit qu'il remettait le joyeux avènement. Les uns disent que
-c'est une affaire de 15 millions, les autres de 54. Il paiera les dettes
-de l'État et une troisième chose que j'ai oublié, mais que vous savez
-parce que cela fera trois édits. Il a dit en même temps qu'il était
-obligé de laisser subsister les impôts à cause des dettes; qu'il en
-était bien fâché, et qu'il espérait que ce ne serait pas pour longtemps.
-
-«On dit que dans un travail de plus de deux heures avec le contrôleur
-général il avait souvent répété: «Le point essentiel est le soulagement
-du peuple.»
-
-«Voici une petite réponse de M. de Maurepas qui ne vous déplaira pas. Le
-Roi lui ayant demandé ce qu'il fallait faire pour maintenir la religion
-et les mœurs, M. de Maurepas lui dit: «L'exemple peut tout et la
-rigueur gâte tout.» Cela me rappelle que dans le temps de la paix, Mme
-de Pompadour, qui la traitait avec M. Stanley, disait cent bêtises, et
-M. Stanley dit un sortant: «Celle-ci ne sera pas fameuse par ses
-apophtegmes.» Il n'en faudrait pas beaucoup pour rendre M. de Maurepas
-fameux.
-
-«On a fait sortir de la Muette trois pages qu'on croit qui vont avoir la
-petite vérole. Ils n'entraient pourtant pas chez le feu Roi, mais elle
-est dans l'air.
-
-«Mme de Boisgelin avait décidé de rester à Choisy avec Madame Victoire,
-qui ne l'avait pas encore. Trois jours après elle a paru. Elles vont
-toutes assez bien, mais la plus avancée entre aujourd'hui dans le
-cinquième jour.
-
-«On a donné à M. de Maurepas le logement de Mlle du Barry et à M.
-Thiery, valet de chambre du Roi, celui de Mme du Barry.
-
-«Tu aimes tant les nouvelles que je n'ai jamais de place pour t'aimer,
-moi qui ne fais autre chose toute ma vie, _fâchée ou non fâchée_.»
-
-Ce n'est pas seulement Mme de Boufflers qui tient le «Veau» au courant
-de ce qui se passe à Paris; Mme de Lenoncourt, de son côté, reçoit bien
-des nouvelles, et elle s'empresse de les communiquer à son ami.
-
-
- «Nancy, mardi.
-
-«... Les nouvelles sont que M. de Maurepas a dit au Roi: «Jusque dans le
-bien que vous faites, Sire, ne vous pressez pas.»--Dans une autre
-occasion: «Ayez de la justice, de l'amour pour la vérité, de
-l'application pour vous instruire, de l'économie, un accès facile et
-vous ressemblerez à Henri IV, auquel on vous compare déjà.»
-
-«L'on ne parle pas de la Reine avec moins de louanges. Jamais règne ne
-s'est annoncé sous de plus heureux auspices:
-
-«La Reine étant dauphine eut une querelle assez vive, je ne sais à quel
-propos, avec le major des gardes. Celui-ci voulut donner sa démission le
-lendemain de la mort du Roi. La Reine lui fit dire de n'en rien faire,
-et l'ayant rencontré, elle lui dit: «Nous avons eu l'un et l'autre des
-vivacités; les vôtres sont oubliées, je vous prie d'oublier les miennes.
-
-«Il y a quelques jours, les chevaux de Mme de Beauvau blessèrent
-quelqu'un en entrant dans une cour de la Muette. La Reine envoya savoir
-ce qui était arrivé et sur le rapport qu'on lui fit, elle mit la tête à
-la fenêtre et dit au cocher: «Monsieur, quand j'entre dans une cour où
-il y a du monde, je vais au pas.»
-
-«Ils se font adorer de plus en plus. C'est le Roi qui, de son propre
-mouvement, a donné la survivance de M. de Beauvau à M. de Poix. Le
-prince lui en avait parlé quand il était encore dauphin, et il s'est cru
-obligé de faire étant roi ce qu'il avait approuvé étant dauphin.
-
-«L'ancienneté n'est pas fort recommandable dans cette jeune Cour.
-L'intendant me disait qu'on n'osait s'y montrer quand on avait une
-perruque. C'est le règne de la jeunesse. Ils croient qu'on radote quand
-on a passé trente ans.
-
-«Voilà, cher Veau, le fond du sac...»
-
-Quelques mois après Mme de Boufflers allait éprouver un grand chagrin.
-
-Au mois d'août, son fils le marquis se trouvait en séjour à Chanteloup
-lorsqu'il tomba très gravement malade d'une fièvre maligne. En quelques
-heures son état fut jugé des plus graves et Mme de Choiseul,
-horriblement inquiète, envoya sans perte de temps un exprès à Mme de
-Boufflers pour la prévenir de ce douloureux événement.
-
-Mme de Boufflers partit aussitôt pour Chanteloup; Mmes de Beauvau et de
-Boisgelin, et le prince de Bauffremont l'accompagnaient. La marquise eut
-encore la consolation de revoir son fils et de pouvoir lui dire un
-dernier adieu. Le malade succomba le 5 août, en dépit de tous les soins.
-
-La douleur des Choiseul en perdant un ami si dévoué fut profonde et
-durable. Quant à Mme de Boufflers, elle partit pour Port-à-l'Anglais
-rejoindre sa sœur de Mirepoix et chercher auprès d'elle des
-consolations à la perte cruelle qu'elle venait d'éprouver.
-
-Pendant que le malheureux marquis succombait inopinément à Chanteloup,
-son frère, le chevalier, tombait gravement malade à Vassy, en Lorraine;
-il fut pris lui aussi d'une fièvre violente et l'on eut pendant quelques
-jours les plus vives inquiétudes. Heureusement pour lui il était aimé
-d'une comtesse de Salles, qui abandonna tout pour courir à son secours;
-elle le soigna avec le plus complet dévouement. On put au bout de peu de
-temps le transporter au Vouthon, mais à peine y était-il arrivé qu'il
-retomba très gravement malade avec des accès de fièvre très longs et
-très rapprochés. Heureusement, Sanguil[109] était dans le voisinage, il
-accourut et il lui donna des poudres anglaises qui le sauvèrent, mais il
-fallut naturellement lui cacher le plus longtemps possible la mort de
-son frère.
-
- [109] Célèbre médecin de l'époque.
-
-Panpan avait pris part comme il le devait à la douleur de ses amis, et
-il leur avait écrit les lettres les plus tendres et les plus
-affectueuses.
-
-Mme de Boisgelin était accourue au Vouthon dès qu'elle avait appris
-l'état du chevalier. C'est de là, qu'elle répond à Panpan:
-
-
- «Ce 19 septembre 1774.
-
-«Je ne doutais pas, mon cher Panpan, de vos regrets particuliers et de
-la part que vous prenez à notre douleur. C'est mourir au milieu de la
-vie et de tout ce qui semble la défendre. Il était sage et fort, mais
-rien n'y fait. Il avait peut-être des défauts qui l'empêchèrent de
-plaire, mais des qualités qui le faisaient aimer. Le fond de son cœur
-était excellent. Jamais il n'y a eu de meilleur ami, ni même de meilleur
-frère, et je sens à cette heure, mieux que jamais, qu'en cela je
-l'égalais.
-
-«Je me porte bien, je cours à ma mère. Je pars demain en voiture et
-j'arriverai dans trois jours.
-
-«Adieu, cher Panpan, vous savez combien je vous aime, et je sais combien
-nous devons tous vous aimer.»
-
-
-
-
-CHAPITRE XIII
-
-1775-1777
-
- Mme de Boufflers et Mme de Lenoncourt à Nancy.--Leur désir d'avoir
- Panpan auprès d'elles.--Résistance de Panpan.--Mauvaise santé de
- Mme de Lenoncourt.
-
-
-Mme de Lenoncourt avait été ravie de voir Mme de Boufflers venir
-s'installer définitivement à Nancy. Les petites tracasseries qui
-s'étaient élevées entre ces deux dames pendant leur séjour à Paris
-s'étaient bien vite effacées; Mme de Lenoncourt aimait son amie de plus
-en plus: «Je n'ai envie d'être aimable pour personne comme pour elle,
-écrivait-elle.»
-
-Toutes deux avaient arrangé leur existence de façon à se voir le plus
-souvent possible. Elles soupaient presque tous les soirs ensemble, soit
-chez elles, soit chez des amis communs. Mais autant les soupers en tête
-à tête, ou en petit comité, étaient charmants, autant ceux qu'il fallait
-faire dans la société de Nancy étaient ennuyeux pour la plupart.
-
-Mme de Lenoncourt a su cependant grouper autour d'elle quelques amies
-très intimes avec lesquelles elle est en grande sympathie d'idées et de
-sentiments. En 1774, elle s'est enrhumée un peu avant Pâques et elle
-écrit à Panpan comment elle a su tirer parti pour son plus grand
-agrément de ce rhume providentiel:
-
-«Je ne me suis point ennuyée pendant la semaine sainte, mon Veau. Mon
-rhume m'a dispensée des dévotions. Je me suis renfermée avec trois ou
-quatre personnes aussi pieuses que moi qui ne m'ont pas quittée et nous
-avons joué et mangé comme le mardi-gras![110]»
-
- [110] Toutes les lettres de Mme de Lenoncourt contenues dans ce
- chapitre nous ont été communiquées par Mlles de Ravinel.
-
-A part quelques amis de son choix et qu'elle voit sans cesse, Mme de
-Lenoncourt n'a que des relations superficielles et qui ne lui sont
-d'aucune ressource. Cette société de Nancy est odieuse, tout le monde se
-hait, se déchire, c'est une guerre perpétuelle; on n'a qu'une idée,
-c'est de fuir cette ville insupportable.
-
-Comme tout changerait d'aspect si Panpan venait y habiter!
-
-Toutes ces dames raffolent plus que jamais du vieux lecteur, c'est à qui
-l'attirera, à qui le possédera, et quand, à force d'instances, il
-consent à venir passer quelques jours chez l'une ou l'autre de ses
-amies, il est choyé, entouré, remercié comme s'il avait accordé la plus
-précieuse faveur.
-
-Mme de Lenoncourt aime Panpan profondément et son rêve serait de
-l'arracher à Lunéville pour le faire venir à Nancy. Ainsi ils pourraient
-vivre ensemble et elle serait parfaitement heureuse. Il n'y a presque
-pas de lettre où la pauvre femme ne fasse allusion à ce rêve qui lui
-devient plus cher tous les jours: «Si vous m'aimiez comme je vous aime,
-écrit-elle, nous ne nous quitterions jamais.»
-
-Un autre jour elle lui dit encore:
-
-«Je vous aime tendrement et je vous aimerais encore mieux, si je vivais
-avec vous... Venez, ma vache, nous ferons de bonnes causeries le soir au
-coin du feu, nous rirons, nous nous amuserons...»
-
-Mais le Veau ne se montre guère plus sensible aux invites de Mme de
-Lenoncourt qu'aux reproches de Mme de Boufflers.
-
-Il aime son chez lui, ses petites habitudes, le coin de son feu l'hiver,
-ses fleurs l'été, ses «commères» et ses «compères», comme il nomme ses
-amis de Lunéville, ceux qui se réunissent chez lui presque chaque jour
-pour «potiner» sur les uns et sur les autres. Ce «commérage», qui ferait
-horreur à Mme de Lenoncourt, rend le Veau parfaitement heureux et il ne
-s'en cache pas. C'est en vain qu'on le prie, qu'on le supplie, il
-résiste aux plus pressantes instances.
-
-Exaspérée de son entêtement, Mme de Lenoncourt lui écrit en colère:
-
-«Je voudrais que la peste tuât tous vos compères et vos commères... Je
-voudrais que Lunéville vous fût odieux, je voudrais que rien ne vous y
-amuse, je voudrais que vous y eussiez autant d'ennemis que de compères,
-vous viendriez demeurer avec moi et alors nous serions heureux tous les
-deux. Mais mon Veau n'est qu'une bête qui tombe dans l'apathie et qui
-n'a pas l'esprit de s'en tirer.»
-
-Quand il reçoit de Nancy des supplications trop pressantes, le Veau
-prend tous les prétextes possibles pour les éluder: il est trop vieux,
-il se sent fatigué, il a la goutte, il fait trop froid, il fait trop
-chaud, il n'a plus d'esprit; sa garde-robe est en piteux état; pourquoi
-ses amies ne viennent-elles pas le voir?
-
-Mme de Lenoncourt riposte gaiement:
-
-«Il faut donc qu'il gèle pour que je puisse me flatter de vous voir;
-vous êtes fol avec votre habit d'automne. Qu'est-ce qui en a? Est-ce que
-votre houppelande rouge ne vous va pas à merveille? Croyez-vous que vous
-viendrez ici faire le petit-maître?»
-
-Un autre jour, elle répond encore à ses vains prétextes:
-
-
- «Nancy, mardi.
-
-«Vous avez beau me dire des fleurettes, vous avez beau en dire à Mme de
-Boufflers, votre peu de goût pour Nancy ne peut venir que de votre peu
-d'empressement pour nous; il ne tiendrait qu'à vous de n'y voir qu'elle
-et moi et d'y jouer du matin au soir, mais vous vous faites des devoirs
-et des fatigues ridicules et ennuyeuses; vous vous imaginez qu'il faut
-avoir un bel habit et de l'esprit; pourquoi apportez-vous des
-prétentions ici? Soyez-y aussi à votre aise et aussi bête qu'ailleurs.
-Dînez chez Mme de Boufflers avec cinq ou six personnes et soupez chez
-moi avec cinq ou six autres. Vous pouvez par ce moyen satisfaire vos
-goûts et votre amitié. Moi je hais votre Lunéville et votre garnison de
-gendarmerie; mais vous êtes un drôle personnel et vous voulez que tout
-cède à vos habitudes et à vos fantaisies. Je vous déclare que je
-garderai Mme de Boufflers tant que je pourrai et que je plaiderai contre
-Lunéville de toute ma force.»
-
-Non seulement Panpan ne veut pas se déranger, quitter ses habitudes et
-ses manies, mais par un sentiment très humain, c'est lui qui se plaint
-de ses amies et leur reproche leur indifférence. Cette fois Mme de
-Lenoncourt s'indigne et elle répond presque en colère:
-
-
- «Nancy, samedi.
-
-«Pardi, monsieur de Vau, je suis une grande dupe;... je me prive par une
-extrême délicatesse du seul plaisir, de la seule dissipation, du seul
-ami que j'ai en Lorraine et c'est pour vous faire douter de mon amitié
-et du plaisir que j'ai à vous voir. N'êtes-vous pas honteux de cette
-vilaine méfiance, ne l'êtes-vous pas surtout de vouloir être désiré,
-pour vous donner le barbare plaisir de refuser?
-
-«Je veux, pour me venger, que vous compariez la manière dont nous nous
-aimons; je ne vous ai dit que la plus légère partie de mes maux dans la
-crainte de vous inquiéter. Depuis cinq semaines je garde la chambre ou
-mon lit, je suis accablé de souffrance et de mélancolie; mille fois j'ai
-été au moment de vous appeler à mon secours et j'ai toujours résisté par
-la crainte de vous contrarier, de vous incommoder et de vous mal loger.
-
-«Sachez-moi bon gré de ne pas vous tirailler sans cesse pour vous faire
-venir. C'est pure discrétion. Je sens que vous y êtes trop mal. Si ma
-vieille bonne voulait mourir je vous arrangerais son logement de manière
-que vous y seriez comme chez vous et alors, mon Veau, ou nous nous
-brouillerions ou vous ne me laisseriez pas dans l'abandon où je suis,
-car c'est une chose criante que cinq lieues vous séparent comme mille.
-Il semble que mon mauvais génie ait éparpillé toutes les personnes que
-j'aime et puis m'ait fixée dans le lieu où je n'aime rien.»
-
-Peu de temps après Mme de Lenoncourt est obligée de changer de domicile,
-et elle a l'heureuse fortune de trouver une maison beaucoup plus
-confortable. Cette fois Panpan ne pourra résister! Il faut à tout prix
-qu'il vienne pour donner son avis sur l'installation. Et puis Lekain est
-à Nancy en représentation. Quelle meilleure occasion pour le Veau de
-venir faire visite à son amie. La marquise insiste avec une grâce
-charmante.
-
-
- «2 avril.
-
-«Le Kain joue aujourd'hui _Mahomet_ et vous n'y êtes pas! Je n'y suis
-pas non plus, j'ai eu peur de la foule. Je me réserve pour _Gaston et
-Bayard_ que je ne connais pas. Il ne donne pour les cent louis que
-quatre représentations, mais les pièces sont toutes bien choisies, venez
-donc les voir.
-
-«Mon baromètre est presque au beau fixe, le temps est doux et je serais
-si aise de vous voir!... Mlle Laumont vous cédera sa chambre où vous ne
-serez pas trop mal; moi je vous donnerai du saumon à toutes les sauces,
-du bon vin, etc. Venez encore une fois, ma bonne vache, si vous voulez
-me faire le plus grand plaisir du monde. J'ai si envie de vous voir, si
-envie de vous montrer ma maison que je n'aimerai que quand vous m'aurez
-dit de l'aimer. Je n'ai point encore fait connaissance avec elle, elle
-m'est tout à fait étrangère. Je ne sais où me mettre, je n'y ai point
-encore trouvé une bonne place; je crois bien qu'elle est commode, mais
-je ne le sens pas: c'est que la vraie commodité, c'est l'habitude.
-L'escalier est très beau, l'antichambre est belle, la salle à manger est
-charmante, le salon me paraît vilain. La chambre à coucher est trop
-petite. Les cabinets et garde-robe sont charmants. Tout cela est bien
-blanc, bien propre et paraît bien neuf.»
-
-Mme de Lenoncourt, dans son ardent désir de voir Panpan se rapprocher
-d'elle, cherche à lui trouver à Nancy une situation qui l'attire et le
-séduise par des avantages pécuniaires. Grâce à ses relations, elle lui
-fait offrir la place de secrétaire de l'Académie. C'est une occupation
-qui conviendrait parfaitement à l'ancien lecteur du Roi et qui
-rapporterait de 12 à 1,500 livres.
-
-Mais l'ingrat ne veut pas entendre parler de quitter Lunéville. A son
-âge, ce serait folie; il est vieux, fatigué, il a la goutte, il n'est
-plus bon à rien qu'à végéter dans son coin jusqu'à son heure dernière,
-qui ne peut tarder.
-
-Mme de Lenoncourt découragée lui répond tristement:
-
-«Vous vous vieillissez par paresse; je n'insiste pas, parce que je veux
-principalement votre bonheur... Je suis bien persuadée que, si vous me
-laissiez faire et que si vous n'étiez pas une vraie vache, il y aurait
-moyen de vous faire ici un établissement plus honnête et plus agréable
-que celui que vous avez à Lunéville... mais il faut vous laisser
-radoter.»
-
-On s'explique d'autant mieux les désirs et l'insistance de Mme de
-Lenoncourt, que la pauvre femme est devenue forcément très casanière et
-que le voisinage de son cher Veau serait pour elle une très précieuse
-ressource.
-
-Elle souffre en effet de si cruels rhumatismes que, dans ses moments de
-crises, elle en arrive à appeler la mort de tous ses vœux. Quand elle
-va mieux, peut-elle au moins jouir de la vie? Pas beaucoup. Elle est
-souvent affligée de ces terribles et insaisissables maux que nos
-ancêtres appelaient _des vapeurs_ et que nous avons baptisés
-neurasthénie[111].
-
- [111] Le chevalier de Boufflers écrivait à une dame qui se
- plaignait de vapeurs:
-
- Enfin ils ne sont pas venus
- Ces maux dont vous craigniez les rigueurs inhumaines;
- Mais qu'ils vous ont coûté de peines,
- Ces maux que vous n'avez pas eus.
-
-Ses lettres sont quelquefois d'une tristesse navrante; quelquefois, au
-contraire, elle reprend le dessus car elle est énergique et parle
-gaiement de ses maux. Un jour, après une crise violente, elle écrit à
-Panpan:
-
-«C'est de mon enterrement que je vais vous parler, mon Veau, car j'ai
-été morte huit jours; oui, mon Veau, morte; vous m'auriez pleurée. Un
-accès de fièvre de vingt-quatre heures m'a rendu la vie et me voilà
-comme si de rien n'était. On dit que ceci n'est que des vapeurs. A la
-bonne heure, mais je vous jure que j'aimerais autant une fièvre maligne.
-J'avais une palpitation, une agitation et un tremblement intérieur
-continuel et extérieurement j'étais de plomb, et toujours au moment de
-m'évanouir. Si cela revient, je vous enverrai chercher, car je veux
-mourir dans les bras de mon Veau.»
-
-Du reste ses rhumatismes, ses vapeurs, etc., ne mettent pas Mme de
-Lenoncourt à l'abri d'autres misères. Un jour où le Veau se plaint de
-son long silence, elle lui répond qu'elle n'a pas écrit parce qu'elle a
-eu «d'autres chiens à étriller».
-
-«Une rage de dents, une rage d'oreilles, une rage de tête m'ont
-tellement obsédée, que j'ai été jusqu'à ce moment hors d'état de tenir
-une plume. A force d'opérations et de vésicatoires on m'a soulagée. Je
-suis déchiquetée comme un morceau de taffetas.
-
-«Adieu, vache de veau.»
-
-Toutes ces misères usent peu à peu la santé de Mme de Lenoncourt et son
-physique s'en ressent terriblement: «je me dépenaille tous les jours un
-peu davantage écrit-elle, mais je suis moins pusillanime que vous. Cela
-durera tant que cela pourra et je m'en moque.»
-
-On l'envoie aux eaux de Contrexéville, mais elle est loin d'en
-ressentir les effets salutaires qu'on lui a fait espérer:
-
-«Je suis toute détraquée de ces vilaines eaux de Contrexéville. En
-quinze jours de temps j'ai maigri de moitié. J'étais jaune, faible,
-dégoûtée, agitée, je dormais mal, je ne digérais pas mieux; depuis que
-je les ai quittées, je me rétablis, mais Dieu sait si je rengraisserai.
-Cela est bien difficile quand on est vieille.»
-
-Panpan lui conseille de prendre d'elle plus de soins, de consulter les
-Esculapes les plus renommés, de suivre religieusement leurs
-prescriptions. Mais son amie se refuse absolument à écouter ses avis,
-elle laissera agir la nature:
-
-«Savez-vous pourquoi? C'est que j'ai une vieille montre qui a été bonne
-qui tout d'un coup s'est détraquée et puis qui s'est raccommodée toute
-seule. Cet exemple m'a frappé. Je suis une vieille montre et je me
-raccommoderai peut-être aussi.»
-
-Panpan, qui nous paraît avoir été un parfait égoïste, a beaucoup plus de
-soucis de ses maux, de ses peines morales ou physiques que de celles de
-ses amies. Il ne cesse de se lamenter sur ses infortunes, sur ses
-misères, à chaque instant il se pleure lui-même. Dans les derniers mois
-de 1774 il souffre quelque temps des yeux; aussitôt il se croit aveugle
-et il écrit à ses amis des lettres lamentables. Mme de Lenoncourt qui
-est en séjour à Fléville, lui répond avec esprit:
-
-
- «Fléville, le 15.
-
-«Je conçois l'inquiétude que vos yeux vous ont donnée, mon Veau, mais
-puisqu'ils sont mieux et même presque guéris, pourquoi craindre des maux
-imaginaires? Qui est-ce qui n'est pas exposé à tous les accidents
-possibles? Quel est l'âge qui en préserve? On est malade, on meurt, on
-est infirme à toutes les époques de la vie; c'est même dans la jeunesse
-que les humeurs âcres ont le plus d'activité. La vieillesse, qui
-affaiblit tout, affaiblit aussi la cause de nos infirmités. Gardons-nous
-d'en prévoir, mon cher Veau, et profitons des moments qui nous restent;
-pour moi, je souffre impatiemment, mais quand je me porte bien un quart
-d'heure, je me crois invulnérable pour le reste de ma vie et je dois à
-cette sécurité le peu de bons moments dont je jouis encore.
-
-«Il y a huit jours que je suis ici; je suis venu pour me sauver du
-carnaval de Nancy. Je reprendrai avec joie le chemin de ma maison; les
-encouragements que vous donnez à mon petit talent l'ont égaré; je viens
-de faire une chanson sur les habitants de ce château, mais je me la suis
-reprochée en la relisant, vous ne l'aurez pas; elle viole l'hospitalité.
-Peut-être vous la chanterai-je un jour à l'oreille.»
-
-Mais Panpan ne veut rien savoir; son imagination aidant, il continue ses
-doléances et chacune de ses lettres est un nouveau chapitre des
-lamentations; tant et si bien que la marquise agacée lui adresse ce
-court mais joli sermon:
-
-«Tâchez donc de vous corriger de grossir les objets et de vous faire des
-peines imaginaires. Hé! mon Dieu! le hasard ne nous en procure que trop
-de réelles. Ne les devançons pas et n'employons au contraire notre
-imagination qu'à nous distraire et nous consoler quand elles nous
-accablent.»
-
-Pendant l'hiver de 1775, Mme de Boufflers est allée passer quelques
-semaines chez le Veau. Pendant son absence, Mme de Lenoncourt, qui
-s'ennuie à Nancy, s'est installée à Fléville, près de Mme de Brancas.
-C'est de là qu'elle écrit à Panpan:
-
-
- «Fléville, mercredi.
-
-«Mme de Brancas est telle que je l'ai laissée l'année dernière, bonne,
-douce, égale et aimable. Mais M. Cerutti est d'un changement qui me fait
-croire que sa santé est fort mauvaise, ou son goût pour Fléville très
-diminué. Je ne le trouve pas aimable comme l'année dernière. Sa gaieté,
-dont je faisais au moins autant de cas que de son esprit, n'y est
-plus... Le petit abbé est gras comme un petit moine, gai, sémillant et
-courant ou plutôt volant comme un oiseau, ce qui fait qu'on n'en jouit
-pas assez.
-
-«Il faut donc que la conversation se soutienne dix heures de suite entre
-Mme de Brancas et moi, qui suis dolente et peu parlante. Tout cela ne va
-pas bien sans vous, mon Veau, vous êtes l'âme de la compagnie. C'est moi
-surtout que vous égayez et que vous animez.
-
-«La duchesse s'occupe de rendre la maison chaude et commode. Votre
-chambre surtout l'intéresse plus particulièrement.
-
-«Le terrible Cerutti a le plus mauvais visage du monde; je le crois
-inquiet, car il est exact à son régime et à son lait de chèvre.»
-
-Le séjour de Mme de Boufflers à Lunéville ne se passe pas sans encombre.
-Une terrible épidémie d'influenza éclate dans la ville et les hôtes de
-Panpan, Panpan lui-même, n'échappent pas à la maladie régnante.
-
-Comme Mme de Boufflers n'aime pas écrire et qu'elle est très fatiguée,
-c'est Panpan qui se charge de donner des nouvelles à Mme de Lenoncourt:
-
-
- «Lunéville, le 4 décembre.
-
-«Nous sommes si enrhumés, madame la marquise, que je pourrais ne pas
-vous écrire; c'est pourtant parce que nous sommes fort enrhumés que je
-vous écris. Il faut bien vous donner de nos nouvelles.
-
-«Je ne sais si je suis le plus malade, mais c'est moi qui gémis le plus.
-J'ai pris des rhumes à reculons: j'ai commencé par celui de poitrine,
-celui de cerveau s'y est joint; la fièvre s'en est mêlée avec une toux
-exécrable.
-
-«Mais j'oublie que ce n'est pas de moi que vous voulez savoir quelque
-chose. Mme de Boufflers est prise de tous côtés; elle ne laisse pas de
-se promener dès qu'il y a un rayon de soleil. Elle fait pitié à tout le
-monde, hors à elle-même. Elle me dit tout à l'heure qu'elle se portait
-bien mieux depuis qu'elle était enrhumée. Il n'en est pas ainsi de moi.
-Je me trouve malade comme un chien.
-
-«Mais vous, mesdames et messieurs de Fléville, êtes-vous échappés à
-cette épidémie qui est générale ici. C'est à qui toussera le plus haut
-et le plus souvent. Elle règne dans la maison que j'occupe depuis le
-haut jusqu'en bas. Je souhaite qu'elle n'aille pas jusqu'à vous.
-J'espère que la fièvre qu'a eue madame la duchesse la mettra à l'abri.
-Me mettrez-vous à ses pieds? dites-lui, je vous prie, que j'ai envoyé
-pour elle à Mlle Nicolas 314 aunes de lisière à 4 sols.
-
-«Mme de Boufflers trouve fort convenable la maison de Mme Thibaut; il
-n'y a qu'à moi qu'elle ne convient pas. Je déteste votre Nancy. Voilà
-mon bonheur en vraie déroute. Je le regrette d'autant plus que je ne
-puis vous dire combien la marquise est adorable ici. Je ne lui ai pas
-encore vu un instant d'humeur, quoique indisposée et mal à son aise de
-toutes façons dans mes nids à rat; elle est en vérité incomparable.
-
-«Elle trouve vos couplets charmants pour moi. Ils me paraissent si bien
-faits que je crains que ces belles rimes n'aient été un peu reteintes
-par le teinturier de madame la duchesse.
-
-«Adieu, madame la marquise, voilà bien de l'écriture pour un pauvre
-malade qui vous aime autant que s'il était sain. Adieu, adieu, je suis à
-vos pieds comme toujours, en les baisant de tout mon cœur.
-
-«Marianne est charmée que vous soyez contente de vos serviettes. Elle
-sera toujours à vos ordres. Elle vous prie de ne pas vous presser pour
-l'argent, vous paierez quand vous voudrez.»
-
-Quelques jours après Mme de Lenoncourt est de retour à Nancy, mais elle
-s'inquiète de la santé de ses amis, le froid augmente, et elle redoute
-pour eux les rigueurs de la saison. Elle écrit à Panpan pour lui
-recommander les précautions:
-
-
- «Lundi.
-
-«Quel diable de froid! il me semble que je n'en ai jamais senti de
-pareil; mettez la marquise dans du coton et vous dans vos trente-six
-bonnets. Je m'ennuie comme un chien, personne ne peut communiquer par ce
-maudit temps-là, parce qu'on ne peut aller ni à pied, ni à cheval; je
-voudrais bien que nous fussions enfermés tous trois dans une bonne
-chambre bien chaude...»
-
-Panpan, absorbé par Mme de Boufflers, ne répond pas aux aimables
-objurgations de son amie. Il ne se décide à écrire que pour envoyer en
-quelques lignes ses souhaits de bonne année; en même temps il raconte
-qu'il a un accès de goutte et il ne dissimule pas l'effroi que lui cause
-cette vilaine maladie. Mme de Lenoncourt, assez piquée de son silence,
-lui répond cependant avec indulgence et bonté:
-
-
- «Nancy, le jour de l'an.
-
-«Il est vrai, le Veau, que vous m'avez assez maltraitée, mais comme je
-mets toutes vos rigueurs sur le compte de vos égards pour Mme de
-Boufflers, vous pouvez vivre en paix avec votre conscience sur
-l'assurance que je vous donne de ne me choquer ni contre elle ni contre
-vous. Vous me dites que vous m'aimez, cela me suffit, et pour vous en
-marquer ma reconnaissance, je vous garderai le secret et je vous aimerai
-aussi. Ne doutez pas que je ne vous souhaite plus de santé, plus de
-tranquillité, plus de plaisir et de bonheur qu'à moi, et que je ne
-reçoive vos vœux en prose avec plus de plaisir que les vers de qui que
-ce soit au monde. Je sais que vous en avez fait de charmants, mais je
-n'en ai pas vu la queue d'un.
-
-«Je ne suis pas aussi ennemie de la goutte que vous. Quand elle commence
-jeune, c'est une horrible maladie pour la vieillesse et dont on périt
-infailliblement, mais quand elle vient tard, c'est une petite infirmité
-qui n'est jamais ni fort douloureuse, ni dangereuse et qui garantit de
-toutes les autres. Si vous étiez bien persuadé de cela, vous ne vous
-inquiéteriez pas comme vous faites, à moins que ce ne soit pour vous
-donner un air de jeunesse.»
-
-Après un très long séjour à Lunéville, Mme de Boufflers revient à Nancy,
-et sa première visite est pour Mme de Lenoncourt. Ne faut-il pas revoir
-cette amie si chère sans perdre de temps et lui donner des nouvelles de
-Panpan.
-
-A peine s'est-elle éloignée que Mme de Lenoncourt mande au Veau:
-
-
- «Nancy, le 3 mai.
-
-«Mme de Boufflers m'a trouvée entourée de toute ma famille, mon cher
-Panpan; ma maison en était si pleine que je ne conçois pas comment tout
-cela y a tenu. Vous croyez bien que j'étais fort affairée pour leur en
-faire les honneurs; les petits enfants surtout m'occupaient sans cesse;
-ils sont si bruyants, si remuants, si pétulants que je n'osais les
-perdre de vue. Votre lettre est arrivée au milieu de ces embarras et la
-marquise a voulu se charger d'y répondre. Maintenant que je suis
-tranquille, je ne me crois point quitte envers vous, car je les connais,
-les réponses en deux mots qui ne répondent point; j'en ai gémi pendant
-son séjour à Lunéville; moi je suis moins laconique, j'ai beaucoup de
-choses à dire à mes amis, et si la paresse ne m'interrompait pas,
-j'écrirais des volumes et puis je n'aurais pas tout dit.
-
-«La marquise dit qu'elle vous a laissé plus aimable que jamais, que vous
-êtes gai et que vous vous portez bien. Pourquoi vous déprisez-vous
-toujours? Je la crois de préférence à vous et je m'attends à vous voir
-beau, charmant et traînant tous les cœurs après vous.
-
-«Adieu, ma vache, nous allons dîner à Fléville, Dieu sait comme j'y
-serai reçue. J'ai étrangement négligé la duchesse et vous savez qu'elle
-est fière. Je m'en tirerai comme je pourrai. Adieu encore une fois, mon
-vieux Veau, je t'embrasse de tout mon cœur.»
-
-
-
-
-CHAPITRE XIV
-
-1775-1776
-
- Correspondance du chevalier de Boufflers avec Mme de Boisgelin.
-
-
-A partir de l'année 1775 le chevalier de Boufflers entretient avec sa
-sœur, Mme de Boisgelin, une correspondance des plus suivies. Nous
-possédons un assez grand nombre de lettres du chevalier, malheureusement
-nous n'avons pas pu retrouver les réponses de Mme de Boisgelin. Nous le
-regrettons d'autant plus que, s'il faut en croire son correspondant,
-c'étaient des chefs-d'œuvre d'esprit et de finesse.
-
-Si les lettres du chevalier ne se rapportent pas directement à notre
-récit, elles s'y rattachent cependant par bien des points, et puis elles
-sont si légères, si spirituelles, d'un tour si vif et si particulier,
-elles donnent si bien l'idée du personnage, qu'il serait dommage de ne
-pas les faire connaître[112]. On a dit: «Le style c'est l'homme.» Rien
-n'est plus vrai en ce qui concerne Boufflers. Quand on lit ses lettres,
-on le connaît. Le mot plaisant se trouve sous sa plume,
-irrésistiblement.
-
- [112] Nous devons la communication de cette précieuse
- correspondance à M. le comte de Croze-Lemercier, auquel nous
- renouvelons nos plus vifs remerciements.
-
-Son style est le fidèle reflet de son inaltérable gaîté et de
-toute l'originalité de son esprit.
-
-Le mariage de Mme de Boisgelin n'avait pas mieux tourné que la grande
-majorité des unions de l'époque; soit par incompatibilité d'humeur, soit
-pour toute autre cause, le ménage s'était vite désuni; d'assez graves
-soucis d'argent étaient venus contribuer encore à troubler la paix
-intérieure, et les époux vivaient dans des termes au moins indifférents.
-Pendant que M. de Boisgelin résidait la plus grande partie de l'année à
-Rennes ou dans sa terre de la Bretesche, la comtesse demeurait, soit en
-Lorraine auprès de sa mère, soit à Paris chez sa tante Mirepoix, qui lui
-était tendrement attachée et lui offrait une fastueuse hospitalité dans
-son magnifique hôtel de la rue d'Artois. Elle y voyait la meilleure
-société de Paris et tout ce que l'ancienne et la nouvelle Cour
-comptaient de plus illustre et de plus brillant.
-
-Boufflers aimait beaucoup sa sœur, et elle a été certainement un des
-grands attachements de sa vie. Il lui écrivait sans cesse et souvent lui
-adressait des vers assez gaillards; mais on sait que le chevalier
-n'était pas très réservé, et que, même avec sa mère et sa sœur, il
-avait souvent un langage des plus risqués.
-
-En 1774, il lui envoyait en riant cette pièce:
-
- Vivons en famille,
- C'est le plaisir le plus doux
- De tous.
- Nous serons, ma fille,
- Heureux sans sortir de chez nous.
- Les honnêtes gens
- Des premiers temps
- Avaient de plus douces mœurs,
- Et sans chercher ailleurs,
- Ils offraient à leurs sœurs
- Leurs cœurs.
- Sur ce point-là nos aïeux
- N'étaient pas scrupuleux.
- Nous pourrions faire,
- Ma chère,
- Aussi bien qu'eux
- Nos neveux[113].
-
- [113] GRIMM, _Correspondance littéraire_, août 1774.
-
-Jamais le chevalier ne traversait Paris sans venir voir Mme de
-Boisgelin; il lui arrivait même souvent de descendre chez sa tante de
-Mirepoix, où des appartements lui étaient également réservés.
-Naturellement, quand il était loin de la capitale, c'est sa sœur qu'il
-chargeait de ses commissions, et nous le verrons sans cesse, dans leur
-correspondance, recourir aux bons offices de l'aimable femme.
-
-Les lettres que nous citons dans ce chapitre n'ont pas de lien entre
-elles, elles sont écrites au gré des circonstances, sous le coup des
-événements, importants ou futiles, mais l'auteur s'y montre au naturel,
-sans apprêt aucun, et c'est ce qui en fait le charme.
-
-La première est de 1775, un peu avant le sacre de Louis XVI. Boufflers
-est à Montmirail avec son régiment et il s'y ennuie fort.
-
-
- «Lundi.
-
-«J'irai sûrement à Roissy, ma chère enfant; et je me réjouis de t'y voir
-comme si tu étais la plus grande femme de ton siècle. Je demande au
-comte Esterhazy une petite commission pour le maréchal de Biron qui me
-fasse rester un jour ou deux à Paris, car je ne suis point du tout gâté
-par les délices de Montmirail.
-
-«Dis à Mme la maréchale[114] que je connais ici un petit chien charmant,
-peut-être encore plus délicat que la sienne, qui a eu la patte cassée il
-y a deux mois, et qui est complètement remis, et dis-lui que moi qui
-n'ai pas les grâces de son petit chien, je me casserai la patte la
-première fois que je la verrai, afin de rester auprès d'elle.
-
- [114] La maréchale de Mirepoix.
-
-«J'ai ici plus à faire que je ne comptais, car il faut que je fasse huit
-ou dix lieues par jour, ce qui m'amuse assez, mais il faut que j'écrive
-par jour huit ou dix lettres, ce qui m'ennuie fort.
-
-«Adieu, ma Boisgelin, on dit que nous allons au sacre. Je sacrerai plus
-que personne si je ne t'y vois pas[115].»
-
- [115] Toutes les lettres adressées à Paris portent l'adresse
- suivante: à Mme de Boisgelin, dame de Mesdames, hôtel de
- Mirepoix, rue d'Artois, à Paris.
-
-Mme de Boisgelin, à la suite d'une légère querelle avec son frère, étant
-restée quelque temps sans lui écrire, le chevalier, qui a bon caractère
-et déteste les bouderies, reprend la plume le premier; il est vrai
-qu'il a besoin d'un habit de noce, et qu'il charge sa sœur de le lui
-procurer.
-
-
- «Mercredi.
-
-«Tu dis sûrement du mal de moi, mais tu n'en penses pas, et moi j'en
-penserais de toi que je n'en dirais pas. Je renferme mes griefs dans mon
-cœur vraiment royal.
-
-«Je partirai d'ici sans avoir reçu une lettre de toi, mais point sans
-t'avoir écrit, quoique je dusse peut-être t'attendre. Pourquoi te
-traiterais-je comme une femme, tandis que tu n'es qu'une sœur; il n'y a
-entre nous que la différence d'âge, et de ce côté-là je paie assez cher
-le respect que tu devrais me porter.
-
-«Je reviendrai à Paris le 29, attends-moi avec terreur, et en attendant
-ingénie-toi pour me trouver un bel habit, afin qu'à la noce de Pauline
-je ne brille point à mes dépens. J'ai trop bien lu mon Évangile pour me
-présenter au festin sans la robe nuptiale; j'ai tout ce qu'il faut pour
-une noce, excepté un habit. Parle à ce sujet-là à ton mari Boisgelin ou
-Flammarens: le premier en avait autrefois qui m'allaient fort bien, mais
-comme depuis quelques années, son petit machinal n'a point autant gagné
-que le mien, il faudra peut-être recourir ailleurs. N'y a-t-il pas de
-marchands qui pour un ou deux louis se chargent de métamorphoser un
-gueux en grand seigneur? Informe-toi de cela au loup qui sait tout,
-excepté son rudiment. Enfin arrange-toi comme tu voudras, je veux être
-beau à bon marché.
-
-«Adieu, je t'aimerais s'il n'y avait point de lâcheté à te pardonner ton
-silence.
-
-«Mille hommages à ta mère de Mirepoix et à celle de Rochefort.»
-
-Mme de Boisgelin n'est pas toujours d'humeur accommodante, et chez elle
-le ressentiment dure longtemps. Elle répond au chevalier mais sur un ton
-si agressif qu'un instant il est sur le point de s'en irriter.
-Heureusement il a trop d'esprit pour se fâcher, il se borne à écrire
-pacifiquement:
-
-
- «Samedi.
-
-«En vérité, mon enfant, j'ai commencé par être fâché contre toi et j'ai
-fini par te plaindre, car il n'y a que la fièvre qui a pu te dicter la
-lettre que tu m'as écrite. A force de la relire, j'ai trouvé qu'il
-fallait que tu m'aimasses bien pour me dire autant d'injures et je me
-suis laissé aller à t'aimer comme auparavant...
-
-«Adieu, méchant garnement, écris-moi d'ici à quelques jours, parce que
-tu as à réparer.»
-
-La paix se conclut naturellement, et une correspondance plus paisible
-reprend entre le frère et la sœur. Le chevalier est ravi des lettres
-qu'il reçoit, ravi également du portrait que Mme de Boisgelin lui
-envoie.
-
-
- «Fontainebleau.
-
-«J'avais bien raison d'être aussi impatient d'avoir de tes lettres,
-chère enfant; je défie Mme de Sévigné et Biblis d'en écrire de plus
-charmantes, et je défie toute autre chose que toi de me faire plus de
-plaisir. Je les lis, je les relis, et ce qu'il y a de plus charmant, je
-les crois. Tout m'en plaît jusqu'à une petite obscurité que tu
-m'éclairciras à mon arrivée, mais qui, en attendant, me fera faire de
-bien bons rêves.
-
-«Et tu dis qu'en te voyant on m'a encore désiré; je n'en crois rien, et
-j'en juge par moi, qui m'oublie toujours auprès de toi. En vérité on
-aurait grand tort: je ne suis que ta partie animale, et tu es ma partie
-spirituelle. Je sens bien souvent mon infériorité et j'en jouis
-toujours.
-
-«Je suis fâché que ton portrait soit si joli, ma chère enfant; qu'il te
-ressemble en laid s'il veut, pourvu qu'il te ressemble parfaitement;
-mais je veux le grand et le petit; l'un sera dans ma chambre et l'autre
-dans ma poche. Tous deux seront regardés à chaque instant et tous deux
-me diront que tu m'aimes.
-
-«Je m'ennuie à mourir, mon cœur. On croit que l'ennui est une maladie
-lente, je commence à trouver que c'est presque une douleur vive. Tes
-lettres sont un calmant et ta présence sera le remède.
-
-«Mon Dieu, mon cher amour, il me semble que si j'avais eu un tête-à-tête
-de trois heures avec toi, il en serait résulté plus de 50 louis par
-mois. Je trouve que c'est bien peu, à moins qu'on n'habille tes gens,
-qu'on ne nourrisse tes chevaux, et qu'on ne paie tes voyages. Au reste,
-je ne dois pas me plaindre d'un arrangement qui te fera peut-être
-recourir à moi.
-
-«Adieu, mon cher amour, je serai au plus tard pour le grand souper de la
-sainte Catherine, à côté de tout ce que j'aime.
-
-«Mille adulations à Mme de Mirepoix et mille exagérations à Mme de
-Cambis.»
-
-Ce tête-à-tête de trois heures qui, à la plaisante indignation de
-Boufflers, n'avait valu que 50 louis par mois à Mme de Boisgelin, était
-un tête-à-tête avec son mari! Comme les époux vivaient de plus en plus
-séparés, la comtesse exigeait une pension qui lui permît de faire figure
-dans le monde, mais les ressources pécuniaires de M. de Boisgelin
-étaient précaires, et par nécessité il devait se montrer fort
-parcimonieux.
-
-Le chevalier, se trouvant de passage à Paris, profite de son séjour pour
-aller rendre visite aux parents et aux amis qui résident dans les
-environs de la capitale. Il va au Val, chez son oncle de Beauvau, à
-Sainte-Assise chez Mme de Montesson, à Montmorency chez la maréchale de
-Luxembourg, à Saint-Ouen chez M. de Nivernais; c'est de là qu'il écrit à
-sa sœur:
-
-
- «Saint-Ouen, dimanche.
-
-«J'espérais te voir demain, chère enfant, et puis je l'espérais pour
-après-demain; je n'espère plus que pour mercredi, car il est de toute
-nécessité que je passe par Sainte-Assise, d'où Mme la maréchale de
-Luxembourg revient jeudi, et sans cela je ne la verrai pas de longtemps.
-
-«On me dit tant et tant que tu es aimable, et que tu m'aimes, que je
-finis par croire l'un et l'autre, et par t'aimer de deux manières, l'une
-par goût et l'autre par reconnaissance. Je me réjouis de t'embrasser
-comme si je revenais d'un voyage d'outre-mer. Il me semble que j'ai à te
-dire tout ce que je ne t'ai pas écrit, et je sens d'avance tout le
-plaisir que j'aurai à réparer mes torts. Le maître de la maison, son
-aumônier, l'abbé de Bonneval, et en général tout ce qui l'entoure,
-parlent de toi avec enthousiasme et veulent que je te parle d'eux. Il
-m'est impossible de me trouver étranger dans une maison aussi pleine de
-toi; aussi y suis-je comme chez moi pour la liberté et un peu mieux pour
-la commodité.
-
-«Adieu, ton chat te fait bien des compliments; il est, comme moi, bien
-traité à cause de toi.»
-
-Un jour, Mme de Boisgelin pendant son service à Versailles, est prise
-d'une rage de dents folle et, par suite, d'une fluxion qui la défigure
-absolument. Le chevalier lui écrit gaiement:
-
-
- «Jeudi, 24 octobre.
-
-«Je voudrais voir cette grosse joue-là, mon cher cœur, et je suis tenté
-de demander à M. de Monaco un cabriolet pour aller en poste à
-Versailles, mais je pense qu'il y a tout à parier que je n'y
-retrouverais ni toi ni ta joue. Ce qui me console de ta laideur, c'est
-qu'elle ne te fait pas souffrir.
-
-«Tu dis que tu es bête comme un cochon; il est vrai que c'est dans une
-lettre charmante; ainsi vois comme on peut se fier à toi.
-
-«Le prince italien a toujours un peu de goutte, mais cela ne l'empêche
-pas d'être très gai et très aimable. J'ai un vrai regret à le quitter
-demain, mais encore faut-il voir ma princesse italienne, tout
-enfluxionnée qu'elle est. Adieu, ma fille, je te baise comme un enragé.»
-
-Les prévisions de Boufflers ne se réalisèrent pas; sa sœur, loin d'être
-guérie, eut un abcès qu'il fallut ouvrir, enfin elle éprouva de grandes
-souffrances. Dès qu'il apprend ses maux, il s'empresse de lui envoyer de
-fraternelles consolations. En même temps il lui raconte la visite qu'il
-vient de faire à une de ses tantes, Mme de Torcy:
-
-
- «Verneuil, ce 4 ou 5.
-
-«Je ne suis pas encore remis de tout ce que tu as souffert, chère
-enfant, et je crains bien que ton courage ne soit encore exercé, parce
-qu'il est presque impossible que tu n'aies pas des douleurs aiguës et
-une grosse fluxion. Mais je veux me distraire de ces inquiétudes-là pour
-ne voir que le beau côté de la chose et admirer tes belles dents et ta
-grande âme.
-
-«Souviens-toi des excuses que je t'ai prié de faire à tous les gens chez
-qui j'aurais pu ou dû souper d'ici à mon retour. Il m'était impossible
-de refuser cette marque d'attention-là à Mme de Torcy; elle était malade
-et désirait me voir! Pour éviter l'air intéressé d'un héritier, je ne
-suis arrivé que quand elle a été hors de danger et elle me paraît
-infiniment sensible à mes procédés. Au milieu de toute ma noblesse, je
-n'ai pas pu m'empêcher d'examiner curieusement la maison, les jardins et
-les meubles; tout cela a l'air un peu bourgeois, mais cela s'accorde
-assez avec mes inclinations et ma fortune, et je sens que si jamais je
-possédais tout ce qui est ici, j'en jouirais à merveille.
-
-«Quoique ma tante vous connaisse peu, elle vous aime beaucoup et me
-charge de vous embrasser de sa part, mais il m'est bien difficile de
-vous embrasser pour une autre, parce que charité bien ordonnée commence
-par soi-même, et que celle-là, si je m'en croyais, serait toujours à
-recommencer.
-
-«Adieu, moitié de moi-même, dis de ma part tout ce que tu sais dire de
-plus tendre à Madame la maréchale et ajoute que ce sont des brutalités
-en comparaison de ce que je pense.
-
-«Baisez les yeux de ma mère s'ils vont bien, et s'ils vont mal
-baisez-les encore plus.»
-
-Les indispositions de Mme de Boisgelin n'étaient pas toujours d'aussi
-peu d'importance. Une fois elle fut prise d'une crise cardiaque assez
-grave, et son état causa assez d'inquiétudes pour que Boufflers crût
-devoir rassurer sa mère:
-
-
- «Ce 11.
-
-«Votre grande fille se rétablit de jour en jour, mais je crains que la
-cause du mal ne reste après la guérison, car elle a toujours des
-palpitations de cœur à chaque mouvement qu'elle fait. Il me semble que
-vous aviez autrefois quelque remède ou secret pour cela, que vous feriez
-bien de lui envoyer.
-
-«Pour moi, je suis honteux de ma graisse; cela a trop l'air de vouloir
-se distinguer de sa mère et de sa sœur; j'espère, malgré cela, vous
-voir le mois prochain et je souhaite que cela vous fasse le même plaisir
-qu'à moi, mais cela ne serait pas dans l'ordre; il faut vous rendre et
-me faire justice.
-
-«Vos petites chansons sont aussi jolies que leurs sœurs, elles ont
-l'air un peu grêle sur le papier; elles ressemblent à leur auteur qui a
-toujours eu tant d'esprit et si peu de corps; on en peut dire autant de
-M. de Nivernais, dont on ne vous aura point laissé ignorer les réponses.
-
-«Adieu, chère mère, je me réjouis de ce que je vous verrai dans un mois
-et je m'afflige de ce que dans deux mois je ne vous verrai plus.»
-
-Quelquefois le chevalier n'a pas le temps de tenir la plume et il a
-recours à une main étrangère, mais sa prose n'en est pas moins originale
-et vive.
-
-«Bonjour, ma fille, je te chéris de toute mon âme.
-
-(De la main d'un secrétaire.)
-
-«Je n'ai que le temps, pendant que je mets mes bottes, de prier ma chère
-sœur de chercher l'adresse de M. Perrein, avocat aux Conseils, et d'y
-envoyer sur-le-champ pour le prier de lever à l'instant l'arrêt qui
-m'accorde la haute justice sur la Malgrange, et de me le faire parvenir
-sans aucun délai, parce que la chose est de la plus grande importance.
-
-(De la main du chevalier.)
-
- «Je t'écris par mon secrétaire,
- Je t'embrasse par procureur.
- Ce que par moi je fais, ma chère,
- C'est de t'aimer de tout mon cœur.»
-
-A l'automne de 1776, le chevalier se rendit en Lorraine pour voir sa
-mère et en même temps s'occuper de ses intérêts. A peine arrivé, il
-écrit à Mme de Boisgelin:
-
-
- «Lunéville, ce jeudi.
-
-«Enfin, après beaucoup de traverses essuyées sur les grands chemins, me
-voici dans la maison maternelle, où j'ai été reçu comme un bon fils par
-une bonne mère. Elle se porte bien, mais elle est inquiète de sa fille
-et de sa sœur; moi, je n'ai pas d'inquiétude, mais je suis bien
-empressé d'avoir des nouvelles; nous les voudrions exactes et
-détaillées; ce sont deux conditions embarrassantes pour vous qui êtes
-bornée aux parties sublimes; il n'est question à Nancy et à Lunéville
-que d'une lettre aussi grande, aussi légère et aussi charmante que vous.
-J'ai dit que vous étiez à ce sujet-là de l'avis de vos lecteurs et que
-je vous en avais entendu parler avec beaucoup d'éloges; au reste que
-vous vous êtes fait en province une réputation qui étonnerait tout
-Paris. Moi, je ne suis étonné que de ce qu'elle n'est pas plus grande
-et plus générale.
-
-«Adieu, vous savez si je vous aime. Mettez-moi aux pieds de Mme la
-maréchale et dites-lui que le moyen le plus sûr qu'elle ait de me faire
-sa cour est de se bien porter.»
-
-Mais le chevalier n'est pas homme à rester longtemps en place; et puis
-ne doit-il pas profiter de son séjour pour surveiller ses intérêts,
-visiter ses abbayes, voir sa famille et ses amis. Il se met donc à
-courir le pays dans une jolie petite vinaigrette où il se trouve fort à
-son aise, même pour y passer la nuit. Partout il est accueilli à
-merveille, car partout il apporte la gaieté, la joie et le contentement.
-En route, il trouve encore le temps de tracer à sa sœur quelques lignes
-de souvenir et d'affection:
-
-
- «Ce jeudi 3.
-
-«Je me porte bien, ma bonne grande fille, et les deux nuits que j'ai
-passées sur les chemins dans la jolie petite vinaigrette que tu as
-honorée de ta présence ne m'ont pas fait plus de mal que si c'eût été
-dans mon lit.
-
-«J'ai été reçu ici comme un petit Dieu. Veuille le grand Dieu que cela
-se soutienne. J'ai vu mon frère Philips avant tout; sa femme est
-accouchée hier au soir, je la verrai demain[116].
-
- [116] Mme Philips était cette dame anglaise avec laquelle Mme de
- Boufflers s'était beaucoup liée depuis son arrivée en Lorraine.
- Elle accoucha en effet d'un garçon à Jarville. L'enfant fut
- baptisé à Heillecourt avec les cérémonies de l'Église romaine; le
- parrain fut le prince de Bauffremont et la marraine Mme de
- Boufflers, représentée par Mlle de Juvincourt. (Journal de
- Durival.)
-
-«Adieu, embrasse bien tendrement notre pauvre tante et ne manque pas,
-non seulement de m'écrire, mais même de m'avoir écrit de ses nouvelles.
-
-«Adieu, je te baise un peu fort.»
-
-Enfin, après bien des pérégrinations, bien des déplacements, Boufflers
-va s'installer dans son domaine de la Malgrange, et c'est de là qu'il
-écrit encore à Mme de Boisgelin:
-
-
- «Ce 6 octobre.
-
-«... Je suis triste, j'ai appris hier au soir en arrivant que le pauvre
-la Jeunesse s'était cassé la jambe d'une chute de cheval; elle est
-remise, mais il en a pour six semaines, encore ne sera-t-il sûr que dans
-ce temps-là s'il sera estropié ou non. J'ai été le voir ce matin; il est
-à Parville, chez sa femme, dans une petite maison fort propre; sa
-chambre était bien balayée, et bien arrangée, son lit bien fait, ses
-draps bien blancs; cela m'a un peu raccommodé avec la pauvreté, que je
-croyais toujours dégoûtante. Il me semble que rien n'empêche d'être
-heureux dans une maison de paysan, il suffit d'y avoir ce qu'on aime.
-
-«Je ne me porte plus si bien depuis ton départ; si tu avais emporté ma
-santé, je ne me plaindrais pas. J'ai des maux de tête, des vapeurs et
-surtout j'ai besoin de revenir à Paris, car je m'ennuie comme un mort.
-
-«Mille hommages à madame la maréchale. Si j'aimais Dieu autant que je
-l'aime, je serais une petite sainte Thérèse.
-
-«Dis bien des choses au souverain de la Corniche. Tu sais que c'est le
-chemin d'Antibes à Gênes.»
-
-De la Malgrange, le chevalier se rendait sans cesse à Nancy; il
-fréquentait la société, et entre temps, pour exercer ses talents, il
-s'amusait à peindre au pastel les plus jolies personnes de ses amies. Un
-jour il reproduit les traits de la comtesse d'Haussonville, et c'est la
-vieille marquise de Boufflers elle-même qui se charge de mettre une
-légende au portrait. Elle compose ce quatrain:
-
- Le madrigal et la satire
- Trouveraient à la peindre un embarras égal;
- Il n'est pas plus aisé d'en dire
- Assez de bien, qu'un peu de mal.
-
-Ce n'était pas uniquement pour son plaisir que le chevalier prolongeait
-ainsi son séjour en Lorraine, mais aussi et surtout par raison
-d'économie. Ses ressources étaient fort limitées, ses dépenses
-considérables, et il se trouvait le plus souvent réduit aux expédients.
-Quand ses créanciers devenaient par trop menaçants, il prenait le grand
-parti, il allait faire une retraite à la Malgrange; il la prolongeait
-plus ou moins suivant ses nécessités pécuniaires. Lui-même plaisantait
-sur sa misère; il écrivait à sa sœur en lui remboursant quelques louis
-qu'elle lui avait avancés:
-
-
- «A Choisy.
-
-«Fouillez dans la poche du vicomte, mon cher enfant, vous y trouverez
-vingt-huit louis dont vingt-cinq vous appartiennent, et prenez même les
-trois autres pour me les garder.
-
-«Soyez sûre que si vous êtes jamais aussi riche qu'aimable, je vous
-emprunterai beaucoup et je ne vous rendrai rien.
-
-«Ma mère vous mande de ne point oublier le contrôleur général. Elle va
-faire vos commissions et vous fait dire que Mlle Moutier est mieux et
-qu'elle fera votre domino.»
-
-Boufflers ne faisait du reste nul mystère des motifs qui le retenaient
-si longtemps hors de la capitale:
-
-
- «Ce 31 octobre.
-
-«Il serait bien mal à ma grande sœur d'avoir oublié qu'elle commençait
-à m'aimer un peu à mon départ de Paris. Moi qui y retourne dans peu, je
-vais recommencer à l'aimer beaucoup.
-
-«Je comptais revenir beaucoup plus tôt et, si je m'en étais cru, je ne
-serais pas même parti, mais l'année a été orageuse pour mes finances et
-je suis venu y mettre tout l'ordre qui peut entrer dans des coffres
-vides.
-
-«Je crains bien, mon cher amour, que votre fortune ne vous ait
-abandonnée et qu'il ne vous en reste que l'habitude du gros jeu. Je
-voudrais, ou que vous restassiez aussi heureuse que vous, ou que vous
-devinssiez aussi sage que moi. Mais nous raisonnerons mieux de cela
-quand je vous verrai, et surtout nous nous embrasserons mieux que je ne
-vous embrasse d'ici.
-
-«Adieu, ma grande serpente. Si vous me répondez, mandez-moi pourquoi ma
-mère ne me répond pas et baisez-lui les pieds de ma part.»
-
-Avant de revenir à Paris, Boufflers se rendit encore chez le vieil ami
-de sa mère, le prince de Bauffremont, à Scey-sur-Saône, où il fit un
-assez long séjour. Il annonce à sa sœur son prochain retour et la joie
-très grande qu'il éprouvera à la revoir:
-
-
- «De Nancy.
-
-«Mes lettres sont-elles enfin arrivées, ma chère enfant, et surtout n'y
-en a-t-il point trop, car je suis si porté à l'excès avec toi que j'ai
-peur même de te trop écrire.
-
-«Pour mettre une fin à mes lettres, je prendrai bientôt le parti de
-t'aller trouver. J'avais cru d'abord que j'attendrais jusqu'à ta fête,
-mais il me semble qu'elle se recule tous les jours et j'espère que la
-vraie fête sera celle où nous nous reverrons. Si par hasard cette
-lettre-ci t'arrive à temps, réponds-moi à Scey-sur-Saône où je vais,
-pour me mander ta marche du mois prochain, parce que, indépendamment de
-l'intérêt que j'ai à ne pas perdre un des moments que je puis te
-donner, c'est pour moi un plaisir de penser à toute heure où tu es, et
-ce que tu fais; mon imagination a besoin de s'arrêter à quelque chose et
-de savoir où te prendre.
-
-«Adieu, ma chère enfant, tu ne seras jamais et tu n'as jamais été aussi
-bien aimée que par moi. Je me réjouis de te le dire dans quelque temps
-mille fois mieux que je ne puis te l'écrire.»
-
-
-
-
-CHAPITRE XV
-
-1775-1778
-
- Difficulté de retrouver l'acte de naissance du chevalier de
- Boufflers.--Épidémie d'influenza à Paris.--Le remède de
- Tressan.--Mme de Mirepoix se casse la jambe.--Mme de Boufflers
- loue la Malgrange à son fils.--Le chevalier sous-loue un pavillon
- à M. de Bauffremont.--Le prince de Beauvau à Plombières.--Son
- séjour à Ferney.--Voltaire à Paris.--Sa mort.
-
-
-Pendant l'année 1775 notre correspondance est vide d'événements
-marquants.
-
-Nous n'y relevons qu'un incident assez plaisant qui concerne le
-chevalier de Boufflers. Son frère, le marquis, avait obtenu autrefois le
-diplôme de noble génois, en raison des services éminents rendus à la
-République par le duc de Boufflers. Après la mort du marquis, le
-chevalier sollicita l'honneur d'être également inscrit au livre d'or de
-la noblesse génoise. La République ne se refusa pas à lui accorder cette
-faveur, elle lui demanda simplement de produire son extrait baptistaire.
-Cette formalité, si simple en apparence, souleva la plus étrange
-difficulté; tous les extraits obtenus portaient des prénoms différents,
-mais pas un seul ceux de Stanislas-Catherine, qui étaient les véritables
-noms du chevalier.
-
-L'abbé Porquet, chargé de débrouiller cette affaire compliquée, ne crut
-pouvoir mieux faire que de s'adresser à Panpan pour obtenir enfin un
-extrait conforme à la réalité. Il lui écrivait:
-
-
- «Paris, 24 février 1775.
-
-«Vous savez que le chevalier croyait s'appeler _Stanislas-Catherine_.
-Dans l'extrait que vous avez reçu, il s'appelle _saint Jean_; et il
-croit (à ce qu'il m'a mandé) se souvenir distinctement que dans un
-extrait précédent, il s'appelait _saint Louis_.
-
-«Tous les saints du Paradis ont voulu, apparemment, être les siens. Il
-devient cependant indispensable de remédier à cette erreur par une
-sentence ou un arrêt qui valide tous les actes passés par lui jusqu'à
-présent. Or, je pense qu'avant toutes choses, et pour procéder avec une
-parfaite sûreté, il convient qu'une personne intelligente, et qui sache
-lire au moins, consulte et voie de ses propres yeux le registre des
-actes de baptême de Lunéville. Nous n'osons vous prier de vous donner
-vous-même cette peine; mais vous pourrez charger de cette commission
-quelqu'un qui vaudra mieux que vous de toute façon, notre docteur
-Grapin, par exemple. Mme de Boufflers ne peut pas me dire l'année de la
-naissance de son fils. Le curé, qui est tout frais émoulu sur la
-connaissance de l'Extrait, saura tout de suite où le chercher, où le
-trouver. Répondez-moi tout de suite de votre côté.
-
-«Adieu, mon cher ami, nous ne nous écrivons guères, et vous en
-connaissez les raisons de ma part, mais qu'est-ce qui pourrait vous
-faire plus douter de mon amitié que je ne doute de la vôtre?»
-
-On voit que, par une perte de mémoire au moins étrange, Mme de Boufflers
-ne savait même plus l'année de la naissance de son fils!
-
-Les démarches de l'abbé Porquet ne furent pas inutiles, le chevalier put
-enfin produire un extrait baptistaire régulier et il eut la satisfaction
-d'obtenir ce qu'il demandait, c'est-à-dire d'être inscrit sur les
-registres de la noblesse génoise.
-
-L'hiver de 1776 fut déplorable au point de vue de la santé publique; une
-violente épidémie de grippe éclata à Paris dès le mois de novembre et
-elle dura plusieurs mois, causant de terribles ravages.
-
-La maladie commençait par un rhume et un grand mal de tête, puis
-survenait la fièvre et en peu de jours le patient était à la mort. On se
-perdait en conjectures sur les causes de cette bizarre épidémie, on
-accusait le brouillard, le mauvais air, le vent d'est, etc.; les
-médecins avaient baptisé la maladie _Influenza_, mais à cela s'était
-bornée leur science, et ils essayaient de tous les remèdes sans le
-moindre succès. Du reste, ils étaient surmenés et ne savaient auquel
-entendre; il n'y avait pas une maison de la capitale qui n'eût une ou
-plusieurs personnes frappées; la mortalité était effrayante.
-
-Mme de Boufflers, qui, suivant son habitude, passait quelques mois
-d'hiver chez sa sœur de Mirepoix, n'échappa pas à la maladie régnante;
-mais fort heureusement, elle ne fut que légèrement atteinte.
-
-Tressan, qui se piquait de posséder des connaissances médicales,
-prétendait avoir trouvé un remède souverain contre cette terrible
-influenza, et il s'empressa de le recommander à la marquise:
-
-«Faites de l'exercice, lui disait-il, sciez votre bois, s'il le faut;
-oubliez, s'il est possible, que vous avez de l'esprit; exercez-vous
-comme un montagnard du mont Jura; faites circuler votre sang; broyez les
-fluides, rendez-les subtils en les délayant par une boisson douce;
-défendez-vous des acides qui coagulent la lymphe; excitez la
-transpiration, et vous vous trouverez en peu de temps beaucoup mieux.
-Songez que l'état où vous êtes est un cercle vicieux d'où vous devez
-vous tirer; votre mélancolie augmente la stagnation des liquides;
-celle-ci augmente votre mélancolie. Il faut dissiper les engorgements,
-relever le diamètre des couloirs affaissés par la langueur, et tout se
-ranimera comme on ranime une horloge en excitant l'oscillation de son
-pendule[117].»
-
- [117] _Souvenirs du comte de Tressan_, par le marquis DE
- TRESSAN.
-
-Nous ignorons si la marquise dut sa guérison au singulier remède de
-Tressan, toujours est-il qu'elle se rétablit assez rapidement. Mme de
-Boisgelin, M. et Mme de Beauvau furent beaucoup plus sérieusement
-atteints, et leur convalescence fut longue.
-
-L'année, du reste, ne fut pas heureuse pour la famille de Mme de
-Boufflers. A peine la marquise était-elle remise de cette fâcheuse
-attaque d'influenza, que sa sœur, Mme de Mirepoix, glissa dans son
-appartement et se cassa la jambe. C'était un accident très grave pour
-une personne de soixante-douze ans et l'on fut un moment fort inquiet,
-mais la vieille maréchale en avait vu bien d'autres et ne se troublait
-pas pour si peu. Après quelques jours de lit, elle se fit transporter
-sur une chaise longue et se mit à recevoir ses amis comme si de rien
-n'était. Elle était si gaie, si causante, elle avait la figure si
-reposée, qu'on disait qu'elle avait plutôt l'air d'une femme en couches
-que d'une vieille de soixante-douze ans. Au bout de deux mois, elle
-avait bon pied bon œil comme auparavant, et elle était plus allante que
-jamais. Sa famille, charmée de son rétablissement inattendu, lui offrit
-une fête pour célébrer cet heureux événement, et le chevalier de
-Boufflers, que sa tante comblait de bienfaits, composa en son honneur
-ces jolis couplets:
-
- SUR L'AIR _de Gabrielle de Vergy_.
-
- Venez à nous, venez vous-même
- Combler tous nos vœux aujourd'hui;
- Montrez que tout ce qui vous aime
- Conserve son plus cher appui:
- Nos ennuis, nos peines cruelles,
- Prompts à fuir quand vous paraîtrez,
- S'envoleront à tire d'ailes
- Au premier pas que vous ferez.
-
- Avez-vous bien senti l'atteinte
- Du coup qui nous a tous frappés;
- A votre calme, à notre crainte,
- Tous les yeux se seraient trompés;
- Notre douleur, votre constance,
- Nos larmes et votre amitié
- Nous donnaient l'air de la souffrance,
- A vous celui de la pitié.
-
- La bonté du Ciel vous réserve
- Pour le bonheur de vos neveux.
- La nature avec soin conserve
- Ce qu'elle fit jamais de mieux;
- Le temps, pressé de tout détruire,
- Vous traite avec ménagement;
- Le hasard seul pourrait vous nuire,
- On sait qu'il ne voit ni n'entend.
-
-La vieille maréchale était si bien guérie que l'année suivante elle
-figurait dans un bal costumé à la Cour déguisée en Huronne, et qu'elle
-dansa un menuet avec le maréchal de Richelieu, habillé en Céphale. Ils
-déployèrent tant de grâce et de légèretés qu'ils soulevèrent des
-applaudissements unanimes: «Que les jeunes gens fassent mieux que nous
-s'ils le peuvent,» s'écria le duc en baisant la main de la maréchale et
-en la reconduisant.
-
-Dès qu'elle fut complètement rassurée sur le sort de sa sœur, Mme de
-Boufflers partit pour la Lorraine, où tous ses amis la réclamaient à
-grands cris et où de graves questions d'intérêt exigeaient
-impérieusement sa présence.
-
-A peine de retour, en effet, la marquise dut prendre des mesures au
-sujet de la Malgrange, dont l'administration, assez délicate et
-difficile, la fatiguait et l'ennuyait. D'un autre côté, le chevalier de
-Boufflers s'était beaucoup attaché à cette terre, il ne voulut pas la
-voir passer en des mains étrangères, et il proposa à sa mère de la lui
-louer moyennant une redevance annuelle de 1,500 livres de Lorraine.
-C'était plus qu'elle n'avait jamais produit. Mme de Boufflers qui, de
-cette façon, se trouvait débarrassée de tout souci, accepta avec joie la
-proposition.
-
-Boufflers aurait fait une fort mauvaise opération s'il n'avait eu
-l'occasion de louer un pavillon et un jardin qui faisaient partie de la
-propriété, au grand ami de sa mère, le prince de Bauffremont.
-
-Ce dernier cherchait depuis longtemps à posséder un petit pied-à-terre
-près de Nancy pour se rapprocher de Mme de Boufflers pendant les longs
-mois d'été. Il proposa donc au chevalier de lui louer le pavillon de la
-Malgrange et le traité fut conclu moyennant une somme de 100 écus.
-C'était le plus clair des revenus de la propriété.
-
-A partir de ce moment le prince vient faire de fréquents séjours en
-Lorraine, si fréquents même qu'il se trouve bientôt trop à l'étroit, et
-qu'il commence la construction d'un nouveau pavillon, destiné à lui
-donner plus de place. Comme il voit grand, il fait élever, à la
-stupéfaction générale, un salon et une salle à manger pour quatre-vingts
-personnes, avec des cuisines et des offices en proportion. C'était à
-croire qu'il voulait recevoir toute la province, ce à quoi il ne
-songeait guère.
-
-Aussitôt en Lorraine, Mme de Boufflers a repris sa vie nomade, tantôt à
-Nancy, tantôt à Lunéville, tantôt à Sommerviller, tantôt à Fléville,
-s'attachant de plus en plus à Mme de Brancas, à sa chère Durival, à
-Panpan quand il consent à se laisser voir; car, à mesure que les années
-arrivent, le vieux philosophe se montre de moins en moins sociable, il
-résiste aux plus séduisantes invitations, aux plus pressantes prières.
-
-Peu de lettres qui ne contiennent des reproches sur son absence et sur
-la difficulté qu'on éprouve à le voir; tout le monde se plaint de lui,
-mais on l'aime quand même et Mme de Boufflers plus que tout autre: elle
-le lui dit en termes charmants, en lui racontant les nouvelles et les
-menus incidents de sa vie.
-
-
- «Nancy, juin 1775.
-
-«Je n'ai jamais songé à être modeste et vous m'avez certainement bien
-entendu. Il y a longtemps que je vous aime; mais ces trois dernières
-années, par-dessus une amitié de trente ans, l'ont bien fortifiée, je
-t'assure. J'ai beau dire à la duchesse[118], elle est si piquée qu'elle
-ne répond pas; elle ne t'aime pas encore assez pour te pardonner
-l'absence; mais moi, je t'aime trop et j'aime assez le prince[119] pour
-avoir une volonté très décidée. Je ne crains que le chevalier, qui aura
-de la peine à renoncer à sa seule propriété. Mais jeudi, en allant
-souper chez la comtesse de Stainville avec M. de Stainville, je compte
-le mener chez Cagnon[120].
-
- [118] Mme de Brancas.
-
- [119] Le prince de Bauffremont.
-
- [120] Concierge de la Malgrange.
-
-«Vous ai-je dit que ma belle G. venait avec Mme de Grammont? Mme la
-duchesse de Bourbon va à Plombières; il y aura une multitude de belles
-dames de Paris. Mme de Grammont sera ici le 12. M. de Beauvau me mande
-qu'il se porte fort bien.
-
-«Mme de Praslin me mande que les femmes de ministre sont parvenues à
-manger avec le Roi et la Reine à Marly. Elles y mangeaient sous le feu
-Roi; mais celui-ci ne voulait pas, et même Mme de Maurepas n'y a mangé
-que de ce voyage-ci. Les ministres ne mangent pas non plus.
-
-«Il faut qu'il y ait des officiers généraux nommés,
-
-(De la main de Mme de Boisgelin.)
-
-car M. de Choiseul la Baume revient commander en second. Maman dit
-qu'elle attend encore que Mme de Clermont lui dise des nouvelles pour
-vous en mander. Elle est bien fâchée de vous écrire sur de si vilain
-papier. Adieu, le Veau, je t'embrasse bien tendrement. Le mari te fait
-mille compliments et ses respects.
-
-(De la main de Mme de Boufflers.)
-
-«Envoyez bien vite chez le pauvre Viller pour lui dire combien je suis
-aise de sa croix. C'est par avarice pour vous que je me suis servie de
-cette feuille[121].
-
- [121] Cette lettre est écrite sur un papier très commun.
-
-«Adieu, mon cher et bien-aimé Veau. Dites comment se porte Marianne.»
-
-En 1777, M. de Beauvau réside quelque temps dans ses terres de Lorraine,
-puis il se rend avec la princesse à Plombières pour y prendre les eaux.
-Bientôt, Mme de Boufflers, sa sœur de Bassompierre, M. de Bauffremont
-viennent les retrouver, et cette aimable visite les aide à passer plus
-facilement le temps de la saison.
-
-Comme d'habitude, de nombreux baigneurs se pressent dans l'agréable
-ville d'eaux.
-
-Pendant son séjour, Mme de Boufflers assiste à la procession
-commémorative de l'inondation de 1770, de celle que l'on a surnommée _le
-déluge_, et qui a emporté la moitié de la ville. Cette cérémonie se
-célèbre en grande pompe. Après les vêpres, le clergé suivi de tous les
-habitants parcourt la ville processionnellement, puis a lieu à l'église
-une bénédiction solennelle[122].
-
- [122] 26 juillet.
-
-Mme de Boufflers assiste aussi à l'inauguration du «nouveau bain». La
-ville de Plombières, désireuse de justifier la vogue dont elle jouit et
-de procurer à ses visiteurs tout le «confort moderne», vient de faire
-construire un nouvel établissement qui passe pour un prodige de luxe. On
-peut en juger par cette description de Durival:
-
-«Le nouveau bain, ou bain tempéré, a quatre croisées au levant et au
-couchant, cinq des deux autres faces, un billard, un café et de petits
-logements au-dessus. Il est voûté et soutenu par onze pilastres.
-L'évaporation est à la place du 12e. Il y a douze cabinets où on baigne
-dans des cuves, avec des robinets à chaque, pour se donner soi-même de
-l'eau à différents degrés. Un bassin carré au milieu et un bain commun;
-il a environ 2 pieds 8 p. d'eau et 4 degrés. Tout autour, des cabinets
-pour l'étuve et la douche. Dans un, on peut être douché de bas en haut,
-par un jet d'eau![123]»
-
- [123] _Journal de Durival_, Mss. de la bibl. de Nancy.
-
-Pendant leur séjour à Plombières et les longues promenades sous les
-ombrages des environs, M. et Mme de Beauvau ont longuement parlé de
-Voltaire avec la marquise. L'idée leur vient, avant de rentrer à Paris,
-de reprendre le projet si fâcheusement avorté quelques années auparavant
-et d'aller faire une visite au vieux philosophe; ils s'efforcent
-d'entraîner Mme de Boufflers avec eux. Mais la marquise qui, plus jeune,
-n'a pas osé affronter les précipices de la Suisse, ne se sent nullement
-disposée à un si lointain voyage; cependant elle accepte d'abord, donne
-même rendez-vous aux voyageurs à l'_Hôtel des Trois Rois_ à Bâle, puis
-au dernier moment, le courage lui manque ou une autre idée lui traverse
-la tête, et elle part pour Scey-sur-Saône, sans même prévenir son frère
-du changement de ses projets.
-
-Après avoir vainement attendu leur sœur pendant deux jours, et l'avoir
-cherchée sur la route «de cabaret en cabaret», M. et Mme de Beauvau se
-rendent à Genève. A peine arrivé le prince envoie un message à Voltaire
-pour lui annoncer sa visite. Le patriarche ravi lui répond:
-
-
- «1777.
-
-«C'est donc le héros d'Homère qui descend chez les ombres. Il ne passe
-pas debout comme l'_Empereur_[124]. Je ne suis pas sur les bords du lac,
-mais du Styx. Sans cela je volerais à vos pieds; mais l'état où je suis
-ne me permet que d'attendre vos ordres, et de remercier ma destinée.»
-
- [124] L'empereur d'Autriche venait de passer à Genève et il
- n'avait pas jugé à propos de se rendre à Ferney.
-
-Si l'on veut avoir un portrait saisissant de Voltaire à cette époque, on
-n'a qu'à lire ce joli crayon du prince de Ligne. Après un séjour chez le
-philosophe, il écrivait:
-
-«Voltaire était toujours en souliers gris, bas gris de fer, roulés,
-grande veste de basin, longue jusqu'aux genoux, grande et longue
-perruque, et petit bonnet de velours noir. Le dimanche, il mettait
-quelquefois un bel habit mordoré, uni, veste et culotte de même, mais la
-veste à grandes basques, et galonnée en or, à la Bourgogne, galons
-festonnés et à lames, avec de grandes manchettes en dentelles jusqu'au
-bout des doigts, car _avec cela_, disait-il, _on a l'air noble_...
-
-«Il fallait le voir animé par sa belle et brillante imagination,
-distribuant, jetant l'esprit, la saillie à pleines mains, en prêtant à
-tout le monde, porté à voir et à croire le beau et le bien, abondant
-dans son sens, y faisant abonder les autres;... faisant parler et penser
-ceux qui en étaient capables, donnant des secours à tous les
-malheureux, bâtissant pour de pauvres familles, et bon homme dans la
-sienne; bon homme dans son village, bon homme et grand homme tout à la
-fois...»
-
-M. et Mme de Beauvau furent reçus à Ferney avec les démonstrations de la
-joie la plus extrême.
-
-Voltaire, ravi de posséder cet illustre couple, se mit en frais de grâce
-et d'esprit. Il fut étourdissant, incomparable. Que de souvenirs furent
-évoqués! Et la Cour de Lunéville, et la Cour de Louis XV! On ne se borna
-pas au passé; le prince raconta avec esprit des anecdotes du nouveau
-règne, Voltaire jeta des vues profondes sur l'avenir; les heures
-s'enfuirent. De part et d'autre on fit assaut de séduction et l'on se
-plut extrêmement.
-
-M. et Mme de Beauvau partirent dans le ravissement de cet homme
-extraordinaire et sous le charme de son accueil; ils voulurent même lui
-faire promettre de leur rendre leur visite à Paris et le plus tôt
-possible, mais il objecta qu'il redoutait quelques tracasseries du côté
-de la Cour; M. de Beauvau se porta garant qu'il n'éprouverait aucun
-ennui.
-
-A peine rentré dans la capitale, le prince recevait de son hôte cette
-lettre enthousiaste où des regrets sincères se mêlaient agréablement aux
-plus douces flatteries.
-
-«Auprès de ce prince les autres étaient peuples. C'est ce qu'on disait
-autrefois de je ne sais plus qui, et c'est ce que je dis des deux
-voyageurs qui ont daigné passer de la fontaine de Plombières au lac de
-Genève.
-
-«Le vieux pénitent retiré dans sa montagne noire a presque repris un
-moment de vie à cette belle apparition. Il en a plus appris dans un
-quart d'heure auprès des deux illustres voyageurs qu'il n'en avait mal
-deviné en plusieurs années de temps. Il est comme Épiménide qui, en se
-réveillant dans sa caverne, trouve le monde tout changé, mais quand les
-deux êtres supérieurs qui avaient illuminé le pauvre homme furent
-partis, il retomba à l'instant dans sa misère et dans ses regrets. Il
-sent bien qu'il n'en sera que plus malheureux le reste de sa vie, pour
-avoir été si heureux un moment.
-
-«Le solitaire, le mourant, le détrompé, le pénitent, ne parlera pas aux
-deux voyageurs de leurs amis et de leur situation; il ne leur dira pas
-un mot de cette singulière enfant et de cette brillante imagination de
-Mme du Deffant; il ne leur dira rien des _Saisons_, qu'il relit, malgré
-M. Clément; il ne peut parler aux deux voyageurs que d'eux-mêmes, et
-leur présente du fond de son antre ou de son tombeau son respect, ses
-regrets, son enchantement et sa reconnaissance.»
-
-L'année suivante, en 1778, Voltaire tint la promesse qu'il avait faite à
-M. de Beauvau; il vint à Paris pour assister à la première
-représentation d'_Irène_. A la barrière, quand les commis lui
-demandèrent s'il n'avait rien contre les ordres du Roi: «Ma foi,
-messieurs, leur répondit le patriarche gaiement, je crois qu'il n'y a
-ici de contrebande que moi.»
-
-Il descendit rue de Beaune, chez M. de Villette.
-
-Le lendemain de son arrivée, il reçut en robe de chambre la moitié de
-Paris. L'Académie lui envoya une députation de trois membres, le prince
-de Beauvau, Saint-Lambert et Marmontel, pour le féliciter sur son
-retour. La députation était accompagnée de tous les académiciens qui
-avaient assisté à la séance.
-
-Une foule immense accourut pour rendre hommage à l'illustre voyageur;
-l'hôtel de M. de Villette ne désemplissait pas: «Il vit hier plus de
-trois cents personnes, écrit Mme du Deffant. Je me garderai bien de me
-jeter dans cette foule. Tout le Parnasse s'y trouve depuis le bourbier
-jusqu'au sommet; il ne résistera pas à cette fatigue; il se pourrait
-bien qu'il mourût avant que je l'aie vu.»
-
-Le lendemain, cependant, M. de Beauvau se présentait au couvent de
-Saint-Joseph et il emmenait Mme du Deffant rendre visite au patriarche;
-il y avait trente ans qu'ils ne s'étaient vus. La réunion fut des plus
-touchantes. «Il m'a marqué la plus grande amitié, écrit la marquise, et
-la joie la plus vive de me revoir. Elle a été réciproque.»
-
-Mise en goût par cet accueil charmant, Mme du Deffant retourne encore
-deux jours après rue de Beaune:
-
-«Je lui fis hier ma seconde visite, encore avec M. de Beauvau... Nous
-fûmes reçus par la nièce Denis qui est la meilleure femme du monde, mais
-certainement la plus gaupe... Après avoir attendu un bon quart d'heure,
-Voltaire arriva disant qu'il était mort, qu'il ne pouvait pas ouvrir la
-bouche, etc., etc.»
-
-A part une courte visite de Voltaire deux mois après, les relations des
-deux amis en restèrent là.
-
-Cependant la présence du philosophe avait causé un indescriptible émoi
-dans certains cercles de la Cour et Voltaire fut prévenu qu'il serait
-peut-être obligé de fuir la capitale. Il rappela alors à M. de Beauvau
-la promesse qu'il lui avait faite à Ferney, et le prince, par
-l'influence de la comtesse Jules de Polignac, obtint qu'on laisserait le
-patriarche jouir en paix de son triomphe.
-
-A la fameuse représentation d'_Irène_ au Théâtre-Français, c'est encore
-M. de Beauvau qui, aux acclamations d'une foule en délire, déposa sur la
-tête du poète une couronne de lauriers.
-
-En apprenant l'arrivée du philosophe à Paris, Boufflers, qui se
-morfondait avec son régiment sur les côtes de Bretagne, écrivait à Mme
-de Sabran:
-
-
- «Brest.
-
-«J'espère que vous avez vu Voltaire. Je crains que son séjour ne soit
-trop long; Paris est trop jeune pour lui. La première curiosité une fois
-passée, on le laissera là. D'ailleurs, il doit avoir de la peine à
-sanctifier la maison qu'il habite. On dit que ses pièces ne seront pas
-reçues ou qu'elles tomberont; de manière ou d'autre, je prévois avec
-peine que son triomphe sera suivi de chagrins.»
-
-Peu de temps après il écrivait encore:
-
-
- «Landerneau, 11 mars.
-
-«Je crains bien pour ce pauvre Voltaire. Vous ne me mandez pas qu'il
-s'est confessé; je le sais par M. de Beauvau. Je souhaite que son âme
-aille en Paradis, mais je voudrais que son esprit restât sur terre; ce
-sont deux choses bien difficiles. S'il se porte bien, tâchez de le voir
-encore; il finira par vous aimer à la folie. Si ma vanité n'y était pas
-trop intéressée, je serais tenté de croire qu'on vous aime en proportion
-de l'esprit qu'on a...»
-
-Boufflers, apprenant par Mme de Sabran que l'enthousiasme du public pour
-le philosophe, loin de se calmer, ne faisait que croître et qu'il en
-devenait la victime, répondait spirituellement:
-
-
- «1er juin.
-
-«Dites de ma part à Voltaire de vivre de sa gloire; il en a une
-provision pour plusieurs siècles. Qu'il laisse là le travail et le café;
-jamais les veilles des autres ne vaudront son repos. En vérité, si vous
-en avez l'occasion, parlez-lui de moi; dites-lui que votre frère le
-chérit comme un fils, que je lui écrirais si je ne trouvais pas cela de
-trop bon air; qu'il me semble d'ailleurs que ce serait faire comme les
-gueux qui font de petits présents aux riches pour en avoir de gros, ou
-comme les filles qui donnent des cordons de cheveux pour avoir des
-colliers de diamants. Dans mon silence, je l'aime mieux que les gens
-qui l'ennuient le plus[125].»
-
- [125] _Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de
- Boufflers_, par MM. DE MAGNIEU et PRAT. Plon, 1875.
-
-Quand Boufflers écrivait cette lettre, Voltaire depuis deux jours déjà
-n'était plus de ce monde:
-
-Surmené par les émotions, la fatigue, les visites, le philosophe n'avait
-pas tardé à tomber malade; en peu de jours, son état fut des plus
-inquiétants. Après quelques alternatives de mieux et de pire, il
-succomba le 30 mai 1778.
-
-Mme du Deffant, froissée de l'oubli relatif de son ancien ami, se borne
-à mentionner cet événement à la fin d'une lettre à Walpole, en
-post-scriptum, comme le plus vulgaire fait divers: «Vraiment j'oubliais
-un fait important, c'est que Voltaire est mort; on ne sait ni l'heure ni
-le jour.» Et c'est tout. Et voilà l'épilogue de trente ans d'amitié.
-
-L'on connaît les scènes qui précédèrent et suivirent la mort du
-philosophe et le refus de l'Église de lui accorder la sépulture.
-
-Le chevalier de Boufflers aimait tendrement Voltaire, il éprouvait pour
-lui, il le dit lui-même, une affection presque filiale, sa perte lui fut
-profondément douloureuse.
-
-Son indignation n'eut pas de bornes quand il apprit qu'on avait refusé
-la sépulture aux cendres de ce grand homme. Il écrivait tristement:
-
-«Ce n'est pas la peine de recourir à la philosophie pour juger les
-persécuteurs de son cadavre, écrit-il, la théologie seule les condamne.
-Il avait été baptisé dans notre religion, il en avait fait plusieurs
-actes, il l'avait un peu ridiculisée, mais jamais désavouée
-publiquement, et on lui refuse la sépulture que les lois n'interdisent
-qu'aux criminels; quelle règle a-t-on pour le juger damné? Un instant
-trop court pour s'exprimer suffit pour se repentir, et un instant de
-repentir efface un siècle de crimes; au milieu du dérangement des
-organes et de l'abattement de tous les sens, Dieu peut lire le mouvement
-de contrition dans le cœur du mourant, il peut voir ce que les hommes
-ne peuvent pas entendre; on ne doit donc jamais présumer de la damnation
-de personne. Ce n'est pas la religion qui a fermé les portes des églises
-aux restes de ce grand homme. Je ne veux pas en dire davantage, car je
-finirais, moi chétif, par me faire aussi refuser la sépulture.»
-
-Mme de Boufflers fut indignée de la conduite du clergé; en souvenir
-d'une ancienne intimité, elle composa sur la mort du patriarche une ode
-qui eut le plus grand succès:
-
- Dieu fait bien ce qu'il fait, La Fontaine l'a dit.
- Si j'étais cependant l'auteur d'un si grand œuvre,
- Voltaire eût conservé ses sens et son esprit;
- Je me serais gardé de briser mon chef-d'œuvre.
-
- Celui que dans Athènes eût adoré la Grèce,
- Que dans Rome à sa table Auguste eût fait asseoir,
- Nos Césars d'aujourd'hui n'ont pas daigné le voir,
- Et Monsieur de Beaumont lui refuse une messe.
-
- Oui, vous avez raison, Monsieur de Saint-Sulpice,
- Eh! pourquoi l'enterrer? N'est-il pas immortel!
- A ce divin génie, on peut sans injustice,
- Refuser un tombeau,... mais non pas un autel[126].
-
- [126] Elle écrivit encore ce quatrain moqueur:
-
- Pourquoi donc avez-vous enterré cet impie?
- Disait à dom Benoît l'archevêque en fureur.
- --C'est, répondit-il, Monseigneur,
- Parce qu'il n'était plus en vie.
-
-
-
-
-CHAPITRE XVI
-
-1778
-
- Le chevalier de Boufflers et Mme de Sabran.
-
-
-Depuis qu'il était revenu de Pologne après avoir si piteusement échoué
-dans ses rêves de conquête et de gloire, le chevalier de Boufflers,
-découragé, avait repris sa vie errante, sans profit et sans but. Quand
-il était à Paris, il fréquentait la société de sa mère, jouait sans rime
-ni raison, composait des vers galants, faisait la cour aux femmes, enfin
-«courait les filles», comme l'on disait alors. Cette vie, funeste à la
-fois pour son cœur, sa santé et sa bourse, ne durait pas toujours, fort
-heureusement. Une grande partie de l'année, le chevalier vivait en
-province, tantôt en Lorraine, à la Malgrange ou à Nancy, tantôt chez des
-amis qu'il visitait à tour de rôle, et où son esprit charmant le faisait
-toujours accueillir avec joie. Quelquefois, mais rarement, il se
-rappelait qu'il était colonel du régiment de Chartres (infanterie) et il
-allait passer quelques semaines à son régiment.
-
-En 1777, le chevalier avait alors trente-neuf ans, une rencontre
-fortuite vient bouleverser sa vie. Lui qui n'a jamais connu que les
-liaisons éphémères, qui n'en a jamais compris d'autres, en un mot qui
-n'a jamais aimé, s'éprend d'une passion profonde qui durera jusqu'à sa
-dernière heure. Cette affection, comme toutes les affections humaines,
-hélas! ne sera exempte ni de déceptions, ni d'orages, mais les débuts en
-furent si exquis que trente ans après Boufflers se les rappelait encore
-avec délices.
-
-Quand le chevalier était à Paris, il fréquentait assidûment chez la
-maréchale de Luxembourg. En 1777, un soir, il rencontra par hasard chez
-la noble dame une jeune veuve très intelligente, très spirituelle, Mme
-de Sabran; elle venait d'avoir vingt-sept ans. Née en 1749,
-Françoise-Éléonore de Jean de Manville avait perdu sa mère de bonne
-heure et elle avait été élevée par son aïeule, Mme de Montigny. On lui
-fit épouser un officier de marine, M. de Sabran, qui avait cinquante ans
-de plus qu'elle, et dont elle eut deux enfants[127]. En 1775, M. de
-Sabran eut l'à-propos de mourir.
-
- [127] Le fils, Elzéar de Sabran, était né en 1774; la fille,
- Delphine, épousa le vicomte de Custine.
-
-Bien qu'elle ne possédât plus les attraits de la prime jeunesse et
-qu'elle ne fût pas précisément jolie, Mme de Sabran avait une
-physionomie si originale, tant de mobilité dans le regard, une grâce si
-piquante qu'elle séduisait au plus haut point. Et puis son esprit était
-comme son regard, pétillant, plein de verve, jamais en repos. Elle
-aimait les arts, et elle cultivait avec succès la musique, la peinture,
-la poésie.
-
-Dès leur première rencontre, Boufflers attaqua galamment et déploya
-toutes ses séductions. Mme de Sabran lui répondit avec tant d'esprit et
-d'agrément, elle montra une raison si droite et des connaissances si
-variées, que le chevalier ébloui s'éprit pour la jeune veuve d'un amour
-passionné.
-
-Bien entendu, dès le lendemain, Boufflers, comme c'était son devoir, se
-rendit chez elle pour lui présenter ses hommages; l'impression fut plus
-vive encore que la veille, et cette première visite fut suivie de
-beaucoup d'autres.
-
-Le chevalier n'avait point pour habitude de s'attarder aux préliminaires
-et de prolonger outre mesure la période du sentiment; il aimait, il
-n'avait pas lieu de se croire détesté, il demanda bien vite qu'«on
-couronnât sa flamme». Mais il eut la surprise de trouver chez Mme de
-Sabran un empressement moins grand. Certes elle ne cachait pas le
-penchant qu'elle éprouvait pour son adorateur, mais elle se trouvait des
-devoirs vis-à-vis d'elle-même, vis-à-vis de ses enfants et elle opposa
-une résistance absolue.
-
-Comme on ne pouvait sans crime rompre une idylle si touchante,
-Boufflers, qui était l'ingéniosité même et qui savait en plus que tout
-chemin mène à... Rome, proposa un moyen terme. Puisque le mot _amour_
-choquait et effrayait Mme de Sabran, rien n'était plus simple que de le
-remplacer par _amitié fraternelle_; on serait frère et sœur: quoi de
-plus pur, de plus touchant, et de quoi pouvait s'effrayer dans ces
-conditions l'âme la plus timorée. «Soit, répondit Mme de Sabran
-convaincue, ne m'aimez jamais que d'une amitié fraternelle et j'aurai
-toujours pour vous l'amitié d'une sœur.»
-
-Le pacte ainsi conclu, signé, et la paix faite, les relations se
-poursuivirent dans la plus confiante intimité. Pas un jour ne s'écoulait
-sans que le chevalier ne rendît visite à son amie dans sa maison du
-faubourg Saint-Honoré, et là, assis tous deux sous les grands arbres ou
-dans les bosquets du jardin, ils devisaient à perte de vue.
-
-Souvent Boufflers rime en l'honneur de la bien-aimée, mais, toujours
-original, il ne se croit pas obligé de lui décerner des louanges
-hyperboliques. Un jour il lui adresse cette chanson où il plaisante
-cette chevelure ébouriffée qui est un des traits caractéristiques de sa
-physionomie:
-
- AIR: _Nous sommes précepteurs d'amour_.
-
- Aux attraits les plus séduisants,
- A la beauté la plus soignée,
- Je préférerai constamment
- Qui donc?... Sabran la mal peignée.
-
- Sur sa raison, les envieux
- N'ont jamais pu trouver à mordre,
- Et ce n'est que dans ses cheveux
- Qu'on aperçoit quelque désordre.
-
- De l'amour, c'est un trait nouveau;
- Sabran, il venge son injure.
- N'ayant pu troubler ton cerveau,
- Il s'en prend à ta chevelure.
-
-Fort heureusement pour le frère et la sœur, cette touchante idylle fut
-brusquement interrompue, ce qui permit au pacte de durer au moins
-quelques mois. La France venait de promettre des secours aux insurgés
-américains et la guerre menaçait d'éclater entre le cabinet de
-Versailles et celui de Windsor.
-
-Il était question d'un débarquement sur les côtes d'Angleterre, et dans
-ce but l'on décida de réunir en Bretagne toute une armée. Le régiment de
-Chartres, que commandait en second Boufflers, fut désigné pour se rendre
-à Brest et le chevalier reçut l'ordre de l'y rejoindre.
-
-Donc Boufflers dut quitter sa sœur chérie; ce ne fut pas sans larmes,
-sans désespoir, le frère et la sœur s'aimaient si bien! mais il fallait
-obéir. L'on se promit naturellement de se garder une foi éternelle et de
-s'écrire souvent pour tromper les rigueurs de l'absence.
-
-Mme de Sabran est une des plus charmantes figures du dix-huitième
-siècle, c'est une créature délicieuse toute de passion, de charme, de
-tendresse, et si sensible, si femme, si aimante! Ses lettres sont
-exquises. A chaque ligne tombe de sa plume sans effort, à l'improviste,
-les pensées délicates, originales et d'un tour si heureux!
-
-Il semble même qu'elle ait le don d'inspirer son correspondant, car
-jamais le chevalier n'a l'esprit plus fin que quand il lui écrit[128].
-
- [128] La correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de
- Boufflers a été publiée en entier par M. H. de Magnieu et M.
- Prat. (Plon, Nourrit et Cie, 1875.) C'est à ce très intéressant
- volume que nous empruntons tous les extraits cités dans ce
- chapitre.
-
-Ses lettres respirent la passion la plus vive. On sent qu'il aime Mme de
-Sabran à la folie, qu'elle est tout pour lui. Son cœur déborde d'amour,
-et il le lui laisse voir en termes exquis: chaque mot est une caresse,
-chaque phrase un acte de foi et d'amour.
-
-Ces lettres sont si jolies, d'un sentiment si profond et si vrai, que
-nous ne pouvons résister au désir d'en citer quelques extraits; ils ne
-peuvent que contribuer à mieux faire connaître le caractère du
-chevalier:
-
-«...Mon Dieu, chère sœur, quand vous reverrai-je? Je suis comme un
-avare éloigné de son trésor: à la vérité il n'en jouissait pas, mais il
-le contemplait toute la journée... J'ai laissé chez vous mes
-connaissances et mes goûts. Tout ce qui me plaît est resté avec tout ce
-que j'aime...»
-
- * * * * *
-
-«Écrivez-moi un peu, chère et charmante sœur; je ne vivrai que de votre
-souvenir. Les prédicateurs et même les métaphysiciens ne vous ont-ils
-pas dit que si Dieu oubliait un moment le monde, il tomberait dans le
-néant? Vous êtes ce Dieu-là, et moi, je suis ce monde; ne m'oubliez
-pas...»
-
- * * * * *
-
-«...Adieu, ma sœur; jamais ce que je sens au dedans, en traçant ce nom
-de sœur, ne pourra être rendu. Adieu; souvenez-vous du besoin que j'ai
-de votre amitié. Elle me charme sans me suffire; elle a pour moi le
-prix que la sécheresse et la soif donnent à une goutte d'eau.»
-
- * * * * *
-
-«...Avant de vous connaître, j'avais souvent senti de l'ennui, mais
-jamais de regret. Pourquoi vous ai-je vue si tard? Pourquoi faut-il vous
-voir si peu? Pourquoi l'absence est-elle si longue et la vie si
-courte?...»
-
- * * * * *
-
-«Laissez-moi vous dire, si je puis, tout le plaisir que m'a fait votre
-dernière lettre... Vous êtes comme cette pauvre Médée qui veut le bien
-et qui fait le mal; vous charmez, vous rajeunissez tout ce qui vous
-entoure, il ne vous manque qu'un Jason. Pour moi, je suis tantôt le
-bonhomme à qui vous rendez ses premiers ans, tantôt le vieux bélier dont
-vous faites un agneau, tantôt ce pauvre frère que vous mettez en pièces,
-mais je ne suis jamais celui que je voudrais être.»
-
- * * * * *
-
-«...Mon secrétaire arrive en ce moment avec une troisième lettre de vous
-qui me transporte de reconnaissance. Ne vous lassez pas, ne vous
-dégoûtez pas de moi, mon amie; jurez-moi que jamais vous ne vous dédirez
-de ce que vous me dites de charmant. Ce mot _nécessaire_, dont vous vous
-servez pour votre vieil ami, ne sortira jamais de sa pensée. Tous les
-rois de la terre se réuniraient pour me combler d'honneurs et de biens,
-qu'ils ne me feraient jamais goûter une joie comparable à celle que ce
-mot-là m'a causée. Je crois même qu'un triomphe m'en ferait moins, car
-la gloire ne nous vaut pas.
-
-«Adieu, ma sœur; j'ai besoin de vous comme on a besoin d'air en été et
-de soleil en hiver. Adieu encore; je vous baise en bon père, en bon
-frère et en ami suspect.»
-
- * * * * *
-
-Si Boufflers a consenti à s'éloigner quand l'exil lui était si cruel, ce
-n'est pas qu'il soit poussé par l'ambition ou par un ardent désir de
-gloire; en vérité ce ne sont là que des prétextes, mais qui lui
-permettront de se montrer digne du bien suprême, de celui qu'il souhaite
-par-dessus tout, et que Mme de Sabran connaît mieux que personne.
-
-Malheureusement, jusqu'à présent, il n'a guère eu l'occasion de montrer
-sa valeur. Toute son activité se borne à quelques déplacements; on
-l'envoie de Brest à Saint-Malo, de Saint-Malo à Landerneau, mais sans
-but, sans utilité, et il s'ennuie très fort.
-
-«Je suis arrivé en grande hâte pour ne rien faire. Il n'est pas plus
-question de se battre en Bretagne qu'au couvent de la Visitation, et il
-paraît que nous en serons quittes, non pas pour la peur, mais pour
-l'ennui.»
-
-Et il lance cette jolie boutade:
-
-«Mourir n'est rien, se battre est assez joli, mais s'ennuyer est
-affreux.»
-
-Mme de Sabran s'étant permis quelques plaisanteries sur ces guerriers
-qui passent leur temps dans les loisirs de la vie de garnison et se
-croisent les bras, son «frère» lui écrit:
-
-
- «Landerneau, 2 mars.
-
-«Vous vous égayez un peu sur notre guerre de Bretagne; on voit bien que
-vous n'y êtes pas. Savez-vous qu'il n'y manque que des ennemis? car
-d'ailleurs, nous avons un général, un maréchal des logis, un état-major,
-un équipage d'artillerie et de vivres, et nous nous appelons l'_armée de
-Bretagne_. Je vous prie dorénavant d'en parler avec le respect qui
-convient à une armée, ou bien je proposerai pour vous punir de mettre
-quelqu'un de mon régiment à discrétion chez vous...»
-
-Si l'armée de Bretagne ne joue en réalité aucun rôle utile, les généraux
-cependant ne la laissent pas dans l'inaction; les ordres, les
-contre-ordres sont incessants, les régiments sont morcelés, réunis,
-divisés de nouveau, ils vont, reviennent, sans plan, sans but; bref la
-confusion est extrême et le désordre à son comble.
-
-Boufflers n'a d'autre consolation dans sa détresse que de penser à sa
-«sœur», et de se rappeler les heures si douces passées près d'elle dans
-cette délicieuse demeure du faubourg Saint-Honoré qui a vu naître et
-grandir leur mutuelle tendresse:
-
-«Les tristes colonels de Bretagne se flattent de revenir au mois de
-juin, lui écrit-il, mais je n'en crois rien. Il y avait bien plus de
-raisons de ne pas partir de Paris que pour y retourner. Mon imagination
-est toute tendue de noir... Quelquefois pour me distraire, je me
-transporte à la maison fraternelle. Je vois d'ici des livres, des
-tableaux, des plumes, des couleurs, des arbres verts, un pavillon, de
-grandes promenades; j'aperçois entre les arbres une espèce de petite
-nymphe qui se promène un livre à la main, et je cours à sa rencontre.
-Quel bonheur que ce soit ma sœur! Quel dommage que ce ne soit que ma
-sœur!»
-
-Cet éloignement de la femme qu'il aime, cette vie oisive et sans but des
-camps, cette activité factice qui ne mène à rien, finissent par avoir
-raison de la santé du chevalier; le physique et le moral sont à
-l'unisson, c'est-à-dire que tous deux vont fort mal.
-
-Il avoue à son amie son triste état et elle lui répond pour le
-réconforter:
-
-
- «8 mai 1778.
-
-«Ne me parlez point de votre tristesse ni de vos souffrances, mon frère,
-tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes; même votre fluxion
-et votre mal de dents. Si vous n'étiez jamais malade, vous ne sentiriez
-point le prix de votre santé; et si vous ne quittiez jamais vos amis,
-vous n'éprouveriez pas le plaisir qu'on a de les revoir après une longue
-absence. Telle est la condition humaine.
-
-«Il n'est pas de plaisir sans peine, et souvent la somme des peines
-passe celle des plaisirs; mais, n'importe, il faut nous croire heureux,
-malgré le sort, malgré nous-mêmes, et prendre notre parti sur ce bonheur
-parfait qui ne peut exister. Vous me direz que j'en parle bien à mon
-aise, moi qui n'ai rien à désirer; il est vrai que je suis heureuse,
-mais je suis bien persuadée que notre bonheur est en nous-même et
-qu'avec de la raison et de la philosophie, on n'est point malheureux
-dans ce monde, ou très difficilement...»
-
-Quelquefois la correspondance des deux amis roule sur des sujets plus
-intimes. Un jour Mme de Sabran avoue à son «frère» qu'elle a été
-s'agenouiller au tribunal de la pénitence et elle lui raconte cet
-événement en termes exquis:
-
-
- «25 avril 1778.
-
-«J'ai véritablement besoin aujourd'hui de causer avec vous, mon frère,
-pour m'égayer et me distraire d'une certaine visite que je viens de
-faire, et quelle visite! une visite que l'on ne fait que dans un certain
-temps, aux genoux d'un certain homme, pour avouer de certaines choses
-que je ne vous dirai pas. J'en suis encore toute lasse et toute
-honteuse. Je n'aime pas du tout cette cérémonie-là. On nous la dit très
-salutaire et je m'y soumets en femme de bien.»
-
-Le chevalier lui répond avec non moins d'esprit et de finesse:
-
-
- «Mardi.
-
-«Comment, charmante petite Magdeleine, vous sortiez du confessionnal et
-vous y aviez dit beaucoup de choses que vous ne me diriez pas, à moi qui
-vous dirais tant de choses que mon confesseur ne saura jamais! Mon
-Dieu! que je suis piqué de n'avoir été pour rien dans vos propos! et que
-disait cet homme qui vous voyait à ses genoux? Que n'étais-je votre
-confesseur! Que n'ai-je été votre péché! Que ne suis-je votre pénitence!
-
-«Adieu, ma sœur, je suis enrhumé du cerveau et de la poitrine; je
-tousse comme un loup et je pleure comme un veau. Si vous en aviez eu
-autant, cela vous aurait fait bien de l'honneur au tribunal de la
-pénitence.»
-
-L'activité de sa correspondance avec Mme de Sabran n'empêchait nullement
-le chevalier de donner de ses nouvelles aux autres personnes de sa
-famille et particulièrement à Mme de Boisgelin. C'est elle également
-qu'il prenait pour confidente de l'ennui mortel qu'il éprouvait dans
-cette Bretagne où, pas plus dans le présent que dans l'avenir, il ne
-voyait rien à espérer. Il lui écrit en 1778[129]:
-
-
- «3 mars.
-
-«J'envie bien le vicomte de la Tour du Pin qui tourne le derrière à la
-Bretagne et le devant à Paris, mais il paraît par sa permission d'aller
-se marier, qui n'est que pour dix-sept jours, que nous pensons à
-l'Angleterre. On arme les gros vaisseaux sans oublier les autres et les
-nouvelles d'aujourd'hui sont toutes martiales.
-
-«Malgré tout cela je n'en crois rien, nous ferons bien des semblants
-avant de faire rien de ressemblant à une véritable guerre.
-
-«Mille choses de ma part à tout ce qui a la bonté de m'aimer, et ne
-cessez pas de vous informer si jamais les colonels de Bretagne auront la
-permission de revenir.
-
-«Adieu, mon pauvre enfant, votre dernière lettre était le plus joli rêve
-enfanté par le plus doux sommeil, mais soyez plus éveillée une autre
-fois pour me mander des nouvelles.»
-
- [129] Toutes les lettres de Boufflers à sa sœur citées dans ce
- chapitre nous ont été communiquées par M. le comte de
- Croze-Lemercier.
-
-L'événement cependant ne tarde pas à donner tort aux pressentiments du
-chevalier. Il apprend tout à coup que le duc de Chartres a quitté Paris
-incognito et qu'il vient visiter son régiment. Il mande à sa sœur
-l'arrivée du prince:
-
-
- «Landerneau, 15 juin 1778.
-
-«Je suis dans les ennuis et dans les affaires jusqu'au cou, il faut que
-je loge et que je nourrisse M. le duc de Chartres qui arrive tout à
-l'heure, et je n'ai ni maison ni cuisine; tout ira à la volonté de celui
-qui lit dans les cœurs et dans les casseroles, car j'ai fait de mon
-mieux et s'il ne m'aide pas, je n'aurai fait que de l'eau claire.
-
-«Tout le monde est effaré de notre arrivée ici; il n'y est pas plus
-question de guerre que de vendanges, et jamais il n'y aura eu d'armée
-aussi tranquille que la nôtre.
-
-«Je vous donnerai des nouvelles au premier moment libre que j'aurai, en
-attendant comptez pour moi sur beaucoup d'ennuis et fort peu de dangers.
-
-«Adieu, ma haute sœur, je vous aime de la tête aux pieds, cela
-s'appelle un grand amour.»
-
-L'arrivée du duc de Chartres à Landerneau était cependant le prélude de
-graves événements. Une flotte de trente-deux vaisseaux et de huit
-frégates était réunie à Brest sous les ordres du comte d'Orvilliers et
-elle se prépara à prendre la mer. Le duc reçut le commandement d'une
-division. Boufflers sollicita vainement du prince l'autorisation de
-l'accompagner, il n'éprouva qu'un refus formel.
-
-«Je suis bien fol d'aimer la gloire, écrit-il tristement, elle ne veut
-pas de moi. Le plaisir va bientôt être du même avis. Il faudra me mettre
-à la raison pour toute nourriture.»
-
-Quand la flotte fut sortie du port, elle ne tarda pas à se rencontrer
-avec l'amiral Keppel, qui était venu au-devant d'elle. La bataille fut
-vive et sanglante, mais aucun vaisseau ne fut pris, et chacun se retira
-sans qu'il y eût un résultat définitif.
-
-La flotte française rentra à Brest pour réparer ses avaries, et le duc
-de Chartres partit pour Versailles porter la nouvelle de ce que nous
-regardions comme une victoire.
-
-Le duc fut reçu à Paris aux acclamations du public, mais cet
-enthousiasme fut de courte durée. On reprocha au prince de n'avoir pas
-compris un signal qui devait lui faire couper la ligne ennemie, et aux
-éloges succédèrent les épigrammes. Toute la campagne se borna à cet
-épisode assez insignifiant.
-
-Quant à l'armée de Bretagne, elle continua son existence triste et
-monotone.
-
-Enfin, au mois de septembre, Boufflers apprend avec une joie indicible
-que son long exil va se terminer et que son régiment est désigné pour
-tenir garnison à Douai. Ce n'est pas encore ce qu'il souhaiterait, mais
-il se rapproche de Paris, de Mme de Sabran, et sa joie est extrême.
-
-Il obtient même un congé pour aller voir sa mère en Lorraine, et comme
-il doit forcément traverser la capitale, on le charge de dépêches pour
-la Cour.
-
-Il écrit à sa sœur pour lui annoncer son arrivée et l'informer en même
-temps qu'il s'est arrêté à Rennes, chez son mari, où il a été fort
-apprécié.
-
-
- «Samedi.
-
-«Je suis tout près, ma fille, et j'arrive de loin avec une faim et une
-soif mortelles de te voir et de t'embrasser; si tu es à Versailles,
-fais-le-moi dire par Oblin, qui me précède pour s'en informer; ne me
-fais rien dire si tu n'y es pas.
-
-«J'ai très bien réussi à Rennes, même dans la maison où tu réussis le
-moins; j'avais pris tant de crédit que si tu étais venue, je crois que
-je t'aurais fait faire un petit Boisgelin, qui aurait fait pièce à bien
-des petits Boisgelin. Dis à ta voisine, la dame d'honneur, que sauf
-l'honneur, je l'aime de tout mon cœur; je me souviens que la première
-vue doit m'en coûter un louis et je trouve que c'est bon marché.
-
-«Si tu avais eu de l'esprit, tu aurais pris et même mis un de mes habits
-pour m'attendre à Versailles, car il est possible que les dépêches
-d'Oblin à Lafleur ne soient pas arrivées, et que je me trouve à la Cour
-en habit de postillon, pour marquer mon empressement.
-
-«Adieu, ma fille, je t'aime de bout en bout, et il y a loin, même sans
-la coiffure. Mon papier et mon encre ainsi que ma plume ne valent pas
-grand'chose, mais je me sers de ce que j'ai, encore bien heureux, car
-cela ne m'arrive pas souvent.»
-
-Le séjour du chevalier à Paris fut ce qu'il devait être; il revit Mme de
-Sabran, et leur mutuel attachement, surexcité encore par l'absence, ne
-fit que croître. L'heure approchait de la chute inévitable.
-
-Après quelques jours de bonheur, Boufflers repart pour la Lorraine. Il
-passe une journée chez le comte de Bercheny, à Luzancy, un vieil ami de
-sa famille, et c'est de là qu'il écrit à Mme de Sabran:
-
-«Je me suis arrêté hier à Luzancy, chez le comte de Bercheny, et pour la
-première fois je me suis surpris un mouvement de jalousie. Je l'ai vu
-occupé de sa femme et de sa terre, heureux du bonheur que j'ai toujours
-désiré et que je n'aurai jamais. Il fait des choses charmantes; il passe
-sa vie à en jouir, à s'en applaudir, à en projeter de nouvelles. Sa
-femme a l'air de prendre part à tout et d'aimer la campagne autant que
-lui. Je me demandais: quel bien cet homme-là a-t-il fait pour être aussi
-bien traité par le sort, et quel crime ai-je commis pour l'être aussi
-mal? Voilà le poison qui s'est glissé dans mes veines et qui agit
-encore.»
-
-Enfin il arrive à la Malgrange, il revoit sa mère qui l'y attend et il
-est si heureux de la retrouver, qu'ils ne se quittent pas: «Elle est
-dans ma chambre quand je ne suis pas dans la sienne», écrit-il. Sa
-présence même fait naître dans son esprit mille rêves d'avenir qu'il ne
-peut se défendre de confier à la femme qu'il adore.
-
-
- «De Lorraine.
-
-«Je ne suis pas si découragé que le jour où je vous ai écrit de ma
-route, ma chère sœur. Mon voyage s'est mieux passé que je ne m'y
-attendais, et j'ai revu ma mère avec autant de plaisir que si je ne vous
-avais pas quittée. La Lorraine est si charmante que j'ai eu regret en la
-revoyant que votre neveu eût obtenu l'évêché de Laon. Vous seriez venue
-dans mon pays, vous auriez connu ma mère, vous l'auriez aimée comme
-votre mère, et elle vous aurait aimée comme sa fille. Tout cela fait
-naître en moi des idées bien riantes, qui font place ordinairement à des
-réflexions bien tristes... Si vous n'êtes pas toujours la meilleure des
-sœurs, je serai le plus malheureux des hommes.
-
-«J'ai revu ma pauvre Malgrange: je n'en ai plus que la moitié, j'ai cédé
-la plus jolie à M. de Bauffremont, mais ce qui m'en reste me plaît
-encore. Ma maison est simple et pauvre, mais propre et gaie. Il y a dans
-ma cour un marronnier d'Inde planté par la sœur de Henri IV, sous
-lequel on mettrait cent cinquante hommes à couvert. J'ai un petit jardin
-qui est terminé par un bois d'environ cent pas de tour, où l'on peut
-faire une demi-lieue sans revenir sur ses pas; j'ai une figuerie, une
-serre, une quantité de cerisiers couverts de fleurs. Je vais avoir trois
-ou quatre moutons sous mes fenêtres, qui seront enfermés dans un
-treillage de fil d'archal si clair, qu'ils ne s'en douteront pas, et
-feront comme les hommes qui se croient libres, parce qu'ils ne voient
-pas leurs chaînes, et qui pensent faire leur volonté en suivant le cours
-des choses.
-
-«Si je suis au monde quand vous ne serez plus jeune, je vous proposerai
-d'acheter à nous deux une maison de campagne, pour que vous connaissiez
-une fois tous les plaisirs qui vous auront manqué jusqu'alors. Vous ne
-savez pas qu'on peut avoir des sentiments maternels pour des arbres,
-pour des plantes, pour des fleurs; vous ne savez pas qu'un jardin est un
-royaume, où le prince n'est jamais haï et où il jouit de tout le bien
-qu'il fait.
-
-«Votre jardin de Paris ne vous donne pas l'idée de tout ce bonheur-là.
-Ce n'est qu'un chemin planté qui mène à votre pavillon; vous ne
-connaissez aucun de vos arbres et vous leur faites couper la tête, bras
-et jambes sans y penser. Vous changerez bien d'avis quand vous saurez,
-comme moi, que les arbres ont du sentiment et qu'ils s'aperçoivent du
-bien et du mal.
-
-«Aussi je me promets bien de travailler ce soir comme un cheval, pourvu
-que je ne dorme pas comme une marmotte[130].»
-
- [130] _Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de
- Boufflers._ Plon-Nourrit, 1875.
-
-Mme de Sabran avait un neveu, Mgr de Sabran, évêque de Laon, qui fut
-toujours excellent pour elle et pour ses enfants. C'était un véritable
-prélat de l'ancien régime, moins occupé de la messe et de son bréviaire
-que de ses plaisirs[131]. Il possédait près de Laon, à Anisy, un château
-où Mme de Sabran et ses enfants faisaient chaque année de longs séjours.
-
- [131] La Révolution le chassa de France et il mourut en 1811, en
- Pologne, chez la princesse Lubomirska.
-
-Mme de Sabran, en femme aimante, ne cherchait que les occasions de se
-rapprocher de son ami; elle le savait en Lorraine, elle vint donc
-aussitôt s'installer à Anisy et elle eut l'adresse d'obtenir de son
-neveu une invitation pour le chevalier.
-
-L'isolement de la campagne, la fréquentation journalière et incessante,
-finirent par amener ce que n'avaient pu obtenir les plus ardentes
-prières. Bien que le palais épiscopal ne parût pas particulièrement
-désigné pour le dénouement de l'idylle, au bout de peu de jours l'amitié
-fraternelle avait cédé la place à l'amour, et le frère et la sœur
-s'adoraient le moins platoniquement du monde. Ce fut pour tous les deux
-un rêve sans nom, une période d'amour délicieuse; les heures
-s'envolaient sans qu'ils y songeâssent; un jour vint cependant où il
-fallut penser au retour; la famille, le régiment, les affaires, les
-mille nécessités de l'existence vinrent troubler les tendres amants dans
-leur rêve étoilé et les rappeler à la réalité.
-
-Mme de Boisgelin était au courant de la passion si violente du
-chevalier, mais ne l'avait pas trop bien prise.
-
-Mue par un sentiment de jalousie qu'elle ne pouvait surmonter, elle la
-blâmait même absolument. Elle aimait beaucoup son frère et elle
-éprouvait pour lui des sentiments très exclusifs. Quand elle vit que sa
-nouvelle inclination n'était pas une de ces fantaisies éphémères dont il
-était coutumier, mais bien un attachement des plus sérieux, elle prit en
-haine Mme de Sabran, et tout en ménageant les apparences, fit tout ce
-qui dépendait d'elle pour rompre cette liaison qui lui portait
-ombrage[132].
-
- [132] Mme de Sabran n'ignorait pas l'hostilité de Mme de
- Boisgelin. Elle écrivait un jour au chevalier: «Je redoute ta
- sœur et le désir qu'elle a toujours de t'éloigner de moi.»
-
-C'est en raison de ces sentiments qu'elle se garde d'écrire à son frère
-pendant son séjour à Anisy. Le chevalier, qui ne devine pas, s'étonne de
-ce long silence et il s'en plaint, en même temps qu'il lui annonce son
-retour prochain:
-
-
- «Anisy, par Pinon, samedi 9.
-
-«J'espère, ma bonne enfant, qu'on se tromperait beaucoup sur notre
-amitié si on en jugeait par notre correspondance et que, pendant que
-d'autres ne sentent pas un mot de ce qu'ils disent, nous ne disons pas
-un mot de ce que nous sentons. Je pourrais dire en ma faveur que les
-torts sont au moins partagés, mais je les aimerais mieux tous de mon
-côté, parce que je suis bien plus sûr de l'excès de ma paresse que de
-l'excès de la tienne.
-
-«Quoi qu'il en soit, pardonnons-nous et aimons-nous, puisque nous ne
-pouvons faire autrement. J'espère te voir dans peu de jours et j'en sens
-d'avance le plaisir; mande-moi ici si tu seras à Paris du 16 au 17, et
-fais-moi préparer un excellent souper pour dimanche au plus tard, car
-peut-être viendrai-je le manger samedi.
-
-«Je voudrais, en attendant, que tu m'écrivisses une lettre de mille ou
-douze cents pages qui m'instruisît de tout ce qui s'est passé et de tout
-ce qui se passe à Paris, car j'y serai aussi étranger à mon arrivée
-qu'un colonel chinois. Voilà près d'un mois que je suis toujours en
-course et que je ne reçois de nouvelles de personne; c'est à toi à
-suppléer à tout et même à réparer toutes mes négligences, mais ce serait
-une tâche au-dessus de tes forces.
-
-«Il ne s'en est fallu de rien qu'en partant d'ici je ne tournasse du
-côté de la Lorraine, dont je ne sais rien depuis six semaines, mais
-j'ai peur que ma mère ne soit encore à Scey-sur-Saône ou ailleurs, et je
-remets mon voyage à l'hiver prochain, d'autant plus que les affaires de
-mon régiment d'une part, et de l'autre la promotion qu'on dit prête à
-paraître, exigent ma présence à Paris.
-
-«Parle de moi à tes amis, parle de moi à tes parents, parle de moi à ton
-chat, je ne veux être oublié de personne.
-
-«Adieu, grande Boisgelin; souviens-toi de m'aimer comme si je le
-méritais, et recommande à Mmes les maréchales d'en faire autant.»
-
-Donc, forcé par les circonstances, le chevalier quitte Anisy, la mort
-dans l'âme; il se rend à Paris, puis à son régiment. Les deux amants
-n'ont plus d'autre consolation que la correspondance, et ils y ont
-recours presque chaque jour. Le ton naturellement est changé, il est
-plus intime qu'autrefois; ils s'aiment, ils s'adorent, et ils trouvent
-pour témoigner leur passion réciproque les expressions les plus
-heureuses, les plus charmantes. Les lettres de Mme de Sabran sont
-exquises de simplicité et de tendresse profonde.
-
-«Non, mon enfant, je n'ai que faire de ton illusion; notre amour n'en a
-pas besoin; il est né sans elle et il subsistera sans elle; car ce n'est
-sûrement pas l'effet de mes charmes, qui n'existaient plus lorsque tu
-m'as connue, qui t'a fixé auprès de moi; ce n'est pas non plus tes
-manières de Huron, ton air distrait et bourru, tes saillies piquantes
-et vraies, ton grand appétit et ton profond sommeil quand on veut causer
-avec toi, qui m'ont fait t'aimer à la folie: c'est un certain je ne sais
-quoi qui met nos âmes à l'unisson, une certaine sympathie qui me fait
-penser et sentir comme toi. Car, sous cette enveloppe sauvage, tu caches
-l'esprit d'un ange et le cœur d'une femme. Tu réunis tous les
-contrastes, et il n'y a point d'être au ciel et sur la terre qui soit
-plus aimable et plus aimé que toi.»
-
-Quelques jours plus tard, elle écrit encore:
-
-«Je vois avec plaisir que tout ce qui m'appartient de près ou de loin
-t'aime, non pas autant que moi, car je t'aime pour mille. J'ai pour toi
-tous les sentiments; je t'aime comme ta mère, comme ta sœur, comme ta
-fille, comme ton amie, comme ta femme, et mieux encore, comme ta
-maîtresse. Je t'aime tant, que je ne pense qu'à cela, et que sur tout le
-reste, je suis d'une insouciance qui ressemble comme deux gouttes d'eau
-à la mort. Tu es l'âme qui anime mon corps; je ne peux être affectée que
-par toi; tu dispenses à ton gré le bien et le mal qui m'arrivent, et je
-ne peux plus connaître le bonheur à moins que tu ne t'en charges. Songe
-bien à cela, mon enfant; tu as trop de raison à présent et trop
-d'expérience pour ne pas sentir, comme moi, qu'il n'en existe pas dans
-ce monde, sans une amie, dont l'esprit, le cœur et l'âme soient en
-commun avec nous. Eh! dis-moi, qui est-ce qui partage mieux que moi tous
-tes sentiments, tous tes goûts et toutes tes opinions? D'après cela,
-aime-moi donc, ne fût-ce que pour ton bonheur; je te promets de le faire
-et d'y employer le reste de ma vie[133].»
-
- [133] _Correspondance de Mme de Sabran avec le chevalier de
- Boufflers._ Plon-Nourrit, 1875.
-
-
-
-
-CHAPITRE XVII
-
-1778-1779
-
- Maladie grave de Mme de Boufflers.--Correspondance avec
- Panpan.--Supplique de Panpan pour obtenir une pension.
-
-
-Pendant le séjour de Voltaire dans la capitale, Mme de Boufflers avait
-fait à deux reprises différentes, et à quelques jours seulement
-d'intervalle, le voyage de Nancy à Paris; en apparence elle avait
-supporté assez aisément cette grande fatigue, mais à peine était-elle de
-retour à Nancy, qu'elle fut prise d'une crise d'estomac violente, si
-violente même que son entourage fut pendant quelques jours extrêmement
-inquiet. Fort heureusement le chevalier se trouvait par hasard à la
-Malgrange, il accourut auprès de sa mère qu'il adorait, et il l'entoura
-des soins les plus intelligents et les plus tendres.
-
-Mme de Boisgelin était retenu à Versailles par les soins de sa charge,
-et on lui cacha combien l'état de sa mère était grave.
-
-Dès qu'il y eut un peu de mieux, le chevalier voulut la mettre lui-même
-au courant de la situation. Il lui écrivait:
-
-
- «Ce samedi 19.
-
-«Tant que je n'avais que mes inquiétudes à te communiquer, chère enfant,
-je ne t'ai rien mandé; je n'aurais fait que t'affliger, te troubler,
-peut-être te faire venir ici inutilement.
-
-«Dès que les grandes alarmes ont cessé, je t'ai écrit un petit mot au
-bas de la lettre de M. Marcel, et ce petit mot a dû te prouver qu'on ne
-t'avait pas tout dit jusque-là.
-
-«Il paraît que M. Dubreuil s'est trompé, qu'il n'y a absolument rien à
-la matrice, que tout tenait et tient encore à un engorgement à
-l'intestin qu'on appelle cœcum, et que cet embarras se prolongeait
-au-dessous de l'estomac et pouvait d'un moment à l'autre gêner les
-fonctions vitales. On croit l'obstruction ancienne, mais elle était
-irritée et augmentée par les suites nécessaires d'une constipation
-absolue, de plus de vingt-cinq jours, pendant lesquels notre pauvre mère
-a fait deux fois le chemin d'ici à Paris, sans compter les fatigues du
-séjour, pires que celles du voyage.
-
-«Je croyais tout rétabli il y a trois jours, mais les accidents ont
-recommencé avant-hier, à la vérité moins forts. Hier elle a pris de la
-magnésie bien malgré elle, mais elle s'en trouve mieux sans trop en
-convenir. Sa force diminue et son courage se lasse; elle déteste la
-médecine, le médecin, le régime, elle ne trouve de goût qu'aux choses
-qu'on lui défend de manger; il faut avec elle beaucoup de patience et un
-peu de ruse; il est vrai que par sensibilité pour les soins que je lui
-rends, elle devient un peu plus traitable, mais ceci n'est pas encore au
-point où il le faudrait, et je vois aisément tout ce qu'il lui en coûte.
-
-«Si cela se soutient encore huit ou dix jours, je pourrai retourner à
-Paris, où je sais trop combien j'ai à faire, mais je sens encore plus
-combien j'ai à faire ici.
-
-«...Adieu, chère enfant, mets des points, des virgules, et de
-l'orthographe dans ma lettre, car je n'en ai pas le temps, je n'ai que
-celui de t'embrasser encore.»
-
-Quelques jours après le chevalier écrit de nouveau:
-
-«Ma mère n'est ni mieux ni plus mal; elle a presque régulièrement un bon
-et un mauvais jour. Cependant, malgré les inquiétudes qu'elle donne à
-tout le monde, je commence à me flatter d'une vraie guérison, car il
-paraît démontré que le siège du mal est à l'estomac, et que tout tient à
-des vaisseaux engorgés et engourdis qui n'absorbent point assez les sucs
-que l'on nomme _gastriques_, et le médecin se propose de lui donner le
-quinquina, malgré le préjugé où l'on est que ce remède est la cause des
-obstructions.
-
-«Ma mère a toujours un peu d'humeur, beaucoup d'ennui et des idées
-noires qu'elle s'efforce de cacher; la journée d'hier a été fâcheuse,
-elle a eu des crachements dès le matin, elle a senti des angoisses et
-des maux de cœur; elle en a été accablée après pendant deux heures;
-ensuite elle s'est remise au jeu et à la conversation.
-
-«Adieu, chère Catherine, c'est aujourd'hui ta fête; je te la souhaite,
-comme je te la donnerais si j'étais Dieu, le Roi, ou seulement mon
-beau-frère.
-
-«Embrasse tout le faubourg Saint-Germain de ma part.»
-
-Dès qu'elle se sentait un peu mieux, Mme de Boufflers reprenait le
-dessus avec une rapidité étonnante. Un moment on la croyait au plus mal,
-une heure après on la trouvait installée au trictrac, causant le plus
-aimablement du monde.
-
-Cependant l'amélioration persistait et tout faisait espérer la fin de
-ces pénibles accidents.
-
-Le chevalier écrit à Mme de Boisgelin:
-
-
- «Ce lundi 29.
-
-«Tout va bien, ma fille, et je commence à espérer une guérison prochaine
-et parfaite. Les accidents sont moindres de jour en jour; les mauvais
-jours sont déroutés. Hier devait en être un et c'est le meilleur que
-nous ayons eu depuis le retour et même depuis longtemps avant le voyage.
-Nous devions prendre aujourd'hui un grain d'ipécacuanha, mais nous avons
-jugé à propos de retarder jusqu'au moment où le besoin serait plus
-indiqué, car, quand la nature suffit à la guérison, il ne faut point y
-joindre la pharmacie...»
-
-(De la main de Mme de Boufflers.)
-
-«J'ai été désolée, ma bonne fille, en lisant votre lettre du 25; je me
-suis presque reproché de me porter si bien. Chargez-vous de donner de
-mes nouvelles à votre oncle et à votre tante, parce que j'écris
-alternativement à l'un de vous trois.»
-
-Enfin l'on est complètement maître de la maladie:
-
-«Rassure-toi pleinement, ma chère fille, mande le chevalier à sa sœur,
-la journée s'est encore très bien passée; il ne reste presque plus de
-crachements, aucune angoisse, aucune douleur, très peu de goût de levain
-dans la gorge et à peine un faible ressentiment de l'embarras dans les
-intestins. Je compte que demain ou après la maladie sera non seulement
-guérie mais même oubliée, car un jour peut plus dans la convalescence de
-ma mère qu'un mois ne ferait dans celle de tout autre. Encore une fois,
-plus d'inquiétudes ni de scrupules, on n'a plus besoin de toi, quoiqu'on
-t'aime à la folie.»
-
-Dès qu'il a appris la maladie si grave de Mme de Boufflers, Panpan,
-moins égoïste que d'habitude, est accouru pour tenir compagnie à son
-amie. Aussi est-ce à lui que s'adressent les intimes de la maison pour
-avoir des nouvelles; presque chaque jour il envoie un bulletin à la
-«céleste» Durival.
-
-Mme de Brancas n'est guère moins anxieuse, elle charge Cerutti de
-demander en hâte des nouvelles. Mais Mme de Boufflers est déjà hors
-d'affaires et dans son ravissement, c'est en vers que Panpan répond à la
-demande de Cerutti:
-
- Eh! mon dieu! mon charmant ami,
- Que de choses il faut vous dire!
- Pour vous satisfaire à demi,
- Tout un jour il faudrait écrire.
- Le moyen de vous dire, non?
- De notre adorable duchesse
- Vous empruntez l'ordre et le nom
- Pour tyranniser ma paresse.
- De mon autre Divinité
- Elle veut savoir des nouvelles.
- Une fièvre des plus cruelles
- Avait attaqué sa santé.
- De cet accident éphémère,
- Grâce au ciel, il n'est rien resté;
- Elle a recouvré sa gaîté,
- Et repris tous ses droits de plaire.
- Je la quitte, elle va jouir
- D'un renouvellement de vie.
- Un nouveau genre de plaisir,
- C'est une santé mieux sentie.
- De retour au coin de mon feu,
- Dépensant sottement la mienne,
- Platement épris d'un plat jeu,
- J'attends que la goutte revienne,
- Je l'attends, et je la crains peu
- Jusqu'à présent; mais courte et bénigne,
- Patiemment j'en sens l'effet,
- Elle sait que je suis peu digne
- Du triste honneur qu'elle me fait[134].
-
- [134] Mss. de la Bibliothèque de Nancy. Papiers de Devau.
-
-A peine remise de la grave indisposition qui a tant alarmé ses enfants
-et ses amis, Mme de Boufflers reprend avec Panpan sa correspondance à
-bâtons rompus. Il est question de tout dans ces lettres, mais surtout du
-petit cercle intime dans lequel ils vivent, de Mme de Brancas, de Mme de
-Lenoncourt, de Mme Durival, de Thérèse, de Marianne, de Manon, etc.,
-etc.; leurs moindres occupations prennent à leurs yeux une importance
-considérable et deviennent le sujet de longues discussions.
-
-
- «Nancy, 15 juin 1778.
-
-«Mon cher Veau, dès que tu parles de venir, tout est oublié et je me
-réjouis. Mais je voudrais bien savoir qui vous donne les airs de vous
-tourmenter comme si cela appartenait à tout le monde.
-
-«Voilà la lettre de Mme L. M. de la Fare me mande qu'il compte venir
-lundi 19, dîner à Fléville. Si je lui envoyais le carrosse, en
-profiteriez-vous? Sur cela ne vous gênez pas, parce que je ne veux pas,
-pour quelques jours de différence, que vous m'arriviez de mauvaise
-humeur. Je veux mon Veau avec tous ses charmes, parce qu'il faut que je
-l'aime par-dessus tout.
-
-«Savez-vous ce que fait votre Durival depuis ce matin? Elle collationne
-les mémoires de M. de Bellegarde avec M. Boutillier.
-
-«Je suis en commerce de lettres avec M. Delisle, et il m'a envoyé des
-lettres pour vous[135].»
-
- [135] Delille avait composé pour la marquise les vers suivants:
-
- Jadis j'ai chanté le jardin
- Du bon Adam; je préfère le vôtre.
- Tout fut perdu dans le premier Éden,
- Tout semble réparé dans l'autre.
-
-
- «Nancy, 24 juin.
-
-«Voilà M. d'Autichamp[136] qui implore ma protection pour obtenir la
-grâce de louer votre maison jusqu'au 1er novembre. Je lui ai presque
-promis que vous y consentiriez.
-
- [136] M. le vicomte d'Autichamp de Beaumont avait épousé Mlle de
- la Galaizière.
-
-«Ma Durival dit que vous êtes trop heureux de gagner 15 louis comme en
-dormant, tandis qu'elle ne fait que perdre son argent en veillant. Il
-faut vous dire qu'elle a pris un tel goût pour le jeu en général, et en
-particulier pour le reversi, qu'elle joue depuis dîner jusqu'à souper,
-et depuis souper jusqu'à minuit, de manière qu'on ne jouit d'elle que le
-matin.
-
-«Adieu, mon aimable Veau.»
-
-
- «Nancy, 12 juillet 1778.
-
-«J'ai reçu hier votre lettre du 10. Je n'ai pas vu Mme Durival depuis,
-mais je sais déjà sa réponse: _elle ne voudrait pas vous déranger_.
-
-«Elle a été hier matin voir la duchesse avec l'évêque de Saint-Dié[137],
-sans rester à dîner. Je la trouve fort changée et je crois que son
-bâtiment y contribue. Je pense que vous ne la verrez qu'à Sommerviller,
-car elle y serait déjà sans l'évêque, et elle part après-demain. Vous
-voyez que je vous ai pressé sans intérêt. Mais pourquoi m'aviez-vous dit
-qu'elle n'avait pas répondu à vos lettres?
-
- [137] Barthélemy-Louis-Martin de Chaumont de la Galaizière,
- premier évêque de Saint-Dié.
-
-«Il me semble aujourd'hui que je devais aimer mieux la folie de Marianne
-que toute votre raison qui n'est guère raisonnable. Pourquoi ne pas
-vivre à Nancy quand tout est cher à Lunéville?
-
-«Comment n'êtes-vous pas inquiet de Chalabre qui ne me gagne rien du
-tout, quoique le Dumast soit toujours grande bredouille.
-
-«Le prince a pris pendant trois jours des pilules, et ne croit pas
-qu'une médecine achève aucune guérison. Il est un peu moins souffrant.»
-
-En 1778 la marquise fait part à son ami Panpan d'un événement qui pour
-elle a une importance considérable, le mariage de sa chère Thérèse, de
-cette femme de chambre qui ne la quitte jamais et à laquelle elle est
-tendrement attachée. Thérèse épouse un certain M. Petitdemange, d'une
-bonne famille du pays. La cérémonie est célébrée le 2 mars, à
-Saint-Nicolas de Nancy et le soir, touchant exemple de l'affection que
-les maîtres portaient à leurs serviteurs, la marquise offre chez elle un
-grand dîner en l'honneur des mariés. Pour ne pas se séparer de Thérèse,
-Mme de Boufflers prend M. Petitdemange à son service, elle en fait son
-intendant, son homme de confiance et... son professeur d'orthographe!
-
-Panpan n'est pas toujours impitoyable et quelquefois il cède aux
-instances de son amie. Ainsi il vient passer auprès d'elle les mois
-d'octobre et de novembre: ce fut un temps délicieux pour la marquise,
-trop court, hélas! En décembre le lecteur regagne Lunéville. Mme de
-Boufflers est désolée. Autant elle éprouve de joie quand le Veau annonce
-son arrivée, autant elle ressent de chagrin quand il s'éloigne. Elle a
-la franchise de le lui dire:
-
-
- «Nancy, 20 décembre 1778.
-
-«J'étais sûrement bien fâchée de vous voir partir pour des siècles, mon
-bon Veau, et je le suis encore, mais puisque votre absence est un
-chagrin inévitable pour moi, il sera plus raisonnable désormais de le
-souffrir sans m'en plaindre.
-
-«J'ai laissé avant-hier Mme de Beauvau entre MM. Cerutti et
-Saint-Martin, et je suis venue ici avec la pauvre veuve, qui ne
-retournera à Fléville que vers la fin de la semaine.
-
-«J'y vais tout à l'heure avec Mme Philips qui me mène. Son mari est
-presque bien. Je reviendrai ici lundi; je tâcherai de finir votre
-logement.
-
-«Toutes mes caisses, il y en a six, sont arrivées à bon port.
-
-«Mon Dumast est arrivé une heure après moi, avec tant d'empressement et
-d'amitié pour moi que j'ai bien regretté de lui avoir enlevé la
-lanterne.
-
-«J'ai fait connaissance avec l'intendante, qui me paraît aimable et bien
-gaie, quoique bien malade, car elle tousse continuellement; j'y soupe
-lundi[138].
-
-«Adieu, charmant Veau.»
-
- [138] Mme de la Porte, dont le mari vint à Nancy comme intendant,
- en juin 1778.
-
-(De la main de Mme de Boisgelin.)
-
-«Ma pauvre Thérèse a la colique tous les matins, cela m'afflige
-beaucoup.
-
-(Mme de Boisgelin termine en son nom personnel.)
-
-«Maman a trouvé la confiture excellente, beau Veau, et moi je trouve que
-Mlle Marianne ne devrait payer que de sa personne le plaisir que j'ai eu
-de la voir.
-
-«Malgré les invitations de Mme de Brancas, Mme Durival n'a pas voulu
-aller à Fléville.»
-
-Pendant l'hiver de 1779, Mme de Boufflers est encore à Nancy. Elle a
-fait des économies et elle peut, à sa grande satisfaction, rembourser à
-Mme Durival une dette qu'elle a contractée vis-à-vis d'elle, de compte à
-demi avec Panpan. Elle raconte à son ami la joie qu'elle éprouve à
-pouvoir enfin se libérer et elle lui promet bien qu'elle ne recommencera
-jamais pareille aventure:
-
-
- «2 janvier 1779.
-
-«Tenez, mon bon cœur de Veau, je vais répondre à tout jusqu'à ce que
-Mme de Lenoncourt vienne ici pour que je la mène chez notre Durival, qui
-a fait hier une apparition ici, et à qui je n'ai pas dit un mot des 20
-louis, mais je vais les lui porter. Vous ne sauriez croire la joie que
-j'ai de n'avoir plus de dettes. Je me promets bien et à mon meilleur ami
-que cela n'arrivera plus. Ne croyez pas que j'irai présenter à ma
-Durival notre argent tout sec; je compte bien l'accompagner de tous nos
-sentiments de tendresse, d'estime, promesse, serment, parole d'honneur,
-etc., enfin de tout ce que vous diriez vous-même pour lui plaire. Voilà
-donc une affaire finie.
-
-«Mme d'Hénin[139] est aussi à la Reine, et puisqu'elle veut bien s'en
-mêler, ainsi que Mme de Poix, je crois qu'il faut les laisser faire.
-
- [139] Fille de la princesse de Chimay.
-
-«Je ne sais ce que c'est que l'histoire du bulletin. Ce que je sais
-bien, c'est que M. de Beauvau ne pue pas, qu'il n'est guères dans la
-chambre du Roi, et que s'il avait pué dans cette chambre, le Roi en
-serait plutôt sorti lui-même que d'en faire sortir tout le monde. Au
-reste le prince a peut-être fait chez le Roi comme Mme du Deffant chez
-Mme de la Vallière.
-
-«Ne m'envoyez plus de dattes, parce qu'il en arrive de Marseille...
-
-«Les sixains et quatrains sont charmants. Je vais relire tout cela à Mme
-Durival, car je lis mieux qu'elle.
-
-«Envoyez-moi toujours les vers à la duchesse, ils seront assez bons pour
-moi.
-
-«Notre Thérèse prend enfin une bouteille d'eau de Bussang le matin, mais
-je ne sais si, par le froid, cela est bon. Aujourd'hui elle a la foire.
-
-«Je voulais vous dire de lire l'article Sévigné qui m'a charmée et celui
-de Sénèque. Je vais chercher l'anecdote.
-
-«Quand j'ai vu mon bonheur remis à quinze jours j'ai couru à la date, et
-j'ai vu que j'avais trois jours, sur la quinzaine.»
-
-
- «Nancy, 11 janvier 1779.
-
-«Je doute, mon cher Veau, qu'on obtienne jamais rien de M. de la
-Porte[140], qui ne soit dans toutes les règles de la justice. Comme je
-me doutais bien du chagrin que le déplacement de ce Colé vous ferait,
-j'ai encore dit hier à l'intendant tout ce que j'ai pensé qui pourrait
-le toucher; il répond à tout que si cet homme était un bon sujet, il le
-déplacerait encore comme inutile. Cela me fait voir que vous avez raison
-d'aimer les fripons, car la rectitude a ses inconvénients. Mme de la
-Porte m'a promis d'engager son mari à faire tout ce qu'il pourra, mais
-comme elle serait bien fâchée de l'engager à manquer à ses principes, je
-n'ose espérer rien.
-
- [140] M. de la Porte, intendant de Perpignan; nommé à
- l'intendance de Nancy, en juin 1778.
-
-(De la main de Mme de Boisgelin.)
-
-«Maman dit qu'elle ne comprend pas comment vous pouvez l'engager à
-écrire par le froid qu'il fait, qu'elle a les mains gelées. Elle dit
-aussi qu'elle compte s'amuser plus souvent dans sa chambre qu'ailleurs,
-parce qu'elle a un gros rhume et que je ne veux pas qu'elle sorte. Elle
-n'ira de longtemps à Fléville à cause de l'absence du tapis, qui ne
-ferait qu'augmenter son rhume et son mal aux yeux. Mme Durival est
-déterminée à y aller dans le mois de février.
-
-«Son argent est arrivé; ainsi vous pouvez en disposer et être sûr que
-vous lui ferez grand plaisir.
-
-«Ne m'oubliez pas et ne me laissez pas oublier par Marianne, parce que
-je l'aime de tout mon cœur.»
-
-
- «16 mars 1779.
-
-«Je vous vois toujours environné de tristesse et cela m'attriste aussi.
-Mais que faire, attendre que l'éponge du temps emporte tout cela...
-
-«Nous avons dîné dimanche chez le petit abbé, toujours plus aimable. Le
-salon ne sera pas beau, et le reste n'avance pas.
-
-«Vous a-t-on mandé: Que M. Necker a mis sa démission avec ses motifs sur
-la table du Roi, et que le Roi et M. de Maurepas n'ont pas voulu la
-recevoir; que la mort du cardinal de Rohan n'a point affligé le cardinal
-neveu[141]; que Mlle d'Éon est exilée à Tonnerre[142].
-
-«Le neveu de l'abbé Porquet est enfin placé comme chirurgien-major du
-régiment de M. de Pouilly.
-
-«Adieu, mon bon ami.»
-
- [141] Louis de Rohan, célèbre par l'affaire du collier.
-
- [142] Le chevalier d'Éon (1728-1810). A cette époque d'Éon ne
- passait plus pour une femme. Il sortait du château de Dijon où il
- avait subi un emprisonnement de deux mois.
-
-«On dit que le Roi a donné une pension considérable à Linguet, qui est
-actuellement à Paris[143], et qui était à Paris le jour de la réception
-de Ducis[144].
-
- [143] Dans sa jeunesse, Linguet avait été secrétaire du prince de
- Beauvau. C'est à propos de Linguet que Panpan avait composé cette
- épigramme:
-
- Linguet, tapi dans un coin du parterre,
- De Du Belloy siffloit le cruel Pierre.
- Or, vous savez qu'aux drames les plus sots
- Il n'est permis de siffler à son aise;
- Une sentinelle, ennemie des bons mots,
- Met un Baillon à la gaieté françoise.
- Linguet, pourtant, siffloit de tout son cœur,
- Et ses voisins lui répondoient en chœur.
- Un des soldats, qui composoit la garde,
- Voulut saisir l'indiscret orateur:
- Quoi m'arrêter! dit Linguet, prenez garde,
- Vous vous trompez, je ne suis pas l'auteur.
-
- (Mss. de Devau.)
-
- [144] Le discours de réception de Ducis à l'Académie, comme
- successeur de Voltaire, a été prononcé le 4 mars 1779.
-
-Au mois de juin, la marquise, qui vient d'être assez souffrante, se
-décide à aller passer quelques jours à Fléville, mais elle est à peine
-convalescente. Va-t-on appeler un médecin? Point du tout. La duchesse,
-bien inspirée, s'empresse de convoquer Panpan, persuadée que la présence
-du Veau sera pour son amie le meilleur remède.
-
-
- «Mardi.
-
-«M. de Vaux aura su sans doute que Mme de Boufflers a été incommodée
-plusieurs jours. Elle est mieux et pour achever de se rétablir elle
-vient passer quelques jours à Fléville. Comme je ne doute pas que M. de
-Vaux ne soit empressé de contribuer au rétablissement de ses amis, je
-lui envoie ce soir mon carrosse. Il aura le temps de faire ses paquets
-et ses adieux cette nuit. Il n'oubliera pas sa tête à perruque parce
-qu'il n'y en a point ici. Il y a douze feuilles nouvelles qui
-l'attendent, sans compter les journaux et demain pour son dîner il aura
-une carpe superbe avec du vin de Bourgogne, de Barsac, de Catilion, de
-Viviselpe, de Lunel, de Cerise, etc., etc., etc.[145].»
-
- [145] L'adresse est ainsi libellée: M. de Vaux, ancien lecteur du
- roi de Pologne et digne de l'être du monde entier, à Lunéville.
-
-Mais Panpan se fait prier; il trouve qu'on ne manifeste pas un assez
-grand désir de le posséder.
-
-Mme de Boufflers le morigène gentiment:
-
-
- «Nancy, 4 juin.
-
-«Et moi je vous dis que je n'ai pas été une seule fois à Fléville que la
-duchesse ne m'ait marqué beaucoup d'envie de vous voir, quelquefois, à
-la vérité, avec un peu d'humeur, comme soupçonnant que vous y viendriez
-le plus tard et le moins possible. J'ai toujours coulé du miel sur les
-paroles, et je puis vous assurer qu'elle a l'air de vous aimer beaucoup.
-Est-ce que, sans cela, le Cerutti vous aimerait tant? C'est peut-être,
-au contraire, l'amour de celui-ci qui est la cause et la preuve de
-l'amour de celle-là.»
-
-Bien qu'il ne soit pas toujours aisé d'obtenir la visite du Veau à
-Fléville, Mme de Brancas a pour lui mille amabilités. Un jour, elle fait
-confectionner à son intention de délicieux macarons, et elle charge Mme
-de Lenoncourt de les lui faire parvenir. Mais hélas, elle avait compté
-sans les amies de la marquise. Quelques jours après, celle-ci, toute
-honteuse, doit avouer au Veau la «flibusterie exécrable» dont il est la
-victime; elle lui demande le secret, car la duchesse serait indignée et
-ne pardonnerait pas aisément.
-
-«Je devais vous envoyer par le carrosse une boîte de biscuits et de
-macarons que la bonne dame vous avait fait faire avec le plus grand
-soin. Cette boîte attendait sur mon bureau. On m'a demandé ce que
-c'était: imprudemment je l'ai dit: «Ah! voyons! goûtons...»--«Ah! non!
-c'est à mon Veau.»--«Cinq ou six gueules fraîches se sont jetées dessus,
-on me l'a arrachée. Quand j'ai vu le pillage, j'en ai pris ma part.
-Bref il n'en est pas resté un seul!»
-
-Cependant Panpan éprouve bien des préoccupations; M. Necker accomplit
-dans les finances de grandes réformes et le pauvre Veau se demande avec
-anxiété ce qui restera de son maigre revenu. Aussi quand Mme de
-Boufflers s'aventure à vanter les mérites du ministre, le Veau répond-il
-fort aigrement:
-
- Que m'importe tout son mérite,
- S'il ne me laisse pas de pain?
- Parce que Colbert ressuscite,
- Me faut-il donc mourir de faim?
-
-Pour obvier au coup qui le menace, Panpan sollicite une nouvelle pension
-du Roi; en même temps, il cherche à obtenir quelques faveurs pour un
-neveu malheureux. C'est naturellement Mme de Boufflers qui est chargée
-de plaider la cause de son ami et elle doit mettre en jeu toutes les
-influences dont elle dispose pour obtenir une issue favorable.
-
-La marquise se conforme docilement aux désirs du Veau; sa famille, ses
-relations, tout le monde est mis en réquisition: le prince de Beauvau,
-Mme de Grammont, le comte d'Estaing, Mmes de Poix et d'Hénin, qui sont à
-la Reine, etc., etc.
-
-
- «Nancy, 27 juin 1779.
-
-«Mais, mon petit Veau, je te défie de dire que je ne vous ai pas encore
-écrit par le dernier ordinaire, c'est-à-dire mercredi 24. Notre aimable
-Marcel ne m'a dit ni fait dire qu'il s'en allait, car je vous aurais
-envoyé par lui un éloge de M. Haller, manuscrit, et la lettre de M.
-d'Éon à M. de Maurepas. Voyez comme je mets bien les accents sur les à
-depuis que notre Petitdemange m'apprend l'orthographe.
-
-«Je pense, comme je vous l'ai dit d'abord, que la duchesse de Grammont
-ne vous répondra pas; mais que ce que vous lui demandez est inutile. On
-demande vos titres, ce n'est pas pour les trouver bons ou mauvais, je
-vous en réponds, et il n'y a que vous qui ayez pris l'alarme, à ce que
-j'entends dire.
-
-«L'énigme est charmante. Est-ce portrait? Si je l'avais eue hier entre
-ma Durival et l'évêque de Saint-Dié, j'aurais deviné tout de suite.
-
-«Mais si le printemps vous attriste, avec quoi vous réjouira-t-on?
-Heureusement que vous n'en êtes pas moins gai.
-
-«Ma pauvre Manon vient encore de cracher le sang, mais peu, et sans
-avoir mal à la poitrine. J'espère que Thérèse ne prendra pas ce temps-là
-(car cela n'est pas fini) pour lui donner les cent coups de pied dans le
-ventre qu'elle lui a annoncés souvent. Je crois l'avoir adoucie en
-engageant la battue à payer l'amende, c'est-à-dire qu'elle lui a proposé
-de monter son bonnet, ce que l'autre a refusé, mais honnêtement. Voilà
-la seule manière de venir à bout de la férocité.
-
-«Je voudrais quelquefois que tu fusses un tigre frotté de manne, comme
-ton amitié, pour que je puisse me passer de toi.»
-
-«Je ne verrai pas la princesse, par un autre arrangement fait hier avec
-le comte d'Estaing; Mmes Dessolles et de Lenoncourt en usent de même.
-Mais je vais tâcher d'engager le comte à remettre une petite note à la
-princesse pour la Reine. Ne faut-il pas encore que je compose cette
-note? et puis qui l'écrira? Le pauvre Saunier est bien malade. Enfin
-nous chercherons. Je pense que ce sera M. de L. si le malheur le conduit
-ici aujourd'hui. C'est qu'il a une belle écriture et que mon Dumast
-écrit comme un chat, car il aurait la préférence. Heureusement que j'ai
-le placet pour le garde des sceaux qui me mettra au fait du nom et de la
-chose. Je vous réponds que la Reine aura la note, en dépit même du
-comte, s'il ne voulait pas la donner.
-
-«Je ne connais de sacré que le bonheur de mon Veau, c'est la loi la plus
-sainte, le devoir le plus chéri, etc., etc.
-
-«Après cela je pense que vous ne refuserez pas de trouver jolis les vers
-à Mme de Poix en lui envoyant les synonymes: finir, cesser,
-discontinuer.
-
-«Les voici:
-
- Vous continuerez de charmer
- Et l'on ne cessera jamais de vous aimer.
- Je ne finis pas de le dire,
- Mais je n'aime point à l'écrire.
-
-«Toutes tes paroles sont enveloppées de faussetés, tes promesses
-frelatées, tes sentiments falsifiés, tes actions mixtionnées, et
-cependant je t'aime.
-
-«Pourquoi ne pas dire simplement: j'irai vous voir dans un tel temps.
-Qu'est-ce que ces lys, cette muraille? tout cela sent la mauvaise foi.
-
-«Je vais le 26 à Fléville; les Villes y sont.»
-
-Panpan ne se contente pas de faire solliciter par Mme de Boufflers et
-ses amis, il suppose qu'une démarche directe pourra avoir quelque
-heureuse influence, et lui-même écrit au prince de Beauvau. Mais une
-supplique passe souvent inaperçue, peut-être la remarquera-t-on
-davantage, s'il emploie la langue des dieux:
-
-_Panpan au prince de Beauvau._
-
- C'est encore un de ses placets
- Que le vieux Veau vous recommande.
- Si le succès d'une demande
- Fait tenter un autre succès,
- C'est à vous qu'il faut vous en prendre,
- Quand par ses importunités,
- Prince, abusant de vos bontés,
- Il ose de vous tout attendre.
-
- Un jeune et malheureux neveu
- Ne me revient du bout du monde
- Que pour y retourner dans peu,
- Malgré l'inclémence de l'onde,
- Qui ne lui paraît plus qu'un jeu.
- On lui fit revoir sa patrie
- Pour y renouveler sa vie,
- Qui s'épuisait sous l'Équateur.
- Depuis sa santé rétablie
- Ces Anglais lui tiennent au cœur,
- Et plus encor sainte Lucie.
- Il n'aspire plus qu'à l'honneur
- D'y chercher la mort qui l'a fui.
- Mais pour aller même à la mort
- Quelquefois trop cher il en coûte;
- Il n'a pas dans son triste sort
- Pour faire les frais de la route.
- Dans cette dure extrémité
- Il me revient à la mémoire
- Ce placet, avec son mémoire,
- Qui fut l'an dernier présenté;
- Mais je ne dois pas vous le taire,
- De Madame il fut rebuté;
- Cependant encor j'en espère;
- S'il ne put plaire un certain jour,
- Un certain jour il pourra plaire;
- Tout le succès dépend du tour
- Qu'on fait prendre dans une affaire.
- La pièce qui tombe le soir
- Le lendemain remonte aux nues,
- Nos raisons seront bienvenues
- Lorsque vous les ferez valoir.
- Madame a craint la concurrence,
- Mais j'appartins à son aïeul,
- Mon neveu plus qu'un autre a seul
- Quelques droits à sa bienfaisance.
- Est-il des concurrents nombreux,
- Rien n'autorise leur attente
- Car ils ne sont point mes neveux;
- Ils n'ont point de muse pour tante
- Qui vienne intercéder pour eux.
- Elle a cru qu'il voulait d'avance
- Jouir de ce qu'elle a promis;
- Du quart au tout la différence
- Fondait l'espoir qu'il s'est permis.
- Prenez Barême, ouvrez ses livres,
- Faites voir que de cinq cents francs
- Le quart n'est que cent vingt-cinq livres,
- Que ces cinq louis tous les ans,
- Jusqu'à ce qu'il faudra les rendre,
- Lui pourraient faire en paix attendre
- La fin de tant de survivants.
- C'est là qu'il borne sa demande,
- Et cette princesse moins grande
- Par son rang que par ses bienfaits,
- Sans que pas un autre y prétende
- Peut l'en combler à peu de frais.
- Il faut pourtant qu'on l'en avise,
- Quoique souvent, sans qu'on lui dise,
- A son cœur il n'échappe rien.
- Mon prince, c'est là votre affaire,
- Vous aimez qu'on fasse le bien,
- Vous qui savez si bien le faire.
-
-Mme de Boufflers et Panpan n'ont pas sollicité en vain. L'heureux
-lecteur du Roi obtient ce qu'il désirait, et pour lui et pour son neveu.
-Dans sa reconnaissance il envoie au prince de Beauvau un vase en
-porcelaine de Vincennes, et il le prie de l'offrir en son nom à la chère
-marquise.
-
-Au vase étaient joints ces vers:
-
-_A Madame la marquise de Boufflers._
-
- Dès longtemps mon cœur vous destine
- Ce chef-d'œuvre de l'art, ce vase précieux
- Où notre France efface et la Grèce et la Chine.
- Je cherchais le moment de l'offrir à vos yeux.
- De l'or et de l'azur brille l'éclat suprême
- Sur cet émail de lait à Vincennes empâté,
- Mais c'est la main du héros qui vous aime
- Qui fera toute sa beauté.
- Ce héros, qu'autrefois couronna la victoire
- Sur les rives de l'Éridan,
- Semble aujourd'hui ne connaître de gloire
- Que celle de vous plaire et de gâter Panpan.
- Je vois vos bontés dans les siennes
- Et je n'en suis que plus charmé.
- Mon cœur de ses bienfaits ne peut être alarmé,
- Les bienfaits ne sont pas des chaînes.
- Quand il protège, on croit en être aimé.
- De tous ses dons, cette coupe brillante
- Devient pour moi le plus cher en ce jour,
- Quand l'amitié vous la présente
- Comme un hommage embelli par l'amour[146].
-
- [146] Bibl. de Nancy. Mss. de Devau.
-
-
-
-
-CHAPITRE XVIII
-
-1779-1781
-
- Maladie du prince de Beauvau.--Il demande à Mme de Boufflers
- de venir le voir.--Panpan accompagne la marquise à Paris.--Agréable
- séjour dans la capitale.--Guérison de M. de Beauvau.--Réconciliation
- de Panpan et de Saint-Lambert.
-
-
-En 1779 et 1781, les relations continuent à être incessantes entre
-Nancy, Lunéville, Fléville, Sommerviller. A la petite mais charmante
-société que nous connaissons se sont joints quelques nouveaux venus, M.
-de la Porte, intendant de Nancy, sa femme, Mme d'Hautefort, M. de
-Maulevrier, etc., etc.
-
-L'intimité est extrême, on se voit presque journellement; les dîners,
-les soupers, les parties de comète, de trictrac, autant d'occasions de
-se réunir et de passer ensemble de douces heures. La distance n'est pas
-un obstacle; n'a-t-on pas des chevaux? Quant à l'ennui du déplacement, à
-la fatigue inévitable par le mauvais temps et les routes détestables,
-personne n'y songe. Tous sont vieux, surmenés, plus ou moins cacochymes,
-mais qu'importe quand il s'agit de se distraire et de se retrouver avec
-des amis chers!
-
-Panpan est le seul qui continue à se montrer récalcitrant; certes, il
-accueille avec grand plaisir les amis qui le viennent voir, mais dès
-qu'il est question de quitter sa modeste retraite, il ne veut rien
-entendre, il reste insensible à toutes les séductions; Mme de Boufflers
-elle-même n'arrive pas à l'arracher à sa vie monotone et réglée.
-
-La marquise, au contraire, a conservé vivaces et profonds tous les
-souvenirs du passé; elle est restée attachée à son vieil ami par toutes
-les fibres de son cœur. On sent dans sa correspondance combien elle
-l'aime, combien il est indispensable à sa vie; elle n'est jamais plus
-heureuse que quand il est auprès d'elle, et elle le lui avoue naïvement.
-Elle lui écrit sans cesse et lui confie ses joies, ses peines, tous les
-événements de sa vie.
-
-
- «2 juin 1780.
-
-«Il faut encore vous dire que cette journée que j'ai passée avec ma
-Durival aurait été une des plus agréables de ma vie, si, comme nous le
-répétions sans cesse, le Veau, que nous aimons tous, y avait été.
-J'allais vous dire tout cela, quand j'ai reçu votre lettre.
-
-«Je ne veux plus parler de Fléville que pour approuver le parti que vous
-prenez.
-
-«Vous auriez bien mal fait de ne pas me faire le récit des folies
-touchantes de cette bonne Marianne. N'allez pas la dégoûter de m'aimer,
-moi ou mon portrait. Il faut qu'il ne me ressemble guère pour qu'on soit
-tenté de le baiser.
-
-«Mais en vous prenant par les paroles de votre lettre, et point par les
-plaintes que vous nous faites quelquefois, vous êtes l'homme le plus
-heureux qui existe; tous vos jours sont comme ceux de Lucile, pleins de
-douceur, s'il est vrai qu'être aimé en soit une.»
-
-Quelques jours après nouvelle lettre:
-
-
- «Nancy, 9 juin 1780, à midi.
-
-«Est-ce que je ne vous aurais pas écrit aussi, mon Veau bien-aimé, si le
-chevalier ne me proposait pas depuis mercredi d'aller dîner chez vous.
-Je ne vous dirai qu'en vous voyant les différents obstacles qui nous ont
-retenus. Je pense que s'il ne partait pas le 12, rien ne nous
-retiendrait. Mais si d'abord nous avons craint le mauvais temps, à
-présent nous craignons qu'il ne nous manque.
-
-«Je ne saurais prendre aucune part à la joie que vous avez ou que vous
-aurez, d'être dans votre cloaque; moi qui n'aspire, ne désire, ne
-respire que vous voir habiter un lieu propre et sain où je puisse jouir
-du bonheur ineffable de vous voir dans les moments où il vous conviendra
-de vous communiquer à moi.
-
-«Je n'ai aperçu Mme Durival que par la fenêtre, depuis son retour. Elle
-était pourtant convenue de dîner mardi chez nous avec sa compagne. J'ai
-envoyé hier savoir de ses nouvelles. Elle m'a fait dire qu'elle
-viendrait et je ne l'ai pas vue.
-
-«Pour moi qui ai bien senti à quoi je m'engageais en retournant tous les
-jours à Fléville, pour vous voir, j'ai été en chemin il y a deux jours
-pour y dîner, mais le cabriolet s'est si mal conduit qu'il a fallu
-revenir de Jarville au hasard de ne point dîner. Les Philips étant à
-Nancy, j'y vais dans le moment avec le chevalier et le cabriolet
-raccommodé.
-
-«Je vais faire ma démission de la chapelle entre les mains de M. de
-Beauvau, en insinuant le plus délicatement possible le désir que
-j'aurais de la voir donner à mon Porquet.
-
-(De la main de Mme de Boisgelin).
-
-«Mon cher Panpan, le chien devient un peu incommode, parce qu'il est
-sevré. M. de Chateaubodot n'est pas venu. Maman vous fait dire qu'elle
-va faire votre commission.»
-
-Le Veau se montre bien souvent grognon et susceptible; l'âge, les
-infirmités ont peu à peu aigri son caractère, mais Mme de Boufflers n'en
-a cure, le Veau a tous les droits, même celui d'être désagréable; elle
-répond à ses rebuffades, en redoublant d'amabilités, de grâces, de bonne
-humeur:
-
-
- «Nancy, samedi 24 juin 1780.
-
-«Mais, mon cher Veau, vous me grondez comme si j'avais tort. Dans quel
-moment vous aurais-je écrit? Je n'ai vu Mme d'Hautefort que mercredi à
-une heure, que nous sommes parties pour Fléville, où il a seulement été
-question de vous, mais point du tout de dîner chez vous. Tout au
-contraire, elle a dit qu'elle vous avait donné à déjeuner, et qu'elle
-vous en prierait encore. Sur cela, j'ai fait vos honneurs; j'ai dit que
-vous seriez enchanté qu'elle vous demandât à dîner. Elle a toujours dit
-qu'elle voulait vous voir chez M. Vincent, et point dîner. Que
-pouvais-je faire? Et par où vous écrire, et que vous écrire sur ce
-dîner? Je ne sais pas sur quoi M. de Maulevrier a pu vous dire que Mme
-d'Hautefort dînerait chez vous, car je lui ai toujours entendu dire le
-contraire. En tout cas, de quoi vous plaignez-vous, puisque vous avez
-été averti?
-
-«A présent, il est question d'avertir M. de Maulevrier, que M. et Mme de
-la Porte, Mme Durival et moi, nous irons mardi 27 juin 1780, sur les
-midi, dîner chez lui avec notre bien-aimé Veau, que Mme de la Porte
-jouera au trictrac avec lui, et que je ferai la chouette à M. de
-Saisseval et à M. de Nédonchel, et que les trictracs soient propres.
-
-«Je suis à la quatrième plume, les doigts tout barbouillés et d'une
-humeur horrible de votre injustice; mais pour M. Martel, je le remercie,
-et je le demanderais si nous dînions chez vous.
-
-«A présent que j'ai une plume passable, il me semble que je t'aime bien,
-mon cher Veau, et que j'ai déjà du plaisir en pensant à mardi.
-
-«Moi, j'espère quelque chose de l'activité du duc.»
-
-Au mois de septembre 1780, M. de Beauvau étant tombé assez sérieusement
-malade, il fit dire à sa sœur tout le plaisir qu'il éprouverait à la
-voir auprès de lui. Bien que l'état du prince ne fut nullement
-inquiétant et que la demande fût plutôt un caprice de malade, Mme de
-Boufflers n'hésita pas à partir sans délai; M. de Bauffremont s'offrit
-à l'accompagner, ce qu'elle accepta avec joie. La marquise fit ses
-préparatifs avec une telle précipitation qu'elle n'eut pas le temps
-d'aller dire adieu à Mme Durival. C'est Mme Petitdemange qui se charge
-d'aviser la «céleste», mais au dernier moment la marquise prend la plume
-et c'est elle-même qui achève la lettre:
-
-(De la main de Mme Petitdemange.)
-
-«Mme de Boufflers, qui part dimanche pour Paris, aurait désiré bien
-vivement de voir sa «céleste» avant, mais elle n'a pas de voiture, parce
-qu'on arrange la sienne pour le voyage.
-
-«M. de Bauffremont est obligé de partir sans avoir vu Mme Durival et il
-charge le gros secrétaire de le lui dire.
-
-«M. le prince de Beauvau n'est pas plus malade, mais il a tant pressé
-Mme de Boufflers de venir au Val qu'il ne lui a pas été possible de le
-refuser. Dans un mois elle revient.
-
-«Si Mme Durival a des commissions, Thérèse demande d'en être chargée,
-car cette fois-ci son corps ne quittera pas son âme.
-
-(De la main de Mme de Boufflers.)
-
-«Il ne m'est guère possible d'écrire, mais il m'est absolument
-impossible de partir sans avoir un petit moment de conversation avec la
-plus chaude de mes amies.
-
-«D'abord, il faut que je lui dise mon regret de partir sans avoir au
-moins la satisfaction de l'embrasser. Je m'étais flattée de passer
-cette journée-ci avec vous; M. Devau vous dira ce qui m'en empêche. Il
-vous dira quel plaisir je me faisais de passer l'hiver entre vous deux,
-car je me flattais que vous me rendriez une partie du temps que j'ai
-passé et perdu sans vous cet automne. Les instants qu'on passe avec
-vous, ma céleste amie, allongent cruellement ceux où l'on ne vous voit
-pas. Voilà ma profession de foi et le fond de mon âme.
-
-«Mme Petitdemange ne vous dit pas que nous avions écrit à M. Marcel pour
-l'engager à venir passer l'hiver ici sans en prévenir le Veau et dans
-l'espérance que la compagnie de cet ami qu'il aime beaucoup nous le
-retiendrait plus longtemps. Nous en avons reçu hier une lettre par
-laquelle il nous mande qu'il est en chemin: il a fallu le dire à Panpan
-qui en a été charmé et qui va l'emmener à Lunéville jusqu'à mon retour.
-
-«J'aurais eu bien du plaisir à voir la bonne compagnie qui a le bonheur
-de vivre avec vous. C'est un de ceux que j'envie le plus. M. de
-Bauffremont dit qu'il en est presque aussi fâché que moi. La biche qui
-vient avec nous vous embrasse[147].»
-
- [147] Communiquée par le capitaine Noël.
-
-Au dernier moment, Panpan, dont le cœur était bon, si la surface était
-quelquefois un peu rugueuse, ne put se décider à abandonner Mme de
-Boufflers dans des circonstances aussi pénibles. M. de Bauffremont
-donnait à la marquise, en l'accompagnant, une grande preuve
-d'attachement; comment lui Panpan, son plus vieil ami, pouvait-il
-demeurer calme et indifférent dans sa paisible retraite de Lunéville?
-Vraiment ce n'était pas possible; il le comprit si bien qu'il boucla à
-la hâte sa valise et partit lui aussi dans le carrosse qui emportait Mme
-de Boufflers, M. de Bauffremont et la fidèle Manon.
-
-Après un voyage rapide et sans incidents, le trio arrive dans la
-capitale. Mme de Boufflers, sans même reprendre haleine, repart pour
-Saint-Germain. Panpan reste à Paris, et comme il n'a d'autre gîte que
-l'auberge, il accepte l'hospitalité que le prince de Bauffremont lui
-offre dans sa petite maison de la barrière de Vaugirard.
-
-Avant de s'éloigner de Lunéville, Panpan avait écrit à Mme de Lenoncourt
-pour la prévenir de son départ et des motifs qui le rendaient
-indispensable; en même temps il agitait les idées les plus sombres et
-prévoyait pour lui-même les pires catastrophes.
-
-A peine dans la capitale, il recevait de la marquise cette spirituelle
-réponse:
-
-
- «Nancy, le 29 juillet 1780.
-
-«Non, Panpan, je n'ai pas été étonnée de votre départ, je connais votre
-attachement pour Mme de Boufflers, je sais que vous êtes capable de
-toutes sortes de bons procédés et j'ai imaginé que vous vous étiez senti
-un peu d'attrait pour Paris, qu'il faut revoir de temps en temps. Mais
-ce qui m'étonne, ce sont vos terreurs; à quel propos? Vous vous amusez,
-vous vous portez bien, vous êtes accueilli; où trouverez-vous de
-meilleurs augures? Pourquoi ne pas juger de l'avenir par le présent, ou
-plutôt pourquoi songer à l'avenir? Il n'y a rien de si extravagant que
-vos prévoyances. Depuis que petit Jean nous a dit:
-
- Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera,
-
-vous n'osez plus vous divertir; jouissez tant que vous pourrez, Panpan,
-et ne pensez pas à ce qui doit suivre. Je suis parfaitement tranquille
-sur ce qui vous regarde, et je ne crains pour vous que trop de plaisir
-qu'il faudra quitter. C'est pour le pauvre prince que je tremble et par
-conséquent pour Mme de Boufflers. Qu'est-ce que c'est que le mieux quand
-le dépérissement va son train. Il faut qu'il y ait un grand vice
-intérieur pour qu'un homme beau, grand et fort ait quatre-vingt-dix ans
-avant d'en avoir soixante. Je pensais pour lui tout ce qu'il y a de pis
-et je n'ose m'arrêter à cette idée ni penser que cet événement peut
-empoisonner le reste des jours de la marquise. Elle m'a écrit un petit
-mot bien honnête dont je lui sais beaucoup de gré.
-
-«Je l'ai toujours dit, mon cher Panpan, les amis de Paris valent leur
-pesant d'or; on les retrouve comme on les a laissés, empressés,
-caressants, obligeants; il faut convenir, si amis il y a, que ceux de
-province sont tout le contraire.
-
-«J'espère que dans votre première lettre vous me parlerez de l'abbé
-Porquet.
-
-«Mais, mon cher Veau, je crois que voilà une trop longue lettre pour un
-beau monsieur bien fêté et bien amusé[148].»
-
- [148] Communiquée par Mme Léon Noël et Mlles de Ravinel.
-
-Mme de Boufflers eut l'agréable surprise de trouver son frère beaucoup
-mieux qu'elle n'osait l'espérer, presque en convalescence.
-
-Le lendemain même elle écrit à Panpan pour lui faire part de l'accueil
-qu'elle a reçu et surtout de l'invitation pressante dont elle est
-chargée pour lui et qui la comble de joie:
-
-
- «Mardi, 18 juillet 1780.
-
-«J'espère que vous trouverez M. de Beauvau un peu mieux que vous ne vous
-y attendiez.
-
-«J'ai été reçue avec ce que Mme de Lenoncourt appelle de la bonne et
-franche amitié. Ceci serait pour moi le séjour du bonheur sans la cause
-qui fait que j'y suis. Ce que vous ignorez et qui met le comble à ma
-reconnaissance, c'est que dès que j'ai nommé mon cher Veau, M. et Mme de
-Beauvau se sont écriés:
-
-«Comment, M. de Vaux est ici et nous n'en savons rien! Pour cela, madame
-de Boufflers, vous êtes étonnante.»
-
-«Et puis Mme de Beauvau: «Mais comme elle dit cela, il semble ce ne soit
-rien.» Et puis: «Il faut l'engager à venir tout de suite. Mais
-voudra-t-il bien venir? Ne s'ennuiera-t-il pas? En tout cas, madame,
-votre affaire sera de l'amuser.»
-
-«Voilà, mon bon Veau, comme j'ai été accueillie là, et point _aceillie_
-comme je disais autrefois.»
-
-Mme de Boufflers, on le voit par cette dernière remarque, tire quelque
-vanité de son orthographe; depuis deux ans, en effet, elle étudie avec
-M. Petitdemange cette science toute nouvelle pour elle, et elle est
-ravie des progrès accomplis en si peu de temps.
-
-La marquise a trouvé installé au Val son ancien adorateur Saint-Lambert;
-elle en prévient Panpan, car les deux amis d'autrefois, pour une cause
-que nous ignorons, sont devenus ennemis jurés, mais le poète cependant
-ne demande qu'à se réconcilier:
-
-«M. de Saint-Lambert m'a parlé du désir ardent de vous retrouver; que je
-n'avais qu'à lui prescrire la conduite qu'il devait tenir pour vous
-contenter; qu'il ferait tout pour regagner votre amitié. J'ai répondu à
-tout cela que je croyais que le mieux serait d'être ensemble très
-honnêtement, mais sans aucune explication; que je comptais en user de
-même avec Mme de... qui peut-être aurait oublié aussi qu'elle m'avait
-offensée; ce que j'ai dit, parce qu'il a tout à fait perdu le souvenir
-de ses torts.
-
-«Adieu, aimable Veau; vous ne sauriez vous dispenser de venir, tout
-intérêt à part.
-
-«Je ne vous parle pas de la maison, parce que vous la verrez, et qu'il
-ne faut pas empiéter sur la surprise avec vous.»
-
-Mais Panpan n'est pas homme à céder à une première demande, et puis il
-se trouve si bien dans la capitale! il en apprécie si bien les plaisirs!
-il est si joyeux de retrouver tous ses anciens amis! et le premier de
-tous, le cher abbé Porquet, qui ne le quitte plus. Chaque soir il
-assiste avec lui à quelque spectacle, tantôt à la Comédie-Italienne,
-tantôt à l'Opéra, tantôt à la Comédie-Française, dont il raffole; sous
-la conduite du bon abbé, on ne voit plus que lui dans les coulisses! il
-est intime avec les comédiens; il visite les gens de lettres; il rend
-ses devoirs aux nobles dames de sa connaissance; on le voit sans cesse
-chez Mme de Mirepoix, chez Mme de Grammont, chez Mme de Choiseul, chez
-Mme de Brancas; partout il est accueilli comme un ami très cher. Il
-devient presque l'homme à la mode. Quelle différence avec la vie morne
-et solitaire de Lunéville! Panpan en oublie ses maux, son vieil ennemi
-la goutte, il a rajeuni de dix ans. Quand on lui parle de quitter Paris
-pour quelques jours, même pour quelques heures, il ne veut rien
-entendre; il se contente d'écrire à Mme de Boufflers qu'il se trouve
-fort bien à Paris et qu'il est parfaitement heureux avec M. de
-Bauffremont. La marquise lui répond:
-
-
- «Saint-Germain, jeudi 20 juillet 1780.
-
-«Je ne donne pas ordinairement dans les flagorneries des veaux, mais je
-suis bien aise d'apprendre par elles que le mien est heureux. C'est une
-juste récompense de sa piété envers moi.
-
-«S'il m'arrive, comme à tout le monde, de dire quelquefois un peu plus
-que je ne sens, il m'arrive encore plus souvent de dire moins, et c'est
-ce que j'ai fait pour vous en ne vous disant pas combien j'étais touchée
-de la proposition du voyage.
-
-«En voici une autre de la part de M. et de Mme de Beauvau. C'est de
-venir ici dimanche au soir avec Mme de Grammont, d'y rester si vous
-voulez et tant que vous voudrez, ou bien de vous en aller après souper
-dans son carrosse qui s'en retournera.
-
-«J'irai samedi dîner chez M. de Praslin. Je courrai toute la journée et
-je dînerai dimanche chez Mme de la Reynière. Nous verrons s'il y aura
-quelque moyen de nous voir.
-
-«M. de Beauvau est toujours un peu mieux.
-
-«Voilà le cinquième jour passé!»
-
-Il y aurait mauvaise grâce cependant à méconnaître plus longtemps une si
-persistante amabilité. Panpan se décide donc à accepter un dîner au Val
-et à partir pour Saint-Germain; il y est reçu à bras ouverts, il est
-accablé de politesses, de compliments auxquels il répond de son mieux:
-Mme de Boufflers, qui jouit du succès de son Veau, s'ingénie de toutes
-façons à le faire valoir et elle y réussit parfaitement: Panpan est fort
-apprécié de tous.
-
-La rencontre avec Saint-Lambert, qui inspirait des inquiétudes, se passe
-à merveille; le prince de Beauvau et la marquise y assistent et leur
-présence met entre les deux ennemis le liant nécessaire; en quelques
-minutes tous les souvenirs d'une fâcheuse querelle sont à peu près
-effacés.
-
-La journée se passe délicieusement, si bien que les Beauvau
-souhaiteraient garder pendant quelques jours l'aimable lecteur, et Mme
-de Boufflers se fait l'interprète de leurs désirs; mais Panpan, quelques
-instances qu'on lui fasse, n'entend pas se laisser détourner des
-plaisirs de la capitale, et le soir même il rentre à Paris.
-
-Au bout de peu de jours la grave indisposition qui avait tant alarmé la
-famille de M. de Beauvau était en pleine voie de guérison et le prince
-pouvait reprendre son existence ordinaire.
-
-A partir de ce moment Mme de Boufflers mène une vie délicieuse; elle est
-rassurée sur l'état de son frère et elle peut sans arrière-pensée se
-consacrer aux plaisirs de la société. Elle n'a même pas besoin de
-quitter le Val, elle y voit défiler tout Paris, tous ses amis, tous les
-gens qu'elle aime. Mme de Beauvau tient table ouverte et l'on rencontre
-dans son salon l'élite de la noblesse et des gens de lettres.
-
-Si elle est très absorbée par la vie mondaine, Mme de Boufflers,
-cependant, n'oublie pas ses amies de Lorraine, et surtout la chère, la
-«céleste» Durival. Elle lui écrit le 30 juillet:
-
-
- «Au Val, 30 juillet.
-
-«Je voudrais bien qu'on m'explique comment et pourquoi, aimant ma
-céleste amie de préférence, comptant sur son amitié comme je me flatte
-qu'elle compte sur la mienne, désirant d'en recevoir et d'en donner de
-nouvelles assurances, aimant particulièrement tout ce qui vient d'elle,
-ne fût-ce que son écriture, il arrive pourtant qu'elle est la seule, je
-ne dis pas de mes amies, mais des personnes avec lesquelles je vis, à
-qui je n'aie pas encore écrit. Cela me confirme dans l'opinion qu'on
-aime surtout la bonté pour en abuser, ou au moins pour se mettre à son
-aise.
-
-«J'ai trouvé ici M. de Saint-Lambert. Après avoir bien parlé de vous,
-avec un plaisir sensible de ma part, nous avons parlé du Veau, et
-l'entrevue s'est passée simplement et poliment, sans aucune mention du
-passé. Vous et moi avions tout dit. Le Veau a été comme de raison le
-plus à son aise. Les choses sont comme nous les désirions pour la suite,
-sans intimité et sans embarras. Vous seriez touchée et enchantée de la
-réception qu'on a faite au Veau. Des personnes même, qui ne le
-connaissent que de réputation, se sont empressées de lui procurer des
-amusements. Les loges lui sont ouvertes à tous les spectacles, on le
-mène partout, mais il vous a sûrement écrit. Où êtes-vous? Je le saurais
-par lui, si je le voyais, mais depuis que nous sommes arrivés, je l'ai
-vu deux fois à Paris, le temps du dîner, et il est venu une seule fois
-dîner ici.
-
-«Voilà M. de Bauffremont qui veut que je vous dise qu'il ne vous
-enveloppe pas dans l'opinion presque générale que soixante-sept ans
-d'expérience lui ont donnée des hommes. Je n'ai encore vu que M.
-Gaillard des gens de lettres, et c'est un de ceux que j'aime le mieux.
-Je ne sors presque pas d'ici, il y passe tant de monde et je m'y amuse
-si bien que je ne pense seulement pas à Paris. M. de Beauvau est
-beaucoup mieux[149].»
-
- [149] Communiquée par le capitaine Noël.
-
-Panpan a la tête si bien tournée par les flatteries et les grâces dont
-on l'accable à Paris, qu'il en oublie Mme de Boufflers. On ne le voit
-presque jamais au Val. C'est l'aimable femme qui vient lui reprocher
-doucement son absence et le rappeler à son devoir, non sans une pointe
-d'ironie. Elle lui écrit:
-
-
- «Saint-Germain, lundi 21 août.
-
-«Je sais que vous faites vos volontés avec une complaisance infinie, et
-comme les propositions de M. de Beauvau vous conviennent assez, je ne
-doute pas que vous ne les acceptiez et que nous ne vous voyons bientôt.
-
-«Convenez, mon bon Veau, que vous vous passez aisément des gens que vous
-aimez et que la Comédie-Française vous tient lieu de tout. Il faut
-pourtant venir remplacer M. de Saint-Lambert qui s'en va jeudi pour
-longtemps.
-
-«Adieu jusqu'à jeudi[150].»
-
- [150] Tous ces billets sont adressés à Panpan chez M. de
- Bauffremont, barrière de Vaugirard, à Paris.
-
-Les petits billets tendres partent journellement de Saint-Germain; la
-marquise organise sans cesse des parties dont le Veau est toujours le
-héros.
-
-
- «Août 1780.
-
-«Mandez-moi ce que fait cette aimable maréchale. Je voudrais la voir et
-je voudrais aller à la Comédie-Française. Mandez-moi quelque chose.
-Comment te portes-tu? Si cette maréchale n'était pas ici, je te
-proposerais de dîner ensemble[151].»
-
- [151] Au verso de ce billet sont écrits ces vers:
-
- _A Madame du Deffant qui appelle son fauteuil un tonneau._
-
- C'est en vain que l'on voyage
- Pour rencontrer le plaisir;
- Et la mer et le rivage,
- Tout a trompé mon désir.
- J'ai vogué sur l'onde,
- J'ai vu lancer un vaisseau;
- Mais il n'y a rien dans le monde
- D'égal à votre tonneau.
-
-
- «Août.
-
-«Encore une proposition, mon Veau, quoique vous n'ayez pas répondu à la
-première. Mme de Grammont vous prie à dîner demain lundi avec MM. du
-Châtelet et de Liancourt. Elle vous donnera une loge à la
-Comédie-Française et une à l'Italienne. J'aurai l'honneur de vous y
-suivre.»
-
-Grisé par les plaisirs de la capitale, Panpan ne songeait guère à ses
-amis de Lorraine. Il recevait d'eux cependant de fréquentes nouvelles et
-Mme de Lenoncourt en particulier, qui s'était réfugiée à Fléville pour
-tromper les longueurs de l'absence, lui racontait volontiers la vie du
-château.
-
-
- «Fléville, le 21.
-
-«Votre Durival, qui fait nos délices, vous aime et vous embrasse plus
-fort que moi, mais pas plus tendrement. Elle court le matin, malgré la
-chaleur, et ce n'est que quand elle est excédée que nous en jouissons.
-L'après-dîner elle lit et cause tant que nous voulons; le soir elle joue
-et veille plus qu'elle ne veut, mais si gaiement qu'il faut l'aimer tous
-les jours davantage. Mme de Brancas, M. Cerutti, l'abbé Quénard parlent
-tous ensemble pour m'engager à vous parler d'eux séparément; ils vous
-regrettent et vous désirent, et se réjouissent cependant de vos plaisirs
-présents et à venir. Je suis bien aussi généreuse qu'eux, mais je
-voudrais que rien ne prolonge votre voyage. Nancy n'a ni vie ni
-mouvement quand Mme de Boufflers n'y est pas, et je me sens dans un
-abandon que je ne peux pas supporter plus d'un mois.»
-
-Cependant on se désolait à Fléville de l'éloignement prolongée de
-Panpan; on trouvait qu'il abusait vraiment du droit d'accompagner Mme de
-Boufflers. Un beau jour les hôtes du château n'y tiennent plus et chacun
-écrit à l'ingrat ce qu'il pense de son absence.
-
-C'est Mme de Lenoncourt qui débute; elle se défend tout d'abord d'une
-plaisanterie innocente dont Panpan a montré quelque mauvaise humeur:
-
-
- «Fléville, le 23.
-
-«Je jure, je proteste sur mon honneur que je ne me suis jamais moquée
-des lettres de mon Veau, que j'ai partagé tous ses triomphes, et que
-c'est sans aucun prétexte qu'on lui a fait une plaisanterie que j'ai
-désapprouvée et qui m'afflige maintenant, puisqu'il a pu douter pendant
-si longtemps du sensible plaisir que me font les marques de son
-souvenir...
-
-«J'espère que Mme de Boufflers ne vous retiendra pas. Que feriez-vous
-l'hiver à Paris, presque aussi séparé d'elle que si vous étiez ici.
-Revenez, ma vache; c'est autant pour vous que pour moi que je vous en
-prie.
-
-«Mme de Brancas et M. Cerutti vont achever ma lettre. Adieu, mon Veau!
-
-«Notre Céleste est à Sommerviller; il y a six semaines que je ne l'ai
-vue; je lui manderai de vos nouvelles.
-
-(De la main de Mme de Brancas.)
-
-«Je vous suis trop attachée, Panpan, pour ne vous pas conseiller de ne
-pas passer l'hiver à Paris et de revenir ici le mois prochain. Je ne
-sais si je resterai ici cet hiver ou si j'irai à Paris. J'ai de bonnes
-raisons pour et contre, et votre décision influera beaucoup sur la
-mienne. Il est important et convenable que vous arriviez ici le mois
-prochain. Je ferai tuer le veau gras, qui ne sera pas vous, pour vous
-recevoir. J'irai vous chercher à Nancy au moment où vous y arriverez. Je
-vous amènerai ici d'où nous négocierons avec les compères de Lunéville,
-avec qui je me suis laissé dire que vous aviez beaucoup perdu. Votre
-Céleste vous fera sa cour le matin quand vous serez dans votre lit;
-votre Lenoncourt sera à vos ordres toute la journée et votre Cerutti
-mettra tout son esprit hors du coffre pour vous amuser. Quant à moi, je
-serai votre très humble servante et je perdrai mon argent contre vous au
-trictrac tant que vous voudrez; je laisse le papier à votre Cerutti.
-
-(De la main de Cerutti.)
-
-«Que dire après deux si grands écrivains qui, pourtant, ne savent pas
-l'orthographe. Je n'ai qu'à répéter d'après tout Fléville que vous êtes
-regretté, mon Panpan, que vous êtes désiré, que vous manquez à tous vos
-amis le jour et à toutes vos amies la nuit. O merveilleuses Tuileries,
-que de jalouses vous faites! Que de biens perdus! Tâchez, mon Panpan, de
-ne pas vous épuiser en pure perte. Conservez-vous pour les grandes
-duchesses, pour les belles marquises et pour les jolis garçons de toute
-la Lorraine. On m'a chargé de vous écrire des bêtises; j'obéis de mon
-mieux; mon amitié voudrait vous dire mille tendresses. Venez et vous
-entendrez et vous verrez combien on vous aime.
-
-(De la main de Mme de Brancas.)
-
-«Sans lire les griffonnages de M. Cerutti, je reprends la plume pour
-vous prier de dire à Mme de Boufflers combien je la regrette ici. Cent
-mille choses pour moi à Mlle Quinault.[152]»
-
- [152] Les lettres de Mme de Lenoncourt citées dans ce chapitre
- nous ont été communiquées par Mme Léon Noël, Mlles de Ravinel et
- le capitaine Noël.
-
-
-
-
-CHAPITRE XIX
-
-1779-1780
-
- L'abbé Porquet.--Visite de Mme de Boufflers à
- Franconville.--Tressan, Saint-Lambert et Mme d'Houdetot.--Tressan
- est nommé à l'Académie.--Mmes de Boufflers et de Mirepoix chez le
- duc de Nivernais.--Maladie de Manon.--Départ de Mme de Boufflers
- et de Panpan pour la Lorraine.
-
-
-Nous avons dit que Mme de Boufflers et Panpan avaient retrouvé dans la
-capitale l'abbé Porquet; Panpan surtout avait été dans le ravissement de
-revoir, après une si longue séparation, l'ami de sa jeunesse, et tous
-deux passaient ensemble des heures délicieuses.
-
-L'abbé, par ses relations et ses talents, s'était créé à Paris une
-situation fort agréable, et s'il fréquentait avec plaisir la mauvaise
-société, on le rencontrait aussi quelquefois dans le meilleur monde. On
-le voyait souvent chez Mme du Deffant à laquelle, de temps à autre, il
-adressait des vers galants:
-
- Adoptons sans regret la sagesse moderne;
- Dépouillant son orgueil et son sale manteau,
- Diogène, aujourd'hui, ne prendrait sa lanterne
- Que pour chercher votre tonneau.
-
-Il n'était pas moins intime chez M. de Beauvau, avec lequel il discutait
-volontiers. Comme le prince se piquait d'un purisme exagéré, Porquet,
-plus indulgent, lui écrivait:
-
-_Au prince de Beauvau, argument sans réplique._
-
- De bonne foi longtemps on ne dispute guère,
- Et de même, tous deux, nous pensons en effet.
- Non, Prince, dans le style une faute légère
- Ne peut passer pour un forfait;
- Et le premier mérite est d'instruire ou de plaire.
- Mais sans vouloir qu'on soit parfait,
- Faire aussi bien que l'on peut faire
- Est, à mon gré, toujours bien fait.
-
-L'abbé affectionnait tout particulièrement le commerce des dames, et
-s'il était souvent en butte aux plaisanteries de ses belles amies, il ne
-manquait pas avec elles d'esprit de repartie.
-
-Trois dames ayant eu l'imprudence de lui proposer des bouts-rimés, il
-leur répond gaillardement:
-
- Mesdames, j'aime encor; je suis donc encore _jeune_.
- Sans cesse après vos cœurs, mon cœur court au _galop_.
- Depuis le temps que ce cœur _jeûne_,
- Trois cœurs pour lui ne sont pas _trop_.
-
-Une autre fois, une dame l'ayant accusé, sous le voile de l'anonyme, de
-se livrer au péché de gourmandise, Porquet riposte:
-
- Je suis un peu gourmand, vous me le reprochez.
- Par un vice plus gai, j'obtiendrais votre estime.
- Est vicieux qui peut, ô mon cher anonyme!
- Mais je n'ai plus, hélas! le choix de mes péchés.
-
-Le bon abbé, dans les sociétés fort libres qu'il fréquentait, se
-prêtait volontiers à toutes les plaisanteries. Un soir, chez une
-charmante actrice, on veut jouer un proverbe; mais il manque une
-perruque, l'abbé s'empresse d'offrir la sienne, et il lui adresse ces
-adieux qui font la joie de l'assistance:
-
- Respectable perruque, ornement de mon chef,
- Puisses-tu, dans mes mains, revenir saine et sauve!
- N'est-ce donc pas assez d'être Porquet le Bref!
- Sans être encor Porquet le Chauve.
-
-Porquet, on s'en doute aisément, n'était pas possédé d'une foi ardente;
-il était même nettement matérialiste, et il résumait en ces quelques
-vers toute sa conception de la vie:
-
- M'amuser n'importe comment,
- Voilà toute ma philosophie.
- Je crois ne perdre aucun moment,
- Hors le moment où je m'ennuie:
- Et je tiens ma tâche finie,
- Pourvu qu'ainsi tout doucement
- Je me défasse de la vie.
-
-Mme de Boufflers et Panpan ne se contentaient pas de fréquenter le plus
-souvent possible le cher abbé, ils profitèrent encore de leur séjour
-dans la capitale pour aller visiter leurs anciens amis Saint-Lambert et
-Tressan; tous deux continuaient à résider dans la vallée de Montmorency;
-mais alors que le premier n'y séjournait que pendant la belle saison, le
-second y demeurait toute l'année. Ils y vivaient relativement heureux,
-malgré leurs infirmités, voisinaient beaucoup, causant du passé et de
-cette délicieuse cour de Lunéville qui leur avait laissé à tous deux de
-si précieux souvenirs. C'est bien d'eux que l'on pouvait dire:
-
- Et ces deux vieux débris se consolaient entre eux.
-
-Mme d'Houdetot contribuait beaucoup à augmenter la douceur de cette
-intimité[153].
-
- [153] Tressan s'était toujours beaucoup occupé de ses enfants et
- il avait cherché à les établir le mieux possible. Son fils aîné,
- le marquis, servait en qualité de colonel. Le cadet jouissait
- d'un bénéfice ecclésiastique. Son père avait fait de lui ce
- portrait:
-
- Monsieur l'abbé de Tressan
- Est un grand compère,
- Qui paraît vif et galant
- Comme était son père.
- Il fait tout avec esprit,
- Il parle comme il écrit,
- C'est un grand vicaire
- Fait exprès pour plaire.
-
- Après avoir été grand vicaire de Rouen, il émigra en 1791. Quant
- au dernier fils, le chevalier, qu'on avait surnommé Freluche, il
- rimait des madrigaux et faisait la cour aux dames; il obtint un
- brevet de capitaine d'infanterie et fut nommé exempt aux gardes du
- corps de la Reine. Il échappa au massacre du 10 août et alla se
- fixer en Italie. Mlle de Tressan, Michon en famille, avait épousé
- en 1773 le marquis de Maupeou, colonel du régiment de
- Bigorre-infanterie. (_Souvenirs du comte de Tressan._)
-
-«Vous avez entendu dire quel était pour nous l'agrément de vivre avec M.
-de Saint-Lambert et Mme d'Houdetot, écrit Marmontel, et quel était le
-charme d'une société où l'esprit, le goût, l'amour des lettres, toutes
-les qualités du cœur les plus essentielles et les plus désirables, nous
-attiraient, nous attachaient, soit auprès du sage d'Eaubonne, soit dans
-l'agréable retraite de la Sévigné de Sannois. Jamais deux esprits et
-deux âmes n'ont fourni un plus parfait accord de sentiments et de
-pensées. Mais ils se ressemblaient surtout par un aimable empressement à
-bien recevoir leurs amis. Politesse à la fois libre, aisée, attentive,
-politesse d'un goût exquis, qui vient du cœur, qui va au cœur, et qui
-n'est bien connue que des âmes sensibles.»
-
-Il y avait un échange incessant de petits billets entre Sannois et
-Franconville. On se décochait mutuellement force compliments et
-gracieusetés.
-
-«Je commence à croire que l'esprit ne vieillit plus, écrit un jour la
-charmante marquise à son voisin; vous êtes et vous serez une des preuves
-de cette vérité, si jamais elle peut s'établir.»
-
-L'été, pour ces aimables vieillards, était la saison délicieuse, la
-saison des visites quotidiennes, mais comme cet heureux temps passait
-vite! Dès la fin de novembre, Saint-Lambert, qui souffrait de cruels
-rhumatismes, et qui redoutait la rigueur du climat, quittait Sannois
-pour regagner Paris, et le pauvre Tressan restait bien seul. La
-correspondance remplaçait alors les douces causeries de chaque jour.
-L'affectueuse cordialité de leurs lettres montre bien l'intimité très
-grande des relations.
-
-En janvier 1779, Saint-Lambert écrit à son ami:
-
-«Que faites-vous cet hiver? Rendez-vous agréable quelque vieux roman qui
-ne l'était guère? Faites-vous quelques jolis vers pour Fanchon?
-Grondez-vous un peu? Buvez-vous du bon vin? Avez-vous quelque petit
-mouvement de goutte? Aimez-vous vos amis? Car il faut de tout cela dans
-la vieillesse...»
-
-Comme Tressan dans sa réponse se plaint d'avoir la goutte, Saint-Lambert
-l'en félicite comme d'un bienfait de la Providence qui lui assure la
-longévité et il ajoute aimablement: «D'ailleurs, la goutte vous laisse
-tant de liberté d'esprit, tant de facilité, tant de grâces, qu'en vérité
-je doute qu'elle soit un mal...»
-
-Lors de la visite que Mme de Boufflers fit à ses amis, Tressan lui
-confia qu'il s'était enfin décidé à se présenter à l'Académie française
-et il sollicita son appui auprès du prince de Beauvau.
-
-Depuis près de trente ans, la grande ambition de Tressan était de
-figurer au nombre des Immortels, mais tant que Louis XV avait vécu, il
-n'avait jamais osé se présenter; il savait que le Roi ne lui avait pas
-pardonné certains couplets satiriques, et il craignait, s'il était
-nommé, de se heurter à une exclusion formelle, qui eût été des plus
-blessantes.
-
-Sous Louis XVI, il en était tout différemment et rien ne l'empêchait
-plus de briguer les suffrages académiques. Après la mort de l'abbé de
-Condillac, le comte se mit sur les rangs; il avait pour concurrents
-Bailly, Lemierre et Chamfort. Mais il possédait sur eux un grand
-avantage, son âge, qui devait l'empêcher d'occuper longtemps le fauteuil
-qu'il sollicitait.
-
-Tressan naturellement fit les visites d'usage. Il y en eut une qui lui
-fut particulièrement pénible, celle qu'il dut faire au duc de Nivernais;
-il était en fort mauvais termes avec lui depuis un certain couplet
-assez mordant qu'il lui avait autrefois décoché. Le duc le reçut très
-froidement, il se borna à lui dire: «Je vous félicite, monsieur le
-comte, de votre bonne santé, de vos nouvelles espérances et surtout _de
-vos œuvres d'autrefois_.»
-
-Cet accueil désespéra le candidat et il crut son élection d'autant plus
-compromise que M. de Nivernais, qui siégeait à l'Académie depuis près de
-cinquante ans, y jouissait de la plus grande influence[154].
-
- [154] Il avait succédé à Massillon en 1743; il était alors âgé de
- vingt-sept ans.
-
-Fort heureusement il se rappela l'amitié qui unissait le duc et Mme de
-Boufflers, et il supplia la marquise de plaider sa cause. Elle y
-consentit bien volontiers, et Tressan eut la joie d'être nommé.
-
-Quand il alla remercier M. de Nivernais, ce dernier lui dit
-spirituellement en le reconduisant: «Vous voyez, monsieur le comte,
-qu'en vieillissant on perd la mémoire[155].»
-
- [155] L'Académie nomma M. Lemierre à la place de l'abbé Batteux
- et le comte de Tressan à la place de l'abbé de Condillac.
-
- Chamfort qui s'était présenté, furieux de n'être pas nommé, se
- vengea par cette épigramme:
-
- Honneur à la double cédule
- Du Sénat dont l'auguste voix
- Couronne, par un digne choix,
- Et le vice et le ridicule!
-
- «Et pourquoi M. de Chamfort s'en plaindrait-il, dit un des
- nouveaux académiciens, il aura deux voix de plus.» (GRIMM,
- _Correspondance littéraire_.)
-
-Mme de Boufflers avait toujours entretenu avec M. de Nivernais les
-relations les plus amicales et l'âge n'avait fait que resserrer des
-liens fondés sur une estime réciproque.
-
-Le duc avait tout ce qu'il fallait pour plaire à la marquise, beaucoup
-d'aménité, un ton excellent, une grande finesse d'esprit, des manières
-nobles et douces, sans aucune afféterie, enfin une extrême galanterie
-avec les femmes de tout âge.
-
-Il n'était pas dépourvu de prétentions littéraires et volontiers il
-taquinait la muse dans ses moments perdus; on a de lui des pièces
-fugitives d'un tour fort élégant et qui ne manquent pas d'esprit.
-
-Mme de Mirepoix n'était pas moins liée que sa sœur avec le spirituel
-vieillard et toutes deux profitèrent de leur réunion pour céder à ses
-instances et aller faire un assez long séjour dans la magnifique
-résidence qu'il avait fait élever à Saint-Ouen et où il se plaisait
-infiniment.
-
-Il y avait devant le château une immense terrasse dominant la Seine et
-tout autour s'étendaient à perte de vue des pelouses verdoyantes
-qu'égayaient la présence de petits moutons de Lorraine, plus ou moins
-enrubannés. C'était un don de Mme de Boufflers qui, en 1771, les avait
-envoyés au duc avec ce quatrain:
-
- Petits moutons, votre fortune est faite,
- Pour vous ce pré vaut le sacré vallon.
- N'enviez pas l'heureux troupeau d'Admète,
- Car vous paissez sous les yeux d'Apollon[156].
-
- [156] En les voyant, le duc de la Vallière s'écriait: «Et dire
- que de tous ces gueux-là, il n'y en a peut-être pas un qui soit
- tendre.»
-
-Le vieux duc, ravi de posséder sous son toit ce couple qui évoque tous
-les souvenirs des cours de France et de Lorraine, l'accueille avec de
-grandes démonstrations de joie. Dans la journée on se consacre à la
-promenade; le châtelain et ses hôtes visitent en carrosse les bords de
-la Seine, les forêts des environs, les plus jolis sites du pays; le soir
-on joue au trictrac, l'on se livre aux douceurs de la conversation ou
-l'on cultive les muses; les heures s'envolent.
-
-Un soir Mme de Mirepoix offre à son ami une mèche de cheveux blancs avec
-ces vers délicieux:
-
- Les voilà ces cheveux depuis longtemps blanchis:
- D'une longue union qu'ils soient pour nous le gage.
- Je ne m'afflige point sur les pertes de l'âge;
- Il m'a laissé de vrais amis.
- On m'aime presque autant, j'ose aimer davantage.
- L'amitié, fruit du goût, de l'estime, et du Temps,
- Mûrit encor dans l'hiver de nos ans,
- On ne s'y méprend plus, on cède à son empire:
- Et l'on joint, sous les cheveux blancs,
- Au charme de s'aimer, le droit de se le dire.
-
-Le lendemain le duc compose cette jolie réponse:
-
- Quoi! vous parlez de cheveux blancs!
- Laissons, laissons courir le Temps.
- Que vous importe son ravage?
- Les Amours sont toujours enfants,
- Et les Grâces sont de tout âge.
- Pour moi, Thémire, je le sens,
- Je suis toujours dans mon printemps
- Quand je vous offre mon hommage.
- Si je n'avais que dix-huit ans,
- Je pourrais aimer plus longtemps,
- Mais non pas aimer davantage.
-
-Mais il n'est pas juste que la maréchale soit seule l'objet des
-attentions du châtelain; Mme de Boufflers a droit également à des
-galanteries particulières. Un soir le vieillard, après souper, lit à ses
-amies cette chanson qui a tout le succès que l'on peut supposer.
-
- SUR L'AIR: _de la pantoufle_.
-
- Il est un trésor,
- Dans le fond de la Lorraine,
- Il est un trésor,
- Quoiqu'il ne soit pas de l'or.
- Il n'est pas de l'or,
- Ce trésor de la Lorraine;
- Il n'est pas de l'or,
- Mais il vaut bien mieux encor.
-
- Il est d'un beau blanc,
- Des pieds jusques à la tête;
- Il est d'un beau blanc,
- Quoiqu'il ne soit pas d'argent.
- S'il était d'argent,
- Il tournerait moins la tête;
- S'il était d'argent,
- Il ne serait point si blanc.
-
- Il a de l'esprit,
- Il n'aime pas la louange;
- Il a de l'esprit,
- Quand il parle et qu'il écrit.
- Il a de l'esprit,
- Il fait des vers comme un ange;
- Il a de l'esprit
- Quand il parle et qu'il écrit.
-
- Il fait peur aux sots,
- Quand il veut ouvrir la bouche,
- Il fait peur aux sots
- Qui n'aiment pas ses bons mots.
- Laissons là les sots
- Que son esprit effarouche:
- Laissons là les sots,
- Jouissons de ses bons mots.
-
- Il a deux enfants
- Qui sont dignes de leur mère,
- Il a deux enfants
- Distingués par leurs talents;
- Mais les deux enfants
- Ne vaudront jamais leur mère,
- Mais les deux enfants
- N'ont point d'aussi beaux talents.
-
- Il n'a qu'un défaut,
- C'est d'aimer trop sa Lorraine;
- Il n'a qu'un défaut,
- D'y rester plus qu'il ne faut.
- Disons-lui qu'il faut
- Renoncer à sa Lorraine,
- Disons-lui qu'il faut
- Corriger son seul défaut.
-
- Enfin, grâce à Dieu,
- Je le tiens dans ma retraite;
- Enfin, grâce à Dieu,
- Il est au coin de mon feu.
- Je demande à Dieu
- Qu'il se plaise en ma retraite;
- Je demande à Dieu
- Qu'il reste au coin de mon feu.
-
-Le duc ne se borne pas à réciter à ses amies des chansons composées à
-leur seule intention; les soirées sont longues, et quelquefois il
-choisit dans ses œuvres inédites celles qui peuvent le mieux intéresser
-ses hôtes; les plus légères ne sont pas les moins appréciées.
-
- CHANSON
-
- _Je ne veux pas me presser_
-
- L'amour est-il une folie?
- Maman me le dit tout le jour;
- Mais quand on est jeune et jolie,
- Comment se passe-t-on d'amour?
- Je jurerais bien qu'à mon âge,
- Maman n'a pas su s'en passer;
- Chaque saison a son partage,
- Un jour aussi je serai sage;
- Mais je ne veux pas me presser.
- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
- J'ai vu la tendre tourterelle
- Aux jours de son premier printemps,
- A l'amant qui tourne autour d'elle
- Se refuser assez longtemps:
- L'oiseau n'en est que plus fidèle,
- Plus ardent à la caresser;
- J'imiterai la tourterelle;
- Je veux bien m'engager comme elle,
- Mais je ne veux pas me presser.
-
-
- FABLE
-
- Un paysan grondait sa femme:
- «Notre fille est grosse d'enfant,
- Lui disait-il, à toi le blâme.
- Ne sais-tu pas comme on s'y prend
- Pour tenir close une fillette?
- --Vraiment, répliqua la pauvrette,
- J'avais tout fait bien calfeutrer,
- Et je croyais être bien sûre;
- Mais au diable soit la serrure
- Où toute clef peut se fourrer.»
-
-Les deux vieilles dames se pâment d'aise à la lecture de ces pièces plus
-ou moins grivoises, et elles ne cessent de s'extasier sur l'esprit de
-leur amphytrion.
-
-Un soir, le duc lit encore à ses hôtes charmées cette chanson composée
-autrefois dans un souper joyeux:
-
- Que l'on goûte ici de plaisirs!
- Où pourrions-nous mieux être,
- Tout y satisfait nos désirs,
- Et tout les fait renaître.
-
- N'est-ce pas ici le jardin,
- Où notre premier père
- Trouvait, sans cesse sous sa main,
- De quoi se satisfaire?
-
- Ne sommes-nous pas encor mieux
- Qu'Adam dans son bocage?
- Il n'y voyait que deux beaux yeux,
- J'en vois bien davantage.
-
- Dans ce jardin délicieux,
- On voit aussi des pommes
- Faites pour charmer tous les dieux
- Et damner tous les hommes.
-
- Amis, en voyant tant d'appas,
- Quels plaisirs sont les nôtres?
- Sans le péché d'Adam, hélas!
- Nous en verrions bien d'autres.
-
- Il n'eut qu'une femme avec lui,
- Encor c'était la sienne;
- Je vois ici celle d'autrui
- Et n'y vois pas la mienne.
-
- Il buvait de l'eau tristement
- Auprès de sa compagne.
- Nous autres nous chantons gaiement
- En sablant le champagne.
-
- Si l'on eût fait dans un repas
- Cette chère au bonhomme,
- Le gourmand ne nous aurait pas
- Damnés pour une pomme[157].
-
- [157] _Å’uvres du duc de Nivernais._
-
-La fin du séjour à Paris de Mme de Boufflers fut attristée par une assez
-grave indisposition de Manon, de cette femme de chambre qu'elle avait
-près d'elle depuis fort longtemps et à laquelle elle était si vivement
-attachée. La veille même du jour où la marquise allait repartir pour la
-Lorraine, en compagnie du fidèle Panpan, la pauvre Manon fut prise
-subitement de crachements de sang, et ce fâcheux incident retarda
-forcément le départ.
-
-Mme de Boufflers en fut d'autant plus contrariée que Panpan trépignait
-d'impatience et depuis quelque temps demandait à cor et à cris à
-regagner Lunéville; ce n'était pas pur caprice de sa part, ni que la vie
-de Paris lui parût moins agréable, mais ses ressources financières
-avaient été vite épuisées, et il ne savait plus à quel saint se vouer
-pour subvenir aux indispensables dépenses.
-
-La marquise, au courant de sa détresse, lui offre généreusement sa
-bourse, et elle l'invite à y puiser sans scrupule. Tout n'est-il pas
-commun entre eux? Elle lui exprime ses sentiments d'affection en termes
-vraiment touchants:
-
-
- «Saint-Germain, samedi 4 novembre 1780.
-
-«Vous allez me maudire, mon cher Veau, mais je suis plus affligée que
-vous ne le savez, parce que j'en souffre davantage. Ma pauvre Manon
-crache le sang depuis hier; elle me dit que jamais elle n'a été aussi
-mal. Elle s'afflige d'autant plus que, devant partir demain, pour ne
-plus revenir, tout est emballé et qu'elle sait que je manque non
-seulement d'elle, mais encore de toutes mes affaires. Je ne sais, comme
-vous croyez bien, quand cela finira, mais je n'en ai que plus d'envie de
-partir, et cette envie redouble, quand je pense à votre situation et
-surtout à votre impatience, car si vous êtes aussi raisonnable que vous
-l'êtes effectivement, nous, c'est-à-dire moi, pouvons remédier à toutes
-les choses qui vous manquent, avec de l'argent.
-
-«Il me reste près de 200 livres, toutes mes dépenses payées. J'espère
-donc que vous ne refuserez pas d'en user comme s'il vous appartenait,
-puisque vous et moi c'est la même chose, au sexe près, qui ne vaut pas
-la peine d'en parler.
-
-«J'irai donc à Paris dès que je le pourrai, et j'aimerai toujours mon
-cœur de Veau.
-
-_P.-S._--Empruntez de mes chemises à Mme Mongot.»
-
-Deux jours après il n'y a aucune amélioration et la marquise désolée
-explique à son ami l'impossibilité où elle est de s'éloigner.
-
-
- «Saint-Germain, lundi 6 novembre 1780.
-
-«Ma pauvre Manon vient encore d'être saignée, c'est la quatrième fois,
-et M. du Breuil s'étonne que la dureté du pouls n'en soit guère
-diminuée. Elle a dormi cette nuit; les crachats sont fort diminués, et
-j'espère que la maladie tire à sa fin. Mais vous pouvez juger de l'état
-où la malade restera, et du temps auquel nous pouvons partir.
-
-«Je vous assure, mon cher ami, que je me reproche ce contretemps comme
-si j'en étais la cause. Cependant presque tous les paquets étant faits,
-et ne voulant pas y toucher, il se trouve que je manque un peu de tout;
-mais comme vous avez l'avantage de savoir mieux jouir que moi, j'ai
-aussi celui de savoir mieux me passer que vous.
-
-«Ainsi, ce que j'éprouve ne peut me rassurer sur vos privations, et je
-vous conjure, au nom de la sainte amitié, d'acheter sur mon compte tout
-ce qui vous manque et de faire en sorte que la fin de votre voyage n'en
-gâte pas le commencement. Maintenez-vous, tant que vous pourrez, dans
-l'état d'enchantement où nous vous avons vu.
-
-«Une réflexion qu'il faut faire, c'est que les choses dont vous pourrez
-avoir besoin présentement ne seront pas perdues pour la suite. Enfin, si
-vous n'acceptez pas mes offres, j'en souffrirai plus que vous, parce
-que, non seulement le refus n'est pas une marque d'amitié, mais qu'il
-est impossible que vous souffriez par ma faute sans m'en aimer moins.»
-
-Enfin, au bout de quelques jours, l'état de Manon s'étant sensiblement
-amélioré, Mme de Boufflers put donner suite à ses projets de départ et
-regagner la Lorraine avec Panpan.
-
-
-
-
-CHAPITRE XX
-
-1779-1780
-
- Séjours du chevalier de Boufflers à Douai et à Boulogne.
-
-
-Pendant l'hiver de 1779, Boufflers abandonne son régiment, ainsi qu'il
-est d'usage pour tous les officiers, et il vient passer à Paris quelques
-mois délicieux auprès de Mme de Sabran qu'il aime plus que jamais. Les
-deux amants reprennent donc sans plus tarder leur douce vie de tendresse
-et d'amour, ils ne se quittent pour ainsi dire pas. C'est à peine si
-l'on aperçoit le chevalier chez ses parents et chez ses amis; c'est à
-peine s'il prend le temps de faire un voyage en Lorraine pour voir sa
-mère et surveiller ses intérêts.
-
-Mme de Sabran tient d'autant plus à ne pas perdre de vue son fervent
-adorateur qu'elle connaît sa passion malheureuse pour le jeu, et qu'elle
-redoute de le voir retomber dans le péché, bien qu'elle lui ait fait
-jurer de ne jamais jouer:
-
-
- «8 mai 1778.
-
-«Ne jouez jamais, mon frère, vous me feriez un véritable chagrin; c'est
-une passion horrible que celle du jeu, elle endurcit le cœur, elle
-salit l'âme; elle n'est pas faite pour vous. Songez d'ailleurs que vous
-m'avez donné votre parole d'honneur, et que je ne vous pardonnerais pas
-d'y manquer.»
-
-Mais Boufflers est faible, et quand son amie le quitte un jour, il ne
-sait pas résister à l'entraînement. Un soir, chez Mme de Montesson, il
-joue malgré ses promesses. Son premier soin est d'avouer sa faute, et il
-le fait en termes bien amusants:
-
-«Votre absence est déjà longue et funeste, chère et jolie sœur, et j'ai
-eu le temps de faire de petites sottises chez Mme de Montesson, dont
-votre présence ou le plaisir de souper chez vous m'aurait défendu. Au
-reste, ce qu'il y a de plus perdu à cette partie-là, c'est l'honneur,
-parce que j'avais donné ma parole de ne pas jouer. Mais l'honneur n'est
-qu'un mot, et l'argent est une bien jolie chose dans le siècle où nous
-vivons.»
-
-L'hiver s'écoule comme un rêve, puis le printemps arrive et avec lui
-l'heure cruelle de la séparation. Mais il faut bien se résigner à
-l'inévitable!
-
-Pendant que Boufflers retourne tristement à son régiment, Mme de Sabran,
-qui a perdu l'habitude de la solitude, et qui est restée sous le charme
-de leur long tête-à-tête, tombe dans une mélancolie si profonde, qu'elle
-inquiète son entourage. Elle n'en dit rien à son «frère» pour ne pas le
-troubler, mais il l'apprend par un ami commun, et il lui écrit alors une
-lettre de reproche, qui est un modèle de sensibilité et de tendresse. Il
-s'efforce de la rassurer et de lui persuader qu'elle n'a que des maux
-imaginaires:
-
-«Vous n'êtes point malade... vous souffrez parce que tout ce qui vit
-souffre du plus au moins...
-
-«... Pourquoi ne m'avez-vous point encore écrit? Quand vous êtes en
-proie à vos idées noires, je dois être votre seul confident. Je suis
-jaloux de vous voir écrire autre chose que des compliments et des
-nouvelles à d'autres que moi. Écrivez-moi, ma chère fille, envoyez-moi
-des volumes, ne relisez jamais ce que vous aurez écrit, ne songez à
-aucune des règles de l'art d'écrire, ne craignez ni de vous répéter, ni
-de manquer de suite, soyez tantôt triste, tantôt gaie, tantôt
-philosophe, tantôt folle, suivant que vos nerfs, vos remèdes, votre
-raison, votre caractère, votre humeur vous domineront. Vous n'avez pas
-besoin de me plaire, il faut m'aimer et me le prouver encore plus que me
-le dire; il faut, pour notre bien commun, que vos idées passent
-continuellement en moi et les miennes en vous, comme de l'eau qui
-s'épure et qui s'éclaircit quand on la transvase souvent...[158]»
-
- [158] _Correspondance de Mme de Sabran avec le chevalier de
- Boufflers._--Plon-Nourrit, 1875.
-
-Sur le conseil du chevalier, Mme de Sabran quitte Paris et elle se rend
-chez son amie la comtesse Diane de Polignac; tout le monde l'entoure
-d'affection et de tendresse, mais elle n'en reste pas moins triste à
-mourir.
-
-Le chevalier, désolé des nouvelles qu'il reçoit, cherche par sa
-tendresse à remonter le moral de son amie:
-
-
- «Roissy, ce mardi.
-
-«Je comptais sur le changement d'air, de lieu, de société, de train de
-vie; je comptais sur la distraction que vous aurait donnée une amie de
-votre âge. J'osais même croire que je vous serais bon à quelque chose,
-qu'à force de partager vos maux, si vous en souffrez, je les
-diminuerais, que je vous tirerais par mes soins, par mon occupation
-perpétuelle, de la langueur où vous êtes plongée depuis mon départ,
-enfin, que mes vœux, mes désirs, ma tendresse vous soutiendraient. Je
-crois qu'on doit se sentir plus forte contre tous les maux de la vie
-quand on se sent aimée, et quand on voit auprès de soi quelqu'un qui
-voudrait très sincèrement souffrir et mourir à notre place.»
-
-Enfin peu à peu sous l'influence du temps et de l'affection, Mme de
-Sabran se rétablit complètement.
-
-Boufflers, pendant ce temps, s'est réinstallé à Douai et a repris sa vie
-de garnison. Comme les maux passés nous paraissent toujours moindres que
-les maux présents, il en arrive à regretter la Bretagne, et les camps de
-Brest et de Landerneau. La vie est chaque jour plus dépourvue
-d'agrément.
-
-L'instabilité, le changement incessant paraissaient être la règle de
-conduite des autorités militaires de l'époque; aussi le séjour du
-chevalier à Douai ne se prolongea-t-il pas fort longtemps. En juin 1779,
-il annonce à Mme de Boisgelin qu'il va partir pour la Flandre.
-
-Pendant qu'il gagne Saint-Omer avec son régiment, il apprend avec regret
-que sa sœur a eu des ennuis, des soucis d'argent; elle ne lui en a rien
-dit et il la gronde doucement de ce manque de confiance.
-
-
- «Ce 11 juillet.
-
-«La première chose à faire, ma grande enfant, quand tu as du chagrin,
-c'est de me le dire, et la seconde, c'est de me dire de quoi, ce sont là
-presque les seules occasions où les frères soient bons à quelque chose;
-ils sont comme les médecins et les curés, qui attendent qu'on soit
-malade pour être recherchés. Mais je vois que le nuage est dissipé et
-qu'au lieu de t'offrir mes services, j'ai besoin des tiens.»
-
-Ce que le chevalier demande par-dessus tout, c'est qu'on lui envoie des
-nouvelles; ils vivent dans une ignorance incroyable, rien ne parvient
-jusqu'à eux, il faut que Mme de Boisgelin le tienne au courant de tout
-ce qu'elle peut apprendre.
-
-«Tu te défends d'être ma gazetière sous différents prétextes dont aucuns
-ne sont recevables. Nous avons besoin de nouvelles comme de pain, et tu
-ne me refuserais pas du pain sous prétexte que tu n'es point boulangère.
-Tu vois beaucoup de gens, et entre autres, un, bien instruit de tout, et
-même de tout ce qui se passe. Il faut questionner sans cesse, ramasser
-tout ce que tu trouves, et croire que tu es pour moi ce que la colombe
-était pour mon grand-papa Noé, qui s'en servait pour sonder le terrain
-et savoir ce qui se passait au dehors.
-
-«Regarde-toi aussi comme mon ministre dans les Cours étrangères, le
-Luxembourg, l'Italie, la Bavière; voilà un vaste champ pour tes
-négociations, ne me laisse oublier de personne, sans quoi je croirais
-que tu m'oublies toi-même, et j'aurais le chagrin de ne pas te le
-rendre.
-
-«Réponds-moi à Saint-Omer[159].»
-
- [159] Toutes les lettres de Boufflers à Mme de Boisgelin citées
- dans ce chapitre nous ont été communiquées par M. le comte de
- Croze-Lemercier.
-
-Mme de Sabran, à laquelle Boufflers reprochait sans cesse d'être trop
-réservée, de ne pas l'aimer avec assez de violence, cite à son ami
-l'exemple de la comtesse Auguste de Polignac, qui, elle, est calme et
-prudente, et elle lui conseille de prendre modèle sur elle. Le chevalier
-lui riposte spirituellement:
-
-
- «Raismes, ce 16 juillet 1779.
-
-«Si toutes les femmes vieillissaient comme celle-là, ce ne serait pour
-personne la peine d'être jeune. Voilà comme je voudrais que vous pussiez
-vieillir, après ma mort, après avoir vécu comme elle pendant ma vie, car
-pour conserver du sentiment sous vos cheveux blancs, il faudrait en
-avoir montré sous vos cheveux blonds.
-
-«On dit, mais je ne le crois pas absolument, que le cœur va toujours en
-se refroidissant. Si cela est, prenez garde au vôtre. Songez, vous qui
-faites profession de tiédeur, que vous deviendrez un glaçon. Vous
-plairez peut-être encore comme un vieux livre bien écrit, mais vous ne
-serez plus aimée parce que vous n'aurez jamais aimé. Vous pourriez me
-dire à cela qu'on vous aime à cette heure bien follement, tandis que
-vous n'aimez que bien raisonnablement. Mais d'abord, cela ne durera
-qu'autant que moi; et puis en cela vous êtes traitée comme le maréchal
-de Saxe pour le cordon bleu; on le lui a offert quoiqu'il fût hérétique,
-en lui donnant cent ans pour se convertir.»
-
-Enfin le chevalier arrive à Boulogne, et il s'y installe en attendant
-une nouvelle destination.
-
-A-t-il quelque idée nette et précise de l'avenir qui leur est destiné?
-En aucune façon. Personne ne s'en doute:
-
-«Nous marchons tous avec un bandeau sur les yeux, écrit-il
-philosophiquement, bien heureux si ceux qui nous mènent n'en ont point
-autant.»
-
-Tantôt on assure qu'ils vont partir pour Gibraltar et que c'est là
-qu'ils porteront à l'Angleterre le coup mortel, tantôt on prétend que
-c'est à Douvres qu'ils sont appelés à débarquer, et que c'est pour les y
-transporter qu'on a réuni à Boulogne des «cabriolets de mer» en si grand
-nombre. Du reste comment des projets ainsi criés sur les toits
-pourraient-ils avoir quelque chance de réussir?
-
-«Ma seule consolation, ce n'est pas la foi comme chez les vrais
-chrétiens, mais l'incrédulité, car je n'imagine pas qu'aucun projet
-aussi divulgué puisse être exécuté; c'est du vin de champagne qui a
-pris l'air et qui ne peut plus faire sauter le bouchon.»
-
-L'isolement de sa nouvelle résidence inspire au chevalier des réflexions
-pour lui très inattendues et fort salutaires; il semble qu'il soit un
-homme nouveau devant lequel s'ouvrent des horizons qu'il ne soupçonnait
-pas. Il découvre la nature qu'il ignorait, il découvre l'amour, car ce
-qu'il prenait jusqu'alors pour l'amour, n'en était que la caricature.
-C'est à Mme de Sabran qu'il fait l'aveu de sa découverte.
-
-
- «Boulogne, ce 3 août.
-
-«Je serais bien aise d'avoir pu vous rendre une partie de l'effet que ce
-charmant chemin de Lille à Saint-Omer a fait sur mon imagination. Cela
-m'a fait connaître qu'il y a d'autres plaisirs que ceux que j'ai
-uniquement recherchés jusqu'à l'âge de trente ans. Cette observation,
-qui paraît tardive à quarante ans, beaucoup d'hommes sont morts de
-vieillesse sans l'avoir pu faire. Car il faut que je vous l'avoue, ma
-jolie sœur, nous sommes tous de grands libertins. Je ne connais que
-deux remèdes à cette maladie-là, c'est la retraite et l'amour. Mais,
-pour que la retraite corrige, il faut qu'elle soit volontaire, agréable
-par mille occupations toujours faciles et toujours renaissantes, que
-mille soins, mille calculs, mille espérances viennent prendre la place
-de ce qui régnait dans notre imagination, et que notre cœur s'épure
-pour ainsi dire avec l'air que nous respirons.
-
-«L'amour heureux ou malheureux, pourvu qu'il soit véritable, est encore
-un bon antidote contre le libertinage, en rassemblant toutes nos
-affections, en les tournant vers les perfections réelles ou supposées de
-l'objet qu'on aime, en nous persuadant que le plaisir et le bonheur ne
-sont pas partout où nous les cherchions auparavant, et il produit au
-fond du cœur une grande révolution. Ne le haïssez pas, cet amour, ma
-bonne fille, et jugez par celui des hommes qui aime le mieux, que plus
-on aime, et meilleur on devient.[160]»
-
- [160] _Correspondance de Mme de Sabran avec le chevalier de
- Boufflers._--Plon-Nourrit, 1875.
-
-Entre temps, Boufflers poursuit sa correspondance avec Mme de Boisgelin,
-mais au lieu des grâces ordinaires, il lui reproche tantôt son silence,
-tantôt la banalité de ses lettres. Que ne lui donne-t-elle des
-nouvelles, que ne lui raconte-t-elle les événements de la Cour et de la
-capitale, ce qui se passe, ce qui se dit, ce qu'on augure de l'avenir?
-Il lui écrit plaisamment:
-
-«Que voulez-vous que je vous mande de ce pays-ci où l'on ne fait que de
-la bière, tandis que vous ne mandez rien du pays où l'on fait les
-événements. Si vous valiez quelque chose, vous vous transformeriez en
-Renommée pour tout savoir et pour me tout apprendre. Mais vous n'auriez
-pas même l'esprit de prier un secrétaire de M. de Beauvau, ou d'un de
-ses confrères, de m'envoyer, deux fois par semaine, tout ce qui se fait,
-se dit ou se médite d'intéressant.
-
-«Adieu, mon cœur, je t'aimerai bien si tu m'écris et si tu parles
-honorablement de moi à Mme la maréchale.
-
-«Si tu vois Mme d'Hautefort, embrasse-la de ma part bien serré.»
-
-L'inutilité de ses fonctions militaires et l'oisiveté de sa vie ne sont
-pas le seul souci du chevalier; il a de cruels embarras d'argent, il les
-confie naturellement à sa sœur, et il lui demande même au besoin
-d'intervenir pour l'aider à sortir d'une situation tous les jours plus
-inextricable.
-
-Boufflers, depuis qu'il a quitté le séminaire, a mené joyeusement la
-vie, dépensant sans compter, faisant des dettes, ainsi qu'il convient à
-un jeune seigneur de l'époque. Cette existence insouciante a duré sans
-encombre pendant quelques années, puis les difficultés sont arrivées,
-les créanciers se sont montrés moins accommodants; il a fallu emprunter
-pour apaiser les plus exigeants; bref, le pauvre chevalier en est arrivé
-à une situation des plus précaires.
-
-La bonté de son cœur y a également contribué. N'a-t-il pas avancé
-60,000 francs à son frère, le marquis? Il n'en a jamais reçu d'intérêt
-et, à sa mort, il n'a pas même retrouvé un sol du capital.
-
-Il charge Mme de Boisgelin d'intercéder auprès de M. de Maurepas pour
-qu'il l'autorise à emprunter 40,000 livres sur ses bénéfices; de cette
-façon il pourra payer ses dettes et s'équiper convenablement.
-
-Comme le ton lugubre de sa lettre ne lui est pas ordinaire, il craint
-d'inquiéter sa sœur, et il termine gaiement:
-
-
- «Boulogne, 30 juillet.
-
-«... Il ne faut pas t'attrister de me voir sérieux, ma chère enfant.
-Selon toute apparence, si je l'avais toujours été un peu davantage,
-j'aurais moins de sujets d'être triste à présent, mais quelque sujet que
-j'en puisse avoir, je ne le serai jamais au point d'inquiéter personne.
-
-«Adieu, ma longue enfant, je t'embrasse bien délicatement au point de te
-casser. Si tu es à Versailles, cours bien vite baiser les pieds, les
-mains, etc., de ta blanche voisine. Ce n'est pas la comtesse de
-Grammont.»
-
-A force de chercher à tirer le chevalier du mauvais pas dans lequel il
-est engagé, Mme de Boisgelin et Mme de Mirepoix finissent par imaginer
-une combinaison qui, si elle réussit, sauvera la situation. Il s'agit
-tout simplement de trouver quelqu'un qui consente à échanger les abbayes
-de Boufflers contre des terres; de cette façon les dettes du chevalier
-seront garanties sur quelque chose de tangible, tandis qu'actuellement
-elles ne le sont sur rien.
-
-Boufflers trouve l'idée merveilleuse, il l'approuve des deux mains.
-
-
- «14 août 1779.
-
-«Vous êtes une aimable enfant, ma grande fille, et avez cela de commun
-avec notre mère commune, la maréchale de Mirepoix. Je jouis de tous les
-soins que l'on veut bien prendre de mes affaires; elles ont bien besoin
-que quelqu'un s'en mêle, car je m'en suis si peu mêlé en ma vie que je
-ne sais à présent par où m'y prendre. Mais la lettre de ma tante me
-paraît un moyen victorieux;
-
- Il me semble déjà
- Que je vois tout cela.
-
-«Ajoutez à mes mérites et à mes dépenses que l'avant dernière année j'ai
-passé sept mois à mon régiment, la dernière année j'en ai passé huit et
-peut être celle-ci en passerai-je quinze, comme ce hussard qui était
-trente six heures par jour à cheval.
-
-«Enfin, mon grand cœur, il me semble que mes intérêts n'ont jamais été
-en aussi bonnes mains, et si notre plan réussit, je vous ferai chanter
-un _Te Deum_ par mes créanciers, sans quoi il faudrait pour eux un
-_Libera_...
-
-«Adieu, mille choses à tous les grands de la Cour, ducs et princes,
-comtes et marquis, et donnez de ma part une tête de lapin à votre chat.»
-
-Mme de Boisgelin ne cherche pas seulement à améliorer la situation
-pécuniaire de son frère, elle s'occupe aussi et très activement de son
-avancement. Boufflers a quarante et un ans et il n'est encore que
-lieutenant-colonel! c'est, avec son nom, un pitoyable avancement.
-Comment sa mère, sa famille si influente, ses amis, n'ont-ils pas pu lui
-obtenir un meilleur sort!
-
-C'est que Boufflers est fort mal en Cour; d'abord on ne l'y voit
-jamais, pour des raisons que nous savons déjà, mais son originalité, sa
-liberté d'écrire et de penser ne passent pas inaperçues.
-
-Déjà en 1776, M. de Saint-Germain a mis le chevalier sur la liste des
-colonels, mais quand on l'a soumis au Roi, il a dit simplement: «Je
-n'aime ni les épigrammes ni les vers,» et il a rayé de ses propres mains
-le malheureux officier.
-
-En 1779, Mme de Boisgelin et les membres influents de la famille crurent
-le moment opportun de frapper un grand coup; il fut décidé que l'on
-ferait agir toutes les influences dont on disposait.
-
-Boufflers, très touché de ce zèle, remercie tendrement sa sœur, mais il
-ne se fait pas de grandes illusions sur le résultat, il écrit
-philosophiquement:
-
-
- «Au camp.
-
-«Je te remercie mille fois, chère enfant, de toute ton avidité pour moi;
-j'ai bien peur pour toi qu'elle ne soit point assouvie. J'ai, à la
-vérité, bien des brigadiers au-dessous de moi, mais j'ai bien des
-maréchaux de camp au-dessus, et ces messieurs ne répugnent point à ce
-qui convient à leurs inférieurs. C'est une espèce de modestie bien
-connue à la Cour et à l'armée. Tu prévois aisément que je n'aurai
-peut-être pas le dessus avec les brigadiers et que j'aurai peut-être le
-dessous avec les maréchaux de camp. Consolons-nous d'avance et
-remercions la nature de nous avoir donné de quoi pardonner à la fortune.
-
-«Mme de Luxembourg va faire la demande avec un feu auprès duquel le mien
-ne serait que de la glace. Mme de Ségur et la comtesse Diane vont être
-prévenues. Voilà mes batteries bien dressées, mais j'en serai pour ma
-poudre.
-
-«Adieu, ma fille, je t'embrasse et je t'aime de tout mon cœur.»
-
-Malheureusement si, à Paris et à Versailles, tous les amis et les
-parents étaient en mouvement pour Boufflers, lui-même, avec son
-insouciance habituelle, ne faisait aucune des démarches nécessaires. Ce
-peu de confiance dans le succès lui valait de sa sœur une lettre assez
-vive à laquelle il répond:
-
-
- «Valenciennes, ce 22.
-
-«N'ai-je pas eu la bêtise d'être un peu fâché contre toi en lisant ta
-dernière lettre; j'y ai pensé depuis et j'en ai été honteux. J'aurais dû
-ne prendre garde qu'à ce que tu fais et point à ce que tu dis. Il faut
-convenir que personne n'a jamais su mêler aussi bien les injures aux
-services. Tu es un composé de Juvénal et de Titus. Tu écris comme l'un
-et tu règnes comme l'autre; non pas que je veuille dire que tu fasses
-tous les jours un heureux, mais au moins tu veux mon bonheur, et tu y
-travailles, et tu y réussiras si jamais nous passons notre vie ensemble,
-car tu as beau dire et beau m'accuser, je n'ai jamais eu de sœur plus
-chère que toi.
-
-«Je vois par tout ce que tu m'as mandé que les choses vont mieux que je
-n'osais l'espérer. Toutes les fois que tu parleras, sois sûre du
-succès, parce que de plaire à triompher, il n'y a qu'un pas. Il est
-clair que tu n'as pas eu besoin d'être poussée dans les démarches que tu
-as faites, mais il est clair aussi que tu as été conduite et que tu l'as
-été de main de maître; embrasse-le, ce maître[161] que j'aime tant à
-regarder comme le mien dans tous les genres, et dis-lui que, malgré mon
-horreur pour la Simonie, je lui offre une abbaye en échange de la maison
-de l'Ermite dans le sacré vallon de Saint-Ouen.
-
-«Adieu, aime-moi comme tu me grondes, au lieu de me gronder comme tu
-m'aimes.»
-
- [161] Le duc de Nivernais.
-
-Mme de Boisgelin croyait toucher au but de ses efforts, toute la famille
-estimait le succès certain, assuré, seul Boufflers doutait encore. En
-effet, la nomination espérée se faisait attendre; et Mme de Boisgelin en
-éprouvait un énervement qu'elle ne pouvait dissimuler.
-
-Son frère montrait plus de calme et de possession de soi-même; il ne
-cessait de remercier ses amis de leur bonne volonté à son égard, mais
-quant à lui, il s'armait de philosophie en prévision d'un échec; c'est
-lui-même qui remontait le moral de Mme de Boisgelin.
-
- «Morbeck, par Aire, du camp.
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-«M. de Nivernais a bien raison de dire que j'ai bien tort de ne pas lui
-écrire; il serait bien plus fondé à m'en faire le reproche s'il savait
-combien je l'aime. Je crois que c'est encore plus qu'il n'est aimable,
-car je sens que s'il n'était point aimable du tout, il faudrait encore
-l'aimer. Remercie-le du bien qu'il a osé dire de moi à quelqu'un dont je
-n'en pense point du tout.
-
-«On me mande de partout, que mon affaire est prête, qu'elle va passer,
-et je vois qu'elle ne presse pas, et qu'on parle du premier ou du second
-conseil, ce qui annonce, vu le train des choses, que ce sera à peine
-pour le troisième, et ces lenteurs-là, pour une chose aussi aisée et
-aussi préparée, annoncent au moins un défaut total de bonne volonté...
-
-«Prends courage, mon enfant. Soumets-toi aux circonstances, fais en
-sorte, à force de modération, de n'être point contrariée par les
-contrariétés. J'ai une fois ouvert par hasard un tome de Shakespeare où
-j'ai vu un roi dépouillé, emprisonné et condamné, qui dit à sa fille:
-«Ne me plains point, rien de ce qui doit m'arriver ne me déplaît, car
-j'ai fait divorce avec ma volonté et j'ai épousé la fatalité.» Il faut
-convenir que c'est là un mariage de raison plus que de fantaisie.»
-
-Bien entendu, le séjour du chevalier à Boulogne ne se prolonge guère; il
-y est à peine depuis trois semaines, qu'il reçoit de nouveaux ordres: il
-doit se rendre à Eu avec son régiment. Le déplacement qui le rapproche
-du Havre n'aurait pour lui rien que d'agréable, s'il n'était désastreux
-pour ses finances, déjà si mal en point.
-
-Le chevalier fait la route par étapes avec son régiment, non sans
-gémir, car la chaleur est affreuse et l'on ne peut goûter un instant de
-repos. Aux étapes, le régiment est dispersé à quatre lieues à la ronde;
-à trois heures du matin, il faut le réunir, car l'on part à quatre, et
-malgré cela l'on est rôti, les troupes sont harassées de fatigue; depuis
-le colonel jusqu'à la dernière recrue, tout le monde est sur les dents;
-après huit jours de ce régime, presque tout le régiment est malade.
-
-En cours de route, et malgré la fatigue et les ennuis qui l'accablent,
-Boufflers trouve encore le temps d'écrire à Mme de Boisgelin pour la
-charger de quelques commissions; comme il n'a pas d'argent, c'est elle
-qui fera les avances, et sans espoir de les revoir jamais, il le lui
-avoue bien simplement:
-
-
- «Montreuil, 21 août 1779.
-
-«Je compte sur un petit mot de ma grande fille en arrivant à la ville
-d'Eu. J'ai besoin d'avoir des nouvelles des affaires de l'Europe et des
-miennes. Je voudrais que ceux qui se mêlent des unes se mêlassent aussi
-des autres. Je serais sûr, après m'être embarqué un peu légèrement,
-d'arriver à bon port.
-
-«Je marche avec mon régiment, ce qui me fatigue cent fois plus que de
-courir sans lui. Je suis abattu comme si j'avais fait cinquante lieues
-en poste, et j'ai la poitrine démontée d'un rhume horrible qui dure
-depuis un quart d'heure, et qui durera peut-être encore autant. Ce qui
-me console, c'est que M. de Beauvau ne m'entend pas tousser.
-
-«Si vous avez de l'argent, envoyez-moi deux bridons rouges tressés en
-or; cela se trouve sur le quai de la Ferraille, à _La Levrette_, et se
-vend 18 livres. En suivant le quai, on arrive au pont Saint-Michel, on
-trouve un marchand de couleurs nommé Vernezèbre, et on lui demande un
-assortiment de pastels fermes pour peindre le paysage et la figure en
-petit. Ces deux commissions-là vous coûteront 60 livres longtemps avant
-de me coûter un sol, mais si l'argent vous manque, empruntez-en à Mme la
-maréchale ou à Lucile.
-
-«Adieu, je sens que je n'ai pas le style vraiment naturel, car si
-j'écrivais comme je parle, ma lettre serait très enrouée.»
-
-Enfin le régiment arrive à Eu. Boufflers se rappelle tout à coup les
-commissions qu'il a données à sa sœur et, à la réflexion, il juge utile
-de lui fournir de l'argent pour les payer.
-
-
- «Août 1779.
-
-«Mes cartes sont arrivées à bon port et à temps, mon aimable chat
-maigre. J'attends de jour à autre de nouvelles marques de ta bonté, mais
-je ne sais pas où tu trouveras les fonds que mes commissions exigent. Je
-prends le parti de t'envoyer un billet sur mon homme d'affaires, dont tu
-prendras le montant chez Mme de Mirepoix ou M. de Beauvau, qui se feront
-payer quand ils le jugeront à propos.
-
-«Je suis ici depuis hier, ignorant si j'y serai encore demain. Je vais
-demain au soir à Abbeville voir le régiment d'Esterhazy, que je n'ai
-point revu depuis que je l'ai quitté; je m'en fais un plaisir, mais en
-même temps j'ai bien peur d'être obligé de faire leur partie à table et
-de répondre à toutes les santés, car la mienne n'y tiendra pas.
-
-«M. de Thianges est ici; il m'a enlevé comme de raison le seul bon
-logement de la ville; il est d'ailleurs de la plus grande honnêteté et
-fait très bonne chère. J'en profite d'autant plus qu'il est cause que je
-n'ai pas de cuisine.
-
-«On n'a de nouvelles de rien, sinon que le mois d'août se passe et qu'il
-sera suivi du mois de septembre. On appelle celui-là le balai de la mer,
-parce qu'il y laisse le moins de vaisseaux qu'il peut.
-
-«Parle de moi à Mme la maréchale de Luxembourg et à Mme de Lauzun, et
-mande-moi si effectivement la maréchale est fâchée.
-
-«Adieu, mon enfant, j'ai la tête d'une pesanteur horrible et j'ai peur
-que mon style ne s'en ressente.»
-
-En même temps le chevalier prévient Mme de Sabran de sa nouvelle
-résidence, et il lui conte spirituellement l'état d'incertitude dans
-lequel il continue de vivre, à son grand désespoir:
-
-
- «A Eu, ce 2 septembre 1779.
-
-«Je suis ici dans une pauvre petite ville bien éloignée de tous les
-points intéressants, à trente lieues du Havre, à trente lieues de
-Dunkerque, sous les ordres d'un général plein d'honneur, de bonté et de
-zèle, mais que les autres généraux semblent avoir relégué à dessein. Il
-paraît que nous sommes destinés à remplacer les gens qui
-s'embarqueraient, et à passer par le second envoi, c'est-à-dire à
-trouver la besogne faite ou manquée. Vous imaginez sûrement le plaisir
-que me fait ma position. Je suis entre la philosophie et l'ambition,
-comme serait un pauvre diable entre son honnête femme, dont il ne se
-soucierait guère, et une coquine de maîtresse qui écouterait tout le
-monde excepté lui, mais qui pourtant lui paraîtrait toujours jolie et ne
-lui ôterait pas toute espérance. L'une m'attend et me promet le bonheur
-quand je serai revenu à elle; je me tourne de son côté, mais aussitôt
-l'autre me fait un petit signe et renverse tous mes projets.[162]»
-
- [162] _Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de
- Boufflers._ Plon-Nourrit, 1875.
-
-En 1780, Boufflers est toujours errant sur la côte; cette fois, il est
-en garnison à Dunkerque, et c'est de là qu'il écrit à Mme de Boisgelin:
-
-
- «Dunkerque, ce 18 juillet 1780.
-
-«La voix intérieure parle toujours et ta lettre la fait parler plus haut
-que jamais, mon enfant, car jamais je n'en ai lu d'aussi charmante, pas
-même de l'écriture de Mme de Sévigné. Je me porte mieux qu'avant d'être
-malade; l'air de ce pays me convient d'autant plus que je le respire
-moins que personne; je délaie celui de la ville dans celui de toute la
-province; c'est comme de mauvais vin où je mettrais beaucoup d'eau.
-
-«Baise de ma part l'œil de ma tante, et s'il ne se porte pas absolument
-bien, contente-toi de le bassiner, parce que j'aurais peur que mes
-baisers ne fussent trop chauds, si j'en _juge d'après le monde_.
-
-«Adieu, enfant chérie, je t'aimerai de quelque couleur que tu sois, je
-t'aimerai en perte ou en gain, mais je n'aimerai et ne bénirai la cause
-de tout que quand tu auras lieu d'en être parfaitement contente. Adieu,
-baise maman des Cars de ma part et dis-lui que je l'aime comme un
-enragé[163].»
-
- [163] Toutes les lettres du chevalier de Boufflers citées dans ce
- chapitre nous ont été communiquées par M. le comte de
- Croze-Lemercier.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXI
-
-1780
-
- Goût persistant de Panpan pour la poésie.--Ses vers à Mme de
- Boufflers, Mme de Boisgelin, Mme de Bassompierre.--Joute poétique
- avec Mme Durival.
-
-
-Panpan n'avait pas renoncé à cultiver les Muses; il semble au contraire
-que, la vieillesse arrivant à grands pas, il trouvait plus de plaisir
-encore dans ces jeux poétiques qui de tous temps avaient charmé ses
-loisirs. Ce n'est pas qu'avec l'âge ses vers deviennent meilleurs, hélas
-non! mais il éprouve tant de plaisir à les écrire qu'il lui faut
-pardonner. Et puis il est si modeste, et il se fait si peu d'illusion
-sur leur médiocre valeur. Personne ne se juge plus sévèrement que
-lui-même, et il plaisante sur son peu de mérite avec une franchise qui
-désarme la critique.
-
-Agé de plus de soixante-dix ans, il faisait de sa vie, de ses déceptions
-et de ses malheurs, cette peinture moqueuse:
-
- J'ai peu connu l'adolescence,
- A peine j'ai joui de la virilité;
- Jeune encor, je touchais à la caducité,
- Et, vieillard, je touche à l'enfance.
- Toujours contraire au sort qui me fut destiné,
- D'un souverain que de ma vie
- Je n'ai vu, ne verrai, ni n'en aurai l'envie,
- Je fus conseiller presque né.
- Interprète allemand, je n'en sus point la langue;
- Avocat: je n'ai fait plaidoyer ni harangue;
- Devenu financier, je me suis ruiné.
- Je fus, de notre Roi, lecteur à bouche close;
- Loin d'avoir pris les mœurs de ma métamorphose,
- Franc bourgeois, à la cour j'y fus homme de bien.
- Au rang de nos savants, je fus admis sans cause,
- Et quoiqu'en bonne forme académicien,
- N'ayant pas fait la moindre chose,
- Plus que Piron je ne fus rien.
- Un autre trait, qui comblerait la dose
- De tant de singuliers travers,
- Je ne faisais que de la prose
- Quand je voulais faire des vers.
- Encore un mot, et l'histoire est finie.
- Prêt à mourir, quand je naquis,
- Pour vivre à peine un an, j'avais assez de vie...
- Et voilà que j'en ai plus de soixante et dix[164].
-
- [164] Cette pièce et les trois suivantes sont tirées des Mss. de
- Devau. Bibl. de Nancy.
-
-Le Veau n'a pas perdu les bonnes habitudes d'antan et c'est toujours
-pour la vieille et chère marquise qu'il cherche ses meilleures rimes.
-Jamais il n'oublie les heureux anniversaires, et chaque année il compose
-pour son amie quelque madrigal flatteur.
-
-En 1780 il lui envoie «un écritoire» accompagné de ce bouquet:
-
- Lorsqu'en un temps plus fortuné
- Pour fêter ce beau jour, que novembre ramène,
- Je vous offris un vase à la Chine tourné,
- Dont les arts de l'Europe ont fait une fontaine;
- Pour fixer sur vos pas la grâce et la Beauté,
- Je souhaitais, du ciel implorant la puissance,
- Qu'elle devînt pour vous la source de Jouvence;
- Et je vois que des dieux je fus presque écouté.
- Mon présent aujourd'hui vous promet davantage;
- Si vous daignez en faire usage,
- Pour vous de l'immortalité
- Il sera la source et le gage.
-
-Mme de Boisgelin n'est pas moins que sa mère le tendre objet des
-attentions du Veau. Un jour, pour lui complaire, il lui propose de jouer
-la comédie chez lui, sur cette terrasse d'où l'on peut contempler ce
-château, qui leur rappelle à tous deux de si doux souvenirs.
-
- De votre charmante maman,
- Aimable Boisgelin, suivez ici les traces:
- Au lieu de diviser les grâces,
- Venez les rassembler chez votre vieux Panpan.
- Vous ne lui verrez pas, sous le double turban
- Dont il coiffe son long visage,
- L'air et le ton d'un courtisan;
- Sous son grotesque d'oliman
- Vous lui verrez du moins quelques goûts de votre âge;
- De la scène en ces lieux les jeux sont en oubli,
- Pour vos amusements nous les ferons renaître;
- A nos regards charmés vous y ferez paraître
- Ces talens qu'on admire aux fêtes de Chilly;
- Ma terrasse vous offre un théâtre champêtre,
- D'où vous verrez au loin ce fortuné palais
- Où j'ai vu, sous les yeux de notre auguste maître,
- S'épanouir la fleur de vos jeunes attraits.
- Là vous avez reçu de votre illustre mère,
- Avec l'esprit et le sang des Beauvaux,
- Cet art, cet heureux art de régner et de plaire,
- Qui lui promet partout des hommages nouveaux.
-
-En dépit des ans Panpan est resté toujours galant, et la vue de la
-jeunesse paraît l'inspirer au plus haut point. Il se montre même
-d'autant plus audacieux dans ses propos que son âge lui permet de
-décliner les requêtes indiscrètes.
-
-A Mme Héré et à sa petite-fille, Mlle de Saint-Etienne, il adresse pour
-leur fête ce bouquet:
-
- SUR L'AIR: _M. le Prévôt des marchands_.
-
- 1
-
- Gogo jadis eut tous mes vœux,
- Minon charme aujourd'hui mes yeux.
- Ah! plaignez ma triste fortune,
- Elles m'ont manqué toutes deux;
- Car j'étais trop jeune pour l'une,
- Et pour l'autre je suis trop vieux.
-
- 2
-
- Toutes deux ont mal pris leur temps;
- Dans mon hiver, dans mon printemps,
- Toutes deux en vain m'ont su plaire.
- Ah! j'aurais autrement traité
- La petite-fille et la mère
- Dans les beaux jours de mon été.
-
- 3
-
- De toutes deux, dit-on, c'est la fête demain.
- Il faut à toutes deux un bouquet de ma main.
- La Rose est un tribut qui plaît à tous les âges.
- Toutes deux ayant les mêmes droits sur mon cœur,
- Je dois à toutes deux offrir la même fleur:
- Le même sentiment doit les mêmes hommages.
-
-Panpan ne se montre pas moins aimable pour la jeune amie de Mme Durival,
-Mlle de Juvincourt. Un jour, il lui envoie ce quatrain:
-
- Malgré mes cheveux blancs, malgré votre jeunesse,
- J'ai pour vous la même tendresse
- Que si j'avois passé sans cesse à vos genoux
- Mes cinquante passés dans ce monde avant vous.
-
-Depuis quelques années Panpan s'est lié de plus en plus avec Mme
-Durival, et il entretient avec elle un commerce épistolaire assez
-fréquent.
-
-Mais les deux amis s'écrivent rarement en prose: l'un et l'autre
-trouvent plus agréable de cultiver à la fois l'amitié et les muses, et
-c'est presque toujours en vers qu'ils échangent leurs impressions. C'est
-pour eux un jeu et un plaisir.
-
-Complètement sous le charme de l'aimable femme, Panpan ne lui ménage pas
-les compliments:
-
- Pour ma charmante Durival,
- Je voudrais faire un madrigal;
- Je voudrais qu'il fût digne d'elle;
- Mais je ne fais rien de parfait,
- Je ne vois rien de si beau qu'elle,
- La beauté n'est que ce qui plaît.
-
-Un jour, Mme Durival demande à son ami une certaine eau qu'il ne possède
-pas, et elle le plaisante sur le peu d'empressement qu'il met à la lui
-procurer.
-
-Le lendemain, elle reçoit ce petit mot:
-
- De vos injustices d'hier
- Vous aurez grande repentance;
- Vos reproches me coûtent cher,
- Ils m'ont fait envoyer un courrier à Valence.
- L'argent n'est pas une dépense
- Qui fasse voyager en l'air.
- J'ai fait de plus grands frais pour vous être agréable,
- Il m'a fallu donner au diable.
- Cela ne doit pas étonner;
- Cependant, pour jouir du bonheur de vous plaire,
- Ce n'est pas de cette manière
- Que j'aurais voulu m'y donner.
-
-A ces galants propos, Mme Durival riposte de son mieux:
-
- Mon généreux et tendre Veau,
- En me donnant un peu de votre eau de la côte,
- Vous vous arrachez une côte!
- Pour vous remercier de ce présent nouveau,
- Je cherche en vain dans mon cerveau.
- Ainsi que votre bourse, il craint toute dépense.
- Plus j'y réfléchis, plus j'y pense,
- Moins je trouve des vers qui soient dignes de vous!
- Si, dans votre embarras, vous vous donnez au diable,
- Dans le mien, je me donne à vous.
- Lequel des deux est le plus misérable?[165]
-
- [165] Cette pièce et toutes celles qui suivent nous ont été
- communiquées par le capitaine Noël.
-
-Mais Panpan se pique de purisme; s'il admire les vers de Mme Durival, il
-lui reproche de défigurer les plus jolies choses par les fautes les plus
-grossières.
-
-Sensible à ces reproches, Mme Durival répond spirituellement:
-
- Mes impromptus sont des bâtards
- Pour qui vous avez peu d'égards.
- Vous dédaignez de la nature
- Les fruits sans goûts et sans culture;
- Hélas, vous avez bien raison,
- Et je sens la comparaison.
- Qui n'a point d'enfant légitime,
- Ne peut prétendre qu'on estime
- Les petits enfants clandestins
- Qu'il fait par hasard les matins.
-
-Mme Durival a de la fortune, et comme elle sait combien les moyens
-pécuniaires de Panpan sont restreints, elle se montre très généreuse
-vis-à-vis de son ami; il ne peut témoigner un désir qu'elle ne
-s'empresse de le satisfaire. Le Veau, qui a de l'amour-propre, s'indigne
-d'une générosité si persistante, et il veut prendre une éclatante
-revanche en envoyant chaque jour, pendant une semaine, un cadeau à sa
-bienfaitrice. Ce sera, en outre, l'occasion d'une joute poétique. Il lui
-écrit:
-
- Depuis lundi jusqu'à dimanche
- Je prétends prendre ma revanche
- De vos abominables tours.
- Songez que vous avez sans cesse,
- Au moins depuis sept ou huit jours,
- Mis mon amour-propre en détresse.
- Prétendez-vous donner toujours?
- Vraiment ce n'est pas là mon compte.
- Il faut que chacun ait sa honte.
- La vôtre enfin aura son cours.
- Je veux la filer à mon aise,
- Mais la filer à peu de frais;
- Tous les matins, ne vous déplaise,
- Je vous lâche un présent tout frais.
- C'est aujourd'hui que je commence,
- Et cela durera longtemps.
- Je prétends mettre sur les dents
- Toute votre reconnaissance.
- Des instruments de ma vengeance,
- Voici d'abord le contenant.
- Mais vous n'aurez que pièce à pièce
- Le contenu de chaque espèce.
- Devinez le tout maintenant.
- C'est l'énigme que je vous offre.
- Vous n'aurez qu'en la devinant
- Tout ce qui doit remplir le coffre.
-
-A ces vers était jointe une cassette vide avec son couvercle.
-
-Mme Durival, amusée et charmée, riposte aussitôt; mais elle renvoie en
-même temps le couvercle de la boîte:
-
- Vous avez l'art inimitable
- De savoir filer le plaisir.
- Sans me le rendre insupportable,
- Vous faites croître mon désir.
- Je brûle d'avoir vos présents!
- Mais si j'obtiens à chaque pièce
- Tous les jours des vers si charmants,
- Ah! faites durer ma détresse,
- Soyez avare de vos dons.
- Dans un seul jour donner la boîte,
- C'est là trop de profusion,
- Et je rends à mon poète
- Le couvercle, qu'il reprendra,
- Et que demain il me rendra.
-
-Le lendemain, Panpan envoie son premier cadeau: c'est un de ces menus
-objets dont on se sert pour faire le café.
-
- Des présents que pour vous dans le coffre j'entasse,
- Le premier est le plus petit.
- L'un de l'autre suivra la trace,
- Brin à brin l'oiseau fait son nid.
- C'est ainsi que toujours, mettant grâce sur grâce,
- Dans tous les cœurs bientôt vous trouvez une place.
-
-Chaque jour, avec ponctualité, arrive un nouvel objet destiné à la
-préparation du café; toujours il est accompagné d'un compliment auquel
-la dame répond de son mieux.
-
-Le jeudi, arrive une pièce plus importante, mais que le Veau se garde de
-désigner clairement:
-
- Ceci n'est point une théière.
- Devinez ce que c'est. Je ne le dirai pas.
- Pour me venger, je veux le taire.
- Vous me mettez aussi dans l'embarras;
- Car je ne sais ce qui doit plus nous plaire,
- De votre esprit ou bien de vos appas.
-
-Mme Durival feint l'ignorance, et elle répond à son bienfaisant
-persécuteur:
-
- Ah! riez de mon embarras,
- J'en ris moi-même la première,
- Si ce n'est pas une théière,
- Ce sera ce qu'il vous plaira...
- De moi-même j'avais hier
- Juré de ne plus vous écrire,
- C'était donc un serment en l'air!
- Mais pourquoi m'exciter à rire?
- Le rire, cet appas léger,
- Dont on ne voit pas le danger,
- Fait bien souvent que l'on affronte
- Ce qu'on n'osait penser sans honte.
- D'autres que moi, tout en riant,
- Ont franchi un pas plus glissant,
- La raison, quoi qu'on puisse dire,
- N'a pas d'armes contre le rire;
- Mes vers le prouvent assurément.
- Monsieur Devau heureusement
- N'abuse pas des confidences.
- Est-ce sagesse? Est-ce impuissance?
- On en parle diversement.
- Je ne sais lequel ment;
- Et ce beau secret m'inquiète,
- Comme celui de ma cassette.
-
-Dans son dernier envoi Panpan rappelle l'usage de son cadeau, puis il
-offre à Mme Durival d'aller lui montrer comment les divers objets se
-doivent ranger dans la boîte, et comment il faut s'y prendre pour
-préparer le café:
-
- Quand madame Alliot me ceignit de sa main
- Pour ma première épée une longue rapière,
- Elle me dit d'un ton de Sénateur Romain:
- «A ma toilette il faut venir demain,
- Je vous apprendrai la manière
- De vous asseoir, de vous lever soudain,
- Malgré ce nouveau poids qui vous pend au derrière.»
- Si dans l'art d'arranger mes dons de tous les jours
- Vous vous croyez aussi novice
- Qu'elle me le croyait dans ce noble exercice,
- Je vous offre comme elle un utile secours,
- Tout mon génie est à votre service.
-
-Après cette joute qui a duré toute une semaine et qui lui a coûté
-beaucoup d'efforts, Panpan demande grâce. Pour terminer dignement la
-lutte, il envoie cette épître:
-
- PAIX ET CONGÉ
-
- Ma vengeance s'était bornée
- A vous accabler de cadeaux,
- Et j'ai marqué chaque journée
- Par des dons et des vers nouveaux.
- Mais c'est de mes plats madrigaux,
- Vous avoir trop importunée;
- De ma cassette et de mes pots
- L'histoire est enfin terminée;
- Je suis au bout de ma tournée,
- Je vais vous laisser en repos.
- Mais faites-moi la même grâce;
- De tant batailler je me lasse;
- A votre esprit, brillant de feu,
- Tout cela ne paraît qu'un jeu,
- Qui lui coûte fort peu sans doute;
- Mais moi je sais ce qu'il m'en coûte
- Pour n'être auprès de vous qu'un sot.
- Mon vieil esprit n'y voit plus goutte,
- Je ne répondrai plus un mot.
- Rimez à votre suffisance,
- Et donnez, à tort, à travers;
- Faites des présents et des vers;
- De gratitude ou de vengeance
- Je ne me donne plus les airs.
- Je saurai me laisser confondre
- Désormais, en homme avisé.
- De vous rendre il est malaisé,
- Plus malaisé de vous répondre.
-
-Mme Durival riposte:
-
- Je voulais répondre au congé
- Que ta muse donne à la mienne;
- Mais du froid qui glace la plaine,
- Mon esprit est trop affligé.
- Il est comme ces arbrisseaux
- Dont tu vis hier les rameaux
- Se couronner de fleurs nouvelles,
- Encor plus fragiles que belles!
- Aujourd'hui tout est languissant,
- L'hiver d'un regard menaçant
- Vient effrayer des milliers d'être
- Que le zéphyr avait fait naître;
- Comme eux concentrant ma chaleur,
- Je te la garde dans mon cœur.
-
-Ce n'est pas seulement avec Panpan que Mme Durival exerce sa muse.
-Souvent aussi avec Cerutti elle correspond en vers. Un jour elle lui
-adresse «de jolis vers en ille», mais Cerutti est malade et c'est la
-duchesse de Brancas qui prend la plume:
-
-«M. Cerutti comptait vous répondre en vers en ille ou en aille, mais
-depuis trois semaines il a un rhume qui a mis sa poitrine et sa muse sur
-les dents. Je suis témoin, madame, du chagrin qu'il a de ne pas vous
-écrire et de son regret d'être éloigné de vous et des autres bons amis
-de Fléville.»
-
-Cependant dans un moment d'accalmie, Cerutti se met à l'ouvrage et il
-compose ces bouts rimés en «aille» qui se ressentent assurément de
-l'état maladif de leur auteur:
-
- Si j'oubliais Petronaille
- Ou la dame qui la chamaille
- Sitôt qu'elle métaphysicaille
- Je ne ferais rien qui vaille.
- Mais la poitrine me tiraille,
- Sans cesse je tressaille,
- Et toujours j'écrivaille.
- Je bâille, je bâille, je bâille
- Je finis de peur qu'on me raille.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXII
-
-1781-1783
-
- Vie de Mme de Boufflers en Lorraine.--Correspondance avec
- Panpan.--Réception de Tressan à l'Académie.--Le chevalier vient
- avec son régiment à Joinville.--Ses visites à Nancy et à la
- Malgrange.
-
-
-De 1781 à 1783 l'existence de Mme de Boufflers se poursuit paisiblement
-sans événements bien marquants. Elle se rend encore quelquefois à Paris
-pour voir sa sœur et son frère, mais ses voyages se font de plus en
-plus rares, et presque toute sa vie s'écoule maintenant en Lorraine dans
-un milieu cher à son cœur, où elle trouve autant d'agrément que de
-charme.
-
-La vieille marquise supporte gaillardement le poids des ans, de ses
-soixante-dix ans; elle est toujours gaie, aimable, spirituelle, et plus
-que jamais elle traîne à sa suite son cortège de vieux adorateurs,
-Bauffremont, Panpan, Dumast, etc.
-
-Son activité physique ne le cède en rien à son activité morale. Elle n'a
-rien changé à son genre de vie; elle est sans cesse en déplacement chez
-ses amis, à Fléville, à Sommerviller, à Scey-sur-Saône, à Lunéville;
-quand elle réside à Nancy, elle fréquente la société, va au spectacle,
-dîne en ville, soupe, reçoit, elle ne se donne pas un instant de repos.
-Il semble que l'âge reste sans action sur cette nature nerveuse et
-énergique.
-
-Les soucis ne paraissent pas avoir sur elle plus de prise que les
-infirmités physiques. Ils ne lui sont pas épargnés cependant, et elle
-éprouve, peut-être le plus cruel de tous dans la vieillesse, la
-pauvreté. A mesure que ses besoins augmentent, que le bien-être lui est
-plus nécessaire, ses ressources financières diminuent, et elle est
-réduite aux expédients.
-
-Mais la marquise est loin de prendre au tragique ses revers de fortune;
-elle vit au jour le jour, sans souci du lendemain. Elle plaisante
-elle-même sa propre misère quand elle écrit:
-
- SUR L'AIR: _Tous les hommes sont bons_.
-
- J'ai trouvé le moyen
- En ne dépensant rien
- De manger tout mon bien.
- J'ai joué,
- J'ai perdu;
- Pour payer
- J'ai vendu
- Ma chemise.
- Chez moi l'on ne verrait pas,
- Même à l'heure du repas,
- Nappe mise.
-
-Si sa situation personnelle est précaire, Mme de Boufflers est-elle au
-moins plus heureuse du côté de ses enfants? A-t-elle la satisfaction de
-les voir dans une position brillante? En aucune façon. Son fils le
-chevalier n'a pas un sol vaillant; sa fille, Mme de Boisgelin, est
-complètement ruinée; tous deux sont la proie des dettes criardes et des
-créanciers.
-
-Du reste cette situation lamentable n'altère en rien la bonne humeur des
-uns et des autres. Quand on n'a pas d'argent, l'on s'en passe, ou l'on
-fait des dettes, et c'est à ce dernier parti qu'ils s'arrêtent tous
-communément. Il y a dans cette société un tel besoin d'amusement, qu'il
-prime toutes les autres considérations.
-
-En dehors des amis intimes que nous connaissons, la marquise trouve
-autour d'elle des personnalités fort agréables. Bien que déchue de son
-ancienne splendeur, Nancy n'en est pas moins resté la capitale d'une
-province et un centre intellectuel qui offre de précieuses ressources.
-L'intendant, M. de la Porte, et sa femme sont charmants; ils aiment le
-monde et donnent sans cesse des spectacles, des soupers, des fêtes.
-L'évêque n'est pas moins accueillant et ses salons sont renommés pour
-leurs brillantes réceptions. Il y a en outre dans la ville bien des
-personnes de distinction qui reçoivent avec plaisir. Partout Mme de
-Boufflers est invitée, recherchée. Outre son charme personnel,
-n'est-elle pas le représentant le plus brillant et la vivante
-incarnation de cette ancienne Cour qui a laissé d'impérissables
-souvenirs?
-
-Mais il n'y a pas à Nancy que la société française; on y trouve une
-colonie étrangère très nombreuse et très distinguée.
-
-Les Anglais, en particulier, se plaisent énormément en Lorraine; on voit
-tous les ans force insulaires fuir les brouillards de leur pays et
-installer leurs pénates dans l'ancienne capitale du roi de Pologne.
-Plusieurs sont de la plus grande distinction et leur présence contribue
-à apporter beaucoup d'animation et de gaîté dans les relations du monde.
-
-Mme de Boufflers est particulièrement liée avec Mme Grenville, sœur de
-M. Pitt. C'est une femme infiniment aimable et d'un caractère très
-original. Elle a une bonne maison, un mari très sensé, homme de mérite,
-et une fille de quinze ans, jolie et bien élevée.
-
-Mme de Boufflers passe la plus grande partie de l'hiver 1781 à Nancy, en
-compagnie de Mme de Boisgelin. Elle va seulement de temps à autre à
-Lunéville voir Panpan; il est toujours l'ami le plus aimé, et dès
-qu'elle s'éloigne de lui, c'est pour le regretter. Mais qu'elle soit à
-Nancy, à Fléville, à Saint-Germain, elle trouve toujours le temps de lui
-écrire.
-
-(De la main de Mme de Boisgelin)...
-
-
- «Nancy, 5 février.
-
-«Je suis bien fâchée d'avoir tant pris de vos vilaines liqueurs, tout le
-monde les a trouvées détestables.
-
-«Vous voulez des nouvelles, et moi je n'en sais point...
-
-«J'ai eu un moment la tentation de partir avec Mme de Lenoncourt pour
-vous aller voir; mais je pense qu'il ne faut pas crever mes chevaux pour
-le plaisir d'un moment, quelque touchant qu'il soit pour moi.
-
-«J'ai retrouvé ceci beaucoup plus gai que je l'avais laissé. J'ai été
-étonnée hier de la manière dont on a joué les _Jumeaux vénitiens_ et les
-_Caquets_. Mmes de la Porte m'avaient engagée à aller avec elles. M. de
-la Porte, à qui j'ai fait des reproches qu'il ne vous répondait pas, m'a
-dit qu'il allait vous écrire.
-
-«L'évêque et lui ont des assemblées superbes et charmantes. Tous les
-appartements échauffés et éclairés comme ceux de Mme de Chaulnes, quand
-Monsieur y dînait. Les grands soupers suivent.
-
-«Je dîne demain chez Mme de Grenville avec ma Durival, et puis encore
-avec elle chez mon Dumast. Nous dînons ici ensemble, quelquefois aussi à
-Fléville. Nous buvons du vin d'Arbois. Enfin nous passons assez bien
-notre temps d'exil; mais en sentant toujours qu'il n'y a point de
-bonheur sans vous, car l'amusement ne vous remplace pas.
-
-«Je suis fâchée de toutes ces dépenses qui vous mettent mal à l'aise.
-J'espère, au mois de février, être en état de vous faire des offres
-d'argent.
-
-«M. de Beauvau m'a envoyé une espèce de tasse renforcée qui est la plus
-jolie chose du monde. Il souffre toujours, mais il se croit pourtant
-mieux.
-
-«Ce qui fait que les poires ne sont pas bonnes, c'est qu'on les a faites
-avec du jus de raisiné, qui est une des plus mauvaises choses que je
-connaisse.
-
-
- «15 décembre.
-
-«Si je trouve une occasion, je vous enverrai trois livres de café.
-
-«Il n'y a rien de si noble que de te demander un envoi de confitures de
-Rousselet, car c'est d'un ragoût que l'on n'a point goûté.
-
-«Je vous enverrai une vieille paire de gants, car je venais d'en faire
-des générosités à Manon et à Nanette.
-
-«J'ai eu hier une assemblée si nombreuse qu'on ne savait où se mettre.
-C'était surtout des Anglais. On a joué au vingt-et-un et au whist. Le
-souper était de vingt couverts, excellent. Sept ou huit personnes
-étaient restées dans le salon, faute de place.
-
-«Voilà Thérèse qui ne veut pas vous parler de loin. Ainsi, adieu, mon
-cher Veau, car je n'en puis plus, ce qui n'empêche pas d'aimer bien et
-beaucoup son Veau.»
-
-Bien que vivant éloignée de la capitale, Mme de Boufflers prenait
-toujours un très vif intérêt à tout ce qui s'y passait, principalement à
-ce qui regardait ses amis; sa sœur de Mirepoix, ou, à son défaut, son
-frère de Beauvau, la tenaient fidèlement au courant de tous les
-incidents marquants de la vie parisienne. C'est ainsi qu'elle apprit
-tous les détails de la réception de Tressan à l'Académie, détails qui
-pour elle étaient doublement intéressants.
-
-Cette réception n'était pas passée inaperçue et elle avait soulevé mille
-tracasseries qui amusèrent beaucoup la vieille marquise.
-
-Plus encore que de nos jours peut-être, ces fêtes littéraires
-jouissaient d'une vogue inouïe. Comme il était de bon ton d'y figurer,
-toutes les belles dames de la Cour et de la ville s'y précipitaient, et
-plus d'une aurait préféré risquer sa vie que de manquer une réunion
-aussi «courue». Point n'était besoin de connaître l'heureux élu ou de
-s'intéresser aux choses de l'esprit.
-
-Les billets pour la réception de Tressan ne furent pas moins recherchés
-qu'il n'était d'usage en pareil cas; le concours fut même d'autant plus
-grand, que, se conformant à une habitude assez ancienne, l'Académie
-avait décidé de recevoir le même jour les deux derniers élus, MM.
-Lemière et de Tressan. Il y eut donc double affluence de parents,
-d'amis, de curieux. Cette double réception fut même la cause d'une
-tracasserie soulevée par M. de Tressan et qui ne se termina pas à son
-honneur.
-
-L'Académie mettait à la disposition du nouvel élu une tribune entière
-pour sa famille et ses amis. Quant il y avait deux réceptions, les deux
-élus se partageaient la tribune.
-
-Tressan, nous l'avons vu, devait être reçu le même jour que M. Lemière.
-Dès qu'il en fut informé, le comte ne craignit pas d'écrire au
-secrétaire perpétuel de l'Académie, pour lui demander une tribune
-particulière afin que la comtesse de Tressan et ses amies ne soient pas
-confondues avec Mme Lemière et sa société.
-
-Evidemment Tressan, bien que philosophe, ne marchait pas avec son
-siècle. Sa prétention parut d'autant plus choquante que les idées
-égalitaires gagnaient chaque jour du terrain et que le cas s'était déjà
-présenté sans soulever la moindre difficulté.
-
-D'Alembert répondit spirituellement à son confrère que la compagnie
-n'admettait aucune distinction de rang et il lui rappelait que le prince
-de Beauvau, d'assez bonne noblesse cependant, n'avait fait aucune
-difficulté pour être reçu le même jour que M. Gaillard, et que la
-princesse avait fait à la sœur de M. Gaillard les honneurs de leur
-commune tribune avec une grâce charmante.
-
-La réception eut lieu le 25 janvier 1781. L'affluence fut énorme, l'on
-s'écrasait à l'envi; beaucoup de femmes ne purent s'asseoir, plusieurs
-s'évanouirent, bref ce fut un véritable succès. Dès deux heures et demie
-la salle était comble. La première tribune était occupée par la duchesse
-de Chartres, la comtesse de Genlis et quelques autres dames de la Cour.
-On remarquait encore dans l'assistance la princesse de Nassau, la
-duchesse de Coigny, Mmes de Lauzun, de Boufflers, de Sabran, de
-Schouwaloff, de Grammont, de Beauharnais, etc. On y voyait même la
-célèbre Mme Bouret, la _Muse limonadière_! Tranquillement assis autour
-du feu dans leur salle d'assemblée, les académiciens laissèrent son
-Altesse Royale et toute l'assistance se morfondre impitoyablement
-jusqu'à trois heures.
-
-Mme Lemière, jeune et jolie, attirait tous les regards, tandis que
-personne ne faisait attention à Mme de Tressan, vieille et laide.
-
-Le discours de M. Lemière fut original. «Au lieu de se prosterner aux
-genoux de l'Académie à l'exemple de ses devanciers, il prétendit que
-cette modestie déplacée dégradait également le récipiendaire et les
-juges», il se rendit témoignage de n'avoir brigué le fauteuil académique
-que par ses travaux, et il reprocha même assez aigrement à ses
-confrères de l'avoir fait attendre trop longtemps.
-
-Le discours de Tressan fit peu d'effet; il s'efforça d'imiter dans son
-style la naïveté des anciens chevaliers, mais le public n'y vit que les
-efforts languissants d'un vieux paladin.
-
-Dans le courant de l'année 1781, le chevalier de Boufflers, qui se
-morfondait sur les côtes du Nord, eut l'agréable surprise d'être envoyé
-avec son régiment à Joinville, jolie petite ville située sur les bords
-de la Marne.
-
-Ce déplacement lui était doublement précieux, car il l'enlevait à une
-garnison odieuse et ensuite il le rapprochait de Mme de Sabran et aussi
-de la Lorraine.
-
-Son premier soin, dès qu'il a terminé son installation à Joinville, est
-d'aller voir sa mère, mais, hélas! il la trouve bien changée et ses
-lettres laissent percer la déception qu'il a éprouvée en la revoyant.
-Lui qui accourt le cœur chaud, ravi de retrouver celle qu'il aime
-toujours si tendrement, ne peut se défendre d'une douloureuse sensation
-en voyant la marquise assez détachée de sa famille et n'attachant plus
-d'importance qu'à l'orthographe, aux synonymes, enfin aux mille petites
-manies qui ont fini par envahir sa vie. C'est que Mme de Boufflers est
-arrivée à l'âge où le cercle des intérêts se rétrécit comme celui des
-idées et où les habitudes journalières prennent l'importance
-d'événements capitaux.
-
-C'est à sa sœur que le chevalier raconte assez tristement sa
-désillusion et il ne peut lui dissimuler le chagrin que lui fait
-éprouver ce commencement de déchéance intellectuelle chez une femme
-jusqu'alors si active, et aux idées si larges.
-
-
- «Mardi.
-
-«Il faut donc me déterminer à t'écrire le premier, moi qui ai tant de
-peine souvent à t'écrire le second; c'est tout ce que je pourrais faire,
-si tu étais autant mon aînée que tu es ma cadette...
-
-«J'ai si bien perdu l'habitude de ce pays-ci qu'il est devenu comme
-étranger pour moi. Il me semble aussi l'être devenu pour tout ce qui
-l'habite et presque pour ma mère. Ce n'est pas qu'elle ne m'ait bien
-reçu, mais je ne suis ni Panpan, ni Thérèse, ni M. Dumast pour elle.
-Elle serait aussi aimable que jamais si les synonymes français,
-l'histoire ancienne et le trictrac lui en laissaient le loisir, mais
-elle ne plaît que quand elle n'a rien de mieux à faire.
-
-«En voilà plus qu'assez, ma bonne fille, il n'est pas dit qu'une lettre
-à ton adresse doive être de ta taille. Adieu, reçois bien mon petit
-officier, et regarde-toi en tout état de cause comme la tante du
-régiment de Chartres.»
-
-Quelques jours après, nouvelle lettre. Le chevalier a profité de son
-séjour en Lorraine pour s'occuper de ses intérêts, visiter ses abbayes,
-rendre ses devoirs à ses chefs militaires; il fait part à sa sœur de
-toutes ses démarches et en même temps il se plaint amèrement d'un
-silence qui se prolonge et qui lui paraît incompréhensible.
-
-
- «Metz, ce 11.
-
-«Il n'est pas possible que tu n'aies pas reçu de mes nouvelles, ma chère
-enfant, et il n'est pas concevable que je n'aie pas des tiennes. Tu sais
-que cette sécurité, que tant de gens m'envient et que d'autres me
-reprochent, ne s'étend point jusqu'à ce qui te regarde et si tu m'as
-négligé, tu dois te représenter la peine que tu me fais. Je sais que tu
-es arrivée en bonne santé, mais cela ne me suffit pas; je suis devenu
-bien exigeant, il est vrai que je permets, que j'exige même qu'on le
-soit avec moi.
-
-«Je suis venu hier à Metz pour voir le maréchal et le comte, et pour
-retarder la chute de mon église. Tous mes objets sont remplis, au comte
-près, que je ne verrai que ce matin. J'ai été fort content de la
-réception de mes supérieurs ecclésiastiques et militaires. Cela
-indiquerait au premier coup d'œil que je suis aussi bon soldat que bon
-prêtre. L'abbesse est toujours la même; elle prouve qu'on n'a pas besoin
-de force pour se soutenir et cela est bien rassurant pour ceux qui
-doivent aimer ma Boisgelin dans vingt ou trente ans, car il y en a, il
-s'en présentera, etc.
-
-«Adieu, mon cœur, je retourne demain à la Malgrange me consoler ou
-m'affliger suivant les lettres que je trouverai.»
-
-Boufflers n'écrit pas qu'à sa sœur; Mme de Sabran a bien droit aussi à
-quelques nouvelles, et comme elle a reproché à son ami de n'avoir pas
-suffisamment surveillé ses abbayes, il lui répond:
-
-«Tu as bien raison, chère sœur, je n'ai point assez passé de temps à
-mon abbaye. Mais, comment aurais-tu fait à ma place, à moins de déclarer
-une brouillerie ouverte qui eût été contraire à mes intérêts?... Au
-reste, en 83, j'aurai 5,000 livres de rente de plus, ce qui, joint à
-beaucoup de dettes de moins, me mettra dans une grande opulence. Mais
-j'aurais 100,000 livres de rente que je haïrais toujours un état qui
-m'empêche d'être plus que ton amant.»
-
-On voit que maintenant Boufflers n'hésite plus à tutoyer dans sa
-correspondance Mme de Sabran; mais cette familiarité paraît à la dame
-intempestive et elle répond malicieusement:
-
-«A propos, ayez la bonté de ne plus me tutoyer dans vos lettres, cela
-les rend trop semblables à d'autres.»
-
-Le chevalier, qui ne se tient pas pour battu, répond.
-
-«Et pourquoi me défendez-vous de te tutoyer? De peur, dis-tu, cher
-amour, que mes lettres ne ressemblent à d'autres. J'aime bien mieux ne
-jamais écrire d'autres lettres pour n'être point gêné dans celles que je
-t'écris. Ce _vous_ me glace; il me semble que rien de ce que tu
-m'inspires ne s'accorde avec lui. C'est comme s'il fallait toujours te
-faire la révérence au lieu de t'embrasser. Retire ta défense, chère
-Sabran; si tu me rends poli tu me rendras faux et froid, et surtout
-gauche. L'amour est un enfant mal élevé[166].»
-
- [166] _Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de
- Boufflers._ Plon, 1875.
-
-Entre temps, Mme de Sabran est venue, elle aussi, en Lorraine chez des
-amis. Boufflers l'engage à profiter du voisinage pour le venir voir à la
-Malgrange:
-
-«Viens dîner ce matin à la Malgrange avec ma mère et moi, jolie enfant.
-Il fait un temps charmant; tu verras une maison fort propre, un joli
-jardin et un arbre gros comme le bois de Boulogne, qui porte trois ou
-quatre millions de bouquets sur la tête.»
-
-Boufflers s'efforce, pendant son séjour en Lorraine, d'améliorer son
-petit domaine, de l'embellir et de le rendre tout à fait séduisant. La
-Malgrange est devenue une de ses passions. Il écrit à sa sœur, qui
-s'est enfin décidée à lui répondre:
-
-
- «La Malgrange.
-
-«Mme de Boisgelin, il ne fallait pas moins que votre lettre après votre
-silence. Je sentais plus que de l'ennui à être oublié de vous. Je me
-rappelais tout ce que vous m'aviez dit et je me disais: Il faut que ce
-ne soit pas vrai puisqu'elle ne me dit plus rien. Je me repentais déjà
-de vous avoir cru pour moi d'autres sentiments que ceux que vous auriez
-pour tous les frères du monde, et j'essayais de rentrer dans les limites
-de l'amour fraternel. Vous m'évitez par votre lettre une peine bien
-fâcheuse et bien inutile, celle de travailler à vous moins aimer. Enfin
-cette lettre, toute charmante qu'elle est, me fait encore plus de bien
-que de plaisir. Tiens, mon enfant, nous sommes frère et sœur de corps
-et de nom, mais il me semble que nos âmes se sont épousées; je ne sais
-pas si elles ont fait l'une et l'autre un trop bon mariage, mais
-j'espère au moins qu'elle ne feront jamais mauvais ménage.
-
-«Je me porte de mon mieux, je vais et je viens, je passe ma vie entre
-Joinville et la Malgrange, et je me partage entre mes housards et mes
-fleurs. Quand je dis mes fleurs, je me vante, car je n'en ai pas une,
-mais c'est pour me peindre en agréable, et si ce ne sont pas des fleurs
-de jardin, elles sont des fleurs de rhétorique.
-
-«La Malgrange sera bientôt digne de vous recevoir; depuis longtemps je
-ne fais que l'embellir; il faudrait encore longtemps pour la rendre
-belle, mais elle devient riante. J'ai dessiné et planté une partie des
-jardins, j'ai réparé et blanchi les bâtiments, je meuble quelques
-chambres un peu plus honnêtement; surtout j'y cultive les fraises, les
-cerises, les abricots, les pêches, les figues et les muscats avec le
-plus grand succès. Enfin il n'y manque que ma mère et vous pour tout
-gâter et pour tout manger.
-
-«Adieu, ma bonne, je t'aime bien quand je ne te vois pas.»
-
-Si Mme de Boisgelin est une médiocre correspondante, elle n'en aime pas
-moins tendrement sa mère et son frère, et elle le leur prouve à
-l'occasion. Ayant eu la bonne fortune de gagner au jeu une somme assez
-importante, elle veut que toute la famille participe à cette heureuse
-aubaine, et elle envoie quelque argent à sa mère avec une lettre des
-plus affectueuses. Ce Pactole inattendu met la Malgrange en allégresse
-et soulève les cris d'enthousiasme de la marquise et du chevalier:
-
-
- «11 mai.
-
-«Tu as écrit une lettre charmante, car elle a fait pleurer même d'autres
-yeux que ceux de Panpan. Ma mère et moi et tout ce qui est ici, nous te
-louons impudemment depuis le matin jusqu'au soir, comme si ce n'était
-pas un peu nous louer nous-mêmes. Tu n'as qu'un défaut (ce qui est
-peut-être une excellente qualité), c'est de te cacher à toi-même encore
-plus qu'aux autres, et de ne montrer ce que tu vaux que dans les
-occasions.
-
-«Je ne sais pas bien quand je te reverrai, mais je sais que c'est avec
-plus de plaisir que jamais, parce que je viens de faire connaissance
-avec toi. Je laisse la plume à ma mère qui s'en servira mieux. Pour moi
-c'est assez de te dire et de te répéter que je t'aime à la folie.
-
-(De la main de Madame de Boufflers.)
-
-«Qui n'en dit pas autant? il faudrait ne vous avoir ni vue ni revue.
-Nous avons tous pleuré en lisant votre lettre. Il me semblait que
-c'était à moi à dire de vous ce que vous disiez de moi. Votre argent est
-arrivé tout de suite. Tout le monde vous aime à la folie.»[167]
-
- [167] Toutes les lettres de Boufflers à Mme de Boisgelin citées
- dans ce chapitre nous ont été communiquées par M. le comte de
- Croze-Lemercier.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXIII
-
-1781-1783
-
- La vie à Fléville.--Cerutti à Paris.--Mme Durival perd sa
- mère.--Sa douleur.
-
-
-En juillet 1781 Mme de Boufflers et Panpan sont installés à Fléville et
-«crient» avec tous les hôtes du château après l'arrivée de Mme Durival.
-On lui ordonne de venir sans délai au nom de l'amitié, de la
-philosophie, de l'éloquence. L'amitié, c'est Mme de Brancas; la
-philosophie, Cerutti; l'éloquence, Mme de Boufflers, Panpan et l'abbé
-Quénart. Tant qu'elle ne sera pas là, tous les jours paraîtront longs et
-les plaisirs imparfaits; elle devrait passer à Fléville toute sa vie!
-
-Cerutti insiste auprès d'elle et lui rappelle ses engagements:
-
-«Vous avez promis de venir passer quinze jours à Fléville, Mme de
-Brancas vous prie de tenir une promesse à laquelle elle attache un
-véritable prix... Le Veau beugle après vous, et moi je crie comme un
-aigle contre votre absence.»
-
-Mais Mme Durival résiste aux plus pressantes instances. Son ami
-mécontent lui écrit sévèrement: «Vous vous étiez engagée à venir, mais
-vous promettez par sensibilité et vous vous dispensez par inconstance.
-La mobilité extrême de votre génie qui le rend si aimable, le rend
-quelquefois un peu léger.»
-
-Cependant Fléville est toujours un séjour enchanteur. Non seulement l'on
-y voit réunie toute l'aimable société que nous connaissons, mais c'est
-le seul endroit de la Lorraine où l'on trouve quelque fraîcheur pendant
-l'été; «on ne voit plus d'herbe qu'ici,» écrit Mme de Lenoncourt;
-partout ailleurs «l'on brûle et l'on dessèche». Le salon est frais
-«comme un souterrain», quand Mme de Brancas du moins ne s'avise pas de
-tenir les fenêtres ouvertes aux heures les plus chaudes de la journée.
-
-Au mois d'août, les hôtes du château organisent des divertissements
-variés pour fêter dignement l'anniversaire de la duchesse qui est le 25,
-jour de la Saint-Louis. Mme Durival, qui s'est enfin décidée à rejoindre
-ses amis, prépare en secret une grande représentation dramatique; on
-répète une comédie de Lantier, _l'Impatient_. Cerutti joue le rôle du
-Magister, Mme Durival celui de l'Impatient. Costumes, décors, tout est
-l'œuvre de la châtelaine de Sommerviller. On a réservé à Panpan une
-mission des plus importantes; c'est lui qui est chargé d'annoncer la
-pièce. Il remplit en outre les fonctions de souffleur, et de ces deux
-rôles il se tire fort brillamment.
-
-Dès que le rideau est levé, le Veau s'avance sur le devant de la scène
-et lit ce prologue de sa composition:
-
- J'ai vu Voltaire, à Sceaux, d'une illustre princesse
- Égayer la retraite et les amusements:
- Heureux, si nous pouvions, Madame la duchesse,
- Employer aujourd'hui de semblables talents!
- Lorsqu'à vous célébrer chacun s'empresse,
- Je n'irai point à de si nobles chants
- Mêler, dans l'ardeur qui me presse,
- De vieux et trop faibles accents.
- De Lantier la muse riante
- Va sans doute vous amuser;
- Pour moi, je n'ose rien oser;
- Qui pourrait vous chanter, quand Cerutti vous chante[168]?
-
- [168] Ces détails et une partie des lettres de Cerutti sont
- extraits du très curieux article de M. JACQUES sur Mme de
- Brancas. _Annales de l'Est_, 1888.
-
-La pièce est jouée à merveille, elle a le plus grand succès. Mme de
-Brancas, ravie de la surprise, ne se lasse pas d'applaudir ainsi que ses
-invités.
-
-Après ces brillantes réjouissances, les hôtes de Fléville se séparent et
-chacun regagne ses pénates. Au mois d'octobre la duchesse rentre à
-Paris, toujours accompagnée du fidèle Cerutti.
-
-Mais le séjour dans la capitale est loin d'être favorable à l'ancien
-jésuite; les premiers froids l'éprouvent cruellement. C'est à Mme
-Durival qu'il confie les ennuis qu'il éprouve dans sa nouvelle
-résidence:
-
-
- «5 novembre 1781.
-
-«Je ne cours pas encore Paris. Je suis occupé à me garantir du froid, du
-bruit et de la fumée. Mme de Brancas jouit en paix de son vaste et
-magnifique logement. Elle tousse cependant au milieu de sa
-magnificence[169], mais le plaisir de se voir à Paris et de revoir ses
-amis est un baume pour sa blessure.
-
- [169] Mme de Brancas occupait un logement au Louvre.
-
-«Ma santé est en dispute avec l'air de ce pays-ci. J'essaie de tenir
-bon. Je monte presque tous les jours à cheval, je prends du lait de
-chèvre...»
-
-Heureusement Cerutti est distrait de ses maux par ses relations
-mondaines; il dîne en ville, il soupe avec ses amis, en particulier avec
-Saint-Lambert, qui lui demande longuement des nouvelles de tous ses amis
-de Lorraine, de Mme de Boufflers, de Mme Durival, de Panpan, etc.
-
-Au mois de janvier 1782, il écrit encore longuement à Mme Durival pour
-la mettre au courant des racontars de la capitale.
-
-
- «Paris, ce 19 janvier 1782.
-
-«Comme on dit que tout le monde sera tué lundi, jour de la fête, il faut
-bien vous écrire, madame, pour vous dire un éternel adieu. Car
-n'imaginez pas que, malgré mon rhume, ma prudence, et les avis de tout
-le monde, je veullle renoncer au plaisir de voir le feu, les
-illuminations et la joie publique. Ce jour-là je courrai tout Paris
-comme si j'étais mordu de la tarentule. J'ignore dans quelle rue je
-périrai, mais je m'en console d'avance par l'espérance d'une épitaphe
-que vous me ferez.
-
-«Sérieusement, je ne crois pas à un seul des mauvais bruits répandus à
-ce sujet dans Paris. Il y a des gens qui se plaisent à effrayer le
-peuple et ensuite ils rient de sa frayeur comme l'on rit de celle des
-enfants.
-
-«L'on a dit que Paris serait incendié, égorgé, dépouillé, que cent mille
-escrocs étaient arrivés de tous les coins du monde avec des massues, des
-brûlots, des nœuds coulants; que la rivière de Seine serait comblée de
-cadavres, que trente personnes échapperaient seules et que la prédiction
-en était dans Mathieu Landsberg. Elle est digne de lui. Enfin on attend
-ce jour avec tremblement, comme un jour de bataille et de carnage.
-
-«Vous croirez peut-être que j'exagère, point du tout. La sottise va
-encore plus loin que je dis, et rien n'égale l'horreur des prophéties
-que l'on a faites. Vous savez que les mauvais prophètes trouvent plus de
-croyants que les bons; vous connaissez la stupidité populaire. Si vous
-étiez à Paris en ce moment-ci, vous pourriez faire un traité là-dessus.
-J'espère qu'il serait plus intelligible que ce que vous avez mandé sur
-moi à Mme de Brancas.
-
-«Qu'avez-vous voulu dire par vos bouffées de fumée et toutes vos belles
-métaphores? Je m'entends un peu en figure de rhétorique, mais je n'ai
-rien compris à celle-là. Je suis bien aise que votre éloquence
-s'embrouille quelquefois ainsi que la métaphysique de votre amie. Cela
-m'arrive si souvent! J'aime à vous ressembler en quelque chose.
-
-«J'ai rencontré ces jours derniers Marmontel qui parle de vous comme
-Panpan et moi nous en parlerions.
-
-«Les querelles de la musique sont un peu assoupies; il s'en est élevée
-une autre. L'Académie française s'est divisée pour M. de Condorcet; La
-Harpe était à la tête du parti qui voulait M. Bailly. L'élection d'un
-pape ne connaît pas plus de mouvements qu'il n'y en a eu. Toutes les
-fourmilières croient élever des montagnes en élevant leur petit tas de
-poussière.
-
-«Avouez, madame, que la tranquillité champêtre est bien au-dessus de
-tout cela. Que je regrette les jours que nous passions à disputer et à
-disputailler.
-
-«Mon rhume ne veut pas finir. Mme de Brancas supporte le sien avec cette
-douceur inaltérable que vous lui connaissez. Elle me charge de mille
-choses tendres pour vous, et pour Mlle de Juvincourt.
-
-«Voulez-vous bien dire ou plutôt peindre à Mme la marquise de Boufflers
-tout le vide qu'on ressent loin d'elle et de vous.»
-
-Les plaisirs de Paris, quelque nombreux et variés qu'ils soient, ne
-remplacent pas pour Cerutti les agréments de la campagne. La société qui
-l'entoure ne lui inspire qu'antipathie et répulsion, il regrette la vie
-des champs, la nature et surtout l'amie charmante à laquelle il s'est
-sincèrement attaché:
-
-
- «Paris, 9 février 1782.
-
-«...Vous dites que ma lettre à M. de Marsanne n'est pas d'un mort; je
-ne le suis pas tout à fait; mais je sens que si je demeurais de suite en
-ce pays-ci, je mourrais d'inanition. Comment cela? Parce que mon cœur
-n'y trouve rien de ce qui lui convient. Il aime la vérité, et le monde
-la déguise sans cesse; il aime la bonté et presque tous les esprits sont
-devenus méchants; il aime l'équité, et de toutes parts je ne vois
-qu'injustice et partialité; j'aime le repos, ce lieu-ci est le tombeau
-des gens tranquilles; le bruit seul que j'entends me persécute; enfin
-j'aime l'indépendance, et ici il faut être ou martyr complaisant ou
-ridicule...»
-
-Au mois de juin 1782, Mme Durival eut la douleur de perdre sa mère
-qu'elle aimait tendrement; elle en ressentit un chagrin profond et tout
-son entourage s'efforça d'apporter quelque adoucissement à ses regrets.
-
-Mme de Boufflers, qui se trouvait à Nancy, prit une part très vive à la
-douleur de sa meilleure amie. A ce propos elle écrivait à Panpan:
-
-
- «Vendredi, 2 juin 1782.
-
-«Qui m'aurait dit que la mort de Mme Dufrène me donnerait un chagrin
-sensible? Je ne l'aurais pas cru, ni vous non plus, mon cher ami.
-
-«D'abord j'ignorais combien ma pauvre amie lui était attachée. Ce que
-Mlle de Juvincourt dit de son état perce l'âme, et le mouvement d'amitié
-qui l'a portée à vouloir m'écrire, sans le pouvoir, m'a touchée
-jusqu'aux larmes.»
-
-Panpan, très affecté du malheur d'une amie qui lui est chère, se montre
-des plus empressés auprès d'elle et il lui offre même, pour échapper à
-de pénibles souvenirs, de venir partager sa modeste demeure de
-Lunéville. Mme Durival n'accepte pas l'offre du Veau, mais, touchée de
-sa sensibilité, elle lui répond ces lignes touchantes:
-
-
- «Nancy, le 15 mars.
-
-«Ce n'est pas une réponse, mon cher ami, que je fais à votre charmante
-lettre, on ne répond pas à ces choses-là; par la même raison ne vous
-croyez point obligé de répondre à ceci. Je cède au besoin d'épancher un
-sentiment bien doux et je ne veux pas vous donner d'autre peine que
-celle de me lire. Vous avez une âme bien délicate et bien rare; il
-semble que vous teniez dans votre main toutes les fibres du cœur de vos
-amis. Vous y faites naître sans cesse de nouveaux sentiments de
-tendresse pour vous et de contentement pour soi-même, car on ne saurait
-sentir croître l'amitié qu'on a pour vous sans s'en estimer davantage.»
-
-
- «Nancy, 5 août 1782.
-
-Mme de Boufflers s'inquiète de Mme Durival, dont le chagrin, loin de
-s'atténuer, ne fait que croître; elle lui écrit tendrement en
-l'exhortant à reprendre courage et à se rattacher à la vie:
-
-
- «4 juillet.
-
-«On m'a dit hier que vous reveniez ici, ma céleste amie; ainsi, au lieu
-d'aller demain à Commercy comme j'en avais bien envie, j'allais envoyer
-savoir de vos nouvelles, quand M. Jobard m'a envoyé celles qu'il venait
-de recevoir de madame sa femme.
-
-«Il ne faut pas qu'une raison supérieure comme la vôtre cède à la
-sensibilité, car quelque aimable que soit cette qualité elle deviendrait
-faiblesse, si on ne lui opposait pas le courage qui convient.
-
-«Je suis bien touchée de l'attention que Mlle de Juvincourt a eue de me
-faire savoir de vos nouvelles; je ne sais si je vous ai parlé du tendre
-intérêt de M. de Bauffremont. Mme de Lenoncourt m'a chargée de vous dire
-que c'était par intention qu'elle ne vous écrivait pas.
-
-«Pour moi qui sais bien que vous vous dites mieux que moi ce que je
-pourrais vous dire, je vous écris parce que je ne pense qu'à vous,
-depuis la dernière fois que je vous ai vue et qu'il m'est impossible de
-ne pas vous le dire.»
-
-Cerutti était à Paris au moment de la mort de Mme Dufrène; dès qu'il
-apprend le malheur qui frappe son amie, il s'empresse de lui écrire:
-
-
- «A Paris.
-
-«Je prends une part véritable, madame, à la perte que vous venez de
-faire. C'est un cruel moment que celui où l'on reste seul de sa famille.
-Il est si doux de pouvoir nommer une mère, retrouver un père. Votre
-douleur est juste et loin de vous en distraire j'aime à y mêler les
-miennes.
-
-«Mon caractère, plus enclin à la mélancolie que le vôtre, embrasse
-avidement toutes les idées qui peuvent nourrir les regrets. J'ai passé
-les deux tiers de ma vie à regretter les biens que j'ai perdus. Ni le
-présent ni l'avenir n'ont jamais occupé mon imagination au point de la
-consoler. Comme vous avez plus de mouvement dans l'esprit, vous devez
-être plus esclave des objets et plus docile aux espérances. Vous êtes
-d'ailleurs entourée d'amies, elles composent pour vous une famille
-nouvelle, choisie par votre cœur et digne de vos vertus. Vos amis
-absents peuvent se reposer de votre bonheur sur Mlle de Juvincourt. Si
-quelque mauvais cœur refusait de croire à l'amitié, votre union
-suffirait pour le détromper et le rendre meilleur.
-
-«Je suis chargé, de la part de Mme la duchesse de Brancas, de vous dire
-combien elle compatit à votre affliction, combien elle voudrait être à
-portée de l'adoucir, enfin combien elle sera charmée de vous revoir au
-mois de mars à Fléville.»
-
-Quelque temps après, il lui écrit encore ces lignes vraiment étranges
-sous la plume d'un ancien jésuite:
-
-
- «Paris.
-
-«Il faut savoir subir les lois de la nature sans crier inutilement
-contre elle. Les choses sont ce qu'elles peuvent être et nous ne serons
-jamais ce que nous voudrons devenir. Je sais que des charlatans de
-toutes espèces ne cessent de nous flatter. L'un nous promet la vie
-éternelle, l'autre l'éternelle santé, l'autre la pierre philosophale,
-l'autre le règne de l'évidence...; mais ce sont des charlatans!»
-
-Et il ajoute pour la détourner de chercher un appui dans la Providence:
-
-«Il faut laisser le destin tranquille et ne pas mendier inutilement à sa
-porte.»
-
-Les regrets de Mme Durival furent durables et elle resta longtemps
-inconsolable. Au mois d'octobre Cerutti lui écrivait encore:
-
-
- «21 octobre 1782.
-
-«On dit que Mme de Boufflers va partir pour Paris.
-
-«Notre Veau est attaqué de la goutte en ce moment. J'espère que
-l'attaque ne durera pas et qu'il viendra à Fléville. Quel bonheur de
-vous y voir réunis, lui, vous, et Mlle de Juvincourt!
-
-«Votre dernière lettre me montrait en vous un fonds de mélancolie qui
-m'a saisie. Cette ligne de noir dont vous me parlez et qui vous sépare,
-dites-vous, de la société des vivants m'afflige. En perdant cette gaîté
-qui vous rendait si agréable à eux vous perdriez non pas la plus belle,
-mais la plus utile qualité de votre caractère[170].»
-
- [170] Toutes ces lettres nous ont été communiquées par le
- capitaine Noël.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXIV
-
-1782-1784
-
- Correspondance de Mme de Boufflers avec Panpan.--Mort de
- Tressan.--Le magnétisme.--Mesmer.--Les ballons.--Mort de Mme de
- Brancas.
-
-
-En novembre 1782 Mme de Boufflers, malgré la rigueur de la saison, s'est
-encore décidée à faire le voyage de Paris; elle est installée au Val
-chez son frère; c'est de là qu'elle écrit à Panpan:
-
-
- «Saint-Germain, 14 novembre.
-
-«Je m'afflige tous les jours, mon cher ami, de ne vous point assez
-écrire, et surtout de ne pas vous dire un mot de ce que je pense et de
-ce que je sens à tous les instants pour vous. Il semble, depuis que je
-suis ici, que je sois forcée de ne parler que de ce que je vois et de ce
-que j'entends. Cependant je ne vois et je n'entends rien qui vaille mon
-bon Veau.
-
-(De la main de Mme de Boisgelin.)
-
-«Voici une proposition à laquelle je te prie de donner toute ton
-attention. Il faut me dire le temps que vous pouvez me donner à mon
-retour en Lorraine, pour que j'y arrive au moment où vous pourrez venir
-chez moi, et que je n'aie pas le mortel chagrin d'en perdre un moment;
-car c'est non seulement mon bonheur, mais c'est ma vie. Mon espérance
-est que vous viendrez d'abord après votre réveillon.
-
-«Voici toutes les nouvelles qui ne sont que tristes:
-
-«D'abord la pauvre Mlle Quinault est tombée en apoplexie[171].
-
- [171] Mlle Quinault mourut en 1783.
-
-«La comtesse du Nord se meurt à dix lieues de Vienne. On dit que la
-Czarine l'a fait empoisonner, ainsi que la première[172].
-
- [172] C'est une fausse nouvelle. La comtesse du Nord n'était pas
- morte.
-
-«La charmante vicomtesse du Barry, devenue Mme de Tournon, est
-morte[173].
-
- [173] La vicomtesse du Barry avait épousé le fils du Roué.
- Devenue veuve en 1778, elle épousa M. de Tournon.
-
-«Mme Ducrest, femme de celui avec lequel vous avez dîné chez Tressan,
-est morte aussi.
-
-«Il y a eu un avantage des Espagnols sur les Anglais.
-
-(Mme de Boisgelin continue pour son compte.)
-
-«Maman court pour le dîner et moi je courrai pour la coiffure quand je
-t'aurai parlé de moi. Je m'ennuie à mourir et je ne m'amuserai que quand
-nous serons chez nous avec mon cher Veau et notre Marcel que je me
-réjouis bien d'embrasser.
-
-(Mme de Boufflers reprend la plume.)
-
-«Charge-toi, mon Veau, de faire dire à M. Petitdemange que je lui suis
-bien obligé de ce qu'il m'a envoyé. Fais-lui mes compliments et dis-lui
-qu'il m'envoie par le courrier, port payé, une douzaine de fromages de
-Void. S'il pouvait y joindre une paire de sabots bruns tout unis que
-Catherine lui remettrait, il me ferait plaisir.
-
-«Mme de Grammont croyait que les prunes venaient de moi. Elle m'a bien
-priée, ainsi que Mme de Mirepoix et M. de Nivernais de vous en
-remercier.
-
-«Je n'ai pas entendu parler de ma charmante Durival; en attendant je
-parle d'elle, et je vois avec plaisir que M. et Mme de Beauvau la
-croient telle qu'elle est.
-
-(De la main de Mme de Boisgelin.)
-
-«Tu remettras ou feras remettre à Catherine le petit mot ci-joint.
-
-«M. de Nivernais a déjà fait quatre chansons pour moi. Je vous en envoie
-deux pour que vous voyez que les gens d'esprit font également des choses
-spirituelles et des bêtises.
-
-«Quand nous serons à Paris je t'achèterai toutes les nouveautés qui
-pourront t'amuser.
-
-«Mme de Grammont a dit hier devant moi toutes sortes de choses agréables
-de vous. Elle paraît aimer maman à la folie.»
-
-Le mois suivant la marquise a regagné sa chère Lorraine, et elle passe
-les fêtes de Noël à Fléville, chez la duchesse de Brancas. C'est de là
-qu'elle écrit encore à Panpan le 24 décembre:
-
-
- «Fléville, 24 décembre 1782.
-
-«Mais, vilain Cœur de moi, est-ce qu'être triste et affligée s'appelle
-bouder? Est-ce que je pouvais vous savoir mauvais gré de partir après
-m'avoir si généreusement offert de rester? Est-ce que je ne distingue
-plus le bien du mal, moi qui travaille toute ma vie à me rendre juste en
-tâchant de voir les choses comme elles sont, sans exiger qu'elles soient
-comme je les désirerais? Ce n'est pas tout à fait cela; mais ce petit
-abbé est là qui me parle de messe.
-
-«J'allais vous écrire avec toute la tendresse de mon cœur avant de
-recevoir votre lettre, car je vous aime autant que si vous étiez ici,
-mais j'aimerais mieux que vous y fussiez. Entends-tu?
-
-«La duchesse m'a dit qu'elle me priait d'engager Mme Durival et
-mademoiselle, à ne pas manquer de venir ici quand nous y serions.
-
-«On dit Linguet mort et qu'il s'est tué dans sa prison[174].
-
- [174] Linguet (1736-1794) était alors détenu à la Bastille. La
- nouvelle de sa mort était fausse.
-
-«M. le duc d'Orléans vit.
-
-«Grand merci des confitures excellentes.
-
-«Envoyez le logo...
-
-(De la main de Mme de Boisgelin.) et puis renvoyez celui que je vous
-envoie.
-
-«Bonjour, petit Veau, je vous adore toujours; venez bien vite nous voir
-et amenez avec vous ma Marianne; j'ai beaucoup de jolis romans à lui
-lire et elle n'a plus rien à faire à Lunéville.»
-
-«Je vais dîner chez Mme de Lenoncourt avec cette charmante
-d'Haussonville, et de là j'irai voir notre amie.
-
-«Les Philips arrivent demain pour arranger leurs affaires et partir tout
-de suite et pour toujours. Penser qu'on ne reverra jamais des personnes
-qu'on aime, avec lesquelles on a vécu longtemps dans l'intimité est bien
-affligeant. Je crains presque autant la vue des Philips que celle de
-notre amie.»
-
-La fin de la lettre est de la main de Mme de Boisgelin:
-
-«Maman dit que voir partir pour jamais les gens qu'on aime, et ne jamais
-voir ceux qu'on aime encore mieux et qui ne partent pas, est de la
-tristesse sur du chagrin. Et moi je dis:
-
- Le prince se porte mieux;
- J'en suis bien contente.
- Mais il nous dit: je suis vieux.
- De peur qu'il ne tente,
- Moi je dis les plus grands maux
- Sont de ne plus voir les veaux,
- Et de partir pour les eaux.
- Oh! ça le tourmente.
-
-«C'est sur un petit air nouveau dont je ne sais pas le nom. Je te baise
-et prendrai pour enseigne: _A la pareille_.
-
-«Mille et mille choses à la cousine et à Marie-Anne.»
-
-En juillet 1783, arrivent de fâcheuses nouvelles de Paris. Mme de
-Boufflers apprend avec regret qu'un accident grave est arrivé à son
-vieil adorateur, le comte de Tressan.
-
-Mme de Genlis résidait alors à Saint Leu avec les enfants du duc
-d'Orléans; elle avait l'habitude d'inviter Tressan tous les ans à la
-fête que lui donnaient ses élèves le jour de _sainte Félicité_, sa
-patronne; c'était le 10 juillet. Elle ne manqua pas à l'usage en 1783,
-et Tressan arriva avec un bouquet et quelques vers. Le soir elle lui
-offrit l'hospitalité parce que les chemins étaient détrempés par la
-pluie; mais il s'y refusa et il partit après le souper. Sa voiture versa
-et il reçut un violent coup à la tête. On crut d'abord à une simple
-contusion, malheureusement un abcès se forma et la situation fut bientôt
-des plus graves.
-
-Quand on crut sa mort prochaine, Condorcet et quelques autres
-philosophes accoururent pour empêcher leur ami «de faire le plongeon»,
-mais la famille et surtout l'abbé de Tressan intervinrent, ils firent
-fermer la porte aux intrus et, volontairement ou non, Tressan mourut
-chrétiennement, c'est-à-dire dans les sentiments dans lesquels il
-n'avait jamais vécu. Il s'éteignit le 1er novembre 1783, âgé de
-soixante-dix-neuf ans[175].
-
- [175] La toujours véridique Mme de Genlis raconte ainsi, dans ses
- _Mémoires_, la fin du pauvre Tressan:
-
- «Il se réconcilia avec la religion, il avait reçu tous les
- sacrements. Quand j'allai le voir, je le trouvai dans les
- meilleurs sentiments. L'abbé de Tressan son fils était dans sa
- chambre. Il lui dit de me conter ce qui était arrivé la veille, et
- l'abbé m'apprit que d'Alembert, ayant su qu'il avait reçu les
- sacrements, était venu le voir pour lui en faire les plus violents
- reproches; que M. de Tressan avait répondu qu'il fallait être bien
- barbare pour venir ainsi troubler ses derniers moments, et qu'il
- avait ajouté: «Au reste, que vous importe? et même si vous aviez
- de l'humanité, ne seriez-vous pas charmé de me voir en mourant une
- grande consolation?»
-
- Il n'y a qu'un malheur à ce touchant récit, c'est que d'Alembert
- était mort quatre jours avant Tressan.
-
-Bien que ses relations avec Tressan se fussent fort refroidies depuis
-quelques années, la marquise éprouva une assez vive émotion de la
-disparition du vieux paladin; ce n'est jamais sans tristesse et sans un
-fâcheux retour sur soi-même que l'on voit se rétrécir le cercle de ses
-amitiés et disparaître les gens avec lesquels on a passé une partie de
-sa vie.
-
-En octobre 1783, Mme de Boufflers est encore à Paris auprès de son frère
-de Beauvau.
-
-Pendant son séjour dans la capitale, elle assiste à toutes les
-extravagances du magnétisme. C'est Cerutti qui l'initie aux merveilles
-du Mesmérisme et qui l'entraîne à ces séances extraordinaires qui
-bouleversent tout Paris.
-
-L'oisiveté des gens du monde avait eu pour résultat un état nerveux des
-plus singuliers. Nos pères étaient obsédés par une maladie qu'ils
-appelaient des vapeurs et que nous nommons aujourd'hui neurasthénie. Les
-femmes y étaient plus sujettes encore que les hommes, et vers la fin du
-dix-huitième siècle, beaucoup d'entre elles souffraient de maux de nerfs
-périodiques, qui dégénéraient en véritables convulsions. On était obligé
-de matelasser leurs chambres pour éviter les accidents.
-
-Cette société était mûre pour accueillir tous les prodiges, toutes les
-absurdités. La manie de l'engouement gagnait toutes les classes; on se
-passionnait successivement pour les sujets les plus divers; en un mot,
-toutes les têtes se détraquaient.
-
-Après les querelles sur la grâce efficace et sur le formulaire, on
-abandonna la théologie et on se mit à discuter sur la musique;
-Lullistes, Ramistes, Glückistes, Piccinistes se prenaient aux cheveux
-dans les cafés, dans les rues, jusqu'au parterre de l'Opéra. Bientôt
-personne ne songea plus à la musique, mais on se passionna pour la
-stratégie; les pires bourgeois disputaient avec rage sur l'ordre mince
-ou l'ordre profond, sur le plus ou moins d'épaisseur qu'il fallait
-donner aux bataillons.
-
-Puis vinrent les folies scientifiques.
-
-Un oculiste, chimiste en même temps, découvrit une poudre, qui, jetée au
-milieu des odeurs les plus infectes, anéantissait toute odeur; tout le
-monde acheta de la poudre merveilleuse, mais l'infection resta la même.
-Un minéralogiste, M. Sage, prétendait ressusciter les morts avec de
-l'alcali volatil et faire de l'or en barres avec de la terre glaise; il
-eut beaucoup d'adeptes. Puis M. Dufour, chirurgien major à l'école
-militaire, inventa un remède qui était la panacée universelle. Dès qu'on
-se sentait malade, on devait se frotter la peau des jambes avec des
-orties, puis s'enivrer avec de l'absinthe; on se réveillait parfaitement
-guéri. Quelques patients ne se réveillèrent pas; on répondit à leurs
-parents qui se plaignaient que l'exception confirmait la règle, et on
-donna à M. Dufour la croix de Saint-Michel. Enfin, un physicien
-empirique arriva avec un secret plus miraculeux que tous ceux qui
-avaient excité jusqu'alors une enthousiaste curiosité; il promettait de
-faire naître des hommes et des animaux de toutes espèces sans le
-secours des femmes. C'était une vieille idée égyptienne analogue à ces
-fours artificiels où l'on faisait éclore les poulets. Tout Paris se
-moqua du nouveau charlatan et finit par y croire.
-
-Enfin arrivèrent Mesmer et Cagliostro.
-
-On peut supposer l'effet produit par les théories de Mesmer sur des
-tempéraments nerveux et détraqués. Sa prétention de guérir toutes les
-souffrances, tous les maux physiques parut toute simple. Il ne trouva
-pas seulement des adeptes parmi les faibles d'esprit; les gens les plus
-distingués vinrent le trouver et assister aux séances du baquet
-mesmérique.
-
-Cerutti, qui suivait avec intérêt toutes ces insanités, écrivait à Mme
-Durival:
-
-«La folie de Mesmer embellit tous les jours; ses adeptes sont les plus
-grands enthousiastes que le charlatanisme ait produit. Rien n'égale
-l'audace des magnétistes, si ce n'est la crédulité des magnétisés. Les
-convulsions de saint Paris, l'astrologie judiciaire, les enchantements,
-les manies, les extravagances de toutes espèces vont revenir. On pourra
-dire: «Les monstres reparurent de tous côtés à la mort «d'Hercule et les
-sottises à la mort de Voltaire».
-
-«Je plaide inutilement la cause de la raison, j'essaye en vain d'opposer
-ma faible voix aux clameurs mesmériques; la folie semble s'arrêter
-quelques instants pour courir mieux ensuite. Elle gagne bien du terrain
-et Mesmer bien de l'argent.
-
-«Les convulsionnaires jansénistes étaient des paralytiques en
-comparaison de ceux que produit le magnétisme: les uns bondissent comme
-des chevreuils, les autres aboient comme des chiens; malades et médecins
-se roulent ensemble par terre. Mais le spectacle le plus rare est celui
-qui se passe dans la chambre des crises. Molière serait stupéfait, et il
-avouerait que la sottise humaine donne des comédies meilleures que les
-siennes. Toutes les fureurs des nerfs, toutes les attitudes de la
-démence, les cris, les sanglots, les larmes, les syncopes, font de cette
-chambre un enfer ridicule. Pour égayer la scène, Mesmer y joue de
-l'harmonica; un de ses adeptes les plus fameux y joue de la harpe. Au
-bruit de leurs accords les tourments d'Ixion, de Sisyphe et de Tantale
-sont suspendus; quelques malades s'écrient: «Assez! assez!» D'autres
-s'écrient au contraire; «Encore! encore!» Les deux Orphées ne savent qui
-exaucer.»
-
-L'ancien jésuite se moque spirituellement des diverses transformations
-des folies humaines, qu'il résume sous cette forme plaisante:
-
- Autrefois Moliniste,
- Ensuite Janséniste,
- Puis Encyclopédiste,
- Et puis Économiste,
- A présent Mesmériste,
- Attendant qu'un autre iste
- Enfle bientôt ma liste...
-
-Les gens du monde n'avaient pas seuls été frappés d'une véritable folie;
-les gens de maison n'avaient pas tardé à partager la démence de leurs
-maîtres. Cochers, palefreniers, marmitons, garçons de cuisine, laquais,
-tous abandonnaient leurs occupations pour courir chez un thaumaturge,
-venu d'Alsace, et qui guérissait toutes les maladies par la simple
-imposition des mains. Il s'était établi dans une maison de la rue des
-Moineaux, sur la butte Saint-Roch. Le désordre occasionné par sa
-présence devint tel que l'autorité le fit enlever discrètement et qu'on
-lui défendit de rentrer à Paris.
-
-Ce n'est pas seulement aux folies de Mesmer que Mme de Boufflers assiste
-avec surprise, Cerutti, qui s'est fait son cicerone, lui montre
-successivement tous les phénomènes qui passionnent la capitale.
-
-En 1783 la mode est aux ballons. La nouvelle invention a été accueillie
-avec enthousiasme et tout le monde est convaincu que l'on va pouvoir
-voyager dans les airs; il n'est plus question dans les conversations que
-des «bateaux aériens», c'est le terme consacré. Paris en délire se
-précipite aux expériences de MM. Charles et Robert, de Pilâtre des
-Roziers, de Montgolfier.
-
-Cerutti écrivait à Mme Durival:
-
-
- «A Paris, ce 12 décembre 1783.
-
-«C'était à vous, madame, d'inventer les bateaux aériens. Vous vous
-seriez ouvert par là de nouvelles promenades et vous auriez forcé Mlle
-de Juvincourt de vous suivre. Sa métaphysique se serait perfectionnée
-encore dans la région des nuages. Je vous ai bien regretté l'une et
-l'autre au spectacle du globe. Vous savez qu'il se prépare un spectacle
-non moins étonnant. Le 7 de janvier on verra sur la rivière un homme
-passer et repasser à pied cinquante fois. On a cru d'abord que cette
-annonce était une attrape et que l'on voulait tourner en ridicule la
-crédulité parisienne. Mais on assure que l'homme est réel et sa
-découverte éprouvée. Monsieur, frère du Roi, a envoyé quarante louis et
-en même temps il a fait insérer dans le journal de Paris une lettre de
-sa façon pleine de bonnes plaisanteries.
-
-«Arrivez donc, madame, arrivez donc, mademoiselle, venez toutes deux
-être témoins des miracles. La physique va devenir une sorte de religion.
-MM. de Montgolfier sont les premiers thaumaturges de la science. M.
-Thouvenel va se mettre du nombre. Il a trouvé, dit-on, une boussole
-nouvelle qui se dirige vers le couchant avec autant de justesse que
-l'aiguille aimantée se dirige vers le Nord. Le grand problème des
-longitudes serait presque résolu par là.»
-
-La province ne se montre pas moins enthousiaste que la capitale pour la
-nouvelle invention. Mme de Brancas est à ce point ravie qu'elle demande
-à Pilâtre des Roziers de venir à Fléville et de faire en sa présence des
-expériences sur les aérostats; bien entendu, tous les amis de Lorraine
-sont convoqués en grande cérémonie. La séance a lieu au jour fixé et
-l'aérostat s'élève dans les airs au milieu des cris d'admiration de
-l'assistance. Mme Durival regrette que les ballons ne soient pas encore
-dirigeables et qu'un de ces «bateaux aériens» n'emporte pas «son corps
-aussi vite que sa pensée s'envole».
-
-Les lauriers de la duchesse empêchent Mme de Boufflers de dormir; elle
-aussi veut montrer son goût pour les sciences et, au mois d'avril, elle
-donne à la Malgrange une fête magnifique en l'honneur de la nouvelle
-découverte. C'est son fils, le chevalier, qui est chargé d'initier les
-populations aux charmes des aérostats. Après un grand repas présidé par
-la marquise et auquel assiste Mme de Boisgelin et nombre d'invités de
-Nancy, Boufflers donne les ordres nécessaires et aussitôt l'opération
-commence. Tout se passe à merveille; et quand le ballon s'élève
-majestueusement dans les airs, la foule, qui est énorme, le salue par de
-frénétiques acclamations. Malheureusement à peine est-il passé
-par-dessus la maison qu'un coup de vent le renverse et il s'effondre
-piteusement sur les invités qui remplissent les jardins. En un instant
-il est mis en pièces, chacun voulant emporter un morceau du phénomène.
-
-La fête eut un tel succès que le chevalier n'hésita pas à la renouveler
-plusieurs fois. Le 9 mai en particulier il lança successivement trois
-ballons. Tout Nancy et les villages environnants étaient accourus pour
-assister à l'expérience; le régiment du Roi, en promenade militaire,
-s'était arrêté dans l'avenue de la Malgrange pour prendre sa part du
-divertissement. La fête fut charmante et réussit à merveille.
-
-Au moment même où la Lorraine s'enthousiasmait pour les ballons, on
-donnait à Paris, à la Comédie-Française, en dépit de la censure, le
-_Mariage de Figaro_, et la ville entière, la Cour comme la bourgeoisie,
-accueillait la nouvelle pièce avec un véritable délire. La foule fut si
-grande à la première représentation qu'il fallait risquer sa vie pour
-pénétrer dans le théâtre. Cerutti, malgré sa santé chancelante, ne
-craignit pas d'affronter la presse pour tenir ses amis de Lorraine au
-courant de ce mémorable événement:
-
-
- «3 mai 1784.
-
-«Le _Mariage de Figaro_ est la comédie la plus folle, le plus gaie, la
-plus impertinente, la plus ingénieuse chose du monde. Si je n'étais pas
-malade, j'y retournerais pour rire, pour siffler, pour applaudir. Le
-prodigieux mouvement causé par cette pièce ne fait point tomber celui du
-magnétisme: la folie est au comble.»
-
-La fête donnée par Mme de Brancas en l'honneur de Pilâtre des Roziers ne
-devait pas avoir de lendemain.
-
-En effet, dès les premiers mois de l'année 1784 la santé de la duchesse
-s'altéra sensiblement. L'hiver fut terrible, une épaisse couche de neige
-couvrait la terre et à la fin de février il gelait encore à pierre
-fendre. Mme de Brancas prit un gros rhume et Cerutti en fut très alarmé.
-Son médecin, M. Thouvenel, la rétablit cependant assez vite, mais elle
-resta fort délicate.
-
-Elle espérait pouvoir partir en mars pour Fléville et y achever sa
-guérison, mais l'hiver durait toujours et il fallut y renoncer.
-
-Cerutti chercha longtemps à se faire illusion sur l'état de sa
-bienfaitrice; il se berçait de l'espoir que le séjour de Fléville lui
-rendrait ses forces, mais cet espoir s'évanouit bientôt; au mois de juin
-l'état de la pauvre duchesse était tel qu'on ne put songer à lui faire
-faire le voyage.
-
-Tous les amis de Lorraine demandaient instamment des nouvelles. Cerutti
-répond à Mme Durival:
-
-
- «Paris, 29 juillet 1784.
-
-«Que je suis touché, madame, des tendres expressions, des vives
-inquiétudes pour Mme la duchesse de Brancas. Votre amitié a tous les
-avantages de la vérité et tous les charmes du sentiment.
-
-«O malheureux été! comme il m'aurait paru doux de le passer à côté de
-vous; la seule année que vous auriez pu donner à Fléville est celle que
-nous sommes condamnés à passer ici!
-
-«Mme la duchesse de Brancas est assez rétablie pour ne pas s'alarmer sur
-elle, mais elle ne l'est pas assez pour espérer qu'elle soit en état de
-voyager bientôt, elle en a cependant un vif désir. Elle soupire
-véritablement après le séjour de Fléville. Elle parle souvent de vous et
-de Mlle de Juvincourt avec un regret qui augmente les miens. Elle ne
-peut se résoudre à quitter l'espérance de revoir ce bon, ce paisible
-Fléville qui semblait avoir été fait exprès pour elle. Ses amis de Paris
-sont tous ligués contre ceux de la Lorraine et ils voudraient qu'elle
-achetât ou louât une jolie maison de campagne au voisinage. Ils
-s'occupent à chercher quelque chose qui lui convienne; moi, j'abandonne
-tout cela au destin, et je préfère l'intérêt de sa santé à toutes les
-raisons personnelles qui m'éloigneraient de ce pays-ci. L'air de la
-capitale est presque mortel pour moi: ses mœurs, ses folies me
-divertissent un instant, mais, à la longue, on s'ennuie d'être hors de
-son naturel. Rien d'ailleurs ne me dédommagera des journées charmantes
-que j'employais à courir les champs ou à disputailler avec vous.
-
-«Soyez heureuse à Sommerviller, le fond de votre bonheur ne peut vous
-manquer, il est dans votre caractère, dans votre esprit et dans l'amie
-que votre cœur a choisie. Songez quelquefois toutes deux à moi et soyez
-persuadées l'une et l'autre que votre souvenir m'accompagnera et
-m'attendrira en tous temps et en tous lieux.
-
-«Si vous voyez notre Panpan, dites-lui de ma part mille choses. Mme de
-Brancas vous fait de tendres compliments.»
-
-Les espérances de Cerutti ne devaient pas se réaliser; Mme de Brancas
-traîna encore pendant un mois et à la fin d'août elle succomba. La
-douleur de son protégé fut profonde et il exprime en termes touchants à
-quel point il ressent le coup qui le frappe dans sa plus chère
-affection. Il écrit à Mme Durival:
-
-
- «Paris, 4 septembre 1784.
-
-«Nulle expression, madame, ne peut rendre la douleur que je sens; nulle
-consolation ne peut la calmer. En devenant moins violente, elle devient
-plus amère. Le poids des réflexions m'accable. Le présent ne m'offre
-qu'un tombeau et l'avenir qu'un abîme. Sans cesse je vois devant moi la
-tête mourante de ma bienfaitrice. Sans cesse je l'appelle. Hélas! ses
-grands yeux qui s'ouvraient sur moi avec une tendresse si maternelle
-sont fermés pour jamais. Hélas! je n'entendrai plus mon nom prononcé par
-elle! Je voudrais fuir au bout du monde...
-
-«Je me sens dans le cœur une répugnance universelle. Ses amis et amies
-de Fléville sont les seuls où j'attache mes dernières espérances. La
-pitié généreuse me comble ici de soins. J'ai peine à y répondre. Les
-larmes de l'affliction ne m'en laissent pas pour la reconnaissance.
-
-«Dès que je peux m'échapper, je cours sur les hauteurs de Montmartre, et
-de là je contemple avec un saisissement terrible les tours de
-Saint-Sulpice. Je pleure, j'invoque celle qui repose sous ces imposants
-édifices. Plongé dans les plus noires méditations, je voudrais m'abîmer
-dans le néant.
-
-«Pardonnez, madame, si j'afflige votre sensibilité. Je ne voulais pas
-vous parler de mon désespoir. Je ne voulais que vous remercier de la
-lettre touchante que vous m'avez écrite.»
-
-Mme Durival, amie dévouée et compatissante, fit tous ses efforts pour
-relever le courage du malheureux Cerutti; ce dernier, reconnaissant, lui
-répondait:
-
-
- «Paris, 21 septembre 1784.
-
-«Vous êtes bien bonne, madame, de chercher à raffermir mon courage. La
-douleur brise les caractères les plus forts, elle écrase les caractères
-faibles comme le mien. Si j'avais été dans les lieux que vous habitez,
-vous auriez soutenu un pauvre orphelin qui en perdant une mère tendre
-est tombé sans appui. Ma chute a été si sensible que je m'en ressentirai
-toute ma vie. La gloire dont vous avez la bonté de me parler n'aura de
-longtemps pour moi aucun attrait. Elle tient au goût du monde et je suis
-détaché du monde tout à fait.
-
-«Si je tourne encore quelquefois les yeux vers la Lorraine, c'est
-l'amitié qui m'y attire, l'amitié seule. Je croirais retrouver par
-instants les douceurs de Fléville si j'entendais vos regrets se mêler
-aux miens.[176]»
-
- [176] Toutes les lettres de Cerutti citées dans ce chapitre nous
- ont été communiquées par Mme Léon Noël, Mlles de Ravinel, et le
- capitaine Noël. Plusieurs de ces lettres ont été citées par M.
- Jacques, dans son article sur Mme de Brancas.
-
-La mort de Mme de Brancas fut douloureusement ressentie par toute sa
-société. Mme de Boufflers particulièrement en fut très vivement
-affectée. Non seulement elle perdait une amie intime à laquelle elle
-était tendrement attachée, mais c'était encore un salon charmant, le
-plus agréable assurément de tous ceux qu'elle fréquentait, qui se
-fermait à jamais.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXV
-
-1783-1786
-
- Difficultés entre Mme de Sabran et le chevalier de Boufflers.--Mme
- de Boufflers et le prince Henri.--Dernière lettre de Mme de
- Boufflers.--Départ du chevalier pour le Sénégal.--Son
- séjour.--Mort de Mme de Boufflers.
-
-
-La liaison de Mme de Sabran et du chevalier de Boufflers, dont nous
-avons conté les délicieux débuts, avait subi le sort ordinaire des
-affections humaines et elle n'avait échappé ni aux atteintes du temps ni
-à celles de la satiété; les deux amants, après avoir vécu pendant
-quelques années dans le plus pur bonheur, avaient vu peu à peu les
-discussions et les orages troubler leur mutuel attachement. Toute la
-faute en était au chevalier et à sa nature qu'il ne pouvait dominer.
-Certes il aimait toujours profondément celle qui depuis cinq ans avait
-subjugué son cœur, mais il détestait les chaînes, si charmantes
-fussent-elles, et il n'éprouvait plus pour sa chère maîtresse cet amour
-exclusif qui leur avait donné de si grandes joies.
-
-Mme de Sabran soupçonnait les infidélités de son amant; elle ne pouvait
-dissimuler son chagrin, sa jalousie, et il en résultait quelquefois
-entre eux des scènes douloureuses.
-
-Elles se terminaient toujours par des attendrissements, des larmes, un
-généreux pardon et des serments éternels auxquels le pauvre chevalier
-s'empressait de manquer à la première occasion.
-
-Un jour, après une scène plus pénible que d'ordinaire, le chevalier est
-parti pour Bruxelles; c'est de là qu'il écrit à son amie, mais
-naturellement en plaidant l'innocence et en se posant en victime:
-
-
- «Ce 27 au soir 1773.
-
-«... Tu m'as laissé la mort dans le cœur. Je ne vois point d'espoir de
-bonheur dans l'avenir; toutes mes illusions me quittent comme on voit
-tomber les feuilles dans les tristes frimas d'automne, où chaque jour
-annonce un plus fâcheux lendemain. Le courage me manque entièrement;
-j'éprouve un chagrin également au-dessus de mes forces et au-dessus de
-mon âge, car à quarante-cinq ans l'amour devrait presque avoir perdu son
-nom et se fondre dans une douce et paisible amitié. Que nous sommes loin
-de cela!
-
-«Je ne veux point te faire de reproches, mais mon cœur est navré. Ces
-peines-là sont trop cuisantes pour lui. Tu as eu avec moi l'injustice
-d'une enfant de quinze ans. Tu n'as rien vu de ce qui était, tu n'as
-rien entendu de ce que je t'ai dit, et je demeure dans la crainte de
-voir toujours renaître ces horribles moments-là, parce qu'il n'y a pas
-moyen d'empêcher ce qui est sans objet. Quoi qu'il en soit, chère
-enfant, tu m'es encore plus nécessaire que le repos et le bonheur dont
-tu me prives.
-
-«Aussi je te pardonne mes chagrins passés, présents et futurs, et même
-je te demande pardon de te les montrer.»
-
-Quelques jours après il lui écrit encore:
-
-
- «Charleroi, ce 30.
-
-«Je t'annonce avec grand plaisir, chère et méchante enfant, que je
-commence à être un peu plus sain de corps et d'esprit. J'ai fait de
-sages réflexions qui m'ont dit que j'étais un fol, que tu étais une
-folle, mais que je t'aime et que tu m'aimes, et qu'ainsi il en résultera
-toujours pour l'un comme pour l'autre plus de bien que de mal. N'en
-parlons plus; tu aurais dû m'embrasser autant que tu m'as querellé, et
-moi, j'aurais dû rire autant que je me suis affligé; mais le passé ne
-reviendra plus, et le chagrin restera avec lui.»
-
-Du reste Boufflers n'est pas homme à s'éterniser sur des tristesses
-sentimentales; malgré lui sa gaîté reprend le dessus, et puis, n'est-ce
-pas le meilleur moyen de changer le cours des idées de l'amie blessée?
-Il termine sa lettre par l'amusante description de son souper:
-
-«Je viens de faire un excellent petit souper apprêté par deux grandes
-demoiselles en Polonaises. La cuisine était aussi recherchée que les
-cuisinières. D'abord paraissaient deux grives, grasses comme tu ne le
-seras jamais, et nonchalamment couchées sur une tranche de brioche qui
-leur servait de rôtie. Arrivait ensuite une saucisse repliée sur
-elle-même comme le serpent Python et entourée de tranches de pommes de
-rainette. Des choux rouges couronnaient l'œuvre, décorés d'une petite
-branche de laurier, emblème ingénieux qui indique qu'on ne moissonne les
-lauriers qu'en allant à travers les choux. Je m'attendais toujours
-qu'une de ces beautés en Polonaises viendrait me faire les honneurs de
-ma table, mais je leur en ai plus imposé que je n'aurais voulu, et elles
-se sont bornées modestement à la société de mes gens.
-
-«A propos de choux rouges, ne voilà-t-il pas qu'ils me donnent encore la
-colique d'estomac! Il est vrai que j'en ai mangé de verts à dîner; cela
-fait que je ne sais entre les deux à qui m'en prendre, mais je vais
-essayer un remède pour mon rhume, qui, à ce que j'espère, voudra bien en
-passant guérir aussi ma colique: c'est de l'eau-de-vie brûlée avec du
-sucre. Je t'en rendrai compte demain matin, car pour ce soir je n'ai
-rien de mieux à faire que de me coucher, bien content de m'être
-débarrassé du fardeau qui accablait mon âme, et me souciant fort peu de
-tout ce qui peut arriver à mon corps d'ici au 5. Alors, s'il n'est pas
-guéri de tous ses maux, je suis au moins sûr qu'il les oubliera. Adieu,
-mon enfant; fais comme moi, écarte tous les nuages qui t'offusqueront,
-et sois sûre que plus tu verras clair, et plus tu seras contente de
-moi.»
-
-
- «Ce 31 au matin.
-
-«Je viens de faire un coup bien rare qui m'est arrivé autrefois à la
-chasse où, en manquant une caille, je tuai un lièvre. Cette fois-ci le
-remède destiné à mon rhume n'a guéri que ma colique. Mais c'est
-toujours beaucoup, d'autant plus que mon rhume lui-même est fort
-adouci.»
-
-Mme de Sabran après avoir longtemps lutté et combattu, finit, devant la
-tâche impossible, par se résigner. Elle-même l'écrit à son ami en termes
-charmants et lui donne «la clef des champs» le plus aimablement du
-monde:
-
-«Oui, mon enfant, je te pardonne tes maussaderies passées, présentes et
-futures. Je souffre trop quand il faut te bouder, et je trouve bien
-mieux mon compte à t'aimer et à te le dire. Quelque chose que tu fasses,
-il faut toujours en venir là; ainsi je prends une bonne fois la
-résolution de m'y tenir. Je te donne indulgence plénière pour toutes tes
-distractions, et je sens mieux que jamais que la meilleure manière de te
-conserver est de te donner la clef des champs. Il y a dans l'homme une
-inquiétude vague qui fait qu'il ne se trouve bien qu'où il n'est pas. Tu
-ne seras pas plus tôt loin de moi, que tu désireras y revenir, et je te
-promets d'avance que tu seras toujours bien reçu[177].»
-
- [177] Ces lettres sont extraites de _Correspondance de Mme de
- Sabran et du chevalier de Boufflers_, par MM. MAGNIEU et PRAT.
- Plon, 1875.
-
-En octobre 1784, Mme de Boufflers apprend que le prince Henry de Prusse,
-qu'elle connaissait depuis longtemps et dont elle appréciait le mérite,
-a manifesté l'intention de venir à Nancy pour lui rendre visite. Flattée
-d'une attention si particulière, la vieille marquise, qui sait ce que
-l'on doit aux grands de ce monde, n'hésite pas une seconde, elle fait
-atteler son carrosse et elle part pour Paris pour présenter ses devoirs
-au prince. Elle a avec lui plusieurs entrevues, puis elle regagne la
-Lorraine.
-
-Le prince très galamment, et qui ne veut pas être en reste de politesse,
-vient en novembre passer quelques jours à Nancy et à Lunéville pour
-rendre à Mme de Boufflers sa visite.
-
-En juin 1785, Mme de Boufflers écrit encore à son cher Panpan; c'est la
-dernière lettre d'elle que nous possédions.
-
-
- «Nancy, 16 juin 1785.
-
-«M. de Nédonchel vous aura dit que Mmes de Lenoncourt, Durival et moi
-nous irions lundi 20 vous demander à dîner, si cela vous convenait, mon
-cher Veau, car vous auriez eu le temps de nous contremander.
-
-«Nous n'irons point à Spa, au moins pendant la première saison. C'est
-l'avis de M. du Tillot. Point de prince jusqu'au mois d'août et du Veau
-à lèche-doigts; plus de Fléville, ce qu'il faut encore compter; enfin
-une privation absolue de tout ce que j'aime. Et puis, qu'est-ce que la
-vie?
-
-«Je pense que tout le monde et même Mme de Lenoncourt sera bien aise de
-voir votre rose.
-
-«Voyez si l'on peut écrire avec ces plumes! voilà quatre fois que j'en
-change. Mais quand vous n'y êtes pas, tout me manque.
-
-«Il faut que vous disiez à M. de la Tyssonière, qui m'a écrit, que je
-ne lui réponds pas, faute de plume, et parce que j'espère et me réjouis
-de le voir lundi.
-
-«C'est assez labourer ce maudit papier gras. Je sens déjà un mélange de
-joie et de tristesse en pensant que je vous verrai et quitterai.»
-
-Dans les derniers jours de l'année 1785, le chevalier de Boufflers,
-toujours tourmenté de mouvement et aussi désireux d'échapper à ses
-créanciers, qui ne lui laissaient ni trêve, ni répit, prit la résolution
-de quitter la France. Il s'imagina qu'au Sénégal, colonie nouvelle que
-venait de conquérir le duc de Lauzun[178], il trouverait un emploi
-glorieux pour son activité et peut-être aussi quelques profits. Il
-sollicita donc le gouvernement de la colonie et, par l'influence de son
-oncle de Beauvau, il l'obtint assez aisément. On crut dans le public à
-une disgrâce motivée par quelques vers indiscrets, mais il n'en était
-rien[179].
-
- [178] Voir _le Duc de Lauzun et la Cour de Marie-Antoinette_.
-
- [179] Après avoir été colonel de Chartres (infanterie), Boufflers
- avait été nommé brigadier en 1780, maréchal de camp en 1784.
-
-Avant de s'éloigner, le chevalier se rendit à Anizy et il y fit un assez
-long séjour avec Mme de Sabran, puis à la fin d'octobre il regagna
-Paris, et c'est de là qu'il écrivait à Mme de Boisgelin:
-
-
- «Ce 3 novembre 1785.
-
-«Je n'ai point été en Lorraine, chère et bonne sœur, parce que je me
-suis trouvé si souffrant de fluxion et de colique et de mal aux dents
-que je suis revenu d'Anizy. Je comptais aller t'embrasser aujourd'hui,
-mais je reçois un mot de mon oncle qui a arrangé un dîner pour demain,
-où il doit me faire faire connaissance avec un homme dont les lumières
-me seront très utiles.
-
-«Si tu reviens demain, comme je l'espère, Mme de Sabran t'attend à dîner
-samedi, et moi je t'attends pour te serrer contre mon cœur dont tu ne
-sortiras jamais et moins que jamais, car tu es la meilleure et la plus
-aimable des enfants des hommes, et tu réunis surtout toutes les qualités
-fraternelles dans le degré le plus éminent.
-
-«Je sais tout ce que tu essuies de désagréable pour moi; j'en souffre
-plus que toi. Il faut dissimuler et poursuivre et ne pas quitter la
-chasse parce qu'on a rencontré des ronces.
-
-«J'envoie mon laquais avec une lettre pour le secrétaire de M. de
-Calonne; peut-être sera-t-il mieux accueilli. Dis à tes gens de les
-guider, car mon ambassadeur a deux qualités que j'ai vu souvent
-employer: c'est d'être fripon et imbécile.
-
-«Adieu, chère et tendre sœur, je t'aime comme tu le mérites, et si cela
-se pouvait je t'aimerais davantage.»
-
-Ses préparatifs terminés, le chevalier s'éloigne gaîment pendant que Mme
-de Sabran reste plongée dans les larmes et les regrets.
-
-Le 13 janvier, Boufflers mouille devant le Sénégal, mais le raz de marée
-est si violent qu'il ne peut passer la barre que le 15. Il prend
-immédiatement possession de son gouvernement et il est reconnu «avec
-tout l'éclat dû à sa place, à son grade et à sa naissance».
-
-Sa première impression n'est pas heureuse, et il éprouve à l'aspect de
-la colonie confiée à sa vigilance une cruelle déception; elle se trouve
-en effet dans la plus déplorable situation et il n'y a aucun espoir de
-pouvoir l'améliorer; il n'y a plus de farine que pour deux mois et
-encore elle est gâtée; les fortifications n'existent pour ainsi dire
-plus, les casernements, le matériel de guerre, tous les bâtiments
-tombent en ruines.
-
-Le personnel n'est pas dans un moindre état de délabrement:
-
-«Le cœur du ministre saignerait s'il voyait dans quelles mains il a mis
-la troupe et l'hôpital, écrit le gouverneur. C'est comme si l'on avait
-chargé des éperviers du soin d'une volière.»
-
-Cependant, à part la déception assez naturelle qu'il a éprouvée en
-arrivant, le chevalier ne se déplaît nullement dans ce pays nouveau, et
-il est loin de se plaindre de son sort:
-
-«Je m'applaudis à chaque instant de la ressemblance que je trouve entre
-ceci et l'idée que je m'en étais faite. C'est au point que rien ne m'a
-étonné et que je ne suis pas plus embarrassé ici qu'en Lorraine... Si le
-ministre me donne, comme il me l'a promis, une dictature et quelques
-bras pour m'aider, je promets de faire de la bonne besogne et à bon
-marché.
-
-«L'air d'ici me convient jusqu'à présent parfaitement. Il n'y a que
-trois ou quatre heures par jour de grandes chaleurs. Il faut alors
-éviter le soleil et le mouvement. Tout le reste du temps est plus frais
-que chaud; quelquefois même cette fraîcheur-là est au point de se
-chauffer avec plaisir.»
-
-Les premiers actes du chevalier comme gouverneur sont tout à son
-honneur. Ses prédécesseurs s'étaient enrichis dans la traite des noirs,
-il s'empressa de l'interdire de façon rigoureuse. Les malheureux nègres
-étaient malmenés d'une manière abominable, il exigea qu'ils fussent
-traités avec humanité. Les habitants avaient pour habitude d'enterrer
-leurs morts près des habitations, ce qui provoquait des épidémies
-continuelles; Boufflers fit établir les cimetières dans des lieux
-écartés. Aussi les nègres chantaient-ils cette chanson: «Boufflers,
-Boufflers, tu es bien bon pour les vivants, mais tu ne vaux rien pour
-les morts, puisque tu exposes nos pères à être mangés par les
-bouquis[180].»
-
- [180] Les hyènes.
-
-Le 6 mars, il écrivait à son oncle, le prince de Beauvau, en lui donnant
-quelques détails sur sa vie et sur ses fonctions de gouverneur:
-
-«Vos bontés me consolent, mon cher oncle, et vos conseils me soutiennent
-comme la voix invisible que Télémaque entendit en gardant les troupeaux
-à quelques lieues d'ici.
-
-«Tout est à faire dans ce pays-ci et même à défaire. Jamais la tâche et
-les moyens n'ont été si disproportionnés entre eux.
-
-«Depuis six semaines que je suis ici, je me suis toujours assez bien
-porté, mais j'ai senti que le climat exigeait des ménagements auxquels
-je ne suis point accoutumé; il faut peu manger, peu boire, peu marcher,
-peu dormir, peu s'occuper, etc., de tout un peu, mais peu de tout; le
-pain est mauvais, l'eau aussi.
-
-«Les ouvriers sont rares, il n'y en a pas de bons; le temps du travail
-est court, la journée commence et finit à six heures. Dans les douze
-heures il y a environ deux heures pour le déjeuner et cinq heures pour
-le dîner et le goûter, de sorte qu'on peut à peine compter sur cinq
-heures d'ouvrage, et ces cinq heures-là n'en valent pas trois des
-ouvriers de France.
-
-«Ma vie est simple, je me lève avec le soleil, et après avoir fait
-toutes les petites affaires qui tiennent au service militaire et à la
-police de l'île, ainsi qu'aux audiences à donner aux habitants et aux
-étrangers, je vais visiter mes travaux, et je reviens entre onze heures
-et midi lire et écrire jusqu'à une heure ou une heure et demie. Alors
-nous nous mettons à table.
-
-«Après dîner, je vais me promener sur la rivière pour connaître les
-lieux, les sites, les habitants et les productions des environs...
-
-«Je n'ai encore vu que les meilleurs gens du monde qui ne savent quelle
-fête me faire et quels présents m'offrir: ce sont des poules, des
-canards, des moutons, même des bœufs dont ils font toujours rendre au
-moins la valeur. Hier encore, j'ai été à quatre lieues d'ici, faire une
-chasse de petits oiseaux aux filets. Les femmes de l'endroit m'ont fait
-l'honneur de me chanter et, suivant l'expression du pays, _de me
-danser_. Je n'ai pas bien compris ce qu'elles chantèrent, mais il était
-difficile de se méprendre à la signification de leur danse. Un homme
-jouait d'un instrument, toute l'assemblée battait des mains, et une
-danseuse, à tour de rôle, sortait en contrefaisant toutes les crises de
-Mesmer... Elle s'avançait vers moi en roulant les yeux, tordant les
-bras, faisant mille petits mouvements que ma chaste plume n'ose pas vous
-rendre, et après un instant d'anéantissement total, elle rentrait dans
-le cercle pour faire place à une autre pantomime qui essayait de
-surpasser la première; le bal a fini par une espèce de joute des trois
-plus habiles dont une jouait un rôle de femme et les deux autres des
-rôles d'hommes avec une vérité et de petits détails dont on ne se fait
-pas l'idée en Europe. Après le bal je les ai toutes récompensées par de
-petits présents.
-
-«Daignez me mettre aux pieds de ma chère tante; je me suis déjà occupé
-des envois que je pourrais lui faire, mais cette côte-ci est stérile en
-tout, excepté en naufrages.»
-
-Ces petites danseuses, dont il parle si plaisamment, ne laissaient pas
-de produire sur lui une certaine impression. On raconte, non sans de
-grandes apparences de vérité, que pour occuper ses loisirs il rendait
-des soins, si l'on peut s'exprimer ainsi, aux femmes du pays, qu'à la
-couleur près, il trouvait fort agréables dans leur simplicité. On
-prétend même, mais ce n'est qu'une tradition, que peu d'années après son
-séjour dans la colonie, on voyait grouiller sur la côte sénégalienne
-nombre de jeunes métis et qu'on les appelait de confiance «les petits
-Bouffés»! Cette surproduction et ce mélange des races nous paraît même
-avoir été le seul résultat tangible de l'ambassade du chevalier.
-
-Un mois plus tard, le pauvre chevalier avait bien changé d'avis; son
-gouvernement, qu'il trouvait au début si agréable, l'ennuyait à périr,
-et ses lettres reflètent lamentablement son état d'âme. Il écrit à sa
-sœur:
-
-
- «22 avril 1786.
-
-«Comme j'espère trouver bientôt de tes lettres, je t'écris en attendant
-que je te lise, ma bonne enfant, pour m'arracher au moins pendant
-quatre-vingt-dix-neuf minutes à l'ennui qui me dévore, même que je suis
-partie de Gorée le 7 de mars pour une tournée qui devait être au plus de
-trois semaines et qu'en voilà six d'écoulées et que nous courons encore
-les mers: tantôt poussés par les vents contraires, tantôt retenus par
-les calmes, tantôt incommodés par les courants et les bancs de sable...
-Mais quoi qu'il arrive, je tâche d'être beau joueur, et je fais comme M.
-de Chalabre qui, dans ses grands désastres, déchire sa chemise et même
-sa peau avec ses ongles, sans qu'il paraisse la moindre altération sur
-son visage.
-
-«Ce climat est contraire à tout, car le physique et le moral s'y
-altèrent également; en effet, que peut-on faire sans société, sans
-amusements, entourés d'esclaves et de coquins, avec l'idée que tout ce
-que vous aurez fait de bien sera inutile, ignoré ou mal interprété; au
-lieu que cinq ou six coquineries vous assurent un heureux avenir...
-
-«Ici on regarde comme volé tout ce qui n'est pas employé à acheter des
-captifs, et l'on consacre tous ses soins à les bien enchaîner, à les
-bien embarquer et à les bien vendre.»
-
-Bientôt le pauvre chevalier subit l'influence du climat et de l'ennui
-qui le dévore, il tombe malade, il est pris par la fièvre, il souffre
-cruellement. C'est à sa sœur qu'il confie ses peines, ses chagrins et
-il termine ainsi le récit de ses pénibles aventures:
-
-«Adieu, ma fille, je serais honteux de cette lettre-ci, si elle était à
-une autre adresse, mais tu y verras un frère malade, souffrant, chagrin,
-et pourtant consolé par l'idée d'être bien aimé par une sœur bien-aimée
-et par l'espérance de la voir avant la fin de cette triste année.»
-
-Soit que les soucis de son gouvernement occupent tous ses loisirs, soit
-qu'il lui tienne rigueur des infidélités dont il se rend coupable,
-Boufflers observe vis-à-vis de Mme de Sabran la conduite la moins
-aimable. Alors qu'il écrit fréquemment à son oncle de Beauvau et à sa
-sœur, il garde vis-à-vis d'elle un silence complet, aussi blessant
-qu'incompréhensible. C'est en vain que la pauvre femme lui écrit, par
-tous les courriers, les lettres les plus tendres, le chevalier ne répond
-jamais; elle reste plus de six mois sans la moindre nouvelle directe.
-Mme de Sabran, en femme profondément éprise, ne se décourage pas, et
-elle ne ménage pas les tendresses à l'ingrat qui l'oublie; elle ne l'en
-appelle pas moins «mon époux, mon amant, mon ami, mon univers, mon âme,
-mon Dieu»!
-
-Elle ne lui cache pas cependant combien son indifférence l'affecte
-douloureusement. Elle lui écrit ces lignes délicieuses:
-
-
- «19 juin 1786.
-
-«Je me plais dans cette espèce de supplice qui me déchire le cœur et
-dont ma raison veut en vain me distraire. Je chéris la main qui me
-frappe, et, quoi qu'il m'en coûte, je ne changerai jamais; ma tendresse
-m'en fait un devoir, et j'aime mieux souffrir et penser à toi, que
-d'être tranquille et heureuse d'un bonheur que tu ne partagerais pas.
-Adieu, je ne savais pas ce que c'était qu'aimer quand je t'ai donné mon
-cœur; si je l'avais bien su, j'aurais résisté jusqu'à la mort à un
-sentiment aussi dangereux; mais à présent il faut me soumettre, et te
-donner ma vie.»
-
-Boufflers reste aussi insensible aux reproches qu'aux caresses. La
-pauvre femme désespérée lui écrit encore:
-
-«... Véritablement je ne sais pas pourquoi je t'aime! C'est sans doute
-par suite de cette malédiction de Dieu portée sur nos premiers parents,
-à raison de leurs premiers péchés; car c'est pour mon malheur: il n'y a
-point de tourments que tu ne me fasses éprouver, de près comme de loin,
-et malgré cela, je te préfère à tout ce qu'il y a de bien et de bon dans
-ce monde, et encore à moi-même...
-
-«Va, je suis pour toi comme le premier jour; il n'y a que la mort qui
-puisse séparer l'âme du corps. Tu es mon âme; je ne peux exister sans
-toi, ou du moins, sans t'aimer uniquement. La colère, la rancune, les
-soupçons, tout cela perd son temps avec moi[181].»
-
- [181] _Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de
- Boufflers._ Plon, 1875.
-
-Mme de Sabran n'était pas la seule à ne pas avoir de nouvelles directes
-du chevalier. Mme de Boufflers, que son fils aimait cependant d'une
-affection si profonde, ne recevait non plus aucune nouvelle. Il y avait
-eu entre eux, à propos d'une question d'intérêt, une petite difficulté
-et le chevalier était parti pour le Sénégal sans aller l'embrasser.
-Depuis il la boudait. C'était peut-être la première fois de sa vie, et
-ce devait être la dernière. Par une fatalité qui devait lui causer
-d'amers regrets, le chevalier ne devait jamais revoir celle qu'il avait
-tant aimée.
-
-Sa mère, dont les forces diminuaient peu à peu, avait été faire un
-séjour chez son vieil ami le prince de Bauffremont, à Scey-sur-Saône.
-Elle s'y trouvait encore au mois de juin 1786, lorsqu'elle fut
-subitement frappée d'une légère attaque d'apoplexie. On appela bien vite
-auprès d'elle Mme de Boisgelin. Cependant son état s'améliorait, on la
-croyait en convalescence, on prenait même des dispositions pour la
-conduire aux eaux de Bourbonne, lorsque, le 1er juillet, elle eut une
-rechute; cette fois elle perdit presque immédiatement connaissance et
-douze heures après, elle s'éteignait doucement entre les bras de sa
-fille désolée.
-
-Ainsi mourut, à l'âge de soixante-quinze ans, cette délicieuse marquise
-de Boufflers, qui, pendant près de vingt ans, avait régné par sa grâce
-et son esprit sur le vieux roi de Pologne, qui avait enchaîné à son char
-tant d'esprits distingués et tenu sous le charme toute une génération.
-
-Elle fut enterrée le plus simplement du monde dans la chapelle même de
-M. de Bauffremont, dans l'église paroissiale de Scey-sur-Saône. Le
-prince assistait à ses obsèques, accompagné seulement de quelques
-habitants du village[182].
-
- [182] Voici l'extrait mortuaire de Mme de Boufflers, découvert
- par M. L. Germain, dans les anciens registres paroissiaux de la
- commune de Scey-sur-Saône (Haute-Saône).
-
- «Très haute et très puissante dame Marie-Catherine de Beauvau,
- douairière de très-haut et très-puissant seigneur,
- Louis-François-Régis de Boufflers-Remiencourt, maréchal des camps
- et armées du Roi de Pologne, duc de Lorraine et de Barre, âgée
- d'environ soixante et quatorze ans, munie des sacrements de
- l'Église, est décédée le premier du mois de juillet de l'an mil
- sept cent quatre vingt six, au château de Scey-sur-Saône, et le
- trois dudit mois son corps a été inhumé à l'église paroissiale
- dudit Scey, dans la chapelle de M. le prince de Bauffremont,
- seigneur dudit lieu, en présence dudit M. le prince de
- Bauffremont, de Claude de Mairet, écuyer, de Claude Mugnier de
- Saint-Beurrey, des sieurs Claude Bailly, Charles Mangeot, premier
- valet de chambre de M. le prince de Bauffremont, et de plusieurs
- autres paroissiens. Ont signé au registre: prince de Bauffremont,
- Mairet, Saint-Beurrey, Mangeot, Bailly, Henriot, curé.»
-
-Le testament de la marquise, d'une rare simplicité, montre la bonté de
-son cœur, car elle n'oublie aucun de ceux qui l'ont servie; elle leur
-laisse tout ce qu'elle possédait au monde; on ne peut se défendre d'un
-grand serrement de cœur en voyant dans quel dénuement vivait cette
-femme qui avait joué un rôle si considérable et qui s'éteignait, sans
-plaintes et sans regrets, dans un état voisin de la misère.
-
-Voici ses dernières volontés:
-
-«Au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit.
-
-«Je lègue à l'hôpital des Enfants trouvés la somme de cent écus, argent
-de France, une fois payée.
-
-«Je prie le chevalier de Boufflers, mon fils, d'être mon exécuteur
-testamentaire, et je lui lègue la somme qu'il pourra me devoir à mon
-décès pour la partager avec Mme de Boisgelin.
-
-«Je laisse à chacun de mes gens la somme de mille livres, argent de
-France, c'est-à-dire: mille livres à Périn, l'aîné, mon valet de
-chambre; mille livres à François; mille livres au petit Périn; mille
-livres à Mager; mille livres à Saint-Jean; mille livres à André; rien à
-Courier; mille livres à Babet; quatre cents livres à Catherine; cent
-cinquante livres à Marianne, qui balaye devant la porte.
-
-«Je lègue à Mme Petitdemange un lit de damas jaune avec les fauteuils
-pareils, quatre matelas de maîtres, et autant de domestiques, le
-traversin et l'oreiller de mon lit, quatre autres traversins, dix
-paires de draps, dont deux paires des plus grands et huit de
-domestiques, et ce qu'elle voudra de mes chemises; douze douzaines de
-serviettes, et huit nappes à son choix, huit robes à son choix, et tout
-ce qui lui conviendra dans les dentelles, blondes, gazes, rubans et tout
-autres espèces de parures de femme, excepté une garniture de
-Valenciennes et des morceaux de satin non brodés, que je compte faire
-achever pour en faire une robe à Mme de Boisgelin; tout ce que j'ai de
-meubles à la Malgrange, dans l'une et dans l'autre maison, tous les
-draps, serviettes et nappes dont je n'aurai pas disposé.
-
-«Je laisse à Mme Petitdemange six douzaines d'assiettes et douze plats
-de porcelaine, quatre salières, deux saucières, deux pots à soupe, le
-tout aux armes de Boufflers; et s'il ne s'en trouvait pas assez, on y
-suppléerait par de la porcelaine blanche; elle choisira dans la faïence
-ce qui lui conviendra, ainsi que dans les tasses de porcelaine jusqu'au
-nombre de six; elle prendra aussi dans la batterie de cuisine ce qui lui
-conviendra; j'entends enfin qu'elle choisisse chez moi tout ce qu'il
-faut pour monter son ménage.
-
-«Je lègue à Mme Saint-Léger, ma femme de chambre, tout le linge à mon
-usage et tous mes habits dont je n'ai pas disposé, quatre douzaines
-d'assiettes, une douzaine de plats, six tasses de porcelaine blanche,
-six douzaines de serviettes, ce qu'elle voudra dans la batterie de
-cuisine, tout ce qui restera de dentelles, blondes et tout autres
-parures, après les autres legs acquittés; elle donnera huit robes, des
-moindres, à son choix, de différentes saisons, à Bichette et ce qu'elle
-jugera à propos de linge, tant de corps que de table; je laisse à Mlle
-Saint-Léger les meubles qui se trouveront dans les trois chambres
-qu'elle occupe.
-
-«Je laisse à M. le maréchal de Beauvau, mon frère, les vingt-deux mille
-quatre cent quarante-une livres trois sols six deniers que le Roi
-reconnaît me devoir et dont je lui ai remis le brevet; j'espère qu'il
-voudra bien en presser le recouvrement; je le prie d'en faire l'usage
-dont nous sommes convenus.
-
-«Je laisse à M. Devaux, mon cabriolet et cinquante volumes à choisir
-dans mes livres; j'en laisse cent au chevalier de Boufflers, à son
-choix; autant à Mme de Boisgelin, et le reste à Mme Petitdemange, qui en
-donnera trente volumes à Mlle Saint-Léger.
-
-«Je compte que l'argent de mes rentes viagères et pensions qui pourront
-m'être dues, lors de mon décès, joint à la vente des effets dont je
-n'aurai pas disposé, seront suffisants pour acquitter les legs que je
-fais à mes gens, et s'il y a du surplus, je veux qu'il soit distribué
-entre Mme Petitdemange et Mlle Saint-Léger, les deux tiers pour Mme
-Petitdemange et l'autre tiers pour Mlle Saint-Léger, après toutefois le
-payement de mes dettes.
-
-«Je lègue à Firmin, ancien valet de chambre, la somme de huit cents
-livres.
-
-«Je lègue à Royer, ancien domestique, demeurant à Metz, la somme de huit
-cents livres.
-
-«Nancy, le huit juillet mil sept cent quatre-vingt-quatre.
-
- BEAUVAU BOUFFLERS[183].»
-
- [183] Archives nationales, T. 471-3.
-
-La mort presque subite de la vieille marquise causa une véritable
-consternation parmi tous ses amis. Cerutti se faisait l'interprète des
-regrets unanimes qu'elle laissait après elle quand il écrivait à Mme
-Durival:
-
-
- «Choisy-le-Roi, 17 juillet 1786.
-
-«Vous venez de faire une perte, madame, que rien ne peut remplacer.
-Quelque bonne philosophe que vous soyez, vous êtes encore meilleure
-amie. Je vous plains et je partage vivement votre juste douleur.
-
-«Je me souviens avec attendrissement des jours que nous avons passés,
-vous et moi, à Fléville, avec Mme de Boufflers. Le monde n'avait pas une
-femme qui eût un esprit plus naturel, et la campagne, en rendant cet
-esprit plus calme, y ajoutait un charme nouveau. Les regrets que je
-donne à sa mémoire ne sont rien au prix de ceux qu'elle obtiendra de ses
-amis intimes. Hélas! qui consolera le pauvre Panpan? A son âge, perdre
-son plus doux appui! Je ne vois que vous, madame, qui puissiez mêler
-quelque adoucissement à ses larmes et à sa désolation... Mme la duchesse
-de Grammont m'a chargé de dire et redire à l'aimable et malheureux Veau
-toute la part qu'elle prend à son infortune!»
-
-
-
-
-ÉPILOGUE
-
-
-
-
-CHAPITRE PREMIER
-
-1786-1787
-
- Règlement des affaires d'intérêt.--Séjour de Boufflers à
- Paris.--Son départ pour Lorient.--Séjour au Sénégal.--Retour en
- France.
-
-
-Rigoureusement nous aurions dû arrêter notre récit à la mort de notre
-héroïne et laisser dans l'ombre le sort de ses enfants et de tous les
-amis qui l'avaient entourée pendant sa vie, mais nous n'en avons pas eu
-le courage. Le lecteur aurait donc ignoré ce qu'il était advenu du
-spirituel chevalier, de l'aimable Mme de Boisgelin, du vieux Panpan, de
-Mme Durival, de Mme de Sabran, de Saint-Lambert, du prince de Beauvau,
-etc. A tort ou à raison, nous nous sommes imaginé que tous ces
-personnages étaient devenus des amis pour nos lecteurs, comme ils le
-sont pour nous depuis des années, et qu'on regretterait de ne pas
-connaître le sort des principaux d'entre eux. Aussi avons nous pris le
-parti de résumer rapidement sous le titre d'Épilogue tout ce qui les
-concernait et de les accompagner, eux aussi, jusqu'à leur heure
-dernière.
-
-Le chevalier de Boufflers se trouvait encore au Sénégal au moment même
-où sa mère était mortellement frappée.
-
-C'est Mme de Sabran qui se chargea de lui annoncer le fatal événement,
-mais la lettre ne lui parvint pas, car il était déjà en route pour
-revenir. Elle lui écrivait:
-
-
- «9 juillet 1786.
-
-«Quelle nouvelle à t'apprendre aujourd'hui, mon cher mari! Je ne m'en
-chargerais pas, si je n'étais pas sûre que ta sœur et ton oncle t'en
-ont déjà fait part. Tu viens de perdre ta pauvre mère; j'en verse des
-larmes aussi amères que si elle était la mienne. Je connais ton bon
-cœur et je suis sûre de la douleur que tu auras d'avoir été à deux
-mille lieues d'elle dans ces tristes moments, et de n'avoir pas pu lui
-prodiguer tes soins et lui rendre les derniers devoirs. Mais ce qui doit
-te consoler, mon ami, ou du moins adoucir tes regrets, c'est qu'elle a
-été frappée tout d'un coup par une maladie qui ne pardonne jamais et qui
-est l'apoplexie. Ta bonne volonté et tes soins n'auraient pas pu
-prolonger d'un instant ses jours qui étaient terminés; et la Providence,
-qui arrange si bien toutes choses au moment qu'elle nous frappe, lui a
-évité des regrets en ne lui laissant pas le temps de te désirer. Elle a
-perdu tout de suite connaissance, et elle n'a ressenti aucune des
-horreurs de la mort. Ta pauvre sœur, d'ailleurs, t'a suppléé de son
-mieux dans des fonctions aussi douloureuses; elle en est vivement
-affectée, mais elle se porte bien; je compte la voir à son retour et lui
-offrir toutes les consolations de la plus tendre amitié. Que ne suis-je
-à portée d'en faire autant pour toi! Mon plus grand chagrin est de
-sentir l'inutilité dont je te suis à présent; quelque chose qui
-t'arrive, mon intérêt et ma tendresse ne te sont plus bons à
-rien...[184]»
-
- [184] _Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de
- Boufflers._ Plon-Nourrit, 1875.
-
-Nous avons vu que, malgré la très grande tendresse qui existait entre
-eux, le chevalier avait eu avec sa mère, avant son départ, quelques
-difficultés d'intérêt, et qu'il était parti pour le Sénégal sans aller
-l'embrasser. Aussi Mme de Boufflers ne lui avait-elle pas écrit pendant
-son absence. Il avait beaucoup souffert de ce silence, et il voulait
-qu'à son retour tout fût oublié.
-
-Par une cruelle ironie de la destinée, il écrivait du bateau même qui le
-ramenait dans sa patrie à celle qui déjà n'existait plus, cette lettre
-touchante et dont les termes empruntent aux circonstances quelque chose
-de poignant:
-
-
- «En pleine mer, 4 août 1786.
-
-«Enfin, je vous reverrai et j'en sens déjà toute la joie, et j'y joins
-toute la vôtre.
-
-«Je n'ai point eu de lettre de vous en Afrique, et ma sœur m'a seule
-mandé de vos nouvelles; elles m'ont donné de la sécurité sur le point
-essentiel, sur la conservation de _notre trésor_ (pour me servir des
-termes de M. de Nivernais), mais j'ai été vraiment attristé en pensant
-que vous vous plaigniez de moi et que vous croyiez que je me plaignais
-de vous. Le premier point serait le pire des malheurs, et le deuxième le
-plus infini des crimes.
-
-«Les affaires qui ont précédé mon départ étaient si nouvelles et si
-embarrassantes pour moi qu'elles n'ont pas laissé huit jours à ma
-disposition pour aller vous embrasser. Quant aux plaintes qui vous sont,
-dit-on, parvenues sur quelques déprédations de la Malgrange, je pourrais
-vous dire ce que le comte de Grammont disait assez ignoblement à Louis
-XIV: «Sire, ce sont deux de vos gens qui se querellent». Irais-je
-refuser mon vin, car je crois qu'il est question de vin, à celle à qui
-je dois mon sang? Et quand je ne lui devrais rien, pourrais-je lui
-refuser quelque chose? Laissons tout cela, car je n'aime pas plus les
-discussions que vous n'aimez le vin, et ce n'est pas entre vous et moi
-qu'elles doivent jamais trouver place.
-
-«Dès que le premier objet de mon voyage sera rempli, j'engagerai ma
-sœur à venir avec moi en Lorraine et j'espère que la première vue
-dissipera tout, comme je vous ai entendu dire qu'un rayon de soleil
-aplanit bien des difficultés.
-
-«Je ne vous parle ici ni de l'Afrique ni de la mer, ce sont de trop
-tristes sujets pour vous en entretenir. Il vous suffira de savoir que
-Marcel a une fort bonne place et qu'il se fait adorer et même vénérer
-dans la colonie par son esprit et par ses sentiments. Je me sais bon gré
-d'avoir prévu son mérite, mais il a passé mon attente. Dites tout cela à
-M. Devau, pour qu'il sache que je ne me venge pas sur ses amis des
-querelles qu'il cherche aux miens.
-
-«Mais je veux tout oublier, le jour où je vous verrai sera un jour
-d'indulgence plénière, et je ne garderai plus rien sur le cœur, comme à
-la fête du sacre il ne reste personne dans les prisons.
-
-«Adieu, ma chère mère, vous ne savez sûrement ni combien vous êtes
-aimable, ni combien vous êtes aimée».
-
-En même temps qu'il écrivait à sa mère, le chevalier prévenait Mme de
-Boisgelin de son retour, et il lui demandait de venir au-devant de lui
-pour lui apporter des nouvelles:
-
-
- «12 août 1786.
-
-«Viens, si tu le peux, au-devant de ton pauvre frère, ma bonne fille;
-après tant d'ennuis, d'inquiétudes, de détresse, couronnés par soixante
-jours de navigation, il a besoin de voir enfin quelqu'un qui l'aime et
-qu'il aime, et je te laisse à juger si je pouvais mieux m'adresser. Je
-ne suis pas encore à terre, mais à moins que les vents n'imaginent
-quelque nouvelle perfidie, je serai ce soir ou demain à la Rochelle.
-
-«... J'espère que tu partages et que tu combleras ma joie et le cœur me
-dit que tu m'apporteras de bonnes nouvelles».
-
-Hélas! l'on sait la nouvelle affreuse qui attendait le pauvre chevalier.
-Il adorait sa mère, et l'on peut deviner sa douleur en apprenant qu'il
-ne devait plus revoir celle qu'il avait tant aimée.
-
-Bien avant le retour du chevalier, la famille de Boufflers s'était
-réunie pour régler les affaires d'intérêt; ce n'était ni bien long ni
-bien compliqué, puisque la vieille marquise ne laissait à peu près rien.
-
-Bien qu'eux-mêmes dans une situation de fortune des plus précaires, M.
-et Mme de Boisgelin se conduisirent on ne peut mieux. M. de Boisgelin
-déclara tout d'abord approuver complètement tout ce que ferait sa femme,
-et lui donner à cet effet toutes les autorisations nécessaires.
-
-Quant à Mme de Boisgelin, elle déclara en son nom et au nom de son
-frère, pour lequel elle se portait fort[185], qu'elle entendait que les
-dispositions dernières de sa mère fussent exécutées sans aucune réserve,
-qu'il fallait avant toutes choses payer les dettes, solder les frais, et
-exécuter les legs aux domestiques. C'est ce qui fut fait
-scrupuleusement.
-
- [185] Le chevalier n'était pas encore revenu du Sénégal.
-
-On se rappelle qu'au moment du mariage de M. et Mme de Boisgelin, le roi
-de Pologne avait donné viagèrement aux jeunes époux le domaine de la
-Malgrange pour en jouir après le décès de Mme de Boufflers[186].
-
- [186] Voir _Dernières années de la Cour de Lunéville_, p. 282.
-
-Les Boisgelin héritèrent donc de la Malgrange, mais le chevalier s'était
-attaché à cette terre qu'il gérait depuis une dizaine d'années, et,
-d'accord avec sa sœur et son beau-frère, il obtint du conseil du roi,
-de se substituer à eux sa vie durant.
-
-Il prit aussitôt des mesures pour tirer le meilleur parti possible de
-son domaine; il confia les jardins à un horticulteur pour un loyer de
-dix louis; il afferma les terres pour 1,500 livres. Quant à la maison
-qui était fort agréable et bien meublée, et le pavillon bâti par M. de
-Bauffremont, il les loua à des Anglais de passage; chaque année il
-arrivait en Lorraine de nombreux insulaires qui ne craignaient pas de
-payer un loyer assez élevé pour jouir de l'agrément de passer l'été aux
-portes de Nancy.
-
-Mme de Boufflers jouissait sur le Trésor royal d'une pension de 18,000
-livres qui était le plus clair de son revenu. Après sa mort toute la
-famille se mit en mouvement pour faire reporter cette pension sur la
-tête de Mme de Boisgelin et du chevalier. Malheureusement le Trésor
-royal ne se trouvait pas, lui non plus, dans une situation brillante, et
-malgré les pressantes démarches du prince de Beauvau et du duc de
-Mouchy, auprès du roi et de M. Calonne, c'est à grand'peine qu'on obtint
-pour les enfants de Mme de Boufflers une pension de 8,000 livres qu'ils
-eurent à se partager.
-
-En revenant du Sénégal, le chevalier de Boufflers avait ramené avec lui
-un certain nombre de souvenirs vivants qu'il s'était empressé de
-distribuer dès son arrivée en France.
-
-A la reine il avait offert une perruche; au maréchal de Castries, un
-cheval; à Mme de Sabran, des oiseaux merveilleux et un petit nègre; à
-Mme de Blot, également un petit nègre nommé Zimeo; à M. de Beauvau, une
-jeune négresse nommée Ourika[187], pour laquelle le vieux maréchal se
-prit d'une véritable affection et qu'il adopta pour ainsi dire.
-
- [187] Elle est l'héroïne du roman de la duchesse de Duras. Son
- portrait existe au château de Mouchy.--Elle appelait toujours ses
- protecteurs: _ami maréchal et amie madame_.
-
-Mme de Sabran avait été ravie de ses oiseaux, mais ses enfants avaient
-encore été bien plus enchantés du négrillon qu'ils appelèrent Vendredi;
-il devint leur jouet et ils ne pouvaient plus s'en passer.
-
-«Il fait leur bonheur, écrit un jour la comtesse; il n'y a point de joie
-pareille à celle qu'il a éprouvée le jour qu'il s'est vu un bel habit
-sur le corps. Il est si emprunté dans ce nouveau vêtement qu'il fait
-mourir de rire; il ressemble à ces chats auxquels on met des papillotes
-à la queue; il tourne, il se regarde, il n'ose pas remuer de crainte de
-se salir; à peine peut-il marcher avec ses souliers; enfin il nous donne
-la comédie toute la journée...»
-
-En revenant en France le chevalier avait l'intention très arrêté de n'y
-faire qu'un court séjour et de retourner dans son gouvernement aussitôt
-qu'il aurait obtenu ce qui lui manquait; il voulait achever l'œuvre
-qu'il avait commencée et à laquelle il s'était attaché.
-
-Tous ses amis cependant le détournaient de perdre son temps à des
-projets stériles:
-
-Ségur lui écrivait en riant:
-
-«De grâce, ne retournez pas dans cette maudite colonie où vous
-n'apprendrez qu'à voir tous les hommes en noir et où l'amitié souffre de
-votre absence sans être consolée par votre gloire... Songez que les
-beaux jours de la vie sont trop courts pour en faire d'inutiles
-sacrifices...»
-
-Ces projets de départ faisaient le désespoir de Mme de Sabran; elle
-écrivait délicieusement à son ami:
-
-
- «18 août 1786.
-
-«Encore si tu pouvais, comme le pauvre pigeon, être dégoûté des voyages
-par cet essai et prendre sagement le parti qu'il prit de ne plus quitter
-sa fidèle compagne, tout serait oublié, et nous ne penserions plus qu'à
-nous servir du mal pour jouir encore mieux du bien. Mais à peine
-t'aurai-je vu qu'il faudra te dire adieu encore et te perdre de nouveau,
-peut-être pour plus longtemps... J'aurais préféré que tu restasses six
-mois de plus au Sénégal, avec l'espérance cependant qu'à la fin de ce
-terme tu lui dirais adieu pour toujours. Mais non, nous y mourrons à la
-peine, toi, M. le gouverneur, et moi, Mme la gouvernante.»
-
-Depuis son arrivée à Paris, le chevalier consacrait la plus grande
-partie de son temps à courir les ministères pour tâcher d'obtenir les
-objets indispensables à la prospérité et à la sûreté de la colonie. Il
-réclamait surtout de l'artillerie, dont il était totalement dépourvu et
-dont il avait le plus urgent besoin.
-
-Il serait injuste de dire qu'on repoussait ses instantes sollicitations;
-il était au contraire accueilli à merveille, félicité sur son zèle, on
-prenait bonne note de ses demandes et on lui faisait les plus belles
-promesses.
-
-Bien que peu naïf de son naturel et sachant par expérience ce que valent
-les serments des ministres, Boufflers reçut de si formelles assurances
-qu'il se crut sûr du succès, et qu'il quitta Paris plein de confiance à
-la fin de novembre 1786, pour aller s'embarquer à Lorient sur la
-_Dordogne_.
-
-En cours de route il écrivait à sa sœur:
-
-
- «Musillac en Bretagne, 6 décembre.
-
-«J'ai bien mal fait de ne point accepter ta proposition de venir avec
-moi, ma grande enfant; tu aurais fait à la vérité une bien triste
-partie, mais tu t'en serais consolé en pensant que c'était répandre un
-peu de baume sur mes blessures, et que c'était me sauver les plus grands
-ennuis et les plus cruelles impatiences que j'ai eues de ma vie. Car
-enfin nous aurions été ensemble, et plus le voyage aurait été long, plus
-je l'aurais aimé. Chaque contre-temps, chaque accident m'aurait valu un
-jour de plus à passer avec toi; ainsi je les aurais appelés, plutôt que
-de les prévenir. Au moins ne m'en serais-je point tourmenté comme j'ai
-fait au point d'en être malade.
-
-«J'ai resté quatre grands jours à Nantes à faire raccommoder à fond ma
-voiture à laquelle il avait fallu travailler à toutes les postes depuis
-Orléans; je m'y suis ennuyé au delà de toute expression...
-
-«Voici des choses qui t'auraient regardée dans des temps plus ou moins
-prospères...
-
-«J'ai passé presque au travers du parc de la Bretesche. J'ai été arrêté
-pendant trois ou quatre heures au passage de la Roche-Bernard; si tu
-avais été avec moi, il aurait fallu garder l'incognito et dans le
-cabaret tu aurais entendu dire le diable de quelqu'un[188], sur ses
-dépenses, sur ses lésines, sur son ineptie en administration de terre,
-sur ses prétentions, sur sa hauteur, etc., enfin on en a tant et tant
-dit, que malgré mon humeur de tout ce qui m'était arrivé jusque-là, je
-riais intérieurement de la contenance que tu aurais faite.
-
- [188] M. de Boisgelin.
-
-«J'ai un grand mal de tête, je ne dors pas depuis quelques jours, mais
-j'espère dormir cette nuit et me réveiller guéri. Je voudrais dormir un
-an et me réveiller dans ta chambre, mais cela reviendra à peu près au
-même, excepté que mon sommeil pourra bien être un peu agité...
-
-«Adieu, je t'embrasse de toute mon âme seulement, car elle est près de
-toi, et mon visage en est bien loin.
-
-«Embrasse pour moi tout ce que tu aimes et surtout tout ce que tu aimes
-le mieux.»
-
-Le 7, Boufflers arrive à Lorient, il est excédé de fatigues. Quelle est
-sa rage, sa fureur, en voyant qu'on n'a rien envoyé de Paris et que de
-tous les approvisionnements, de toutes les armes si solennellement
-promis, rien n'a été expédié.
-
-Heureusement, les vents sont contraires. Ce retard forcé lui donne le
-temps d'écrire encore pour réclamer contre l'oubli dont il est victime.
-C'est surtout l'artillerie qui lui manque le plus, et il écrit le 13
-décembre à son oncle pour le supplier d'intervenir: «Il y a dans le
-monde bien des choses respectables, lui dit-il, mais je ne connais que
-la force qui soit vraiment respectée.»
-
-Le 15, les vents sont encore contraires, et toujours pas la moindre
-nouvelle de la fameuse artillerie. Le chevalier, qui est affligé d'un
-ennui mortel et d'une exaspération croissante, écrit encore à M. de
-Beauvau:
-
-«Il n'y a pas en ce moment à Gorée une pièce de canon en état de tirer,
-en sorte qu'un corsaire anglais qui aurait bu un peu de punch pourrait
-nous insulter impunément.» Et comme il se rend compte de son
-importunité, il ajoute: «Je suis fâché, mon cher oncle, de vous étourdir
-de mon artillerie, mais je crierai jusqu'à ce que je puisse tonner.»
-
-Inutile d'ajouter que Boufflers mit à la voile sans avoir reçu
-l'artillerie qu'il sollicitait si ardemment.
-
-A peine le chevalier avait-il repris la mer pour retourner dans son
-lointain gouvernement, que la maréchale de Luxembourg, qui lui avait
-toujours donné tant de marques d'attachement, succombait à son tour.
-C'est Mme de Sabran qui se charge de lui annoncer le fatal événement:
-
-
- «24 janvier 1787.
-
-«Quelle horrible nouvelle à t'apprendre encore, mon cher mari! Tu viens
-de perdre une seconde mère! La pauvre Mme de Luxembourg vient de payer
-le tribut de ton second voyage. Je me réserve pour le troisième, car il
-faut une victime à chacun.
-
-«Il paraît que sa mort a été fort douce, et qu'une paralysie générale a
-glacé tous ses sens en très peu d'instants...
-
-«La mort de cette bonne et excellente femme répand une consternation
-générale; sa tombe est arrosée de larmes qu'elle avait si souvent
-essuyées, et le désespoir de ces pauvres malheureux dont elle était la
-consolation et l'appui, est une belle oraison funèbre...[189]»
-
- [189] _Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de
- Boufflers._ Plon-Nourrit, 1875.
-
-Jusqu'au mois de juin 1787, nous ne trouvons dans la correspondance rien
-qui soit digne d'être noté. A cette époque, Mme de Sabran raconte à son
-ami une amusante visite qu'elle vient de faire à la maréchale de
-Mirepoix.
-
-
- «28 juin 1787.
-
-«J'ai été voir aujourd'hui ta vieille tante dans sa superbe maison; elle
-m'a montré un perroquet noir que tu lui as envoyé; il ressemble à mon
-avis à un corbeau. Mais elle m'a dit qu'il parlait fort bien. Comme il
-ne m'a pas fait l'honneur de m'adresser la parole, je n'en saurais
-juger par moi-même.
-
-«Elle m'a parlé aussi d'un petit nègre que tu as envoyé à Mme de Blot,
-qui est un petit monstre à ce qu'elle dit, et horriblement mal élevé.
-Dès qu'il l'a aperçue, il a fait des cris horribles, et s'est jeté à
-terre avec les signes de la plus grande frayeur, tandis qu'il caressait
-tout le monde. On lui a demandé pourquoi? Il a répondu qu'elle lui
-faisait la grimace. La maréchale ne s'est pas doutée qu'il pouvait avoir
-quelques raisons pour la trouver différente des autres et lui a su fort
-mauvais gré de sa franchise.
-
-«Cela fait frémir en voyant combien nous nous connaissons peu.»
-
-Heureusement pour le chevalier sa santé se maintient excellente; il
-supporte parfaitement le climat assez malsain de la colonie et il peut
-se consacrer tout entier aux soins de son gouvernement.
-
-Il déploie une grande activité, il élève des casernes, répare l'hôpital
-qui tombe en ruines, bâtit une forge, fait élever des magasins,
-construit de petits navires, des corps de garde, des prisons, etc. Faute
-d'ingénieurs, il fait lui-même tous les plans, tous les devis, et il est
-tellement économe que pour tous ces travaux, il ne dépense pas plus de
-40,000 livres!
-
-Tout marcherait à souhait s'il n'avait à lutter contre la Compagnie dont
-la conduite est abominable. Grâce à elle, à sa lésinerie, à son
-inintelligence, à son peu d'activité, on est privé des choses de
-première nécessité, et la famine règne presque dans le pays. Ses
-employés sont mal payés, elle prend des mesures à contre-sens, enfin
-elle lui fait éprouver tant de contrariétés qu'il finit par en tomber
-malade.
-
-Il écrit à son oncle le 7 octobre:
-
-
- «Gorée, 7 octobre 1787.
-
-«Je me voyais à peu près à la fin de ma carrière africaine, mon cher
-oncle, et mon esprit commençait à quitter ce pays pour celui que vous
-habitez, comme une âme du Purgatoire à qui il ne manque plus qu'un _De
-Profundis_ ou deux pour aller en Paradis; j'en étais là et je
-m'endormais dans le calme que je croyais avoir établi quand cette
-maudite compagnie est venue me tirer de mon sommeil...»
-
-Enfin il quitte la triste colonie, et il débarque à la Rochelle le 27
-décembre 1787.
-
-Sa première lettre est pour Mme de Boisgelin; comme son séjour au
-Sénégal a mis sa garde-robe dans le plus piteux état, il arrive dans un
-dénuement complet. Il fait appel à la bonne volonté de sa sœur, et il
-lui écrit:
-
-«Ecoute, ma Boisgelin, j'arrive mardi au soir dans l'équipage d'un
-corsaire qui a fait naufrage et qui n'a sauvé que sa personne. Je sais
-que je n'ai à Paris ni chemise, ni poudre, ni pommade, ni carrosse, ni
-chevaux, ni argent, ni considération. Arrange-toi pour me faire trouver
-tout ce qui me sera nécessaire. Emprunte pour moi deux ou trois chemises
-avec des manchettes à dentelles. Je crois que j'ai des habits, ainsi je
-me passerai de tes robes. Tout le reste ira comme il pourra».
-
-En apprenant enfin le retour de son ami, Mme de Sabran, ravie, écrivait:
-
-«C'est de bon cœur que je dis adieu à ce malheureux Sénégal qui m'a
-fait verser tant de larmes...» Et elle ajoutait spirituellement cette
-réflexion si vraie: «Personne n'entend moins que toi à se faire valoir.
-Aussi la fortune est-elle la seule peut-être du sexe féminin qui t'ait
-maltraité quand tu as voulu lui faire la cour. J'espère qu'à présent
-elle va te sourire.»
-
-
-
-
-CHAPITRE II
-
-1786-1788
-
- Lettre du prince de Beauvau à Mme Durival.--Panpan obtient une
- pension.--Mort de Marianne, de Mme de Bassompierre.--Craintes
- de Panpan pour ses pensions.--Sollicitude de Mme de
- Boisgelin.--Voyage du chevalier en Lorraine.--Il est nommé à
- l'Académie française.
-
-
-La mort de Mme de Boufflers avait été pour Mme Durival un coup très
-douloureux. Elle avait beaucoup pleuré l'amie chère qui depuis tant
-d'années lui prodiguait les marques de tendresse et d'affection, et son
-âme sensible était longtemps restée inconsolable.
-
-Peu de temps après la mort de la marquise, elle reçut du prince de
-Beauvau cette jolie lettre:
-
-«Ma sœur m'avait trop souvent entretenu, madame, de l'intime amitié qui
-vous unissait pour qu'il ne doive pas m'être permis de vous prier
-d'accepter cette boîte qu'elle aimait et qui, par cette raison, vous
-sera chère. Si la maladie ne l'avait pas privée de l'usage de ses
-facultés, elle n'aurait sûrement négligé aucun moyen de vous rappeler
-son tendre attachement. C'est une consolation pour moi de faire ce
-qu'elle aurait fait, et si vous permettez que je la supplée, vous
-rendrez justice aux sentiments avec lesquels j'ai l'honneur d'être
-madame, votre très humble et très obéissant serviteur,
-
-
- «Le maréchal prince DE BEAUVAU.
- «Ce 9 août 1786».
-
-A la lettre était jointe une boîte enrichie de diamants, précieux joyau
-de famille, donnée autrefois par l'impératrice Julie, mère de
-Marie-Thérèse, à la princesse de Craon. A la mort de la princesse, M. de
-Beauvau l'avait donnée à sa sœur, Mme de Boufflers, en l'accompagnant
-d'une lettre pleine de tendresse. Cette lettre était encore renfermée
-dans la boîte.
-
-Certes Panpan, lui aussi, avait ressenti vivement la mort de Mme de
-Boufflers; mais il était arrivé à l'âge où l'égoïsme remplace bien
-souvent chez les vieillards tous les autres sentiments; puis, on a pu le
-voir au cours de ce récit, si la marquise adorait son «cher Veau»,
-l'affection de ce dernier était plus mesurée. Il avait à ce moment de
-graves préoccupations pécuniaires et le souci de sa vie matérielle était
-arrivé à l'absorber presque complètement.
-
-Après un premier moment donné à de légitimes regrets, il oublia assez
-vite celle qui avait été toute sa vie, et il ne songea plus qu'à
-prolonger la sienne.
-
-Depuis longtemps il sollicitait une pension du roi de France. Grâce aux
-instances de Mme de Boisgelin, du duc de Nivernais, de Mme de Grammont,
-de Mme de Beauvau, il obtint en juillet 1786 cent écus sur le Trésor
-royal. Avec quelques autres pensions qu'il devait à la libéralité de
-Stanislas, cela lui faisait un revenu de 3,100 livres qui le mettait à
-l'abri de la misère.
-
-L'année suivante, après un silence de près d'un an, il écrivait à Mme de
-Boisgelin:
-
-
- «A Lunéville, 30 juillet 1787.
-
-«Je ne suis pas moins clément que Jésus-Christ, madame la comtesse;
-puisque vous aimez et que vous daignez le dire, tout vous est et vous
-sera toujours pardonné. Et quels torts vos bontés n'effaceraient-elles
-pas? En est-il d'ailleurs que ne doive me faire oublier le nom sacré de
-mon illustre amie, de mon adorable bienfaitrice. Rien ne me sera jamais
-plus respectable et plus cher que ce qui tient à elle de si près.
-Traitez-moi donc comme vous voudrez, madame la comtesse, et quand vous
-ne seriez pas la plus aimable femme que je connaisse, quand je ne serais
-pas accoutumé depuis plus de trente ans à vous aimer de toute mon âme,
-vous seriez toujours l'objet de mon plus tendre et de mon plus
-respectueux dévouement.»
-
-Il ne peut hélas! donner de sa santé que des nouvelles déplorables. En
-un an, c'est-à-dire depuis la mort de Mme de Boufflers, il a plus
-vieilli que dans les dix années qui ont précédé. Ses infirmités
-augmentent tous les jours, il dépérit à vue d'œil. Il est d'une
-faiblesse et d'un affaissement qui tiennent de la décrépitude et qui
-sont tels qu'il peut à peine faire quelques tours de promenade. Il ne
-voit plus devant lui que les douleurs et la mort; heureux si l'une peut
-venir sans les autres.
-
-Pour occuper sa solitude, Panpan a repris un morceau de tapisserie qu'il
-avait commencé il y a dix ans; c'est sa seule distraction. Si Mme de
-Boisgelin avait par hasard des rebuts de cette soie de fantaisie qu'on
-appelle filosèle, quelle que soit la couleur, elle ferait un véritable
-acte de charité en les lui envoyant; tout lui serait bon.
-
-Un nouveau malheur allait frapper le pauvre Panpan. En 1787, il a la
-douleur de perdre sa fidèle Marianne, cette gouvernante si utile, si
-attachée, si économe, qui, depuis tant d'années, sait si bien conduire
-sa maison. C'est une perte irréparable, qui non seulement fait souffrir
-son cœur, mais est désastreuse pour ses intérêts.
-
-L'année 1787 fut fatale aux contemporains de Mme de Boufflers; nous
-avons vu déjà que sa cousine la maréchale de Luxembourg avait succombé
-dans les premiers jours de janvier. Au mois de novembre Mme de
-Bassompierre la suivit dans la tombe. Mais la pauvre comtesse était
-depuis longtemps dans un état si lamentable que la mort fut un bienfait
-pour elle.
-
-La pension supplémentaire que Panpan avait si vivement sollicitée en
-1786 allait lui causer les plus cruels tourments. En effet, en 1787, on
-mit un impôt de dix pour cent sur les pensions au-dessus de 3,000
-livres. Comme celles de Devaux s'élevaient à 3,100 livres, il tombait
-sous le coup de la nouvelle loi et il allait perdre 300 écus.
-
-A cette nouvelle, le pauvre vieillard désespéré demande encore secours
-et appui à Mme de Boisgelin; il la supplie de faire intervenir tous ses
-amis: lui-même va écrire à Mme de Grammont, à Mme de Beauvau, à M. de
-Nivernais; il faut absolument qu'on détourne de lui ce coup qui lui
-serait fatal.
-
-S'il doit perdre ses pensions, il serait en vérité tenté d'envier le
-sort de Mme de Bassompierre. Supporter à la fois la vieillesse, les
-infirmités et la misère est au-dessus de ses forces.
-
-Mme de Boisgelin le rassure, lui promet de s'occuper de lui.
-
-Il lui répond, ravi, le 10 août:
-
-«Mon Dieu, madame la comtesse, quel baume vous répandez dans mon âme en
-me montrant le vif intérêt que vous daignez prendre au sort de votre
-pauvre vieux Veau. Que votre lettre est bonne, qu'elle est prompte,
-qu'elle me touche!... Je tiens donc encore par quelque fil à ce que j'ai
-perdu. Vous aimez encore ce que daigna si longtemps aimer votre adorable
-mère...»
-
-Panpan allait bientôt avoir d'autres soucis.
-
-Stanislas avait autrefois voulu faire nommer son lecteur à la survivance
-de Solignac, au secrétariat de la Lorraine; mais il n'avait pu l'obtenir
-du duc de Fleury. Comme compensation il avait exigé pour Panpan une
-pension de 500 livres sur cette place, et elle avait toujours été
-exactement payée.
-
-En 1788, apprenant que le duc de Fleury était au plus mal, Panpan
-écrivit au prince de Beauvau «comme au chef de la maison du roi de
-Pologne, qui devait protéger ses gens et ses bienfaits». En même temps
-il lui envoyait «une attestation de la main même toute tremblante du bon
-roi». Mais le maréchal la renvoya simplement, en disant qu'elle était
-sans valeur et en conseillant à Panpan «de prier Dieu pour la
-conservation de M. le duc de Fleury.»
-
-Le Veau, affolé, s'adresse à Madame Adélaïde et à son secrétaire des
-commandements, le comte de Narbonne. Il reçoit peu après cette réponse:
-
-«Votre affaire est faite. M. de Brienne vient de me promettre que dans
-huit jours vous auriez pour vos 500 livres un titre avec lequel vous
-n'aurez jamais à avoir la moindre inquiétude.
-
-«Madame Adélaïde est très piquée que vous vous adressiez à elle pour de
-pareilles billevesées, et pour vous en marquer son mécontentement, elle
-vous condamne, mon ami, à recevoir d'elle une gratification annuelle de
-480 livres. J'espère vous les porter moi-même en allant rejoindre mon
-régiment qui est en Alsace, et je serai, je vous jure, beaucoup plus
-heureux que vous.
-
-«Je vous aime et je vous embrasse de tout mon cœur.»
-
-On peut supposer la joie de Panpan à cette nouvelle inespérée! Il croit
-rêver! C'était bien un rêve en effet, car il ne toucha jamais un sol des
-deux pensions si libéralement octroyées.
-
-Au mois d'avril 1788, le chevalier de Boufflers vient à Nancy dans
-l'espoir de se faire élire aux États généraux. «Malgré une cuisse bien
-hypothéquée et d'autres infirmités qui s'accroissent tous les jours,»
-Panpan se traîne à Nancy pour lui faire sa cour.
-
-Il écrit le 12 avril à Mme de Boisgelin:
-
-«Le charmant chevalier est aimé ici de tout le monde et admiré dans tout
-ce qu'il dit et dans tout ce qu'il fait. J'ai dîné hier chez lui avec
-tout son bureau de notables et je viens d'y dîner aujourd'hui avec Mme
-de Lenoncourt et Mme Durival...»
-
-Quoi qu'en dise Panpan, le chevalier n'avait pas particulièrement à se
-louer de l'accueil de ses compatriotes et il faisait part à sa sœur de
-ses déceptions:
-
-
- «Ce 29.
-
-«Tu apprendras sans étonnement, ma chère enfant, que MM. de Raigecourt,
-le Sourdeau, et de Ficquemont, le braconnier, l'ont emporté sur moi à
-Lunéville malgré tous les soins et les efforts de ce pauvre Panpan qui,
-dans cette occasion-ci, m'a marqué une amitié dont je ne pouvais pas me
-flatter.
-
-«Je n'ai point d'espérance à Nancy pour moi, j'en ai même bien peu pour
-mon oncle dont je sers, autant que je le puis, les intérêts, quoiqu'il
-me paraisse assez froid sur les miens.
-
-«Je termine seulement à présent le discours que je dois lire demain;
-j'espère qu'il vaudra celui du grand comte d'Ourches, qui a dit entre
-les dents à Vézelize qu'il ne parlerait pas qu'on ne lui ouvrît la
-bouche, et personne n'en a paru tenté...
-
-«Pourquoi pas de lettre de ma bonne sœur? Croit-elle qu'il faille
-imiter l'indifférence des Lorrains pour moi, comme si je pouvais imiter
-l'indifférence des Bretons pour elle.
-
-«Adieu, ma fille, j'ai à faire, mais toute affaire cessant, je veux
-t'embrasser à mon aise et de toute mon âme et de tout mon cœur[190].»
-
- [190] Communiquée par M. le comte de Croze-Lemercier.
-
-Malgré ses prévisions pessimistes, au mois d'octobre 1788 le chevalier
-est nommé bailli d'épée à Nancy et à ce titre admis à siéger aux États
-généraux ainsi que le comte de Ludre.
-
-Il écrit à sa sœur pour lui annoncer cet heureux événement et en même
-temps son retour; il termine ainsi sa lettre:
-
-«Adieu, ma toise, ma perche, mon obélisque, ma pyramide d'Égypte, je
-t'aime et je t'embrasse comme si je n'avais rien de mieux à faire.»
-
-La même année, le chevalier de Boufflers avait été élu à l'Académie
-française en remplacement de M. de Montazet, archevêque de Lyon. La
-séance de réception eut lieu le 29 décembre 1788. Il y avait une
-affluence de monde énorme; le prince Henri de Prusse était au premier
-rang.
-
-Après l'éloge de son prédécesseur, Boufflers fit une dissertation sur la
-clarté du style, puis une harangue sur les États généraux.
-
-C'est Saint-Lambert qui était chargé de recevoir le nouvel élu. Il ne
-lui ménagea pas les compliments flatteurs:
-
-«La finesse de l'esprit, l'enjouement, je ne sais quoi de hardi qui ne
-l'est point trop, des traits qui excitent la surprise et ne paraissent
-pas extraordinaires, le talent de saisir dans les circonstances et dans
-le moment ce qu'il y a de plus piquant et de plus agréable, voilà,
-monsieur, le caractère de vos pièces fugitives.»
-
-
-
-
-CHAPITRE III
-
-1788-1793
-
- Pénible situation de M. de Boisgelin.--Ses démêlés avec
- Martin.--Cerutti prend parti pour les idées nouvelles.--Sa
- mort.--Le prince de Beauvau pendant la Révolution.--Sa
- correspondance avec sa nièce.--Mort du prince.--Douleur de Mme de
- Beauvau.
-
-
-La correspondance de Mme de Boisgelin avec Panpan cesse complètement à
-partir de l'année 1788. A ce moment, les événements se précipitent, la
-situation devient chaque jour plus menaçante, la comtesse a vraiment
-d'autres soucis en tête que les pensions du vieux Panpan et ses
-éternelles lamentations.
-
-Les Boisgelin, depuis plusieurs années, étaient très cruellement
-frappés, et ils voyaient la misère, la hideuse misère approcher à grands
-pas. En 1788 ils éprouvèrent une nouvelle et terrible catastrophe.
-
-Louis XVI, mécontent du «zèle» avec lequel M. de Boisgelin avait défendu
-les intérêts de la Bretagne, lui ordonna par une lettre de sa propre
-main de lui envoyer sa démission de sa charge, et il lui fit défense de
-reparaître à la Cour. C'était la ruine, la ruine immédiate, absolue,
-irrémédiable.
-
-Depuis vingt-huit ans que M. de Boisgelin occupait la charge de maître
-de la garde-robe, il devait toujours les 656,000 livres qu'elle lui
-avait coûtés et qu'il avait dû emprunter pour la payer[191]; de plus,
-pendant ces vingt-huit ans, il avait payé 510,450 livres d'intérêts à
-ses créanciers.
-
- [191] Voir _les Dernières années de la Cour de Lunéville_, chap.
- XVII, p. 274.
-
-M. de Boisgelin réclama naturellement le remboursement de sa charge: ce
-n'était que justice, mais on avait alors de bien autres préoccupations
-et on ne l'écouta même pas.
-
-Les États généraux s'ouvrirent. La Constituante déclara que la nation
-rembourserait loyalement toutes les charges de la maison du roi. C'était
-parfait, mais la Législative fut d'un avis différent et elle décida
-qu'il ne serait point fait de liquidation au-dessus de la somme de
-10,000 livres. C'est, en effet, ce qui eut lieu. Ainsi, M. de Boisgelin
-reçut 10,000 livres pour une charge qui lui en avait coûté 656,000!
-
-D'un autre côté, il avait perdu également ses autres charges, il avait
-été privé de ses droits féodaux, de tous ses revenus quelconques, de
-telle sorte qu'il se trouva réduit à la plus extrême détresse. Non
-seulement il fut dans l'impossibilité de payer un sol de ses énormes
-dettes, mais il ne put pas davantage payer les intérêts. Le peu qu'il
-avait sauvé du naufrage lui servait à ne pas mourir de faim.
-
-La situation pécuniaire des Boisgelin était si douloureuse qu'ils
-avaient souvent avec leurs gens de pénibles démêlés.
-
-M. de Boisgelin avait eu à son service, en 1785, pendant les États de
-Bretagne, un certain Martin, puis il n'en avait plus entendu parler. En
-1789, Martin s'avisa tout à coup de réclamer une somme de 199 livres qui
-soi-disant lui était due pour une prétendue part dans le profit des
-cartes pendant les États, profits qui se partageaient entre les valets
-de chambre.
-
-M. de Boisgelin refusa de payer cette somme qu'il estimait ne pas
-devoir.[192]
-
- [192] On retrouve dans les cartons des Archives nationales
- plusieurs réclamations adressées par d'anciens domestiques qui
- n'ont jamais pu toucher ce que les Boisgelin leur devaient.
-
-A partir de ce moment, Martin, grisé par l'esprit révolutionnaire, ne
-laisse plus un moment de repos au malheureux gentilhomme. Chaque jour,
-dans un style inénarrable, il lui adresse des reproches violents et des
-menaces. Voici un spécimen des élucubrations épistolaires du sieur
-Martin:
-
-«J'écris à un aristocrate qui a l'âme vendue à l'iniquité... Je ne sais
-même pas si la terre voudra ouvrir son sein pour vous y recevoir... Je
-rougirais de vous faire grâce de la somme de 199 francs que vous voulez
-m'escroquer, comme vous avez fait à tant d'autres infortunés comme moi.
-Autrefois, vous nous payiez en menaces comme «pendre et faire mettre à
-Bicêtre.» Ils sont passés, ces jours de fête!
-
-«Hélas! je vous plains de tout mon cœur de vous voir des sentiments
-aussi impudiques. J'aurai toujours pour refrain:
-
- Les mortels sont égaux! Ce n'est pas la naissance,
- Mais la seule vertu qui fait la différence.»
-
-Pour que personne n'en ignore, le refrain était inscrit en gros
-caractères sur toutes les enveloppes envoyées par le sieur Martin.
-
-Telles sont les moindres aménités que M. de Boisgelin recevait à chaque
-courrier[193].
-
- [193] Tout un carton des Archives nationales est rempli des
- invectives du sieur Martin.
-
-La correspondance ne produisant aucun résultat, Martin eut recours à un
-autre genre de persécution; il attendait son prétendu débiteur devant sa
-porte, rue Saint-Honoré, et quand M. de Boisgelin sortait, il
-l'accablait de reproches et d'injures, le traitant d'aristocrate, de
-détrousseur du peuple, tant et si bien que la foule s'amassait et ne
-tardait pas à devenir menaçante. Le malheureux gentilhomme, atteint de
-paralysie, ne marchait qu'avec une béquille; il allait donc très
-lentement et il lui était complètement impossible d'échapper à son
-persécuteur.
-
-Le comte, à bout de forces, menaça Martin de porter plainte au comité de
-police, mais Martin répondit gaillardement qu'il s'en f.... Cependant,
-devant le juge de paix, il montra moins d'assurance, et peu à peu il se
-décida à laisser en paix sa victime.
-
-La mauvaise fortune s'acharnait sur M. de Boisgelin. Pendant qu'il
-résidait à Paris sans en bouger, les municipalités de la
-Loire-Inférieure et du Morbihan, où se trouvaient ses terres, le
-déclaraient émigré et séquestraient ses biens et ses revenus. C'est en
-vain qu'il envoyait des certificats de résidence parfaitement réguliers
-et authentiques, on n'en tenait aucun compte.
-
-Il allait subir encore des épreuves plus cruelles. En 1792 il fut
-dénoncé, comme aristocrate, et emprisonné pendant trois semaines dans
-l'horrible prison de l'Abbaye; il y fut enfermé dans un grenier sans
-cheminée avec cinq autres personnes. Comme il était accablé de
-rhumatismes, son état devint si grave, qu'il obtint d'être mis en état
-d'arrestation chez lui. Il demeurait alors rue de Bourbon, no 502. Enfin
-il fut remis en liberté.
-
-Nous verrons dans un prochain chapitre ce qu'il advint de cet infortuné
-ménage.
-
-Le lecteur n'a pas oublié ce grand ami de Panpan, de Mme Durival et de
-Mme de Brancas, ce Cerutti qui, après avoir fait partie de la Compagnie
-de Jésus, était devenu un de ses plus violents adversaires. Cerutti ne
-s'était pas contenté de jeter la soutane aux orties; sous l'influence de
-son tempérament passionné, il s'était précipité à corps perdu dans le
-courant révolutionnaire. Non seulement il prodiguait sa prose dans les
-journaux les plus avancés, mais il fonda «la feuille villageoise» pour
-pouvoir exprimer plus librement sa pensée.
-
-Lui, l'ancien jésuite, disait aux paysans:
-
- De tous les animaux qui ravagent un champ,
- Le prêtre qui vous trompe est le plus malfaisant.
-
-Sa vieille amie, Mme Durival, s'inquiétait de cet enthousiasme
-révolutionnaire; dans toutes ses lettres elle lui prêche la prudence et
-la modération; mais Cerutti, ivre de liberté, est insensible à tous les
-conseils:
-
-
- «A Paris, ce 9 avril 1789.
-
-«Mon Dieu, que j'ai de plaisir à vous lire, madame, que j'en aurais à
-vous entendre si vous étiez à Paris! Pourquoi, dans une circonstance
-comme celle-ci, une femme éloquente et instruite, courageuse et
-philosophe, n'est-elle pas au milieu des partis pour les tempérer, pour
-les concilier, s'il était possible.
-
-«Vous avez appris l'audace et la fuite de M. de Calonne. Chassé de
-Douai, il a reparu à Dunkerque et il se promet dans cette ville une
-meilleure fortune. Ses amis, car cet homme a des amis, à la honte de
-l'amitié, se flattent tous qu'il sera élu pour l'Assemblée nationale.
-Peut-être que la Justice divine nous l'amènera sur un char de triomphe
-pour être jugé, peut-être qu'après avoir donné tant de scandales à la
-patrie, il lui donnera un grand exemple.
-
-«Tandis que ce brigand trouble la pacifique Flandre, on dit que M. de
-Mirabeau pacifie l'orageuse Provence; la ville d'Aix s'était ralliée
-sous lui à la Concorde et les trois ordres, auparavant si désunis, ont
-marché de concert dans une procession solennelle portant un drapeau sur
-lequel étaient les armes du roi et celles de la ville. Mais Marseille
-est encore loin d'imiter cette procession, elle veut redevenir une
-République et se détacher de la France. C'est le vœu des principaux
-habitants; le vœu du peuple leur est contraire et l'on s'attend à
-d'horribles débats, si M. Mirabeau, l'orateur du peuple, n'arrête le
-torrent et n'apaise les mouvements qu'il a excités. Il s'est comparé à
-la lance d'Achille qui blesse et guérit tout ensemble.
-
-«Nous allons aussi avoir notre part de discussions électives. Vous aurez
-lu le règlement fait pour Paris. Le d'Eprémesnil, éternel dénonciateur
-de tout ce qu'on fait, de tout ce qu'on écrit, et ne faisant et
-n'écrivant lui-même que des sottises, a dénoncé le règlement. De quelque
-manière que ce règlement eût été arrangé, il l'aurait dénoncé;
-dénonciation est devenue le jurement ordinaire du Parlement.
-Heureusement que la presse le tient en respect. Les écrivains hardis ont
-repoussé les magistrats audacieux. Vous paraissez, madame, blâmer cette
-audace, mais je parie que cette opinion pusillanime n'est pas de vous.
-
-«Lorsque dans une dispute un adversaire tonne, voulez-vous que l'autre
-adoucisse la voix. Il ne serait pas entendu. Il est inutile, il est
-dangereux même d'avoir des ménagements pour un parti qui n'en a pas, et
-qui prendrait le silence pour une défaite, et la modération pour
-l'infériorité. Réfléchissez-y, madame, et vous verrez qu'il ne faut
-paraître sur la place publique qu'en tigre ou en lion, sans quoi on y
-est dévoré. Des hommes frivoles, de belles dames, et quelquefois de très
-laides vont prêcher la douceur; elles veulent qu'on soit tranquille
-dans une maison qui brûle, parce que la flamme n'a pas encore gagné leur
-appartement. Je suis persuadé que vous et Mme de Lenoncourt vous pensez
-comme moi.»
-
-«Quoi, vous, un tigre! Eh! bon dieu, y pensez-vous? lui répond son amie.
-Vous aurez beau en prendre la peau, les ours ont vu votre patte blanche,
-et j'ai peur qu'ils ne vous dévorent la nuit pendant que vous
-sommeillez. Votre bonne conscience ne me tranquillise pas; c'est une
-excellente fourrure pour le dedans, mais une très mauvaise pour le
-dehors. Un fort logicien (je ne sais pas qui c'est) a dit que vous jouez
-avec la lumière: eh bien, voilà votre arme! n'en employez point d'autre,
-faites-vous respecter comme le citoyen le plus lumineux... ne combattez
-pas, éclairez. Je connais trop la délicatesse de votre santé, la
-vivacité de votre sang, la douceur de votre caractère, pour ne pas
-insister sur un conseil qui ne tient nullement à cette pusillanimité que
-vous méprisez avec raison. C'est l'intérêt, c'est l'amitié qui vous
-parle, soyez-en sûr[194].»
-
- [194] Ces lettres nous ont été communiquées par le capitaine Noël.
-
-Mais Cerutti, emporté par le courant, n'écoute plus les conseils de
-l'amitié. Il devient secrétaire de Mirabeau, administrateur du
-département de la Seine, membre de la Législative. Enfin il se surmène
-si bien qu'il meurt épuisé, en février 1792. Cette fin prématurée fut
-heureuse pour lui, car elle lui épargna très vraisemblablement
-l'échafaud[195].
-
- [195] Nous devons ces détails sur Cerutti à l'intéressant article
- de M. V. Jacques, _Annales de l'Est_, 1888.
-
-
-Qu'était devenue la famille de Beauvau depuis 1788?
-
-Le prince de Craon était mort, laissant un fils, Marc de Craon, qui
-émigra presque immédiatement.
-
-En 1791, la sœur de Mme de Boufflers, la vieille maréchale de Mirepoix,
-préoccupée des événements qui se passaient sous ses yeux et qui
-bouleversaient complètement sa conception des choses de ce monde,
-abandonna son hôtel de la rue de Varennes, et elle parvint à passer la
-frontière. Elle se réfugia à Bruxelles, puis au château de Levergheim,
-près de Gand, chez son amie la comtesse de Marsan. Elle s'y éteignit en
-1791, loin des siens et de tous ceux qu'elle avait aimés.
-
-Des nombreux enfants de la princesse de Craon deux seuls survivaient
-donc maintenant, le prince de Beauvau et l'abbesse de Saint-Antoine.
-Cette dernière, chassée de son couvent par la Révolution, s'était
-réfugiée chez son frère.
-
-Dès le début de la Révolution M. de Beauvau montra un courage et une
-énergie dignes de lui. Au lieu de fuir la France comme tant d'autres et
-de chercher à l'étranger un refuge trop facile, il estima que son devoir
-était de rester auprès du roi, et il vint offrir à Louis XVI, éperdu,
-son bras et son épée. Payant de sa personne, on le vit aux côtés du
-monarque pendant ce lamentable voyage de Versailles à Paris, le 16
-juillet 1789.
-
-Le prince accepta même le ministère de la guerre, qu'il avait autrefois
-refusé, mais il annonça qu'il se retirerait dès qu'il ne pourrait plus
-être utile. Il resta cinq mois en fonctions.
-
-A partir de ce moment il vécut dans la retraite, entouré de sa famille
-et de quelques amis fidèles; il s'occupait de questions littéraires, il
-attirait chez lui les gens de lettres et il suivait scrupuleusement les
-séances de l'Académie où il jouissait d'un grand prestige.
-
-Il avait recueilli chez lui plusieurs de ses confrères, Suard,
-Marmontel, l'abbé Morellet, Gaillard, et son salon dans ces temps
-troublés était un centre où l'on aimait à se réunir pour causer arts et
-belles-lettres, et échapper aux tristesses du présent.
-
-Mais le plus fidèle de ses hôtes était son vieil ami Saint-Lambert, ce
-camarade d'enfance qui ne l'avait pour ainsi dire jamais quitté. Il
-vivait avec lui dans la plus étroite intimité et il le garda chez lui
-jusqu'à sa dernière heure.
-
-Reconnaissant d'une amitié qui n'avait jamais subi d'altération et de
-bienfaits sans cesse renouvelés, Saint-Lambert célébrait volontiers les
-mérites du fidèle compagnon de sa vie: désabusé, ayant perdu peu à peu
-toutes ses illusions, le poète ne voyait plus que son ami qui pût le
-réconcilier avec les hommes:
-
- Auprès de toi, Beauvau, j'oublie
- Combien ils sont légers, aveugles, ou pervers;
- Si je méprise en eux la nature avilie,
- J'admire et j'aime en toi la nature ennoblie.
- Sans toi j'irais chercher les plus sombres déserts;
- Et, dans un antre obscur, ou sous un toit de chaume,
- Pleurant d'avoir connu le néant des vertus,
- Je m'écrirois avec Brutus,
- O vertu! n'es-tu qu'un fantôme?
-
-Dans un petit poème intitulé _Les consolations de la vieillesse_,
-Saint-Lambert parle encore des souvenirs qui tiennent lieu des plaisirs
-perdus, pour ceux qui, comme M. de Beauvau, ont toujours fait le bien:
-
- Il est des souvenirs qui rendent plus heureux.
- Au terme de ses jours, un vieillard vertueux
- Revient sur tous les pas de sa longue carrière;
- Content d'être et d'avoir été,
- Il parcourt avec volupté
- Le tableau de sa vie entière.
- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
- Ces fantômes brillants escortent sa vieillesse,
- Il en passe avec eux les moments fortunés;
- Il fut heureux, il l'est encore;
- Il jouit à la fois du soir et de l'aurore,
- Des plaisirs qu'il goûta, de ceux qu'il a donnés;
- Ah! voilà le plaisir où tu pourras prétendre,
- Beauvau, toi dont le cœur si pur, si généreux,
- De tes penchants n'eut point à te défendre,
- Et n'a jamais formé des vœux
- Que l'univers ne puisse entendre.
-
-Après avoir loué son ami, le poète s'extasie sur les mérites de ce
-ménage incomparable, sur l'exemple qu'il a donné par ses vertus:
-
- Il faut dès l'âge le plus tendre
- Préparer le bonheur du reste de nos jours.
- Heureux qui sut aimer et choisir ses amours!
- Heureux sont ces amants que le Dieu du bel âge
- Enchaîna l'un à l'autre et n'a point corrompus;
- Qui du sein des plaisirs s'élèvent aux vertus
- Et se rendent meilleurs pour aimer davantage!
- Ils n'ont rien à craindre du temps;
- L'humeur, les soupçons, les caprices,
- Et des goûts épuisés les tristes injustices,
- N'affligent point leurs cœurs animés et contents.
- Vainement de ses mains glacées,
- La vieillesse a flétri leurs sens,
- Occupés l'un de l'autre, objets de leurs pensées,
- Par un zèle facile, un doux empressement,
- Ils expriment encore le même sentiment.
- Oh! vous, couple sublime et sage,
- Qu'un siècle corrompu, l'exemple de la Cour,
- N'ont jamais égaré: ce pur et tendre amour
- Au déclin de vos ans sera votre partage.
-
-Pendant la dernière année de sa vie, M. de Beauvau fut heureusement
-distrait du drame effroyable qui s'accomplissait autour de lui par
-d'agréables soins de famille. N'ayant pas d'enfant mâle, il avait
-reporté toutes ses affections sur son neveu, le prince Marc de Craon, et
-il le regardait comme son véritable fils.
-
-M. de Craon avait émigré avec sa mère et tous deux avaient fixé leur
-résidence à Aix-la-Chapelle. En 1792, le jeune homme, il n'avait guère
-plus de dix-neuf ans[196], annonça à son oncle son mariage avec Mlle de
-Mortemart. Cette union avec une famille à laquelle l'attachaient tant de
-liens d'amitié, comblait tous les vœux du vieux prince.
-
- [196] Il était né en 1773.
-
-Le mariage fut célébré à Aix-la-Chapelle en mai 1792. M. et Mme de
-Beauvau envoyèrent à leur nièce comme cadeau de noces une montre avec sa
-chaîne.
-
-A partir de ce moment, le prince de Beauvau entretient avec sa nièce une
-correspondance très fréquente et des plus affectueuses; il la charge
-d'être son _gazetier_, de lui envoyer toutes les nouvelles qu'elle
-pourra recueillir, mais _avec prudence_ naturellement. Il veut des
-détails sur ce qui la concerne, il veut tout savoir et il lui écrit
-tendrement: «J'ai le droit, ma chère nièce, de partager vos plaisirs,
-vos peines, vos inquiétudes, vos sentiments, vos pensées, etc.»
-
-Mme de Beauvau n'a pas avec la jeune Mme de Craon des rapports moins
-affectueux. Il y a entre elles un échange incessant de petits billets
-charmants, pleins de délicatesse et d'affection. Mais il n'est fait que
-bien rarement allusion aux terribles événements du jour; à peine de
-temps à autre un mot échappé par-ci par-là.
-
-Le 6 juillet 1792, la princesse dit à sa nièce tout le chagrin qu'elle
-éprouve à ne la point connaître encore et elle ajoute: «Je n'ose encore
-penser au moment qui nous rapprochera. Beaucoup de gens fuient Paris.
-_M. de Beauvau regarde comme un devoir pour lui d'y rester tant que le
-Roi y sera._ Nous touchons à une terrible crise...»
-
-Le 7 septembre, le prince fait une brève allusion aux horribles
-massacres qui ont ensanglanté Paris:
-
-
- «7 septembre 1792.
-
-«J'ai reçu, ma chère nièce, avec tout le plaisir dont on est susceptible
-en ce temps-ci, votre lettre du 30 août. Nous sommes entourés d'horreurs
-et dévorés d'inquiétude. Malgré cela, jusqu'à présent, la santé de Mme
-de Beauvau et la mienne se soutiennent... Nous vous embrassons, ma chère
-nièce, très tendrement.»
-
-En octobre Nathalie de Craon annonce à sa tante ses prochaines
-espérances et en même temps elle lui envoie un petit ouvrage fait de ses
-propres mains: Mme de Beauvau lui répond gracieusement:
-
-
- «29 octobre 1792.
-
-«Votre joli présent, ma chère nièce, et votre charmante attention, ont
-été reçus avec toute la reconnaissance qu'ils méritent, et ils ajoutent
-pourtant encore aux regrets que nous avons d'être séparés d'une aussi
-bonne ouvrière et d'une aussi aimable nièce... Nous attendons de vous un
-présent encore plus cher et nous souffrons beaucoup de ne pouvoir vous
-rendre les plus tendres soins...»
-
-Mme de Beauvau écrit encore à sa nièce le 10 janvier:
-
-
- «10 janvier 1793.
-
-«Je ne crois pas, ma chère nièce, qu'on ait jamais autant aimé une
-personne qu'on n'a pas encore le plaisir de connaître: il est vrai qu'il
-est impossible de se rendre plus aimable que vous l'êtes pour M. de
-Beauvau et pour moi; il est vrai encore que tout ce qui vous connaît
-nous parle de vous avec éloges...
-
-«M. de Beauvau est charmé d'être le parrain de votre enfant, comme il
-veut ainsi en être le père. C'est une obligation de plus que vous a (mot
-manquant) votre mari d'avoir augmenté beaucoup par votre union avec lui
-l'intérêt que lui portait déjà son oncle.
-
-«Mme de Craon est charmée de vous; nous regrettons de ne pouvoir
-partager ses soins dans une circonstance aussi intéressante, j'espère
-qu'elle nous donnera promptement et régulièrement de vos nouvelles.
-
-«M. de Beauvau a demandé que votre enfant s'appelât Charles, et moi je
-demande qu'on lui donne les deux noms de son parrain Charles-Just.
-J'espère qu'il justifiera comme lui ce dernier.
-
- «Princesse de B.»
-
-Pas un mot des événements terribles qui se préparent, pas une allusion
-au procès du roi!
-
-M. et Mme de Beauvau, toujours tendrement occupés de la jeune Nathalie,
-veulent lui envoyer un souvenir pour le moment de ses couches. Après
-bien des recherches, ils lui expédient une jolie tasse à bouillon avec
-la soucoupe et aussi un petit coquetier de porcelaine.
-
-
- «17 février 1793.
-
-«Votre lettre du 3 m'a fait, ma chère nièce, le plaisir que me feront
-toujours toutes les marques de votre souvenir et de votre sensibilité à
-mon attachement pour vous. Je vous embrasse de tout mon cœur et vous
-souhaite d'heureuses couches. Il me semble que vous ne devez pas être
-éloignée du terme, madame Nathalie!
-
-«Je voudrais savoir si vous êtes contente de la tasse que vous devez
-avoir reçue par l'ambassadrice de Suède, et si un autre envoi que je
-vous ai fait à peu près en même temps vous est parvenu[197].»
-
- [197] Ces lettres nous ont été gracieusement communiquées par M.
- le prince de Beauvau.
-
-Cependant M. de Beauvau, bien qu'il n'eût jamais été inquiété,
-ressentait profondément tout ce qui se passait, et peu à peu sa santé
-s'altérait.
-
-Au printemps de 1793, le prince sentit ses forces décliner; il pensa que
-l'air pur des champs lui redonnerait la vigueur qui lui manquait, et il
-partit pour le Val, accompagné seulement de la princesse et de
-Saint-Lambert. A peine arrivé, il fut pris d'un catarrhe et il dut
-s'aliter. Mme de Beauvau, fort inquiète, voulut faire venir Mme de Poix,
-mais on défendait en ce moment tout mouvement à la jeune femme et le
-prince s'opposa à ce qu'on la dérangeât; il ne voulut pas davantage
-qu'on fît venir sa sœur, l'abbesse de Saint-Antoine. Mais l'état devint
-bientôt si inquiétant qu'on passa outre aux défenses du malade et qu'on
-appela en toute hâte sa fille et sa sœur. Elles eurent la consolation
-de pouvoir lui prodiguer leurs soins pendant ses derniers moments et lui
-dire un éternel adieu.
-
-Fidèle aux idées philosophiques qui avaient toujours été celles de son
-entourage et les siennes également, le prince ne demanda pas à recevoir
-les secours de la religion et il mourut en philosophe comme il avait
-vécu[198].
-
- [198] La princesse de Beauvau mourut en 1820. Elle partageait
- toutes les idées de son mari et l'on voyait un buste de son ami
- Voltaire sur la cheminée de son salon. C'était au moins audacieux
- sous la Restauration. Quand sa fin approcha, toute sa famille
- s'empressa pour lui faire recevoir un prêtre; mais elle s'y
- refusa obstinément, se bornant à dire: «Tout cela est fort
- inutile, je veux mourir comme M. de Beauvau.» On dut, pour
- sauvegarder les convenances, se borner à un simulacre.
-
-Il s'éteignit dans les bras de sa femme le 19 mai 1793; il était âgé de
-soixante-treize ans[199].
-
- [199] C'est à la fin de 1793 que Saint-Lambert écrivit _la Vie du
- maréchal de Beauvau_. Cet ouvrage existe au château de Mouchy
- avec une préface écrite par le duc de Poix.
-
-Un journal républicain, faisant allusion à la tranquillité dans laquelle
-le prince avait vécu jusqu'à sa mort, écrivait: «Malgré son nom et ses
-dignités, l'ascendant de ses vertus et de ses bienfaits l'a environné de
-respect jusqu'à la fin de sa carrière[200].»
-
- [200] Le Val, qui avait été donné au prince par Louis XV, fut
- repris par l'État en 1794, puis rendu à Mme de Beauvau en 1797.
-
-La douleur de Mme de Beauvau fut immense. En perdant ce mari qu'elle
-adorait, elle perdait tout au monde. La tendresse de Mme de Poix et de
-la jeune Ourika apporta, il est vrai, quelque adoucissement à son
-chagrin, mais elle se retira du monde et elle ne vécut plus que pour
-honorer le souvenir de celui qu'elle avait tant aimé.
-
-Elle relisait souvent ces jolis vers de Saint-Lambert, sur les
-désillusions de la vieillesse, et cette lecture, qui lui rappelait si
-cruellement sa propre douleur, lui arrachait des cris de désespoir:
-
- Malheur à qui les dieux accordent de longs jours!
- Consumé de douleurs vers la fin de leur cours
- Il voit dans le tombeau ses amis disparaître.
- Et l'être qu'il aimait arraché à son être.
- Il voit autour de lui tout périr, tout changer;
- A la race nouvelle il devient étranger,
- Et lorsqu'à ses regards la lumière est ravie,
- Il n'a plus, en mourant, à perdre que la vie[201].
-
- [201] Nous empruntons beaucoup de ces détails aux _Souvenirs de
- la princesse de Beauvau_ publiés par Mme STANDISH. Paris,
- Tchener, 1872.
-
-
-
-
-CHAPITRE IV
-
-1794-1803
-
- M. et Mme de Boisgelin devant le tribunal révolutionnaire.--Leur
- mort.--Les derniers jours de Panpan.--Mort de l'abbé
- Porquet.--Saint-Lambert et Mme d'Houdetot.--Mort de Saint-Lambert.
-
-
-M. et Mme de Boisgelin furent moins heureux que M. et Mme de Beauvau.
-
-En 1794, sur une dénonciation, ils furent enfermés dans la maison
-d'arrêt du Luxembourg, puis à la suite d'un soi-disant complot, ils en
-furent extraits le 18 messidor, et ils comparurent devant le tribunal
-révolutionnaire.
-
-Avec eux se trouvaient le prince d'Hénin, Potier ci-devant duc de
-Gèvres, Papillon de la Ferté, Laroche Lambert, les deux Goussainville,
-Mique, l'ancien architecte du _Tyran de Pologne_, son fils, homme de
-loi, etc. Ils étaient en tout soixante et un.
-
-Voici le réquisitoire de Fouquier-Tinville:
-
-«Les chefs de la conjuration formée contre le gouvernement
-révolutionnaire sont tombés sous le glaive de la loi; ils ont laissé des
-complices, qui, dépositaires de leurs plans, emploient tous les moyens
-pour les mettre à exécution. Le tribunal a connu leurs tentatives,
-toujours infructueuses et toujours renaissantes, dans les maisons
-d'arrêt de la commune de Paris, et le châtiment mérité déjà infligé à
-plusieurs coupables n'a pas découragé les conspirateurs qui s'étaient
-flattés qu'ils resteraient toujours impunis au milieu des victimes
-qu'ils sacrifiaient à leurs intrigues et à leurs complots. Ils viennent
-encore de renouveler leurs tentatives dans la maison d'arrêt du
-Luxembourg... On remarque parmi les prévenus les dignes agents de
-Dillon, des ex-nobles comme lui, on y remarque de ces hommes masqués en
-patriotes, pour en imposer au peuple, et qui, sous les apparences d'un
-zèle patriotique immodéré, voulaient déchirer l'empire pour le livrer
-aux despotes coalisés et à toutes les horreurs d'une guerre civile;
-enfin on y voit les cruels ennemis de la souveraineté et de la liberté
-des peuples, ces prêtres dont les crimes ont inondé le territoire
-français du plus pur sang des citoyens, etc., etc.»
-
-Tous les accusés, «ayant été convaincus de s'être déclarés les ennemis
-du peuple en conspirant contre sa liberté et sa sûreté, provoquant par
-la révolte des prisons, l'assassinat et tous les moyens possibles la
-dissolution de la représentation nationale, le rétablissement de la
-royauté et de tout autre pouvoir tyrannique», furent condamnés à mort et
-leurs biens confisqués.
-
-L'exécution devait avoir lieu dans les vingt-quatre heures, sur la place
-dite «barrière de Vincennes». On était probablement pressé, car les
-infortunés furent conduits au supplice le jour même de leur
-condamnation.
-
-M. de Boisgelin était âgé de soixante et un ans et sa femme de
-cinquante-neuf[202].
-
- [202] Peu de jours après montait également sur l'échafaud le duc
- du Châtelet, fils de la célèbre amie de Voltaire; il était né en
- 1727. Son fils, général dans les armées de la République, fut
- emprisonné comme Girondin; il s'empoisonna.
-
-On peut supposer la douleur qu'éprouva l'ancien lecteur de Stanislas en
-apprenant la fin tragique de cette «divine mignonne» qui avait été
-élevée près de lui et qu'il aimait comme une fille. A partir de cette
-époque Panpan ne fit plus que végéter misérablement.
-
-Depuis quelques années ses douleurs physiques avaient été sans cesse en
-augmentant et il n'était plus que l'ombre de lui-même. Ses douleurs
-morales, les privations, le besoin contribuaient encore à l'accabler.
-
-La pension que Stanislas lui avait accordée avait été maintenue par
-l'Assemblée nationale et Panpan était inscrit au nombre des
-pensionnaires de la République, mais hélas! il était payé en assignats
-et sa pension était bien insuffisante pour le préserver de la misère.
-Malgré sa philosophie, il souffrait cruellement de cet état précaire.
-
-Il n'avait plus que deux amis, Guibal, le notaire, qui venait encore
-presque chaque jour chez lui faire sa partie d'échecs, et Mme Durival,
-avec laquelle il était resté en relations très intimes.
-
-En 1795, sentant ses forces décliner de plus en plus, Panpan comprit
-qu'il ne tarderait pas à aller rejoindre les amis qui l'avaient précédé
-dans la tombe; il comprit que l'heure était venue de prendre ses
-dispositions dernières.
-
-Poussé par le désir si humain de ne pas disparaître tout entier et de
-laisser après lui une trace, si légère fût-elle, de son passage en ce
-monde, il se décida à léguer ses manuscrits à Mme Durival, avec l'espoir
-qu'elle les publierait un jour.
-
-En lui envoyant le volumineux dossier qu'elle ne devait ouvrir qu'après
-sa mort, il lui écrivait:
-
- _A mon adorable amie Mme Durival._
-
- Trop souvent l'avenir nous gâte le présent.
- D'un éternel oubli la crainte m'importune,
- Un portefeuille complaisant
- Me paroit, pour mes vers, une bonne fortune;
- Souffrez qu'entre vos mains je m'en fasse un présent.
- Gardez-le, jusqu'au temps, qui ne tardera guère,
- Si j'en crois la vieillesse et ses fatales loix;
- Mes vers seront à vous à mon heure dernière.
- Si vous les lisez quelquefois
- Si vous daignez en faire un choix,
- Que dans ce portefeuille ils vous suivent sans cesse.
- Le peu que je valus y peut être enfermé;
- Qu'ils vous disent souvent combien je vous aimai.
- Autour de ce dépôt, qu'un doux espoir vous laisse,
- Mes mânes satisfaits s'empresseront d'errer;
- C'est un petit tombeau d'une nouvelle espèce,
- Qu'au sein de l'amitié j'aime à me consacrer.
-
-Panpan ne se contenta pas de remettre à Mme Durival tout ce qui le
-concernait, il déposa également entre ses mains tous les papiers qu'en
-mourant Mme de Graffigny lui avaient légués et qui reposaient
-paisiblement dans son secrétaire depuis trente-huit ans.
-
-Il écrivait encore à son amie en lui donnant ses instructions pour ce
-nouveau dépôt:
-
- Mais d'un autre tombeau je vous fais la prêtresse,
- C'est un autel ce tombeau-là,
- Et trop longtemps de ma tendresse
- L'attendit vainement la muse enchanteresse
- A qui nous devons Rika.
- Daignez être dépositaire
- Du trésor qu'en mourant elle m'a confié.
- C'est à vous de remplir ce sacré ministère;
- Faites ce que je n'ai pu faire;
- Que l'amitié supplée à l'amitié.
- Publiez son recueil, il sera sûr de plaire;
- Il peindra son esprit, peignez son caractère.
- Vous trouverez dans votre propre cœur
- Les vertus qui feront respecter sa mémoire.
- De ce monument à sa gloire
- Peut-être que le Temps ne sera point vainqueur,
- De ce Temps sous qui tout succombe.
- Peut-être pourrai-je braver sa dure loi
- Si ce qui peut rester de moi
- Pouvait avoir l'honneur de partager sa tombe[203].
-
- [203] Ces pièces nous ont été communiquées par le capitaine
- Noël.
-
-Le 11 avril 1796, Panpan s'éteignit obscurément à Lunéville, dans sa
-petite maison de la rue d'Allemagne. Il était âgé de quatre-vingt-quatre
-ans.
-
-La même année succombait à Paris son vieil et très cher ami l'abbé
-Porquet.
-
-Qu'était-il advenu du galant abbé, depuis que nous l'avons vu en
-aimable compagnie courir les lieux de plaisir de la capitale? Il avait
-continué à vivre paisiblement dans une société choisie, fréquentant les
-gens de lettres et écrivant pour l'_Almanach des Muses_ et les
-_Étrennes_ des pièces de vers qu'il signait modestement: _le petit
-vieillard_.
-
-On le rencontrait chaque jour aux Tuileries ou aux Champs-Élysées; il se
-promenait toujours dans les mêmes allées, marchant d'un pas paisible, en
-compagnie d'une dame, qui avait des bontés pour lui, et qui ne le
-quittait presque jamais. Il était toujours d'une extrême recherche dans
-sa tenue et il affectait même une véritable coquetterie.
-
-Il jouissait d'un revenu modeste mais qui suffisait à ses besoins.
-
-Cependant, l'âge arrivant, il chercha à augmenter ses ressources et il
-adressa une supplique à son ancien élève, le cardinal de Brienne;
-celui-ci promit une pension, mais il avait en tête bien d'autres
-préoccupations et il oublia son protégé.
-
-Porquet, impatient, lui rappelait sa promesse en lui envoyant ce
-quatrain:
-
- Pauvre, malade et vieux, irai-je encor poursuivre
- Ce fantôme d'espoir que vous daignez m'offrir?
- Ah! Monseigneur, faites-moi vivre
- Un moment avant de mourir.
-
-Peu de jours après, étant tombé malade, il plaisantait sur son triste
-sort en écrivant cette boutade:
-
- Trop séduisante illusion,
- Hélas! qu'êtes-vous devenue?
- J'attendais une pension,
- C'est la goutte qui m'est venue.
-
-La révolution bouleversa la vie de l'abbé. Non seulement elle le priva
-des sociétés qu'il aimait à fréquenter, mais elle lui enleva peu à peu
-ses dernières ressources. Puis il se crut menacé dans sa liberté et dans
-sa vie; la crainte d'une arrestation possible empoisonnait son
-existence; il vivait dans des transes continuelles, s'attendant toujours
-aux pires catastrophes.
-
-Porquet ayant fini par être complètement ruiné, le gouvernement crut de
-toute justice de lui accorder une compensation. Un décret du 4 septembre
-1795 lui attribua un secours de 1,500 francs comme homme de lettres.
-Mais il fut payé en assignats!
-
-Cependant le pauvre abbé, malgré des prodiges d'économie, avait fini par
-épuiser toutes ses ressources. La veille de sa mort il alla voir un de
-ses intimes et il lui dit:
-
- Quand on a tout perdu, quand on n'a plus d'espoir,
- La vie est un opprobre et la mort un devoir.
-
-Son ami offrit de lui venir en aide, mais Porquet était fier, il refusa.
-Il rentra paisiblement chez lui, et le lendemain on le trouva mort dans
-son lit. Nul doute qu'il n'eût volontairement mis fin à ses jours[204].
-
- [204] Magasin Encyclopédique, 1807.
-
-La liaison de Saint-Lambert et de Mme d'Houdetot, commencée en 1756,
-avait persisté en dépit du temps et des orages; le monde, fort
-indulgent pour ces attachements extraconjugaux dont la durée prouvait la
-sincérité, avait accepté avec sérénité ce faux ménage qui ne se cachait
-pas et on l'accueillait partout et toujours avec joie.
-
-Mais en 1793, M. d'Houdetot eut la douleur de perdre l'amie avec
-laquelle il vivait depuis quarante-cinq ans, dans la plus douce union.
-Effrayé de la solitude, il se rappela fort à propos qu'il était marié,
-qu'il avait une femme légitime, et que c'était le moment ou jamais de se
-rapprocher d'elle. Il arriva donc tout uniment avec son bagage à l'hôtel
-qu'habitaient Mme d'Houdetot et Saint-Lambert, et il reprit sa place au
-foyer conjugal le plus simplement du monde; mais comme c'était un homme
-qui savait vivre et qui n'attachait pas aux préjugés de ce monde plus
-d'importance qu'il ne convient, il se garda de montrer le moindre ennui
-de la présence du poète. C'est ainsi que l'arrivée du mari transforma le
-faux ménage en un ménage à trois des plus corrects.
-
-Mme d'Houdetot, de son côté, ne montra pas moins d'esprit et elle
-accueillit à merveille l'époux repentant. Seul Saint-Lambert laissa
-percer beaucoup de mauvaise humeur, et il fallut tout le tact de Mme
-d'Houdetot pour lui faire accepter ce mari qui, du premier, le faisait
-passer au second plan.
-
-M. d'Houdetot cependant se montrait fort aimable et indulgent. Il disait
-gaîment: «Nous avions, Mme d'Houdetot et moi, la vocation de la
-fidélité, seulement il y a eu un malentendu.» Il était doux, aimable,
-conciliant, et il se trouvait parfaitement heureux entre sa femme et
-Saint-Lambert. Il en arrivait même à regretter le temps qu'il avait
-passé loin de cet intérieur charmant et il disait naïvement: «Ah! nous
-aurions été bien heureux[205]!»
-
- [205] Nous empruntons la plus grande partie de ces détails au
- livre si intéressant de M. BUFFENOIR: _La comtesse d'Houdetot_.
- Paris, Calmann Lévy.
-
-La vie commune, en effet, eût été fort agréable dans ce vieux ménage à
-trois, si elle n'avait été troublée par les incessantes mauvaises
-humeurs de Saint-Lambert. Avec l'âge, le poète n'était pas devenu plus
-agréable, il était resté aussi fat, aussi prétentieux que par le passé;
-de plus, depuis le retour inattendu du mari, il manifestait à tout
-propos la plus ridicule jalousie.
-
-Heureusement M. et Mme d'Houdetot étaient tous deux d'humeur facile et,
-grâce à leur esprit conciliant, la vie s'écoulait assez paisiblement.
-Tous les soirs Mme d'Houdetot jouait au loto avec Saint-Lambert jusqu'à
-minuit, pendant que son mari lisait auprès d'eux ou dormait dans un
-fauteuil. Touchant tableau de famille!
-
-Ils s'étaient réfugiés dans la vallée de Montmorency, à Eaubonne, pour
-fuir la Révolution; ils y vécurent dans la retraite et à aucun moment on
-ne les inquiéta.
-
-En 1798, M. et Mme d'Houdetot célébrèrent en grande cérémonie leurs
-noces d'or. Ce fut un plaisant spectacle que celui de ces deux
-vieillards qui fêtaient, suivant l'usage, une si singulière union. La
-mariée avait 70 ans, le marié 80, et ils avaient vécu séparés pendant
-quarante-cinq ans! Après eux la place d'honneur avait été donnée à
-Saint-Lambert, et vraiment il la méritait bien. Il était âgé de 84 ans
-et il vivait avec Mme d'Houdetot depuis trente-huit ans!
-
-En dépit de cette délicate attention, il était furieux de voir que
-toutes les politesses, toasts, souhaits, s'adressaient au mari, et il
-fut pendant tout le repas d'une humeur abominable.
-
-Plus il avançait en âge, et plus les tendances de son esprit portaient
-Saint-Lambert au matérialisme. Infatué de la philosophie dont il avait
-été un des apôtres les plus ardents, il en avait fait le synonyme de
-l'intolérance et de l'irréligion.
-
-Il avait composé, en 1786, un _catéchisme universel_ où il prêchait la
-pure doctrine du matérialisme et où il montrait ouvertement sa haine
-contre toute religion. En 1798, il le fit imprimer, mais c'était
-précisément le moment où l'on recommençait à pratiquer la religion. Son
-_catéchisme_ n'eut pas le moindre succès.
-
-En 1803, Bonaparte constitua les quatre sections de l'Institut.
-Saint-Lambert fut appelé à faire partie de celle qui représentait
-l'Académie française, mais son état de santé était tel qu'il ne put même
-pas assister à la première séance, qui avait été fixée au 28 janvier
-1803.
-
-Les derniers mois de la vie du poète furent des plus tristes. Il était
-complètement tombé en enfance et le spectacle de sa déchéance physique
-était lamentable. L'acrimonie de son caractère avait depuis longtemps
-éloigné de lui tous ses anciens amis. Seule Mme d'Houdetot lui était
-restée immuablement fidèle et l'entourait des soins les plus tendres.
-
-Voilà à quel état se trouvait réduit celui qui avait fait les beaux
-jours de la cour de Stanislas, la coqueluche des belles dames de
-Lunéville, l'amant heureux de Mme de Boufflers, l'heureux rival de
-Voltaire et de Rousseau.
-
-Saint-Lambert s'éteignit sans s'en douter, le 9 février 1803, chez Mme
-d'Houdetot, à l'hôtel de Beauvau, rue du faubourg Saint-Honoré.
-
-Il fut d'abord enterré au cimetière sous Montmartre, puis son corps fut
-transporté au Père-Lachaise, à côté de Delille.
-
-Mme d'Houdetot[206] lui survécut plus de dix ans. Elle succomba le 28
-janvier 1813, âgée de quatre-vingt-cinq ans.
-
- [206] Mme d'Houdetot fit graver sur le tombeau de Saint-Lambert
- cette épitaphe:
-
- CI-GIT JEAN FRANÇOIS SAINT-LAMBERT
- NÉ LE 16 DÉCEMBRE 1716
- DE L'ANCIENNE ACADÉMIE FRANÇAISE
- MILITAIRE DISTINGUÉ
- POÈTE ET PEINTRE DE LA NATURE
- GRAND ET SUBLIME COMME ELLE
- PHILOSOPHE MORALISTE
- IL NOUS CONDUISIT AU BONHEUR.
- PAR LA VERTU
- HOMME DE BIEN,
- SANS VANITÉ ET SANS ENVIE,
- IL AIMA; IL FUT AIMÉ
- LE MONDE ET SES AMIS LE PERDIRENT
- LE NEUF FÉVRIER 1803
- CELLE QUI FUT CINQUANTE ANS SON AMIE
- A FAIT POSER CETTE PIERRE
- SUR SON TOMBEAU[206-a].
-
- [206-a] _La comtesse d'Houdetot_, par M. BUFFENOIR,
- Paris, Calmann Lévy.
-
-
-
-
-CHAPITRE V
-
-1789-1800
-
- Le chevalier de Boufflers et Mme de Sabran pendant la
- Révolution.--Leur séjour à Wimislow.--Leur retour à Paris
- en 1800.
-
-
-Qu'étaient devenus le chevalier de Boufflers et Mme de Sabran depuis que
-la Révolution s'était déchaînée sur la France?
-
-Le chevalier, retenu par le mandat de ses électeurs et aussi par le
-souci de ses intérêts personnels, était resté à Paris; la comtesse, que
-les troubles de la rue effrayaient et qui ne partageait pas les
-illusions de son ami sur la douceur de la populace, avait préféré
-s'installer en Suisse d'abord, puis en Lorraine, en attendant des jours
-plus calmes.
-
-En 1789, Boufflers, que les événements se sont rapidement chargés
-d'éclairer, envoie de Paris à Mme de Sabran ces lignes découragées:
-
-«Il me faut sortir d'ici, et quand je dis d'ici, c'est de Paris, c'est
-des villes, c'est des lieux habités par ces méchants animaux qu'on
-appelle si improprement des hommes... Il semble à mon âme qu'elle est un
-voyageur, naturellement sain et délicat, qui se trouve obligé à passer
-une longue nuit dans un caravansérail avec des pestiférés et des
-lépreux. J'espère bien ne gagner ni la peste ni la lèpre, mais n'est-ce
-rien que le dégoût?»
-
-Quelques mois plus tard, il écrit encore:
-
-«Nous vivons dans ces temps orageux d'inquiétudes et de soupçons que
-Tacite dépeint si bien sous le règne de Tibère, mais qu'il dépeint
-encore moins bien que nous ne le sentons, car il ne parlait que d'un
-Tibère et nous en avons par milliers, et nous sommes comme le possédé de
-l'Évangile dont le démon s'appelait légion.»
-
-Mme de Sabran raille avec bon sens et esprit les illusions si longtemps
-persistantes de son ami et elle jette sur l'avenir un regard
-prophétique:
-
-«Tu commences donc à t'apercevoir que tout n'est pas pour le mieux dans
-le meilleur des mondes possibles et à te douter qu'il y a des monstres
-dans les villes comme dans les forêts. Nous ne sommes pas au bout, mon
-enfant, et tout ce que nous avons lu dans l'histoire des temps les plus
-barbares n'approchera jamais de ce que nous sommes destinés à éprouver.
-Tous les freins qui devaient contenir la multitude sont brisés
-maintenant, elle profitera de la liberté dont on veut la faire jouir
-pour nous égorger tous, non pas dans une Saint-Barthélemy, mais dans dix
-mille[207].»
-
- [207] Ces lettres, ainsi que beaucoup de détails dont nous avons
- fait usage, sont extraits du charmant volume publié par le comte
- DE CROZE-LEMERCIER: _Le chevalier de Boufflers et Mme de Sabran_.
- Paris, Calmann Lévy, 1894.
-
-Au mois de mai 1791, Boufflers, convaincu qu'il n'y a plus aucun espoir
-de pouvoir vivre paisiblement en France, conseille à Mme de Sabran de
-partir pour l'Allemagne et d'aller l'attendre au château de Rheinsberg,
-chez le prince Henri, avec lequel il entretenait depuis longtemps des
-relations très amicales. Il lui promettait d'aller la rejoindre, dès que
-cela lui serait possible.
-
-Mme de Sabran, se conformant aux désirs de son ami, partit le 15 mai
-pour Rheinsberg; elle y fut accueillie avec grande joie. Le chevalier ne
-put aller l'y retrouver qu'à la fin de l'année.
-
-Grâce à la protection du prince Henri, le roi de Prusse, Frédéric
-Guillaume, accorda aux deux fugitifs un vaste domaine sur les confins de
-la Pologne, le domaine de Wimislow; il était convenu qu'ils y
-établiraient une colonie agricole d'émigrés français.
-
-Laissant Mme de Sabran à Berlin pour y faire les achats indispensables,
-Boufflers partit seul pour la Silésie. Avant de laisser venir son
-aimable compagne dans leur nouvelle résidence, il voulait l'aménager
-convenablement, de façon à lui adoucir les tristesses de l'exil. A peine
-à Wimislow il lui envoie ses premières impressions:
-
-«Je suis arrivé à neuf heures, allègre et dispos, mais embarrassé de
-choisir entre dormir et manger. Il est vrai que pour m'éviter la peine
-d'opter, je ne trouve ni souper, ni lit. «Allons toujours, disait un
-bonhomme, à qui on allait couper la tête, à son bourreau, un peu
-embarrassé de faire cette petite opération pour la première fois, allons
-toujours, nous ferons comme nous pourrons.» Je dis aussi: Tout cela
-finira par bien souper, bien dormir et regretter de souper sans celle
-que je veux désormais avoir toujours à ma table. Adieu.»
-
-Il est ravi du pays, du domaine, de l'installation qui leur est
-destinée:
-
-«Je suis ici dans le plus joli ou, pour mieux dire, dans le plus beau
-lieu du monde. L'Oder coule au bas de la cour et des jardins, et de ma
-chambre je puis voir passer cinq ou six gros bateaux par heure. Il y a
-un parc rempli de bâtiments presque tous utiles et en même temps
-agréables. Les points de vue sont parfaitement ménagés, les sites sont
-aussi variés qu'on peut le désirer dans une plaine. C'est un mélange
-assez bien entendu de l'ancien genre et du nouveau, qui fait qu'après
-s'être promené sous de belles allées françaises on peut ensuite s'égarer
-dans des sinuosités anglaises. Cela prouve une chose déjà bien prouvée
-que les voies des Français sont droites et celles des Anglais
-tortueuses.
-
-«Je ne t'ai pas encore parlé de ce dont tu me parles si joliment, pauvre
-petite chère épouse. Après toi, qui oserait toucher cette corde-là? Ce
-serait chanter après un rossignol ou jouer de la lyre après le Dieu qui
-la portait. Mais si la voix me manque, je n'en ai pas moins un cœur qui
-entend le tien et qui lui répond.»
-
-Quand Mme de Sabran fut à son tour installée à Wimislow, elle fit tous
-ses efforts pour aider le chevalier dans la gestion difficile de cette
-terre. Souvent elle faisait pour lui des voyages lointains, qui
-motivaient quelquefois de longues absences; alors il lui écrivait et
-l'on verra que ses lettres, tantôt gaies, tantôt mélancoliques
-n'avaient rien perdu de leur charme et de leur esprit.
-
-«Ma fille, il me semble que, voyant les variations et les incertitudes
-s'accumuler à chaque instant, tu aurais dû penser à moi, à ma peine, à
-mes ennuis, à ma misère, et remettre à des temps moins malheureux et
-surtout moins dangereux un voyage qu'alors j'aurais eu tant de plaisir à
-faire avec toi. Enfin, le sort en est jeté; puissent mes noirs
-pressentiments avorter comme il est si souvent arrivé à mes plus douces
-espérances, et puisse la maudite chouette, qui s'égosille à nous prédire
-malheur, être aussi menteuse que l'horoscope qui m'avait annoncé une
-heureuse vieillesse!
-
-«Du reste, tout va passablement ici, hors le nouveau jardin qui, à
-quelques arbres près, ne donne pas signe de vie. Les oies, les dindons
-et les cochons ne manqueront pas; nous aurons aussi des canards. Si tu
-touches quelque argent, il faudra de toute nécessité songer à monter une
-bergerie, d'abord parce que cela est d'un bon rapport, et puis parce que
-c'est le seul moyen d'avoir assez de fumier pour mettre la terre en
-valeur. Viendront ensuite la brasserie, et s'il se peut le moulin; alors
-nous pourrons compter sur cinq ou six cents écus au delà de notre
-consommation.
-
-«Ils pourront même dans la suite aller toujours en croissant et faire de
-ceci un petit domaine assez joli pour ceux qui m'y remplaceront.
-
-«La maison avance, mais doucement. On travaille à cette heure à crépir
-ton petit appartement. Si les choses vont toujours le même train, nous
-en serons à peu près quittes à la Pentecôte ou, comme le pauvre
-Marlborough, à la Trinité. La multiplication des portes et des fenêtres
-rendra les chambres incommodes, mais on y remédiera en condamnant les
-ouvertures inutiles.
-
-«J'ai écrit plusieurs fois, mais tu ne réponds à aucune de mes
-questions. Que faire avec des postes qui choisissent les lettres les
-plus intéressantes pour les égarer?
-
-«T'ai-je mandé que j'avais reçu de cette pauvre Mme de Villers de Nancy
-une lettre sur de la gaze transparente, au travers de laquelle j'ai vu
-(à la vérité sans étonnement) que je ne reverrais rien de l'argenterie,
-des livres, des estampes, des tableaux que je lui avais confiés? Ma
-sœur les avait retirés quelques mois après mon départ de France, et
-tout cela est tombé avec elle dans l'abîme. Je ne sais comment font les
-gens qui retrouvent encore quelques paillettes dans les cendres de leurs
-habitations brûlées. Pour moi, je n'ai encore pu avoir de France depuis
-sept ans qu'un Dante, un Cicéron, la Maison rustique, le Dictionnaire
-économique, et la collection des poètes latins, ce qui compose à peu
-près l'inventaire d'un poète crotté.»
-
-Mme de Sabran quitte un jour Wimislow pour aller à Berlin faire quelques
-démarches indispensables. Pendant son séjour, elle prend part aux fêtes
-qui ont lieu à la Cour; Boufflers, tout en raillant ses goûts mondains,
-lui écrit de façon charmante:
-
-«Ta lettre se sent visiblement de tous les chiffons de bal, de noce, de
-fête, de comédies, etc., au milieu desquels elle a été écrite, et
-d'après le fameux adage: «Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es,»
-elle n'est elle-même qu'un chiffon. Cependant ce titre de mari que tu me
-donnes, cet aveu de tes défauts que tu me fais, cette assurance que tu
-m'aimes, ce besoin que tu te sens de Wimislow et par conséquent de moi,
-tout cela me touche jusqu'au fond de l'âme et donne à ton petit chiffon
-un prix que M. de la Borde et M. de Beaujon et tous les heureux du
-siècle n'auraient jamais pu donner à toutes leurs lettres de change.
-
-«D'ailleurs, cette jolie comparaison du petit oiseau déplumé qui sur sa
-petite branche incertaine recommence à chanter au premier rayon de
-soleil, et ferme son pauvre petit bec et le cache dans sa pauvre petite
-poitrine demi-nue à l'approche de l'orage, cette charmante miniature de
-tes malheurs, de tes chagrins, de tes espérances et de tes craintes, me
-reste dans la pensée et te rend encore plus chère à mon cœur[208]...»
-
- [208] _Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de
- Boufflers_, par MM. DE MAGNIEU et PRAT. Plon, 1875.
-
-Nous avons vu qu'après avoir passionnément aimé Mme de Sabran, le
-chevalier, par nature léger et infidèle, s'était laissé reprendre à ses
-anciennes habitudes et qu'il avait causé à la malheureuse femme les plus
-cruels chagrins. Heureusement pour lui, il n'avait pu lasser sa
-tendresse.
-
-L'exil, les soucis cruels, les pertes douloureuses amènent chez le
-chevalier un revirement complet. Las des déboires de la vie, il
-comprend enfin où sont le bonheur et la vérité, et il s'attache
-désormais sans réserve à l'adorable créature qui lui a consacré son
-existence; il trouve près d'elle un attachement sans bornes, une
-intimité délicieuse et un repos de cœur incomparable.
-
-Puis son esprit s'est calmé, assagi, et nous allons le voir pendant les
-dernières années de sa vie montrer, au milieu d'une existence précaire
-et souvent bien pénible, un calme admirable et une philosophie sereine
-qui lui font le plus grand honneur.
-
-La dureté des temps, la pauvreté, l'exil, rien ne put venir à bout de sa
-philosophie et son heureuse gaieté survécut à toutes ses illusions.
-Comme on lui reprochait un jour de n'avoir pas la gravité qui convenait
-à son âge, il répondait plaisamment:
-
-«Comprenez-vous l'obligation qu'on impose aux pauvres vieillards d'être
-ce qu'on appelle graves, comme si la gravité n'était pas une imitation
-de la vieillesse et comme si ce n'était pas assez d'avoir l'original
-sans y ajouter la copie. Pour moi qui commence à être vieux, j'attends
-pour être grave que je sois mort.»
-
-C'est pendant leur long séjour en Silésie, que Boufflers, touché de
-l'attachement si constant de Mme de Sabran, lui proposa de régulariser
-leur liaison; la proposition fut acceptée avec joie et le mariage fut
-célébré à Breslau, en 1797.
-
-L'existence des exilés n'était pas toujours heureuse; Boufflers
-éprouvait bien des déboires dans son exploitation agricole. Il avait sur
-les bras plusieurs procès qui le préoccupaient. Il se plaignait
-amèrement d'être entouré de «compatriotes ingrats et d'étrangers
-malveillants», de vivre «dans le tourbillon des affaires et dans le
-gouffre des procès».
-
-Toutes ces tracasseries, auxquelles le poète n'était pas habitué et pour
-lesquelles il n'était pas né, le dégoûtèrent de Wimislow. Il distribua
-sa terre à des émigrés français et en 1800 il demanda à rentrer dans sa
-patrie.
-
-Bonaparte ne fit pas de difficulté pour le rayer de la liste des
-émigrés: «Qu'on le fasse revenir, dit-il, il nous fera des chansons.»
-
-Il s'agissait bien de chansons, il fallait vivre d'abord, et le pauvre
-chevalier, sans abbayes, sans bénéfices, ruiné par la révolution,
-n'avait plus un sou vaillant. Mais que lui importait! «J'aime mieux
-mourir de faim en France que de vivre en Prusse!» disait-il. A peine
-apprend-il, de source sûre, qu'il est rayé de la liste fatale, qu'aucune
-considération ne le peut retenir, et il part seul pour Paris, laissant
-sa femme au milieu d'affaires inextricables; elle ne put le rejoindre
-que sept mois plus tard.
-
-Le ménage se trouvait dans une situation pécuniaire désastreuse. Fort
-heureusement pour eux, le gouvernement vint à leur aide et il accorda au
-chevalier une modique pension qui lui permit de ne pas mourir de faim.
-
-«Le gouvernement, écrivait-il, s'est contenté de me donner le nécessaire
-que je n'aurais pas sans lui et m'a fait l'honneur de croire que je ne
-désirais rien au delà.»
-
-Boufflers et sa femme s'étaient du reste franchement ralliés à
-Bonaparte et ils professaient même pour lui une admiration sans bornes.
-
-En 1801, Mme de Sabran écrivait à une de ses amies à Wimislow:
-
-«Je veux un peu vous parler de notre Buonaparte. J'ai été le voir, je
-l'ai vu et le cœur me battait en le regardant et en pensant combien de
-destinées reposaient sur sa tête, ou pour mieux dire celle de la France
-entière.
-
-«Je suis arrivée après le lendemain de l'explosion complotée pour le
-faire périr[209]; tout le monde en était encore dans la stupeur. Il
-s'est sauvé de ce piège infernal comme par miracle, et dans ce moment
-l'on instruit le procès de tous les monstres impliqués dans cette
-déplorable affaire.
-
- [209] L'attentat de la rue Nicaise, 3 nivôse an IX (décembre
- 1800).
-
-«Pour vous donner l'idée de la froide bravoure de ce héros vraiment
-au-dessus de l'humanité, il venait d'échapper à la mort par le rempart
-d'une maison au coin d'une rue où la voiture venait de tourner. Le
-général Lanne, qui était avec lui, met la tête à la portière au moment
-de l'explosion: «Que faites-vous donc? lui dit Bonaparte.--Mais
-n'entendez-vous pas, dit l'autre, comme ils vous mitraillent?--Ma foi,
-dit-il, je ne sais pas ce qu'ils font, mais à coup sûr, ils visent bien
-mal.»
-
-«Que dites-vous de ce sang-froid, quand c'est à lui qu'on en voulait? Du
-reste, il a une figure douce et agréable, il parle peu aux femmes, et
-en général dans la société, mais ses manières sont obligeantes, et sa
-femme est la plus aimable personne qu'il y ait. Elle est bonne et
-agréable. On dit qu'il n'y a point de services qu'elle ne se soit plu à
-rendre dans les temps passés et que bien des gens lui doivent la vie.
-
-«Je me plais à les aller voir souvent et à leur témoigner une partie de
-ce que j'éprouve en les voyant au milieu de la foule qui les environne.
-Je ne peux pas trop me flatter que mon hommage soit distingué, mais
-c'est de bon cœur que je leur rends et que je fais des vœux pour leur
-sécurité et prospérité.
-
-«C'est en courant que je vous écris, c'est en courant que je vous aime.
-Je n'ai pas un moment ici. La distraction de Paris n'est pas croyable;
-il y a tant et tant de nouvelles connaissances à faire pour moi et puis
-la paix qui nous donne de belles fêtes que je veux voir, car toute
-vieille que je suis, je ne cède pas ma part aux jeunes gens. Par
-d'autres motifs à la vérité, mais chacun jouit à sa manière. Elles y
-sont actrices et moi spectatrices et ce rôle est bien plus commode que
-l'autre.»
-
-Quelque temps après, Mme de Sabran écrivait encore à propos de
-Buonaparte, qu'on disait malade:
-
-«Dieu nous le conserve, c'est le vœu de tous les bons Français, car on
-peut le regarder comme le palladium de la France et même comme le
-palliatif à tous les maux généraux et particuliers.[210]»
-
- [210] Ces lettres nous été communiquées par Mme X....
-
-Boufflers et sa femme, dès leur retour à Paris s'étaient logés rue du
-faubourg Saint-Honoré, no 114, dans un appartement plus que modeste et
-ils y vivaient très chichement.
-
-Le chevalier chercha tout de suite une place pour améliorer sa
-situation, mais il était vieux, ne savait pas grand'chose, et ses
-efforts furent stériles; alors il reprit sa plume et publia des
-articles, des poésies dans différents recueils; il en tirait ainsi
-quelque argent.
-
-Bientôt il eut des ressources suffisantes pour louer une petite
-propriété, nommée Saint-Léger, dans le voisinage de Saint-Germain; il y
-passait l'été et il s'y faisait agriculteur.
-
-«Voilà mon dictionnaire de rimes, disait-il en montrant sa charrue et sa
-herse.»
-
-«Voilà mes poésies, disait-il en montrant ses blés, ses luzernes et ses
-avoines. Ici je suis toujours en belle inspiration, je communie avec la
-nature; c'est là une œuvre pie qui me fera pardonner toutes mes œuvres
-légères.»
-
-Est-ce le poète ou l'agriculteur que Napoléon nomma membre de la Légion
-d'honneur, nous l'ignorons. Toujours est-il que Boufflers fut décoré, et
-il portait avec orgueil le ruban rouge.
-
-
-
-
-CHAPITRE VI
-
-1800-1825
-
- Correspondance du chevalier avec Mme Durival.--Arrestation
- d'Elzéar de Sabran.--Mort du chevalier.--Mort de Mme de
- Boufflers.--Mort de Mme Durival.
-
-
-Dès qu'elle apprit le retour du chevalier en France, Mme Durival, qui
-n'avait pas bougé de Sommerviller pendant la révolution, s'empressa de
-lui écrire.
-
-Touché aux larmes de ce fidèle souvenir, il lui répond cette page
-superbe, où il parle en termes émus d'un passé qui lui était si cher et
-qui lui est devenu si douloureux.
-
- «Paris, 26 messidor an 8
- Rue Martel, faubourg Saint-Denis, no 9.
-
-«J'ai senti mon cœur battre des battements de sa jeunesse en lisant
-cette charmante lettre que la philosophie, la grâce et surtout l'amitié,
-vous ont dictée, aimable solitaire, et je vois avec bien du plaisir que
-vous êtes toujours la même, bien différente, en cela comme en tout le
-reste, de presque tout ce que je revois.
-
-«Personne plus que vous n'était fait pour abhorrer le délire infernal
-qui a versé tant de sang sur notre terre et laissé tant de taches sur
-notre nation, et personne sûrement ne savait mieux que vous que ce
-n'était point la philosophie qu'il fallait en accuser, car d'absurdes
-conséquences ne prouvent qu'une mauvaise logique et non de faux
-principes...
-
-«Ne jetons pas nos pensées en arrière, chère amie, ou du moins
-franchissons sans y regarder les dix dernières années comme un fleuve de
-sang où notre imagination se souillerait. Au delà de cet effrayant
-espace, l'esprit trouve à se reposer; c'est un Élysée où vous et moi
-nous chercherons surtout ma mère, que vous avez tant aimée et qui vous
-l'a si bien rendu, et tout en regrettant les qualités et un charme dont
-peut-être on ne reverra pas un second exemple, nous jouirons tous les
-deux en pensant qu'au moins elle est morte de sa mort naturelle et que
-ses yeux n'ont point vu des horreurs qui m'ont plus d'une fois fait
-rougir d'être homme.
-
-«J'ai mené une vie assez tranquille dans mon exil, ou plutôt j'y suis
-resté dans une léthargie assez douce, troublée seulement par des cris
-confus qu'il me semblait entendre se lever de ma triste patrie, et parmi
-lesquels je distinguais les voix les plus chères. Mais encore une fois,
-essayons bien sincèrement de n'y plus penser; la vieillesse jusqu'à ces
-derniers temps ne vivait, dit-on, que de souvenirs, il faut que la nôtre
-vive d'oubli...
-
-«Je vous vois dans votre solitude, telle que je vous y ai vue, et telle
-que j'espère encore vous y voir, faisant du bien et puis encore du bien,
-sans en avoir ni en désirer, charmant tout ce qui vous approche, aidant
-tout ce qui vous invoque, et enseignant à vos frais le secret d'être
-heureux à bon marché.
-
-«Je vois votre humanité s'étendre, comme dit Panpan, sur tout être qui
-vit, je vous vois remercier vos bœufs de leur travail, vos vaches de
-leur lait, vos poules de leurs œufs, vos moutons de leur laine, et
-surtout vos amis de leur bonheur et vos paysans de leur reconnaissance.
-J'aime surtout ce que vous me dites des agneaux qui circulent chez vous
-à la place des écus; ce n'est point de la fausse monnaie; aussi je vous
-en crois beaucoup moins prodigue que vous ne l'étiez de l'autre.
-
-«Pourquoi y a-t-il si peu de créatures humaines qui vous ressemblent,
-les fondateurs de religion n'auraient pas eu la peine d'imaginer un
-paradis.»
-
-Mme Durival, fidèle à la mémoire de Panpan, se demandait si le temps
-n'était pas venu de tenir la promesse qu'elle avait faite à son ami
-mourant et de publier ses œuvres[211]. Persuadé que le chevalier avait
-gardé pieusement le souvenir de l'ami de sa mère, elle lui écrivit pour
-lui faire part de son projet et solliciter sa collaboration:
-
-«Il serait plus que temps de vous parler d'une chose qui nous intéresse
-tous les deux, c'est la mémoire du bon Panpan. M. d'Estournel, qui est
-un des plus dignes et des meilleurs hommes que je connaisse, s'est
-adressé à moi pour examiner les ouvrages, ou pour mieux dire les jeux
-de notre vieil ami, afin de les mettre, s'il est possible, en état
-d'être imprimés au profit des deux personnes à qui le pauvre homme les
-avait légués. Je doute (entre nous soit dit) que, vu la négligence que
-j'ai connue à l'auteur et la sévérité que je remarque en ce moment parmi
-les lecteurs, l'édition de ces soi-disant œuvres puisse être d'un grand
-rapport. Mais enfin nous le tenterons et nous obtiendrons peut-être,
-d'Estournel et moi, que l'édition se fasse aux frais du gouvernement.
-
- [211] La correspondance entre Boufflers et Mme Durival citée dans
- ce chapitre nous a été communiquée par le capitaine Noël.
-
-«Je compte faire quelques avertissements qui me paraissent nécessaires
-pour transporter de temps en temps le lecteur à Lunéville, car c'est là
-qu'il faut se placer pour voir Panpan dans son jour, mais cela ne
-suffira point, et il faudrait une petite notice du caractère, de la
-conduite et de la vie de ce bon épicurien, qui réunissait tant de
-contraires, qui montrait tant de petitesses, et qui cachait tant de
-grandeurs; qui était l'égal de tous ses amis, sans jamais s'élever ni
-s'abaisser; qui, sous les dehors d'un sujet respectueux, voilait l'âme
-noble d'un républicain; qui dans la faiblesse qu'il affectait a montré
-plus de suite et de constance que beaucoup d'hommes qui aspiraient à la
-force de caractère; qui aimait le monde en bon philosophe, sa patrie en
-bon citoyen, et sa ville en bon bourgeois; qui estimait de la fortune ce
-qu'il lui en fallait et méprisait le reste; enfin un homme qui se
-croyait égoïste en remplissant tous ses devoirs; qui avait plus d'esprit
-qu'il ne s'en trouvait, et qui, au lieu de s'enorgueillir de son mérite,
-s'amusait de ses ridicules...»
-
-Mais Boufflers est vieux, fatigué, aussi la proposition de Mme Durival
-le laisse-t-elle très froid. Il répond cependant, parce qu'il ne peut
-pas faire autrement; mais sous des prétextes plus ou moins habiles, il
-se dérobe et se déclare indigne d'élever un monument à la mémoire de
-Panpan. Mme Durival, qui l'a si bien connu, qui l'a si bien apprécié,
-n'est-elle pas toute désignée pour ce rôle flatteur?
-
-«Je l'ai beaucoup vu, comme vous savez, ma bonne amie, répond le
-chevalier, mais dans un temps où je n'étais rien moins qu'observateur,
-dans un temps où la servante de Molière m'aurait distrait de son maître;
-je connais très peu des événements de sa vie... tout ce que j'en dirais
-ne serait point assez détaillé ni assez ressemblant.
-
-«C'est à vous que je voudrais confier le soin de le peindre et de le
-raconter; votre esprit prématuré vous a mise à portée, dès votre
-première jeunesse, de juger de son âge mûr; vous ne l'avez presque pas
-quitté, vous pourriez mieux que personne, tant d'après ses récits que
-d'après ceux des autres, le suivre dans tout le cours de sa vie, qui
-ressemble à une longue navigation à petit vent sur une eau tranquille;
-et, présenté par vous dans ses véritables traits, cet homme, si souvent
-offert à la risée de ses contemporains, pourrait prétendre aux
-applaudissements de la postérité.»
-
-Le résultat fut qu'on ne donna aucune suite aux idées de Mme Durival et
-que les œuvres littéraires de Panpan demeurèrent dans l'éternel oubli.
-
-Quand l'Institut fut constitué, Boufflers fut appelé à en faire partie.
-En 1805 il prononça l'éloge de son oncle le maréchal de Beauvau et aussi
-celui de l'abbé Barthélemy. Il s'empressa d'envoyer ses discours à Mme
-Durival et il lui disait en même temps les attaques injustes et
-violentes auxquelles ses opinions l'exposaient. Il lui écrivait très
-noblement:
-
-«Vous avez paru contente de l'éloge de M. Barthélemy?. J'aime bien mieux
-que vous en jugiez d'après vous que d'après quelques journalistes, qui
-pourraient ou trop l'exalter ou trop le dépriser, selon qu'ils auront le
-noble courage de soutenir les hommes accusés de philosophie, ou l'audace
-honteuse de les insulter; ce n'est pas que je sois d'aucun parti, car
-tout parti a un projet, et je n'en ai point d'autre que de vieillir
-tranquillement; mais, dût-il m'en coûter le repos de ma vie, je m'en
-tiens à penser selon ma raison et à parler selon ma pensée, également
-éloigné de vouloir maîtriser l'opinion d'autrui, ou asservir la mienne;
-du reste, je ne me mêle d'aucune querelle, quoiqu'on m'en fasse
-beaucoup, et je n'y réponds que par le mépris qui est dû à des ennemis
-qu'on ne connaît pas. Souvent même je jouis intérieurement de
-l'absurdité de presque toutes les injures que je reçois et je me
-persuade au moins que ceux de qui elles me viennent n'en pensent rien.»
-
-Jamais le chevalier ne laisse parler son cœur comme avec Mme Durival.
-Elle était la grande amie de sa mère, elle est pour lui la dernière
-survivante d'une époque adorable à jamais disparue. Il aime à lui
-raconter sa vie, à lui parler de son intérieur, de sa femme, et il le
-fait en termes délicieux:
-
-«Cet intérieur est plus heureux que s'il était plus brillant. En perdant
-mes avantages, mes biens et mes espérances, j'ai vu que je n'avais perdu
-que des apparences et que la réalité me restait. Tout notre véritable
-avoir consiste dans la pensée et le sentiment, et à cet égard chaque
-homme est au dedans de lui une vraie mine, plus ou moins riche...
-
-«Toutes mes affections sont à peu près concentrées dans une personne que
-vous feriez l'héritière de votre passion pour ma mère, comme j'en ai
-fait l'héritière de son nom. Vous retrouveriez presque à chaque instant
-la même âme, les mêmes goûts, le même esprit, la même égalité dans le
-fonds, la même variété dans la forme, et ces caprices innocents, et ces
-traits inattendus, et cette grâce indéfinissable, et en même temps cette
-simplicité incorruptible que nous avons admirée dans votre ancienne amie
-jusque dans les dernières années...
-
-«En disant, en vérité, que notre fortune nous suffit, c'est lui faire
-honneur et à nous encore davantage. Cependant Horace ne nous a pas
-trompés en nous disant tant de bien de la médiocrité; il n'y a que
-manière de s'y prendre avec elle pour en tirer parti; elle ressemble à
-un instrument borné, mais qui suffit à un virtuose, et qui a le mérite
-de garder mieux l'accord parce qu'il a moins de cordes. Une grande
-fortune a trop de tenants et d'aboutissants, elle exige encore plus de
-vous qu'elle ne vous donne... enfin un grand vaisseau est toujours plus
-difficile à gouverner qu'une chaloupe.
-
-«Vous parlerai-je à présent de ma demeure? J'en ai deux, l'une à la
-campagne, mais c'est à peu près comme celles du rat de ville et du rat
-des champs, c'est-à-dire deux trous. Dans notre appartement de ville
-nous remplaçons un commissaire de quartier que l'humidité en avait
-chassé. Quant à notre maison de campagne, elle conviendrait mieux à un
-vicaire qu'à un curé, mais elle a du moins, à nos yeux, le mérite de
-nous appartenir.
-
-«Tout notre domaine consiste dans un assez grand jardin fruitier et
-potager qui promet beaucoup au printemps, et qui, selon la triste
-coutume de la nature, tient peu en automne. Mais ce jardin, tantôt béni,
-tantôt maudit, nourrit ses maîtres et même il les abreuve, car j'y ai
-une petite vigne avec un petit pressoir, et nous avons le bon esprit, et
-peut-être la bonne bêtise, de trouver notre vin le meilleur des environs
-de Paris à plus de vingt lieues à la ronde; et nous trouvons du moins
-qu'il n'y a point de plus douce ivresse que de s'enivrer à son tonneau.»
-
-Il achève de peindre sa situation morale par cette phrase exquise et
-d'une si charmante philosophie:
-
-«Voilà ma situation: si je n'ai pas davantage, c'est la faute du sort;
-si je n'ai point assez, c'est la mienne.»
-
-Pas une lettre du chevalier où il ne couvre d'éloges la vieille amie de
-sa mère, où il ne rende justice pleine et entière aux rares qualités de
-son esprit et de son cœur. En 1806 il lui écrit encore:
-
- «Paris, 4 octobre 1806, rue Verte Saint-Honoré, no 36.
-
-«... Vous vous ressemblerez donc toujours, chère et brave amie,
-c'est-à-dire que vous serez toujours nouvelle et que personne autre ne
-vous ressemblera jamais. Le temps a beau faire, il n'a pas plus de prise
-sur votre esprit que le fer sur le diamant, et s'il y touche, c'est pour
-le brillanter... Tâchez, si jamais le sort me permet de revoir ma
-patrie, que j'y retrouve au moins celle qui, avec ma mère, en faisait
-l'ornement. Je vous vois d'ici comme je vous ai vue pendant les deux
-charmants jours que j'ai passés à Sommerviller, vous mettant tout
-naturellement à la portée de chacun, et au-dessus de tous par la
-simplicité de vos manières et la hauteur de vos sentiments; montrant
-sans affectation et sans effort comment il faut supporter les coups de
-la fortune, les peines de la vie et même l'injustice des hommes; aidant
-les uns de vos conseils, les autres de vos bienfaits, répandant, pour le
-bonheur de tout ce qui vous entoure, votre âme, votre esprit et le peu
-qui vous reste d'argent, car on a pu vous empêcher d'être riche, mais
-non pas d'être généreuse.»
-
-A partir de 1807, Mme de Boufflers commença à souffrir de rhumatismes
-très douloureux et elle se trouvait souvent dans l'impossibilité de
-marcher. On lui conseilla les eaux de Plombières et elle s'y rendait
-chaque année dans l'espoir de trouver un soulagement à ses maux. Le
-chevalier l'y accompagnait toujours et il était impossible de voir mari
-plus tendre, plus attentif pour sa vieille compagne; il ne la quittait
-jamais; tantôt on le voyait lui donnant le bras pour l'aider à marcher;
-tantôt, quand les souffrances étaient trop vives, il la traînait dans
-une petite voiture en l'entourant de soins maternels.
-
-Touchée d'une si persistante affection, Mme de Boufflers écrivait à son
-fils le 31 juillet 1809:
-
-«J'ai pu aujourd'hui monter sur les montagnes avec ce bon petit père qui
-me portait un peu, non sur son dos, mais sur son bras, car il est d'une
-complaisance extrême pour moi et l'édification de tout Plombières. Tout
-le monde dit qu'on n'a jamais vu un aussi bon mari.»
-
-En 1810, pendant son séjour annuel à Plombières, Boufflers apprit que
-Mme Durival venait d'être frappée de paralysie et que la marche lui
-était devenue impossible; c'est la malade elle-même qui s'était chargée
-d'annoncer la triste nouvelle. Le chevalier lui écrit pour la consoler
-ces lignes touchantes:
-
- «Plombières, ce 1er septembre 1810.
-
-«Ne vous plaignez ni du sort ni du temps, ma trop aimable amie. Je
-m'attristerais pour toute autre de ce que vous me dites de vous et des
-échecs que l'âge vous a portés, parce que je la croirais malheureuse;
-mais vous, si vous l'étiez, vous pécheriez contre vous-même et contre je
-ne sais quel bienfaiteur invisible qui, depuis que nous ne sommes plus
-jeunes, se plaît à vous dédommager au centuple de tout ce que vous
-perdez, et remplace pour vous des fleurs par des diamants.
-
-«Le don de penser vaut mieux cent fois que jeunesse et richesse
-ensemble, mais le don d'aimer le surpasse encore, et je vois, et je lis
-avec délices, que ce vilain monstre invisible, qui rogne tout en
-attendant qu'il abîme tout, vous a laissé votre cœur tout entier. La
-paralysie n'a pas été jusque-là.»
-
-On se rappelle qu'en 1786, après la mort de Mme de Boufflers, le prince
-de Beauvau avait envoyé à Mme Durival, en souvenir de la fidèle amie
-qu'elle venait de perdre, une boîte enrichie de diamants, précieux
-souvenir de famille.
-
-En 1810, peu après son attaque de paralysie, Mme Durival, croyant sa fin
-prochaine, voulut restituer cette relique au chevalier, comme un nouveau
-gage d'amitié et d'intérêt. Elle chargea son amie, Mme Noël, qui se
-rendait à Paris, de la remettre à Boufflers. Ce dernier, touché d'une si
-délicate attention, répond à Mme Durival:
-
-
- «Ce 24 septembre 1810.
-
-«Il faut que vous ayez presque autant d'esprit que de bonté, chère amie:
-je dis _presque_, parce que ce qui vaut le mieux est sûrement ce dont
-vous avez le plus. Vous avez deviné ce qui me charmerait, ce qui me
-toucherait de préférence à tout le reste dans les souvenirs de notre
-ancienne félicité, et vous m'envoyez ce que j'ai vu cent fois, mille
-fois dans les mains de ma (j'ai pensé dire de notre) pauvre mère, et
-qui a toujours l'air de m'annoncer qu'elle va reparaître d'un moment à
-l'autre dans ma chambre. Je cherche des paroles pour vous exprimer ce
-que je sens, vous seule pourriez me les fournir...»
-
-«Nous avons vu, Mme de Boufflers et moi, Mme Noël avec un vrai plaisir.
-Elle m'a paru digne de la fée qui a présidé à son éducation, et la
-manière dont elle m'a parlé de vous m'a prouvé que son esprit s'était
-élevé jusqu'à vous juger, c'est-à-dire à vous admirer, ce qui est
-synonyme[212].»
-
- [212] Ainsi que nous l'avons déjà dit, ce sont les descendants
- directs de Mme Noël qui, avec la plus extrême obligeance, nous
- ont confié les documents dont ils avaient hérité de Mme Durival.
-
-Il ajoute:
-
-«Je vous envoie mon essai _Sur le libre arbitre_, dont on a dit plus de
-mal que je n'en pense, avec deux pauvres petits contes qui m'ont paru
-avoir assez de succès. Le métier d'écrire, même pour vivre, serait fort
-joli, si on n'avait pas d'ordinaire encore plus _d'ennemis_ écrivains
-que _d'amis_ lecteurs... mais c'est l'armée de Cadmus et ces braves
-gens-là voudraient s'entretuer jusqu'au dernier.»
-
-«Portez-vous de votre mieux, chère amie; conservez soigneusement la
-moitié de votre personne et tâchez de retrouver l'autre. Et pourquoi ne
-viendriez-vous pas pour cela à Bourbonne, où ma femme compte aller
-l'année prochaine pour mettre la dernière main à sa guérison que les
-eaux de Plombières n'ont fait qu'ébaucher. Mais dans tous les cas, nous
-faisons le ferme propos d'aller à Sommerviller respirer l'air de
-l'amitié, que je regarde comme la médecine universelle.»
-
-A la lettre de son mari Mme de Boufflers avait ajouté ces quelques
-lignes:
-
-«Je suis trop accoutumée à partager les sentiments de M. de Boufflers
-pour ne pas me réjouir d'avance du plaisir qu'il se promet et qu'il veut
-me procurer. Et comment ne pas aimer une personne qui lui conserve une
-si douce amitié, et qui met tant de grâce et de délicatesse dans sa
-manière de le lui prouver? Permettez-moi, madame, de joindre ma
-reconnaissance à la sienne et de vous demander une petite part dans des
-sentiments qui font son bonheur.»
-
-En 1813 Mme de Boufflers éprouva une des plus douloureuses émotions de
-sa vie. Elle avait pour son fils Elzéar une affection profonde et elle
-souffrait cruellement quand il n'était pas auprès d'elle. Or le
-malheureux jeune homme s'était épris pour Mme de Staël d'une passion si
-violente qu'il passait sa vie à Coppet, aux pieds de l'enchanteresse.
-Boufflers, ému de la douleur de sa femme, ne craignit pas de s'adresser
-à Mme de Staël elle-même pour la supplier de renvoyer ce jeune homme à
-une mère désespérée. Enfin on put arracher Elzéar aux charmes de Coppet
-et le ramener sous le toit maternel. Mais une correspondance ardente
-trompait les rigueurs de la séparation. Quelle fut la douleur de Mme de
-Boufflers quand un matin, à cinq heures, la police fit irruption dans
-son domicile, et qu'elle vit son fils arrêté et enfermé à Vincennes. Il
-était accusé de correspondance avec les ennemis de l'État.
-
-Mme de Boufflers mit en mouvement tous ses amis pour obtenir la liberté
-du prisonnier.
-
-Le chevalier, de son côté, fit les démarches les plus actives en faveur
-de son beau-fils; certes il ne pouvait cacher qu'il avait été en
-relation avec la «pernicieuse» Mme de Staël, mais il «engageait sa tête»
-(ce n'est point, disait-il, une manière de parler) que de sa vie on
-n'aurait plus un reproche à lui faire[213].
-
-Grâce à ces démarches, le jeune homme finit, après plusieurs mois de
-détention, par être rendu à sa mère.
-
-Le 15 juin 1814, Boufflers fut nommé par le roi administrateur
-adjoint de la bibliothèque Mazarine. Il ne devait pas jouir
-longtemps de ces nouvelles fonctions. Sa santé devenait de jour
-en jour plus critique, bientôt il lui fut impossible de quitter sa
-chambre; après avoir langui quelques jours, celui qui appelait
-plaisamment la vie «une maladie mortelle», et qui avait été un des
-hommes les plus spirituels et les plus brillants de son temps,
-s'éteignait tristement et obscurément, le 19 janvier 1815, dans
-son modeste logis de la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Il était
-âgé de 77 ans[214].
-
- [213] Le chevalier aimait beaucoup Elzéar de Sabran. Il disait de
- lui: «Je le considère comme mon fils, il n'y manque que la
- façon.»
-
- [214] Voici l'acte de décès du chevalier:
-
- «Du 19 janvier mil huit cent quinze à midi, acte de décès de
- Monsieur Stanislas-Jean, marquis de Boufflers, ancien maréchal des
- camps et armées du Roi, chevalier de l'ordre royal et militaire de
- Saint-Louis et de la Légion d'honneur, membre de l'Académie
- française, décédé hier, en son hôtel, rue du faubourg
- Saint-Honoré, no 114, à quatre heures du matin, âgé de
- soixante-dix-sept ans, marié à dame Françoise-Éléonore Dejean de
- Manville.
-
- «Le comte Elzéar DE SABRAN; BERTSCHER;
- RENDU.»
-
-Occupé des autres jusqu'à ses derniers moments, il disait qu'il
-préférait laisser à ceux qu'il aimait un doux souvenir plutôt que des
-regrets douloureux et il avait demandé qu'on inscrivît sur sa tombe ces
-seuls mots: «Mes amis, croyez que je dors[215].»
-
-Ses volontés furent respectées et ces quelques mots furent gravés sur la
-petite colonne qu'on éleva sur sa sépulture au Père-Lachaise, entre les
-tombeaux de Delille et de Saint-Lambert.
-
-Mme de Boufflers survécut douze ans à son mari. «Ses malheurs et ses
-infirmités n'avaient pu altérer son égalité d'humeur: toujours bonne,
-toujours aimable, elle conservait ce charme qui plaît et qui attire, a
-écrit d'elle Mme Vigée-Lebrun.»
-
-Elle eut la douleur, en 1826, de perdre sa fille Delphine de Custine,
-minée par son amour pour Chateaubriand.
-
-Elle la suivit de près dans la tombe, car elle succomba le 27 février
-1827.
-
- [215] Il avait autrefois composé pour lui-même cette épitaphe:
-
- CI-GIT UN CHEVALIER QUI SANS CESSE COURUT;
- QUI SUR LES GRANDS CHEMINS NAQUIT, VÉCUT, MOURUT,
- POUR PROUVER CE QU'A DIT LE SAGE
- QUE NOTRE VIE EST UN VOYAGE.
-
-Elle avait composé pour elle-même cette épitaphe:
-
- A la fin, je suis dans le port,
- Qui fut de tout temps mon envie;
- Car j'avais besoin de la mort
- Pour me reposer de la vie.
-
-Mme Durival mourut en 1819 dans sa petite campagne de Sommerviller, où
-se trouve encore sa tombe.
-
-Avec elle s'éteignait la dernière représentante de toute cette brillante
-pléiade, qui avait fait autrefois l'éclat et le charme de la cour de
-Lunéville, de tous ces aimables Épicuriens que nous avons suivis à
-travers leur existence, et que nous avons vus peu à peu vieillir,
-s'attrister et disparaître dans l'éternel repos.
-
-En cherchant à reconstituer les gracieuses figures de Mmes de Boufflers,
-de Boisgelin, de Sabran, de Lenoncourt, de Brancas, de Durival, etc.,
-les spirituelles physionomies du chevalier, de Panpan, de Saint-Lambert,
-de Cerutti, etc., nous avons eu particulièrement pour but de faire un
-tableau de la vie intime d'une certaine classe de la société au
-dix-huitième siècle, et pour lui donner un cachet de sincérité
-indiscutable, nous avons voulu que tous nos personnages fussent «peints
-par eux-mêmes». Nous nous sommes donc volontairement effacé et nous leur
-avons laissé la parole le plus souvent possible. Mais en pénétrant dans
-leur vie de chaque jour, en prenant part à leurs joies, à leurs peines,
-à leurs faiblesses, nous avons fini par croire que nous vivions nous
-aussi dans leur intimité, et nous les avons bientôt considérés comme
-des amis, des amis très chers, très attachants.
-
-C'est avec une mélancolie profonde que nous disons un éternel adieu à
-toute cette petite société que nous avons eu tant de charme à évoquer et
-dont la fréquentation, depuis quelques années, a fait toute la douceur
-et tout l'agrément de notre vie.
-
-Puissions-nous l'avoir sauvée de l'oubli et avoir inspiré pour elle à
-nos lecteurs quelque sympathie!
-
-
-
-
-TABLE DES MATIÈRES
-
-
- AVERTISSEMENT I
-
- PRÉFACE V
-
-
- CHAPITRE PREMIER
-
- 1766-1767
-
- La Lorraine après la mort de Stanislas.--Départ des principaux
- personnages de la Cour.--Le maréchal de Bercheny, le comte
- de Tressan, l'abbé Porquet, la marquise de Lenoncourt, etc.,
- quittent Lunéville 1
-
-
- CHAPITRE II
-
- 1766-1767
-
- Départ de Mme de Boufflers pour le Languedoc.--Son séjour à
- Toulouse.--Correspondance avec Voltaire.--Mme de Boufflers
- à Paris.--Elle va prendre les eaux de Plombières.--Projets de
- voyage en Suisse 16
-
-
- CHAPITRE III
-
- 1768-1770
-
- Séjour de Mme de Boufflers à Paris.--Ses relations: la maréchale
- de Mirepoix, la maréchale de Luxembourg, la comtesse de Boufflers,
- la vicomtesse de Cambis, la comtesse de Boisgelin, Saint-Lambert,
- le prince de Bauffremont, Mme du Deffant, etc.--Évolution
- de la société 33
-
-
- CHAPITRE IV
-
- 1768-1770
-
- Séjour de Mme de Boufflers à Paris.--Sa correspondance avec
- Panpan 50
-
-
- CHAPITRE V
-
- 1767-1771
-
- Le chevalier de Boufflers à Paris.--Ses succès.--Ses poésies
- légères.--Son adoration pour sa mère.--Ses relations avec le
- duc et la duchesse de Choiseul 77
-
-
- CHAPITRE VI
-
- 1769-1770
-
- Mariage du duc de Chartres.--Présentation de Mme du Barry.--Mme
- de Mirepoix consent à voir la favorite.--Elle se brouille
- avec son frère.--Mme du Deffant et la marquise de Boufflers.--«Les
- oiseaux de Steinkerque».--Saint-Lambert.--Le poème des
- _Saisons_.--Clément au Fort l'Évêque 96
-
-
- CHAPITRE VII
-
- 1770
-
- La marquise de Lenoncourt quitte Paris.--Mme de Boufflers songe
- à suivre son exemple 111
-
-
- CHAPITRE VIII
-
- 1770-1771
-
- Départ du chevalier de Boufflers pour la Hongrie.--Son séjour
- au camp des Confédérés.--Ses déceptions.--Son retour à Vienne 130
-
-
- CHAPITRE IX
-
- 1771
-
- Exil du duc de Choiseul.--Réception du prince de Beauvau à
- l'Académie.--Disgrâce du prince.--Mme de Boufflers et le
- prince de Bauffremont.--Voyage de M. de Bauffremont à
- Chanteloup.--Mme de Boufflers à Montmorency.--M. de Bauffremont
- achète une propriété dans la vallée.--Tressan vient également
- s'y installer 150
-
-
- CHAPITRE X
-
- 1771
-
- Retour de Mme de Boufflers en Lorraine.--Joie de tous ses amis.--La
- demeure de Panpan à Lunéville.--Mme Durival à Sommerviller.--La
- duchesse de Brancas et le château de Fléville.--L'abbé
- Quénard.--Cerutti.--Son intimité avec Panpan et
- Mme Durival 169
-
-
- CHAPITRE XI
-
- 1771-1772
-
- Correspondance de Mme de Boufflers avec Panpan 185
-
-
- CHAPITRE XII
-
- 1773-1774
-
- Voyage de Mme de Boufflers à Paris.--Les assiduités du prince
- de Bauffremont.--Correspondance avec Panpan.--Mort de
- la princesse de Talmont.--Dîner du jour de l'an chez
- Mme du Deffant.--Surprise à Mme de Luxembourg.--Mort de
- Louis XV.--Réconciliation de M. de Beauvau et de Mme de
- Mirepoix.--Mort du marquis de Boufflers.--Maladie grave
- du chevalier 208
-
-
- CHAPITRE XIII
-
- 1775-1777
-
- Mme de Boufflers et Mme de Lenoncourt à Nancy.--Leur désir
- d'avoir Panpan auprès d'elles.--Résistance de Panpan.--Mauvaise
- santé de Mme de Lenoncourt. 230
-
-
- CHAPITRE XIV
-
- 1775-1776
-
- Correspondance du chevalier de Boufflers avec Mme de Boisgelin 247
-
-
- CHAPITRE XV
-
- 1775-1778
-
- Difficulté de retrouver l'acte de naissance du chevalier de
- Boufflers.--Épidémie d'influenza à Paris.--Le remède de
- Tressan.--Mme de Mirepoix se casse la jambe.--Mme de Boufflers
- loue la Malgrange à son fils.--Le chevalier sous-loue un
- pavillon à M. de Bauffremont.--Le prince de Beauvau à
- Plombières.--Son séjour à Ferney.--Voltaire à Paris.--Sa mort 266
-
-
- CHAPITRE XVI
-
- 1778
-
- Le chevalier de Boufflers et Mme de Sabran 286
-
-
- CHAPITRE XVII
-
- 1778-1779
-
- Maladie grave de Mme de Boufflers.--Correspondance avec
- Panpan.--Supplique de Panpan pour obtenir une pension 310
-
-
- CHAPITRE XVIII
-
- 1779-1781
-
- Maladie du prince de Beauvau.--Il demande à Mme de Boufflers
- de venir le voir.--Panpan accompagne la marquise à
- Paris.--Agréable séjour dans la capitale.--Guérison de M.
- de Beauvau.--Réconciliation de Panpan et de Saint-Lambert 333
-
-
- CHAPITRE XIX
-
- 1779-1780
-
- L'abbé Porquet.--Visite de Mme de Boufflers à Franconville.--Tressan,
- Saint-Lambert et Mme d'Houdetot.--Tressan est
- nommé à l'Académie.--Mmes de Boufflers et de Mirepoix chez le
- duc de Nivernais.--Maladie de Manon.--Départ de Mme de
- Boufflers et de Panpan pour la Lorraine 353
-
-
- CHAPITRE XX
-
- 1779-1780
-
- Séjour du chevalier de Boufflers à Douai et à Boulogne 370
-
-
- CHAPITRE XXI
-
- 1780
-
- Goût persistant de Panpan pour la poésie.--Ses vers à Mme de
- Boufflers, Mme de Boisgelin, etc.--Joute poétique avec
- Mme Durival 389
-
-
- CHAPITRE XXII
-
- 1781-1783
-
- Vie de Mme de Boufflers en Lorraine.--Correspondance avec
- Panpan.--Réception de Tressan à l'Académie.--Le chevalier
- vient avec son régiment à Joinville.--Ses visites à Nancy et
- à la Malgrange 404
-
-
- CHAPITRE XXIII
-
- 1781-1783
-
- La vie à Fléville.--Cerutti à Paris.--Mme Durival perd
- sa mère.--Sa douleur 418
-
-
- CHAPITRE XXIV
-
- 1782-1784
-
- Correspondance de Mme de Boufflers avec Panpan.--Mort de
- Tressan.--Le magnétisme.--Mesmer.--Les ballons.--Mort
- de Mme de Brancas 431
-
-
- CHAPITRE XXV
-
- 1783-1786
-
- Difficultés entre Mme de Sabran et le chevalier de Boufflers.--Mme
- de Boufflers et le prince Henri.--Dernière lettre de Mme
- de Boufflers.--Départ du chevalier pour le Sénégal.--Son
- séjour.--Mort de Mme de Boufflers 449
-
-
- ÉPILOGUE
-
-
- CHAPITRE PREMIER
-
- 1786-1787
-
- Règlement des affaires d'intérêt.--Séjour de Boufflers à
- Paris.--Son départ pour Lorient.--Séjour au Sénégal.--Retour
- en France 471
-
-
- CHAPITRE II
-
- 1786-1788
-
- Lettre du prince de Beauvau à Mme Durival.--Panpan obtient
- une pension.--Mort de Marianne, de Mme de Bassompierre.--Craintes
- de Panpan pour ses pensions.--Sollicitude de Mme de
- Boisgelin.--Voyage du chevalier en Lorraine.--Il est nommé à
- l'Académie française 487
-
-
- CHAPITRE III
-
- 1788-1793
-
- Pénible situation de M. de Boisgelin.--Ses démêlés avec
- Martin.--Cerutti prend parti pour les idées nouvelles.--Sa
- mort.--Le prince de Beauvau pendant la Révolution.--Sa
- correspondance avec sa nièce.--Mort du prince.--Douleur de
- Mme de Beauvau 496
-
-
- CHAPITRE IV
-
- 1794-1803
-
- M. et Mme de Boisgelin devant le tribunal révolutionnaire.--Leur
- mort.--Les derniers jours de Panpan.--Mort de l'abbé
- Porquet.--Saint-Lambert et Mme d'Houdetot.--Mort de
- Saint-Lambert 514
-
-
- CHAPITRE V
-
- 1789-1800
-
- Le chevalier de Boufflers et Mme de Sabran pendant la
- Révolution.--Leur séjour à Wimislow.--Leur retour à Paris
- en 1800 525
-
-
- CHAPITRE VI
-
- 1800-1825
-
- Correspondance du chevalier avec Mme Durival.--Arrestation
- d'Elzéar de Sabran.--Mort du chevalier.--Mort de Mme de
- Boufflers.--Mort de Mme Durival 537
-
-
-PARIS.--TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.--9352.
-
-
-
-
-
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-le chevalier de Boufflers, by Gaston Maugras
-
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- </head>
-<body>
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-
-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of La Marquise de Boufflers et son fils, le
-chevalier de Boufflers, by Gaston Maugras
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-
-Title: La Marquise de Boufflers et son fils, le chevalier de Boufflers
-
-Author: Gaston Maugras
-
-Release Date: March 30, 2016 [EBook #51606]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MARQUISE DE BOUFFLERS ***
-
-
-
-
-Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
-Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/Canadian Libraries)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-
-<div class="tnote">
-<p>Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.
-L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.
-Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.</p></div>
-
-
-<h1><span class="large">LA</span><br />
-<span class="xlarge">MARQUISE DE BOUFFLERS</span><br />
-<span class="medium">ET SON FILS</span><br />
-LE CHEVALIER DE BOUFFLERS</h1>
-
-<h2 class="normal">DU MÊME AUTEUR</h2>
-
-<table id="pub" summary="volumes">
-<tr>
-<td class="tdl"><b>Le Duc et la Duchesse de Choiseul.</b> <i>Leur vie intime, leurs
-amis et leur temps</i>. 8<sup>e</sup> édition. Un volume in-8<sup>o</sup> avec des gravures
-hors texte et un portrait en héliogravure</td>
-<td class="tdr">7fr.50</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl"><b>La Disgrâce du duc et de la duchesse de Choiseul.</b> <i>La
-vie à Chanteloup, le retour à Paris, la mort</i>. 5<sup>e</sup> édition.
-Un volume in-8<sup>o</sup> avec gravures et portrait</td>
-<td class="tdr">7fr.50</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl"><b>Le Duc de Lauzun et la cour intime de Louis XV.</b> 10<sup>e</sup> édition.
-Un vol. in-8<sup>o</sup> avec un portrait
-(<i>Couronné par l'Académie française, prix Guizot.</i>)</td>
-<td class="tdr">7fr.50</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl"><b>Le Duc de Lauzun et la cour de Marie-Antoinette.</b> 7<sup>e</sup> édition.
-Un vol. in-8<sup>o</sup>
-(<i>Couronné par l'Académie française, prix Guizot.</i>)</td>
-<td class="tdr">7fr.50</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl"><b>Les Demoiselles de Verrières.</b> Nouvelle édition. Un vol. in-16
-avec deux portraits</td>
-<td class="tdr">3fr.50</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl"><b>L'Idylle d'un gouverneur.</b> <i>La Comtesse de Genlis et le Duc
-de Chartres.</i> 2<sup>e</sup> édition. In-8<sup>o</sup> avec portrait</td>
-<td class="tdr">1fr.50</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl"><b>La Cour de Lunéville au dix-huitième siècle.</b> 11<sup>e</sup> édition.
-Un volume in-8<sup>o</sup> avec une héliogravure</td>
-<td class="tdr">7fr.50</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl"><b>Les Dernières années de la Cour de Lunéville.</b> Un volume
-in-8<sup>o</sup> avec une héliogravure</td>
-<td class="tdr">7fr.50</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl"><b>Voltaire et Jean-Jacques Rousseau.</b> (Épuisé.)</td>
-<td class="tdr">1 vol.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl"><b>Trois mois à la cour de Frédéric.</b> (Épuisé.)</td>
-<td class="tdr">1 vol.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl"><b>Les Comédiens hors la loi.</b> (Épuisé.)</td>
-<td class="tdr">1 vol.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl"><b>La Duchesse de Choiseul.</b> (Épuisé.)</td>
-<td class="tdr">1 vol.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl"><b>Journal d'un étudiant pendant la Révolution.</b> (Épuisé.)</td>
-<td class="tdr">1 vol.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl"><b>L'Abbé F. Galiani.</b> Correspondance. (En collaboration avec
-Lucien Perey.) <i>Couronné par l'Académie française</i></td>
-<td class="tdr">2 vol.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl"><b>La Jeunesse de Madame d'Épinay.</b> (En collaboration avec
-Lucien Perey.) <i>Couronné par l'Académie française</i></td>
-<td class="tdr">1 vol.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl"><b>Les Dernières Années de Madame d'Épinay.</b> (En collaboration
-avec Lucien Perey.) <i>Couronné par l'Académie française</i></td>
-<td class="tdr">1 vol.</td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl"><b>La Vie intime de Voltaire aux Délices et à Ferney.</b> (En
-collaboration avec Lucien Perey.)</td>
-<td class="tdr">1 vol.</td>
-</tr>
-</table>
-
-<div class="frontmatter">
-<p>PARIS.&mdash;TYP. PLON-NOURRIT ET C<sup>ie</sup>, 8, RUE GARANCIÈRE.&mdash;9352.</p>
-</div>
-
-
-<div class="figcenter">
-<img src="images/frontispiece.jpg" width="600" height="712" alt="" />
-</div>
-<p class="caption">
-Héliogr. Chauvet<span class="i4">Imp. Eudes</span><br />
-<span class="small1">Marie-Françoise-Catherine de Beauvau</span><br />
-<span class="small1">Marquise de Boufflers 1711-1786</span><br />
-<span class="small"><i>Miniature appartenant à Madame la Comtesse de Beaulaincourt</i></span><br />
-<span class="xs">Plon-Nourrit &amp; C<sup>ie</sup> Edit.</span></p>
-
-<div class="topspace titlepage">
-<p><span class="large">LA MARQUISE</span><br />
-<span class="xxlarge">DE BOUFFLERS</span><br />
-<span class="medium">ET SON FILS</span><br />
-<span class="large">LE CHEVALIER DE BOUFFLERS</span><br />
-<span class="xs">PAR</span><br />
-<span class="medium">GASTON MAUGRAS</span></p>
-<hr class="deco" />
-<p class="small"><i>Avec un portrait en héliogravure</i></p>
-<hr class="deco" />
-<p class="small">Neuvième édition</p>
-
-<div class="figcenter">
-<img src="images/logo.jpg" width="100" height="129" alt="" />
-</div>
-
-<p><span class="large">PARIS</span><br />
-<span class="medium">LIBRAIRIE PLON</span><br />
-<span class="small1 medium">PLON-NOURRIT et C<sup>ie</sup>, IMPRIMEURS-ÉDITEURS</span><br />
-<span class="small">8, RUE GARANCIÈRE&mdash;6<sup>e</sup></span></p>
-<hr class="deco" />
-<p><span class="medium">1907</span><br />
-<span class="xs"><i>Tous droits réservés</i></span></p>
-</div>
-
-
-<div class="topspace frontmatter">
-<p><span class="xs">Tous droits de reproduction et de traduction</span><br />
-<span class="xs">réservés pour tous pays.</span></p>
-<p><span class="xs">Published 10 April 1907.</span></p>
-<p><span class="xs">Privilege of copyright in the United States</span><br />
-<span class="xs">reserved under the Act approved March 3<sup>d</sup> 1903</span><br />
-<span class="xs">by Plon-Nourrit et C<sup>ie</sup>.</span></p>
-</div>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenumh"><a id="Page_I"> I</a></span></p>
-<h2 class="normal">AVERTISSEMENT</h2>
-</div>
-
-<p>Nous présentons aujourd'hui au public le troisième
-et dernier volume de l'ouvrage que nous avions entrepris
-de consacrer à Mme de Boufflers, à sa famille et à
-ses amis.</p>
-
-<p>Au cours de notre récit nous avons été amené à
-faire une assez large place au roi Stanislas et à son
-entourage. A cette occasion on nous a reproché de ne
-pas avoir suffisamment rendu justice aux recherches, à
-la science, et aux importants travaux d'un certain
-nombre d'érudits lorrains.</p>
-
-<p>En énumérant les ouvrages que nous avions consultés
-et en spécifiant que nous leur avions fait «de
-nombreux emprunts», nous pensions avoir indiqué de
-quelle ressource ils avaient été pour nous. Cependant,
-comme rien ne saurait être plus éloigné de nos intentions
-que de paraître diminuer les mérites de nos confrères,
-nous tenons à rendre de nouveau un loyal et
-légitime hommage à leurs travaux, si savants et si
-<span class="pagenum"><a id="Page_II"> II</a></span>
-complets, et aux précieux documents et renseignements
-qu'ils nous ont fournis.</p>
-
-<p>C'est ainsi que dans notre <i>Cour de Lunéville au dix-huitième
-siècle</i>, nous avons très largement utilisé le
-travail de M. Pierre Boyé: <i>La Cour de Lunéville en
-1748 et 1749</i>, ou <i>Voltaire chez le roi Stanislas</i>.
-(Nancy, Crépin-Leblond, 1891, in-8<sup>o</sup> de 84 pages.)</p>
-
-<p>Notre deuxième volume avait d'abord paru sous la
-rubrique: <i>Dernières années du roi Stanislas</i>. M. Pierre
-Boyé nous ayant fait observer qu'il était l'auteur d'une
-brochure intitulée <i>les Derniers moments du roi Stanislas</i>
-(Nancy, Lidot, 1898, in-8<sup>o</sup> de 48 pages), une
-modification de titre nous a paru s'imposer, d'autant
-plus que le roi Stanislas n'était nullement le héros de
-notre livre, et nous adoptâmes le titre: <i>Dernières
-années de la cour de Lunéville</i>. M. Pierre Boyé avait
-d'ailleurs déjà consacré au roi Stanislas et à son règne
-une série de douze ouvrages dont plusieurs ont été pour
-nous une très précieuse source de renseignements.
-C'est ainsi que <i>Stanislas Leczinski et le troisième
-traité de Vienne</i> (Paris, Berger-Levrault, 1898, in-8<sup>o</sup>
-de 583 pages), nous a fourni les détails que nous donnons
-sur les projets de remariage du Roi, le rôle de la
-princesse Christine, les tentatives de Stanislas pour
-remonter sur le trône de Pologne.</p>
-
-<p>Les lettres de Stanislas à sa fille, que nous avons
-transcrites, sont toutes tirées de l'édition de M. Boyé:
-<span class="pagenum"><a id="Page_III"> III</a></span>
-<i>Lettres inédites de Stanislas à Marie Leczinska</i> (Paris,
-Berger-Levrault, 1901, in-8<sup>o</sup> de 178 pages). L'étude
-qui précède cette édition, les commentaires qui l'accompagnent,
-et <i>les Derniers moments du roi Stanislas</i>,
-du même auteur, nous ont également beaucoup servi
-pour retracer la vie et la mort du roi de Pologne. Enfin,
-antérieurement à nous, M. Boyé avait exposé les difficultés
-politiques en Lorraine dans une brochure spéciale:
-<i>la Querelle des vingtièmes en Lorraine, l'exil et
-le retour de M. de Chateaufort</i> (Nancy, 1906, in-8<sup>o</sup> de
-31 pages), mais nous n'avons pas eu connaissance de
-cette brochure, parue quelques mois avant notre volume.</p>
-
-<p>Après M. Meaume et avant nous, M. Druou a connu
-et utilisé la correspondance entre Tressan et Devaux
-dont la bibliothèque de Nancy possède des copies faites
-en 1888 par les soins de M. Meaume, sur les originaux
-de la collection Morrisson. M. Druou en a publié de
-nombreux fragments dans ses études sur le chevalier
-de Boufflers et le comte de Tressan. (<i>Mémoires de
-l'Académie de Stanislas</i>, années 1885 et 1889.)</p>
-
-<p>Enfin, on nous a fait observer que les quelques lettres
-de la bibliothèque de Nancy, que nous avions citées
-comme inédites, avaient déjà été utilisées par les historiens
-lorrains. La lettre de Montesquieu à Solignac par
-exemple, citée en appendice, a fait le sujet d'une notice
-de M. Meaume (<i>Mémoires de l'Académie de Stanislas</i>,
-année 1888).</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_IV"> IV</a></span>
-Le journal de Durival avait été à plusieurs reprises
-dépouillé par M. Pierre Boyé pour ses publications
-sur le dix-huitième siècle en Lorraine et par
-M. Christian Pfister pour ses travaux sur l'histoire de
-Nancy.</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_V"> V</a></span></p>
-<h2 class="normal">PRÉFACE</h2>
-</div>
-
-<p>Avant de commencer le récit des dernières années
-de la marquise de Boufflers, nous avons le très agréable
-devoir d'expliquer à nos lecteurs comment les documents
-dont nous avons fait usage sont parvenus entre
-nos mains.</p>
-
-<p>Toutes les lettres du chevalier de Boufflers à sa mère
-et à sa s&oelig;ur, Mme de Boisgelin, nous ont été gracieusement
-offertes par M. le comte de Croze-Lemercier,
-qui bien souvent déjà nous a fait de précieuses communications
-et qui, cette fois encore, a mis à notre disposition,
-avec une bonne grâce dont nous ne saurions
-trop le remercier, les riches documents qui sont entre
-ses mains.</p>
-
-<p>Toute la correspondance de Mme Durival et du chevalier
-de Boufflers, toutes les lettres de Mme de Lenoncourt,
-de Cerutti, tous les papiers de Panpan nous ont
-été confiés par Mme Léon Noël, Mlles de Ravinel et
-le capitaine Noël, héritiers directs de Mme Durival<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">&nbsp;[1]</a>.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_VI"> VI</a></span>
-Nous leur adressons nos plus chaleureux remerciements.</p>
-
-<p>Nous remercions tout particulièrement M. le capitaine
-Noël qui a bien voulu nous guider et nous aider
-dans nos recherches; en lui exprimant ici notre bien
-vive reconnaissance, nous ne faisons que rendre justice
-aux grands services qu'il nous a rendus.</p>
-
-<p>Toute la correspondance de Panpan avec Mme de
-Boufflers fait partie de notre collection d'autographes.</p>
-
-<p>M. le prince de Beauvau, M. le marquis de Marmier,
-M. le capitaine de Conigliano, M. Le Brethon, bibliothécaire
-à la Bibliothèque nationale, nous ont à plusieurs
-reprises fourni de très précieux renseignements
-et nous les prions d'agréer l'expression de notre très
-sincère gratitude.</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_1"> 1</a></span></p>
-<p class="extra">LA MARQUISE DE BOUFFLERS<br />
-<span class="large">ET SON FILS</span><br />
-<span class="xlarge">LE CHEVALIER DE BOUFFLERS<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">&nbsp;[2]</a></span></p>
-<h2 class="normal">CHAPITRE PREMIER<br />
-<span class="medium">1766-1767</span></h2>
-</div>
-
-<p class="hanging indent">
-La Lorraine après la mort de Stanislas.&mdash;Départ des principaux
-personnages de la Cour.&mdash;Le maréchal de Bercheny, le comte
-de Tressan, l'abbé Porquet, la marquise de Lenoncourt, etc.,
-quittent Lunéville.</p>
-
-<p class="space">Souvent, et c'est un des plus tristes côtés de la nature
-humaine, nous ne comprenons la place que certains
-êtres tenaient dans notre vie que lorsque nous les avons
-perdus. C'est seulement quand ils ne sont plus que
-nous songeons à rendre justice à leurs mérites. C'est
-alors seulement que nous comprenons combien ils nous
-étaient chers et à quel point ils contribuaient à notre
-bonheur.</p>
-
-<p>Il en est souvent de même pour les peuples.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_2"> 2</a></span>
-Ce n'est qu'après la mort de Stanislas que la Lorraine
-comprit ce qu'il avait fait pour la défendre, ce
-qu'elle devait à sa paternelle et sage administration, en
-un mot tout ce qu'elle perdait en lui.</p>
-
-<p>La disparition du vieux Roi de la scène du monde
-fut pour les habitants des deux duchés un véritable
-désastre. On avait appelé l'<i>acte de Cession</i> de 1737 la
-première mort du pays. L'année 1766 fut la seconde,
-irrémédiable cette fois.</p>
-
-<p>Du jour au lendemain la Lorraine perdit son autonomie.
-Nancy et Lunéville, du rang de petites et brillantes
-capitales, tombèrent au niveau de villes de
-province de deuxième ordre. L'animation, la gaieté, le
-luxe qu'apportait la présence de la Cour, les nombreux
-étrangers que son éclat et sa réputation attiraient sans
-cesse, tout disparut en un instant. Le commerce devint
-languissant; les habitants désolés virent non seulement
-tarir les sources de leur fortune, mais aussi disparaître
-tout ce qui faisait la gloire et le renom de leur petit
-pays. La vie s'éteignit peu à peu et bientôt régna partout
-une morne tristesse. On voyait croître l'herbe dans
-les cours de tous ces palais aujourd'hui abandonnés,
-naguère encore retentissants du bruit des fêtes et de la
-joie des courtisans.</p>
-
-<p>La France, il faut l'avouer, ne fit rien pour adoucir
-la transition, s'attacher ces nouvelles provinces et leur
-faire oublier par des bienfaits la perte de leur indépendance.
-Louis XV, au contraire, avec une dureté et une
-sécheresse de c&oelig;ur qu'on ne saurait juger trop sévèrement,
-<span class="pagenum"><a id="Page_3"> 3</a></span>
-s'efforça d'effacer brutalement toutes les traces
-du passé. Sa conduite fut du reste d'une si rare inconvenance
-qu'elle souleva une réprobation universelle. Il
-n'eut même pas la pudeur de conserver quelques
-années tous ces monuments, que son beau-père avait
-élevés avec tant de passion et d'amour, toutes ces
-&oelig;uvres charmantes qui avaient fait la joie de sa vie et
-qui rappelaient un règne bienfaisant et glorieux.</p>
-
-<p>Il décida, il est vrai, qu'on conserverait le château de
-Lunéville, mais on le transforma en caserne et on logea
-des troupes dans ces appartements illustrés par la présence
-de Voltaire, de Mme du Châtelet, de Mme de
-Boufflers et de tant d'autres.</p>
-
-<p>Le château de Commercy fut moins favorisé encore.
-C'est en vain que Stanislas, en le léguant à sa fille,
-avait bien spécifié qu'il l'avait créé pour elle, à son
-intention spéciale, qu'il désirait le lui voir habiter;
-Louis XV ne tint aucun compte de dernières volontés
-si respectables et il décida que le château serait abandonné<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">&nbsp;[3]</a>.</p>
-
-<p>La fontaine royale, le château d'eau, le pont d'eau,
-toutes les merveilles créées à grands frais par Stanislas
-subirent le même sort et elles ne tardèrent pas à
-s'effondrer misérablement.</p>
-
-<p>Il en fut de même de toutes ces résidences champêtres,
-de toutes ces délicieuses retraites élevées par
-<span class="pagenum"><a id="Page_4"> 4</a></span>
-le Roi, soit pour son usage personnel, soit pour celui de
-ses courtisans: la Malgrange<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">&nbsp;[4]</a>, Jolivet, Einville,
-Chanteheu, les chartreuses du parc de Lunéville, etc.<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">&nbsp;[5]</a>,
-tout fut démoli et les matériaux mis en vente. On ne
-respecta même pas les chefs-d'&oelig;uvre dont le Roi avait
-orné toutes ces demeures; sculptures, peintures à l'huile
-et à fresque, bas-reliefs, boiseries, tout fut détruit sans
-pitié.</p>
-
-<p>Quant aux bosquets, jardins, parcs, orangeries, cascades,
-pièces d'eau, serres, ménageries, qui entouraient
-ces différentes résidences, on les abandonna complètement.</p>
-
-<p>Les habitants de Lunéville gémissaient sur cette
-destruction générale, mais personne ne la ressentait
-plus douloureusement que Panpan. L'ancien lecteur du
-Roi avait le c&oelig;ur déchiré de voir disparaître peu à peu
-tout ce qu'il avait chanté, tout ce qui avait été sa
-vie, tout ce qui rappelait son bienfaiteur. Il exhalait
-ses plaintes dans ces termes touchants:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Quand je peignais ainsi ces brillantes merveilles,</p>
-<p>Et que tu me prêtais d'indulgentes oreilles,</p>
-<p>Grand Roi, qui t'aurait dit que tes vastes châteaux</p>
-<p>Dureraient encore moins que mes faibles tableaux.</p>
-<p>Quel &oelig;il eût pu percer dans cet avenir sombre?</p>
-<p>Je lis encore ces vers. Tes palais ne sont plus.</p>
-<p>Dans ta tombe enfouis, ils sont tous disparus.</p>
-<div><span class="pagenum"><a id="Page_5"> 5</a></span></div>
-<p>Si leur magnificence a passé comme une ombre,</p>
-<p>A jamais dans nos c&oelig;urs survivront tes vertus!<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">&nbsp;[6]</a></p>
-</div></div>
-
-<p>Stanislas, qui ne pouvait guère soupçonner l'usage
-que le légataire ferait de cette libéralité, avait naïvement
-légué à son gendre le mobilier de tous ses châteaux
-et maisons de plaisance.</p>
-
-<p>Par un arrêté du 17 mars 1766, tout entier de sa
-propre main, Louis XV donna l'ordre de mettre en vente
-immédiatement tous les objets, quelsqu'ils fussent, qui
-garnissaient les habitations royales<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">&nbsp;[7]</a>. Les vieux amis
-de Stanislas eurent la douleur et l'indignation de voir
-vendre à l'encan, sur la place publique, et disperser au
-feu des enchères ces meubles magnifiques, ces véritables
-&oelig;uvres d'art qui avaient appartenu à leur maître vénéré.</p>
-
-<p>Les appartements du château de Lunéville furent à
-moitié dévastés; les riches boiseries du cabinet du Roi
-disparurent; on les retrouva plus tard dans le grenier
-d'un village voisin où elles servaient de cloison<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">&nbsp;[8]</a>.</p>
-
-<p>La pauvre Marie Leczinska n'eut même pas le droit
-d'arracher aux enchères ces meubles familiers dont son
-père aimait à s'entourer et qui lui étaient doublement précieux
-par les souvenirs qui s'y rattachaient. Elle eut seulement
-la permission de sauver du désastre les portraits
-qui se trouvaient dans les appartements du feu Roi<a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">&nbsp;[9]</a>.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_6"> 6</a></span>
-Ce ne furent pas seulement les &oelig;uvres éphémères de
-Stanislas qui disparurent avec lui, la société charmante
-qu'il avait su très habilement grouper et qui faisait tout
-l'agrément de sa Cour ne lui survécut pas un seul jour.
-Tout naturellement, en effet, et par la force même des
-choses, cette société dont il était le lien nécessaire,
-indispensable, se dispersa presque immédiatement.</p>
-
-<p>Sur l'ordre de Louis XV, tous les courtisans qui
-habitaient le château, et ils étaient légion, durent abandonner
-leurs appartements. Ce fut le signal de la
-débâcle. Quelle raison de rester à Lunéville, quand il n'y
-avait plus de Cour, qu'on n'avait plus ni logement, ni
-charges, ni bénéfices d'aucune sorte.</p>
-
-<p>Chacun agit donc suivant sa fantaisie ou les nécessités
-de sa situation; les uns, ceux qui avaient des
-fonctions à la cour de France ou l'espoir d'en obtenir,
-prirent la route de Versailles, les autres retournèrent
-dans leurs châteaux faire des économies et méditer sur
-l'instabilité des choses de ce monde.</p>
-
-<p>Dans le petit cercle intime du Roi et de la favorite,
-le seul dont nous ayons à nous occuper, le plus empressé
-à quitter la Lorraine après la mort du Roi, fut le
-maréchal de Bercheny; son ami disparu, rien ne retenait
-plus le vieux guerrier à Lunéville. Il partit aussitôt
-avec toute sa famille pour la terre de Luzancy,
-qu'il aimait passionnément, et qu'il n'avait quittée qu'à
-<span class="pagenum"><a id="Page_7"> 7</a></span>
-regret pour les splendeurs de la cour de Lorraine. Il
-entraîna avec lui un des plus fidèles serviteurs de Stanislas,
-le comte de Tressan.</p>
-
-<p>La mort de son bienfaiteur avait été de toutes façons
-pour Tressan une véritable catastrophe. Non seulement
-son c&oelig;ur était douloureusement affecté par la perte
-d'un ami très sûr et très aimé, mais il perdait encore
-avec lui tous les bénéfices de sa situation, logement,
-entretien, équipages, émoluments. Pour comble de disgrâce,
-Stanislas ne l'avait honoré dans son testament
-d'aucune faveur particulière<a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">&nbsp;[10]</a>.</p>
-
-<p>Sans ressource et dans une situation financière qui
-s'aggravait chaque jour, qu'allaient devenir Tressan et
-les siens?</p>
-
-<p>Non seulement il fallait vivre, mais il fallait encore
-payer les dettes qui avaient été accumulées depuis
-des années. Harcelé par ses créanciers et ne sachant
-comment subvenir à l'existence de sa famille, le grand
-maréchal ne vit d'autre ressource que de quitter la
-Lorraine et d'aller chercher à la campagne un asile
-modeste où il pût achever l'éducation de ses enfants.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_8"> 8</a></span>
-Autrefois une pareille détermination lui aurait déchiré
-le c&oelig;ur et il n'aurait pu s'y résigner; quitter Mme de
-Boufflers eût été au-dessus de ses forces. Mais les
-temps étaient bien changés. Les rigueurs persistantes
-de la marquise avaient fini, l'âge aussi aidant, par triompher
-de la passion du vieux comte, et il envisageait
-maintenant avec calme une séparation que les circonstances
-lui imposaient impérieusement.</p>
-
-<p>Mis au courant des projets de retraite du grand
-maréchal, M. de Bercheny pensa que le voisinage d'un
-homme agréable et lettré serait une précieuse ressource
-dans sa solitude et il chercha à l'attirer près de lui. Il
-y avait non loin de Luzancy, sur les bords de la Marne,
-un petit village, Nogent-l'Artaud, où il était facile de
-se loger à peu de frais. M. de Bercheny l'indiqua à
-Tressan. Ce dernier trouva le conseil judicieux, et
-bientôt il achetait à Nogent, pour 10,000 livres, une
-maison convenable avec de beaux jardins. Elle avait
-appartenu autrefois à M. Poisson, avant la singulière
-fortune de Mme de Pompadour.</p>
-
-<p>Quelque pénible que lui fût le sacrifice, le comte,
-avant de s'éloigner, se décida à faire dans sa maison
-les réformes nécessaires. Il vendit sa bibliothèque et sa
-belle collection d'histoire naturelle à la margrave de
-Bade, il se défit de ses chevaux, de ses équipages,
-d'une partie de son mobilier; enfin il se réduisit à un
-seul valet de chambre<a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">&nbsp;[11]</a>.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_9"> 9</a></span>
-Voltaire, qu'il avait mis au courant de ses projets, les
-approuvait fort:</p>
-
-<p>«Vous comptez donc aller vivre en philosophe à la
-campagne, lui écrivait-il? Je souhaite que ce goût vous
-dure comme à moi. Ce n'est que dans la retraite qu'on
-peut méditer à son aise.»</p>
-
-<p>Mais si le philosophe félicitait Tressan de sa détermination,
-il s'attendrissait sur le sort de Panpan, qui
-allait être privé de son meilleur ami, et il ajoutait gracieusement:</p>
-
-<p>«Je n'oublierai jamais mon cher Panpan, c'est une
-âme digne de la vôtre. Que fera-t-il quand vous ne
-serez plus en Lorraine? Toute la Cour de votre bon roi
-va s'éparpiller et la Lorraine ne sera plus qu'une province.
-On commençait à penser; ces belles semences
-ne produiront plus rien; c'est vers la Marne qu'il faudra
-voyager... Notre lac de Genève fait bien des compliments
-à la Marne.</p>
-
-<p>«Adieu, monsieur, conservez-moi des bontés qui
-sont la consolation de ma vieillesse.»</p>
-
-<p>Tressan dit donc adieu à Mme de Boufflers, à
-Panpan, à tous ses amis, et il quitta sans esprit de
-retour cette Lorraine où il vivait depuis seize ans, où il
-avait éprouvé bien des joies, mais aussi les plus cruels
-tourments de l'amour malheureux.</p>
-
-<p>Il vécut paisiblement pendant quelques années dans
-sa modeste demeure de Nogent-l'Artaud, voisinant
-avec le maréchal de Bercheny, faisant l'éducation de
-ses quatre enfants qu'il aimait tendrement, et trouvant
-<span class="pagenum"><a id="Page_10"> 10</a></span>
-des consolations à son isolement dans les travaux littéraires
-et dans la culture de son petit jardin. C'est là
-qu'il commença à composer ces romans de chevalerie
-qui bientôt le passionnèrent et l'occupèrent jusqu'à son
-dernier jour<a id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">&nbsp;[12]</a>.</p>
-
-<p>MM. de Bercheny et Tressan ne furent pas seuls à
-quitter la Lorraine. L'aumônier du Roi, cet ineffable
-abbé Porquet, qui avec tant de succès avait consacré
-ses soins à l'éducation du chevalier de Boufflers, imita
-bientôt leur exemple. Que lui restait-il à faire à Lunéville,
-maintenant que son royal pénitent n'avait plus
-besoin, et pour cause, de ses services? Vivre paisible et
-ignoré dans un petit cercle de vieux amis, végéter misérablement
-dans une cité morte, n'était pas du tout le
-fait du correct et séduisant Porquet. N'aimait-il pas toujours
-passionnément les spectacles, les fêtes, les plaisirs?
-N'était-il pas vraiment trop jeune encore pour renoncer
-aux joies de ce monde? Et où pouvait-il être mieux que
-dans la capitale pour satisfaire ses goûts mondains.</p>
-
-<p>L'abbé dit donc un éternel adieu à la Lorraine et il
-partit pour Paris. Il n'y avait pas de situation, mais il
-comptait sur sa réputation, et puis il était bien convaincu
-que ses amis, et en particulier son ancien élève,
-l'aideraient à en trouver une.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_11"> 11</a></span>
-En attendant, il se lança dans la société littéraire et
-galante de l'époque, fréquenta les philosophes et les
-comédiennes, en particulier Mlle Quinault, à laquelle
-Panpan l'avait recommandé, publia des vers dans
-l'<i>Almanach des Muses</i>, etc., etc.; bref il fit tout au
-monde, hors ce qui concernait son état.</p>
-
-<p>Panpan avait eu le c&oelig;ur serré en voyant s'éloigner
-cet ami si cher et cependant il rimait encore en l'honneur
-de l'ingrat qui l'abandonnait. Il lui adressait bientôt
-cette plaintive élégie où il rappelait les joies du passé
-qui lui rendaient plus cruelles encore les tristesses du
-présent:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p class="i3"> O toi, dont la probité pure,</p>
-<p class="i3"> Le c&oelig;ur dans le bien affermi,</p>
-<p>Plus que l'heureux talent dont t'orna la nature</p>
-<p class="i3"> Pour jamais m'ont fait ton ami,</p>
-<p class="i3"> Gentil docteur que le Permesse</p>
-<p class="i3"> Plus que la Sorbonne illustra,</p>
-<p class="i3"> Toi, qui dis moins souvent la messe</p>
-<p class="i3"> Que tu ne vas à l'Opéra,</p>
-<p>Te voilà donc fixé sur les bords de la Seine!</p>
-<p class="i3"> Jadis, aux plaisirs de Paris,</p>
-<p>Je t'ai vu préférer nos plaisirs de Lorraine.</p>
-<p>Dans ces lieux autrefois de Boufflers si chéris,</p>
-<p class="i3"> Aujourd'hui mon petit domaine,</p>
-<p>Je t'ai vu rassembler les muses et les ris;</p>
-<p>Dans mon balustre étoit la tribune aux harangues;</p>
-<p>Là pour ton chevalier tu fis ces vers charmants</p>
-<p class="i3"> Ces vers auxquels toutes nos langues</p>
-<p class="i3"> Donnoient plus d'applaudissements</p>
-<p class="i3"> Qu'ils n'exigeaient de révérences<a id="FNanchor_13" href="#Footnote_13" class="fnanchor">&nbsp;[13]</a>.</p>
-<div><span class="pagenum"><a id="Page_12"> 12</a></span></div>
-<p class="i3"> Autres temps, autres jouissances...</p>
-<p>Mais quels moments vaudront ces fortunés moments?<a id="FNanchor_14" href="#Footnote_14" class="fnanchor">&nbsp;[14]</a></p>
-</div></div>
-
-<p>La marquise de Lenoncourt, une des plus spirituelles
-femmes de la Cour, une des grandes amies de Panpan
-et de Mme de Boufflers, n'avait pas d'abord suivi
-l'exemple général. En dépit des ordres de Louis XV,
-elle avait continué à résider dans l'appartement qu'elle
-occupait au château, mais bientôt la solitude qui régnait
-dans cette vaste demeure, la tristesse qui pesait sur les
-bosquets du parc, assombrirent le moral de la marquise et
-elle fut prise de la nostalgie du bruit et du mouvement;
-puis elle était affligée d'un mari détestable «dont elle
-rougissait et dont elle avait peur». Stanislas la protégeait
-contre les entreprises de ce «gros monsieur»,
-ainsi qu'elle appelait son époux. Mais le Roi n'étant plus
-là pour la défendre, elle ne se crut pas en sûreté à
-Lunéville et elle prit prétexte de son isolement pour
-quitter la Lorraine et chercher un refuge sur les bords
-de la Seine.</p>
-
-<p>Panpan, désolé de voir le vide se faire chaque jour
-plus grand autour de lui, écrivait à sa chère marquise:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p class="i3"><i>A Mme la marquise de Lenoncourt.</i></p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>Quand nous l'avons perdu ce Platon couronné,</p>
-<p>Au bonheur des Lorrains ce sage destiné,</p>
-<p>J'ai cru que dans ces lieux, de sa Cour éplorée,</p>
-<p>Il resteroit du moins quelque illustre débris.</p>
-<p>Tout a fui son tombeau, tout a fui vers Paris!</p>
-<div><span class="pagenum"><a id="Page_13"> 13</a></span></div>
-<p>Seule dans son palais, vous m'étiez demeurée;</p>
-<p>Je comptois, comme à lui, vous y faire ma cour,</p>
-<p>Objet de tout mon culte, illustre Lenoncourt;</p>
-<p>Vous m'auriez tenu lieu de sa tête sacrée.</p>
-<p>De sa présence auguste autrefois honorée,</p>
-<p>Ma chartreuse lui dut ses embellissements,</p>
-<p>Et d'arbres, et de fleurs, par ses ordres parée,</p>
-<p>Fut le théâtre heureux de nos amusements.</p>
-<p>Vous y suiviez Boufflers, quand, des jeux entourée,</p>
-<p>Boufflers y rassembloit l'esprit, et tous les goûts.</p>
-<p>Ils s'y seroient encor rassemblés près de vous!</p>
-<p>Mais de ces tristes lieux, pour jamais exilées,</p>
-<p>Les grâces avec elle, avec vous envolées,</p>
-<p>Ont privé mes jardins de leurs plus chers appas;</p>
-<p>Hélas! je n'y vois plus l'empreinte de vos pas</p>
-<p class="i3"> Sur le sable de mes allées!<a id="FNanchor_15" href="#Footnote_15" class="fnanchor">&nbsp;[15]</a>.</p>
-</div></div>
-
-<p>Ainsi Panpan voyait avec terreur s'éloigner peu à peu
-tous ses amis, tous ceux qu'il avait aimés, qui avaient
-été les compagnons de sa vie, qui lui rappelaient les
-joies des années heureuses. Bientôt il allait se trouver
-seul, n'ayant plus d'autre distraction que de cultiver
-les fleurs de son jardin, les fruits de son verger. Pour
-comble d'infortune il restait dans une situation fort
-modeste, ayant à peine de quoi vivre. C'était le
-moment ou jamais de faire appel à cette philosophie
-dont il avait lui-même si souvent vanté les bienfaisants
-effets.</p>
-
-<p>Dans sa détresse profonde, le pauvre Panpan avait-il
-au moins l'espoir de conserver celle qu'il aimait par-dessus
-toutes choses, sa bienfaitrice, la marquise de
-<span class="pagenum"><a id="Page_14"> 14</a></span>
-Boufflers? Si elle lui restait, c'était encore le bonheur.</p>
-
-<p>Hélas! la marquise, elle aussi, songeait à s'éloigner.
-Douloureusement affectée par la mort de ce vieillard
-pour lequel elle éprouvait une ancienne et sérieuse affection,
-chassée de ce château où elle régnait depuis tant
-d'années, elle se trouvait dans la situation la plus
-pénible. En perdant le Roi, elle avait tout perdu, honneurs,
-privilèges, situation, et comme elle s'était toujours
-montrée pour elle-même d'un grand désintéressement,
-elle restait sans la moindre fortune. Tout son
-patrimoine avait été follement dissipé au jeu, et elle
-n'avait plus pour vivre qu'une maigre pension de
-18,000 livres sur le trésor royal.</p>
-
-<p>Le séjour de Lunéville lui était devenu odieux. Elle
-aussi voulait fuir ces lieux désolés, et elle parlait d'aller
-s'établir momentanément dans la capitale, près de son
-frère de Beauvau et de sa s&oelig;ur de Mirepoix qu'elle
-aimait beaucoup, et qui y occupaient à la Cour comme
-dans la société une grande situation.</p>
-
-<p>A la nouvelle d'un départ prochain, Panpan jetait
-les hauts cris. Une fois entraînée dans la vie de Paris,
-ne serait-elle pas subjuguée par les succès qu'elle y
-obtiendrait? N'allait-elle pas oublier son vieil ami?
-Reviendrait-elle jamais en Lorraine? Ainsi parlait Panpan
-avec sa connaissance de la nature humaine, et son
-c&oelig;ur se serrait à la pensée qu'il ne reverrait peut-être
-plus celle qui avait été l'idole de sa vie.</p>
-
-<p>Pendant l'automne de 1766, alors que Mme de Boufflers
-était encore hésitante, son frère de Beauvau lui
-<span class="pagenum"><a id="Page_15"> 15</a></span>
-écrivit qu'il allait venir avec la princesse passer quelques
-jours en Lorraine pour régler plusieurs affaires
-urgentes, et que de là il se rendrait dans son gouvernement
-du Languedoc où il aurait à séjourner plusieurs
-mois; il pressait instamment sa s&oelig;ur de faire le voyage
-avec eux.</p>
-
-<p>Mme de Boufflers ne cherchait qu'une occasion
-d'échapper à ses tristes souvenirs. Elle estima qu'un
-voyage dans d'aussi agréables conditions serait pour
-elle une précieuse distraction. Puis un changement de
-milieu, d'horizons, d'habitudes n'était-il pas le meilleur
-moyen pour elle de se ressaisir. Elle verrait ensuite à
-réorganiser sa vie et à prendre des résolutions définitives.</p>
-
-<p>Elle écrivit donc à son frère qu'elle acceptait sa proposition
-avec reconnaissance et qu'elle se tenait prête à
-partir au premier signal.</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_16"> 16</a></span></p>
-<h2 class="normal">CHAPITRE II<br />
-<span class="medium">1766-1767</span></h2>
-
-<p class="hanging indent">
-Départ de Mme de Boufflers pour le Languedoc.&mdash;Son séjour à
-Toulouse.&mdash;Correspondance avec Voltaire.&mdash;Mme de Boufflers
-à Paris.&mdash;Elle va prendre les eaux de Plombières.&mdash;Projets de
-voyage en Suisse.</p>
-</div>
-
-<p class="space">Nous avons dit, dans les premiers volumes de cet
-ouvrage, ce qu'était le prince de Beauvau, ses rares
-qualités, sa droiture, sa loyauté, ses aptitudes militaires;
-nous n'y reviendrons pas. Personne plus que lui ne
-jouissait de l'estime et de la considération générales.</p>
-
-<p>Nous avons raconté comment il avait perdu sa femme
-presque subitement en 1763 et comment, après un deuil
-de pure convenance, il avait épousé Mme de Clermont
-qu'il aimait depuis fort longtemps<a id="FNanchor_16" href="#Footnote_16" class="fnanchor">&nbsp;[16]</a>. Cette seconde
-union, qui réalisait ses v&oelig;ux les plus chers, tourna à
-miracle. Jamais on ne vit ménage plus tendrement uni,
-plus parfaitement heureux. Il fut à la fois, par sa rareté
-même, la gloire et l'étonnement du dix-huitième
-siècle.</p>
-
-<p>La nouvelle princesse de Beauvau, fort bien de sa
-personne, était en outre une femme de haute distinction.
-<span class="pagenum"><a id="Page_17"> 17</a></span>
-Elle avait un charme infini, un naturel simple, un
-ton excellent, une «sensibilité vraie, bonne, continuelle».</p>
-
-<p>«Je ne crois pas qu'il y ait sous le ciel de caractère
-plus aimable, ni plus accompli que le sien, écrit Marmontel.
-C'est bien elle qu'on peut appeler justement et
-sans ironie «la femme qui a toujours raison». Mais
-la justesse, la netteté, la clarté inaltérable de son esprit
-est accompagnée de tant de douceur, de simplicité, de
-modestie et de grâce qu'elle nous fait aimer la supériorité
-même qu'elle a sur nous.»</p>
-
-<p>Mme du Deffant était moins élogieuse, mais peut-être
-plus exacte, quand elle écrivait:</p>
-
-<p>«Je doute que l'amour-propre de Mme de Beauvau
-lui cause jamais le plus petit chagrin. Cet amour-propre
-est cuirassé. Elle ne respire que gloire et hommage,
-elle vit de nectar et d'ambroisie, ne respire que l'encens.
-Elle dédaigne trop ceux qui ne l'adorent pas pour pouvoir
-jamais être offensée de leur indifférence. Elle est
-parfaitement heureuse, elle doit son bonheur à son
-caractère, et comme il est très bon, il lui attire l'estime
-de ceux qui la connaissent<a id="FNanchor_17" href="#Footnote_17" class="fnanchor">&nbsp;[17]</a>.»</p>
-
-<p>La princesse avait une manière d'aimer son mari,
-simple et touchante. Elle ne songeait qu'à le faire valoir
-et à s'effacer elle-même. A l'entendre, c'était toujours
-<span class="pagenum"><a id="Page_18"> 18</a></span>
-à M. de Beauvau qu'on devait rapporter tout le
-bien qu'on louait en elle.</p>
-
-<p>Malgré toutes ses qualités, peut-être même en raison
-de ses qualités, Mme de Beauvau passait pour dominatrice
-et on lui reprochait «une personnalité intolérable»;
-il est certain qu'elle avait pris sur son entourage,
-et en particulier sur son mari, un empire presque absolu.
-Aussi Mme du Deffant, rarement bienveillante, l'avait-elle
-surnommée ironiquement <i>la dominante des dominations</i>.
-Elle désignait encore volontiers ces heureux
-époux sous le nom de <i>la dominante</i> et <i>le soumis</i>.</p>
-
-<p>Quand les Beauvau eurent réglé leurs affaires d'intérêt
-en Lorraine, Mme de Boufflers dit adieu au pauvre
-Panpan désolé et elle partit avec eux pour Lyon. Ils y
-restèrent quelques jours, puis, de là, ils gagnèrent à
-petites journées Arles, où ils visitèrent l'amphithéâtre,
-les thermes, le palais de Constantin, Saint-Trophime,
-Saint-Honnorat, etc. Mme de Boufflers, très éprise du
-passé, ne se lassait pas d'admirer toutes ces merveilles
-des temps anciens. A Nîmes, elle s'extasia devant la
-maison carrée, les arènes, le temple de Diane, le pont
-du Gard, etc. Enfin ils arrivèrent à Toulouse, capitale
-du Languedoc.</p>
-
-<p>M. de Beauvau était très aimé dans son gouvernement,
-il y faisait preuve d'une indépendance d'esprit et d'une
-largeur d'idées fort rares à son époque. Quand il avait
-été nommé en 1764, son premier soin avait été de
-secourir de malheureuses familles protestantes qu'on
-persécutait à cause de leur foi et qui gémissaient dans
-<span class="pagenum"><a id="Page_19"> 19</a></span>
-les prisons depuis des années. Sa généreuse conduite
-faillit même lui attirer une disgrâce complète, mais rien
-ne put la lui faire modifier. Il répondait très noblement
-à des menaces réitérées: «Le Roi est le maître de
-m'ôter le commandement qu'il m'a confié, mais non de
-m'empêcher d'en remplir les devoirs selon ma conscience
-et mon honneur.»</p>
-
-<p>A peine Mme de Boufflers était-elle installée dans la
-capitale du Languedoc et jouissait-elle avec délices
-d'une vie toute nouvelle pour elle, qu'elle reçut de Voltaire
-une lettre pressante.</p>
-
-<p>Le vieux philosophe la suppliait d'obtenir du gouverneur
-qu'il fit nommer premier capitoul M. de Sudre,
-l'avocat qui avait défendu Calas, celui qui «seul avait
-protégé l'innocence lorsque tout le monde l'abandonnait
-et la calomniait».</p>
-
-<p>«Vous allez en Languedoc, lui disait Voltaire, votre
-premier plaisir sera d'y faire du bien. Je vous propose
-une action digne de vous et dont tous les honnêtes gens
-de France vous auront obligation... J'attends tout d'un
-c&oelig;ur comme le vôtre»; et il l'assurait que «si son
-âge et les maladies le lui avaient permis,» il serait
-sûrement venu lui faire sa cour quand elle était passée
-par Lyon.</p>
-
-<p>Pais il lui racontait plaisamment toutes les infortunes
-qui l'accablaient dans sa très belle et très détestable
-vallée, où il ne lui manquait que «l'agrément de la
-peste».</p>
-
-<p>Le 21 janvier il lui écrivait encore:
-<span class="pagenum"><a id="Page_20"> 20</a></span></p>
-
-<p class="date">«Ferney, 21 janvier 1767.</p>
-
-<p>«Madame, non seulement je voudrais faire ma cour
-à Mme la princesse de Beauvau, mais assurément je
-voudrais venir à sa suite me mettre à vos pieds dans
-les beaux climats où vous êtes; et croyez que ce n'est pas
-pour le climat, c'est pour vous, s'il vous plaît, madame.</p>
-
-<p>«M. le chevalier de Boufflers, qui a ragaillardi mes
-vieux jours, sait que je ne voulais pas les finir sans
-avoir eu la consolation de passer avec vous quelques
-moments. Il est fort difficile actuellement que j'aie cet
-honneur: trente pieds de neige sur nos montagnes, dix
-dans nos plaines, des rhumatismes, des soldats et de la
-misère forment la belle situation où je me trouve. Nous
-faisons la guerre à Genève, il vaudrait mieux la faire
-aux loups qui viennent manger les petits garçons. Nous
-avons bloqué Genève, de façon que cette ville est dans
-la plus grande abondance et nous dans la plus effroyable
-disette.</p>
-
-<p>«Pour moi, quoique je n'aie plus de dents, je me
-rendrai à discrétion à quiconque voudra me fournir des
-poulardes.</p>
-
-<p>«J'ai fait bâtir un assez joli château et je compte y
-mettre le feu incessamment pour me chauffer.</p>
-
-<p>«J'ajoute à tous les avantages dont je jouis que je
-suis borgne et presque aveugle, grâce à nos montagnes
-de neige et de glace.</p>
-
-<p>«Promenez-vous, madame, sous des berceaux d'oliviers
-et d'orangers, et je pardonnerai tout à la nature.»
-<span class="pagenum"><a id="Page_21"> 21</a></span>
-«<i>P.S.</i>&mdash;Je ne sais sur quel horizon est actuellement
-M. le chevalier de Boufflers, mais quelque part où il
-soit, il n'y aura jamais rien de plus singulier ni de plus
-aimable que lui<a id="FNanchor_18" href="#Footnote_18" class="fnanchor">&nbsp;[18]</a>.»</p>
-
-<p>Malheureusement, si la recommandation de Voltaire
-auprès de la marquise de Boufflers et de M. de Beauvau
-était puissante, celle du prince auprès de M. de Saint-Florentin
-avait moins de crédit, et le protégé du philosophe
-ne fut pas nommé.</p>
-
-<p>Voltaire n'en remercie pas moins très aimablement
-sa correspondante de sa bonne volonté et de l'appui
-qu'elle lui a prêté. Il termine par ces mots pleins de
-grâce:</p>
-
-<p>«Je ne sais, madame, si vous allez à la Cour ou à la
-ville, mais en quelque lieu que vous soyez, vous ferez
-les délices de tous ceux qui seront assez heureux pour
-vivre avec vous. Cette consolation m'a toujours été
-enlevée. Votre souvenir peut seul consoler le plus respectueux
-et le plus attaché de vos serviteurs.</p>
-<p class="signature2">«V.»</p>
-
-<p>Peu de jours après, nouvelle lettre du patriarche au
-sujet d'un libraire de Nancy, Leclerc, soupçonné de
-répandre des livres interdits. Pour couper court à sa
-propagande, on l'avait prudemment jeté à la Bastille.
-Voltaire indigné accuse, bien entendu, la Compagnie de
-<span class="pagenum"><a id="Page_22"> 22</a></span>
-Jésus de ce nouveau méfait. Il écrit «pénétré de douleurs»:
-«Faut-il donc que les Jésuites aient encore le
-pouvoir de nuire et qu'il reste du venin mortel dans les
-tronçons de cette vipère écrasée.» Il supplie la marquise
-d'agir en faveur d'un infortuné. «Rien ne rafraîchit
-le sang, comme de secourir les malheureux», lui dit-il
-pour l'encourager.</p>
-
-<p>Après un assez long séjour en Languedoc, Mme de
-Boufflers et ses compagnons reprirent la route de la
-capitale. Ils ramenaient avec eux, en l'entourant de
-soins empressés, une petite chienne barbette destinée à
-l'amusement de Mme du Deffant. Cet animal fit en
-effet le bonheur de la vieille aveugle: «Elle n'est pas
-trop jolie, disait-elle, mais elle m'aime, cela me suffit.»</p>
-
-<p>La marquise resta peu de temps à Paris, car elle
-avait des affaires urgentes à régler en Lorraine, mais
-la séparation allait être de courte durée; les Beauvau
-comptaient faire une saison à Plombières au mois de
-juillet et il était convenu que Mme de Boufflers les
-rejoindrait dans la célèbre ville d'eaux dès qu'ils y
-seraient installés.</p>
-
-<p>La marquise passe donc quelques semaines à Nancy
-et à Lunéville en compagnie du cher Panpan, puis, vers
-le milieu de juillet, elle se rend à Plombières où elle a le
-plaisir de retrouver ses parents et sa fille, Mme de Boisgelin.</p>
-
-<p>En 1767 la société réunie à Plombières est des plus
-brillantes et une foule élégante se presse sous les ombrages
-du parc. Rarement l'on a vu pareille affluence,
-<span class="pagenum"><a id="Page_23"> 23</a></span>
-et c'est à croire que la cour de Versailles s'est transportée
-sur les bords de l'Agron. Les hôtels, les maisons
-particulières regorgent de baigneurs. Comme de nos
-jours, l'on publie religieusement chaque semaine la liste
-des étrangers, avec l'indication des demeures qu'ils
-occupent.</p>
-
-<p>M. de la Galaizière et l'abbé de Lentillac sont à
-l'hôtel des Dames, la marquise de la Tour du Pin et la
-duchesse de Luynes à l'Ange, le chevalier de la Ferronnays
-à la Fleur de Lys, la duchesse de Nivernais et
-son confesseur à Saint-Blaize, l'abbé comte de Saintignon
-à la Croix-rouge, etc.</p>
-
-<p>Les principaux baigneurs sont le marquis et la marquise
-de Clermont-Gallerande, le comte et la comtesse
-de Belzunce, le prince et la princesse de Montmorency,
-la duchesse de Cossé, la marquise d'Avaray, la vicomtesse
-de Laval, les comtesses de Taxis, de Montalembert,
-de Sabran, de Bercheny, de Rastignac, le prince
-de Bauffremont, les marquis de Saint-Aubin, d'Autichamp,
-les chevaliers de la Bourdonnais, de Beauteville,
-le baron d'Holbach, etc., etc.</p>
-
-<p>Les malades mènent une vie des plus gaies. Entre
-les exercices obligatoires du traitement, ils se retrouvent
-sans cesse et ils imaginent mille occupations pour
-se distraire. Les uns, les moins valides, ceux auxquels
-les médecins prescrivent le repos, se réunissent pour
-jouer à cavagnole, à la comète, faire de la musique; les
-autres organisent des déjeuners champêtres aux environs,
-à Remiremont, au Val d'Ajol, etc. Le pays est
-<span class="pagenum"><a id="Page_24"> 24</a></span>
-superbe, on le parcourt à pied, à cheval, en voiture.
-Chaque jour il y a thé ou café chez l'une ou l'autre grande
-dame; chaque soir, bal et souper. Enfin la vie est charmante,
-on n'a pas un instant d'ennui, et dans cette fréquentation
-continuelle l'amour trouve aisément son
-compte.</p>
-
-<p>Une des grandes distractions de cette société est
-d'aller visiter un célèbre thaumaturge du Val d'Ajol.
-Il s'appelle Dumont et on l'a surnommé <i>le médecin
-de la montagne</i>. Quant à lui, il prend modestement le
-titre de chirurgien renoueur de S. A. R. Mgr le comte
-de Provence<a id="FNanchor_19" href="#Footnote_19" class="fnanchor">&nbsp;[19]</a>. Il a obtenu quelques guérisons qu'on
-regarde comme miraculeuses et qui lui ont valu une
-réputation considérable. Aussi presque tous les baigneurs,
-à la grande indignation des Esculapes de la
-localité, vont-ils le consulter<a id="FNanchor_20" href="#Footnote_20" class="fnanchor">&nbsp;[20]</a>.</p>
-
-<p>La colère des médecins était si violente que l'infortuné
-rebouteur craignait toujours d'être assassiné par
-ses confrères patentés et il n'osait sortir de chez lui
-sans être accompagné d'un homme de la maréchaussée<a id="FNanchor_21" href="#Footnote_21" class="fnanchor">&nbsp;[21]</a>.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_25"> 25</a></span>
-Nous ne savons si la santé des malades se trouvait
-bien de cette existence agitée, mais ce qui est certain,
-c'est que leur moral s'en accommodait fort.</p>
-
-<p>L'usage, nous l'avons dit, était de saigner les baigneurs
-dès leur arrivée, pour les mieux préparer à l'action
-des eaux. Mme de Boufflers, son frère, la princesse,
-Mme de Boisgelin, se soumirent docilement à
-cette fâcheuse obligation, puis ils commencèrent leur
-traitement, mais sans s'astreindre à un régime trop
-sévère. Ils fréquentaient la société, où ils avaient retrouvé
-un grand nombre de leurs amis, et ils faisaient
-de nombreuses excursions dans les environs, si bien
-que le temps se passait rapidement et agréablement.</p>
-
-<p>Depuis un an bientôt qu'elle voyage et vit avec son
-frère et sa belle-s&oelig;ur, Mme de Boufflers a ressenti les
-bienfaisants effets d'une société aimable et d'une distraction
-sans cesse renouvelée; elle a retrouvé son
-équilibre physique et moral, et les tristes événements
-de l'année 1766 ne sont déjà plus pour elle que de lointains
-souvenirs.</p>
-
-<p>Mais elle a pris goût à cette existence errante, et
-maintenant elle redoute le moment où il lui faudra
-enfin se résigner à une solitude qu'elle n'a jamais
-connue. Dans l'espoir d'éloigner encore le terme fatal,
-elle imagine de faire, aussitôt sa cure terminée, un
-nouveau déplacement et des plus séduisants.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_26"> 26</a></span>
-Depuis longtemps elle caressait l'idée d'aller rendre
-visite à l'ermite du mont Jura, à ce prestigieux Voltaire
-dont elle avait gardé si délicieux souvenir, et
-qu'elle n'avait pas revu depuis dix-huit ans, depuis les
-années éblouissantes de 1748 et de 1749. Le séjour
-que son fils avait fait près du philosophe en 1764, les
-récits émerveillés du jeune homme avaient redoublé le
-désir de Mme de Boufflers d'aller revoir son vieil ami.
-La récente correspondance qu'elle venait d'entretenir
-avec lui lui inspira l'idée, une fois sa cure achevée,
-de faire un voyage en Suisse et de le terminer par un
-séjour chez le philosophe.</p>
-
-<p>Comme en voyage il est plus agréable d'être en nombreuse
-société, elle décide d'entraîner avec elle son
-frère et sa belle-s&oelig;ur qui ne demandent pas mieux; sa
-fille, Mme de Boisgelin; sa grande amie, Mme Durival;
-et enfin le cher et indispensable Panpan, qui, lui aussi,
-veut revoir son ami Voltaire. Ainsi la fête sera complète,
-la marquise ne laissera pas de regrets derrière
-elle et l'on ne s'ennuiera pas en aussi aimable compagnie.</p>
-
-<p>En attendant, Mme de Boufflers consulte des cartes,
-prépare des itinéraires, et, comme si elle allait à la
-découverte de pays inconnus, elle interroge anxieusement
-ceux de ses amis qui connaissent la Suisse, sur
-l'état des chemins, les difficultés de la route, les ressources
-du pays, les auberges, etc., etc.</p>
-
-<p>C'est à Panpan qui est resté à Lunéville que la marquise
-fait part de ses projets, projets qui ont pour lui
-<span class="pagenum"><a id="Page_27"> 27</a></span>
-un intérêt tout particulier, puisqu'il est arrêté, décidé
-qu'il sera du voyage. En même temps elle lui raconte
-les menus incidents de la vie de Plombières:</p>
-
-<p class="date">«Plombières, 30 juillet 1767.</p>
-
-<p class="titel">«Mon cher Veau,</p>
-
-<p>«Je suis bien étonnée de ne vous avoir pas encore
-écrit, car je n'ai pas encore cessé de penser à vous,
-malgré la foule qui m'environne. Il y a prodigieusement
-de monde ici, et comme je passe à peu près la
-journée chez Mme de Beauvau, je vois tout.</p>
-
-<p>«Il n'y a que Mme de Gimel et moi dans notre
-maison; aussi y suis-je fort bien. Le pauvre prince
-qui était mal, et sans se plaindre, part demain matin,
-ce qui m'afflige fort.</p>
-
-<p>«M. de Beauvau pense toujours au voyage de
-Genève. Quoi qu'il en soit je partirai vers le 8 ou
-le 10 août, et je vous attendrai autant qu'il vous
-plaira.</p>
-
-<p>«La duchesse de Cossé arrive de Ferney. Elle a
-parcouru toute la Suisse. Vous croyez bien que je lui
-ai un peu parlé des chemins; elle dit, comme les autres,
-qu'ils sont plus beaux que partout ailleurs et que
-Voltaire est plus aimable et surtout plus poli que
-jamais.</p>
-
-<p>«Nous voyons beaucoup ici le baron d'Holbach et
-M. de Tolosan. Le premier est un bien bon homme, et
-<span class="pagenum"><a id="Page_28"> 28</a></span>
-a, dit-on, beaucoup de connaissances; mais le second
-est parfaitement bon et parfaitement aimable.</p>
-
-<p>«L'abbé de Mitri et sa s&oelig;ur sont arrivées avant-hier,
-ce qui m'a fait faire une partie de trictrac à
-tourner, avec M. de Vaugrave. C'est la seule depuis
-que je suis ici et je n'y ai point du tout pensé, mais
-toujours à vous, mon bon Veau.»</p>
-
-<p>Quelques jours après nouvelle lettre<a id="FNanchor_22" href="#Footnote_22" class="fnanchor">&nbsp;[22]</a>.</p>
-
-<p class="date">«Plombières, 3 août 1767.</p>
-
-<p>«Mais, mon cher Veau, la tête te tourne donc?</p>
-
-<p>«Mme la duchesse de Cossé a passé ici il y a quatre
-jours en revenant de Ferney. Tout le monde lui a fait
-des questions sur son voyage. On s'étonnait qu'une
-personne aussi délicate et qui a peur de tout, ait pu
-faire un voyage aussi considérable, car elle a été partout,
-hors dans les mauvais chemins, sur lesquels je
-l'ai questionnée à mon tour, en lui disant que j'étais
-sur le point de faire ce voyage, mais que j'étais retenue
-par la peur des précipices; qu'on m'avait bien dit qu'il
-n'y avait rien à craindre, parce que les chemins étaient
-fort larges, mais que j'en craignais même la vue. Elle
-m'a dit à cela qu'elle était tout de même et qu'elle avait
-<span class="pagenum"><a id="Page_29"> 29</a></span>
-une autre raison d'éviter jusqu'à l'apparence des dangers,
-ayant avec elle sa fille unique dont la délicatesse
-l'obligeait aux plus grands ménagements. Comme tu es
-mon fils unique, je ne saurais mieux faire que de te
-traiter comme Mlle de Cossé.</p>
-
-<p>«Il faut vous dire encore que la duchesse m'a dit
-qu'il ne fallait pas aller voir le médecin de la montagne
-quoique tout le monde y fut; qu'elle n'avait pas osé
-l'entreprendre, quoique ce fût un des objets de son
-voyage.</p>
-
-<p>«J'écris au prince pour qu'il m'envoie des chevaux
-avec lesquels j'irai le 15 à Fléville, où j'attendrai
-qu'il vous plaise de venir avec Mme Durival, pour que
-nous allions tous ensemble chez Voltaire.</p>
-
-<p>«Sur quoi je prie Dieu de vous tenir en paix.»</p>
-
-<p><i>P. S.</i> (de la main de Mme de Boisgelin).</p>
-
-<p>«Bonjour, mon charmant Veau. Je t'aime de toute
-mon âme de cochon.</p>
-
-<p>«J'ai bien peur aussi des chemins de la Suisse, mais
-malgré cela il faut bien marcher. Pourtant il me semble
-que nous ne sommes pas encore prêtes à partir.</p>
-
-<p>«Adieu, mon Veau, écris-moi, mais je te prie d'écrire
-un peu lisiblement.</p>
-
-<p>«Mes compliments à Marianne<a id="FNanchor_23" href="#Footnote_23" class="fnanchor">&nbsp;[23]</a>».</p>
-
-<p>Mme de Boisgelin avait vu juste, et c'est elle qui
-finit par avoir raison. En dépit de tous les projets et de
-préparatifs déjà très avancés, Mme de Boufflers dut,
-<span class="pagenum"><a id="Page_30"> 30</a></span>
-au dernier moment, renoncer à son voyage pour des
-raisons de santé assez sérieuses. Ce ne fut pas sans de
-très vifs regrets.</p>
-
-<p>Après la saison de Plombières, la marquise revint
-passer quelque temps à Lunéville, puis elle dit adieu à
-ses amis de Lorraine et elle partit pour Paris où elle
-avait décidé de séjourner tout l'hiver. Peu après son
-arrivée, c'est-à-dire en décembre 1767, elle écrivait à
-Panpan une longue lettre où elle lui confiait la grande
-douleur qui venait de la frapper. Bien que nous
-n'ayons pu reconstituer les événements auxquels elle
-fait allusion en termes si pathétiques, nous citons sa
-lettre en entier. Elle s'y montre, en effet, sous un jour
-tout nouveau pour nous, et elle manifeste une tendresse
-de c&oelig;ur et une sensibilité à laquelle elle ne nous a pas
-habitués:</p>
-
-<p class="date">«Paris, 6 décembre 1767.</p>
-
-<p>«Ah! mon Veau, que les plaisirs sont légers et
-courts, et que les chagrins sont longs et lourds! Mimie,
-ma chère Mimie, l'enfant de mon c&oelig;ur, l'objet de mes
-affections, je l'ai mariée, à qui? à un bourreau de trois
-femmes au moins, avant elle, et vraisemblablement de
-quatre. Pendant deux mois de publicité, c'était le meilleur
-et le plus honnête homme du monde. Quatre jours
-après son mariage, c'était véritablement un monstre.</p>
-
-<p>«La malheureuse m'a tout caché jusqu'au jour de
-son départ pour Fontainebleau où elle devait rester
-quatre jours, aller de là à Bordeaux pour s'embarquer.
-<span class="pagenum"><a id="Page_31"> 31</a></span>
-Elle m'a caché les traitements qu'elle éprouvait, à moi,
-à sa mère, et à tout le monde, et tout ce qu'on venait
-lui dire de lui. Enfin, elle me disait qu'elle était
-heureuse et rien ne paraissait à l'extérieur.</p>
-
-<p>«Enfin, le jour de ce départ, elle m'a mandé tout,
-afin que l'on prît des précautions, là-bas, pour le contenir
-assez, pour qu'elle n'en éprouvât pas les dernières
-violences, et qu'elle voulait qu'on la crût heureuse, et
-m'assurer que sa mère ignorait tout. Jugez de ce que
-je devins; effectivement, une heure après, je vis la
-mère et lui appris tout.</p>
-
-<p>«Je partis pour Praslin pour faire retarder le départ
-de cet homme de Fontainebleau. Enfin, après avoir
-été sur la roue depuis le 14 d'octobre jusqu'aujourd'hui,
-après bien des tourments, des dépositions et informations
-de M. de Sartines, prières et larmes de ma part,
-joint raison et crédit de M. et Mme de Beauvau,
-MM. les ducs de Choiseul et de Praslin ont fait
-consentir ce monstre par écrit à donner le choix d'un
-couvent à sa femme, et mille écus de pension, et lui
-rendre ses hardes; il reprend les diamants. Elle est
-chez Mme de Beauvau depuis avant-hier, qui revient
-aujourd'hui, et la conduit droit à Saint-Antoine, où je
-vais l'attendre<a id="FNanchor_24" href="#Footnote_24" class="fnanchor">&nbsp;[24]</a>.</p>
-
-<p>«Qui n'en eût pas fait autrement à ma place, me condamne.
-Sa dernière femme était une demoiselle dont le
-père et la mère étaient de son quartier; la mère en
-<span class="pagenum"><a id="Page_32"> 32</a></span>
-était revenue depuis vingt ans. Sa fille était charmante
-et bien élevée avec 50,000 écus. Elle a été traitée
-comme celle-ci et en est morte au bout de quatre mois.
-Personne n'a rien dit à la mère qu'après, et sa fille lui
-a tout caché presque jusqu'à la mort...</p>
-
-<p>«Imaginez-vous, mon Veau, mon désespoir de la
-savoir menacée à tout moment d'être tuée ou empoisonnée.
-Je respire seulement aujourd'hui, et elle m'aime
-encore, moi qui l'aurais menée à la mort. Je suis dans
-un transport de penser que je vais la voir, que je ne
-peux exprimer. Je ne me mêlerai jamais de rien. Mon
-fils se mariera s'il peut, mais sans moi.</p>
-
-<p>«Adieu, mon Veau, je ne cesse pourtant encore de
-vous aimer.»</p>
-
-<p>Qu'était-ce que cette pauvre, cette infortunée
-Mimie? Nous n'avons jamais pu le découvrir. Dans les
-centaines de lettres qui nous ont passé par les mains,
-nous n'avons jamais trouvé d'autre allusion à Mimie et
-à ses malheurs que les quelques pages que nous venons
-de citer.</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_33"> 33</a></span></p>
-<h2 class="normal">CHAPITRE III<br />
-<span class="medium">1768-1770</span></h2>
-
-<p class="hanging indent">
-Séjour de Mme de Boufflers à Paris.&mdash;Ses relations: la maréchale
-de Mirepoix, la maréchale de Luxembourg, la comtesse de Boufflers-Rouvrel,
-la vicomtesse de Cambis, la comtesse de Boisgelin,
-Saint-Lambert, le prince de Bauffremont, Mme du Deffant, etc.&mdash;Évolution
-de la société.</p>
-</div>
-
-<p class="space">Bien que depuis sa jeunesse Mme de Boufflers n'eût
-jamais fait à Paris de séjours prolongés, elle y était
-venue si souvent, soit avec le roi Stanislas, soit seule
-pour ses affaires ou les devoirs de sa charge, qu'elle y
-était presque aussi connue qu'en Lorraine, et qu'elle se
-trouvait aussi à l'aise à Versailles qu'à la cour de Lunéville.
-N'y retrouvait-elle pas, du reste, la majeure partie
-de sa famille, son frère, le prince de Beauvau; ses
-s&oelig;urs, la maréchale de Mirepoix, Mmes de Bassompierre,
-de Montrevel; ses nièces de Cambis, de Caraman;
-ses neveux le prince de Chimay, le prince d'Hénin,
-qu'on appelait aussi le nain des princes, à cause de sa
-taille; ses cousines, la maréchale de Luxembourg et la
-comtesse de Boufflers-Rouvrel, etc., etc.</p>
-
-<p>Nous avons déjà eu l'occasion de citer ces différents
-personnages, mais ils vont maintenant intervenir si
-fréquemment dans notre récit, ils vont se trouver si intimement
-<span class="pagenum"><a id="Page_34"> 34</a></span>
-liés à la vie de Mme de Boufflers, que, pour
-l'édification du lecteur, il est nécessaire de tracer des
-principaux d'entre eux un léger crayon.</p>
-
-<p>Nous connaissons déjà M. et Mme de Beauvau.</p>
-
-<p>La s&oelig;ur de Mme de Boufflers, la maréchale de Mirepoix,
-avait été charmante dans sa jeunesse et elle était
-alors aussi renommée par les grâces de son esprit que
-par le charme de sa physionomie. C'était la personne
-la plus naturellement aimable et la plus distinguée; elle
-était douce, modeste, facile, serviable, «éloignée de
-toute intrigue et du commerce le plus sûr».</p>
-
-<p>En dépit des ans, son esprit était resté toujours
-jeune: «elle avait une grâce infinie et un ton parfait,
-une politesse aisée et une humeur égale». «Elle avait
-cet esprit enchanteur, dit le prince de Ligne, qui
-fournit de quoi plaire à chacun. Vous auriez juré qu'elle
-n'avait pensé qu'à vous toute sa vie. Où retrouvera-t-on
-jamais une société pareille?»</p>
-
-<p>«Il faut vivre avec elle pour savoir tout ce qu'elle
-vaut, écrit Mme du Deffant, il n'y a que les occasions
-qui font connaître combien elle a d'esprit, de jugement
-et de goût.»</p>
-
-<p>Certes, Mme de Mirepoix était la femme du monde
-agréable par excellence, mais, comme le disait Walpole,
-il ne fallait pas qu'il y eût un jeu de cartes dans la
-chambre. Le jeu était alors non seulement un usage,
-mais une obligation absolue dans la société, et sa place
-dans l'ordonnance de la vie était marquée comme celle
-des repas. Mme de Mirepoix en avait la passion, mais
-<span class="pagenum"><a id="Page_35"> 35</a></span>
-une passion absolument désordonnée; «elle aurait fait
-dévorer le royaume par les banquiers du passe-dix
-et du vingt-et-un.» Cette passion, malheureuse en
-général, la réduisait souvent aux expédients, et elle
-trouvait alors fort naturel de faire payer ses dettes par
-le Roi, procédé commode assurément, mais qui devait
-l'entraîner par la suite à des compromis de conscience
-bien regrettables.</p>
-
-<p>Par un phénomène assez singulier, l'esprit de la maréchale
-rajeunissait avec les années. C'est ce qu'observait
-malicieusement Mme du Deffant quand elle écrivait en
-1767: «Sa figure suit la marche ordinaire et elle
-atteindra soixante ans au mois d'avril prochain, mais
-son esprit rétrograde et aujourd'hui il n'a guère plus
-de quinze ans.»</p>
-
-<p>Nous ne parlerons ni de Mme de Montrevel, ni de
-Mme de Bassompierre, qui n'ont joué dans la vie de
-leur s&oelig;ur qu'un rôle très effacé<a id="FNanchor_25" href="#Footnote_25" class="fnanchor">&nbsp;[25]</a>.</p>
-
-<p>En 1767, la maréchale de Luxembourg, cousine de
-notre héroïne, ne ressemblait guère à cette duchesse de
-Boufflers que nous avons vue en 1743 faire si bon accueil
-à sa jeune parente<a id="FNanchor_26" href="#Footnote_26" class="fnanchor">&nbsp;[26]</a>. Au physique comme au moral,</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_36"> 36</a></span>
-la transformation avait été si complète qu'on ne pouvait
-s'imaginer avoir affaire à la même personne.</p>
-
-<p>Après avoir mené pendant sa jeunesse une vie des
-plus légères, la maréchale, quand elle se vit obligée de
-renoncer à la galanterie, résolut de changer de conduite
-et de viser à la considération.</p>
-
-<p>De l'esprit naturel, un goût sûr, une longue expérience
-de la Cour et du monde lui donnèrent la situation
-qu'elle ambitionnait, et elle s'établit bientôt arbitre
-souveraine des bienséances et du bon ton.</p>
-
-<p>Ce pouvoir incontesté justifiait ce joli mot du prince
-de Ligne: à une dame qui lui demandait: «De qui
-dépendent les réputations?» il répondait: «Presque
-toujours des gens qui n'en ont pas.»</p>
-
-<p>Elle-même avait complètement oublié ses erreurs
-passées et le monde avait imité son exemple. «Tel est
-ce pays-ci, dit Besenval durement, pourvu qu'on soit
-opulent et qu'on porte un beau nom, tout s'oublie,
-mais même on peut jouir d'une vieillesse considérée
-après la jeunesse la plus méprisable.»</p>
-
-<p>Walpole faisait une plaisante allusion aux diverses
-transformations de la maréchale, quand il écrivait:
-«Elle a été fort belle, fort galante et fort méchante; sa
-beauté s'en est allée, ses amants aussi, et elle croit à
-présent que c'est le diable qui va venir. Cet affaissement
-moral l'a adoucie jusqu'à la rendre agréable, car
-elle est spirituelle et bien élevée.»</p>
-
-<p>Son extérieur n'avait rien d'imposant. On était
-d'abord un peu surpris en voyant une petite bonne
-<span class="pagenum"><a id="Page_37"> 37</a></span>
-femme en robe de taffetas brun, avec le bonnet et les
-manchettes de gaze unie, à grand ourlet, sans bijoux,
-mais elle avait un visage si noble et si régulier, une
-attitude si digne et une si parfaite amabilité qu'on
-l'écoutait avec un plaisir inexprimable.</p>
-
-<p>La maréchale aimait beaucoup sa cousine de Boufflers,
-et elle reportait même sur Mme de Boisgelin et
-sur le chevalier une partie de l'affection qu'elle éprouvait
-pour la mère. Elle les traitait l'un et l'autre avec
-autant de tendresse que s'ils avaient été ses propres
-enfants.</p>
-
-<p>La marquise allait encore retrouver à Paris une cousine
-qui portait le même nom qu'elle et dont la destinée
-avait avec la sienne une singulière analogie. La comtesse
-de Boufflers-Rouvrel, qui avait été dame d'honneur
-de la duchesse d'Orléans, entretenait avec le
-prince de Conti une liaison avérée, publique et qui lui
-avait valu le surnom de l'<i>Idole du Temple</i>. On l'appela
-aussi plus tard la <i>Minerve savante</i>, quand la passion de
-l'esprit succéda chez elle aux passions d'un âge plus
-tendre.</p>
-
-<p>C'était une des femmes les plus aimables de la
-société, bien qu'on lui reprochât souvent de manquer
-de sincérité; sa conversation était amusante, remplie
-d'agréments et de vivacité. Walpole, qui l'a bien
-connue, a laissé d'elle ce croquis: «Il y a en elle deux
-femmes, celle d'en haut et celle d'en bas. Je n'ai pas
-besoin de vous dire que celle d'en bas est galante. Celle
-d'en haut est fort sensée, elle possède une éloquence
-<span class="pagenum"><a id="Page_38"> 38</a></span>
-mesurée qui est juste et qui plaît; mais tout cela est
-gâté par une véritable rage d'applaudissements.»</p>
-
-<p>Des goûts communs, une complète absence de scrupules,
-la même tournure d'esprit avaient créé entre
-l'<i>Idole du Temple</i> et la marquise de Boufflers une intimité
-très grande. Les deux cousines se plaisaient
-extrêmement et se quittaient le moins possible.</p>
-
-<p>Les nièces de Mme de Boufflers, Mmes de Cambis
-et de Caraman, habitaient également Paris, et leur tante
-les voyait sans cesse. Mais elle affectionnait particulièrement
-Mme de Cambis dont l'esprit lui plaisait davantage.
-Une taille élégante, de la grâce, beaucoup d'art
-et de coquetterie en faisaient une femme agréable, mais
-elle avait souvent de l'humeur et de l'inégalité. Elle
-passait pour fort galante et méritait sa réputation, sans
-que sa situation dans le monde en fût le moindrement
-diminué: «Cette Cambis me plaît, écrivait Mme du
-Deffant, elle a un caractère à la vérité froid et sec,
-mais elle a du tact, du discernement, de la vérité,
-de la fierté. J'ai un certain désir de lui plaire qui
-m'anime. Ce ne sera jamais une amie, mais je la trouve
-piquante.»</p>
-
-<p>Mme de Boisgelin avait suivi sa mère dans la capitale.
-Le mariage de la jeune femme, nous l'avons déjà
-fait entrevoir, n'avait pas mieux tourné que la grande
-majorité des unions de l'époque et elle vivait peu avec
-son mari; par suite elle s'était beaucoup rapprochée de
-sa mère, qu'elle accompagnait presque toujours dans ses
-déplacements. Lauzun a porté sur Mme de Boisgelin
-<span class="pagenum"><a id="Page_39"> 39</a></span>
-ce jugement plutôt sévère: «C'était un monstre de
-laideur, mais assez aimable, et aussi galante que si elle
-eût été jolie.» La vérité est qu'elle n'avait pas une
-figure régulière, mais elle était grande, fort bien faite,
-et elle avait beaucoup d'esprit. Quant aux m&oelig;urs, tout
-ce qu'on peut en dire, c'est qu'elle ne voulait pas se
-singulariser, et qu'elle vivait comme la plupart des
-femmes de son monde et de son temps.</p>
-
-<p>La liste des plus intimes amis de Mme de Boufflers
-ne serait pas complète si nous ne citions quelques-uns
-de ceux avec qui elle vivait en Lorraine et qui l'avaient
-suivie ou précédée dans la capitale, la marquise de Lenoncourt,
-l'abbé Porquet, le chevalier de Listenay, etc.
-Des deux premiers nous n'avons rien à dire; à peine
-arrivée à Paris, la marquise reprit avec eux, nous le
-verrons bientôt, ses habitudes d'intimité presque journalière.
-Quant au chevalier, qui, par la mort de son
-frère, allait prendre le titre de prince de Bauffremont,
-nous allons le voir devenir peu à peu un des plus fervents
-adorateurs de Mme de Boufflers et, à ce titre,
-nous en devons parler avec quelques détails.</p>
-
-<p>C'était un homme d'une véritable distinction, mais
-calme, froid et un peu indifférent.</p>
-
-<p>«Je le trouve un bon homme, écrit Mme du Deffant,
-doux, facile, complaisant; en fait d'esprit il a à
-peu près le nécessaire, sans sel, sans sève, sans chaleur,
-un certain son de voix ennuyeux; quand il ouvre
-la bouche, on croit qu'il bâille et qu'il va faire bâiller;
-on est agréablement surpris que ce qu'il dit n'est ni sot,
-<span class="pagenum"><a id="Page_40"> 40</a></span>
-ni long, ni bête; et vu le temps qui court, on conclut
-qu'il est assez aimable<a id="FNanchor_27" href="#Footnote_27" class="fnanchor">&nbsp;[27]</a>.»</p>
-
-<p>Un an plus tard, quand elle le connaît mieux, elle est
-beaucoup plus enthousiaste:</p>
-
-<p>«Je trouve que son âme est le chef-d'&oelig;uvre de la
-nature: c'est son enfant favori, son prédestiné!»</p>
-
-<p>«Ce que vous dites du chevalier est charmant et de
-toute vérité, répond Mme de Choiseul; oui, il est bien
-l'enfant gâté de la nature, mais comme il ne sait pas
-qu'il est gâté, il n'est point fat, il jouit de tous ses dons
-en s'y abandonnant seulement, et c'est pour cela qu'il
-est si aimable<a id="FNanchor_28" href="#Footnote_28" class="fnanchor">&nbsp;[28]</a>.»</p>
-
-<p>Et les deux dames, dans leur enthousiasme, baptisent
-Bauffremont «le prince Incomparable», nom qui lui
-restera et qu'elles lui appliqueront à l'avenir dans leur
-correspondance.</p>
-
-<p>Mme de Boufflers avait encore retrouvé dans la capitale
-un vieil ami de Lorraine que des liens fort tendres
-avaient un instant enchaîné à son char, le poète Saint-Lambert.
-Entre eux l'amour avait duré ce que durent
-les roses, mais ils avaient trop d'esprit pour se croire
-obligés de se détester par la suite, et une solide amitié
-avait succédé aux sentiments anciens. Ils se revirent
-avec un plaisir infini.</p>
-
-<p>Depuis qu'il s'était éloigné de Lunéville après sa tragique
-aventure avec Mme du Chatelet, Saint-Lambert
-avait eu une étrange fortune.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_41"> 41</a></span>
-Après avoir fait la guerre de Sept ans sous les ordres
-du maréchal de Contades et conquis plus de rhumatismes
-que de lauriers, il avait quitté le service avec le grade de
-colonel et s'était entièrement consacré à la littérature.</p>
-
-<p>Dans le désir d'étendre sa réputation et de figurer
-sur un théâtre plus digne de ses mérites, l'ancien coryphée
-de la cour de Lorraine s'était établi définitivement
-à Paris. Grâce à son intime amitié avec le prince de
-Beauvau, amitié qui dura plus de cinquante ans sans le
-moindre nuage, il fut accueilli dans les salons aristocratiques
-et il devint en peu de temps fort à la mode; son
-aventure avec Mme du Chatelet n'était pas étrangère
-à l'engouement qu'il inspirait. Il crut devoir à la société
-qui l'accueillait si aimablement de prendre un titre qui
-lui manquait. Né Lambert devenu de Saint-Lambert
-de par la volonté paternelle, il n'hésita pas, de par sa
-propre volonté, à s'attribuer le titre de marquis. Il n'y
-avait aucun droit, on le lui donna par complaisance et
-il finit par y croire lui-même très sincèrement. Cela ne
-l'empêchait nullement de se proclamer philosophe et
-de faire parade d'opinions très avancées, voire même
-nettement anticléricales et républicaines.</p>
-
-<p>Les années n'avaient pas sensiblement modifié son
-caractère; il était resté tel que nous l'avons connu,
-froid et prétentieux. «C'était le meilleur des amis, dit
-Mme Suard, mais il avait pour tout ce qui lui était
-indifférent une froideur que l'on pouvait souvent confondre
-avec le dédain.» On l'estimait, mais on ne l'aimait
-pas.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_42"> 42</a></span>
-Il ne manquait pas cependant d'un certain mérite et
-sans que sa conversation fût piquante, «dans un entretien
-philosophique et littéraire, personne ne causait avec
-une raison plus saine ni avec un goût plus exquis<a id="FNanchor_29" href="#Footnote_29" class="fnanchor">&nbsp;[29]</a>».</p>
-
-<p>Tous les amis du prince de Beauvau étaient naturellement
-devenus ceux du poète; il fréquentait le meilleur
-monde, la maréchale de Luxembourg, la marquise
-du Deffant, la duchesse de Choiseul, la duchesse
-de Grammont, etc., etc.</p>
-
-<p>Saint-Lambert n'était pas seulement intime avec la
-noblesse. Admis dans le salon du baron d'Holbach, il
-se lia très vite avec tous les encyclopédistes: Duclos,
-d'Alembert, Grimm, J.-J. Rousseau, Diderot, etc., etc.,
-devinrent ses amis de chaque jour. On le rencontrait
-également dans les salons de Mlle Quinault, de
-Mme Geoffrin, de Mme Helvétius, etc., et il y retrouvait
-tous les hommes de lettres marquants de l'époque.</p>
-
-<p>Ce fut dans une de ces réunions intimes chez
-Mlle Quinault que Mme d'Épinay le vit pour la première
-fois. Elle lui trouva «infiniment d'esprit et
-autant de goût que de délicatesse et de force dans les
-idées». Peu de jours après elle avait la fâcheuse inspiration
-de présenter son nouvel ami à Mme d'Houdetot,
-sa belle-s&oelig;ur.</p>
-
-<p>Mme d'Houdetot avait alors environ vingt-sept ans.
-Elle avait été mariée à dix-huit ans avec le comte
-d'Houdetot, homme de peu de valeur, et qui n'éprouva
-<span class="pagenum"><a id="Page_43"> 43</a></span>
-jamais pour elle qu'une simple amitié; il eut d'ailleurs le
-bon goût de ne pas lui demander plus qu'il ne lui donnait.</p>
-
-<p>Mme d'Houdetot n'était pas jolie, mais elle avait la
-grâce de l'esprit; elle abondait en saillies charmantes et
-spontanées; et puis elle possédait «une si jolie âme, si
-franche, si honnête, si sensible, si personnelle!»</p>
-
-<p>Diderot, que la vivacité de son esprit amusait, écrivait
-un jour à Mlle Volant:</p>
-
-<p>«Hier, j'étais à souper à côté de Mme d'Houdetot
-qui disait: «Je me mariai pour aller dans le monde et
-voir le bal, l'Opéra et la comédie; et je n'allai point
-dans le monde, et je ne vis rien, et j'en fus pour mes
-frais!» Ces frais firent rire, comme vous pensez
-bien.»</p>
-
-<p>Et comme la jeune femme s'animait de la gaieté de
-son voisin qui buvait ferme, elle lui disait en riant:
-«C'est mon voisin qui boit le vin et c'est moi qui
-m'enivre.»</p>
-
-<p>Saint-Lambert fut bientôt sous le charme de cette
-imagination si vive, de cette âme si douce, et il s'éprit
-pour Mme d'Houdetot d'une passion qui dura jusqu'à
-sa mort.</p>
-
-<p>La marquise de Boufflers n'était pas seulement liée
-avec sa famille; par sa naissance, par ses relations, elle
-se trouvait tout naturellement amenée à vivre dans un
-continuel commerce avec la société la plus agréable. On
-la rencontrait fréquemment chez Mme du Deffant, cette
-vieille aveugle «débauchée d'esprit», qui, au début de
-sa vie, avait si largement partagé les erreurs du siècle.
-<span class="pagenum"><a id="Page_44"> 44</a></span>
-Elle avait été la maîtresse du Régent, d'un certain
-Fargis dont on disait «qu'il avait tant volé qu'il en
-avait perdu une aile», du président Hénault et de
-beaucoup d'autres vraisemblablement. Puis quand elle
-avait perdu la vue, elle s'était rangée et avait cherché
-un refuge au couvent de Saint-Joseph, où elle recevait
-l'élite de la société spirituelle et lettrée.</p>
-
-<p>Tout le petit groupe dont nous venons d'énumérer
-les principaux personnages forme une société intime
-qui ne se quitte guère. Chaque jour on se retrouve au
-concert, à l'Opéra, à la comédie, au jeu, à souper; c'est
-une fréquentation continuelle et charmante.</p>
-
-<p>On rencontre Mme de Boufflers tantôt à l'hôtel de
-Beauvau, où le prince accueille en grand seigneur les
-gens de lettres et les philosophes; tantôt au Temple, où
-le prince de Conti donne des soupers de cent cinquante
-couverts, des concerts, des divertissements où figurent
-les premiers artistes de la capitale; tantôt chez le duc
-de Choiseul, chez la maréchale de Luxembourg, chez le
-duc de Nivernais, ce grand seigneur homme de lettres
-que Mme du Deffant appelait si plaisamment «le mâle
-de l'Idole du Temple<a id="FNanchor_30" href="#Footnote_30" class="fnanchor">&nbsp;[30]</a>», etc., etc.</p>
-
-<p>Mme de Boufflers, de par son nom et ses fonctions,
-appartient aussi à la Cour et on la voit sans cesse à Versailles,
-à Fontainebleau, à Compiègne, à Marly, chez
-tous les princes, à Chantilly, à Villers-Cotterets, etc.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_45"> 45</a></span>
-Pendant l'été, l'existence de la marquise n'est pas
-moins agréable que durant l'hiver; elle est invitée
-dans tous les châteaux des environs; elle villégiature à
-droite, à gauche, partout et sans cesse elle retrouve sa
-famille et ses amies.</p>
-
-<p>Le prince de Conti la reçoit dans son splendide
-domaine de l'Isle-Adam; il y vit entouré d'une société
-aussi galante que distinguée. On fait de la musique,
-on joue la comédie, on chasse. La maréchale de Luxembourg,
-Mme de Cambis, qui sont les plus intimes amies
-de l'<i>Idole du Temple</i>, y font d'interminables séjours;
-elles y entraînent Mme de Boufflers qui devient une
-des assidues de la maison.</p>
-
-<p>La marquise n'est pas moins recherchée à Saint-Maur,
-chez le duc de Nivernais; à Roissy, chez les
-Caraman; à Auteuil, chez Mme Helvétius; à Saint-Ouen,
-chez Mme Necker; à Ruel, chez Mme d'Aiguillon;
-au Raincy, chez le duc d'Orléans; etc.</p>
-
-<p>Mais c'est surtout à Montmorency, chez Mme de
-Luxembourg, que Mme de Boufflers aime à faire de
-longs séjours; là, elle se sent chez elle, là elle est heureuse,
-car elle y retrouve sa chère maréchale et tous les
-amis dont la société lui est la plus précieuse.</p>
-
-<p>De tous les environs de Paris la vallée de Montmorency
-était assurément l'endroit le plus fréquenté et le
-plus apprécié de la société parisienne pendant tout le
-dix-huitième siècle. Ses collines verdoyantes, si riches
-en fleurs et en fruits de toutes sortes, ses bois séculaires,
-ses eaux superbes, lui avaient valu une réputation
-<span class="pagenum"><a id="Page_46"> 46</a></span>
-méritée. La proximité de la capitale, qui permettait
-à la fois de goûter les plaisirs de la campagne sans
-rien perdre de ceux de Paris, contribuait encore à
-augmenter la vogue de ce riant séjour.</p>
-
-<p>A Montmorency, à Soisy, à Groslay, à Margency, à
-Sannois, à Andilly, à Eaubonne, à Saint-Brice, partout
-s'élevaient d'élégantes maisons de campagne,
-entourées de parcs superbes, la plupart avec une vue
-ravissante sur la vallée.</p>
-
-<p>Le château de Montmorency appartenait au maréchal
-de Luxembourg, le château de Saint-Leu au duc
-d'Orléans<a id="FNanchor_31" href="#Footnote_31" class="fnanchor">&nbsp;[31]</a>, le château de la Chasse au prince de
-Condé. Les châteaux de Groslay, de Saint-Gratien, de
-Saint-Prix, de la Briche<a id="FNanchor_32" href="#Footnote_32" class="fnanchor">&nbsp;[32]</a>, d'Épinay, de Franconville,
-etc., etc., étaient tous habités par des familles de
-l'aristocratie ou de la haute finance.</p>
-
-<p>Dès l'approche des beaux jours, les heureux propriétaires
-de ces belles demeures venaient y chercher le
-calme et le repos, et goûter au sein d'une société
-choisie les joies de la nature.</p>
-
-<p>La vallée de Montmorency ne séduisait pas seulement
-les grands seigneurs; les gens de lettres paraissaient
-avoir fait de ce séjour leur asile préféré. A partir
-de 1750, Mme d'Épinay attire dans son château de
-La Chevrette tous les encyclopédistes<a id="FNanchor_33" href="#Footnote_33" class="fnanchor">&nbsp;[33]</a>, et son salon
-<span class="pagenum"><a id="Page_47"> 47</a></span>
-champêtre devient le rendez-vous d'une société de
-beaux esprits, d'hommes aimables et de femmes spirituelles.
-Les principaux habitués sont d'Holbach,
-Diderot, Marmontel, d'Alembert, J.-J. Rousseau,
-Galiani, Grimm, Saint-Lambert, etc.</p>
-
-<p>La belle-s&oelig;ur de Mme d'Épinay, Mme d'Houdetot,
-a loué, elle aussi, une habitation dans la vallée; elle
-s'est installée dans un joli petit village nommé Eaubonne,
-et elle y passe presque tout l'été.</p>
-
-<p>Saint-Lambert, qui ne voulait pas quitter la femme
-qu'il aimait, ou du moins aussi peu que possible, acheta
-à son tour une propriété à Franconville, à quelques
-minutes de Sannois.</p>
-
-<p>Nous verrons bientôt que, par un singulier hasard,
-Mme de Boufflers allait bientôt retrouver dans la
-charmante vallée tous ses meilleurs amis de Lorraine.</p>
-
-<p>Son séjour dans la capitale ou dans les châteaux des
-environs offrait d'autant plus d'intérêt à Mme de
-Boufflers qu'elle était arrivée, comme nous dirions
-aujourd'hui, au moment psychologique. L'évolution dans
-les idées et dans les m&oelig;urs, qui se préparait depuis une
-vingtaine d'années, commençait à se manifester au
-dehors. Avec sa rare intelligence, avec son esprit ouvert
-et perspicace, la marquise de Boufflers ne pouvait
-manquer de s'en apercevoir, et de se passionner elle
-aussi pour ce mouvement des idées.</p>
-
-<p>La société française se transformait de fond en comble
-et l'on voyait déjà poindre l'aurore des temps nouveaux.
-L'influence de la Cour allait s'amoindrissant et la tutelle
-<span class="pagenum"><a id="Page_48"> 48</a></span>
-qu'elle exerçait sur les esprits et les idées diminuait de
-jour en jour.</p>
-
-<p>«On recherchait avec empressement, dit Ségur,
-toutes les productions nouvelles des brillants esprits qui
-faisaient alors l'ornement de la France; elles donnaient
-un aliment perpétuel à ces conversations où presque tous
-les jugements semblaient dictés par le bon goût. On y
-discutait avec douceur, on n'y disputait presque jamais,
-et comme un tact fin y rendait savant dans l'art de plaire,
-on y évitait l'ennui en ne s'appesantissant sur rien.</p>
-
-<p>«Les idées philosophiques émises d'abord timidement
-gagnaient de jour en jour du terrain. L'habitude
-de la discussion qu'elles avaient fait naître s'appliquaient
-non seulement aux productions de l'esprit, mais
-aux actes du pouvoir, aux délibérations du Parlement,
-aux croyances religieuses, etc.»</p>
-
-<p>A partir de la seconde moitié du dix-huitième siècle,
-on voit se former ces salons où toutes les classes se
-confondent, où les philosophes, les hommes de lettres,
-les financiers marchent de pair avec les courtisans, où
-l'on s'entretient de toutes choses, où l'on émet audacieusement
-les idées les plus subversives, où on les discute
-avec passion, où l'on fait table rase de toute l'organisation
-sociale, où l'on détruit tout ce qui existe, religion,
-morale, gouvernement, sans se soucier des conséquences.</p>
-
-<p>Il semble qu'un véritable vent de folie ait poussé
-toute cette société à sa perte et à se détruire elle-même
-de ses propres mains.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_49"> 49</a></span>
-Que les philosophes qui poursuivaient un idéal, qui
-voulaient une rénovation sociale, aient marché de l'avant
-envers et contre tous, cela se comprend et s'explique.
-Mais la noblesse, les gens de Cour, ceux qui profitaient
-et abusaient le plus largement de l'ordre de choses
-établi, par quelle aberration d'esprit, par quelle inconcevable
-aveuglement se montraient-ils aussi ardents à
-détruire que les philosophes?</p>
-
-<p>Les femmes elles-mêmes ne dédaignaient pas de se
-mêler à ce mouvement des esprits; elles s'occupaient
-avec enthousiasme de philosophie et d'économie politique,
-et l'on entendait les plus jolies bouches prononcer
-des dissertations passionnées sur la sortie des blés et les
-droits prohibitifs. Sur les cheminées des salons comme
-sur les toilettes des boudoirs on ne trouvait que des
-ouvrages philosophiques ou les ennuyeuses élucubrations
-du marquis de Mirabeau, de l'abbé Baudeau et
-autres pédants économistes.</p>
-
-<p>Mme de Boufflers partageait l'étrange aveuglement
-des gens de son monde; elle n'était pas moins ardente
-que ses amies à discuter les idées du jour, et à en adopter
-le plus grand nombre.</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_50"> 50</a></span></p>
-<h2 class="normal">CHAPITRE IV<br />
-<span class="medium">1768-1770</span></h2>
-
-<p class="hanging indent">
-Séjour de Mme de Boufflers à Paris.&mdash;Sa correspondance
-avec Panpan.</p>
-</div>
-
-<p class="space">Quand Mme de Boufflers revint à Paris en 1767, elle
-descendit d'abord chez son frère, mais ce n'était là
-qu'une solution provisoire; elle voulait avoir sa liberté,
-et puis elle avait eu avec sa belle-s&oelig;ur quelques difficultés
-qui excluaient toute idée de vie commune. Leurs
-caractères, en effet, après avoir beaucoup sympathisé,
-n'avaient pas tardé à se heurter, et dans l'intérêt de
-tous mieux valait vivre chacun chez soi.</p>
-
-<p>Mme de Boufflers s'installa d'abord rue du Rempart,
-au Marais, mais c'était fort loin, la maison était laide,
-incommode, il fallut trouver ailleurs. Après bien des
-recherches, la marquise finit par découvrir dans le faubourg
-Saint-Honoré, à côté de l'hôtel de Duras, la
-maison de Mme de Lorge qui venait de mourir; elle
-la loua pour 4,500 livres. L'habitation était charmante,
-agréable et commode; «elle avait à elle seule plus de
-vue, de soleil et de bon air que tout Paris ensemble.»
-Il y avait un beau jardin, de grands arbres, mais comme
-la perfection n'est pas de ce monde, l'escalier était un
-<span class="pagenum"><a id="Page_51"> 51</a></span>
-vrai casse-cou, «un véritable escalier de blanchisseuse».
-Il fallut bien cependant s'en contenter.</p>
-
-<p>La marquise, à cette époque, a cinquante-sept ans
-bien sonnés, mais elle n'a rien perdu de ses qualités
-intellectuelles. Son fils, qui la dépeint à cet âge, s'extasie
-«sur le charme, la justesse, la finesse, la gaieté, la soudaineté,
-disons le mot, l'originalité de cet esprit qui
-ne ressemblait pas plus aux esprits ordinaires que la
-lumière à la couleur... Jamais aucun soin, aucun apprêt,
-aucune recherche... Ses paroles étaient inattendues,
-promptes, vives, pénétrantes, comme autant d'étincelles
-électriques... Sa gaieté était pour son âme un
-printemps perpétuel, qui l'a garantie toute sa vie de
-trop d'ardeur comme de trop de froid et qui n'a cessé
-de produire des fleurs nouvelles jusqu'à son dernier
-jour<a id="FNanchor_34" href="#Footnote_34" class="fnanchor">&nbsp;[34]</a>.»</p>
-
-<p>Mme de Boufflers retrouve d'abord avec une joie profonde
-ses chers amis de Lunéville, Mme de Lenoncourt
-et l'abbé Porquet, qui tous deux lui font fête à l'envi.
-Mais elle est bien vite débordée; ses parents, ses amis,
-tout le monde se l'arrache, tout le monde veut jouir de
-cet esprit charmant, si aimable et si gai.</p>
-
-<p>Bientôt elle est à ce point recherchée, qu'elle ne sait
-auquel entendre; elle n'a plus une minute à elle, et elle
-devient insaisissable.</p>
-
-<p>Mme de Lenoncourt fait tous ses efforts pour la voir
-le plus souvent possible, mais «elle échappe comme
-<span class="pagenum"><a id="Page_52"> 52</a></span>
-un oiseau, et c'est un véritable chagrin de la regretter
-toujours et de la voir si peu».</p>
-
-<p>Elle n'est jamais chez elle; on prend avec elle un
-rendez-vous, elle y manque: «C'est une poignée de
-puces, écrit son amie désolée, il n'y a pas moyen de
-prendre des arrangements stables avec elle, elle est
-toujours où elle ne comptait pas être un quart d'heure
-auparavant.»</p>
-
-<p>Ce ne sont pas seulement les joies de la famille ou de
-l'amitié qui absorbent si complètement Mme de Boufflers.
-Elle a toujours adoré le monde et elle en a peu
-joui pendant les dernières années si moroses du vieux
-Stanislas; aussi à peine arrivée dans la capitale cherche-t-elle
-à rattraper le temps et elle se jette à corps perdu
-dans une vie mondaine qui ne convient, il faut l'avouer,
-ni à son âge, ni à sa situation de fortune; on ne voit
-qu'elle à la Cour, chez tous les princes, à toutes les
-fêtes; elle ne manque pas un spectacle; il n'y a pas de
-jeune femme plus affolée de plaisirs.</p>
-
-<p>«Elle s'amuse comme si elle avait quinze ans, écrit
-Mme de Lenoncourt qui en a trente-huit, c'est moi la
-grand'mère!»</p>
-
-<p>Quelques jours après, elle s'écrie encore dans un moment
-de dépit:</p>
-
-<p>«J'ai soupé trois jours de suite avec votre marquise.
-Peut-être vais-je être trois mois sans la voir. Il n'y a
-pas à Paris assez de jeu, assez de princes, assez de
-spectacles pour elle, jugez du temps qui lui reste. Et
-puis elle me soutient qu'elle m'aime! Cela me fait
-<span class="pagenum"><a id="Page_53"> 53</a></span>
-enrager. Je voudrais trouver une bonne raison de m'en
-détacher<a id="FNanchor_35" href="#Footnote_35" class="fnanchor">&nbsp;[35]</a>.»</p>
-
-<p>S'en détacher! c'est plus facile à dire qu'à faire!</p>
-
-<p>Tous ses amis sont furieux après elle; ils finissent
-par lui en vouloir véritablement et il n'y a pas de
-reproches qu'ils ne lui adressent, mais elle est si aimable,
-elle a tant d'agréments, il émane d'elle un charme si
-singulier qu'on ne peut lui tenir rigueur. Dès qu'on la
-revoit, on l'aime plus que jamais. On passe sa vie à la
-détester et à l'adorer.</p>
-
-<p>Ce ne sont pas seulement les fêtes, les spectacles,
-les réceptions princières que Mme de Boufflers aime
-avec rage, elle a une passion terrible, irrésistible, le jeu,
-et rien ne l'en peut détourner. C'est un mal de famille,
-car ses enfants eux-mêmes, sa s&oelig;ur de Mirepoix en
-sont également les victimes. Déjà à Lunéville, du temps
-de Stanislas, la marquise a commis mille folies et s'est
-placée souvent dans les plus terribles embarras. Mais à
-Paris c'est bien pire encore. D'abord les occasions sont
-plus fréquentes et puis l'on joue bien plus gros jeu. Il
-n'y a pas de réunion à la Cour ou chez les princes qui
-ne soit l'occasion d'un jeu effréné.</p>
-
-<p>Depuis la Régence, cette passion avait pris des proportions
-inouïes.</p>
-
-<p>«La cause de presque tous les malheurs ici, c'est la
-fureur du jeu, écrit en 1720 la duchesse d'Orléans. On
-<span class="pagenum"><a id="Page_54"> 54</a></span>
-m'a souvent dit: «Vous n'êtes bonne à rien, vous
-n'aimez pas le jeu.»</p>
-
-<p>«Les rues de Paris étaient éclairées la nuit de pots
-à feu placés devant les hôtels des plus grands seigneurs,
-convertis en maisons de jeu. Entrait qui voulait.»</p>
-
-<p>On ne jouait pas seulement dans les tripots, dans les
-hôtels particuliers, on jouait chez tous les princes, à
-la Cour, et un jeu effrayant. Cette passion amenait
-avec elle tous les désordres qui en sont la conséquence.
-Plus d'un grand seigneur, plus d'une noble dame n'hésitait
-pas à aider la fortune quand elle ne leur souriait
-pas suffisamment. On se rappelle l'aventure de Mme du
-Chatelet à Versailles en 1747; elle joue au jeu de la
-Reine et en peu de temps elle a perdu non seulement
-ce qu'elle a sur elle, mais encore plus de 80,000 livres
-sur parole. Voltaire l'entraîne de force en lui criant
-qu'elle joue avec des fripons!<a id="FNanchor_36" href="#Footnote_36" class="fnanchor">&nbsp;[36]</a></p>
-
-<p>Pendant tout le dix-huitième siècle cette passion a
-régné sans conteste et amené dans la société une démoralisation
-profonde.</p>
-
-<p>Mme de Boufflers allait donc trouver à Paris plus
-que partout ailleurs la satisfaction de son déplorable
-penchant. Aussi partout où l'on joue, est-on sûr de la
-rencontrer. Et elle ne se contente pas d'un jeu modeste,
-en rapport avec ses ressources. Point du tout; elle
-joue gros jeu et perd ou gagne facilement 1,000 louis
-dans sa soirée. «Du reste dans le monde on ne parle
-<span class="pagenum"><a id="Page_55"> 55</a></span>
-que par 1,000 louis; 4 ou 500 louis sont des bagatelles
-qu'on ne daigne même pas citer.» Rien ne peut
-détourner la marquise de sa terrible passion, ni les
-pertes fréquentes, ni les sages conseils de ses amis.</p>
-
-<p>A Marly, à Chantilly, à Compiègne, à Villers-Cotterets,
-à l'Isle-Adam, au Palais-Royal, partout elle joue
-un jeu d'enfer. Souvent on la voit rester à la table de
-jeu toute une nuit et toute une journée, sans désemparer!</p>
-
-<p>Comme elle ne possède pour toute fortune qu'une
-rente de 18,000 livres sur le trésor royal, elle est bien
-vite au bout de ses ressources. Alors elle emprunte à
-droite, à gauche, mais comme elle ne peut rendre,
-toutes les bourses se ferment bientôt devant elle.</p>
-
-<p>Ses enfants, tout en la blâmant, imitent son exemple;
-à Marly, dans une seule soirée Mme de Boisgelin gagne
-2,500 louis; au Palais-Royal, le chevalier perd 200 louis
-dont il n'a pas le premier sol<a id="FNanchor_37" href="#Footnote_37" class="fnanchor">&nbsp;[37]</a>.</p>
-
-<p>C'est une folie, une démence! Il n'est pas jusqu'à
-l'abbé Porquet qui ne soit atteint de la maladie régnante.
-On le voit perdre en quelques heures 250 louis au
-trente-et-quarante! «L'auriez vous cru capable de cette
-folie? écrit Mme de Lenoncourt indignée. Il faut que
-l'air de la maison soit bien contagieux. Le pauvre petit
-fou me fait pitié!»</p>
-
-<p>Ce jeu effréné de la part de gens qui sont plus que
-<span class="pagenum"><a id="Page_56"> 56</a></span>
-besoigneux, entraîne les conséquences ordinaires, des
-scènes regrettables, des suspicions humiliantes. Un
-soir, à l'hôtel de Luxembourg, on joue au vingt-et-un.
-Mme de Boisgelin est assise à côté de son frère, le
-chevalier. Le banquier donne à la comtesse un certain
-valet de c&oelig;ur, mais par une étrange fatalité, ce valet se
-retrouve parmi les cartes du chevalier et lui fait avoir 21.
-Par un hasard non moins fâcheux, Mme de Boisgelin
-a mis beaucoup d'argent sur les cartes de son frère et
-fort peu sur les siennes. Celui qui tient les cartes se
-récrie, proteste, tout le monde baisse les yeux, mais les
-inculpés nient avec indignation et il n'en est rien de
-plus<a id="FNanchor_38" href="#Footnote_38" class="fnanchor">&nbsp;[38]</a>. Il est juste de dire qu'au dix-huitième siècle
-on considérait avec une rare indulgence les joueurs qui
-corrigeaient la fortune.</p>
-
-<p>Le chevalier de Boufflers, dans le portrait qu'il a
-tracé de sa mère, n'a pas caché le penchant qu'elle
-éprouvait pour les jeux de hasard et combien ce goût
-lui a été funeste.</p>
-
-<p>«On lui a reproché avec trop de raison, d'aimer le
-jeu. Elle y a souvent été malheureuse; mais on peut
-dire aussi que ses amis ne l'étaient pas moins, puisque
-dans les heures qu'elle y perdait, Mme de Boufflers
-était perdue pour eux. Au reste, dans les moments les
-plus critiques, au milieu des plus grands orages, des
-naufrages mêmes, dont le gros jeu menace tous ceux qui
-ne craignent pas assez de s'y embarquer... on ne l'a
-<span class="pagenum"><a id="Page_57"> 57</a></span>
-jamais vu déroger à cette noble égalité d'humeur, à
-cette franche liberté d'esprit qui faisait le fonds de son
-caractère et la base de son bonheur; jamais abattue,
-jamais enivrée, elle portait en elle-même le contrepoids
-de toutes les inégalités de la fortune<a id="FNanchor_39" href="#Footnote_39" class="fnanchor">&nbsp;[39]</a>.»</p>
-
-<p>Ce portrait, écrit pour les besoins de la cause, est
-beaucoup trop flatteur. La vérité est que l'existence
-déraisonnable et surmenante que menait Mme de Boufflers
-était aussi désastreuse pour sa bourse que pour
-son humeur et pour sa santé; elle était horriblement
-changée et paraissait vieillie de vingt ans depuis la
-mort du roi de Pologne. Quand elle perdait, elle avait
-beau chercher à se dominer, elle ne pouvait s'empêcher
-d'être d'une humeur massacrante. Ses meilleurs amis
-déploraient une conduite si folle et peu à peu s'éloignaient
-d'elle.</p>
-
-<p>Mme de Lenoncourt, profondément attristée, faisait
-à Panpan cette navrante description:</p>
-
-<p class="date">«Paris, 18 novembre.</p>
-
-<p>«Mon Veau, je n'ai que des condoléances à vous
-faire. Notre pauvre amie détruit sa fortune et sa santé
-à plaisir. Je sais par ses enfants, qui en gémissent,
-qu'elle a joué à Fontainebleau nuit et jour, qu'elle a
-perdu prodigieusement, et je sais par Mme de Grammont
-qu'elle s'est querellée avec sa belle-s&oelig;ur, qu'il y
-a entre elles tant d'aigreur que cela ne peut que mal
-<span class="pagenum"><a id="Page_58"> 58</a></span>
-finir. Mme de Grammont en est excédée. J'ai dit tout
-ce que j'ai pu pour excuser sa conduite en faveur des
-motifs, mais vous savez bien que l'humeur ne se supporte
-pas, et que c'est, de tous les défauts de la société,
-celui qui se pardonne le moins.</p>
-
-<p>«Tout cela m'afflige jusqu'au fond de l'âme. Je vois
-cette malheureuse femme tout près de la caducité et de
-la pauvreté, sans existence, sans société, sans ressources.
-Le jeu est son unique plaisir et son unique
-occupation. Quelle malheureuse passion!»</p>
-
-<p>Mme de Lenoncourt serait bien désireuse de rencontrer
-plus fréquemment cette amie, qu'au fond elle aime
-si tendrement, mais c'est là chose impossible: «Elle a
-deux maudites rosses qui la mènent partout où l'on
-joue, écrit-elle avec rage, mais bien peu chez moi.»</p>
-
-<p>La marquise est d'autant plus désolée de ne pas
-voir plus souvent Mme de Boufflers, qu'elle-même a
-éprouvé bien des déceptions en s'installant à Paris et
-qu'elle avait compté sur son amie pour lui rendre la
-vie plus agréable.</p>
-
-<p>D'abord, au point de vue matériel, elle s'est trouvée
-dans des conditions déplorables. Elle a naturellement
-peu d'argent à mettre à son loyer et elle a dû se loger
-dans un chenil, «une maison culbutée de la cave au
-grenier, de l'huile puante partout!» Ces odeurs horribles
-jointes au bruit de la rue la tuent. Aussi Paris
-lui paraît-il laid et désagréable, et elle a peine à «s'y
-rhabituer». Combien elle regrette son cher Lunéville où
-elle était si bien logée, où elle jouissait de tant de repos!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_59"> 59</a></span>
-Certes, ses amis ont été charmants pour elle, elle les
-a retrouvés tels qu'elle les avait quittés; ils la comblent
-de marques d'affection, mais la vie de province avait
-bien plus de charme.</p>
-
-<p>Elle écrit tristement à son cher Veau:</p>
-
-<p>«Je fais des visites qui me fatiguent, je ne trouve
-que les gens que je ne désire pas; je fais des soupers
-tristes, ennuyeux et dont tout le monde se plaint. Je
-vois mes amis souvent pour Paris, peu pour moi qui
-les voyais tous les jours à Lunéville, enfin, mon cher
-Panpan, il faut que je sois très vieillie, car je sens que
-cette vie ne me convient plus.»</p>
-
-<p>L'été est pire encore que l'hiver, s'il est possible:
-«On n'y a pour toute société que quelques ennuyeux
-qui ne savent que devenir, les rues sont empuantées,
-enfin Paris est un séjour odieux.»</p>
-
-<p>A force de chercher, Mme de Lenoncourt finit par
-trouver dans un quartier éloigné un appartement grand,
-gai et commode. Malgré la distance qui l'éloigne encore
-davantage de ses amis, elle est ravie, car elle n'y entend
-d'autre bruit que le chant du coq.</p>
-
-<p>Cependant Mme de Boufflers, loin de se calmer, continuait
-à mener la même vie agitée et troublante dont
-nous avons fait une rapide description. La visite du
-jeune roi de Danemark, en octobre 1768, fut un prétexte
-pour elle à de nouvelles folies. Ce roi de «marionnettes<a id="FNanchor_40" href="#Footnote_40" class="fnanchor">&nbsp;[40]</a>»,
-à peine débarqué à Paris, fut accablé de</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_60"> 60</a></span>
-fêtes de tous genres, bals, comédies, opéras-comiques,
-jeu, on ne lui laissait pas un instant de repos: «Nous
-ferons crever le petit Danois, écrit Mme du Deffant, il
-est impossible qu'il résiste à la vie qu'il mène.»</p>
-
-<p>Mme de Boufflers était de toutes ces fêtes. La plus
-remarquable fut celle donnée à Chantilly par le prince
-de Condé, elle dura trois jours pleins, le lundi, le mardi,
-le mercredi.</p>
-
-<p>«Le lundi, il y eut un opéra, un grand souper, un jeu
-et un bal; le mardi, une chasse, une comédie française,
-un souper, un jeu et un bal; le mercredi, un opéra, un
-feu d'artifice, un souper, un bal masqué pour lequel il
-y avait 2,000 billets distribués dans Paris et un jeu à
-tout casser.»</p>
-
-<p>Mme de Boufflers n'eut garde de laisser échapper
-cette occasion de faire une folie; elle joua et perdit
-plus de mille louis.</p>
-
-<p>Enfin le petit Danois reprit la route de ses États et
-la société élégante de Paris retrouva un peu de calme.</p>
-
-<p>Cependant la vie que menait Mme de Boufflers ne
-lui réussissait pas précisément. En décembre 1768,
-elle tomba malade et fut pendant quelques jours dans
-un état fort alarmant; elle avait une fièvre considérable,
-crachait le sang et avait un point de côté; son
-médecin, très inquiet, ne cachait pas à la famille ses
-préoccupations. Mme de Lenoncourt ne quittait pas
-son amie et la soignait avec autant d'intelligence que
-de dévouement. Enfin, le mieux se déclara et l'on put
-regarder la marquise comme sauvée.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_61"> 61</a></span>
-Pendant sa maladie elle avait eu souvent auprès
-d'elle sa s&oelig;ur de Bassompierre, mais la vieille dame
-n'avait plus que le souffle et ne songeait qu'à jouer au
-trictrac, qui était devenu son unique passion. Mme de
-Lenoncourt mandait gaiement à Panpan:</p>
-
-<p>«La marquise a chez elle Mme de Bassompierre
-dont l'ombre joue au trictrac du matin au soir. La dernière
-fois que j'ai vu cette apparition, je disais: cette
-pauvre femme va rendre le dernier soupir en jetant les
-dés; elle tombera dans le trictrac et ce sera son tombeau.
-Je suis sûre que voilà comment elle finira.»</p>
-
-<p>Mme de Boufflers se rétablit donc, mais elle restait
-«maigre, brûlée, desséchée», elle toussait, avait de
-fréquents accès de fièvre; elle aurait eu besoin d'un
-grand régime; au lieu de s'y résigner, elle reprit sans
-perdre de temps son existence ordinaire. Avant tout
-elle prétendait ne pas se priver des soupers et des parties
-de jeu qui faisaient tout son bonheur.</p>
-
-<p>Ses amis s'efforçaient en vain de lui faire entendre
-raison:</p>
-
-<p>«Prêchez-lui le lait et les ménagements, écrivait
-Mme de Lenoncourt à Panpan; sa poitrine s'attaquera
-si elle n'y prend garde. Elle est comme une bouteille
-d'éther; un jour le verre cassera et tout s'évaporera.»</p>
-
-<p>A peine Mme de Boufflers était-elle remise qu'elle
-éprouva de nouveaux ennuis. Depuis quelque temps
-déjà elle se plaignait de sa vue; bientôt le mal empira
-et un de ses yeux fut sérieusement compromis. Elle
-ne pouvait plus ni lire ni écrire, et cette privation
-<span class="pagenum"><a id="Page_62"> 62</a></span>
-l'affligeait beaucoup. Les remèdes ordonnés n'amenant
-aucune amélioration, elle fit appeler frère Côme, le
-célèbre chirurgien: il conseilla du baume de Tuthie,
-de l'eau de fenouille et par-dessus tout d'éviter les
-lumières. La marquise consentit volontiers à prendre les
-remèdes, mais quant à renoncer à sortir le soir, on ne
-put l'y décider: elle préférait, disait-elle, perdre son
-&oelig;il que de se priver de tout l'agrément de sa vie.</p>
-
-<p>Ainsi fit-elle, et elle continua à veiller, à jouer, à se
-brûler les yeux aux lumières, enfin «à faire cent sottises».
-Elle garda son &oelig;il malade fort longtemps.</p>
-
-<p>En voyant cet entêtement si déraisonnable, Mme de
-Lenoncourt se souvenait de l'étrange façon dont la
-marquise, quelques années auparavant, avait soigné un
-crachement de sang.</p>
-
-<p>«Je me rappelle toujours un crachement de sang
-qu'elle eut à la Malgrange, un hiver bien froid et qu'elle
-nous soutenait que le seul remède était de mettre les
-pieds dans la neige. Elle y mettrait peut-être son &oelig;il,
-s'il y en avait. Mais il y a du jeu, des veilles, des bougies,
-et c'est pire que la neige. Je la prêcherai, mais ce
-sera pour le repos de ma conscience.»</p>
-
-<p>Dans sa colère, Mme de Lenoncourt n'appelle plus
-son amie que «la mère Boufflers».</p>
-
-<p>Panpan se désolait des nouvelles qu'il apprenait de
-sa chère marquise et il ne pouvait se défendre pour
-l'avenir de tristes pressentiments. Il les confiait à
-Mme de Lenoncourt qui lui répondait:</p>
-
-<p>«Vous avez bien raison, elle ne sera point heureuse.
-<span class="pagenum"><a id="Page_63"> 63</a></span>
-Elle me paraît comme un malade qui cherche
-une situation commode dans son lit et qui ne la trouve
-jamais. Je loue Dieu de tout mon c&oelig;ur de m'avoir
-donné une âme calme et paisible, c'est le dédommagement
-de tout ce qui me manque.»</p>
-
-<p>En 1768, il fut question d'un mariage pour le marquis
-de Boufflers, et sa mère ainsi que son frère le chevalier
-s'agitèrent beaucoup à cette occasion. C'était une union
-très brillante au point de vue de la fortune, puisqu'il
-s'agissait de Mlle Helvétius, mais dès qu'on parla de
-ce projet à la jeune fille, elle ne voulut rien entendre,
-disant que M. de Boufflers était «pédant». En vain on
-voulut la raisonner, elle résista «comme un petit diable»
-et il fallut céder.</p>
-
-<p>Les Boufflers, assez vexés, se retournèrent alors d'un
-autre côté et ils songèrent à une demoiselle de province,
-Mlle de Morfontaine, qui était également une riche
-héritière. Cette fois la jeune fille ne fit aucune opposition
-et le mariage fut décidé. Conformément aux usages
-du temps, les fiancés ne s'étaient jamais vus. C'est ce
-qui fait écrire à Mme de Lenoncourt ces lignes si
-pleines de sens et de vérité:</p>
-
-<p>«Savez-vous que M. de Boufflers se marie dans les
-premiers jours de novembre. On m'a dit que sa femme
-était fort laide et boiteuse; cela serait fâcheux. Mais
-concevez-vous qu'il ne l'ait pas encore vue? Il ne s'en
-est seulement pas informé. Véritablement, on aime trop
-l'argent dans ce siècle. On ne considère que cela.»</p>
-
-<p>Le mariage n'eut pas lieu à la date indiquée, il fut
-<span class="pagenum"><a id="Page_64"> 64</a></span>
-remis au mois de janvier, parce que Mlle de Morfontaine
-n'avait pas encore fait sa première communion!
-«Apparemment qu'entre sacrements c'est l'Eucharistie
-qui a le pas, écrit Mme de Lenoncourt; leur rang est
-réglé comme celui des ducs, et mieux, car cela n'a pas
-fait de dispute. Le mari supporte ce retard très patiemment;
-il n'a point encore vu sa prétendue femme, mais
-sur la parole de l'évêque de Metz, il la soutient jolie.»</p>
-
-<p>Si Mme de Boufflers abandonne momentanément la
-Lorraine, on ne peut lui reprocher d'oublier son vieil
-ami. D'elle on ne peut pas dire: «Loin des yeux, loin
-du c&oelig;ur.» Puisque les hasards de la vie la forcent à
-demeurer éloignée du cher Panpan, de son «cher Veau»,
-comme elle l'appelle en plaisantant, elle se dédommage
-en lui narrant les nouvelles du jour et tous les menus
-incidents de sa vie.</p>
-
-<p>Nous citerons un grand nombre des lettres écrites
-par la marquise, parce qu'elles ont le rare mérite de la
-montrer telle qu'elle est, au naturel, sans fard et sans
-art.</p>
-
-<p>On trouve de tout dans cette correspondance, des
-nouvelles politiques, des tracasseries littéraires, des
-recettes de cuisine, des tendresses, des reproches, enfin
-dans leur diversité, c'est la vérité même. Elles sont
-écrites à la diable, sous l'inspiration du moment, sans
-aucune recherche et sans aucun souci de la postérité;
-mais Mme de Boufflers s'y peint tout entière et nous
-la retrouvons telle qu'elle s'est toujours montrée à
-nous, nous retrouvons, à chaque ligne, sa légèreté, sa
-<span class="pagenum"><a id="Page_65"> 65</a></span>
-finesse, son esprit, et nous pouvons dire aussi son
-c&oelig;ur. Toutes ces réflexions, tristes ou gaies, ironiques
-ou sentimentales, qu'elle jette au hasard de la plume,
-feront mieux connaître notre héroïne que tous les discours
-du monde.</p>
-
-<p>On verra dans les lettres que nous reproduisons, non
-seulement l'extrême degré d'intimité qui existait entre
-la marquise et Panpan, mais aussi l'affection durable
-et profonde qui les unissait l'un à l'autre.</p>
-
-<p>Mme de Boisgelin n'est pas moins liée avec l'ancien
-lecteur du Roi; c'est souvent elle qui tient la plume
-pour sa mère, et le ton qu'elle emploie dénote la plus
-étrange camaraderie.</p>
-
-<p>En septembre 1768, la Reine vient de mourir<a id="FNanchor_41" href="#Footnote_41" class="fnanchor">&nbsp;[41]</a>,
-le marquis de Boufflers va épouser Mlle de Morfontaine,
-M. d'Invaut est nommé contrôleur général, etc.
-Toutes ces nouvelles, Mme de Boufflers les annonce
-à son ami; elle lui parle aussi de ses yeux dont elle
-souffre, de sa bourse qui est vide, de la difficulté de la
-remplir et de la peine qu'elle éprouve à emprunter.</p>
-
-<p class="date">«Paris, 27 septembre 1768.</p>
-
-<p>«Mon charmant c&oelig;ur de Veau, soyez bien sûr que
-ma plus grande privation est de ne pouvoir pas vous
-écrire, car mon &oelig;il ne se guérit pas. J'ai pourtant fait
-d'abord ce que M. Grandjean m'a ordonné. Ensuite,
-voyant que j'étais plus mal, j'ai consulté le frère Côme,
-<span class="pagenum"><a id="Page_66"> 66</a></span>
-qui m'a dit de me servir du baume de Tuthie, ce qui ne
-me fait rien du tout.»</p>
-
-<p class="autre">(De la main de Mme de Boisgelin.)</p>
-
-<p>«Vous saurez, vieux gueux de Veau, que M. de
-Laverdy<a id="FNanchor_42" href="#Footnote_42" class="fnanchor">&nbsp;[42]</a> est renvoyé et que M. d'Invaut, intendant
-de Picardie, a sa place, que c'est une joie générale et
-que moi, en particulier, j'en suis ravie, parce que le
-nouveau contrôleur général est fort de mes amis.</p>
-
-<p>«Vous saurez aussi que le marquis de Boufflers
-épouse Mlle de Morfontaine le mois prochain et que si
-vous ne venez pas, le mariage ne sera pas consommé
-de sitôt.</p>
-
-<p>«Comment pouvez-vous ignorer qu'Eaubonne est la
-demeure de M. de Saint-Lambert? Il n'est pas permis
-à quelqu'un qui se croit homme de lettres, de ne pas
-savoir cela.</p>
-
-<p>«Chilly<a id="FNanchor_43" href="#Footnote_43" class="fnanchor">&nbsp;[43]</a> a été assez agréable; on a joué <i>Dupuis
-et Desronais</i> fort bien. M. de Lucé s'y est distingué.
-Malgré cela tout le monde a regretté ce bon petit vieillard
-qui tousse, crache, se mouche et fait le goguenard.</p>
-
-<p>«Voilà la réponse qu'on m'a dit de faire à tous les
-articles de votre lettre.</p>
-
-<p>«Il y a bien longtemps que je vous en dois une plus
-longue à une lettre charmante, mais je sais d'où cela
-vient. Depuis quelque temps je suis un peu bête, et
-<span class="pagenum"><a id="Page_67"> 67</a></span>
-j'attends le retour de mon esprit pour vous remercier
-du plaisir que m'a fait cette lettre. En attendant je
-dois vous assurer, mon cher Veau, que je daigne sourire
-à la proposition que vous nous faites d'aller habiter
-votre Tempé<a id="FNanchor_44" href="#Footnote_44" class="fnanchor">&nbsp;[44]</a> l'année prochaine, et que je vivrai tout
-à fait quand j'aurai le plaisir d'y être et de vous y voir.»</p>
-
-<p class="autre">(De la main de Mme de Boufflers.)</p>
-
-<p>«N'êtes-vous pas bien aise de l'aventure du Tressan?
-Je croyais vous l'apprendre la première, mais
-Mme de Lenoncourt, que j'ai vue hier, m'a dit qu'elle
-vous l'avait mandée.</p>
-
-<p>«On a beaucoup d'espérance pour la maison du Roi.
-On est sûr que Mme Adélaïde a donné des ordres pour
-la continuation du pain et de la viande et qu'elle veut
-employer 9,000 francs par an, qu'elle a de reste, pour
-faire des pensions.</p>
-
-<p>«On dit que la mort de la Reine n'a fait aucun
-changement à la Cour.</p>
-
-<p>«Je travaille à vous faire avoir le <i>Mercure</i>, mais
-j'aurai bien de la peine, parce que bien des gens sont
-après<a id="FNanchor_45" href="#Footnote_45" class="fnanchor">&nbsp;[45]</a>.</p>
-
-<p>«Je n'ai pas vu l'abbé Porquet trois minutes depuis
-mon arrivée, à cause de son procès criminel, mais je
-crains que bientôt, on ne vienne le chercher ici pour le
-pendre.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_68"> 68</a></span>
-«Savez-vous, mon Veau, que dans ma profonde
-misère, je n'ai pu trouver que M. Latran qui ait voulu
-me prêter 50 louis.</p>
-
-<p>«J'ai été à un nouveau spectacle qui se nomme le
-Wauxhall. C'est une chose charmante.</p>
-
-<p>«Adieu, le gros cochon est plus gras et plus aimable
-que jamais.»</p>
-
-<p>Cet étrange surnom, qui paraîtra probablement assez
-déplacé à nos lectrices, désigne tout simplement Mme de
-Boisgelin. Pour apprécier cette appellation en toute
-connaissance de cause, il faut se rendre compte que
-bien des mots, d'un usage constant au dix-huitième
-siècle, ont depuis complètement changé de valeur.
-Alors qu'aujourd'hui ils ne sont plus employés que
-dans le langage le plus vulgaire, autrefois on s'en servait
-couramment dans la meilleure société, et ils ne
-choquaient personne. Le mot en question et beaucoup
-d'autres que nous pourrions citer sont dans le même
-cas.</p>
-
-<p>Mme de Boufflers, du moins elle le prétend, voudrait
-bien retourner en Lorraine, mais elle en est sans cesse
-empêchée par un obstacle ou par un autre; tantôt par
-la présence de son frère de Beauvau, tantôt par celle
-de son fils. Elle se console de l'éloignement en continuant
-à écrire fidèlement à Panpan et en le comblant
-de petits souvenirs qui lui prouvent son affection. Au
-moment du nouvel an, c'est lui qu'elle charge de ses
-modestes libéralités pour les quelques gens de service
-dont elle ne veut pas être oubliée; si elle ne
-<span class="pagenum"><a id="Page_69"> 69</a></span>
-donne pas davantage, «c'est qu'elle n'a rien ou à peu
-près».</p>
-
-<p>Elle lui écrit le 9 janvier 1769:</p>
-
-<p class="date">«Paris, ce 9 janvier.</p>
-
-<p>«Trouvez-vous joli que je reçoive tout à l'heure
-votre lettre du 1<sup>er</sup>? Voilà pourtant ce que font les précautions.</p>
-
-<p>«Mais voilà M. de Lanière qui part et dans un vis-à-vis
-tout seul; cela fait venir l'eau à la bouche. Mais il
-y a toujours quelque chose qui s'oppose au bonheur.
-C'est l'arrivée du prince de Beauvau, d'un côté, et la
-présence du chevalier de Boufflers, de l'autre.</p>
-
-<p>«Voilà toutes nos petites bêtises. Mon cher c&oelig;ur
-verra bien que ce n'est que pour entretenir commerce.</p>
-
-<p>«J'ai pensé que le trou-madame vous amuserait quelquefois.
-J'en voulais un joli, mais il n'y en a point de
-fait, et puis les occasions manquent.</p>
-
-<p>«Voilà quatre pauvre louis, dont vous en remettrez
-un à Fustenai, pour M. Otenin. Il faut qu'elle paie son
-pain et ce qu'il y aura de plus pressé pour lui. C'est
-Thérèse qui l'a gagné au vingt-et-un, et qui a imaginé
-de le donner à son père en le faisant passer par Fustenai
-pour qu'il n'en fasse pas un mauvais usage. Il y en
-a deux pour les étrennes de Fustenai, à qui vous souhaiterez
-la bonne année de ma part. Vous voudrez bien
-ensuite partager l'autre entre Marianne et Parisot.
-<span class="pagenum"><a id="Page_70"> 70</a></span>
-Cela est infime, mais c'est que je n'en avais pas un
-de plus quand M. de Lanière est parti.</p>
-
-<p>«On dit des merveilles de l'abbé Terray, et même
-qu'il paiera<a id="FNanchor_46" href="#Footnote_46" class="fnanchor">&nbsp;[46]</a>.</p>
-
-<p>«Le trictrac va fort bien, mais je joue peu. Depuis
-Mme du Deffant je vois jouer au trente et quarante sans
-aucune tentation. Enfin, je ne joue qu'au vingt-et-un
-et très modérément, et aux six livres au trictrac.</p>
-
-<p>«Ce Latran, qui est bien plus au fait des banqueroutes
-que moi, vous les mande sans doute. Je sais
-seulement celle du trésorier de M. le prince de Conti;
-cela l'empêchera de donner à souper les lundi, et, par
-conséquent plus de Pharaon, ce qui ne me fait rien du
-tout.</p>
-
-<p>«Il est bien sûr, mon Veau, que je ne passe pas un
-jour sans penser à vous et sans avoir le projet de vous
-le dire.</p>
-
-<p>«Il faut que Fustenai fasse faire quatre paires de
-manchettes de mousseline brodée pour des laquais, qui
-soient très honnêtes, parce que ceux de Paris les portent
-plus hautes que ceux de Lorraine.</p>
-
-<p>«Adieu, amour, nous vous aimons tous et nous vous
-souhaitons tous toutes les années comme la fin de
-l'autre.»</p>
-
-<p>Il est vraiment bien singulier que Mme de Boufflers
-et Mme de Lenoncourt aient éprouvé pour Panpan un
-si vif attachement et on a peine à se l'expliquer. Toutes
-<span class="pagenum"><a id="Page_71"> 71</a></span>
-deux l'aiment profondément et le lui prouvent de mille
-manières. Plus tard nous verrons Mme Durival
-s'éprendre également pour le Veau d'une véritable
-passion. Toutes ces dames raffolent de lui et ne
-peuvent s'en passer. C'est une joie sans pareille quand,
-à force de sollicitations, il consent à venir passer
-quelques jours chez l'une ou l'autre de ses amies. Quel
-attrait, quel charme pouvait donc avoir ce vieux Panpan
-pour enchaîner ainsi les c&oelig;urs?</p>
-
-<p>Ce n'était pas sa beauté plastique, car la nature
-l'avait peu favorisé sous ce rapport. Ce n'était pas
-davantage la chaleur de son tempérament, car il était
-coutumier, nous le savons, de ces défaillances intempestives
-qui rendaient sa conversation si décevante
-dans les meilleurs moments. Était-ce son esprit? Il
-devait en avoir, mais en même temps, il était tatillon,
-maniaque, et avec l'âge, il devint égoïste, exigeant,
-insupportable. Quoi qu'il en soit et bien qu'il eût, à
-notre sens, peu de qualités pour leur plaire, Panpan
-était adoré des dames, et c'est un fait que nous devons
-constater.</p>
-
-<p>Mme de Boufflers, Mme de Lenoncourt, Panpan,
-ont la douce habitude de s'offrir des étrennes, mais
-naturellement les cadeaux sont modestes et en rapport
-avec leurs situations de fortune; des jeux, des plumes, du
-papier, des macarons, des dattes, des confitures de mirabelles,
-de coetches, des objets d'ameublement, etc. Le
-1<sup>er</sup> janvier 1769, Mme de Lenoncourt, pour être sûre de
-mieux lui complaire, demande à Panpan ce qu'il désire:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_72"> 72</a></span>
-«Ne manque-t-il rien à votre ménage? lui écrit-elle
-plaisamment. N'avez-vous pas besoin de quelques pots
-cassés et de quelques vieux paravents déchirés? Vous
-savez bien que Mme de Boufflers et moi, nous sommes
-toujours prêtes à vous faire de ces sortes de présents.»</p>
-
-<p>Ce n'est pas seulement à l'époque des étrennes que
-nos amis échangent de petits cadeaux. Chaque fois
-qu'il en trouve l'occasion, le Veau fait preuve vis-à-vis
-de ses amies d'aimables attentions. Elles ne sont pas
-toujours couronnées de succès. En juin 1769, il adresse
-à Mme de Lenoncourt une caisse d'objets divers, mais,
-hélas! dans quel état arrive-t-elle?</p>
-
-<p>«J'ai ouvert votre caisse avec empressement, écrit
-la marquise; savez-vous ce que j'ai trouvé, mon Veau?
-Tous les pots cassés, les écailles, les confitures, la
-paille, le papier, tout cela pêle-mêle. Je n'ai jamais vu
-un tel gâchis! Rien n'est sauvé. Cela s'appelle une
-vraie déconfiture.»</p>
-
-<p>Comme consolation, il a fallu payer 8 francs de port,
-ce qui est monstrueux!</p>
-
-<p>Cependant Panpan souhaiterait posséder le portrait
-de son amie pour le placer dans sa galerie au milieu de
-tous ceux qui lui sont chers. Il a même déjà composé
-un quatrain qui sera gravé au-dessous de la chère
-image. Mme de Lenoncourt ne demande pas mieux
-que de satisfaire un désir si légitime, mais à qui s'adresser?
-comment doit-elle s'habiller? Le comte de Cucé
-s'est fait peindre dernièrement, il a été très satisfait;
-elle va lui demander le nom de l'artiste, et si cela ne
-<span class="pagenum"><a id="Page_73"> 73</a></span>
-coûte pas «des trésors», elle le fera venir; tant pis si
-elle se ruine; après tout, elle «ne veut pas donner à
-son Veau une enseigne à bière!»</p>
-
-<p>Pour mettre le comble à tous ses ennuis, la pauvre
-Mme de Lenoncourt «jouit» en effet d'une détestable
-santé. Elle se plaint sans cesse: tantôt elle a «un clou
-au derrière» qui la fait cruellement souffrir; tantôt, ce
-qui est plus grave et plus pénible, elle a des maux de
-tête horriblement douloureux, tantôt des rhumatismes,
-des vapeurs, etc., etc. Elle a voulu consulter Tronchin,
-qui fait courir tout Paris, mais on ne peut l'aborder.
-«Personne ne peut en obtenir une visite.»</p>
-
-<p>L'éloignement de son ami Panpan pèse beaucoup à
-Mme de Lenoncourt:</p>
-
-<p>«S'il n'y avait pas un qu'en dira-t-on au monde,
-j'irais m'établir chez vous», lui écrit-elle, et elle ajoute
-tristement: «Il y a huit ans que je désire d'être une
-bonne bourgeoise, d'aller acheter mes herbes au marché,
-de courir les rues à pied sans que personne y puisse
-trouver à redire. Il est ennuyeux d'avoir les assujettissements
-de son état et de n'en avoir pas l'aisance.»</p>
-
-<p>Elle voudrait au moins habiter la même ville que lui:
-«Il me semble qu'un jour je vous serai bonne à quelque
-chose, lui dit-elle gracieusement. Je ne crois pas que je
-sois assez heureuse pour vous rendre des services, mais
-de petites attentions qui font tant de plaisir dans la
-vieillesse et qui ne pourront être aperçues que par moi,
-parce que certainement je suis celle qui t'aime le
-mieux. Il y a à parier que je mourrai avant toi, si je
-<span class="pagenum"><a id="Page_74"> 74</a></span>
-continue à me corrompre le sang, mais tu radoteras
-avant moi, et je te promets que tu ne seras ni battu ni
-contrarié.»</p>
-
-<p>Cette idée d'un pseudo-mariage hantait Mme de
-Lenoncourt, et elle y revient sans cesse dans ses lettres.
-Mais Panpan veut rester fidèle à l'infidèle Mme de
-Boufflers, et il entend ne rien faire qui puisse lui déplaire.
-Or, une union morganatique avec Mme de
-Lenoncourt blesserait la marquise. Il se dérobe donc
-sans dissimuler les motifs; sa correspondante lui répond
-gaiement:</p>
-
-<p>«Oui, mon Veau, je vous conviens mieux que
-Mme de Boufflers; elle est plus aimable que moi, mais
-je le suis assez pour vous. C'est une joueuse, elle vous
-ruinera; vos enfants n'auront pas de chausses. Vous
-n'êtes plus en âge de faire un mariage d'inclination;
-c'est un mariage de raison qu'il vous faut et je suis
-encore un coup votre vrai ballot. Pourquoi n'irais-je
-pas vous chercher à Lunéville? Quand nos feux seront
-légitimes, quel en serait l'inconvénient. Mais enfin,
-vous ne voulez pas de moi, il n'en faut plus parler.
-J'en suis aussi humiliée qu'affligée.»</p>
-
-<p>En juin 1769 Panpan cède aux instances de ses
-amies, et il se décide à venir faire un voyage à Paris.</p>
-
-<p>C'est dans un dîner chez Mme de Boufflers avec Helvétius
-et Saint-Lambert que Mme de Lenoncourt apprend
-cette bonne nouvelle: tout le monde s'en réjouit.</p>
-
-<p>Quand le Veau arrive, ses amis lui font fête à
-l'envi; Mme de Boufflers, Mme de Lenoncourt, l'abbé
-<span class="pagenum"><a id="Page_75"> 75</a></span>
-Porquet deviennent ses gardes du corps et ne le
-quittent guère. Il est entraîné dans un tourbillon de
-plaisirs, de spectacles, de soupers, il ne sait auquel
-entendre, il n'a plus le temps de respirer; enfin on le
-surmène de telle façon qu'il finit par demander grâce!
-et supplier qu'on le laisse retourner dans sa chère Lorraine,
-où, là au moins, il mène la vie calme et paisible
-qui convient à son âge et à ses goûts.</p>
-
-<p>Au mois de juillet il se retrouve à Lunéville, mais on
-dirait que tous les malheurs ont fondu sur lui pendant
-son absence. Il comptait louer son jardin, le locataire
-s'est éclipsé; ses roses sont fanées, ses fraisiers n'ont
-pas réussi. Peut-on imaginer plus cruels désastres?
-Mme de Lenoncourt, à laquelle il conte ses infortunes
-en termes pathétiques, le raille fort spirituellement:</p>
-
-<p>«Toutes vos situations sont terribles, mon cher ami;
-vous quittez la vie cruelle et pénible de Paris, vous
-retrouvez à Lunéville les plus cuisantes peines, ni roses,
-ni fraises! cela est bien triste. Ajoutez à cela l'incertitude
-si on louera son jardin. Ces raisons sont, je crois,
-assez bonnes pour faire de vos lettres des espèces
-d'élégies. Il n'y manque que la rime, mon cher ami;
-avec la facilité que vous avez à faire des vers, je vous
-conseille de ne plus écrire en prose, car vous feriez
-des choses charmantes, dans le triste il est vrai.</p>
-
-<p>«Dieu vous préservera de la goutte; elle ferait
-cependant une grande diversion à vos chagrins.»</p>
-
-<p>Mme de Boufflers ne se bornait pas à envoyer à
-Panpan de fréquentes nouvelles; sa sollicitude pour son
-<span class="pagenum"><a id="Page_76"> 76</a></span>
-vieil ami était incessante. Elle le savait dans une situation
-de fortune fort étroite, elle savait qu'il s'inquiétait
-de l'avenir et qu'il redoutait par-dessus tout la misère
-menaçante. Sur son conseil, elle l'engagea à adresser
-au Roi un placet pour obtenir une pension. Panpan
-obéit avec empressement et dans son zèle il adressa
-aussi des suppliques à la Reine, à Mesdames, au duc
-de Choiseul. Grâce à l'intimité du chevalier avec le
-duc et aux instances de la marquise, Panpan finit par
-obtenir à sa grande joie une pension de 500 livres.
-Choiseul fit plus encore, il envoya au protégé de
-Mme de Boufflers une tabatière avec son portrait.</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_77"> 77</a></span></p>
-<h2 class="normal">CHAPITRE V<br />
-<span class="medium">1767-1771</span></h2>
-
-<p class="hanging indent">
-Le chevalier de Boufflers à Paris.&mdash;Ses succès.&mdash;Ses poésies
-légères.&mdash;Son adoration pour sa mère.&mdash;Ses relations avec le
-duc et la duchesse de Choiseul.</p>
-</div>
-
-<p class="space">Qu'était devenu le chevalier de Boufflers depuis la
-mort du roi Stanislas? Était-il resté à Nancy ou à
-Lunéville, avec ses amis d'autrefois, avec les fidèles
-compagnons de son enfance et de sa jeunesse? En
-aucune façon. Sans hésiter, il avait suivi l'exemple de
-sa mère, et il s'était empressé de quitter la Lorraine
-pour venir chercher à Paris un théâtre plus digne de
-lui et plus conforme à ses goûts. Il y avait retrouvé
-son frère, le marquis, et nombre de parents et d'amis.</p>
-
-<p>Il s'y était bien vite créé une place à part dans la
-société. Sa réputation d'esprit était grande, elle n'avait
-fait qu'augmenter depuis son départ du séminaire; les
-lettres charmantes qu'il écrivait de Suisse à sa mère, et
-qui couraient de mains en mains, avaient mis le comble
-à sa réputation; mais le succès de sa prose n'était rien
-en comparaison de celui qu'obtenaient ses chansons;
-malgré leur légèreté, ou plutôt à cause même de leur
-légèreté, on se les arrachait, on les colportait à l'envi.
-Joignez à des dons si précieux, beaucoup d'esprit naturel,
-<span class="pagenum"><a id="Page_78"> 78</a></span>
-«de l'esprit en argent comptant», comme disait
-Duclos, une inaltérable gaieté, une verve endiablée, et
-l'on comprendra que Boufflers soit devenu rapidement
-«l'enfant gâté» de toutes les sociétés et un des hommes
-à succès de la capitale; bientôt, malgré son indiscutable
-laideur, ses bonnes fortunes ne se comptaient plus.</p>
-
-<p>On le voit sans cesse chez les Beauvau, chez les
-Choiseul, chez les Nivernais, chez le prince de Conti,
-chez Mme de Mirepoix, chez Mme de Grammont, chez
-la maréchale de Luxembourg, chez Mme du Deffant, etc.
-Partout il est reçu à bras ouverts, flatté, cajolé, adulé.</p>
-
-<p>En revanche, il est beaucoup moins apprécié à la
-Cour, et c'est à Versailles qu'on le rencontre le moins.
-C'est que la différence est profonde entre la Cour de
-Louis XV et celle du roi Stanislas.</p>
-
-<p>A Lunéville, Cour familiale et bon enfant, Boufflers
-jouissait de tous les privilèges; il en usait et en abusait.
-Son indépendance d'allures et de langage, ses vers facétieux,
-ses escapades ne choquaient personne. Le Roi
-était si bon, si facile à vivre, si indulgent pour la jeunesse!
-Et puis tout n'était-il pas permis au fils de
-Mme de Boufflers?</p>
-
-<p>Mais à Versailles, il n'en était plus de même. Le chevalier
-avait un naturel trop original et trop indépendant
-pour pouvoir facilement se plier au joug et perdre son
-franc-parler; comme il avait de l'esprit, il comprit qu'en
-allant à la Cour, il s'exposerait à d'inévitables déboires
-et, sauf les circonstances indispensables, il s'abstint
-sagement de s'y montrer.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_79"> 79</a></span>
-Il se contenta de faire les délices de ses amis et des
-sociétés particulières qu'il fréquentait assidûment.</p>
-
-<p>Les contemporains lui rendaient pleine justice et
-appréciaient presque unanimement ses rares qualités:
-«C'est l'homme de France après l'abbé Barthélemy,
-écrit Cheverny, à qui j'ai trouvé le plus d'éloquence
-dans la conversation; sans peine, sans effort, le mot
-propre vient sur ses lèvres; les tournures les plus délicates
-sortent de son esprit: paresseux, même pour
-s'instruire, il n'a pas l'esprit des autres; il devine
-quand il parcourt un livre, et il a le mérite que tout est
-à lui et sort de son front.»</p>
-
-<p>Personne n'a mieux jugé le chevalier que le prince
-de Ligne et il a laissé de lui ce délicieux portrait:</p>
-
-<p>«M. de Boufflers a été successivement abbé, militaire,
-écrivain, administrateur, député, philosophe et
-de tous ces états il ne se trouvait déplacé que dans le
-premier. M. de Boufflers a beaucoup pensé, mais par
-malheur c'était toujours en courant. On voudrait pouvoir
-ramasser toutes les idées qu'il a perdues sur les grands
-chemins avec son temps et son argent... Une sagacité
-sans bornes, une profonde finesse, une légèreté qui n'est
-jamais frivole, le talent d'aiguiser les idées par le contraste
-des mots, voilà les qualités distinctives de son
-esprit à qui rien n'est étranger... La base de son caractère
-est une bonté sans mesure, il ne saurait supporter
-l'idée d'un être souffrant... Il a de l'enfance dans le rire
-et de la gaucherie dans le maintien; la tête un peu
-baissée, les pouces qu'il tourne devant lui comme arlequin
-<span class="pagenum"><a id="Page_80"> 80</a></span>
-ou les mains derrière le dos comme s'il se chauffait; des
-yeux petits et agréables, qui ont l'air de sourire; quelque
-chose de bon dans la physionomie, du simple, du gai,
-du naïf dans sa grâce; une pesanteur apparente dans la
-tournure et du mal tenu dans toute sa personne... On
-dirait qu'il ne pense à rien lorsqu'il pense le plus; il ne
-se met pas volontiers en avant... La bonhomie s'est
-emparée de ses manières et ne laisse percer la malice
-que dans ses regards et dans son sourire... Il est impossible
-d'être meilleur ni plus spirituel... M. de Boufflers
-a plu sans qu'on sache comment, mais c'est par la grâce,
-le goût, et un certain abandon qui fait qu'il ne ressemble
-qu'à lui.»</p>
-
-<p>Jean-Jacques Rousseau, dans ses <i>Confessions</i>, est
-moins élogieux; il raille même assez finement le pauvre
-chevalier:</p>
-
-<p>«Il a beaucoup de demi-talents en tous genres,
-écrit-il, et c'est tout ce qu'il faut dans le grand monde
-où il veut briller. Il fait très bien de petits vers, écrit
-très bien de petites lettres, va jouaillant un peu du
-cistre, et barbouillant un peu de peinture au pastel.»</p>
-
-<p>En citant les lettres du chevalier pendant son voyage
-en Suisse<a id="FNanchor_47" href="#Footnote_47" class="fnanchor">&nbsp;[47]</a>, nous avons donné une idée de son style
-descriptif; nous voudrions maintenant montrer le fils de
-notre héroïne sous un jour tout différent. Voici deux
-lettres que, dans toute la fougue de la première jeunesse,
-il écrivait à une dame qui avait des bontés pour lui. Ce
-<span class="pagenum"><a id="Page_81"> 81</a></span>
-sont deux jolis spécimens de sa verve épistolaire et de
-son inépuisable gaîté.</p>
-
-<p class="date">«Lundi.</p>
-
-<p>«Je vous demande bien pardon de mon papier,
-madame, je sens bien toute la disproportion qui est en
-votre délicatesse et sa grossièreté, mais je n'en ai pas
-d'autre; je sens bien que des guirlandes de fleurs, des
-petits c&oelig;urs couleur de feu, des petits rubans couleur
-de rose, ne messièyeraient pas à une lettre qui vous est
-adressée, mais je n'ai qu'une simplicité rustique à vous
-présenter et vous aimez trop Julie et les bonnes gens
-pour en être offensée. Je sens bien que tous les canons
-que l'on a tirés ce matin ont réveillé votre humeur martiale,
-que vous ne rêvez de la journée que combats,
-victoires et <i>Te Deum</i>, et qu'on ne pourra jouir de vous
-qu'à 6 heures du soir; encore n'en jouira-t-on que très
-imparfaitement, mais cette considération ne m'empêchera
-pas de vous voir avec le plus grand plaisir et
-de vous quitter avec grande peine en vous disant:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Voulez-vous savoir, ma Belle</p>
-<p>Qui mon c&oelig;ur regrettera.</p>
-<p>Ce sera, ce sera celle</p>
-<p>Celle, oui, celle que voilà.</p>
-</div></div>
-
-<p>«Vous voyez bien que cette celle-là est une selle à
-tout courrier.»</p>
-
-<p class="date">«Dimanche.</p>
-
-<p>«Savez-vous bien, que par le plus grand hasard du
-monde je vous aime tout autant que je vous le dis, et
-<span class="pagenum"><a id="Page_82"> 82</a></span>
-peut-être plus; car quand je pense à Paris, c'est toujours
-vous qui venez la première à mon imagination et
-quand je l'oublie, vous n'êtes pas encore oubliée.</p>
-
-<p>«Vous m'avez écrit une lettre charmante où vous
-m'avez beaucoup parlé de moi, à qui je m'intéresse
-beaucoup, et point du tout de vous, à qui je m'intéresse
-bien davantage; une autre fois je vous prie de ne pas
-tomber dans ce défaut-là.</p>
-
-<p>«J'ai trouvé ici des gens tout aussi enchantés que
-vous des idylles de Gessner; entre autres, M. de Saint-Lambert
-et ma mère, ce qui vous prouve qu'il ne tient
-qu'à vous de vous mettre au rang des gens de beaucoup
-d'esprit. Si jamais vous en avez la tentation, je vous
-promets ma voix.</p>
-
-<p>«Je me suis trouvé dans ce pays-ci infiniment moins
-d'affaires que je n'en attendais; la fumée de mes sottises
-de l'Isle-Adam n'a point monté jusqu'ici, et je vis
-aussi tranquille qu'un voleur en pays étranger. Je
-tâcherai de faire ici des sottises qui ne gagnent point
-Paris et de ne jamais étendre les bornes de mon étourderie
-au delà de celles du pays que j'habiterai. C'est là
-votre plan de conduite que j'adopte de tout mon c&oelig;ur:
-Attendez, voici une idylle:</p>
-
-<p class="quote">Tu m'as aimé, Myrza.</p>
-
-<p>«Tu m'as aimé, Myrza, et alors tout l'univers était
-plein de mon bonheur; quand le parfum des roses s'élevait
-dans les airs, quand le zéphir léger agitait la
-feuille nouvelle, quand le concert des oiseaux célébrait
-<span class="pagenum"><a id="Page_83"> 83</a></span>
-le retour du soleil naissant, tu venais dans ces prairies
-retrouver ton berger. Nous admirions ensemble le beau
-spectacle de la nature rajeunie, et je disais dans mes
-tendres transports:</p>
-
-<p>«C'est toi, ô Mirza, qui répands sur l'Univers le
-charme que j'éprouve, et, te contemplant, c'est toi que
-j'aime dans l'éclat des fleurs, dans la fraîcheur des bois,
-dans le murmure des fontaines; c'est toujours Mirza
-que j'entends, Mirza que je touche;</p>
-
-<p>«Et toi, tu levais les yeux au ciel, tu les promenais
-ensuite sur la terre, tu fixais tes regards sur le cristal tranquille
-du ruisseau qui serpentait à nos pieds et tu disais:</p>
-
-<p>«Les dieux ont découvert à mes yeux toutes les
-beautés de la nature; ils ont enivré mes sens et ils
-m'ont donné Amintas sans qui je n'aurais jamais senti.»</p>
-
-<p>«Où sont-ils, ô Mirza! ces tourments heureux que passaient
-nos deux c&oelig;urs serrés l'un contre l'autre! où sont-ils
-ces baisers délicieux pour les lèvres qui les donnaient,
-et pour les lèvres qui les rendaient; où sont-ils ces
-transports voluptueux d'un amour innocent, qui marquaient
-tous nos instants par de nouvelles jouissances;
-ils ne sont plus faits pour moi car tu m'as abandonné,
-et tu ne les sentiras plus, car tu es infidèle.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>«Voilà, en vérité, une fort jolie petite idylle pour
-avoir été faite au cabaret, par un petit Gessner, las
-comme un petit chien; vous en aurez bientôt une plus
-belle, mais j'attendrai que la nature soit un peu embellie,
-car, par le temps qu'il fait, il faut avoir le diable au
-<span class="pagenum"><a id="Page_84"> 84</a></span>
-corps pour la chanter; il faut que les poètes champêtres
-se taisent pendant quelques mois de l'année, comme il
-faut que les amants soient sages pendant quelques jours
-du mois.</p>
-
-<p>«Faites bien des idylles de ma part à cette belle
-ambassadrice de France à Vienne et à cette charmante
-ambassadrice de Vienne en France. Si vous rencontrez
-M. de Caraman, faites-lui aussi une idylle pour moi.
-Entendez-vous, belle Zilia?»</p>
-
-<p>Boufflers n'était pas moins facétieux quand il écrivait
-à sa mère. Voici une lettre qu'il lui adressait quand il
-guerroyait avec l'armée de Contades. Il ne s'y montra
-pas à la vérité fils très respectueux, mais Mme de Boufflers
-était pleine d'indulgence pour son fils préféré, et elle
-fermait volontiers les yeux sur ses incartades de langage.</p>
-
-<p class="date">«Jeudi.</p>
-
-<p>«Je vous renvoie la lettre de Mme de Grammont; je
-ne sais pas si je dois faire mon remerciement avant l'arrivée
-du brevet que j'attends de jour en jour et qui
-viendra fort à propos pour mes chevaux, à qui il procurera
-quatre rations de fourrage par jour. C'est à vous à
-m'instruire là-dessus. Je ne vous remercie pas de vos
-soins parce que j'imagine que vous avez eu autant de
-plaisir à m'obtenir ce que je demandais que j'en aurai
-à le recevoir. D'ailleurs, depuis que vous avez eu la
-bonté de me faire présent de moi-même, il me semble
-qu'il ne me reste plus de reconnaissance à vous marquer
-de tous les autres petits services que vous aurez pu me
-<span class="pagenum"><a id="Page_85"> 85</a></span>
-rendre. C'est un grand présent que celui que vous
-m'avez fait en 1738; je ne sais pas où j'ai pu mériter
-tant de bonté de votre part, ni quel est le mortel généreux
-qui dans ce temps-là a plaidé ma cause et vous a
-enfin déterminée à vous donner pour moi des soins
-dont j'étais indigne.&mdash;Vous savez vous-même si c'est
-par mes importunités que j'ai obtenu cette faveur-là.
-Avant le moment heureux où vous voulûtes bien me...
-et me regarder comme votre enfant, je n'avais point eu
-d'accès auprès de vous; content de la petite place que
-le sort m'avait assignée, j'étais resté inconnu de tout
-l'univers, quand tout à coup il se présenta une occasion
-de faire ma fortune. J'engageai quelqu'un qui avait l'honneur
-d'être connu de vous à vous parler en ma faveur,
-il y mit tant de zèle qu'il vous persuada, et c'est à lui que
-j'ai l'obligation de tout ce que vous avez fait pour moi.</p>
-
-<p>«Je vous envoie des chansons qui ont échappé à ma
-muse tremblante au milieu des horreurs de la guerre.
-En voici une sur l'air de <i>Joconde</i> à M. de Laverre qui,
-par parenthèse, n'est pas aussi agréable qu'il est joli;
-il s'agissait de certaine qualité dont on le disait
-dépourvu.</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>En te refusant des besoins,</p>
-<p class="i1"> Nature fut sévère;</p>
-<p>Elle ne t'a pas, en tout point,</p>
-<p class="i1"> Fait semblable à ton Père.</p>
-<p>Et si malgré son peu de soins,</p>
-<p class="i1"> Tu dis qu'elle est ta mère,</p>
-<p>La bonne dame, tout au moins,</p>
-<p class="i1"> A craint d'être grand'mère.</p>
-</div></div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_86"> 86</a></span>
-«Voici des vers sur le secrétaire de Caraman qui est
-extrêmement pâle et dont j'avais fait un portrait très ressemblant
-au crayon.</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Si l'image était peinte, elle serait plus belle</p>
-<p class="i2"> Et plus du goût des spectateurs;</p>
-<p class="i2"> Mais et le peintre, et le modèle</p>
-<p class="i1"> Manquaient tous les deux de couleur.</p>
-</div></div>
-
-<p>«Nous avions volé le chapeau de M. de Buzenval pour
-le retaper ridiculement; nous le lui envoyâmes avec
-une cocarde de papier sur laquelle tout le monde avait
-fait des vers. On s'était prescrit de faire entrer dans ces
-vers: <i>de ce chapeau, à ce chapeau, sur ce chapeau, sous ce
-chapeau</i>. Les miens sans contredit, étaient de beaucoup
-les meilleurs:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Amour, si tu vois la figure</p>
-<p class="i2"> De ce chapeau;</p>
-<p>Tu vas conformer ta coiffure</p>
-<p class="i2"> A ce chapeau;</p>
-<p>Mais en vain mon talent s'éprouve</p>
-<p class="i2"> Sur ce chapeau,</p>
-<p>Je n'ai pas tout l'esprit qu'on trouve</p>
-<p class="i2"> Sous ce chapeau.</p>
-</div></div>
-
-<p>«Adieu, s'il me restait de la place, j'en ferais pour
-vous<a id="FNanchor_48" href="#Footnote_48" class="fnanchor">&nbsp;[48]</a>.»</p>
-
-<p>Les poésies légères de Boufflers, que Chamfort comparait
-plaisamment à des «meringues», lui avaient
-valu de Saint-Lambert le surnom de «Voisenon-le-Grand».
-<span class="pagenum"><a id="Page_87"> 87</a></span>
-Elles n'avaient pas une véritable valeur, mais
-elles étaient spirituelles, pour la plupart, et agréablement
-tournées. Il les prodiguait du reste sans compter, les
-semait à tort et à travers, riant lui-même de leurs imperfections,
-sans nul souci de sa réputation et de la postérité.</p>
-
-<p>«Comment discuter le genre du chevalier de Boufflers,
-qui est de n'en pas avoir, disait encore le prince
-de Ligne; il n'a jamais fait de vers pour en faire, mais
-il a saisi le trait, le sel, le mot, le piquant et le côté
-plaisant dans les vers de société, dont il est le dieu. Il
-a une négligence charmante, de la gaîté dans chaque
-vers, des bêtises pleines d'esprit, et le meilleur ton
-même dans le mauvais ton qui ne se fait pas sentir;
-enfin, il a une manière à lui tout seul de dire, et de ne
-dire que ce qu'il veut.»</p>
-
-<p>Tout pour Boufflers, même les sujets les plus sacrés,
-est prétexte à chansons. Un soir à l'Isle-Adam, pendant
-la messe de minuit, n'a-t-il pas la fâcheuse inspiration
-de composer des couplets sur l'événement du
-jour, et l'idée plus fâcheuse encore de les chanter ensuite
-à la table du prince de Conti:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p class="i6">NOEL</p>
-<p><span class="small1">Sur l'air</span>: <i>Laissez paître vos bêtes</i>.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p class="i2"> Je m'étais mis en tête</p>
-<p>De chanter Jésus-Christ ce soir;</p>
-<p class="i2"> Dans le fond c'est sa fête,</p>
-<p class="i2"> J'aurais fait mon devoir.</p>
-<p class="i3"> C'est un enfant,</p>
-<p class="i3"> Joli, charmant.</p>
-<div><span class="pagenum"><a id="Page_88"> 88</a></span></div>
-<p>Et de qui messieurs ses parents</p>
-<p>Ont toujours été très contents.</p>
-<p class="i2"> Mais quelque effort qu'on fasse,</p>
-<p>Pour bien chanter Notre Seigneur,</p>
-<p class="i2"> Notre esprit à la place</p>
-<p class="i2"> Met toujours Monseigneur.</p>
-<p class="i3"> C'est un bon c&oelig;ur,</p>
-<p class="i3"> Une grandeur,</p>
-<p>Une chaleur, une douceur,</p>
-<p>De la famille, c'est l'honneur.</p>
-<p class="i2"> Du très saint sacrifice</p>
-<p>Il sait si bien charmer l'ennui</p>
-<p class="i2"> Que jamais à l'office</p>
-<p class="i1"> Nous ne viendrons qu'ici<a id="FNanchor_49" href="#Footnote_49" class="fnanchor">&nbsp;[49]</a>.</p>
-</div></div>
-
-<p>L'existence très folâtre que le chevalier mène en ce
-bas monde lui inspire souvent des inquiétudes pour sa
-vie future.</p>
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p><span class="small1">Sur l'air de</span>: <i>Gabrielle</i> de Vergez.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>Après dîner souvent j'arrange</p>
-<p>Des marrons au coin de mon feu:</p>
-<p>Mon esprit, lorsque je les mange,</p>
-<p>Ne cesse de songer à Dieu.</p>
-<p>Je dis: sa bonté que j'admire,</p>
-<p>Sur les diaboliques charbons</p>
-<p>Me laissera plus longtemps cuire</p>
-<p>Que je n'ai laissé mes marrons<a id="FNanchor_50" href="#Footnote_50" class="fnanchor">&nbsp;[50]</a>.</p>
-</div></div>
-
-<p>Boufflers, communément, aime à s'égayer aux dépens
-de ses interlocuteurs et il ne leur ménage pas l'épigramme.
-Un jour, à Villers-Cotterets, il annonce son
-départ à la société réunie dans le salon, et il raconte
-<span class="pagenum"><a id="Page_89"> 89</a></span>
-qu'il part la nuit même. La vieille comtesse de Montauban
-se met à s'apitoyer longuement sur ce qu'il s'en
-va la nuit à cheval et accompagné d'un seul domestique.
-Le chevalier, agacé, riposte, au grand scandale de
-la dame, par ce couplet impromptu:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p><span class="small1">Sur l'air</span>: <i>Ne v'là-t-il pas que je l'aime</i>!</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>Communément, je dors fort mal;</p>
-<p class="i1"> De trois nuits, ma comtesse,</p>
-<p>J'en passe une sur mon cheval,</p>
-<p class="i1"> Deux avec ma maîtresse.</p>
-</div></div>
-
-<p>Madame de Boufflers, l'<i>Idole au Temple</i>, souhaitait
-depuis longtemps une édition rare des <i>Fables de la
-Fontaine</i>. Le chevalier la découvre enfin chez un bouquiniste
-et il l'envoie à la comtesse avec cette dédicace:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p class="i3"> Voilà le bonhomme qui fit</p>
-<p class="i3"> Cent prodiges qui nous enchantent,</p>
-<p class="i3"> Des fables qui jamais ne mentent</p>
-<p class="i3"> Et des bêtes pleines d'esprit.</p>
-<p>Sa morale a besoin, pour être bien reçue,</p>
-<p>Du masque de la fable et du charme des vers;</p>
-<p>La vérité plaît moins quand elle est toute nue,</p>
-<p>Et c'est la seule Vierge, en ce vaste univers,</p>
-<p class="i2"> Qu'on aime mieux à voir un peu vêtue.</p>
-<p class="i3"> Si Minerve même ici-bas</p>
-<p class="i3"> Venait enseigner la Sagesse,</p>
-<p class="i3"> Il faudrait bien que la Déesse,</p>
-<p>A son profond savoir, joignit quelques appas.</p>
-<p>Le genre humain est sourd quand on ne lui plaît pas.</p>
-<p>Pour nous éclairer tous, sans offenser personne,</p>
-<p>La savante Minerve a pris vos traits charmants;</p>
-<p class="i3"> En vous voyant je le soupçonne;</p>
-<p class="i3"> J'en suis sûr quand je vous entends.</p>
-</div></div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_90"> 90</a></span>
-Les relations intimes que, depuis son départ de
-Ferney, le chevalier avait conservées avec Voltaire et
-les louanges que ce dernier lui distribuait libéralement,
-contribuaient encore à sa réputation. Ayant un jour
-écrit au philosophe qu'il le regardait comme son père
-spirituel, l'ermite du Jura lui répond plaisamment:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Plût au ciel qu'en effet j'eusse été votre Père!</p>
-<p>Cet honneur n'appartient qu'aux habitants des Cieux.</p>
-<p>Non pas à tous encore! il est des demi-dieux</p>
-<p class="i4"> Assez sots et très ennuyeux,</p>
-<p class="i4"> Indignes d'aimer et de plaire.</p>
-<p>Le Dieu des beaux esprits, le Dieu qui nous éclaire,</p>
-<p class="i4"> Ce Dieu des beaux vers et du jour,</p>
-<p class="i6"> Est celui qui fit l'amour</p>
-<p class="i6"> A madame votre mère.</p>
-<p>Vous tenez de tous deux: ce mélange est fort beau.</p>
-<p>Vous avez (comme ont dit les Saintes Écritures)</p>
-<p class="i4"> Une personne et deux natures:</p>
-<p class="i4"> De l'Apollon et du Beauvau.</p>
-</div></div>
-
-<p>Le chevalier est un fils excellent; il éprouve pour sa
-mère autant d'admiration que de tendresse et il saisit
-toutes les occasions de lui témoigner un affectueux
-attachement qui ne se démentira jamais. C'est à elle
-qu'il adresse ses plus jolis vers:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p><span class="i4 small1">Air</span>: <i>Des folies d'Espagne</i>.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>Dieux, qui voyez comme elle nous est chère,</p>
-<p>Dieux, qui voyez des transports si touchants,</p>
-<p>Prenez tous soins de la plus tendre mère</p>
-<p>Pour le bonheur des plus tendres enfants.</p>
-<div><span class="pagenum"><a id="Page_91"> 91</a></span></div>
-<p>Elle eut de vous un don bien digne d'elle,</p>
-<p>Celui de plaire autant qu'elle vivra;</p>
-<p>Accordez-lui, pour la rendre immortelle,</p>
-<p>Celui de vivre autant qu'elle plaira.</p>
-</div></div>
-
-<p>Cependant, par un sentiment très humain, il existe
-presque une rivalité littéraire entre la mère et le fils, et
-leurs amis ne sont pas sans s'en apercevoir. Panpan,
-évoquant les souvenirs du passé, rappelait dans des
-pièces fugitives les heures bénies où la divine marquise
-tenait sous le charme de sa lyre la Cour de Lunéville.
-Mais il prisait si haut le talent de son amie, qu'il soupçonnait
-son fils de lui emprunter les meilleurs de
-ses vers.</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p class="i3">LE CABINET DES BAINS</p>
-<p class="i3">(pour mes amies absentes)</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>O bain, lorsque Boufflers dans ton sein argenté,</p>
-<p>Après des nuits au sommeil trop rebelles,</p>
-<p class="i2"> Venait chercher le frais et la santé,</p>
-<p class="i3"> Son esprit comme sa beauté</p>
-<p class="i3"> Y puisaient des grâces nouvelles.</p>
-<p class="i2"> J'ai vu ses doigts, tout trempés de ton eau,</p>
-<p class="i3"> D'Anacréon monter la lyre,</p>
-<p class="i3"> En tirer des sons qu'on admire</p>
-<p class="i3"> Pour chanter Thésée et son veau;</p>
-<p class="i3"> J'ai vu Saint-Lambert en sourire,</p>
-<p class="i1"> Et Tressan de dépit briser son chalumeau.</p>
-<p class="i1"> J'ai vu son fils, ce fils favori de Voltaire,</p>
-<p class="i3"> Comme des belles et des Rois,</p>
-<p class="i3"> Envier lui-même à sa mère</p>
-<p class="i3"> Et lui dérober quelquefois</p>
-<p class="i2"> Les beaux vers qu'elle daignait faire<a id="FNanchor_51" href="#Footnote_51" class="fnanchor">&nbsp;[51]</a>.</p>
-</div></div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_92"> 92</a></span>
-Malgré la tendre affection qui les unit, Mme de
-Boufflers et son fils ne craignent pas de s'adresser
-quelquefois de petits vers moqueurs.</p>
-
-<p>Un jour la marquise, faisant allusion aux habitudes
-de son fils quand il courait la poste, compose ce couplet:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p><span class="small1">Sur l'air</span>: <i>Du haut en bas</i>.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p class="i2"> C'est lui, c'est lui!</p>
-<p>Car j'entends le bruit d'un carrosse.</p>
-<p class="i2"> C'est lui, c'est lui!</p>
-<p>Il doit arriver aujourd'hui.</p>
-<p>De son laquais j'entends la rosse,</p>
-<p>J'entends le postillon qu'on rosse.</p>
-<p class="i2"> C'est lui, c'est lui!</p>
-</div></div>
-
-<p>Son attachement pour sa mère n'empêchait nullement
-le chevalier de lui tenir quelquefois des propos
-tellement vifs qu'ils nous paraissent fort choquants.
-Mme de Boufflers, assagie par l'âge, et poussée par une
-de ses amies, avait loyalement essayé de tourner à la
-dévotion, mais le succès n'avait pas répondu à ses
-désirs. Un jour, causant avec son fils de ces velléités
-religieuses assez inattendues chez elle, elle lui disait
-avec découragement:</p>
-
-<p>«J'ai beau faire, je ne puis devenir dévote; je ne
-conçois pas même comment on peut aimer Dieu, un
-être que l'on ne connaît pas; non, je n'aimerai jamais
-Dieu.»</p>
-
-<p>«Ne répondez de rien, ma mère, riposta le chevalier;
-si Dieu se faisait homme une seconde fois, vous
-l'aimeriez sûrement.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_93"> 93</a></span>
-Boufflers a tant de succès dans tous les genres que
-Bonnard lui adresse un jour cette épître:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Tes voyages et tes bons mots,</p>
-<p>Tes jolis vers et tes chevaux,</p>
-<p>Sont cités par toute la France;</p>
-<p>On sait par c&oelig;ur ces riens charmants</p>
-<p>Que tu produis avec aisance.</p>
-<p>Tes pastels frais et ressemblants</p>
-<p>Peuvent se passer d'indulgence.</p>
-<p>Les beaux esprits de notre temps,</p>
-<p>Quoique s'aimant avec outrance,</p>
-<p>Troqueraient volontiers, je pense,</p>
-<p>Et leurs drames et leurs romans,</p>
-<p>Pour ton heureuse négligence</p>
-<p>Et la moitié de tes talents.</p>
-<p><b>. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</b></p>
-<p>Garde ton goût pour les voyages;</p>
-<p>Tous les pays en sont jaloux,</p>
-<p>Et le plus aimable des fous</p>
-<p>Sera partout chéri des sages.</p>
-<p>Sois plus amoureux que jamais,</p>
-<p>Peins en courant toutes les belles,</p>
-<p>Et sois payé de tes portraits</p>
-<p>Entre les bras de tes modèles.</p>
-</div></div>
-
-<p>Il y avait cependant quelques notes discordantes
-dans le concert de louanges qui s'élevait sous les pas
-du chevalier, l'approbation n'était pas unanime; certains
-lui reprochaient d'être sceptique, égoïste, de
-manquer de maintien et de gravité; à quelques-uns
-même il était nettement antipathique. Mme du Deffant,
-en particulier, ne l'aimait pas; bien qu'il vînt
-chez elle fréquemment et qu'elle lui fît toujours grand
-<span class="pagenum"><a id="Page_94"> 94</a></span>
-accueil, elle ne pouvait se défendre d'une certaine réserve.
-Elle le jugeait du reste avec une grande perspicacité.</p>
-
-<p>Elle écrivait à Walpole:</p>
-
-<p>«Eh! bien, moi je vous soutiens que sans le sentiment,
-l'esprit n'est rien qu'une vapeur, qu'une fumée!
-J'en eus la preuve hier. Je soupais chez les Oiseaux<a id="FNanchor_52" href="#Footnote_52" class="fnanchor">&nbsp;[52]</a>,
-nous feuilletâmes leurs manuscrits; on lut une douzaine
-de lettres du chevalier; il y en avait de toutes sortes,
-elles me parurent insupportables. Beaucoup de traits,
-je l'avoue, parfois naturels, mais le plus souvent recherchés,
-enfin fort semblables à ceux de Voiture, si ce n'est
-que le chevalier a plus d'esprit... Tenez, mon ami,
-vous avez beau déclamer contre le sentiment, il y en
-a plus dans vos invectives que dans tous les semblants
-du chevalier.»</p>
-
-<p>Boufflers, depuis son arrivée dans la capitale, s'est
-beaucoup lié avec les Choiseul et il est rapidement
-devenu de leur intimité. Non seulement il les voit sans
-cesse à Paris, mais à chaque instant il va leur rendre
-visite dans leur magnifique résidence de Chanteloup,
-et, grâce à son esprit et à sa gaîté, il est toujours le
-bienvenu. Bien souvent il rime en leur honneur, et
-le ministre est toujours l'objet de ses plus délicates
-flatteries.</p>
-
-<p>Un jour où il ne peut se rendre à un rendez-vous
-du duc, il lui envoie cette jolie lettre:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_95"> 95</a></span></p>
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p class="i3"> Un obstacle imprévu me force</p>
-<p class="i3"> De renoncer à mes projets.</p>
-<p>Je reviens en pensant que le héros Français</p>
-<p>Est aussi bon à voir que le héros de Corse.</p>
-<p class="i3"> A toute gloire il a des droits;</p>
-<p class="i3"> Tout s'anime sous ses auspices.</p>
-<p>Gai comme le plaisir, sage comme les lois,</p>
-<p class="i3"> Il a l'air de faire à la fois</p>
-<p class="i3"> Nos affaires et nos délices,</p>
-<p class="i3"> Il veut le bien de ses amis,</p>
-<p class="i3"> Il fait le bien de son pays,</p>
-<p class="i3"> Sa politique est sans mystère;</p>
-<p class="i3"> Du soleil l'aigle ne craint rien.</p>
-<p>Il a deux passions, dont l'une est de bien faire,</p>
-<p class="i3"> Et l'autre de faire du bien.</p>
-<p>En quittant son travail, il est sujet à dire</p>
-<p>Plus de bons mots qu'il n'en entend.</p>
-<p class="i3"> Il sait gouverner, il sait rire,</p>
-<p>Deux choses qu'un ministre ignore assez souvent<a id="FNanchor_53" href="#Footnote_53" class="fnanchor">&nbsp;[53]</a>.</p>
-</div></div>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_96"> 96</a></span></p>
-<h2 class="normal">CHAPITRE VI<br />
-<span class="medium">1769-1770</span></h2>
-
-<p class="hanging indent">
-Mariage du duc de Chartres.&mdash;Présentation de Mme du Barry.&mdash;Mme
-de Mirepoix consent à voir la favorite.&mdash;Elle se brouille
-avec son frère.&mdash;Mme du Deffant et la marquise de Boufflers.&mdash;«Les
-oiseaux de Steinkerque».&mdash;Saint-Lambert.&mdash;Le poème des
-<i>Saisons</i>.&mdash;Clément au Fort l'Évêque.</p>
-</div>
-
-<p class="space">En avril 1769 eut lieu le mariage du duc de Chartres.
-Mme de Boufflers, naturellement, y assista avec toute
-la Cour; mais si elle consentit à «faire de la dépense»
-pour se costumer «en grand gala», il n'en fut pas de
-même de son frère, le chevalier de Beauvau. Ce dernier,
-peu satisfait du Roi, refusa énergiquement de se faire
-habiller richement pour assister à la noce princière.
-Lorsqu'on lui demanda s'il irait à Versailles, il répondit
-par cet impromptu:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Le Roi ne vient jamais chez moi;</p>
-<p>D'où vient que j'irais chez le Roi?</p>
-<p>Ce n'est donc que par représailles</p>
-<p>Que je ne vais point à Versailles.</p>
-</div></div>
-
-<p>La magnificence des habits pour la cérémonie nuptiale
-fut portée à un excès inconnu jusqu'alors et qui
-inspirait à Grimm ces réflexions, très justes:</p>
-
-<p>«J'avais cru il y a une quinzaine d'années, lorsqu'on
-<span class="pagenum"><a id="Page_97"> 97</a></span>
-inventa pour les habits d'hommes des étoffes à trois couleurs,
-que cette mode paraîtrait trop frivole et ne pourrait
-durer longtemps. Je me suis bien trompé. On a
-trouvé depuis le secret de mettre sur le dos d'un homme
-une palette entière, garnie de toutes les teintes et
-nuances possibles. Aujourd'hui on met la même variété
-dans les broderies d'or et d'argent qu'on mêle de paillons
-de diverses couleurs: ces habits donnent à nos
-jeunes gens de la Cour un avantage décidé sur les plus
-belles poupées de Nuremberg...... Si j'étais roi de France,
-je réformerais, non par un édit, mais sur ma personne,
-toutes ces modes d'origine gothique, qui font d'un
-Français habillé le plus mesquin, le plus insipide, le
-plus ridicule personnage qui se soit jamais tenu sur ses
-deux pieds<a id="FNanchor_54" href="#Footnote_54" class="fnanchor">&nbsp;[54]</a>.»</p>
-
-<p>Il se produisit à la Cour, pendant l'année 1769, un
-événement de la plus haute gravité, et qui allait porter
-le trouble dans une famille jusque-là très tendrement
-unie.</p>
-
-<p>Depuis la mort de Mme de Pompadour, le Roi, sans
-renoncer aux «passades» et aux fantaisies du Parc-aux-Cerfs,
-avait vécu seul et il n'y avait pas eu de
-«maîtresse déclarée». En 1768, il rencontra Mme du
-Barry et il s'éprit pour cette jeune et ravissante créature
-d'une passion sénile que rien, pas même la possession,
-ne put apaiser. Quand il voulut introduire à la
-Cour cette femme connue par la bassesse de son extraction
-<span class="pagenum"><a id="Page_98"> 98</a></span>
-et la dépravation de ses m&oelig;urs, le scandale fut
-inouï. Mais le prince, aveuglé par son amour, n'en persista
-pas moins dans ses projets.</p>
-
-<p>Lorsque Mme du Barry, en dépit de toutes les résistances,
-eut été présentée le 22 avril 1769, les duchesses
-de Choiseul et de Grammont firent dire au Roi qu'elles
-craignaient que leur présence ne lui fût moins agréable
-dans sa société particulière et qu'elles le priaient de les
-excuser à l'avenir aux soupers des petits cabinets. La
-duchesse de Beauvau prit le même parti que ses amies
-et elle refusa avec indignation toute compromission avec
-la favorite. Malgré la docilité de la noblesse à l'égard
-du monarque, presque toutes les femmes de la Cour
-imitèrent cet exemple. Il n'en fut malheureusement
-pas de même pour Mme de Mirepoix.</p>
-
-<p>«La fée Urgèle», comme la surnommaient quelques
-mauvaises langues, était toujours avide de plaisirs,
-besoigneuse et endettée plus que jamais. Elle aurait
-bien voulu imiter la conduite de son frère et de sa belle-s&oelig;ur,
-mais comment faire?</p>
-
-<p>«Comment résister au Roi, si bon, si serviable, qui
-tous les ans paie pour elle 30 ou 40,000 francs de
-dettes et puis le cavagnole est si amusant, et on n'y
-joue bien que chez le Roi! C'est ainsi qu'elle en arrive
-de cavagnole en cavagnole à abaisser son caractère de
-la façon la plus humiliante, et à devenir l'amie intime de
-la favorite.»</p>
-
-<p>L'indignation fut générale. Un tel exemple donné par
-une si grande dame, par la propre s&oelig;ur du prince de
-<span class="pagenum"><a id="Page_99"> 99</a></span>
-Beauvau, motiva les plus amères critiques. On disait
-que la maréchale faisait partie de la charge de favorite
-et que les maîtresses se la repassaient comme un meuble
-vivant. Tous les partisans des Choiseul, et ils étaient
-légion, s'indignèrent de la conduite de Mme de Mirepoix
-et elle fut honnie de ses anciens amis; son frère,
-quelque chagrin qu'il en éprouvât, rompit toutes relations
-avec elle.</p>
-
-<p>Mme de Boufflers n'avait pas les mêmes raisons pour
-se montrer si rigoureuse; elle conserva donc avec sa
-s&oelig;ur la même intimité que par le passé, mais l'union de
-la famille fut rompue et les relations devinrent souvent
-plus délicates.</p>
-
-<p>L'existence de Mme de Mirepoix près de sa nouvelle
-amie ne fut pas heureuse. Les quelques dames qui, dans
-des vues plus ou moins intéressées, avaient consenti à former
-la société de Mme du Barry, étaient toutes ensemble
-comme chien et chat; c'était à qui se surpasserait en
-dédain et en mépris l'une pour l'autre, et à qui s'en rendrait
-le plus digne. Mme de Mirepoix se laissait aller à
-des jalousies, à des bouderies et à des «rapatriages»,
-qui étaient une honte de plus. Ces misérables querelles
-faisaient le désespoir de Mme du Deffant:</p>
-
-<p>«Rien n'est plus digne de compassion, écrivait-elle,
-une grande dame, d'une très bonne conduite, beaucoup
-d'esprit, beaucoup d'agrément, toutes ces choses réunies,
-ce qui en résulte, c'est d'être l'esclave d'une
-infâme... mais il n'y a plus de remède, elle a perdu la
-cadence, elle ne peut plus retrouver la mesure.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_100"> 100</a></span>
-Elle écrivait encore:</p>
-
-<p>«C'est bien dommage que le c&oelig;ur et le caractère
-de cette femme ne répondent pas à son esprit et à ses
-grâces. Elle est sans contredit la plus aimable de toutes
-les femmes qu'on rencontre, je lui trouve beaucoup
-plus d'esprit qu'aux Oiseaux et ces Oiseaux valent pour
-le moral encore moins qu'elle.»</p>
-
-<p>Pendant que les cercles de la Cour étaient bouleversés
-par tous ces événements, Mme de Boufflers
-continuait à mener une vie des plus mondaines et à fréquenter
-tous les salons de la capitale. Tous, cependant, ne
-l'accueillaient pas avec le même plaisir et ne paraissaient
-pas goûter au même degré le charme de son
-esprit et l'agrément de sa société.</p>
-
-<p>Mme du Deffant, dont la demeure hospitalière s'ouvrait
-si volontiers devant la maréchale de Luxembourg
-et ses amies, ne paraît pas avoir éprouvé une sympathie
-très vive pour la marquise de Boufflers, pas plus du reste
-que pour Mme de Boisgelin et Mme de Cambis. Elle a
-baptisé ces trois dames «les Oiseaux de Steinkerque»,
-probablement en souvenir de la célèbre bataille gagnée
-par le maréchal de Luxembourg<a id="FNanchor_55" href="#Footnote_55" class="fnanchor">&nbsp;[55]</a>. Chaque fois qu'elle
-parle de l'inséparable trio, c'est sous ce vocable qu'elle
-le désigne, mais toujours avec un certain ton dédaigneux,
-et elle pousse même l'insolence jusqu'à désigner
-Mme de Boufflers sous le nom irrévérencieux de «la
-mère Oiseau». Elle ne laisse jamais échapper l'occasion
-<span class="pagenum"><a id="Page_101"> 101</a></span>
-de lancer quelque trait mordant sur «ces volatiles»,
-sur «leur ramage», leur «plumage», etc. Leur conversation,
-qu'elle trouve frivole et sans intérêt, ne l'enchante
-pas plus que leur caractère: «Les opéras, les comédies,
-les ouvrages tant anciens que modernes, les robes, les
-rubans, les pompons, voilà les sujets de leurs conversations,»
-écrit-elle avec mépris.</p>
-
-<p>Cependant, malgré le peu de sympathie qui existe
-entre la vieille aveugle et les Oiseaux, en apparence,
-conformément aux usages du monde, on est au mieux,
-on se fait mille politesses, mille coquetteries, on se
-reçoit, on soupe les uns chez les autres, on échange de
-petits vers louangeurs.</p>
-
-<p>Un jour, les Oiseaux composent une chanson sur le
-célèbre tonneau de la vieille marquise:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Ce n'est pas quand on voyage</p>
-<p>Que l'on trouve le plaisir;</p>
-<p>Ce n'est que près du rivage</p>
-<p>Qu'il remplit notre désir.</p>
-<p>On a beau voguer sur l'onde,</p>
-<p>Parcourir dans un vaisseau</p>
-<p>Les quatre coins de ce monde,</p>
-<p>Rien ne vaut votre tonneau.</p>
-</div></div>
-
-<p>Quelques jours après Mme du Deffant riposte par ce
-couplet de sa composition:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p><span class="small1">Sur l'air</span>: <i>Du haut en bas</i>.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p class="i2"> Dans son tonneau</p>
-<p>On voit une vieille sybille,</p>
-<p class="i2"> Dans son tonneau,</p>
-<div><span class="pagenum"><a id="Page_102"> 102</a></span></div>
-<p>Qui n'a sur les os que la peau,</p>
-<p>Qui jamais ne jeûna Vigile,</p>
-<p>Qui rarement lit l'Évangile,</p>
-<p class="i2"> Dans son tonneau.</p>
-</div></div>
-
-<p>Le lendemain arrive à Saint-Joseph par la petite
-poste ce couplet nouveau:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p class="i2"> Dans ce tonneau</p>
-<p>Venez puiser la vraie sagesse,</p>
-<p class="i2"> Dans ce tonneau;</p>
-<p>Il aurait enchanté Boileau,</p>
-<p>Car vous trouverez la justesse,</p>
-<p>Le goût et la délicatesse</p>
-<p class="i2"> Dans ce tonneau.</p>
-</div></div>
-
-<p>Mme du Deffant donne plusieurs soupers par semaine,
-un entre autres le samedi; elle a de fondation ce jour-là
-Mmes d'Aiguillon, de Mirepoix, de Crussol, la marquise
-de Boufflers, MM. de Bauffremont et Pont de Veyle.</p>
-
-<p>Souvent aussi elle invite Mme de Boisgelin et
-Mme de Cambis.</p>
-
-<p>Ces Oiseaux, si dédaignés, sont du reste pleins de
-talents et ils deviennent à l'occasion une précieuse ressource.
-Souvent, pour distraire Mme du Deffant, ils
-récitent des vers, des comédies; un soir ils déclament
-devant elles plusieurs scènes du <i>Misanthrope</i>; une
-autre fois ils jouent <i>les Femmes savantes</i>, et avec la
-plus rare perfection. Mme du Deffant en est à ce point
-dans l'admiration qu'elle déclare n'avoir jamais rien
-entendu qui lui fit autant de plaisir.</p>
-
-<p>Mme de Cambis possède encore une voix délicieuse
-<span class="pagenum"><a id="Page_103"> 103</a></span>
-et souvent elle veut bien la faire entendre après souper
-pour charmer les hôtes de la vieille marquise.</p>
-
-<p>Malheureusement, les Oiseaux ne se bornent pas
-toujours à des distractions aussi innocentes. Leur passion
-pour le jeu est poussée à ce point qu'ils sollicitent
-Mme du Deffant de laisser installer chez elle des tables
-de vingt-et-un et de trente-et-quarante. L'austère salon
-de Saint-Joseph transformé en tripot! <i>horresco referens</i>!
-Désormais les familiers de la maison, les étrangers de
-passage admis dans le cénacle, pourront prendre part
-à des parties ruineuses.</p>
-
-<p>Le 10 décembre 1769, «le petit Fox», celui-là même
-qui devait plus tard jouer dans son pays un si grand
-rôle, gagne 300 louis; la veille il en avait perdu 260
-contre Mme de Boisgelin.</p>
-
-<p>Mme du Deffant est fort irritée de ce jeu effréné;
-bien qu'elle n'ose s'y opposer, elle le blâme sévèrement.</p>
-
-<p>Elle écrit à Walpole le 26 décembre:</p>
-
-<p>«Je pense comme vous sur les Oiseaux, je ne leur
-trouve nul attrait. C'est une société dangereuse. Leur
-fureur pour le jeu est contagieuse... on joua chez moi
-dimanche jusqu'à cinq heures du matin; le Fox perdit
-450 louis. Ce jeune homme ne sera pas quitte de son
-séjour ici pour 3 à 4,000 louis.»</p>
-
-<p>Heureusement les Oiseaux ne tiennent pas en
-place, ils disparaissent souvent et leur absence, loin de
-chagriner Mme du Deffant, lui cause une satisfaction
-qu'elle ne dissimule pas à son amie Mme de Choiseul;
-celle-ci, fort indulgente, lui répond:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_104"> 104</a></span></p>
-<p class="date">«Fontainebleau, 16 octobre 69.</p>
-
-<p>«Les Oiseaux, dites-vous, sont envolés. Comment,
-tout de suite, comme cela, sans raison?&mdash;Cela ressemble
-bien en effet à des oiseaux. J'avoue que je n'en
-suis pas trop fâchée. Vous savez que je ne partage pas
-le goût de Mme de la Vallière pour les Oiseaux; tant de
-grâces, de légèreté, ne conviennent point à une grand'mère.
-Si ces Oiseaux vous amusaient cependant, je
-désire qu'ils vous reviennent, on ne peut disconvenir
-qu'ils n'aient un très joli ramage.»</p>
-
-<p>Depuis qu'il habitait la capitale, Saint-Lambert,
-nous l'avons vu, était devenu fort à la mode; l'amitié
-du prince de Beauvau, une bonne fortune éclatante,
-des poésies fugitives fort appréciées, tout avait contribué
-à augmenter sa réputation et à lui faire obtenir
-dans la société une place des plus enviables.</p>
-
-<p>Il travaillait depuis de longues années à un poème
-des <i>Saisons</i>, sur lequel il comptait pour asseoir définitivement
-sa réputation. Il l'avait commencé à Lunéville
-du temps de Mme du Chatelet, et depuis il avait
-fait maintes lectures dans les salons de morceaux détachés,
-qui tous avaient obtenu le plus grand succès.</p>
-
-<p>En 1769, le poème étant enfin terminé, l'auteur le
-livra à l'impression.</p>
-
-<p>Quand l'ouvrage parut, ce fut un cri d'enthousiasme
-dans le camp des philosophes; l'esprit de secte dominait
-tout, et Saint-Lambert étant des leurs, peu importait le
-mérite du poème, il fallait qu'il obtînt un éclatant succès.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_105"> 105</a></span>
-Voltaire, toujours prodigue de compliments excessifs,
-pour les littérateurs de second ordre, écrivait à
-l'auteur, non sans sourire assurément: «Soyez persuadé
-que vos <i>Saisons</i> sont le seul ouvrage de notre
-siècle qui passera à la postérité.»</p>
-
-<p>Soutenu par le prince de Beauvau et par tous ses
-amis, l'ouvrage ne fut pas moins bien accueilli dans la
-société que par les encyclopédistes.</p>
-
-<p>En dehors de leurs relations d'amitié, les Beauvau
-avaient les meilleures raisons du monde pour défendre
-l'auteur. Saint-Lambert n'avait-il pas eu l'habileté de
-terminer le troisième chant de son poème par cet hommage
-à l'amitié:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Oui, je verrai, Beauvau, ta gloire et ton bonheur,</p>
-<p>J'entendrai célébrer ta vertu bienfaisante,</p>
-<p>Ton âme toujours pure et toujours indulgente,</p>
-<p>Ta valeur, ta raison, ta noble fermeté,</p>
-<p>Ton c&oelig;ur, ami de l'ordre, et juste avec bonté.</p>
-<p>Je verrai la compagne à tes destins unie,</p>
-<p>Embellir ton bonheur, seconder ton génie,</p>
-<p>Et pour elle, et pour toi croître de jour en jour</p>
-<p>Du public éclairé le respect et l'amour.</p>
-<p>Vos succès, vos plaisirs, votre union charmante,</p>
-<p>Le spectacle si doux de la vertu contente,</p>
-<p>Me tiendront lieu de tout, et sans les regretter</p>
-<p>Je perdrai les plaisirs que l'hiver va m'ôter.</p>
-</div></div>
-
-<p>Mme du Deffant avec son esprit si net, appréciait
-peu la phraséologie vague et incertaine de Saint-Lambert.
-Quand les <i>Saisons</i> parurent, elle se les fit lire et
-bien qu'influencée par son entourage, son impression
-fut peu favorable:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_106"> 106</a></span>
-«Il y a un peu trop de pourpre, d'or, d'azur, de
-pampres, de feuillages, écrit-elle. Je n'ai pas beaucoup
-de goût pour les descriptions, j'aime qu'on me peigne
-les passions, mais les êtres inanimés, je ne les aime
-qu'en dessus de porte.»</p>
-
-<p>Elle envoya l'ouvrage à son cher Walpole, sans lui
-cacher la piètre estime en laquelle elle tenait le poème
-et l'auteur:</p>
-
-<p>«Ce Saint-Lambert est un esprit froid, fade et faux,
-dit-elle; il croit regorger d'idées et c'est la stérilité
-même; sans les oiseaux, les ruisseaux, les ormeaux et
-leurs rameaux, il aurait bien peu de choses à dire.»</p>
-
-<p>«Ah! que vous en parlez avec justesse, lui répond
-Walpole, le plat ouvrage! Point de suite, point d'imagination!
-une philosophie froide et déplacée... des
-apostrophes tantôt au bon Dieu, tantôt à Bacchus...,
-c'est l'Arcadie encyclopédique...»</p>
-
-<p>Ravie d'un jugement qui, au fond, était le sien, la
-marquise répond à son ami:</p>
-
-<p>«Votre analyse de Saint-Lambert a débrouillé tout
-ce que j'en pensais; c'est un froid ouvrage et l'auteur
-un plus froid personnage.» Elle ajoute méchamment:
-«Les Beauvau se sont faits ses Mécènes. Oh! qu'il
-y a des gens de village et des trompettes de bois! Peut-être
-y a-t-il encore quelques gens d'esprit, mais pour
-des gens de goût, pour de bons juges, il n'y en a
-point...»</p>
-
-<p>Le succès de Saint-Lambert ne fut pas sans mélange
-et l'enthousiasme des gens de lettres ne fut pas universel.
-<span class="pagenum"><a id="Page_107"> 107</a></span>
-Les enfants perdus de la littérature se permirent
-quelques critiques, Fréron et Palissot, entre autres, ne
-ménagèrent pas l'auteur des <i>Saisons</i>. Les épigrammes
-pleuvaient de tous côtés, une entre autres fit fureur:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Saint-Lambert s'enroue à nous dire:</p>
-<p>«Mon poème doit être bon</p>
-<p>Car j'ai mis trente ans à l'écrire.</p>
-<p>Trente ans! vous dis-je.» Et pourquoi non?</p>
-<p>Il en faut autant pour le lire.</p>
-</div></div>
-
-<p>Ces critiques faisaient le désespoir du poète. Que
-devint-il quand il apprit qu'un jeune homme, M. Clément,
-préparait contre lui un véritable pamphlet.
-Non content de couvrir de ridicule les <i>Saisons</i>, Clément
-se permettait quelques plaisanteries sur la Doris
-du poème, or il n'était que trop facile de reconnaître
-dans la Doris Mme d'Houdetot<a id="FNanchor_56" href="#Footnote_56" class="fnanchor">&nbsp;[56]</a>.</p>
-
-<p>Les <i>Observations critiques</i> allaient paraître. Saint-Lambert
-remua ciel et terre pour en obtenir la suppression<a id="FNanchor_57" href="#Footnote_57" class="fnanchor">&nbsp;[57]</a>.</p>
-
-<p>Mme de Boufflers écrivait à ce propos à son ami
-Panpan:</p>
-
-<p class="date">«Paris, ce 25 octobre.</p>
-
-<p>«Je viens de lire une critique imprimée des <i>Saisons</i>
-qui met Saint-Lambert au désespoir. J'aurais bien
-<span class="pagenum"><a id="Page_108"> 108</a></span>
-voulu pouvoir vous l'envoyer, mais il a engagé Mme de
-Beauvau a en empêcher le débit, ce qui ne me paraît
-pas d'une justice exacte, car, quoiqu'elle soit sanglante
-et charmante, il n'y a pas de personnalité.</p>
-
-<p>«On dit qu'elle est d'un M. Clément, qui a infiniment
-d'esprit. Pour moi, je l'aurais crue de Palissot.
-Cependant je vis hier une lettre de ce Clément à Saint-Lambert,
-dans laquelle il se plaint du procédé violent
-du poète, et il ne manque pas de dire qu'il est plus
-aisé et plus commode de supprimer que de répondre.</p>
-
-<p>«Il se plaint aussi de ce que Saint-Lambert a écrit à
-M. de Sartines que lui, Clément, avait été professeur
-de je ne sais quoi à Dijon et qu'il en avait été chassé;
-il lui demande une entrevue chez M. de Sartines, où il
-s'engage à lui prouver le contraire. Tout cela dans des
-termes violents.</p>
-
-<p>«Je crois que Saint-Lambert, quoiqu'il affecte du
-mépris, est au désespoir. C'est la maréchale de Luxembourg
-qui a eu un exemplaire de cet ouvrage, et de la
-lettre, qui me les a fait voir, sans vouloir me les prêter,
-ni à personne, à cause de Mme de Beauvau.»</p>
-
-<p>Le poète, de plus en plus irrité et abusant de son
-crédit, obtint, par l'influence du prince de Beauvau, que
-son audacieux critique serait envoyé au Fort-l'Évêque.
-C'était se montrer bien sensible; dans tous les cas, le
-procédé ne manquait pas d'être assez piquant pour un
-philosophe.</p>
-
-<p>Clément occupa ses loisirs au Fort-l'Évêque à composer
-cette épigramme:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_109"> 109</a></span></p>
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Pour avoir dit que tes vers sans génie</p>
-<p>M'assoupissaient par leur monotonie,</p>
-<p>Froid Saint-Lambert, je me vois séquestré.</p>
-<p>Si tu voulais me punir à ton gré,</p>
-<p>Point ne fallait me laisser ton poème;</p>
-<p>Lui seul me rend mes ennuis moins amers;</p>
-<p>Car, de nos maux, le remède suprême</p>
-<p>C'est le sommeil... je le dois à tes vers<a id="FNanchor_58" href="#Footnote_58" class="fnanchor">&nbsp;[58]</a>.</p>
-</div></div>
-
-<p>Clément ne resta que trois jours au Fort-l'Évêque,
-mais il fut ensuite autorisé à publier ses <i>Observations</i>.
-Son pamphlet aurait probablement passé inaperçu, si la
-conduite de Saint-Lambert n'avait fait scandale et
-attiré l'attention.</p>
-
-<p>Les encyclopédistes formaient une petite église
-fermée et intolérante à laquelle ils n'admettaient pas
-que personne pût toucher. Non contents de porter aux
-nues l'ouvrage de leur confrère, ils avaient tous pris
-parti avec violence contre son obscur blasphémateur. Ils
-firent plus encore. Ils décidèrent que l'Académie devait,
-par un éclatant témoignage, consacrer le succès des
-<i>Saisons</i>. L'abbé Trublet venait fort à propos de laisser
-un fauteuil vacant, Saint-Lambert fut invité à se présenter.
-Il fut élu sans difficulté et, le 23 juin 1770, le
-poète était admis au nombre des Immortels par M. du
-Coëtlosquet, évêque de Limoges.</p>
-
-<p>Saint-Lambert, dans son discours, crut devoir louer
-outrageusement ceux qui l'avaient nommé et Grimm
-raille agréablement cette reconnaissance exagérée:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_110"> 110</a></span>
-«On a, dit-il, donné à M. de Saint-Lambert, lorsqu'il
-est entré à l'Académie, un encensoir, à condition
-qu'il en dirigerait les coups, non seulement en arrière
-sur les fondateurs, mais encore en avant sur les principaux
-nez académiques. Le nouvel élu a fait son devoir
-d'encenseur à merveille, et il n'y a point d'habitué de
-paroisse qui sache mieux lancer le sien vers le porteur
-du Saint-Sacrement.»</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_111"> 111</a></span></p>
-<h2 class="normal">CHAPITRE VII<br />
-<span class="medium">1770</span></h2>
-
-<p class="hanging indent">
-La marquise de Lenoncourt quitte Paris.&mdash;Mme de Boufflers songe
-à suivre son exemple.</p>
-</div>
-
-<p class="space">La vie de Mme de Lenoncourt dans la capitale devenait
-de jour en jour moins agréable, elle souffrait de sa
-pauvreté, de son isolement, l'ennui la gagnait et aussi
-la misanthropie.</p>
-
-<p>«J'ai trouvé dans la vie tant de gens qui ne voulaient
-pas m'aimer, écrit-elle tristement, et qui ne voulaient
-pas que je les aimasse, tant de sots, tant de gueux,
-qu'ils m'ont enfin dégoûté d'eux.»</p>
-
-<p>Cependant à la fin de 1769, elle eut tout à coup l'espoir
-d'une meilleure fortune. Des parents bienveillants
-s'étaient occupés d'elle et ils l'assuraient qu'ils allaient
-lui faire obtenir 8,000 livres de rente. Comme elle en
-possédait déjà 8,000, son revenu se trouverait doublé,
-et elle serait ainsi complètement à l'abri du besoin.
-Dans son ravissement, elle écrit à son ami Panpan ces
-lignes touchantes:</p>
-
-<p>«Quand cela sera bien constaté, je vous en ferai
-part, et j'espère qu'alors rien ne troublera notre paix
-intérieure, car vous m'avez promis que quand je serai
-<span class="pagenum"><a id="Page_112"> 112</a></span>
-riche, tout ce qui m'appartiendrait serait à vous. Si
-vous ne me tenez pas cette parole, mon Veau, nous
-nous brouillerons irrémissiblement.»</p>
-
-<p>Pendant que les négociations continuent, Mme de
-Lenoncourt fait agir toutes les influences dont elle dispose:
-«Je me démène comme une possédée pour avoir
-mes picaillons,» écrit-elle. C'est pendant Fontainebleau
-que la chose doit se décider, et naturellement la
-pauvre femme est dans une anxiété terrible qui trouble
-complètement sa vie. On la tourmente avec toutes
-ces espérances, qui peut-être ne se réaliseront pas;
-ne vaudrait-il pas mieux lui dire: «N'y pensez plus».
-Plus le moment décisif approche, plus son angoisse
-augmente et sa philosophie ordinaire est impuissante à
-lui faire envisager l'avenir avec calme.</p>
-
-<p>Hélas! la mauvaise chance poursuit sans pitié la
-marquise. Au moment où elle va toucher le but, où
-elle se croit déjà au comble du bonheur, elle reçoit une
-désastreuse nouvelle: rien de ce qu'on lui a fait espérer
-ne peut se réaliser.</p>
-
-<p>Le premier coup fut rude, mais la pauvre femme
-avait l'habitude du malheur et elle se remit assez vite.
-Elle écrivait philosophiquement quelques jours après:</p>
-
-<p class="date">«A Paris, le 16 janvier 1770.</p>
-
-<p>«Adieu châteaux, grandeurs, richesse, mon pot au
-lait est culbuté, mon Veau; je reçus avant-hier une
-lettre charmante quoique bien affligeante; mes parents
-sont plus fâchés que moi, et moi je leur suis plus obligée
-<span class="pagenum"><a id="Page_113"> 113</a></span>
-que s'ils avaient pu faire ce qu'ils m'ont promis. Je suis
-bien convaincue qu'il n'y a point de puissance soit
-céleste, soit terrestre, qui puisse vaincre le malheur
-qui me poursuit. Il y a vingt ans que je me noie, et que
-lorsque j'aperçois une planche pour me sauver, il arrive
-un coup de massue pour me replonger au fond de l'eau.
-Je ne veux plus lutter; cette année qui vient, vient de
-m'amener ma quarantième année, je médite une retraite
-paisible et conforme à ma santé et à ma fortune.</p>
-
-<p>«Adieu, mon Veau, je voudrais bien vous avoir là au
-coin de mon feu, pour que vous me disiez si je suis
-courageuse ou insensible. Je ne suis point émue du
-tremblement de terre qui a renversé mes châteaux; je
-voudrais bien croire que c'est parce que je suis un
-grand homme, car je suis bien ennuyée de n'être qu'une
-petite femme.»</p>
-
-<p>Cette déception cruelle décida Mme de Lenoncourt
-à prendre un parti auquel elle songeait depuis quelque
-temps. Elle résolut de quitter Paris. Bien entendu, une
-fois sa résolution annoncée, elle fut entourée d'amis
-qui cherchaient à lui persuader que le souverain malheur
-était de vivre en province et qui mettaient toute leur
-éloquence à lui démontrer tout ce que sa résolution
-avait d'affreux: «Si j'étais faible et crédule, écrivait-elle,
-on me tournerait la tête.»</p>
-
-<p>Son premier soin est de raconter à Panpan ses nouveaux
-projets; il y est plus intéressé que qui que ce soit,
-puisqu'elle va venir habiter la Lorraine.</p>
-
-<p>Panpan, ravi de revoir une amie très chère, lui conseille
-<span class="pagenum"><a id="Page_114"> 114</a></span>
-de prendre une maison à Lunéville, ce qui établira
-entre eux les plus douces relations de voisinage.
-Si Lunéville ne lui convient pas, que ne s'installe-t-elle
-à Nancy? Pourquoi ne cherche-t-elle pas à amener
-Mme de Boufflers avec elle; elle lui rendra le plus
-grand des services en l'arrachant à Paris et elles
-vivront ensemble le plus agréablement du monde.</p>
-
-<p>Le Veau en parle à son aise! Enlever Mme de Boufflers
-à la vie de Paris, mais c'est tenter l'impossible!
-Et puis Mme de Lenoncourt y réussirait-elle qu'il ne
-lui plairait pas de vivre avec son amie:</p>
-
-<p>«J'ai autant de stabilité qu'elle en a peu, dit-elle. Je
-l'aime de tout mon c&oelig;ur, mais je crois que nous nous
-brouillerions si nous étions dans la dépendance l'une
-de l'autre.»</p>
-
-<p>Du reste, la marquise ne veut entendre parler ni de
-Lunéville ni de Nancy où elle pourrait être exposée
-aux mauvais procédés de son mari. Elle ira habiter au
-mois d'octobre Remiremont, où on lui prête une des
-plus jolies maisons de la ville; elle aura là une retraite
-honnête, décente, et surtout inaccessible à M. de Lenoncourt.</p>
-
-<p class="date">«10 février 1770.</p>
-
-<p>«N'allez pas vous récrier, comme Mme de Boufflers,
-sur la tristesse du séjour que j'ai choisi; je ne
-veux pas que l'on m'en dise du mal; j'y trouverai de la
-tranquillité et de l'aisance, voilà ce que je cherche, et ce
-qu'il me faut.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_115"> 115</a></span>
-«... Il me paraît impossible que dans quarante filles,
-je n'en rencontre pas quelques-unes de bonne conversation.
-Je ne suis pas difficile, je le serai encore moins
-quand j'aurai perdu l'amertume et l'aigreur que ce pays-ci
-commençait à me donner. J'aime à écrire, j'aime à
-lire, j'aime à travailler, je me ferai des occupations et
-je crois que je me défendrai de l'ennui. Enfin, mon
-Veau, je suis tout accoutumée à cette idée-là, qui, je
-l'avoue, m'a d'abord effrayée. Il me semblait que le feu
-était à la maison, que je me jetais par la fenêtre, et je ne
-savais où j'allais tomber. Cependant je n'ai pas balancé,
-parce que je crois qu'il ne faut pas résister à la raison,
-à moins qu'une heureuse étoile ne nous ait habitué à
-tout donner au hasard.</p>
-
-<p>«N'êtes-vous pas persuadé qu'on peut être heureuse
-partout à bon marché excepté ici où tout s'achète
-bien cher. Plaisir, amis, considération, tout se paie et
-mille fois au delà de sa valeur...»</p>
-
-<p>Si Panpan avait un grain de bon sens il viendrait
-habiter avec elle à Remiremont:</p>
-
-<p>«Je vous donnerai, lui dit-elle, tout le haut de ma
-maison; je serai votre ménagère; vous seriez caressé
-par quarante chanoinesses qui se trouveraient trop
-heureuses d'être vos commères<a id="FNanchor_59" href="#Footnote_59" class="fnanchor">&nbsp;[59]</a>, et nous serions tous
-deux riches comme M. de la Borde et M. de Montmartel.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_116"> 116</a></span>
-«La <i>princesse Boursoufflée</i><a id="FNanchor_60" href="#Footnote_60" class="fnanchor">&nbsp;[60]</a> ne me fait pas peur. Je
-ne lui dois que parce qu'elle est une plus grande dame
-que moi. Cela ne peut pas être bien gênant. Elle fait
-bonne chère, elle a des chevaux; cela peut même être
-une ressource...»</p>
-
-<p>Les projets de la marquise sont déjà complètement
-arrêtés. Elle fera ses paquets pendant le carême, puis
-elle quittera Paris à Pâques. Elle se rendra d'abord à la
-Neuveville, de là elle ira à Haroué voir la vieille princesse
-de Craon, et son été se passera ainsi fort paisiblement.</p>
-
-<p>Le séjour à Haroué n'attire pas irrésistiblement
-Mme de Lenoncourt. D'abord tout le monde dit que la
-princesse est fort baissée, qu'elle a souvent des
-absences, enfin qu'elle est plus difficile à vivre que
-jamais. Puis plusieurs de ses filles parlent de venir
-s'installer chez elle: Mme de Mirepoix pour cacher la
-honte qu'inspire à tous sa conduite; Mme de Bassompierre
-pour y faire des économies parce qu'elle a perdu
-au jeu plus de 4,000 louis. La visite probable de ces
-deux dames n'enthousiasme pas particulièrement la
-marquise, mais il faut bien s'y résigner. Si au moins
-Mme de Boufflers annonçait son arrivée; elle en a
-parlé, mais elle est si incertaine dans ses projets, si
-changeante. Qu'adviendra-t-il au dernier moment?</p>
-
-<p>Enfin Pâques approchant, la marquise, toujours gracieuse
-et bonne amie, écrit à son Veau pour lui
-<span class="pagenum"><a id="Page_117"> 117</a></span>
-demander ce qu'elle peut lui rapporter de Paris, quel
-souvenir de la capitale lui sera le plus agréable. Panpan,
-modeste dans ses prétentions, exprime le désir certes
-le plus étrange qui se puisse imaginer: il demande à
-son amie de lui rapporter des poissons rouges! Ainsi
-fut fait, à la plus grande satisfaction du Veau.</p>
-
-<p>Conformément au programme qu'elle s'est tracé,
-Mme de Lenoncourt se rend d'abord à la Neuveville,
-mais elle n'y fait qu'un court séjour, elle doit se rendre
-à Craon, où elle est attendue. En juin, elle écrit à
-Panpan:</p>
-
-<p class="date">«Le 11.</p>
-
-<p>«Je m'en vais à Craon, mon Veau, il faut bien à la
-fin <i>sauter le bâton</i>. J'y serai quinze jours tête à tête
-avec la princesse. Si Dieu voulait que Mme de Boufflers
-arrive! Mais jamais il ne veut qu'elle soit raisonnable,
-ni que je sois heureuse. Du moins il ne l'a pas encore
-voulu et sa volonté est, dit-on, immuable.</p>
-
-<p>«A mon retour, il faudra bien qu'il permette que je
-vous voie ou bien je me passerai de la permission, car
-c'est assurément ma plus forte volonté.»</p>
-
-<p><i>P.-S.</i>&mdash;Mettez toujours sur mon adresse: Mme de
-Lenoncourt-Haussonville, parce que ma belle-mère
-reçoit et décachète mes lettres.»</p>
-
-<p>Ainsi qu'elle le prévoyait, Mme de Lenoncourt ne se
-plaît que fort médiocrement à Craon où les distractions
-ne sont pas nombreuses. Elle prend patience en se
-disant que tout a une fin, même les pires ennuis, et
-<span class="pagenum"><a id="Page_118"> 118</a></span>
-puis, il est sérieusement question d'un voyage de
-Mme de Boufflers en Lorraine, d'une visite que l'on
-ferait au Veau à Lunéville, et cette perspective est si
-délicieuse qu'elle aide Mme de Lenoncourt à prendre
-son mal en patience.</p>
-
-<p class="date">«A Craon, le 19.</p>
-
-<p>«Cette marquise vous a donc aussi mandé, mon
-Veau, qu'elle partait. Je me flatte qu'elle mettra ce projet
-à exécution, excepté, toutefois, qu'elle ne se soit pas
-abîmée à cette belle fête de M. de Fuentès, ambassadeur
-d'Espagne, où l'on me mande que l'on jouait encore le
-lendemain à quatre heures après midi. Dieu veuille
-qu'il lui reste de quoi payer la poste. Si elle est tout à
-fait ruinée, nous ne la verrons pas; si elle a gagné nous
-la verrons encore moins. Au reste, je me lamente et je
-m'inquiète à plaisir, car je ne sais pas même si elle était
-à cette fête. Mais, comme vous dites, elle est sujette à
-péter dans la main.</p>
-
-<p>«Moi, mon Veau, je reste ici jusqu'au 27, et je vous
-jure que c'est tout ce que je puis faire, car cela est
-mortel. La levrette arrive à la Neuveville le 29 et n'y
-reste que vingt-quatre heures. Après son passage je
-serai libre et très pressée de vous aller voir. Si la mère
-Boufflers est de ce voyage nous nous arrangerons très
-bien dans votre petite maison. Vous lui donnerez la
-belle chambre parce qu'elle est la plus vieille et que je
-suis pour elle une manière de nièce, et moi je me trouverai
-mille fois mieux quelque part où vous me mettiez,
-<span class="pagenum"><a id="Page_119"> 119</a></span>
-fût-ce dans le lit de votre cuisinière, que je ne pourrais
-être dans le plus bel appartement, s'il était hors de chez
-vous.</p>
-
-<p>«Rien n'arrive ici; je n'y reçois point de lettres et
-je ne sais pas de nouvelles plus fraîches que celles du
-sacre du Roi, que la princesse me raconte toutes les
-après-dîners avant de s'endormir. Je trouve que la
-santé se soutient, mais que la tête baisse; elle est
-lourde, elle n'a plus de mémoire; en vérité, mon Veau,
-il ne faut pas vieillir; il ne faut pas non plus mourir
-jeune. Dites-moi donc ce qu'il faut faire, car pour moi
-je ne le sais pas et me voilà pourtant dans ma quarantième
-année.</p>
-
-<p>«Adieu, ma vache, je suis moult bête ici, je m'y sens
-une espèce d'engourdissement fort nuisible à l'esprit.
-Le chevalier est pourtant venu me faire une visite,
-mais si courte, si courte que c'est comme si j'avais vu
-son ombre.»</p>
-
-<p>Comme il fallait s'y attendre, tous ces beaux projets
-de réunion s'écroulent, Mme de Boufflers, sous des prétextes
-plus ou moins futiles, renonce à son voyage, et
-Mme de Lenoncourt, assez découragée, va s'installer à
-Remiremont. A peine a-t-elle fini ses derniers arrangements
-qu'elle écrit à Panpan pour le supplier de la
-venir voir:</p>
-
-<p>«Si vous pouviez venir passer quelques jours avec
-moi, vous me feriez un plaisir extrême. Ce sont vos
-maudites commères qui vous retiennent. Vous seriez
-bien ici, et je vous assure que vous ne vous y ennuieriez
-<span class="pagenum"><a id="Page_120"> 120</a></span>
-pas. Nous y jouerions au (je ne sais pas écrire ce nom-là),
-vous auriez des légumes, je sentirais bon la religieuse,
-nous causerions, nous nous promènerions.
-Venez, mon Veau.»</p>
-
-<p>Mais Panpan, en bon et franc égoïste qu'il est,
-reste insensible aux plus pressantes sollicitations. Son
-indifférence est d'autant plus fâcheuse que Mme de
-Lenoncourt éprouve de grandes déceptions; sa nouvelle
-installation est moins agréable, qu'elle ne l'imaginait,
-les chanoinesses moins aimables qu'elle ne l'espérait;
-bref, au bout de peu de temps, la marquise sent
-venir l'ennui, aussi est-elle trop heureuse d'accepter les
-invitations qu'elle reçoit de ses amis. Elle retourne
-passer quelque temps à Craon, puis elle va s'établir à
-la Neuveville où elle compte passer l'hiver. Mais là
-non plus, elle ne trouve pas le bonheur.</p>
-
-<p>C'est encore à Panpan qu'elle confie ses doléances:</p>
-
-<p class="date">«La Neuveville.</p>
-
-<p>«Me voilà, mon Veau, je suis comme un porte-balle,
-courant de château en château.</p>
-
-<p>«Je suis ici très doucement, très commodément,
-mais il faut convenir que ce n'est point amusant.</p>
-
-<p>«Nous sommes à la cloche, comme dans un couvent;
-mes voisins les Chartreux ne sont pas plus solitaires
-que moi. Je supporte cette solitude assez gaîment.
-On dit que l'hiver sera bien long; moi je dis que je
-me chaufferai, que je lirai, et qu'enfin il se passera
-comme un autre.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_121"> 121</a></span>
-Mme de Lenoncourt ne tarde pas à se fatiguer de
-cette vie errante. Remiremont, la Neuveville, Haroué
-étaient des ressources momentanées, mais qui ne pouvaient
-être durables. «Il faut être chez soi, écrit-elle,
-commander son dîner, son souper, voir qui l'on veut;
-le contraire, à la longue, est très insupportable.» Et
-elle se décide enfin à chercher une demeure à Nancy,
-au risque de ce qui pourra arriver.</p>
-
-<p>Justement, à cette époque, Mme Alliot venait de se
-résoudre à quitter la Lorraine; elle fut trop heureuse
-de louer à Mme de Lenoncourt la maison qu'elle occupait
-place de l'Alliance.</p>
-
-<p>Panpan ayant demandé s'il y serait bien accueilli,
-la marquise lui offre une hospitalité vraiment écossaise.
-«Oui, sans doute, mon cher Veau, vous y aurez un
-appartement, et s'il n'y avait qu'un lit, je le partagerais
-avec vous.»</p>
-
-<p>A peine est-elle installée qu'elle réclame son ami à
-grands cris: «Venez, mon Veau, venez admirer ma
-charmante maison; jamais je n'ai été meublée et logée
-comme je le suis; je serai ravie de vous montrer tout
-cela. J'en suis si occupée et si contente que je ne pense
-pas au voisinage.»</p>
-
-<p>Si Mme de Boufflers n'avait pas mis à exécution son
-projet de voyage à Lunéville, il n'en est pas moins certain
-qu'elle y avait songé. Elle commençait à parler
-sérieusement de retourner vivre en Lorraine. Il est vrai
-que la plupart du temps c'étaient propos en l'air et bien
-vite oubliés.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_122"> 122</a></span>
-Sa vie devenait de jour en jour plus difficile; le jeu
-avait vite eu raison de sa petite fortune et bien qu'elle
-s'efforçât de vivre avec la plus stricte économie, elle
-n'arrivait plus «à joindre les deux bouts». Il faut dire
-à sa louange qu'elle s'accommodait des privations avec
-la plus surprenante facilité et qu'elle montrait dans
-sa misère relative une philosophie tout à fait méritoire.</p>
-
-<p>Depuis longtemps son frère de Beauvau, ses meilleurs
-amis, Mme de Lenoncourt et Panpan, la suppliaient
-de renoncer à l'existence de Paris qui causait
-sa perte et de retourner vivre en Lorraine. Hélas! la
-pauvre marquise promettait toujours et au dernier moment
-elle trouvait quelque prétexte pour ne pas quitter
-la capitale.</p>
-
-<p>Le départ de Mme de Lenoncourt lui fit cependant
-une certaine impression; elle comprit qu'elle serait un
-jour ou l'autre réduite elle-même à une semblable
-nécessité et elle commença à parler plus sérieusement
-de son retour en Lorraine. Mais où fixerait-elle ses pénates?
-Habiterait-elle Nancy, où depuis longtemps
-déjà elle possédait une demeure? Résiderait-elle à la
-Malgrange, qu'elle devait à la libéralité de Stanislas?
-Son goût l'entraînait plutôt vers Lunéville, mais depuis
-qu'elle avait dû quitter les appartements du château, elle
-n'y avait plus d'abri; elle songea un instant à louer un
-assez grand appartement qu'elle connaissait et qui, à
-ses yeux, avait le très grand avantage d'être situé tout
-proche de la demeure de Panpan.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_123"> 123</a></span>
-Mais sa famille, au courant de son intention, souleva
-mille objections.</p>
-
-<p>Elle eut alors l'idée de proposer à Panpan de lui
-louer une partie de la maison qu'il occupait; de cette
-façon ils vivraient ensemble, sous le même toit, dans
-une charmante intimité.</p>
-
-<p>Elle lui écrit en mars 1770.</p>
-
-<p class="date">«Paris, 5 mars.</p>
-
-<p>«Il s'en faut bien, mon cher c&oelig;ur, que je vous croie
-un tort, mais j'ai été fâchée de la publicité de mon
-projet, à cause des importunités que cela m'attire. Il
-faut renoncer à cet appartement dont l'idée m'enchantait.
-Tout le monde dit que ce serait loger dans des
-casernes. Ainsi, il faut se retourner et songer à votre
-maison. Acheter à vie, est-ce payer tous les ans le loyer
-comme mon frère fait de la maison qu'on lui bâtit
-actuellement<a id="FNanchor_61" href="#Footnote_61" class="fnanchor">&nbsp;[61]</a>? Autrement je ne pourrais pas payer,
-n'ayant pas d'argent. Voyez comment vous pouvez
-arranger cela. Il ne faut pas songer à l'hôtel de Craon
-que mon frère compte vendre à la première occasion<a id="FNanchor_62" href="#Footnote_62" class="fnanchor">&nbsp;[62]</a>.</p>
-
-<p>«Adieu et bonjour, mon cher ami, je vous embrasse
-mille fois.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_124"> 124</a></span></p>
-<p class="autre">(D'une main étrangère.)</p>
-
-<p>«Le remède qu'on applique à l'&oelig;il de Mme la marquise
-lui fait quelque bien et on lui fait espérer qu'avec
-le temps, il guérira tout à fait. L'oculiste est de Lyon;
-il est à Paris pour affaires. Il est connu par des cures
-extraordinaires.»</p>
-
-<p class="space">Cette proposition, qui aurait dû combler de joie le
-vieux Panpan, ne parut pas le séduire le moins du
-monde.</p>
-
-<p>Il reçut avec beaucoup de froideur les offres de son
-amie et il souleva plusieurs objections: la principale
-était que sa modeste demeure ne pouvait convenir à
-une grande dame, qu'elle n'y trouverait pas l'élégance
-et le faste auquel elle était habituée, enfin il s'étendait
-sur des considérations de décence, de convenance, qui,
-sous sa plume, étaient au moins assez singulières.</p>
-
-<p>Mme de Boufflers réfute ses objections avec autant
-d'esprit que de c&oelig;ur:</p>
-
-<p class="date">«Paris, ce 9 avril 1770.</p>
-
-<p>«J'ai répondu à la lettre du 1<sup>er</sup> février et à celle du 5.
-D'abord il est question de votre maison que je voulais
-louer ou acheter. Croyez-vous, mon Veau, qu'en prenant
-le parti de renoncer à ceci pour jamais, et en ne
-songeant qu'à finir doucement ma vie loin d'ici, je me
-croie obligée à mettre beaucoup de faste ou de décence,
-comme vous l'appelez, dans une retraite, où, <i>comme je
-le désire</i>, je serai bientôt oubliée, et où ne devant
-<span class="pagenum"><a id="Page_125"> 125</a></span>
-jamais voir les gens qui mettent toute leur vertu et
-tout leur esprit à trouver de l'importance à ces choses-là,
-je doive seulement songer à ce qu'ils en penseront.
-Je n'ai en vérité pensé qu'à me procurer la consolation
-de vivre avec vous, et dans le seul pays que j'aime,
-parce que c'est le seul où j'ai été heureuse.</p>
-
-<p>«Croyez, mon Veau, que les choses qui vous paraissent
-indécentes, parce que vous en jugez d'après
-les idées de certaines personnes, perdront toute leur
-importance, dès que nous serons bien sûrs de ne jamais
-les revoir.</p>
-
-<p>«Je conclus donc à louer la partie de votre maison
-que vous n'habitez pas, ou quelque chose qui en soit
-tout près.</p>
-
-<p>«Voilà mes conditions, voyez si vous me voulez à
-ce prix-là.»</p>
-
-<p>Où Panpan a-t-il pris que Mme de Boufflers voulait
-mener grand train et faire du faste? Elle le voudrait
-qu'elle ne le pourrait pas, puisqu'elle est à peu près
-ruinée par les impôts nouveaux; du reste, elle n'y
-songe pas un instant:</p>
-
-<p>«Quant à ma manière de vivre, elle sera fort bourgeoise,
-de quelque manière que les choses tournent,
-c'est-à-dire soit qu'on paie ou non. Je compte dans les
-deux cas ne pas dépenser au delà de ce que j'ai sur
-M. de Beauvau, le chevalier et le marquis de Boufflers,
-et la Malgrange. Du reste, si l'on paie, nous tâcherons
-d'en faire du bien à tous ces pauvres gens qui m'ont,
-presque tous, marqué de l'attachement. Je perds à peu
-<span class="pagenum"><a id="Page_126"> 126</a></span>
-près 5,200 livres aux troisièmes<a id="FNanchor_63" href="#Footnote_63" class="fnanchor">&nbsp;[63]</a>, mais si l'on est
-payé, comme on le croit, j'y gagnerai.»</p>
-
-<p>La marquise termine sa lettre en citant un trait charmant
-du duc de Choiseul, à propos de La Harpe et
-de sa fameuse pièce <i>Mélanie</i> ou <i>la Religieuse malgré
-elle</i>.</p>
-
-<p>La Harpe s'était plu à retracer les vertus de son
-bienfaiteur, M. Legier, curé de Saint-André-des-Arts;
-il dépeignait l'intérieur d'un couvent, les vertus d'un
-pasteur vénérable, les souffrances d'une jeune novice.
-La pièce ne pouvant être jouée, parce qu'on ne l'aurait
-pas permis, La Harpe en faisait des lectures dans les
-salons de Paris; ses tirades, qui correspondaient si bien
-aux idées de l'époque, soulevaient l'enthousiasme général
-et faisaient «couler bien des larmes». La pièce fut
-même représentée trois fois sur le théâtre de M. d'Argental:
-La Harpe y jouait le rôle du curé, aux applaudissements
-de tous<a id="FNanchor_64" href="#Footnote_64" class="fnanchor">&nbsp;[64]</a>.</p>
-
-<p>«Vous serez bien aise d'apprendre ceci de M. de
-Choiseul. Nous avons, ou plutôt Saint-Lambert a parlé
-à Mme de Beauvau d'une pièce de La Harpe que nous
-avons entendue et qu'il ne connaissait pas. Mme de
-Beauvau l'a fait venir et a été contente de la pièce qui
-<span class="pagenum"><a id="Page_127"> 127</a></span>
-s'appelle <i>Mélanie</i> ou <i>la Religieuse malgré elle</i>. La
-pièce a été lue chez Mme de Grammont où était
-M. de Choiseul. On a demandé à l'auteur s'il ne
-la ferait pas imprimer en Hollande. Il a dit qu'il
-croyait qu'il faudrait finir par là, parce qu'on lui
-disait qu'il se ferait des affaires en la faisant imprimer
-ici; qu'il en était d'autant plus fâché qu'il avait
-trouvé deux libraires qui lui en offraient mille écus.
-Le lendemain M. de Choiseul lui a mandé qu'il voulait
-être son troisième libraire et il lui a envoyé mille
-écus<a id="FNanchor_65" href="#Footnote_65" class="fnanchor">&nbsp;[65]</a>.»</p>
-
-<p>Au mois de septembre 1770, Mme de Boufflers a
-complètement oublié ses projets de départ, elle est toujours
-à Paris.</p>
-
-<p>L'abbé Terray a remplacé M. d'Invaut au contrôle
-général depuis le mois de décembre 1769, mais ses
-procédés financiers ont soulevé de grandes clameurs,
-et il y a une fermentation générale. Le crédit est
-absolument perdu et pour le relever l'abbé ne voit
-d'autre moyen que de faire une banqueroute totale.
-On est accablé de remontrances, de représentations,
-de réquisitoires, d'arrêts, de lettres patentes, etc.
-Mme de Boufflers envisage avec calme tout ce bouleversement;
-si ses pensions sont payées, elle se tient
-pour satisfaite.</p>
-
-<p>La marquise narre à son Veau les incidents de la
-capitale:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_128"> 128</a></span></p>
-<p class="date">«Paris, 28 septembre 1770.</p>
-
-<p>«Bonjour, mon Veau. Voilà la première fois de la
-vie que vous ayez été un peu content de moi! aussi
-vous verrez comme la louange me donne de l'émulation.</p>
-
-<p>«Hier matin, M. le Dauphin se trouva mal, il eut de
-la fièvre, mal aux reins et à la tête. On vient de dire
-qu'il était mieux en ce moment.<a id="FNanchor_66" href="#Footnote_66" class="fnanchor">&nbsp;[66]</a></p>
-
-<p>«Savez-vous que le contrôleur général a envoyé
-chercher l'abbé Morellet et lui a défendu de faire
-paraître son Dictionnaire. L'abbé lui a dit que comme
-il l'avait fait par ordre de M. d'Invaut, qui lui avait dit
-qu'il se chargeait des frais, il espérait au moins que
-M. l'abbé Terray voudrait bien s'en charger aussi. Le
-contrôleur général lui a répondu: «Que ceux qui vous
-ont fait travailler vous payent; ce n'est pas mon
-affaire.» Il y a pour 2,000 livres de frais<a id="FNanchor_67" href="#Footnote_67" class="fnanchor">&nbsp;[67]</a>.</p>
-
-<p>«Savez-vous que le chancelier a fait venir M. Thomas
-pour le menacer de la Bastille, au cas que son discours
-courût, et qu'en même temps il le lui a gardé huit
-<span class="pagenum"><a id="Page_129"> 129</a></span>
-jours, si bien qu'il est possible qu'on en ait pris copie
-chez lui<a id="FNanchor_68" href="#Footnote_68" class="fnanchor">&nbsp;[68]</a>.</p>
-
-<p>«L'archevêque de Toulouse a dit que, puisque le
-discours de M. Thomas n'était pas imprimé, le sien ne
-le serait pas non plus. On dit aussi que l'Académie a
-dit à M. Séguier que, sans le respect de son nom, on
-l'aurait rayé de l'Académie, à cause de son réquisitoire.</p>
-
-<p>«M. de Choiseul est à Chanteloup jusqu'à Fontainebleau,
-avec beaucoup de monde. Il y aura beaucoup de
-fêtes et de plaisirs. On ne parle de rien. Je vis hier une
-maison énorme qu'il fait bâtir à l'arsenal pour lui; elle
-n'a que vingt-six croisées de face.</p>
-
-<p>«Je passai hier la journée à Port-à-l'Anglais, dans
-une maison que la maréchale de Mirepoix a louée à vie,
-qui est charmante. En vérité, cela dégoûte de tout.
-C'est sur les bords de la rivière Marne-Seine; la vue et
-les jardins sont charmants.</p>
-
-<p>«Adieu donc, C&oelig;ur, je m'adonne aux nouvelles.»</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_130"> 130</a></span></p>
-<h2 class="normal">CHAPITRE VIII<br />
-<span class="medium">1770-1771</span></h2>
-
-<p class="hanging indent">
-Départ du chevalier de Boufflers pour la Hongrie.&mdash;Son séjour
-au camp des Confédérés.&mdash;Ses déceptions.&mdash;Son retour à
-Vienne.</p>
-</div>
-
-<p class="space">Nous avons vu que le chevalier de Boufflers consacrait
-la meilleure partie de son temps à rimer en l'honneur
-des dames et à courir les grandes routes. Mais il
-ne se bornait pas à ces deux occupations, en somme
-inoffensives; pour son malheur il était, comme sa mère,
-possédé de la passion du jeu, et la fortune ne lui était
-guère favorable. Un soir, au Palais-Royal, il perdit plus
-de mille louis dont il n'avait pas le premier sol. Il ne
-put payer naturellement, ce qui causa «de grandes
-criailleries». Paris était sa perdition, tout le monde le
-lui disait et il le sentait très bien lui-même, si bien qu'il
-recherchait toutes les occasions de fuir la capitale.</p>
-
-<p>En 1770, ayant appris que le Roi projetait d'envoyer
-un ambassadeur extraordinaire auprès de l'infante
-de Parme, à l'occasion de ses couches, il s'imagina
-que nul n'était plus apte que lui à remplir cette
-mission de confiance et il écrivit à Choiseul pour
-lui demander la préférence. Il rappelait plaisamment
-les missions dont Stanislas l'avait autrefois chargé et
-<span class="pagenum"><a id="Page_131"> 131</a></span>
-qu'il avait, assurait-il, remplies à son entière satisfaction.</p>
-
-<p class="titel">«Monsieur le duc,</p>
-
-<p>«On dit que l'infante de Parme va bientôt accoucher,
-et vous êtes trop poli pour ne pas lui faire un petit
-compliment. Je m'empresse de m'offrir, parce que j'ai
-pensé que vous dépêcheriez peut-être un courrier
-extraordinaire, et, assurément, vous ne pouvez pas en
-trouver un plus extraordinaire que moi. Je ne suis pas
-neuf en politique; j'ai fait mes premières armes avec la
-princesse Christine; de là, j'ai été à Francfort boire à la
-santé du Roi des Romains, et, quelque temps après, je
-suis venu à la mort de M. le Dauphin, faire compliment
-sur sa guérison. Je me sens tout l'acquit et tous les
-talents nécessaires pour haranguer dans cette occasion-ci
-le père, la mère, et même l'enfant sans qu'il y trouve
-un mot à redire; mais ce qui me plaira le plus, ce sera
-de parcourir ensuite toute l'Italie avec les profits de
-mon ambassade, et de voyager sur le velours.</p>
-
-<p>«Je crois que mon projet sera fort goûté de mes
-créanciers; je souhaite qu'il le soit autant de vous, et,
-en attendant votre réponse, je suis avec respect, monsieur
-le duc...»<a id="FNanchor_69" href="#Footnote_69" class="fnanchor">&nbsp;[69]</a>.</p>
-
-<p>Bien qu'il fût on ne peut mieux disposé pour son
-jeune ami, le duc n'acquiesça pas cependant à sa
-demande. Ce que voyant, Boufflers imagina une autre
-<span class="pagenum"><a id="Page_132"> 132</a></span>
-combinaison. Les Polonais venaient de se soulever
-contre la Russie. Il résolut d'aller rejoindre les Confédérés
-de Bar et de leur prêter l'appui de son épée; ce
-projet flattait son goût pour la locomotion et en même
-temps lui faisait espérer force combats où il trouverait
-sûrement l'occasion de se distinguer, voire même de se
-couvrir de gloire. C'était un moyen de montrer ce dont
-il était capable et de donner à son besoin d'activité un
-but honorable.</p>
-
-<p>La détermination était grave et pouvait avoir pour
-son avenir une importance considérable. Aussi, avant
-de prendre un parti irrévocable, Boufflers, ainsi qu'il
-convenait à un neveu respectueux, se rendit-il chez son
-oncle de Beauvau pour lui soumettre ses projets; M. de
-Beauvau, estimant probablement que tout valait
-mieux pour le jeune homme que l'oisiveté de la capitale,
-l'encouragea beaucoup, et il lui promit tout son
-appui.</p>
-
-<p>Avant de s'éloigner, le chevalier crut de son devoir
-d'aller dire adieu à Mme de Choiseul à Chanteloup.
-Après un assez long séjour chez la duchesse, il lui écrivait
-cette jolie lettre:</p>
-
-<p class="date">«8 auguste 1770.</p>
-
-<p class="titel">«Madame la duchesse,</p>
-
-<p>«Vous avez eu bien tort de vous laisser enlever de
-Chanteloup, car vous ne serez nulle part aussi aimable.
-Je serais bien tenté d'en dire autant de votre ravisseur;
-mais il serait mal à moi d'oublier le bonheur de tous,
-<span class="pagenum"><a id="Page_133"> 133</a></span>
-pour celui d'un seul, et votre ravisseur est le seul qu'il
-ne faut pas aimer pour lui-même.</p>
-
-<p>«Moi qui ne connaissais de plaisir que dans le changement
-de lieux, je commence à changer de goûts.
-J'aurais bien béni une attaque de goutte ou une lettre
-de cachet qui m'aurait obligé de rester à Chanteloup, et
-je sens à cette heure qu'il ne faut courir que jusqu'à ce
-qu'on vous trouve.</p>
-
-<p>«En vous quittant j'ai été pour trois jours aux
-Ormes où M. de Voyer abat du nouveau pour élever
-du vieux et prétend soutenir son château, qui est déjà
-presque tout tombé, par une douzaine de tours qui ne
-sont point encore élevées.</p>
-
-<p>«De là, j'ai été passer trois autres jours à Turny.
-J'ai vu des gens très gais, ce qui m'a fait penser que la
-peine du Dante en enfer, dont les prédicateurs font tant
-de cancans, n'est pas aussi affreuse, et en vérité il tient
-à bien peu que je vous dise que c'est ce que je vous
-souhaite.</p>
-
-<p>«Madame la duchesse, n'oubliez pas le sabre
-que vous m'aviez promis. Je veux être armé de votre
-main victorieuse et je serai charmé d'être votre chevalier,
-parce qu'il ne faut pas vous défendre contre
-beaucoup de monde et que c'est un état fort tranquille.</p>
-
-<p>«Souvenez-vous surtout, madame la duchesse, de
-mon respect, de mon attachement, de mon admiration
-pour vous. Ce seront toujours là mes premiers sentiments
-jusqu'à ce que je trouve en Hongrie, ou en
-<span class="pagenum"><a id="Page_134"> 134</a></span>
-Valachie, ou en Esclavonie quelqu'un qui vaille mieux
-que vous<a id="FNanchor_70" href="#Footnote_70" class="fnanchor">&nbsp;[70]</a>.»</p>
-
-<p>Avant de partir pour son expédition aventureuse, le
-chevalier vint passer quelques jours en Lorraine où il
-visita tous ses amis.</p>
-
-<p>«Le chevalier est arrivé avant-hier de Chanteloup
-aussi fou que sa mère, écrit Mme de Lenoncourt, il
-part pour Vienne, l'Allemagne, la Bohême et n'a pas
-le premier sol... Il va servir dans l'armée des Confédérés
-en Pologne, il y sera ou haché ou pendu. Pourquoi
-faire le chevalier errant? Cela me fâche tout à
-fait.»</p>
-
-<p>Après un séjour à Nancy et à Lunéville, après avoir
-dit adieu à Panpan et à Mme de Lenoncourt, à laquelle
-il promet d'envoyer de ses nouvelles, le chevalier se
-met en route.</p>
-
-<p>Fidèle à sa promesse, à peine arrivé à Munich, il
-prend la plume pour narrer ses impressions à la marquise:</p>
-
-<p class="date">«Ce mercredi 26, à Munich.</p>
-
-<p>«Bonjour, chère et charmante mère<a id="FNanchor_71" href="#Footnote_71" class="fnanchor">&nbsp;[71]</a>, je vous ai déjà
-portée dans mon c&oelig;ur pendant 150 lieues et je suis
-résolu, quelque fatigant que soit cet exercice-là, à vous
-y porter jusqu'au bout du monde. Mon voyage jusqu'ici
-a été charmant, je me suis fort amusé à Strasbourg
-<span class="pagenum"><a id="Page_135"> 135</a></span>
-et de là j'ai été m'amuser encore mieux à mon cher
-Carlsruhe. On invita tous les soirs les princes et tous
-les hommes à aller faire une petite visite pour leur
-instruction et pour leur plaisir. De là j'ai été passer
-deux jours assez tristes à Ulm; d'Ulm encore de l'ennui
-pendant deux jours à Augsbourg, mais ici je me dédommage
-de tout; c'est ici un lieu de délices, tout y est
-beau, tout y est gai; il y a de belles chasses, de bonne
-musique, des gens très polis et des femmes en abondance,
-belles comme des anges et douces comme des
-moutons. Sur ma parole, c'est ici le paradis de Mahomet;
-c'est dommage que je ne sois pas meilleur turc que
-chrétien.</p>
-
-<p>«Adieu, ma bonne petite chère mère. Je vous écrirai
-encore malgré ma paresse, pour bien vous prouver
-qu'il n'y a pas une sorte de paresse chez moi dont vous
-ne puissiez triompher, et que vous réussissez où toutes
-les dames de Munich auraient échoué.</p>
-
-<p>«La conquête de ma petite personne est à présent
-attachée à une espèce de n&oelig;ud gordien qu'il faut défaire,
-mais seulement je prie les dames de ne pas s'y prendre
-tout à fait comme Alexandre.</p>
-
-<p>«Adieu, mille compliments et mille respects chez
-vous.</p>
-
-<p>«Je ne voulais pas absolument tourner cette page,
-mais je me souviens que le résident de France, très
-honnête et très aimable homme, m'a beaucoup parlé de
-vous, il faut que vous ne soyiez pas indifférente par
-vous-même, car tout ce qui vous connaît vous aime ou
-<span class="pagenum"><a id="Page_136"> 136</a></span>
-vous hait. Pour moi, je suis le seul qui ait trouvé l'équilibre.
-Non, ma chère maman, vous savez que je l'ai
-perdu pour jamais et vous savez aussi de quel côté.
-Adieu, vieux sage de la Grèce.</p>
-
-<p class="signature"><span class="i6">le Chevalier</span> <span class="small1">de Boufflers</span>.»<a id="FNanchor_72" href="#Footnote_72" class="fnanchor">&nbsp;[72]</a></p>
-
-<p class="space">Après un voyage rempli de péripéties, Boufflers
-arrive à Vienne, mais il n'y reste que quelques jours,
-juste le temps de se mettre en rapports avec M. Durand,
-agent secret de Louis XV. Enfin, après force dangers et
-fatigues de tous genres, le voilà sur les confins de la
-Pologne! Il a aussitôt une entrevue avec les chefs des
-Confédérés et il peut les entretenir de ses projets.</p>
-
-<p>C'est à son oncle de Beauvau qu'il confie ses premières
-impressions:</p>
-
-<p class="date">«Carchau, ce 10 janvier 1771.</p>
-
-<p>«Me voici à mon périhélie, mon prince, s'il est aussi
-permis de comparer un hussard à une planète qu'un
-capucin. Je ne compte pas pousser dans ce moment-ci
-ma pointe plus loin, parce qu'on parle de peste à six
-lieues d'ici et que d'un moment à l'autre je pourrais me
-trouver arrêté par un cordon de santé derrière lequel
-je mourrais d'ennui.</p>
-
-<p>«Je viens de passer deux ou trois jours à Kapères,
-sur la frontière de Pologne, avec la généralité de la
-République, qui s'est retirée à l'ombre des ailes de
-<span class="pagenum"><a id="Page_137"> 137</a></span>
-l'aigle autrichienne, et qui forme une confédération
-générale dans laquelle toutes les autres viennent se
-perdre. Depuis quelque temps je m'étais mis au fait des
-affaires tant civiles que militaires de la Pologne et j'en
-ai raisonné avec ces messieurs, d'une manière générale
-qui leur a plu. Ils ont fini par me proposer le commandement
-des troupes qui vont être levées avec les
-subsides de la France. Je leur ai répondu que je ne
-pourrais pas disposer de moi sans la permission et
-même l'ordre de M. de Choiseul, et sur-le-champ ils ont
-écrit en France pour lui en faire la demande. Si par
-hasard il vous en parle, je vous supplie, mon prince, de
-vouloir bien favoriser mes projets et mon désir extrême
-d'apprendre et de faire la guerre. C'est une occasion
-unique pour moi d'acquérir et de développer des
-talents; si j'ai des succès je deviendrai utile à la
-France, sans qu'il lui en ait rien coûté; si je suis battu,
-tout le mal sera pour la Pologne. Je sais d'avance
-toutes les traverses et tous les obstacles que j'essuierai,
-mais je ne désespère de rien.»</p>
-
-<p>Après avoir développé longuement à son oncle tout
-son plan de campagne et les ingénieuses combinaisons
-qu'il a imaginées pour battre les Russes, Boufflers termine
-ainsi:</p>
-
-<p>«Je vous demande bien pardon, mon cher oncle, de
-la longueur et de la cochonnerie de ma lettre, mais je
-suis au fond de la Hongrie que je parcours à cheval, je
-n'ai que du papier, des plumes et de l'encre de cabaret,
-et quel cabaret! D'ailleurs, je me porte comme le Pont-Neuf,
-<span class="pagenum"><a id="Page_138"> 138</a></span>
-quoique j'en sois à 500 lieues et je retourne à
-Vienne où j'attendrai votre réponse<a id="FNanchor_73" href="#Footnote_73" class="fnanchor">&nbsp;[73]</a>.»</p>
-
-<p>En attendant l'autorisation de la cour de France,
-Boufflers revient à Vienne en effet pour organiser les
-derniers préparatifs de son expédition. A peine y est-il
-arrivé qu'il apprend une nouvelle stupéfiante: la chute
-du duc de Choiseul. Saisi de douleur du malheur de ses
-amis, il leur écrit sa profonde sympathie et leur adresse
-en même temps les louanges les plus délicates, celles
-qui pouvaient le mieux leur toucher le c&oelig;ur.</p>
-
-<p class="date">«Vienne, 29 janvier 1771.</p>
-
-<p>«C'est à mon retour de Hongrie, madame la duchesse,
-que j'apprends la nouvelle la plus étonnante,
-que j'aurai jamais entendue de ma vie. Je n'ai pu me
-défendre d'un saisissement que je me suis reproché
-après, mais j'ai fini par penser que ce serait peut-être
-là l'époque de votre bonheur. Vous allez y gagner tout
-ce que l'État perd: le plus aimable des hommes est
-rendu à vous et à lui. Il a suffi à tout, il se suffira à lui-même;
-il a surpassé tant de grands hommes quand il
-était en place, il les surpassera dans sa retraite. Son
-destin est d'effacer toutes les gloires.</p>
-
-<p>«Si vous daignez me nommer à lui, madame la duchesse,
-peignez-lui avec toute votre éloquence, mon
-respect, mon attachement, mon admiration et l'espèce
-<span class="pagenum"><a id="Page_139"> 139</a></span>
-d'attendrissement involontaire avec lequel je pense
-toujours à lui.</p>
-
-<p>«J'espère être compris dans le nombre de ceux à
-qui il sera permis de vous rendre hommage. Le plus
-heureux moment de ma vie sera celui où je le reverrai,
-où je lui dirai tout ce que je sens pour lui, où je le
-remercierai de tout le bien qu'il m'a fait et où je pourrai
-jouir plus à mon aise que jamais du bonheur qu'il
-répand autour de lui.</p>
-
-<p>«Pardonnez-moi ma liberté, madame la duchesse,
-et croyez que rien ne peut égaler au fond de mon c&oelig;ur
-le respect et l'attachement que je vous ai voués.»</p>
-
-<p>Ce ne fut que deux mois plus tard que Boufflers
-reçut l'autorisation si ardemment sollicitée, mais depuis
-le mois de janvier la situation politique s'était bien
-modifiée et le pauvre chevalier écrit tristement à son
-oncle, le 6 mars 1771.</p>
-
-<p class="date">«6 mars.</p>
-
-<p>«Je viens de recevoir, mon prince, l'agrément du
-Roi pour aller servir en Pologne à la tête d'une partie
-des troupes de la Confédération. Je pars dans trois
-jours au plus tard.</p>
-
-<p>«Je vous avouerai qu'il y a une fâcheuse différence
-pour moi entre le temps où j'ai fait la demande et celui
-où j'ai obtenu le consentement... Je sens tout le danger
-de ma situation, mais comme je vois quelque honte à
-reculer, je me sacrifie sans délibérer... Quelque chose
-qui arrive, j'acquerrai au moins de l'expérience.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_140"> 140</a></span>
-Il termine sa lettre par des félicitations au sujet de
-l'heureuse délivrance de sa cousine Mme de Poix, qu'il
-aimait beaucoup:</p>
-
-<p>«Recevez, mon prince, tous mes compliments sur
-le glorieux grade de grand-père que vous venez d'acquérir.
-J'aime bien tendrement Mme de Poix, mais
-elle me vieillit trop, je ne m'accoutume pas à voir
-enfanter ce que j'ai vu naître et je ne lui pardonnerai
-qu'à condition que ses enfants lui ressembleront<a id="FNanchor_74" href="#Footnote_74" class="fnanchor">&nbsp;[74]</a>.»</p>
-
-<p>Boufflers part de Vienne le 10 mars, mais quand il
-arrive à la frontière de Pologne, il s'aperçoit avec douleur
-que rien n'est prêt, qu'on n'a réuni aucun des
-hommes qu'on s'est engagé à lui fournir, qu'aucune des
-promesses qu'on lui a faites n'a été tenue et que le
-«gâchis» est à son comble. «Les maréchaux polonais
-se moquent de la Confédération, écrit-il, ils prennent
-l'argent de tout le monde et les ordres de personne.»</p>
-
-<p>Naturellement l'argent manque complètement; aussi
-la guerre «qu'ils feront ne sera pas la guerre des esclaves,
-mais celle des gueux. Il leur faut apprendre à se passer
-de tout et prendre Épictète pour président de leur
-conseil de guerre».</p>
-
-<p>Boufflers attend quelque temps sur la frontière
-dans l'espoir que les choses s'arrangeront dans un
-sens favorable, mais il ne trouve de la part des Confédérés
-que froideur, chicane et mauvaise volonté:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_141"> 141</a></span>
-«Cela m'a appris, dit-il, que les Polonais étaient
-des fripons, ce que je savais déjà très bien, et que
-j'étais un sot, ce que je ne savais pas encore assez.»</p>
-
-<p>Le pauvre chevalier trouve tout simple d'avoir été
-«trompé et architrompé» par les Polonais et leurs
-adjudants, mais il est furieux contre M. Durand qui
-connaissait le fond des choses et qui aurait pu lui
-épargner un voyage de 400 lieues, «coûteux, pénible,
-ennuyeux et ridicule.»</p>
-
-<p>Il s'ennuie à périr, il est plein d'inquiétude et de
-chagrin:</p>
-
-<p>«La peine n'est rien, écrit-il, mais l'ennui des contradictions,
-le sentiment perpétuel de sa propre faiblesse,
-l'ingratitude des gens qu'on sert, la mauvaise
-volonté de ceux dont on dépend, sont des tortures pour
-l'âme.</p>
-
-<p>«Je reviendrai en France me consoler avec toutes
-les filles de la rue Saint-Honoré, car ce sont les
-seules avec qui les négociations et les entreprises
-soient sûres du succès; il est vrai qu'on s'en repent
-quelquefois, mais j'aime mieux le repentir que les
-contradictions, parce que le mal vaut mieux après
-qu'avant.»</p>
-
-<p>Dumouriez, qu'il a retrouvé au camp des Confédérés,
-n'a pas été plus heureux que lui ni mieux traité: «C'est
-un homme de beaucoup d'esprit, dit-il, et une très
-forte tête, quoique très chaude.»</p>
-
-<p>Voltaire, mis au courant de l'escapade du chevalier,
-ne l'approuvait guère, mais dans sa correspondance
-<span class="pagenum"><a id="Page_142"> 142</a></span>
-avec Catherine il en parlait sur un ton badin qui dissimulait
-mal les inquiétudes très vives qu'il éprouvait
-pour son jeune ami:</p>
-
-<p>«Si je questionnais le chevalier de Boufflers, je
-lui demanderais comment il avait été assez follet
-pour aller chez ces malheureux confédérés qui manquent
-de tout, et surtout de raison, plutôt que d'aller faire
-sa cour à celle qui va les mettre à la raison; je supplie
-Sa Majesté de le prendre prisonnier de guerre;
-il vous amusera beaucoup; rien n'est si singulier que
-lui, et quelquefois si aimable. Il vous fera des
-chansons, il vous dessinera, il vous peindra, etc.<a id="FNanchor_75" href="#Footnote_75" class="fnanchor">&nbsp;[75]</a>.»</p>
-
-<p>Mais Catherine n'entendait pas raillerie sur la politique
-et elle écrit d'un ton bien peu rassurant pour le
-chevalier, si les hasards de la guerre le font tomber
-entre ses mains:</p>
-
-<p>«J'ai un remède, pour les petits-maîtres sans aveu
-qui abandonneraient Paris pour servir de précepteurs
-à des brigands. Ce remède vient en Sibérie, ils le prendront
-sur les lieux.»</p>
-
-<p>Désolé de la vie inactive qu'il mène, furieux d'avoir
-été joué, Boufflers, qui ne voit pas d'issue favorable et
-prochaine, se décide à retourner à Vienne.</p>
-
-<p>En route il s'arrête à Presbourg et c'est de là qu'il
-écrit à Mme de Choiseul en lui expédiant un souvenir
-du pays:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_143"> 143</a></span></p>
-<p class="date">«Presbourg, 21 avril 1771.</p>
-
-<p>«J'ai l'honneur de vous envoyer, madame la duchesse,
-une caisse de vins de Tokay bien proportionnée
-à votre ivrognerie. Il y en a de quatre espèces différentes,
-parce que je ne sais pas si vous aimez à boire
-tous les jours le même vin. Je voudrais bien arriver à
-Chanteloup en même temps que mon magnifique présent,
-mais il faut que je reste encore quelque temps
-dans ce pays-ci... (Il lui raconte ses déconvenues.)</p>
-
-<p>«Je suis à présent en chemin pour Vienne, où je
-vais attendre plus commodément qu'en Hongrie l'issue
-de mon entreprise. Vous voyez par là, madame la duchesse,
-que si je ne me bats pas comme un César, au
-moins j'attends comme un Fabius. Mais ce que j'attends
-le plus impatiemment, c'est le moment de vous
-aller faire ma cour et de prendre ma part du bonheur
-dont vous jouissez et dont vous faites jouir chez vous. Je
-me fais une fête d'y voir Curius à sa charrue. Il doit
-être bien content de n'avoir plus que celle-là à mener.
-Celle qu'il quitte est bien mal attelée. Ce ne sont pourtant
-pas les bêtes qui manquent.</p>
-
-<p>«Je voudrais bien vous mander des nouvelles, mais
-je n'en sais pas. C'est ici comme chez vous, tout le
-monde ment à qui mieux mieux. Les uns ne savent ce
-qu'ils disent, et les autres ne savent ce qu'ils feront.
-Le grand défaut de l'univers, c'est de n'avoir pas le
-sens commun; mais dans le fond, il n'est pas aussi
-nécessaire qu'on le croit. On parle ici de guerre le
-<span class="pagenum"><a id="Page_144"> 144</a></span>
-matin et de paix le soir. Je voudrais que cela prît ce
-train-là, parce qu'on ferait de l'exercice le jour et qu'on
-se reposerait la nuit.</p>
-
-<p>«On m'avait assuré dans la haute Hongrie qu'il y
-avait 400 pièces de gros canons à Bude. J'ai passé à Bude
-et je n'ai trouvé dans l'arsenal qu'une centaine de vieux
-mousquets. On dit depuis plus de deux mois qu'il est
-parti grand nombre de troupes d'Italie et de Flandre
-pour se rassembler à Bude. J'ai passé à Bude et je n'ai
-trouvé que 5 à 600 invalides. J'avais entendu qu'on avait
-exigé des différents comitats de Hongrie plusieurs milliers
-de b&oelig;ufs et qu'on les avait envoyés à Bude. J'ai
-passé à Bude et à peine ai-je trouvé du b&oelig;uf pour mon
-dîner. Vous jugerez par là, madame la duchesse, que la
-vérité, bannie de la terre, ne s'est point retirée à Bude.</p>
-
-<p>«Ce qui est très vrai, c'est l'estime et l'amitié avec
-lesquelles l'Impératrice parle de M. de Choiseul et de
-vous; elle m'en a parlé à plusieurs reprises et a fini par
-me dire qu'elle supposait du mérite à tout ce qui vous
-était attaché. Vous jugez bien tous les deux quel
-amour-propre cela m'a donné...</p>
-
-<p>«Recevez tous mes respects, madame la duchesse,
-et partagez-les avec celui avec qui vous partagez tout.</p>
-
-<p>«Je m'aperçois que ma lettre est fort longue et
-qu'elle n'est pas très propre; mais j'aurais beau la
-laver, elle ne le serait pas davantage.»</p>
-
-<p>Une fois réinstallé à Vienne, Boufflers juge convenable
-de mettre son oncle au courant de ses mésaventures
-et de ses déceptions; il lui écrit donc le 14 mai:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_145"> 145</a></span></p>
-<p class="date">«Le 14 mai 1771.</p>
-
-<p>«Je suis déjà depuis longtemps à Vienne, mon
-prince, et vous imaginez bien combien je suis fâché d'y
-être. J'ai manqué une affaire dont j'attendais mon instruction,
-ma réputation et mon avancement. Je ne puis
-m'en prendre qu'au peu de probité des Confédérés et au
-peu de bonne volonté de notre agent auprès d'eux, et je
-me replonge dans l'obscurité dont j'essayais de sortir.»</p>
-
-<p>Dumouriez s'est très mal conduit avec lui, mais il
-a été sévèrement puni des tours qu'il lui a joués, et il
-est déjà revenu de Pologne «après une défaite complète,
-avec l'oreille bien basse et bien heureuse de
-n'être pas coupée.»</p>
-
-<p>Malgré ses ennuis et des tracas sans nom, malgré
-des fatigues et une chaleur extrême, le chevalier se
-porte bien:</p>
-
-<p>«Le printemps ici est de toute beauté et de toute
-chaleur; nous avons passé subitement des frimas à la
-canicule, aussi y a-t-il bien des gens malades dans la
-traversée. Pour moi, j'ai le corps aussi cosmopolite que
-l'esprit et tout me convient comme à père Cyprien...
-il y a une sécheresse terrible à laquelle des milliers de
-processions ne font rien.»</p>
-
-<p>Il termine gaiement sa lettre: «Je me prosterne
-aux pieds de ma très chère tante et de ma très bonne
-cousine; elle est bénie entre toutes les femmes et le
-fruit de son ventre est bénit... Voilà ce qui s'appelle
-parler comme un ange.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_146"> 146</a></span>
-«Baccio le mani del mio carissimo nono.»</p>
-
-<p>Le chevalier se plaît du reste beaucoup à Vienne où
-tout le monde le traite singulièrement bien. L'empereur
-lui-même, qui avait commencé très froidement avec
-lui, lui parle maintenant «avec la plus grande bonté».</p>
-
-<p>Cependant, M. Durand, qui a des remords d'avoir si
-mal agi avec le chevalier, lui offre de remplacer Dumouriez
-auprès des Confédérés; Boufflers, éc&oelig;uré
-des déboires qu'il vient récemment d'éprouver, refuse
-d'abord, puis à la réflexion il se ravise, mais il est trop
-tard, la place n'est plus libre. Il écrit, découragé, à
-son oncle, en lui racontant cette nouvelle déception:</p>
-
-<p class="date">«13 août 1771.</p>
-
-<p>«Vous voyez, mon prince, que je suis fait pour être
-toujours dupe, tantôt des autres, tantôt de moi-même.
-Je ne vaux rien pour les affaires, surtout pour les
-miennes. Ce n'est, à ce que j'espère, ni le courage de
-corps, ni le courage d'esprit qui me manque absolument,
-mais le courage de conscience, et celui-là je ne
-l'acquerrai jamais.»</p>
-
-<p>Il ajoute tristement cette prédiction qui devait se
-réaliser beaucoup plus exactement qu'il ne le supposait
-lui-même:</p>
-
-<p>«J'ai beau faire, la fortune ne me rira jamais; je
-suis né pour l'inaction et peut-être est-ce pour moi un
-bonheur de n'avoir jamais rien à faire, parce que j'aurai
-toujours la ressource de penser que j'aurais peut-être
-bien fait.....»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_147"> 147</a></span>
-«J'avais lu dans une gazette que mon frère était
-exilé, mais la nouvelle ne s'est pas confirmée et une
-lettre que je viens de recevoir de la duchesse de Choiseul
-ne me donne aucun lieu de le croire.</p>
-
-<p>«Jamais la roue de la fortune n'a tourné aussi vite
-chez nous qu'à cette heure, je souhaite que tous les
-roués s'en trouvent bien, mais il me semble qu'on paie
-un peu cher la petite fantaisie de jouer un rôle dans le
-monde.</p>
-
-<p>«Je salue profondément la princesse jolie mère et la
-princesse jolie fille.»</p>
-
-<p>Avec la permission de l'empereur, Boufflers, qui commence
-à trouver le temps long à Vienne, part pour
-visiter le camp de Hongrie. De là, il ira en Transylvanie,
-puis il reviendra par la Silésie et la Bohême, où
-il est invité dans tous les châteaux.</p>
-
-<p>Son séjour en Hongrie ne paraît pas lui avoir donné
-une haute idée des habitants. Il écrit en effet à son oncle:</p>
-
-<p class="date">«Le 11 septembre 1771.</p>
-
-<p>«Quelque gentillesse qu'on attribue à MM. les
-Hongrois, croyez que ce sont les plus tristes drilles de
-l'Europe, paresseux, lâches, intéressés, vains et sots.
-Joignez à cela qu'ils sont grossiers, sales et fripons,&mdash;et
-puis aimez-les.</p>
-
-<p>«Ma ressource ici, c'est un cardinal qui a son château
-à quatre milles et chez qui je vais souvent. Il a
-été autrefois dans la plus brillante faveur, il en a gardé
-l'archevêché de Vienne, l'évêché de Veitzen et environ
-<span class="pagenum"><a id="Page_148"> 148</a></span>
-200,000 florins faisant 500,000 livres de revenu, mais
-ce pauvre homme s'ennuie parce que les richesses ne
-consolent pas les ambitieux disgraciés.</p>
-
-<p>«J'ai souvent réfléchi comme beaucoup d'autres à
-tout ce que l'homme désire et au peu qu'il lui faut, et
-j'ai pensé que tout calculé, tout rabattu, il n'y a pas un
-gueux qui, sans le savoir, n'aspire à la monarchie universelle.
-Cette idée-là ne me sortira de la tête que
-quand je verrai un homme content. Je dis content, non
-point parce que ses désirs seront modérés par la philosophie,
-car j'espère être un jour avec vous de ce
-nombre-là, mais parce que ses désirs auront été rassasiés
-par la fortune.</p>
-
-<p>«J'ai ensuite réfléchi à cette monarchie universelle, et
-j'ai cru trouver qu'on ne la désirait pas tant pour maîtriser
-tout l'univers que pour le faire contribuer à nos besoins
-physiques. Le superflu ne nous plaît que parce qu'il est
-un supplément au nécessaire et nous avons tant de besoin
-de ce nécessaire que notre esprit est toujours vaguement
-occupé des moyens de n'en pas manquer. Les richesses,
-l'autorité, la considération, sont en effet des moyens pour
-cela, et nous avons beau les avoir en notre possession,
-un degré de plus paraît encore un moyen de plus, et il
-devient, à cause de cela, l'objet d'un nouveau désir. C'est
-pour cela que jamais les désirs ne finiront et jamais le
-bonheur n'arrivera dans la demeure des hommes.</p>
-
-<p>«Je me suis embarqué dans un océan de morale,
-mais je crois que je ferai bien de carguer les voiles,
-parce que j'entends sonner la cloche du dîner et que ce
-<span class="pagenum"><a id="Page_149"> 149</a></span>
-qu'il y a de mieux à faire avec ces gens-ci, c'est de
-boire et de manger.</p>
-
-<p>«Je salue profondément mon prince et ma princesse,
-je compte toujours sur leurs bontés et j'espère d'ici à
-quelque temps les aller cultiver, ainsi que mon petit
-jardin.</p>
-
-<p>«Voudrez-vous bien vous charger de dire à ma mère
-que je suis toujours au monde depuis qu'elle m'y a mis
-et que je n'en sortirai pas, s'il plaît à Dieu, sans avoir
-eu auparavant l'honneur de lui faire ma cour.»</p>
-
-<p>Enfin, après une année perdue, Boufflers se décide à
-regagner la France, très triste, très déçu, ayant perdu
-toute confiance en lui-même, et tout espoir pour
-l'avenir.</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_150"> 150</a></span></p>
-<h2 class="normal">CHAPITRE IX<br />
-<span class="medium">1771</span></h2>
-
-<p class="hanging indent">
-Exil du duc de Choiseul.&mdash;Réception du prince de Beauvau à
-l'Académie.&mdash;Disgrâce du prince.&mdash;Mme de Boufflers et le
-prince de Bauffremont.&mdash;Voyage de M. de Bauffremont à Chanteloup.&mdash;Mme
-de Boufflers à Montmorency.&mdash;M. de Bauffremont
-achète une propriété dans la vallée.&mdash;Tressan vient également
-s'y installer.</p>
-</div>
-
-<p class="space">Pendant que le chevalier de Boufflers courait vainement
-après la gloire sur les confins de la Pologne, de
-graves événements se passaient à Paris.</p>
-
-<p>L'année 1770, en effet, se termina par un coup de
-théâtre inattendu. Le 24 décembre, Choiseul, dont la
-fortune paraissait inébranlable, recevait du Roi un
-ordre d'exil. C'était une véritable catastrophe pour les
-partisans du puissant ministre<a id="FNanchor_76" href="#Footnote_76" class="fnanchor">&nbsp;[76]</a>.</p>
-
-<p>Nulle part la chute de Choiseul ne fut ressentie plus
-vivement qu'en Lorraine. L'affolement était général. A
-la nouvelle de ce qui se passait à Paris, Mme de Lenoncourt
-écrivait à Panpan:</p>
-
-<p class="date">«La Neuveville, le 1<sup>er</sup> de l'an.</p>
-
-<p>«Je suis consternée, mon cher Veau, je perds toutes
-mes espérances et même ma sûreté, car je n'étais en
-<span class="pagenum"><a id="Page_151"> 151</a></span>
-Lorraine que par la certitude que j'avais d'être protégée
-contre M. de Lenoncourt. Me voilà isolée, sans
-défense, et cependant obligée par mon peu de fortune à
-demeurer à côté d'un homme que je redoute.</p>
-
-<p>«Je vois tous mes parents et amis dans la désolation,
-toute la province même, car le duc l'a protégée et
-soutenue. Et vous, mon pauvre Veau, que j'aime si
-tendrement et si particulièrement, menacé de perdre la
-plus grande partie de votre petite fortune, car qui sait
-qui doit remplacer, et ce qui peut suivre un événement
-aussi malheureux.</p>
-
-<p>«Je suis si accablée par toutes mes réflexions et par
-tous mes sentiments qu'il me semble qu'un tremblement
-de terre vient de faire ébranler tout ce qui m'environnait.</p>
-
-<p>«J'ai vingt lettres, et je n'ai aucun détail ou, du
-moins, je ne sais rien de positif. Figurez-vous que par
-une des dernières on me mande qu'il a été question de
-le faire arrêter par les mousquetaires. Il a reçu sa disgrâce
-avec sa sérénité ordinaire...»</p>
-
-<p>La chute de Choiseul allait être le signal d'un changement
-politique complet. En janvier 1771, le Roi
-exila le Parlement:</p>
-
-<p>«C'est la tour de Babel, c'est le chaos, c'est la fin
-du monde, écrit Mme du Deffant, personne ne s'entend,
-tout le monde se hait, se craint, cherche à se
-détruire... On dit que tout le monde va être exilé, tous
-les princes du sang pour avoir demandé le rappel du
-Parlement, quatorze ducs pour s'être joints aux princes,
-<span class="pagenum"><a id="Page_152"> 152</a></span>
-plusieurs grands seigneurs, dont le prince de Beauvau...<a id="FNanchor_77" href="#Footnote_77" class="fnanchor">&nbsp;[77]</a>.»</p>
-
-<p>Malgré la disgrâce dont il était lui-même menacé,
-M. de Beauvau n'hésita pas à donner une preuve de
-fidélité et d'attachement à son ami malheureux, et il
-partit pour Chanteloup, quoi qu'il pût lui en coûter. Il
-y reçut naturellement toutes les marques d'affection et
-de reconnaissance que méritait sa conduite noble et
-généreuse.</p>
-
-<p>Le mois suivant, le prince, qui avait été élu à l'Académie
-en 1770, prononçait son discours de réception.
-Dans cette occasion encore, il montra la noblesse de ses
-sentiments et la fidélité de son c&oelig;ur. Sans que le Roi
-en pût prendre de l'ombrage, il sut faire un éloge si pompeux
-de Choiseul et de son ministère, que les châtelains
-de Chanteloup en furent attendris jusqu'aux larmes.</p>
-
-<p>L'abbé de Voisenon, qui recevait le prince, ne se
-montra pas à la hauteur du récipiendaire, son discours
-fut des plus médiocres, «une véritable ripopée», écrit
-Mme du Deffant<a id="FNanchor_78" href="#Footnote_78" class="fnanchor">&nbsp;[78]</a>.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_153"> 153</a></span>
-Dès qu'il a connaissance du discours de M. de
-Beauvau, Voltaire enthousiasmé lui écrit pour le féliciter:</p>
-
-<p class="date">«Ferney, 5 avril 1771.</p>
-
-<p>«Je me mets aux pieds de mon très respectable
-confrère, qui veut bien m'appeler de ce nom, comme
-un chêne est le confrère d'un roseau. Le roseau, en
-levant sa petite tête, dit très humblement au chêne:
-Ceux de Dodone n'ont jamais mieux parlé. Il est vrai,
-illustre chêne, que vous n'avez point prédit l'avenir,
-mais vous avez raconté le passé avec une noblesse,
-une décence, une finesse, un art admirable.</p>
-
-<p>«En parlant de ce que le Roi a fait de grand et
-d'utile, vous avez trouvé le secret de faire l'éloge d'un
-ministre, votre ami... Vous avez sacrifié à l'amitié et à
-la vérité...</p>
-
-<p>«C'est ainsi que le pauvre roseau cassé en use avec
-le beau chêne verdoyant auquel il présente son profond
-respect.»</p>
-
-<p>La fidélité de M. de Beauvau à ses amis lui coûta
-cher. Le Roi, mécontent, lui enleva le gouvernement du
-Languedoc et le prince resta dans la situation financière
-la plus précaire, avec 450,000 livres de dettes
-criardes et 700,000 livres de dettes portant intérêt.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_154"> 154</a></span>
-Le coup était cruel, mais M. de Beauvau le supporta
-vaillamment:</p>
-
-<p>«Son maintien est admirable, écrit Mme du Deffant;
-il n'y a pas sous le ciel un homme plus courageux, plus
-noble et plus simple.»</p>
-
-<p>Sa femme qui, en réalité, était la cause de tous ses
-malheurs, n'était pas moins vaillante:</p>
-
-<p>«Mme de Beauvau a un courage indomptable; la
-gloire est sa passion. Rien ne lui fait peur. L'exil, la
-perte du commandement sont des bagatelles...»</p>
-
-<p>Cependant le premier moment d'enthousiasme passé,
-le prince comprit qu'il restait dans une situation terrible
-et il ne parvenait pas toujours à dissimuler le chagrin
-qu'il en éprouvait. Mme du Deffant écrivait:</p>
-
-<p class="date">«Octobre, 1771.</p>
-
-<p>«Il est profondément triste: je le tiens aussi malheureux
-que notre premier père. Il est peut-être encore
-plus triste, mais ce qui est ineffable, il n'a aucun
-repentir; il mangera, je vous jure, toutes les pommes
-que son Ève voudra; j'ai des instants où j'en suis
-affligée, mais soudain je me console par l'extrême contentement
-qu'ils ont de leur gloire prétendue. Ils sont
-dépouillés, ils sont presque nus, ils n'ont nulle ressource,
-mais ils sont des héros. Leurs créanciers ne
-partagent pas leur gloire. Tout le monde est fou.»</p>
-
-<p>Comment Mme de Mirepoix, si bien en Cour, n'avait-elle
-pas cherché à détourner de son frère la colère
-royale? C'est que depuis sa triste intimité avec
-<span class="pagenum"><a id="Page_155"> 155</a></span>
-Mme Dubarry, M. de Beauvau avait cessé toutes relations
-avec sa s&oelig;ur. Il y avait encore une autre raison.
-Mmes de Mirepoix et de Beauvau se détestaient
-cordialement; il existait entre elles une haine violente,
-acharnée, qui se donnait carrière à tout propos. Cependant
-la vieille maréchale aimait toujours son frère, et
-elle fit ce qu'elle put pour le servir, mais le Roi était
-offensé et elle ne put lui arracher qu'une maigre gratification
-annuelle de 25,000 livres.</p>
-
-<p>L'exil de Choiseul et les changements politiques qui
-en avaient été la conséquence n'empêchaient nullement
-la vie mondaine de suivre son cours. Mme de Boufflers
-en particulier fréquentait plus que jamais Mmes de
-Luxembourg, du Deffant, de Caraman, de Cambis; et
-son intimité avec toutes «les idoles», et toute «la
-clique» du Temple n'avait fait qu'augmenter.</p>
-
-<p>Il y avait un homme qui, depuis quelques années,
-suivait Mme de Boufflers comme son ombre, c'était le
-prince de Bauffremont. Depuis qu'il s'était plus intimement
-lié avec elle, il en était arrivé à négliger toutes
-ses autres relations.</p>
-
-<p>Le prince était un des grands amis de Mme
-de Choiseul et de Mme du Deffant; ces dames avaient
-même voulu en 1769 le marier. Bien qu'il ne fût plus
-de la première, ni même de la seconde jeunesse, puisqu'il
-avait cinquante-neuf ans, comme il possédait un
-beau nom et une grande fortune, bien des mères de
-famille «le postulaient pour leur fille». Mais le prince
-avait déjà le c&oelig;ur pris, et les tentatives de Mmes de
-<span class="pagenum"><a id="Page_156"> 156</a></span>
-Choiseul et du Deffant échouèrent tout naturellement.</p>
-
-<p>Cependant les relations du prince et de Mme de
-Boufflers étaient devenues si fréquentes qu'elles frappaient
-les moins clairvoyants, et le bruit commençait
-à se répandre dans la société que cette affection si
-persistante finirait par un bel et bon mariage.</p>
-
-<p>Mme de Lenoncourt souhaitait fort pour son amie la
-réalisation de ce projet, et elle écrivait avec sa verve
-habituelle:</p>
-
-<p>«Je ne m'attends pas à voir faire un mariage de
-conscience à Mme de Boufflers et au prince de Bauffremont.
-Je n'ai pas songé au salut de leurs âmes en
-souhaitant qu'ils se mariassent, mais songez donc, Veau,
-qu'il a 400,000 livres de rente, qu'elle dépend du Roi,
-et que si on cesse de la payer, elle sera à l'aumône.
-Pourquoi, puisqu'ils s'aiment plus que jamais, ne rendraient-ils
-pas tout commun? On rirait de leur mariage,
-mais on rit de leur amour. L'un ne serait pas plus extraordinaire
-que l'autre.»</p>
-
-<p>Le duc de Choiseul était également convaincu que
-Mme de Boufflers et Bauffremont s'uniraient un jour ou
-l'autre par des liens légitimes, et comme Mme du Deffant
-soutenait énergiquement le contraire, il avait fait
-avec elle un pari. La vieille marquise écrivait à ce
-propos:</p>
-
-<p class="date">«15 juillet 1771.</p>
-
-<p>«L'Incomparable me fait pitié. Il est aussi aveugle
-que moi à sa manière... Mais que le grand-papa ne se
-<span class="pagenum"><a id="Page_157"> 157</a></span>
-flatte point de gagner son pari; il le perdra, c'est certain.
-L'Incomparable est en effet incomparable dans sa
-faiblesse; mais il l'a pour ainsi dire en détail et non pas
-en gros. Ce sont des péchés véniels qu'elle lui fait faire,
-mais dont cent mille ne valent pas un péché mortel; et
-ce péché mortel, il ne le fera jamais. Le grand papa me
-paiera son pari, il peut s'y attendre.»</p>
-
-<p>Mme de Boufflers, du reste, apprécie fort le culte que
-lui rend le beau prince, elle le traîne sans scrupule à
-son char et plus elle le voit épris, plus elle se montre
-exigeante. Elle ne lui accorde bientôt plus un seul instant
-de liberté; elle l'emmène avec elle faire de longs
-séjours au Val, à Montmorency, à l'Isle-Adam. Partout
-où on l'invite, il faut, si on ne veut lui déplaire, inviter
-également le prince Incomparable.</p>
-
-<p>Dans l'état de gêne où elle se trouve, l'amitié de
-M. de Bauffremont est des plus précieuses à la marquise.
-Elle est besoigneuse plus que jamais et si elle a,
-en grande partie, renoncé au jeu, elle n'en est pas
-moins restée gaspilleuse; elle sait dépenser, mais non
-compter, l'argent fond entre ses mains et bien souvent
-sa bourse est vide. Alors, dans les moments de trop
-grande détresse, elle fait appel à l'amitié du prince qui
-consent à ces emprunts de la meilleure grâce du monde.
-Ce n'est pas tout encore. Bauffremont est l'amabilité
-même et il lui offre toutes les facilités possibles; elle
-use sans vergogne de ses chevaux, de sa table, enfin de
-toutes les commodités que donne une grande fortune et
-dont elle est privée.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_158"> 158</a></span>
-Tous les amis des Choiseul se rendant successivement
-à Chanteloup pour rendre hommage au ministre
-disgracié, Bauffremont s'adresse à M. de La Vrillière
-pour obtenir la permission. Mais, ainsi qu'il était à prévoir,
-il éprouve un refus. Il s'en afflige médiocrement,
-il a tant de peine à quitter Mme de Boufflers!
-Cette servitude volontaire, dans laquelle il trouvait
-le bonheur, inspirait cette boutade à Mme du Défiant:</p>
-
-<p>«L'Incomparable est comparable à tous les esclaves
-d'Asie, d'Afrique et d'Amérique..... C'est une poule
-mouillée, il est doux, il est poli; par delà cela, rien du
-tout.»</p>
-
-<p>Mme de Choiseul cependant s'impatiente de ne pas
-voir arriver son prince Incomparable qu'elle aime
-malgré tout et qu'elle regrette. Et comme elle le suppose
-retenu par les charmes de sa Dulcinée, elle écrit
-aimablement:</p>
-
-<p>«Je veux faire ma cour à Mme de Boufflers pour
-qu'elle me cède un peu notre prince, car il est juste
-que j'en aie aussi ma part.»</p>
-
-<p>M. de Bauffremont finit par faire comme beaucoup
-de courtisans, il se décide à se rendre à Chanteloup
-sans permission. Mais il n'est pas cependant au terme
-de ses hésitations. Au lieu de partir sans délai, il écrit
-d'abord pour annoncer sa venue, puis pour demander
-s'il ne dérangera pas, etc. Mme de Choiseul, impatientée,
-mande à Mme du Deffant:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_159"> 159</a></span></p>
-<p class="date">«9 juillet.</p>
-
-<p>«J'ai cru le voir arriver sur-le-champ et j'avais déjà
-fait préparer son appartement. J'en ai reçu une lettre
-ce soir, par laquelle il me demande s'il peut venir,
-parce qu'il entend dire que nous avons beaucoup de
-monde et qu'il craint de nous gêner. Le grand-papa dit
-qu'il tire de long; c'est sa Dulcinée qui en est cause.
-Ah! sans doute, il l'épousera! Vous avez grande raison
-de craindre pour votre pari. Je serais fâchée de vous le
-voir perdre parce que ce serait de sa part un excès de
-faiblesse impardonnable; mais il faudra bien que je
-prenne mon parti sur ce malheur, comme je l'ai pris
-depuis longtemps sur le fond qu'on peut faire de
-lui.»</p>
-
-<p>Enfin M. de Bauffremont s'arrache aux charmes de
-Mme de Boufflers et il arrive à Chanteloup.</p>
-
-<p>«Ne trouvez-vous pas que sa présence est délicieuse,
-écrit finement Mme du Deffant, quoique son absence,
-ne soit pas insupportable.»</p>
-
-<p>«J'ai été aussi étonnée que charmée de le voir, cet
-Incomparable», répond Mme de Choiseul, et elle trace
-de lui ce crayon plein d'esprit:</p>
-
-<p>«Il est arrivé le lendemain, propre, reposé, comme
-s'il sortait de son lit; il croit n'être pas sorti d'ici
-depuis que nous y sommes. Il y était établi en arrivant,
-et, malgré son grand amour, je crois qu'il ne faudrait
-qu'un prétexte pour l'y retenir ou seulement le laisser
-oublier d'en partir. Il ne s'amuse ni ne s'ennuie, il n'est
-<span class="pagenum"><a id="Page_160"> 160</a></span>
-point content, il est heureux, excepté quand on lui
-persuade qu'il a des affaires, parce qu'il craint d'avoir à
-s'en inquiéter un jour.</p>
-
-<p>«Il est déjà dégoûté de sa maison de campagne,
-parce qu'il y faut aller, et qu'il faut en revenir, parce
-qu'il n'a pas pu avoir un prêtre pour dire dans sa chapelle
-une messe qu'il n'aurait pas entendue, parce qu'il
-faut savoir qui il aura à souper et le dire à son cuisinier,
-peut-être voir les comptes tous les mois et s'apercevoir
-qu'il est volé sans oser le dire; mais comme il a pris
-cette maison sans goût, il la gardera de même par
-l'embarras de s'en défaire, et il ira quand on l'y mènera.
-Il prétend que c'est pour moi qu'il l'a prise et il ne l'a
-cependant que depuis mon exil. J'en ris et il trouve
-très bon qu'on ne fasse pas plus de fond sur ce qu'il dit
-qu'il n'en fait lui-même: tout le monde lui convient et
-il convient à tout le monde, il sera philosophe ou caillette,
-ignorant ou lettré, spirituel ou stupide, tout cela
-se trouve dans la même boutique, s'y laisse voir sans
-se montrer, et se produit également sans effort. Tel est
-votre Incomparable, ma chère petite fille, et véritablement
-incomparable en ayant cependant l'air de ressembler
-à tout le monde.</p>
-
-<p>«Le calme de son âme repose la mienne, c'est de l'eau
-qui dort et qui ne croupit pas, mais je voudrais qu'elle
-s'éveillât quelquefois, ne fût-ce que pour connaître son
-cours. Vous me direz que sa pente est vers Mme de
-Boufflers; si vous voulez, parce qu'il la trouve là, mais
-une autre la remplacerait, ce serait la même chose...»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_161"> 161</a></span>
-Mme du Deffant, enthousiasmée de ce portrait si
-vivant et si vrai, répond à son amie:</p>
-
-<p>«Le portrait de l'Incomparable est un chef-d'&oelig;uvre;
-vous y avez omis un seul trait, c'est l'indifférence qu'il
-a pour la vérité, sans pour cela être menteur...</p>
-
-<p>«Je suis bien éloignée de ressembler à l'Incomparable
-qui porte son bonheur partout et qui voit les
-objets avec des lunettes qui les lui rendent tous semblables.»</p>
-
-<p>Après un séjour trop court au gré de ses hôtes, le
-prince parle de repartir; c'est en vain qu'on cherche à
-le retenir; rappelé par Mme de Boufflers, il ne veut rien
-entendre. Choiseul, qui prend toujours le côté plaisant
-des choses, écrit à Mme du Deffant:</p>
-
-<p>«Je suis très fâché du départ du prince, ma chère
-petite fille; qu'est-il nécessaire qu'il aille soigner si
-promptement sa future femme; si elle a mal au talon,
-la chanson dit qu'elle n'a qu'à se le gratter par le trou
-de la pochette. Mais le prince part et nos instances ne
-le peuvent retarder.»</p>
-
-<p>On peut se demander pourquoi Mme de Boufflers
-n'accompagnait pas M. de Bauffremont à Chanteloup.
-N'eût-ce pas été le moyen le plus simple de tout concilier?
-C'est que la marquise, par une discrétion peut-être
-excessive, ne se jugeait pas suffisamment liée avec les
-châtelains pour aller s'installer chez eux, même pour
-quelques jours. Et cependant ses enfants, le marquis et
-le chevalier, vivaient depuis plusieurs années dans l'intimité
-des Choiseul; depuis la disgrâce du duc, le
-<span class="pagenum"><a id="Page_162"> 162</a></span>
-marquis ne cessait de lui donner les preuves du plus
-tendre attachement.</p>
-
-<p>Touchés d'une si fidèle amitié, les châtelains l'accueillaient
-à bras ouverts, et lui témoignaient une très
-vive affection. Mme de Choiseul, en particulier, parle
-de lui en termes charmants. Faisant allusion à leur
-commune affection pour le prince de Bauffremont, elle
-écrit de Mme de Boufflers:</p>
-
-<p>«Mon sort est d'aimer tout ce qu'elle aime. Cela fait
-honneur à mon goût et si je voulais être impertinente,
-je dirais aussi à ses &oelig;uvres, car vous connaissez mon
-faible pour le chevalier de Boufflers, mais vous ne connaissez
-pas mon fort pour le marquis; c'est mon sentiment
-solide. Je ne crois pas qu'il y ait une plus honnête
-et plus sensible créature dans le monde. Il a donné
-et il donne chaque jour à M. de Choiseul des marques
-d'amitié les plus touchantes.»</p>
-
-<p>Le chevalier ne montrait pas moins de zèle que son
-frère pour ses amis. A peine revenu en France, après
-sa malencontreuse équipée de Pologne, il s'était empressé
-d'annoncer sa visite à Chanteloup:</p>
-
-<p>Le 13 février 1772, il écrivait de Nancy à Mme de
-Choiseul:</p>
-
-<p>«Je n'ai pas eu d'autre désir en arrivant en France,
-Madame la duchesse, que d'aller tout de suite à Chanteloup...</p>
-
-<p>«Je compte partir dans huit ou dix jours pour Paris,
-après avoir réglé (comme je règle) quelques petites
-affaires que j'ai trouvées à mon arrivée et qui ont exigé
-<span class="pagenum"><a id="Page_163"> 163</a></span>
-quelques petits voyages dans mes possessions ecclésiastiques.
-De Paris, je me mettrai bien vite en marche
-pour ce pays nouvellement découvert, où on dit que
-tout le monde est aimable et même que tout le monde
-est heureux. Ce sont deux choses dont je ne serai pas
-fâché de prendre ma part...»</p>
-
-<p>Le mois suivant, en effet, on voit Boufflers arriver à
-Chanteloup «sur un mauvais petit cheval, à travers
-champ, comme un chevalier errant».</p>
-
-<p>Il charme tout le monde par sa gaieté, son entrain;
-à partir de ce moment on ne voit plus que lui au château,
-il y revient sans cesse.</p>
-
-<p>Cette fidélité dans le malheur, surprenante chez un
-homme qui passe pour égoïste et léger, touche au plus
-haut point Mme de Choiseul. Elle écrit, charmée, à son
-amie Mme du Deffant:</p>
-
-<p class="date">«26 mai 1773.</p>
-
-<p>«Je suis bien aise que vous aimiez M. de Boufflers,
-ma chère petite fille, parce que je l'aime et je suis bien
-aise que vous l'aimiez à cause qu'il m'aime. Quand on
-le connaît, il est impossible de n'avoir pas bonne opinion
-de lui, et sa conduite seule avec M. de Choiseul
-serait bien faite pour établir une réputation et
-pour détruire la mauvaise qu'on avait de lui. Jamais
-prévention ne fut à tous égards plus mal fondée, et
-cette prévention lui a cependant, jusqu'à présent, nui
-en tout, et lui nuira peut-être encore jusqu'à la fin
-de sa vie. Cela me ferait craindre que les hommes
-<span class="pagenum"><a id="Page_164"> 164</a></span>
-aiment à penser le mal et n'aiment pas à faire le bien.»</p>
-
-<p>Mme de Boufflers va passer une partie du printemps
-à Montmorency, chez son amie la maréchale de Luxembourg.
-Mais cette villégiature est de nature à désoler
-M. de Bauffremont, puisqu'elle le sépare de sa «Dulcinée».
-Qu'imagine le prince Incomparable? Oh! une
-combinaison bien simple! Il parcourt le pays, se renseigne,
-apprend qu'une petite propriété est en vente à
-Eaubonne; il la visite d'un coup d'&oelig;il et l'achète séance
-tenante. Et voilà le prince au nombre des habitants de
-la vallée, et le voisin de la maréchale. Il peut ainsi
-chaque jour voir sa chère marquise.</p>
-
-<p>Ce n'est pas seulement M. de Bauffremont que
-Mme de Boufflers retrouve à Montmorency. Elle
-va y revoir encore un ancien familier de la cour de
-Stanislas, son fougueux adorateur le comte de Tressan.
-Ainsi voilà Mme de Boufflers, Saint-Lambert, M. de
-Bauffremont, Tressan encore une fois réunis. Il semble
-qu'un charme étrange attire irrésistiblement dans
-l'adorable vallée les débris épars de la cour de Lunéville.</p>
-
-<p>Par suite de quelles circonstances Tressan a-t-il
-quitté sa champêtre demeure de Nogent-l'Artaud et
-est-il venu, lui aussi, chercher un asile à Montmorency?</p>
-
-<p>Nogent était certainement un séjour fort agréable;
-le Comte pouvait s'y adonner en paix aux soins du
-jardinage, mais en dépit de son voisinage avec le maréchal
-de Bercheny, il n'avait pas tardé à être gagné par
-l'ennui. Il abandonna donc Nogent et loua une modeste
-<span class="pagenum"><a id="Page_165"> 165</a></span>
-maison dans la capitale, rue Neuve d'Orléans. Il y recevait
-la meilleure société, particulièrement des hommes
-de lettres; après le souper on faisait la lecture d'ouvrages
-inédits.</p>
-
-<p>Mais la vie si fatigante de Paris n'était pas ce
-qui convenait à Tressan, que de fréquents accès de
-goutte contraignaient souvent au repos. Il ne tarda
-pas à partager l'opinion de Voltaire qui lui écrivait en
-raillant: «Vous trouverez dans Paris des soupers
-et des plaisanteries, des amis intimes d'un quart
-d'heure, des espérances trompeuses et du temps
-perdu...»</p>
-
-<p>Tressan fut pris de la nostalgie de la campagne; il
-regrettait ses jardins, ses fleurs, ses fruits, qu'il cultivait
-avec passion. Il chercha donc dans les environs de Paris
-un asile où il put tout à la fois jouir des plaisirs de la
-campagne sans cependant abandonner les cercles littéraires
-dans lesquels il trouvait tant d'agrément. Quel
-endroit pouvait mieux convenir à ses dessins que la
-vallée de Montmorency, où il était sûr de retrouver
-beaucoup d'amis. Bientôt il découvrait dans le joli
-village de Franconville une agréable demeure avec un
-grand jardin. Il l'acheta et s'y installa avec sa femme
-et sa fille, l'aimable Marichka.</p>
-
-<p>Il avait réuni autour de lui tous les souvenirs de sa
-vie heureuse de Lorraine; on voyait sur les murs de
-son salon les portraits de Stanislas et de Louis XV;
-sur une table de marbre se trouvaient placé le buste de
-Voltaire et une statuette de l'Amour en porcelaine de
-<span class="pagenum"><a id="Page_166"> 166</a></span>
-Sèvres. Au-dessus de son propre portrait il avait placé
-celui de sa fille et il avait écrit ces vers:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Au Dieu dont j'ai reçu la loi,</p>
-<p>Je rapporte ces vains hommages,</p>
-<p>Et je place au-dessus de moi</p>
-<p>Le plus charmant de mes ouvrages.</p>
-</div></div>
-
-<p>Sa femme, d'origine anglaise et de caractère froid
-et compassé, n'aimait pas le monde et elle vivait fort à
-l'écart, mais Tressan se consolait de son peu de sociabilité
-en entretenant d'agréables relations de voisinage
-avec tous les hôtes de la vallée, surtout avec Saint-Lambert
-et Mme d'Houdetot.</p>
-
-<p>Saint-Lambert, il le connaissait de longue date; il
-l'avait souvent rencontré à la cour de Stanislas et il
-était resté intimement lié avec lui. Tout naturellement
-il se trouva en rapports avec Mme d'Houdetot, et la
-châtelaine de Sannois se prit bientôt d'une grande amitié
-pour cet aimable vieillard qui, en dépit de ses soixante-douze
-ans, avait gardé tout le feu de la jeunesse.</p>
-
-<p>De Franconville à Sannois, il n'y avait qu'un pas, et
-Tressan et Mme d'Houdetot se faisaient de fréquentes
-visites.</p>
-
-<p>Ravi de l'asile champêtre qu'il a trouvé et où il
-goûte un bonheur sans mélange, Tressan chante les
-agréments de sa nouvelle demeure:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Vallon délicieux, ô mon cher Franconville!</p>
-<p>Ta culture, tes fruits, ton air pur, ta fraîcheur,</p>
-<p>Raniment ma vieillesse et consolent mon c&oelig;ur;</p>
-<p>Que rien ne trouble plus la paix de cet asile</p>
-<div><span class="pagenum"><a id="Page_167"> 167</a></span></div>
-<p class="i3"> Où je trouve enfin le bonheur!</p>
-<p class="i3"> Tranquille en cette solitude,</p>
-<p class="i3"> Je passe de paisibles nuits;</p>
-<p>Je reprends le matin une facile étude,</p>
-<p>Le parfum de mes fleurs chasse au loin mes ennuis.</p>
-<p class="i3"> Je vois le soir de vrais amis,</p>
-<p class="i3"> Et m'endors sans inquiétude.</p>
-</div></div>
-
-<p>Les agréments de la nature et du voisinage ne sont
-pas seuls à charmer le vieux comte. L'ancien amoureux
-de Mme de Boufflers est toujours resté sensible
-à la jeunesse et à la beauté, et l'âge n'a pas
-complètement glacé ses sens. Il est comme ces vieux
-charretiers dont parle Maurice de Saxe et qui aiment
-toujours à entendre claquer le fouet. «Les fleurs
-nouvellement écloses ont encore pour moi des appas!
-s'écrie Tressan. Éloignez ces cyprès, apportez-moi des
-roses», et il joint l'exemple au précepte. Il y a à Franconville
-une jeune paysanne de quatorze ans, nommée
-Fanchon, qui aide Tressan dans ses travaux de jardinage.
-Venue la première fois par hasard, elle lui
-devient bientôt indispensable; il la réclame sans cesse,
-il ne peut plus se passer d'elle. Ses grâces naissantes
-bouleversent le vieillard et bientôt il compose des vers
-en l'honneur de Fanchon. C'est Fanchon qui a remplacé
-Mme de Boufflers!</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Entre mes bras, j'ai tenu l'innocence,</p>
-<p>Le lys des prés, la rose du printemps,</p>
-<p>C'est ma Fanchon... Elle sort de l'enfance,</p>
-<p>Elle a deux mois plus que ses quatorze ans.</p>
-<p>Ses yeux charmants, souvent pleins de tendresse,</p>
-<p>N'avaient point l'air de voir mes cheveux blancs,</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_168"> 168</a></span></p>
-<p>Mais son air doux, sa bouche enchanteresse,</p>
-<p>Ses jeunes mains dont la moindre caresse,</p>
-<p>Sans le vouloir, font pétiller mes sens,</p>
-<p>Ne m'ont point fait oublier mes serments;</p>
-<p>J'ai respecté sa modeste jeunesse,</p>
-<p>Ah! ma Fanchon, que je crains tes quinze ans!<a id="FNanchor_79" href="#Footnote_79" class="fnanchor">&nbsp;[79]</a></p>
-</div></div>
-
-<p>Chaque fois que Mme de Boufflers villégiature à
-Montmorency, elle ne manque jamais d'aller rendre
-visite à ses anciens amis; et elle évoque avec eux
-tous les souvenirs d'un passé bien lointain déjà, mais
-qui leur a laissé à tous d'impérissables souvenirs.</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_169"> 169</a></span></p>
-<h2 class="normal">CHAPITRE X<br />
-<span class="medium">1771</span></h2>
-
-<p class="hanging indent">
-Retour de Mme de Boufflers en Lorraine.&mdash;Joie de tous ses amis.&mdash;La
-demeure de Panpan à Lunéville.&mdash;Mme Durival à Sommerviller.&mdash;La
-duchesse de Brancas et le château de Fléville.&mdash;L'abbé
-Quénard.&mdash;Cerutti.&mdash;Son intimité avec Panpan et
-Mme Durival.</p>
-</div>
-
-<p class="space">Nous avons vu qu'en 1770 le départ de Mme de Lenoncourt
-pour la Lorraine avait inspiré à Mme de Boufflers de
-salutaires réflexions, et qu'elle avait même à ce moment
-cherché à trouver un logement à Lunéville près de son
-ami Panpan. Au commencement de 1771, la marquise,
-à bout de ressources, reprit ses anciens projets; il
-n'était que temps en effet de renoncer à la vie dangereuse
-et entraînante de Paris si elle ne voulait être
-réduite à la dernière misère. Elle décida donc qu'elle
-irait passer un an en Lorraine pour tâcher de refaire
-sa bourse et sa santé.</p>
-
-<p>A cette nouvelle, Mme de Lenoncourt s'étonne, et
-comme elle connaît l'esprit changeant de son amie, elle
-écrit au Veau: «Ce parti serait si raisonnable que je
-ne puis y croire, votre marquise me désole, c'est bien
-elle qu'il faudrait envoyer au diable; je crois qu'elle
-irait plus volontiers qu'ici.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_170"> 170</a></span>
-Mme de Lenoncourt n'avait que trop raison de douter.
-Les résolutions de la marquise paraissaient irrévocables,
-lorsqu'on apprit tout à coup que ses projets encore une
-fois étaient complètement modifiés. Elle n'était pas la
-vraie coupable. A ce que raconte l'abbé Porquet, ses
-amies les plus intimes, émues d'une séparation qui les
-affligeait, tinrent un grand conseil chez Mme du Deffant,
-et là il fut décidé qu'elles viendraient en aide à
-Mme de Boufflers et qu'elles s'opposeraient par tous
-les moyens à un départ qui les désolait. La marquise,
-qui ne demandait qu'à se laisser convaincre, s'empressa
-de défaire tous ses paquets.</p>
-
-<p>En apprenant ce brusque changement, Mme de
-Lenoncourt mande à son Veau:</p>
-
-<p>«Par ma foi, votre marquise est bien folle. Elle ne
-viendra jamais à moins que les spectacles de Paris ne
-brûlent, que les princes ne meurent et que tous les jeux
-ne soient défendus. A tout moment j'ai envie de ne plus
-l'aimer...</p>
-
-<p>«Je vous prédis que nous ne la reverrons que quand
-elle sera si bien ruinée qu'elle ne saura plus où donner
-de la tête; alors elle nous arrivera par le coche.</p>
-
-<p>«Adieu, Panpichon.»</p>
-
-<p>Peu de temps après ce départ manqué, tout était
-encore une fois remis en question. Soit que la marquise
-n'ait pas trouvé chez ses amies l'appui pécuniaire qu'elle
-espérait, soit pour toute autre cause, elle reprend ses
-projets de retraite et elle annonce à Panpan son arrivée
-prochaine.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_171"> 171</a></span>
-Mais cette fois Mme de Lenoncourt n'a plus confiance:
-«Elle ne viendra pas, mon Veau, je vous en
-préviens. Lorsqu'elle vous en flatte et moi aussi, c'est
-une politesse qu'elle vous fait et qui ne tire point à
-conséquence.»</p>
-
-<p>La marquise se trompait. Au mois de juin Mme de
-Boufflers fait ses paquets à la hâte pour ne pas se
-donner le temps de la réflexion, et elle part pour Nancy
-avec Mme de Boisgelin.</p>
-
-<p>Aussitôt arrivée, elle s'installe avec sa fille dans la
-petite maison qu'elle y possède et toutes deux y
-mènent une existence fort paisible.</p>
-
-<p>Le chevalier de Boufflers, faisant allusion à la vie si
-simple et si modeste de sa mère dans cette Lorraine
-où elle avait presque régné, écrivait:</p>
-
-<p>«Nous l'avons vue s'éloigner silencieusement de ce
-palais désolé et se retirer à Nancy<a id="FNanchor_80" href="#Footnote_80" class="fnanchor">&nbsp;[80]</a> dans une maison
-modeste qui convenait à la simplicité de ses goûts,
-ainsi qu'à l'étonnante médiocrité de son revenu; alors
-aussi, et nous aimons à le rappeler, à l'honneur de nos
-compatriotes, tous les services que dans ses années les
-plus heureuses elle avait rendus à tant de familles lorraines,
-et avec tant de bienveillance, se présentèrent
-à tous les esprits à la fois: le peu de luxe qui l'environnait
-contrastait d'une manière sublime avec le rôle</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_172"> 172</a></span>
-qu'elle venait de jouer; il donnait un nouveau prix à
-tout le bien qu'elle avait fait; et tous les hommages
-que jusqu'alors on aurait pu soupçonner d'intérêt,
-furent légitimés par l'hommage unanime de la reconnaissance.</p>
-
-<p>«Elle ne connut à proprement parler de sentiment
-profond que celui de l'amitié, sage et douce passion
-que dans tout le cours de sa vie, aucune autre n'avait
-surmontée, et qui devint à la fois la consolation et l'ornement
-de sa vieillesse. Mme de Boufflers n'eut que
-des amis fidèles et elle leur en donna l'exemple<a id="FNanchor_81" href="#Footnote_81" class="fnanchor">&nbsp;[81]</a>.»</p>
-
-<p>A la nouvelle de l'arrivée de sa chère marquise, la
-joie du vieux Panpan est sans bornes. Il reprend sa
-lyre et confie à ses bosquets tout le bonheur que lui fait
-éprouver le retour de l'«amie prodigue<a id="FNanchor_82" href="#Footnote_82" class="fnanchor">&nbsp;[82]</a>».</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p class="i5">A MES BOSQUETS</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>En vain vous vous parez de ces feuillages verts,</p>
-<p class="i1"> O mes Bosquets! il vous manque Boufflers:</p>
-<p class="i2"> Que ces lieux embellis pour elle,</p>
-<p class="i2"> Que ces lieux par elle embellis,</p>
-<p>Prennent à son retour une beauté nouvelle;</p>
-<p>Elle doit les revoir, elle me l'a promis.</p>
-<p>O mes lilas! mes jacynthes! mes lis!</p>
-<p class="i2"> O roses que j'ai cultivées!</p>
-<p>Dans leurs boutons, que vos fleurs captivées</p>
-<p>Attendent pour éclore un rayon de ses yeux;</p>
-<p class="i3"> Pour un moment si précieux</p>
-<p class="i2"> Que vos odeurs soyent réservées.</p>
-<div><span class="pagenum"><a id="Page_173"> 173</a></span></div>
-<p class="i1"> C'est mon soleil: Suivez les mêmes lois,</p>
-<p>Je n'ai d'autre printemps que l'heure où je la vois.</p>
-</div></div>
-
-<p>A peine arrivée, Mme de Boufflers revoit tous les
-chers amis d'autrefois; tous lui font fête à l'envi; ils
-s'efforcent de la distraire et de lui faire oublier les
-plaisirs de la capitale.</p>
-
-<p>Elle a bientôt formé autour d'elle un petit cénacle
-charmant dont elle est l'âme et qu'elle anime de sa
-gaieté et de son esprit; d'abord, Mme de Lenoncourt,
-ravie de retrouver enfin l'amie que depuis si longtemps
-elle appelle de tous ses v&oelig;ux; Mme Durival, la duchesse
-de Brancas, châtelaine de Fléville, Mme de
-Neuvron, le prince de Bauffremont, MM. Dumast,
-Marcel, de Chalabre, de Nédonchel, etc., etc.</p>
-
-<p>Toute cette société vit dans une intimité extrême;
-ils sont sans cesse en visite les uns chez les autres, ils
-se voient presque chaque jour. La plupart ont déjà
-passé la soixantaine, mais l'âge n'a pu altérer leur
-gaieté ni diminuer leur goût pour les plaisirs de la
-société; les réunions, les soupers, les concerts, les
-fêtes intimes se succèdent sans interruption et, en
-dépit des ans, leur vie s'écoule le plus agréablement
-du monde.</p>
-
-<p>On ne fera jamais assez ressortir la vigueur morale
-<span class="pagenum"><a id="Page_174"> 174</a></span>
-de toute cette société du dix-huitième siècle et la philosophie
-souriante avec laquelle tous acceptent les traverses
-de la vie. Ils ont été jeunes, ils ont aimé, ils ont
-été riches, heureux; tout cela n'est plus qu'un souvenir,
-mais qu'importe! A quoi bon gémir, se consumer
-en regrets stériles, protester contre l'inévitable, empoisonner
-sottement les quelques jours qui leur restent à
-vivre. Aucun d'eux n'y songe.</p>
-
-<p>Leur grand art est de prendre la vie comme elle
-vient et de ne pas lui demander plus qu'elle ne peut
-donner. Nous allons les voir vieillir le sourire sur les
-lèvres, toujours aussi aimables, aussi charmants. Rien
-ne peut venir à bout de leur philosophie, ni l'âge, ni la
-pauvreté, ni les revers, rien ne peut leur faire perdre
-ce goût de la sociabilité et ce tour d'esprit si original
-et si gai qu'ils conservent jusque dans la pire détresse.</p>
-
-<p>La principale installation de Mme de Boufflers est à
-Nancy, l'hiver; l'été elle réside à la Malgrange qu'elle
-doit à la libéralité de Stanislas. Mais la marquise est
-encore trop alerte pour mener une vie sédentaire et on
-la rencontre presque aussi souvent chez ses amis que
-chez elle. Tantôt elle est à Lunéville, chez Panpan;
-tantôt à Fléville, chez la duchesse de Brancas; tantôt
-chez Mme Durival, à Sommerviller; tantôt à Scey-sur-Saône,
-chez le prince de Bauffremont, etc., etc.</p>
-
-<p>Mais les trois résidences qu'elle aime par-dessus
-tout et où son c&oelig;ur l'attire particulièrement sont Lunéville,
-Fléville et Sommerviller.</p>
-
-<p>A Lunéville, demeure Panpan, au n<sup>o</sup> 23 de la rue
-<span class="pagenum"><a id="Page_175"> 175</a></span>
-d'Allemagne<a id="FNanchor_83" href="#Footnote_83" class="fnanchor">&nbsp;[83]</a>. La maison est d'apparence modeste,
-mais charmante dans sa simplicité. Le vieux philosophe
-a installé dans la plus belle pièce du logis une
-nombreuse bibliothèque: c'est là qu'il vit, entouré des
-livres familiers et des portraits de tous ceux qu'il a
-aimés, de tous ses amis les plus chers. Aux murs de la
-vaste salle, en effet, sont suspendues les images du duc
-Léopold, du roi de Pologne, du duc de Choiseul, de
-Voltaire, du duc du Châtelet, du prince de Bauffremont,
-de Mlle Quinault, de M. de Lucé, de Mme de
-Graffigny, de Mme de Neuvron, etc.; sous chacun de
-ces portraits est gravé un quatrain de la composition
-du maître de céans.</p>
-
-<p>Malgré le poids des ans, l'ancien lecteur du Roi n'a
-pas renoncé complètement aux joies de ce monde, et,
-s'il faut en croire les quelques vers qu'il a gravés lui-même
-sur la bergère de son cabinet, il éprouve quelquefois
-des retours de jeunesse qui ont tout lieu de le
-surprendre:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Vieillard dès mon été, presque dès mon printemps,</p>
-<p class="i4"> Je n'ai point connu la jeunesse;</p>
-<p>Mais quelquefois ici malgré mes cheveux blancs,</p>
-<p class="i1"> A la voix du plaisir j'ai vu fuir la vieillesse.</p>
-</div></div>
-
-<p>De sa résidence de Nancy, la marquise s'échappe
-souvent pour venir passer quelques jours avec son vieil
-<span class="pagenum"><a id="Page_176"> 176</a></span>
-ami; le bonheur de Panpan est sans bornes quand il
-possède dans son humble demeure celle qui a été la
-grande joie de sa vie. Il écrit avec enthousiasme à ses
-amies de Lunéville:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p class="i2"> «Arrivez donc, troupe brillante,</p>
-<p>Venez voir mes jardins, au souffle du zéphir,</p>
-<p>Sous les pas de Boufflers, chaque jour s'embellir;</p>
-<p>Venez me voir jouir du bonheur qui m'enchante,</p>
-<p class="i1"> Venez voir à ses pieds votre ami rajeunir!</p>
-</div></div>
-
-<p>Quand la marquise et Panpan sont réunis, les heures
-s'enfuient délicieuses; ils revivent ensemble, avec ravissement,
-les années écoulées, et tous les chers souvenirs
-de cette intimité si douce qui les unit depuis près de
-trente ans.</p>
-
-<p>Mme de Boufflers se montre du reste l'amie la meilleure
-qui se puisse rencontrer; toutes les marques de
-l'affection la plus tendre, de l'attachement le plus sûr,
-elle les donne sans cesse à Panpan; ce dernier est resté
-dans un état voisin de la gêne; sans hésiter et bien
-qu'elle-même vive souvent au jour le jour, elle lui ouvre
-sa bourse avec une simplicité touchante; tant qu'elle a
-un écu, il y en a la moitié pour Panpan.</p>
-
-<p>L'ancien lecteur du Roi a auprès de lui une brave
-créature nommée Marianne, moitié servante, moitié
-dame de compagnie, qui le soigne avec le plus complet
-dévouement; c'est une femme intelligente, une femme
-de tête, et qui dirige à merveille ce grand enfant que
-Panpan est toujours resté. La marquise et Mme de
-Boisgelin se sont attachées à Marianne dont elles apprécient
-<span class="pagenum"><a id="Page_177"> 177</a></span>
-les rares qualités, et celle-ci, reconnaissante,
-s'éprend pour les deux amies de son maître d'une véritable
-passion. Elle les aime, elle les vénère; et quand
-elles arrivent à Lunéville, elle les accueille avec autant
-de joie que le vieux Panpan lui-même.</p>
-
-<p>Mme de Boufflers ne va pas seulement à Lunéville
-chez son Veau, on la rencontre presque aussi souvent à
-Sommerviller, chez Mme Durival, «la Céleste», comme
-elle l'appelle.</p>
-
-<p>Le mariage de Mme Durival, célébré en 1760,
-n'avait pas été, nous l'avons vu, des plus heureux; le
-caractère franc, énergique, entreprenant de la jeune
-femme n'était pas fait pour s'accommoder des chaînes
-du mariage; elle les secoua très vite et au bout de peu
-de temps elle vivait dans une complète indépendance.</p>
-
-<p>Mme Durival est restée une des figures les plus originales
-de toute la société dont nous nous occupons. A
-une âme ardente et romanesque, elle joignait un esprit
-vif et brillant; sa conversation spirituelle éblouissait
-tous ceux qui l'approchaient. Le chevalier de Boufflers
-ne l'appelait jamais que «la charmante et sublime fée
-de Sommerviller».</p>
-
-<p>Très intelligente, très instruite, aimant avec passion
-la littérature et la poésie, «bonne physicienne»,
-Mme Durival était en relations constantes avec les
-philosophes, qui appréciaient la vigueur de son esprit;
-elle écrivit même à plusieurs reprises des articles pour
-l'Encyclopédie.</p>
-
-<p>Bonne, simple, généreuse, elle aimait à faire le bien,
-<span class="pagenum"><a id="Page_178"> 178</a></span>
-aussi était-elle adorée. On la voyait souvent parcourir
-les villages des environs un grand chapeau de paille sur
-la tête, et sous le bras «une cassette d'apothicaire».
-Non seulement elle portait des secours aux pauvres,
-mais elle soignait les malades et les guérissait souvent.</p>
-
-<p>Elle adorait la musique, et elle donnait chez elle
-d'agréables concerts. Souvent aussi le dimanche, après
-vêpres, elle prenait sa guitare et elle entraînait dans la
-prairie toute la jeunesse du village. Là, assise sur un
-tronc d'arbre, on la voyait diriger gaiement des rondes
-effrénées au son de son instrument<a id="FNanchor_84" href="#Footnote_84" class="fnanchor">&nbsp;[84]</a>.</p>
-
-<p>Intimement liée avec Mme de Boufflers, Panpan,
-Cerutti, Mme de Brancas, elle entretenait encore les
-plus affectueuses relations avec quelques familles du
-pays, les Regnault d'Ubexi, les de Jobard, les
-Lebègue, les de Juvincourt, etc. Mlle de Juvincourt
-demeurait même chez elle; plus tard elle fut remplacée
-par Mlle Devisme d'Aubigny.</p>
-
-<p>A Sommerviller, dans la charmante résidence qu'elle
-occupe, Mme Durival reçoit volontiers ses amis. Nous
-les verrons venir souvent lui demander à dîner et faire
-chez elle de courts séjours. Ils aiment à se promener
-avec elle dans les vergers et dans les bois qui entourent
-sa demeure et à discourir <i>de omni re scibili et quibusdam
-aliis</i>.</p>
-
-<p>Panpan apprécie plus que personne l'esprit et l'agrément
-<span class="pagenum"><a id="Page_179"> 179</a></span>
-de la jeune femme, il l'invite sans cesse à Lunéville
-et elle vient souvent avec Mlle de Juvincourt s'installer
-pendant quelques jours chez le vieux philosophe.</p>
-
-<p>Un jour où il la presse de le venir voir, il la plaisante
-agréablement sur ses métamorphoses; car Mme Durival,
-grâce à la liberté d'allures que nous lui connaissons,
-porte tantôt le costume de son sexe, tantôt l'habit
-masculin:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p class="i2"> Venez, jeunes Beautés, parer mon hermitage,</p>
-<p>Vous surtout qu'on ne sait souvent comment nommer:</p>
-<p class="i3"> Vous qu'on ne sauroit trop aimer,</p>
-<p class="i2"> Soit comme Hébé, soit comme un joli page;</p>
-<p> Vous qui faites souvent briller sous un chapeau</p>
-<p class="i2"> Les grâces du beau sexe, et celles du bel âge,</p>
-<p class="i2"> Et savez en orner par un charme nouveau</p>
-<p class="i3"> L'âme, l'esprit, et les vertus du sage.</p>
-</div></div>
-
-<p>Il y a une demeure que Mme de Boufflers affectionne
-tout particulièrement et où elle se rend sans cesse pendant
-les mois d'été, c'est le château de Fléville, à peu
-de distance de Nancy.</p>
-
-<p>Fléville était la propriété de la maison de Beauvau
-depuis le milieu du seizième siècle. C'était une superbe
-résidence du style de la Renaissance, avec de fortes
-tourelles et de larges fossés remplis d'eau<a id="FNanchor_85" href="#Footnote_85" class="fnanchor">&nbsp;[85]</a>. Au dix-huitième</p>
-
-<p>La duchesse de Brancas était une femme aimable,
-d'une grande douceur de caractère et d'une amitié très
-sûre; son calme, sa sérénité, sa philosophie rendaient
-son commerce fort agréable.</p>
-
-<p>«Quand on ne connaît pas Mme de Brancas, on n'a
-pas l'idée de la bonté, écrit Mme de Lenoncourt; je
-n'ai rien vu de comparable à ses sentiments pour ce
-qu'elle aime et à la bienfaisance continuelle qui l'anime.
-Sa conversation a un peu de pesanteur, mais tout ce
-<span class="pagenum"><a id="Page_181"> 181</a></span>
-qu'elle conte est intéressant et bien dit. Elle est gaie
-quand on veut, attentive, douce, et toujours occupée
-de mettre à l'aise.»</p>
-
-<p>Elle adorait le monde et quand elle quittait Paris
-pour jouir des plaisirs de la campagne, elle s'efforçait
-de s'entourer, en Lorraine, des personnes les plus
-agréables.</p>
-
-<p>Aussi Mmes de Boufflers, de Lenoncourt, Durival,
-de Boisgelin, le prince de Bauffremont, Panpan, etc.
-sont-ils devenus en peu de temps les hôtes assidus de
-Mme de Brancas; tant et si bien que Fléville forme
-bientôt un centre où se retrouvent sans cesse les débris
-de cette Cour de Stanislas dont nous avons raconté les
-jours heureux. Les réunions y étaient délicieuses,
-d'une gaîté sans pareille, pleines de cordialité, de
-charme et d'intimité; elles laissaient à tous ceux qui y
-assistaient des souvenirs charmants. L'on y jouissait de
-la plus grande liberté; le temps se passait en conversations,
-en promenades, en jeux, en plaisirs de toutes
-sortes. L'on n'éprouvait jamais une heure d'ennui dans
-ce séjour enchanteur.</p>
-
-<p>Les deux hôtes les plus fidèles du château, ceux
-qui ne quittent jamais la duchesse, sont deux jésuites,
-l'un en exercice, l'abbé Guénard, le second, défroqué,
-Cerutti.</p>
-
-<p>L'abbé Guénard est «gras comme un petit moine,
-gai, sémillant et courant ou plutôt volant comme un
-oiseau». Sa conversation est agréable, il a de l'esprit
-et il l'emploie le plus souvent à taquiner son ancien
-<span class="pagenum"><a id="Page_182"> 182</a></span>
-confrère, d'où des querelles épiques qui font la joie des
-assistants.</p>
-
-<p>Cerutti, qui va jouer un rôle important dans notre
-récit, est ce jésuite que Stanislas avait attiré en Lorraine
-en 1760, puis recommandé à son petit-fils le dauphin<a id="FNanchor_86" href="#Footnote_86" class="fnanchor">&nbsp;[86]</a>.</p>
-
-<p>Après le fatal événement qui l'avait si inopinément
-privé de son protecteur, Cerutti avait été recueilli par
-Marie Leczinska, mais le séjour de la Cour ne lui avait
-pas été favorable. N'avait-il pas eu la malencontreuse
-idée de s'éprendre d'une grande passion pour une dame
-de la Cour, au point d'en perdre le boire et le manger,
-et un peu la tête aussi. C'est tout ce que lui rapporta
-son fol amour.</p>
-
-<p>C'est sous l'influence de cette passion qui absorbait
-toutes ses facultés qu'il brûla ce qu'il avait adoré. Il
-présenta, en avril 1767, une requête au Parlement pour
-être admis à abjurer les principes de la Société de Jésus,
-qu'il avait défendus avec tant d'énergie et de conviction
-quelques années auparavant.</p>
-
-<p>Cet amour, qui n'était pas payé de retour, eut sur la
-santé de Cerutti la plus fâcheuse influence. Heureusement
-il trouva près de lui des amitiés dévouées; la
-duchesse de Brancas en particulier, qui l'avait vu souvent
-à Fléville chez la marquise des Armoises, chercha
-à le sauver du désespoir; elle le prit comme secrétaire
-et veilla sur lui avec une tendresse vraiment maternelle.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_183"> 183</a></span>
-Cerutti avait la physionomie avenante; il séduisait
-par son accueil et le charme de son esprit.</p>
-
-<p>«Le petit Cerutti est pâle et délicat comme l'amour
-malheureux, écrit Mme de Lenoncourt; sa conversation
-est douce et point triste, quoiqu'il soit mélancolique.
-Toutes ses manières sont simples; son esprit l'est
-aussi.....</p>
-
-<p>«Il a mille fois plus d'esprit qu'il ne m'en faut, mais
-je ne lui ai trouvé que celui qu'il me fallait. Son c&oelig;ur
-est jeune et son esprit enfant. Il voit trop en laid des
-sentiments qu'il avait vus trop en beau. Cette passion
-mal éteinte, jointe à une grande chaleur d'imagination,
-égare quelquefois ses raisonnements.»</p>
-
-<p>Cerutti eut bientôt renoué des relations avec tous ses
-amis d'autrefois, avec tous ceux qu'il avait connus à la
-Cour de Stanislas et en particulier avec Mme Durival,
-Mme de Boufflers, Panpan, etc.; nous allons le voir
-entretenir avec eux les relations les plus affectueuses.</p>
-
-<p>Panpan était même à ce point enthousiasmé de son
-nouvel ami qu'il vantait à tout venant ses &oelig;uvres et
-ses mérites. Aussi Cerutti, reconnaissant, pouvait-il
-écrire:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>C'est au paradis de Fléville</p>
-<p>Près de Brancas et de Boufflers</p>
-<p>Que l'Amphion de Lunéville</p>
-<p>Chante sur sa lyre facile</p>
-<p>Mon nom, mon livre et mes revers...</p>
-<p><b>. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</b></p>
-<p>Charmant Panpan, homme divin,</p>
-<p>J'adopte en tout ton Évangile,</p>
-<div><span class="pagenum"><a id="Page_184"> 184</a></span></div>
-<p>Ton c&oelig;ur m'émeut, ton goût me plaît.</p>
-<p>Quand j'embellirai mon asile,</p>
-<p>C'est entre Pylade et Virgile</p>
-<p>Que je veux placer ton portrait<a id="FNanchor_87" href="#Footnote_87" class="fnanchor">&nbsp;[87]</a>.</p>
-</div></div>
-
-<p>La nature franche et énergique de Mme Durival a
-vite conquis l'ancien jésuite; il existe bientôt entre eux
-une ardente sympathie.</p>
-
-<p>«Lorsque je suis avec vous, lui écrit-il, je crois
-n'avoir que vingt ans. Le mouvement de vos idées se
-communique aux miennes et la vivacité de votre âme
-me rend vivant comme elle.»</p>
-
-<p>Mme Durival, qui connaît la nature inflammable de
-son ami, entend dès le début se mettre à l'abri d'obsessions
-qui lui seraient odieuses, car elle repousse énergiquement
-tout ce qui de près ou de loin peut ressembler
-à l'amour. Elle le signifie très nettement à Cerutti
-qui s'incline devant une irrévocable décision: «J'accepte
-de bon c&oelig;ur la franche amitié, lui répond-il, c'est
-un bien très rare et fait pour vous et pour moi qui sentons
-également le prix de la vérité et le vide de tout
-le reste.»</p>
-
-<p>Cerutti est si heureux de ses nouveaux amis, qu'il
-écrit à Mme Durival: «Je donnerais tout Paris pour
-vous et le monde entier pour Panpan.»</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_185"> 185</a></span></p>
-<h2 class="normal">CHAPITRE XI<br />
-<span class="medium">1771-1772</span></h2>
-
-<p class="hanging indent">
-Correspondance de Mme de Boufflers avec Panpan.</p>
-</div>
-
-<p class="space">Pendant les premiers temps de son séjour en Lorraine,
-soit changement de climat, soit changement
-d'habitudes, Mme de Boufflers est assez éprouvée; elle
-a des crampes d'estomac qui la font cruellement souffrir
-et pour lesquelles la médecine est à peu près impuissante.
-Heureusement pour la marquise, elle a auprès
-d'elle sa fille Mme de Boisgelin, et ses deux servantes
-Thérèse et Manon; toutes l'entourent des plus tendres
-soins. Comme la marquise craint que Panpan ne s'inquiète
-inutilement, elle lui écrit presque chaque jour
-pour le tenir au courant des différentes phases de la
-maladie.</p>
-
-<p class="date">«Nancy, jeudi 15 juillet.</p>
-
-<p>«Je ne saurais, mon bon ami, répondre à votre
-lettre parce qu'elle est dans la chambre où Thérèse
-dort. Mais en revanche, je vous dirai une vérité que
-j'espère que vous ne croirez pas, parce qu'elle est contre
-nature, c'est qu'il y a eu un jour de ma vie où j'aurais
-été au désespoir de vous voir, et ce jour était hier.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_186"> 186</a></span>
-«D'abord vous devez croire que je me porte bien,
-puisque je vous dis assez que j'étais bien malade hier,
-c'est-à-dire que j'ai eu la grande crampe depuis quatre
-heures du matin jusqu'à deux heures après midi. Elle
-a été moins longue et moins forte que celle que j'ai eue
-il y a trois ans, parce qu'il y avait quelques moments
-d'intervalle. Je crois que M. Quessens l'a fort abrégée
-par toutes sortes de petits remèdes.</p>
-
-<p>«Je ne saurais vous donner une idée du zèle et des
-soins de Thérèse et de la pauvre Manon. La foire et le
-mal de c&oelig;ur accompagnaient la crampe, comme à l'ordinaire.
-Aujourd'hui, il n'y paraît pas. Le prince de
-Beauvau convient du mieux.»</p>
-
-<p>Trois jours après la marquise reprend la plume:</p>
-
-<p class="date">«Nancy, 18 juillet.</p>
-
-<p>«Je voulais vous écrire hier, dès le matin, pensant
-que vous seriez peut-être encore un peu inquiet des
-suites de cette crampe qui n'en a aucune. Il me semble
-même que je me suis mieux portée depuis.</p>
-
-<p>«Notre amie est à Sommerviller depuis jeudi, ce
-qui m'ennuie un peu. J'imagine qu'elle vous y verra.
-Les Philips qui devaient arriver hier ne le sont pas, et
-l'on dit que le mari est fort malade. Je vais tâcher d'en
-savoir des nouvelles<a id="FNanchor_88" href="#Footnote_88" class="fnanchor">&nbsp;[88]</a>.</p>
-
-<p>«Je ne sais si le prince ira à Plombières. Il le dit,
-mais comme il est sûrement mieux, je crois qu'il restera.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_187"> 187</a></span>
-«Je ne vois plus que la consultation du Majault<a id="FNanchor_89" href="#Footnote_89" class="fnanchor">&nbsp;[89]</a>
-qui vous retienne, car j'espère bien que la bonne
-Marianne ne vous quittera pas.</p>
-
-<p>«Pour l'argent, comme nous ruinons le Chalabre,
-M. Dumast et moi, je suis bien en état de faire d'autres
-avances, et la médecine qu'il ne faudrait prendre nulle
-part peut se prendre partout.»</p>
-
-<p>Quelques jours plus tard Mme de Boufflers est à
-Fléville; elle doit se retrouver avec Panpan dans les
-premiers jours de septembre et elle prend d'avance
-toutes ses dispositions pour que ce rendez-vous tant
-désiré ne manque pas.</p>
-
-<p class="date">«Fléville, ce 25 juillet.</p>
-
-<p>«Pourriez-vous, cher Veau, vous prêter à un de ces
-arrangements-ci?</p>
-
-<p class="autre">(De la main de Mme de Boisgelin.)</p>
-
-<p>«Il ne faut pas, comme vous le dites, faire deux
-voyages, parce que cela coûte de l'argent, mais puisque
-vous avez l'extrême bonté de venir pour tout à fait, les
-premiers jours de septembre, il faudrait que vous vinssiez
-avec armes et bagages, c'est-à-dire avec la bonne
-Marianne, dîner à Sommerviller, où nous nous trouverions,
-et d'où nous vous ramènerions ici et Marianne
-viendrait ici avec votre voiture. Vous voyez que vous
-auriez tout le temps de donner votre dîner.</p>
-
-<p class="autre">(De la main de Mme de Boufflers.)</p>
-
-<p>«Cette Thérèse n'écoute pas.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_188"> 188</a></span></p>
-<p class="autre">(De la main de Mme de Boisgelin.)</p>
-
-<p>«Ma seconde proposition était pour avancer de quelques
-jours mon bonheur. Je voulais en jouir le samedi
-31, ce qui aurait fort convenu à Mme Durival.</p>
-
-<p>«Je me charge de porter à dîner, car elle n'a personne
-pour en faire.</p>
-
-<p>«M. de Nédonchel, qui vient d'envoyer chez moi,
-vous portera ma lettre, s'il part aujourd'hui.</p>
-
-<p class="autre">(De la main de Mme de Boufflers.)</p>
-
-<p>car Thérèse a si bien fait qu'elle ne partira pas ce
-matin.</p>
-
-<p>«Finis donc avec ce Majault, que nous soyons sans
-inquiétudes.</p>
-
-<p>«Je me porte à merveille. Ce qui te donnera de
-l'humeur tournera peut-être à bien.»</p>
-
-<p><i>P.-S.</i>&mdash;M. de Nédonchel n'est pas venu.</p>
-
-<p>Enfin, le mois de septembre arrive et la réunion si
-ardemment souhaitée va avoir lieu; mais Mme de Brancas
-est assez pointilleuse sur les bienséances; avec elle
-il faut user de grands ménagements. Mme de Boufflers
-aurait voulu que Panpan vienne la chercher et l'on
-serait parti de compagnie pour se rendre à Fléville.
-Mais le Veau craint de choquer la duchesse. Mme de
-Boufflers n'en est pas moins radieuse de revoir son ami
-et elle lui écrit gaîment:</p>
-
-<p class="date">«Nancy, samedi matin.</p>
-
-<p>«Mais vous êtes donc une grosse bête de venir me
-proposer le 2 septembre comme une nouveauté, tandis
-<span class="pagenum"><a id="Page_189"> 189</a></span>
-que c'est ma première proposition et que je n'ai parlé
-du 31 août qu'en second. Dites-moi aussi comment
-vous entendez qu'en partant de Lunéville avec la bonne
-Marianne, et tout le bataclan, vous ne descendriez pas
-à Sommerviller tout seul, et votre équipage continuerait
-par la route, sans s'arrêter. Cependant, comme
-ceci n'est fondé que sur le désir de vous voir deux
-heures plus tôt, si vous continuez à y trouver de la
-difficulté, je me rends.</p>
-
-<p>«Vous irez fort bien d'ici à Fléville sans moi, et
-j'irai fort bien vous y rejoindre quand vous trouverez
-que notre comédie aura assez duré.</p>
-
-<p>«Je pense que c'est demain la fête du château et
-qu'il serait décent d'y faire une visite. Cependant j'ai
-des Dumast et des Chalabre qui s'y opposent, sans
-compter que tant qu'elle aura Mme Zulm à demeure et
-Mmes de Lenoncourt et d'Haussonville presque tous
-les jours, elle ne se souciera pas plus de nous que de
-<i>Piétre Mazarin</i>. Je suis même d'avis qu'après le
-départ de Mme Zulm, il faudra lui faire tâter de la
-solitude pendant quelques jours pour donner plus de
-prix à votre jouissance.»</p>
-
-<p>Panpan persistant dans ses idées, la marquise lui
-répond:</p>
-
-<p class="date">«Nancy, lundi.</p>
-
-<p class="autre">(De la main de Mme de Boisgelin.)</p>
-
-<p>«Mme de Boufflers cède à la délicatesse de son Veau
-et, pour que son voyage à Fléville ne perde rien de son
-<span class="pagenum"><a id="Page_190"> 190</a></span>
-mérite, elle le dispense du dîner de Sommerviller et lui
-conseille d'aller, le jour qui lui conviendra le mieux,
-directement de Lunéville à Fléville. Bien entendu que
-ce sera toujours le plus tôt possible, et qu'il me sera
-permis d'aller vous y voir au bout de quelques jours
-sous prétexte d'une visite à la duchesse. Ensuite vous
-déciderez de la durée de mon exil.</p>
-
-<p>«Ne pourrions-nous pas aussi nous donner rendez-vous
-à Sommerviller sans offenser la duchesse qui ne
-saurait pas seulement si j'y étais.</p>
-
-<p>«Vous me manderez la réponse de M. Cerutti qui
-sera plus sienne que celle de la duchesse.»</p>
-
-<p>Donc Panpan se rend directement à Fléville et quelques
-jours après Mme de Boufflers vient l'y rejoindre.</p>
-
-<p>La réunion fut ce qu'elle devait être, charmante pour
-tous ces vieux amis ravis de se retrouver. Mais les
-meilleures choses ont une fin, il fallut encore une fois
-se quitter.</p>
-
-<p>Mme de Boufflers, qui ne veut pas abuser de la province,
-va passer les mois d'automne auprès de ses amis
-de Paris, mais elle se montre raisonnable et ne s'attarde
-pas dans ce séjour dangereux.</p>
-
-<p>A peine est-elle de retour à Nancy que survient un
-événement qui bouleverse toute cette petite société.
-Mme de Neuvron succombe presque subitement.
-Mme Durival, qui perd en elle une de ses plus chères
-amies, est dans un véritable désespoir, mais elle a du
-moins la consolation de recevoir de tout son entourage
-les marques du plus tendre attachement. Ils sont tous
-<span class="pagenum"><a id="Page_191"> 191</a></span>
-amis si bons, si dévoués, si pleins de compassion pour
-le malheur d'autrui.</p>
-
-<p>Dès qu'elle apprend le coup qui vient de frapper
-Mme Durival, Mme de Boufflers lui écrit:</p>
-
-<p class="date">«Jeudi.</p>
-
-<p>«J'ai été déjà bien pénétrée de votre douleur, mais il
-n'appartient qu'à vous, ma meilleure amie, de sentir ce
-que j'ai dû éprouver en apprenant que vous aviez pensé
-à moi, que vous aviez voulu me le dire, ce mouvement
-si tendre, si touchant, m'a d'abord arraché des larmes
-et je sens que j'en conserverai toute ma vie l'impression;
-elle me rendra l'amitié de ma céleste amie encore
-plus précieuse, elle rendra la mienne encore plus
-tendre<a id="FNanchor_90" href="#Footnote_90" class="fnanchor">&nbsp;[90]</a>.»</p>
-
-<p>La marquise écrit également à Panpan, qui, lui
-aussi, a besoin de consolations, car Mme de Neuvron
-était pour lui une amie très sûre et très fidèle:</p>
-
-<p class="date">«Fléville.</p>
-
-<p>«Mon Dieu, que je suis fâchée de la manière dont
-vous avez appris cette mauvaise nouvelle. Quoiqu'il n'y
-en ait pas de bonnes, il me semble que celle-là est la
-pire.</p>
-
-<p>«J'ai été hier chez les Durival avec la duchesse.
-Mme Durival avait eu un peu de fièvre la nuit, mais
-elle était fort bien. Elle a même fait tout ce qu'elle a pu
-<span class="pagenum"><a id="Page_192"> 192</a></span>
-pour être gaie et Mlle de Juvincourt était très bien
-aussi. Je pense que la crainte qu'elles ont de s'affliger
-l'une l'autre les sert toutes deux, et qu'on se distrait en
-voulant distraire les autres. Enfin, il faut en revenir à
-se dire que, quand on a des amis, il faut ou les pleurer
-ou en être pleuré.»</p>
-
-<p>«J'ai dit et lu à cette touchante Durival tout ce que
-vous me dites pour elle. Il me semble qu'on ne saurait
-trop montrer aux personnes qui perdent un ami qu'il
-leur en reste encore; c'est la vraie consolation. Quelque
-affligée qu'elle soit, je crains encore plus votre affliction
-que la sienne, parce que vous êtes plus faible qu'elle.
-Cependant sa perte est plus grande que la vôtre, car
-elle jouissait bien plus souvent. Je me disais hier en la
-voyant, qu'on ne sait ce qu'on admire le plus, de son
-courage ou de sa sensibilité; mais je vous assure que
-tout cela est bien touchant. Elle ira vous voir bientôt,
-peut-être irons-nous ensemble.»</p>
-
-<p>Mme de Lenoncourt n'a pas pris moins de part à la
-perte qui les frappe tous, et elle exprime son chagrin à
-Panpan en termes charmants:</p>
-
-<p class="date">«Lundi.</p>
-
-<p>«Je suis bien persuadée, mon Veau, que le plus
-grand malheur de la vie, le plus sensible et le plus irréparable,
-est la mort de nos amis et l'isolement dans
-lequel ils nous laissent. Et vous joignez à cela un retour
-sur nous-même qui ajoute à votre chagrin. Et moi, en
-pareil cas, c'est la vue de ma fin qui me console. Dans
-<span class="pagenum"><a id="Page_193"> 193</a></span>
-mes moments de bonheur, je ne crains pas la mort;
-dans mes moments de peine, je la désire. Je suis bien
-aise qu'à cet égard nous ne pensions pas de même, parce
-que cela me prouve que vous êtes plus heureux que
-moi.»</p>
-
-<p>Au mois de décembre, nous retrouvons Mme de
-Boufflers à Fléville; elle n'est pas encore consolée
-d'une séparation qui lui pèse d'autant plus lourdement
-qu'elle a été plus heureuse. Elle écrit tristement à
-Panpan:</p>
-
-<p class="date">«Fléville, mardi, 10 décembre 1771.</p>
-
-<p>«Bonjour, cher Veau, mes jours s'écoulent sans vous
-voir. La maudite bienséance me coûte cher.</p>
-
-<p>«Le prince est parti avant-hier après avoir bien
-dîné et se portant bien, du moins en apparence.</p>
-
-<p>«Je profite tant que je puis du séjour de Chalabre
-pour lui gagner de l'argent. C'est une sorte de plaisir
-que je mets à la place de celui que je regrette, mais
-qui ne le remplace pas, car mon Veau ne peut être ni
-remplacé, ni évalué, ni compensé.</p>
-
-<p>«Je gagne toujours un peu.</p>
-
-<p>«Ce n'est pas que je n'aie toujours pensé tristement
-à vous, mon cher Veau, depuis que je vous ai perdu,
-mais comme j'ai moins pensé à la poste, j'ai perdu de
-vue celle de dimanche.</p>
-
-<p>«Je n'envisage pas cette porte fermée, ces persiennes
-qui ne s'ouvriront plus pour moi jusqu'au mois
-de septembre, sans un serrement de c&oelig;ur bien triste.
-<span class="pagenum"><a id="Page_194"> 194</a></span>
-N'est-ce pas le plus long séjour que nous ayons fait
-ensemble, et n'est-ce pas parce que j'ai été plus longtemps
-heureuse que je sens plus tristement la séparation...»</p>
-
-<p>En décembre, Mme de Boufflers est toujours à
-Nancy; mais elle regrette Panpan et elle a la faiblesse
-de le lui dire. Elle s'efforce de le persuader de venir la
-rejoindre, et pour l'allécher elle lui promet la société
-de Mme de Brancas, de Mme Durival, de tous les amis
-qui lui sont le plus agréables. Mais Panpan a des accès
-de misanthropie, et toute idée de déplacement lui est
-insupportable. C'est donc d'assez méchante humeur
-qu'il reçoit les aimables propositions de son amie. Elle
-lui répond avec douceur:</p>
-
-<p class="date">«Nancy, 1<sup>er</sup> janvier 1772.</p>
-
-<p>«Vous ne me laissez pas même douter un instant,
-mon cher Veau, que mes sollicitations pour venir nous
-voir ne vous sont point agréables; et il me semble que
-vous tâchiez de nous ôter jusqu'au désir de vivre avec
-vous. Je suis quelquefois tentée de répondre comme cet
-Athénien: «Je me réjouis en pensant que Lunéville
-vous fournit des amis que vous aimez et qui vous
-aiment plus que Mme de Brancas, Mme Durival et
-moi.»</p>
-
-<p>«C'est un M. Belpré qui a eu l'audace de dire qu'il
-croyait avoir entendu dire dans votre charmante société
-que vous viendriez après les Rois. Comment voulez-vous
-que je vous sauve les cruelles persécutions de Fléville,
-<span class="pagenum"><a id="Page_195"> 195</a></span>
-moi qui depuis plus d'un mois n'y ai pas mis le pied.
-Vous ne vous contentez pas de nous affliger au présent,
-vous menacez encore de plus grands malheurs à
-l'avenir. Je crois que j'aimerais mieux être traitée
-comme Mme de Lenoncourt, qui dit que vous lui avez
-fait une scène, parce qu'elle ne vous avait pas pressé
-de revenir. Au moins cela marque-t-il qu'on ne prend
-pas les sollicitations de l'amitié pour des importunités.</p>
-
-<p>«Ne soyez pas inquiet de moi, mon bon Veau, j'ai
-pris la robe d'hiver le matin, et je ne sors pas.</p>
-
-<p>«Je ne gagne point, mais j'ai de l'argent à votre service,
-parce que j'en ai touché, et que cela ne vous
-engage pas.»</p>
-
-<p>Ces offres d'argent sont incessantes dans les lettres
-de Mme de Boufflers; elles étaient d'autant plus méritoires
-qu'elle était elle-même moins fortunée. Comme
-tous les gens de cette époque, elle avait le mépris de
-l'argent; dès qu'elle en avait, elle le dépensait sans
-compter et en faisait des libéralités aux amis dans le
-besoin.</p>
-
-<p>Ce n'est pas seulement la marquise que néglige l'ingrat
-Panpan, il paraît oublier également Mme Durival,
-et son tort est d'autant plus grand qu'elle vient
-d'éprouver un grand chagrin. Mme de Boufflers lui
-reproche sa négligence en termes d'une rare délicatesse:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_196"> 196</a></span></p>
-<p class="date">«Nancy, 15 janvier.</p>
-
-<p>«Bonjour, cher Veau. J'ai reçu avant-hier l'almanach
-et M. Benoit. J'attends une occasion pour vous renvoyer
-le dernier qui m'a fort amusée.</p>
-
-<p>«Il n'est plus question de maladie ici et la gelée a
-sûrement purifié l'air.</p>
-
-<p>«Permettez-moi, mon cher Veau, de vous faire
-observer que vous négligez trop notre Durival. Quoiqu'elle
-soit bien sûre de vous et qu'elle ne se plaigne
-pas, je suis sûre que l'apparence seule de votre oubli
-lui fait de la peine, au moins si j'en juge d'après mon
-c&oelig;ur. Ne me mettez pas à cette épreuve, mon bon
-Veau, j'ai besoin non seulement que vous m'aimiez,
-mais que vous me le disiez, parce que vous le dites fort
-bien, etc., etc.»</p>
-
-<p>Certes la marquise est une correspondante fidèle,
-cependant Panpan, qui est fort exigeant, se plaint d'être
-abandonné. Elle lui répond doucement et se défend de
-l'oublier:</p>
-
-<p class="date">«10 février.</p>
-
-<p>«Je vous assure, mon tendre Veau, que je n'ai pas
-encore passé trois jours sans vous écrire, bien à la hâte,
-à la vérité, ne disant rien de ce que je voulais dire, en
-commençant et étranglant le peu de mots inutiles que
-je dis. Telles sont ce que vous appelez poliment mes
-lettres.</p>
-
-<p>«La dernière a dû vous être remise mercredi par un
-M. Louis, fils de Mme Philips, auquel on a donné douze
-<span class="pagenum"><a id="Page_197"> 197</a></span>
-sols et qui a dit que vous l'auriez à six heures du soir.
-Je vous parlais du désir que Mme Durival a de vous
-voir, parce qu'elle m'avait priée de vous le dire comme
-de moi, pour ne pas vous gêner. Elle a déjà envoyé
-deux fois savoir votre réponse.</p>
-
-<p>«Elle est bien touchante par sa douleur et par son
-courage. J'aimerais Mlle de Juvincourt de sa conduite
-avec elle, quand elle n'aurait pas d'autre mérite.»</p>
-
-<p>En 1772, Mme de Boufflers passe l'hiver à Nancy
-avec sa fille. Elle voit beaucoup de monde, reçoit ses
-amis et donne à souper fréquemment; mais si elle réside
-officiellement dans la capitale de la Lorraine, elle va
-fréquemment à Fléville voir la duchesse de Brancas,
-Mme Durival, Mme de Lenoncourt, etc. Panpan fait
-très souvent partie de ces aimables réunions. Quand
-il part pour retourner à Lunéville, c'est une désolation
-générale.</p>
-
-<p>Le 6 mars, Mme de Boufflers lui écrit:</p>
-
-<p class="date">«Nancy, 6 mars.</p>
-
-<p>«Vous auriez dû rester, mon cher Veau, ne fût-ce
-que pour être témoin des cris que la duchesse a faits sur
-votre départ. Pour moi qui ne criais pas, j'étais, sans
-mon Veau, comme ce perruquier de Paris qui disait à
-M. de Craon: <i>Monsieur, avec cette perruque, vous
-avez l'air de ces gens qui sont tout seuls au monde</i>.
-Voilà ce qui m'arrive toujours quand vous me quittez.</p>
-
-<p>«J'ai persisté à ne pas augmenter la table de dix
-couverts, et cela était d'autant plus à propos que nous
-<span class="pagenum"><a id="Page_198"> 198</a></span>
-n'étions que neuf, le baron de Lu... et l'abbé, ainsi que
-Mme de Lenoncourt ayant manqué. Le dîner était
-excellent, on a beaucoup mangé et gaiement. La
-duchesse a dit qu'elle voulait faire une satire contre vous.</p>
-
-<p class="autre">(De la main de Mme de Boisgelin.)</p>
-
-<p>«Maman est on ne peut plus touchée de l'état de
-Mme Marcel, et elle voudrait bien que la part qu'elle y
-prend pût lui donner quelques moments de consolation.
-Maman voudrait bien qu'elle se mît au lait pour toute
-nourriture.</p>
-
-<p>«Dis-lui aussi un mot de ma part, mon cher Veau.</p>
-
-<p>«Maman a trouvé hier Mme de Lenoncourt fort
-inquiète de son état et du genre de sa maladie.</p>
-
-<p>«Adieu, Panpan, je vous embrasse.»</p>
-
-<p>On voit que Panpan, assez peu sociable d'ordinaire,
-s'est laissé prendre aux flatteuses avances de la
-duchesse de Brancas, et qu'il vient assez fréquemment
-faire des séjours à Fléville; il est même si intimement
-lié avec la châtelaine qu'il la reçoit de temps à autre
-dans sa petite maison de Lunéville.</p>
-
-<p>Un jour il lui adresse une invitation pressante, mais
-la duchesse lui répond qu'elle ne viendra pas, s'il ne lui
-donne un écu pour ses pauvres.</p>
-
-<p>Le galant lecteur riposte aussitôt en envoyant l'écu
-demandé accompagné de ce madrigal:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p class="i1"> Rien qu'un écu pour vous avoir!</p>
-<p>Ce n'est pas trop, madame la duchesse!</p>
-<p class="i2"> Je me hâte de me pourvoir:</p>
-<p class="i1"> Je crains qu'il ne s'y trouve presse.</p>
-<div><span class="pagenum"><a id="Page_199"> 199</a></span></div>
-<p>Je ne veux pas vraiment manquer un tel hasard;</p>
-<p>Car, si de Lenoncourt on me tient la promesse,</p>
-<p class="i1"> Par-dessus ce marché d'une nouvelle espèce,</p>
-<p class="i2"> Avec le Cerutti, j'aurai l'ami Guénard.</p>
-<p class="i3"> Pour jouir d'une telle aubaine</p>
-<p class="i1"> Je ne dois point marquer de jour certain</p>
-<p class="i3"> De tous les jours de la semaine</p>
-<p class="i3"> Le meilleur est le plus prochain.</p>
-</div></div>
-
-<p>Fidèle à sa promesse, la duchesse vient dîner chez
-Panpan qui, usant de ses droits de maître de maison,
-lui offre la main pour la mener dans la salle du festin.
-En même temps il la régale de ce quatrain:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Pour la conduire à table, en vain chacun s'empresse;</p>
-<p>Cet honneur m'appartient en cet heureux instant,</p>
-<p class="i3"> Elle est à moi madame la duchesse</p>
-<p class="i3"> Je l'ai payée, un bel écu comptant.</p>
-</div></div>
-
-<p>Dans son manuscrit, le galant mais irrévérencieux
-Panpan ajoute ce vers, dont il ne pense certes pas un
-mot:</p>
-
-<p class="quote">Pour la conduire ailleurs j'en paierais plus de cent<a id="FNanchor_91" href="#Footnote_91" class="fnanchor">&nbsp;[91]</a>.</p>
-
-<p>Bien qu'ils habitent à peu de distance l'un de l'autre
-et qu'ils se voient fréquemment, Mme de Boufflers et
-Panpan continuent à entretenir une correspondance
-très active; pas un incident de sa vie, si petit soit-il,
-pas une pensée que la marquise n'éprouve le besoin de
-confier à son Veau. Elle lui écrit en avril 1772:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_200"> 200</a></span></p>
-<p class="date">«Nancy.</p>
-
-<p>«Je suis touchée de l'état de Marianne pour vous et
-pour elle. Vous ne me dites pas combien il y a qu'elle
-est dans cet état.</p>
-
-<p>«Je suis assez en argent pour vous en prêter quand
-vous voudrez.</p>
-
-<p>«Vous ne me dites pas ce qui a empêché de jouer la
-pièce de Palissot<a id="FNanchor_92" href="#Footnote_92" class="fnanchor">&nbsp;[92]</a>.</p>
-
-<p>«M. de Cerutti a perdu nos bouts rimés et je ne
-sais pas un mot des miens.</p>
-
-<p>«Mme Durival vint l'autre jour en femme et le lendemain
-elle vint en homme; sur quoi je lui envoyai ce
-couplet</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p><span class="small1">Sur l'air</span>: <i>Du haut en bas</i>.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p class="i3"> Pour Durival,</p>
-<p>Je ne ferai plus de poème</p>
-<p class="i3"> Pour Durival,</p>
-<p>Car hier elle eut un rival.</p>
-<p>D'ailleurs par un malheur extrême,</p>
-<p>Quand je veux chanter ce que j'aime,</p>
-<p class="i3"> Je chante mal.</p>
-</div></div>
-
-<p>«M. Cerutti dit qu'il a changé un des vers qui disait
-en parlant de vous</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_201"> 201</a></span></p>
-<p class="quote">Et du bien que l'on fait, il jouit le premier.</p>
-
-<p>et qu'il a mis:</p>
-
-<p class="quote">De tout le mal qu'on dit, il jouit le premier.</p>
-
-<p>«Je vivrai et mourrai en Lorraine, mon cher Veau.
-J'aime mieux mes amis que mes robes, et quand je
-n'aurai point d'habit pour voir les premiers, ils me
-souffriront en veste.»</p>
-
-<p>Mme de Boisgelin ajoute en marge de la lettre:</p>
-
-<p>«Bonjour, le Veau, tu ne me dis jamais un mot; mais,
-quoique je ne t'aime plus, je prends part à ton chagrin.»</p>
-
-<p>Quand Panpan a regagné son ermitage de Lunéville,
-on ne peut plus l'en arracher; quand il parle de revenir,
-c'est d'une façon si vague, si peu précise que Mme de
-Boufflers s'en chagrine et le lui reproche tendrement:</p>
-
-<p class="date">«Nancy, avril.</p>
-
-<p>«En vous relisant, mon bon Veau, je trouve que je
-me suis réjouie et que je vous ai remercié à trop bon
-marché, même pour rien du tout. Je savais déjà que
-vous viendriez un jour, et comme en faisant semblant
-de me dire quelque chose, vous ne me dites pas <i>quand</i>,
-c'est tout <i>comme si vous ne disiez rien</i>. Seulement
-vous me donnez le droit de vous demander ce <i>quand</i>,
-qui est le mot important.</p>
-
-<p>«On dit que nous n'aurons Henri que pour la semaine
-de la Passion; cela ne me plaît guère,
-<span class="pagenum"><a id="Page_202"> 202</a></span>
-<span class="autre">(De la main de Mme de Boisgelin.)</span>
-mais si cela me procure le plaisir de voir mon Veau une
-heure plus tôt, je le préfererai à Clairval.</p>
-
-<p class="autre">(Mme de Boisgelin écrit de son chef:)</p>
-
-<p>«Bonjour, Veau; je t'avertis que tu m'ennuies
-encore plus de loin que de près. La Biche dit qu'elle te
-grondera si tu ne viens pas bientôt.</p>
-
-<p class="autre">(De la main de Mme de Boufflers.)</p>
-
-<p>«Tu crois donc qu'on fait du cochon secrétaire ce
-qu'on veut? c'est là chose impossible<a id="FNanchor_93" href="#Footnote_93" class="fnanchor">&nbsp;[93]</a>.»</p>
-
-<p>Puis survient une discussion très grave, la première
-peut-être entre Mme de Boufflers et son vieil ami; elle
-se termine par un raccommodement, mais la marquise
-en garde un sentiment de tristesse et elle ne le peut
-cacher.</p>
-
-<p class="date">«Nancy, lundi 24 mai.</p>
-
-<p>«Ce mot éteint toute ma colère, mais mon chagrin
-ne diminuera jamais, et toutes vos raisons me paraissent
-si mauvaises qu'il faut bien de la patience pour les
-écouter; au moins permettez-moi de croire que celles
-qui me regardent sont de la dernière fausseté. Les autres
-ont été cent fois réfutées.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_203"> 203</a></span>
-«Les Ang. disent qu'elles iront vendredi 28 dîner
-chez vous. Elles seront en tout six, hommes et femmes.
-Je ne sais si Mme Durival voudra en être. Je vais le
-lui proposer. Je porterai du saumon et un plat de
-gibier.</p>
-
-<p>«Croyez donc que j'ai dit à M. de Beauvau tout ce
-qui convenait. Je voudrais bien me dire aussi d'être
-comme vous voudriez que je fusse; mais j'ai un poids
-sur le c&oelig;ur qui s'y oppose.</p>
-
-<p>«Adieu, mon Veau; je dirais comme M. de Chimay
-si j'étais dévote: <i>Je vais demander à Dieu qu'il me
-fasse la grâce de ne plus t'aimer</i>.»</p>
-
-<p>En juillet 1772, Mme de Boufflers eut la douleur de
-perdre sa mère, la princesse douairière de Craon.</p>
-
-<p>Déjà depuis quelque temps la santé de la princesse,
-qui jusqu'alors s'était maintenue excellente, donnait
-quelques inquiétudes. Son petit-fils le chevalier de
-Boufflers vint la voir au mois de juin, il la trouva assez
-souffrante et il écrivit à son oncle de Beauvau, qui était
-à ce moment à Chanteloup, pour le prévenir de l'état
-de sa mère. Bien que le chevalier ne renonce pas au
-style plaisant qui lui est familier, on sent qu'il n'est pas
-sans éprouver d'assez vives inquiétudes:</p>
-
-<p class="date">«Juin.</p>
-
-<p>«J'ai été il y a deux jours à Craon, j'ai trouvé ma
-grand-mère absolument comme je l'avais laissée pour
-le visage et pour la tête, mais elle souffrait horriblement
-d'une colique d'estomac; elle m'a fait appeler en
-<span class="pagenum"><a id="Page_204"> 204</a></span>
-particulier pour m'ordonner de vous faire part de son
-état, de vous dire que, quoi qu'elle crût son tempérament
-assez fort, cependant un accès de colique pouvait
-l'emporter d'un moment à l'autre, qu'elle voudrait avoir
-la consolation de vous voir encore avant votre quartier,
-qu'elle vous priait de venir faire dans Craon tous les
-arrangements que vous jugeriez convenable, que c'était
-vos affaires plus que les siennes, etc. Je lui ai récité le
-plus beau chapitre de mon traité des consolations et
-cela s'est terminé par une petite contestation au sujet
-de beaucoup de treillage que j'avais fait faire à Craon
-pour mes jardins de la Malgrange; je voulais le payer,
-elle n'a pas voulu le souffrir, et je me suis soumis comme
-un héros chrétien et comme un enfant respectueux.</p>
-
-<p>«Agréez tous mes hommages, mon cher oncle, et
-daignez les présenter à mesdames vos épouse, fille et
-s&oelig;ur; ayez aussi la bonté de ne pas m'oublier auprès
-de tout Chanteloup.»</p>
-
-<p>La princesse de Craon n'avait que trop raison de
-désirer revoir son fils; ses jours étaient comptés. Le
-prince, sensible aux instances dont son neveu s'était
-fait l'interprète, se préparait à quitter Chanteloup pour
-aller voir sa mère, lorsqu'il apprit qu'elle était dangereusement
-malade. Il partit sur-le-champ, mais la maladie
-fit des progrès si rapides qu'il eut la douleur de
-ne pouvoir assister aux derniers moments de la princesse.</p>
-
-<p>Elle s'éteignit le 12 juillet 1772, âgée de quatre-vingt-six
-ans, après avoir scrupuleusement rempli
-<span class="pagenum"><a id="Page_205"> 205</a></span>
-tous les devoirs de la religion; elle n'avait auprès d'elle
-que son fils le chevalier de Beauvau et sa fille Mme de
-Bassompierre.</p>
-
-<p>Son extrait mortuaire édifiera le lecteur, mieux que
-nous ne pourrions le faire, sur sa fin et les sentiments
-dans lesquels elle mourut, au dire de ses contemporains<a id="FNanchor_94" href="#Footnote_94" class="fnanchor">&nbsp;[94]</a>.</p>
-
-<p>La princesse fut ensevelie auprès de son mari, qui
-<span class="pagenum"><a id="Page_206"> 206</a></span>
-depuis dix-huit ans déjà reposait dans la modeste petite
-église d'Haroué<a id="FNanchor_95" href="#Footnote_95" class="fnanchor">&nbsp;[95]</a>.</p>
-
-<p>On raconte qu'à son lit de mort, la vieille princesse
-fit venir un jeune paysan du village nommé Voinot<a id="FNanchor_96" href="#Footnote_96" class="fnanchor">&nbsp;[96]</a>,
-auquel elle avait toujours témoigné beaucoup d'intérêt
-et qui, aux yeux de tous, passait pour un fils naturel du
-chevalier de Beauvau. Après lui avoir donné les meilleurs
-conseils, elle termina son allocution par ces mots:
-«Voinot, tu seras curé d'Haroué.» C'est ce qui arriva
-en effet; le jeune paysan embrassa la profession ecclésiastique
-et il passa sa vie curé d'Haroué, où il ne mourut
-qu'en 1854.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_207"> 207</a></span>
-Un mois après la mort de Mme de Craon, son fils le
-chevalier, celui que nous venons de voir assister aux
-derniers moments de sa mère et qui avait si fâcheusement
-mis à mal Mlle Alliot et tant d'autres vraisemblablement,
-se décidait à faire une fin; il épousait discrètement
-à Paris une veuve appelée Mme Bonnet; à
-partir de ce jour il prit le titre de prince de Craon.</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_208"> 208</a></span></p>
-<h2 class="normal">CHAPITRE XII<br />
-<span class="medium">1773-1774</span></h2>
-
-<p class="hanging indent">
-Voyage de Mme de Boufflers à Paris.&mdash;Les assiduités du prince de
-Bauffremont.&mdash;Correspondance avec Panpan.&mdash;Mort de la
-princesse de Talmont.&mdash;Dîner du jour de l'an chez Mme du Deffant.&mdash;Surprise
-à Mme de Luxembourg.&mdash;Mort de Louis XV.&mdash;Réconciliation
-de M. de Beauvau et de Mme de Mirepoix.&mdash;Mort
-du marquis de Boufflers.&mdash;Maladie grave du chevalier.</p>
-</div>
-
-<p class="space">Mme de Boufflers s'accommode de la vie de Nancy,
-puisqu'il le faut bien, mais la province lui paraît bien
-terne, bien monotone, et souvent sa pensée se reporte
-avec douleur vers la capitale et le souvenir des plaisirs
-que l'on y goûte lui torture le c&oelig;ur. Alors, quand ses
-regrets sont trop vifs, elle essaie de les apaiser en
-leur donnant satisfaction et elle va passer quelques
-semaines chez sa s&oelig;ur de Mirepoix.</p>
-
-<p>Souvent elle est accompagnée dans ces déplacements
-par son nouvel et cher ami, M. de Bauffremont.
-Le prince, qui, maintenant, partage son temps
-entre Paris et ses terres de Lorraine, est plus que
-jamais sous le charme de la vieille marquise; plus que
-jamais il la trouve aimable, spirituelle, délicieuse en
-dépit de l'âge. Il vient même de vendre son régiment<a id="FNanchor_97" href="#Footnote_97" class="fnanchor">&nbsp;[97]</a></p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_209"> 209</a></span>
-pour pouvoir se consacrer plus complètement à sa Dulcinée.</p>
-
-<p>Quand elle est à Paris, M. de Bauffremont est si
-parfaitement heureux, qu'il néglige tous ses meilleurs
-amis, même ceux qui, comme les Choiseul, sont dans
-le malheur, et sont par conséquent plus susceptibles
-que d'autres.</p>
-
-<p>Cet attachement excessif soulève l'indignation de
-Mme de Choiseul.</p>
-
-<p>Elle écrit à Mme du Deffant, le 19 avril 1772:</p>
-
-<p>«Que dites-vous de votre Incomparable, que j'attendais
-il y a eu hier huit jours, puis mercredi dernier, qui
-avait juré ses grands dieux qu'il passerait sa semaine
-sainte avec nous, et qui prétend être retenu par des
-affaires, et que je ne verrai plus que quand il plaira à
-Dieu ou aux beaux yeux de sa belle? Ah! votre Incomparable
-est incomparablement faible et insupportable
-pour ceux qui, comme moi, ont du faible pour lui;
-mais il faut le prendre comme il est, avec ses défauts,
-et l'aimer en dépit d'eux.»</p>
-
-<p>Peu de temps après l'aimable duchesse, d'ordinaire
-si douce, si bienveillante, si maîtresse d'elle-même,
-perd toute mesure dans ses reproches; il est vrai qu'il
-s'agit d'un ennemi déclaré de son mari:</p>
-
-<p>«Nous n'avons pas vu l'Incomparable; la petite crapule
-de ce dernier l'a porté, chemin faisant, chez cette
-petite crasse de la Vrillière.» (oct. 72.)</p>
-
-<p>«Petite crapule!» le mot est vif et la pauvre Mme de
-Boufflers ne méritait pas semblable anathème.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_210"> 210</a></span>
-Mme du Deffant n'est guère moins amère dans ses
-récriminations, cependant elle raille plus finement:</p>
-
-<p>«Je ne vois presque plus votre Incomparable. Il est
-devenu un vrai automate, mais son Vaucanson ne lui
-donne pas autant de différents ressorts qu'en a le flûteur.»</p>
-
-<p>Ces aménités épistolaires n'empêchent pas Mme du
-Deffant d'aller fréquemment souper chez le prince bien
-qu'il y fasse «un froid horrible» et que «la société n'y
-soit pas attirante»; mais tout ne vaut-il pas mieux que
-la solitude?</p>
-
-<p>Ces voyages à Paris, qui aident Mme de Boufflers à
-prendre la province en patience, se renouvellent assez
-fréquemment et toujours dans les mêmes conditions.
-Au printemps de 1773, la marquise est encore dans la
-capitale avec sa fille; elle écrit naturellement à son cher
-Panpan pour le mettre au courant des nouvelles du
-jour; mais elle est très occupée, c'est Mme de Boisgelin
-qui de temps en temps prend la plume et même parle
-pour son compte:</p>
-
-<p class="subh"><i>Mme de Boufflers à M. de Vaux, brailleur du feu roi
-de Pologne, à Lunéville.</i></p>
-
-<p class="autre">(L'adresse est de la main de Mme de Boisgelin).</p>
-
-<p class="date">Lundi.</p>
-
-<p>«Hé Ventretin, je ne vous demande pas de vos nouvelles,
-parce que je crains de diminuer l'espérance que
-<span class="pagenum"><a id="Page_211"> 211</a></span>
-je veux conserver de vous voir arriver d'un moment à
-l'autre. Vous trouvez peut-être que cela est trop délicat
-pour être entendu, je vais donc vous le faire entendre.
-Le président Montesquieu, qui avait beaucoup vécu
-avec Mme de Caylus,</p>
-
-<p class="autre">(De la main de Mme de Boisgelin.)</p>
-
-<p>lui avait entendu dire que les femmes de la société de
-Mme de Maintenon, qui restaient chez elle le soir avec
-le roi jusqu'à minuit, s'y ennuyaient tellement qu'elles
-retournaient leurs montres, crainte de voir le temps
-qu'elles avaient encore à s'ennuyer.</p>
-
-<p>«Maman est désolée de votre état, elle en est bien
-plus fâchée que vous, parce qu'elle en souffre plus que
-vous.</p>
-
-<p>«Mme de Bellegarde a la bêtise de t'aimer à la
-folie.</p>
-
-<p>«Adieu, vieux fou.</p>
-
-<p>«M. le prince de Beauvau est à la campagne où il
-raccommode fort bien son estomac. Il fera ce que vous
-désirez pour M. de Nouville. Mme la marquise n'a pas
-un moment pour vous écrire.»</p>
-
-<p class="date">«Samedi.</p>
-
-<p>«J'ai fait vos compliments à M. de Lucé et je lui ai
-payé votre tabac; il m'a dit qu'il vous en enverrait
-encore à ce prix-là, de sorte que mes joues sont fort au
-service de votre nez.</p>
-
-<p>«M. le duc de Chartres a demandé au roi la permission
-d'aller à Chanteloup.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_212"> 212</a></span>
-«Le chevalier de Boufflers est arrivé ici avant-hier
-soir.</p>
-
-<p>«M. le duc d'Aiguillon a donné une fête à Mme la
-comtesse du Barry, qui était très jolie. Je vous envoie
-un couplet de l'abbé de Voisenon au maréchal de Richelieu,
-qui a été chanté à cette fête; il y en avait pour tout
-le monde, mais je n'ai eu que celui-là, parce que c'est,
-dit-on, le meilleur.</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p><span class="small1">Sur l'air</span>: <i>Lison dormait dans un bocage</i>.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>En amour toujours infidèle,</p>
-<p>Toujours fidèle à l'amitié,</p>
-<p>Vous abandonnez une belle,</p>
-<p>Sans jamais en être oublié.</p>
-<p>Prenant peu de garde à l'espèce,</p>
-<p>Des beautés l'essaim vous charma,</p>
-<p>Même à présent par-ci par-là</p>
-<p>Vous leur faites la politesse,</p>
-<p>Et vous serez encore vingt ans</p>
-<p>Plus poli que nos jeunes gens.</p>
-</div></div>
-
-<p>«Adieu jusqu'à demain, mon bon et bien-aimé
-Panpan.</p>
-
-<p class="date">«Jeudi matin.</p>
-
-<p>«On m'a donné hier une épigramme sur M. de Beaumarchais
-qui m'a paru trop bien faite pour ne pas vous
-l'envoyer. Il faut que vous sachiez qu'il a été horloger
-et qu'alors il s'appelait Caron.</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Sur tes montres je lis Caron,</p>
-<p>Beaumarchais sur ton <i>Eugénie</i><a id="FNanchor_98" href="#Footnote_98" class="fnanchor">&nbsp;[98]</a>.</p>
-<div><span class="pagenum"><a id="Page_213"> 213</a></span></div>
-<p>Caron et Beaumarchais! Pourquoi ce double nom?</p>
-<p>Rougis-tu de ton drame ou de l'horlogerie.</p>
-</div></div>
-
-<p>«Adieu le bon et le très aimable ami de moi, je vous
-embrasse et vous aime mille fois plus que je ne peux
-vous le dire<a id="FNanchor_99" href="#Footnote_99" class="fnanchor">&nbsp;[99]</a>.»</p>
-
-<p>Au mois d'août, Mme de Boufflers est de retour en
-Lorraine; elle est installée à Nancy et se prépare à
-aller à Fléville où on la demande à grands cris; elle
-exhorte Panpan à y venir également.</p>
-
-<p class="date">«Nancy, 21 août 1773.</p>
-
-<p>«Vous savez bien, sans que je vous le dise, que je
-n'ai pas répondu à votre lettre du 4, d'abord parce que
-j'avais commencé mon griffonnage avant de l'avoir
-reçue, et qu'il ne me restait plus de place.</p>
-
-<p>«Pour Fléville, il y aura du monde jusqu'au commencement
-de septembre, après quoi nous verrons;
-pourquoi ne viendriez-vous pas ici d'abord attendre
-le moment où nous pourrons être bien reçus, parce qu'il
-n'y aura plus personne.</p>
-
-<p>«Le prince dit qu'il t'aime malgré tes défauts, tes
-vices et tes médecines; mais qu'il ne faut pas acheter
-de chevaux à cette réforme parce qu'elle n'est que des
-ruinés. Voyez s'il y aurait quelqu'un qui s'y connût et
-qui voulût se charger d'en acheter deux. Les miens font
-encore tout ce qu'on leur demande. Je crains que le
-<span class="pagenum"><a id="Page_214"> 214</a></span>
-Saint-Martin ne soit plus malade qu'eux; il me disait
-hier qu'il serait bien étonné s'il passait l'hiver.</p>
-
-<p>«Si je le passe avec mon Veau, je lui promets qu'il
-n'aura pas la goutte, ni moi la crampe, et que je l'aimerai
-comme aujourd'hui.»</p>
-
-<p>Panpan répond qu'il est tout prêt à aller à Fléville,
-mais il préfère s'y rendre directement et ne pas faire
-d'abord de séjour à Nancy. La duchesse pourrait se
-froisser de n'être pas seule l'objet de son voyage. Puis
-il raconte qu'il a eu une consultation du célèbre Majault,
-qui l'a trouvé en beaucoup meilleur état que lui-même
-ne se l'imaginait.</p>
-
-<p>Mme de Boufflers lui répond:</p>
-
-<p class="date">«Nancy, ce 28 août.</p>
-
-<p>«J'ai, je t'assure, une belle joie de cette visite de
-Majault, non que j'eusse besoin d'être rassurée, car je
-l'étais par tout le monde, et surtout par le sens
-commun.</p>
-
-<p>«Dis moi un peu ce qui empêcherait Marianne de
-faire des confitures, et même des coetches ici? Elle a
-cent fois plus de raison que toi, et je conclus qu'il faut
-l'amener.</p>
-
-<p>«Avez-vous reçu l'eau de Bourbonne hier par le
-carrosse?</p>
-
-<p>«Voilà une maudite plume qui est pourtant la septième,
-mais rien ne va bien sans mon Veau.</p>
-
-<p>«Convenez que je fais un beau sacrifice à la duchesse,
-ou plutôt à vous. Cependant je trouve qu'il ne faudrait
-<span class="pagenum"><a id="Page_215"> 215</a></span>
-pas lui passer ses petites délicatesses qui tiennent
-du despotisme. Le baron de Cutendre était plus raisonnable.
-Ne faudrait-il pas aussi nous priver de notre
-amie<a id="FNanchor_100" href="#Footnote_100" class="fnanchor">&nbsp;[100]</a>? J'irai toujours la voir lundi et je regretterai
-mon Veau».</p>
-
-<p>Au mois de novembre Mme de Boufflers est encore
-une fois à Paris; c'est de là qu'elle écrit au Veau pour
-lui donner des nouvelles:</p>
-
-<p class="date">«Paris, 19 novembre.</p>
-
-<p>«Tenez, mon cher Veau, pendant que j'y pense, je
-vais vous dire l'épitaphe de Piron. Il se donna dernièrement
-un coup à la tête qui en fut l'occasion:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>J'achève ici-bas ma route;</p>
-<p>C'était un vrai casse-cou:</p>
-<p>J'y vis clair, je n'y vis goutte.</p>
-<p>J'y fus sage, j'y fus fou,</p>
-<p>A la fin j'arrive au trou</p>
-<p>Que n'échappe fou ni sage,</p>
-<p>Pour aller je ne sais où.</p>
-<p>Adieu, Piron, bon voyage.</p>
-</div></div>
-
-<p>«Quand vous me direz que vous avez reçu l'<i>Épître
-à Horace</i>, je tâcherai de vous envoyer la réponse
-d'Horace par La Harpe, qui nous la lut hier<a id="FNanchor_101" href="#Footnote_101" class="fnanchor">&nbsp;[101]</a>.</p>
-
-<p>«Depuis que M. de Beauvau est à l'Académie,
-je vois souvent les gens de lettres, surtout La Harpe
-<span class="pagenum"><a id="Page_216"> 216</a></span>
-et Saurin, qui sont bien aimables dans des genres très
-différents.</p>
-
-<p>«On dit hier qu'on avait enlevé la nourrice de M. le
-Dauphin et qu'elle avait été menée dans un couvent
-à Argenteuil, comme Héloïse; mais c'est pour avoir
-parlé à Mme la Dauphine du gouvernement.</p>
-
-<p>«Vous savez que la duchesse d'Orléans est à Chanteloup.</p>
-
-<p>«Lekain était chargé par Voltaire de nous lire
-<i>Les lois de Minos</i> telles qu'il les a faites, car on a exigé
-des changements pour les jouer. Je dis qu'il a permis
-qu'on nous les lût, parce qu'il a nommé à Mme du
-Deffant les personnes qui devaient l'entendre. Mais
-j'en ai peu profité, parce que Lekain vint tard et que
-j'étais priée à souper. Je fus obligée de sortir après les
-deux premiers actes qui ne me firent aucun plaisir.
-M. de Beauvau et Mme de Boisgelin, qui restèrent,
-disent que les trois derniers actes sont meilleurs, sans
-être bons.</p>
-
-<p>«Adieu, mon c&oelig;ur, je n'ose plus vous écrire qu'à
-moins d'une nouvelle. J'en demande partout et personne
-n'en sait.»</p>
-
-<p>Chaque fois qu'elle faisait un séjour dans la capitale,
-Mme de Boufflers ne manquait jamais de rendre visite
-à sa vieille amie, la princesse de Talmont, qu'elle avait
-vue si longtemps à la cour de Lunéville.</p>
-
-<p>Nous avons brièvement narré dans le premier
-volume de cet ouvrage les aventures de la princesse
-et sa passion pour le Prétendant. Après la mort de
-<span class="pagenum"><a id="Page_217"> 217</a></span>
-Stanislas, elle avait quitté la Lorraine et était venue
-habiter Paris<a id="FNanchor_102" href="#Footnote_102" class="fnanchor">&nbsp;[102]</a>.</p>
-
-<p>Elle avait été fort galante dans sa jeunesse «pour
-se satisfaire elle-même», la vieillesse arrivant, elle
-était tombée dans la plus extrême dévotion, sans
-cependant renoncer aux souvenirs du passé: ainsi elle
-portait un bracelet avec l'image de Jésus-Christ; mais
-du côté opposé, se trouvait le portrait du Prétendant.
-Quelqu'un lui ayant demandé quel rapport il y avait
-entre ces deux portraits, la comtesse de Rochefort, qui
-était présente, riposta: «Celui qui résulte de ce passage
-de l'évangile: Mon royaume n'est pas de ce
-monde.»</p>
-
-<p>Elle logeait au Luxembourg où elle occupait les
-grands appartements. Quand on pénétrait chez elle, on
-la trouvait dans une vaste salle tendue de damas rouge,
-ornée des portraits des rois de France et éclairée seulement
-par deux bougies; elle se tenait assise dans un
-coin reculé de la salle, sur une petite couchette,
-entourée de saints polonais. L'obscurité était si grande
-que les visiteurs avaient peine à se conduire jusqu'à
-elle, et qu'ils trébuchaient successivement contre un
-chien, un chat, un tabouret, un crachoir, etc.</p>
-
-<p>A peine arrivée à Paris, Mme de Boufflers vint rendre
-visite à la princesse; elle ne devait plus la revoir; elle
-succomba en effet au mois de décembre 1773.</p>
-
-<p>Elle avait, la veille de sa mort, ses médecins,
-<span class="pagenum"><a id="Page_218"> 218</a></span>
-son confesseur, et son intendant auprès de son lit.</p>
-
-<p>Elle dit à ses médecins: «Messieurs, vous m'avez
-tuée, mais c'est en suivant vos principes et vos règles»;
-à son confesseur: «Vous avez fait votre devoir en me
-causant une grande terreur»; à son intendant: «Vous
-vous trouvez ici à la sollicitation de mes gens qui
-désirent que je fasse mon testament. Vous vous acquittez
-tous fort bien de votre rôle; mais convenez aussi que
-je ne joue pas mal le mien.» Après cela elle se confessa,
-communia et ajouta un codicille à son testament.</p>
-
-<p>Elle mourut le lendemain. On prétend qu'elle avait
-fait faire une robe bleue et argent pour être enterrée,
-et qu'elle s'était fait coiffer avec une très belle cornette
-de point. Mais l'archevêque n'approuva pas ce luxe, et
-il fit vendre habit et cornette pour en faire des
-aumônes<a id="FNanchor_103" href="#Footnote_103" class="fnanchor">&nbsp;[103]</a>.</p>
-
-<p>Le 1<sup>er</sup> janvier 1774, la maréchale de Luxembourg,
-suivant un usage immémorial, dînait chez Mme du
-Deffant. Au nombre des convives se trouvaient la
-marquise de Boufflers; son fils, le chevalier; Pont
-de Veyle, etc.</p>
-
-<p>La maréchale avait pour habitude, chaque fois qu'elle
-arrivait chez sa vieille amie, de demander une chaise de
-paille pour poser son sac à ouvrage; puis elle appuyait
-ses pieds sur les barreaux. Après avoir offert à Mme du
-Deffant pour ses étrennes une tasse et six petites terrines
-<span class="pagenum"><a id="Page_219"> 219</a></span>
-d'argent «les plus jolies du monde», la maréchale,
-comme à l'ordinaire, réclame sa chaise. Aussitôt
-un laquais lui apporte une chaise de paille «garnie
-en housse de taffetas cramoisi, couverte devant, derrière,
-du haut en bas d'un très magnifique réseau d'or
-arrangé, ajusté, du meilleur goût du monde, et par-dessus
-une housse de papier blanc.»</p>
-
-<p>C'étaient les étrennes de Mme du Deffant.</p>
-
-<p>Au dossier étaient attachés ces vers de Pont de
-Veyle:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p><span class="i2 small1">Air</span> <i>de Joconde</i>.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>Je m'offre à vous sans ornement;</p>
-<p class="i2"> Je ne suis pas bien mise;</p>
-<p>Mais de ce mince ajustement</p>
-<p class="i2"> Ne soyez pas surprise;</p>
-<p>Souvent sous de simples dehors,</p>
-<p class="i2"> La beauté se déguise;</p>
-<p>Vous verrez peut-être un beau corps</p>
-<p class="i2"> En ôtant ma chemise.</p>
-</div></div>
-
-<p>Sur le carreau de la chaise étaient déposés ces couplets
-du chevalier:</p>
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p><span class="small1">Air</span>: <i>Réveillez-vous, belle endormie</i>.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>Si je vous sers, je suis heureuse;</p>
-<p class="i1"> J'existe pour votre repos;</p>
-<p class="i1"> Je ne serai point dangereuse,</p>
-<p>Quand même vous m'auriez à dos.</p>
-<p>J'ai des secrets, mais je suis franche;</p>
-<p class="i1"> Ils seront aisés à trouver;</p>
-<p class="i1"> J'ai mis une chemise blanche</p>
-<p class="i2"> Pour engager à la lever.</p>
-</div></div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_220"> 220</a></span></p>
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p><span class="i1 small1">Air</span>: <i>De Raoult de Créquy</i>.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>De moi je suis assez contente</p>
-<p>J'ai l'air de la simplicité;</p>
-<p>Quoique simple je suis brillante,</p>
-<p>Et j'y joins la solidité;</p>
-<p>Mais sur un point qu'on me décide;</p>
-<p>Est-ce vous ou moi que je peins?</p>
-<p>Car simple, brillante et solide,</p>
-<p>Ce sont vos traits plus que les miens<a id="FNanchor_104" href="#Footnote_104" class="fnanchor">&nbsp;[104]</a>.</p>
-</div></div>
-
-<p>Mme de Luxembourg, très agréablement surprise,
-s'extasie sur la richesse du cadeau, sur l'à-propos de
-Pont de Veyle et du chevalier, et la soirée se passe
-le plus agréablement du monde.</p>
-
-<p>L'année 1774 allait être fertile en graves événements.</p>
-
-<p>Au mois de mai, le Roi tombe malade et son état est
-bientôt de la plus extrême gravité. Mme de Boufflers,
-qui est encore une fois revenu à Paris, mande à Panpan
-les nouvelles qui troublent tous les esprits.</p>
-
-<p class="date">«Paris, lundi 5 mai à midi.</p>
-
-<p>«La journée d'hier a été moitié mauvaise et moitié
-bonne. Avant-hier au soir, le Roi avait fait venir
-Mme du Barry et lui avait dit: «Vous voyez mon état,
-c'est la petite vérole; vous connaissez mes devoirs, ils
-vous avertissent du vôtre. Je ne veux pas renouveler
-l'histoire de Metz. Partez, ne soyez en peine de rien,
-et comptez toujours sur moi.» Elle est sortie dans
-<span class="pagenum"><a id="Page_221"> 221</a></span>
-l'état que vous pouvez croire, et hier, à quatre heures
-de l'après-midi, elle est partie dans le carrosse de
-Mme d'Aiguillon, avec elle la vicomtesse du Barry et
-Mlle du Balou. Elle est à Ruel. L'on ne croit pas
-qu'elle revienne jamais à Versailles. Le Roi, vers les
-six heures, a dit très haut à la Borde, c'est le valet de
-chambre: «Allez chercher Mme du Barry.» Il a dit:
-«Sire, elle est partie.» Le Roi n'a plus rien dit.
-Comme il avait toute sa tête, on croit qu'il a voulu
-faire savoir à tout le monde qu'elle était partie avant
-qu'il fût question du sacrement. Il faut vous dire que
-le cardinal en avait parlé bas le matin et qu'on avait
-entendu le Roi dire deux ou trois fois: «Oui», et il a
-dit pour la première fois avant-hier, qu'il avait la
-petite vérole, et il a chargé hier Madame Victoire d'écrire
-à Mme Louise «son malheur, car, a-t-il dit, j'ai la
-petite vérole.»</p>
-
-<p>«Les bulletins n'arrivent qu'à midi, ainsi vous ne
-pouvez les avoir que l'ordinaire d'après.</p>
-
-<p>«On jugeait hier que la nuit ne serait pas mauvaise
-et lui-même a dit qu'il espérait dormir. Tout le monde
-est attendri de son courage et de sa patience; il ne lui
-échappe pas une plainte. Il est bien traité et bien servi.</p>
-
-<p>«Adieu, cher Veau, j'ai reçu les macarons.</p>
-
-<p>«Tu penses bien que le départ d'hier fait un peu
-d'effet<a id="FNanchor_105" href="#Footnote_105" class="fnanchor">&nbsp;[105]</a>.»</p>
-
-<p>En dépit de tous les soins, le Roi mourut le 10 mai
-<span class="pagenum"><a id="Page_222"> 222</a></span>
-1774. Aussitôt la fatale nouvelle connue, le prince de
-Beauvau n'hésita pas à se rendre chez sa s&oelig;ur, Mme de
-Mirepoix, avec laquelle il avait cessé toutes relations
-depuis cinq ans: «Le mur qui nous séparait n'étant
-plus, lui dit-il, nous serons, suivant mes désirs, unis
-pour jamais.» La pauvre maréchale, en larmes, se jeta
-dans les bras de son frère et tout fut oublié.</p>
-
-<p>Mme de Boufflers, ravie de voir cesser une brouille
-de famille qui la désolait, s'empresse d'informer Panpan
-de cet heureux événement; en même temps, elle le
-met au courant des nouvelles:</p>
-
-<p class="date">«Au Port-à-l'Anglais (près Paris),<br />
-20 mai.</p>
-
-<p>«Vous êtes bien malheureux, mon cher Veau, que je
-sois ici depuis hier, car je sais moins de nouvelles,
-mais Mme la maréchale y est établie, et il faut, dans ce
-moment-ci, lui marquer de l'intérêt.</p>
-
-<p>«Je ne sais plus si je vous ai mandé comment, un
-instant après la mort du Roi, M. de Beauvau, après
-avoir mené une partie des gardes du corps dans la
-salle du jeune Roi, était monté chez la maréchale, qui
-était dans le désespoir, et lui avait dit que si son amitié
-pouvait lui servir de consolation, il venait la lui offrir.
-Vous jugez que cela fut accepté avec transport.</p>
-
-<p>«Le raccommodement avec Mme de Beauvau était
-plus difficile; aussi ne s'est-il fait qu'avant-hier. La
-maréchale me proposa d'aller avec elle, et cela se passa
-très bien de part et d'autre.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_223"> 223</a></span>
-«Nous ne savons encore rien du conseil qui se tient
-aujourd'hui. J'attendrai jusqu'au soir pour savoir
-quelque chose de plus par les gens qui viendront
-souper.</p>
-
-<p>«Il faut vous dire que la maréchale est traitée à
-merveille, même par les gens qui ne la voyaient plus à
-cause de la vie qu'elle menait. Le retour de M. de
-Beauvau la sert bien et est généralement approuvé.</p>
-
-<p>«On espérait le retour prochain de M. de Choiseul,
-mais cela n'est pas encore décidé. Le Roi a répondu au
-prince de Conti, qui lui demandait la liberté de le voir,
-qu'il croyait devoir à la mémoire du feu Roi de ne pas
-changer aussi précipitamment ses dispositions.</p>
-
-<p>«Vous savez par tout le monde le malheur de toute
-la famille du Barry<a id="FNanchor_106" href="#Footnote_106" class="fnanchor">&nbsp;[106]</a>. Les deux femmes, qui sont filles
-de condition et très honnêtes, font pitié à tout le monde.
-Celle qui est Fumel<a id="FNanchor_107" href="#Footnote_107" class="fnanchor">&nbsp;[107]</a> et qui était à la comtesse d'Artois,
-lui a écrit pour demander si, en reprenant son nom
-de fille, elle ne pourrait pas espérer de rester à son service.
-Cela lui a été refusé. L'autre est Tournon<a id="FNanchor_108" href="#Footnote_108" class="fnanchor">&nbsp;[108]</a>, qui
-a dix-sept ans, belle et sage comme un ange. Elle est
-au couvent avec sa tante qui ne l'aime pas. Elle est,
-pardessus la honte, pauvre comme Job.</p>
-
-<p>«Madame Adélaïde a reçu les sacrements ce matin.
-<span class="pagenum"><a id="Page_224"> 224</a></span>
-Madame Sophie les recevra demain avec Madame Victoire
-qui se croit sûre d'avoir la petite vérole, parce que
-depuis deux jours elle a la fièvre, mal à la tête et aux
-reins, au c&oelig;ur. Tout cela est resté à Choisy.</p>
-
-<p>«Le Roi, ses frères et ses belles-s&oelig;urs et s&oelig;urs sont
-à la Muette jusqu'au 25 que le Roi va à Versailles pour
-le scellé et d'autres affaires. Il a parlé hier avec les
-ministres depuis 4 heures jusqu'à 9.</p>
-
-<p>«Je crains de vous avoir adressé ma dernière lettre
-à Lunéville par habitude. Mais aussi pourquoi ne
-m'avoir pas averti que vous alliez à Nancy. J'ai bien
-de la peine à digérer cette négligence.»</p>
-
-<p>Le 23 mai nouvelle lettre avec d'intéressants détails
-sur la Cour.</p>
-
-<p class="date">«Paris, ce 23 mai 1774.</p>
-
-<p>«Je ne suis plus fâchée, mon cher Veau, si ce n'est
-contre l'abbé, et de ce que vous l'êtes de ce que je le
-suis. Entendez-vous bien tout cela?</p>
-
-<p>«J'ai été hier à la Muette. Vous croyez peut-être
-que j'ai vu le Roi. Point du tout; je n'ai vu que son
-capitaine des gardes qui en est fort content, ainsi que
-de la Reine qui est plus charmante que vous ne pouvez
-l'imaginer.</p>
-
-<p>«Le Roi a dit qu'il remettait le joyeux avènement.
-Les uns disent que c'est une affaire de 15 millions, les
-autres de 54. Il paiera les dettes de l'État et une troisième
-chose que j'ai oublié, mais que vous savez parce
-que cela fera trois édits. Il a dit en même temps qu'il
-<span class="pagenum"><a id="Page_225"> 225</a></span>
-était obligé de laisser subsister les impôts à cause des
-dettes; qu'il en était bien fâché, et qu'il espérait que ce
-ne serait pas pour longtemps.</p>
-
-<p>«On dit que dans un travail de plus de deux heures
-avec le contrôleur général il avait souvent répété:
-«Le point essentiel est le soulagement du peuple.»</p>
-
-<p>«Voici une petite réponse de M. de Maurepas qui
-ne vous déplaira pas. Le Roi lui ayant demandé ce
-qu'il fallait faire pour maintenir la religion et les m&oelig;urs,
-M. de Maurepas lui dit: «L'exemple peut tout et la
-rigueur gâte tout.» Cela me rappelle que dans le temps
-de la paix, Mme de Pompadour, qui la traitait avec
-M. Stanley, disait cent bêtises, et M. Stanley dit un
-sortant: «Celle-ci ne sera pas fameuse par ses apophtegmes.»
-Il n'en faudrait pas beaucoup pour rendre
-M. de Maurepas fameux.</p>
-
-<p>«On a fait sortir de la Muette trois pages qu'on
-croit qui vont avoir la petite vérole. Ils n'entraient
-pourtant pas chez le feu Roi, mais elle est dans
-l'air.</p>
-
-<p>«Mme de Boisgelin avait décidé de rester à Choisy
-avec Madame Victoire, qui ne l'avait pas encore. Trois
-jours après elle a paru. Elles vont toutes assez bien,
-mais la plus avancée entre aujourd'hui dans le cinquième
-jour.</p>
-
-<p>«On a donné à M. de Maurepas le logement de
-Mlle du Barry et à M. Thiery, valet de chambre du
-Roi, celui de Mme du Barry.</p>
-
-<p>«Tu aimes tant les nouvelles que je n'ai jamais de
-<span class="pagenum"><a id="Page_226"> 226</a></span>
-place pour t'aimer, moi qui ne fais autre chose toute
-ma vie, <i>fâchée ou non fâchée</i>.»</p>
-
-<p>Ce n'est pas seulement Mme de Boufflers qui tient
-le «Veau» au courant de ce qui se passe à Paris;
-Mme de Lenoncourt, de son côté, reçoit bien des nouvelles,
-et elle s'empresse de les communiquer à son
-ami.</p>
-
-<p class="date">«Nancy, mardi.</p>
-
-<p>«... Les nouvelles sont que M. de Maurepas a dit au
-Roi: «Jusque dans le bien que vous faites, Sire, ne
-vous pressez pas.»&mdash;Dans une autre occasion:
-«Ayez de la justice, de l'amour pour la vérité, de l'application
-pour vous instruire, de l'économie, un accès
-facile et vous ressemblerez à Henri IV, auquel on
-vous compare déjà.»</p>
-
-<p>«L'on ne parle pas de la Reine avec moins de
-louanges. Jamais règne ne s'est annoncé sous de plus
-heureux auspices:</p>
-
-<p>«La Reine étant dauphine eut une querelle assez
-vive, je ne sais à quel propos, avec le major des gardes.
-Celui-ci voulut donner sa démission le lendemain de la
-mort du Roi. La Reine lui fit dire de n'en rien faire, et
-l'ayant rencontré, elle lui dit: «Nous avons eu l'un et
-l'autre des vivacités; les vôtres sont oubliées, je
-vous prie d'oublier les miennes.</p>
-
-<p>«Il y a quelques jours, les chevaux de Mme de
-Beauvau blessèrent quelqu'un en entrant dans une
-cour de la Muette. La Reine envoya savoir ce qui était
-<span class="pagenum"><a id="Page_227"> 227</a></span>
-arrivé et sur le rapport qu'on lui fit, elle mit la tête à
-la fenêtre et dit au cocher: «Monsieur, quand j'entre
-dans une cour où il y a du monde, je vais au pas.»</p>
-
-<p>«Ils se font adorer de plus en plus. C'est le Roi qui,
-de son propre mouvement, a donné la survivance de
-M. de Beauvau à M. de Poix. Le prince lui en avait
-parlé quand il était encore dauphin, et il s'est cru obligé
-de faire étant roi ce qu'il avait approuvé étant dauphin.</p>
-
-<p>«L'ancienneté n'est pas fort recommandable dans
-cette jeune Cour. L'intendant me disait qu'on n'osait
-s'y montrer quand on avait une perruque. C'est le
-règne de la jeunesse. Ils croient qu'on radote quand
-on a passé trente ans.</p>
-
-<p>«Voilà, cher Veau, le fond du sac...»</p>
-
-<p>Quelques mois après Mme de Boufflers allait
-éprouver un grand chagrin.</p>
-
-<p>Au mois d'août, son fils le marquis se trouvait en
-séjour à Chanteloup lorsqu'il tomba très gravement
-malade d'une fièvre maligne. En quelques heures son
-état fut jugé des plus graves et Mme de Choiseul, horriblement
-inquiète, envoya sans perte de temps un exprès
-à Mme de Boufflers pour la prévenir de ce douloureux
-événement.</p>
-
-<p>Mme de Boufflers partit aussitôt pour Chanteloup;
-Mmes de Beauvau et de Boisgelin, et le prince de Bauffremont
-l'accompagnaient. La marquise eut encore la
-consolation de revoir son fils et de pouvoir lui dire un
-dernier adieu. Le malade succomba le 5 août, en dépit
-de tous les soins.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_228"> 228</a></span>
-La douleur des Choiseul en perdant un ami si dévoué
-fut profonde et durable. Quant à Mme de Boufflers,
-elle partit pour Port-à-l'Anglais rejoindre sa s&oelig;ur de
-Mirepoix et chercher auprès d'elle des consolations à
-la perte cruelle qu'elle venait d'éprouver.</p>
-
-<p>Pendant que le malheureux marquis succombait
-inopinément à Chanteloup, son frère, le chevalier, tombait
-gravement malade à Vassy, en Lorraine; il fut
-pris lui aussi d'une fièvre violente et l'on eut pendant
-quelques jours les plus vives inquiétudes. Heureusement
-pour lui il était aimé d'une comtesse de Salles,
-qui abandonna tout pour courir à son secours; elle
-le soigna avec le plus complet dévouement. On put
-au bout de peu de temps le transporter au Vouthon,
-mais à peine y était-il arrivé qu'il retomba très
-gravement malade avec des accès de fièvre très longs
-et très rapprochés. Heureusement, Sanguil<a id="FNanchor_109" href="#Footnote_109" class="fnanchor">&nbsp;[109]</a> était
-dans le voisinage, il accourut et il lui donna des poudres
-anglaises qui le sauvèrent, mais il fallut naturellement
-lui cacher le plus longtemps possible la mort de son
-frère.</p>
-
-<p>Panpan avait pris part comme il le devait à la douleur
-de ses amis, et il leur avait écrit les lettres les plus
-tendres et les plus affectueuses.</p>
-
-<p>Mme de Boisgelin était accourue au Vouthon dès
-qu'elle avait appris l'état du chevalier. C'est de là,
-qu'elle répond à Panpan:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_229"> 229</a></span></p>
-<p class="date">«Ce 19 septembre 1774.</p>
-
-<p>«Je ne doutais pas, mon cher Panpan, de vos regrets
-particuliers et de la part que vous prenez à notre douleur.
-C'est mourir au milieu de la vie et de tout ce qui
-semble la défendre. Il était sage et fort, mais rien n'y
-fait. Il avait peut-être des défauts qui l'empêchèrent
-de plaire, mais des qualités qui le faisaient aimer. Le
-fond de son c&oelig;ur était excellent. Jamais il n'y a eu de
-meilleur ami, ni même de meilleur frère, et je sens à
-cette heure, mieux que jamais, qu'en cela je l'égalais.</p>
-
-<p>«Je me porte bien, je cours à ma mère. Je pars
-demain en voiture et j'arriverai dans trois jours.</p>
-
-<p>«Adieu, cher Panpan, vous savez combien je vous
-aime, et je sais combien nous devons tous vous aimer.»</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_230"> 230</a></span></p>
-<h2 class="normal">CHAPITRE XIII<br />
-<span class="medium">1775-1777</span></h2>
-
-<p class="hanging indent">
-Mme de Boufflers et Mme de Lenoncourt à Nancy.&mdash;Leur désir
-d'avoir Panpan auprès d'elles.&mdash;Résistance de Panpan.&mdash;Mauvaise
-santé de Mme de Lenoncourt.</p>
-</div>
-
-<p class="space">Mme de Lenoncourt avait été ravie de voir Mme de
-Boufflers venir s'installer définitivement à Nancy. Les
-petites tracasseries qui s'étaient élevées entre ces deux
-dames pendant leur séjour à Paris s'étaient bien vite
-effacées; Mme de Lenoncourt aimait son amie de plus
-en plus: «Je n'ai envie d'être aimable pour personne
-comme pour elle, écrivait-elle.»</p>
-
-<p>Toutes deux avaient arrangé leur existence de façon
-à se voir le plus souvent possible. Elles soupaient
-presque tous les soirs ensemble, soit chez elles, soit
-chez des amis communs. Mais autant les soupers en
-tête à tête, ou en petit comité, étaient charmants,
-autant ceux qu'il fallait faire dans la société de Nancy
-étaient ennuyeux pour la plupart.</p>
-
-<p>Mme de Lenoncourt a su cependant grouper autour
-d'elle quelques amies très intimes avec lesquelles elle
-est en grande sympathie d'idées et de sentiments.
-En 1774, elle s'est enrhumée un peu avant Pâques et
-elle écrit à Panpan comment elle a su tirer parti pour
-<span class="pagenum"><a id="Page_231"> 231</a></span>
-son plus grand agrément de ce rhume providentiel:</p>
-
-<p>«Je ne me suis point ennuyée pendant la semaine
-sainte, mon Veau. Mon rhume m'a dispensée des dévotions.
-Je me suis renfermée avec trois ou quatre personnes
-aussi pieuses que moi qui ne m'ont pas quittée
-et nous avons joué et mangé comme le mardi-gras!<a id="FNanchor_110" href="#Footnote_110" class="fnanchor">&nbsp;[110]</a>»</p>
-
-<p>A part quelques amis de son choix et qu'elle voit
-sans cesse, Mme de Lenoncourt n'a que des relations
-superficielles et qui ne lui sont d'aucune ressource.
-Cette société de Nancy est odieuse, tout le monde se
-hait, se déchire, c'est une guerre perpétuelle; on
-n'a qu'une idée, c'est de fuir cette ville insupportable.</p>
-
-<p>Comme tout changerait d'aspect si Panpan venait y
-habiter!</p>
-
-<p>Toutes ces dames raffolent plus que jamais du vieux
-lecteur, c'est à qui l'attirera, à qui le possédera, et
-quand, à force d'instances, il consent à venir passer
-quelques jours chez l'une ou l'autre de ses amies, il
-est choyé, entouré, remercié comme s'il avait accordé
-la plus précieuse faveur.</p>
-
-<p>Mme de Lenoncourt aime Panpan profondément et
-son rêve serait de l'arracher à Lunéville pour le faire
-venir à Nancy. Ainsi ils pourraient vivre ensemble et
-elle serait parfaitement heureuse. Il n'y a presque pas
-de lettre où la pauvre femme ne fasse allusion à ce rêve
-qui lui devient plus cher tous les jours: «Si vous
-<span class="pagenum"><a id="Page_232"> 232</a></span>
-m'aimiez comme je vous aime, écrit-elle, nous ne nous
-quitterions jamais.»</p>
-
-<p>Un autre jour elle lui dit encore:</p>
-
-<p>«Je vous aime tendrement et je vous aimerais
-encore mieux, si je vivais avec vous... Venez, ma
-vache, nous ferons de bonnes causeries le soir au coin
-du feu, nous rirons, nous nous amuserons...»</p>
-
-<p>Mais le Veau ne se montre guère plus sensible aux
-invites de Mme de Lenoncourt qu'aux reproches de
-Mme de Boufflers.</p>
-
-<p>Il aime son chez lui, ses petites habitudes, le coin de
-son feu l'hiver, ses fleurs l'été, ses «commères» et
-ses «compères», comme il nomme ses amis de Lunéville,
-ceux qui se réunissent chez lui presque chaque
-jour pour «potiner» sur les uns et sur les autres. Ce
-«commérage», qui ferait horreur à Mme de Lenoncourt,
-rend le Veau parfaitement heureux et il ne s'en
-cache pas. C'est en vain qu'on le prie, qu'on le supplie,
-il résiste aux plus pressantes instances.</p>
-
-<p>Exaspérée de son entêtement, Mme de Lenoncourt
-lui écrit en colère:</p>
-
-<p>«Je voudrais que la peste tuât tous vos compères et
-vos commères... Je voudrais que Lunéville vous fût
-odieux, je voudrais que rien ne vous y amuse, je voudrais
-que vous y eussiez autant d'ennemis que de compères,
-vous viendriez demeurer avec moi et alors nous
-serions heureux tous les deux. Mais mon Veau n'est
-qu'une bête qui tombe dans l'apathie et qui n'a pas
-l'esprit de s'en tirer.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_233"> 233</a></span>
-Quand il reçoit de Nancy des supplications trop
-pressantes, le Veau prend tous les prétextes possibles
-pour les éluder: il est trop vieux, il se sent fatigué, il a
-la goutte, il fait trop froid, il fait trop chaud, il n'a plus
-d'esprit; sa garde-robe est en piteux état; pourquoi
-ses amies ne viennent-elles pas le voir?</p>
-
-<p>Mme de Lenoncourt riposte gaiement:</p>
-
-<p>«Il faut donc qu'il gèle pour que je puisse me flatter
-de vous voir; vous êtes fol avec votre habit d'automne.
-Qu'est-ce qui en a? Est-ce que votre houppelande rouge
-ne vous va pas à merveille? Croyez-vous que vous
-viendrez ici faire le petit-maître?»</p>
-
-<p>Un autre jour, elle répond encore à ses vains prétextes:</p>
-
-<p class="date">«Nancy, mardi.</p>
-
-<p>«Vous avez beau me dire des fleurettes, vous avez
-beau en dire à Mme de Boufflers, votre peu de goût
-pour Nancy ne peut venir que de votre peu d'empressement
-pour nous; il ne tiendrait qu'à vous de n'y voir
-qu'elle et moi et d'y jouer du matin au soir, mais vous
-vous faites des devoirs et des fatigues ridicules et
-ennuyeuses; vous vous imaginez qu'il faut avoir un
-bel habit et de l'esprit; pourquoi apportez-vous des
-prétentions ici? Soyez-y aussi à votre aise et aussi bête
-qu'ailleurs. Dînez chez Mme de Boufflers avec cinq ou
-six personnes et soupez chez moi avec cinq ou six
-autres. Vous pouvez par ce moyen satisfaire vos goûts
-et votre amitié. Moi je hais votre Lunéville et votre
-<span class="pagenum"><a id="Page_234"> 234</a></span>
-garnison de gendarmerie; mais vous êtes un drôle personnel
-et vous voulez que tout cède à vos habitudes et
-à vos fantaisies. Je vous déclare que je garderai Mme de
-Boufflers tant que je pourrai et que je plaiderai contre
-Lunéville de toute ma force.»</p>
-
-<p>Non seulement Panpan ne veut pas se déranger,
-quitter ses habitudes et ses manies, mais par un sentiment
-très humain, c'est lui qui se plaint de ses amies
-et leur reproche leur indifférence. Cette fois Mme de
-Lenoncourt s'indigne et elle répond presque en colère:</p>
-
-<p class="date">«Nancy, samedi.</p>
-
-<p>«Pardi, monsieur de Vau, je suis une grande dupe;...
-je me prive par une extrême délicatesse du seul plaisir,
-de la seule dissipation, du seul ami que j'ai en Lorraine
-et c'est pour vous faire douter de mon amitié et du
-plaisir que j'ai à vous voir. N'êtes-vous pas honteux
-de cette vilaine méfiance, ne l'êtes-vous pas surtout de
-vouloir être désiré, pour vous donner le barbare plaisir
-de refuser?</p>
-
-<p>«Je veux, pour me venger, que vous compariez la
-manière dont nous nous aimons; je ne vous ai dit que
-la plus légère partie de mes maux dans la crainte de
-vous inquiéter. Depuis cinq semaines je garde la
-chambre ou mon lit, je suis accablé de souffrance et de
-mélancolie; mille fois j'ai été au moment de vous
-appeler à mon secours et j'ai toujours résisté par la
-crainte de vous contrarier, de vous incommoder et de
-vous mal loger.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_235"> 235</a></span>
-«Sachez-moi bon gré de ne pas vous tirailler sans
-cesse pour vous faire venir. C'est pure discrétion. Je
-sens que vous y êtes trop mal. Si ma vieille bonne voulait
-mourir je vous arrangerais son logement de manière
-que vous y seriez comme chez vous et alors, mon Veau,
-ou nous nous brouillerions ou vous ne me laisseriez pas
-dans l'abandon où je suis, car c'est une chose criante
-que cinq lieues vous séparent comme mille. Il semble que
-mon mauvais génie ait éparpillé toutes les personnes
-que j'aime et puis m'ait fixée dans le lieu où je n'aime
-rien.»</p>
-
-<p>Peu de temps après Mme de Lenoncourt est obligée
-de changer de domicile, et elle a l'heureuse fortune de
-trouver une maison beaucoup plus confortable. Cette
-fois Panpan ne pourra résister! Il faut à tout prix qu'il
-vienne pour donner son avis sur l'installation. Et puis
-Lekain est à Nancy en représentation. Quelle meilleure
-occasion pour le Veau de venir faire visite à son amie.
-La marquise insiste avec une grâce charmante.</p>
-
-<p class="date">«2 avril.</p>
-
-<p>«Le Kain joue aujourd'hui <i>Mahomet</i> et vous n'y êtes
-pas! Je n'y suis pas non plus, j'ai eu peur de la foule.
-Je me réserve pour <i>Gaston et Bayard</i> que je ne connais
-pas. Il ne donne pour les cent louis que quatre représentations,
-mais les pièces sont toutes bien choisies, venez
-donc les voir.</p>
-
-<p>«Mon baromètre est presque au beau fixe, le temps
-est doux et je serais si aise de vous voir!... Mlle Laumont
-<span class="pagenum"><a id="Page_236"> 236</a></span>
-vous cédera sa chambre où vous ne serez pas
-trop mal; moi je vous donnerai du saumon à toutes les
-sauces, du bon vin, etc. Venez encore une fois, ma
-bonne vache, si vous voulez me faire le plus grand plaisir
-du monde. J'ai si envie de vous voir, si envie de
-vous montrer ma maison que je n'aimerai que quand
-vous m'aurez dit de l'aimer. Je n'ai point encore fait
-connaissance avec elle, elle m'est tout à fait étrangère.
-Je ne sais où me mettre, je n'y ai point encore trouvé
-une bonne place; je crois bien qu'elle est commode,
-mais je ne le sens pas: c'est que la vraie commodité,
-c'est l'habitude. L'escalier est très beau, l'antichambre
-est belle, la salle à manger est charmante, le salon me
-paraît vilain. La chambre à coucher est trop petite. Les
-cabinets et garde-robe sont charmants. Tout cela est
-bien blanc, bien propre et paraît bien neuf.»</p>
-
-<p>Mme de Lenoncourt, dans son ardent désir de
-voir Panpan se rapprocher d'elle, cherche à lui
-trouver à Nancy une situation qui l'attire et le séduise
-par des avantages pécuniaires. Grâce à ses relations,
-elle lui fait offrir la place de secrétaire de l'Académie.
-C'est une occupation qui conviendrait parfaitement à
-l'ancien lecteur du Roi et qui rapporterait de 12 à
-1,500 livres.</p>
-
-<p>Mais l'ingrat ne veut pas entendre parler de quitter
-Lunéville. A son âge, ce serait folie; il est vieux, fatigué,
-il a la goutte, il n'est plus bon à rien qu'à végéter
-dans son coin jusqu'à son heure dernière, qui ne peut
-tarder.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_237"> 237</a></span>
-Mme de Lenoncourt découragée lui répond tristement:</p>
-
-<p>«Vous vous vieillissez par paresse; je n'insiste pas,
-parce que je veux principalement votre bonheur... Je
-suis bien persuadée que, si vous me laissiez faire et que
-si vous n'étiez pas une vraie vache, il y aurait moyen
-de vous faire ici un établissement plus honnête et plus
-agréable que celui que vous avez à Lunéville... mais il
-faut vous laisser radoter.»</p>
-
-<p>On s'explique d'autant mieux les désirs et l'insistance
-de Mme de Lenoncourt, que la pauvre femme est
-devenue forcément très casanière et que le voisinage
-de son cher Veau serait pour elle une très précieuse
-ressource.</p>
-
-<p>Elle souffre en effet de si cruels rhumatismes que,
-dans ses moments de crises, elle en arrive à appeler la
-mort de tous ses v&oelig;ux. Quand elle va mieux, peut-elle
-au moins jouir de la vie? Pas beaucoup. Elle est souvent
-affligée de ces terribles et insaisissables maux
-que nos ancêtres appelaient <i>des vapeurs</i> et que nous
-avons baptisés neurasthénie<a id="FNanchor_111" href="#Footnote_111" class="fnanchor">&nbsp;[111]</a>.</p>
-
-<p>Ses lettres sont quelquefois d'une tristesse navrante;
-quelquefois, au contraire, elle reprend le dessus car elle
-est énergique et parle gaiement de ses maux. Un jour,
-après une crise violente, elle écrit à Panpan:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_238"> 238</a></span>
-«C'est de mon enterrement que je vais vous parler,
-mon Veau, car j'ai été morte huit jours; oui, mon Veau,
-morte; vous m'auriez pleurée. Un accès de fièvre de
-vingt-quatre heures m'a rendu la vie et me voilà comme
-si de rien n'était. On dit que ceci n'est que des vapeurs.
-A la bonne heure, mais je vous jure que j'aimerais
-autant une fièvre maligne. J'avais une palpitation, une
-agitation et un tremblement intérieur continuel et extérieurement
-j'étais de plomb, et toujours au moment de
-m'évanouir. Si cela revient, je vous enverrai chercher,
-car je veux mourir dans les bras de mon Veau.»</p>
-
-<p>Du reste ses rhumatismes, ses vapeurs, etc., ne mettent
-pas Mme de Lenoncourt à l'abri d'autres misères.
-Un jour où le Veau se plaint de son long silence, elle
-lui répond qu'elle n'a pas écrit parce qu'elle a eu
-«d'autres chiens à étriller».</p>
-
-<p>«Une rage de dents, une rage d'oreilles, une rage de
-tête m'ont tellement obsédée, que j'ai été jusqu'à ce
-moment hors d'état de tenir une plume. A force d'opérations
-et de vésicatoires on m'a soulagée. Je suis déchiquetée
-comme un morceau de taffetas.</p>
-
-<p>«Adieu, vache de veau.»</p>
-
-<p>Toutes ces misères usent peu à peu la santé de
-Mme de Lenoncourt et son physique s'en ressent terriblement:
-«je me dépenaille tous les jours un peu
-davantage écrit-elle, mais je suis moins pusillanime
-que vous. Cela durera tant que cela pourra et je m'en
-moque.»</p>
-
-<p>On l'envoie aux eaux de Contrexéville, mais elle
-<span class="pagenum"><a id="Page_239"> 239</a></span>
-est loin d'en ressentir les effets salutaires qu'on lui a fait
-espérer:</p>
-
-<p>«Je suis toute détraquée de ces vilaines eaux
-de Contrexéville. En quinze jours de temps j'ai maigri
-de moitié. J'étais jaune, faible, dégoûtée, agitée, je
-dormais mal, je ne digérais pas mieux; depuis que
-je les ai quittées, je me rétablis, mais Dieu sait si
-je rengraisserai. Cela est bien difficile quand on est
-vieille.»</p>
-
-<p>Panpan lui conseille de prendre d'elle plus de soins,
-de consulter les Esculapes les plus renommés, de suivre
-religieusement leurs prescriptions. Mais son amie se
-refuse absolument à écouter ses avis, elle laissera agir
-la nature:</p>
-
-<p>«Savez-vous pourquoi? C'est que j'ai une vieille
-montre qui a été bonne qui tout d'un coup s'est
-détraquée et puis qui s'est raccommodée toute seule.
-Cet exemple m'a frappé. Je suis une vieille montre et
-je me raccommoderai peut-être aussi.»</p>
-
-<p>Panpan, qui nous paraît avoir été un parfait égoïste,
-a beaucoup plus de soucis de ses maux, de ses peines
-morales ou physiques que de celles de ses amies.
-Il ne cesse de se lamenter sur ses infortunes, sur
-ses misères, à chaque instant il se pleure lui-même.
-Dans les derniers mois de 1774 il souffre quelque
-temps des yeux; aussitôt il se croit aveugle et il écrit
-à ses amis des lettres lamentables. Mme de Lenoncourt
-qui est en séjour à Fléville, lui répond avec
-esprit:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_240"> 240</a></span></p>
-<p class="date">«Fléville, le 15.</p>
-
-<p>«Je conçois l'inquiétude que vos yeux vous ont
-donnée, mon Veau, mais puisqu'ils sont mieux et même
-presque guéris, pourquoi craindre des maux imaginaires?
-Qui est-ce qui n'est pas exposé à tous les accidents possibles?
-Quel est l'âge qui en préserve? On est malade,
-on meurt, on est infirme à toutes les époques de la vie;
-c'est même dans la jeunesse que les humeurs âcres ont
-le plus d'activité. La vieillesse, qui affaiblit tout, affaiblit
-aussi la cause de nos infirmités. Gardons-nous d'en prévoir,
-mon cher Veau, et profitons des moments qui nous
-restent; pour moi, je souffre impatiemment, mais quand
-je me porte bien un quart d'heure, je me crois invulnérable
-pour le reste de ma vie et je dois à cette sécurité
-le peu de bons moments dont je jouis encore.</p>
-
-<p>«Il y a huit jours que je suis ici; je suis venu pour me
-sauver du carnaval de Nancy. Je reprendrai avec joie
-le chemin de ma maison; les encouragements que vous
-donnez à mon petit talent l'ont égaré; je viens de faire
-une chanson sur les habitants de ce château, mais je
-me la suis reprochée en la relisant, vous ne l'aurez
-pas; elle viole l'hospitalité. Peut-être vous la chanterai-je
-un jour à l'oreille.»</p>
-
-<p>Mais Panpan ne veut rien savoir; son imagination
-aidant, il continue ses doléances et chacune de ses
-lettres est un nouveau chapitre des lamentations; tant
-et si bien que la marquise agacée lui adresse ce court
-mais joli sermon:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_241"> 241</a></span>
-«Tâchez donc de vous corriger de grossir les objets
-et de vous faire des peines imaginaires. Hé! mon Dieu!
-le hasard ne nous en procure que trop de réelles. Ne
-les devançons pas et n'employons au contraire notre
-imagination qu'à nous distraire et nous consoler quand
-elles nous accablent.»</p>
-
-<p>Pendant l'hiver de 1775, Mme de Boufflers est allée
-passer quelques semaines chez le Veau. Pendant son
-absence, Mme de Lenoncourt, qui s'ennuie à Nancy,
-s'est installée à Fléville, près de Mme de Brancas. C'est
-de là qu'elle écrit à Panpan:</p>
-
-<p class="date">«Fléville, mercredi.</p>
-
-<p>«Mme de Brancas est telle que je l'ai laissée l'année
-dernière, bonne, douce, égale et aimable. Mais M. Cerutti
-est d'un changement qui me fait croire que sa
-santé est fort mauvaise, ou son goût pour Fléville très
-diminué. Je ne le trouve pas aimable comme l'année
-dernière. Sa gaieté, dont je faisais au moins autant de
-cas que de son esprit, n'y est plus... Le petit abbé est
-gras comme un petit moine, gai, sémillant et courant
-ou plutôt volant comme un oiseau, ce qui fait qu'on
-n'en jouit pas assez.</p>
-
-<p>«Il faut donc que la conversation se soutienne dix
-heures de suite entre Mme de Brancas et moi, qui suis
-dolente et peu parlante. Tout cela ne va pas bien sans
-vous, mon Veau, vous êtes l'âme de la compagnie. C'est
-moi surtout que vous égayez et que vous animez.</p>
-
-<p>«La duchesse s'occupe de rendre la maison chaude et
-<span class="pagenum"><a id="Page_242"> 242</a></span>
-commode. Votre chambre surtout l'intéresse plus particulièrement.</p>
-
-<p>«Le terrible Cerutti a le plus mauvais visage du
-monde; je le crois inquiet, car il est exact à son régime
-et à son lait de chèvre.»</p>
-
-<p>Le séjour de Mme de Boufflers à Lunéville ne se
-passe pas sans encombre. Une terrible épidémie d'influenza
-éclate dans la ville et les hôtes de Panpan,
-Panpan lui-même, n'échappent pas à la maladie régnante.</p>
-
-<p>Comme Mme de Boufflers n'aime pas écrire et
-qu'elle est très fatiguée, c'est Panpan qui se charge
-de donner des nouvelles à Mme de Lenoncourt:</p>
-
-<p class="date">«Lunéville, le 4 décembre.</p>
-
-<p>«Nous sommes si enrhumés, madame la marquise,
-que je pourrais ne pas vous écrire; c'est pourtant parce
-que nous sommes fort enrhumés que je vous écris. Il
-faut bien vous donner de nos nouvelles.</p>
-
-<p>«Je ne sais si je suis le plus malade, mais c'est moi
-qui gémis le plus. J'ai pris des rhumes à reculons: j'ai
-commencé par celui de poitrine, celui de cerveau s'y
-est joint; la fièvre s'en est mêlée avec une toux exécrable.</p>
-
-<p>«Mais j'oublie que ce n'est pas de moi que vous
-voulez savoir quelque chose. Mme de Boufflers est
-prise de tous côtés; elle ne laisse pas de se promener
-dès qu'il y a un rayon de soleil. Elle fait pitié à tout le
-monde, hors à elle-même. Elle me dit tout à l'heure
-<span class="pagenum"><a id="Page_243"> 243</a></span>
-qu'elle se portait bien mieux depuis qu'elle était
-enrhumée. Il n'en est pas ainsi de moi. Je me trouve
-malade comme un chien.</p>
-
-<p>«Mais vous, mesdames et messieurs de Fléville,
-êtes-vous échappés à cette épidémie qui est générale
-ici. C'est à qui toussera le plus haut et le plus souvent.
-Elle règne dans la maison que j'occupe depuis le haut
-jusqu'en bas. Je souhaite qu'elle n'aille pas jusqu'à
-vous. J'espère que la fièvre qu'a eue madame la duchesse
-la mettra à l'abri. Me mettrez-vous à ses pieds? dites-lui,
-je vous prie, que j'ai envoyé pour elle à Mlle Nicolas
-314 aunes de lisière à 4 sols.</p>
-
-<p>«Mme de Boufflers trouve fort convenable la maison
-de Mme Thibaut; il n'y a qu'à moi qu'elle ne convient
-pas. Je déteste votre Nancy. Voilà mon bonheur en
-vraie déroute. Je le regrette d'autant plus que je ne
-puis vous dire combien la marquise est adorable ici. Je
-ne lui ai pas encore vu un instant d'humeur, quoique
-indisposée et mal à son aise de toutes façons dans mes
-nids à rat; elle est en vérité incomparable.</p>
-
-<p>«Elle trouve vos couplets charmants pour moi. Ils
-me paraissent si bien faits que je crains que ces belles
-rimes n'aient été un peu reteintes par le teinturier de
-madame la duchesse.</p>
-
-<p>«Adieu, madame la marquise, voilà bien de l'écriture
-pour un pauvre malade qui vous aime autant que s'il
-était sain. Adieu, adieu, je suis à vos pieds comme
-toujours, en les baisant de tout mon c&oelig;ur.</p>
-
-<p>«Marianne est charmée que vous soyez contente de
-<span class="pagenum"><a id="Page_244"> 244</a></span>
-vos serviettes. Elle sera toujours à vos ordres. Elle
-vous prie de ne pas vous presser pour l'argent, vous
-paierez quand vous voudrez.»</p>
-
-
-<p class="space">Quelques jours après Mme de Lenoncourt est de
-retour à Nancy, mais elle s'inquiète de la santé de ses
-amis, le froid augmente, et elle redoute pour eux les
-rigueurs de la saison. Elle écrit à Panpan pour lui recommander
-les précautions:</p>
-
-<p class="date">«Lundi.</p>
-
-<p>«Quel diable de froid! il me semble que je n'en ai
-jamais senti de pareil; mettez la marquise dans du coton
-et vous dans vos trente-six bonnets. Je m'ennuie comme
-un chien, personne ne peut communiquer par ce maudit
-temps-là, parce qu'on ne peut aller ni à pied, ni à
-cheval; je voudrais bien que nous fussions enfermés
-tous trois dans une bonne chambre bien chaude...»</p>
-
-<p>Panpan, absorbé par Mme de Boufflers, ne répond
-pas aux aimables objurgations de son amie. Il ne se
-décide à écrire que pour envoyer en quelques lignes ses
-souhaits de bonne année; en même temps il raconte
-qu'il a un accès de goutte et il ne dissimule pas l'effroi
-que lui cause cette vilaine maladie. Mme de Lenoncourt,
-assez piquée de son silence, lui répond cependant
-avec indulgence et bonté:</p>
-
-<p class="date">«Nancy, le jour de l'an.</p>
-
-<p>«Il est vrai, le Veau, que vous m'avez assez maltraitée,
-mais comme je mets toutes vos rigueurs sur le
-<span class="pagenum"><a id="Page_245"> 245</a></span>
-compte de vos égards pour Mme de Boufflers, vous pouvez
-vivre en paix avec votre conscience sur l'assurance
-que je vous donne de ne me choquer ni contre elle ni
-contre vous. Vous me dites que vous m'aimez, cela me
-suffit, et pour vous en marquer ma reconnaissance, je
-vous garderai le secret et je vous aimerai aussi. Ne
-doutez pas que je ne vous souhaite plus de santé, plus
-de tranquillité, plus de plaisir et de bonheur qu'à moi,
-et que je ne reçoive vos v&oelig;ux en prose avec plus de
-plaisir que les vers de qui que ce soit au monde. Je sais
-que vous en avez fait de charmants, mais je n'en ai pas
-vu la queue d'un.</p>
-
-<p>«Je ne suis pas aussi ennemie de la goutte que vous.
-Quand elle commence jeune, c'est une horrible maladie
-pour la vieillesse et dont on périt infailliblement, mais
-quand elle vient tard, c'est une petite infirmité qui
-n'est jamais ni fort douloureuse, ni dangereuse et qui
-garantit de toutes les autres. Si vous étiez bien persuadé
-de cela, vous ne vous inquiéteriez pas comme
-vous faites, à moins que ce ne soit pour vous donner un
-air de jeunesse.»</p>
-
-<p>Après un très long séjour à Lunéville, Mme de Boufflers
-revient à Nancy, et sa première visite est pour
-Mme de Lenoncourt. Ne faut-il pas revoir cette amie si
-chère sans perdre de temps et lui donner des nouvelles
-de Panpan.</p>
-
-<p>A peine s'est-elle éloignée que Mme de Lenoncourt
-mande au Veau:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_246"> 246</a></span></p>
-<p class="date">«Nancy, le 3 mai.</p>
-
-<p>«Mme de Boufflers m'a trouvée entourée de toute ma
-famille, mon cher Panpan; ma maison en était si pleine
-que je ne conçois pas comment tout cela y a tenu. Vous
-croyez bien que j'étais fort affairée pour leur en faire
-les honneurs; les petits enfants surtout m'occupaient
-sans cesse; ils sont si bruyants, si remuants, si pétulants
-que je n'osais les perdre de vue. Votre lettre est
-arrivée au milieu de ces embarras et la marquise a
-voulu se charger d'y répondre. Maintenant que je suis
-tranquille, je ne me crois point quitte envers vous, car
-je les connais, les réponses en deux mots qui ne
-répondent point; j'en ai gémi pendant son séjour à
-Lunéville; moi je suis moins laconique, j'ai beaucoup
-de choses à dire à mes amis, et si la paresse ne m'interrompait
-pas, j'écrirais des volumes et puis je n'aurais
-pas tout dit.</p>
-
-<p>«La marquise dit qu'elle vous a laissé plus aimable
-que jamais, que vous êtes gai et que vous vous portez
-bien. Pourquoi vous déprisez-vous toujours? Je la crois
-de préférence à vous et je m'attends à vous voir beau,
-charmant et traînant tous les c&oelig;urs après vous.</p>
-
-<p>«Adieu, ma vache, nous allons dîner à Fléville,
-Dieu sait comme j'y serai reçue. J'ai étrangement
-négligé la duchesse et vous savez qu'elle est fière. Je
-m'en tirerai comme je pourrai. Adieu encore une fois,
-mon vieux Veau, je t'embrasse de tout mon c&oelig;ur.»</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_247"> 247</a></span></p>
-<h2 class="normal">CHAPITRE XIV<br />
-<span class="medium">1775-1776</span></h2>
-
-<p class="hanging indent">
-Correspondance du chevalier de Boufflers avec Mme de Boisgelin.</p>
-</div>
-
-<p class="space">A partir de l'année 1775 le chevalier de Boufflers
-entretient avec sa s&oelig;ur, Mme de Boisgelin, une correspondance
-des plus suivies. Nous possédons un assez
-grand nombre de lettres du chevalier, malheureusement
-nous n'avons pas pu retrouver les réponses de
-Mme de Boisgelin. Nous le regrettons d'autant plus
-que, s'il faut en croire son correspondant, c'étaient des
-chefs-d'&oelig;uvre d'esprit et de finesse.</p>
-
-<p>Si les lettres du chevalier ne se rapportent pas directement
-à notre récit, elles s'y rattachent cependant
-par bien des points, et puis elles sont si légères, si spirituelles,
-d'un tour si vif et si particulier, elles donnent
-si bien l'idée du personnage, qu'il serait dommage de
-ne pas les faire connaître<a id="FNanchor_112" href="#Footnote_112" class="fnanchor">&nbsp;[112]</a>. On a dit: «Le style c'est
-l'homme.» Rien n'est plus vrai en ce qui concerne
-Boufflers. Quand on lit ses lettres, on le connaît. Le
-mot plaisant se trouve sous sa plume, irrésistiblement.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_248"> 248</a></span>
-Son style est le fidèle reflet de son inaltérable gaîté et
-de toute l'originalité de son esprit.</p>
-
-<p>Le mariage de Mme de Boisgelin n'avait pas mieux
-tourné que la grande majorité des unions de l'époque;
-soit par incompatibilité d'humeur, soit pour toute autre
-cause, le ménage s'était vite désuni; d'assez graves
-soucis d'argent étaient venus contribuer encore à
-troubler la paix intérieure, et les époux vivaient dans
-des termes au moins indifférents. Pendant que M. de
-Boisgelin résidait la plus grande partie de l'année à
-Rennes ou dans sa terre de la Bretesche, la comtesse
-demeurait, soit en Lorraine auprès de sa mère, soit à
-Paris chez sa tante Mirepoix, qui lui était tendrement
-attachée et lui offrait une fastueuse hospitalité dans son
-magnifique hôtel de la rue d'Artois. Elle y voyait la meilleure
-société de Paris et tout ce que l'ancienne et la nouvelle
-Cour comptaient de plus illustre et de plus brillant.</p>
-
-<p>Boufflers aimait beaucoup sa s&oelig;ur, et elle a été certainement
-un des grands attachements de sa vie. Il lui
-écrivait sans cesse et souvent lui adressait des vers
-assez gaillards; mais on sait que le chevalier n'était pas
-très réservé, et que, même avec sa mère et sa s&oelig;ur, il
-avait souvent un langage des plus risqués.</p>
-
-<p>En 1774, il lui envoyait en riant cette pièce:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p class="i2"> Vivons en famille,</p>
-<p class="i1"> C'est le plaisir le plus doux</p>
-<p class="i4"> De tous.</p>
-<p class="i2"> Nous serons, ma fille,</p>
-<p>Heureux sans sortir de chez nous.</p>
-<div><span class="pagenum"><a id="Page_249"> 249</a></span></div>
-<p class="i2"> Les honnêtes gens</p>
-<p class="i2"> Des premiers temps</p>
-<p>Avaient de plus douces m&oelig;urs,</p>
-<p class="i1"> Et sans chercher ailleurs,</p>
-<p class="i1"> Ils offraient à leurs s&oelig;urs</p>
-<p class="i3"> Leurs c&oelig;urs.</p>
-<p class="i1"> Sur ce point-là nos aïeux</p>
-<p class="i1"> N'étaient pas scrupuleux.</p>
-<p class="i2"> Nous pourrions faire,</p>
-<p class="i4"> Ma chère,</p>
-<p class="i3"> Aussi bien qu'eux</p>
-<p class="i3"> Nos neveux<a id="FNanchor_113" href="#Footnote_113" class="fnanchor">&nbsp;[113]</a>.</p>
-</div></div>
-
-<p>Jamais le chevalier ne traversait Paris sans venir
-voir Mme de Boisgelin; il lui arrivait même souvent de
-descendre chez sa tante de Mirepoix, où des appartements
-lui étaient également réservés. Naturellement,
-quand il était loin de la capitale, c'est sa s&oelig;ur qu'il
-chargeait de ses commissions, et nous le verrons sans
-cesse, dans leur correspondance, recourir aux bons
-offices de l'aimable femme.</p>
-
-<p>Les lettres que nous citons dans ce chapitre
-n'ont pas de lien entre elles, elles sont écrites au
-gré des circonstances, sous le coup des événements,
-importants ou futiles, mais l'auteur s'y montre au
-naturel, sans apprêt aucun, et c'est ce qui en fait le
-charme.</p>
-
-<p>La première est de 1775, un peu avant le sacre de
-Louis XVI. Boufflers est à Montmirail avec son régiment
-et il s'y ennuie fort.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_250"> 250</a></span></p>
-<p class="date">«Lundi.</p>
-
-<p>«J'irai sûrement à Roissy, ma chère enfant; et je
-me réjouis de t'y voir comme si tu étais la plus grande
-femme de ton siècle. Je demande au comte Esterhazy
-une petite commission pour le maréchal de Biron qui
-me fasse rester un jour ou deux à Paris, car je ne suis
-point du tout gâté par les délices de Montmirail.</p>
-
-<p>«Dis à Mme la maréchale<a id="FNanchor_114" href="#Footnote_114" class="fnanchor">&nbsp;[114]</a> que je connais ici un
-petit chien charmant, peut-être encore plus délicat que
-la sienne, qui a eu la patte cassée il y a deux mois, et
-qui est complètement remis, et dis-lui que moi qui n'ai
-pas les grâces de son petit chien, je me casserai la patte
-la première fois que je la verrai, afin de rester auprès
-d'elle.</p>
-
-<p>«J'ai ici plus à faire que je ne comptais, car il faut
-que je fasse huit ou dix lieues par jour, ce qui m'amuse
-assez, mais il faut que j'écrive par jour huit ou dix
-lettres, ce qui m'ennuie fort.</p>
-
-<p>«Adieu, ma Boisgelin, on dit que nous allons au
-sacre. Je sacrerai plus que personne si je ne t'y vois
-pas<a id="FNanchor_115" href="#Footnote_115" class="fnanchor">&nbsp;[115]</a>.»</p>
-
-<p>Mme de Boisgelin, à la suite d'une légère querelle
-avec son frère, étant restée quelque temps sans lui
-écrire, le chevalier, qui a bon caractère et déteste les
-<span class="pagenum"><a id="Page_251"> 251</a></span>
-bouderies, reprend la plume le premier; il est vrai qu'il
-a besoin d'un habit de noce, et qu'il charge sa s&oelig;ur de
-le lui procurer.</p>
-
-<p class="date">«Mercredi.</p>
-
-<p>«Tu dis sûrement du mal de moi, mais tu n'en penses
-pas, et moi j'en penserais de toi que je n'en dirais pas.
-Je renferme mes griefs dans mon c&oelig;ur vraiment royal.</p>
-
-<p>«Je partirai d'ici sans avoir reçu une lettre de toi,
-mais point sans t'avoir écrit, quoique je dusse peut-être
-t'attendre. Pourquoi te traiterais-je comme une femme,
-tandis que tu n'es qu'une s&oelig;ur; il n'y a entre nous que
-la différence d'âge, et de ce côté-là je paie assez cher
-le respect que tu devrais me porter.</p>
-
-<p>«Je reviendrai à Paris le 29, attends-moi avec terreur,
-et en attendant ingénie-toi pour me trouver un
-bel habit, afin qu'à la noce de Pauline je ne brille point
-à mes dépens. J'ai trop bien lu mon Évangile pour me
-présenter au festin sans la robe nuptiale; j'ai tout ce
-qu'il faut pour une noce, excepté un habit. Parle à ce
-sujet-là à ton mari Boisgelin ou Flammarens: le premier
-en avait autrefois qui m'allaient fort bien, mais
-comme depuis quelques années, son petit machinal n'a
-point autant gagné que le mien, il faudra peut-être
-recourir ailleurs. N'y a-t-il pas de marchands qui pour
-un ou deux louis se chargent de métamorphoser un
-gueux en grand seigneur? Informe-toi de cela au loup
-qui sait tout, excepté son rudiment. Enfin arrange-toi
-comme tu voudras, je veux être beau à bon marché.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_252"> 252</a></span>
-«Adieu, je t'aimerais s'il n'y avait point de lâcheté
-à te pardonner ton silence.</p>
-
-<p>«Mille hommages à ta mère de Mirepoix et à celle
-de Rochefort.»</p>
-
-<p class="space">Mme de Boisgelin n'est pas toujours d'humeur accommodante,
-et chez elle le ressentiment dure longtemps.
-Elle répond au chevalier mais sur un ton si agressif
-qu'un instant il est sur le point de s'en irriter. Heureusement
-il a trop d'esprit pour se fâcher, il se borne à
-écrire pacifiquement:</p>
-
-<p class="date">«Samedi.</p>
-
-<p>«En vérité, mon enfant, j'ai commencé par être
-fâché contre toi et j'ai fini par te plaindre, car il n'y a
-que la fièvre qui a pu te dicter la lettre que tu m'as
-écrite. A force de la relire, j'ai trouvé qu'il fallait que
-tu m'aimasses bien pour me dire autant d'injures et je
-me suis laissé aller à t'aimer comme auparavant...</p>
-
-<p>«Adieu, méchant garnement, écris-moi d'ici à quelques
-jours, parce que tu as à réparer.»</p>
-
-<p class="space">La paix se conclut naturellement, et une correspondance
-plus paisible reprend entre le frère et la s&oelig;ur.
-Le chevalier est ravi des lettres qu'il reçoit, ravi également
-du portrait que Mme de Boisgelin lui envoie.</p>
-
-<p>«Fontainebleau.</p>
-
-<p>«J'avais bien raison d'être aussi impatient d'avoir
-de tes lettres, chère enfant; je défie Mme de Sévigné
-<span class="pagenum"><a id="Page_253"> 253</a></span>
-et Biblis d'en écrire de plus charmantes, et je défie toute
-autre chose que toi de me faire plus de plaisir. Je les
-lis, je les relis, et ce qu'il y a de plus charmant, je les
-crois. Tout m'en plaît jusqu'à une petite obscurité que tu
-m'éclairciras à mon arrivée, mais qui, en attendant, me
-fera faire de bien bons rêves.</p>
-
-<p>«Et tu dis qu'en te voyant on m'a encore désiré; je
-n'en crois rien, et j'en juge par moi, qui m'oublie toujours
-auprès de toi. En vérité on aurait grand tort: je
-ne suis que ta partie animale, et tu es ma partie spirituelle.
-Je sens bien souvent mon infériorité et j'en
-jouis toujours.</p>
-
-<p>«Je suis fâché que ton portrait soit si joli, ma chère
-enfant; qu'il te ressemble en laid s'il veut, pourvu qu'il
-te ressemble parfaitement; mais je veux le grand et le
-petit; l'un sera dans ma chambre et l'autre dans ma
-poche. Tous deux seront regardés à chaque instant et
-tous deux me diront que tu m'aimes.</p>
-
-<p>«Je m'ennuie à mourir, mon c&oelig;ur. On croit que
-l'ennui est une maladie lente, je commence à trouver
-que c'est presque une douleur vive. Tes lettres sont
-un calmant et ta présence sera le remède.</p>
-
-<p>«Mon Dieu, mon cher amour, il me semble que si
-j'avais eu un tête-à-tête de trois heures avec toi, il en
-serait résulté plus de 50 louis par mois. Je trouve que
-c'est bien peu, à moins qu'on n'habille tes gens, qu'on
-ne nourrisse tes chevaux, et qu'on ne paie tes voyages.
-Au reste, je ne dois pas me plaindre d'un arrangement
-qui te fera peut-être recourir à moi.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_254"> 254</a></span>
-«Adieu, mon cher amour, je serai au plus tard pour
-le grand souper de la sainte Catherine, à côté de tout
-ce que j'aime.</p>
-
-<p>«Mille adulations à Mme de Mirepoix et mille exagérations
-à Mme de Cambis.»</p>
-
-<p class="space">Ce tête-à-tête de trois heures qui, à la plaisante indignation
-de Boufflers, n'avait valu que 50 louis par mois
-à Mme de Boisgelin, était un tête-à-tête avec son
-mari! Comme les époux vivaient de plus en plus
-séparés, la comtesse exigeait une pension qui lui permît
-de faire figure dans le monde, mais les ressources pécuniaires
-de M. de Boisgelin étaient précaires, et par
-nécessité il devait se montrer fort parcimonieux.</p>
-
-<p>Le chevalier, se trouvant de passage à Paris, profite
-de son séjour pour aller rendre visite aux parents et
-aux amis qui résident dans les environs de la capitale.
-Il va au Val, chez son oncle de Beauvau, à Sainte-Assise
-chez Mme de Montesson, à Montmorency chez
-la maréchale de Luxembourg, à Saint-Ouen chez M. de
-Nivernais; c'est de là qu'il écrit à sa s&oelig;ur:</p>
-
-<p class="date">«Saint-Ouen, dimanche.</p>
-
-<p>«J'espérais te voir demain, chère enfant, et puis je
-l'espérais pour après-demain; je n'espère plus que pour
-mercredi, car il est de toute nécessité que je passe par
-Sainte-Assise, d'où Mme la maréchale de Luxembourg
-revient jeudi, et sans cela je ne la verrai pas de longtemps.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_255"> 255</a></span>
-«On me dit tant et tant que tu es aimable, et que
-tu m'aimes, que je finis par croire l'un et l'autre, et par
-t'aimer de deux manières, l'une par goût et l'autre par
-reconnaissance. Je me réjouis de t'embrasser comme
-si je revenais d'un voyage d'outre-mer. Il me semble
-que j'ai à te dire tout ce que je ne t'ai pas écrit, et je
-sens d'avance tout le plaisir que j'aurai à réparer mes
-torts. Le maître de la maison, son aumônier, l'abbé de
-Bonneval, et en général tout ce qui l'entoure, parlent
-de toi avec enthousiasme et veulent que je te parle
-d'eux. Il m'est impossible de me trouver étranger dans
-une maison aussi pleine de toi; aussi y suis-je comme
-chez moi pour la liberté et un peu mieux pour la commodité.</p>
-
-<p>«Adieu, ton chat te fait bien des compliments; il
-est, comme moi, bien traité à cause de toi.»</p>
-
-<p class="space">Un jour, Mme de Boisgelin pendant son service à
-Versailles, est prise d'une rage de dents folle et, par
-suite, d'une fluxion qui la défigure absolument. Le chevalier
-lui écrit gaiement:</p>
-
-<p class="date">«Jeudi, 24 octobre.</p>
-
-<p>«Je voudrais voir cette grosse joue-là, mon cher
-c&oelig;ur, et je suis tenté de demander à M. de Monaco un
-cabriolet pour aller en poste à Versailles, mais je pense
-qu'il y a tout à parier que je n'y retrouverais ni toi ni
-ta joue. Ce qui me console de ta laideur, c'est qu'elle ne
-te fait pas souffrir.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_256"> 256</a></span>
-«Tu dis que tu es bête comme un cochon; il est
-vrai que c'est dans une lettre charmante; ainsi vois
-comme on peut se fier à toi.</p>
-
-<p>«Le prince italien a toujours un peu de goutte, mais
-cela ne l'empêche pas d'être très gai et très aimable.
-J'ai un vrai regret à le quitter demain, mais encore faut-il
-voir ma princesse italienne, tout enfluxionnée qu'elle
-est. Adieu, ma fille, je te baise comme un enragé.»</p>
-
-<p>Les prévisions de Boufflers ne se réalisèrent pas;
-sa s&oelig;ur, loin d'être guérie, eut un abcès qu'il fallut
-ouvrir, enfin elle éprouva de grandes souffrances. Dès
-qu'il apprend ses maux, il s'empresse de lui envoyer
-de fraternelles consolations. En même temps il lui
-raconte la visite qu'il vient de faire à une de ses tantes,
-Mme de Torcy:</p>
-
-<p class="date">«Verneuil, ce 4 ou 5.</p>
-
-<p>«Je ne suis pas encore remis de tout ce que tu as
-souffert, chère enfant, et je crains bien que ton courage
-ne soit encore exercé, parce qu'il est presque impossible
-que tu n'aies pas des douleurs aiguës et une grosse
-fluxion. Mais je veux me distraire de ces inquiétudes-là
-pour ne voir que le beau côté de la chose et admirer
-tes belles dents et ta grande âme.</p>
-
-<p>«Souviens-toi des excuses que je t'ai prié de faire
-à tous les gens chez qui j'aurais pu ou dû souper d'ici
-à mon retour. Il m'était impossible de refuser cette
-marque d'attention-là à Mme de Torcy; elle était malade
-et désirait me voir! Pour éviter l'air intéressé d'un
-<span class="pagenum"><a id="Page_257"> 257</a></span>
-héritier, je ne suis arrivé que quand elle a été hors de
-danger et elle me paraît infiniment sensible à mes procédés.
-Au milieu de toute ma noblesse, je n'ai pas pu
-m'empêcher d'examiner curieusement la maison, les
-jardins et les meubles; tout cela a l'air un peu bourgeois,
-mais cela s'accorde assez avec mes inclinations
-et ma fortune, et je sens que si jamais je possédais tout
-ce qui est ici, j'en jouirais à merveille.</p>
-
-<p>«Quoique ma tante vous connaisse peu, elle vous
-aime beaucoup et me charge de vous embrasser de sa
-part, mais il m'est bien difficile de vous embrasser pour
-une autre, parce que charité bien ordonnée commence
-par soi-même, et que celle-là, si je m'en croyais, serait
-toujours à recommencer.</p>
-
-<p>«Adieu, moitié de moi-même, dis de ma part tout
-ce que tu sais dire de plus tendre à Madame la maréchale
-et ajoute que ce sont des brutalités en comparaison de
-ce que je pense.</p>
-
-<p>«Baisez les yeux de ma mère s'ils vont bien, et s'ils
-vont mal baisez-les encore plus.»</p>
-
-<p>Les indispositions de Mme de Boisgelin n'étaient
-pas toujours d'aussi peu d'importance. Une fois elle fut
-prise d'une crise cardiaque assez grave, et son état causa
-assez d'inquiétudes pour que Boufflers crût devoir rassurer
-sa mère:</p>
-
-<p class="date">«Ce 11.</p>
-
-<p>«Votre grande fille se rétablit de jour en jour, mais
-je crains que la cause du mal ne reste après la guérison,
-<span class="pagenum"><a id="Page_258"> 258</a></span>
-car elle a toujours des palpitations de c&oelig;ur à chaque
-mouvement qu'elle fait. Il me semble que vous aviez
-autrefois quelque remède ou secret pour cela, que vous
-feriez bien de lui envoyer.</p>
-
-<p>«Pour moi, je suis honteux de ma graisse; cela a
-trop l'air de vouloir se distinguer de sa mère et de sa
-s&oelig;ur; j'espère, malgré cela, vous voir le mois prochain
-et je souhaite que cela vous fasse le même plaisir qu'à
-moi, mais cela ne serait pas dans l'ordre; il faut vous
-rendre et me faire justice.</p>
-
-<p>«Vos petites chansons sont aussi jolies que leurs
-s&oelig;urs, elles ont l'air un peu grêle sur le papier; elles
-ressemblent à leur auteur qui a toujours eu tant d'esprit
-et si peu de corps; on en peut dire autant de M. de
-Nivernais, dont on ne vous aura point laissé ignorer les
-réponses.</p>
-
-<p>«Adieu, chère mère, je me réjouis de ce que je vous
-verrai dans un mois et je m'afflige de ce que dans deux
-mois je ne vous verrai plus.»</p>
-
-<p class="space">Quelquefois le chevalier n'a pas le temps de tenir la
-plume et il a recours à une main étrangère, mais sa prose
-n'en est pas moins originale et vive.</p>
-
-<p>«Bonjour, ma fille, je te chéris de toute mon âme.</p>
-
-<p class="autre">(De la main d'un secrétaire.)</p>
-
-<p>«Je n'ai que le temps, pendant que je mets mes bottes,
-de prier ma chère s&oelig;ur de chercher l'adresse de M. Perrein,
-avocat aux Conseils, et d'y envoyer sur-le-champ
-pour le prier de lever à l'instant l'arrêt qui m'accorde
-<span class="pagenum"><a id="Page_259"> 259</a></span>
-la haute justice sur la Malgrange, et de me le faire parvenir
-sans aucun délai, parce que la chose est de la plus
-grande importance.</p>
-
-<p class="autre">(De la main du chevalier.)</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>«Je t'écris par mon secrétaire,</p>
-<p>Je t'embrasse par procureur.</p>
-<p>Ce que par moi je fais, ma chère,</p>
-<p>C'est de t'aimer de tout mon c&oelig;ur.»</p>
-</div></div>
-
-<p>A l'automne de 1776, le chevalier se rendit en Lorraine
-pour voir sa mère et en même temps s'occuper de
-ses intérêts. A peine arrivé, il écrit à Mme de Boisgelin:</p>
-
-<p class="date">«Lunéville, ce jeudi.</p>
-
-<p>«Enfin, après beaucoup de traverses essuyées sur
-les grands chemins, me voici dans la maison maternelle,
-où j'ai été reçu comme un bon fils par une
-bonne mère. Elle se porte bien, mais elle est inquiète
-de sa fille et de sa s&oelig;ur; moi, je n'ai pas d'inquiétude,
-mais je suis bien empressé d'avoir des nouvelles;
-nous les voudrions exactes et détaillées; ce sont deux
-conditions embarrassantes pour vous qui êtes bornée
-aux parties sublimes; il n'est question à Nancy et à
-Lunéville que d'une lettre aussi grande, aussi légère
-et aussi charmante que vous. J'ai dit que vous étiez
-à ce sujet-là de l'avis de vos lecteurs et que je vous
-en avais entendu parler avec beaucoup d'éloges; au
-reste que vous vous êtes fait en province une réputation
-qui étonnerait tout Paris. Moi, je ne suis étonné
-<span class="pagenum"><a id="Page_260"> 260</a></span>
-que de ce qu'elle n'est pas plus grande et plus générale.</p>
-
-<p>«Adieu, vous savez si je vous aime. Mettez-moi aux
-pieds de Mme la maréchale et dites-lui que le moyen le
-plus sûr qu'elle ait de me faire sa cour est de se bien
-porter.»</p>
-
-<p class="space">Mais le chevalier n'est pas homme à rester longtemps
-en place; et puis ne doit-il pas profiter de son séjour
-pour surveiller ses intérêts, visiter ses abbayes, voir sa
-famille et ses amis. Il se met donc à courir le pays
-dans une jolie petite vinaigrette où il se trouve fort à
-son aise, même pour y passer la nuit. Partout il est
-accueilli à merveille, car partout il apporte la gaieté,
-la joie et le contentement. En route, il trouve encore le
-temps de tracer à sa s&oelig;ur quelques lignes de souvenir
-et d'affection:</p>
-
-<p class="date">«Ce jeudi 3.</p>
-
-<p>«Je me porte bien, ma bonne grande fille, et les deux
-nuits que j'ai passées sur les chemins dans la jolie petite
-vinaigrette que tu as honorée de ta présence ne m'ont
-pas fait plus de mal que si c'eût été dans mon lit.</p>
-
-<p>«J'ai été reçu ici comme un petit Dieu. Veuille le
-grand Dieu que cela se soutienne. J'ai vu mon frère
-Philips avant tout; sa femme est accouchée hier au
-soir, je la verrai demain<a id="FNanchor_116" href="#Footnote_116" class="fnanchor">&nbsp;[116]</a>.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_261"> 261</a></span>
-«Adieu, embrasse bien tendrement notre pauvre tante
-et ne manque pas, non seulement de m'écrire, mais
-même de m'avoir écrit de ses nouvelles.</p>
-
-<p>«Adieu, je te baise un peu fort.»</p>
-
-<p>Enfin, après bien des pérégrinations, bien des déplacements,
-Boufflers va s'installer dans son domaine de la
-Malgrange, et c'est de là qu'il écrit encore à Mme de
-Boisgelin:</p>
-
-<p class="date">«Ce 6 octobre.</p>
-
-<p>«... Je suis triste, j'ai appris hier au soir en arrivant
-que le pauvre la Jeunesse s'était cassé la jambe d'une
-chute de cheval; elle est remise, mais il en a pour six
-semaines, encore ne sera-t-il sûr que dans ce temps-là
-s'il sera estropié ou non. J'ai été le voir ce matin; il est
-à Parville, chez sa femme, dans une petite maison fort
-propre; sa chambre était bien balayée, et bien arrangée,
-son lit bien fait, ses draps bien blancs; cela m'a un peu
-raccommodé avec la pauvreté, que je croyais toujours
-dégoûtante. Il me semble que rien n'empêche d'être
-heureux dans une maison de paysan, il suffit d'y avoir
-ce qu'on aime.</p>
-
-<p>«Je ne me porte plus si bien depuis ton départ;
-si tu avais emporté ma santé, je ne me plaindrais
-pas. J'ai des maux de tête, des vapeurs et surtout j'ai
-<span class="pagenum"><a id="Page_262"> 262</a></span>
-besoin de revenir à Paris, car je m'ennuie comme un
-mort.</p>
-
-<p>«Mille hommages à madame la maréchale. Si j'aimais
-Dieu autant que je l'aime, je serais une petite sainte
-Thérèse.</p>
-
-<p>«Dis bien des choses au souverain de la Corniche.
-Tu sais que c'est le chemin d'Antibes à Gênes.»</p>
-
-<p class="space">De la Malgrange, le chevalier se rendait sans cesse
-à Nancy; il fréquentait la société, et entre temps, pour
-exercer ses talents, il s'amusait à peindre au pastel les
-plus jolies personnes de ses amies. Un jour il reproduit
-les traits de la comtesse d'Haussonville, et c'est la
-vieille marquise de Boufflers elle-même qui se charge
-de mettre une légende au portrait. Elle compose ce
-quatrain:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p class="i4"> Le madrigal et la satire</p>
-<p>Trouveraient à la peindre un embarras égal;</p>
-<p class="i3"> Il n'est pas plus aisé d'en dire</p>
-<p class="i3"> Assez de bien, qu'un peu de mal.</p>
-</div></div>
-
-<p>Ce n'était pas uniquement pour son plaisir que le
-chevalier prolongeait ainsi son séjour en Lorraine, mais
-aussi et surtout par raison d'économie. Ses ressources
-étaient fort limitées, ses dépenses considérables, et il se
-trouvait le plus souvent réduit aux expédients. Quand
-ses créanciers devenaient par trop menaçants, il prenait
-le grand parti, il allait faire une retraite à la Malgrange;
-il la prolongeait plus ou moins suivant ses nécessités
-pécuniaires. Lui-même plaisantait sur sa misère; il
-<span class="pagenum"><a id="Page_263"> 263</a></span>
-écrivait à sa s&oelig;ur en lui remboursant quelques louis
-qu'elle lui avait avancés:</p>
-
-<p class="date">«A Choisy.</p>
-
-<p>«Fouillez dans la poche du vicomte, mon cher
-enfant, vous y trouverez vingt-huit louis dont vingt-cinq
-vous appartiennent, et prenez même les trois autres
-pour me les garder.</p>
-
-<p>«Soyez sûre que si vous êtes jamais aussi riche
-qu'aimable, je vous emprunterai beaucoup et je ne
-vous rendrai rien.</p>
-
-<p>«Ma mère vous mande de ne point oublier le contrôleur
-général. Elle va faire vos commissions et vous fait
-dire que Mlle Moutier est mieux et qu'elle fera votre
-domino.»</p>
-
-<p class="space">Boufflers ne faisait du reste nul mystère des motifs
-qui le retenaient si longtemps hors de la capitale:</p>
-
-<p class="date">«Ce 31 octobre.</p>
-
-<p>«Il serait bien mal à ma grande s&oelig;ur d'avoir oublié
-qu'elle commençait à m'aimer un peu à mon départ de
-Paris. Moi qui y retourne dans peu, je vais recommencer
-à l'aimer beaucoup.</p>
-
-<p>«Je comptais revenir beaucoup plus tôt et, si je m'en
-étais cru, je ne serais pas même parti, mais l'année a
-été orageuse pour mes finances et je suis venu y mettre
-tout l'ordre qui peut entrer dans des coffres vides.</p>
-
-<p>«Je crains bien, mon cher amour, que votre fortune
-<span class="pagenum"><a id="Page_264"> 264</a></span>
-ne vous ait abandonnée et qu'il ne vous en reste que
-l'habitude du gros jeu. Je voudrais, ou que vous restassiez
-aussi heureuse que vous, ou que vous devinssiez
-aussi sage que moi. Mais nous raisonnerons mieux de
-cela quand je vous verrai, et surtout nous nous embrasserons
-mieux que je ne vous embrasse d'ici.</p>
-
-<p>«Adieu, ma grande serpente. Si vous me répondez,
-mandez-moi pourquoi ma mère ne me répond pas et
-baisez-lui les pieds de ma part.»</p>
-
-<p class="space">Avant de revenir à Paris, Boufflers se rendit encore
-chez le vieil ami de sa mère, le prince de Bauffremont,
-à Scey-sur-Saône, où il fit un assez long séjour. Il
-annonce à sa s&oelig;ur son prochain retour et la joie très
-grande qu'il éprouvera à la revoir:</p>
-
-<p class="date">«De Nancy.</p>
-
-<p>«Mes lettres sont-elles enfin arrivées, ma chère
-enfant, et surtout n'y en a-t-il point trop, car je suis si
-porté à l'excès avec toi que j'ai peur même de te trop
-écrire.</p>
-
-<p>«Pour mettre une fin à mes lettres, je prendrai
-bientôt le parti de t'aller trouver. J'avais cru d'abord
-que j'attendrais jusqu'à ta fête, mais il me semble qu'elle
-se recule tous les jours et j'espère que la vraie fête sera
-celle où nous nous reverrons. Si par hasard cette lettre-ci
-t'arrive à temps, réponds-moi à Scey-sur-Saône où
-je vais, pour me mander ta marche du mois prochain,
-parce que, indépendamment de l'intérêt que j'ai à ne
-<span class="pagenum"><a id="Page_265"> 265</a></span>
-pas perdre un des moments que je puis te donner, c'est
-pour moi un plaisir de penser à toute heure où tu es, et
-ce que tu fais; mon imagination a besoin de s'arrêter à
-quelque chose et de savoir où te prendre.</p>
-
-<p>«Adieu, ma chère enfant, tu ne seras jamais et tu
-n'as jamais été aussi bien aimée que par moi. Je me
-réjouis de te le dire dans quelque temps mille fois mieux
-que je ne puis te l'écrire.»</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_266"> 266</a></span></p>
-<h2 class="normal">CHAPITRE XV<br />
-<span class="medium">1775-1778</span></h2>
-
-<p class="hanging indent">
-Difficulté de retrouver l'acte de naissance du chevalier de Boufflers.&mdash;Épidémie
-d'influenza à Paris.&mdash;Le remède de Tressan.&mdash;Mme
-de Mirepoix se casse la jambe.&mdash;Mme de Boufflers loue la
-Malgrange à son fils.&mdash;Le chevalier sous-loue un pavillon à
-M. de Bauffremont.&mdash;Le prince de Beauvau à Plombières.&mdash;Son
-séjour à Ferney.&mdash;Voltaire à Paris.&mdash;Sa mort.</p>
-</div>
-
-<p class="space">Pendant l'année 1775 notre correspondance est vide
-d'événements marquants.</p>
-
-<p>Nous n'y relevons qu'un incident assez plaisant qui
-concerne le chevalier de Boufflers. Son frère, le marquis,
-avait obtenu autrefois le diplôme de noble génois,
-en raison des services éminents rendus à la République
-par le duc de Boufflers. Après la mort du marquis,
-le chevalier sollicita l'honneur d'être également inscrit
-au livre d'or de la noblesse génoise. La République ne
-se refusa pas à lui accorder cette faveur, elle lui
-demanda simplement de produire son extrait baptistaire.
-Cette formalité, si simple en apparence, souleva la plus
-étrange difficulté; tous les extraits obtenus portaient
-des prénoms différents, mais pas un seul ceux de Stanislas-Catherine,
-qui étaient les véritables noms du chevalier.</p>
-
-<p>L'abbé Porquet, chargé de débrouiller cette affaire
-<span class="pagenum"><a id="Page_267"> 267</a></span>
-compliquée, ne crut pouvoir mieux faire que de s'adresser
-à Panpan pour obtenir enfin un extrait conforme à
-la réalité. Il lui écrivait:</p>
-
-<p class="date">«Paris, 24 février 1775.</p>
-
-<p>«Vous savez que le chevalier croyait s'appeler <i>Stanislas-Catherine</i>.
-Dans l'extrait que vous avez reçu, il
-s'appelle <i>saint Jean</i>; et il croit (à ce qu'il m'a mandé)
-se souvenir distinctement que dans un extrait précédent,
-il s'appelait <i>saint Louis</i>.</p>
-
-<p>«Tous les saints du Paradis ont voulu, apparemment,
-être les siens. Il devient cependant indispensable de
-remédier à cette erreur par une sentence ou un arrêt
-qui valide tous les actes passés par lui jusqu'à présent.
-Or, je pense qu'avant toutes choses, et pour procéder
-avec une parfaite sûreté, il convient qu'une personne
-intelligente, et qui sache lire au moins, consulte et voie
-de ses propres yeux le registre des actes de baptême
-de Lunéville. Nous n'osons vous prier de vous donner
-vous-même cette peine; mais vous pourrez charger de
-cette commission quelqu'un qui vaudra mieux que vous
-de toute façon, notre docteur Grapin, par exemple.
-Mme de Boufflers ne peut pas me dire l'année de la naissance
-de son fils. Le curé, qui est tout frais émoulu sur
-la connaissance de l'Extrait, saura tout de suite où le
-chercher, où le trouver. Répondez-moi tout de suite de
-votre côté.</p>
-
-<p>«Adieu, mon cher ami, nous ne nous écrivons
-guères, et vous en connaissez les raisons de ma part,
-<span class="pagenum"><a id="Page_268"> 268</a></span>
-mais qu'est-ce qui pourrait vous faire plus douter de
-mon amitié que je ne doute de la vôtre?»</p>
-
-<p class="space">On voit que, par une perte de mémoire au moins
-étrange, Mme de Boufflers ne savait même plus l'année
-de la naissance de son fils!</p>
-
-<p>Les démarches de l'abbé Porquet ne furent pas inutiles,
-le chevalier put enfin produire un extrait baptistaire
-régulier et il eut la satisfaction d'obtenir ce qu'il
-demandait, c'est-à-dire d'être inscrit sur les registres
-de la noblesse génoise.</p>
-
-<p>L'hiver de 1776 fut déplorable au point de vue de
-la santé publique; une violente épidémie de grippe
-éclata à Paris dès le mois de novembre et elle dura plusieurs
-mois, causant de terribles ravages.</p>
-
-<p>La maladie commençait par un rhume et un grand
-mal de tête, puis survenait la fièvre et en peu de
-jours le patient était à la mort. On se perdait en conjectures
-sur les causes de cette bizarre épidémie, on
-accusait le brouillard, le mauvais air, le vent d'est, etc.;
-les médecins avaient baptisé la maladie <i>Influenza</i>,
-mais à cela s'était bornée leur science, et ils essayaient
-de tous les remèdes sans le moindre succès. Du reste,
-ils étaient surmenés et ne savaient auquel entendre; il
-n'y avait pas une maison de la capitale qui n'eût une
-ou plusieurs personnes frappées; la mortalité était
-effrayante.</p>
-
-<p>Mme de Boufflers, qui, suivant son habitude, passait
-quelques mois d'hiver chez sa s&oelig;ur de Mirepoix,
-<span class="pagenum"><a id="Page_269"> 269</a></span>
-n'échappa pas à la maladie régnante; mais fort heureusement,
-elle ne fut que légèrement atteinte.</p>
-
-<p>Tressan, qui se piquait de posséder des connaissances
-médicales, prétendait avoir trouvé un remède souverain
-contre cette terrible influenza, et il s'empressa de
-le recommander à la marquise:</p>
-
-<p>«Faites de l'exercice, lui disait-il, sciez votre bois,
-s'il le faut; oubliez, s'il est possible, que vous avez de
-l'esprit; exercez-vous comme un montagnard du mont
-Jura; faites circuler votre sang; broyez les fluides, rendez-les
-subtils en les délayant par une boisson douce;
-défendez-vous des acides qui coagulent la lymphe;
-excitez la transpiration, et vous vous trouverez en peu
-de temps beaucoup mieux. Songez que l'état où vous êtes
-est un cercle vicieux d'où vous devez vous tirer; votre
-mélancolie augmente la stagnation des liquides; celle-ci
-augmente votre mélancolie. Il faut dissiper les engorgements,
-relever le diamètre des couloirs affaissés par la
-langueur, et tout se ranimera comme on ranime une horloge
-en excitant l'oscillation de son pendule<a id="FNanchor_117" href="#Footnote_117" class="fnanchor">&nbsp;[117]</a>.»</p>
-
-<p>Nous ignorons si la marquise dut sa guérison au singulier
-remède de Tressan, toujours est-il qu'elle se rétablit
-assez rapidement. Mme de Boisgelin, M. et Mme de
-Beauvau furent beaucoup plus sérieusement atteints,
-et leur convalescence fut longue.</p>
-
-<p>L'année, du reste, ne fut pas heureuse pour la famille
-de Mme de Boufflers. A peine la marquise était-elle
-<span class="pagenum"><a id="Page_270"> 270</a></span>
-remise de cette fâcheuse attaque d'influenza, que sa
-s&oelig;ur, Mme de Mirepoix, glissa dans son appartement
-et se cassa la jambe. C'était un accident très grave pour
-une personne de soixante-douze ans et l'on fut un moment
-fort inquiet, mais la vieille maréchale en avait vu
-bien d'autres et ne se troublait pas pour si peu. Après
-quelques jours de lit, elle se fit transporter sur une
-chaise longue et se mit à recevoir ses amis comme si
-de rien n'était. Elle était si gaie, si causante, elle avait
-la figure si reposée, qu'on disait qu'elle avait plutôt l'air
-d'une femme en couches que d'une vieille de soixante-douze
-ans. Au bout de deux mois, elle avait bon pied
-bon &oelig;il comme auparavant, et elle était plus allante
-que jamais. Sa famille, charmée de son rétablissement
-inattendu, lui offrit une fête pour célébrer cet heureux
-événement, et le chevalier de Boufflers, que sa tante
-comblait de bienfaits, composa en son honneur ces jolis
-couplets:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p><span class="i1 small1">Sur l'air</span> <i>de Gabrielle de Vergy</i>.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>Venez à nous, venez vous-même</p>
-<p>Combler tous nos v&oelig;ux aujourd'hui;</p>
-<p>Montrez que tout ce qui vous aime</p>
-<p>Conserve son plus cher appui:</p>
-<p>Nos ennuis, nos peines cruelles,</p>
-<p>Prompts à fuir quand vous paraîtrez,</p>
-<p>S'envoleront à tire d'ailes</p>
-<p>Au premier pas que vous ferez.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>Avez-vous bien senti l'atteinte</p>
-<p>Du coup qui nous a tous frappés;</p>
-<p>A votre calme, à notre crainte,</p>
-<p>Tous les yeux se seraient trompés;</p>
-<span class="pagenum"><a id="Page_271"> 271</a></span>
-<p>Notre douleur, votre constance,</p>
-<p>Nos larmes et votre amitié</p>
-<p>Nous donnaient l'air de la souffrance,</p>
-<p>A vous celui de la pitié.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>La bonté du Ciel vous réserve</p>
-<p>Pour le bonheur de vos neveux.</p>
-<p>La nature avec soin conserve</p>
-<p>Ce qu'elle fit jamais de mieux;</p>
-<p>Le temps, pressé de tout détruire,</p>
-<p>Vous traite avec ménagement;</p>
-<p>Le hasard seul pourrait vous nuire,</p>
-<p>On sait qu'il ne voit ni n'entend.</p>
-</div></div>
-
-<p>La vieille maréchale était si bien guérie que l'année
-suivante elle figurait dans un bal costumé à la Cour
-déguisée en Huronne, et qu'elle dansa un menuet avec
-le maréchal de Richelieu, habillé en Céphale. Ils déployèrent
-tant de grâce et de légèretés qu'ils soulevèrent
-des applaudissements unanimes: «Que les
-jeunes gens fassent mieux que nous s'ils le peuvent,»
-s'écria le duc en baisant la main de la maréchale et en
-la reconduisant.</p>
-
-<p>Dès qu'elle fut complètement rassurée sur le sort de
-sa s&oelig;ur, Mme de Boufflers partit pour la Lorraine, où
-tous ses amis la réclamaient à grands cris et où de
-graves questions d'intérêt exigeaient impérieusement
-sa présence.</p>
-
-<p>A peine de retour, en effet, la marquise dut prendre
-des mesures au sujet de la Malgrange, dont l'administration,
-assez délicate et difficile, la fatiguait et l'ennuyait.
-D'un autre côté, le chevalier de Boufflers s'était
-<span class="pagenum"><a id="Page_272"> 272</a></span>
-beaucoup attaché à cette terre, il ne voulut pas la voir
-passer en des mains étrangères, et il proposa à sa mère
-de la lui louer moyennant une redevance annuelle de
-1,500 livres de Lorraine. C'était plus qu'elle n'avait
-jamais produit. Mme de Boufflers qui, de cette façon,
-se trouvait débarrassée de tout souci, accepta avec joie
-la proposition.</p>
-
-<p>Boufflers aurait fait une fort mauvaise opération s'il
-n'avait eu l'occasion de louer un pavillon et un jardin
-qui faisaient partie de la propriété, au grand ami de sa
-mère, le prince de Bauffremont.</p>
-
-<p>Ce dernier cherchait depuis longtemps à posséder un
-petit pied-à-terre près de Nancy pour se rapprocher de
-Mme de Boufflers pendant les longs mois d'été. Il
-proposa donc au chevalier de lui louer le pavillon de la
-Malgrange et le traité fut conclu moyennant une somme
-de 100 écus. C'était le plus clair des revenus de la propriété.</p>
-
-<p>A partir de ce moment le prince vient faire de fréquents
-séjours en Lorraine, si fréquents même qu'il se
-trouve bientôt trop à l'étroit, et qu'il commence la construction
-d'un nouveau pavillon, destiné à lui donner
-plus de place. Comme il voit grand, il fait élever, à la
-stupéfaction générale, un salon et une salle à manger
-pour quatre-vingts personnes, avec des cuisines et des
-offices en proportion. C'était à croire qu'il voulait recevoir
-toute la province, ce à quoi il ne songeait guère.</p>
-
-<p>Aussitôt en Lorraine, Mme de Boufflers a repris sa
-vie nomade, tantôt à Nancy, tantôt à Lunéville,
-<span class="pagenum"><a id="Page_273"> 273</a></span>
-tantôt à Sommerviller, tantôt à Fléville, s'attachant de
-plus en plus à Mme de Brancas, à sa chère Durival, à
-Panpan quand il consent à se laisser voir; car, à mesure
-que les années arrivent, le vieux philosophe se montre
-de moins en moins sociable, il résiste aux plus séduisantes
-invitations, aux plus pressantes prières.</p>
-
-<p>Peu de lettres qui ne contiennent des reproches sur
-son absence et sur la difficulté qu'on éprouve à le voir;
-tout le monde se plaint de lui, mais on l'aime quand
-même et Mme de Boufflers plus que tout autre: elle le
-lui dit en termes charmants, en lui racontant les nouvelles
-et les menus incidents de sa vie.</p>
-
-<p class="date">«Nancy, juin 1775.</p>
-
-<p>«Je n'ai jamais songé à être modeste et vous m'avez
-certainement bien entendu. Il y a longtemps que je
-vous aime; mais ces trois dernières années, par-dessus
-une amitié de trente ans, l'ont bien fortifiée, je t'assure.
-J'ai beau dire à la duchesse<a id="FNanchor_118" href="#Footnote_118" class="fnanchor">&nbsp;[118]</a>, elle est si piquée qu'elle
-ne répond pas; elle ne t'aime pas encore assez pour te
-pardonner l'absence; mais moi, je t'aime trop et j'aime
-assez le prince<a id="FNanchor_119" href="#Footnote_119" class="fnanchor">&nbsp;[119]</a> pour avoir une volonté très décidée.
-Je ne crains que le chevalier, qui aura de la peine à
-renoncer à sa seule propriété. Mais jeudi, en allant souper
-chez la comtesse de Stainville avec M. de Stainville,
-je compte le mener chez Cagnon<a id="FNanchor_120" href="#Footnote_120" class="fnanchor">&nbsp;[120]</a>.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_274"> 274</a></span>
-«Vous ai-je dit que ma belle G. venait avec Mme de
-Grammont? Mme la duchesse de Bourbon va à Plombières;
-il y aura une multitude de belles dames de
-Paris. Mme de Grammont sera ici le 12. M. de Beauvau
-me mande qu'il se porte fort bien.</p>
-
-<p>«Mme de Praslin me mande que les femmes de
-ministre sont parvenues à manger avec le Roi et la
-Reine à Marly. Elles y mangeaient sous le feu Roi;
-mais celui-ci ne voulait pas, et même Mme de Maurepas
-n'y a mangé que de ce voyage-ci. Les ministres
-ne mangent pas non plus.</p>
-
-<p>«Il faut qu'il y ait des officiers généraux nommés,</p>
-
-<p class="autre">(De la main de Mme de Boisgelin.)</p>
-
-<p>car M. de Choiseul la Baume revient commander en
-second. Maman dit qu'elle attend encore que Mme de
-Clermont lui dise des nouvelles pour vous en mander.
-Elle est bien fâchée de vous écrire sur de si vilain
-papier. Adieu, le Veau, je t'embrasse bien tendrement.
-Le mari te fait mille compliments et ses respects.</p>
-
-<p class="autre">(De la main de Mme de Boufflers.)</p>
-
-<p>«Envoyez bien vite chez le pauvre Viller pour lui
-dire combien je suis aise de sa croix. C'est par avarice
-pour vous que je me suis servie de cette feuille<a id="FNanchor_121" href="#Footnote_121" class="fnanchor">&nbsp;[121]</a>.</p>
-
-<p>«Adieu, mon cher et bien-aimé Veau. Dites comment
-se porte Marianne.»</p>
-
-<p>En 1777, M. de Beauvau réside quelque temps dans
-ses terres de Lorraine, puis il se rend avec la princesse
-<span class="pagenum"><a id="Page_275"> 275</a></span>
-à Plombières pour y prendre les eaux. Bientôt,
-Mme de Boufflers, sa s&oelig;ur de Bassompierre, M. de
-Bauffremont viennent les retrouver, et cette aimable
-visite les aide à passer plus facilement le temps de la
-saison.</p>
-
-<p>Comme d'habitude, de nombreux baigneurs se pressent
-dans l'agréable ville d'eaux.</p>
-
-<p>Pendant son séjour, Mme de Boufflers assiste à la
-procession commémorative de l'inondation de 1770, de
-celle que l'on a surnommée <i>le déluge</i>, et qui a emporté
-la moitié de la ville. Cette cérémonie se célèbre en
-grande pompe. Après les vêpres, le clergé suivi de tous
-les habitants parcourt la ville processionnellement, puis
-a lieu à l'église une bénédiction solennelle<a id="FNanchor_122" href="#Footnote_122" class="fnanchor">&nbsp;[122]</a>.</p>
-
-<p>Mme de Boufflers assiste aussi à l'inauguration du
-«nouveau bain». La ville de Plombières, désireuse de
-justifier la vogue dont elle jouit et de procurer à ses
-visiteurs tout le «confort moderne», vient de faire
-construire un nouvel établissement qui passe pour un
-prodige de luxe. On peut en juger par cette description
-de Durival:</p>
-
-<p>«Le nouveau bain, ou bain tempéré, a quatre croisées
-au levant et au couchant, cinq des deux autres faces,
-un billard, un café et de petits logements au-dessus.
-Il est voûté et soutenu par onze pilastres. L'évaporation
-est à la place du 12<sup>e</sup>. Il y a douze cabinets où on
-baigne dans des cuves, avec des robinets à chaque,
-<span class="pagenum"><a id="Page_276"> 276</a></span>
-pour se donner soi-même de l'eau à différents degrés.
-Un bassin carré au milieu et un bain commun; il a
-environ 2 pieds 8 p. d'eau et 4 degrés. Tout autour,
-des cabinets pour l'étuve et la douche. Dans un, on
-peut être douché de bas en haut, par un jet d'eau!<a id="FNanchor_123" href="#Footnote_123" class="fnanchor">&nbsp;[123]</a>»</p>
-
-<p>Pendant leur séjour à Plombières et les longues promenades
-sous les ombrages des environs, M. et Mme de
-Beauvau ont longuement parlé de Voltaire avec la marquise.
-L'idée leur vient, avant de rentrer à Paris, de
-reprendre le projet si fâcheusement avorté quelques
-années auparavant et d'aller faire une visite au vieux
-philosophe; ils s'efforcent d'entraîner Mme de Boufflers
-avec eux. Mais la marquise qui, plus jeune, n'a pas osé
-affronter les précipices de la Suisse, ne se sent nullement
-disposée à un si lointain voyage; cependant elle
-accepte d'abord, donne même rendez-vous aux voyageurs
-à l'<i>Hôtel des Trois Rois</i> à Bâle, puis au dernier
-moment, le courage lui manque ou une autre idée lui traverse
-la tête, et elle part pour Scey-sur-Saône, sans
-même prévenir son frère du changement de ses projets.</p>
-
-<p>Après avoir vainement attendu leur s&oelig;ur pendant
-deux jours, et l'avoir cherchée sur la route «de cabaret
-en cabaret», M. et Mme de Beauvau se rendent à
-Genève. A peine arrivé le prince envoie un message à
-Voltaire pour lui annoncer sa visite. Le patriarche ravi
-lui répond:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_277"> 277</a></span></p>
-
-<p class="date">«1777.</p>
-
-<p>«C'est donc le héros d'Homère qui descend chez les
-ombres. Il ne passe pas debout comme l'<i>Empereur</i><a id="FNanchor_124" href="#Footnote_124" class="fnanchor">&nbsp;[124]</a>.
-Je ne suis pas sur les bords du lac, mais du Styx. Sans
-cela je volerais à vos pieds; mais l'état où je suis ne me
-permet que d'attendre vos ordres, et de remercier ma
-destinée.»</p>
-
-<p>Si l'on veut avoir un portrait saisissant de Voltaire à
-cette époque, on n'a qu'à lire ce joli crayon du prince
-de Ligne. Après un séjour chez le philosophe, il écrivait:</p>
-
-<p>«Voltaire était toujours en souliers gris, bas gris de
-fer, roulés, grande veste de basin, longue jusqu'aux
-genoux, grande et longue perruque, et petit bonnet de
-velours noir. Le dimanche, il mettait quelquefois un
-bel habit mordoré, uni, veste et culotte de même, mais
-la veste à grandes basques, et galonnée en or, à la
-Bourgogne, galons festonnés et à lames, avec de grandes
-manchettes en dentelles jusqu'au bout des doigts, car
-<i>avec cela</i>, disait-il, <i>on a l'air noble</i>...</p>
-
-<p>«Il fallait le voir animé par sa belle et brillante imagination,
-distribuant, jetant l'esprit, la saillie à pleines
-mains, en prêtant à tout le monde, porté à voir et à
-croire le beau et le bien, abondant dans son sens, y
-faisant abonder les autres;... faisant parler et penser
-ceux qui en étaient capables, donnant des secours à
-<span class="pagenum"><a id="Page_278"> 278</a></span>
-tous les malheureux, bâtissant pour de pauvres familles,
-et bon homme dans la sienne; bon homme dans son
-village, bon homme et grand homme tout à la fois...»</p>
-
-<p>M. et Mme de Beauvau furent reçus à Ferney avec
-les démonstrations de la joie la plus extrême.</p>
-
-<p>Voltaire, ravi de posséder cet illustre couple, se mit
-en frais de grâce et d'esprit. Il fut étourdissant, incomparable.
-Que de souvenirs furent évoqués! Et la Cour
-de Lunéville, et la Cour de Louis XV! On ne se borna
-pas au passé; le prince raconta avec esprit des anecdotes
-du nouveau règne, Voltaire jeta des vues profondes
-sur l'avenir; les heures s'enfuirent. De part et
-d'autre on fit assaut de séduction et l'on se plut extrêmement.</p>
-
-<p>M. et Mme de Beauvau partirent dans le ravissement
-de cet homme extraordinaire et sous le charme
-de son accueil; ils voulurent même lui faire promettre
-de leur rendre leur visite à Paris et le plus tôt possible,
-mais il objecta qu'il redoutait quelques tracasseries du
-côté de la Cour; M. de Beauvau se porta garant qu'il
-n'éprouverait aucun ennui.</p>
-
-<p>A peine rentré dans la capitale, le prince recevait de
-son hôte cette lettre enthousiaste où des regrets sincères
-se mêlaient agréablement aux plus douces flatteries.</p>
-
-<p>«Auprès de ce prince les autres étaient peuples.
-C'est ce qu'on disait autrefois de je ne sais plus qui, et
-c'est ce que je dis des deux voyageurs qui ont daigné
-passer de la fontaine de Plombières au lac de Genève.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_279"> 279</a></span>
-«Le vieux pénitent retiré dans sa montagne noire
-a presque repris un moment de vie à cette belle apparition.
-Il en a plus appris dans un quart d'heure
-auprès des deux illustres voyageurs qu'il n'en avait
-mal deviné en plusieurs années de temps. Il est comme
-Épiménide qui, en se réveillant dans sa caverne, trouve
-le monde tout changé, mais quand les deux êtres supérieurs
-qui avaient illuminé le pauvre homme furent
-partis, il retomba à l'instant dans sa misère et dans ses
-regrets. Il sent bien qu'il n'en sera que plus malheureux
-le reste de sa vie, pour avoir été si heureux un
-moment.</p>
-
-<p>«Le solitaire, le mourant, le détrompé, le pénitent,
-ne parlera pas aux deux voyageurs de leurs amis et
-de leur situation; il ne leur dira pas un mot de cette
-singulière enfant et de cette brillante imagination
-de Mme du Deffant; il ne leur dira rien des <i>Saisons</i>,
-qu'il relit, malgré M. Clément; il ne peut parler aux
-deux voyageurs que d'eux-mêmes, et leur présente
-du fond de son antre ou de son tombeau son respect,
-ses regrets, son enchantement et sa reconnaissance.»</p>
-
-<p>L'année suivante, en 1778, Voltaire tint la promesse
-qu'il avait faite à M. de Beauvau; il vint à Paris pour
-assister à la première représentation d'<i>Irène</i>. A la barrière,
-quand les commis lui demandèrent s'il n'avait
-rien contre les ordres du Roi: «Ma foi, messieurs,
-leur répondit le patriarche gaiement, je crois qu'il n'y
-a ici de contrebande que moi.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_280"> 280</a></span>
-Il descendit rue de Beaune, chez M. de Villette.</p>
-
-<p>Le lendemain de son arrivée, il reçut en robe de
-chambre la moitié de Paris. L'Académie lui envoya
-une députation de trois membres, le prince de Beauvau,
-Saint-Lambert et Marmontel, pour le féliciter sur son
-retour. La députation était accompagnée de tous les
-académiciens qui avaient assisté à la séance.</p>
-
-<p>Une foule immense accourut pour rendre hommage à
-l'illustre voyageur; l'hôtel de M. de Villette ne désemplissait
-pas: «Il vit hier plus de trois cents personnes,
-écrit Mme du Deffant. Je me garderai bien de me jeter
-dans cette foule. Tout le Parnasse s'y trouve depuis le
-bourbier jusqu'au sommet; il ne résistera pas à cette
-fatigue; il se pourrait bien qu'il mourût avant que je
-l'aie vu.»</p>
-
-<p>Le lendemain, cependant, M. de Beauvau se présentait
-au couvent de Saint-Joseph et il emmenait Mme du
-Deffant rendre visite au patriarche; il y avait trente ans
-qu'ils ne s'étaient vus. La réunion fut des plus touchantes.
-«Il m'a marqué la plus grande amitié, écrit
-la marquise, et la joie la plus vive de me revoir. Elle a
-été réciproque.»</p>
-
-<p>Mise en goût par cet accueil charmant, Mme du
-Deffant retourne encore deux jours après rue de
-Beaune:</p>
-
-<p>«Je lui fis hier ma seconde visite, encore avec M. de
-Beauvau... Nous fûmes reçus par la nièce Denis qui est
-la meilleure femme du monde, mais certainement la
-plus gaupe... Après avoir attendu un bon quart d'heure,
-<span class="pagenum"><a id="Page_281"> 281</a></span>
-Voltaire arriva disant qu'il était mort, qu'il ne pouvait
-pas ouvrir la bouche, etc., etc.»</p>
-
-<p>A part une courte visite de Voltaire deux mois après,
-les relations des deux amis en restèrent là.</p>
-
-<p>Cependant la présence du philosophe avait causé un
-indescriptible émoi dans certains cercles de la Cour et
-Voltaire fut prévenu qu'il serait peut-être obligé de
-fuir la capitale. Il rappela alors à M. de Beauvau la
-promesse qu'il lui avait faite à Ferney, et le prince, par
-l'influence de la comtesse Jules de Polignac, obtint
-qu'on laisserait le patriarche jouir en paix de son
-triomphe.</p>
-
-<p>A la fameuse représentation d'<i>Irène</i> au Théâtre-Français,
-c'est encore M. de Beauvau qui, aux acclamations
-d'une foule en délire, déposa sur la tête du poète une
-couronne de lauriers.</p>
-
-<p>En apprenant l'arrivée du philosophe à Paris, Boufflers,
-qui se morfondait avec son régiment sur les côtes
-de Bretagne, écrivait à Mme de Sabran:</p>
-
-<p class="date">«Brest.</p>
-
-<p>«J'espère que vous avez vu Voltaire. Je crains que son
-séjour ne soit trop long; Paris est trop jeune pour lui. La
-première curiosité une fois passée, on le laissera là. D'ailleurs,
-il doit avoir de la peine à sanctifier la maison qu'il
-habite. On dit que ses pièces ne seront pas reçues ou
-qu'elles tomberont; de manière ou d'autre, je prévois
-avec peine que son triomphe sera suivi de chagrins.»</p>
-
-<p>Peu de temps après il écrivait encore:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_282"> 282</a></span></p>
-<p class="date">«Landerneau, 11 mars.</p>
-
-<p>«Je crains bien pour ce pauvre Voltaire. Vous ne
-me mandez pas qu'il s'est confessé; je le sais par M. de
-Beauvau. Je souhaite que son âme aille en Paradis,
-mais je voudrais que son esprit restât sur terre; ce
-sont deux choses bien difficiles. S'il se porte bien,
-tâchez de le voir encore; il finira par vous aimer à la
-folie. Si ma vanité n'y était pas trop intéressée, je
-serais tenté de croire qu'on vous aime en proportion
-de l'esprit qu'on a...»</p>
-
-<p>Boufflers, apprenant par Mme de Sabran que l'enthousiasme
-du public pour le philosophe, loin de se calmer,
-ne faisait que croître et qu'il en devenait la victime,
-répondait spirituellement:</p>
-
-<p class="date">«1<sup>er</sup> juin.</p>
-
-<p>«Dites de ma part à Voltaire de vivre de sa gloire;
-il en a une provision pour plusieurs siècles. Qu'il laisse
-là le travail et le café; jamais les veilles des autres
-ne vaudront son repos. En vérité, si vous en avez
-l'occasion, parlez-lui de moi; dites-lui que votre frère
-le chérit comme un fils, que je lui écrirais si je ne
-trouvais pas cela de trop bon air; qu'il me semble
-d'ailleurs que ce serait faire comme les gueux qui font
-de petits présents aux riches pour en avoir de gros,
-ou comme les filles qui donnent des cordons de cheveux
-pour avoir des colliers de diamants. Dans mon
-<span class="pagenum"><a id="Page_283"> 283</a></span>
-silence, je l'aime mieux que les gens qui l'ennuient le
-plus<a id="FNanchor_125" href="#Footnote_125" class="fnanchor">&nbsp;[125]</a>.»</p>
-
-<p>Quand Boufflers écrivait cette lettre, Voltaire depuis
-deux jours déjà n'était plus de ce monde:</p>
-
-<p>Surmené par les émotions, la fatigue, les visites, le
-philosophe n'avait pas tardé à tomber malade; en peu
-de jours, son état fut des plus inquiétants. Après quelques
-alternatives de mieux et de pire, il succomba le
-30 mai 1778.</p>
-
-<p>Mme du Deffant, froissée de l'oubli relatif de son
-ancien ami, se borne à mentionner cet événement à la
-fin d'une lettre à Walpole, en post-scriptum, comme le
-plus vulgaire fait divers: «Vraiment j'oubliais un fait
-important, c'est que Voltaire est mort; on ne sait ni
-l'heure ni le jour.» Et c'est tout. Et voilà l'épilogue de
-trente ans d'amitié.</p>
-
-<p>L'on connaît les scènes qui précédèrent et suivirent
-la mort du philosophe et le refus de l'Église de lui
-accorder la sépulture.</p>
-
-<p>Le chevalier de Boufflers aimait tendrement Voltaire,
-il éprouvait pour lui, il le dit lui-même, une affection
-presque filiale, sa perte lui fut profondément douloureuse.</p>
-
-<p>Son indignation n'eut pas de bornes quand il apprit
-qu'on avait refusé la sépulture aux cendres de ce grand
-homme. Il écrivait tristement:</p>
-
-<p>«Ce n'est pas la peine de recourir à la philosophie
-<span class="pagenum"><a id="Page_284"> 284</a></span>
-pour juger les persécuteurs de son cadavre, écrit-il, la
-théologie seule les condamne. Il avait été baptisé dans
-notre religion, il en avait fait plusieurs actes, il l'avait
-un peu ridiculisée, mais jamais désavouée publiquement,
-et on lui refuse la sépulture que les lois n'interdisent
-qu'aux criminels; quelle règle a-t-on pour le
-juger damné? Un instant trop court pour s'exprimer
-suffit pour se repentir, et un instant de repentir efface
-un siècle de crimes; au milieu du dérangement des
-organes et de l'abattement de tous les sens, Dieu peut
-lire le mouvement de contrition dans le c&oelig;ur du mourant,
-il peut voir ce que les hommes ne peuvent pas
-entendre; on ne doit donc jamais présumer de la damnation
-de personne. Ce n'est pas la religion qui a fermé
-les portes des églises aux restes de ce grand homme. Je
-ne veux pas en dire davantage, car je finirais, moi
-chétif, par me faire aussi refuser la sépulture.»</p>
-
-<p>Mme de Boufflers fut indignée de la conduite du
-clergé; en souvenir d'une ancienne intimité, elle composa
-sur la mort du patriarche une ode qui eut le plus
-grand succès:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Dieu fait bien ce qu'il fait, La Fontaine l'a dit.</p>
-<p>Si j'étais cependant l'auteur d'un si grand &oelig;uvre,</p>
-<p>Voltaire eût conservé ses sens et son esprit;</p>
-<p>Je me serais gardé de briser mon chef-d'&oelig;uvre.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>Celui que dans Athènes eût adoré la Grèce,</p>
-<p>Que dans Rome à sa table Auguste eût fait asseoir,</p>
-<p>Nos Césars d'aujourd'hui n'ont pas daigné le voir,</p>
-<p>Et Monsieur de Beaumont lui refuse une messe.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<div><span class="pagenum"><a id="Page_285"> 285</a></span></div>
-<p>Oui, vous avez raison, Monsieur de Saint-Sulpice,</p>
-<p>Eh! pourquoi l'enterrer? N'est-il pas immortel!</p>
-<p>A ce divin génie, on peut sans injustice,</p>
-<p>Refuser un tombeau,... mais non pas un autel<a id="FNanchor_126" href="#Footnote_126" class="fnanchor">&nbsp;[126]</a>.</p>
-</div></div>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_286"> 286</a></span></p>
-<h2 class="normal">CHAPITRE XVI<br />
-<span class="medium">1778</span></h2>
-
-<p class="hanging indent">
-Le chevalier de Boufflers et Mme de Sabran.</p>
-</div>
-
-<p class="space">Depuis qu'il était revenu de Pologne après avoir si
-piteusement échoué dans ses rêves de conquête et de
-gloire, le chevalier de Boufflers, découragé, avait repris
-sa vie errante, sans profit et sans but. Quand il était à
-Paris, il fréquentait la société de sa mère, jouait sans
-rime ni raison, composait des vers galants, faisait la
-cour aux femmes, enfin «courait les filles», comme l'on
-disait alors. Cette vie, funeste à la fois pour son c&oelig;ur,
-sa santé et sa bourse, ne durait pas toujours, fort heureusement.
-Une grande partie de l'année, le chevalier
-vivait en province, tantôt en Lorraine, à la Malgrange
-ou à Nancy, tantôt chez des amis qu'il visitait à tour
-de rôle, et où son esprit charmant le faisait toujours
-accueillir avec joie. Quelquefois, mais rarement, il se
-rappelait qu'il était colonel du régiment de Chartres
-(infanterie) et il allait passer quelques semaines à son
-régiment.</p>
-
-<p>En 1777, le chevalier avait alors trente-neuf ans, une
-rencontre fortuite vient bouleverser sa vie. Lui qui n'a
-jamais connu que les liaisons éphémères, qui n'en a
-<span class="pagenum"><a id="Page_287"> 287</a></span>
-jamais compris d'autres, en un mot qui n'a jamais aimé,
-s'éprend d'une passion profonde qui durera jusqu'à sa
-dernière heure. Cette affection, comme toutes les affections
-humaines, hélas! ne sera exempte ni de déceptions,
-ni d'orages, mais les débuts en furent si exquis que
-trente ans après Boufflers se les rappelait encore avec
-délices.</p>
-
-<p>Quand le chevalier était à Paris, il fréquentait
-assidûment chez la maréchale de Luxembourg. En
-1777, un soir, il rencontra par hasard chez la noble
-dame une jeune veuve très intelligente, très spirituelle,
-Mme de Sabran; elle venait d'avoir vingt-sept ans. Née
-en 1749, Françoise-Éléonore de Jean de Manville avait
-perdu sa mère de bonne heure et elle avait été élevée
-par son aïeule, Mme de Montigny. On lui fit épouser
-un officier de marine, M. de Sabran, qui avait cinquante
-ans de plus qu'elle, et dont elle eut deux
-enfants<a id="FNanchor_127" href="#Footnote_127" class="fnanchor">&nbsp;[127]</a>. En 1775, M. de Sabran eut l'à-propos de
-mourir.</p>
-
-<p>Bien qu'elle ne possédât plus les attraits de la prime
-jeunesse et qu'elle ne fût pas précisément jolie, Mme de
-Sabran avait une physionomie si originale, tant de
-mobilité dans le regard, une grâce si piquante qu'elle
-séduisait au plus haut point. Et puis son esprit était
-comme son regard, pétillant, plein de verve, jamais en
-repos. Elle aimait les arts, et elle cultivait avec succès
-la musique, la peinture, la poésie.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_288"> 288</a></span>
-Dès leur première rencontre, Boufflers attaqua
-galamment et déploya toutes ses séductions. Mme de
-Sabran lui répondit avec tant d'esprit et d'agrément,
-elle montra une raison si droite et des connaissances si
-variées, que le chevalier ébloui s'éprit pour la jeune
-veuve d'un amour passionné.</p>
-
-<p>Bien entendu, dès le lendemain, Boufflers, comme
-c'était son devoir, se rendit chez elle pour lui présenter
-ses hommages; l'impression fut plus vive encore que la
-veille, et cette première visite fut suivie de beaucoup
-d'autres.</p>
-
-<p>Le chevalier n'avait point pour habitude de s'attarder
-aux préliminaires et de prolonger outre mesure la période
-du sentiment; il aimait, il n'avait pas lieu de se croire
-détesté, il demanda bien vite qu'«on couronnât sa
-flamme». Mais il eut la surprise de trouver chez
-Mme de Sabran un empressement moins grand. Certes
-elle ne cachait pas le penchant qu'elle éprouvait pour
-son adorateur, mais elle se trouvait des devoirs vis-à-vis
-d'elle-même, vis-à-vis de ses enfants et elle opposa
-une résistance absolue.</p>
-
-<p>Comme on ne pouvait sans crime rompre une idylle
-si touchante, Boufflers, qui était l'ingéniosité même et
-qui savait en plus que tout chemin mène à... Rome,
-proposa un moyen terme. Puisque le mot <i>amour</i>
-choquait et effrayait Mme de Sabran, rien n'était plus
-simple que de le remplacer par <i>amitié fraternelle</i>; on
-serait frère et s&oelig;ur: quoi de plus pur, de plus touchant,
-et de quoi pouvait s'effrayer dans ces conditions l'âme
-<span class="pagenum"><a id="Page_289"> 289</a></span>
-la plus timorée. «Soit, répondit Mme de Sabran convaincue,
-ne m'aimez jamais que d'une amitié fraternelle
-et j'aurai toujours pour vous l'amitié d'une s&oelig;ur.»</p>
-
-<p>Le pacte ainsi conclu, signé, et la paix faite, les
-relations se poursuivirent dans la plus confiante intimité.
-Pas un jour ne s'écoulait sans que le chevalier ne rendît
-visite à son amie dans sa maison du faubourg Saint-Honoré,
-et là, assis tous deux sous les grands arbres
-ou dans les bosquets du jardin, ils devisaient à perte de
-vue.</p>
-
-<p>Souvent Boufflers rime en l'honneur de la bien-aimée,
-mais, toujours original, il ne se croit pas
-obligé de lui décerner des louanges hyperboliques. Un
-jour il lui adresse cette chanson où il plaisante cette
-chevelure ébouriffée qui est un des traits caractéristiques
-de sa physionomie:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p><span class="small1">Air</span>: <i>Nous sommes précepteurs d'amour</i>.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>Aux attraits les plus séduisants,</p>
-<p>A la beauté la plus soignée,</p>
-<p>Je préférerai constamment</p>
-<p>Qui donc?... Sabran la mal peignée.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>Sur sa raison, les envieux</p>
-<p>N'ont jamais pu trouver à mordre,</p>
-<p>Et ce n'est que dans ses cheveux</p>
-<p>Qu'on aperçoit quelque désordre.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>De l'amour, c'est un trait nouveau;</p>
-<p>Sabran, il venge son injure.</p>
-<p>N'ayant pu troubler ton cerveau,</p>
-<p>Il s'en prend à ta chevelure.</p>
-</div></div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_290"> 290</a></span>
-Fort heureusement pour le frère et la s&oelig;ur, cette
-touchante idylle fut brusquement interrompue, ce qui
-permit au pacte de durer au moins quelques mois. La
-France venait de promettre des secours aux insurgés
-américains et la guerre menaçait d'éclater entre le
-cabinet de Versailles et celui de Windsor.</p>
-
-<p>Il était question d'un débarquement sur les côtes
-d'Angleterre, et dans ce but l'on décida de réunir en
-Bretagne toute une armée. Le régiment de Chartres,
-que commandait en second Boufflers, fut désigné pour
-se rendre à Brest et le chevalier reçut l'ordre de l'y
-rejoindre.</p>
-
-<p>Donc Boufflers dut quitter sa s&oelig;ur chérie; ce ne fut
-pas sans larmes, sans désespoir, le frère et la s&oelig;ur
-s'aimaient si bien! mais il fallait obéir. L'on se promit
-naturellement de se garder une foi éternelle et de s'écrire
-souvent pour tromper les rigueurs de l'absence.</p>
-
-<p>Mme de Sabran est une des plus charmantes figures
-du dix-huitième siècle, c'est une créature délicieuse
-toute de passion, de charme, de tendresse, et si sensible,
-si femme, si aimante! Ses lettres sont exquises. A
-chaque ligne tombe de sa plume sans effort, à l'improviste,
-les pensées délicates, originales et d'un tour si
-heureux!</p>
-
-<p>Il semble même qu'elle ait le don d'inspirer son correspondant,
-car jamais le chevalier n'a l'esprit plus fin
-que quand il lui écrit<a id="FNanchor_128" href="#Footnote_128" class="fnanchor">&nbsp;[128]</a>.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_291"> 291</a></span>
-Ses lettres respirent la passion la plus vive. On sent
-qu'il aime Mme de Sabran à la folie, qu'elle est tout
-pour lui. Son c&oelig;ur déborde d'amour, et il le lui laisse
-voir en termes exquis: chaque mot est une caresse,
-chaque phrase un acte de foi et d'amour.</p>
-
-<p>Ces lettres sont si jolies, d'un sentiment si profond
-et si vrai, que nous ne pouvons résister au désir d'en
-citer quelques extraits; ils ne peuvent que contribuer à
-mieux faire connaître le caractère du chevalier:</p>
-
-<p>«...Mon Dieu, chère s&oelig;ur, quand vous reverrai-je? Je
-suis comme un avare éloigné de son trésor: à la vérité
-il n'en jouissait pas, mais il le contemplait toute la
-journée... J'ai laissé chez vous mes connaissances et
-mes goûts. Tout ce qui me plaît est resté avec tout ce
-que j'aime...»</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>«Écrivez-moi un peu, chère et charmante s&oelig;ur; je
-ne vivrai que de votre souvenir. Les prédicateurs et
-même les métaphysiciens ne vous ont-ils pas dit que si
-Dieu oubliait un moment le monde, il tomberait dans le
-néant? Vous êtes ce Dieu-là, et moi, je suis ce monde;
-ne m'oubliez pas...»</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>«...Adieu, ma s&oelig;ur; jamais ce que je sens au
-dedans, en traçant ce nom de s&oelig;ur, ne pourra être
-rendu. Adieu; souvenez-vous du besoin que j'ai de
-<span class="pagenum"><a id="Page_292"> 292</a></span>
-votre amitié. Elle me charme sans me suffire; elle a
-pour moi le prix que la sécheresse et la soif donnent à
-une goutte d'eau.»</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>«...Avant de vous connaître, j'avais souvent senti
-de l'ennui, mais jamais de regret. Pourquoi vous ai-je
-vue si tard? Pourquoi faut-il vous voir si peu? Pourquoi
-l'absence est-elle si longue et la vie si courte?...»</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>«Laissez-moi vous dire, si je puis, tout le plaisir
-que m'a fait votre dernière lettre... Vous êtes comme
-cette pauvre Médée qui veut le bien et qui fait le mal;
-vous charmez, vous rajeunissez tout ce qui vous
-entoure, il ne vous manque qu'un Jason. Pour moi, je
-suis tantôt le bonhomme à qui vous rendez ses premiers
-ans, tantôt le vieux bélier dont vous faites un agneau,
-tantôt ce pauvre frère que vous mettez en pièces, mais
-je ne suis jamais celui que je voudrais être.»</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>«...Mon secrétaire arrive en ce moment avec une
-troisième lettre de vous qui me transporte de reconnaissance.
-Ne vous lassez pas, ne vous dégoûtez pas
-de moi, mon amie; jurez-moi que jamais vous ne vous
-dédirez de ce que vous me dites de charmant. Ce mot
-<i>nécessaire</i>, dont vous vous servez pour votre vieil ami,
-ne sortira jamais de sa pensée. Tous les rois de la terre
-se réuniraient pour me combler d'honneurs et de biens,
-qu'ils ne me feraient jamais goûter une joie comparable
-<span class="pagenum"><a id="Page_293"> 293</a></span>
-à celle que ce mot-là m'a causée. Je crois même qu'un
-triomphe m'en ferait moins, car la gloire ne nous vaut
-pas.</p>
-
-<p>«Adieu, ma s&oelig;ur; j'ai besoin de vous comme on a
-besoin d'air en été et de soleil en hiver. Adieu encore;
-je vous baise en bon père, en bon frère et en ami suspect.»</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Si Boufflers a consenti à s'éloigner quand l'exil lui
-était si cruel, ce n'est pas qu'il soit poussé par l'ambition
-ou par un ardent désir de gloire; en vérité ce ne
-sont là que des prétextes, mais qui lui permettront de
-se montrer digne du bien suprême, de celui qu'il
-souhaite par-dessus tout, et que Mme de Sabran connaît
-mieux que personne.</p>
-
-<p>Malheureusement, jusqu'à présent, il n'a guère eu
-l'occasion de montrer sa valeur. Toute son activité se
-borne à quelques déplacements; on l'envoie de Brest à
-Saint-Malo, de Saint-Malo à Landerneau, mais sans
-but, sans utilité, et il s'ennuie très fort.</p>
-
-<p>«Je suis arrivé en grande hâte pour ne rien faire.
-Il n'est pas plus question de se battre en Bretagne
-qu'au couvent de la Visitation, et il paraît que nous en
-serons quittes, non pas pour la peur, mais pour
-l'ennui.»</p>
-
-<p>Et il lance cette jolie boutade:</p>
-
-<p>«Mourir n'est rien, se battre est assez joli, mais
-s'ennuyer est affreux.»</p>
-
-<p>Mme de Sabran s'étant permis quelques plaisanteries
-<span class="pagenum"><a id="Page_294"> 294</a></span>
-sur ces guerriers qui passent leur temps dans les
-loisirs de la vie de garnison et se croisent les bras,
-son «frère» lui écrit:</p>
-
-<p class="date">«Landerneau, 2 mars.</p>
-
-<p>«Vous vous égayez un peu sur notre guerre de Bretagne;
-on voit bien que vous n'y êtes pas. Savez-vous
-qu'il n'y manque que des ennemis? car d'ailleurs, nous
-avons un général, un maréchal des logis, un état-major,
-un équipage d'artillerie et de vivres, et nous nous
-appelons l'<i>armée de Bretagne</i>. Je vous prie dorénavant
-d'en parler avec le respect qui convient à une armée,
-ou bien je proposerai pour vous punir de mettre quelqu'un
-de mon régiment à discrétion chez vous...»</p>
-
-<p>Si l'armée de Bretagne ne joue en réalité aucun rôle
-utile, les généraux cependant ne la laissent pas dans
-l'inaction; les ordres, les contre-ordres sont incessants,
-les régiments sont morcelés, réunis, divisés de nouveau,
-ils vont, reviennent, sans plan, sans but; bref la
-confusion est extrême et le désordre à son comble.</p>
-
-<p>Boufflers n'a d'autre consolation dans sa détresse
-que de penser à sa «s&oelig;ur», et de se rappeler les
-heures si douces passées près d'elle dans cette délicieuse
-demeure du faubourg Saint-Honoré qui a vu
-naître et grandir leur mutuelle tendresse:</p>
-
-<p>«Les tristes colonels de Bretagne se flattent de
-revenir au mois de juin, lui écrit-il, mais je n'en crois
-rien. Il y avait bien plus de raisons de ne pas partir de
-Paris que pour y retourner. Mon imagination est
-<span class="pagenum"><a id="Page_295"> 295</a></span>
-toute tendue de noir... Quelquefois pour me distraire,
-je me transporte à la maison fraternelle. Je vois d'ici
-des livres, des tableaux, des plumes, des couleurs, des
-arbres verts, un pavillon, de grandes promenades;
-j'aperçois entre les arbres une espèce de petite nymphe
-qui se promène un livre à la main, et je cours à sa rencontre.
-Quel bonheur que ce soit ma s&oelig;ur! Quel dommage
-que ce ne soit que ma s&oelig;ur!»</p>
-
-<p>Cet éloignement de la femme qu'il aime, cette vie
-oisive et sans but des camps, cette activité factice qui
-ne mène à rien, finissent par avoir raison de la santé
-du chevalier; le physique et le moral sont à l'unisson,
-c'est-à-dire que tous deux vont fort mal.</p>
-
-<p>Il avoue à son amie son triste état et elle lui répond
-pour le réconforter:</p>
-
-<p class="date">«8 mai 1778.</p>
-
-<p>«Ne me parlez point de votre tristesse ni de vos
-souffrances, mon frère, tout est pour le mieux dans le
-meilleur des mondes; même votre fluxion et votre mal
-de dents. Si vous n'étiez jamais malade, vous ne sentiriez
-point le prix de votre santé; et si vous ne quittiez
-jamais vos amis, vous n'éprouveriez pas le plaisir qu'on
-a de les revoir après une longue absence. Telle est la
-condition humaine.</p>
-
-<p>«Il n'est pas de plaisir sans peine, et souvent la
-somme des peines passe celle des plaisirs; mais, n'importe,
-il faut nous croire heureux, malgré le sort,
-malgré nous-mêmes, et prendre notre parti sur ce bonheur
-<span class="pagenum"><a id="Page_296"> 296</a></span>
-parfait qui ne peut exister. Vous me direz que
-j'en parle bien à mon aise, moi qui n'ai rien à désirer; il
-est vrai que je suis heureuse, mais je suis bien persuadée
-que notre bonheur est en nous-même et qu'avec
-de la raison et de la philosophie, on n'est point malheureux
-dans ce monde, ou très difficilement...»</p>
-
-<p>Quelquefois la correspondance des deux amis roule
-sur des sujets plus intimes. Un jour Mme de Sabran
-avoue à son «frère» qu'elle a été s'agenouiller au tribunal
-de la pénitence et elle lui raconte cet événement
-en termes exquis:</p>
-
-<p class="date">«25 avril 1778.</p>
-
-<p>«J'ai véritablement besoin aujourd'hui de causer
-avec vous, mon frère, pour m'égayer et me distraire
-d'une certaine visite que je viens de faire, et quelle
-visite! une visite que l'on ne fait que dans un certain
-temps, aux genoux d'un certain homme, pour avouer de
-certaines choses que je ne vous dirai pas. J'en suis
-encore toute lasse et toute honteuse. Je n'aime pas du
-tout cette cérémonie-là. On nous la dit très salutaire et
-je m'y soumets en femme de bien.»</p>
-
-<p>Le chevalier lui répond avec non moins d'esprit et
-de finesse:</p>
-
-<p class="date">«Mardi.</p>
-
-<p>«Comment, charmante petite Magdeleine, vous
-sortiez du confessionnal et vous y aviez dit beaucoup
-de choses que vous ne me diriez pas, à moi qui vous
-dirais tant de choses que mon confesseur ne saura
-<span class="pagenum"><a id="Page_297"> 297</a></span>
-jamais! Mon Dieu! que je suis piqué de n'avoir été
-pour rien dans vos propos! et que disait cet homme qui
-vous voyait à ses genoux? Que n'étais-je votre confesseur!
-Que n'ai-je été votre péché! Que ne suis-je votre
-pénitence!</p>
-
-<p>«Adieu, ma s&oelig;ur, je suis enrhumé du cerveau et de
-la poitrine; je tousse comme un loup et je pleure comme
-un veau. Si vous en aviez eu autant, cela vous aurait
-fait bien de l'honneur au tribunal de la pénitence.»</p>
-
-<p>L'activité de sa correspondance avec Mme de Sabran
-n'empêchait nullement le chevalier de donner de ses
-nouvelles aux autres personnes de sa famille et particulièrement
-à Mme de Boisgelin. C'est elle également
-qu'il prenait pour confidente de l'ennui mortel qu'il
-éprouvait dans cette Bretagne où, pas plus dans le présent
-que dans l'avenir, il ne voyait rien à espérer. Il lui
-écrit en 1778<a id="FNanchor_129" href="#Footnote_129" class="fnanchor">&nbsp;[129]</a>:</p>
-
-<p class="date">«3 mars.</p>
-
-<p>«J'envie bien le vicomte de la Tour du Pin qui tourne
-le derrière à la Bretagne et le devant à Paris, mais il
-paraît par sa permission d'aller se marier, qui n'est que
-pour dix-sept jours, que nous pensons à l'Angleterre.
-On arme les gros vaisseaux sans oublier les autres et
-les nouvelles d'aujourd'hui sont toutes martiales.</p>
-
-<p>«Malgré tout cela je n'en crois rien, nous ferons bien
-<span class="pagenum"><a id="Page_298"> 298</a></span>
-des semblants avant de faire rien de ressemblant à une
-véritable guerre.</p>
-
-<p>«Mille choses de ma part à tout ce qui a la bonté
-de m'aimer, et ne cessez pas de vous informer si
-jamais les colonels de Bretagne auront la permission
-de revenir.</p>
-
-<p>«Adieu, mon pauvre enfant, votre dernière lettre était
-le plus joli rêve enfanté par le plus doux sommeil, mais
-soyez plus éveillée une autre fois pour me mander des
-nouvelles.»</p>
-
-<p class="space">
-L'événement cependant ne tarde pas à donner tort
-aux pressentiments du chevalier. Il apprend tout à coup
-que le duc de Chartres a quitté Paris incognito et qu'il
-vient visiter son régiment. Il mande à sa s&oelig;ur l'arrivée
-du prince:</p>
-
-<p class="date">«Landerneau, 15 juin 1778.</p>
-
-<p>«Je suis dans les ennuis et dans les affaires jusqu'au
-cou, il faut que je loge et que je nourrisse M. le duc de
-Chartres qui arrive tout à l'heure, et je n'ai ni maison ni
-cuisine; tout ira à la volonté de celui qui lit dans les
-c&oelig;urs et dans les casseroles, car j'ai fait de mon mieux
-et s'il ne m'aide pas, je n'aurai fait que de l'eau claire.</p>
-
-<p>«Tout le monde est effaré de notre arrivée ici; il n'y
-est pas plus question de guerre que de vendanges, et
-jamais il n'y aura eu d'armée aussi tranquille que la
-nôtre.</p>
-
-<p>«Je vous donnerai des nouvelles au premier moment
-<span class="pagenum"><a id="Page_299"> 299</a></span>
-libre que j'aurai, en attendant comptez pour moi sur
-beaucoup d'ennuis et fort peu de dangers.</p>
-
-<p>«Adieu, ma haute s&oelig;ur, je vous aime de la tête aux
-pieds, cela s'appelle un grand amour.»</p>
-
-
-<p class="space">L'arrivée du duc de Chartres à Landerneau était
-cependant le prélude de graves événements. Une flotte
-de trente-deux vaisseaux et de huit frégates était
-réunie à Brest sous les ordres du comte d'Orvilliers et
-elle se prépara à prendre la mer. Le duc reçut le commandement
-d'une division. Boufflers sollicita vainement
-du prince l'autorisation de l'accompagner, il n'éprouva
-qu'un refus formel.</p>
-
-<p>«Je suis bien fol d'aimer la gloire, écrit-il tristement,
-elle ne veut pas de moi. Le plaisir va bientôt être du
-même avis. Il faudra me mettre à la raison pour toute
-nourriture.»</p>
-
-<p>Quand la flotte fut sortie du port, elle ne tarda pas à
-se rencontrer avec l'amiral Keppel, qui était venu au-devant
-d'elle. La bataille fut vive et sanglante, mais
-aucun vaisseau ne fut pris, et chacun se retira sans
-qu'il y eût un résultat définitif.</p>
-
-<p>La flotte française rentra à Brest pour réparer ses
-avaries, et le duc de Chartres partit pour Versailles
-porter la nouvelle de ce que nous regardions comme
-une victoire.</p>
-
-<p>Le duc fut reçu à Paris aux acclamations du public,
-mais cet enthousiasme fut de courte durée. On reprocha
-au prince de n'avoir pas compris un signal qui devait
-<span class="pagenum"><a id="Page_300"> 300</a></span>
-lui faire couper la ligne ennemie, et aux éloges succédèrent
-les épigrammes. Toute la campagne se borna
-à cet épisode assez insignifiant.</p>
-
-<p>Quant à l'armée de Bretagne, elle continua son existence
-triste et monotone.</p>
-
-<p>Enfin, au mois de septembre, Boufflers apprend avec
-une joie indicible que son long exil va se terminer et
-que son régiment est désigné pour tenir garnison à
-Douai. Ce n'est pas encore ce qu'il souhaiterait, mais
-il se rapproche de Paris, de Mme de Sabran, et sa joie
-est extrême.</p>
-
-<p>Il obtient même un congé pour aller voir sa mère en
-Lorraine, et comme il doit forcément traverser la capitale,
-on le charge de dépêches pour la Cour.</p>
-
-<p>Il écrit à sa s&oelig;ur pour lui annoncer son arrivée et
-l'informer en même temps qu'il s'est arrêté à Rennes,
-chez son mari, où il a été fort apprécié.</p>
-
-<p class="date">«Samedi.</p>
-
-<p>«Je suis tout près, ma fille, et j'arrive de loin avec
-une faim et une soif mortelles de te voir et de t'embrasser;
-si tu es à Versailles, fais-le-moi dire par Oblin,
-qui me précède pour s'en informer; ne me fais rien dire
-si tu n'y es pas.</p>
-
-<p>«J'ai très bien réussi à Rennes, même dans la maison
-où tu réussis le moins; j'avais pris tant de crédit que si
-tu étais venue, je crois que je t'aurais fait faire un petit
-Boisgelin, qui aurait fait pièce à bien des petits Boisgelin.
-Dis à ta voisine, la dame d'honneur, que sauf
-<span class="pagenum"><a id="Page_301"> 301</a></span>
-l'honneur, je l'aime de tout mon c&oelig;ur; je me souviens
-que la première vue doit m'en coûter un louis et je
-trouve que c'est bon marché.</p>
-
-<p>«Si tu avais eu de l'esprit, tu aurais pris et même mis
-un de mes habits pour m'attendre à Versailles, car il est
-possible que les dépêches d'Oblin à Lafleur ne soient
-pas arrivées, et que je me trouve à la Cour en habit de
-postillon, pour marquer mon empressement.</p>
-
-<p>«Adieu, ma fille, je t'aime de bout en bout, et il y a
-loin, même sans la coiffure. Mon papier et mon encre
-ainsi que ma plume ne valent pas grand'chose, mais je
-me sers de ce que j'ai, encore bien heureux, car cela
-ne m'arrive pas souvent.»</p>
-
-<p class="space">Le séjour du chevalier à Paris fut ce qu'il devait
-être; il revit Mme de Sabran, et leur mutuel attachement,
-surexcité encore par l'absence, ne fit que croître.
-L'heure approchait de la chute inévitable.</p>
-
-<p>Après quelques jours de bonheur, Boufflers repart
-pour la Lorraine. Il passe une journée chez le comte
-de Bercheny, à Luzancy, un vieil ami de sa famille, et
-c'est de là qu'il écrit à Mme de Sabran:</p>
-
-<p>«Je me suis arrêté hier à Luzancy, chez le comte de
-Bercheny, et pour la première fois je me suis surpris
-un mouvement de jalousie. Je l'ai vu occupé de sa
-femme et de sa terre, heureux du bonheur que j'ai toujours
-désiré et que je n'aurai jamais. Il fait des choses
-charmantes; il passe sa vie à en jouir, à s'en applaudir,
-à en projeter de nouvelles. Sa femme a l'air de prendre
-<span class="pagenum"><a id="Page_302"> 302</a></span>
-part à tout et d'aimer la campagne autant que lui. Je
-me demandais: quel bien cet homme-là a-t-il fait pour
-être aussi bien traité par le sort, et quel crime ai-je
-commis pour l'être aussi mal? Voilà le poison qui s'est
-glissé dans mes veines et qui agit encore.»</p>
-
-<p>Enfin il arrive à la Malgrange, il revoit sa mère qui l'y
-attend et il est si heureux de la retrouver, qu'ils ne se
-quittent pas: «Elle est dans ma chambre quand je
-ne suis pas dans la sienne», écrit-il. Sa présence
-même fait naître dans son esprit mille rêves d'avenir
-qu'il ne peut se défendre de confier à la femme qu'il
-adore.</p>
-
-<p class="date">«De Lorraine.</p>
-
-<p>«Je ne suis pas si découragé que le jour où je vous
-ai écrit de ma route, ma chère s&oelig;ur. Mon voyage s'est
-mieux passé que je ne m'y attendais, et j'ai revu ma
-mère avec autant de plaisir que si je ne vous avais pas
-quittée. La Lorraine est si charmante que j'ai eu regret
-en la revoyant que votre neveu eût obtenu l'évêché de
-Laon. Vous seriez venue dans mon pays, vous auriez
-connu ma mère, vous l'auriez aimée comme votre mère,
-et elle vous aurait aimée comme sa fille. Tout cela fait
-naître en moi des idées bien riantes, qui font place ordinairement
-à des réflexions bien tristes... Si vous n'êtes
-pas toujours la meilleure des s&oelig;urs, je serai le plus
-malheureux des hommes.</p>
-
-<p>«J'ai revu ma pauvre Malgrange: je n'en ai plus
-que la moitié, j'ai cédé la plus jolie à M. de Bauffremont,
-<span class="pagenum"><a id="Page_303"> 303</a></span>
-mais ce qui m'en reste me plaît encore. Ma
-maison est simple et pauvre, mais propre et gaie. Il y
-a dans ma cour un marronnier d'Inde planté par la
-s&oelig;ur de Henri IV, sous lequel on mettrait cent cinquante
-hommes à couvert. J'ai un petit jardin qui est
-terminé par un bois d'environ cent pas de tour, où
-l'on peut faire une demi-lieue sans revenir sur ses pas;
-j'ai une figuerie, une serre, une quantité de cerisiers
-couverts de fleurs. Je vais avoir trois ou quatre moutons
-sous mes fenêtres, qui seront enfermés dans un
-treillage de fil d'archal si clair, qu'ils ne s'en douteront
-pas, et feront comme les hommes qui se croient libres,
-parce qu'ils ne voient pas leurs chaînes, et qui pensent
-faire leur volonté en suivant le cours des choses.</p>
-
-<p>«Si je suis au monde quand vous ne serez plus jeune,
-je vous proposerai d'acheter à nous deux une maison
-de campagne, pour que vous connaissiez une fois tous
-les plaisirs qui vous auront manqué jusqu'alors. Vous
-ne savez pas qu'on peut avoir des sentiments maternels
-pour des arbres, pour des plantes, pour des fleurs;
-vous ne savez pas qu'un jardin est un royaume, où le
-prince n'est jamais haï et où il jouit de tout le bien
-qu'il fait.</p>
-
-<p>«Votre jardin de Paris ne vous donne pas l'idée de
-tout ce bonheur-là. Ce n'est qu'un chemin planté qui
-mène à votre pavillon; vous ne connaissez aucun de
-vos arbres et vous leur faites couper la tête, bras et
-jambes sans y penser. Vous changerez bien d'avis
-quand vous saurez, comme moi, que les arbres ont
-<span class="pagenum"><a id="Page_304"> 304</a></span>
-du sentiment et qu'ils s'aperçoivent du bien et du
-mal.</p>
-
-<p>«Aussi je me promets bien de travailler ce soir
-comme un cheval, pourvu que je ne dorme pas comme
-une marmotte<a id="FNanchor_130" href="#Footnote_130" class="fnanchor">&nbsp;[130]</a>.»</p>
-
-<p>Mme de Sabran avait un neveu, Mgr de Sabran,
-évêque de Laon, qui fut toujours excellent pour elle et
-pour ses enfants. C'était un véritable prélat de l'ancien
-régime, moins occupé de la messe et de son bréviaire
-que de ses plaisirs<a id="FNanchor_131" href="#Footnote_131" class="fnanchor">&nbsp;[131]</a>. Il possédait près de Laon, à
-Anisy, un château où Mme de Sabran et ses enfants
-faisaient chaque année de longs séjours.</p>
-
-<p>Mme de Sabran, en femme aimante, ne cherchait
-que les occasions de se rapprocher de son ami; elle le
-savait en Lorraine, elle vint donc aussitôt s'installer à
-Anisy et elle eut l'adresse d'obtenir de son neveu une
-invitation pour le chevalier.</p>
-
-<p>L'isolement de la campagne, la fréquentation journalière
-et incessante, finirent par amener ce que n'avaient
-pu obtenir les plus ardentes prières. Bien que le palais
-épiscopal ne parût pas particulièrement désigné pour
-le dénouement de l'idylle, au bout de peu de jours
-l'amitié fraternelle avait cédé la place à l'amour, et le
-frère et la s&oelig;ur s'adoraient le moins platoniquement
-du monde. Ce fut pour tous les deux un rêve sans
-<span class="pagenum"><a id="Page_305"> 305</a></span>
-nom, une période d'amour délicieuse; les heures s'envolaient
-sans qu'ils y songeâssent; un jour vint cependant
-où il fallut penser au retour; la famille, le régiment,
-les affaires, les mille nécessités de l'existence
-vinrent troubler les tendres amants dans leur rêve étoilé
-et les rappeler à la réalité.</p>
-
-<p>Mme de Boisgelin était au courant de la passion si
-violente du chevalier, mais ne l'avait pas trop bien
-prise.</p>
-
-<p>Mue par un sentiment de jalousie qu'elle ne pouvait
-surmonter, elle la blâmait même absolument. Elle
-aimait beaucoup son frère et elle éprouvait pour lui des
-sentiments très exclusifs. Quand elle vit que sa nouvelle
-inclination n'était pas une de ces fantaisies éphémères
-dont il était coutumier, mais bien un attachement
-des plus sérieux, elle prit en haine Mme de
-Sabran, et tout en ménageant les apparences, fit tout ce
-qui dépendait d'elle pour rompre cette liaison qui lui
-portait ombrage<a id="FNanchor_132" href="#Footnote_132" class="fnanchor">&nbsp;[132]</a>.</p>
-
-<p>C'est en raison de ces sentiments qu'elle se garde
-d'écrire à son frère pendant son séjour à Anisy. Le
-chevalier, qui ne devine pas, s'étonne de ce long
-silence et il s'en plaint, en même temps qu'il lui
-annonce son retour prochain:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_306"> 306</a></span></p>
-<p>«Anisy, par Pinon, samedi 9.</p>
-
-<p>«J'espère, ma bonne enfant, qu'on se tromperait
-beaucoup sur notre amitié si on en jugeait par notre
-correspondance et que, pendant que d'autres ne sentent
-pas un mot de ce qu'ils disent, nous ne disons pas un
-mot de ce que nous sentons. Je pourrais dire en ma
-faveur que les torts sont au moins partagés, mais je les
-aimerais mieux tous de mon côté, parce que je suis
-bien plus sûr de l'excès de ma paresse que de l'excès
-de la tienne.</p>
-
-<p>«Quoi qu'il en soit, pardonnons-nous et aimons-nous,
-puisque nous ne pouvons faire autrement. J'espère te
-voir dans peu de jours et j'en sens d'avance le plaisir;
-mande-moi ici si tu seras à Paris du 16 au 17, et
-fais-moi préparer un excellent souper pour dimanche
-au plus tard, car peut-être viendrai-je le manger
-samedi.</p>
-
-<p>«Je voudrais, en attendant, que tu m'écrivisses une
-lettre de mille ou douze cents pages qui m'instruisît de
-tout ce qui s'est passé et de tout ce qui se passe à
-Paris, car j'y serai aussi étranger à mon arrivée qu'un
-colonel chinois. Voilà près d'un mois que je suis toujours
-en course et que je ne reçois de nouvelles de personne;
-c'est à toi à suppléer à tout et même à réparer
-toutes mes négligences, mais ce serait une tâche au-dessus
-de tes forces.</p>
-
-<p>«Il ne s'en est fallu de rien qu'en partant d'ici je ne
-tournasse du côté de la Lorraine, dont je ne sais rien
-<span class="pagenum"><a id="Page_307"> 307</a></span>
-depuis six semaines, mais j'ai peur que ma mère ne
-soit encore à Scey-sur-Saône ou ailleurs, et je remets
-mon voyage à l'hiver prochain, d'autant plus que les
-affaires de mon régiment d'une part, et de l'autre la
-promotion qu'on dit prête à paraître, exigent ma présence
-à Paris.</p>
-
-<p>«Parle de moi à tes amis, parle de moi à tes parents,
-parle de moi à ton chat, je ne veux être oublié de personne.</p>
-
-<p>«Adieu, grande Boisgelin; souviens-toi de m'aimer
-comme si je le méritais, et recommande à Mmes les
-maréchales d'en faire autant.»</p>
-
-<p>Donc, forcé par les circonstances, le chevalier quitte
-Anisy, la mort dans l'âme; il se rend à Paris, puis à
-son régiment. Les deux amants n'ont plus d'autre consolation
-que la correspondance, et ils y ont recours
-presque chaque jour. Le ton naturellement est changé,
-il est plus intime qu'autrefois; ils s'aiment, ils s'adorent,
-et ils trouvent pour témoigner leur passion réciproque
-les expressions les plus heureuses, les plus charmantes.
-Les lettres de Mme de Sabran sont exquises de simplicité
-et de tendresse profonde.</p>
-
-<p class="space">«Non, mon enfant, je n'ai que faire de ton illusion;
-notre amour n'en a pas besoin; il est né sans elle
-et il subsistera sans elle; car ce n'est sûrement pas
-l'effet de mes charmes, qui n'existaient plus lorsque
-tu m'as connue, qui t'a fixé auprès de moi; ce n'est
-pas non plus tes manières de Huron, ton air distrait
-<span class="pagenum"><a id="Page_308"> 308</a></span>
-et bourru, tes saillies piquantes et vraies, ton grand
-appétit et ton profond sommeil quand on veut causer
-avec toi, qui m'ont fait t'aimer à la folie: c'est un
-certain je ne sais quoi qui met nos âmes à l'unisson,
-une certaine sympathie qui me fait penser et sentir
-comme toi. Car, sous cette enveloppe sauvage, tu
-caches l'esprit d'un ange et le c&oelig;ur d'une femme. Tu
-réunis tous les contrastes, et il n'y a point d'être au
-ciel et sur la terre qui soit plus aimable et plus aimé
-que toi.»</p>
-
-<p>Quelques jours plus tard, elle écrit encore:</p>
-
-<p>«Je vois avec plaisir que tout ce qui m'appartient
-de près ou de loin t'aime, non pas autant que moi, car
-je t'aime pour mille. J'ai pour toi tous les sentiments;
-je t'aime comme ta mère, comme ta s&oelig;ur, comme ta
-fille, comme ton amie, comme ta femme, et mieux
-encore, comme ta maîtresse. Je t'aime tant, que je ne
-pense qu'à cela, et que sur tout le reste, je suis d'une
-insouciance qui ressemble comme deux gouttes d'eau à
-la mort. Tu es l'âme qui anime mon corps; je ne peux
-être affectée que par toi; tu dispenses à ton gré le bien
-et le mal qui m'arrivent, et je ne peux plus connaître
-le bonheur à moins que tu ne t'en charges. Songe bien
-à cela, mon enfant; tu as trop de raison à présent et
-trop d'expérience pour ne pas sentir, comme moi, qu'il
-n'en existe pas dans ce monde, sans une amie, dont
-l'esprit, le c&oelig;ur et l'âme soient en commun avec nous.
-Eh! dis-moi, qui est-ce qui partage mieux que moi tous
-tes sentiments, tous tes goûts et toutes tes opinions?
-<span class="pagenum"><a id="Page_309"> 309</a></span>
-D'après cela, aime-moi donc, ne fût-ce que pour ton
-bonheur; je te promets de le faire et d'y employer le
-reste de ma vie<a id="FNanchor_133" href="#Footnote_133" class="fnanchor">&nbsp;[133]</a>.»</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_310"> 310</a></span></p>
-<h2 class="normal">CHAPITRE XVII<br />
-<span class="medium">1778-1779</span></h2>
-
-<p class="hanging indent">
-Maladie grave de Mme de Boufflers.&mdash;Correspondance avec Panpan.&mdash;Supplique
-de Panpan pour obtenir une pension.</p>
-</div>
-
-<p class="space">Pendant le séjour de Voltaire dans la capitale,
-Mme de Boufflers avait fait à deux reprises différentes,
-et à quelques jours seulement d'intervalle, le voyage
-de Nancy à Paris; en apparence elle avait supporté
-assez aisément cette grande fatigue, mais à peine était-elle
-de retour à Nancy, qu'elle fut prise d'une crise
-d'estomac violente, si violente même que son entourage
-fut pendant quelques jours extrêmement inquiet. Fort
-heureusement le chevalier se trouvait par hasard à la
-Malgrange, il accourut auprès de sa mère qu'il adorait,
-et il l'entoura des soins les plus intelligents et les plus
-tendres.</p>
-
-<p>Mme de Boisgelin était retenu à Versailles par les
-soins de sa charge, et on lui cacha combien l'état de sa
-mère était grave.</p>
-
-<p>Dès qu'il y eut un peu de mieux, le chevalier voulut
-la mettre lui-même au courant de la situation. Il lui
-écrivait:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_311"> 311</a></span></p>
-<p class="date">«Ce samedi 19.</p>
-
-<p>«Tant que je n'avais que mes inquiétudes à te communiquer,
-chère enfant, je ne t'ai rien mandé; je
-n'aurais fait que t'affliger, te troubler, peut-être te faire
-venir ici inutilement.</p>
-
-<p>«Dès que les grandes alarmes ont cessé, je t'ai écrit
-un petit mot au bas de la lettre de M. Marcel, et ce
-petit mot a dû te prouver qu'on ne t'avait pas tout dit
-jusque-là.</p>
-
-<p>«Il paraît que M. Dubreuil s'est trompé, qu'il n'y a
-absolument rien à la matrice, que tout tenait et tient
-encore à un engorgement à l'intestin qu'on appelle c&oelig;cum,
-et que cet embarras se prolongeait au-dessous de
-l'estomac et pouvait d'un moment à l'autre gêner les
-fonctions vitales. On croit l'obstruction ancienne, mais
-elle était irritée et augmentée par les suites nécessaires
-d'une constipation absolue, de plus de vingt-cinq jours,
-pendant lesquels notre pauvre mère a fait deux fois le
-chemin d'ici à Paris, sans compter les fatigues du
-séjour, pires que celles du voyage.</p>
-
-<p>«Je croyais tout rétabli il y a trois jours, mais les
-accidents ont recommencé avant-hier, à la vérité moins
-forts. Hier elle a pris de la magnésie bien malgré elle,
-mais elle s'en trouve mieux sans trop en convenir. Sa
-force diminue et son courage se lasse; elle déteste la
-médecine, le médecin, le régime, elle ne trouve de goût
-qu'aux choses qu'on lui défend de manger; il faut avec
-elle beaucoup de patience et un peu de ruse; il est vrai
-<span class="pagenum"><a id="Page_312"> 312</a></span>
-que par sensibilité pour les soins que je lui rends, elle
-devient un peu plus traitable, mais ceci n'est pas encore
-au point où il le faudrait, et je vois aisément tout ce
-qu'il lui en coûte.</p>
-
-<p>«Si cela se soutient encore huit ou dix jours, je
-pourrai retourner à Paris, où je sais trop combien j'ai
-à faire, mais je sens encore plus combien j'ai à faire ici.</p>
-
-<p>«...Adieu, chère enfant, mets des points, des virgules,
-et de l'orthographe dans ma lettre, car je n'en ai
-pas le temps, je n'ai que celui de t'embrasser encore.»</p>
-
-<p>Quelques jours après le chevalier écrit de nouveau:</p>
-
-<p>«Ma mère n'est ni mieux ni plus mal; elle a presque
-régulièrement un bon et un mauvais jour. Cependant,
-malgré les inquiétudes qu'elle donne à tout le monde,
-je commence à me flatter d'une vraie guérison, car il
-paraît démontré que le siège du mal est à l'estomac, et
-que tout tient à des vaisseaux engorgés et engourdis
-qui n'absorbent point assez les sucs que l'on nomme
-<i>gastriques</i>, et le médecin se propose de lui donner le
-quinquina, malgré le préjugé où l'on est que ce remède
-est la cause des obstructions.</p>
-
-<p>«Ma mère a toujours un peu d'humeur, beaucoup
-d'ennui et des idées noires qu'elle s'efforce de cacher;
-la journée d'hier a été fâcheuse, elle a eu des crachements
-dès le matin, elle a senti des angoisses et des
-maux de c&oelig;ur; elle en a été accablée après pendant
-deux heures; ensuite elle s'est remise au jeu et à la
-conversation.</p>
-
-<p>«Adieu, chère Catherine, c'est aujourd'hui ta fête;
-<span class="pagenum"><a id="Page_313"> 313</a></span>
-je te la souhaite, comme je te la donnerais si j'étais
-Dieu, le Roi, ou seulement mon beau-frère.</p>
-
-<p>«Embrasse tout le faubourg Saint-Germain de ma
-part.»</p>
-
-<p>Dès qu'elle se sentait un peu mieux, Mme de Boufflers
-reprenait le dessus avec une rapidité étonnante.
-Un moment on la croyait au plus mal, une heure après on
-la trouvait installée au trictrac, causant le plus aimablement
-du monde.</p>
-
-<p>Cependant l'amélioration persistait et tout faisait
-espérer la fin de ces pénibles accidents.</p>
-
-<p>Le chevalier écrit à Mme de Boisgelin:</p>
-
-<p class="date">«Ce lundi 29.</p>
-
-<p>«Tout va bien, ma fille, et je commence à espérer
-une guérison prochaine et parfaite. Les accidents
-sont moindres de jour en jour; les mauvais jours
-sont déroutés. Hier devait en être un et c'est le meilleur
-que nous ayons eu depuis le retour et même
-depuis longtemps avant le voyage. Nous devions
-prendre aujourd'hui un grain d'ipécacuanha, mais nous
-avons jugé à propos de retarder jusqu'au moment où
-le besoin serait plus indiqué, car, quand la nature
-suffit à la guérison, il ne faut point y joindre la pharmacie...»</p>
-
-<p class="autre">(De la main de Mme de Boufflers.)</p>
-
-<p>«J'ai été désolée, ma bonne fille, en lisant votre
-lettre du 25; je me suis presque reproché de me porter
-si bien. Chargez-vous de donner de mes nouvelles à
-<span class="pagenum"><a id="Page_314"> 314</a></span>
-votre oncle et à votre tante, parce que j'écris alternativement
-à l'un de vous trois.»</p>
-
-<p>Enfin l'on est complètement maître de la maladie:</p>
-
-<p>«Rassure-toi pleinement, ma chère fille, mande le
-chevalier à sa s&oelig;ur, la journée s'est encore très bien
-passée; il ne reste presque plus de crachements, aucune
-angoisse, aucune douleur, très peu de goût de levain
-dans la gorge et à peine un faible ressentiment de l'embarras
-dans les intestins. Je compte que demain ou après
-la maladie sera non seulement guérie mais même oubliée,
-car un jour peut plus dans la convalescence de ma mère
-qu'un mois ne ferait dans celle de tout autre. Encore
-une fois, plus d'inquiétudes ni de scrupules, on n'a plus
-besoin de toi, quoiqu'on t'aime à la folie.»</p>
-
-<p>Dès qu'il a appris la maladie si grave de Mme de
-Boufflers, Panpan, moins égoïste que d'habitude, est
-accouru pour tenir compagnie à son amie. Aussi est-ce
-à lui que s'adressent les intimes de la maison pour avoir
-des nouvelles; presque chaque jour il envoie un bulletin
-à la «céleste» Durival.</p>
-
-<p>Mme de Brancas n'est guère moins anxieuse, elle
-charge Cerutti de demander en hâte des nouvelles. Mais
-Mme de Boufflers est déjà hors d'affaires et dans son
-ravissement, c'est en vers que Panpan répond à la
-demande de Cerutti:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Eh! mon dieu! mon charmant ami,</p>
-<p>Que de choses il faut vous dire!</p>
-<p>Pour vous satisfaire à demi,</p>
-<p>Tout un jour il faudrait écrire.</p>
-<div><span class="pagenum"><a id="Page_315"> 315</a></span></div>
-<p>Le moyen de vous dire, non?</p>
-<p>De notre adorable duchesse</p>
-<p>Vous empruntez l'ordre et le nom</p>
-<p>Pour tyranniser ma paresse.</p>
-<p>De mon autre Divinité</p>
-<p>Elle veut savoir des nouvelles.</p>
-<p>Une fièvre des plus cruelles</p>
-<p>Avait attaqué sa santé.</p>
-<p>De cet accident éphémère,</p>
-<p>Grâce au ciel, il n'est rien resté;</p>
-<p>Elle a recouvré sa gaîté,</p>
-<p>Et repris tous ses droits de plaire.</p>
-<p>Je la quitte, elle va jouir</p>
-<p>D'un renouvellement de vie.</p>
-<p>Un nouveau genre de plaisir,</p>
-<p>C'est une santé mieux sentie.</p>
-<p>De retour au coin de mon feu,</p>
-<p>Dépensant sottement la mienne,</p>
-<p>Platement épris d'un plat jeu,</p>
-<p>J'attends que la goutte revienne,</p>
-<p>Je l'attends, et je la crains peu</p>
-<p>Jusqu'à présent; mais courte et bénigne,</p>
-<p>Patiemment j'en sens l'effet,</p>
-<p>Elle sait que je suis peu digne</p>
-<p>Du triste honneur qu'elle me fait<a id="FNanchor_134" href="#Footnote_134" class="fnanchor">&nbsp;[134]</a>.</p>
-</div></div>
-
-<p>A peine remise de la grave indisposition qui a tant
-alarmé ses enfants et ses amis, Mme de Boufflers reprend
-avec Panpan sa correspondance à bâtons rompus. Il
-est question de tout dans ces lettres, mais surtout du
-petit cercle intime dans lequel ils vivent, de Mme de
-Brancas, de Mme de Lenoncourt, de Mme Durival, de
-Thérèse, de Marianne, de Manon, etc., etc.; leurs
-moindres occupations prennent à leurs yeux une importance
-<span class="pagenum"><a id="Page_316"> 316</a></span>
-considérable et deviennent le sujet de longues
-discussions.</p>
-
-<p class="date">«Nancy, 15 juin 1778.</p>
-
-<p>«Mon cher Veau, dès que tu parles de venir, tout est
-oublié et je me réjouis. Mais je voudrais bien savoir
-qui vous donne les airs de vous tourmenter comme si
-cela appartenait à tout le monde.</p>
-
-<p>«Voilà la lettre de Mme L. M. de la Fare me
-mande qu'il compte venir lundi 19, dîner à Fléville. Si
-je lui envoyais le carrosse, en profiteriez-vous? Sur cela
-ne vous gênez pas, parce que je ne veux pas, pour quelques
-jours de différence, que vous m'arriviez de mauvaise
-humeur. Je veux mon Veau avec tous ses charmes,
-parce qu'il faut que je l'aime par-dessus tout.</p>
-
-<p>«Savez-vous ce que fait votre Durival depuis ce
-matin? Elle collationne les mémoires de M. de Bellegarde
-avec M. Boutillier.</p>
-
-<p>«Je suis en commerce de lettres avec M. Delisle,
-et il m'a envoyé des lettres pour vous<a id="FNanchor_135" href="#Footnote_135" class="fnanchor">&nbsp;[135]</a>.»</p>
-
-<p class="date">«Nancy, 24 juin.</p>
-
-<p>«Voilà M. d'Autichamp<a id="FNanchor_136" href="#Footnote_136" class="fnanchor">&nbsp;[136]</a> qui implore ma protection
-pour obtenir la grâce de louer votre maison jusqu'au
-<span class="pagenum"><a id="Page_317"> 317</a></span>
-1<sup>er</sup> novembre. Je lui ai presque promis que vous
-y consentiriez.</p>
-
-<p>«Ma Durival dit que vous êtes trop heureux de
-gagner 15 louis comme en dormant, tandis qu'elle ne
-fait que perdre son argent en veillant. Il faut vous dire
-qu'elle a pris un tel goût pour le jeu en général, et en
-particulier pour le reversi, qu'elle joue depuis dîner
-jusqu'à souper, et depuis souper jusqu'à minuit, de
-manière qu'on ne jouit d'elle que le matin.</p>
-
-<p>«Adieu, mon aimable Veau.»</p>
-
-<p class="date">«Nancy, 12 juillet 1778.</p>
-
-<p>«J'ai reçu hier votre lettre du 10. Je n'ai pas vu
-Mme Durival depuis, mais je sais déjà sa réponse:
-<i>elle ne voudrait pas vous déranger</i>.</p>
-
-<p>«Elle a été hier matin voir la duchesse avec
-l'évêque de Saint-Dié<a id="FNanchor_137" href="#Footnote_137" class="fnanchor">&nbsp;[137]</a>, sans rester à dîner. Je la
-trouve fort changée et je crois que son bâtiment y contribue.
-Je pense que vous ne la verrez qu'à Sommerviller,
-car elle y serait déjà sans l'évêque, et elle part
-après-demain. Vous voyez que je vous ai pressé sans
-intérêt. Mais pourquoi m'aviez-vous dit qu'elle n'avait
-pas répondu à vos lettres?</p>
-
-<p>«Il me semble aujourd'hui que je devais aimer
-mieux la folie de Marianne que toute votre raison qui
-n'est guère raisonnable. Pourquoi ne pas vivre à Nancy
-quand tout est cher à Lunéville?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_318"> 318</a></span>
-«Comment n'êtes-vous pas inquiet de Chalabre qui
-ne me gagne rien du tout, quoique le Dumast soit toujours
-grande bredouille.</p>
-
-<p>«Le prince a pris pendant trois jours des pilules,
-et ne croit pas qu'une médecine achève aucune guérison.
-Il est un peu moins souffrant.»</p>
-
-<p>En 1778 la marquise fait part à son ami Panpan
-d'un événement qui pour elle a une importance considérable,
-le mariage de sa chère Thérèse, de cette
-femme de chambre qui ne la quitte jamais et à
-laquelle elle est tendrement attachée. Thérèse épouse
-un certain M. Petitdemange, d'une bonne famille
-du pays. La cérémonie est célébrée le 2 mars, à
-Saint-Nicolas de Nancy et le soir, touchant exemple
-de l'affection que les maîtres portaient à leurs serviteurs,
-la marquise offre chez elle un grand dîner en
-l'honneur des mariés. Pour ne pas se séparer de Thérèse,
-Mme de Boufflers prend M. Petitdemange à son
-service, elle en fait son intendant, son homme de confiance
-et... son professeur d'orthographe!</p>
-
-<p>Panpan n'est pas toujours impitoyable et quelquefois
-il cède aux instances de son amie. Ainsi il vient passer
-auprès d'elle les mois d'octobre et de novembre: ce fut
-un temps délicieux pour la marquise, trop court, hélas!
-En décembre le lecteur regagne Lunéville. Mme de
-Boufflers est désolée. Autant elle éprouve de joie quand
-le Veau annonce son arrivée, autant elle ressent de chagrin
-quand il s'éloigne. Elle a la franchise de le lui
-dire:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_319"> 319</a></span></p>
-<p class="date">«Nancy, 20 décembre 1778.</p>
-
-<p>«J'étais sûrement bien fâchée de vous voir partir
-pour des siècles, mon bon Veau, et je le suis encore,
-mais puisque votre absence est un chagrin inévitable
-pour moi, il sera plus raisonnable désormais de le
-souffrir sans m'en plaindre.</p>
-
-<p>«J'ai laissé avant-hier Mme de Beauvau entre
-MM. Cerutti et Saint-Martin, et je suis venue ici avec
-la pauvre veuve, qui ne retournera à Fléville que vers la
-fin de la semaine.</p>
-
-<p>«J'y vais tout à l'heure avec Mme Philips qui me
-mène. Son mari est presque bien. Je reviendrai ici
-lundi; je tâcherai de finir votre logement.</p>
-
-<p>«Toutes mes caisses, il y en a six, sont arrivées à
-bon port.</p>
-
-<p>«Mon Dumast est arrivé une heure après moi, avec
-tant d'empressement et d'amitié pour moi que j'ai bien
-regretté de lui avoir enlevé la lanterne.</p>
-
-<p>«J'ai fait connaissance avec l'intendante, qui me
-paraît aimable et bien gaie, quoique bien malade, car
-elle tousse continuellement; j'y soupe lundi<a id="FNanchor_138" href="#Footnote_138" class="fnanchor">&nbsp;[138]</a>.</p>
-
-<p>«Adieu, charmant Veau.»</p>
-
-<p class="autre">(De la main de Mme de Boisgelin.)</p>
-
-<p>«Ma pauvre Thérèse a la colique tous les matins,
-cela m'afflige beaucoup.</p>
-
-<p class="autre">(Mme de Boisgelin termine en son nom personnel.)</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_320"> 320</a></span>
-«Maman a trouvé la confiture excellente, beau Veau,
-et moi je trouve que Mlle Marianne ne devrait payer
-que de sa personne le plaisir que j'ai eu de la voir.</p>
-
-<p>«Malgré les invitations de Mme de Brancas,
-Mme Durival n'a pas voulu aller à Fléville.»</p>
-
-<p>Pendant l'hiver de 1779, Mme de Boufflers est encore
-à Nancy. Elle a fait des économies et elle peut, à sa
-grande satisfaction, rembourser à Mme Durival une
-dette qu'elle a contractée vis-à-vis d'elle, de compte à
-demi avec Panpan. Elle raconte à son ami la joie qu'elle
-éprouve à pouvoir enfin se libérer et elle lui promet
-bien qu'elle ne recommencera jamais pareille aventure:</p>
-
-<p class="date">«2 janvier 1779.</p>
-
-<p>«Tenez, mon bon c&oelig;ur de Veau, je vais répondre à
-tout jusqu'à ce que Mme de Lenoncourt vienne ici pour
-que je la mène chez notre Durival, qui a fait hier une
-apparition ici, et à qui je n'ai pas dit un mot des 20 louis,
-mais je vais les lui porter. Vous ne sauriez croire la joie
-que j'ai de n'avoir plus de dettes. Je me promets bien
-et à mon meilleur ami que cela n'arrivera plus. Ne
-croyez pas que j'irai présenter à ma Durival notre argent
-tout sec; je compte bien l'accompagner de tous nos sentiments
-de tendresse, d'estime, promesse, serment,
-parole d'honneur, etc., enfin de tout ce que vous diriez
-vous-même pour lui plaire. Voilà donc une affaire finie.</p>
-
-<p>«Mme d'Hénin<a id="FNanchor_139" href="#Footnote_139" class="fnanchor">&nbsp;[139]</a> est aussi à la Reine, et puisqu'elle</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_321"> 321</a></span>
-veut bien s'en mêler, ainsi que Mme de Poix, je
-crois qu'il faut les laisser faire.</p>
-
-<p>«Je ne sais ce que c'est que l'histoire du bulletin.
-Ce que je sais bien, c'est que M. de Beauvau ne pue
-pas, qu'il n'est guères dans la chambre du Roi, et que
-s'il avait pué dans cette chambre, le Roi en serait plutôt
-sorti lui-même que d'en faire sortir tout le monde. Au
-reste le prince a peut-être fait chez le Roi comme
-Mme du Deffant chez Mme de la Vallière.</p>
-
-<p>«Ne m'envoyez plus de dattes, parce qu'il en arrive
-de Marseille...</p>
-
-<p>«Les sixains et quatrains sont charmants. Je vais
-relire tout cela à Mme Durival, car je lis mieux qu'elle.</p>
-
-<p>«Envoyez-moi toujours les vers à la duchesse, ils
-seront assez bons pour moi.</p>
-
-<p>«Notre Thérèse prend enfin une bouteille d'eau de
-Bussang le matin, mais je ne sais si, par le froid, cela
-est bon. Aujourd'hui elle a la foire.</p>
-
-<p>«Je voulais vous dire de lire l'article Sévigné qui m'a
-charmée et celui de Sénèque. Je vais chercher l'anecdote.</p>
-
-<p>«Quand j'ai vu mon bonheur remis à quinze jours
-j'ai couru à la date, et j'ai vu que j'avais trois jours,
-sur la quinzaine.»</p>
-
-<p class="date">«Nancy, 11 janvier 1779.</p>
-
-<p>«Je doute, mon cher Veau, qu'on obtienne jamais
-rien de M. de la Porte<a id="FNanchor_140" href="#Footnote_140" class="fnanchor">&nbsp;[140]</a>, qui ne soit dans toutes les
-<span class="pagenum"><a id="Page_322"> 322</a></span>
-règles de la justice. Comme je me doutais bien du
-chagrin que le déplacement de ce Colé vous ferait, j'ai
-encore dit hier à l'intendant tout ce que j'ai pensé qui
-pourrait le toucher; il répond à tout que si cet homme
-était un bon sujet, il le déplacerait encore comme inutile.
-Cela me fait voir que vous avez raison d'aimer les
-fripons, car la rectitude a ses inconvénients. Mme de
-la Porte m'a promis d'engager son mari à faire tout ce
-qu'il pourra, mais comme elle serait bien fâchée de l'engager
-à manquer à ses principes, je n'ose espérer rien.</p>
-
-<p class="autre">(De la main de Mme de Boisgelin.)</p>
-
-<p>«Maman dit qu'elle ne comprend pas comment vous
-pouvez l'engager à écrire par le froid qu'il fait, qu'elle
-a les mains gelées. Elle dit aussi qu'elle compte s'amuser
-plus souvent dans sa chambre qu'ailleurs, parce qu'elle
-a un gros rhume et que je ne veux pas qu'elle sorte.
-Elle n'ira de longtemps à Fléville à cause de l'absence
-du tapis, qui ne ferait qu'augmenter son rhume et son
-mal aux yeux. Mme Durival est déterminée à y aller
-dans le mois de février.</p>
-
-<p>«Son argent est arrivé; ainsi vous pouvez en disposer
-et être sûr que vous lui ferez grand plaisir.</p>
-
-<p>«Ne m'oubliez pas et ne me laissez pas oublier par
-Marianne, parce que je l'aime de tout mon c&oelig;ur.»</p>
-
-<p class="date">«16 mars 1779.</p>
-
-<p>«Je vous vois toujours environné de tristesse et cela
-m'attriste aussi. Mais que faire, attendre que l'éponge
-du temps emporte tout cela...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_323"> 323</a></span>
-«Nous avons dîné dimanche chez le petit abbé, toujours
-plus aimable. Le salon ne sera pas beau, et le
-reste n'avance pas.</p>
-
-<p>«Vous a-t-on mandé: Que M. Necker a mis sa
-démission avec ses motifs sur la table du Roi, et que le
-Roi et M. de Maurepas n'ont pas voulu la recevoir; que
-la mort du cardinal de Rohan n'a point affligé le cardinal
-neveu<a id="FNanchor_141" href="#Footnote_141" class="fnanchor">&nbsp;[141]</a>; que Mlle d'Éon est exilée à Tonnerre<a id="FNanchor_142" href="#Footnote_142" class="fnanchor">&nbsp;[142]</a>.</p>
-
-<p>«Le neveu de l'abbé Porquet est enfin placé comme
-chirurgien-major du régiment de M. de Pouilly.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_324"> 324</a></span>
-«Adieu, mon bon ami.»</p>
-
-<p>«On dit que le Roi a donné une pension considérable
-à Linguet, qui est actuellement à Paris<a id="FNanchor_143" href="#Footnote_143" class="fnanchor">&nbsp;[143]</a>, et qui était
-à Paris le jour de la réception de Ducis<a id="FNanchor_144" href="#Footnote_144" class="fnanchor">&nbsp;[144]</a>.</p>
-
-<p>Au mois de juin, la marquise, qui vient d'être assez
-souffrante, se décide à aller passer quelques jours à Fléville,
-mais elle est à peine convalescente. Va-t-on appeler
-un médecin? Point du tout. La duchesse, bien inspirée,
-s'empresse de convoquer Panpan, persuadée que
-la présence du Veau sera pour son amie le meilleur
-remède.</p>
-
-<p class="date">«Mardi.</p>
-
-<p>«M. de Vaux aura su sans doute que Mme de Boufflers
-a été incommodée plusieurs jours. Elle est mieux
-et pour achever de se rétablir elle vient passer quelques
-jours à Fléville. Comme je ne doute pas que M. de
-Vaux ne soit empressé de contribuer au rétablissement
-de ses amis, je lui envoie ce soir mon carrosse. Il aura
-le temps de faire ses paquets et ses adieux cette nuit.
-Il n'oubliera pas sa tête à perruque parce qu'il n'y en a
-point ici. Il y a douze feuilles nouvelles qui l'attendent,
-sans compter les journaux et demain pour son dîner
-il aura une carpe superbe avec du vin de Bourgogne,
-de Barsac, de Catilion, de Viviselpe, de
-Lunel, de Cerise, etc., etc., etc.<a id="FNanchor_145" href="#Footnote_145" class="fnanchor">&nbsp;[145]</a>.»</p>
-
-<p>Mais Panpan se fait prier; il trouve qu'on ne manifeste
-pas un assez grand désir de le posséder.</p>
-
-<p>Mme de Boufflers le morigène gentiment:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_325"> 325</a></span></p>
-<p class="date">«Nancy, 4 juin.</p>
-
-<p>«Et moi je vous dis que je n'ai pas été une seule
-fois à Fléville que la duchesse ne m'ait marqué beaucoup
-d'envie de vous voir, quelquefois, à la vérité,
-avec un peu d'humeur, comme soupçonnant que vous
-y viendriez le plus tard et le moins possible. J'ai toujours
-coulé du miel sur les paroles, et je puis vous
-assurer qu'elle a l'air de vous aimer beaucoup. Est-ce
-que, sans cela, le Cerutti vous aimerait tant? C'est
-peut-être, au contraire, l'amour de celui-ci qui est la
-cause et la preuve de l'amour de celle-là.»</p>
-
-<p>Bien qu'il ne soit pas toujours aisé d'obtenir la visite
-du Veau à Fléville, Mme de Brancas a pour lui mille
-amabilités. Un jour, elle fait confectionner à son intention
-de délicieux macarons, et elle charge Mme de
-Lenoncourt de les lui faire parvenir. Mais hélas, elle
-avait compté sans les amies de la marquise. Quelques
-jours après, celle-ci, toute honteuse, doit avouer au
-Veau la «flibusterie exécrable» dont il est la victime;
-elle lui demande le secret, car la duchesse serait indignée
-et ne pardonnerait pas aisément.</p>
-
-<p>«Je devais vous envoyer par le carrosse une boîte
-de biscuits et de macarons que la bonne dame vous
-avait fait faire avec le plus grand soin. Cette boîte
-attendait sur mon bureau. On m'a demandé ce que
-c'était: imprudemment je l'ai dit: «Ah! voyons! goûtons...»&mdash;«Ah!
-non! c'est à mon Veau.»&mdash;«Cinq
-ou six gueules fraîches se sont jetées dessus, on me l'a
-<span class="pagenum"><a id="Page_326"> 326</a></span>
-arrachée. Quand j'ai vu le pillage, j'en ai pris ma part.
-Bref il n'en est pas resté un seul!»</p>
-
-<p>Cependant Panpan éprouve bien des préoccupations;
-M. Necker accomplit dans les finances de grandes
-réformes et le pauvre Veau se demande avec anxiété
-ce qui restera de son maigre revenu. Aussi quand
-Mme de Boufflers s'aventure à vanter les mérites du
-ministre, le Veau répond-il fort aigrement:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Que m'importe tout son mérite,</p>
-<p>S'il ne me laisse pas de pain?</p>
-<p>Parce que Colbert ressuscite,</p>
-<p>Me faut-il donc mourir de faim?</p>
-</div></div>
-
-<p>Pour obvier au coup qui le menace, Panpan sollicite
-une nouvelle pension du Roi; en même temps, il cherche
-à obtenir quelques faveurs pour un neveu malheureux.
-C'est naturellement Mme de Boufflers qui est chargée
-de plaider la cause de son ami et elle doit mettre en
-jeu toutes les influences dont elle dispose pour obtenir
-une issue favorable.</p>
-
-<p>La marquise se conforme docilement aux désirs du
-Veau; sa famille, ses relations, tout le monde est mis
-en réquisition: le prince de Beauvau, Mme de Grammont,
-le comte d'Estaing, Mmes de Poix et d'Hénin,
-qui sont à la Reine, etc., etc.</p>
-
-<p class="date">«Nancy, 27 juin 1779.</p>
-
-<p>«Mais, mon petit Veau, je te défie de dire que je ne
-vous ai pas encore écrit par le dernier ordinaire, c'est-à-dire
-mercredi 24. Notre aimable Marcel ne m'a dit
-<span class="pagenum"><a id="Page_327"> 327</a></span>
-ni fait dire qu'il s'en allait, car je vous aurais envoyé
-par lui un éloge de M. Haller, manuscrit, et la lettre
-de M. d'Éon à M. de Maurepas. Voyez comme je mets
-bien les accents sur les à depuis que notre Petitdemange
-m'apprend l'orthographe.</p>
-
-<p>«Je pense, comme je vous l'ai dit d'abord, que la
-duchesse de Grammont ne vous répondra pas; mais que
-ce que vous lui demandez est inutile. On demande vos
-titres, ce n'est pas pour les trouver bons ou mauvais,
-je vous en réponds, et il n'y a que vous qui ayez
-pris l'alarme, à ce que j'entends dire.</p>
-
-<p>«L'énigme est charmante. Est-ce portrait? Si je
-l'avais eue hier entre ma Durival et l'évêque de Saint-Dié,
-j'aurais deviné tout de suite.</p>
-
-<p>«Mais si le printemps vous attriste, avec quoi vous
-réjouira-t-on? Heureusement que vous n'en êtes pas
-moins gai.</p>
-
-<p>«Ma pauvre Manon vient encore de cracher le sang,
-mais peu, et sans avoir mal à la poitrine. J'espère que
-Thérèse ne prendra pas ce temps-là (car cela n'est pas
-fini) pour lui donner les cent coups de pied dans le
-ventre qu'elle lui a annoncés souvent. Je crois l'avoir
-adoucie en engageant la battue à payer l'amende, c'est-à-dire
-qu'elle lui a proposé de monter son bonnet, ce
-que l'autre a refusé, mais honnêtement. Voilà la seule
-manière de venir à bout de la férocité.</p>
-
-<p>«Je voudrais quelquefois que tu fusses un tigre
-frotté de manne, comme ton amitié, pour que je puisse
-me passer de toi.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_328"> 328</a></span>
-«Je ne verrai pas la princesse, par un autre arrangement
-fait hier avec le comte d'Estaing; Mmes Dessolles
-et de Lenoncourt en usent de même. Mais je vais
-tâcher d'engager le comte à remettre une petite note à
-la princesse pour la Reine. Ne faut-il pas encore que je
-compose cette note? et puis qui l'écrira? Le pauvre
-Saunier est bien malade. Enfin nous chercherons. Je
-pense que ce sera M. de L. si le malheur le conduit
-ici aujourd'hui. C'est qu'il a une belle écriture et que
-mon Dumast écrit comme un chat, car il aurait la préférence.
-Heureusement que j'ai le placet pour le garde
-des sceaux qui me mettra au fait du nom et de la chose.
-Je vous réponds que la Reine aura la note, en dépit
-même du comte, s'il ne voulait pas la donner.</p>
-
-<p>«Je ne connais de sacré que le bonheur de mon
-Veau, c'est la loi la plus sainte, le devoir le plus
-chéri, etc., etc.</p>
-
-<p>«Après cela je pense que vous ne refuserez pas de
-trouver jolis les vers à Mme de Poix en lui envoyant
-les synonymes: finir, cesser, discontinuer.</p>
-
-<p>«Les voici:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p class="i2"> Vous continuerez de charmer</p>
-<p>Et l'on ne cessera jamais de vous aimer.</p>
-<p class="i2"> Je ne finis pas de le dire,</p>
-<p class="i2"> Mais je n'aime point à l'écrire.</p>
-</div></div>
-
-<p>«Toutes tes paroles sont enveloppées de faussetés,
-tes promesses frelatées, tes sentiments falsifiés, tes
-actions mixtionnées, et cependant je t'aime.</p>
-
-<p>«Pourquoi ne pas dire simplement: j'irai vous voir
-<span class="pagenum"><a id="Page_329"> 329</a></span>
-dans un tel temps. Qu'est-ce que ces lys, cette muraille?
-tout cela sent la mauvaise foi.</p>
-
-<p>«Je vais le 26 à Fléville; les Villes y sont.»</p>
-
-<p>Panpan ne se contente pas de faire solliciter par
-Mme de Boufflers et ses amis, il suppose qu'une démarche
-directe pourra avoir quelque heureuse influence,
-et lui-même écrit au prince de Beauvau. Mais une supplique
-passe souvent inaperçue, peut-être la remarquera-t-on
-davantage, s'il emploie la langue des dieux:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p><i>Panpan au prince de Beauvau.</i></p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>C'est encore un de ses placets</p>
-<p>Que le vieux Veau vous recommande.</p>
-<p>Si le succès d'une demande</p>
-<p>Fait tenter un autre succès,</p>
-<p>C'est à vous qu'il faut vous en prendre,</p>
-<p>Quand par ses importunités,</p>
-<p>Prince, abusant de vos bontés,</p>
-<p>Il ose de vous tout attendre.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>Un jeune et malheureux neveu</p>
-<p>Ne me revient du bout du monde</p>
-<p>Que pour y retourner dans peu,</p>
-<p>Malgré l'inclémence de l'onde,</p>
-<p>Qui ne lui paraît plus qu'un jeu.</p>
-<p>On lui fit revoir sa patrie</p>
-<p>Pour y renouveler sa vie,</p>
-<p>Qui s'épuisait sous l'Équateur.</p>
-<p>Depuis sa santé rétablie</p>
-<p>Ces Anglais lui tiennent au c&oelig;ur,</p>
-<p>Et plus encor sainte Lucie.</p>
-<p>Il n'aspire plus qu'à l'honneur</p>
-<p>D'y chercher la mort qui l'a fui.</p>
-<div><span class="pagenum"><a id="Page_330"> 330</a></span></div>
-<p>Mais pour aller même à la mort</p>
-<p>Quelquefois trop cher il en coûte;</p>
-<p>Il n'a pas dans son triste sort</p>
-<p>Pour faire les frais de la route.</p>
-<p>Dans cette dure extrémité</p>
-<p>Il me revient à la mémoire</p>
-<p>Ce placet, avec son mémoire,</p>
-<p>Qui fut l'an dernier présenté;</p>
-<p>Mais je ne dois pas vous le taire,</p>
-<p>De Madame il fut rebuté;</p>
-<p>Cependant encor j'en espère;</p>
-<p>S'il ne put plaire un certain jour,</p>
-<p>Un certain jour il pourra plaire;</p>
-<p>Tout le succès dépend du tour</p>
-<p>Qu'on fait prendre dans une affaire.</p>
-<p>La pièce qui tombe le soir</p>
-<p>Le lendemain remonte aux nues,</p>
-<p>Nos raisons seront bienvenues</p>
-<p>Lorsque vous les ferez valoir.</p>
-<p>Madame a craint la concurrence,</p>
-<p>Mais j'appartins à son aïeul,</p>
-<p>Mon neveu plus qu'un autre a seul</p>
-<p>Quelques droits à sa bienfaisance.</p>
-<p>Est-il des concurrents nombreux,</p>
-<p>Rien n'autorise leur attente</p>
-<p>Car ils ne sont point mes neveux;</p>
-<p>Ils n'ont point de muse pour tante</p>
-<p>Qui vienne intercéder pour eux.</p>
-<p>Elle a cru qu'il voulait d'avance</p>
-<p>Jouir de ce qu'elle a promis;</p>
-<p>Du quart au tout la différence</p>
-<p>Fondait l'espoir qu'il s'est permis.</p>
-<p>Prenez Barême, ouvrez ses livres,</p>
-<p>Faites voir que de cinq cents francs</p>
-<p>Le quart n'est que cent vingt-cinq livres,</p>
-<p>Que ces cinq louis tous les ans,</p>
-<p>Jusqu'à ce qu'il faudra les rendre,</p>
-<div><span class="pagenum"><a id="Page_331"> 331</a></span></div>
-<p>Lui pourraient faire en paix attendre</p>
-<p>La fin de tant de survivants.</p>
-<p>C'est là qu'il borne sa demande,</p>
-<p>Et cette princesse moins grande</p>
-<p>Par son rang que par ses bienfaits,</p>
-<p>Sans que pas un autre y prétende</p>
-<p>Peut l'en combler à peu de frais.</p>
-<p>Il faut pourtant qu'on l'en avise,</p>
-<p>Quoique souvent, sans qu'on lui dise,</p>
-<p>A son c&oelig;ur il n'échappe rien.</p>
-<p>Mon prince, c'est là votre affaire,</p>
-<p>Vous aimez qu'on fasse le bien,</p>
-<p>Vous qui savez si bien le faire.</p>
-</div></div>
-
-<p>Mme de Boufflers et Panpan n'ont pas sollicité en
-vain. L'heureux lecteur du Roi obtient ce qu'il désirait,
-et pour lui et pour son neveu. Dans sa reconnaissance
-il envoie au prince de Beauvau un vase en porcelaine
-de Vincennes, et il le prie de l'offrir en son nom à
-la chère marquise.</p>
-
-<p>Au vase étaient joints ces vers:</p>
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<i>A Madame la marquise de Boufflers.</i>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p class="i1"> Dès longtemps mon c&oelig;ur vous destine</p>
-<p>Ce chef-d'&oelig;uvre de l'art, ce vase précieux</p>
-<p>Où notre France efface et la Grèce et la Chine.</p>
-<p>Je cherchais le moment de l'offrir à vos yeux.</p>
-<p>De l'or et de l'azur brille l'éclat suprême</p>
-<p>Sur cet émail de lait à Vincennes empâté,</p>
-<p class="i1"> Mais c'est la main du héros qui vous aime</p>
-<p class="i4"> Qui fera toute sa beauté.</p>
-<p>Ce héros, qu'autrefois couronna la victoire</p>
-<p class="i4"> Sur les rives de l'Éridan,</p>
-<p class="i1"> Semble aujourd'hui ne connaître de gloire</p>
-<p>Que celle de vous plaire et de gâter Panpan.</p>
-<div><span class="pagenum"><a id="Page_332"> 332</a></span></div>
-<p class="i2"> Je vois vos bontés dans les siennes</p>
-<p class="i2"> Et je n'en suis que plus charmé.</p>
-<p>Mon c&oelig;ur de ses bienfaits ne peut être alarmé,</p>
-<p class="i2"> Les bienfaits ne sont pas des chaînes.</p>
-<p class="i1"> Quand il protège, on croit en être aimé.</p>
-<p class="i1"> De tous ses dons, cette coupe brillante</p>
-<p class="i1"> Devient pour moi le plus cher en ce jour,</p>
-<p class="i2"> Quand l'amitié vous la présente</p>
-<p class="i1"> Comme un hommage embelli par l'amour<a id="FNanchor_146" href="#Footnote_146" class="fnanchor">&nbsp;[146]</a>.</p>
-</div></div>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_333"> 333</a></span></p>
-<h2 class="normal">CHAPITRE XVIII<br />
-<span class="medium">1779-1781</span></h2>
-
-<p class="hanging indent">
-Maladie du prince de Beauvau.&mdash;Il demande à Mme de Boufflers
-de venir le voir.&mdash;Panpan accompagne la marquise à Paris.&mdash;Agréable
-séjour dans la capitale.&mdash;Guérison de M. de Beauvau.&mdash;Réconciliation
-de Panpan et de Saint-Lambert.</p>
-</div>
-
-<p class="space">En 1779 et 1781, les relations continuent à être incessantes
-entre Nancy, Lunéville, Fléville, Sommerviller.
-A la petite mais charmante société que nous connaissons
-se sont joints quelques nouveaux venus, M. de la
-Porte, intendant de Nancy, sa femme, Mme d'Hautefort,
-M. de Maulevrier, etc., etc.</p>
-
-<p>L'intimité est extrême, on se voit presque journellement;
-les dîners, les soupers, les parties de comète, de
-trictrac, autant d'occasions de se réunir et de passer
-ensemble de douces heures. La distance n'est pas un
-obstacle; n'a-t-on pas des chevaux? Quant à l'ennui du
-déplacement, à la fatigue inévitable par le mauvais
-temps et les routes détestables, personne n'y songe.
-Tous sont vieux, surmenés, plus ou moins cacochymes,
-mais qu'importe quand il s'agit de se distraire et de se
-retrouver avec des amis chers!</p>
-
-<p>Panpan est le seul qui continue à se montrer récalcitrant;
-certes, il accueille avec grand plaisir les amis qui
-<span class="pagenum"><a id="Page_334"> 334</a></span>
-le viennent voir, mais dès qu'il est question de quitter
-sa modeste retraite, il ne veut rien entendre, il reste
-insensible à toutes les séductions; Mme de Boufflers
-elle-même n'arrive pas à l'arracher à sa vie monotone
-et réglée.</p>
-
-<p>La marquise, au contraire, a conservé vivaces et profonds
-tous les souvenirs du passé; elle est restée attachée
-à son vieil ami par toutes les fibres de son c&oelig;ur. On sent
-dans sa correspondance combien elle l'aime, combien il
-est indispensable à sa vie; elle n'est jamais plus heureuse
-que quand il est auprès d'elle, et elle le lui avoue naïvement.
-Elle lui écrit sans cesse et lui confie ses joies, ses
-peines, tous les événements de sa vie.</p>
-
-<p class="date">«2 juin 1780.</p>
-
-<p>«Il faut encore vous dire que cette journée que j'ai
-passée avec ma Durival aurait été une des plus
-agréables de ma vie, si, comme nous le répétions sans
-cesse, le Veau, que nous aimons tous, y avait été. J'allais
-vous dire tout cela, quand j'ai reçu votre lettre.</p>
-
-<p>«Je ne veux plus parler de Fléville que pour approuver
-le parti que vous prenez.</p>
-
-<p>«Vous auriez bien mal fait de ne pas me faire le récit
-des folies touchantes de cette bonne Marianne. N'allez
-pas la dégoûter de m'aimer, moi ou mon portrait. Il
-faut qu'il ne me ressemble guère pour qu'on soit tenté
-de le baiser.</p>
-
-<p>«Mais en vous prenant par les paroles de votre
-lettre, et point par les plaintes que vous nous faites
-<span class="pagenum"><a id="Page_335"> 335</a></span>
-quelquefois, vous êtes l'homme le plus heureux qui
-existe; tous vos jours sont comme ceux de Lucile,
-pleins de douceur, s'il est vrai qu'être aimé en soit
-une.»</p>
-
-<p>Quelques jours après nouvelle lettre:</p>
-
-<p>«Nancy, 9 juin 1780, à midi.</p>
-
-<p>«Est-ce que je ne vous aurais pas écrit aussi, mon Veau
-bien-aimé, si le chevalier ne me proposait pas depuis
-mercredi d'aller dîner chez vous. Je ne vous dirai qu'en
-vous voyant les différents obstacles qui nous ont retenus.
-Je pense que s'il ne partait pas le 12, rien ne nous
-retiendrait. Mais si d'abord nous avons craint le mauvais
-temps, à présent nous craignons qu'il ne nous
-manque.</p>
-
-<p>«Je ne saurais prendre aucune part à la joie que
-vous avez ou que vous aurez, d'être dans votre cloaque;
-moi qui n'aspire, ne désire, ne respire que vous voir
-habiter un lieu propre et sain où je puisse jouir du
-bonheur ineffable de vous voir dans les moments où il
-vous conviendra de vous communiquer à moi.</p>
-
-<p>«Je n'ai aperçu Mme Durival que par la fenêtre,
-depuis son retour. Elle était pourtant convenue de dîner
-mardi chez nous avec sa compagne. J'ai envoyé hier
-savoir de ses nouvelles. Elle m'a fait dire qu'elle viendrait
-et je ne l'ai pas vue.</p>
-
-<p>«Pour moi qui ai bien senti à quoi je m'engageais en
-retournant tous les jours à Fléville, pour vous voir, j'ai
-été en chemin il y a deux jours pour y dîner, mais le
-<span class="pagenum"><a id="Page_336"> 336</a></span>
-cabriolet s'est si mal conduit qu'il a fallu revenir de
-Jarville au hasard de ne point dîner. Les Philips étant
-à Nancy, j'y vais dans le moment avec le chevalier et
-le cabriolet raccommodé.</p>
-
-<p>«Je vais faire ma démission de la chapelle entre les
-mains de M. de Beauvau, en insinuant le plus délicatement
-possible le désir que j'aurais de la voir donner à
-mon Porquet.</p>
-
-<p class="autre">(De la main de Mme de Boisgelin).</p>
-
-<p>«Mon cher Panpan, le chien devient un peu incommode,
-parce qu'il est sevré. M. de Chateaubodot n'est
-pas venu. Maman vous fait dire qu'elle va faire votre
-commission.»</p>
-
-<p>Le Veau se montre bien souvent grognon et susceptible;
-l'âge, les infirmités ont peu à peu aigri son caractère,
-mais Mme de Boufflers n'en a cure, le Veau a
-tous les droits, même celui d'être désagréable; elle
-répond à ses rebuffades, en redoublant d'amabilités, de
-grâces, de bonne humeur:</p>
-
-<p class="date">«Nancy, samedi 24 juin 1780.</p>
-
-<p>«Mais, mon cher Veau, vous me grondez comme si
-j'avais tort. Dans quel moment vous aurais-je écrit?
-Je n'ai vu Mme d'Hautefort que mercredi à une heure,
-que nous sommes parties pour Fléville, où il a seulement
-été question de vous, mais point du tout de dîner
-chez vous. Tout au contraire, elle a dit qu'elle vous
-avait donné à déjeuner, et qu'elle vous en prierait
-encore. Sur cela, j'ai fait vos honneurs; j'ai dit que
-<span class="pagenum"><a id="Page_337"> 337</a></span>
-vous seriez enchanté qu'elle vous demandât à dîner.
-Elle a toujours dit qu'elle voulait vous voir chez
-M. Vincent, et point dîner. Que pouvais-je faire? Et
-par où vous écrire, et que vous écrire sur ce dîner? Je
-ne sais pas sur quoi M. de Maulevrier a pu vous dire
-que Mme d'Hautefort dînerait chez vous, car je lui ai
-toujours entendu dire le contraire. En tout cas, de quoi
-vous plaignez-vous, puisque vous avez été averti?</p>
-
-<p>«A présent, il est question d'avertir M. de Maulevrier,
-que M. et Mme de la Porte, Mme Durival et
-moi, nous irons mardi 27 juin 1780, sur les midi, dîner
-chez lui avec notre bien-aimé Veau, que Mme de la
-Porte jouera au trictrac avec lui, et que je ferai la
-chouette à M. de Saisseval et à M. de Nédonchel, et
-que les trictracs soient propres.</p>
-
-<p>«Je suis à la quatrième plume, les doigts tout barbouillés
-et d'une humeur horrible de votre injustice;
-mais pour M. Martel, je le remercie, et je le demanderais
-si nous dînions chez vous.</p>
-
-<p>«A présent que j'ai une plume passable, il me semble
-que je t'aime bien, mon cher Veau, et que j'ai déjà du
-plaisir en pensant à mardi.</p>
-
-<p>«Moi, j'espère quelque chose de l'activité du duc.»</p>
-
-<p>Au mois de septembre 1780, M. de Beauvau étant
-tombé assez sérieusement malade, il fit dire à sa s&oelig;ur
-tout le plaisir qu'il éprouverait à la voir auprès de lui.
-Bien que l'état du prince ne fut nullement inquiétant
-et que la demande fût plutôt un caprice de malade,
-Mme de Boufflers n'hésita pas à partir sans délai;
-<span class="pagenum"><a id="Page_338"> 338</a></span>
-M. de Bauffremont s'offrit à l'accompagner, ce qu'elle
-accepta avec joie. La marquise fit ses préparatifs avec
-une telle précipitation qu'elle n'eut pas le temps
-d'aller dire adieu à Mme Durival. C'est Mme Petitdemange
-qui se charge d'aviser la «céleste», mais au
-dernier moment la marquise prend la plume et c'est
-elle-même qui achève la lettre:</p>
-
-<p class="autre">(De la main de Mme Petitdemange.)</p>
-
-<p>«Mme de Boufflers, qui part dimanche pour Paris,
-aurait désiré bien vivement de voir sa «céleste» avant,
-mais elle n'a pas de voiture, parce qu'on arrange la
-sienne pour le voyage.</p>
-
-<p>«M. de Bauffremont est obligé de partir sans avoir
-vu Mme Durival et il charge le gros secrétaire de le
-lui dire.</p>
-
-<p>«M. le prince de Beauvau n'est pas plus malade,
-mais il a tant pressé Mme de Boufflers de venir au Val
-qu'il ne lui a pas été possible de le refuser. Dans un
-mois elle revient.</p>
-
-<p>«Si Mme Durival a des commissions, Thérèse
-demande d'en être chargée, car cette fois-ci son corps
-ne quittera pas son âme.</p>
-
-<p class="autre">(De la main de Mme de Boufflers.)</p>
-
-<p>«Il ne m'est guère possible d'écrire, mais il m'est
-absolument impossible de partir sans avoir un petit
-moment de conversation avec la plus chaude de mes
-amies.</p>
-
-<p>«D'abord, il faut que je lui dise mon regret de partir
-sans avoir au moins la satisfaction de l'embrasser. Je
-<span class="pagenum"><a id="Page_339"> 339</a></span>
-m'étais flattée de passer cette journée-ci avec vous;
-M. Devau vous dira ce qui m'en empêche. Il vous dira
-quel plaisir je me faisais de passer l'hiver entre vous
-deux, car je me flattais que vous me rendriez une
-partie du temps que j'ai passé et perdu sans vous cet
-automne. Les instants qu'on passe avec vous, ma
-céleste amie, allongent cruellement ceux où l'on ne
-vous voit pas. Voilà ma profession de foi et le fond de
-mon âme.</p>
-
-<p>«Mme Petitdemange ne vous dit pas que nous
-avions écrit à M. Marcel pour l'engager à venir passer
-l'hiver ici sans en prévenir le Veau et dans l'espérance
-que la compagnie de cet ami qu'il aime beaucoup nous
-le retiendrait plus longtemps. Nous en avons reçu hier
-une lettre par laquelle il nous mande qu'il est en chemin:
-il a fallu le dire à Panpan qui en a été charmé et
-qui va l'emmener à Lunéville jusqu'à mon retour.</p>
-
-<p>«J'aurais eu bien du plaisir à voir la bonne compagnie
-qui a le bonheur de vivre avec vous. C'est un de
-ceux que j'envie le plus. M. de Bauffremont dit qu'il
-en est presque aussi fâché que moi. La biche qui vient
-avec nous vous embrasse<a id="FNanchor_147" href="#Footnote_147" class="fnanchor">&nbsp;[147]</a>.»</p>
-
-<p>Au dernier moment, Panpan, dont le c&oelig;ur était bon,
-si la surface était quelquefois un peu rugueuse, ne put
-se décider à abandonner Mme de Boufflers dans des
-circonstances aussi pénibles. M. de Bauffremont donnait
-à la marquise, en l'accompagnant, une grande preuve
-<span class="pagenum"><a id="Page_340"> 340</a></span>
-d'attachement; comment lui Panpan, son plus vieil
-ami, pouvait-il demeurer calme et indifférent dans sa
-paisible retraite de Lunéville? Vraiment ce n'était pas
-possible; il le comprit si bien qu'il boucla à la hâte sa
-valise et partit lui aussi dans le carrosse qui emportait
-Mme de Boufflers, M. de Bauffremont et la fidèle
-Manon.</p>
-
-<p>Après un voyage rapide et sans incidents, le trio
-arrive dans la capitale. Mme de Boufflers, sans même
-reprendre haleine, repart pour Saint-Germain. Panpan
-reste à Paris, et comme il n'a d'autre gîte que l'auberge,
-il accepte l'hospitalité que le prince de Bauffremont
-lui offre dans sa petite maison de la barrière de
-Vaugirard.</p>
-
-<p>Avant de s'éloigner de Lunéville, Panpan avait écrit
-à Mme de Lenoncourt pour la prévenir de son départ
-et des motifs qui le rendaient indispensable; en même
-temps il agitait les idées les plus sombres et prévoyait
-pour lui-même les pires catastrophes.</p>
-
-<p>A peine dans la capitale, il recevait de la marquise
-cette spirituelle réponse:</p>
-
-<p class="date">«Nancy, le 29 juillet 1780.</p>
-
-<p>«Non, Panpan, je n'ai pas été étonnée de votre
-départ, je connais votre attachement pour Mme de
-Boufflers, je sais que vous êtes capable de toutes sortes
-de bons procédés et j'ai imaginé que vous vous étiez
-senti un peu d'attrait pour Paris, qu'il faut revoir de
-temps en temps. Mais ce qui m'étonne, ce sont vos
-<span class="pagenum"><a id="Page_341"> 341</a></span>
-terreurs; à quel propos? Vous vous amusez, vous vous
-portez bien, vous êtes accueilli; où trouverez-vous de
-meilleurs augures? Pourquoi ne pas juger de l'avenir
-par le présent, ou plutôt pourquoi songer à l'avenir? Il
-n'y a rien de si extravagant que vos prévoyances.
-Depuis que petit Jean nous a dit:</p>
-
-<p class="quote">Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera,</p>
-
-<p>vous n'osez plus vous divertir; jouissez tant que vous
-pourrez, Panpan, et ne pensez pas à ce qui doit suivre.
-Je suis parfaitement tranquille sur ce qui vous regarde,
-et je ne crains pour vous que trop de plaisir qu'il faudra
-quitter. C'est pour le pauvre prince que je tremble et
-par conséquent pour Mme de Boufflers. Qu'est-ce que
-c'est que le mieux quand le dépérissement va son train.
-Il faut qu'il y ait un grand vice intérieur pour qu'un
-homme beau, grand et fort ait quatre-vingt-dix ans
-avant d'en avoir soixante. Je pensais pour lui tout ce
-qu'il y a de pis et je n'ose m'arrêter à cette idée ni
-penser que cet événement peut empoisonner le reste des
-jours de la marquise. Elle m'a écrit un petit mot bien
-honnête dont je lui sais beaucoup de gré.</p>
-
-<p>«Je l'ai toujours dit, mon cher Panpan, les amis de
-Paris valent leur pesant d'or; on les retrouve comme
-on les a laissés, empressés, caressants, obligeants; il
-faut convenir, si amis il y a, que ceux de province sont
-tout le contraire.</p>
-
-<p>«J'espère que dans votre première lettre vous me
-parlerez de l'abbé Porquet.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_342"> 342</a></span>
-«Mais, mon cher Veau, je crois que voilà une trop
-longue lettre pour un beau monsieur bien fêté et bien
-amusé<a id="FNanchor_148" href="#Footnote_148" class="fnanchor">&nbsp;[148]</a>.»</p>
-
-<p>Mme de Boufflers eut l'agréable surprise de trouver
-son frère beaucoup mieux qu'elle n'osait l'espérer,
-presque en convalescence.</p>
-
-<p>Le lendemain même elle écrit à Panpan pour lui
-faire part de l'accueil qu'elle a reçu et surtout de l'invitation
-pressante dont elle est chargée pour lui et qui
-la comble de joie:</p>
-
-<p class="date">«Mardi, 18 juillet 1780.</p>
-
-<p>«J'espère que vous trouverez M. de Beauvau un peu
-mieux que vous ne vous y attendiez.</p>
-
-<p>«J'ai été reçue avec ce que Mme de Lenoncourt
-appelle de la bonne et franche amitié. Ceci serait
-pour moi le séjour du bonheur sans la cause qui fait
-que j'y suis. Ce que vous ignorez et qui met le
-comble à ma reconnaissance, c'est que dès que j'ai
-nommé mon cher Veau, M. et Mme de Beauvau se
-sont écriés:</p>
-
-<p>«Comment, M. de Vaux est ici et nous n'en savons
-rien! Pour cela, madame de Boufflers, vous êtes
-étonnante.»</p>
-
-<p>«Et puis Mme de Beauvau: «Mais comme elle dit
-cela, il semble ce ne soit rien.» Et puis: «Il faut
-l'engager à venir tout de suite. Mais voudra-t-il bien
-<span class="pagenum"><a id="Page_343"> 343</a></span>
-venir? Ne s'ennuiera-t-il pas? En tout cas, madame,
-votre affaire sera de l'amuser.»</p>
-
-<p>«Voilà, mon bon Veau, comme j'ai été accueillie là,
-et point <i>aceillie</i> comme je disais autrefois.»</p>
-
-<p>Mme de Boufflers, on le voit par cette dernière remarque,
-tire quelque vanité de son orthographe; depuis
-deux ans, en effet, elle étudie avec M. Petitdemange
-cette science toute nouvelle pour elle, et elle est ravie
-des progrès accomplis en si peu de temps.</p>
-
-<p>La marquise a trouvé installé au Val son ancien adorateur
-Saint-Lambert; elle en prévient Panpan, car les
-deux amis d'autrefois, pour une cause que nous ignorons,
-sont devenus ennemis jurés, mais le poète cependant
-ne demande qu'à se réconcilier:</p>
-
-<p>«M. de Saint-Lambert m'a parlé du désir ardent de
-vous retrouver; que je n'avais qu'à lui prescrire la conduite
-qu'il devait tenir pour vous contenter; qu'il ferait
-tout pour regagner votre amitié. J'ai répondu à tout
-cela que je croyais que le mieux serait d'être ensemble
-très honnêtement, mais sans aucune explication; que
-je comptais en user de même avec Mme de... qui peut-être
-aurait oublié aussi qu'elle m'avait offensée; ce que
-j'ai dit, parce qu'il a tout à fait perdu le souvenir de ses
-torts.</p>
-
-<p>«Adieu, aimable Veau; vous ne sauriez vous dispenser
-de venir, tout intérêt à part.</p>
-
-<p>«Je ne vous parle pas de la maison, parce que vous
-la verrez, et qu'il ne faut pas empiéter sur la surprise
-avec vous.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_344"> 344</a></span>
-Mais Panpan n'est pas homme à céder à une première
-demande, et puis il se trouve si bien dans la capitale!
-il en apprécie si bien les plaisirs! il est si joyeux de
-retrouver tous ses anciens amis! et le premier de tous,
-le cher abbé Porquet, qui ne le quitte plus. Chaque soir
-il assiste avec lui à quelque spectacle, tantôt à la
-Comédie-Italienne, tantôt à l'Opéra, tantôt à la Comédie-Française,
-dont il raffole; sous la conduite du bon
-abbé, on ne voit plus que lui dans les coulisses! il
-est intime avec les comédiens; il visite les gens de
-lettres; il rend ses devoirs aux nobles dames de sa
-connaissance; on le voit sans cesse chez Mme de Mirepoix,
-chez Mme de Grammont, chez Mme de Choiseul,
-chez Mme de Brancas; partout il est accueilli comme
-un ami très cher. Il devient presque l'homme à la mode.
-Quelle différence avec la vie morne et solitaire de
-Lunéville! Panpan en oublie ses maux, son vieil
-ennemi la goutte, il a rajeuni de dix ans. Quand on lui
-parle de quitter Paris pour quelques jours, même pour
-quelques heures, il ne veut rien entendre; il se contente
-d'écrire à Mme de Boufflers qu'il se trouve fort
-bien à Paris et qu'il est parfaitement heureux avec
-M. de Bauffremont. La marquise lui répond:</p>
-
-<p class="date">«Saint-Germain,<br />
-jeudi 20 juillet 1780.</p>
-
-<p>«Je ne donne pas ordinairement dans les flagorneries
-des veaux, mais je suis bien aise d'apprendre par elles
-que le mien est heureux. C'est une juste récompense
-de sa piété envers moi.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_345"> 345</a></span>
-«S'il m'arrive, comme à tout le monde, de dire quelquefois
-un peu plus que je ne sens, il m'arrive encore
-plus souvent de dire moins, et c'est ce que j'ai fait pour
-vous en ne vous disant pas combien j'étais touchée de la
-proposition du voyage.</p>
-
-<p>«En voici une autre de la part de M. et de Mme de
-Beauvau. C'est de venir ici dimanche au soir avec
-Mme de Grammont, d'y rester si vous voulez et tant que
-vous voudrez, ou bien de vous en aller après souper
-dans son carrosse qui s'en retournera.</p>
-
-<p>«J'irai samedi dîner chez M. de Praslin. Je courrai
-toute la journée et je dînerai dimanche chez Mme de la
-Reynière. Nous verrons s'il y aura quelque moyen de
-nous voir.</p>
-
-<p>«M. de Beauvau est toujours un peu mieux.</p>
-
-<p>«Voilà le cinquième jour passé!»</p>
-
-<p class="space">Il y aurait mauvaise grâce cependant à méconnaître
-plus longtemps une si persistante amabilité. Panpan se
-décide donc à accepter un dîner au Val et à partir pour
-Saint-Germain; il y est reçu à bras ouverts, il est
-accablé de politesses, de compliments auxquels il
-répond de son mieux: Mme de Boufflers, qui jouit du
-succès de son Veau, s'ingénie de toutes façons à le
-faire valoir et elle y réussit parfaitement: Panpan est
-fort apprécié de tous.</p>
-
-<p>La rencontre avec Saint-Lambert, qui inspirait des
-inquiétudes, se passe à merveille; le prince de Beauvau
-et la marquise y assistent et leur présence met entre
-<span class="pagenum"><a id="Page_346"> 346</a></span>
-les deux ennemis le liant nécessaire; en quelques
-minutes tous les souvenirs d'une fâcheuse querelle sont
-à peu près effacés.</p>
-
-<p>La journée se passe délicieusement, si bien que les
-Beauvau souhaiteraient garder pendant quelques jours
-l'aimable lecteur, et Mme de Boufflers se fait l'interprète
-de leurs désirs; mais Panpan, quelques instances
-qu'on lui fasse, n'entend pas se laisser détourner des
-plaisirs de la capitale, et le soir même il rentre à Paris.</p>
-
-<p>Au bout de peu de jours la grave indisposition qui
-avait tant alarmé la famille de M. de Beauvau était en
-pleine voie de guérison et le prince pouvait reprendre
-son existence ordinaire.</p>
-
-<p>A partir de ce moment Mme de Boufflers mène une
-vie délicieuse; elle est rassurée sur l'état de son frère
-et elle peut sans arrière-pensée se consacrer aux
-plaisirs de la société. Elle n'a même pas besoin de quitter
-le Val, elle y voit défiler tout Paris, tous ses amis, tous
-les gens qu'elle aime. Mme de Beauvau tient table
-ouverte et l'on rencontre dans son salon l'élite de la
-noblesse et des gens de lettres.</p>
-
-<p>Si elle est très absorbée par la vie mondaine, Mme de
-Boufflers, cependant, n'oublie pas ses amies de Lorraine,
-et surtout la chère, la «céleste» Durival. Elle lui écrit
-le 30 juillet:</p>
-
-<p class="date">«Au Val, 30 juillet.</p>
-
-<p>«Je voudrais bien qu'on m'explique comment et
-pourquoi, aimant ma céleste amie de préférence, comptant
-<span class="pagenum"><a id="Page_347"> 347</a></span>
-sur son amitié comme je me flatte qu'elle compte
-sur la mienne, désirant d'en recevoir et d'en donner
-de nouvelles assurances, aimant particulièrement tout
-ce qui vient d'elle, ne fût-ce que son écriture, il arrive
-pourtant qu'elle est la seule, je ne dis pas de mes
-amies, mais des personnes avec lesquelles je vis, à qui
-je n'aie pas encore écrit. Cela me confirme dans l'opinion
-qu'on aime surtout la bonté pour en abuser, ou au
-moins pour se mettre à son aise.</p>
-
-<p>«J'ai trouvé ici M. de Saint-Lambert. Après avoir
-bien parlé de vous, avec un plaisir sensible de ma part,
-nous avons parlé du Veau, et l'entrevue s'est passée
-simplement et poliment, sans aucune mention du passé.
-Vous et moi avions tout dit. Le Veau a été comme de
-raison le plus à son aise. Les choses sont comme nous
-les désirions pour la suite, sans intimité et sans embarras.
-Vous seriez touchée et enchantée de la réception
-qu'on a faite au Veau. Des personnes même, qui ne
-le connaissent que de réputation, se sont empressées
-de lui procurer des amusements. Les loges lui sont
-ouvertes à tous les spectacles, on le mène partout,
-mais il vous a sûrement écrit. Où êtes-vous? Je le saurais
-par lui, si je le voyais, mais depuis que nous sommes
-arrivés, je l'ai vu deux fois à Paris, le temps du dîner,
-et il est venu une seule fois dîner ici.</p>
-
-<p>«Voilà M. de Bauffremont qui veut que je vous dise
-qu'il ne vous enveloppe pas dans l'opinion presque générale
-que soixante-sept ans d'expérience lui ont donnée
-des hommes. Je n'ai encore vu que M. Gaillard des
-<span class="pagenum"><a id="Page_348"> 348</a></span>
-gens de lettres, et c'est un de ceux que j'aime le mieux.
-Je ne sors presque pas d'ici, il y passe tant de monde et
-je m'y amuse si bien que je ne pense seulement pas à
-Paris. M. de Beauvau est beaucoup mieux<a id="FNanchor_149" href="#Footnote_149" class="fnanchor">&nbsp;[149]</a>.»</p>
-
-<p>Panpan a la tête si bien tournée par les flatteries et
-les grâces dont on l'accable à Paris, qu'il en oublie
-Mme de Boufflers. On ne le voit presque jamais au
-Val. C'est l'aimable femme qui vient lui reprocher doucement
-son absence et le rappeler à son devoir, non sans
-une pointe d'ironie. Elle lui écrit:</p>
-
-<p class="date">«Saint-Germain, lundi 21 août.</p>
-
-<p>«Je sais que vous faites vos volontés avec une complaisance
-infinie, et comme les propositions de M. de
-Beauvau vous conviennent assez, je ne doute pas que
-vous ne les acceptiez et que nous ne vous voyons
-bientôt.</p>
-
-<p>«Convenez, mon bon Veau, que vous vous passez
-aisément des gens que vous aimez et que la Comédie-Française
-vous tient lieu de tout. Il faut pourtant venir
-remplacer M. de Saint-Lambert qui s'en va jeudi pour
-longtemps.</p>
-
-<p>«Adieu jusqu'à jeudi<a id="FNanchor_150" href="#Footnote_150" class="fnanchor">&nbsp;[150]</a>.»</p>
-
-<p>Les petits billets tendres partent journellement de
-Saint-Germain; la marquise organise sans cesse des
-parties dont le Veau est toujours le héros.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_349"> 349</a></span></p>
-<p class="date">«Août 1780.</p>
-
-<p>«Mandez-moi ce que fait cette aimable maréchale.
-Je voudrais la voir et je voudrais aller à la Comédie-Française.
-Mandez-moi quelque chose. Comment te
-portes-tu? Si cette maréchale n'était pas ici, je te proposerais
-de dîner ensemble<a id="FNanchor_151" href="#Footnote_151" class="fnanchor">&nbsp;[151]</a>.»</p>
-
-<p class="date">«Août.</p>
-
-<p>«Encore une proposition, mon Veau, quoique vous
-n'ayez pas répondu à la première. Mme de Grammont
-vous prie à dîner demain lundi avec MM. du Châtelet
-et de Liancourt. Elle vous donnera une loge à la
-Comédie-Française et une à l'Italienne. J'aurai l'honneur
-de vous y suivre.»</p>
-
-<p>Grisé par les plaisirs de la capitale, Panpan ne songeait
-guère à ses amis de Lorraine. Il recevait d'eux
-cependant de fréquentes nouvelles et Mme de Lenoncourt
-en particulier, qui s'était réfugiée à Fléville pour
-tromper les longueurs de l'absence, lui racontait volontiers
-la vie du château.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_350"> 350</a></span></p>
-<p class="date">«Fléville, le 21.</p>
-
-<p>«Votre Durival, qui fait nos délices, vous aime et vous
-embrasse plus fort que moi, mais pas plus tendrement.
-Elle court le matin, malgré la chaleur, et ce n'est que
-quand elle est excédée que nous en jouissons. L'après-dîner
-elle lit et cause tant que nous voulons; le soir elle
-joue et veille plus qu'elle ne veut, mais si gaiement qu'il
-faut l'aimer tous les jours davantage. Mme de Brancas,
-M. Cerutti, l'abbé Quénard parlent tous ensemble pour
-m'engager à vous parler d'eux séparément; ils vous
-regrettent et vous désirent, et se réjouissent cependant
-de vos plaisirs présents et à venir. Je suis bien aussi
-généreuse qu'eux, mais je voudrais que rien ne prolonge
-votre voyage. Nancy n'a ni vie ni mouvement quand
-Mme de Boufflers n'y est pas, et je me sens dans un
-abandon que je ne peux pas supporter plus d'un mois.»</p>
-
-<p>Cependant on se désolait à Fléville de l'éloignement
-prolongée de Panpan; on trouvait qu'il abusait vraiment
-du droit d'accompagner Mme de Boufflers. Un
-beau jour les hôtes du château n'y tiennent plus et
-chacun écrit à l'ingrat ce qu'il pense de son absence.</p>
-
-<p>C'est Mme de Lenoncourt qui débute; elle se défend
-tout d'abord d'une plaisanterie innocente dont Panpan
-a montré quelque mauvaise humeur:</p>
-
-<p class="date">«Fléville, le 23.</p>
-
-<p>«Je jure, je proteste sur mon honneur que je ne me
-suis jamais moquée des lettres de mon Veau, que j'ai
-<span class="pagenum"><a id="Page_351"> 351</a></span>
-partagé tous ses triomphes, et que c'est sans aucun
-prétexte qu'on lui a fait une plaisanterie que j'ai désapprouvée
-et qui m'afflige maintenant, puisqu'il a pu
-douter pendant si longtemps du sensible plaisir que me
-font les marques de son souvenir...</p>
-
-<p>«J'espère que Mme de Boufflers ne vous retiendra
-pas. Que feriez-vous l'hiver à Paris, presque aussi
-séparé d'elle que si vous étiez ici. Revenez, ma vache;
-c'est autant pour vous que pour moi que je vous en
-prie.</p>
-
-<p>«Mme de Brancas et M. Cerutti vont achever ma
-lettre. Adieu, mon Veau!</p>
-
-<p>«Notre Céleste est à Sommerviller; il y a six
-semaines que je ne l'ai vue; je lui manderai de vos
-nouvelles.</p>
-
-<p class="autre">(De la main de Mme de Brancas.)</p>
-
-<p>«Je vous suis trop attachée, Panpan, pour ne vous
-pas conseiller de ne pas passer l'hiver à Paris et de
-revenir ici le mois prochain. Je ne sais si je resterai ici
-cet hiver ou si j'irai à Paris. J'ai de bonnes raisons
-pour et contre, et votre décision influera beaucoup sur
-la mienne. Il est important et convenable que vous
-arriviez ici le mois prochain. Je ferai tuer le veau gras,
-qui ne sera pas vous, pour vous recevoir. J'irai vous
-chercher à Nancy au moment où vous y arriverez. Je
-vous amènerai ici d'où nous négocierons avec les compères
-de Lunéville, avec qui je me suis laissé dire que
-vous aviez beaucoup perdu. Votre Céleste vous fera sa
-cour le matin quand vous serez dans votre lit; votre
-<span class="pagenum"><a id="Page_352"> 352</a></span>
-Lenoncourt sera à vos ordres toute la journée et votre
-Cerutti mettra tout son esprit hors du coffre pour vous
-amuser. Quant à moi, je serai votre très humble servante
-et je perdrai mon argent contre vous au trictrac
-tant que vous voudrez; je laisse le papier à votre
-Cerutti.</p>
-
-<p class="autre">(De la main de Cerutti.)</p>
-
-<p>«Que dire après deux si grands écrivains qui, pourtant,
-ne savent pas l'orthographe. Je n'ai qu'à répéter
-d'après tout Fléville que vous êtes regretté, mon Panpan,
-que vous êtes désiré, que vous manquez à tous
-vos amis le jour et à toutes vos amies la nuit. O merveilleuses
-Tuileries, que de jalouses vous faites! Que
-de biens perdus! Tâchez, mon Panpan, de ne pas vous
-épuiser en pure perte. Conservez-vous pour les grandes
-duchesses, pour les belles marquises et pour les jolis
-garçons de toute la Lorraine. On m'a chargé de vous
-écrire des bêtises; j'obéis de mon mieux; mon amitié
-voudrait vous dire mille tendresses. Venez et vous
-entendrez et vous verrez combien on vous aime.</p>
-
-<p class="autre">(De la main de Mme de Brancas.)</p>
-
-<p>«Sans lire les griffonnages de M. Cerutti, je reprends
-la plume pour vous prier de dire à Mme de Boufflers
-combien je la regrette ici. Cent mille choses pour moi à
-Mlle Quinault.<a id="FNanchor_152" href="#Footnote_152" class="fnanchor">&nbsp;[152]</a>»</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_353"> 353</a></span></p>
-<h2 class="normal">CHAPITRE XIX<br />
-<span class="medium">1779-1780</span></h2>
-
-<p class="hanging indent">L'abbé Porquet.&mdash;Visite de Mme de Boufflers à Franconville.&mdash;Tressan,
-Saint-Lambert et Mme d'Houdetot.&mdash;Tressan est nommé
-à l'Académie.&mdash;Mmes de Boufflers et de Mirepoix chez le duc
-de Nivernais.&mdash;Maladie de Manon.&mdash;Départ de Mme de Boufflers
-et de Panpan pour la Lorraine.</p>
-</div>
-
-<p class="space">Nous avons dit que Mme de Boufflers et Panpan
-avaient retrouvé dans la capitale l'abbé Porquet; Panpan
-surtout avait été dans le ravissement de revoir,
-après une si longue séparation, l'ami de sa jeunesse, et
-tous deux passaient ensemble des heures délicieuses.</p>
-
-<p>L'abbé, par ses relations et ses talents, s'était créé
-à Paris une situation fort agréable, et s'il fréquentait
-avec plaisir la mauvaise société, on le rencontrait aussi
-quelquefois dans le meilleur monde. On le voyait souvent
-chez Mme du Deffant à laquelle, de temps à autre,
-il adressait des vers galants:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Adoptons sans regret la sagesse moderne;</p>
-<p>Dépouillant son orgueil et son sale manteau,</p>
-<p>Diogène, aujourd'hui, ne prendrait sa lanterne</p>
-<p class="i2"> Que pour chercher votre tonneau.</p>
-</div></div>
-
-<p>Il n'était pas moins intime chez M. de Beauvau,
-avec lequel il discutait volontiers. Comme le prince se
-<span class="pagenum"><a id="Page_354"> 354</a></span>
-piquait d'un purisme exagéré, Porquet, plus indulgent,
-lui écrivait:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p><i>Au prince de Beauvau, argument sans réplique.</i></p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>De bonne foi longtemps on ne dispute guère,</p>
-<p>Et de même, tous deux, nous pensons en effet.</p>
-<p>Non, Prince, dans le style une faute légère</p>
-<p class="i2"> Ne peut passer pour un forfait;</p>
-<p>Et le premier mérite est d'instruire ou de plaire.</p>
-<p class="i2"> Mais sans vouloir qu'on soit parfait,</p>
-<p class="i2"> Faire aussi bien que l'on peut faire</p>
-<p class="i2"> Est, à mon gré, toujours bien fait.</p>
-</div></div>
-
-<p>L'abbé affectionnait tout particulièrement le commerce
-des dames, et s'il était souvent en butte aux plaisanteries
-de ses belles amies, il ne manquait pas avec
-elles d'esprit de repartie.</p>
-
-<p>Trois dames ayant eu l'imprudence de lui proposer
-des bouts-rimés, il leur répond gaillardement:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Mesdames, j'aime encor; je suis donc encore <i>jeune</i>.</p>
-<p>Sans cesse après vos c&oelig;urs, mon c&oelig;ur court au <i>galop</i>.</p>
-<p class="i3"> Depuis le temps que ce c&oelig;ur <i>jeûne</i>,</p>
-<p class="i3"> Trois c&oelig;urs pour lui ne sont pas <i>trop</i>.</p>
-</div></div>
-
-<p>Une autre fois, une dame l'ayant accusé, sous le
-voile de l'anonyme, de se livrer au péché de gourmandise,
-Porquet riposte:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Je suis un peu gourmand, vous me le reprochez.</p>
-<p>Par un vice plus gai, j'obtiendrais votre estime.</p>
-<p>Est vicieux qui peut, ô mon cher anonyme!</p>
-<p>Mais je n'ai plus, hélas! le choix de mes péchés.</p>
-</div></div>
-
-<p>Le bon abbé, dans les sociétés fort libres qu'il fréquentait,
-<span class="pagenum"><a id="Page_355"> 355</a></span>
-se prêtait volontiers à toutes les plaisanteries.
-Un soir, chez une charmante actrice, on veut jouer un
-proverbe; mais il manque une perruque, l'abbé s'empresse
-d'offrir la sienne, et il lui adresse ces adieux qui
-font la joie de l'assistance:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Respectable perruque, ornement de mon chef,</p>
-<p>Puisses-tu, dans mes mains, revenir saine et sauve!</p>
-<p>N'est-ce donc pas assez d'être Porquet le Bref!</p>
-<p class="i2"> Sans être encor Porquet le Chauve.</p>
-</div></div>
-
-<p>Porquet, on s'en doute aisément, n'était pas possédé
-d'une foi ardente; il était même nettement matérialiste,
-et il résumait en ces quelques vers toute sa conception
-de la vie:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>M'amuser n'importe comment,</p>
-<p>Voilà toute ma philosophie.</p>
-<p>Je crois ne perdre aucun moment,</p>
-<p>Hors le moment où je m'ennuie:</p>
-<p>Et je tiens ma tâche finie,</p>
-<p>Pourvu qu'ainsi tout doucement</p>
-<p>Je me défasse de la vie.</p>
-</div></div>
-
-<p>Mme de Boufflers et Panpan ne se contentaient pas
-de fréquenter le plus souvent possible le cher abbé, ils
-profitèrent encore de leur séjour dans la capitale pour
-aller visiter leurs anciens amis Saint-Lambert et Tressan;
-tous deux continuaient à résider dans la vallée de
-Montmorency; mais alors que le premier n'y séjournait
-que pendant la belle saison, le second y demeurait
-toute l'année. Ils y vivaient relativement heureux,
-malgré leurs infirmités, voisinaient beaucoup, causant
-du passé et de cette délicieuse cour de Lunéville qui
-<span class="pagenum"><a id="Page_356"> 356</a></span>
-leur avait laissé à tous deux de si précieux souvenirs.
-C'est bien d'eux que l'on pouvait dire:</p>
-
-<p class="quote">Et ces deux vieux débris se consolaient entre eux.</p>
-
-<p>Mme d'Houdetot contribuait beaucoup à augmenter
-la douceur de cette intimité<a id="FNanchor_153" href="#Footnote_153" class="fnanchor">&nbsp;[153]</a>.</p>
-
-<p>«Vous avez entendu dire quel était pour nous
-l'agrément de vivre avec M. de Saint-Lambert et
-Mme d'Houdetot, écrit Marmontel, et quel était le
-charme d'une société où l'esprit, le goût, l'amour des
-lettres, toutes les qualités du c&oelig;ur les plus essentielles
-et les plus désirables, nous attiraient, nous attachaient,
-soit auprès du sage d'Eaubonne, soit dans l'agréable
-retraite de la Sévigné de Sannois. Jamais deux esprits
-<span class="pagenum"><a id="Page_357"> 357</a></span>
-et deux âmes n'ont fourni un plus parfait accord de
-sentiments et de pensées. Mais ils se ressemblaient
-surtout par un aimable empressement à bien recevoir
-leurs amis. Politesse à la fois libre, aisée, attentive,
-politesse d'un goût exquis, qui vient du c&oelig;ur, qui va
-au c&oelig;ur, et qui n'est bien connue que des âmes sensibles.»</p>
-
-<p>Il y avait un échange incessant de petits billets
-entre Sannois et Franconville. On se décochait mutuellement
-force compliments et gracieusetés.</p>
-
-<p>«Je commence à croire que l'esprit ne vieillit plus,
-écrit un jour la charmante marquise à son voisin; vous
-êtes et vous serez une des preuves de cette vérité, si
-jamais elle peut s'établir.»</p>
-
-<p>L'été, pour ces aimables vieillards, était la saison
-délicieuse, la saison des visites quotidiennes, mais
-comme cet heureux temps passait vite! Dès la fin de
-novembre, Saint-Lambert, qui souffrait de cruels rhumatismes,
-et qui redoutait la rigueur du climat, quittait
-Sannois pour regagner Paris, et le pauvre Tressan restait
-bien seul. La correspondance remplaçait alors les douces
-causeries de chaque jour. L'affectueuse cordialité de
-leurs lettres montre bien l'intimité très grande des
-relations.</p>
-
-<p>En janvier 1779, Saint-Lambert écrit à son ami:</p>
-
-<p>«Que faites-vous cet hiver? Rendez-vous agréable
-quelque vieux roman qui ne l'était guère? Faites-vous
-quelques jolis vers pour Fanchon? Grondez-vous un
-peu? Buvez-vous du bon vin? Avez-vous quelque petit
-<span class="pagenum"><a id="Page_358"> 358</a></span>
-mouvement de goutte? Aimez-vous vos amis? Car il
-faut de tout cela dans la vieillesse...»</p>
-
-<p>Comme Tressan dans sa réponse se plaint d'avoir la
-goutte, Saint-Lambert l'en félicite comme d'un bienfait
-de la Providence qui lui assure la longévité et il
-ajoute aimablement: «D'ailleurs, la goutte vous laisse
-tant de liberté d'esprit, tant de facilité, tant de grâces,
-qu'en vérité je doute qu'elle soit un mal...»</p>
-
-<p>Lors de la visite que Mme de Boufflers fit à ses amis,
-Tressan lui confia qu'il s'était enfin décidé à se présenter
-à l'Académie française et il sollicita son appui
-auprès du prince de Beauvau.</p>
-
-<p>Depuis près de trente ans, la grande ambition de
-Tressan était de figurer au nombre des Immortels,
-mais tant que Louis XV avait vécu, il n'avait jamais
-osé se présenter; il savait que le Roi ne lui avait pas
-pardonné certains couplets satiriques, et il craignait,
-s'il était nommé, de se heurter à une exclusion formelle,
-qui eût été des plus blessantes.</p>
-
-<p>Sous Louis XVI, il en était tout différemment et rien
-ne l'empêchait plus de briguer les suffrages académiques.
-Après la mort de l'abbé de Condillac, le comte
-se mit sur les rangs; il avait pour concurrents Bailly,
-Lemierre et Chamfort. Mais il possédait sur eux un
-grand avantage, son âge, qui devait l'empêcher d'occuper
-longtemps le fauteuil qu'il sollicitait.</p>
-
-<p>Tressan naturellement fit les visites d'usage. Il y
-en eut une qui lui fut particulièrement pénible, celle
-qu'il dut faire au duc de Nivernais; il était en fort
-<span class="pagenum"><a id="Page_359"> 359</a></span>
-mauvais termes avec lui depuis un certain couplet assez
-mordant qu'il lui avait autrefois décoché. Le duc le
-reçut très froidement, il se borna à lui dire: «Je vous
-félicite, monsieur le comte, de votre bonne santé, de
-vos nouvelles espérances et surtout <i>de vos &oelig;uvres d'autrefois</i>.»</p>
-
-<p>Cet accueil désespéra le candidat et il crut son élection
-d'autant plus compromise que M. de Nivernais,
-qui siégeait à l'Académie depuis près de cinquante
-ans, y jouissait de la plus grande influence<a id="FNanchor_154" href="#Footnote_154" class="fnanchor">&nbsp;[154]</a>.</p>
-
-<p>Fort heureusement il se rappela l'amitié qui unissait
-le duc et Mme de Boufflers, et il supplia la marquise de
-plaider sa cause. Elle y consentit bien volontiers, et
-Tressan eut la joie d'être nommé.</p>
-
-<p>Quand il alla remercier M. de Nivernais, ce dernier
-lui dit spirituellement en le reconduisant: «Vous
-voyez, monsieur le comte, qu'en vieillissant on perd
-la mémoire<a id="FNanchor_155" href="#Footnote_155" class="fnanchor">&nbsp;[155]</a>.»</p>
-
-<p>Mme de Boufflers avait toujours entretenu avec
-<span class="pagenum"><a id="Page_360"> 360</a></span>
-M. de Nivernais les relations les plus amicales et l'âge
-n'avait fait que resserrer des liens fondés sur une estime
-réciproque.</p>
-
-<p>Le duc avait tout ce qu'il fallait pour plaire à la
-marquise, beaucoup d'aménité, un ton excellent, une
-grande finesse d'esprit, des manières nobles et douces,
-sans aucune afféterie, enfin une extrême galanterie
-avec les femmes de tout âge.</p>
-
-<p>Il n'était pas dépourvu de prétentions littéraires et
-volontiers il taquinait la muse dans ses moments perdus;
-on a de lui des pièces fugitives d'un tour fort élégant
-et qui ne manquent pas d'esprit.</p>
-
-<p>Mme de Mirepoix n'était pas moins liée que sa s&oelig;ur
-avec le spirituel vieillard et toutes deux profitèrent de
-leur réunion pour céder à ses instances et aller faire un
-assez long séjour dans la magnifique résidence qu'il avait
-fait élever à Saint-Ouen et où il se plaisait infiniment.</p>
-
-<p>Il y avait devant le château une immense terrasse
-dominant la Seine et tout autour s'étendaient à perte
-de vue des pelouses verdoyantes qu'égayaient la présence
-de petits moutons de Lorraine, plus ou moins
-enrubannés. C'était un don de Mme de Boufflers qui,
-en 1771, les avait envoyés au duc avec ce quatrain:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Petits moutons, votre fortune est faite,</p>
-<p>Pour vous ce pré vaut le sacré vallon.</p>
-<p>N'enviez pas l'heureux troupeau d'Admète,</p>
-<p>Car vous paissez sous les yeux d'Apollon<a id="FNanchor_156" href="#Footnote_156" class="fnanchor">&nbsp;[156]</a>.</p>
-</div></div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_361"> 361</a></span>
-Le vieux duc, ravi de posséder sous son toit ce
-couple qui évoque tous les souvenirs des cours de
-France et de Lorraine, l'accueille avec de grandes
-démonstrations de joie. Dans la journée on se consacre
-à la promenade; le châtelain et ses hôtes visitent
-en carrosse les bords de la Seine, les forêts des
-environs, les plus jolis sites du pays; le soir on
-joue au trictrac, l'on se livre aux douceurs de la conversation
-ou l'on cultive les muses; les heures s'envolent.</p>
-
-<p>Un soir Mme de Mirepoix offre à son ami une mèche
-de cheveux blancs avec ces vers délicieux:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Les voilà ces cheveux depuis longtemps blanchis:</p>
-<p>D'une longue union qu'ils soient pour nous le gage.</p>
-<p>Je ne m'afflige point sur les pertes de l'âge;</p>
-<p class="i3"> Il m'a laissé de vrais amis.</p>
-<p>On m'aime presque autant, j'ose aimer davantage.</p>
-<p>L'amitié, fruit du goût, de l'estime, et du Temps,</p>
-<p class="i1"> Mûrit encor dans l'hiver de nos ans,</p>
-<p>On ne s'y méprend plus, on cède à son empire:</p>
-<p class="i3"> Et l'on joint, sous les cheveux blancs,</p>
-<p>Au charme de s'aimer, le droit de se le dire.</p>
-</div></div>
-
-<p>Le lendemain le duc compose cette jolie réponse:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Quoi! vous parlez de cheveux blancs!</p>
-<p>Laissons, laissons courir le Temps.</p>
-<p>Que vous importe son ravage?</p>
-<p>Les Amours sont toujours enfants,</p>
-<p>Et les Grâces sont de tout âge.</p>
-<p>Pour moi, Thémire, je le sens,</p>
-<p>Je suis toujours dans mon printemps</p>
-<div><span class="pagenum"><a id="Page_362"> 362</a></span></div>
-<p>Quand je vous offre mon hommage.</p>
-<p>Si je n'avais que dix-huit ans,</p>
-<p>Je pourrais aimer plus longtemps,</p>
-<p>Mais non pas aimer davantage.</p>
-</div></div>
-
-<p>Mais il n'est pas juste que la maréchale soit seule
-l'objet des attentions du châtelain; Mme de Boufflers a
-droit également à des galanteries particulières. Un soir
-le vieillard, après souper, lit à ses amies cette chanson
-qui a tout le succès que l'on peut supposer.</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p><span class="small1">Sur l'air</span>: <i>de la pantoufle</i>.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p class="i2"> Il est un trésor,</p>
-<p>Dans le fond de la Lorraine,</p>
-<p class="i2"> Il est un trésor,</p>
-<p>Quoiqu'il ne soit pas de l'or.</p>
-<p class="i2"> Il n'est pas de l'or,</p>
-<p>Ce trésor de la Lorraine;</p>
-<p class="i2"> Il n'est pas de l'or,</p>
-<p>Mais il vaut bien mieux encor.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p class="i2"> Il est d'un beau blanc,</p>
-<p>Des pieds jusques à la tête;</p>
-<p class="i2"> Il est d'un beau blanc,</p>
-<p>Quoiqu'il ne soit pas d'argent.</p>
-<p class="i2"> S'il était d'argent,</p>
-<p>Il tournerait moins la tête;</p>
-<p class="i2"> S'il était d'argent,</p>
-<p>Il ne serait point si blanc.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p class="i2"> Il a de l'esprit,</p>
-<p>Il n'aime pas la louange;</p>
-<p class="i2"> Il a de l'esprit,</p>
-<p>Quand il parle et qu'il écrit.</p>
-<div><span class="pagenum"><a id="Page_363"> 363</a></span></div>
-<p class="i2"> Il a de l'esprit,</p>
-<p>Il fait des vers comme un ange;</p>
-<p class="i2"> Il a de l'esprit</p>
-<p>Quand il parle et qu'il écrit.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p class="i2"> Il fait peur aux sots,</p>
-<p>Quand il veut ouvrir la bouche,</p>
-<p class="i2"> Il fait peur aux sots</p>
-<p>Qui n'aiment pas ses bons mots.</p>
-<p class="i2"> Laissons là les sots</p>
-<p>Que son esprit effarouche:</p>
-<p class="i2"> Laissons là les sots,</p>
-<p>Jouissons de ses bons mots.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p class="i2"> Il a deux enfants</p>
-<p>Qui sont dignes de leur mère,</p>
-<p class="i2"> Il a deux enfants</p>
-<p>Distingués par leurs talents;</p>
-<p class="i2"> Mais les deux enfants</p>
-<p>Ne vaudront jamais leur mère,</p>
-<p class="i2"> Mais les deux enfants</p>
-<p>N'ont point d'aussi beaux talents.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p class="i2"> Il n'a qu'un défaut,</p>
-<p>C'est d'aimer trop sa Lorraine;</p>
-<p class="i2"> Il n'a qu'un défaut,</p>
-<p>D'y rester plus qu'il ne faut.</p>
-<p class="i2"> Disons-lui qu'il faut</p>
-<p>Renoncer à sa Lorraine,</p>
-<p class="i2"> Disons-lui qu'il faut</p>
-<p>Corriger son seul défaut.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p class="i2"> Enfin, grâce à Dieu,</p>
-<p>Je le tiens dans ma retraite;</p>
-<p class="i2"> Enfin, grâce à Dieu,</p>
-<p>Il est au coin de mon feu.</p>
-<div><span class="pagenum"><a id="Page_364"> 364</a></span></div>
-<p class="i2"> Je demande à Dieu</p>
-<p>Qu'il se plaise en ma retraite;</p>
-<p class="i2"> Je demande à Dieu</p>
-<p>Qu'il reste au coin de mon feu.</p>
-</div></div>
-
-<p>Le duc ne se borne pas à réciter à ses amies des
-chansons composées à leur seule intention; les soirées
-sont longues, et quelquefois il choisit dans ses &oelig;uvres
-inédites celles qui peuvent le mieux intéresser ses
-hôtes; les plus légères ne sont pas les moins appréciées.</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p class="i3">CHANSON</p>
-<p><i>Je ne veux pas me presser</i></p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>L'amour est-il une folie?</p>
-<p>Maman me le dit tout le jour;</p>
-<p>Mais quand on est jeune et jolie,</p>
-<p>Comment se passe-t-on d'amour?</p>
-<p>Je jurerais bien qu'à mon âge,</p>
-<p>Maman n'a pas su s'en passer;</p>
-<p>Chaque saison a son partage,</p>
-<p>Un jour aussi je serai sage;</p>
-<p>Mais je ne veux pas me presser.</p>
-<p><b>. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</b></p>
-<p>J'ai vu la tendre tourterelle</p>
-<p>Aux jours de son premier printemps,</p>
-<p>A l'amant qui tourne autour d'elle</p>
-<p>Se refuser assez longtemps:</p>
-<p>L'oiseau n'en est que plus fidèle,</p>
-<p>Plus ardent à la caresser;</p>
-<p>J'imiterai la tourterelle;</p>
-<p>Je veux bien m'engager comme elle,</p>
-<p>Mais je ne veux pas me presser.</p>
-</div></div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_365"> 365</a></span></p>
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p class="i3">FABLE</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>Un paysan grondait sa femme:</p>
-<p>«Notre fille est grosse d'enfant,</p>
-<p>Lui disait-il, à toi le blâme.</p>
-<p>Ne sais-tu pas comme on s'y prend</p>
-<p>Pour tenir close une fillette?</p>
-<p>&mdash;Vraiment, répliqua la pauvrette,</p>
-<p>J'avais tout fait bien calfeutrer,</p>
-<p>Et je croyais être bien sûre;</p>
-<p>Mais au diable soit la serrure</p>
-<p>Où toute clef peut se fourrer.»</p>
-</div></div>
-
-<p>Les deux vieilles dames se pâment d'aise à la lecture
-de ces pièces plus ou moins grivoises, et elles ne
-cessent de s'extasier sur l'esprit de leur amphytrion.</p>
-
-<p>Un soir, le duc lit encore à ses hôtes charmées
-cette chanson composée autrefois dans un souper
-joyeux:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Que l'on goûte ici de plaisirs!</p>
-<p class="i2"> Où pourrions-nous mieux être,</p>
-<p>Tout y satisfait nos désirs,</p>
-<p class="i2"> Et tout les fait renaître.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>N'est-ce pas ici le jardin,</p>
-<p class="i2"> Où notre premier père</p>
-<p>Trouvait, sans cesse sous sa main,</p>
-<p class="i2"> De quoi se satisfaire?</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>Ne sommes-nous pas encor mieux</p>
-<p class="i2"> Qu'Adam dans son bocage?</p>
-<p>Il n'y voyait que deux beaux yeux,</p>
-<p class="i2"> J'en vois bien davantage.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<span class="pagenum"><a id="Page_366"> 366</a></span>
-<p>Dans ce jardin délicieux,</p>
-<p class="i2"> On voit aussi des pommes</p>
-<p>Faites pour charmer tous les dieux</p>
-<p class="i2"> Et damner tous les hommes.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>Amis, en voyant tant d'appas,</p>
-<p class="i2"> Quels plaisirs sont les nôtres?</p>
-<p>Sans le péché d'Adam, hélas!</p>
-<p class="i2"> Nous en verrions bien d'autres.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>Il n'eut qu'une femme avec lui,</p>
-<p class="i2"> Encor c'était la sienne;</p>
-<p>Je vois ici celle d'autrui</p>
-<p class="i2"> Et n'y vois pas la mienne.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>Il buvait de l'eau tristement</p>
-<p class="i2"> Auprès de sa compagne.</p>
-<p>Nous autres nous chantons gaiement</p>
-<p class="i2"> En sablant le champagne.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>Si l'on eût fait dans un repas</p>
-<p class="i2"> Cette chère au bonhomme,</p>
-<p>Le gourmand ne nous aurait pas</p>
-<p class="i2"> Damnés pour une pomme<a id="FNanchor_157" href="#Footnote_157" class="fnanchor">&nbsp;[157]</a>.</p>
-</div></div>
-
-<p>La fin du séjour à Paris de Mme de Boufflers fut
-attristée par une assez grave indisposition de Manon,
-de cette femme de chambre qu'elle avait près d'elle
-depuis fort longtemps et à laquelle elle était si vivement
-attachée. La veille même du jour où la marquise
-allait repartir pour la Lorraine, en compagnie du fidèle
-Panpan, la pauvre Manon fut prise subitement de crachements
-de sang, et ce fâcheux incident retarda forcément
-le départ.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_367"> 367</a></span>
-Mme de Boufflers en fut d'autant plus contrariée
-que Panpan trépignait d'impatience et depuis quelque
-temps demandait à cor et à cris à regagner Lunéville;
-ce n'était pas pur caprice de sa part, ni que la vie de
-Paris lui parût moins agréable, mais ses ressources
-financières avaient été vite épuisées, et il ne savait plus
-à quel saint se vouer pour subvenir aux indispensables
-dépenses.</p>
-
-<p>La marquise, au courant de sa détresse, lui offre généreusement
-sa bourse, et elle l'invite à y puiser sans scrupule.
-Tout n'est-il pas commun entre eux? Elle lui
-exprime ses sentiments d'affection en termes vraiment
-touchants:</p>
-
-<p class="date">«Saint-Germain,<br />
-samedi 4 novembre 1780.</p>
-
-<p>«Vous allez me maudire, mon cher Veau, mais je
-suis plus affligée que vous ne le savez, parce que j'en
-souffre davantage. Ma pauvre Manon crache le sang
-depuis hier; elle me dit que jamais elle n'a été aussi
-mal. Elle s'afflige d'autant plus que, devant partir
-demain, pour ne plus revenir, tout est emballé et qu'elle
-sait que je manque non seulement d'elle, mais encore
-de toutes mes affaires. Je ne sais, comme vous croyez
-bien, quand cela finira, mais je n'en ai que plus d'envie
-de partir, et cette envie redouble, quand je pense à
-votre situation et surtout à votre impatience, car si vous
-êtes aussi raisonnable que vous l'êtes effectivement,
-nous, c'est-à-dire moi, pouvons remédier à toutes les
-choses qui vous manquent, avec de l'argent.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_368"> 368</a></span>
-«Il me reste près de 200 livres, toutes mes dépenses
-payées. J'espère donc que vous ne refuserez pas d'en
-user comme s'il vous appartenait, puisque vous et moi
-c'est la même chose, au sexe près, qui ne vaut pas la
-peine d'en parler.</p>
-
-<p>«J'irai donc à Paris dès que je le pourrai, et j'aimerai
-toujours mon c&oelig;ur de Veau.</p>
-
-<p><i>P.-S.</i>&mdash;Empruntez de mes chemises à Mme Mongot.»</p>
-
-<p>Deux jours après il n'y a aucune amélioration et la
-marquise désolée explique à son ami l'impossibilité où
-elle est de s'éloigner.</p>
-
-<p class="date">«Saint-Germain,<br />
-lundi 6 novembre 1780.</p>
-
-<p>«Ma pauvre Manon vient encore d'être saignée, c'est
-la quatrième fois, et M. du Breuil s'étonne que la dureté
-du pouls n'en soit guère diminuée. Elle a dormi
-cette nuit; les crachats sont fort diminués, et j'espère
-que la maladie tire à sa fin. Mais vous pouvez juger de
-l'état où la malade restera, et du temps auquel nous
-pouvons partir.</p>
-
-<p>«Je vous assure, mon cher ami, que je me reproche
-ce contretemps comme si j'en étais la cause. Cependant
-presque tous les paquets étant faits, et ne voulant
-pas y toucher, il se trouve que je manque un peu de
-tout; mais comme vous avez l'avantage de savoir mieux
-jouir que moi, j'ai aussi celui de savoir mieux me passer
-que vous.</p>
-
-<p>«Ainsi, ce que j'éprouve ne peut me rassurer sur
-<span class="pagenum"><a id="Page_369"> 369</a></span>
-vos privations, et je vous conjure, au nom de la sainte
-amitié, d'acheter sur mon compte tout ce qui vous
-manque et de faire en sorte que la fin de votre voyage
-n'en gâte pas le commencement. Maintenez-vous, tant
-que vous pourrez, dans l'état d'enchantement où nous
-vous avons vu.</p>
-
-<p>«Une réflexion qu'il faut faire, c'est que les choses
-dont vous pourrez avoir besoin présentement ne seront
-pas perdues pour la suite. Enfin, si vous n'acceptez pas
-mes offres, j'en souffrirai plus que vous, parce que,
-non seulement le refus n'est pas une marque d'amitié,
-mais qu'il est impossible que vous souffriez par ma
-faute sans m'en aimer moins.»</p>
-
-<p class="space">Enfin, au bout de quelques jours, l'état de Manon
-s'étant sensiblement amélioré, Mme de Boufflers put
-donner suite à ses projets de départ et regagner la
-Lorraine avec Panpan.</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_370"> 370</a></span></p>
-<h2 class="normal">CHAPITRE XX<br />
-<span class="medium">1779-1780</span></h2>
-
-<p class="hanging indent">Séjours du chevalier de Boufflers à Douai et à Boulogne.</p>
-</div>
-
-<p class="space">Pendant l'hiver de 1779, Boufflers abandonne son
-régiment, ainsi qu'il est d'usage pour tous les officiers,
-et il vient passer à Paris quelques mois délicieux
-auprès de Mme de Sabran qu'il aime plus que
-jamais. Les deux amants reprennent donc sans plus
-tarder leur douce vie de tendresse et d'amour, ils ne se
-quittent pour ainsi dire pas. C'est à peine si l'on aperçoit
-le chevalier chez ses parents et chez ses amis; c'est
-à peine s'il prend le temps de faire un voyage en Lorraine
-pour voir sa mère et surveiller ses intérêts.</p>
-
-<p>Mme de Sabran tient d'autant plus à ne pas perdre
-de vue son fervent adorateur qu'elle connaît sa passion
-malheureuse pour le jeu, et qu'elle redoute de le voir
-retomber dans le péché, bien qu'elle lui ait fait jurer de
-ne jamais jouer:</p>
-
-<p class="date">«8 mai 1778.</p>
-
-<p>«Ne jouez jamais, mon frère, vous me feriez un
-véritable chagrin; c'est une passion horrible que celle
-du jeu, elle endurcit le c&oelig;ur, elle salit l'âme; elle n'est
-<span class="pagenum"><a id="Page_371"> 371</a></span>
-pas faite pour vous. Songez d'ailleurs que vous m'avez
-donné votre parole d'honneur, et que je ne vous pardonnerais
-pas d'y manquer.»</p>
-
-<p>Mais Boufflers est faible, et quand son amie le
-quitte un jour, il ne sait pas résister à l'entraînement.
-Un soir, chez Mme de Montesson, il joue
-malgré ses promesses. Son premier soin est d'avouer
-sa faute, et il le fait en termes bien amusants:</p>
-
-<p>«Votre absence est déjà longue et funeste, chère et
-jolie s&oelig;ur, et j'ai eu le temps de faire de petites sottises
-chez Mme de Montesson, dont votre présence
-ou le plaisir de souper chez vous m'aurait défendu. Au
-reste, ce qu'il y a de plus perdu à cette partie-là, c'est
-l'honneur, parce que j'avais donné ma parole de ne
-pas jouer. Mais l'honneur n'est qu'un mot, et l'argent
-est une bien jolie chose dans le siècle où nous vivons.»</p>
-
-<p>L'hiver s'écoule comme un rêve, puis le printemps
-arrive et avec lui l'heure cruelle de la séparation. Mais
-il faut bien se résigner à l'inévitable!</p>
-
-<p>Pendant que Boufflers retourne tristement à son
-régiment, Mme de Sabran, qui a perdu l'habitude de la
-solitude, et qui est restée sous le charme de leur long
-tête-à-tête, tombe dans une mélancolie si profonde,
-qu'elle inquiète son entourage. Elle n'en dit rien à
-son «frère» pour ne pas le troubler, mais il l'apprend
-par un ami commun, et il lui écrit alors une lettre de
-reproche, qui est un modèle de sensibilité et de tendresse.
-Il s'efforce de la rassurer et de lui persuader
-qu'elle n'a que des maux imaginaires:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_372"> 372</a></span>
-«Vous n'êtes point malade... vous souffrez parce
-que tout ce qui vit souffre du plus au moins...</p>
-
-<p>«... Pourquoi ne m'avez-vous point encore écrit?
-Quand vous êtes en proie à vos idées noires, je dois être
-votre seul confident. Je suis jaloux de vous voir écrire
-autre chose que des compliments et des nouvelles à
-d'autres que moi. Écrivez-moi, ma chère fille, envoyez-moi
-des volumes, ne relisez jamais ce que vous aurez
-écrit, ne songez à aucune des règles de l'art d'écrire,
-ne craignez ni de vous répéter, ni de manquer de suite,
-soyez tantôt triste, tantôt gaie, tantôt philosophe,
-tantôt folle, suivant que vos nerfs, vos remèdes, votre
-raison, votre caractère, votre humeur vous domineront.
-Vous n'avez pas besoin de me plaire, il faut m'aimer et
-me le prouver encore plus que me le dire; il faut, pour
-notre bien commun, que vos idées passent continuellement
-en moi et les miennes en vous, comme de l'eau
-qui s'épure et qui s'éclaircit quand on la transvase
-souvent...<a id="FNanchor_158" href="#Footnote_158" class="fnanchor">&nbsp;[158]</a>»</p>
-
-<p>Sur le conseil du chevalier, Mme de Sabran quitte
-Paris et elle se rend chez son amie la comtesse Diane
-de Polignac; tout le monde l'entoure d'affection et
-de tendresse, mais elle n'en reste pas moins triste à
-mourir.</p>
-
-<p>Le chevalier, désolé des nouvelles qu'il reçoit, cherche
-par sa tendresse à remonter le moral de son amie:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_373"> 373</a></span></p>
-<p class="date">«Roissy, ce mardi.</p>
-
-<p>«Je comptais sur le changement d'air, de lieu, de
-société, de train de vie; je comptais sur la distraction
-que vous aurait donnée une amie de votre âge. J'osais
-même croire que je vous serais bon à quelque chose,
-qu'à force de partager vos maux, si vous en souffrez,
-je les diminuerais, que je vous tirerais par mes soins,
-par mon occupation perpétuelle, de la langueur où vous
-êtes plongée depuis mon départ, enfin, que mes v&oelig;ux,
-mes désirs, ma tendresse vous soutiendraient. Je crois
-qu'on doit se sentir plus forte contre tous les maux de
-la vie quand on se sent aimée, et quand on voit auprès
-de soi quelqu'un qui voudrait très sincèrement souffrir
-et mourir à notre place.»</p>
-
-<p class="space">Enfin peu à peu sous l'influence du temps et
-de l'affection, Mme de Sabran se rétablit complètement.</p>
-
-<p>Boufflers, pendant ce temps, s'est réinstallé à Douai
-et a repris sa vie de garnison. Comme les maux passés
-nous paraissent toujours moindres que les maux présents,
-il en arrive à regretter la Bretagne, et les camps
-de Brest et de Landerneau. La vie est chaque jour plus
-dépourvue d'agrément.</p>
-
-<p>L'instabilité, le changement incessant paraissaient
-être la règle de conduite des autorités militaires de
-l'époque; aussi le séjour du chevalier à Douai ne se
-prolongea-t-il pas fort longtemps. En juin 1779, il
-<span class="pagenum"><a id="Page_374"> 374</a></span>
-annonce à Mme de Boisgelin qu'il va partir pour la
-Flandre.</p>
-
-<p>Pendant qu'il gagne Saint-Omer avec son régiment,
-il apprend avec regret que sa s&oelig;ur a eu des ennuis,
-des soucis d'argent; elle ne lui en a rien dit et il la
-gronde doucement de ce manque de confiance.</p>
-
-<p class="date">«Ce 11 juillet.</p>
-
-<p>«La première chose à faire, ma grande enfant, quand
-tu as du chagrin, c'est de me le dire, et la seconde, c'est
-de me dire de quoi, ce sont là presque les seules occasions
-où les frères soient bons à quelque chose; ils sont
-comme les médecins et les curés, qui attendent qu'on
-soit malade pour être recherchés. Mais je vois que le
-nuage est dissipé et qu'au lieu de t'offrir mes services,
-j'ai besoin des tiens.»</p>
-
-<p>Ce que le chevalier demande par-dessus tout, c'est
-qu'on lui envoie des nouvelles; ils vivent dans une
-ignorance incroyable, rien ne parvient jusqu'à eux, il
-faut que Mme de Boisgelin le tienne au courant de tout
-ce qu'elle peut apprendre.</p>
-
-<p>«Tu te défends d'être ma gazetière sous différents prétextes
-dont aucuns ne sont recevables. Nous avons besoin
-de nouvelles comme de pain, et tu ne me refuserais pas
-du pain sous prétexte que tu n'es point boulangère. Tu
-vois beaucoup de gens, et entre autres, un, bien instruit
-de tout, et même de tout ce qui se passe. Il faut
-questionner sans cesse, ramasser tout ce que tu trouves,
-et croire que tu es pour moi ce que la colombe était
-<span class="pagenum"><a id="Page_375"> 375</a></span>
-pour mon grand-papa Noé, qui s'en servait pour sonder
-le terrain et savoir ce qui se passait au dehors.</p>
-
-<p>«Regarde-toi aussi comme mon ministre dans les
-Cours étrangères, le Luxembourg, l'Italie, la Bavière;
-voilà un vaste champ pour tes négociations, ne me
-laisse oublier de personne, sans quoi je croirais que tu
-m'oublies toi-même, et j'aurais le chagrin de ne pas te
-le rendre.</p>
-
-<p>«Réponds-moi à Saint-Omer<a id="FNanchor_159" href="#Footnote_159" class="fnanchor">&nbsp;[159]</a>.»</p>
-
-<p>Mme de Sabran, à laquelle Boufflers reprochait sans
-cesse d'être trop réservée, de ne pas l'aimer avec assez
-de violence, cite à son ami l'exemple de la comtesse
-Auguste de Polignac, qui, elle, est calme et prudente, et
-elle lui conseille de prendre modèle sur elle. Le chevalier
-lui riposte spirituellement:</p>
-
-<p class="date">«Raismes, ce 16 juillet 1779.</p>
-
-<p>«Si toutes les femmes vieillissaient comme celle-là,
-ce ne serait pour personne la peine d'être jeune. Voilà
-comme je voudrais que vous pussiez vieillir, après ma
-mort, après avoir vécu comme elle pendant ma vie, car
-pour conserver du sentiment sous vos cheveux blancs,
-il faudrait en avoir montré sous vos cheveux blonds.</p>
-
-<p>«On dit, mais je ne le crois pas absolument, que le
-c&oelig;ur va toujours en se refroidissant. Si cela est, prenez
-garde au vôtre. Songez, vous qui faites profession de
-<span class="pagenum"><a id="Page_376"> 376</a></span>
-tiédeur, que vous deviendrez un glaçon. Vous plairez
-peut-être encore comme un vieux livre bien écrit, mais
-vous ne serez plus aimée parce que vous n'aurez jamais
-aimé. Vous pourriez me dire à cela qu'on vous aime à
-cette heure bien follement, tandis que vous n'aimez que
-bien raisonnablement. Mais d'abord, cela ne durera
-qu'autant que moi; et puis en cela vous êtes traitée
-comme le maréchal de Saxe pour le cordon bleu; on le
-lui a offert quoiqu'il fût hérétique, en lui donnant cent
-ans pour se convertir.»</p>
-
-<p>Enfin le chevalier arrive à Boulogne, et il s'y installe
-en attendant une nouvelle destination.</p>
-
-<p>A-t-il quelque idée nette et précise de l'avenir qui
-leur est destiné? En aucune façon. Personne ne s'en
-doute:</p>
-
-<p>«Nous marchons tous avec un bandeau sur les yeux,
-écrit-il philosophiquement, bien heureux si ceux qui
-nous mènent n'en ont point autant.»</p>
-
-<p>Tantôt on assure qu'ils vont partir pour Gibraltar et
-que c'est là qu'ils porteront à l'Angleterre le coup
-mortel, tantôt on prétend que c'est à Douvres qu'ils
-sont appelés à débarquer, et que c'est pour les y transporter
-qu'on a réuni à Boulogne des «cabriolets de
-mer» en si grand nombre. Du reste comment des projets
-ainsi criés sur les toits pourraient-ils avoir quelque
-chance de réussir?</p>
-
-<p>«Ma seule consolation, ce n'est pas la foi comme chez
-les vrais chrétiens, mais l'incrédulité, car je n'imagine
-pas qu'aucun projet aussi divulgué puisse être exécuté;
-<span class="pagenum"><a id="Page_377"> 377</a></span>
-c'est du vin de champagne qui a pris l'air et qui ne
-peut plus faire sauter le bouchon.»</p>
-
-<p>L'isolement de sa nouvelle résidence inspire au
-chevalier des réflexions pour lui très inattendues et fort
-salutaires; il semble qu'il soit un homme nouveau
-devant lequel s'ouvrent des horizons qu'il ne soupçonnait
-pas. Il découvre la nature qu'il ignorait, il découvre
-l'amour, car ce qu'il prenait jusqu'alors pour
-l'amour, n'en était que la caricature. C'est à Mme de
-Sabran qu'il fait l'aveu de sa découverte.</p>
-
-<p class="date">«Boulogne, ce 3 août.</p>
-
-<p>«Je serais bien aise d'avoir pu vous rendre une partie
-de l'effet que ce charmant chemin de Lille à Saint-Omer
-a fait sur mon imagination. Cela m'a fait connaître
-qu'il y a d'autres plaisirs que ceux que j'ai
-uniquement recherchés jusqu'à l'âge de trente ans.
-Cette observation, qui paraît tardive à quarante ans,
-beaucoup d'hommes sont morts de vieillesse sans l'avoir
-pu faire. Car il faut que je vous l'avoue, ma jolie s&oelig;ur,
-nous sommes tous de grands libertins. Je ne connais que
-deux remèdes à cette maladie-là, c'est la retraite et
-l'amour. Mais, pour que la retraite corrige, il faut
-qu'elle soit volontaire, agréable par mille occupations
-toujours faciles et toujours renaissantes, que mille soins,
-mille calculs, mille espérances viennent prendre la place
-de ce qui régnait dans notre imagination, et que notre
-c&oelig;ur s'épure pour ainsi dire avec l'air que nous respirons.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_378"> 378</a></span>
-«L'amour heureux ou malheureux, pourvu qu'il soit
-véritable, est encore un bon antidote contre le libertinage,
-en rassemblant toutes nos affections, en les tournant
-vers les perfections réelles ou supposées de l'objet
-qu'on aime, en nous persuadant que le plaisir et le
-bonheur ne sont pas partout où nous les cherchions auparavant,
-et il produit au fond du c&oelig;ur une grande révolution.
-Ne le haïssez pas, cet amour, ma bonne fille, et
-jugez par celui des hommes qui aime le mieux, que plus
-on aime, et meilleur on devient.<a id="FNanchor_160" href="#Footnote_160" class="fnanchor">&nbsp;[160]</a>»</p>
-
-<p>Entre temps, Boufflers poursuit sa correspondance
-avec Mme de Boisgelin, mais au lieu des grâces ordinaires,
-il lui reproche tantôt son silence, tantôt la banalité
-de ses lettres. Que ne lui donne-t-elle des nouvelles,
-que ne lui raconte-t-elle les événements de la
-Cour et de la capitale, ce qui se passe, ce qui se dit,
-ce qu'on augure de l'avenir? Il lui écrit plaisamment:</p>
-
-<p>«Que voulez-vous que je vous mande de ce pays-ci
-où l'on ne fait que de la bière, tandis que vous ne
-mandez rien du pays où l'on fait les événements. Si
-vous valiez quelque chose, vous vous transformeriez en
-Renommée pour tout savoir et pour me tout apprendre.
-Mais vous n'auriez pas même l'esprit de prier un secrétaire
-de M. de Beauvau, ou d'un de ses confrères, de
-m'envoyer, deux fois par semaine, tout ce qui se fait, se
-dit ou se médite d'intéressant.</p>
-
-<p>«Adieu, mon c&oelig;ur, je t'aimerai bien si tu m'écris et
-<span class="pagenum"><a id="Page_379"> 379</a></span>
-si tu parles honorablement de moi à Mme la maréchale.</p>
-
-<p>«Si tu vois Mme d'Hautefort, embrasse-la de ma
-part bien serré.»</p>
-
-<p>L'inutilité de ses fonctions militaires et l'oisiveté de
-sa vie ne sont pas le seul souci du chevalier; il a de
-cruels embarras d'argent, il les confie naturellement
-à sa s&oelig;ur, et il lui demande même au besoin d'intervenir
-pour l'aider à sortir d'une situation tous les jours
-plus inextricable.</p>
-
-<p>Boufflers, depuis qu'il a quitté le séminaire, a mené
-joyeusement la vie, dépensant sans compter, faisant des
-dettes, ainsi qu'il convient à un jeune seigneur de
-l'époque. Cette existence insouciante a duré sans
-encombre pendant quelques années, puis les difficultés
-sont arrivées, les créanciers se sont montrés moins
-accommodants; il a fallu emprunter pour apaiser les
-plus exigeants; bref, le pauvre chevalier en est arrivé
-à une situation des plus précaires.</p>
-
-<p>La bonté de son c&oelig;ur y a également contribué. N'a-t-il
-pas avancé 60,000 francs à son frère, le marquis? Il
-n'en a jamais reçu d'intérêt et, à sa mort, il n'a pas
-même retrouvé un sol du capital.</p>
-
-<p>Il charge Mme de Boisgelin d'intercéder auprès de
-M. de Maurepas pour qu'il l'autorise à emprunter
-40,000 livres sur ses bénéfices; de cette façon il pourra
-payer ses dettes et s'équiper convenablement.</p>
-
-<p>Comme le ton lugubre de sa lettre ne lui est pas
-ordinaire, il craint d'inquiéter sa s&oelig;ur, et il termine
-gaiement:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_380"> 380</a></span></p>
-<p class="date">«Boulogne, 30 juillet.</p>
-
-<p>«... Il ne faut pas t'attrister de me voir sérieux, ma
-chère enfant. Selon toute apparence, si je l'avais toujours
-été un peu davantage, j'aurais moins de sujets d'être
-triste à présent, mais quelque sujet que j'en puisse
-avoir, je ne le serai jamais au point d'inquiéter personne.</p>
-
-<p>«Adieu, ma longue enfant, je t'embrasse bien délicatement
-au point de te casser. Si tu es à Versailles,
-cours bien vite baiser les pieds, les mains, etc.,
-de ta blanche voisine. Ce n'est pas la comtesse de
-Grammont.»</p>
-
-<p>A force de chercher à tirer le chevalier du mauvais
-pas dans lequel il est engagé, Mme de Boisgelin et
-Mme de Mirepoix finissent par imaginer une combinaison
-qui, si elle réussit, sauvera la situation. Il s'agit
-tout simplement de trouver quelqu'un qui consente à
-échanger les abbayes de Boufflers contre des terres; de
-cette façon les dettes du chevalier seront garanties
-sur quelque chose de tangible, tandis qu'actuellement
-elles ne le sont sur rien.</p>
-
-<p>Boufflers trouve l'idée merveilleuse, il l'approuve des
-deux mains.</p>
-
-<p class="date">«14 août 1779.</p>
-
-<p>«Vous êtes une aimable enfant, ma grande fille, et
-avez cela de commun avec notre mère commune, la
-maréchale de Mirepoix. Je jouis de tous les soins que l'on
-<span class="pagenum"><a id="Page_381"> 381</a></span>
-veut bien prendre de mes affaires; elles ont bien besoin
-que quelqu'un s'en mêle, car je m'en suis si peu mêlé
-en ma vie que je ne sais à présent par où m'y prendre.
-Mais la lettre de ma tante me paraît un moyen victorieux;</p>
-
-<p class="quote">Il me semble déjà<br />
-Que je vois tout cela.</p>
-
-<p>«Ajoutez à mes mérites et à mes dépenses que l'avant
-dernière année j'ai passé sept mois à mon régiment, la
-dernière année j'en ai passé huit et peut être celle-ci en
-passerai-je quinze, comme ce hussard qui était trente
-six heures par jour à cheval.</p>
-
-<p>«Enfin, mon grand c&oelig;ur, il me semble que mes
-intérêts n'ont jamais été en aussi bonnes mains, et si
-notre plan réussit, je vous ferai chanter un <i>Te Deum</i>
-par mes créanciers, sans quoi il faudrait pour eux
-un <i>Libera</i>...</p>
-
-<p>«Adieu, mille choses à tous les grands de la Cour,
-ducs et princes, comtes et marquis, et donnez de ma
-part une tête de lapin à votre chat.»</p>
-
-<p class="space">Mme de Boisgelin ne cherche pas seulement à améliorer
-la situation pécuniaire de son frère, elle s'occupe
-aussi et très activement de son avancement. Boufflers
-a quarante et un ans et il n'est encore que lieutenant-colonel!
-c'est, avec son nom, un pitoyable avancement.
-Comment sa mère, sa famille si influente, ses amis,
-n'ont-ils pas pu lui obtenir un meilleur sort!</p>
-
-<p>C'est que Boufflers est fort mal en Cour; d'abord on
-<span class="pagenum"><a id="Page_382"> 382</a></span>
-ne l'y voit jamais, pour des raisons que nous savons
-déjà, mais son originalité, sa liberté d'écrire et de penser
-ne passent pas inaperçues.</p>
-
-<p>Déjà en 1776, M. de Saint-Germain a mis le chevalier
-sur la liste des colonels, mais quand on l'a soumis
-au Roi, il a dit simplement: «Je n'aime ni les épigrammes
-ni les vers,» et il a rayé de ses propres mains
-le malheureux officier.</p>
-
-<p>En 1779, Mme de Boisgelin et les membres influents
-de la famille crurent le moment opportun de frapper un
-grand coup; il fut décidé que l'on ferait agir toutes les
-influences dont on disposait.</p>
-
-<p>Boufflers, très touché de ce zèle, remercie tendrement
-sa s&oelig;ur, mais il ne se fait pas de grandes illusions
-sur le résultat, il écrit philosophiquement:</p>
-
-<p class="date">«Au camp.</p>
-
-<p>«Je te remercie mille fois, chère enfant, de toute
-ton avidité pour moi; j'ai bien peur pour toi qu'elle
-ne soit point assouvie. J'ai, à la vérité, bien des brigadiers
-au-dessous de moi, mais j'ai bien des maréchaux
-de camp au-dessus, et ces messieurs ne répugnent point
-à ce qui convient à leurs inférieurs. C'est une espèce
-de modestie bien connue à la Cour et à l'armée. Tu
-prévois aisément que je n'aurai peut-être pas le dessus
-avec les brigadiers et que j'aurai peut-être le dessous
-avec les maréchaux de camp. Consolons-nous d'avance
-et remercions la nature de nous avoir donné de quoi
-pardonner à la fortune.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_383"> 383</a></span>
-«Mme de Luxembourg va faire la demande avec un
-feu auprès duquel le mien ne serait que de la glace.
-Mme de Ségur et la comtesse Diane vont être prévenues.
-Voilà mes batteries bien dressées, mais j'en serai pour
-ma poudre.</p>
-
-<p>«Adieu, ma fille, je t'embrasse et je t'aime de tout
-mon c&oelig;ur.»</p>
-
-<p>Malheureusement si, à Paris et à Versailles, tous les
-amis et les parents étaient en mouvement pour Boufflers,
-lui-même, avec son insouciance habituelle, ne
-faisait aucune des démarches nécessaires. Ce peu de
-confiance dans le succès lui valait de sa s&oelig;ur une lettre
-assez vive à laquelle il répond:</p>
-
-<p class="date">«Valenciennes, ce 22.</p>
-
-<p>«N'ai-je pas eu la bêtise d'être un peu fâché contre
-toi en lisant ta dernière lettre; j'y ai pensé depuis et
-j'en ai été honteux. J'aurais dû ne prendre garde qu'à
-ce que tu fais et point à ce que tu dis. Il faut convenir
-que personne n'a jamais su mêler aussi bien les injures
-aux services. Tu es un composé de Juvénal et de Titus.
-Tu écris comme l'un et tu règnes comme l'autre; non
-pas que je veuille dire que tu fasses tous les jours un
-heureux, mais au moins tu veux mon bonheur, et tu y
-travailles, et tu y réussiras si jamais nous passons
-notre vie ensemble, car tu as beau dire et beau m'accuser,
-je n'ai jamais eu de s&oelig;ur plus chère que toi.</p>
-
-<p>«Je vois par tout ce que tu m'as mandé que les
-choses vont mieux que je n'osais l'espérer. Toutes les
-<span class="pagenum"><a id="Page_384"> 384</a></span>
-fois que tu parleras, sois sûre du succès, parce que de
-plaire à triompher, il n'y a qu'un pas. Il est clair que
-tu n'as pas eu besoin d'être poussée dans les démarches
-que tu as faites, mais il est clair aussi que tu as été
-conduite et que tu l'as été de main de maître; embrasse-le,
-ce maître<a id="FNanchor_161" href="#Footnote_161" class="fnanchor">&nbsp;[161]</a> que j'aime tant à regarder comme le mien
-dans tous les genres, et dis-lui que, malgré mon horreur
-pour la Simonie, je lui offre une abbaye en échange de la
-maison de l'Ermite dans le sacré vallon de Saint-Ouen.</p>
-
-<p>«Adieu, aime-moi comme tu me grondes, au lieu de
-me gronder comme tu m'aimes.»</p>
-
-<p>Mme de Boisgelin croyait toucher au but de ses
-efforts, toute la famille estimait le succès certain,
-assuré, seul Boufflers doutait encore. En effet, la nomination
-espérée se faisait attendre; et Mme de Boisgelin
-en éprouvait un énervement qu'elle ne pouvait dissimuler.</p>
-
-<p>Son frère montrait plus de calme et de possession de
-soi-même; il ne cessait de remercier ses amis de leur
-bonne volonté à son égard, mais quant à lui, il s'armait
-de philosophie en prévision d'un échec; c'est lui-même
-qui remontait le moral de Mme de Boisgelin.</p>
-
-<p class="date">«Morbeck, par Aire, du camp.</p>
-
-<p><b>. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</b>
-«M. de Nivernais a bien raison de dire que j'ai bien
-tort de ne pas lui écrire; il serait bien plus fondé à
-<span class="pagenum"><a id="Page_385"> 385</a></span>
-m'en faire le reproche s'il savait combien je l'aime. Je
-crois que c'est encore plus qu'il n'est aimable, car je
-sens que s'il n'était point aimable du tout, il faudrait
-encore l'aimer. Remercie-le du bien qu'il a osé dire de
-moi à quelqu'un dont je n'en pense point du tout.</p>
-
-<p>«On me mande de partout, que mon affaire est
-prête, qu'elle va passer, et je vois qu'elle ne presse
-pas, et qu'on parle du premier ou du second conseil, ce
-qui annonce, vu le train des choses, que ce sera à peine
-pour le troisième, et ces lenteurs-là, pour une chose
-aussi aisée et aussi préparée, annoncent au moins un
-défaut total de bonne volonté...</p>
-
-<p>«Prends courage, mon enfant. Soumets-toi aux circonstances,
-fais en sorte, à force de modération, de
-n'être point contrariée par les contrariétés. J'ai une
-fois ouvert par hasard un tome de Shakespeare où j'ai
-vu un roi dépouillé, emprisonné et condamné, qui dit à
-sa fille: «Ne me plains point, rien de ce qui doit m'arriver
-ne me déplaît, car j'ai fait divorce avec ma
-volonté et j'ai épousé la fatalité.» Il faut convenir
-que c'est là un mariage de raison plus que de fantaisie.»</p>
-
-<p>Bien entendu, le séjour du chevalier à Boulogne ne
-se prolonge guère; il y est à peine depuis trois semaines,
-qu'il reçoit de nouveaux ordres: il doit se
-rendre à Eu avec son régiment. Le déplacement qui le
-rapproche du Havre n'aurait pour lui rien que d'agréable,
-s'il n'était désastreux pour ses finances, déjà si mal en
-point.</p>
-
-<p>Le chevalier fait la route par étapes avec son régiment,
-<span class="pagenum"><a id="Page_386"> 386</a></span>
-non sans gémir, car la chaleur est affreuse et l'on
-ne peut goûter un instant de repos. Aux étapes, le
-régiment est dispersé à quatre lieues à la ronde; à trois
-heures du matin, il faut le réunir, car l'on part à quatre,
-et malgré cela l'on est rôti, les troupes sont harassées
-de fatigue; depuis le colonel jusqu'à la dernière
-recrue, tout le monde est sur les dents; après huit jours
-de ce régime, presque tout le régiment est malade.</p>
-
-<p>En cours de route, et malgré la fatigue et les ennuis
-qui l'accablent, Boufflers trouve encore le temps d'écrire
-à Mme de Boisgelin pour la charger de quelques commissions;
-comme il n'a pas d'argent, c'est elle qui fera
-les avances, et sans espoir de les revoir jamais, il le lui
-avoue bien simplement:</p>
-
-<p class="date">«Montreuil, 21 août 1779.</p>
-
-<p>«Je compte sur un petit mot de ma grande fille en
-arrivant à la ville d'Eu. J'ai besoin d'avoir des nouvelles
-des affaires de l'Europe et des miennes. Je voudrais que
-ceux qui se mêlent des unes se mêlassent aussi des
-autres. Je serais sûr, après m'être embarqué un peu
-légèrement, d'arriver à bon port.</p>
-
-<p>«Je marche avec mon régiment, ce qui me fatigue
-cent fois plus que de courir sans lui. Je suis abattu
-comme si j'avais fait cinquante lieues en poste, et j'ai la
-poitrine démontée d'un rhume horrible qui dure depuis
-un quart d'heure, et qui durera peut-être encore autant.
-Ce qui me console, c'est que M. de Beauvau ne m'entend
-pas tousser.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_387"> 387</a></span>
-«Si vous avez de l'argent, envoyez-moi deux bridons
-rouges tressés en or; cela se trouve sur le quai de la
-Ferraille, à <i>La Levrette</i>, et se vend 18 livres. En suivant
-le quai, on arrive au pont Saint-Michel, on trouve
-un marchand de couleurs nommé Vernezèbre, et on lui
-demande un assortiment de pastels fermes pour peindre
-le paysage et la figure en petit. Ces deux commissions-là
-vous coûteront 60 livres longtemps avant de me
-coûter un sol, mais si l'argent vous manque, empruntez-en
-à Mme la maréchale ou à Lucile.</p>
-
-<p>«Adieu, je sens que je n'ai pas le style vraiment
-naturel, car si j'écrivais comme je parle, ma lettre
-serait très enrouée.»</p>
-
-<p class="space">Enfin le régiment arrive à Eu. Boufflers se rappelle
-tout à coup les commissions qu'il a données à sa s&oelig;ur
-et, à la réflexion, il juge utile de lui fournir de l'argent
-pour les payer.</p>
-
-<p class="date">«Août 1779.</p>
-
-<p>«Mes cartes sont arrivées à bon port et à temps,
-mon aimable chat maigre. J'attends de jour à autre de
-nouvelles marques de ta bonté, mais je ne sais pas où
-tu trouveras les fonds que mes commissions exigent.
-Je prends le parti de t'envoyer un billet sur mon homme
-d'affaires, dont tu prendras le montant chez Mme de
-Mirepoix ou M. de Beauvau, qui se feront payer quand
-ils le jugeront à propos.</p>
-
-<p>«Je suis ici depuis hier, ignorant si j'y serai encore
-<span class="pagenum"><a id="Page_388"> 388</a></span>
-demain. Je vais demain au soir à Abbeville voir le régiment
-d'Esterhazy, que je n'ai point revu depuis que je
-l'ai quitté; je m'en fais un plaisir, mais en même temps
-j'ai bien peur d'être obligé de faire leur partie à table et
-de répondre à toutes les santés, car la mienne n'y tiendra
-pas.</p>
-
-<p>«M. de Thianges est ici; il m'a enlevé comme de
-raison le seul bon logement de la ville; il est d'ailleurs
-de la plus grande honnêteté et fait très bonne chère.
-J'en profite d'autant plus qu'il est cause que je n'ai pas
-de cuisine.</p>
-
-<p>«On n'a de nouvelles de rien, sinon que le mois
-d'août se passe et qu'il sera suivi du mois de septembre.
-On appelle celui-là le balai de la mer, parce qu'il y
-laisse le moins de vaisseaux qu'il peut.</p>
-
-<p>«Parle de moi à Mme la maréchale de Luxembourg
-et à Mme de Lauzun, et mande-moi si effectivement la
-maréchale est fâchée.</p>
-
-<p>«Adieu, mon enfant, j'ai la tête d'une pesanteur
-horrible et j'ai peur que mon style ne s'en ressente.»</p>
-
-<p class="space">En même temps le chevalier prévient Mme de Sabran
-de sa nouvelle résidence, et il lui conte spirituellement
-l'état d'incertitude dans lequel il continue de vivre,
-à son grand désespoir:</p>
-
-<p class="date">«A Eu, ce 2 septembre 1779.</p>
-
-<p>«Je suis ici dans une pauvre petite ville bien éloignée
-de tous les points intéressants, à trente lieues du
-<span class="pagenum"><a id="Page_389"> 389</a></span>
-Havre, à trente lieues de Dunkerque, sous les ordres
-d'un général plein d'honneur, de bonté et de zèle, mais
-que les autres généraux semblent avoir relégué à dessein.
-Il paraît que nous sommes destinés à remplacer les
-gens qui s'embarqueraient, et à passer par le second
-envoi, c'est-à-dire à trouver la besogne faite ou manquée.
-Vous imaginez sûrement le plaisir que me fait ma
-position. Je suis entre la philosophie et l'ambition,
-comme serait un pauvre diable entre son honnête
-femme, dont il ne se soucierait guère, et une coquine
-de maîtresse qui écouterait tout le monde excepté lui,
-mais qui pourtant lui paraîtrait toujours jolie et ne lui
-ôterait pas toute espérance. L'une m'attend et me
-promet le bonheur quand je serai revenu à elle; je me
-tourne de son côté, mais aussitôt l'autre me fait un
-petit signe et renverse tous mes projets.<a id="FNanchor_162" href="#Footnote_162" class="fnanchor">&nbsp;[162]</a>»</p>
-
-<p class="space">En 1780, Boufflers est toujours errant sur la côte;
-cette fois, il est en garnison à Dunkerque, et c'est de
-là qu'il écrit à Mme de Boisgelin:</p>
-
-<p class="date">«Dunkerque, ce 18 juillet 1780.</p>
-
-<p>«La voix intérieure parle toujours et ta lettre la fait
-parler plus haut que jamais, mon enfant, car jamais je
-n'en ai lu d'aussi charmante, pas même de l'écriture de
-Mme de Sévigné. Je me porte mieux qu'avant d'être
-malade; l'air de ce pays me convient d'autant plus que
-<span class="pagenum"><a id="Page_390"> 390</a></span>
-je le respire moins que personne; je délaie celui de la
-ville dans celui de toute la province; c'est comme de
-mauvais vin où je mettrais beaucoup d'eau.</p>
-
-<p>«Baise de ma part l'&oelig;il de ma tante, et s'il ne se
-porte pas absolument bien, contente-toi de le bassiner,
-parce que j'aurais peur que mes baisers ne fussent trop
-chauds, si j'en <i>juge d'après le monde</i>.</p>
-
-<p>«Adieu, enfant chérie, je t'aimerai de quelque couleur
-que tu sois, je t'aimerai en perte ou en gain, mais
-je n'aimerai et ne bénirai la cause de tout que quand
-tu auras lieu d'en être parfaitement contente. Adieu,
-baise maman des Cars de ma part et dis-lui que je l'aime
-comme un enragé<a id="FNanchor_163" href="#Footnote_163" class="fnanchor">&nbsp;[163]</a>.»</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_391"> 391</a></span></p>
-<h2 class="normal">CHAPITRE XXI<br />
-<span class="medium">1780</span></h2>
-
-<p class="hanging indent">
-Goût persistant de Panpan pour la poésie.&mdash;Ses vers à Mme de
-Boufflers, Mme de Boisgelin, Mme de Bassompierre.&mdash;Joute
-poétique avec Mme Durival.</p>
-</div>
-
-<p class="space">Panpan n'avait pas renoncé à cultiver les Muses; il
-semble au contraire que, la vieillesse arrivant à grands
-pas, il trouvait plus de plaisir encore dans ces jeux
-poétiques qui de tous temps avaient charmé ses loisirs.
-Ce n'est pas qu'avec l'âge ses vers deviennent meilleurs,
-hélas non! mais il éprouve tant de plaisir à les
-écrire qu'il lui faut pardonner. Et puis il est si modeste,
-et il se fait si peu d'illusion sur leur médiocre valeur.
-Personne ne se juge plus sévèrement que lui-même, et
-il plaisante sur son peu de mérite avec une franchise
-qui désarme la critique.</p>
-
-<p>Agé de plus de soixante-dix ans, il faisait de sa vie,
-de ses déceptions et de ses malheurs, cette peinture
-moqueuse:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p class="i2"> J'ai peu connu l'adolescence,</p>
-<p class="i2"> A peine j'ai joui de la virilité;</p>
-<p>Jeune encor, je touchais à la caducité,</p>
-<p class="i2"> Et, vieillard, je touche à l'enfance.</p>
-<div><span class="pagenum"><a id="Page_392"> 392</a></span></div>
-<p>Toujours contraire au sort qui me fut destiné,</p>
-<p class="i3"> D'un souverain que de ma vie</p>
-<p>Je n'ai vu, ne verrai, ni n'en aurai l'envie,</p>
-<p class="i3"> Je fus conseiller presque né.</p>
-<p>Interprète allemand, je n'en sus point la langue;</p>
-<p>Avocat: je n'ai fait plaidoyer ni harangue;</p>
-<p>Devenu financier, je me suis ruiné.</p>
-<p>Je fus, de notre Roi, lecteur à bouche close;</p>
-<p>Loin d'avoir pris les m&oelig;urs de ma métamorphose,</p>
-<p>Franc bourgeois, à la cour j'y fus homme de bien.</p>
-<p>Au rang de nos savants, je fus admis sans cause,</p>
-<p>Et quoiqu'en bonne forme académicien,</p>
-<p class="i3"> N'ayant pas fait la moindre chose,</p>
-<p class="i3"> Plus que Piron je ne fus rien.</p>
-<p class="i3"> Un autre trait, qui comblerait la dose</p>
-<p class="i3"> De tant de singuliers travers,</p>
-<p class="i3"> Je ne faisais que de la prose</p>
-<p class="i3"> Quand je voulais faire des vers.</p>
-<p class="i2"> Encore un mot, et l'histoire est finie.</p>
-<p class="i3"> Prêt à mourir, quand je naquis,</p>
-<p>Pour vivre à peine un an, j'avais assez de vie...</p>
-Et voilà que j'en ai plus de soixante et dix<a id="FNanchor_164" href="#Footnote_164" class="fnanchor">&nbsp;[164]</a>.
-</div></div>
-
-<p>Le Veau n'a pas perdu les bonnes habitudes d'antan
-et c'est toujours pour la vieille et chère marquise
-qu'il cherche ses meilleures rimes. Jamais il n'oublie
-les heureux anniversaires, et chaque année il compose
-pour son amie quelque madrigal flatteur.</p>
-
-<p>En 1780 il lui envoie «un écritoire» accompagné de
-ce bouquet:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p class="i3"> Lorsqu'en un temps plus fortuné</p>
-<p>Pour fêter ce beau jour, que novembre ramène,</p>
-<div><span class="pagenum"><a id="Page_393"> 393</a></span></div>
-<p>Je vous offris un vase à la Chine tourné,</p>
-<p>Dont les arts de l'Europe ont fait une fontaine;</p>
-<p>Pour fixer sur vos pas la grâce et la Beauté,</p>
-<p>Je souhaitais, du ciel implorant la puissance,</p>
-<p>Qu'elle devînt pour vous la source de Jouvence;</p>
-<p>Et je vois que des dieux je fus presque écouté.</p>
-<p>Mon présent aujourd'hui vous promet davantage;</p>
-<p class="i3"> Si vous daignez en faire usage,</p>
-<p class="i3"> Pour vous de l'immortalité</p>
-<p class="i3"> Il sera la source et le gage.</p>
-</div></div>
-
-<p>Mme de Boisgelin n'est pas moins que sa mère le
-tendre objet des attentions du Veau. Un jour, pour
-lui complaire, il lui propose de jouer la comédie chez
-lui, sur cette terrasse d'où l'on peut contempler ce
-château, qui leur rappelle à tous deux de si doux souvenirs.</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p class="i2"> De votre charmante maman,</p>
-<p>Aimable Boisgelin, suivez ici les traces:</p>
-<p class="i2"> Au lieu de diviser les grâces,</p>
-<p>Venez les rassembler chez votre vieux Panpan.</p>
-<p>Vous ne lui verrez pas, sous le double turban</p>
-<p class="i2"> Dont il coiffe son long visage,</p>
-<p class="i2"> L'air et le ton d'un courtisan;</p>
-<p class="i2"> Sous son grotesque d'oliman</p>
-<p>Vous lui verrez du moins quelques goûts de votre âge;</p>
-<p>De la scène en ces lieux les jeux sont en oubli,</p>
-<p>Pour vos amusements nous les ferons renaître;</p>
-<p>A nos regards charmés vous y ferez paraître</p>
-<p>Ces talens qu'on admire aux fêtes de Chilly;</p>
-<p>Ma terrasse vous offre un théâtre champêtre,</p>
-<p>D'où vous verrez au loin ce fortuné palais</p>
-<p>Où j'ai vu, sous les yeux de notre auguste maître,</p>
-<p>S'épanouir la fleur de vos jeunes attraits.</p>
-<div><span class="pagenum"><a id="Page_394"> 394</a></span></div>
-<p>Là vous avez reçu de votre illustre mère,</p>
-<p class="i2"> Avec l'esprit et le sang des Beauvaux,</p>
-<p>Cet art, cet heureux art de régner et de plaire,</p>
-<p>Qui lui promet partout des hommages nouveaux.</p>
-</div></div>
-
-<p>En dépit des ans Panpan est resté toujours galant,
-et la vue de la jeunesse paraît l'inspirer au plus haut
-point. Il se montre même d'autant plus audacieux dans
-ses propos que son âge lui permet de décliner les
-requêtes indiscrètes.</p>
-
-<p>A Mme Héré et à sa petite-fille, Mlle de Saint-Etienne,
-il adresse pour leur fête ce bouquet:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p><span class="small1">Sur l'air</span>: <i>M. le Prévôt des marchands</i>.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p class="i6">1</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>Gogo jadis eut tous mes v&oelig;ux,</p>
-<p>Minon charme aujourd'hui mes yeux.</p>
-<p>Ah! plaignez ma triste fortune,</p>
-<p>Elles m'ont manqué toutes deux;</p>
-<p>Car j'étais trop jeune pour l'une,</p>
-<p>Et pour l'autre je suis trop vieux.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p class="i6">2</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>Toutes deux ont mal pris leur temps;</p>
-<p>Dans mon hiver, dans mon printemps,</p>
-<p>Toutes deux en vain m'ont su plaire.</p>
-<p>Ah! j'aurais autrement traité</p>
-<p>La petite-fille et la mère</p>
-<p>Dans les beaux jours de mon été.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p class="i6">3</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>De toutes deux, dit-on, c'est la fête demain.</p>
-<p>Il faut à toutes deux un bouquet de ma main.</p>
-<div><span class="pagenum"><a id="Page_395"> 395</a></span></div>
-<p>La Rose est un tribut qui plaît à tous les âges.</p>
-<p>Toutes deux ayant les mêmes droits sur mon c&oelig;ur,</p>
-<p>Je dois à toutes deux offrir la même fleur:</p>
-<p>Le même sentiment doit les mêmes hommages.</p>
-</div></div>
-
-<p>Panpan ne se montre pas moins aimable pour la
-jeune amie de Mme Durival, Mlle de Juvincourt. Un
-jour, il lui envoie ce quatrain:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Malgré mes cheveux blancs, malgré votre jeunesse,</p>
-<p class="i3"> J'ai pour vous la même tendresse</p>
-<p>Que si j'avois passé sans cesse à vos genoux</p>
-<p>Mes cinquante passés dans ce monde avant vous.</p>
-</div></div>
-
-<p>Depuis quelques années Panpan s'est lié de plus en
-plus avec Mme Durival, et il entretient avec elle un
-commerce épistolaire assez fréquent.</p>
-
-<p>Mais les deux amis s'écrivent rarement en prose:
-l'un et l'autre trouvent plus agréable de cultiver à la
-fois l'amitié et les muses, et c'est presque toujours en
-vers qu'ils échangent leurs impressions. C'est pour eux
-un jeu et un plaisir.</p>
-
-<p>Complètement sous le charme de l'aimable femme,
-Panpan ne lui ménage pas les compliments:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Pour ma charmante Durival,</p>
-<p>Je voudrais faire un madrigal;</p>
-<p>Je voudrais qu'il fût digne d'elle;</p>
-<p>Mais je ne fais rien de parfait,</p>
-<p>Je ne vois rien de si beau qu'elle,</p>
-<p>La beauté n'est que ce qui plaît.</p>
-</div></div>
-
-<p>Un jour, Mme Durival demande à son ami une certaine
-eau qu'il ne possède pas, et elle le plaisante sur
-le peu d'empressement qu'il met à la lui procurer.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_396"> 396</a></span>
-Le lendemain, elle reçoit ce petit mot:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p class="i3"> De vos injustices d'hier</p>
-<p class="i3"> Vous aurez grande repentance;</p>
-<p class="i3"> Vos reproches me coûtent cher,</p>
-<p>Ils m'ont fait envoyer un courrier à Valence.</p>
-<p class="i3"> L'argent n'est pas une dépense</p>
-<p class="i3"> Qui fasse voyager en l'air.</p>
-<p>J'ai fait de plus grands frais pour vous être agréable,</p>
-<p class="i3"> Il m'a fallu donner au diable.</p>
-<p class="i3"> Cela ne doit pas étonner;</p>
-<p>Cependant, pour jouir du bonheur de vous plaire,</p>
-<p class="i3"> Ce n'est pas de cette manière</p>
-<p class="i3"> Que j'aurais voulu m'y donner.</p>
-</div></div>
-
-<p>A ces galants propos, Mme Durival riposte de son
-mieux:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p class="i3"> Mon généreux et tendre Veau,</p>
-<p>En me donnant un peu de votre eau de la côte,</p>
-<p class="i3"> Vous vous arrachez une côte!</p>
-<p>Pour vous remercier de ce présent nouveau,</p>
-<p class="i3"> Je cherche en vain dans mon cerveau.</p>
-<p>Ainsi que votre bourse, il craint toute dépense.</p>
-<p class="i3"> Plus j'y réfléchis, plus j'y pense,</p>
-<p>Moins je trouve des vers qui soient dignes de vous!</p>
-<p>Si, dans votre embarras, vous vous donnez au diable,</p>
-<p class="i3"> Dans le mien, je me donne à vous.</p>
-<p class="i2"> Lequel des deux est le plus misérable?<a id="FNanchor_165" href="#Footnote_165" class="fnanchor">&nbsp;[165]</a></p>
-</div></div>
-
-<p>Mais Panpan se pique de purisme; s'il admire les
-vers de Mme Durival, il lui reproche de défigurer
-les plus jolies choses par les fautes les plus grossières.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_397"> 397</a></span>
-Sensible à ces reproches, Mme Durival répond spirituellement:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Mes impromptus sont des bâtards</p>
-<p>Pour qui vous avez peu d'égards.</p>
-<p>Vous dédaignez de la nature</p>
-<p>Les fruits sans goûts et sans culture;</p>
-<p>Hélas, vous avez bien raison,</p>
-<p>Et je sens la comparaison.</p>
-<p>Qui n'a point d'enfant légitime,</p>
-<p>Ne peut prétendre qu'on estime</p>
-<p>Les petits enfants clandestins</p>
-<p>Qu'il fait par hasard les matins.</p>
-</div></div>
-
-<p>Mme Durival a de la fortune, et comme elle sait
-combien les moyens pécuniaires de Panpan sont restreints,
-elle se montre très généreuse vis-à-vis de son
-ami; il ne peut témoigner un désir qu'elle ne s'empresse
-de le satisfaire. Le Veau, qui a de l'amour-propre,
-s'indigne d'une générosité si persistante, et
-il veut prendre une éclatante revanche en envoyant
-chaque jour, pendant une semaine, un cadeau à sa
-bienfaitrice. Ce sera, en outre, l'occasion d'une joute
-poétique. Il lui écrit:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Depuis lundi jusqu'à dimanche</p>
-<p>Je prétends prendre ma revanche</p>
-<p>De vos abominables tours.</p>
-<p>Songez que vous avez sans cesse,</p>
-<p>Au moins depuis sept ou huit jours,</p>
-<p>Mis mon amour-propre en détresse.</p>
-<p>Prétendez-vous donner toujours?</p>
-<p>Vraiment ce n'est pas là mon compte.</p>
-<p>Il faut que chacun ait sa honte.</p>
-<p>La vôtre enfin aura son cours.</p>
-<div><span class="pagenum"><a id="Page_398"> 398</a></span></div>
-<p>Je veux la filer à mon aise,</p>
-<p>Mais la filer à peu de frais;</p>
-<p>Tous les matins, ne vous déplaise,</p>
-<p>Je vous lâche un présent tout frais.</p>
-<p>C'est aujourd'hui que je commence,</p>
-<p>Et cela durera longtemps.</p>
-<p>Je prétends mettre sur les dents</p>
-<p>Toute votre reconnaissance.</p>
-<p>Des instruments de ma vengeance,</p>
-<p>Voici d'abord le contenant.</p>
-<p>Mais vous n'aurez que pièce à pièce</p>
-<p>Le contenu de chaque espèce.</p>
-<p>Devinez le tout maintenant.</p>
-<p>C'est l'énigme que je vous offre.</p>
-<p>Vous n'aurez qu'en la devinant</p>
-<p>Tout ce qui doit remplir le coffre.</p>
-</div></div>
-
-<p>A ces vers était jointe une cassette vide avec son
-couvercle.</p>
-
-<p>Mme Durival, amusée et charmée, riposte aussitôt;
-mais elle renvoie en même temps le couvercle de la
-boîte:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Vous avez l'art inimitable</p>
-<p>De savoir filer le plaisir.</p>
-<p>Sans me le rendre insupportable,</p>
-<p>Vous faites croître mon désir.</p>
-<p>Je brûle d'avoir vos présents!</p>
-<p>Mais si j'obtiens à chaque pièce</p>
-<p>Tous les jours des vers si charmants,</p>
-<p>Ah! faites durer ma détresse,</p>
-<p>Soyez avare de vos dons.</p>
-<p>Dans un seul jour donner la boîte,</p>
-<p>C'est là trop de profusion,</p>
-<p>Et je rends à mon poète</p>
-<p>Le couvercle, qu'il reprendra,</p>
-<p>Et que demain il me rendra.</p>
-</div></div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_399"> 399</a></span>
-Le lendemain, Panpan envoie son premier cadeau:
-c'est un de ces menus objets dont on se sert pour faire
-le café.</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Des présents que pour vous dans le coffre j'entasse,</p>
-<p class="i3"> Le premier est le plus petit.</p>
-<p class="i3"> L'un de l'autre suivra la trace,</p>
-<p class="i3"> Brin à brin l'oiseau fait son nid.</p>
-<p>C'est ainsi que toujours, mettant grâce sur grâce,</p>
-<p>Dans tous les c&oelig;urs bientôt vous trouvez une place.</p>
-</div></div>
-
-<p>Chaque jour, avec ponctualité, arrive un nouvel
-objet destiné à la préparation du café; toujours il est
-accompagné d'un compliment auquel la dame répond
-de son mieux.</p>
-
-<p>Le jeudi, arrive une pièce plus importante, mais que
-le Veau se garde de désigner clairement:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p class="i2"> Ceci n'est point une théière.</p>
-<p>Devinez ce que c'est. Je ne le dirai pas.</p>
-<p class="i2"> Pour me venger, je veux le taire.</p>
-<p class="i1"> Vous me mettez aussi dans l'embarras;</p>
-<p class="i1"> Car je ne sais ce qui doit plus nous plaire,</p>
-<p class="i1"> De votre esprit ou bien de vos appas.</p>
-</div></div>
-
-<p>Mme Durival feint l'ignorance, et elle répond à son
-bienfaisant persécuteur:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Ah! riez de mon embarras,</p>
-<p>J'en ris moi-même la première,</p>
-<p>Si ce n'est pas une théière,</p>
-<p>Ce sera ce qu'il vous plaira...</p>
-<p>De moi-même j'avais hier</p>
-<p>Juré de ne plus vous écrire,</p>
-<p>C'était donc un serment en l'air!</p>
-<p>Mais pourquoi m'exciter à rire?</p>
-<div><span class="pagenum"><a id="Page_400"> 400</a></span></div>
-<p>Le rire, cet appas léger,</p>
-<p>Dont on ne voit pas le danger,</p>
-<p>Fait bien souvent que l'on affronte</p>
-<p>Ce qu'on n'osait penser sans honte.</p>
-<p>D'autres que moi, tout en riant,</p>
-<p>Ont franchi un pas plus glissant,</p>
-<p>La raison, quoi qu'on puisse dire,</p>
-<p>N'a pas d'armes contre le rire;</p>
-<p>Mes vers le prouvent assurément.</p>
-<p>Monsieur Devau heureusement</p>
-<p>N'abuse pas des confidences.</p>
-<p>Est-ce sagesse? Est-ce impuissance?</p>
-<p>On en parle diversement.</p>
-<p class="i1"> Je ne sais lequel ment;</p>
-<p>Et ce beau secret m'inquiète,</p>
-<p>Comme celui de ma cassette.</p>
-</div></div>
-
-<p>Dans son dernier envoi Panpan rappelle l'usage de
-son cadeau, puis il offre à Mme Durival d'aller lui
-montrer comment les divers objets se doivent ranger
-dans la boîte, et comment il faut s'y prendre pour préparer
-le café:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Quand madame Alliot me ceignit de sa main</p>
-<p>Pour ma première épée une longue rapière,</p>
-<p>Elle me dit d'un ton de Sénateur Romain:</p>
-<p class="i2"> «A ma toilette il faut venir demain,</p>
-<p class="i3"> Je vous apprendrai la manière</p>
-<p class="i2"> De vous asseoir, de vous lever soudain,</p>
-<p>Malgré ce nouveau poids qui vous pend au derrière.»</p>
-<p>Si dans l'art d'arranger mes dons de tous les jours</p>
-<p class="i3"> Vous vous croyez aussi novice</p>
-<p>Qu'elle me le croyait dans ce noble exercice,</p>
-<p>Je vous offre comme elle un utile secours,</p>
-<p class="i2"> Tout mon génie est à votre service.</p>
-</div></div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_401"> 401</a></span>
-Après cette joute qui a duré toute une semaine
-et qui lui a coûté beaucoup d'efforts, Panpan demande
-grâce. Pour terminer dignement la lutte, il envoie
-cette épître:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p class="i2">PAIX ET CONGÉ</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>Ma vengeance s'était bornée</p>
-<p>A vous accabler de cadeaux,</p>
-<p>Et j'ai marqué chaque journée</p>
-<p>Par des dons et des vers nouveaux.</p>
-<p>Mais c'est de mes plats madrigaux,</p>
-<p>Vous avoir trop importunée;</p>
-<p>De ma cassette et de mes pots</p>
-<p>L'histoire est enfin terminée;</p>
-<p>Je suis au bout de ma tournée,</p>
-<p>Je vais vous laisser en repos.</p>
-<p>Mais faites-moi la même grâce;</p>
-<p>De tant batailler je me lasse;</p>
-<p>A votre esprit, brillant de feu,</p>
-<p>Tout cela ne paraît qu'un jeu,</p>
-<p>Qui lui coûte fort peu sans doute;</p>
-<p>Mais moi je sais ce qu'il m'en coûte</p>
-<p>Pour n'être auprès de vous qu'un sot.</p>
-<p>Mon vieil esprit n'y voit plus goutte,</p>
-<p>Je ne répondrai plus un mot.</p>
-<p>Rimez à votre suffisance,</p>
-<p>Et donnez, à tort, à travers;</p>
-<p>Faites des présents et des vers;</p>
-<p>De gratitude ou de vengeance</p>
-<p>Je ne me donne plus les airs.</p>
-<p>Je saurai me laisser confondre</p>
-<p>Désormais, en homme avisé.</p>
-<p>De vous rendre il est malaisé,</p>
-<p>Plus malaisé de vous répondre.</p>
-</div></div>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_402"> 402</a></span>
-Mme Durival riposte:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Je voulais répondre au congé</p>
-<p>Que ta muse donne à la mienne;</p>
-<p>Mais du froid qui glace la plaine,</p>
-<p>Mon esprit est trop affligé.</p>
-<p>Il est comme ces arbrisseaux</p>
-<p>Dont tu vis hier les rameaux</p>
-<p>Se couronner de fleurs nouvelles,</p>
-<p>Encor plus fragiles que belles!</p>
-<p>Aujourd'hui tout est languissant,</p>
-<p>L'hiver d'un regard menaçant</p>
-<p>Vient effrayer des milliers d'être</p>
-<p>Que le zéphyr avait fait naître;</p>
-<p>Comme eux concentrant ma chaleur,</p>
-<p>Je te la garde dans mon c&oelig;ur.</p>
-</div></div>
-
-<p>Ce n'est pas seulement avec Panpan que Mme Durival
-exerce sa muse. Souvent aussi avec Cerutti elle
-correspond en vers. Un jour elle lui adresse «de jolis
-vers en ille», mais Cerutti est malade et c'est la
-duchesse de Brancas qui prend la plume:</p>
-
-<p>«M. Cerutti comptait vous répondre en vers en ille ou
-en aille, mais depuis trois semaines il a un rhume qui a
-mis sa poitrine et sa muse sur les dents. Je suis témoin,
-madame, du chagrin qu'il a de ne pas vous écrire et de
-son regret d'être éloigné de vous et des autres bons amis
-de Fléville.»</p>
-
-<p>Cependant dans un moment d'accalmie, Cerutti se
-met à l'ouvrage et il compose ces bouts rimés en «aille»
-qui se ressentent assurément de l'état maladif de leur
-auteur:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_403"> 403</a></span></p>
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Si j'oubliais Petronaille</p>
-<p>Ou la dame qui la chamaille</p>
-<p>Sitôt qu'elle métaphysicaille</p>
-<p>Je ne ferais rien qui vaille.</p>
-<p>Mais la poitrine me tiraille,</p>
-<p>Sans cesse je tressaille,</p>
-<p>Et toujours j'écrivaille.</p>
-<p>Je bâille, je bâille, je bâille</p>
-<p>Je finis de peur qu'on me raille.</p>
-</div></div>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_404"> 404</a></span></p>
-<h2 class="normal">CHAPITRE XXII<br />
-<span class="medium">1781-1783</span></h2>
-
-<p class="hanging indent">Vie de Mme de Boufflers en Lorraine.&mdash;Correspondance avec
-Panpan.&mdash;Réception de Tressan à l'Académie.&mdash;Le chevalier
-vient avec son régiment à Joinville.&mdash;Ses visites à Nancy et à la
-Malgrange.</p>
-</div>
-
-<p class="space">De 1781 à 1783 l'existence de Mme de Boufflers se
-poursuit paisiblement sans événements bien marquants.
-Elle se rend encore quelquefois à Paris pour voir sa
-s&oelig;ur et son frère, mais ses voyages se font de plus en
-plus rares, et presque toute sa vie s'écoule maintenant
-en Lorraine dans un milieu cher à son c&oelig;ur, où elle
-trouve autant d'agrément que de charme.</p>
-
-<p>La vieille marquise supporte gaillardement le poids
-des ans, de ses soixante-dix ans; elle est toujours gaie,
-aimable, spirituelle, et plus que jamais elle traîne à sa
-suite son cortège de vieux adorateurs, Bauffremont,
-Panpan, Dumast, etc.</p>
-
-<p>Son activité physique ne le cède en rien à son activité
-morale. Elle n'a rien changé à son genre de vie;
-elle est sans cesse en déplacement chez ses amis, à Fléville,
-à Sommerviller, à Scey-sur-Saône, à Lunéville;
-quand elle réside à Nancy, elle fréquente la société,
-va au spectacle, dîne en ville, soupe, reçoit, elle ne se
-<span class="pagenum"><a id="Page_405"> 405</a></span>
-donne pas un instant de repos. Il semble que l'âge reste
-sans action sur cette nature nerveuse et énergique.</p>
-
-<p>Les soucis ne paraissent pas avoir sur elle plus de
-prise que les infirmités physiques. Ils ne lui sont pas
-épargnés cependant, et elle éprouve, peut-être le plus
-cruel de tous dans la vieillesse, la pauvreté. A mesure
-que ses besoins augmentent, que le bien-être lui est
-plus nécessaire, ses ressources financières diminuent,
-et elle est réduite aux expédients.</p>
-
-<p>Mais la marquise est loin de prendre au tragique ses
-revers de fortune; elle vit au jour le jour, sans souci du
-lendemain. Elle plaisante elle-même sa propre misère
-quand elle écrit:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p><span class="small1">Sur l'air</span>: <i>Tous les hommes sont bons</i>.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>J'ai trouvé le moyen</p>
-<p>En ne dépensant rien</p>
-<p>De manger tout mon bien.</p>
-<p class="i2"> J'ai joué,</p>
-<p class="i2"> J'ai perdu;</p>
-<p class="i2"> Pour payer</p>
-<p class="i2"> J'ai vendu</p>
-<p class="i2"> Ma chemise.</p>
-<p>Chez moi l'on ne verrait pas,</p>
-<p>Même à l'heure du repas,</p>
-<p class="i2"> Nappe mise.</p>
-</div></div>
-
-<p>Si sa situation personnelle est précaire, Mme de
-Boufflers est-elle au moins plus heureuse du côté de
-ses enfants? A-t-elle la satisfaction de les voir dans
-une position brillante? En aucune façon. Son fils le
-chevalier n'a pas un sol vaillant; sa fille, Mme de
-<span class="pagenum"><a id="Page_406"> 406</a></span>
-Boisgelin, est complètement ruinée; tous deux sont la
-proie des dettes criardes et des créanciers.</p>
-
-<p>Du reste cette situation lamentable n'altère en rien
-la bonne humeur des uns et des autres. Quand on n'a
-pas d'argent, l'on s'en passe, ou l'on fait des dettes, et
-c'est à ce dernier parti qu'ils s'arrêtent tous communément.
-Il y a dans cette société un tel besoin d'amusement,
-qu'il prime toutes les autres considérations.</p>
-
-<p>En dehors des amis intimes que nous connaissons,
-la marquise trouve autour d'elle des personnalités fort
-agréables. Bien que déchue de son ancienne splendeur,
-Nancy n'en est pas moins resté la capitale d'une province
-et un centre intellectuel qui offre de précieuses
-ressources. L'intendant, M. de la Porte, et sa femme
-sont charmants; ils aiment le monde et donnent sans
-cesse des spectacles, des soupers, des fêtes. L'évêque
-n'est pas moins accueillant et ses salons sont renommés
-pour leurs brillantes réceptions. Il y a en outre dans la
-ville bien des personnes de distinction qui reçoivent
-avec plaisir. Partout Mme de Boufflers est invitée,
-recherchée. Outre son charme personnel, n'est-elle pas
-le représentant le plus brillant et la vivante incarnation
-de cette ancienne Cour qui a laissé d'impérissables
-souvenirs?</p>
-
-<p>Mais il n'y a pas à Nancy que la société française;
-on y trouve une colonie étrangère très nombreuse et
-très distinguée.</p>
-
-<p>Les Anglais, en particulier, se plaisent énormément
-en Lorraine; on voit tous les ans force insulaires fuir
-<span class="pagenum"><a id="Page_407"> 407</a></span>
-les brouillards de leur pays et installer leurs pénates
-dans l'ancienne capitale du roi de Pologne. Plusieurs
-sont de la plus grande distinction et leur présence contribue
-à apporter beaucoup d'animation et de gaîté
-dans les relations du monde.</p>
-
-<p>Mme de Boufflers est particulièrement liée avec
-Mme Grenville, s&oelig;ur de M. Pitt. C'est une femme infiniment
-aimable et d'un caractère très original. Elle a une
-bonne maison, un mari très sensé, homme de mérite,
-et une fille de quinze ans, jolie et bien élevée.</p>
-
-<p>Mme de Boufflers passe la plus grande partie de
-l'hiver 1781 à Nancy, en compagnie de Mme de Boisgelin.
-Elle va seulement de temps à autre à Lunéville
-voir Panpan; il est toujours l'ami le plus aimé, et dès
-qu'elle s'éloigne de lui, c'est pour le regretter. Mais
-qu'elle soit à Nancy, à Fléville, à Saint-Germain,
-elle trouve toujours le temps de lui écrire.</p>
-
-<p class="autre">(De la main de Mme de Boisgelin)...</p>
-
-<p class="date">«Nancy, 5 février.</p>
-
-<p>«Je suis bien fâchée d'avoir tant pris de vos vilaines
-liqueurs, tout le monde les a trouvées détestables.</p>
-
-<p>«Vous voulez des nouvelles, et moi je n'en sais
-point...</p>
-
-<p>«J'ai eu un moment la tentation de partir avec
-Mme de Lenoncourt pour vous aller voir; mais je pense
-qu'il ne faut pas crever mes chevaux pour le plaisir d'un
-moment, quelque touchant qu'il soit pour moi.</p>
-
-<p>«J'ai retrouvé ceci beaucoup plus gai que je l'avais
-<span class="pagenum"><a id="Page_408"> 408</a></span>
-laissé. J'ai été étonnée hier de la manière dont on a joué
-les <i>Jumeaux vénitiens</i> et les <i>Caquets</i>. Mmes de la
-Porte m'avaient engagée à aller avec elles. M. de
-la Porte, à qui j'ai fait des reproches qu'il ne vous répondait
-pas, m'a dit qu'il allait vous écrire.</p>
-
-<p>«L'évêque et lui ont des assemblées superbes et
-charmantes. Tous les appartements échauffés et éclairés
-comme ceux de Mme de Chaulnes, quand Monsieur y
-dînait. Les grands soupers suivent.</p>
-
-<p>«Je dîne demain chez Mme de Grenville avec
-ma Durival, et puis encore avec elle chez mon Dumast.
-Nous dînons ici ensemble, quelquefois aussi à Fléville.
-Nous buvons du vin d'Arbois. Enfin nous passons assez
-bien notre temps d'exil; mais en sentant toujours qu'il
-n'y a point de bonheur sans vous, car l'amusement ne
-vous remplace pas.</p>
-
-<p>«Je suis fâchée de toutes ces dépenses qui vous
-mettent mal à l'aise. J'espère, au mois de février, être
-en état de vous faire des offres d'argent.</p>
-
-<p>«M. de Beauvau m'a envoyé une espèce de tasse renforcée
-qui est la plus jolie chose du monde. Il souffre
-toujours, mais il se croit pourtant mieux.</p>
-
-<p>«Ce qui fait que les poires ne sont pas bonnes, c'est
-qu'on les a faites avec du jus de raisiné, qui est une des
-plus mauvaises choses que je connaisse.</p>
-
-<p class="date">«15 décembre.</p>
-
-<p>«Si je trouve une occasion, je vous enverrai trois
-livres de café.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_409"> 409</a></span>
-«Il n'y a rien de si noble que de te demander un
-envoi de confitures de Rousselet, car c'est d'un ragoût
-que l'on n'a point goûté.</p>
-
-<p>«Je vous enverrai une vieille paire de gants, car je
-venais d'en faire des générosités à Manon et à Nanette.</p>
-
-<p>«J'ai eu hier une assemblée si nombreuse qu'on ne
-savait où se mettre. C'était surtout des Anglais. On a
-joué au vingt-et-un et au whist. Le souper était de
-vingt couverts, excellent. Sept ou huit personnes
-étaient restées dans le salon, faute de place.</p>
-
-<p>«Voilà Thérèse qui ne veut pas vous parler de loin.
-Ainsi, adieu, mon cher Veau, car je n'en puis plus, ce
-qui n'empêche pas d'aimer bien et beaucoup son Veau.»</p>
-
-<p>Bien que vivant éloignée de la capitale, Mme de
-Boufflers prenait toujours un très vif intérêt à tout ce
-qui s'y passait, principalement à ce qui regardait ses
-amis; sa s&oelig;ur de Mirepoix, ou, à son défaut, son frère
-de Beauvau, la tenaient fidèlement au courant de tous
-les incidents marquants de la vie parisienne. C'est ainsi
-qu'elle apprit tous les détails de la réception de Tressan
-à l'Académie, détails qui pour elle étaient doublement
-intéressants.</p>
-
-<p>Cette réception n'était pas passée inaperçue et elle
-avait soulevé mille tracasseries qui amusèrent beaucoup
-la vieille marquise.</p>
-
-<p>Plus encore que de nos jours peut-être, ces fêtes
-littéraires jouissaient d'une vogue inouïe. Comme il
-était de bon ton d'y figurer, toutes les belles dames de
-la Cour et de la ville s'y précipitaient, et plus d'une
-<span class="pagenum"><a id="Page_410"> 410</a></span>
-aurait préféré risquer sa vie que de manquer une réunion
-aussi «courue». Point n'était besoin de connaître
-l'heureux élu ou de s'intéresser aux choses de l'esprit.</p>
-
-<p>Les billets pour la réception de Tressan ne furent
-pas moins recherchés qu'il n'était d'usage en pareil cas;
-le concours fut même d'autant plus grand, que, se conformant
-à une habitude assez ancienne, l'Académie
-avait décidé de recevoir le même jour les deux derniers
-élus, MM. Lemière et de Tressan. Il y eut donc double
-affluence de parents, d'amis, de curieux. Cette double
-réception fut même la cause d'une tracasserie soulevée
-par M. de Tressan et qui ne se termina pas à son
-honneur.</p>
-
-<p>L'Académie mettait à la disposition du nouvel élu une
-tribune entière pour sa famille et ses amis. Quant il y
-avait deux réceptions, les deux élus se partageaient la
-tribune.</p>
-
-<p>Tressan, nous l'avons vu, devait être reçu le même
-jour que M. Lemière. Dès qu'il en fut informé, le comte
-ne craignit pas d'écrire au secrétaire perpétuel de l'Académie,
-pour lui demander une tribune particulière afin
-que la comtesse de Tressan et ses amies ne soient pas
-confondues avec Mme Lemière et sa société.</p>
-
-<p>Evidemment Tressan, bien que philosophe, ne marchait
-pas avec son siècle. Sa prétention parut d'autant
-plus choquante que les idées égalitaires gagnaient
-chaque jour du terrain et que le cas s'était déjà présenté
-sans soulever la moindre difficulté.</p>
-
-<p>D'Alembert répondit spirituellement à son confrère
-<span class="pagenum"><a id="Page_411"> 411</a></span>
-que la compagnie n'admettait aucune distinction de
-rang et il lui rappelait que le prince de Beauvau, d'assez
-bonne noblesse cependant, n'avait fait aucune difficulté
-pour être reçu le même jour que M. Gaillard, et que la
-princesse avait fait à la s&oelig;ur de M. Gaillard les honneurs
-de leur commune tribune avec une grâce charmante.</p>
-
-<p>La réception eut lieu le 25 janvier 1781. L'affluence
-fut énorme, l'on s'écrasait à l'envi; beaucoup de
-femmes ne purent s'asseoir, plusieurs s'évanouirent,
-bref ce fut un véritable succès. Dès deux heures et demie
-la salle était comble. La première tribune était occupée
-par la duchesse de Chartres, la comtesse de Genlis et
-quelques autres dames de la Cour. On remarquait encore
-dans l'assistance la princesse de Nassau, la duchesse
-de Coigny, Mmes de Lauzun, de Boufflers, de Sabran,
-de Schouwaloff, de Grammont, de Beauharnais, etc.
-On y voyait même la célèbre Mme Bouret, la <i>Muse
-limonadière</i>! Tranquillement assis autour du feu dans
-leur salle d'assemblée, les académiciens laissèrent son
-Altesse Royale et toute l'assistance se morfondre impitoyablement
-jusqu'à trois heures.</p>
-
-<p>Mme Lemière, jeune et jolie, attirait tous les regards,
-tandis que personne ne faisait attention à Mme de
-Tressan, vieille et laide.</p>
-
-<p>Le discours de M. Lemière fut original. «Au lieu de
-se prosterner aux genoux de l'Académie à l'exemple de
-ses devanciers, il prétendit que cette modestie déplacée
-dégradait également le récipiendaire et les juges», il se
-rendit témoignage de n'avoir brigué le fauteuil académique
-<span class="pagenum"><a id="Page_412"> 412</a></span>
-que par ses travaux, et il reprocha même assez
-aigrement à ses confrères de l'avoir fait attendre trop
-longtemps.</p>
-
-<p>Le discours de Tressan fit peu d'effet; il s'efforça
-d'imiter dans son style la naïveté des anciens chevaliers,
-mais le public n'y vit que les efforts languissants
-d'un vieux paladin.</p>
-
-<p>Dans le courant de l'année 1781, le chevalier de
-Boufflers, qui se morfondait sur les côtes du Nord,
-eut l'agréable surprise d'être envoyé avec son régiment
-à Joinville, jolie petite ville située sur les bords
-de la Marne.</p>
-
-<p>Ce déplacement lui était doublement précieux, car il
-l'enlevait à une garnison odieuse et ensuite il le rapprochait
-de Mme de Sabran et aussi de la Lorraine.</p>
-
-<p>Son premier soin, dès qu'il a terminé son installation
-à Joinville, est d'aller voir sa mère, mais, hélas! il
-la trouve bien changée et ses lettres laissent percer la
-déception qu'il a éprouvée en la revoyant. Lui qui
-accourt le c&oelig;ur chaud, ravi de retrouver celle qu'il
-aime toujours si tendrement, ne peut se défendre d'une
-douloureuse sensation en voyant la marquise assez détachée
-de sa famille et n'attachant plus d'importance
-qu'à l'orthographe, aux synonymes, enfin aux mille
-petites manies qui ont fini par envahir sa vie. C'est
-que Mme de Boufflers est arrivée à l'âge où le cercle
-des intérêts se rétrécit comme celui des idées et où les
-habitudes journalières prennent l'importance d'événements
-capitaux.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_413"> 413</a></span>
-C'est à sa s&oelig;ur que le chevalier raconte assez tristement
-sa désillusion et il ne peut lui dissimuler le chagrin
-que lui fait éprouver ce commencement de
-déchéance intellectuelle chez une femme jusqu'alors si
-active, et aux idées si larges.</p>
-
-<p class="date">«Mardi.</p>
-
-<p>«Il faut donc me déterminer à t'écrire le premier,
-moi qui ai tant de peine souvent à t'écrire le second;
-c'est tout ce que je pourrais faire, si tu étais autant
-mon aînée que tu es ma cadette...</p>
-
-<p>«J'ai si bien perdu l'habitude de ce pays-ci qu'il est
-devenu comme étranger pour moi. Il me semble aussi
-l'être devenu pour tout ce qui l'habite et presque pour
-ma mère. Ce n'est pas qu'elle ne m'ait bien reçu, mais
-je ne suis ni Panpan, ni Thérèse, ni M. Dumast pour
-elle. Elle serait aussi aimable que jamais si les synonymes
-français, l'histoire ancienne et le trictrac lui en
-laissaient le loisir, mais elle ne plaît que quand elle n'a
-rien de mieux à faire.</p>
-
-<p>«En voilà plus qu'assez, ma bonne fille, il n'est pas
-dit qu'une lettre à ton adresse doive être de ta taille.
-Adieu, reçois bien mon petit officier, et regarde-toi en
-tout état de cause comme la tante du régiment de
-Chartres.»</p>
-
-<p class="space">Quelques jours après, nouvelle lettre. Le chevalier a
-profité de son séjour en Lorraine pour s'occuper de ses
-intérêts, visiter ses abbayes, rendre ses devoirs à ses
-<span class="pagenum"><a id="Page_414"> 414</a></span>
-chefs militaires; il fait part à sa s&oelig;ur de toutes ses
-démarches et en même temps il se plaint amèrement
-d'un silence qui se prolonge et qui lui paraît incompréhensible.</p>
-
-<p class="date">«Metz, ce 11.</p>
-
-<p>«Il n'est pas possible que tu n'aies pas reçu de mes
-nouvelles, ma chère enfant, et il n'est pas concevable
-que je n'aie pas des tiennes. Tu sais que cette sécurité,
-que tant de gens m'envient et que d'autres me
-reprochent, ne s'étend point jusqu'à ce qui te regarde et
-si tu m'as négligé, tu dois te représenter la peine que
-tu me fais. Je sais que tu es arrivée en bonne santé,
-mais cela ne me suffit pas; je suis devenu bien exigeant,
-il est vrai que je permets, que j'exige même
-qu'on le soit avec moi.</p>
-
-<p>«Je suis venu hier à Metz pour voir le maréchal
-et le comte, et pour retarder la chute de mon
-église. Tous mes objets sont remplis, au comte
-près, que je ne verrai que ce matin. J'ai été fort
-content de la réception de mes supérieurs ecclésiastiques
-et militaires. Cela indiquerait au premier coup
-d'&oelig;il que je suis aussi bon soldat que bon prêtre.
-L'abbesse est toujours la même; elle prouve qu'on n'a
-pas besoin de force pour se soutenir et cela est bien
-rassurant pour ceux qui doivent aimer ma Boisgelin
-dans vingt ou trente ans, car il y en a, il s'en présentera,
-etc.</p>
-
-<p>«Adieu, mon c&oelig;ur, je retourne demain à la Malgrange
-<span class="pagenum"><a id="Page_415"> 415</a></span>
-me consoler ou m'affliger suivant les lettres
-que je trouverai.»</p>
-
-<p>Boufflers n'écrit pas qu'à sa s&oelig;ur; Mme de Sabran a
-bien droit aussi à quelques nouvelles, et comme elle
-a reproché à son ami de n'avoir pas suffisamment surveillé
-ses abbayes, il lui répond:</p>
-
-<p>«Tu as bien raison, chère s&oelig;ur, je n'ai point assez
-passé de temps à mon abbaye. Mais, comment aurais-tu
-fait à ma place, à moins de déclarer une brouillerie
-ouverte qui eût été contraire à mes intérêts?... Au
-reste, en 83, j'aurai 5,000 livres de rente de plus, ce
-qui, joint à beaucoup de dettes de moins, me mettra
-dans une grande opulence. Mais j'aurais 100,000 livres
-de rente que je haïrais toujours un état qui m'empêche
-d'être plus que ton amant.»</p>
-
-<p>On voit que maintenant Boufflers n'hésite plus à
-tutoyer dans sa correspondance Mme de Sabran; mais
-cette familiarité paraît à la dame intempestive et elle
-répond malicieusement:</p>
-
-<p>«A propos, ayez la bonté de ne plus me tutoyer
-dans vos lettres, cela les rend trop semblables à
-d'autres.»</p>
-
-<p>Le chevalier, qui ne se tient pas pour battu, répond.</p>
-
-<p>«Et pourquoi me défendez-vous de te tutoyer? De
-peur, dis-tu, cher amour, que mes lettres ne ressemblent
-à d'autres. J'aime bien mieux ne jamais écrire d'autres
-lettres pour n'être point gêné dans celles que je t'écris.
-Ce <i>vous</i> me glace; il me semble que rien de ce que tu
-m'inspires ne s'accorde avec lui. C'est comme s'il fallait
-<span class="pagenum"><a id="Page_416"> 416</a></span>
-toujours te faire la révérence au lieu de t'embrasser.
-Retire ta défense, chère Sabran; si tu me rends poli tu
-me rendras faux et froid, et surtout gauche. L'amour
-est un enfant mal élevé<a id="FNanchor_166" href="#Footnote_166" class="fnanchor">&nbsp;[166]</a>.»</p>
-
-<p>Entre temps, Mme de Sabran est venue, elle aussi,
-en Lorraine chez des amis. Boufflers l'engage à profiter
-du voisinage pour le venir voir à la Malgrange:</p>
-
-<p>«Viens dîner ce matin à la Malgrange avec ma mère
-et moi, jolie enfant. Il fait un temps charmant; tu
-verras une maison fort propre, un joli jardin et un arbre
-gros comme le bois de Boulogne, qui porte trois ou
-quatre millions de bouquets sur la tête.»</p>
-
-<p>Boufflers s'efforce, pendant son séjour en Lorraine,
-d'améliorer son petit domaine, de l'embellir et de le
-rendre tout à fait séduisant. La Malgrange est devenue
-une de ses passions. Il écrit à sa s&oelig;ur, qui s'est enfin
-décidée à lui répondre:</p>
-
-<p class="date">«La Malgrange.</p>
-
-<p>«Mme de Boisgelin, il ne fallait pas moins que votre
-lettre après votre silence. Je sentais plus que de l'ennui à
-être oublié de vous. Je me rappelais tout ce que vous
-m'aviez dit et je me disais: Il faut que ce ne soit pas
-vrai puisqu'elle ne me dit plus rien. Je me repentais
-déjà de vous avoir cru pour moi d'autres sentiments
-que ceux que vous auriez pour tous les frères du monde,
-et j'essayais de rentrer dans les limites de l'amour fraternel.
-<span class="pagenum"><a id="Page_417"> 417</a></span>
-Vous m'évitez par votre lettre une peine bien
-fâcheuse et bien inutile, celle de travailler à vous moins
-aimer. Enfin cette lettre, toute charmante qu'elle est,
-me fait encore plus de bien que de plaisir. Tiens, mon
-enfant, nous sommes frère et s&oelig;ur de corps et de nom,
-mais il me semble que nos âmes se sont épousées; je ne
-sais pas si elles ont fait l'une et l'autre un trop bon
-mariage, mais j'espère au moins qu'elle ne feront jamais
-mauvais ménage.</p>
-
-<p>«Je me porte de mon mieux, je vais et je viens, je
-passe ma vie entre Joinville et la Malgrange, et je me
-partage entre mes housards et mes fleurs. Quand je dis
-mes fleurs, je me vante, car je n'en ai pas une, mais
-c'est pour me peindre en agréable, et si ce ne sont pas
-des fleurs de jardin, elles sont des fleurs de rhétorique.</p>
-
-<p>«La Malgrange sera bientôt digne de vous recevoir;
-depuis longtemps je ne fais que l'embellir; il faudrait
-encore longtemps pour la rendre belle, mais elle devient
-riante. J'ai dessiné et planté une partie des jardins, j'ai
-réparé et blanchi les bâtiments, je meuble quelques
-chambres un peu plus honnêtement; surtout j'y cultive
-les fraises, les cerises, les abricots, les pêches, les
-figues et les muscats avec le plus grand succès. Enfin
-il n'y manque que ma mère et vous pour tout gâter et
-pour tout manger.</p>
-
-<p>«Adieu, ma bonne, je t'aime bien quand je ne te
-vois pas.»</p>
-
-<p>Si Mme de Boisgelin est une médiocre correspondante,
-<span class="pagenum"><a id="Page_418"> 418</a></span>
-elle n'en aime pas moins tendrement sa mère et
-son frère, et elle le leur prouve à l'occasion. Ayant eu
-la bonne fortune de gagner au jeu une somme assez
-importante, elle veut que toute la famille participe à
-cette heureuse aubaine, et elle envoie quelque argent à
-sa mère avec une lettre des plus affectueuses. Ce Pactole
-inattendu met la Malgrange en allégresse et soulève
-les cris d'enthousiasme de la marquise et du chevalier:</p>
-
-<p class="date">«11 mai.</p>
-
-<p>«Tu as écrit une lettre charmante, car elle a fait
-pleurer même d'autres yeux que ceux de Panpan. Ma
-mère et moi et tout ce qui est ici, nous te louons impudemment
-depuis le matin jusqu'au soir, comme si ce
-n'était pas un peu nous louer nous-mêmes. Tu n'as qu'un
-défaut (ce qui est peut-être une excellente qualité), c'est
-de te cacher à toi-même encore plus qu'aux autres,
-et de ne montrer ce que tu vaux que dans les occasions.</p>
-
-<p>«Je ne sais pas bien quand je te reverrai, mais je
-sais que c'est avec plus de plaisir que jamais, parce
-que je viens de faire connaissance avec toi. Je laisse
-la plume à ma mère qui s'en servira mieux. Pour moi
-c'est assez de te dire et de te répéter que je t'aime à
-la folie.</p>
-
-<p class="autre">(De la main de Madame de Boufflers.)</p>
-
-<p>«Qui n'en dit pas autant? il faudrait ne vous avoir ni
-vue ni revue. Nous avons tous pleuré en lisant votre
-<span class="pagenum"><a id="Page_419"> 419</a></span>
-lettre. Il me semblait que c'était à moi à dire de vous
-ce que vous disiez de moi. Votre argent est arrivé tout
-de suite. Tout le monde vous aime à la folie.»<a id="FNanchor_167" href="#Footnote_167" class="fnanchor">&nbsp;[167]</a></p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_420"> 420</a></span></p>
-<h2 class="normal">CHAPITRE XXIII<br />
-<span class="medium">1781-1783</span></h2>
-
-<p class="hanging indent">La vie à Fléville.&mdash;Cerutti à Paris.&mdash;Mme Durival perd sa
-mère.&mdash;Sa douleur.</p>
-</div>
-
-<p class="space">En juillet 1781 Mme de Boufflers et Panpan sont
-installés à Fléville et «crient» avec tous les hôtes du
-château après l'arrivée de Mme Durival. On lui
-ordonne de venir sans délai au nom de l'amitié, de la
-philosophie, de l'éloquence. L'amitié, c'est Mme de
-Brancas; la philosophie, Cerutti; l'éloquence, Mme de
-Boufflers, Panpan et l'abbé Quénart. Tant qu'elle ne
-sera pas là, tous les jours paraîtront longs et les plaisirs
-imparfaits; elle devrait passer à Fléville toute sa vie!</p>
-
-<p>Cerutti insiste auprès d'elle et lui rappelle ses engagements:</p>
-
-<p>«Vous avez promis de venir passer quinze jours à
-Fléville, Mme de Brancas vous prie de tenir une promesse
-à laquelle elle attache un véritable prix... Le
-Veau beugle après vous, et moi je crie comme un aigle
-contre votre absence.»</p>
-
-<p>Mais Mme Durival résiste aux plus pressantes instances.
-Son ami mécontent lui écrit sévèrement:
-«Vous vous étiez engagée à venir, mais vous promettez
-<span class="pagenum"><a id="Page_421"> 421</a></span>
-par sensibilité et vous vous dispensez par inconstance.
-La mobilité extrême de votre génie qui le rend si
-aimable, le rend quelquefois un peu léger.»</p>
-
-<p>Cependant Fléville est toujours un séjour enchanteur.
-Non seulement l'on y voit réunie toute l'aimable
-société que nous connaissons, mais c'est le seul
-endroit de la Lorraine où l'on trouve quelque fraîcheur
-pendant l'été; «on ne voit plus d'herbe qu'ici,» écrit
-Mme de Lenoncourt; partout ailleurs «l'on brûle et
-l'on dessèche». Le salon est frais «comme un souterrain»,
-quand Mme de Brancas du moins ne s'avise pas
-de tenir les fenêtres ouvertes aux heures les plus
-chaudes de la journée.</p>
-
-<p>Au mois d'août, les hôtes du château organisent des
-divertissements variés pour fêter dignement l'anniversaire
-de la duchesse qui est le 25, jour de la Saint-Louis.
-Mme Durival, qui s'est enfin décidée à rejoindre ses
-amis, prépare en secret une grande représentation dramatique;
-on répète une comédie de Lantier, <i>l'Impatient</i>.
-Cerutti joue le rôle du Magister, Mme Durival
-celui de l'Impatient. Costumes, décors, tout est l'&oelig;uvre
-de la châtelaine de Sommerviller. On a réservé à Panpan
-une mission des plus importantes; c'est lui qui est
-chargé d'annoncer la pièce. Il remplit en outre les fonctions
-de souffleur, et de ces deux rôles il se tire fort
-brillamment.</p>
-
-<p>Dès que le rideau est levé, le Veau s'avance sur le
-devant de la scène et lit ce prologue de sa composition:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_422"> 422</a></span></p>
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p class="i1"> J'ai vu Voltaire, à Sceaux, d'une illustre princesse</p>
-<p class="i1"> Égayer la retraite et les amusements:</p>
-<p class="i1"> Heureux, si nous pouvions, Madame la duchesse,</p>
-<p class="i1"> Employer aujourd'hui de semblables talents!</p>
-<p class="i2"> Lorsqu'à vous célébrer chacun s'empresse,</p>
-<p class="i2"> Je n'irai point à de si nobles chants</p>
-<p class="i3"> Mêler, dans l'ardeur qui me presse,</p>
-<p class="i3"> De vieux et trop faibles accents.</p>
-<p class="i3"> De Lantier la muse riante</p>
-<p class="i3"> Va sans doute vous amuser;</p>
-<p class="i3"> Pour moi, je n'ose rien oser;</p>
-<p>Qui pourrait vous chanter, quand Cerutti vous chante<a id="FNanchor_168" href="#Footnote_168" class="fnanchor">&nbsp;[168]</a>?</p>
-</div></div>
-
-<p>La pièce est jouée à merveille, elle a le plus grand
-succès. Mme de Brancas, ravie de la surprise, ne se
-lasse pas d'applaudir ainsi que ses invités.</p>
-
-<p>Après ces brillantes réjouissances, les hôtes de Fléville
-se séparent et chacun regagne ses pénates. Au
-mois d'octobre la duchesse rentre à Paris, toujours
-accompagnée du fidèle Cerutti.</p>
-
-<p>Mais le séjour dans la capitale est loin d'être favorable
-à l'ancien jésuite; les premiers froids l'éprouvent
-cruellement. C'est à Mme Durival qu'il confie les
-ennuis qu'il éprouve dans sa nouvelle résidence:</p>
-
-<p class="date">«5 novembre 1781.</p>
-
-<p>«Je ne cours pas encore Paris. Je suis occupé à me
-garantir du froid, du bruit et de la fumée. Mme de
-Brancas jouit en paix de son vaste et magnifique logement.
-<span class="pagenum"><a id="Page_423"> 423</a></span>
-Elle tousse cependant au milieu de sa magnificence<a id="FNanchor_169" href="#Footnote_169" class="fnanchor">&nbsp;[169]</a>,
-mais le plaisir de se voir à Paris et de revoir
-ses amis est un baume pour sa blessure.</p>
-
-<p>«Ma santé est en dispute avec l'air de ce pays-ci.
-J'essaie de tenir bon. Je monte presque tous les jours
-à cheval, je prends du lait de chèvre...»</p>
-
-<p>Heureusement Cerutti est distrait de ses maux par
-ses relations mondaines; il dîne en ville, il soupe avec
-ses amis, en particulier avec Saint-Lambert, qui lui
-demande longuement des nouvelles de tous ses amis
-de Lorraine, de Mme de Boufflers, de Mme Durival, de
-Panpan, etc.</p>
-
-<p>Au mois de janvier 1782, il écrit encore longuement
-à Mme Durival pour la mettre au courant des
-racontars de la capitale.</p>
-
-<p class="date">«Paris, ce 19 janvier 1782.</p>
-
-<p>«Comme on dit que tout le monde sera tué lundi,
-jour de la fête, il faut bien vous écrire, madame, pour
-vous dire un éternel adieu. Car n'imaginez pas que,
-malgré mon rhume, ma prudence, et les avis de tout le
-monde, je veullle renoncer au plaisir de voir le feu, les
-illuminations et la joie publique. Ce jour-là je courrai
-tout Paris comme si j'étais mordu de la tarentule.
-J'ignore dans quelle rue je périrai, mais je m'en console
-d'avance par l'espérance d'une épitaphe que vous me
-ferez.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_424"> 424</a></span>
-«Sérieusement, je ne crois pas à un seul des mauvais
-bruits répandus à ce sujet dans Paris. Il y a des gens
-qui se plaisent à effrayer le peuple et ensuite ils rient
-de sa frayeur comme l'on rit de celle des enfants.</p>
-
-<p>«L'on a dit que Paris serait incendié, égorgé, dépouillé,
-que cent mille escrocs étaient arrivés de tous
-les coins du monde avec des massues, des brûlots, des
-n&oelig;uds coulants; que la rivière de Seine serait comblée
-de cadavres, que trente personnes échapperaient seules
-et que la prédiction en était dans Mathieu Landsberg.
-Elle est digne de lui. Enfin on attend ce jour avec
-tremblement, comme un jour de bataille et de carnage.</p>
-
-<p>«Vous croirez peut-être que j'exagère, point du tout.
-La sottise va encore plus loin que je dis, et rien n'égale
-l'horreur des prophéties que l'on a faites. Vous savez
-que les mauvais prophètes trouvent plus de croyants
-que les bons; vous connaissez la stupidité populaire.
-Si vous étiez à Paris en ce moment-ci, vous pourriez
-faire un traité là-dessus. J'espère qu'il serait plus
-intelligible que ce que vous avez mandé sur moi à
-Mme de Brancas.</p>
-
-<p>«Qu'avez-vous voulu dire par vos bouffées de fumée
-et toutes vos belles métaphores? Je m'entends un peu
-en figure de rhétorique, mais je n'ai rien compris à celle-là.
-Je suis bien aise que votre éloquence s'embrouille
-quelquefois ainsi que la métaphysique de votre amie.
-Cela m'arrive si souvent! J'aime à vous ressembler en
-quelque chose.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_425"> 425</a></span>
-«J'ai rencontré ces jours derniers Marmontel qui
-parle de vous comme Panpan et moi nous en parlerions.</p>
-
-<p>«Les querelles de la musique sont un peu assoupies; il
-s'en est élevée une autre. L'Académie française s'est
-divisée pour M. de Condorcet; La Harpe était à la tête
-du parti qui voulait M. Bailly. L'élection d'un pape ne
-connaît pas plus de mouvements qu'il n'y en a eu. Toutes
-les fourmilières croient élever des montagnes en élevant
-leur petit tas de poussière.</p>
-
-<p>«Avouez, madame, que la tranquillité champêtre est
-bien au-dessus de tout cela. Que je regrette les jours
-que nous passions à disputer et à disputailler.</p>
-
-<p>«Mon rhume ne veut pas finir. Mme de Brancas
-supporte le sien avec cette douceur inaltérable que
-vous lui connaissez. Elle me charge de mille choses
-tendres pour vous, et pour Mlle de Juvincourt.</p>
-
-<p>«Voulez-vous bien dire ou plutôt peindre à Mme la
-marquise de Boufflers tout le vide qu'on ressent loin
-d'elle et de vous.»</p>
-
-<p>Les plaisirs de Paris, quelque nombreux et variés
-qu'ils soient, ne remplacent pas pour Cerutti les agréments
-de la campagne. La société qui l'entoure ne lui
-inspire qu'antipathie et répulsion, il regrette la vie des
-champs, la nature et surtout l'amie charmante à laquelle
-il s'est sincèrement attaché:</p>
-
-<p class="date">«Paris, 9 février 1782.</p>
-
-<p>«...Vous dites que ma lettre à M. de Marsanne n'est
-<span class="pagenum"><a id="Page_426"> 426</a></span>
-pas d'un mort; je ne le suis pas tout à fait; mais je sens
-que si je demeurais de suite en ce pays-ci, je mourrais
-d'inanition. Comment cela? Parce que mon c&oelig;ur n'y
-trouve rien de ce qui lui convient. Il aime la vérité, et le
-monde la déguise sans cesse; il aime la bonté et
-presque tous les esprits sont devenus méchants; il aime
-l'équité, et de toutes parts je ne vois qu'injustice et
-partialité; j'aime le repos, ce lieu-ci est le tombeau des
-gens tranquilles; le bruit seul que j'entends me persécute;
-enfin j'aime l'indépendance, et ici il faut être ou
-martyr complaisant ou ridicule...»</p>
-
-<p>Au mois de juin 1782, Mme Durival eut la douleur
-de perdre sa mère qu'elle aimait tendrement; elle en
-ressentit un chagrin profond et tout son entourage
-s'efforça d'apporter quelque adoucissement à ses
-regrets.</p>
-
-<p>Mme de Boufflers, qui se trouvait à Nancy, prit une
-part très vive à la douleur de sa meilleure amie. A ce
-propos elle écrivait à Panpan:</p>
-
-<p class="date">«Vendredi, 2 juin 1782.</p>
-
-<p>«Qui m'aurait dit que la mort de Mme Dufrène me
-donnerait un chagrin sensible? Je ne l'aurais pas cru, ni
-vous non plus, mon cher ami.</p>
-
-<p>«D'abord j'ignorais combien ma pauvre amie lui était
-attachée. Ce que Mlle de Juvincourt dit de son état
-perce l'âme, et le mouvement d'amitié qui l'a portée à
-vouloir m'écrire, sans le pouvoir, m'a touchée jusqu'aux
-larmes.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_427"> 427</a></span>
-Panpan, très affecté du malheur d'une amie qui lui
-est chère, se montre des plus empressés auprès d'elle
-et il lui offre même, pour échapper à de pénibles souvenirs,
-de venir partager sa modeste demeure de Lunéville.
-Mme Durival n'accepte pas l'offre du Veau, mais,
-touchée de sa sensibilité, elle lui répond ces lignes touchantes:</p>
-
-<p class="date">«Nancy, le 15 mars.</p>
-
-<p>«Ce n'est pas une réponse, mon cher ami, que je
-fais à votre charmante lettre, on ne répond pas à ces
-choses-là; par la même raison ne vous croyez point
-obligé de répondre à ceci. Je cède au besoin d'épancher
-un sentiment bien doux et je ne veux pas vous donner
-d'autre peine que celle de me lire. Vous avez une
-âme bien délicate et bien rare; il semble que vous
-teniez dans votre main toutes les fibres du c&oelig;ur de
-vos amis. Vous y faites naître sans cesse de nouveaux
-sentiments de tendresse pour vous et de contentement
-pour soi-même, car on ne saurait sentir croître
-l'amitié qu'on a pour vous sans s'en estimer davantage.»</p>
-
-<p class="date">«Nancy, 5 août 1782.</p>
-
-<p>Mme de Boufflers s'inquiète de Mme Durival, dont
-le chagrin, loin de s'atténuer, ne fait que croître; elle lui
-écrit tendrement en l'exhortant à reprendre courage et
-à se rattacher à la vie:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_428"> 428</a></span></p>
-<p class="date">«4 juillet.</p>
-
-<p>«On m'a dit hier que vous reveniez ici, ma céleste
-amie; ainsi, au lieu d'aller demain à Commercy comme
-j'en avais bien envie, j'allais envoyer savoir de vos
-nouvelles, quand M. Jobard m'a envoyé celles qu'il
-venait de recevoir de madame sa femme.</p>
-
-<p>«Il ne faut pas qu'une raison supérieure comme la
-vôtre cède à la sensibilité, car quelque aimable que
-soit cette qualité elle deviendrait faiblesse, si on ne lui
-opposait pas le courage qui convient.</p>
-
-<p>«Je suis bien touchée de l'attention que Mlle de
-Juvincourt a eue de me faire savoir de vos nouvelles;
-je ne sais si je vous ai parlé du tendre intérêt de M. de
-Bauffremont. Mme de Lenoncourt m'a chargée de vous
-dire que c'était par intention qu'elle ne vous écrivait pas.</p>
-
-<p>«Pour moi qui sais bien que vous vous dites mieux
-que moi ce que je pourrais vous dire, je vous écris
-parce que je ne pense qu'à vous, depuis la dernière fois
-que je vous ai vue et qu'il m'est impossible de ne pas
-vous le dire.»</p>
-
-<p>Cerutti était à Paris au moment de la mort de
-Mme Dufrène; dès qu'il apprend le malheur qui frappe
-son amie, il s'empresse de lui écrire:</p>
-
-<p class="date">«A Paris.</p>
-
-<p>«Je prends une part véritable, madame, à la perte
-que vous venez de faire. C'est un cruel moment que
-celui où l'on reste seul de sa famille. Il est si doux de
-<span class="pagenum"><a id="Page_429"> 429</a></span>
-pouvoir nommer une mère, retrouver un père. Votre
-douleur est juste et loin de vous en distraire j'aime à y
-mêler les miennes.</p>
-
-<p>«Mon caractère, plus enclin à la mélancolie que le
-vôtre, embrasse avidement toutes les idées qui peuvent
-nourrir les regrets. J'ai passé les deux tiers de ma vie
-à regretter les biens que j'ai perdus. Ni le présent ni
-l'avenir n'ont jamais occupé mon imagination au point
-de la consoler. Comme vous avez plus de mouvement
-dans l'esprit, vous devez être plus esclave des objets et
-plus docile aux espérances. Vous êtes d'ailleurs
-entourée d'amies, elles composent pour vous une famille
-nouvelle, choisie par votre c&oelig;ur et digne de vos vertus.
-Vos amis absents peuvent se reposer de votre bonheur
-sur Mlle de Juvincourt. Si quelque mauvais c&oelig;ur
-refusait de croire à l'amitié, votre union suffirait pour le
-détromper et le rendre meilleur.</p>
-
-<p>«Je suis chargé, de la part de Mme la duchesse de
-Brancas, de vous dire combien elle compatit à votre affliction,
-combien elle voudrait être à portée de l'adoucir,
-enfin combien elle sera charmée de vous revoir au mois
-de mars à Fléville.»</p>
-
-<p>Quelque temps après, il lui écrit encore ces lignes
-vraiment étranges sous la plume d'un ancien jésuite:</p>
-
-<p class="date">«Paris.</p>
-
-<p>«Il faut savoir subir les lois de la nature sans crier
-inutilement contre elle. Les choses sont ce qu'elles
-peuvent être et nous ne serons jamais ce que nous
-<span class="pagenum"><a id="Page_430"> 430</a></span>
-voudrons devenir. Je sais que des charlatans de toutes
-espèces ne cessent de nous flatter. L'un nous promet la
-vie éternelle, l'autre l'éternelle santé, l'autre la pierre
-philosophale, l'autre le règne de l'évidence...; mais ce
-sont des charlatans!»</p>
-
-<p>Et il ajoute pour la détourner de chercher un appui
-dans la Providence:</p>
-
-<p>«Il faut laisser le destin tranquille et ne pas mendier
-inutilement à sa porte.»</p>
-
-<p>Les regrets de Mme Durival furent durables et elle
-resta longtemps inconsolable. Au mois d'octobre Cerutti
-lui écrivait encore:</p>
-
-<p class="date">«21 octobre 1782.</p>
-
-<p>«On dit que Mme de Boufflers va partir pour Paris.</p>
-
-<p>«Notre Veau est attaqué de la goutte en ce moment.
-J'espère que l'attaque ne durera pas et qu'il viendra à
-Fléville. Quel bonheur de vous y voir réunis, lui, vous,
-et Mlle de Juvincourt!</p>
-
-<p>«Votre dernière lettre me montrait en vous un fonds
-de mélancolie qui m'a saisie. Cette ligne de noir dont
-vous me parlez et qui vous sépare, dites-vous, de la
-société des vivants m'afflige. En perdant cette gaîté
-qui vous rendait si agréable à eux vous perdriez non
-pas la plus belle, mais la plus utile qualité de votre
-caractère<a id="FNanchor_170" href="#Footnote_170" class="fnanchor">&nbsp;[170]</a>.»</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_431"> 431</a></span></p>
-<h2 class="normal">CHAPITRE XXIV<br />
-<span class="medium">1782-1784</span></h2>
-
-<p class="hanging indent">
-Correspondance de Mme de Boufflers avec Panpan.&mdash;Mort de
-Tressan.&mdash;Le magnétisme.&mdash;Mesmer.&mdash;Les ballons.&mdash;Mort
-de Mme de Brancas.</p>
-</div>
-
-<p class="space">En novembre 1782 Mme de Boufflers, malgré la
-rigueur de la saison, s'est encore décidée à faire le
-voyage de Paris; elle est installée au Val chez son frère;
-c'est de là qu'elle écrit à Panpan:</p>
-
-<p class="date">«Saint-Germain, 14 novembre.</p>
-
-<p>«Je m'afflige tous les jours, mon cher ami, de ne vous
-point assez écrire, et surtout de ne pas vous dire un
-mot de ce que je pense et de ce que je sens à tous les
-instants pour vous. Il semble, depuis que je suis ici,
-que je sois forcée de ne parler que de ce que je vois
-et de ce que j'entends. Cependant je ne vois et je
-n'entends rien qui vaille mon bon Veau.</p>
-
-<p class="autre">(De la main de Mme de Boisgelin.)</p>
-
-<p>«Voici une proposition à laquelle je te prie de donner
-toute ton attention. Il faut me dire le temps que vous
-pouvez me donner à mon retour en Lorraine, pour que
-j'y arrive au moment où vous pourrez venir chez moi,
-et que je n'aie pas le mortel chagrin d'en perdre un
-<span class="pagenum"><a id="Page_432"> 432</a></span>
-moment; car c'est non seulement mon bonheur, mais
-c'est ma vie. Mon espérance est que vous viendrez
-d'abord après votre réveillon.</p>
-
-<p>«Voici toutes les nouvelles qui ne sont que tristes:</p>
-
-<p>«D'abord la pauvre Mlle Quinault est tombée en
-apoplexie<a id="FNanchor_171" href="#Footnote_171" class="fnanchor">&nbsp;[171]</a>.</p>
-
-<p>«La comtesse du Nord se meurt à dix lieues de
-Vienne. On dit que la Czarine l'a fait empoisonner, ainsi
-que la première<a id="FNanchor_172" href="#Footnote_172" class="fnanchor">&nbsp;[172]</a>.</p>
-
-<p>«La charmante vicomtesse du Barry, devenue
-Mme de Tournon, est morte<a id="FNanchor_173" href="#Footnote_173" class="fnanchor">&nbsp;[173]</a>.</p>
-
-<p>«Mme Ducrest, femme de celui avec lequel vous
-avez dîné chez Tressan, est morte aussi.</p>
-
-<p>«Il y a eu un avantage des Espagnols sur les Anglais.</p>
-
-<p>(Mme de Boisgelin continue pour son compte.)</p>
-
-<p>«Maman court pour le dîner et moi je courrai pour la
-coiffure quand je t'aurai parlé de moi. Je m'ennuie à
-mourir et je ne m'amuserai que quand nous serons chez
-nous avec mon cher Veau et notre Marcel que je me
-réjouis bien d'embrasser.</p>
-
-<p>(Mme de Boufflers reprend la plume.)</p>
-
-<p>«Charge-toi, mon Veau, de faire dire à M. Petitdemange
-que je lui suis bien obligé de ce qu'il m'a envoyé.
-Fais-lui mes compliments et dis-lui qu'il m'envoie par
-<span class="pagenum"><a id="Page_433"> 433</a></span>
-le courrier, port payé, une douzaine de fromages de Void.
-S'il pouvait y joindre une paire de sabots bruns tout
-unis que Catherine lui remettrait, il me ferait plaisir.</p>
-
-<p>«Mme de Grammont croyait que les prunes venaient
-de moi. Elle m'a bien priée, ainsi que Mme de
-Mirepoix et M. de Nivernais de vous en remercier.</p>
-
-<p>«Je n'ai pas entendu parler de ma charmante Durival;
-en attendant je parle d'elle, et je vois avec plaisir que
-M. et Mme de Beauvau la croient telle qu'elle est.</p>
-
-<p class="autre">(De la main de Mme de Boisgelin.)</p>
-
-<p>«Tu remettras ou feras remettre à Catherine le petit
-mot ci-joint.</p>
-
-<p>«M. de Nivernais a déjà fait quatre chansons pour
-moi. Je vous en envoie deux pour que vous voyez que
-les gens d'esprit font également des choses spirituelles
-et des bêtises.</p>
-
-<p>«Quand nous serons à Paris je t'achèterai toutes les
-nouveautés qui pourront t'amuser.</p>
-
-<p>«Mme de Grammont a dit hier devant moi toutes
-sortes de choses agréables de vous. Elle paraît aimer
-maman à la folie.»</p>
-
-<p>Le mois suivant la marquise a regagné sa chère
-Lorraine, et elle passe les fêtes de Noël à Fléville, chez
-la duchesse de Brancas. C'est de là qu'elle écrit encore
-à Panpan le 24 décembre:</p>
-
-<p class="date">«Fléville, 24 décembre 1782.</p>
-
-<p>«Mais, vilain C&oelig;ur de moi, est-ce qu'être triste et
-affligée s'appelle bouder? Est-ce que je pouvais vous
-<span class="pagenum"><a id="Page_434"> 434</a></span>
-savoir mauvais gré de partir après m'avoir si généreusement
-offert de rester? Est-ce que je ne distingue plus
-le bien du mal, moi qui travaille toute ma vie à me
-rendre juste en tâchant de voir les choses comme elles
-sont, sans exiger qu'elles soient comme je les désirerais?
-Ce n'est pas tout à fait cela; mais ce petit abbé est là
-qui me parle de messe.</p>
-
-<p>«J'allais vous écrire avec toute la tendresse de mon
-c&oelig;ur avant de recevoir votre lettre, car je vous aime
-autant que si vous étiez ici, mais j'aimerais mieux que
-vous y fussiez. Entends-tu?</p>
-
-<p>«La duchesse m'a dit qu'elle me priait d'engager
-Mme Durival et mademoiselle, à ne pas manquer de
-venir ici quand nous y serions.</p>
-
-<p>«On dit Linguet mort et qu'il s'est tué dans sa
-prison<a id="FNanchor_174" href="#Footnote_174" class="fnanchor">&nbsp;[174]</a>.</p>
-
-<p>«M. le duc d'Orléans vit.</p>
-
-<p>«Grand merci des confitures excellentes.</p>
-
-<p>«Envoyez le logo...</p>
-
-<p class="autre">(De la main de Mme de Boisgelin.)<br />
-et puis renvoyez celui que je vous envoie.</p>
-
-<p>«Bonjour, petit Veau, je vous adore toujours; venez
-bien vite nous voir et amenez avec vous ma Marianne;
-j'ai beaucoup de jolis romans à lui lire et elle n'a plus
-rien à faire à Lunéville.»</p>
-
-<p>«Je vais dîner chez Mme de Lenoncourt avec cette
-charmante d'Haussonville, et de là j'irai voir notre amie.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_435"> 435</a></span>
-«Les Philips arrivent demain pour arranger leurs
-affaires et partir tout de suite et pour toujours. Penser
-qu'on ne reverra jamais des personnes qu'on aime, avec
-lesquelles on a vécu longtemps dans l'intimité est bien
-affligeant. Je crains presque autant la vue des Philips
-que celle de notre amie.»</p>
-
-<p>La fin de la lettre est de la main de Mme de Boisgelin:</p>
-
-<p>«Maman dit que voir partir pour jamais les gens
-qu'on aime, et ne jamais voir ceux qu'on aime encore
-mieux et qui ne partent pas, est de la tristesse sur du
-chagrin. Et moi je dis:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Le prince se porte mieux;</p>
-<p class="i1"> J'en suis bien contente.</p>
-<p>Mais il nous dit: je suis vieux.</p>
-<p class="i1"> De peur qu'il ne tente,</p>
-<p>Moi je dis les plus grands maux</p>
-<p>Sont de ne plus voir les veaux,</p>
-<p>Et de partir pour les eaux.</p>
-<p class="i1"> Oh! ça le tourmente.</p>
-</div></div>
-
-<p>«C'est sur un petit air nouveau dont je ne sais pas le
-nom. Je te baise et prendrai pour enseigne: <i>A la
-pareille</i>.</p>
-
-<p>«Mille et mille choses à la cousine et à Marie-Anne.»</p>
-
-<p>En juillet 1783, arrivent de fâcheuses nouvelles de
-Paris. Mme de Boufflers apprend avec regret qu'un
-accident grave est arrivé à son vieil adorateur, le
-comte de Tressan.</p>
-
-<p>Mme de Genlis résidait alors à Saint Leu avec les
-<span class="pagenum"><a id="Page_436"> 436</a></span>
-enfants du duc d'Orléans; elle avait l'habitude d'inviter
-Tressan tous les ans à la fête que lui donnaient ses élèves
-le jour de <i>sainte Félicité</i>, sa patronne; c'était le 10 juillet.
-Elle ne manqua pas à l'usage en 1783, et Tressan arriva
-avec un bouquet et quelques vers. Le soir elle lui offrit
-l'hospitalité parce que les chemins étaient détrempés par
-la pluie; mais il s'y refusa et il partit après le souper. Sa
-voiture versa et il reçut un violent coup à la tête. On crut
-d'abord à une simple contusion, malheureusement un
-abcès se forma et la situation fut bientôt des plus graves.</p>
-
-<p>Quand on crut sa mort prochaine, Condorcet et
-quelques autres philosophes accoururent pour empêcher
-leur ami «de faire le plongeon», mais la famille et surtout
-l'abbé de Tressan intervinrent, ils firent fermer la porte
-aux intrus et, volontairement ou non, Tressan mourut
-chrétiennement, c'est-à-dire dans les sentiments dans
-lesquels il n'avait jamais vécu. Il s'éteignit le 1<sup>er</sup> novembre
-1783, âgé de soixante-dix-neuf ans<a id="FNanchor_175" href="#Footnote_175" class="fnanchor">&nbsp;[175]</a>.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_437"> 437</a></span>
-Bien que ses relations avec Tressan se fussent fort
-refroidies depuis quelques années, la marquise éprouva
-une assez vive émotion de la disparition du vieux
-paladin; ce n'est jamais sans tristesse et sans un
-fâcheux retour sur soi-même que l'on voit se rétrécir le
-cercle de ses amitiés et disparaître les gens avec
-lesquels on a passé une partie de sa vie.</p>
-
-<p>En octobre 1783, Mme de Boufflers est encore à
-Paris auprès de son frère de Beauvau.</p>
-
-<p>Pendant son séjour dans la capitale, elle assiste à
-toutes les extravagances du magnétisme. C'est Cerutti
-qui l'initie aux merveilles du Mesmérisme et qui l'entraîne
-à ces séances extraordinaires qui bouleversent
-tout Paris.</p>
-
-<p>L'oisiveté des gens du monde avait eu pour résultat
-un état nerveux des plus singuliers. Nos pères étaient
-obsédés par une maladie qu'ils appelaient des vapeurs
-et que nous nommons aujourd'hui neurasthénie. Les
-femmes y étaient plus sujettes encore que les hommes,
-et vers la fin du dix-huitième siècle, beaucoup d'entre
-elles souffraient de maux de nerfs périodiques, qui dégénéraient
-en véritables convulsions. On était obligé de
-matelasser leurs chambres pour éviter les accidents.</p>
-
-<p>Cette société était mûre pour accueillir tous les prodiges,
-toutes les absurdités. La manie de l'engouement
-gagnait toutes les classes; on se passionnait successivement
-pour les sujets les plus divers; en un mot, toutes
-les têtes se détraquaient.</p>
-
-<p>Après les querelles sur la grâce efficace et sur le
-<span class="pagenum"><a id="Page_438"> 438</a></span>
-formulaire, on abandonna la théologie et on se mit à
-discuter sur la musique; Lullistes, Ramistes, Glückistes,
-Piccinistes se prenaient aux cheveux dans les cafés,
-dans les rues, jusqu'au parterre de l'Opéra. Bientôt
-personne ne songea plus à la musique, mais on se
-passionna pour la stratégie; les pires bourgeois disputaient
-avec rage sur l'ordre mince ou l'ordre profond,
-sur le plus ou moins d'épaisseur qu'il fallait donner aux
-bataillons.</p>
-
-<p>Puis vinrent les folies scientifiques.</p>
-
-<p>Un oculiste, chimiste en même temps, découvrit
-une poudre, qui, jetée au milieu des odeurs les plus
-infectes, anéantissait toute odeur; tout le monde
-acheta de la poudre merveilleuse, mais l'infection resta
-la même. Un minéralogiste, M. Sage, prétendait ressusciter
-les morts avec de l'alcali volatil et faire de l'or
-en barres avec de la terre glaise; il eut beaucoup
-d'adeptes. Puis M. Dufour, chirurgien major à l'école
-militaire, inventa un remède qui était la panacée universelle.
-Dès qu'on se sentait malade, on devait se
-frotter la peau des jambes avec des orties, puis s'enivrer
-avec de l'absinthe; on se réveillait parfaitement guéri.
-Quelques patients ne se réveillèrent pas; on répondit à
-leurs parents qui se plaignaient que l'exception confirmait
-la règle, et on donna à M. Dufour la croix de
-Saint-Michel. Enfin, un physicien empirique arriva
-avec un secret plus miraculeux que tous ceux qui
-avaient excité jusqu'alors une enthousiaste curiosité; il
-promettait de faire naître des hommes et des animaux
-<span class="pagenum"><a id="Page_439"> 439</a></span>
-de toutes espèces sans le secours des femmes. C'était
-une vieille idée égyptienne analogue à ces fours artificiels
-où l'on faisait éclore les poulets. Tout Paris se
-moqua du nouveau charlatan et finit par y croire.</p>
-
-<p>Enfin arrivèrent Mesmer et Cagliostro.</p>
-
-<p>On peut supposer l'effet produit par les théories de
-Mesmer sur des tempéraments nerveux et détraqués.
-Sa prétention de guérir toutes les souffrances, tous les
-maux physiques parut toute simple. Il ne trouva pas
-seulement des adeptes parmi les faibles d'esprit; les
-gens les plus distingués vinrent le trouver et assister
-aux séances du baquet mesmérique.</p>
-
-<p>Cerutti, qui suivait avec intérêt toutes ces insanités,
-écrivait à Mme Durival:</p>
-
-<p>«La folie de Mesmer embellit tous les jours; ses
-adeptes sont les plus grands enthousiastes que le
-charlatanisme ait produit. Rien n'égale l'audace des
-magnétistes, si ce n'est la crédulité des magnétisés. Les
-convulsions de saint Paris, l'astrologie judiciaire, les
-enchantements, les manies, les extravagances de
-toutes espèces vont revenir. On pourra dire: «Les
-monstres reparurent de tous côtés à la mort «d'Hercule
-et les sottises à la mort de Voltaire».</p>
-
-<p>«Je plaide inutilement la cause de la raison, j'essaye
-en vain d'opposer ma faible voix aux clameurs mesmériques;
-la folie semble s'arrêter quelques instants pour
-courir mieux ensuite. Elle gagne bien du terrain et
-Mesmer bien de l'argent.</p>
-
-<p>«Les convulsionnaires jansénistes étaient des paralytiques
-<span class="pagenum"><a id="Page_440"> 440</a></span>
-en comparaison de ceux que produit le magnétisme:
-les uns bondissent comme des chevreuils, les
-autres aboient comme des chiens; malades et médecins
-se roulent ensemble par terre. Mais le spectacle le plus
-rare est celui qui se passe dans la chambre des crises.
-Molière serait stupéfait, et il avouerait que la sottise
-humaine donne des comédies meilleures que les siennes.
-Toutes les fureurs des nerfs, toutes les attitudes de la
-démence, les cris, les sanglots, les larmes, les syncopes,
-font de cette chambre un enfer ridicule. Pour égayer
-la scène, Mesmer y joue de l'harmonica; un de ses
-adeptes les plus fameux y joue de la harpe. Au bruit
-de leurs accords les tourments d'Ixion, de Sisyphe et
-de Tantale sont suspendus; quelques malades s'écrient:
-«Assez! assez!» D'autres s'écrient au contraire;
-«Encore! encore!» Les deux Orphées ne savent qui
-exaucer.»</p>
-
-<p>L'ancien jésuite se moque spirituellement des diverses
-transformations des folies humaines, qu'il résume sous
-cette forme plaisante:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Autrefois Moliniste,</p>
-<p>Ensuite Janséniste,</p>
-<p>Puis Encyclopédiste,</p>
-<p>Et puis Économiste,</p>
-<p>A présent Mesmériste,</p>
-<p>Attendant qu'un autre iste</p>
-<p>Enfle bientôt ma liste...</p>
-</div></div>
-
-<p>Les gens du monde n'avaient pas seuls été frappés
-d'une véritable folie; les gens de maison n'avaient pas
-<span class="pagenum"><a id="Page_441"> 441</a></span>
-tardé à partager la démence de leurs maîtres. Cochers,
-palefreniers, marmitons, garçons de cuisine, laquais,
-tous abandonnaient leurs occupations pour courir chez
-un thaumaturge, venu d'Alsace, et qui guérissait toutes
-les maladies par la simple imposition des mains. Il
-s'était établi dans une maison de la rue des Moineaux,
-sur la butte Saint-Roch. Le désordre occasionné par sa
-présence devint tel que l'autorité le fit enlever discrètement
-et qu'on lui défendit de rentrer à Paris.</p>
-
-<p>Ce n'est pas seulement aux folies de Mesmer que
-Mme de Boufflers assiste avec surprise, Cerutti, qui
-s'est fait son cicerone, lui montre successivement tous
-les phénomènes qui passionnent la capitale.</p>
-
-<p>En 1783 la mode est aux ballons. La nouvelle invention
-a été accueillie avec enthousiasme et tout le
-monde est convaincu que l'on va pouvoir voyager dans
-les airs; il n'est plus question dans les conversations
-que des «bateaux aériens», c'est le terme consacré.
-Paris en délire se précipite aux expériences de
-MM. Charles et Robert, de Pilâtre des Roziers, de
-Montgolfier.</p>
-
-<p>Cerutti écrivait à Mme Durival:</p>
-
-<p class="date">«A Paris, ce 12 décembre 1783.</p>
-
-<p>«C'était à vous, madame, d'inventer les bateaux
-aériens. Vous vous seriez ouvert par là de nouvelles
-promenades et vous auriez forcé Mlle de Juvincourt de
-vous suivre. Sa métaphysique se serait perfectionnée
-encore dans la région des nuages. Je vous ai bien
-<span class="pagenum"><a id="Page_442"> 442</a></span>
-regretté l'une et l'autre au spectacle du globe. Vous
-savez qu'il se prépare un spectacle non moins étonnant.
-Le 7 de janvier on verra sur la rivière un homme passer
-et repasser à pied cinquante fois. On a cru d'abord que
-cette annonce était une attrape et que l'on voulait
-tourner en ridicule la crédulité parisienne. Mais on
-assure que l'homme est réel et sa découverte éprouvée.
-Monsieur, frère du Roi, a envoyé quarante louis et
-en même temps il a fait insérer dans le journal de
-Paris une lettre de sa façon pleine de bonnes plaisanteries.</p>
-
-<p>«Arrivez donc, madame, arrivez donc, mademoiselle,
-venez toutes deux être témoins des miracles. La
-physique va devenir une sorte de religion. MM. de
-Montgolfier sont les premiers thaumaturges de la
-science. M. Thouvenel va se mettre du nombre. Il a
-trouvé, dit-on, une boussole nouvelle qui se dirige vers
-le couchant avec autant de justesse que l'aiguille
-aimantée se dirige vers le Nord. Le grand problème
-des longitudes serait presque résolu par là.»</p>
-
-<p>La province ne se montre pas moins enthousiaste
-que la capitale pour la nouvelle invention. Mme de
-Brancas est à ce point ravie qu'elle demande à Pilâtre
-des Roziers de venir à Fléville et de faire en sa présence
-des expériences sur les aérostats; bien entendu,
-tous les amis de Lorraine sont convoqués en grande
-cérémonie. La séance a lieu au jour fixé et l'aérostat
-s'élève dans les airs au milieu des cris d'admiration de
-l'assistance. Mme Durival regrette que les ballons ne
-<span class="pagenum"><a id="Page_443"> 443</a></span>
-soient pas encore dirigeables et qu'un de ces «bateaux
-aériens» n'emporte pas «son corps aussi vite que sa
-pensée s'envole».</p>
-
-<p>Les lauriers de la duchesse empêchent Mme de Boufflers
-de dormir; elle aussi veut montrer son goût pour
-les sciences et, au mois d'avril, elle donne à la Malgrange
-une fête magnifique en l'honneur de la nouvelle
-découverte. C'est son fils, le chevalier, qui est chargé
-d'initier les populations aux charmes des aérostats.
-Après un grand repas présidé par la marquise et auquel
-assiste Mme de Boisgelin et nombre d'invités de
-Nancy, Boufflers donne les ordres nécessaires et aussitôt
-l'opération commence. Tout se passe à merveille;
-et quand le ballon s'élève majestueusement dans les
-airs, la foule, qui est énorme, le salue par de frénétiques
-acclamations. Malheureusement à peine est-il passé par-dessus
-la maison qu'un coup de vent le renverse et il
-s'effondre piteusement sur les invités qui remplissent
-les jardins. En un instant il est mis en pièces, chacun
-voulant emporter un morceau du phénomène.</p>
-
-<p>La fête eut un tel succès que le chevalier n'hésita pas
-à la renouveler plusieurs fois. Le 9 mai en particulier il
-lança successivement trois ballons. Tout Nancy et les
-villages environnants étaient accourus pour assister à
-l'expérience; le régiment du Roi, en promenade militaire,
-s'était arrêté dans l'avenue de la Malgrange pour
-prendre sa part du divertissement. La fête fut charmante
-et réussit à merveille.</p>
-
-<p>Au moment même où la Lorraine s'enthousiasmait
-<span class="pagenum"><a id="Page_444"> 444</a></span>
-pour les ballons, on donnait à Paris, à la Comédie-Française,
-en dépit de la censure, le <i>Mariage de Figaro</i>, et
-la ville entière, la Cour comme la bourgeoisie, accueillait
-la nouvelle pièce avec un véritable délire. La foule fut
-si grande à la première représentation qu'il fallait
-risquer sa vie pour pénétrer dans le théâtre. Cerutti,
-malgré sa santé chancelante, ne craignit pas d'affronter
-la presse pour tenir ses amis de Lorraine au courant de
-ce mémorable événement:</p>
-
-<p class="date">«3 mai 1784.</p>
-
-<p>«Le <i>Mariage de Figaro</i> est la comédie la plus folle,
-le plus gaie, la plus impertinente, la plus ingénieuse
-chose du monde. Si je n'étais pas malade, j'y retournerais
-pour rire, pour siffler, pour applaudir. Le prodigieux
-mouvement causé par cette pièce ne fait point tomber
-celui du magnétisme: la folie est au comble.»</p>
-
-<p>La fête donnée par Mme de Brancas en l'honneur de
-Pilâtre des Roziers ne devait pas avoir de lendemain.</p>
-
-<p>En effet, dès les premiers mois de l'année 1784 la
-santé de la duchesse s'altéra sensiblement. L'hiver fut
-terrible, une épaisse couche de neige couvrait la terre
-et à la fin de février il gelait encore à pierre fendre.
-Mme de Brancas prit un gros rhume et Cerutti en fut
-très alarmé. Son médecin, M. Thouvenel, la rétablit
-cependant assez vite, mais elle resta fort délicate.</p>
-
-<p>Elle espérait pouvoir partir en mars pour Fléville et
-y achever sa guérison, mais l'hiver durait toujours et
-il fallut y renoncer.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_445"> 445</a></span>
-Cerutti chercha longtemps à se faire illusion sur l'état
-de sa bienfaitrice; il se berçait de l'espoir que le séjour
-de Fléville lui rendrait ses forces, mais cet espoir s'évanouit
-bientôt; au mois de juin l'état de la pauvre
-duchesse était tel qu'on ne put songer à lui faire faire le
-voyage.</p>
-
-<p>Tous les amis de Lorraine demandaient instamment
-des nouvelles. Cerutti répond à Mme Durival:</p>
-
-<p class="date">«Paris, 29 juillet 1784.</p>
-
-<p>«Que je suis touché, madame, des tendres expressions,
-des vives inquiétudes pour Mme la duchesse de
-Brancas. Votre amitié a tous les avantages de la vérité
-et tous les charmes du sentiment.</p>
-
-<p>«O malheureux été! comme il m'aurait paru doux de
-le passer à côté de vous; la seule année que vous auriez
-pu donner à Fléville est celle que nous sommes condamnés
-à passer ici!</p>
-
-<p>«Mme la duchesse de Brancas est assez rétablie pour
-ne pas s'alarmer sur elle, mais elle ne l'est pas assez
-pour espérer qu'elle soit en état de voyager bientôt,
-elle en a cependant un vif désir. Elle soupire véritablement
-après le séjour de Fléville. Elle parle souvent de
-vous et de Mlle de Juvincourt avec un regret qui augmente
-les miens. Elle ne peut se résoudre à quitter l'espérance
-de revoir ce bon, ce paisible Fléville qui semblait
-avoir été fait exprès pour elle. Ses amis de Paris
-sont tous ligués contre ceux de la Lorraine et ils voudraient
-qu'elle achetât ou louât une jolie maison de campagne
-<span class="pagenum"><a id="Page_446"> 446</a></span>
-au voisinage. Ils s'occupent à chercher quelque
-chose qui lui convienne; moi, j'abandonne tout cela au
-destin, et je préfère l'intérêt de sa santé à toutes les raisons
-personnelles qui m'éloigneraient de ce pays-ci. L'air
-de la capitale est presque mortel pour moi: ses m&oelig;urs,
-ses folies me divertissent un instant, mais, à la longue,
-on s'ennuie d'être hors de son naturel. Rien d'ailleurs ne
-me dédommagera des journées charmantes que j'employais
-à courir les champs ou à disputailler avec vous.</p>
-
-<p>«Soyez heureuse à Sommerviller, le fond de votre
-bonheur ne peut vous manquer, il est dans votre caractère,
-dans votre esprit et dans l'amie que votre c&oelig;ur a
-choisie. Songez quelquefois toutes deux à moi et soyez
-persuadées l'une et l'autre que votre souvenir m'accompagnera
-et m'attendrira en tous temps et en tous lieux.</p>
-
-<p>«Si vous voyez notre Panpan, dites-lui de ma part
-mille choses. Mme de Brancas vous fait de tendres
-compliments.»</p>
-
-<p class="space">Les espérances de Cerutti ne devaient pas se réaliser;
-Mme de Brancas traîna encore pendant un mois et à la
-fin d'août elle succomba. La douleur de son protégé fut
-profonde et il exprime en termes touchants à quel
-point il ressent le coup qui le frappe dans sa plus chère
-affection. Il écrit à Mme Durival:</p>
-
-<p class="date">«Paris, 4 septembre 1784.</p>
-
-<p>«Nulle expression, madame, ne peut rendre la douleur
-que je sens; nulle consolation ne peut la calmer.
-<span class="pagenum"><a id="Page_447"> 447</a></span>
-En devenant moins violente, elle devient plus amère.
-Le poids des réflexions m'accable. Le présent ne m'offre
-qu'un tombeau et l'avenir qu'un abîme. Sans cesse je
-vois devant moi la tête mourante de ma bienfaitrice.
-Sans cesse je l'appelle. Hélas! ses grands yeux qui
-s'ouvraient sur moi avec une tendresse si maternelle
-sont fermés pour jamais. Hélas! je n'entendrai plus
-mon nom prononcé par elle! Je voudrais fuir au bout
-du monde...</p>
-
-<p>«Je me sens dans le c&oelig;ur une répugnance universelle.
-Ses amis et amies de Fléville sont les seuls où
-j'attache mes dernières espérances. La pitié généreuse
-me comble ici de soins. J'ai peine à y répondre. Les
-larmes de l'affliction ne m'en laissent pas pour la
-reconnaissance.</p>
-
-<p>«Dès que je peux m'échapper, je cours sur les
-hauteurs de Montmartre, et de là je contemple avec un
-saisissement terrible les tours de Saint-Sulpice. Je
-pleure, j'invoque celle qui repose sous ces imposants
-édifices. Plongé dans les plus noires méditations, je
-voudrais m'abîmer dans le néant.</p>
-
-<p>«Pardonnez, madame, si j'afflige votre sensibilité.
-Je ne voulais pas vous parler de mon désespoir. Je ne
-voulais que vous remercier de la lettre touchante que
-vous m'avez écrite.»</p>
-
-<p>Mme Durival, amie dévouée et compatissante, fit
-tous ses efforts pour relever le courage du malheureux
-Cerutti; ce dernier, reconnaissant, lui répondait:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_448"> 448</a></span></p>
-<p>«Paris, 21 septembre 1784.</p>
-
-<p>«Vous êtes bien bonne, madame, de chercher à raffermir
-mon courage. La douleur brise les caractères les
-plus forts, elle écrase les caractères faibles comme le
-mien. Si j'avais été dans les lieux que vous habitez,
-vous auriez soutenu un pauvre orphelin qui en perdant
-une mère tendre est tombé sans appui. Ma chute a été
-si sensible que je m'en ressentirai toute ma vie. La
-gloire dont vous avez la bonté de me parler n'aura
-de longtemps pour moi aucun attrait. Elle tient au
-goût du monde et je suis détaché du monde tout à
-fait.</p>
-
-<p>«Si je tourne encore quelquefois les yeux vers la
-Lorraine, c'est l'amitié qui m'y attire, l'amitié seule. Je
-croirais retrouver par instants les douceurs de Fléville
-si j'entendais vos regrets se mêler aux miens.<a id="FNanchor_176" href="#Footnote_176" class="fnanchor">&nbsp;[176]</a>»</p>
-
-<p>La mort de Mme de Brancas fut douloureusement
-ressentie par toute sa société. Mme de Boufflers particulièrement
-en fut très vivement affectée. Non seulement
-elle perdait une amie intime à laquelle elle était
-tendrement attachée, mais c'était encore un salon
-charmant, le plus agréable assurément de tous ceux
-qu'elle fréquentait, qui se fermait à jamais.</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_449"> 449</a></span></p>
-<h2 class="normal">CHAPITRE XXV<br />
-<span class="medium">1783-1786</span></h2>
-
-<p class="hanging indent">Difficultés entre Mme de Sabran et le chevalier de Boufflers.&mdash;Mme
-de Boufflers et le prince Henri.&mdash;Dernière lettre de
-Mme de Boufflers.&mdash;Départ du chevalier pour le Sénégal.&mdash;Son
-séjour.&mdash;Mort de Mme de Boufflers.</p>
-</div>
-
-<p class="space">La liaison de Mme de Sabran et du chevalier de
-Boufflers, dont nous avons conté les délicieux débuts,
-avait subi le sort ordinaire des affections humaines et
-elle n'avait échappé ni aux atteintes du temps ni à
-celles de la satiété; les deux amants, après avoir vécu
-pendant quelques années dans le plus pur bonheur,
-avaient vu peu à peu les discussions et les orages
-troubler leur mutuel attachement. Toute la faute en
-était au chevalier et à sa nature qu'il ne pouvait
-dominer. Certes il aimait toujours profondément celle
-qui depuis cinq ans avait subjugué son c&oelig;ur, mais il
-détestait les chaînes, si charmantes fussent-elles, et il
-n'éprouvait plus pour sa chère maîtresse cet amour
-exclusif qui leur avait donné de si grandes joies.</p>
-
-<p>Mme de Sabran soupçonnait les infidélités de son
-amant; elle ne pouvait dissimuler son chagrin, sa
-jalousie, et il en résultait quelquefois entre eux des
-scènes douloureuses.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_450"> 450</a></span>
-Elles se terminaient toujours par des attendrissements,
-des larmes, un généreux pardon et des serments
-éternels auxquels le pauvre chevalier s'empressait de
-manquer à la première occasion.</p>
-
-<p>Un jour, après une scène plus pénible que d'ordinaire,
-le chevalier est parti pour Bruxelles; c'est de là
-qu'il écrit à son amie, mais naturellement en plaidant
-l'innocence et en se posant en victime:</p>
-
-<p class="date">«Ce 27 au soir 1773.</p>
-
-<p>«... Tu m'as laissé la mort dans le c&oelig;ur. Je ne vois
-point d'espoir de bonheur dans l'avenir; toutes mes
-illusions me quittent comme on voit tomber les feuilles
-dans les tristes frimas d'automne, où chaque jour
-annonce un plus fâcheux lendemain. Le courage me
-manque entièrement; j'éprouve un chagrin également
-au-dessus de mes forces et au-dessus de mon âge, car
-à quarante-cinq ans l'amour devrait presque avoir
-perdu son nom et se fondre dans une douce et paisible
-amitié. Que nous sommes loin de cela!</p>
-
-<p>«Je ne veux point te faire de reproches, mais mon
-c&oelig;ur est navré. Ces peines-là sont trop cuisantes pour
-lui. Tu as eu avec moi l'injustice d'une enfant de quinze
-ans. Tu n'as rien vu de ce qui était, tu n'as rien entendu
-de ce que je t'ai dit, et je demeure dans la crainte de
-voir toujours renaître ces horribles moments-là, parce
-qu'il n'y a pas moyen d'empêcher ce qui est sans objet.
-Quoi qu'il en soit, chère enfant, tu m'es encore plus
-nécessaire que le repos et le bonheur dont tu me prives.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_451"> 451</a></span>
-«Aussi je te pardonne mes chagrins passés, présents
-et futurs, et même je te demande pardon de te les
-montrer.»</p>
-
-<p>Quelques jours après il lui écrit encore:</p>
-
-<p class="date">«Charleroi, ce 30.</p>
-
-<p>«Je t'annonce avec grand plaisir, chère et méchante
-enfant, que je commence à être un peu plus sain de
-corps et d'esprit. J'ai fait de sages réflexions qui m'ont
-dit que j'étais un fol, que tu étais une folle, mais que
-je t'aime et que tu m'aimes, et qu'ainsi il en résultera
-toujours pour l'un comme pour l'autre plus de bien que
-de mal. N'en parlons plus; tu aurais dû m'embrasser
-autant que tu m'as querellé, et moi, j'aurais dû rire
-autant que je me suis affligé; mais le passé ne
-reviendra plus, et le chagrin restera avec lui.»</p>
-
-<p>Du reste Boufflers n'est pas homme à s'éterniser sur
-des tristesses sentimentales; malgré lui sa gaîté reprend
-le dessus, et puis, n'est-ce pas le meilleur moyen de
-changer le cours des idées de l'amie blessée? Il termine
-sa lettre par l'amusante description de son souper:</p>
-
-<p>«Je viens de faire un excellent petit souper apprêté
-par deux grandes demoiselles en Polonaises. La cuisine
-était aussi recherchée que les cuisinières. D'abord
-paraissaient deux grives, grasses comme tu ne le seras
-jamais, et nonchalamment couchées sur une tranche de
-brioche qui leur servait de rôtie. Arrivait ensuite une
-saucisse repliée sur elle-même comme le serpent
-Python et entourée de tranches de pommes de rainette.
-<span class="pagenum"><a id="Page_452"> 452</a></span>
-Des choux rouges couronnaient l'&oelig;uvre, décorés d'une
-petite branche de laurier, emblème ingénieux qui
-indique qu'on ne moissonne les lauriers qu'en allant à
-travers les choux. Je m'attendais toujours qu'une de
-ces beautés en Polonaises viendrait me faire les honneurs
-de ma table, mais je leur en ai plus imposé que
-je n'aurais voulu, et elles se sont bornées modestement
-à la société de mes gens.</p>
-
-<p>«A propos de choux rouges, ne voilà-t-il pas qu'ils
-me donnent encore la colique d'estomac! Il est vrai
-que j'en ai mangé de verts à dîner; cela fait que je ne
-sais entre les deux à qui m'en prendre, mais je vais
-essayer un remède pour mon rhume, qui, à ce que j'espère,
-voudra bien en passant guérir aussi ma colique:
-c'est de l'eau-de-vie brûlée avec du sucre. Je t'en rendrai
-compte demain matin, car pour ce soir je n'ai rien
-de mieux à faire que de me coucher, bien content de
-m'être débarrassé du fardeau qui accablait mon âme, et
-me souciant fort peu de tout ce qui peut arriver à mon
-corps d'ici au 5. Alors, s'il n'est pas guéri de tous ses
-maux, je suis au moins sûr qu'il les oubliera. Adieu,
-mon enfant; fais comme moi, écarte tous les nuages
-qui t'offusqueront, et sois sûre que plus tu verras clair,
-et plus tu seras contente de moi.»</p>
-
-<p class="date">«Ce 31 au matin.</p>
-
-<p>«Je viens de faire un coup bien rare qui m'est arrivé
-autrefois à la chasse où, en manquant une caille, je
-tuai un lièvre. Cette fois-ci le remède destiné à mon
-<span class="pagenum"><a id="Page_453"> 453</a></span>
-rhume n'a guéri que ma colique. Mais c'est toujours
-beaucoup, d'autant plus que mon rhume lui-même est
-fort adouci.»</p>
-
-<p>Mme de Sabran après avoir longtemps lutté et combattu,
-finit, devant la tâche impossible, par se résigner.
-Elle-même l'écrit à son ami en termes charmants et lui
-donne «la clef des champs» le plus aimablement du
-monde:</p>
-
-<p>«Oui, mon enfant, je te pardonne tes maussaderies
-passées, présentes et futures. Je souffre trop quand il
-faut te bouder, et je trouve bien mieux mon compte à
-t'aimer et à te le dire. Quelque chose que tu fasses, il faut
-toujours en venir là; ainsi je prends une bonne fois la
-résolution de m'y tenir. Je te donne indulgence plénière
-pour toutes tes distractions, et je sens mieux que
-jamais que la meilleure manière de te conserver est de
-te donner la clef des champs. Il y a dans l'homme une
-inquiétude vague qui fait qu'il ne se trouve bien qu'où
-il n'est pas. Tu ne seras pas plus tôt loin de moi, que
-tu désireras y revenir, et je te promets d'avance que
-tu seras toujours bien reçu<a id="FNanchor_177" href="#Footnote_177" class="fnanchor">&nbsp;[177]</a>.»</p>
-
-<p>En octobre 1784, Mme de Boufflers apprend que le
-prince Henry de Prusse, qu'elle connaissait depuis
-longtemps et dont elle appréciait le mérite, a manifesté
-l'intention de venir à Nancy pour lui rendre visite.
-Flattée d'une attention si particulière, la vieille marquise,
-qui sait ce que l'on doit aux grands de ce monde,
-<span class="pagenum"><a id="Page_454"> 454</a></span>
-n'hésite pas une seconde, elle fait atteler son carrosse
-et elle part pour Paris pour présenter ses devoirs au
-prince. Elle a avec lui plusieurs entrevues, puis elle
-regagne la Lorraine.</p>
-
-<p>Le prince très galamment, et qui ne veut pas être en
-reste de politesse, vient en novembre passer quelques
-jours à Nancy et à Lunéville pour rendre à Mme de
-Boufflers sa visite.</p>
-
-<p>En juin 1785, Mme de Boufflers écrit encore à son
-cher Panpan; c'est la dernière lettre d'elle que nous
-possédions.</p>
-
-<p class="date">«Nancy, 16 juin 1785.</p>
-
-<p>«M. de Nédonchel vous aura dit que Mmes de
-Lenoncourt, Durival et moi nous irions lundi 20 vous
-demander à dîner, si cela vous convenait, mon cher Veau,
-car vous auriez eu le temps de nous contremander.</p>
-
-<p>«Nous n'irons point à Spa, au moins pendant la
-première saison. C'est l'avis de M. du Tillot. Point de
-prince jusqu'au mois d'août et du Veau à lèche-doigts;
-plus de Fléville, ce qu'il faut encore compter; enfin
-une privation absolue de tout ce que j'aime. Et puis,
-qu'est-ce que la vie?</p>
-
-<p>«Je pense que tout le monde et même Mme de Lenoncourt
-sera bien aise de voir votre rose.</p>
-
-<p>«Voyez si l'on peut écrire avec ces plumes! voilà
-quatre fois que j'en change. Mais quand vous n'y
-êtes pas, tout me manque.</p>
-
-<p>«Il faut que vous disiez à M. de la Tyssonière, qui
-<span class="pagenum"><a id="Page_455"> 455</a></span>
-m'a écrit, que je ne lui réponds pas, faute de plume, et
-parce que j'espère et me réjouis de le voir lundi.</p>
-
-<p>«C'est assez labourer ce maudit papier gras. Je sens
-déjà un mélange de joie et de tristesse en pensant que
-je vous verrai et quitterai.»</p>
-
-<p>Dans les derniers jours de l'année 1785, le chevalier
-de Boufflers, toujours tourmenté de mouvement et aussi
-désireux d'échapper à ses créanciers, qui ne lui laissaient
-ni trêve, ni répit, prit la résolution de quitter la
-France. Il s'imagina qu'au Sénégal, colonie nouvelle
-que venait de conquérir le duc de Lauzun<a id="FNanchor_178" href="#Footnote_178" class="fnanchor">&nbsp;[178]</a>, il trouverait
-un emploi glorieux pour son activité et peut-être aussi
-quelques profits. Il sollicita donc le gouvernement de
-la colonie et, par l'influence de son oncle de Beauvau, il
-l'obtint assez aisément. On crut dans le public à une
-disgrâce motivée par quelques vers indiscrets, mais il
-n'en était rien<a id="FNanchor_179" href="#Footnote_179" class="fnanchor">&nbsp;[179]</a>.</p>
-
-<p>Avant de s'éloigner, le chevalier se rendit à Anizy et
-il y fit un assez long séjour avec Mme de Sabran, puis
-à la fin d'octobre il regagna Paris, et c'est de là qu'il
-écrivait à Mme de Boisgelin:</p>
-
-<p class="date">«Ce 3 novembre 1785.</p>
-
-<p>«Je n'ai point été en Lorraine, chère et bonne s&oelig;ur,
-parce que je me suis trouvé si souffrant de fluxion et de
-colique et de mal aux dents que je suis revenu d'Anizy.
-<span class="pagenum"><a id="Page_456"> 456</a></span>
-Je comptais aller t'embrasser aujourd'hui, mais je reçois
-un mot de mon oncle qui a arrangé un dîner pour
-demain, où il doit me faire faire connaissance avec un
-homme dont les lumières me seront très utiles.</p>
-
-<p>«Si tu reviens demain, comme je l'espère, Mme de
-Sabran t'attend à dîner samedi, et moi je t'attends pour
-te serrer contre mon c&oelig;ur dont tu ne sortiras jamais et
-moins que jamais, car tu es la meilleure et la plus
-aimable des enfants des hommes, et tu réunis surtout
-toutes les qualités fraternelles dans le degré le plus
-éminent.</p>
-
-<p>«Je sais tout ce que tu essuies de désagréable pour
-moi; j'en souffre plus que toi. Il faut dissimuler et
-poursuivre et ne pas quitter la chasse parce qu'on a
-rencontré des ronces.</p>
-
-<p>«J'envoie mon laquais avec une lettre pour le
-secrétaire de M. de Calonne; peut-être sera-t-il mieux
-accueilli. Dis à tes gens de les guider, car mon ambassadeur
-a deux qualités que j'ai vu souvent employer:
-c'est d'être fripon et imbécile.</p>
-
-<p>«Adieu, chère et tendre s&oelig;ur, je t'aime comme tu
-le mérites, et si cela se pouvait je t'aimerais davantage.»</p>
-
-<p>Ses préparatifs terminés, le chevalier s'éloigne gaîment
-pendant que Mme de Sabran reste plongée dans
-les larmes et les regrets.</p>
-
-<p>Le 13 janvier, Boufflers mouille devant le Sénégal,
-mais le raz de marée est si violent qu'il ne peut passer
-la barre que le 15. Il prend immédiatement possession
-<span class="pagenum"><a id="Page_457"> 457</a></span>
-de son gouvernement et il est reconnu «avec tout l'éclat
-dû à sa place, à son grade et à sa naissance».</p>
-
-<p>Sa première impression n'est pas heureuse, et il
-éprouve à l'aspect de la colonie confiée à sa vigilance
-une cruelle déception; elle se trouve en effet dans la
-plus déplorable situation et il n'y a aucun espoir de
-pouvoir l'améliorer; il n'y a plus de farine que pour
-deux mois et encore elle est gâtée; les fortifications
-n'existent pour ainsi dire plus, les casernements, le
-matériel de guerre, tous les bâtiments tombent en
-ruines.</p>
-
-<p>Le personnel n'est pas dans un moindre état de
-délabrement:</p>
-
-<p>«Le c&oelig;ur du ministre saignerait s'il voyait dans
-quelles mains il a mis la troupe et l'hôpital, écrit le
-gouverneur. C'est comme si l'on avait chargé des éperviers
-du soin d'une volière.»</p>
-
-<p>Cependant, à part la déception assez naturelle qu'il
-a éprouvée en arrivant, le chevalier ne se déplaît
-nullement dans ce pays nouveau, et il est loin de se
-plaindre de son sort:</p>
-
-<p>«Je m'applaudis à chaque instant de la ressemblance
-que je trouve entre ceci et l'idée que je m'en étais faite.
-C'est au point que rien ne m'a étonné et que je ne suis
-pas plus embarrassé ici qu'en Lorraine... Si le ministre
-me donne, comme il me l'a promis, une dictature et
-quelques bras pour m'aider, je promets de faire de la
-bonne besogne et à bon marché.</p>
-
-<p>«L'air d'ici me convient jusqu'à présent parfaitement.
-<span class="pagenum"><a id="Page_458"> 458</a></span>
-Il n'y a que trois ou quatre heures par jour de grandes
-chaleurs. Il faut alors éviter le soleil et le mouvement.
-Tout le reste du temps est plus frais que chaud; quelquefois
-même cette fraîcheur-là est au point de se
-chauffer avec plaisir.»</p>
-
-<p>Les premiers actes du chevalier comme gouverneur
-sont tout à son honneur. Ses prédécesseurs
-s'étaient enrichis dans la traite des noirs, il s'empressa
-de l'interdire de façon rigoureuse. Les malheureux
-nègres étaient malmenés d'une manière abominable, il
-exigea qu'ils fussent traités avec humanité. Les habitants
-avaient pour habitude d'enterrer leurs morts près
-des habitations, ce qui provoquait des épidémies continuelles;
-Boufflers fit établir les cimetières dans des
-lieux écartés. Aussi les nègres chantaient-ils cette
-chanson: «Boufflers, Boufflers, tu es bien bon pour les
-vivants, mais tu ne vaux rien pour les morts, puisque
-tu exposes nos pères à être mangés par les bouquis<a id="FNanchor_180" href="#Footnote_180" class="fnanchor">&nbsp;[180]</a>.»</p>
-
-<p>Le 6 mars, il écrivait à son oncle, le prince de
-Beauvau, en lui donnant quelques détails sur sa vie et
-sur ses fonctions de gouverneur:</p>
-
-<p>«Vos bontés me consolent, mon cher oncle, et vos conseils
-me soutiennent comme la voix invisible que Télémaque
-entendit en gardant les troupeaux à quelques
-lieues d'ici.</p>
-
-<p>«Tout est à faire dans ce pays-ci et même à défaire.
-<span class="pagenum"><a id="Page_459"> 459</a></span>
-Jamais la tâche et les moyens n'ont été si disproportionnés
-entre eux.</p>
-
-<p>«Depuis six semaines que je suis ici, je me suis toujours
-assez bien porté, mais j'ai senti que le climat exigeait
-des ménagements auxquels je ne suis point accoutumé;
-il faut peu manger, peu boire, peu marcher, peu
-dormir, peu s'occuper, etc., de tout un peu, mais peu
-de tout; le pain est mauvais, l'eau aussi.</p>
-
-<p>«Les ouvriers sont rares, il n'y en a pas de bons; le
-temps du travail est court, la journée commence et finit
-à six heures. Dans les douze heures il y a environ deux
-heures pour le déjeuner et cinq heures pour le dîner et
-le goûter, de sorte qu'on peut à peine compter sur cinq
-heures d'ouvrage, et ces cinq heures-là n'en valent pas
-trois des ouvriers de France.</p>
-
-<p>«Ma vie est simple, je me lève avec le soleil, et après
-avoir fait toutes les petites affaires qui tiennent au service
-militaire et à la police de l'île, ainsi qu'aux
-audiences à donner aux habitants et aux étrangers, je
-vais visiter mes travaux, et je reviens entre onze heures
-et midi lire et écrire jusqu'à une heure ou une heure
-et demie. Alors nous nous mettons à table.</p>
-
-<p>«Après dîner, je vais me promener sur la rivière pour
-connaître les lieux, les sites, les habitants et les productions
-des environs...</p>
-
-<p>«Je n'ai encore vu que les meilleurs gens du monde
-qui ne savent quelle fête me faire et quels présents
-m'offrir: ce sont des poules, des canards, des moutons,
-même des b&oelig;ufs dont ils font toujours rendre au
-<span class="pagenum"><a id="Page_460"> 460</a></span>
-moins la valeur. Hier encore, j'ai été à quatre lieues d'ici,
-faire une chasse de petits oiseaux aux filets. Les femmes
-de l'endroit m'ont fait l'honneur de me chanter et, suivant
-l'expression du pays, <i>de me danser</i>. Je n'ai pas
-bien compris ce qu'elles chantèrent, mais il était difficile
-de se méprendre à la signification de leur danse.
-Un homme jouait d'un instrument, toute l'assemblée
-battait des mains, et une danseuse, à tour de rôle, sortait
-en contrefaisant toutes les crises de Mesmer... Elle
-s'avançait vers moi en roulant les yeux, tordant les
-bras, faisant mille petits mouvements que ma chaste
-plume n'ose pas vous rendre, et après un instant
-d'anéantissement total, elle rentrait dans le cercle pour
-faire place à une autre pantomime qui essayait de surpasser
-la première; le bal a fini par une espèce de
-joute des trois plus habiles dont une jouait un rôle de
-femme et les deux autres des rôles d'hommes avec une
-vérité et de petits détails dont on ne se fait pas l'idée
-en Europe. Après le bal je les ai toutes récompensées
-par de petits présents.</p>
-
-<p>«Daignez me mettre aux pieds de ma chère tante; je
-me suis déjà occupé des envois que je pourrais lui faire,
-mais cette côte-ci est stérile en tout, excepté en naufrages.»</p>
-
-<p>Ces petites danseuses, dont il parle si plaisamment,
-ne laissaient pas de produire sur lui une certaine impression.
-On raconte, non sans de grandes apparences
-de vérité, que pour occuper ses loisirs il rendait
-des soins, si l'on peut s'exprimer ainsi, aux femmes du
-<span class="pagenum"><a id="Page_461"> 461</a></span>
-pays, qu'à la couleur près, il trouvait fort agréables
-dans leur simplicité. On prétend même, mais ce n'est
-qu'une tradition, que peu d'années après son séjour
-dans la colonie, on voyait grouiller sur la côte sénégalienne
-nombre de jeunes métis et qu'on les appelait de
-confiance «les petits Bouffés»! Cette surproduction et
-ce mélange des races nous paraît même avoir été le seul
-résultat tangible de l'ambassade du chevalier.</p>
-
-<p>Un mois plus tard, le pauvre chevalier avait bien
-changé d'avis; son gouvernement, qu'il trouvait au
-début si agréable, l'ennuyait à périr, et ses lettres
-reflètent lamentablement son état d'âme. Il écrit à sa
-s&oelig;ur:</p>
-
-<p class="date">«22 avril 1786.</p>
-
-<p>«Comme j'espère trouver bientôt de tes lettres, je
-t'écris en attendant que je te lise, ma bonne enfant,
-pour m'arracher au moins pendant quatre-vingt-dix-neuf
-minutes à l'ennui qui me dévore, même que je suis
-partie de Gorée le 7 de mars pour une tournée qui
-devait être au plus de trois semaines et qu'en voilà six
-d'écoulées et que nous courons encore les mers: tantôt
-poussés par les vents contraires, tantôt retenus par les
-calmes, tantôt incommodés par les courants et les
-bancs de sable... Mais quoi qu'il arrive, je tâche d'être
-beau joueur, et je fais comme M. de Chalabre qui, dans
-ses grands désastres, déchire sa chemise et même sa
-peau avec ses ongles, sans qu'il paraisse la moindre
-altération sur son visage.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_462"> 462</a></span>
-«Ce climat est contraire à tout, car le physique et
-le moral s'y altèrent également; en effet, que peut-on
-faire sans société, sans amusements, entourés d'esclaves
-et de coquins, avec l'idée que tout ce que vous
-aurez fait de bien sera inutile, ignoré ou mal interprété;
-au lieu que cinq ou six coquineries vous
-assurent un heureux avenir...</p>
-
-<p>«Ici on regarde comme volé tout ce qui n'est pas
-employé à acheter des captifs, et l'on consacre tous ses
-soins à les bien enchaîner, à les bien embarquer et à
-les bien vendre.»</p>
-
-<p>Bientôt le pauvre chevalier subit l'influence du
-climat et de l'ennui qui le dévore, il tombe malade, il
-est pris par la fièvre, il souffre cruellement. C'est à
-sa s&oelig;ur qu'il confie ses peines, ses chagrins et il termine
-ainsi le récit de ses pénibles aventures:</p>
-
-<p>«Adieu, ma fille, je serais honteux de cette lettre-ci,
-si elle était à une autre adresse, mais tu y verras un
-frère malade, souffrant, chagrin, et pourtant consolé
-par l'idée d'être bien aimé par une s&oelig;ur bien-aimée et
-par l'espérance de la voir avant la fin de cette triste
-année.»</p>
-
-<p>Soit que les soucis de son gouvernement occupent
-tous ses loisirs, soit qu'il lui tienne rigueur des infidélités
-dont il se rend coupable, Boufflers observe vis-à-vis
-de Mme de Sabran la conduite la moins aimable.
-Alors qu'il écrit fréquemment à son oncle de Beauvau
-et à sa s&oelig;ur, il garde vis-à-vis d'elle un silence complet,
-aussi blessant qu'incompréhensible. C'est en vain que
-<span class="pagenum"><a id="Page_463"> 463</a></span>
-la pauvre femme lui écrit, par tous les courriers, les
-lettres les plus tendres, le chevalier ne répond jamais;
-elle reste plus de six mois sans la moindre nouvelle
-directe. Mme de Sabran, en femme profondément
-éprise, ne se décourage pas, et elle ne ménage pas les
-tendresses à l'ingrat qui l'oublie; elle ne l'en appelle
-pas moins «mon époux, mon amant, mon ami, mon
-univers, mon âme, mon Dieu»!</p>
-
-<p>Elle ne lui cache pas cependant combien son indifférence
-l'affecte douloureusement. Elle lui écrit ces lignes
-délicieuses:</p>
-
-<p class="date">«19 juin 1786.</p>
-
-<p>«Je me plais dans cette espèce de supplice qui me
-déchire le c&oelig;ur et dont ma raison veut en vain me distraire.
-Je chéris la main qui me frappe, et, quoi qu'il
-m'en coûte, je ne changerai jamais; ma tendresse m'en
-fait un devoir, et j'aime mieux souffrir et penser à toi,
-que d'être tranquille et heureuse d'un bonheur que tu
-ne partagerais pas. Adieu, je ne savais pas ce que
-c'était qu'aimer quand je t'ai donné mon c&oelig;ur; si je
-l'avais bien su, j'aurais résisté jusqu'à la mort à un sentiment
-aussi dangereux; mais à présent il faut me soumettre,
-et te donner ma vie.»</p>
-
-<p>Boufflers reste aussi insensible aux reproches qu'aux
-caresses. La pauvre femme désespérée lui écrit encore:</p>
-
-<p>«... Véritablement je ne sais pas pourquoi je t'aime!
-C'est sans doute par suite de cette malédiction de Dieu
-portée sur nos premiers parents, à raison de leurs premiers
-<span class="pagenum"><a id="Page_464"> 464</a></span>
-péchés; car c'est pour mon malheur: il n'y a
-point de tourments que tu ne me fasses éprouver, de
-près comme de loin, et malgré cela, je te préfère à tout
-ce qu'il y a de bien et de bon dans ce monde, et encore
-à moi-même...</p>
-
-<p>«Va, je suis pour toi comme le premier jour; il n'y
-a que la mort qui puisse séparer l'âme du corps. Tu es
-mon âme; je ne peux exister sans toi, ou du moins,
-sans t'aimer uniquement. La colère, la rancune, les
-soupçons, tout cela perd son temps avec moi<a id="FNanchor_181" href="#Footnote_181" class="fnanchor">&nbsp;[181]</a>.»</p>
-
-<p>Mme de Sabran n'était pas la seule à ne pas avoir de
-nouvelles directes du chevalier. Mme de Boufflers, que
-son fils aimait cependant d'une affection si profonde, ne
-recevait non plus aucune nouvelle. Il y avait eu entre
-eux, à propos d'une question d'intérêt, une petite difficulté
-et le chevalier était parti pour le Sénégal sans
-aller l'embrasser. Depuis il la boudait. C'était peut-être
-la première fois de sa vie, et ce devait être la
-dernière. Par une fatalité qui devait lui causer d'amers
-regrets, le chevalier ne devait jamais revoir celle qu'il
-avait tant aimée.</p>
-
-<p>Sa mère, dont les forces diminuaient peu à peu, avait
-été faire un séjour chez son vieil ami le prince de Bauffremont,
-à Scey-sur-Saône. Elle s'y trouvait encore au
-mois de juin 1786, lorsqu'elle fut subitement frappée
-d'une légère attaque d'apoplexie. On appela bien vite
-auprès d'elle Mme de Boisgelin. Cependant son état
-<span class="pagenum"><a id="Page_465"> 465</a></span>
-s'améliorait, on la croyait en convalescence, on prenait
-même des dispositions pour la conduire aux eaux de
-Bourbonne, lorsque, le 1<sup>er</sup> juillet, elle eut une rechute;
-cette fois elle perdit presque immédiatement connaissance
-et douze heures après, elle s'éteignait doucement
-entre les bras de sa fille désolée.</p>
-
-<p>Ainsi mourut, à l'âge de soixante-quinze ans, cette
-délicieuse marquise de Boufflers, qui, pendant près de
-vingt ans, avait régné par sa grâce et son esprit sur
-le vieux roi de Pologne, qui avait enchaîné à son char
-tant d'esprits distingués et tenu sous le charme toute une
-génération.</p>
-
-<p>Elle fut enterrée le plus simplement du monde dans
-la chapelle même de M. de Bauffremont, dans l'église
-paroissiale de Scey-sur-Saône. Le prince assistait à ses
-obsèques, accompagné seulement de quelques habitants
-du village<a id="FNanchor_182" href="#Footnote_182" class="fnanchor">&nbsp;[182]</a>.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_466"> 466</a></span>
-Le testament de la marquise, d'une rare simplicité,
-montre la bonté de son c&oelig;ur, car elle n'oublie aucun
-de ceux qui l'ont servie; elle leur laisse tout ce qu'elle
-possédait au monde; on ne peut se défendre d'un grand
-serrement de c&oelig;ur en voyant dans quel dénuement
-vivait cette femme qui avait joué un rôle si considérable
-et qui s'éteignait, sans plaintes et sans regrets, dans un
-état voisin de la misère.</p>
-
-<p>Voici ses dernières volontés:</p>
-
-<p>«Au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit.</p>
-
-<p>«Je lègue à l'hôpital des Enfants trouvés la somme
-de cent écus, argent de France, une fois payée.</p>
-
-<p>«Je prie le chevalier de Boufflers, mon fils, d'être
-mon exécuteur testamentaire, et je lui lègue la somme
-qu'il pourra me devoir à mon décès pour la partager
-avec Mme de Boisgelin.</p>
-
-<p>«Je laisse à chacun de mes gens la somme de mille
-livres, argent de France, c'est-à-dire: mille livres à
-Périn, l'aîné, mon valet de chambre; mille livres à
-François; mille livres au petit Périn; mille livres à
-Mager; mille livres à Saint-Jean; mille livres à André;
-rien à Courier; mille livres à Babet; quatre cents livres
-à Catherine; cent cinquante livres à Marianne, qui
-balaye devant la porte.</p>
-
-<p>«Je lègue à Mme Petitdemange un lit de damas
-jaune avec les fauteuils pareils, quatre matelas de
-maîtres, et autant de domestiques, le traversin et
-<span class="pagenum"><a id="Page_467"> 467</a></span>
-l'oreiller de mon lit, quatre autres traversins, dix paires
-de draps, dont deux paires des plus grands et huit de
-domestiques, et ce qu'elle voudra de mes chemises;
-douze douzaines de serviettes, et huit nappes à son
-choix, huit robes à son choix, et tout ce qui lui conviendra
-dans les dentelles, blondes, gazes, rubans et
-tout autres espèces de parures de femme, excepté une
-garniture de Valenciennes et des morceaux de satin
-non brodés, que je compte faire achever pour en faire
-une robe à Mme de Boisgelin; tout ce que j'ai de
-meubles à la Malgrange, dans l'une et dans l'autre
-maison, tous les draps, serviettes et nappes dont je
-n'aurai pas disposé.</p>
-
-<p>«Je laisse à Mme Petitdemange six douzaines
-d'assiettes et douze plats de porcelaine, quatre
-salières, deux saucières, deux pots à soupe, le tout
-aux armes de Boufflers; et s'il ne s'en trouvait pas
-assez, on y suppléerait par de la porcelaine blanche;
-elle choisira dans la faïence ce qui lui conviendra,
-ainsi que dans les tasses de porcelaine jusqu'au
-nombre de six; elle prendra aussi dans la batterie de
-cuisine ce qui lui conviendra; j'entends enfin qu'elle
-choisisse chez moi tout ce qu'il faut pour monter son
-ménage.</p>
-
-<p>«Je lègue à Mme Saint-Léger, ma femme de
-chambre, tout le linge à mon usage et tous mes habits
-dont je n'ai pas disposé, quatre douzaines d'assiettes,
-une douzaine de plats, six tasses de porcelaine blanche,
-six douzaines de serviettes, ce qu'elle voudra dans la
-<span class="pagenum"><a id="Page_468"> 468</a></span>
-batterie de cuisine, tout ce qui restera de dentelles,
-blondes et tout autres parures, après les autres legs
-acquittés; elle donnera huit robes, des moindres, à son
-choix, de différentes saisons, à Bichette et ce qu'elle
-jugera à propos de linge, tant de corps que de table;
-je laisse à Mlle Saint-Léger les meubles qui se trouveront
-dans les trois chambres qu'elle occupe.</p>
-
-<p>«Je laisse à M. le maréchal de Beauvau, mon frère,
-les vingt-deux mille quatre cent quarante-une livres
-trois sols six deniers que le Roi reconnaît me devoir et
-dont je lui ai remis le brevet; j'espère qu'il voudra
-bien en presser le recouvrement; je le prie d'en faire
-l'usage dont nous sommes convenus.</p>
-
-<p>«Je laisse à M. Devaux, mon cabriolet et cinquante
-volumes à choisir dans mes livres; j'en laisse cent au
-chevalier de Boufflers, à son choix; autant à Mme de
-Boisgelin, et le reste à Mme Petitdemange, qui en donnera
-trente volumes à Mlle Saint-Léger.</p>
-
-<p>«Je compte que l'argent de mes rentes viagères et
-pensions qui pourront m'être dues, lors de mon décès,
-joint à la vente des effets dont je n'aurai pas disposé,
-seront suffisants pour acquitter les legs que je fais à
-mes gens, et s'il y a du surplus, je veux qu'il soit distribué
-entre Mme Petitdemange et Mlle Saint-Léger,
-les deux tiers pour Mme Petitdemange et l'autre tiers
-pour Mlle Saint-Léger, après toutefois le payement de
-mes dettes.</p>
-
-<p>«Je lègue à Firmin, ancien valet de chambre, la
-somme de huit cents livres.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_469"> 469</a></span>
-«Je lègue à Royer, ancien domestique, demeurant
-à Metz, la somme de huit cents livres.</p>
-
-<p>«Nancy, le huit juillet mil sept cent quatre-vingt-quatre.</p>
-
-<p class="signature"><span class="small1">Beauvau Boufflers</span><a id="FNanchor_183" href="#Footnote_183" class="fnanchor">&nbsp;[183]</a>.»</p>
-
-<p>La mort presque subite de la vieille marquise
-causa une véritable consternation parmi tous ses
-amis. Cerutti se faisait l'interprète des regrets unanimes
-qu'elle laissait après elle quand il écrivait à
-Mme Durival:</p>
-
-<p class="date">«Choisy-le-Roi, 17 juillet 1786.</p>
-
-<p>«Vous venez de faire une perte, madame, que
-rien ne peut remplacer. Quelque bonne philosophe
-que vous soyez, vous êtes encore meilleure amie. Je
-vous plains et je partage vivement votre juste douleur.</p>
-
-<p>«Je me souviens avec attendrissement des jours
-que nous avons passés, vous et moi, à Fléville, avec
-Mme de Boufflers. Le monde n'avait pas une femme
-qui eût un esprit plus naturel, et la campagne, en rendant
-cet esprit plus calme, y ajoutait un charme nouveau.
-Les regrets que je donne à sa mémoire ne sont
-rien au prix de ceux qu'elle obtiendra de ses amis
-intimes. Hélas! qui consolera le pauvre Panpan? A son
-âge, perdre son plus doux appui! Je ne vois que vous,
-<span class="pagenum"><a id="Page_470"> 470</a></span>
-madame, qui puissiez mêler quelque adoucissement à
-ses larmes et à sa désolation... Mme la duchesse de
-Grammont m'a chargé de dire et redire à l'aimable et
-malheureux Veau toute la part qu'elle prend à son infortune!»</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_471"> 471</a></span></p>
-<p class="extra">ÉPILOGUE</p>
-<h2 class="normal">CHAPITRE PREMIER<br />
-<span class="medium">1786-1787</span></h2>
-
-<p class="hanging indent">Règlement des affaires d'intérêt.&mdash;Séjour de Boufflers à Paris.&mdash;Son
-départ pour Lorient.&mdash;Séjour au Sénégal.&mdash;Retour en
-France.</p>
-</div>
-
-<p class="space">Rigoureusement nous aurions dû arrêter notre récit
-à la mort de notre héroïne et laisser dans l'ombre le
-sort de ses enfants et de tous les amis qui l'avaient
-entourée pendant sa vie, mais nous n'en avons pas eu le
-courage. Le lecteur aurait donc ignoré ce qu'il était
-advenu du spirituel chevalier, de l'aimable Mme de
-Boisgelin, du vieux Panpan, de Mme Durival, de Mme de
-Sabran, de Saint-Lambert, du prince de Beauvau, etc. A
-tort ou à raison, nous nous sommes imaginé que tous
-ces personnages étaient devenus des amis pour nos lecteurs,
-comme ils le sont pour nous depuis des années,
-et qu'on regretterait de ne pas connaître le sort des
-principaux d'entre eux. Aussi avons nous pris le parti
-de résumer rapidement sous le titre d'Épilogue tout ce
-<span class="pagenum"><a id="Page_472"> 472</a></span>
-qui les concernait et de les accompagner, eux aussi,
-jusqu'à leur heure dernière.</p>
-
-<p>Le chevalier de Boufflers se trouvait encore au
-Sénégal au moment même où sa mère était mortellement
-frappée.</p>
-
-<p>C'est Mme de Sabran qui se chargea de lui annoncer
-le fatal événement, mais la lettre ne lui parvint pas,
-car il était déjà en route pour revenir. Elle lui écrivait:</p>
-
-<p class="date">«9 juillet 1786.</p>
-
-<p>«Quelle nouvelle à t'apprendre aujourd'hui, mon
-cher mari! Je ne m'en chargerais pas, si je n'étais pas
-sûre que ta s&oelig;ur et ton oncle t'en ont déjà fait part.
-Tu viens de perdre ta pauvre mère; j'en verse des
-larmes aussi amères que si elle était la mienne. Je connais
-ton bon c&oelig;ur et je suis sûre de la douleur que tu
-auras d'avoir été à deux mille lieues d'elle dans ces
-tristes moments, et de n'avoir pas pu lui prodiguer tes
-soins et lui rendre les derniers devoirs. Mais ce qui doit
-te consoler, mon ami, ou du moins adoucir tes regrets,
-c'est qu'elle a été frappée tout d'un coup par une
-maladie qui ne pardonne jamais et qui est l'apoplexie.
-Ta bonne volonté et tes soins n'auraient pas pu prolonger
-d'un instant ses jours qui étaient terminés; et la
-Providence, qui arrange si bien toutes choses au moment
-qu'elle nous frappe, lui a évité des regrets en ne
-lui laissant pas le temps de te désirer. Elle a perdu tout
-de suite connaissance, et elle n'a ressenti aucune des
-<span class="pagenum"><a id="Page_473"> 473</a></span>
-horreurs de la mort. Ta pauvre s&oelig;ur, d'ailleurs, t'a
-suppléé de son mieux dans des fonctions aussi douloureuses;
-elle en est vivement affectée, mais elle se porte
-bien; je compte la voir à son retour et lui offrir toutes
-les consolations de la plus tendre amitié. Que ne suis-je
-à portée d'en faire autant pour toi! Mon plus grand
-chagrin est de sentir l'inutilité dont je te suis à présent;
-quelque chose qui t'arrive, mon intérêt et ma tendresse
-ne te sont plus bons à rien...<a id="FNanchor_184" href="#Footnote_184" class="fnanchor">&nbsp;[184]</a>»</p>
-
-<p>Nous avons vu que, malgré la très grande tendresse
-qui existait entre eux, le chevalier avait eu avec sa
-mère, avant son départ, quelques difficultés d'intérêt,
-et qu'il était parti pour le Sénégal sans aller l'embrasser.
-Aussi Mme de Boufflers ne lui avait-elle pas écrit
-pendant son absence. Il avait beaucoup souffert de ce
-silence, et il voulait qu'à son retour tout fût oublié.</p>
-
-<p>Par une cruelle ironie de la destinée, il écrivait du
-bateau même qui le ramenait dans sa patrie à celle qui
-déjà n'existait plus, cette lettre touchante et dont les
-termes empruntent aux circonstances quelque chose de
-poignant:</p>
-
-<p class="date">«En pleine mer, 4 août 1786.</p>
-
-<p>«Enfin, je vous reverrai et j'en sens déjà toute la
-joie, et j'y joins toute la vôtre.</p>
-
-<p>«Je n'ai point eu de lettre de vous en Afrique, et
-ma s&oelig;ur m'a seule mandé de vos nouvelles; elles m'ont
-<span class="pagenum"><a id="Page_474"> 474</a></span>
-donné de la sécurité sur le point essentiel, sur la conservation
-de <i>notre trésor</i> (pour me servir des termes
-de M. de Nivernais), mais j'ai été vraiment attristé en
-pensant que vous vous plaigniez de moi et que vous
-croyiez que je me plaignais de vous. Le premier point
-serait le pire des malheurs, et le deuxième le plus infini
-des crimes.</p>
-
-<p>«Les affaires qui ont précédé mon départ étaient si
-nouvelles et si embarrassantes pour moi qu'elles n'ont
-pas laissé huit jours à ma disposition pour aller vous
-embrasser. Quant aux plaintes qui vous sont, dit-on,
-parvenues sur quelques déprédations de la Malgrange,
-je pourrais vous dire ce que le comte de Grammont
-disait assez ignoblement à Louis XIV: «Sire, ce sont
-deux de vos gens qui se querellent». Irais-je refuser
-mon vin, car je crois qu'il est question de vin, à celle à
-qui je dois mon sang? Et quand je ne lui devrais rien,
-pourrais-je lui refuser quelque chose? Laissons tout
-cela, car je n'aime pas plus les discussions que vous
-n'aimez le vin, et ce n'est pas entre vous et moi qu'elles
-doivent jamais trouver place.</p>
-
-<p>«Dès que le premier objet de mon voyage sera
-rempli, j'engagerai ma s&oelig;ur à venir avec moi en Lorraine
-et j'espère que la première vue dissipera tout,
-comme je vous ai entendu dire qu'un rayon de soleil
-aplanit bien des difficultés.</p>
-
-<p>«Je ne vous parle ici ni de l'Afrique ni de la mer, ce
-sont de trop tristes sujets pour vous en entretenir. Il
-vous suffira de savoir que Marcel a une fort bonne
-<span class="pagenum"><a id="Page_475"> 475</a></span>
-place et qu'il se fait adorer et même vénérer dans la
-colonie par son esprit et par ses sentiments. Je me sais
-bon gré d'avoir prévu son mérite, mais il a passé mon
-attente. Dites tout cela à M. Devau, pour qu'il sache
-que je ne me venge pas sur ses amis des querelles qu'il
-cherche aux miens.</p>
-
-<p>«Mais je veux tout oublier, le jour où je vous verrai
-sera un jour d'indulgence plénière, et je ne garderai
-plus rien sur le c&oelig;ur, comme à la fête du sacre il ne
-reste personne dans les prisons.</p>
-
-<p>«Adieu, ma chère mère, vous ne savez sûrement ni
-combien vous êtes aimable, ni combien vous êtes aimée».</p>
-
-<p>En même temps qu'il écrivait à sa mère, le chevalier
-prévenait Mme de Boisgelin de son retour, et il lui
-demandait de venir au-devant de lui pour lui apporter
-des nouvelles:</p>
-
-<p class="date">«12 août 1786.</p>
-
-<p>«Viens, si tu le peux, au-devant de ton pauvre
-frère, ma bonne fille; après tant d'ennuis, d'inquiétudes,
-de détresse, couronnés par soixante jours de
-navigation, il a besoin de voir enfin quelqu'un qui l'aime
-et qu'il aime, et je te laisse à juger si je pouvais mieux
-m'adresser. Je ne suis pas encore à terre, mais à moins
-que les vents n'imaginent quelque nouvelle perfidie, je
-serai ce soir ou demain à la Rochelle.</p>
-
-<p>«... J'espère que tu partages et que tu combleras ma
-joie et le c&oelig;ur me dit que tu m'apporteras de bonnes
-nouvelles».</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_476"> 476</a></span>
-Hélas! l'on sait la nouvelle affreuse qui attendait le
-pauvre chevalier. Il adorait sa mère, et l'on peut deviner
-sa douleur en apprenant qu'il ne devait plus revoir
-celle qu'il avait tant aimée.</p>
-
-<p>Bien avant le retour du chevalier, la famille de Boufflers
-s'était réunie pour régler les affaires d'intérêt; ce
-n'était ni bien long ni bien compliqué, puisque la vieille
-marquise ne laissait à peu près rien.</p>
-
-<p>Bien qu'eux-mêmes dans une situation de fortune
-des plus précaires, M. et Mme de Boisgelin se conduisirent
-on ne peut mieux. M. de Boisgelin déclara tout
-d'abord approuver complètement tout ce que ferait sa
-femme, et lui donner à cet effet toutes les autorisations
-nécessaires.</p>
-
-<p>Quant à Mme de Boisgelin, elle déclara en son nom
-et au nom de son frère, pour lequel elle se portait
-fort<a id="FNanchor_185" href="#Footnote_185" class="fnanchor">&nbsp;[185]</a>, qu'elle entendait que les dispositions dernières
-de sa mère fussent exécutées sans aucune réserve, qu'il
-fallait avant toutes choses payer les dettes, solder les
-frais, et exécuter les legs aux domestiques. C'est ce qui
-fut fait scrupuleusement.</p>
-
-<p>On se rappelle qu'au moment du mariage de M. et
-Mme de Boisgelin, le roi de Pologne avait donné viagèrement
-aux jeunes époux le domaine de la Malgrange
-pour en jouir après le décès de Mme de Boufflers<a id="FNanchor_186" href="#Footnote_186" class="fnanchor">&nbsp;[186]</a>.</p>
-
-<p>Les Boisgelin héritèrent donc de la Malgrange, mais
-le chevalier s'était attaché à cette terre qu'il gérait
-<span class="pagenum"><a id="Page_477"> 477</a></span>
-depuis une dizaine d'années, et, d'accord avec sa s&oelig;ur
-et son beau-frère, il obtint du conseil du roi, de se
-substituer à eux sa vie durant.</p>
-
-<p>Il prit aussitôt des mesures pour tirer le meilleur
-parti possible de son domaine; il confia les jardins à
-un horticulteur pour un loyer de dix louis; il afferma
-les terres pour 1,500 livres. Quant à la maison qui était
-fort agréable et bien meublée, et le pavillon bâti par
-M. de Bauffremont, il les loua à des Anglais de passage;
-chaque année il arrivait en Lorraine de nombreux
-insulaires qui ne craignaient pas de payer un loyer
-assez élevé pour jouir de l'agrément de passer l'été
-aux portes de Nancy.</p>
-
-<p>Mme de Boufflers jouissait sur le Trésor royal d'une
-pension de 18,000 livres qui était le plus clair de son
-revenu. Après sa mort toute la famille se mit en mouvement
-pour faire reporter cette pension sur la tête de
-Mme de Boisgelin et du chevalier. Malheureusement le
-Trésor royal ne se trouvait pas, lui non plus, dans
-une situation brillante, et malgré les pressantes démarches
-du prince de Beauvau et du duc de Mouchy,
-auprès du roi et de M. Calonne, c'est à grand'peine
-qu'on obtint pour les enfants de Mme de Boufflers une
-pension de 8,000 livres qu'ils eurent à se partager.</p>
-
-<p>En revenant du Sénégal, le chevalier de Boufflers
-avait ramené avec lui un certain nombre de souvenirs
-vivants qu'il s'était empressé de distribuer dès son
-arrivée en France.</p>
-
-<p>A la reine il avait offert une perruche; au maréchal
-<span class="pagenum"><a id="Page_478"> 478</a></span>
-de Castries, un cheval; à Mme de Sabran, des oiseaux
-merveilleux et un petit nègre; à Mme de Blot, également
-un petit nègre nommé Zimeo; à M. de Beauvau,
-une jeune négresse nommée Ourika<a id="FNanchor_187" href="#Footnote_187" class="fnanchor">&nbsp;[187]</a>, pour laquelle
-le vieux maréchal se prit d'une véritable affection et
-qu'il adopta pour ainsi dire.</p>
-
-<p>Mme de Sabran avait été ravie de ses oiseaux, mais
-ses enfants avaient encore été bien plus enchantés du
-négrillon qu'ils appelèrent Vendredi; il devint leur
-jouet et ils ne pouvaient plus s'en passer.</p>
-
-<p>«Il fait leur bonheur, écrit un jour la comtesse;
-il n'y a point de joie pareille à celle qu'il a éprouvée le
-jour qu'il s'est vu un bel habit sur le corps. Il est si
-emprunté dans ce nouveau vêtement qu'il fait mourir
-de rire; il ressemble à ces chats auxquels on met des
-papillotes à la queue; il tourne, il se regarde, il n'ose
-pas remuer de crainte de se salir; à peine peut-il
-marcher avec ses souliers; enfin il nous donne la
-comédie toute la journée...»</p>
-
-<p>En revenant en France le chevalier avait l'intention
-très arrêté de n'y faire qu'un court séjour et de retourner
-dans son gouvernement aussitôt qu'il aurait obtenu
-ce qui lui manquait; il voulait achever l'&oelig;uvre qu'il
-avait commencée et à laquelle il s'était attaché.</p>
-
-<p>Tous ses amis cependant le détournaient de perdre
-son temps à des projets stériles:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_479"> 479</a></span>
-Ségur lui écrivait en riant:</p>
-
-<p>«De grâce, ne retournez pas dans cette maudite
-colonie où vous n'apprendrez qu'à voir tous les
-hommes en noir et où l'amitié souffre de votre absence
-sans être consolée par votre gloire... Songez que les
-beaux jours de la vie sont trop courts pour en faire
-d'inutiles sacrifices...»</p>
-
-<p>Ces projets de départ faisaient le désespoir de
-Mme de Sabran; elle écrivait délicieusement à son ami:</p>
-
-<p class="date">«18 août 1786.</p>
-
-<p>«Encore si tu pouvais, comme le pauvre pigeon, être
-dégoûté des voyages par cet essai et prendre sagement
-le parti qu'il prit de ne plus quitter sa fidèle compagne,
-tout serait oublié, et nous ne penserions plus qu'à nous
-servir du mal pour jouir encore mieux du bien. Mais à
-peine t'aurai-je vu qu'il faudra te dire adieu encore et
-te perdre de nouveau, peut-être pour plus longtemps...
-J'aurais préféré que tu restasses six mois de plus au
-Sénégal, avec l'espérance cependant qu'à la fin de ce
-terme tu lui dirais adieu pour toujours. Mais non, nous
-y mourrons à la peine, toi, M. le gouverneur, et moi,
-Mme la gouvernante.»</p>
-
-<p>Depuis son arrivée à Paris, le chevalier consacrait la
-plus grande partie de son temps à courir les ministères
-pour tâcher d'obtenir les objets indispensables à la prospérité
-et à la sûreté de la colonie. Il réclamait surtout
-de l'artillerie, dont il était totalement dépourvu et dont
-il avait le plus urgent besoin.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_480"> 480</a></span>
-Il serait injuste de dire qu'on repoussait ses instantes
-sollicitations; il était au contraire accueilli à merveille,
-félicité sur son zèle, on prenait bonne note de ses
-demandes et on lui faisait les plus belles promesses.</p>
-
-<p>Bien que peu naïf de son naturel et sachant par expérience
-ce que valent les serments des ministres, Boufflers
-reçut de si formelles assurances qu'il se crut sûr
-du succès, et qu'il quitta Paris plein de confiance à la
-fin de novembre 1786, pour aller s'embarquer à Lorient
-sur la <i>Dordogne</i>.</p>
-
-<p>En cours de route il écrivait à sa s&oelig;ur:</p>
-
-<p class="date">«Musillac en Bretagne,<br />
-6 décembre.</p>
-
-<p>«J'ai bien mal fait de ne point accepter ta proposition
-de venir avec moi, ma grande enfant; tu aurais fait
-à la vérité une bien triste partie, mais tu t'en serais
-consolé en pensant que c'était répandre un peu de baume
-sur mes blessures, et que c'était me sauver les plus
-grands ennuis et les plus cruelles impatiences que j'ai
-eues de ma vie. Car enfin nous aurions été ensemble, et
-plus le voyage aurait été long, plus je l'aurais aimé.
-Chaque contre-temps, chaque accident m'aurait valu
-un jour de plus à passer avec toi; ainsi je les aurais
-appelés, plutôt que de les prévenir. Au moins ne m'en
-serais-je point tourmenté comme j'ai fait au point d'en
-être malade.</p>
-
-<p>«J'ai resté quatre grands jours à Nantes à faire raccommoder
-à fond ma voiture à laquelle il avait fallu travailler
-<span class="pagenum"><a id="Page_481"> 481</a></span>
-à toutes les postes depuis Orléans; je m'y suis
-ennuyé au delà de toute expression...</p>
-
-<p>«Voici des choses qui t'auraient regardée dans des
-temps plus ou moins prospères...</p>
-
-<p>«J'ai passé presque au travers du parc de la Bretesche.
-J'ai été arrêté pendant trois ou quatre heures
-au passage de la Roche-Bernard; si tu avais été avec
-moi, il aurait fallu garder l'incognito et dans le cabaret
-tu aurais entendu dire le diable de quelqu'un<a id="FNanchor_188" href="#Footnote_188" class="fnanchor">&nbsp;[188]</a>,
-sur ses dépenses, sur ses lésines, sur son ineptie en
-administration de terre, sur ses prétentions, sur sa hauteur,
-etc., enfin on en a tant et tant dit, que malgré mon
-humeur de tout ce qui m'était arrivé jusque-là, je riais
-intérieurement de la contenance que tu aurais faite.</p>
-
-<p>«J'ai un grand mal de tête, je ne dors pas depuis
-quelques jours, mais j'espère dormir cette nuit et me
-réveiller guéri. Je voudrais dormir un an et me réveiller
-dans ta chambre, mais cela reviendra à peu près au
-même, excepté que mon sommeil pourra bien être un
-peu agité...</p>
-
-<p>«Adieu, je t'embrasse de toute mon âme seulement,
-car elle est près de toi, et mon visage en est bien
-loin.</p>
-
-<p>«Embrasse pour moi tout ce que tu aimes et surtout
-tout ce que tu aimes le mieux.»</p>
-
-<p>Le 7, Boufflers arrive à Lorient, il est excédé de
-fatigues. Quelle est sa rage, sa fureur, en voyant qu'on
-<span class="pagenum"><a id="Page_482"> 482</a></span>
-n'a rien envoyé de Paris et que de tous les approvisionnements,
-de toutes les armes si solennellement promis,
-rien n'a été expédié.</p>
-
-<p>Heureusement, les vents sont contraires. Ce retard
-forcé lui donne le temps d'écrire encore pour réclamer
-contre l'oubli dont il est victime. C'est surtout l'artillerie
-qui lui manque le plus, et il écrit le 13 décembre à
-son oncle pour le supplier d'intervenir: «Il y a dans le
-monde bien des choses respectables, lui dit-il, mais je
-ne connais que la force qui soit vraiment respectée.»</p>
-
-<p>Le 15, les vents sont encore contraires, et toujours
-pas la moindre nouvelle de la fameuse artillerie. Le
-chevalier, qui est affligé d'un ennui mortel et d'une
-exaspération croissante, écrit encore à M. de Beauvau:</p>
-
-<p>«Il n'y a pas en ce moment à Gorée une pièce de
-canon en état de tirer, en sorte qu'un corsaire anglais
-qui aurait bu un peu de punch pourrait nous insulter
-impunément.» Et comme il se rend compte de son
-importunité, il ajoute: «Je suis fâché, mon cher oncle,
-de vous étourdir de mon artillerie, mais je crierai jusqu'à
-ce que je puisse tonner.»</p>
-
-<p>Inutile d'ajouter que Boufflers mit à la voile sans
-avoir reçu l'artillerie qu'il sollicitait si ardemment.</p>
-
-<p>A peine le chevalier avait-il repris la mer pour
-retourner dans son lointain gouvernement, que la maréchale
-de Luxembourg, qui lui avait toujours donné tant
-de marques d'attachement, succombait à son tour. C'est
-Mme de Sabran qui se charge de lui annoncer le fatal
-événement:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_483"> 483</a></span></p>
-<p class="date">«24 janvier 1787.</p>
-
-<p>«Quelle horrible nouvelle à t'apprendre encore, mon
-cher mari! Tu viens de perdre une seconde mère! La
-pauvre Mme de Luxembourg vient de payer le tribut
-de ton second voyage. Je me réserve pour le troisième,
-car il faut une victime à chacun.</p>
-
-<p>«Il paraît que sa mort a été fort douce, et qu'une
-paralysie générale a glacé tous ses sens en très peu
-d'instants...</p>
-
-<p>«La mort de cette bonne et excellente femme
-répand une consternation générale; sa tombe est
-arrosée de larmes qu'elle avait si souvent essuyées,
-et le désespoir de ces pauvres malheureux dont elle
-était la consolation et l'appui, est une belle oraison
-funèbre...<a id="FNanchor_189" href="#Footnote_189" class="fnanchor">&nbsp;[189]</a>»</p>
-
-<p>Jusqu'au mois de juin 1787, nous ne trouvons dans
-la correspondance rien qui soit digne d'être noté. A
-cette époque, Mme de Sabran raconte à son ami une
-amusante visite qu'elle vient de faire à la maréchale de
-Mirepoix.</p>
-
-<p class="date">«28 juin 1787.</p>
-
-<p>«J'ai été voir aujourd'hui ta vieille tante dans sa
-superbe maison; elle m'a montré un perroquet noir que
-tu lui as envoyé; il ressemble à mon avis à un corbeau.
-Mais elle m'a dit qu'il parlait fort bien. Comme il ne
-<span class="pagenum"><a id="Page_484"> 484</a></span>
-m'a pas fait l'honneur de m'adresser la parole, je n'en
-saurais juger par moi-même.</p>
-
-<p>«Elle m'a parlé aussi d'un petit nègre que tu as
-envoyé à Mme de Blot, qui est un petit monstre à ce
-qu'elle dit, et horriblement mal élevé. Dès qu'il l'a
-aperçue, il a fait des cris horribles, et s'est jeté à terre
-avec les signes de la plus grande frayeur, tandis qu'il
-caressait tout le monde. On lui a demandé pourquoi? Il
-a répondu qu'elle lui faisait la grimace. La maréchale
-ne s'est pas doutée qu'il pouvait avoir quelques raisons
-pour la trouver différente des autres et lui a su fort
-mauvais gré de sa franchise.</p>
-
-<p>«Cela fait frémir en voyant combien nous nous connaissons
-peu.»</p>
-
-<p>Heureusement pour le chevalier sa santé se maintient
-excellente; il supporte parfaitement le climat
-assez malsain de la colonie et il peut se consacrer tout
-entier aux soins de son gouvernement.</p>
-
-<p>Il déploie une grande activité, il élève des casernes,
-répare l'hôpital qui tombe en ruines, bâtit une forge,
-fait élever des magasins, construit de petits navires,
-des corps de garde, des prisons, etc. Faute d'ingénieurs,
-il fait lui-même tous les plans, tous les devis,
-et il est tellement économe que pour tous ces travaux,
-il ne dépense pas plus de 40,000 livres!</p>
-
-<p>Tout marcherait à souhait s'il n'avait à lutter contre
-la Compagnie dont la conduite est abominable. Grâce à
-elle, à sa lésinerie, à son inintelligence, à son peu d'activité,
-on est privé des choses de première nécessité,
-<span class="pagenum"><a id="Page_485"> 485</a></span>
-et la famine règne presque dans le pays. Ses employés
-sont mal payés, elle prend des mesures à contre-sens,
-enfin elle lui fait éprouver tant de contrariétés qu'il
-finit par en tomber malade.</p>
-
-<p>Il écrit à son oncle le 7 octobre:</p>
-
-<p class="date">«Gorée, 7 octobre 1787.</p>
-
-<p>«Je me voyais à peu près à la fin de ma carrière
-africaine, mon cher oncle, et mon esprit commençait à
-quitter ce pays pour celui que vous habitez, comme
-une âme du Purgatoire à qui il ne manque plus qu'un
-<i>De Profundis</i> ou deux pour aller en Paradis; j'en étais
-là et je m'endormais dans le calme que je croyais avoir
-établi quand cette maudite compagnie est venue me
-tirer de mon sommeil...»</p>
-
-<p>Enfin il quitte la triste colonie, et il débarque à la
-Rochelle le 27 décembre 1787.</p>
-
-<p>Sa première lettre est pour Mme de Boisgelin; comme
-son séjour au Sénégal a mis sa garde-robe dans le plus
-piteux état, il arrive dans un dénuement complet. Il
-fait appel à la bonne volonté de sa s&oelig;ur, et il lui écrit:</p>
-
-<p>«Ecoute, ma Boisgelin, j'arrive mardi au soir dans
-l'équipage d'un corsaire qui a fait naufrage et qui n'a
-sauvé que sa personne. Je sais que je n'ai à Paris ni
-chemise, ni poudre, ni pommade, ni carrosse, ni chevaux,
-ni argent, ni considération. Arrange-toi pour me
-faire trouver tout ce qui me sera nécessaire. Emprunte
-pour moi deux ou trois chemises avec des manchettes
-à dentelles. Je crois que j'ai des habits, ainsi je me
-<span class="pagenum"><a id="Page_486"> 486</a></span>
-passerai de tes robes. Tout le reste ira comme il
-pourra».</p>
-
-<p>En apprenant enfin le retour de son ami, Mme de
-Sabran, ravie, écrivait:</p>
-
-<p>«C'est de bon c&oelig;ur que je dis adieu à ce malheureux
-Sénégal qui m'a fait verser tant de larmes...» Et elle
-ajoutait spirituellement cette réflexion si vraie: «Personne
-n'entend moins que toi à se faire valoir. Aussi
-la fortune est-elle la seule peut-être du sexe féminin
-qui t'ait maltraité quand tu as voulu lui faire la cour.
-J'espère qu'à présent elle va te sourire.»</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_487"> 487</a></span></p>
-<h2>CHAPITRE II<br />
-<span class="medium">1786-1788</span></h2>
-
-<p class="hanging indent">Lettre du prince de Beauvau à Mme Durival.&mdash;Panpan obtient
-une pension.&mdash;Mort de Marianne, de Mme de Bassompierre.&mdash;Craintes
-de Panpan pour ses pensions.&mdash;Sollicitude de Mme de
-Boisgelin.&mdash;Voyage du chevalier en Lorraine.&mdash;Il est nommé
-à l'Académie française.</p>
-</div>
-
-<p class="space">La mort de Mme de Boufflers avait été pour Mme Durival
-un coup très douloureux. Elle avait beaucoup
-pleuré l'amie chère qui depuis tant d'années lui prodiguait
-les marques de tendresse et d'affection, et son
-âme sensible était longtemps restée inconsolable.</p>
-
-<p>Peu de temps après la mort de la marquise, elle reçut
-du prince de Beauvau cette jolie lettre:</p>
-
-<p>«Ma s&oelig;ur m'avait trop souvent entretenu, madame,
-de l'intime amitié qui vous unissait pour qu'il ne doive
-pas m'être permis de vous prier d'accepter cette boîte
-qu'elle aimait et qui, par cette raison, vous sera chère.
-Si la maladie ne l'avait pas privée de l'usage de ses
-facultés, elle n'aurait sûrement négligé aucun moyen
-de vous rappeler son tendre attachement. C'est une
-consolation pour moi de faire ce qu'elle aurait fait, et
-si vous permettez que je la supplée, vous rendrez justice
-<span class="pagenum"><a id="Page_488"> 488</a></span>
-aux sentiments avec lesquels j'ai l'honneur d'être
-madame, votre très humble et très obéissant serviteur,</p>
-
-<p class="signature">«Le maréchal prince <span class="small1">de Beauvau</span>.</p>
-
-<p class="date">«Ce 9 août 1786».</p>
-
-<p>A la lettre était jointe une boîte enrichie de diamants,
-précieux joyau de famille, donnée autrefois par
-l'impératrice Julie, mère de Marie-Thérèse, à la princesse
-de Craon. A la mort de la princesse, M. de
-Beauvau l'avait donnée à sa s&oelig;ur, Mme de Boufflers,
-en l'accompagnant d'une lettre pleine de tendresse.
-Cette lettre était encore renfermée dans la boîte.</p>
-
-<p>Certes Panpan, lui aussi, avait ressenti vivement la
-mort de Mme de Boufflers; mais il était arrivé à l'âge
-où l'égoïsme remplace bien souvent chez les vieillards
-tous les autres sentiments; puis, on a pu le voir au
-cours de ce récit, si la marquise adorait son «cher
-Veau», l'affection de ce dernier était plus mesurée. Il
-avait à ce moment de graves préoccupations pécuniaires
-et le souci de sa vie matérielle était arrivé à
-l'absorber presque complètement.</p>
-
-<p>Après un premier moment donné à de légitimes
-regrets, il oublia assez vite celle qui avait été toute sa
-vie, et il ne songea plus qu'à prolonger la sienne.</p>
-
-<p>Depuis longtemps il sollicitait une pension du roi de
-France. Grâce aux instances de Mme de Boisgelin, du
-duc de Nivernais, de Mme de Grammont, de Mme de
-Beauvau, il obtint en juillet 1786 cent écus sur le Trésor
-<span class="pagenum"><a id="Page_489"> 489</a></span>
-royal. Avec quelques autres pensions qu'il devait à
-la libéralité de Stanislas, cela lui faisait un revenu de
-3,100 livres qui le mettait à l'abri de la misère.</p>
-
-<p>L'année suivante, après un silence de près d'un an,
-il écrivait à Mme de Boisgelin:</p>
-
-<p class="date">«A Lunéville, 30 juillet 1787.</p>
-
-<p>«Je ne suis pas moins clément que Jésus-Christ,
-madame la comtesse; puisque vous aimez et que vous
-daignez le dire, tout vous est et vous sera toujours pardonné.
-Et quels torts vos bontés n'effaceraient-elles pas?
-En est-il d'ailleurs que ne doive me faire oublier le nom
-sacré de mon illustre amie, de mon adorable bienfaitrice.
-Rien ne me sera jamais plus respectable et plus
-cher que ce qui tient à elle de si près. Traitez-moi donc
-comme vous voudrez, madame la comtesse, et quand
-vous ne seriez pas la plus aimable femme que je connaisse,
-quand je ne serais pas accoutumé depuis plus
-de trente ans à vous aimer de toute mon âme, vous
-seriez toujours l'objet de mon plus tendre et de mon
-plus respectueux dévouement.»</p>
-
-<p>Il ne peut hélas! donner de sa santé que des nouvelles
-déplorables. En un an, c'est-à-dire depuis la mort de
-Mme de Boufflers, il a plus vieilli que dans les dix
-années qui ont précédé. Ses infirmités augmentent tous
-les jours, il dépérit à vue d'&oelig;il. Il est d'une faiblesse et
-d'un affaissement qui tiennent de la décrépitude et qui
-sont tels qu'il peut à peine faire quelques tours de promenade.
-Il ne voit plus devant lui que les douleurs et
-<span class="pagenum"><a id="Page_490"> 490</a></span>
-la mort; heureux si l'une peut venir sans les autres.</p>
-
-<p>Pour occuper sa solitude, Panpan a repris un morceau
-de tapisserie qu'il avait commencé il y a dix ans;
-c'est sa seule distraction. Si Mme de Boisgelin avait
-par hasard des rebuts de cette soie de fantaisie qu'on
-appelle filosèle, quelle que soit la couleur, elle ferait un
-véritable acte de charité en les lui envoyant; tout lui
-serait bon.</p>
-
-<p>Un nouveau malheur allait frapper le pauvre Panpan.
-En 1787, il a la douleur de perdre sa fidèle
-Marianne, cette gouvernante si utile, si attachée, si
-économe, qui, depuis tant d'années, sait si bien conduire
-sa maison. C'est une perte irréparable, qui non
-seulement fait souffrir son c&oelig;ur, mais est désastreuse
-pour ses intérêts.</p>
-
-<p>L'année 1787 fut fatale aux contemporains de Mme de
-Boufflers; nous avons vu déjà que sa cousine la maréchale
-de Luxembourg avait succombé dans les premiers
-jours de janvier. Au mois de novembre Mme de Bassompierre
-la suivit dans la tombe. Mais la pauvre comtesse
-était depuis longtemps dans un état si lamentable que
-la mort fut un bienfait pour elle.</p>
-
-<p>La pension supplémentaire que Panpan avait si vivement
-sollicitée en 1786 allait lui causer les plus cruels
-tourments. En effet, en 1787, on mit un impôt de dix
-pour cent sur les pensions au-dessus de 3,000 livres.
-Comme celles de Devaux s'élevaient à 3,100 livres, il
-tombait sous le coup de la nouvelle loi et il allait perdre
-300 écus.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_491"> 491</a></span>
-A cette nouvelle, le pauvre vieillard désespéré demande
-encore secours et appui à Mme de Boisgelin; il
-la supplie de faire intervenir tous ses amis: lui-même
-va écrire à Mme de Grammont, à Mme de Beauvau, à
-M. de Nivernais; il faut absolument qu'on détourne de
-lui ce coup qui lui serait fatal.</p>
-
-<p>S'il doit perdre ses pensions, il serait en vérité tenté
-d'envier le sort de Mme de Bassompierre. Supporter à
-la fois la vieillesse, les infirmités et la misère est au-dessus
-de ses forces.</p>
-
-<p>Mme de Boisgelin le rassure, lui promet de s'occuper
-de lui.</p>
-
-<p>Il lui répond, ravi, le 10 août:</p>
-
-<p>«Mon Dieu, madame la comtesse, quel baume vous
-répandez dans mon âme en me montrant le vif intérêt
-que vous daignez prendre au sort de votre pauvre vieux
-Veau. Que votre lettre est bonne, qu'elle est prompte,
-qu'elle me touche!... Je tiens donc encore par quelque
-fil à ce que j'ai perdu. Vous aimez encore ce que daigna
-si longtemps aimer votre adorable mère...»</p>
-
-<p>Panpan allait bientôt avoir d'autres soucis.</p>
-
-<p>Stanislas avait autrefois voulu faire nommer son
-lecteur à la survivance de Solignac, au secrétariat de la
-Lorraine; mais il n'avait pu l'obtenir du duc de Fleury.
-Comme compensation il avait exigé pour Panpan une
-pension de 500 livres sur cette place, et elle avait toujours
-été exactement payée.</p>
-
-<p>En 1788, apprenant que le duc de Fleury était au
-plus mal, Panpan écrivit au prince de Beauvau «comme
-<span class="pagenum"><a id="Page_492"> 492</a></span>
-au chef de la maison du roi de Pologne, qui devait protéger
-ses gens et ses bienfaits». En même temps il lui
-envoyait «une attestation de la main même toute
-tremblante du bon roi». Mais le maréchal la renvoya
-simplement, en disant qu'elle était sans valeur et en
-conseillant à Panpan «de prier Dieu pour la conservation
-de M. le duc de Fleury.»</p>
-
-<p>Le Veau, affolé, s'adresse à Madame Adélaïde et à son
-secrétaire des commandements, le comte de Narbonne.
-Il reçoit peu après cette réponse:</p>
-
-<p>«Votre affaire est faite. M. de Brienne vient de me
-promettre que dans huit jours vous auriez pour vos
-500 livres un titre avec lequel vous n'aurez jamais à
-avoir la moindre inquiétude.</p>
-
-<p>«Madame Adélaïde est très piquée que vous vous
-adressiez à elle pour de pareilles billevesées, et pour
-vous en marquer son mécontentement, elle vous condamne,
-mon ami, à recevoir d'elle une gratification annuelle de
-480 livres. J'espère vous les porter moi-même en allant
-rejoindre mon régiment qui est en Alsace, et je serai, je
-vous jure, beaucoup plus heureux que vous.</p>
-
-<p>«Je vous aime et je vous embrasse de tout mon
-c&oelig;ur.»</p>
-
-<p>On peut supposer la joie de Panpan à cette nouvelle
-inespérée! Il croit rêver! C'était bien un rêve en effet,
-car il ne toucha jamais un sol des deux pensions si
-libéralement octroyées.</p>
-
-<p>Au mois d'avril 1788, le chevalier de Boufflers vient à
-Nancy dans l'espoir de se faire élire aux États généraux.
-<span class="pagenum"><a id="Page_493"> 493</a></span>
-«Malgré une cuisse bien hypothéquée et d'autres
-infirmités qui s'accroissent tous les jours,» Panpan se
-traîne à Nancy pour lui faire sa cour.</p>
-
-<p>Il écrit le 12 avril à Mme de Boisgelin:</p>
-
-<p>«Le charmant chevalier est aimé ici de tout le
-monde et admiré dans tout ce qu'il dit et dans tout ce
-qu'il fait. J'ai dîné hier chez lui avec tout son bureau
-de notables et je viens d'y dîner aujourd'hui avec
-Mme de Lenoncourt et Mme Durival...»</p>
-
-<p>Quoi qu'en dise Panpan, le chevalier n'avait pas
-particulièrement à se louer de l'accueil de ses compatriotes
-et il faisait part à sa s&oelig;ur de ses déceptions:</p>
-
-<p class="date">«Ce 29.</p>
-
-<p>«Tu apprendras sans étonnement, ma chère enfant,
-que MM. de Raigecourt, le Sourdeau, et de Ficquemont,
-le braconnier, l'ont emporté sur moi à Lunéville
-malgré tous les soins et les efforts de ce pauvre
-Panpan qui, dans cette occasion-ci, m'a marqué une
-amitié dont je ne pouvais pas me flatter.</p>
-
-<p>«Je n'ai point d'espérance à Nancy pour moi, j'en
-ai même bien peu pour mon oncle dont je sers, autant
-que je le puis, les intérêts, quoiqu'il me paraisse assez
-froid sur les miens.</p>
-
-<p>«Je termine seulement à présent le discours que je
-dois lire demain; j'espère qu'il vaudra celui du grand
-comte d'Ourches, qui a dit entre les dents à Vézelize
-qu'il ne parlerait pas qu'on ne lui ouvrît la bouche, et
-personne n'en a paru tenté...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_494"> 494</a></span>
-«Pourquoi pas de lettre de ma bonne s&oelig;ur? Croit-elle
-qu'il faille imiter l'indifférence des Lorrains pour
-moi, comme si je pouvais imiter l'indifférence des Bretons
-pour elle.</p>
-
-<p>«Adieu, ma fille, j'ai à faire, mais toute affaire cessant,
-je veux t'embrasser à mon aise et de toute mon
-âme et de tout mon c&oelig;ur<a id="FNanchor_190" href="#Footnote_190" class="fnanchor">&nbsp;[190]</a>.»</p>
-
-<p>Malgré ses prévisions pessimistes, au mois d'octobre
-1788 le chevalier est nommé bailli d'épée à
-Nancy et à ce titre admis à siéger aux États généraux
-ainsi que le comte de Ludre.</p>
-
-<p>Il écrit à sa s&oelig;ur pour lui annoncer cet heureux événement
-et en même temps son retour; il termine ainsi
-sa lettre:</p>
-
-<p>«Adieu, ma toise, ma perche, mon obélisque, ma
-pyramide d'Égypte, je t'aime et je t'embrasse comme
-si je n'avais rien de mieux à faire.»</p>
-
-<p>La même année, le chevalier de Boufflers avait été
-élu à l'Académie française en remplacement de M. de
-Montazet, archevêque de Lyon. La séance de réception
-eut lieu le 29 décembre 1788. Il y avait une affluence
-de monde énorme; le prince Henri de Prusse était au
-premier rang.</p>
-
-<p>Après l'éloge de son prédécesseur, Boufflers fit une
-dissertation sur la clarté du style, puis une harangue
-sur les États généraux.</p>
-
-<p>C'est Saint-Lambert qui était chargé de recevoir le
-<span class="pagenum"><a id="Page_495"> 495</a></span>
-nouvel élu. Il ne lui ménagea pas les compliments
-flatteurs:</p>
-
-<p>«La finesse de l'esprit, l'enjouement, je ne sais quoi
-de hardi qui ne l'est point trop, des traits qui excitent
-la surprise et ne paraissent pas extraordinaires, le
-talent de saisir dans les circonstances et dans le moment
-ce qu'il y a de plus piquant et de plus agréable, voilà,
-monsieur, le caractère de vos pièces fugitives.»</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_496"> 496</a></span></p>
-<h2 class="normal">CHAPITRE III<br />
-<span class="medium">1788-1793</span></h2>
-
-<p class="hanging indent">
-Pénible situation de M. de Boisgelin.&mdash;Ses démêlés avec Martin.&mdash;Cerutti
-prend parti pour les idées nouvelles.&mdash;Sa mort.&mdash;Le
-prince de Beauvau pendant la Révolution.&mdash;Sa correspondance
-avec sa nièce.&mdash;Mort du prince.&mdash;Douleur de Mme de Beauvau.</p>
-</div>
-
-<p class="space">La correspondance de Mme de Boisgelin avec Panpan
-cesse complètement à partir de l'année 1788. A ce
-moment, les événements se précipitent, la situation
-devient chaque jour plus menaçante, la comtesse a
-vraiment d'autres soucis en tête que les pensions du
-vieux Panpan et ses éternelles lamentations.</p>
-
-<p>Les Boisgelin, depuis plusieurs années, étaient très
-cruellement frappés, et ils voyaient la misère, la hideuse
-misère approcher à grands pas. En 1788 ils éprouvèrent
-une nouvelle et terrible catastrophe.</p>
-
-<p>Louis XVI, mécontent du «zèle» avec lequel M. de
-Boisgelin avait défendu les intérêts de la Bretagne, lui
-ordonna par une lettre de sa propre main de lui envoyer
-sa démission de sa charge, et il lui fit défense de reparaître
-à la Cour. C'était la ruine, la ruine immédiate,
-absolue, irrémédiable.</p>
-
-<p>Depuis vingt-huit ans que M. de Boisgelin occupait
-la charge de maître de la garde-robe, il devait toujours
-<span class="pagenum"><a id="Page_497"> 497</a></span>
-les 656,000 livres qu'elle lui avait coûtés et qu'il avait
-dû emprunter pour la payer<a id="FNanchor_191" href="#Footnote_191" class="fnanchor">&nbsp;[191]</a>; de plus, pendant ces
-vingt-huit ans, il avait payé 510,450 livres d'intérêts à
-ses créanciers.</p>
-
-<p>M. de Boisgelin réclama naturellement le remboursement
-de sa charge: ce n'était que justice, mais on
-avait alors de bien autres préoccupations et on ne
-l'écouta même pas.</p>
-
-<p>Les États généraux s'ouvrirent. La Constituante
-déclara que la nation rembourserait loyalement toutes
-les charges de la maison du roi. C'était parfait, mais la
-Législative fut d'un avis différent et elle décida qu'il
-ne serait point fait de liquidation au-dessus de la somme
-de 10,000 livres. C'est, en effet, ce qui eut lieu. Ainsi,
-M. de Boisgelin reçut 10,000 livres pour une charge
-qui lui en avait coûté 656,000!</p>
-
-<p>D'un autre côté, il avait perdu également ses autres
-charges, il avait été privé de ses droits féodaux, de
-tous ses revenus quelconques, de telle sorte qu'il se
-trouva réduit à la plus extrême détresse. Non seulement
-il fut dans l'impossibilité de payer un sol de ses
-énormes dettes, mais il ne put pas davantage payer
-les intérêts. Le peu qu'il avait sauvé du naufrage lui
-servait à ne pas mourir de faim.</p>
-
-<p>La situation pécuniaire des Boisgelin était si douloureuse
-qu'ils avaient souvent avec leurs gens de pénibles
-démêlés.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_498"> 498</a></span>
-M. de Boisgelin avait eu à son service, en 1785, pendant
-les États de Bretagne, un certain Martin, puis il
-n'en avait plus entendu parler. En 1789, Martin s'avisa
-tout à coup de réclamer une somme de 199 livres qui
-soi-disant lui était due pour une prétendue part dans
-le profit des cartes pendant les États, profits qui se
-partageaient entre les valets de chambre.</p>
-
-<p>M. de Boisgelin refusa de payer cette somme qu'il
-estimait ne pas devoir.<a id="FNanchor_192" href="#Footnote_192" class="fnanchor">&nbsp;[192]</a></p>
-
-<p>A partir de ce moment, Martin, grisé par l'esprit
-révolutionnaire, ne laisse plus un moment de repos au
-malheureux gentilhomme. Chaque jour, dans un style
-inénarrable, il lui adresse des reproches violents et des
-menaces. Voici un spécimen des élucubrations épistolaires
-du sieur Martin:</p>
-
-<p>«J'écris à un aristocrate qui a l'âme vendue à l'iniquité...
-Je ne sais même pas si la terre voudra ouvrir
-son sein pour vous y recevoir... Je rougirais de vous
-faire grâce de la somme de 199 francs que vous voulez
-m'escroquer, comme vous avez fait à tant d'autres infortunés
-comme moi. Autrefois, vous nous payiez en
-menaces comme «pendre et faire mettre à Bicêtre.»
-Ils sont passés, ces jours de fête!</p>
-
-<p>«Hélas! je vous plains de tout mon c&oelig;ur de vous
-voir des sentiments aussi impudiques. J'aurai toujours
-pour refrain:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_499"> 499</a></span></p>
-
-<p class="quote">Les mortels sont égaux! Ce n'est pas la naissance,<br />
-Mais la seule vertu qui fait la différence.»</p>
-
-<p>Pour que personne n'en ignore, le refrain était inscrit
-en gros caractères sur toutes les enveloppes envoyées
-par le sieur Martin.</p>
-
-<p>Telles sont les moindres aménités que M. de Boisgelin
-recevait à chaque courrier<a id="FNanchor_193" href="#Footnote_193" class="fnanchor">&nbsp;[193]</a>.</p>
-
-<p>La correspondance ne produisant aucun résultat,
-Martin eut recours à un autre genre de persécution; il
-attendait son prétendu débiteur devant sa porte, rue
-Saint-Honoré, et quand M. de Boisgelin sortait, il
-l'accablait de reproches et d'injures, le traitant d'aristocrate,
-de détrousseur du peuple, tant et si bien que la
-foule s'amassait et ne tardait pas à devenir menaçante.
-Le malheureux gentilhomme, atteint de paralysie, ne
-marchait qu'avec une béquille; il allait donc très lentement
-et il lui était complètement impossible d'échapper
-à son persécuteur.</p>
-
-<p>Le comte, à bout de forces, menaça Martin de porter
-plainte au comité de police, mais Martin répondit gaillardement
-qu'il s'en f.... Cependant, devant le juge de
-paix, il montra moins d'assurance, et peu à peu il se
-décida à laisser en paix sa victime.</p>
-
-<p>La mauvaise fortune s'acharnait sur M. de Boisgelin.
-Pendant qu'il résidait à Paris sans en bouger, les municipalités
-de la Loire-Inférieure et du Morbihan, où se
-<span class="pagenum"><a id="Page_500"> 500</a></span>
-trouvaient ses terres, le déclaraient émigré et séquestraient
-ses biens et ses revenus. C'est en vain qu'il
-envoyait des certificats de résidence parfaitement réguliers
-et authentiques, on n'en tenait aucun compte.</p>
-
-<p>Il allait subir encore des épreuves plus cruelles. En
-1792 il fut dénoncé, comme aristocrate, et emprisonné
-pendant trois semaines dans l'horrible prison de
-l'Abbaye; il y fut enfermé dans un grenier sans cheminée
-avec cinq autres personnes. Comme il était
-accablé de rhumatismes, son état devint si grave, qu'il
-obtint d'être mis en état d'arrestation chez lui. Il
-demeurait alors rue de Bourbon, n<sup>o</sup> 502. Enfin il fut
-remis en liberté.</p>
-
-<p>Nous verrons dans un prochain chapitre ce qu'il
-advint de cet infortuné ménage.</p>
-
-<p>Le lecteur n'a pas oublié ce grand ami de Panpan,
-de Mme Durival et de Mme de Brancas, ce Cerutti
-qui, après avoir fait partie de la Compagnie de Jésus,
-était devenu un de ses plus violents adversaires.
-Cerutti ne s'était pas contenté de jeter la soutane aux
-orties; sous l'influence de son tempérament passionné,
-il s'était précipité à corps perdu dans le courant révolutionnaire.
-Non seulement il prodiguait sa prose dans les
-journaux les plus avancés, mais il fonda «la feuille villageoise»
-pour pouvoir exprimer plus librement sa
-pensée.</p>
-
-<p>Lui, l'ancien jésuite, disait aux paysans:</p>
-
-<p class="quote">De tous les animaux qui ravagent un champ,<br />
-Le prêtre qui vous trompe est le plus malfaisant.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_501"> 501</a></span>
-Sa vieille amie, Mme Durival, s'inquiétait de cet
-enthousiasme révolutionnaire; dans toutes ses lettres
-elle lui prêche la prudence et la modération; mais
-Cerutti, ivre de liberté, est insensible à tous les conseils:</p>
-
-<p class="date">«A Paris, ce 9 avril 1789.</p>
-
-<p>«Mon Dieu, que j'ai de plaisir à vous lire, madame,
-que j'en aurais à vous entendre si vous étiez à Paris!
-Pourquoi, dans une circonstance comme celle-ci, une
-femme éloquente et instruite, courageuse et philosophe,
-n'est-elle pas au milieu des partis pour les tempérer,
-pour les concilier, s'il était possible.</p>
-
-<p>«Vous avez appris l'audace et la fuite de M. de
-Calonne. Chassé de Douai, il a reparu à Dunkerque et
-il se promet dans cette ville une meilleure fortune. Ses
-amis, car cet homme a des amis, à la honte de l'amitié,
-se flattent tous qu'il sera élu pour l'Assemblée nationale.
-Peut-être que la Justice divine nous l'amènera sur un
-char de triomphe pour être jugé, peut-être qu'après
-avoir donné tant de scandales à la patrie, il lui donnera
-un grand exemple.</p>
-
-<p>«Tandis que ce brigand trouble la pacifique Flandre,
-on dit que M. de Mirabeau pacifie l'orageuse Provence;
-la ville d'Aix s'était ralliée sous lui à la Concorde et les
-trois ordres, auparavant si désunis, ont marché de
-concert dans une procession solennelle portant un
-drapeau sur lequel étaient les armes du roi et celles de
-la ville. Mais Marseille est encore loin d'imiter cette
-<span class="pagenum"><a id="Page_502"> 502</a></span>
-procession, elle veut redevenir une République et se
-détacher de la France. C'est le v&oelig;u des principaux
-habitants; le v&oelig;u du peuple leur est contraire et l'on
-s'attend à d'horribles débats, si M. Mirabeau, l'orateur
-du peuple, n'arrête le torrent et n'apaise les
-mouvements qu'il a excités. Il s'est comparé à la
-lance d'Achille qui blesse et guérit tout ensemble.</p>
-
-<p>«Nous allons aussi avoir notre part de discussions
-électives. Vous aurez lu le règlement fait pour Paris. Le
-d'Eprémesnil, éternel dénonciateur de tout ce qu'on
-fait, de tout ce qu'on écrit, et ne faisant et n'écrivant
-lui-même que des sottises, a dénoncé le règlement. De
-quelque manière que ce règlement eût été arrangé, il
-l'aurait dénoncé; dénonciation est devenue le jurement
-ordinaire du Parlement. Heureusement que la presse le
-tient en respect. Les écrivains hardis ont repoussé les
-magistrats audacieux. Vous paraissez, madame, blâmer
-cette audace, mais je parie que cette opinion pusillanime
-n'est pas de vous.</p>
-
-<p>«Lorsque dans une dispute un adversaire tonne,
-voulez-vous que l'autre adoucisse la voix. Il ne serait
-pas entendu. Il est inutile, il est dangereux même
-d'avoir des ménagements pour un parti qui n'en a pas,
-et qui prendrait le silence pour une défaite, et la modération
-pour l'infériorité. Réfléchissez-y, madame, et
-vous verrez qu'il ne faut paraître sur la place publique
-qu'en tigre ou en lion, sans quoi on y est dévoré. Des
-hommes frivoles, de belles dames, et quelquefois de
-très laides vont prêcher la douceur; elles veulent qu'on
-<span class="pagenum"><a id="Page_503"> 503</a></span>
-soit tranquille dans une maison qui brûle, parce que la
-flamme n'a pas encore gagné leur appartement. Je suis
-persuadé que vous et Mme de Lenoncourt vous pensez
-comme moi.»</p>
-
-<p>«Quoi, vous, un tigre! Eh! bon dieu, y pensez-vous?
-lui répond son amie. Vous aurez beau en prendre la peau,
-les ours ont vu votre patte blanche, et j'ai peur qu'ils ne
-vous dévorent la nuit pendant que vous sommeillez. Votre
-bonne conscience ne me tranquillise pas; c'est une excellente
-fourrure pour le dedans, mais une très mauvaise
-pour le dehors. Un fort logicien (je ne sais pas qui c'est)
-a dit que vous jouez avec la lumière: eh bien, voilà votre
-arme! n'en employez point d'autre, faites-vous respecter
-comme le citoyen le plus lumineux... ne combattez pas,
-éclairez. Je connais trop la délicatesse de votre santé, la
-vivacité de votre sang, la douceur de votre caractère,
-pour ne pas insister sur un conseil qui ne tient nullement à
-cette pusillanimité que vous méprisez avec raison. C'est
-l'intérêt, c'est l'amitié qui vous parle, soyez-en sûr<a id="FNanchor_194" href="#Footnote_194" class="fnanchor">&nbsp;[194]</a>.»</p>
-
-<p>Mais Cerutti, emporté par le courant, n'écoute plus
-les conseils de l'amitié. Il devient secrétaire de Mirabeau,
-administrateur du département de la Seine,
-membre de la Législative. Enfin il se surmène si bien
-qu'il meurt épuisé, en février 1792. Cette fin prématurée
-fut heureuse pour lui, car elle lui épargna très vraisemblablement
-l'échafaud<a id="FNanchor_195" href="#Footnote_195" class="fnanchor">&nbsp;[195]</a>.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_504"> 504</a></span>
-Qu'était devenue la famille de Beauvau depuis 1788?</p>
-
-<p>Le prince de Craon était mort, laissant un fils, Marc
-de Craon, qui émigra presque immédiatement.</p>
-
-<p>En 1791, la s&oelig;ur de Mme de Boufflers, la vieille
-maréchale de Mirepoix, préoccupée des événements
-qui se passaient sous ses yeux et qui bouleversaient
-complètement sa conception des choses de ce
-monde, abandonna son hôtel de la rue de Varennes,
-et elle parvint à passer la frontière. Elle se réfugia à
-Bruxelles, puis au château de Levergheim, près de
-Gand, chez son amie la comtesse de Marsan. Elle s'y
-éteignit en 1791, loin des siens et de tous ceux qu'elle
-avait aimés.</p>
-
-<p>Des nombreux enfants de la princesse de Craon deux
-seuls survivaient donc maintenant, le prince de Beauvau
-et l'abbesse de Saint-Antoine. Cette dernière,
-chassée de son couvent par la Révolution, s'était
-réfugiée chez son frère.</p>
-
-<p>Dès le début de la Révolution M. de Beauvau
-montra un courage et une énergie dignes de lui. Au
-lieu de fuir la France comme tant d'autres et de chercher
-à l'étranger un refuge trop facile, il estima que son
-devoir était de rester auprès du roi, et il vint offrir à
-Louis XVI, éperdu, son bras et son épée. Payant de
-sa personne, on le vit aux côtés du monarque pendant
-ce lamentable voyage de Versailles à Paris, le 16 juillet
-1789.</p>
-
-<p>Le prince accepta même le ministère de la guerre,
-qu'il avait autrefois refusé, mais il annonça qu'il se
-<span class="pagenum"><a id="Page_505"> 505</a></span>
-retirerait dès qu'il ne pourrait plus être utile. Il resta
-cinq mois en fonctions.</p>
-
-<p>A partir de ce moment il vécut dans la retraite,
-entouré de sa famille et de quelques amis fidèles; il
-s'occupait de questions littéraires, il attirait chez lui les
-gens de lettres et il suivait scrupuleusement les séances
-de l'Académie où il jouissait d'un grand prestige.</p>
-
-<p>Il avait recueilli chez lui plusieurs de ses confrères,
-Suard, Marmontel, l'abbé Morellet, Gaillard, et son
-salon dans ces temps troublés était un centre où l'on
-aimait à se réunir pour causer arts et belles-lettres, et
-échapper aux tristesses du présent.</p>
-
-<p>Mais le plus fidèle de ses hôtes était son vieil ami
-Saint-Lambert, ce camarade d'enfance qui ne l'avait
-pour ainsi dire jamais quitté. Il vivait avec lui dans la
-plus étroite intimité et il le garda chez lui jusqu'à sa
-dernière heure.</p>
-
-<p>Reconnaissant d'une amitié qui n'avait jamais subi
-d'altération et de bienfaits sans cesse renouvelés,
-Saint-Lambert célébrait volontiers les mérites du
-fidèle compagnon de sa vie: désabusé, ayant perdu
-peu à peu toutes ses illusions, le poète ne voyait
-plus que son ami qui pût le réconcilier avec les
-hommes:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p class="i2"> Auprès de toi, Beauvau, j'oublie</p>
-<p>Combien ils sont légers, aveugles, ou pervers;</p>
-<p>Si je méprise en eux la nature avilie,</p>
-<p>J'admire et j'aime en toi la nature ennoblie.</p>
-<p>Sans toi j'irais chercher les plus sombres déserts;</p>
-<div><span class="pagenum"><a id="Page_506"> 506</a></span></div>
-<p>Et, dans un antre obscur, ou sous un toit de chaume,</p>
-<p>Pleurant d'avoir connu le néant des vertus,</p>
-<p class="i3"> Je m'écrirois avec Brutus,</p>
-<p class="i2"> O vertu! n'es-tu qu'un fantôme?</p>
-</div></div>
-
-<p>Dans un petit poème intitulé <i>Les consolations de
-la vieillesse</i>, Saint-Lambert parle encore des souvenirs
-qui tiennent lieu des plaisirs perdus, pour
-ceux qui, comme M. de Beauvau, ont toujours fait le
-bien:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Il est des souvenirs qui rendent plus heureux.</p>
-<p>Au terme de ses jours, un vieillard vertueux</p>
-<p>Revient sur tous les pas de sa longue carrière;</p>
-<p class="i2"> Content d'être et d'avoir été,</p>
-<p class="i2"> Il parcourt avec volupté</p>
-<p class="i2"> Le tableau de sa vie entière.</p>
-<p><b>. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</b></p>
-<p>Ces fantômes brillants escortent sa vieillesse,</p>
-<p>Il en passe avec eux les moments fortunés;</p>
-<p class="i2"> Il fut heureux, il l'est encore;</p>
-<p>Il jouit à la fois du soir et de l'aurore,</p>
-<p>Des plaisirs qu'il goûta, de ceux qu'il a donnés;</p>
-<p>Ah! voilà le plaisir où tu pourras prétendre,</p>
-<p>Beauvau, toi dont le c&oelig;ur si pur, si généreux,</p>
-<p>De tes penchants n'eut point à te défendre,</p>
-<p class="i2"> Et n'a jamais formé des v&oelig;ux</p>
-<p class="i2"> Que l'univers ne puisse entendre.</p>
-</div></div>
-
-<p>Après avoir loué son ami, le poète s'extasie sur les
-mérites de ce ménage incomparable, sur l'exemple qu'il
-a donné par ses vertus:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p class="i2"> Il faut dès l'âge le plus tendre</p>
-<p>Préparer le bonheur du reste de nos jours.</p>
-<p>Heureux qui sut aimer et choisir ses amours!</p>
-<div><span class="pagenum"><a id="Page_507"> 507</a></span></div>
-<p>Heureux sont ces amants que le Dieu du bel âge</p>
-<p>Enchaîna l'un à l'autre et n'a point corrompus;</p>
-<p>Qui du sein des plaisirs s'élèvent aux vertus</p>
-<p>Et se rendent meilleurs pour aimer davantage!</p>
-<p class="i2"> Ils n'ont rien à craindre du temps;</p>
-<p class="i2"> L'humeur, les soupçons, les caprices,</p>
-<p>Et des goûts épuisés les tristes injustices,</p>
-<p>N'affligent point leurs c&oelig;urs animés et contents.</p>
-<p class="i2"> Vainement de ses mains glacées,</p>
-<p class="i2"> La vieillesse a flétri leurs sens,</p>
-<p>Occupés l'un de l'autre, objets de leurs pensées,</p>
-<p>Par un zèle facile, un doux empressement,</p>
-<p>Ils expriment encore le même sentiment.</p>
-<p class="i2"> Oh! vous, couple sublime et sage,</p>
-<p>Qu'un siècle corrompu, l'exemple de la Cour,</p>
-<p>N'ont jamais égaré: ce pur et tendre amour</p>
-<p>Au déclin de vos ans sera votre partage.</p>
-</div></div>
-
-<p>Pendant la dernière année de sa vie, M. de Beauvau
-fut heureusement distrait du drame effroyable qui s'accomplissait
-autour de lui par d'agréables soins de famille.
-N'ayant pas d'enfant mâle, il avait reporté toutes ses
-affections sur son neveu, le prince Marc de Craon, et il
-le regardait comme son véritable fils.</p>
-
-<p>M. de Craon avait émigré avec sa mère et tous deux
-avaient fixé leur résidence à Aix-la-Chapelle. En 1792,
-le jeune homme, il n'avait guère plus de dix-neuf ans<a id="FNanchor_196" href="#Footnote_196" class="fnanchor">&nbsp;[196]</a>,
-annonça à son oncle son mariage avec Mlle de Mortemart.
-Cette union avec une famille à laquelle l'attachaient
-tant de liens d'amitié, comblait tous les v&oelig;ux du vieux
-prince.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_508"> 508</a></span>
-Le mariage fut célébré à Aix-la-Chapelle en mai 1792.
-M. et Mme de Beauvau envoyèrent à leur nièce comme
-cadeau de noces une montre avec sa chaîne.</p>
-
-<p>A partir de ce moment, le prince de Beauvau entretient
-avec sa nièce une correspondance très fréquente
-et des plus affectueuses; il la charge d'être son <i>gazetier</i>,
-de lui envoyer toutes les nouvelles qu'elle pourra
-recueillir, mais <i>avec prudence</i> naturellement. Il veut des
-détails sur ce qui la concerne, il veut tout savoir et il
-lui écrit tendrement: «J'ai le droit, ma chère nièce, de
-partager vos plaisirs, vos peines, vos inquiétudes, vos
-sentiments, vos pensées, etc.»</p>
-
-<p>Mme de Beauvau n'a pas avec la jeune Mme de Craon
-des rapports moins affectueux. Il y a entre elles un
-échange incessant de petits billets charmants, pleins
-de délicatesse et d'affection. Mais il n'est fait que
-bien rarement allusion aux terribles événements du
-jour; à peine de temps à autre un mot échappé par-ci
-par-là.</p>
-
-<p>Le 6 juillet 1792, la princesse dit à sa nièce tout le
-chagrin qu'elle éprouve à ne la point connaître encore
-et elle ajoute: «Je n'ose encore penser au moment qui
-nous rapprochera. Beaucoup de gens fuient Paris.
-<i>M. de Beauvau regarde comme un devoir pour lui d'y
-rester tant que le Roi y sera.</i> Nous touchons à une terrible
-crise...»</p>
-
-<p>Le 7 septembre, le prince fait une brève allusion aux
-horribles massacres qui ont ensanglanté Paris:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_509"> 509</a></span></p>
-<p class="date">«7 septembre 1792.</p>
-
-<p>«J'ai reçu, ma chère nièce, avec tout le plaisir dont
-on est susceptible en ce temps-ci, votre lettre du
-30 août. Nous sommes entourés d'horreurs et dévorés
-d'inquiétude. Malgré cela, jusqu'à présent, la santé de
-Mme de Beauvau et la mienne se soutiennent... Nous
-vous embrassons, ma chère nièce, très tendrement.»</p>
-
-<p>En octobre Nathalie de Craon annonce à sa tante ses
-prochaines espérances et en même temps elle lui envoie
-un petit ouvrage fait de ses propres mains: Mme de
-Beauvau lui répond gracieusement:</p>
-
-<p class="date">«29 octobre 1792.</p>
-
-<p>«Votre joli présent, ma chère nièce, et votre charmante
-attention, ont été reçus avec toute la reconnaissance
-qu'ils méritent, et ils ajoutent pourtant encore aux
-regrets que nous avons d'être séparés d'une aussi
-bonne ouvrière et d'une aussi aimable nièce... Nous
-attendons de vous un présent encore plus cher et nous
-souffrons beaucoup de ne pouvoir vous rendre les plus
-tendres soins...»</p>
-
-<p>Mme de Beauvau écrit encore à sa nièce le 10 janvier:</p>
-
-<p class="date">«10 janvier 1793.</p>
-
-<p>«Je ne crois pas, ma chère nièce, qu'on ait jamais
-autant aimé une personne qu'on n'a pas encore le plaisir
-de connaître: il est vrai qu'il est impossible de se rendre
-<span class="pagenum"><a id="Page_510"> 510</a></span>
-plus aimable que vous l'êtes pour M. de Beauvau et
-pour moi; il est vrai encore que tout ce qui vous connaît
-nous parle de vous avec éloges...</p>
-
-<p>«M. de Beauvau est charmé d'être le parrain de
-votre enfant, comme il veut ainsi en être le père. C'est
-une obligation de plus que vous a (mot manquant) votre mari d'avoir
-augmenté beaucoup par votre union avec lui l'intérêt
-que lui portait déjà son oncle.</p>
-
-<p>«Mme de Craon est charmée de vous; nous regrettons
-de ne pouvoir partager ses soins dans une circonstance
-aussi intéressante, j'espère qu'elle nous donnera
-promptement et régulièrement de vos nouvelles.</p>
-
-<p>«M. de Beauvau a demandé que votre enfant s'appelât
-Charles, et moi je demande qu'on lui donne les
-deux noms de son parrain Charles-Just. J'espère qu'il
-justifiera comme lui ce dernier.</p>
-
-<p class="signature">«Princesse de B.»</p>
-
-<p>Pas un mot des événements terribles qui se préparent,
-pas une allusion au procès du roi!</p>
-
-<p>M. et Mme de Beauvau, toujours tendrement occupés
-de la jeune Nathalie, veulent lui envoyer un souvenir
-pour le moment de ses couches. Après bien des recherches,
-ils lui expédient une jolie tasse à bouillon
-avec la soucoupe et aussi un petit coquetier de porcelaine.</p>
-
-<p class="date">«17 février 1793.</p>
-
-<p>«Votre lettre du 3 m'a fait, ma chère nièce, le plaisir
-que me feront toujours toutes les marques de votre
-<span class="pagenum"><a id="Page_511"> 511</a></span>
-souvenir et de votre sensibilité à mon attachement
-pour vous. Je vous embrasse de tout mon c&oelig;ur et
-vous souhaite d'heureuses couches. Il me semble que
-vous ne devez pas être éloignée du terme, madame Nathalie!</p>
-
-<p>«Je voudrais savoir si vous êtes contente de la tasse
-que vous devez avoir reçue par l'ambassadrice de Suède,
-et si un autre envoi que je vous ai fait à peu près en
-même temps vous est parvenu<a id="FNanchor_197" href="#Footnote_197" class="fnanchor">&nbsp;[197]</a>.»</p>
-
-<p>Cependant M. de Beauvau, bien qu'il n'eût jamais
-été inquiété, ressentait profondément tout ce qui se
-passait, et peu à peu sa santé s'altérait.</p>
-
-<p>Au printemps de 1793, le prince sentit ses forces
-décliner; il pensa que l'air pur des champs lui redonnerait
-la vigueur qui lui manquait, et il partit pour le
-Val, accompagné seulement de la princesse et de Saint-Lambert.
-A peine arrivé, il fut pris d'un catarrhe et
-il dut s'aliter. Mme de Beauvau, fort inquiète, voulut
-faire venir Mme de Poix, mais on défendait en ce moment
-tout mouvement à la jeune femme et le prince
-s'opposa à ce qu'on la dérangeât; il ne voulut pas
-davantage qu'on fît venir sa s&oelig;ur, l'abbesse de Saint-Antoine.
-Mais l'état devint bientôt si inquiétant qu'on
-passa outre aux défenses du malade et qu'on appela
-en toute hâte sa fille et sa s&oelig;ur. Elles eurent la consolation
-de pouvoir lui prodiguer leurs soins pendant ses
-derniers moments et lui dire un éternel adieu.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_512"> 512</a></span>
-Fidèle aux idées philosophiques qui avaient toujours
-été celles de son entourage et les siennes également,
-le prince ne demanda pas à recevoir les secours de la
-religion et il mourut en philosophe comme il avait
-vécu<a id="FNanchor_198" href="#Footnote_198" class="fnanchor">&nbsp;[198]</a>.</p>
-
-<p>Il s'éteignit dans les bras de sa femme le 19 mai 1793;
-il était âgé de soixante-treize ans<a id="FNanchor_199" href="#Footnote_199" class="fnanchor">&nbsp;[199]</a>.</p>
-
-<p>Un journal républicain, faisant allusion à la tranquillité
-dans laquelle le prince avait vécu jusqu'à sa mort,
-écrivait: «Malgré son nom et ses dignités, l'ascendant
-de ses vertus et de ses bienfaits l'a environné de respect
-jusqu'à la fin de sa carrière<a id="FNanchor_200" href="#Footnote_200" class="fnanchor">&nbsp;[200]</a>.»</p>
-
-<p>La douleur de Mme de Beauvau fut immense. En perdant
-ce mari qu'elle adorait, elle perdait tout au monde.
-La tendresse de Mme de Poix et de la jeune Ourika
-apporta, il est vrai, quelque adoucissement à son chagrin,
-mais elle se retira du monde et elle ne vécut
-plus que pour honorer le souvenir de celui qu'elle avait
-tant aimé.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_513"> 513</a></span>
-Elle relisait souvent ces jolis vers de Saint-Lambert,
-sur les désillusions de la vieillesse, et cette lecture,
-qui lui rappelait si cruellement sa propre douleur,
-lui arrachait des cris de désespoir:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Malheur à qui les dieux accordent de longs jours!</p>
-<p>Consumé de douleurs vers la fin de leur cours</p>
-<p>Il voit dans le tombeau ses amis disparaître.</p>
-<p>Et l'être qu'il aimait arraché à son être.</p>
-<p>Il voit autour de lui tout périr, tout changer;</p>
-<p>A la race nouvelle il devient étranger,</p>
-<p>Et lorsqu'à ses regards la lumière est ravie,</p>
-<p>Il n'a plus, en mourant, à perdre que la vie<a id="FNanchor_201" href="#Footnote_201" class="fnanchor">&nbsp;[201]</a>.</p>
-</div></div>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_514"> 514</a></span></p>
-<h2 class="normal">CHAPITRE IV<br />
-<span class="medium">1794-1803</span></h2>
-
-<p class="hanging indent">M. et Mme de Boisgelin devant le tribunal révolutionnaire.&mdash;Leur
-mort.&mdash;Les derniers jours de Panpan.&mdash;Mort de l'abbé
-Porquet.&mdash;Saint-Lambert et Mme d'Houdetot.&mdash;Mort de
-Saint-Lambert.</p>
-</div>
-
-<p class="space">M. et Mme de Boisgelin furent moins heureux que
-M. et Mme de Beauvau.</p>
-
-<p>En 1794, sur une dénonciation, ils furent enfermés
-dans la maison d'arrêt du Luxembourg, puis à la suite
-d'un soi-disant complot, ils en furent extraits le
-18 messidor, et ils comparurent devant le tribunal révolutionnaire.</p>
-
-<p>Avec eux se trouvaient le prince d'Hénin, Potier
-ci-devant duc de Gèvres, Papillon de la Ferté, Laroche
-Lambert, les deux Goussainville, Mique, l'ancien architecte
-du <i>Tyran de Pologne</i>, son fils, homme de
-loi, etc. Ils étaient en tout soixante et un.</p>
-
-<p>Voici le réquisitoire de Fouquier-Tinville:</p>
-
-<p>«Les chefs de la conjuration formée contre le gouvernement
-révolutionnaire sont tombés sous le glaive
-de la loi; ils ont laissé des complices, qui, dépositaires
-de leurs plans, emploient tous les moyens pour les
-mettre à exécution. Le tribunal a connu leurs tentatives,
-<span class="pagenum"><a id="Page_515"> 515</a></span>
-toujours infructueuses et toujours renaissantes,
-dans les maisons d'arrêt de la commune de Paris, et
-le châtiment mérité déjà infligé à plusieurs coupables
-n'a pas découragé les conspirateurs qui s'étaient flattés
-qu'ils resteraient toujours impunis au milieu des victimes
-qu'ils sacrifiaient à leurs intrigues et à leurs complots.
-Ils viennent encore de renouveler leurs tentatives
-dans la maison d'arrêt du Luxembourg... On
-remarque parmi les prévenus les dignes agents de
-Dillon, des ex-nobles comme lui, on y remarque de ces
-hommes masqués en patriotes, pour en imposer au
-peuple, et qui, sous les apparences d'un zèle patriotique
-immodéré, voulaient déchirer l'empire pour le livrer
-aux despotes coalisés et à toutes les horreurs d'une
-guerre civile; enfin on y voit les cruels ennemis de la
-souveraineté et de la liberté des peuples, ces prêtres
-dont les crimes ont inondé le territoire français du plus
-pur sang des citoyens, etc., etc.»</p>
-
-<p>Tous les accusés, «ayant été convaincus de s'être
-déclarés les ennemis du peuple en conspirant contre sa
-liberté et sa sûreté, provoquant par la révolte des
-prisons, l'assassinat et tous les moyens possibles la dissolution
-de la représentation nationale, le rétablissement
-de la royauté et de tout autre pouvoir tyrannique»,
-furent condamnés à mort et leurs biens confisqués.</p>
-
-<p>L'exécution devait avoir lieu dans les vingt-quatre
-heures, sur la place dite «barrière de Vincennes». On
-était probablement pressé, car les infortunés furent conduits
-au supplice le jour même de leur condamnation.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_516"> 516</a></span>
-M. de Boisgelin était âgé de soixante et un ans et
-sa femme de cinquante-neuf<a id="FNanchor_202" href="#Footnote_202" class="fnanchor">&nbsp;[202]</a>.</p>
-
-<p>On peut supposer la douleur qu'éprouva l'ancien
-lecteur de Stanislas en apprenant la fin tragique de
-cette «divine mignonne» qui avait été élevée près de
-lui et qu'il aimait comme une fille. A partir de cette
-époque Panpan ne fit plus que végéter misérablement.</p>
-
-<p>Depuis quelques années ses douleurs physiques
-avaient été sans cesse en augmentant et il n'était plus
-que l'ombre de lui-même. Ses douleurs morales, les
-privations, le besoin contribuaient encore à l'accabler.</p>
-
-<p>La pension que Stanislas lui avait accordée avait été
-maintenue par l'Assemblée nationale et Panpan était
-inscrit au nombre des pensionnaires de la République,
-mais hélas! il était payé en assignats et sa pension
-était bien insuffisante pour le préserver de la misère.
-Malgré sa philosophie, il souffrait cruellement de cet
-état précaire.</p>
-
-<p>Il n'avait plus que deux amis, Guibal, le notaire, qui
-venait encore presque chaque jour chez lui faire sa
-partie d'échecs, et Mme Durival, avec laquelle il était
-resté en relations très intimes.</p>
-
-<p>En 1795, sentant ses forces décliner de plus en plus,
-Panpan comprit qu'il ne tarderait pas à aller rejoindre
-les amis qui l'avaient précédé dans la tombe; il comprit
-<span class="pagenum"><a id="Page_517"> 517</a></span>
-que l'heure était venue de prendre ses dispositions
-dernières.</p>
-
-<p>Poussé par le désir si humain de ne pas disparaître
-tout entier et de laisser après lui une trace, si légère
-fût-elle, de son passage en ce monde, il se décida à
-léguer ses manuscrits à Mme Durival, avec l'espoir
-qu'elle les publierait un jour.</p>
-
-<p>En lui envoyant le volumineux dossier qu'elle ne
-devait ouvrir qu'après sa mort, il lui écrivait:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p class="i2"><i>A mon adorable amie Mme Durival.</i></p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>Trop souvent l'avenir nous gâte le présent.</p>
-<p>D'un éternel oubli la crainte m'importune,</p>
-<p class="i3"> Un portefeuille complaisant</p>
-<p>Me paroit, pour mes vers, une bonne fortune;</p>
-<p>Souffrez qu'entre vos mains je m'en fasse un présent.</p>
-<p>Gardez-le, jusqu'au temps, qui ne tardera guère,</p>
-<p>Si j'en crois la vieillesse et ses fatales loix;</p>
-<p>Mes vers seront à vous à mon heure dernière.</p>
-<p class="i3"> Si vous les lisez quelquefois</p>
-<p class="i3"> Si vous daignez en faire un choix,</p>
-<p>Que dans ce portefeuille ils vous suivent sans cesse.</p>
-<p>Le peu que je valus y peut être enfermé;</p>
-<p>Qu'ils vous disent souvent combien je vous aimai.</p>
-<p>Autour de ce dépôt, qu'un doux espoir vous laisse,</p>
-<p>Mes mânes satisfaits s'empresseront d'errer;</p>
-<p>C'est un petit tombeau d'une nouvelle espèce,</p>
-<p>Qu'au sein de l'amitié j'aime à me consacrer.</p>
-</div></div>
-
-<p>Panpan ne se contenta pas de remettre à Mme Durival
-tout ce qui le concernait, il déposa également entre
-ses mains tous les papiers qu'en mourant Mme de Graffigny
-<span class="pagenum"><a id="Page_518"> 518</a></span>
-lui avaient légués et qui reposaient paisiblement
-dans son secrétaire depuis trente-huit ans.</p>
-
-<p>Il écrivait encore à son amie en lui donnant ses instructions
-pour ce nouveau dépôt:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Mais d'un autre tombeau je vous fais la prêtresse,</p>
-<p class="i3"> C'est un autel ce tombeau-là,</p>
-<p class="i3"> Et trop longtemps de ma tendresse</p>
-<p>L'attendit vainement la muse enchanteresse</p>
-<p class="i3"> A qui nous devons Rika.</p>
-<p class="i3"> Daignez être dépositaire</p>
-<p>Du trésor qu'en mourant elle m'a confié.</p>
-<p>C'est à vous de remplir ce sacré ministère;</p>
-<p class="i3"> Faites ce que je n'ai pu faire;</p>
-<p class="i3"> Que l'amitié supplée à l'amitié.</p>
-<p>Publiez son recueil, il sera sûr de plaire;</p>
-<p>Il peindra son esprit, peignez son caractère.</p>
-<p>Vous trouverez dans votre propre c&oelig;ur</p>
-<p>Les vertus qui feront respecter sa mémoire.</p>
-<p class="i3"> De ce monument à sa gloire</p>
-<p>Peut-être que le Temps ne sera point vainqueur,</p>
-<p class="i3"> De ce Temps sous qui tout succombe.</p>
-<p>Peut-être pourrai-je braver sa dure loi</p>
-<p class="i3"> Si ce qui peut rester de moi</p>
-<p>Pouvait avoir l'honneur de partager sa tombe<a id="FNanchor_203" href="#Footnote_203" class="fnanchor">&nbsp;[203]</a>.</p>
-</div></div>
-
-<p>Le 11 avril 1796, Panpan s'éteignit obscurément à
-Lunéville, dans sa petite maison de la rue d'Allemagne.
-Il était âgé de quatre-vingt-quatre ans.</p>
-
-<p>La même année succombait à Paris son vieil et très
-cher ami l'abbé Porquet.</p>
-
-<p>Qu'était-il advenu du galant abbé, depuis que nous
-<span class="pagenum"><a id="Page_519"> 519</a></span>
-l'avons vu en aimable compagnie courir les lieux de
-plaisir de la capitale? Il avait continué à vivre paisiblement
-dans une société choisie, fréquentant les gens de
-lettres et écrivant pour l'<i>Almanach des Muses</i> et les
-<i>Étrennes</i> des pièces de vers qu'il signait modestement:
-<i>le petit vieillard</i>.</p>
-
-<p>On le rencontrait chaque jour aux Tuileries ou aux
-Champs-Élysées; il se promenait toujours dans les
-mêmes allées, marchant d'un pas paisible, en compagnie
-d'une dame, qui avait des bontés pour lui, et qui
-ne le quittait presque jamais. Il était toujours d'une
-extrême recherche dans sa tenue et il affectait même
-une véritable coquetterie.</p>
-
-<p>Il jouissait d'un revenu modeste mais qui suffisait
-à ses besoins.</p>
-
-<p>Cependant, l'âge arrivant, il chercha à augmenter ses
-ressources et il adressa une supplique à son ancien
-élève, le cardinal de Brienne; celui-ci promit une pension,
-mais il avait en tête bien d'autres préoccupations
-et il oublia son protégé.</p>
-
-<p>Porquet, impatient, lui rappelait sa promesse en lui
-envoyant ce quatrain:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Pauvre, malade et vieux, irai-je encor poursuivre</p>
-<p>Ce fantôme d'espoir que vous daignez m'offrir?</p>
-<p class="i2"> Ah! Monseigneur, faites-moi vivre</p>
-<p class="i2"> Un moment avant de mourir.</p>
-</div></div>
-
-<p>Peu de jours après, étant tombé malade, il plaisantait
-sur son triste sort en écrivant cette boutade:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_520"> 520</a></span></p>
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Trop séduisante illusion,</p>
-<p>Hélas! qu'êtes-vous devenue?</p>
-<p>J'attendais une pension,</p>
-<p>C'est la goutte qui m'est venue.</p>
-</div></div>
-
-<p>La révolution bouleversa la vie de l'abbé. Non seulement
-elle le priva des sociétés qu'il aimait à fréquenter,
-mais elle lui enleva peu à peu ses dernières ressources.
-Puis il se crut menacé dans sa liberté et dans
-sa vie; la crainte d'une arrestation possible empoisonnait
-son existence; il vivait dans des transes continuelles,
-s'attendant toujours aux pires catastrophes.</p>
-
-<p>Porquet ayant fini par être complètement ruiné, le
-gouvernement crut de toute justice de lui accorder une
-compensation. Un décret du 4 septembre 1795 lui attribua
-un secours de 1,500 francs comme homme de
-lettres. Mais il fut payé en assignats!</p>
-
-<p>Cependant le pauvre abbé, malgré des prodiges d'économie,
-avait fini par épuiser toutes ses ressources. La
-veille de sa mort il alla voir un de ses intimes et il lui dit:</p>
-
-<p class="quote">Quand on a tout perdu, quand on n'a plus d'espoir,<br />
-La vie est un opprobre et la mort un devoir.</p>
-
-<p>Son ami offrit de lui venir en aide, mais Porquet
-était fier, il refusa. Il rentra paisiblement chez lui, et le
-lendemain on le trouva mort dans son lit. Nul doute
-qu'il n'eût volontairement mis fin à ses jours<a id="FNanchor_204" href="#Footnote_204" class="fnanchor">&nbsp;[204]</a>.</p>
-
-<p>La liaison de Saint-Lambert et de Mme d'Houdetot,
-commencée en 1756, avait persisté en dépit du temps et
-<span class="pagenum"><a id="Page_521"> 521</a></span>
-des orages; le monde, fort indulgent pour ces attachements
-extraconjugaux dont la durée prouvait la sincérité,
-avait accepté avec sérénité ce faux ménage qui ne se cachait
-pas et on l'accueillait partout et toujours avec joie.</p>
-
-<p>Mais en 1793, M. d'Houdetot eut la douleur de perdre
-l'amie avec laquelle il vivait depuis quarante-cinq ans,
-dans la plus douce union. Effrayé de la solitude, il se
-rappela fort à propos qu'il était marié, qu'il avait une
-femme légitime, et que c'était le moment ou jamais de se
-rapprocher d'elle. Il arriva donc tout uniment avec son
-bagage à l'hôtel qu'habitaient Mme d'Houdetot et
-Saint-Lambert, et il reprit sa place au foyer conjugal le
-plus simplement du monde; mais comme c'était un
-homme qui savait vivre et qui n'attachait pas aux préjugés
-de ce monde plus d'importance qu'il ne convient,
-il se garda de montrer le moindre ennui de la présence
-du poète. C'est ainsi que l'arrivée du mari transforma
-le faux ménage en un ménage à trois des plus corrects.</p>
-
-<p>Mme d'Houdetot, de son côté, ne montra pas moins
-d'esprit et elle accueillit à merveille l'époux repentant.
-Seul Saint-Lambert laissa percer beaucoup de mauvaise
-humeur, et il fallut tout le tact de Mme d'Houdetot
-pour lui faire accepter ce mari qui, du premier, le faisait
-passer au second plan.</p>
-
-<p>M. d'Houdetot cependant se montrait fort aimable et
-indulgent. Il disait gaîment: «Nous avions, Mme d'Houdetot
-et moi, la vocation de la fidélité, seulement il y a
-eu un malentendu.» Il était doux, aimable, conciliant,
-et il se trouvait parfaitement heureux entre sa femme et
-<span class="pagenum"><a id="Page_522"> 522</a></span>
-Saint-Lambert. Il en arrivait même à regretter le temps
-qu'il avait passé loin de cet intérieur charmant et il disait
-naïvement: «Ah! nous aurions été bien heureux<a id="FNanchor_205" href="#Footnote_205" class="fnanchor">&nbsp;[205]</a>!»</p>
-
-<p>La vie commune, en effet, eût été fort agréable dans
-ce vieux ménage à trois, si elle n'avait été troublée par
-les incessantes mauvaises humeurs de Saint-Lambert.
-Avec l'âge, le poète n'était pas devenu plus agréable,
-il était resté aussi fat, aussi prétentieux que par le
-passé; de plus, depuis le retour inattendu du mari, il
-manifestait à tout propos la plus ridicule jalousie.</p>
-
-<p>Heureusement M. et Mme d'Houdetot étaient tous
-deux d'humeur facile et, grâce à leur esprit conciliant,
-la vie s'écoulait assez paisiblement. Tous les soirs
-Mme d'Houdetot jouait au loto avec Saint-Lambert
-jusqu'à minuit, pendant que son mari lisait auprès d'eux
-ou dormait dans un fauteuil. Touchant tableau de famille!</p>
-
-<p>Ils s'étaient réfugiés dans la vallée de Montmorency,
-à Eaubonne, pour fuir la Révolution; ils y vécurent dans
-la retraite et à aucun moment on ne les inquiéta.</p>
-
-<p>En 1798, M. et Mme d'Houdetot célébrèrent en
-grande cérémonie leurs noces d'or. Ce fut un plaisant
-spectacle que celui de ces deux vieillards qui fêtaient,
-suivant l'usage, une si singulière union. La mariée avait
-70 ans, le marié 80, et ils avaient vécu séparés pendant
-quarante-cinq ans! Après eux la place d'honneur avait
-été donnée à Saint-Lambert, et vraiment il la méritait
-<span class="pagenum"><a id="Page_523"> 523</a></span>
-bien. Il était âgé de 84 ans et il vivait avec Mme d'Houdetot
-depuis trente-huit ans!</p>
-
-<p>En dépit de cette délicate attention, il était furieux
-de voir que toutes les politesses, toasts, souhaits,
-s'adressaient au mari, et il fut pendant tout le repas
-d'une humeur abominable.</p>
-
-<p>Plus il avançait en âge, et plus les tendances de son
-esprit portaient Saint-Lambert au matérialisme. Infatué
-de la philosophie dont il avait été un des apôtres les
-plus ardents, il en avait fait le synonyme de l'intolérance
-et de l'irréligion.</p>
-
-<p>Il avait composé, en 1786, un <i>catéchisme universel</i> où
-il prêchait la pure doctrine du matérialisme et où il
-montrait ouvertement sa haine contre toute religion.
-En 1798, il le fit imprimer, mais c'était précisément le
-moment où l'on recommençait à pratiquer la religion.
-Son <i>catéchisme</i> n'eut pas le moindre succès.</p>
-
-<p>En 1803, Bonaparte constitua les quatre sections de
-l'Institut. Saint-Lambert fut appelé à faire partie de celle
-qui représentait l'Académie française, mais son état de
-santé était tel qu'il ne put même pas assister à la première
-séance, qui avait été fixée au 28 janvier 1803.</p>
-
-<p>Les derniers mois de la vie du poète furent des
-plus tristes. Il était complètement tombé en enfance
-et le spectacle de sa déchéance physique était lamentable.
-L'acrimonie de son caractère avait depuis longtemps
-éloigné de lui tous ses anciens amis. Seule
-Mme d'Houdetot lui était restée immuablement fidèle
-et l'entourait des soins les plus tendres.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_524"> 524</a></span>
-Voilà à quel état se trouvait réduit celui qui avait fait
-les beaux jours de la cour de Stanislas, la coqueluche des
-belles dames de Lunéville, l'amant heureux de Mme de
-Boufflers, l'heureux rival de Voltaire et de Rousseau.</p>
-
-<p>Saint-Lambert s'éteignit sans s'en douter, le 9 février
-1803, chez Mme d'Houdetot, à l'hôtel de Beauvau,
-rue du faubourg Saint-Honoré.</p>
-
-<p>Il fut d'abord enterré au cimetière sous Montmartre,
-puis son corps fut transporté au Père-Lachaise, à côté
-de Delille.</p>
-
-<p>Mme d'Houdetot<a id="FNanchor_206" href="#Footnote_206" class="fnanchor">&nbsp;[206]</a> lui survécut plus de dix ans.
-Elle succomba le 28 janvier 1813, âgée de quatre-vingt-cinq
-ans.</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_525"> 525</a></span></p>
-<h2 class="normal">CHAPITRE V<br />
-<span class="medium">1789-1800</span></h2>
-
-<p class="hanging indent">Le chevalier de Boufflers et Mme de Sabran pendant la Révolution.&mdash;Leur
-séjour à Wimislow.&mdash;Leur retour à Paris en 1800.</p>
-</div>
-
-<p class="space">Qu'étaient devenus le chevalier de Boufflers et
-Mme de Sabran depuis que la Révolution s'était
-déchaînée sur la France?</p>
-
-<p>Le chevalier, retenu par le mandat de ses électeurs
-et aussi par le souci de ses intérêts personnels, était
-resté à Paris; la comtesse, que les troubles de la rue
-effrayaient et qui ne partageait pas les illusions de son
-ami sur la douceur de la populace, avait préféré s'installer
-en Suisse d'abord, puis en Lorraine, en attendant
-des jours plus calmes.</p>
-
-<p>En 1789, Boufflers, que les événements se sont rapidement
-chargés d'éclairer, envoie de Paris à Mme de
-Sabran ces lignes découragées:</p>
-
-<p>«Il me faut sortir d'ici, et quand je dis d'ici, c'est
-de Paris, c'est des villes, c'est des lieux habités par ces
-méchants animaux qu'on appelle si improprement des
-hommes... Il semble à mon âme qu'elle est un voyageur,
-naturellement sain et délicat, qui se trouve obligé à
-passer une longue nuit dans un caravansérail avec des
-pestiférés et des lépreux. J'espère bien ne gagner ni
-<span class="pagenum"><a id="Page_526"> 526</a></span>
-la peste ni la lèpre, mais n'est-ce rien que le dégoût?»</p>
-
-<p>Quelques mois plus tard, il écrit encore:</p>
-
-<p>«Nous vivons dans ces temps orageux d'inquiétudes
-et de soupçons que Tacite dépeint si bien sous le règne
-de Tibère, mais qu'il dépeint encore moins bien que nous
-ne le sentons, car il ne parlait que d'un Tibère et nous
-en avons par milliers, et nous sommes comme le possédé
-de l'Évangile dont le démon s'appelait légion.»</p>
-
-<p>Mme de Sabran raille avec bon sens et esprit les
-illusions si longtemps persistantes de son ami et elle
-jette sur l'avenir un regard prophétique:</p>
-
-<p>«Tu commences donc à t'apercevoir que tout n'est
-pas pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles
-et à te douter qu'il y a des monstres dans les villes
-comme dans les forêts. Nous ne sommes pas au bout,
-mon enfant, et tout ce que nous avons lu dans l'histoire
-des temps les plus barbares n'approchera jamais de ce
-que nous sommes destinés à éprouver. Tous les freins
-qui devaient contenir la multitude sont brisés maintenant,
-elle profitera de la liberté dont on veut la faire
-jouir pour nous égorger tous, non pas dans une Saint-Barthélemy,
-mais dans dix mille<a id="FNanchor_207" href="#Footnote_207" class="fnanchor">&nbsp;[207]</a>.»</p>
-
-<p>Au mois de mai 1791, Boufflers, convaincu qu'il n'y
-a plus aucun espoir de pouvoir vivre paisiblement en
-France, conseille à Mme de Sabran de partir pour l'Allemagne
-<span class="pagenum"><a id="Page_527"> 527</a></span>
-et d'aller l'attendre au château de Rheinsberg,
-chez le prince Henri, avec lequel il entretenait depuis
-longtemps des relations très amicales. Il lui promettait
-d'aller la rejoindre, dès que cela lui serait possible.</p>
-
-<p>Mme de Sabran, se conformant aux désirs de son
-ami, partit le 15 mai pour Rheinsberg; elle y fut
-accueillie avec grande joie. Le chevalier ne put aller l'y
-retrouver qu'à la fin de l'année.</p>
-
-<p>Grâce à la protection du prince Henri, le roi de
-Prusse, Frédéric Guillaume, accorda aux deux fugitifs
-un vaste domaine sur les confins de la Pologne, le
-domaine de Wimislow; il était convenu qu'ils y établiraient
-une colonie agricole d'émigrés français.</p>
-
-<p>Laissant Mme de Sabran à Berlin pour y faire les
-achats indispensables, Boufflers partit seul pour la
-Silésie. Avant de laisser venir son aimable compagne
-dans leur nouvelle résidence, il voulait l'aménager convenablement,
-de façon à lui adoucir les tristesses de
-l'exil. A peine à Wimislow il lui envoie ses premières
-impressions:</p>
-
-<p>«Je suis arrivé à neuf heures, allègre et dispos, mais
-embarrassé de choisir entre dormir et manger. Il est
-vrai que pour m'éviter la peine d'opter, je ne trouve ni
-souper, ni lit. «Allons toujours, disait un bonhomme, à
-qui on allait couper la tête, à son bourreau, un peu
-embarrassé de faire cette petite opération pour la première
-fois, allons toujours, nous ferons comme nous
-pourrons.» Je dis aussi: Tout cela finira par bien
-souper, bien dormir et regretter de souper sans celle
-<span class="pagenum"><a id="Page_528"> 528</a></span>
-que je veux désormais avoir toujours à ma table.
-Adieu.»</p>
-
-<p>Il est ravi du pays, du domaine, de l'installation qui
-leur est destinée:</p>
-
-<p>«Je suis ici dans le plus joli ou, pour mieux dire,
-dans le plus beau lieu du monde. L'Oder coule au bas
-de la cour et des jardins, et de ma chambre je puis voir
-passer cinq ou six gros bateaux par heure. Il y a un
-parc rempli de bâtiments presque tous utiles et en même
-temps agréables. Les points de vue sont parfaitement
-ménagés, les sites sont aussi variés qu'on peut le
-désirer dans une plaine. C'est un mélange assez bien
-entendu de l'ancien genre et du nouveau, qui fait qu'après
-s'être promené sous de belles allées françaises on peut
-ensuite s'égarer dans des sinuosités anglaises. Cela
-prouve une chose déjà bien prouvée que les voies des
-Français sont droites et celles des Anglais tortueuses.</p>
-
-<p>«Je ne t'ai pas encore parlé de ce dont tu me parles
-si joliment, pauvre petite chère épouse. Après toi, qui
-oserait toucher cette corde-là? Ce serait chanter après
-un rossignol ou jouer de la lyre après le Dieu qui la
-portait. Mais si la voix me manque, je n'en ai pas
-moins un c&oelig;ur qui entend le tien et qui lui répond.»</p>
-
-<p>Quand Mme de Sabran fut à son tour installée à
-Wimislow, elle fit tous ses efforts pour aider le chevalier
-dans la gestion difficile de cette terre. Souvent elle
-faisait pour lui des voyages lointains, qui motivaient
-quelquefois de longues absences; alors il lui écrivait et
-l'on verra que ses lettres, tantôt gaies, tantôt mélancoliques
-<span class="pagenum"><a id="Page_529"> 529</a></span>
-n'avaient rien perdu de leur charme et de leur
-esprit.</p>
-
-<p>«Ma fille, il me semble que, voyant les variations et
-les incertitudes s'accumuler à chaque instant, tu aurais
-dû penser à moi, à ma peine, à mes ennuis, à ma misère,
-et remettre à des temps moins malheureux et surtout
-moins dangereux un voyage qu'alors j'aurais eu tant
-de plaisir à faire avec toi. Enfin, le sort en est jeté;
-puissent mes noirs pressentiments avorter comme il
-est si souvent arrivé à mes plus douces espérances, et
-puisse la maudite chouette, qui s'égosille à nous prédire
-malheur, être aussi menteuse que l'horoscope qui
-m'avait annoncé une heureuse vieillesse!</p>
-
-<p>«Du reste, tout va passablement ici, hors le nouveau
-jardin qui, à quelques arbres près, ne donne pas signe
-de vie. Les oies, les dindons et les cochons ne manqueront
-pas; nous aurons aussi des canards. Si tu touches
-quelque argent, il faudra de toute nécessité songer à
-monter une bergerie, d'abord parce que cela est d'un
-bon rapport, et puis parce que c'est le seul moyen
-d'avoir assez de fumier pour mettre la terre en valeur.
-Viendront ensuite la brasserie, et s'il se peut le moulin;
-alors nous pourrons compter sur cinq ou six cents écus
-au delà de notre consommation.</p>
-
-<p>«Ils pourront même dans la suite aller toujours en
-croissant et faire de ceci un petit domaine assez joli
-pour ceux qui m'y remplaceront.</p>
-
-<p>«La maison avance, mais doucement. On travaille à
-cette heure à crépir ton petit appartement. Si les
-<span class="pagenum"><a id="Page_530"> 530</a></span>
-choses vont toujours le même train, nous en serons à
-peu près quittes à la Pentecôte ou, comme le pauvre
-Marlborough, à la Trinité. La multiplication des portes
-et des fenêtres rendra les chambres incommodes, mais
-on y remédiera en condamnant les ouvertures inutiles.</p>
-
-<p>«J'ai écrit plusieurs fois, mais tu ne réponds
-à aucune de mes questions. Que faire avec des postes
-qui choisissent les lettres les plus intéressantes pour les
-égarer?</p>
-
-<p>«T'ai-je mandé que j'avais reçu de cette pauvre
-Mme de Villers de Nancy une lettre sur de la gaze transparente,
-au travers de laquelle j'ai vu (à la vérité sans
-étonnement) que je ne reverrais rien de l'argenterie, des
-livres, des estampes, des tableaux que je lui avais confiés?
-Ma s&oelig;ur les avait retirés quelques mois après mon
-départ de France, et tout cela est tombé avec elle dans
-l'abîme. Je ne sais comment font les gens qui retrouvent
-encore quelques paillettes dans les cendres de leurs
-habitations brûlées. Pour moi, je n'ai encore pu avoir
-de France depuis sept ans qu'un Dante, un Cicéron, la
-Maison rustique, le Dictionnaire économique, et la collection
-des poètes latins, ce qui compose à peu près
-l'inventaire d'un poète crotté.»</p>
-
-<p>Mme de Sabran quitte un jour Wimislow pour aller à
-Berlin faire quelques démarches indispensables. Pendant
-son séjour, elle prend part aux fêtes qui ont lieu à
-la Cour; Boufflers, tout en raillant ses goûts mondains,
-lui écrit de façon charmante:</p>
-
-<p>«Ta lettre se sent visiblement de tous les chiffons de
-<span class="pagenum"><a id="Page_531"> 531</a></span>
-bal, de noce, de fête, de comédies, etc., au milieu desquels
-elle a été écrite, et d'après le fameux adage: «Dis-moi
-qui tu hantes, je te dirai qui tu es,» elle n'est elle-même
-qu'un chiffon. Cependant ce titre de mari que
-tu me donnes, cet aveu de tes défauts que tu me fais,
-cette assurance que tu m'aimes, ce besoin que tu te
-sens de Wimislow et par conséquent de moi, tout cela
-me touche jusqu'au fond de l'âme et donne à ton petit
-chiffon un prix que M. de la Borde et M. de Beaujon
-et tous les heureux du siècle n'auraient jamais pu
-donner à toutes leurs lettres de change.</p>
-
-<p>«D'ailleurs, cette jolie comparaison du petit oiseau
-déplumé qui sur sa petite branche incertaine recommence
-à chanter au premier rayon de soleil, et ferme son
-pauvre petit bec et le cache dans sa pauvre petite poitrine
-demi-nue à l'approche de l'orage, cette charmante
-miniature de tes malheurs, de tes chagrins, de tes espérances
-et de tes craintes, me reste dans la pensée et te
-rend encore plus chère à mon c&oelig;ur<a id="FNanchor_208" href="#Footnote_208" class="fnanchor">&nbsp;[208]</a>...»</p>
-
-<p>Nous avons vu qu'après avoir passionnément aimé
-Mme de Sabran, le chevalier, par nature léger et infidèle,
-s'était laissé reprendre à ses anciennes habitudes
-et qu'il avait causé à la malheureuse femme les plus
-cruels chagrins. Heureusement pour lui, il n'avait pu
-lasser sa tendresse.</p>
-
-<p>L'exil, les soucis cruels, les pertes douloureuses
-amènent chez le chevalier un revirement complet. Las
-<span class="pagenum"><a id="Page_532"> 532</a></span>
-des déboires de la vie, il comprend enfin où sont le
-bonheur et la vérité, et il s'attache désormais sans réserve
-à l'adorable créature qui lui a consacré son existence; il
-trouve près d'elle un attachement sans bornes, une intimité
-délicieuse et un repos de c&oelig;ur incomparable.</p>
-
-<p>Puis son esprit s'est calmé, assagi, et nous allons le
-voir pendant les dernières années de sa vie montrer, au
-milieu d'une existence précaire et souvent bien pénible,
-un calme admirable et une philosophie sereine qui lui
-font le plus grand honneur.</p>
-
-<p>La dureté des temps, la pauvreté, l'exil, rien ne put
-venir à bout de sa philosophie et son heureuse gaieté
-survécut à toutes ses illusions. Comme on lui reprochait
-un jour de n'avoir pas la gravité qui convenait à son
-âge, il répondait plaisamment:</p>
-
-<p>«Comprenez-vous l'obligation qu'on impose aux
-pauvres vieillards d'être ce qu'on appelle graves, comme
-si la gravité n'était pas une imitation de la vieillesse et
-comme si ce n'était pas assez d'avoir l'original sans y
-ajouter la copie. Pour moi qui commence à être vieux,
-j'attends pour être grave que je sois mort.»</p>
-
-<p>C'est pendant leur long séjour en Silésie, que Boufflers,
-touché de l'attachement si constant de Mme de
-Sabran, lui proposa de régulariser leur liaison; la proposition
-fut acceptée avec joie et le mariage fut célébré à
-Breslau, en 1797.</p>
-
-<p>L'existence des exilés n'était pas toujours heureuse;
-Boufflers éprouvait bien des déboires dans son exploitation
-agricole. Il avait sur les bras plusieurs procès qui
-<span class="pagenum"><a id="Page_533"> 533</a></span>
-le préoccupaient. Il se plaignait amèrement d'être
-entouré de «compatriotes ingrats et d'étrangers malveillants»,
-de vivre «dans le tourbillon des affaires et
-dans le gouffre des procès».</p>
-
-<p>Toutes ces tracasseries, auxquelles le poète n'était
-pas habitué et pour lesquelles il n'était pas né, le dégoûtèrent
-de Wimislow. Il distribua sa terre à des émigrés
-français et en 1800 il demanda à rentrer dans sa patrie.</p>
-
-<p>Bonaparte ne fit pas de difficulté pour le rayer de la
-liste des émigrés: «Qu'on le fasse revenir, dit-il, il nous
-fera des chansons.»</p>
-
-<p>Il s'agissait bien de chansons, il fallait vivre d'abord,
-et le pauvre chevalier, sans abbayes, sans bénéfices,
-ruiné par la révolution, n'avait plus un sou vaillant.
-Mais que lui importait! «J'aime mieux mourir de faim
-en France que de vivre en Prusse!» disait-il. A peine
-apprend-il, de source sûre, qu'il est rayé de la liste fatale,
-qu'aucune considération ne le peut retenir, et il part seul
-pour Paris, laissant sa femme au milieu d'affaires inextricables;
-elle ne put le rejoindre que sept mois plus tard.</p>
-
-<p>Le ménage se trouvait dans une situation pécuniaire
-désastreuse. Fort heureusement pour eux, le gouvernement
-vint à leur aide et il accorda au chevalier une
-modique pension qui lui permit de ne pas mourir de
-faim.</p>
-
-<p>«Le gouvernement, écrivait-il, s'est contenté de me
-donner le nécessaire que je n'aurais pas sans lui et m'a
-fait l'honneur de croire que je ne désirais rien au delà.»</p>
-
-<p>Boufflers et sa femme s'étaient du reste franchement
-<span class="pagenum"><a id="Page_534"> 534</a></span>
-ralliés à Bonaparte et ils professaient même pour lui
-une admiration sans bornes.</p>
-
-<p>En 1801, Mme de Sabran écrivait à une de ses amies
-à Wimislow:</p>
-
-<p>«Je veux un peu vous parler de notre Buonaparte.
-J'ai été le voir, je l'ai vu et le c&oelig;ur me battait en le
-regardant et en pensant combien de destinées reposaient
-sur sa tête, ou pour mieux dire celle de la France
-entière.</p>
-
-<p>«Je suis arrivée après le lendemain de l'explosion
-complotée pour le faire périr<a id="FNanchor_209" href="#Footnote_209" class="fnanchor">&nbsp;[209]</a>; tout le monde en était
-encore dans la stupeur. Il s'est sauvé de ce piège infernal
-comme par miracle, et dans ce moment l'on instruit
-le procès de tous les monstres impliqués dans cette
-déplorable affaire.</p>
-
-<p>«Pour vous donner l'idée de la froide bravoure de
-ce héros vraiment au-dessus de l'humanité, il venait
-d'échapper à la mort par le rempart d'une maison au
-coin d'une rue où la voiture venait de tourner. Le général
-Lanne, qui était avec lui, met la tête à la portière au
-moment de l'explosion: «Que faites-vous donc? lui dit
-Bonaparte.&mdash;Mais n'entendez-vous pas, dit l'autre,
-comme ils vous mitraillent?&mdash;Ma foi, dit-il, je ne
-sais pas ce qu'ils font, mais à coup sûr, ils visent bien
-mal.»</p>
-
-<p>«Que dites-vous de ce sang-froid, quand c'est à lui
-qu'on en voulait? Du reste, il a une figure douce et
-<span class="pagenum"><a id="Page_535"> 535</a></span>
-agréable, il parle peu aux femmes, et en général dans
-la société, mais ses manières sont obligeantes, et sa
-femme est la plus aimable personne qu'il y ait. Elle est
-bonne et agréable. On dit qu'il n'y a point de services
-qu'elle ne se soit plu à rendre dans les temps passés et
-que bien des gens lui doivent la vie.</p>
-
-<p>«Je me plais à les aller voir souvent et à leur témoigner
-une partie de ce que j'éprouve en les voyant au
-milieu de la foule qui les environne. Je ne peux pas trop
-me flatter que mon hommage soit distingué, mais c'est
-de bon c&oelig;ur que je leur rends et que je fais des v&oelig;ux
-pour leur sécurité et prospérité.</p>
-
-<p>«C'est en courant que je vous écris, c'est en courant
-que je vous aime. Je n'ai pas un moment ici. La distraction
-de Paris n'est pas croyable; il y a tant et tant de
-nouvelles connaissances à faire pour moi et puis la paix
-qui nous donne de belles fêtes que je veux voir, car
-toute vieille que je suis, je ne cède pas ma part aux
-jeunes gens. Par d'autres motifs à la vérité, mais chacun
-jouit à sa manière. Elles y sont actrices et moi spectatrices
-et ce rôle est bien plus commode que l'autre.»</p>
-
-<p>Quelque temps après, Mme de Sabran écrivait encore
-à propos de Buonaparte, qu'on disait malade:</p>
-
-<p>«Dieu nous le conserve, c'est le v&oelig;u de tous les
-bons Français, car on peut le regarder comme le palladium
-de la France et même comme le palliatif à tous
-les maux généraux et particuliers.<a id="FNanchor_210" href="#Footnote_210" class="fnanchor">&nbsp;[210]</a>»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_536"> 536</a></span>
-Boufflers et sa femme, dès leur retour à Paris s'étaient
-logés rue du faubourg Saint-Honoré, n<sup>o</sup> 114, dans un
-appartement plus que modeste et ils y vivaient très
-chichement.</p>
-
-<p>Le chevalier chercha tout de suite une place pour
-améliorer sa situation, mais il était vieux, ne savait pas
-grand'chose, et ses efforts furent stériles; alors il reprit
-sa plume et publia des articles, des poésies dans différents
-recueils; il en tirait ainsi quelque argent.</p>
-
-<p>Bientôt il eut des ressources suffisantes pour louer
-une petite propriété, nommée Saint-Léger, dans le voisinage
-de Saint-Germain; il y passait l'été et il s'y faisait
-agriculteur.</p>
-
-<p>«Voilà mon dictionnaire de rimes, disait-il en montrant
-sa charrue et sa herse.»</p>
-
-<p>«Voilà mes poésies, disait-il en montrant ses blés,
-ses luzernes et ses avoines. Ici je suis toujours en belle
-inspiration, je communie avec la nature; c'est là une
-&oelig;uvre pie qui me fera pardonner toutes mes &oelig;uvres
-légères.»</p>
-
-<p>Est-ce le poète ou l'agriculteur que Napoléon nomma
-membre de la Légion d'honneur, nous l'ignorons. Toujours
-est-il que Boufflers fut décoré, et il portait avec
-orgueil le ruban rouge.</p>
-
-<div class="chapter">
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_537"> 537</a></span></p>
-<h2 class="normal">CHAPITRE VI<br />
-<span class="medium">1800-1825</span></h2>
-
-<p class="hanging indent">Correspondance du chevalier avec Mme Durival.&mdash;Arrestation
-d'Elzéar de Sabran.&mdash;Mort du chevalier.&mdash;Mort de Mme de
-Boufflers.&mdash;Mort de Mme Durival.</p>
-</div>
-
-<p class="space">Dès qu'elle apprit le retour du chevalier en France,
-Mme Durival, qui n'avait pas bougé de Sommerviller
-pendant la révolution, s'empressa de lui écrire.</p>
-
-<p>Touché aux larmes de ce fidèle souvenir, il lui
-répond cette page superbe, où il parle en termes émus
-d'un passé qui lui était si cher et qui lui est devenu si
-douloureux.</p>
-
-<p class="date">«Paris, 26 messidor an 8<br />
-Rue Martel,<br />
-faubourg Saint-Denis, n<sup>o</sup> 9.</p>
-
-<p>«J'ai senti mon c&oelig;ur battre des battements de sa
-jeunesse en lisant cette charmante lettre que la philosophie,
-la grâce et surtout l'amitié, vous ont dictée,
-aimable solitaire, et je vois avec bien du plaisir que
-vous êtes toujours la même, bien différente, en cela
-comme en tout le reste, de presque tout ce que je
-revois.</p>
-
-<p>«Personne plus que vous n'était fait pour abhorrer
-le délire infernal qui a versé tant de sang sur notre
-<span class="pagenum"><a id="Page_538"> 538</a></span>
-terre et laissé tant de taches sur notre nation, et personne
-sûrement ne savait mieux que vous que ce n'était
-point la philosophie qu'il fallait en accuser, car d'absurdes
-conséquences ne prouvent qu'une mauvaise
-logique et non de faux principes...</p>
-
-<p>«Ne jetons pas nos pensées en arrière, chère amie, ou
-du moins franchissons sans y regarder les dix dernières
-années comme un fleuve de sang où notre imagination
-se souillerait. Au delà de cet effrayant espace, l'esprit
-trouve à se reposer; c'est un Élysée où vous et moi
-nous chercherons surtout ma mère, que vous avez tant
-aimée et qui vous l'a si bien rendu, et tout en regrettant
-les qualités et un charme dont peut-être on ne
-reverra pas un second exemple, nous jouirons tous les
-deux en pensant qu'au moins elle est morte de sa mort
-naturelle et que ses yeux n'ont point vu des horreurs
-qui m'ont plus d'une fois fait rougir d'être homme.</p>
-
-<p>«J'ai mené une vie assez tranquille dans mon exil,
-ou plutôt j'y suis resté dans une léthargie assez douce,
-troublée seulement par des cris confus qu'il me semblait
-entendre se lever de ma triste patrie, et parmi lesquels
-je distinguais les voix les plus chères. Mais encore une
-fois, essayons bien sincèrement de n'y plus penser; la
-vieillesse jusqu'à ces derniers temps ne vivait, dit-on,
-que de souvenirs, il faut que la nôtre vive d'oubli...</p>
-
-<p>«Je vous vois dans votre solitude, telle que je vous
-y ai vue, et telle que j'espère encore vous y voir,
-faisant du bien et puis encore du bien, sans en avoir
-ni en désirer, charmant tout ce qui vous approche,
-<span class="pagenum"><a id="Page_539"> 539</a></span>
-aidant tout ce qui vous invoque, et enseignant à vos
-frais le secret d'être heureux à bon marché.</p>
-
-<p>«Je vois votre humanité s'étendre, comme dit
-Panpan, sur tout être qui vit, je vous vois remercier
-vos b&oelig;ufs de leur travail, vos vaches de leur lait, vos
-poules de leurs &oelig;ufs, vos moutons de leur laine, et
-surtout vos amis de leur bonheur et vos paysans de
-leur reconnaissance. J'aime surtout ce que vous me dites
-des agneaux qui circulent chez vous à la place des écus;
-ce n'est point de la fausse monnaie; aussi je vous en
-crois beaucoup moins prodigue que vous ne l'étiez de
-l'autre.</p>
-
-<p>«Pourquoi y a-t-il si peu de créatures humaines qui
-vous ressemblent, les fondateurs de religion n'auraient
-pas eu la peine d'imaginer un paradis.»</p>
-
-<p>Mme Durival, fidèle à la mémoire de Panpan, se
-demandait si le temps n'était pas venu de tenir la promesse
-qu'elle avait faite à son ami mourant et de
-publier ses &oelig;uvres<a id="FNanchor_211" href="#Footnote_211" class="fnanchor">&nbsp;[211]</a>. Persuadé que le chevalier avait
-gardé pieusement le souvenir de l'ami de sa mère, elle
-lui écrivit pour lui faire part de son projet et solliciter
-sa collaboration:</p>
-
-<p>«Il serait plus que temps de vous parler d'une chose
-qui nous intéresse tous les deux, c'est la mémoire du
-bon Panpan. M. d'Estournel, qui est un des plus dignes
-et des meilleurs hommes que je connaisse, s'est adressé
-à moi pour examiner les ouvrages, ou pour mieux dire
-<span class="pagenum"><a id="Page_540"> 540</a></span>
-les jeux de notre vieil ami, afin de les mettre, s'il est
-possible, en état d'être imprimés au profit des deux
-personnes à qui le pauvre homme les avait légués. Je
-doute (entre nous soit dit) que, vu la négligence que
-j'ai connue à l'auteur et la sévérité que je remarque en
-ce moment parmi les lecteurs, l'édition de ces soi-disant
-&oelig;uvres puisse être d'un grand rapport. Mais
-enfin nous le tenterons et nous obtiendrons peut-être,
-d'Estournel et moi, que l'édition se fasse aux frais du
-gouvernement.</p>
-
-<p>«Je compte faire quelques avertissements qui me
-paraissent nécessaires pour transporter de temps en
-temps le lecteur à Lunéville, car c'est là qu'il faut se
-placer pour voir Panpan dans son jour, mais cela ne
-suffira point, et il faudrait une petite notice du caractère,
-de la conduite et de la vie de ce bon épicurien, qui réunissait
-tant de contraires, qui montrait tant de petitesses,
-et qui cachait tant de grandeurs; qui était l'égal de tous
-ses amis, sans jamais s'élever ni s'abaisser; qui, sous les
-dehors d'un sujet respectueux, voilait l'âme noble d'un
-républicain; qui dans la faiblesse qu'il affectait a montré
-plus de suite et de constance que beaucoup d'hommes qui
-aspiraient à la force de caractère; qui aimait le monde
-en bon philosophe, sa patrie en bon citoyen, et sa ville
-en bon bourgeois; qui estimait de la fortune ce qu'il lui
-en fallait et méprisait le reste; enfin un homme qui se
-croyait égoïste en remplissant tous ses devoirs; qui avait
-plus d'esprit qu'il ne s'en trouvait, et qui, au lieu de
-s'enorgueillir de son mérite, s'amusait de ses ridicules...»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_541"> 541</a></span>
-Mais Boufflers est vieux, fatigué, aussi la proposition
-de Mme Durival le laisse-t-elle très froid. Il répond
-cependant, parce qu'il ne peut pas faire autrement;
-mais sous des prétextes plus ou moins habiles, il se
-dérobe et se déclare indigne d'élever un monument à la
-mémoire de Panpan. Mme Durival, qui l'a si bien
-connu, qui l'a si bien apprécié, n'est-elle pas toute
-désignée pour ce rôle flatteur?</p>
-
-<p>«Je l'ai beaucoup vu, comme vous savez, ma bonne
-amie, répond le chevalier, mais dans un temps où je
-n'étais rien moins qu'observateur, dans un temps où la
-servante de Molière m'aurait distrait de son maître; je
-connais très peu des événements de sa vie... tout ce que
-j'en dirais ne serait point assez détaillé ni assez ressemblant.</p>
-
-<p>«C'est à vous que je voudrais confier le soin de le
-peindre et de le raconter; votre esprit prématuré vous
-a mise à portée, dès votre première jeunesse, de juger de
-son âge mûr; vous ne l'avez presque pas quitté, vous
-pourriez mieux que personne, tant d'après ses récits
-que d'après ceux des autres, le suivre dans tout le cours
-de sa vie, qui ressemble à une longue navigation à petit
-vent sur une eau tranquille; et, présenté par vous dans
-ses véritables traits, cet homme, si souvent offert à la
-risée de ses contemporains, pourrait prétendre aux
-applaudissements de la postérité.»</p>
-
-<p>Le résultat fut qu'on ne donna aucune suite aux
-idées de Mme Durival et que les &oelig;uvres littéraires de
-Panpan demeurèrent dans l'éternel oubli.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_542"> 542</a></span>
-Quand l'Institut fut constitué, Boufflers fut appelé à
-en faire partie. En 1805 il prononça l'éloge de son oncle le
-maréchal de Beauvau et aussi celui de l'abbé Barthélemy.
-Il s'empressa d'envoyer ses discours à Mme Durival et
-il lui disait en même temps les attaques injustes et
-violentes auxquelles ses opinions l'exposaient. Il lui
-écrivait très noblement:</p>
-
-<p>«Vous avez paru contente de l'éloge de M. Barthélemy?.
-J'aime bien mieux que vous en jugiez d'après vous que
-d'après quelques journalistes, qui pourraient ou trop
-l'exalter ou trop le dépriser, selon qu'ils auront le noble
-courage de soutenir les hommes accusés de philosophie,
-ou l'audace honteuse de les insulter; ce n'est pas que je
-sois d'aucun parti, car tout parti a un projet, et je n'en
-ai point d'autre que de vieillir tranquillement; mais,
-dût-il m'en coûter le repos de ma vie, je m'en tiens à
-penser selon ma raison et à parler selon ma pensée,
-également éloigné de vouloir maîtriser l'opinion d'autrui,
-ou asservir la mienne; du reste, je ne me mêle d'aucune
-querelle, quoiqu'on m'en fasse beaucoup, et je n'y
-réponds que par le mépris qui est dû à des ennemis
-qu'on ne connaît pas. Souvent même je jouis intérieurement
-de l'absurdité de presque toutes les injures que
-je reçois et je me persuade au moins que ceux de qui
-elles me viennent n'en pensent rien.»</p>
-
-<p>Jamais le chevalier ne laisse parler son c&oelig;ur comme
-avec Mme Durival. Elle était la grande amie de sa
-mère, elle est pour lui la dernière survivante d'une
-<span class="pagenum"><a id="Page_543"> 543</a></span>
-époque adorable à jamais disparue. Il aime à lui raconter
-sa vie, à lui parler de son intérieur, de sa femme, et
-il le fait en termes délicieux:</p>
-
-<p>«Cet intérieur est plus heureux que s'il était plus
-brillant. En perdant mes avantages, mes biens et mes
-espérances, j'ai vu que je n'avais perdu que des apparences
-et que la réalité me restait. Tout notre véritable
-avoir consiste dans la pensée et le sentiment, et à cet
-égard chaque homme est au dedans de lui une vraie
-mine, plus ou moins riche...</p>
-
-<p>«Toutes mes affections sont à peu près concentrées
-dans une personne que vous feriez l'héritière de votre
-passion pour ma mère, comme j'en ai fait l'héritière de
-son nom. Vous retrouveriez presque à chaque instant la
-même âme, les mêmes goûts, le même esprit, la même
-égalité dans le fonds, la même variété dans la forme,
-et ces caprices innocents, et ces traits inattendus, et
-cette grâce indéfinissable, et en même temps cette simplicité
-incorruptible que nous avons admirée dans votre
-ancienne amie jusque dans les dernières années...</p>
-
-<p>«En disant, en vérité, que notre fortune nous suffit,
-c'est lui faire honneur et à nous encore davantage.
-Cependant Horace ne nous a pas trompés en nous disant
-tant de bien de la médiocrité; il n'y a que manière de s'y
-prendre avec elle pour en tirer parti; elle ressemble à
-un instrument borné, mais qui suffit à un virtuose, et qui
-a le mérite de garder mieux l'accord parce qu'il a moins
-de cordes. Une grande fortune a trop de tenants et
-d'aboutissants, elle exige encore plus de vous qu'elle
-<span class="pagenum"><a id="Page_544"> 544</a></span>
-ne vous donne... enfin un grand vaisseau est toujours
-plus difficile à gouverner qu'une chaloupe.</p>
-
-<p>«Vous parlerai-je à présent de ma demeure? J'en ai
-deux, l'une à la campagne, mais c'est à peu près comme
-celles du rat de ville et du rat des champs, c'est-à-dire
-deux trous. Dans notre appartement de ville nous remplaçons
-un commissaire de quartier que l'humidité en
-avait chassé. Quant à notre maison de campagne, elle
-conviendrait mieux à un vicaire qu'à un curé, mais elle
-a du moins, à nos yeux, le mérite de nous appartenir.</p>
-
-<p>«Tout notre domaine consiste dans un assez grand
-jardin fruitier et potager qui promet beaucoup au printemps,
-et qui, selon la triste coutume de la nature, tient
-peu en automne. Mais ce jardin, tantôt béni, tantôt
-maudit, nourrit ses maîtres et même il les abreuve, car
-j'y ai une petite vigne avec un petit pressoir, et nous
-avons le bon esprit, et peut-être la bonne bêtise, de
-trouver notre vin le meilleur des environs de Paris à
-plus de vingt lieues à la ronde; et nous trouvons du
-moins qu'il n'y a point de plus douce ivresse que de
-s'enivrer à son tonneau.»</p>
-
-<p>Il achève de peindre sa situation morale par cette
-phrase exquise et d'une si charmante philosophie:</p>
-
-<p>«Voilà ma situation: si je n'ai pas davantage, c'est la
-faute du sort; si je n'ai point assez, c'est la mienne.»</p>
-
-<p>Pas une lettre du chevalier où il ne couvre d'éloges
-la vieille amie de sa mère, où il ne rende justice pleine
-et entière aux rares qualités de son esprit et de son
-c&oelig;ur. En 1806 il lui écrit encore:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_545"> 545</a></span></p>
-<p class="date">«Paris, 4 octobre 1806,<br />
-rue Verte Saint-Honoré, n<sup>o</sup> 36.</p>
-
-<p>«... Vous vous ressemblerez donc toujours, chère et
-brave amie, c'est-à-dire que vous serez toujours nouvelle
-et que personne autre ne vous ressemblera jamais. Le
-temps a beau faire, il n'a pas plus de prise sur votre
-esprit que le fer sur le diamant, et s'il y touche, c'est
-pour le brillanter... Tâchez, si jamais le sort me permet
-de revoir ma patrie, que j'y retrouve au moins celle qui,
-avec ma mère, en faisait l'ornement. Je vous vois d'ici
-comme je vous ai vue pendant les deux charmants jours
-que j'ai passés à Sommerviller, vous mettant tout
-naturellement à la portée de chacun, et au-dessus de
-tous par la simplicité de vos manières et la hauteur de
-vos sentiments; montrant sans affectation et sans effort
-comment il faut supporter les coups de la fortune, les
-peines de la vie et même l'injustice des hommes; aidant
-les uns de vos conseils, les autres de vos bienfaits,
-répandant, pour le bonheur de tout ce qui vous entoure,
-votre âme, votre esprit et le peu qui vous reste d'argent,
-car on a pu vous empêcher d'être riche, mais non pas
-d'être généreuse.»</p>
-
-<p>A partir de 1807, Mme de Boufflers commença à
-souffrir de rhumatismes très douloureux et elle se trouvait
-souvent dans l'impossibilité de marcher. On lui
-conseilla les eaux de Plombières et elle s'y rendait
-chaque année dans l'espoir de trouver un soulagement
-à ses maux. Le chevalier l'y accompagnait toujours et
-<span class="pagenum"><a id="Page_546"> 546</a></span>
-il était impossible de voir mari plus tendre, plus attentif
-pour sa vieille compagne; il ne la quittait jamais;
-tantôt on le voyait lui donnant le bras pour l'aider à
-marcher; tantôt, quand les souffrances étaient trop
-vives, il la traînait dans une petite voiture en l'entourant
-de soins maternels.</p>
-
-<p>Touchée d'une si persistante affection, Mme de Boufflers
-écrivait à son fils le 31 juillet 1809:</p>
-
-<p>«J'ai pu aujourd'hui monter sur les montagnes avec
-ce bon petit père qui me portait un peu, non sur son
-dos, mais sur son bras, car il est d'une complaisance
-extrême pour moi et l'édification de tout Plombières.
-Tout le monde dit qu'on n'a jamais vu un aussi bon
-mari.»</p>
-
-<p>En 1810, pendant son séjour annuel à Plombières,
-Boufflers apprit que Mme Durival venait d'être frappée
-de paralysie et que la marche lui était devenue impossible;
-c'est la malade elle-même qui s'était chargée
-d'annoncer la triste nouvelle. Le chevalier lui écrit pour
-la consoler ces lignes touchantes:</p>
-
-<p class="date">«Plombières, ce 1<sup>er</sup> septembre 1810.</p>
-
-<p>«Ne vous plaignez ni du sort ni du temps, ma trop
-aimable amie. Je m'attristerais pour toute autre de ce
-que vous me dites de vous et des échecs que l'âge vous
-a portés, parce que je la croirais malheureuse; mais
-vous, si vous l'étiez, vous pécheriez contre vous-même
-et contre je ne sais quel bienfaiteur invisible qui,
-depuis que nous ne sommes plus jeunes, se plaît à vous
-<span class="pagenum"><a id="Page_547"> 547</a></span>
-dédommager au centuple de tout ce que vous perdez, et
-remplace pour vous des fleurs par des diamants.</p>
-
-<p>«Le don de penser vaut mieux cent fois que jeunesse
-et richesse ensemble, mais le don d'aimer le surpasse
-encore, et je vois, et je lis avec délices, que ce vilain
-monstre invisible, qui rogne tout en attendant qu'il
-abîme tout, vous a laissé votre c&oelig;ur tout entier. La
-paralysie n'a pas été jusque-là.»</p>
-
-<p>On se rappelle qu'en 1786, après la mort de Mme de
-Boufflers, le prince de Beauvau avait envoyé à Mme Durival,
-en souvenir de la fidèle amie qu'elle venait de
-perdre, une boîte enrichie de diamants, précieux souvenir
-de famille.</p>
-
-<p>En 1810, peu après son attaque de paralysie,
-Mme Durival, croyant sa fin prochaine, voulut restituer
-cette relique au chevalier, comme un nouveau gage
-d'amitié et d'intérêt. Elle chargea son amie, Mme Noël,
-qui se rendait à Paris, de la remettre à Boufflers. Ce
-dernier, touché d'une si délicate attention, répond à
-Mme Durival:</p>
-
-<p class="date">«Ce 24 septembre 1810.</p>
-
-<p>«Il faut que vous ayez presque autant d'esprit que de
-bonté, chère amie: je dis <i>presque</i>, parce que ce qui vaut
-le mieux est sûrement ce dont vous avez le plus. Vous
-avez deviné ce qui me charmerait, ce qui me toucherait
-de préférence à tout le reste dans les souvenirs de notre
-ancienne félicité, et vous m'envoyez ce que j'ai vu cent
-fois, mille fois dans les mains de ma (j'ai pensé dire de
-<span class="pagenum"><a id="Page_548"> 548</a></span>
-notre) pauvre mère, et qui a toujours l'air de m'annoncer
-qu'elle va reparaître d'un moment à l'autre dans ma
-chambre. Je cherche des paroles pour vous exprimer ce
-que je sens, vous seule pourriez me les fournir...»</p>
-
-<p>«Nous avons vu, Mme de Boufflers et moi, Mme Noël
-avec un vrai plaisir. Elle m'a paru digne de la fée qui a
-présidé à son éducation, et la manière dont elle m'a
-parlé de vous m'a prouvé que son esprit s'était élevé
-jusqu'à vous juger, c'est-à-dire à vous admirer, ce qui
-est synonyme<a id="FNanchor_212" href="#Footnote_212" class="fnanchor">&nbsp;[212]</a>.»</p>
-
-<p>Il ajoute:</p>
-
-<p>«Je vous envoie mon essai <i>Sur le libre arbitre</i>, dont
-on a dit plus de mal que je n'en pense, avec deux
-pauvres petits contes qui m'ont paru avoir assez de
-succès. Le métier d'écrire, même pour vivre, serait fort
-joli, si on n'avait pas d'ordinaire encore plus <i>d'ennemis</i>
-écrivains que <i>d'amis</i> lecteurs... mais c'est l'armée de
-Cadmus et ces braves gens-là voudraient s'entretuer
-jusqu'au dernier.»</p>
-
-<p>«Portez-vous de votre mieux, chère amie; conservez
-soigneusement la moitié de votre personne et tâchez de
-retrouver l'autre. Et pourquoi ne viendriez-vous pas
-pour cela à Bourbonne, où ma femme compte aller
-l'année prochaine pour mettre la dernière main à sa
-guérison que les eaux de Plombières n'ont fait
-qu'ébaucher. Mais dans tous les cas, nous faisons le
-<span class="pagenum"><a id="Page_549"> 549</a></span>
-ferme propos d'aller à Sommerviller respirer l'air de
-l'amitié, que je regarde comme la médecine universelle.»</p>
-
-<p>A la lettre de son mari Mme de Boufflers avait ajouté
-ces quelques lignes:</p>
-
-<p>«Je suis trop accoutumée à partager les sentiments
-de M. de Boufflers pour ne pas me réjouir d'avance du
-plaisir qu'il se promet et qu'il veut me procurer. Et
-comment ne pas aimer une personne qui lui conserve
-une si douce amitié, et qui met tant de grâce et de délicatesse
-dans sa manière de le lui prouver? Permettez-moi,
-madame, de joindre ma reconnaissance à la sienne
-et de vous demander une petite part dans des sentiments
-qui font son bonheur.»</p>
-
-<p>En 1813 Mme de Boufflers éprouva une des plus
-douloureuses émotions de sa vie. Elle avait pour son fils
-Elzéar une affection profonde et elle souffrait cruellement
-quand il n'était pas auprès d'elle. Or le malheureux
-jeune homme s'était épris pour Mme de Staël
-d'une passion si violente qu'il passait sa vie à Coppet,
-aux pieds de l'enchanteresse. Boufflers, ému de la douleur
-de sa femme, ne craignit pas de s'adresser à
-Mme de Staël elle-même pour la supplier de renvoyer
-ce jeune homme à une mère désespérée. Enfin on put
-arracher Elzéar aux charmes de Coppet et le ramener
-sous le toit maternel. Mais une correspondance ardente
-trompait les rigueurs de la séparation. Quelle fut la
-douleur de Mme de Boufflers quand un matin, à cinq
-heures, la police fit irruption dans son domicile, et
-<span class="pagenum"><a id="Page_550"> 550</a></span>
-qu'elle vit son fils arrêté et enfermé à Vincennes. Il
-était accusé de correspondance avec les ennemis de
-l'État.</p>
-
-<p>Mme de Boufflers mit en mouvement tous ses amis
-pour obtenir la liberté du prisonnier.</p>
-
-<p>Le chevalier, de son côté, fit les démarches les plus
-actives en faveur de son beau-fils; certes il ne pouvait
-cacher qu'il avait été en relation avec la «pernicieuse»
-Mme de Staël, mais il «engageait sa tête» (ce n'est
-point, disait-il, une manière de parler) que de sa vie on
-n'aurait plus un reproche à lui faire<a id="FNanchor_213" href="#Footnote_213" class="fnanchor">&nbsp;[213]</a>.</p>
-
-<p>Grâce à ces démarches, le jeune homme finit,
-après plusieurs mois de détention, par être rendu à
-sa mère.</p>
-
-<p>Le 15 juin 1814, Boufflers fut nommé par le roi
-administrateur adjoint de la bibliothèque Mazarine. Il
-ne devait pas jouir longtemps de ces nouvelles fonctions.
-Sa santé devenait de jour en jour plus critique,
-bientôt il lui fut impossible de quitter sa chambre; après
-avoir langui quelques jours, celui qui appelait plaisamment
-la vie «une maladie mortelle», et qui avait été
-un des hommes les plus spirituels et les plus brillants
-de son temps, s'éteignait tristement et obscurément, le
-19 janvier 1815, dans son modeste logis de la rue du
-Faubourg-Saint-Honoré. Il était âgé de 77 ans<a id="FNanchor_214" href="#Footnote_214" class="fnanchor">&nbsp;[214]</a>.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_551"> 551</a></span>
-Occupé des autres jusqu'à ses derniers moments, il
-disait qu'il préférait laisser à ceux qu'il aimait un doux
-souvenir plutôt que des regrets douloureux et il avait
-demandé qu'on inscrivît sur sa tombe ces seuls mots:
-«Mes amis, croyez que je dors<a id="FNanchor_215" href="#Footnote_215" class="fnanchor">&nbsp;[215]</a>.»</p>
-
-<p>Ses volontés furent respectées et ces quelques mots
-furent gravés sur la petite colonne qu'on éleva sur sa
-sépulture au Père-Lachaise, entre les tombeaux de
-Delille et de Saint-Lambert.</p>
-
-<p>Mme de Boufflers survécut douze ans à son mari.
-«Ses malheurs et ses infirmités n'avaient pu altérer
-son égalité d'humeur: toujours bonne, toujours aimable,
-elle conservait ce charme qui plaît et qui attire, a écrit
-d'elle Mme Vigée-Lebrun.»</p>
-
-<p>Elle eut la douleur, en 1826, de perdre sa fille Delphine
-de Custine, minée par son amour pour Chateaubriand.</p>
-
-<p>Elle la suivit de près dans la tombe, car elle succomba
-le 27 février 1827.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_552"> 552</a></span>
-Elle avait composé pour elle-même cette épitaphe:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>A la fin, je suis dans le port,</p>
-<p>Qui fut de tout temps mon envie;</p>
-<p>Car j'avais besoin de la mort</p>
-<p>Pour me reposer de la vie.</p>
-</div></div>
-
-<p>Mme Durival mourut en 1819 dans sa petite campagne
-de Sommerviller, où se trouve encore sa tombe.</p>
-
-<p>Avec elle s'éteignait la dernière représentante de
-toute cette brillante pléiade, qui avait fait autrefois
-l'éclat et le charme de la cour de Lunéville, de tous ces
-aimables Épicuriens que nous avons suivis à travers
-leur existence, et que nous avons vus peu à peu vieillir,
-s'attrister et disparaître dans l'éternel repos.</p>
-
-<p>En cherchant à reconstituer les gracieuses figures de
-Mmes de Boufflers, de Boisgelin, de Sabran, de Lenoncourt,
-de Brancas, de Durival, etc., les spirituelles
-physionomies du chevalier, de Panpan, de Saint-Lambert,
-de Cerutti, etc., nous avons eu particulièrement
-pour but de faire un tableau de la vie intime d'une certaine
-classe de la société au dix-huitième siècle, et pour
-lui donner un cachet de sincérité indiscutable, nous
-avons voulu que tous nos personnages fussent «peints
-par eux-mêmes». Nous nous sommes donc volontairement
-effacé et nous leur avons laissé la parole le plus
-souvent possible. Mais en pénétrant dans leur vie de
-chaque jour, en prenant part à leurs joies, à leurs peines,
-à leurs faiblesses, nous avons fini par croire que nous
-vivions nous aussi dans leur intimité, et nous les avons
-<span class="pagenum"><a id="Page_553"> 553</a></span>
-bientôt considérés comme des amis, des amis très chers,
-très attachants.</p>
-
-<p>C'est avec une mélancolie profonde que nous disons
-un éternel adieu à toute cette petite société que nous
-avons eu tant de charme à évoquer et dont la fréquentation,
-depuis quelques années, a fait toute la douceur
-et tout l'agrément de notre vie.</p>
-
-<p>Puissions-nous l'avoir sauvée de l'oubli et avoir
-inspiré pour elle à nos lecteurs quelque sympathie!</p>
-
-<p><span class="pagenumh"><a id="Page_554"> 554</a></span></p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_555"> 555</a></span></p>
-
-
-<div class="chapter">
-<div class="footnotes">
-<h2 class="normal">NOTES:</h2>
-<div class="footnote">
-
-<p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1" class="label">[1]</a> En 1797, Mme Durival avait marié à Sommerviller deux
-jeunes gens qu'elle considérait comme ses enfants d'adoption,
-M. Noël, officier de cavalerie à l'armée de Sambre-et-Meuse, et
-Mlle Charlotte de Nismes d'Aubigny. Ils eurent plusieurs enfants.</p>
-
-<p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2" class="label">[2]</a> Voir: <i>La Cour de Lunéville au dix-huitième siècle</i>. Plon-Nourrit
-et C<sup>ie</sup>, Paris, 1904.&mdash;<i>Les dernières années de la Cour de
-Lunéville.</i> Plon-Nourrit et C<sup>ie</sup>, Paris, 1906.</p>
-
-<p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3" class="label">[3]</a> C'est pitié de visiter aujourd'hui ces appartements royaux,
-autrefois si magnifiques, et qui servent maintenant de chambrées aux
-troupes de la garnison.</p>
-
-<p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4" class="label">[4]</a> La Malgrange ne fut démolie qu'en partie.</p>
-
-<p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5" class="label">[5]</a> Elles étaient occupés par les amis les plus intimes du Roi:
-la marquise de Boufflers, le prince de Beauvau, le maréchal de Bercheny,
-le marquis de Choiseul, le marquis de Ménessaire, le chevalier
-de Boufflers, le comte de Cucé, M. Alliot.</p>
-
-<p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6" class="label">[6]</a> Bibl. de Nancy. Papiers de Devau.</p>
-
-<p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7" class="label">[7]</a> Arch. Nat. K. 1. 189.</p>
-</div>
-<div class="footnote">
-
-<p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8" class="label">[8]</a> <span class="small1">Joly</span>, <i>le Château de Lunéville</i>.</p>
-
-<p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9" class="label">[9]</a> Elle fut autorisée à faire venir à Versailles les portraits de ses
-parents, de ses grands-parents, du dauphin, de Mme Adélaïde
-et de Mme Victoire, de la princesse de Talmont, du duc et de la
-duchesse Ossolinski, du roi de Prusse et de Charles XII. (Arrêté du
-27 mars 1766. Arch. Nat. K. 1. 189.)</p>
-
-<p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10" class="label">[10]</a> Reconnaissant des bienfaits dont il avait été comblé, Tressan
-voulut élever à la mémoire de son ami un monument digne de lui
-et il composa un «portrait historique de Stanislas.» Voltaire,
-auquel il en avait envoyé un exemplaire, lui répondait: «Votre souvenir
-m'a bien touché, monsieur, et votre ouvrage a fait sur moi
-l'impression la plus tendre. Voilà comme je voudrais qu'on fît les
-oraisons funèbres; il faut que ce soit le c&oelig;ur qui parle, il faut
-avoir vécu intimement avec le mort qu'on regrette... Votre ouvrage
-est vrai, il est attendrissant, il est bien écrit... je vous remercie
-tendrement de me l'avoir envoyé.»</p>
-
-<p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11" class="label">[11]</a> <i>Souvenirs du comte de Tressan</i>, par le marquis <span class="small1">de Tressan</span>.
-Versailles, Lebon, 1897.</p>
-
-<p><a id="Footnote_12" href="#FNanchor_12" class="label">[12]</a> Le marquis de Paulmy venait de créer la bibliothèque des
-Romans; il invita Tressan à y collaborer; ce dernier accepta avec
-joie et il fit paraître successivement des romans de chevalerie tirées
-de nos vieilles chroniques: <i>le petit Jehan de Saintré</i>, <i>Gérard de
-Nevers</i>, <i>Artus de Bretagne</i>, <i>Huon de Bordeaux</i>, <i>Tristan le Léonais</i>,
-<i>Dom Ursino le Navarin</i>, les <i>Amadis</i>, etc., etc.</p>
-
-<p><a id="Footnote_13" href="#FNanchor_13" class="label">[13]</a> Voir <i>les Dernières années de la Cour de Lunéville</i>, p. 318.</p>
-
-<p><a id="Footnote_14" href="#FNanchor_14" class="label">[14]</a> Mss. de la bibliothèque de Nancy. Papiers de Devau.</p>
-
-<p><a id="Footnote_15" href="#FNanchor_15" class="label">[15]</a> Mss. de la Bibliothèque de Nancy. Papiers de Devau.</p>
-
-<p><a id="Footnote_16" href="#FNanchor_16" class="label">[16]</a> Voir <i>les Dernières années de la Cour de Lunéville</i>, p. 353.</p>
-
-<p><a id="Footnote_17" href="#FNanchor_17" class="label">[17]</a> A Mme de Choiseul, 7 septembre 1772. <i>Correspondance complète</i>
-de Mme du Deffand par le marquis de Sainte-Aulaire. Paris,
-Calmann-Lévy, 1877.&mdash;Toutes les lettres de Mme du Deffand à
-Mme de Choiseul et de Mme de Choiseul à Mme du Deffand citées
-dans ce volume sont extraites de cette correspondance.</p>
-
-<p><a id="Footnote_18" href="#FNanchor_18" class="label">[18]</a> <i>&OElig;uvres complètes de Voltaire.</i> Paris, Garnier frères.&mdash;Toutes
-les lettres de Voltaire citées dans ce volume sont tirées de l'édition
-Garnier frères.</p>
-
-<p><a id="Footnote_19" href="#FNanchor_19" class="label">[19]</a> Il avait en effet donné des soins au Prince.</p>
-
-<p><a id="Footnote_20" href="#FNanchor_20" class="label">[20]</a> Ces Dumont étaient rebouteurs de père en fils depuis deux
-siècles, et ils se transmettaient leurs secrets. On les appelait les Valdajoux,
-du nom de la vallée qu'ils habitaient.</p>
-
-<p><a id="Footnote_21" href="#FNanchor_21" class="label">[21]</a> En 1769, la duchesse de Luynes se démit le bras et ses chirurgiens
-le lui remirent si mal, qu'elle resta estropiée; on voulait
-même lui couper le membre malade, lorsqu'on songea à faire venir
-le célèbre Dumont. Ce dernier fit souffrir à la duchesse un véritable
-martyre pendant plusieurs heures, mais elle retrouva l'usage complet
-de son bras. Quelques jours après, Dumont, sortant de son hôtel le
-soir, fut attaqué par deux hommes et il reçut un coup d'épée; on
-accusa les chirurgiens ordinaires de la duchesse de cette basse vengeance.</p>
-
-<p><a id="Footnote_22" href="#FNanchor_22" class="label">[22]</a> Toutes les lettres de Mme de Boufflers à Panpan, citées dans
-ce volume, et dont l'origine n'est pas indiquée, font partie de notre
-collection particulière. Elles proviennent de la collection de
-M. Meaume. Nous avons tout lieu de croire ces lettres inédites,
-mais nous n'affirmons rien.</p>
-
-<p><a id="Footnote_23" href="#FNanchor_23" class="label">[23]</a> Femme de chambre de Panpan. C'était plutôt une dame de
-compagnie.</p>
-
-<p><a id="Footnote_24" href="#FNanchor_24" class="label">[24]</a> L'abbesse de Saint-Antoine, Gabrielle-Charlotte, née le 28 octobre
-1724, était une s&oelig;ur cadette de la marquise de Boufflers.</p>
-
-<p><a id="Footnote_25" href="#FNanchor_25" class="label">[25]</a> Tressan, toujours méchant, s'écriait un jour en voyant
-Mme de Bassompierre qui était fort belle et fort désagréable: «Fi!
-qu'elle est belle!»</p>
-
-<p><a id="Footnote_26" href="#FNanchor_26" class="label">[26]</a> Le duc de Boufflers étant mort en 1747, sa veuve épousa,
-en 1750, Charles-Frédéric de Montmorency, maréchal et duc de
-Luxembourg; il mourut lui-même en 1764 et la maréchale se
-trouva veuve pour la seconde fois.&mdash;Voir <i>La Cour de Lunéville au
-dix-huitième siècle</i>, p. 127 et suiv.</p>
-
-<p><a id="Footnote_27" href="#FNanchor_27" class="label">[27]</a> A Walpole, 1768.</p>
-
-<p><a id="Footnote_28" href="#FNanchor_28" class="label">[28]</a> 28 mai 1769.</p>
-
-<p><a id="Footnote_29" href="#FNanchor_29" class="label">[29]</a> Marmontel.</p>
-
-<p><a id="Footnote_30" href="#FNanchor_30" class="label">[30]</a> Le duc habitait, rue de Tournon, un magnifique hôtel qui avait
-été autrefois la demeure de Concini; c'était le rendez-vous de la
-meilleure société.</p>
-
-<p><a id="Footnote_31" href="#FNanchor_31" class="label">[31]</a> Il appartint plus tard à la reine Hortense.</p>
-
-<p><a id="Footnote_32" href="#FNanchor_32" class="label">[32]</a> Il avait appartenu à Gabrielle d'Estrées et devint plus tard la
-propriété de M. de Sommariva.</p>
-
-<p><a id="Footnote_33" href="#FNanchor_33" class="label">[33]</a> Mme d'Épinay quitta La Chevrette en 1760.&mdash;La situation
-embarrassée de son mari l'obligea à la louer.</p>
-
-<p><a id="Footnote_34" href="#FNanchor_34" class="label">[34]</a> <span class="small1">Boufflers</span>, <i>&OElig;uvres posthumes</i>.</p>
-
-<p><a id="Footnote_35" href="#FNanchor_35" class="label">[35]</a> Toutes les lettres de Mme de Lenoncourt à Panpan, citées
-dans ce volume nous ont été gracieusement communiquées par
-Mlles de Ravinel, Mme Léon Noël et le capitaine Noël.</p>
-
-<p><a id="Footnote_36" href="#FNanchor_36" class="label">[36]</a> Voir <i>la Cour de Lunéville</i>, p. 264.</p>
-
-<p><a id="Footnote_37" href="#FNanchor_37" class="label">[37]</a> Le chevalier lui-même écrivait en 1778 à Mme de Sabran, à
-propos d'une soirée à Marly: «Le jeu est devenu si fou qu'il n'est
-plus tentant.»</p>
-
-<p><a id="Footnote_38" href="#FNanchor_38" class="label">[38]</a> Mme du Deffant à Walpole, 7 mars 1770.</p>
-
-<p><a id="Footnote_39" href="#FNanchor_39" class="label">[39]</a> <i>&OElig;uvres posthumes.</i></p>
-
-<p><a id="Footnote_40" href="#FNanchor_40" class="label">[40]</a> Walpole l'appelait «l'empereur des fées» tant il était petit.</p>
-
-<p><a id="Footnote_41" href="#FNanchor_41" class="label">[41]</a> La reine Marie Leczinska mourut le 24 juin 1768.</p>
-
-<p><a id="Footnote_42" href="#FNanchor_42" class="label">[42]</a> Contrôleur général de 1763 à 1768.</p>
-
-<p><a id="Footnote_43" href="#FNanchor_43" class="label">[43]</a> Chilly Mazarin, dont les propriétaires donnaient des fêtes
-superbes.</p>
-
-<p><a id="Footnote_44" href="#FNanchor_44" class="label">[44]</a> Panpan possédait dans les environs de Lunéville une petite
-maison de campagne où il se rendait l'été; il l'avait baptisé Tempé
-en souvenir de la célèbre vallée de la Grèce.</p>
-
-<p><a id="Footnote_45" href="#FNanchor_45" class="label">[45]</a> Mme de Boufflers s'efforçait d'obtenir pour Panpan une pension
-sur le <i>Mercure</i>.</p>
-
-<p><a id="Footnote_46" href="#FNanchor_46" class="label">[46]</a> Tout le monde croyait alors au succès des plans financiers de
-l'abbé Terray.</p>
-
-<p><a id="Footnote_47" href="#FNanchor_47" class="label">[47]</a> Voir <i>les Dernières années de la Cour de Lunéville</i>, p. 369.</p>
-
-<p><a id="Footnote_48" href="#FNanchor_48" class="label">[48]</a> Ces trois lettres nous ont été communiquées par le comte de
-Croze-Lemercier.</p>
-
-<p><a id="Footnote_49" href="#FNanchor_49" class="label">[49]</a> <span class="small1">Grimm</span>, <i>Correspondance littéraire</i>, 1762.</p>
-
-<p><a id="Footnote_50" href="#FNanchor_50" class="label">[50]</a> <i>Id.</i>, <i>ibid.</i>, 1777.</p>
-
-<p><a id="Footnote_51" href="#FNanchor_51" class="label">[51]</a> Mss. de la Bibl. de Nancy. Papiers de Devau.</p>
-
-<p><a id="Footnote_52" href="#FNanchor_52" class="label">[52]</a> Surnom que Mme du Deffant avait donné à Mmes de Boufflers,
-de Boisgelin et de Cambis.</p>
-
-<p><a id="Footnote_53" href="#FNanchor_53" class="label">[53]</a> Communiquée par M. le comte de Croze-Lemercier.</p>
-
-<p><a id="Footnote_54" href="#FNanchor_54" class="label">[54]</a> <span class="small1">Grimm</span>, <i>Correspondance littéraire</i>, 1769.</p>
-
-<p><a id="Footnote_55" href="#FNanchor_55" class="label">[55]</a> La bataille de Steinkerque (3 août 1692), gagnée par le maréchal
-de Luxembourg sur Guillaume d'Orange.</p>
-
-<p><a id="Footnote_56" href="#FNanchor_56" class="label">[56]</a> Clément (1742-1812), après avoir été professeur à Dijon, était
-venu à Paris pour faire le métier de «chamailleur.» Pour attirer
-l'attention sur lui il s'était attaqué à cinq ou six poètes à la fois,
-Saint-Lambert, Dorat, l'abbé Delille, Watelet, Lemierre, etc.</p>
-
-<p><a id="Footnote_57" href="#FNanchor_57" class="label">[57]</a> <i>Observations critiques sur les poèmes des Saisons, de la déclamation
-et de la peinture.</i> Genève et Paris, Legay, in-8<sup>o</sup>, 1770.</p>
-
-<p><a id="Footnote_58" href="#FNanchor_58" class="label">[58]</a> <span class="small1">Grimm</span>, <i>Correspondance littéraire</i>, 1771.</p>
-
-<p><a id="Footnote_59" href="#FNanchor_59" class="label">[59]</a> Panpan désignait sous le nom de «compères» et «commères»
-ses amis et amies de Lunéville qui formaient sa petite société journalière.</p>
-
-<p><a id="Footnote_60" href="#FNanchor_60" class="label">[60]</a> La princesse Christine de Saxe, abbesse de Remiremont;
-voir <i>les Dernières années de la Cour de Lunéville</i>, p. 360.</p>
-
-<p><a id="Footnote_61" href="#FNanchor_61" class="label">[61]</a> Le prince de Beauvau faisait bâtir l'hôtel qui est actuellement
-le ministère de l'intérieur.</p>
-
-<p><a id="Footnote_62" href="#FNanchor_62" class="label">[62]</a> L'hôtel de Craon, à Nancy, où est installé actuellement la
-Cour d'appel, avait été vendu par le prince, en 1751; il s'agit évidemment
-ici de l'hôtel de Craon, à Lunéville; il était situé le long
-du parc du château.</p>
-
-<p><a id="Footnote_63" href="#FNanchor_63" class="label">[63]</a> On parlait de frapper les revenus d'un troisième vingtième.</p>
-
-<p><a id="Footnote_64" href="#FNanchor_64" class="label">[64]</a> M. I. Chénier a écrit dans l'Épître à Voltaire:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>La Harpe, aux sombres bords, t'aura conté, peut-être,</p>
-<p>Des préjugés bannis le burlesque retour,</p>
-<p>Et comment il advint que lui-même, un beau jour,</p>
-<p>De convertir le monde eut la sainte manie.</p>
-<p>Tu lui pardonneras, il a fait <i>Mélanie</i>.</p>
-</div></div>
-
-<p><a id="Footnote_65" href="#FNanchor_65" class="label">[65]</a> <i>Mélanie</i>, drame en trois actes. Il fut imprimé secrètement à
-Paris sous la rubrique: Amsterdam, 1770.</p>
-
-<p><a id="Footnote_66" href="#FNanchor_66" class="label">[66]</a> L'on sait, sans qu'il soit nécessaire d'insister, les difficultés
-qu'éprouvait le Dauphin à donner à son épouse des marques de sa
-tendresse. Il dut à plusieurs reprises, et très à contre-c&oelig;ur du reste,
-subir de légères opérations. Mme de Lenoncourt faisait plaisamment
-allusion à cette situation quand elle écrivait à Panpan: «Le
-Dauphin me fait pitié; ils lui ont fait encore une opération. On le
-tourmente comme pour lui faire prendre une médecine. Je suis persuadé
-qu'avec ces manières-là on en aurait dégoûté le chevalier de
-Beauvau lui-même!»</p>
-
-<p><a id="Footnote_67" href="#FNanchor_67" class="label">[67]</a> Cet ouvrage avait paru en 1770, sous le titre: <i>Prospectus d'un
-nouveau dictionnaire de commerce</i>. Paris, 1770, in-8<sup>o</sup>.</p>
-
-<p><a id="Footnote_68" href="#FNanchor_68" class="label">[68]</a> Thomas (1732-1785), de l'Académie française. L'archevêque
-de Toulouse, Charles de Loménie de Brienne, élu à l'académie en
-1770, prononça le 6 septembre son discours de réception. Thomas
-répondit en qualité de directeur. Cette réponse donna lieu à des
-interprétations auxquelles Thomas n'avait pas songé. Le duc d'Aiguillon
-se plaignit au Roi par l'intermédiaire de Mme du Barry et
-l'avocat général Séguier adressa une plainte à Maupeou.&mdash;Les discours
-de l'archevêque et de Thomas ne furent imprimés qu'en 1808.</p>
-
-<p><a id="Footnote_69" href="#FNanchor_69" class="label">[69]</a> Communiquée par le comte de Croze-Lemercier.</p>
-
-<p><a id="Footnote_70" href="#FNanchor_70" class="label">[70]</a> Communiquée par le comte de Croze-Lemercier.</p>
-
-<p><a id="Footnote_71" href="#FNanchor_71" class="label">[71]</a> Il l'appelle sa mère par plaisanterie, de même qu'elle l'appelait
-son fils.</p>
-
-<p><a id="Footnote_72" href="#FNanchor_72" class="label">[72]</a> Communiquée par le capitaine Noël.</p>
-
-<p><a id="Footnote_73" href="#FNanchor_73" class="label">[73]</a> Toutes les lettres de Boufflers au prince de Beauvau contenus
-dans ce chapitre nous ont été communiquées par Mme *** qui
-nous a demandé de ne pas la nommer.</p>
-
-<p><a id="Footnote_74" href="#FNanchor_74" class="label">[74]</a> Mlle de Beauvau avait épousé en 1767 le prince de Poix, fils
-du comte de Noailles. La jeune fille n'avait alors que quatorze ans
-et on lui en aurait donné douze.</p>
-
-<p><a id="Footnote_75" href="#FNanchor_75" class="label">[75]</a> 6 juillet 1771.</p>
-
-<p><a id="Footnote_76" href="#FNanchor_76" class="label">[76]</a> Voir <i>la Disgrâce du duc et de la duchesse de Choiseul</i>, par Gaston
-<span class="small1">Maugras</span>. Plon-Nourrit et C<sup>ie</sup>.</p>
-
-<p><a id="Footnote_77" href="#FNanchor_77" class="label">[77]</a> Mme du Deffant à Walpole.</p>
-
-<p><a id="Footnote_78" href="#FNanchor_78" class="label">[78]</a> Grimm écrit à cette époque dans la <i>Correspondance littéraire</i>:</p>
-
-<p class="date">«7 janvier 1771.</p>
-
-<p>«Un jeune éléphant de cinq ans qu'on montre ici depuis quelques
-jours, pour de l'argent, a donné lieu au quatrain suivant:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Cet éléphant, sorti d'Asie,</p>
-<p>Vient-il amuser nos badauds?</p>
-<p>Non: il vient avec ses rivaux</p>
-<p>Concourir à l'Académie.</p>
-</div></div>
-
-<p>«Ma foi, la plupart de ceux qui se présentent en ce moment-ci
-seraient fort heureux d'avoir autant d'intelligence que cet animal
-en a dans sa trompe.»&mdash;Duclos disait ces jours passés: «Messieurs,
-parlons de l'éléphant; c'est la seule bête un peu considérable
-dont on puisse parler en ce temps-ci sans danger.»</p>
-
-<p><a id="Footnote_79" href="#FNanchor_79" class="label">[79]</a> <i>Souvenirs du comte de Tressan</i>, par le marquis <span class="small1">de Tressan</span>.</p>
-
-<p><a id="Footnote_80" href="#FNanchor_80" class="label">[80]</a> <span class="small1">Boufflers</span>, <i>&OElig;uvres posthumes</i>.&mdash;Le chevalier a l'air de croire
-que sa mère s'est retirée à Nancy aussitôt après la mort de Stanislas.
-Il s'est écoulé six ans au moins avant que M. de Boufflers ne
-vienne s'établir à Nancy.</p>
-
-<p><a id="Footnote_81" href="#FNanchor_81" class="label">[81]</a> Mss. de la Bibliothèque de Nancy. Papiers de Devau.</p>
-
-<p><a id="Footnote_82" href="#FNanchor_82" class="label">[82]</a> Nous n'avons pu savoir exactement où habitait Mme de Boufflers.
-Du temps de Stanislas, elle possédait une maison rue de la
-Salpêtrière, mais l'avait-elle encore en 1771? Pendant la Révolution,
-le chevalier était propriétaire d'une maison, rue de la Montagne, 240.
-Elle fut vendue le 29 nivôse an III, à Claude Beaupré, comme bien
-d'émigré. Était-ce la maison de sa mère? C'est assez probable.</p>
-
-<p><a id="Footnote_83" href="#FNanchor_83" class="label">[83]</a> C'est actuellement le n<sup>o</sup> 3 de la rue de Lorraine. L'hôtel est à
-deux étages, flanqué de deux petits pavillons plus bas. Il donne, au
-nord, sur les bosquets, au midi, sur un jardin qui l'isole de la rue de
-Lorraine.</p>
-
-<p><a id="Footnote_84" href="#FNanchor_84" class="label">[84]</a> Nous empruntons une partie de ces détails à l'intéressant
-article de <span class="small1">M. V. Jacques</span>: Cerutti et le salon de la duchesse de
-Brancas. <i>Annales de l'Est</i>, 1888.</p>
-
-<p><a id="Footnote_85" href="#FNanchor_85" class="label">[85]</a> Le château de Fléville fut bâti vers 1533 par Nicolas de Lutzelbourg,
-gouverneur de Nancy.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="Page_180"> 180</a></span>
-siècle, elle appartenait au prince de Beauvau-Fléville,
-frère aîné de ce prince de Craon, dont nous
-avons longuement parlé au début de cet ouvrage. Elle
-passa ensuite à son fils, tué en 1743, et ensuite à sa
-fille, la marquise des Armoises, qui l'habita jusqu'à sa
-mort en 1766. A ce moment le domaine passa entre les
-mains du prince de Beauvau qui, après y avoir séjourné
-de temps à autre pendant quelques années, le loua à
-Mme de Brancas.</p>
-
-<p>Le comte <span class="small1">de Ludre</span>, dans son <i>Histoire de la chevalerie de Lorraine</i>,
-écrit: «C'est le spécimen le plus réussi du style de la Renaissance
-appliqué aux maisons des gentilshommes dans notre pays. Nicolas
-respecta le donjon historique, mais tout le reste de la noble forteresse
-fut abattu pour faire place à un château, qui n'a d'égal comme
-élégance et pureté de style qu'Azay-le-Rideau, en Touraine.»</p>
-
-<p>Le château forme un quadrilatère entouré de fossés. Au fond, le
-corps de logis principal; de chaque côté, deux ailes, dont l'une est
-encore flanquée du donjon féodal. Autrefois un quatrième bâtiment,
-plus bas que les trois autres et percé d'un portail monumental, réunissait
-les deux ailes et fermait la cour du côté de l'entrée. Ce dernier
-bâtiment a disparu et a fait place à une balustrade ornée de
-superbes vases rocaille en pierre. Cette transformation qui, si elle a
-altéré le plan primitif, a donné de l'air et de la gaieté au château,
-a du être faite du temps de Mme des Armoises.</p>
-
-<p>Nous devons tous ces détails ainsi que ceux sur les demeures de
-Panpan et de Mme de Boufflers à M. de Conigliano, qui a bien voulu
-se mettre à notre disposition avec une extrême bonne grâce et nous
-faire profiter de sa rare érudition.</p>
-
-<p><a id="Footnote_86" href="#FNanchor_86" class="label">[86]</a> Voir: <i>Les dernières années de la Cour de Lunéville</i>, p. 338.</p>
-
-<p><a id="Footnote_87" href="#FNanchor_87" class="label">[87]</a> Mss. de la Bibl. de Nancy. Papiers de Devau.</p>
-
-<p><a id="Footnote_88" href="#FNanchor_88" class="label">[88]</a> Famille anglaise avec laquelle Mme de Boufflers s'était liée.</p>
-
-<p><a id="Footnote_89" href="#FNanchor_89" class="label">[89]</a> Médecin de Panpan.</p>
-
-<p><a id="Footnote_90" href="#FNanchor_90" class="label">[90]</a> Communiquée par le capitaine Noël.</p>
-
-<p><a id="Footnote_91" href="#FNanchor_91" class="label">[91]</a> Mss. de la Bibl. de Nancy. Papiers de Devau.</p>
-
-<p><a id="Footnote_92" href="#FNanchor_92" class="label">[92]</a> <i>L'homme dangereux.</i> Cette pièce, d'abord anonyme, fut acceptée
-et reçue par les comédiens comme une satire contre Palissot.
-Quand on sut qu'elle était de lui, le parti philosophique fit émeute
-le jour même de la première et empêcha la représentation. On dut
-rendre l'argent au public.</p>
-
-<p><a id="Footnote_93" href="#FNanchor_93" class="label">[93]</a> La suscription de cette lettre est ainsi conçue:</p>
-
-
-<p>à Monsieur<br />
-<span class="i3"><i>Madame</i> de Vaux</span><br />
-<span class="i3">lecteur</span><br />
-<span class="i3"><i>lectrice</i> du feu roi</span><br />
-<span class="i9">à Lunéville.</span><br />
-(Le timbre de la poste de Nancy.)</p>
-
-<p><a id="Footnote_94" href="#FNanchor_94" class="label">[94]</a> <i>Extrait du registre des actes de l'état civil de Haroué.</i></p>
-
-<div class="blockquote">
-<p>«L'an mil sept cent soixante et douze, le douze du mois de
-juillet vers les dix heures et demie du matin, est décédé de maladie,
-en cette paroisse, très haute et très puissante princesse Anne-Marguerite,
-née comtesse de Ligniville et princesse de Craon, grande
-d'Espagne de la 1<sup>re</sup> classe, marquise de Craon, baronne d'Autrey,
-dame de Morlay, etc., etc., douairière de feu très haut et très
-puissant seigneur Marc de Beauvau, prince de Craon et du Saint-Empire
-Romain, marquis, seigneur de Craon et autres lieux, chevalier
-de la Toison d'or, grand écuyer de Lorraine, grand d'Espagne
-de la première classe, âgée d'environ quatre-vingt-six ans,
-après avoir été confessée, reçu le saint viatique et l'extrême-onction
-avec les sentiments les plus religieux, et une dévotion des
-plus exemplaires; elle a donné toute sa vie les marques les plus
-éclatantes de sa piété; ses charités immenses lui ont mérité le titre
-glorieux de Mère des Pauvres; elle leur a fait tout le bien qui
-dépendait d'elle; ses bienfaits pour l'Eglise ne l'ont pas rendue
-moins recommandable: enfin elle emporte tous nos regrets et elle
-est inhumée dans son caveau le treize des mois et an susdits en
-présence de messire le chevalier de Beauvau, et de madame la
-marquise de Bassompierre, ses enfants; maître Petit, chapelain;
-qui ont signé avec moi curé du lieu.</p>
-
-<p class="signature">«<i>Signé</i>: Chevalier <span class="small1">de Beauvau</span>;<br />
-<span class="i1 small1">Beauvau de Bassompierre</span>;<br />
-<span class="i2 small1">J. Grandeury</span>, maître d'école;<br />
-<span class="i3 small1">J.-C. Bourlier</span>, prêtre, curé de Craon.»</p>
-</div>
-
-<p><a id="Footnote_95" href="#FNanchor_95" class="label">[95]</a> Voici l'épitaphe gravée sur le tombeau de la princesse dans
-l'église d'Haroué:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p class="i9"> D. O. M.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p>EN CETTE ÉGLISE FUT INHUMÉE LE 13 JUILLET 1772</p>
-<p class="i2"> TRÈS HAUTE ET TRÈS PUISSANTE PRINCESSE</p>
-<p class="i6"> ANNE MARGUERITE</p>
-<p class="i5"> NÉE COMTESSE DE LIGNIVILLE</p>
-<p class="i3"> BARONNE D'AUTREY, DAME DE MORLAY,</p>
-<p>FEMME DE FEU TRÈS HAUT ET TRÈS PUISSANT SEIGNEUR</p>
-<p class="i8"> MARC DE BEAUVAU</p>
-<p class="i3"> PRINCE DE CRAON ET DU SAINT EMPIRE ROMAIN</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p class="i4"> ELLE EST DÉCÉDÉE A L'AGE DE 86 ANS</p>
-<p class="i3"> APRÈS AVOIR REÇU LA SAINTE COMMUNION</p>
-<p class="i3"> AVEC UNE PIÉTÉ DONT ELLE AVAIT DONNÉ</p>
-<p class="i7"> TOUTE SA VIE L'EXEMPLE.</p>
-<p class="i1"> SA CHARITÉ LUI MÉRITA LE TITRE DE MÈRE DES PAUVRES;</p>
-<p class="i2"> ELLE DONNA LE JOUR A 13 FILLES ET A 7 FILS;</p>
-<p class="i5"> LES UNS SE CONSACRÈRENT A DIEU,</p>
-<p class="i5"> LES AUTRES VERSÈRENT LEUR SANG</p>
-<p class="i2"> SUR LES CHAMPS DE BATAILLE POUR LA DÉFENSE DE</p>
-<p class="i8"> LEUR PATRIE</p>
-</div></div>
-
-<p><a id="Footnote_96" href="#FNanchor_96" class="label">[96]</a> 1766-1854.</p>
-
-<p><a id="Footnote_97" href="#FNanchor_97" class="label">[97]</a> Il l'avait vendu 160,000 francs au prince de Lambesc.</p>
-
-<p><a id="Footnote_98" href="#FNanchor_98" class="label">[98]</a> <i>Eugénie</i> parut en 1767.</p>
-
-<p><a id="Footnote_99" href="#FNanchor_99" class="label">[99]</a> Ces trois lettres nous ont été communiquées par M. le capitaine
-Noël.</p>
-
-<p><a id="Footnote_100" href="#FNanchor_100" class="label">[100]</a> Mme Durival.</p>
-
-<p><a id="Footnote_101" href="#FNanchor_101" class="label">[101]</a> L'<i>Epître à Horace</i> est de Voltaire. La réponse de La Harpe
-est intitulée: <i>Horace à Voltaire</i>.</p>
-
-<p><a id="Footnote_102" href="#FNanchor_102" class="label">[102]</a> Voir <i>la Cour de Lunéville au dix-huitième siècle</i>, p. 63 et
-suiv.</p>
-
-<p><a id="Footnote_103" href="#FNanchor_103" class="label">[103]</a> <i>Correspondance de Mme du Deffant avec Walpole</i>, par M. <span class="small1">de
-Lescure</span>.</p>
-
-<p><a id="Footnote_104" href="#FNanchor_104" class="label">[104]</a> <i>Correspondance de Mme du Deffant</i>, Calmann Lévy, 1877.</p>
-
-<p><a id="Footnote_105" href="#FNanchor_105" class="label">[105]</a> Cette lettre est adressée chez Mme de Lenoncourt à Nancy,
-où Panpan faisait un séjour.</p>
-
-<p><a id="Footnote_106" href="#FNanchor_106" class="label">[106]</a> Mme du Barry s'était retirée au couvent du Pont-aux-Dames.</p>
-
-<p><a id="Footnote_107" href="#FNanchor_107" class="label">[107]</a> Mlle de Fumel, mariée le 3 août 1773 à Nicolas-Élie du Barry,
-troisième fils de du Barry le Roué.</p>
-
-<p><a id="Footnote_108" href="#FNanchor_108" class="label">[108]</a> Mlle de Tournon, mariée le 18 juillet 1773 à J.-B. du Barry,
-fils du Roué.</p>
-
-<p><a id="Footnote_109" href="#FNanchor_109" class="label">[109]</a> Célèbre médecin de l'époque.</p>
-
-<p><a id="Footnote_110" href="#FNanchor_110" class="label">[110]</a> Toutes les lettres de Mme de Lenoncourt contenues dans ce
-chapitre nous ont été communiquées par Mlles de Ravinel.</p>
-
-<p><a id="Footnote_111" href="#FNanchor_111" class="label">[111]</a> Le chevalier de Boufflers écrivait à une dame qui se plaignait
-de vapeurs:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p class="i4"> Enfin ils ne sont pas venus</p>
-<p>Ces maux dont vous craigniez les rigueurs inhumaines;</p>
-<p class="i4"> Mais qu'ils vous ont coûté de peines,</p>
-<p class="i4"> Ces maux que vous n'avez pas eus.</p>
-</div></div>
-
-<p><a id="Footnote_112" href="#FNanchor_112" class="label">[112]</a> Nous devons la communication de cette précieuse correspondance
-à M. le comte de Croze-Lemercier, auquel nous renouvelons
-nos plus vifs remerciements.</p>
-
-<p><a id="Footnote_113" href="#FNanchor_113" class="label">[113]</a> <span class="small1">Grimm</span>, <i>Correspondance littéraire</i>, août 1774.</p>
-
-<p><a id="Footnote_114" href="#FNanchor_114" class="label">[114]</a> La maréchale de Mirepoix.</p>
-
-<p><a id="Footnote_115" href="#FNanchor_115" class="label">[115]</a> Toutes les lettres adressées à Paris portent l'adresse suivante:
-à Mme de Boisgelin, dame de Mesdames, hôtel de Mirepoix,
-rue d'Artois, à Paris.</p>
-
-<p><a id="Footnote_116" href="#FNanchor_116" class="label">[116]</a> Mme Philips était cette dame anglaise avec laquelle Mme de
-Boufflers s'était beaucoup liée depuis son arrivée en Lorraine. Elle
-accoucha en effet d'un garçon à Jarville. L'enfant fut baptisé à
-Heillecourt avec les cérémonies de l'Église romaine; le parrain fut
-le prince de Bauffremont et la marraine Mme de Boufflers, représentée
-par Mlle de Juvincourt. (Journal de Durival.)</p>
-
-<p><a id="Footnote_117" href="#FNanchor_117" class="label">[117]</a> <i>Souvenirs du comte de Tressan</i>, par le marquis <span class="small1">de Tressan</span>.</p>
-
-<p><a id="Footnote_118" href="#FNanchor_118" class="label">[118]</a> Mme de Brancas.</p>
-
-<p><a id="Footnote_119" href="#FNanchor_119" class="label">[119]</a> Le prince de Bauffremont.</p>
-
-<p><a id="Footnote_120" href="#FNanchor_120" class="label">[120]</a> Concierge de la Malgrange.</p>
-
-<p><a id="Footnote_121" href="#FNanchor_121" class="label">[121]</a> Cette lettre est écrite sur un papier très commun.</p>
-
-<p><a id="Footnote_122" href="#FNanchor_122" class="label">[122]</a> 26 juillet.</p>
-
-<p><a id="Footnote_123" href="#FNanchor_123" class="label">[123]</a> <i>Journal de Durival</i>, Mss. de la bibl. de Nancy.</p>
-
-<p><a id="Footnote_124" href="#FNanchor_124" class="label">[124]</a> L'empereur d'Autriche venait de passer à Genève et il n'avait
-pas jugé à propos de se rendre à Ferney.</p>
-
-<p><a id="Footnote_125" href="#FNanchor_125" class="label">[125]</a> <i>Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de Boufflers</i>,
-par MM. <span class="small1">de Magnieu</span> et <span class="small1">Prat</span>. Plon, 1875.</p>
-
-<p><a id="Footnote_126" href="#FNanchor_126" class="label">[126]</a> Elle écrivit encore ce quatrain moqueur:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Pourquoi donc avez-vous enterré cet impie?</p>
-<p>Disait à dom Benoît l'archevêque en fureur.</p>
-<p> &mdash;C'est, répondit-il, Monseigneur,</p>
-<p class="i1"> Parce qu'il n'était plus en vie.</p>
-</div></div>
-
-<p><a id="Footnote_127" href="#FNanchor_127" class="label">[127]</a> Le fils, Elzéar de Sabran, était né en 1774; la fille, Delphine,
-épousa le vicomte de Custine.</p>
-
-<p><a id="Footnote_128" href="#FNanchor_128" class="label">[128]</a> La correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de
-Boufflers a été publiée en entier par M. H. de Magnieu et M. Prat.
-(Plon, Nourrit et C<sup>ie</sup>, 1875.) C'est à ce très intéressant volume que
-nous empruntons tous les extraits cités dans ce chapitre.</p>
-
-<p><a id="Footnote_129" href="#FNanchor_129" class="label">[129]</a> Toutes les lettres de Boufflers à sa s&oelig;ur citées dans ce chapitre
-nous ont été communiquées par M. le comte de Croze-Lemercier.</p>
-
-<p><a id="Footnote_130" href="#FNanchor_130" class="label">[130]</a> <i>Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de Boufflers.</i>
-Plon-Nourrit, 1875.</p>
-
-<p><a id="Footnote_131" href="#FNanchor_131" class="label">[131]</a> La Révolution le chassa de France et il mourut en 1811, en
-Pologne, chez la princesse Lubomirska.</p>
-
-<p><a id="Footnote_132" href="#FNanchor_132" class="label">[132]</a> Mme de Sabran n'ignorait pas l'hostilité de Mme de Boisgelin.
-Elle écrivait un jour au chevalier: «Je redoute ta s&oelig;ur et le
-désir qu'elle a toujours de t'éloigner de moi.»</p>
-
-<p><a id="Footnote_133" href="#FNanchor_133" class="label">[133]</a> <i>Correspondance de Mme de Sabran avec le chevalier de Boufflers.</i>
-Plon-Nourrit, 1875.</p>
-
-<p><a id="Footnote_134" href="#FNanchor_134" class="label">[134]</a> Mss. de la Bibliothèque de Nancy. Papiers de Devau.</p>
-
-<p><a id="Footnote_135" href="#FNanchor_135" class="label">[135]</a> Delille avait composé pour la marquise les vers suivants:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p class="i1"> Jadis j'ai chanté le jardin</p>
-<p>Du bon Adam; je préfère le vôtre.</p>
-<p>Tout fut perdu dans le premier Éden,</p>
-<p class="i1"> Tout semble réparé dans l'autre.</p>
-</div></div>
-
-<p><a id="Footnote_136" href="#FNanchor_136" class="label">[136]</a> M. le vicomte d'Autichamp de Beaumont avait épousé Mlle de
-la Galaizière.</p>
-
-<p><a id="Footnote_137" href="#FNanchor_137" class="label">[137]</a> Barthélemy-Louis-Martin de Chaumont de la Galaizière, premier
-évêque de Saint-Dié.</p>
-
-<p><a id="Footnote_138" href="#FNanchor_138" class="label">[138]</a> Mme de la Porte, dont le mari vint à Nancy comme intendant,
-en juin 1778.</p>
-
-<p><a id="Footnote_139" href="#FNanchor_139" class="label">[139]</a> Fille de la princesse de Chimay.</p>
-
-<p><a id="Footnote_140" href="#FNanchor_140" class="label">[140]</a> M. de la Porte, intendant de Perpignan; nommé à l'intendance
-de Nancy, en juin 1778.</p>
-
-<p><a id="Footnote_141" href="#FNanchor_141" class="label">[141]</a> Louis de Rohan, célèbre par l'affaire du collier.</p>
-
-<p><a id="Footnote_142" href="#FNanchor_142" class="label">[142]</a> Le chevalier d'Éon (1728-1810). A cette époque d'Éon ne passait
-plus pour une femme. Il sortait du château de Dijon où il avait
-subi un emprisonnement de deux mois.</p>
-
-<p><a id="Footnote_143" href="#FNanchor_143" class="label">[143]</a> Dans sa jeunesse, Linguet avait été secrétaire du prince de
-Beauvau. C'est à propos de Linguet que Panpan avait composé cette
-épigramme:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Linguet, tapi dans un coin du parterre,</p>
-<p>De Du Belloy siffloit le cruel Pierre.</p>
-<p>Or, vous savez qu'aux drames les plus sots</p>
-<p>Il n'est permis de siffler à son aise;</p>
-<p>Une sentinelle, ennemie des bons mots,</p>
-<p>Met un Baillon à la gaieté françoise.</p>
-<p>Linguet, pourtant, siffloit de tout son c&oelig;ur,</p>
-<p>Et ses voisins lui répondoient en ch&oelig;ur.</p>
-<p>Un des soldats, qui composoit la garde,</p>
-<p>Voulut saisir l'indiscret orateur:</p>
-<p>Quoi m'arrêter! dit Linguet, prenez garde,</p>
-<p>Vous vous trompez, je ne suis pas l'auteur.</p>
-</div>
-<div class="stanza">
-<p class="i6">(Mss. de Devau.)</p>
-</div></div>
-
-<p><a id="Footnote_144" href="#FNanchor_144" class="label">[144]</a> Le discours de réception de Ducis à l'Académie, comme successeur
-de Voltaire, a été prononcé le 4 mars 1779.</p>
-
-<p><a id="Footnote_145" href="#FNanchor_145" class="label">[145]</a> L'adresse est ainsi libellée: M. de Vaux, ancien lecteur du
-roi de Pologne et digne de l'être du monde entier, à Lunéville.</p>
-
-<p><a id="Footnote_146" href="#FNanchor_146" class="label">[146]</a> Bibl. de Nancy. Mss. de Devau.</p>
-
-<p><a id="Footnote_147" href="#FNanchor_147" class="label">[147]</a> Communiquée par le capitaine Noël.</p>
-
-<p><a id="Footnote_148" href="#FNanchor_148" class="label">[148]</a> Communiquée par Mme Léon Noël et Mlles de Ravinel.</p>
-
-<p><a id="Footnote_149" href="#FNanchor_149" class="label">[149]</a> Communiquée par le capitaine Noël.</p>
-
-<p><a id="Footnote_150" href="#FNanchor_150" class="label">[150]</a> Tous ces billets sont adressés à Panpan chez M. de Bauffremont,
-barrière de Vaugirard, à Paris.</p>
-
-<p><a id="Footnote_151" href="#FNanchor_151" class="label">[151]</a> Au verso de ce billet sont écrits ces vers:</p>
-
-<p><i>A Madame du Deffant qui appelle son fauteuil un tonneau.</i></p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p class="i1"> C'est en vain que l'on voyage</p>
-<p class="i1"> Pour rencontrer le plaisir;</p>
-<p class="i1"> Et la mer et le rivage,</p>
-<p class="i1"> Tout a trompé mon désir.</p>
-<p class="i2"> J'ai vogué sur l'onde,</p>
-<p class="i1"> J'ai vu lancer un vaisseau;</p>
-<p>Mais il n'y a rien dans le monde</p>
-<p class="i1"> D'égal à votre tonneau.</p>
-</div></div>
-
-<p><a id="Footnote_152" href="#FNanchor_152" class="label">[152]</a> Les lettres de Mme de Lenoncourt citées dans ce chapitre
-nous ont été communiquées par Mme Léon Noël, Mlles de Ravinel
-et le capitaine Noël.</p>
-
-<p><a id="Footnote_153" href="#FNanchor_153" class="label">[153]</a> Tressan s'était toujours beaucoup occupé de ses enfants et il
-avait cherché à les établir le mieux possible. Son fils aîné, le marquis,
-servait en qualité de colonel. Le cadet jouissait d'un bénéfice
-ecclésiastique. Son père avait fait de lui ce portrait:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Monsieur l'abbé de Tressan</p>
-<p class="i1"> Est un grand compère,</p>
-<p class="i1"> Qui paraît vif et galant</p>
-<p class="i1"> Comme était son père.</p>
-<p class="i1"> Il fait tout avec esprit,</p>
-<p class="i1"> Il parle comme il écrit,</p>
-<p class="i1"> C'est un grand vicaire</p>
-<p class="i1"> Fait exprès pour plaire.</p>
-</div></div>
-
-<p>Après avoir été grand vicaire de Rouen, il émigra en 1791. Quant
-au dernier fils, le chevalier, qu'on avait surnommé Freluche, il
-rimait des madrigaux et faisait la cour aux dames; il obtint un
-brevet de capitaine d'infanterie et fut nommé exempt aux gardes du
-corps de la Reine. Il échappa au massacre du 10 août et alla se fixer
-en Italie. Mlle de Tressan, Michon en famille, avait épousé en 1773
-le marquis de Maupeou, colonel du régiment de Bigorre-infanterie.
-(<i>Souvenirs du comte de Tressan.</i>)</p>
-
-<p><a id="Footnote_154" href="#FNanchor_154" class="label">[154]</a> Il avait succédé à Massillon en 1743; il était alors âgé de
-vingt-sept ans.</p>
-
-<p><a id="Footnote_155" href="#FNanchor_155" class="label">[155]</a> L'Académie nomma M. Lemierre à la place de l'abbé Batteux
-et le comte de Tressan à la place de l'abbé de Condillac.</p>
-
-<p>Chamfort qui s'était présenté, furieux de n'être pas nommé, se
-vengea par cette épigramme:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>Honneur à la double cédule</p>
-<p>Du Sénat dont l'auguste voix</p>
-<p>Couronne, par un digne choix,</p>
-<p>Et le vice et le ridicule!</p>
-</div></div>
-
-<p>«Et pourquoi M. de Chamfort s'en plaindrait-il, dit un des nouveaux
-académiciens, il aura deux voix de plus.» (<span class="small1">Grimm</span>, <i>Correspondance
-littéraire</i>.)</p>
-
-<p><a id="Footnote_156" href="#FNanchor_156" class="label">[156]</a> En les voyant, le duc de la Vallière s'écriait: «Et dire que
-de tous ces gueux-là, il n'y en a peut-être pas un qui soit tendre.»</p>
-
-<p><a id="Footnote_157" href="#FNanchor_157" class="label">[157]</a> <i>&OElig;uvres du duc de Nivernais.</i></p>
-
-<p><a id="Footnote_158" href="#FNanchor_158" class="label">[158]</a> <i>Correspondance de Mme de Sabran avec le chevalier de Boufflers.</i>&mdash;Plon-Nourrit,
-1875.</p>
-
-<p><a id="Footnote_159" href="#FNanchor_159" class="label">[159]</a> Toutes les lettres de Boufflers à Mme de Boisgelin citées
-dans ce chapitre nous ont été communiquées par M. le comte de
-Croze-Lemercier.</p>
-
-<p><a id="Footnote_160" href="#FNanchor_160" class="label">[160]</a> <i>Correspondance de Mme de Sabran avec le chevalier de Boufflers.</i>&mdash;Plon-Nourrit,
-1875.</p>
-
-<p><a id="Footnote_161" href="#FNanchor_161" class="label">[161]</a> Le duc de Nivernais.</p>
-
-<p><a id="Footnote_162" href="#FNanchor_162" class="label">[162]</a> <i>Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de Boufflers.</i>
-Plon-Nourrit, 1875.</p>
-
-<p><a id="Footnote_163" href="#FNanchor_163" class="label">[163]</a> Toutes les lettres du chevalier de Boufflers citées dans ce
-chapitre nous ont été communiquées par M. le comte de Croze-Lemercier.</p>
-
-<p><a id="Footnote_164" href="#FNanchor_164" class="label">[164]</a> Cette pièce et les trois suivantes sont tirées des Mss. de Devau.
-Bibl. de Nancy.</p>
-
-<p><a id="Footnote_165" href="#FNanchor_165" class="label">[165]</a> Cette pièce et toutes celles qui suivent nous ont été communiquées
-par le capitaine Noël.</p>
-
-<p><a id="Footnote_166" href="#FNanchor_166" class="label">[166]</a> <i>Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de Boufflers.</i>
-Plon, 1875.</p>
-
-<p><a id="Footnote_167" href="#FNanchor_167" class="label">[167]</a> Toutes les lettres de Boufflers à Mme de Boisgelin citées dans
-ce chapitre nous ont été communiquées par M. le comte de Croze-Lemercier.</p>
-
-<p><a id="Footnote_168" href="#FNanchor_168" class="label">[168]</a> Ces détails et une partie des lettres de Cerutti sont extraits
-du très curieux article de <span class="small1">M. Jacques</span> sur Mme de Brancas. <i>Annales
-de l'Est</i>, 1888.</p>
-
-<p><a id="Footnote_169" href="#FNanchor_169" class="label">[169]</a> Mme de Brancas occupait un logement au Louvre.</p>
-
-<p><a id="Footnote_170" href="#FNanchor_170" class="label">[170]</a> Toutes ces lettres nous ont été communiquées par le capitaine
-Noël.</p>
-
-<p><a id="Footnote_171" href="#FNanchor_171" class="label">[171]</a> Mlle Quinault mourut en 1783.</p>
-
-<p><a id="Footnote_172" href="#FNanchor_172" class="label">[172]</a> C'est une fausse nouvelle. La comtesse du Nord n'était pas
-morte.</p>
-
-<p><a id="Footnote_173" href="#FNanchor_173" class="label">[173]</a> La vicomtesse du Barry avait épousé le fils du Roué. Devenue
-veuve en 1778, elle épousa M. de Tournon.</p>
-
-<p><a id="Footnote_174" href="#FNanchor_174" class="label">[174]</a> Linguet (1736-1794) était alors détenu à la Bastille. La nouvelle
-de sa mort était fausse.</p>
-
-<p><a id="Footnote_175" href="#FNanchor_175" class="label">[175]</a> La toujours véridique Mme de Genlis raconte ainsi, dans ses
-<i>Mémoires</i>, la fin du pauvre Tressan:</p>
-
-<p>«Il se réconcilia avec la religion, il avait reçu tous les sacrements.
-Quand j'allai le voir, je le trouvai dans les meilleurs sentiments.
-L'abbé de Tressan son fils était dans sa chambre. Il lui dit
-de me conter ce qui était arrivé la veille, et l'abbé m'apprit que
-d'Alembert, ayant su qu'il avait reçu les sacrements, était venu le
-voir pour lui en faire les plus violents reproches; que M. de Tressan
-avait répondu qu'il fallait être bien barbare pour venir ainsi troubler
-ses derniers moments, et qu'il avait ajouté: «Au reste, que vous
-importe? et même si vous aviez de l'humanité, ne seriez-vous pas
-charmé de me voir en mourant une grande consolation?»</p>
-
-<p>Il n'y a qu'un malheur à ce touchant récit, c'est que d'Alembert
-était mort quatre jours avant Tressan.</p>
-
-<p><a id="Footnote_176" href="#FNanchor_176" class="label">[176]</a> Toutes les lettres de Cerutti citées dans ce chapitre nous ont
-été communiquées par Mme Léon Noël, Mlles de Ravinel, et le
-capitaine Noël. Plusieurs de ces lettres ont été citées par M. Jacques,
-dans son article sur Mme de Brancas.</p>
-
-<p><a id="Footnote_177" href="#FNanchor_177" class="label">[177]</a> Ces lettres sont extraites de <i>Correspondance de Mme de Sabran
-et du chevalier de Boufflers</i>, par <span class="small1">MM. Magnieu</span> et <span class="small1">Prat</span>. Plon, 1875.</p>
-
-<p><a id="Footnote_178" href="#FNanchor_178" class="label">[178]</a> Voir <i>le Duc de Lauzun et la Cour de Marie-Antoinette</i>.</p>
-
-<p><a id="Footnote_179" href="#FNanchor_179" class="label">[179]</a> Après avoir été colonel de Chartres (infanterie), Boufflers avait
-été nommé brigadier en 1780, maréchal de camp en 1784.</p>
-
-<p><a id="Footnote_180" href="#FNanchor_180" class="label">[180]</a> Les hyènes.</p>
-
-<p><a id="Footnote_181" href="#FNanchor_181" class="label">[181]</a> <i>Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de Boufflers.</i>
-Plon, 1875.</p>
-
-<p><a id="Footnote_182" href="#FNanchor_182" class="label">[182]</a> Voici l'extrait mortuaire de Mme de Boufflers, découvert par
-M. L. Germain, dans les anciens registres paroissiaux de la commune
-de Scey-sur-Saône (Haute-Saône).</p>
-
-<p>«Très haute et très puissante dame Marie-Catherine de Beauvau,
-douairière de très-haut et très-puissant seigneur, Louis-François-Régis
-de Boufflers-Remiencourt, maréchal des camps et armées du
-Roi de Pologne, duc de Lorraine et de Barre, âgée d'environ soixante
-et quatorze ans, munie des sacrements de l'Église, est décédée le
-premier du mois de juillet de l'an mil sept cent quatre vingt six, au
-château de Scey-sur-Saône, et le trois dudit mois son corps a été
-inhumé à l'église paroissiale dudit Scey, dans la chapelle de M. le
-prince de Bauffremont, seigneur dudit lieu, en présence dudit M. le
-prince de Bauffremont, de Claude de Mairet, écuyer, de Claude
-Mugnier de Saint-Beurrey, des sieurs Claude Bailly, Charles Mangeot,
-premier valet de chambre de M. le prince de Bauffremont, et
-de plusieurs autres paroissiens. Ont signé au registre: prince de
-Bauffremont, Mairet, Saint-Beurrey, Mangeot, Bailly, Henriot,
-curé.»</p>
-
-<p><a id="Footnote_183" href="#FNanchor_183" class="label">[183]</a> Archives nationales, T. 471-3.</p>
-
-<p><a id="Footnote_184" href="#FNanchor_184" class="label">[184]</a> <i>Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de Boufflers.</i>
-Plon-Nourrit, 1875.</p>
-
-<p><a id="Footnote_185" href="#FNanchor_185" class="label">[185]</a> Le chevalier n'était pas encore revenu du Sénégal.</p>
-
-<p><a id="Footnote_186" href="#FNanchor_186" class="label">[186]</a> Voir <i>Dernières années de la Cour de Lunéville</i>, p. 282.</p>
-
-<p><a id="Footnote_187" href="#FNanchor_187" class="label">[187]</a> Elle est l'héroïne du roman de la duchesse de Duras. Son
-portrait existe au château de Mouchy.&mdash;Elle appelait toujours ses
-protecteurs: <i>ami maréchal et amie madame</i>.</p>
-
-<p><a id="Footnote_188" href="#FNanchor_188" class="label">[188]</a> M. de Boisgelin.</p>
-
-<p><a id="Footnote_189" href="#FNanchor_189" class="label">[189]</a> <i>Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de Boufflers.</i>
-Plon-Nourrit, 1875.</p>
-
-<p><a id="Footnote_190" href="#FNanchor_190" class="label">[190]</a> Communiquée par M. le comte de Croze-Lemercier.</p>
-
-<p><a id="Footnote_191" href="#FNanchor_191" class="label">[191]</a> Voir <i>les Dernières années de la Cour de Lunéville</i>, chap. <span class="small1">XVII</span>,
-p. 274.</p>
-
-<p><a id="Footnote_192" href="#FNanchor_192" class="label">[192]</a> On retrouve dans les cartons des Archives nationales plusieurs
-réclamations adressées par d'anciens domestiques qui n'ont jamais
-pu toucher ce que les Boisgelin leur devaient.</p>
-
-<p><a id="Footnote_193" href="#FNanchor_193" class="label">[193]</a> Tout un carton des Archives nationales est rempli des invectives
-du sieur Martin.</p>
-
-<p><a id="Footnote_194" href="#FNanchor_194" class="label">[194]</a> Ces lettres nous ont été communiquées par le capitaine Noël.</p>
-
-<p><a id="Footnote_195" href="#FNanchor_195" class="label">[195]</a> Nous devons ces détails sur Cerutti à l'intéressant article de
-M. V. Jacques, <i>Annales de l'Est</i>, 1888.</p>
-
-<p><a id="Footnote_196" href="#FNanchor_196" class="label">[196]</a> Il était né en 1773.</p>
-
-<p><a id="Footnote_197" href="#FNanchor_197" class="label">[197]</a> Ces lettres nous ont été gracieusement communiquées par
-M. le prince de Beauvau.</p>
-
-<p><a id="Footnote_198" href="#FNanchor_198" class="label">[198]</a> La princesse de Beauvau mourut en 1820. Elle partageait
-toutes les idées de son mari et l'on voyait un buste de son ami Voltaire
-sur la cheminée de son salon. C'était au moins audacieux sous
-la Restauration. Quand sa fin approcha, toute sa famille s'empressa
-pour lui faire recevoir un prêtre; mais elle s'y refusa obstinément,
-se bornant à dire: «Tout cela est fort inutile, je veux mourir
-comme M. de Beauvau.» On dut, pour sauvegarder les convenances,
-se borner à un simulacre.</p>
-
-<p><a id="Footnote_199" href="#FNanchor_199" class="label">[199]</a> C'est à la fin de 1793 que Saint-Lambert écrivit <i>la Vie du
-maréchal de Beauvau</i>. Cet ouvrage existe au château de Mouchy
-avec une préface écrite par le duc de Poix.</p>
-
-<p><a id="Footnote_200" href="#FNanchor_200" class="label">[200]</a> Le Val, qui avait été donné au prince par Louis XV, fut repris
-par l'État en 1794, puis rendu à Mme de Beauvau en 1797.</p>
-
-<p><a id="Footnote_201" href="#FNanchor_201" class="label">[201]</a> Nous empruntons beaucoup de ces détails aux <i>Souvenirs de la
-princesse de Beauvau</i> publiés par Mme <span class="small1">Standish</span>. Paris, Tchener,
-1872.</p>
-
-<p><a id="Footnote_202" href="#FNanchor_202" class="label">[202]</a> Peu de jours après montait également sur l'échafaud le duc du
-Châtelet, fils de la célèbre amie de Voltaire; il était né en 1727.
-Son fils, général dans les armées de la République, fut emprisonné
-comme Girondin; il s'empoisonna.</p>
-
-<p><a id="Footnote_203" href="#FNanchor_203" class="label">[203]</a> Ces pièces nous ont été communiquées par le capitaine Noël.</p>
-
-<p><a id="Footnote_204" href="#FNanchor_204" class="label">[204]</a> Magasin Encyclopédique, 1807.</p>
-
-<p><a id="Footnote_205" href="#FNanchor_205" class="label">[205]</a> Nous empruntons la plus grande partie de ces détails au livre
-si intéressant de M. <span class="small1">Buffenoir</span>: <i>La comtesse d'Houdetot</i>. Paris, Calmann
-Lévy.</p>
-
-<p><a id="Footnote_206" href="#FNanchor_206" class="label">[206]</a> Mme d'Houdetot fit graver sur le tombeau de Saint-Lambert
-cette épitaphe:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p>CI-GIT JEAN FRANÇOIS SAINT-LAMBERT</p>
-<p class="i2"> NÉ LE 16 DÉCEMBRE 1716</p>
-<p class="i1"> DE L'ANCIENNE ACADÉMIE FRANÇAISE</p>
-<p class="i2"> MILITAIRE DISTINGUÉ</p>
-<p class="i1"> POÈTE ET PEINTRE DE LA NATURE</p>
-<p class="i2"> GRAND ET SUBLIME COMME ELLE</p>
-<p class="i3"> PHILOSOPHE MORALISTE</p>
-<p class="i1"> IL NOUS CONDUISIT AU BONHEUR.</p>
-<p class="i6"> PAR LA VERTU</p>
-<p class="i5"> HOMME DE BIEN,</p>
-<p class="i2"> SANS VANITÉ ET SANS ENVIE,</p>
-<p class="i3"> IL AIMA; IL FUT AIMÉ</p>
-<p> LE MONDE ET SES AMIS LE PERDIRENT</p>
-<p class="i3"> LE NEUF FÉVRIER 1803</p>
-<p>CELLE QUI FUT CINQUANTE ANS SON AMIE</p>
-<p class="i2"> A FAIT POSER CETTE PIERRE</p>
-<p class="i4"> SUR SON TOMBEAU<a id="FNanchor_206-a" href="#Footnote_206-a" class="fnanchor">&nbsp;[206-a]</a></p>
-</div></div>
-
-<p class="i2"><a id="Footnote_206-a" href="#FNanchor_206-a" class="label">[206-a]</a> <i>La comtesse d'Houdetot</i>, par <span class="small1">M. Buffenoir</span>, Paris, Calmann Lévy.</p>
-
-<p><a id="Footnote_207" href="#FNanchor_207" class="label">[207]</a> Ces lettres, ainsi que beaucoup de détails dont nous avons
-fait usage, sont extraits du charmant volume publié par le comte <span class="small1">de
-Croze-Lemercier</span>: <i>Le chevalier de Boufflers et Mme de Sabran</i>.
-Paris, Calmann Lévy, 1894.</p>
-
-<p><a id="Footnote_208" href="#FNanchor_208" class="label">[208]</a> <i>Correspondance de Mme de Sabran et du chevalier de Boufflers</i>,
-par MM. <span class="small1">de Magnieu</span> et <span class="small1">Prat</span>. Plon, 1875.</p>
-
-<p><a id="Footnote_209" href="#FNanchor_209" class="label">[209]</a> L'attentat de la rue Nicaise, 3 nivôse an IX (décembre 1800).</p>
-
-<p><a id="Footnote_210" href="#FNanchor_210" class="label">[210]</a> Ces lettres nous été communiquées par Mme X....</p>
-
-<p><a id="Footnote_211" href="#FNanchor_211" class="label">[211]</a> La correspondance entre Boufflers et Mme Durival citée dans
-ce chapitre nous a été communiquée par le capitaine Noël.</p>
-
-<p><a id="Footnote_212" href="#FNanchor_212" class="label">[212]</a> Ainsi que nous l'avons déjà dit, ce sont les descendants directs
-de Mme Noël qui, avec la plus extrême obligeance, nous ont confié
-les documents dont ils avaient hérité de Mme Durival.</p>
-
-<p><a id="Footnote_213" href="#FNanchor_213" class="label">[213]</a> Le chevalier aimait beaucoup Elzéar de Sabran. Il disait de
-lui: «Je le considère comme mon fils, il n'y manque que la façon.»</p>
-
-<p><a id="Footnote_214" href="#FNanchor_214" class="label">[214]</a> Voici l'acte de décès du chevalier:</p>
-
-<p>«Du 19 janvier mil huit cent quinze à midi, acte de décès de
-Monsieur Stanislas-Jean, marquis de Boufflers, ancien maréchal
-des camps et armées du Roi, chevalier de l'ordre royal et militaire
-de Saint-Louis et de la Légion d'honneur, membre de l'Académie
-française, décédé hier, en son hôtel, rue du faubourg Saint-Honoré,
-n<sup>o</sup> 114, à quatre heures du matin, âgé de soixante-dix-sept ans,
-marié à dame Françoise-Éléonore Dejean de Manville.</p>
-
-<p>«Le comte Elzéar <span class="small1">de Sabran</span>;<span class="small1">Rendu</span> <span class="small1">Bertscher</span>.»</p>
-
-<p><a id="Footnote_215" href="#FNanchor_215" class="label">[215]</a> Il avait autrefois composé pour lui-même cette épitaphe:</p>
-
-<div class="poetry"><div class="stanza">
-<p class="i1"> CI-GIT UN CHEVALIER QUI SANS CESSE COURUT;</p>
-<p>QUI SUR LES GRANDS CHEMINS NAQUIT, VÉCUT, MOURUT,</p>
-<p class="i3"> POUR PROUVER CE QU'A DIT LE SAGE</p>
-<p class="i4"> QUE NOTRE VIE EST UN VOYAGE.</p>
-</div></div>
-
- </div>
- </div>
-</div>
-
-
-<div class="chapter">
-<h2 class="normal">TABLE DES MATIÈRES</h2>
-</div>
-
-<table id="ToC" summary="content">
-<tr>
-<td class="tdl"><span class="small1">Avertissement</span></td>
-<td class="tdr"><span class="small1"><a href="#Page_I">I</a></span></td>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl"><span class="small1">Préface</span></td>
-<td class="tdr"><span class="small1"><a href="#Page_V">V</a></span></td>
-</tr>
-<tr>
-<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE PREMIER<br />
-1766-1767</th>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">La Lorraine après la mort de Stanislas.&mdash;Départ des principaux
-personnages de la Cour.&mdash;Le maréchal de Bercheny, le comte
-de Tressan, l'abbé Porquet, la marquise de Lenoncourt, etc.,
-quittent Lunéville</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_1">1</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE II<br />
-1766-1767</th>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">Départ de Mme de Boufflers pour le Languedoc.&mdash;Son séjour à
-Toulouse.&mdash;Correspondance avec Voltaire.&mdash;Mme de Boufflers
-à Paris.&mdash;Elle va prendre les eaux de Plombières.&mdash;Projets de
-voyage en Suisse</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_16">16</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE III<br />
-1768-1770</th>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">Séjour de Mme de Boufflers à Paris.&mdash;Ses relations: la maréchale
-de Mirepoix, la maréchale de Luxembourg, la comtesse de Boufflers,
-la vicomtesse de Cambis, la comtesse de Boisgelin, Saint-Lambert,
-le prince de Bauffremont, Mme du Deffant, etc.&mdash;Évolution
-de la société</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_33">33</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE IV<br />
-1768-1770</th>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">Séjour de Mme de Boufflers à Paris.&mdash;Sa correspondance avec
-Panpan</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_50">50</a>
-<span class="pagenum"><a id="Page_556"> 556</a></span></td>
-</tr>
-<tr>
-<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE V<br />
-1767-1771</th>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">Le chevalier de Boufflers à Paris.&mdash;Ses succès.&mdash;Ses poésies
-légères.&mdash;Son adoration pour sa mère.&mdash;Ses relations avec le
-duc et la duchesse de Choiseul</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_77">77</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE VI<br />
-1769-1770</th>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">Mariage du duc de Chartres.&mdash;Présentation de Mme du Barry.&mdash;Mme
-de Mirepoix consent à voir la favorite.&mdash;Elle se brouille
-avec son frère.&mdash;Mme du Deffant et la marquise de Boufflers.&mdash;«Les
-oiseaux de Steinkerque».&mdash;Saint-Lambert.&mdash;Le poème
-des <i>Saisons</i>.&mdash;Clément au Fort l'Évêque</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_96">96</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE VII<br />
-1770</th>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">La marquise de Lenoncourt quitte Paris.&mdash;Mme de Boufflers songe
-à suivre son exemple</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_111">111</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE VIII<br />
-1770-1771</th>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">Départ du chevalier de Boufflers pour la Hongrie.&mdash;Son séjour
-au camp des Confédérés.&mdash;Ses déceptions.&mdash;Son retour à
-Vienne</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_130">130</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE IX<br />
-1771</th>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">Exil du duc de Choiseul.&mdash;Réception du prince de Beauvau à
-l'Académie.&mdash;Disgrâce du prince.&mdash;Mme de Boufflers et le
-prince de Bauffremont.&mdash;Voyage de M. de Bauffremont à Chanteloup.&mdash;Mme
-de Boufflers à Montmorency.&mdash;M. de Bauffremont
-achète une propriété dans la vallée.&mdash;Tressan vient également
-s'y installer</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_150">150</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE X<br />
-1771</th>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">Retour de Mme de Boufflers en Lorraine.&mdash;Joie de tous ses amis.&mdash;La
-demeure de Panpan à Lunéville.&mdash;Mme Durival à Sommerviller.&mdash;La
-<span class="pagenum"><a id="Page_557"> 557</a></span>
-duchesse de Brancas et le château de Fléville.&mdash;L'abbé
-Quénard.&mdash;Cerutti.&mdash;Son intimité avec Panpan et
-Mme Durival</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_169">169</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE XI<br />
-1771-1772</th>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">Correspondance de Mme de Boufflers avec Panpan</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_185">185</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE XII<br />
-1773-1774</th>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">Voyage de Mme de Boufflers à Paris.&mdash;Les assiduités du prince de
-Bauffremont.&mdash;Correspondance avec Panpan.&mdash;Mort de la
-princesse de Talmont.&mdash;Dîner du jour de l'an chez Mme du Deffant.&mdash;Surprise
-à Mme de Luxembourg.&mdash;Mort de Louis XV.&mdash;Réconciliation
-de M. de Beauvau et de Mme de Mirepoix.&mdash;Mort
-du marquis de Boufflers.&mdash;Maladie grave du chevalier</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_208">208</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE XIII<br />
-1775-1777</th>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">Mme de Boufflers et Mme de Lenoncourt à Nancy.&mdash;Leur désir
-d'avoir Panpan auprès d'elles.&mdash;Résistance de Panpan.&mdash;Mauvaise
-santé de Mme de Lenoncourt</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_230">230</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE XIV<br />
-1775-1776</th>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">Correspondance du chevalier de Boufflers avec Mme de Boisgelin</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_247">247</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE XV<br />
-1775-1778</th>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">Difficulté de retrouver l'acte de naissance du chevalier de Boufflers.&mdash;Épidémie
-d'influenza à Paris.&mdash;Le remède de Tressan.&mdash;Mme
-de Mirepoix se casse la jambe.&mdash;Mme de Boufflers loue la
-Malgrange à son fils.&mdash;Le chevalier sous-loue un pavillon à
-M. de Bauffremont.&mdash;Le prince de Beauvau à Plombières.&mdash;Son
-séjour à Ferney.&mdash;Voltaire à Paris.&mdash;Sa mort</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_266">266</a>
-<span class="pagenum"><a id="Page_558"> 558</a></span></td>
-</tr>
-<tr>
-<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE XVI<br />
-1778</th>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">Le chevalier de Boufflers et Mme de Sabran</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_286">286</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE XVII<br />
-1778-1779</th>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">Maladie grave de Mme de Boufflers.&mdash;Correspondance avec Panpan.&mdash;Supplique
-de Panpan pour obtenir une pension</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_310">310</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE XVIII<br />
-1779-1781</th>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">Maladie du prince de Beauvau.&mdash;Il demande à Mme de Boufflers
-de venir le voir.&mdash;Panpan accompagne la marquise à Paris.&mdash;Agréable
-séjour dans la capitale.&mdash;Guérison de M. de Beauvau.&mdash;Réconciliation
-de Panpan et de Saint-Lambert</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_333">333</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE XIX<br />
-1779-1780</th>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">L'abbé Porquet.&mdash;Visite de Mme de Boufflers à Franconville.&mdash;Tressan,
-Saint-Lambert et Mme d'Houdetot.&mdash;Tressan est
-nommé à l'Académie.&mdash;Mmes de Boufflers et de Mirepoix chez le
-duc de Nivernais.&mdash;Maladie de Manon.&mdash;Départ de Mme de
-Boufflers et de Panpan pour la Lorraine</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_353">353</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE XX<br />
-1779-1780</th>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">Séjour du chevalier de Boufflers à Douai et à Boulogne</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_370">370</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE XXI<br />
-1780</th>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">Goût persistant de Panpan pour la poésie.&mdash;Ses vers à Mme de
-Boufflers, Mme de Boisgelin, etc.&mdash;Joute poétique avec Mme Durival</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_389">389</a>
-<span class="pagenum"><a id="Page_559"> 559</a></span></td>
-</tr>
-<tr>
-<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE XXII<br />
-1781-1783</th>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">Vie de Mme de Boufflers en Lorraine.&mdash;Correspondance avec
-Panpan.&mdash;Réception de Tressan à l'Académie.&mdash;Le chevalier
-vient avec son régiment à Joinville.&mdash;Ses visites à Nancy et à la
-Malgrange</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_404">404</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE XXIII<br />
-1781-1783</th>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">La vie à Fléville.&mdash;Cerutti à Paris.&mdash;Mme Durival perd sa mère.&mdash;Sa
-douleur</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_418">418</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE XXIV<br />
-1782-1784</th>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">Correspondance de Mme de Boufflers avec Panpan.&mdash;Mort de
-Tressan.&mdash;Le magnétisme.&mdash;Mesmer.&mdash;Les ballons.&mdash;Mort
-de Mme de Brancas</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_431">431</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE XXV<br />
-1783-1786</th>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">Difficultés entre Mme de Sabran et le chevalier de Boufflers.&mdash;Mme
-de Boufflers et le prince Henri.&mdash;Dernière lettre de Mme de
-Boufflers.&mdash;Départ du chevalier pour le Sénégal.&mdash;Son séjour.&mdash;Mort
-de Mme de Boufflers</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_449">449</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<th colspan="2" class="tdc">ÉPILOGUE<br />
-CHAPITRE PREMIER<br />
-1786-1787</th>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">Règlement des affaires d'intérêt.&mdash;Séjour de Boufflers à Paris.&mdash;Son
-départ pour Lorient.&mdash;Séjour au Sénégal.&mdash;Retour en
-France</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_471">471</a>
-<span class="pagenum"><a id="Page_560"> 560</a></span></td>
-</tr>
-<tr>
-<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE II<br />
-1786-1788</th>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">Lettre du prince de Beauvau à Mme Durival.&mdash;Panpan obtient
-une pension.&mdash;Mort de Marianne, de Mme de Bassompierre.&mdash;Craintes
-de Panpan pour ses pensions.&mdash;Sollicitude de Mme de
-Boisgelin.&mdash;Voyage du chevalier en Lorraine.&mdash;Il est nommé à
-l'Académie française</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_487">487</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE III<br />
-1788-1793</th>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">Pénible situation de M. de Boisgelin.&mdash;Ses démêlés avec Martin.&mdash;Cerutti
-prend parti pour les idées nouvelles.&mdash;Sa mort.&mdash;Le
-prince de Beauvau pendant la Révolution.&mdash;Sa correspondance
-avec sa nièce.&mdash;Mort du prince.&mdash;Douleur de Mme de
-Beauvau</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_496">496</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE IV<br />
-1794-1803</th>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">M. et Mme de Boisgelin devant le tribunal révolutionnaire.&mdash;Leur
-mort.&mdash;Les derniers jours de Panpan.&mdash;Mort de l'abbé Porquet.&mdash;Saint-Lambert
-et Mme d'Houdetot.&mdash;Mort de Saint-Lambert</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_514">514</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE V<br />
-1789-1800</th>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">Le chevalier de Boufflers et Mme de Sabran pendant la Révolution.&mdash;Leur
-séjour à Wimislow.&mdash;Leur retour à Paris en 1800</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_525">525</a></td>
-</tr>
-<tr>
-<th colspan="2" class="tdc">CHAPITRE VI<br />
-1800-1825</th>
-</tr>
-<tr>
-<td class="tdl">Correspondance du chevalier avec Mme Durival.&mdash;Arrestation
-d'Elzéar de Sabran.&mdash;Mort du chevalier.&mdash;Mort de Mme de
-Boufflers.&mdash;Mort de Mme Durival</td>
-<td class="tdr"><a href="#Page_537">537</a></td>
-</tr>
-</table>
-
-
-<p class="end">PARIS.&mdash;TYP. PLON-NOURRIT ET C<sup>ie</sup>, 8, RUE GARANCIÈRE.&mdash;9352.</p>
-
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of La Marquise de Boufflers et son fils,
-le chevalier de Boufflers, by Gaston Maugras
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MARQUISE DE BOUFFLERS ***
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