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If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: L'ancien régime et la révolution - -Author: Alexis de Tocqueville - -Release Date: March 10, 2017 [EBook #54339] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ANCIEN RÉGIME ET LA RÉVOLUTION *** - - - - -Produced by Clarity, Christian Boissonnas and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/American Libraries.) - - - - - - - - - - ┌───────────────────────────────────────────────────────────────────┐ - │ Note de transcription: │ - │ │ - │ Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été │ - │ corrigées. L'orthographe et la ponctuation d'origine ont été │ - │ conservées et n'ont pas été harmonisées. │ - │ │ - │ Les mots en italiques sont _soulignés_. │ - │ │ - │ Le numérotage des lignes dans les notes qui commencent à la page │ - │ 365 n'a pas été retenu. │ - │ │ - │ Page 403: Le numéro 6º manque. Le numérotage n'a pas été changé. │ - └───────────────────────────────────────────────────────────────────┘ - - - - - L'ANCIEN RÉGIME - - ET - - LA RÉVOLUTION - - - PARIS.—TYPOGRAPHIE DE FIRMIN DIDOT FRÈRES, FILS ET Ce, RUE JACOB, 56. - - - - - L'ANCIEN RÉGIME - - ET - - LA RÉVOLUTION - - - PAR - - ALEXIS DE TOCQUEVILLE - - DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE - - - DEUXIÈME ÉDITION - - [Illustration] - - - PARIS - - MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS - - RUE VIVIENNE, 2 BIS - - 1856 - - Droits de reproduction et de traduction réservés. - - - - -AVANT-PROPOS. - - -Le livre que je publie en ce moment n'est point une histoire de la -Révolution, histoire qui a été faite avec trop d'éclat pour que je -songe à la refaire; c'est une étude sur cette Révolution. - -Les Français ont fait en 1789 le plus grand effort auquel se soit -jamais livré aucun peuple, afin de couper pour ainsi dire en deux leur -destinée, et de séparer par un abîme ce qu'ils avaient été jusque-là -de ce qu'ils voulaient être désormais. Dans ce but, ils ont pris -toutes sortes de précautions pour ne rien emporter du passé dans leur -condition nouvelle; ils se sont imposé toutes sortes de contraintes -pour se façonner autrement que leurs pères; ils n'ont rien oublié enfin -pour se rendre méconnaissables. - -J'avais toujours pensé qu'ils avaient beaucoup moins réussi dans cette -singulière entreprise qu'on ne l'avait cru au dehors et qu'ils ne -l'avaient cru d'abord eux-mêmes. J'étais convaincu qu'à leur insu -ils avaient retenu de l'ancien régime la plupart des sentiments, des -habitudes, des idées même à l'aide desquelles ils avaient conduit la -Révolution qui le détruisit, et que, sans le vouloir, ils s'étaient -servis de ses débris pour construire l'édifice de la société nouvelle; -de telle sorte que, pour bien comprendre et la Révolution et son œuvre, -il fallait oublier un moment la France que nous voyons, et aller -interroger dans son tombeau la France qui n'est plus. C'est ce que j'ai -cherché à faire ici; mais j'ai eu plus de peine à y réussir que je -n'aurais pu le croire. - -Les premiers siècles de la monarchie, le moyen âge, la renaissance -ont donné lieu à d'immenses travaux et ont été l'objet de recherches -très-approfondies qui nous ont fait connaître non pas seulement les -faits qui se sont passés alors, mais les lois, les usages, l'esprit -du gouvernement et de la nation à ces différentes époques. Personne -jusqu'à présent ne s'est encore donné la peine de considérer le -dix-huitième siècle de cette manière et de si près. Nous croyons -très-bien connaître la société française de ce temps-là, parce que -nous voyons clairement ce qui brillait à sa surface, que nous possédons -jusque dans les détails l'histoire des personnages les plus célèbres -qui y ont vécu, et que des critiques ingénieuses ou éloquentes ont -achevé de nous rendre familières les œuvres des grands écrivains qui -l'ont illustrée. Mais, quant à la manière dont se conduisaient les -affaires, à la pratique vraie des institutions, à la position exacte -des classes vis-à-vis les unes des autres, à la condition et aux -sentiments de celles qui ne se faisaient encore ni entendre, ni voir, -au fond même des opinions et des mœurs, nous n'en avons que des idées -confuses et souvent fautives. - -J'ai entrepris de pénétrer jusqu'au cœur de cet ancien régime, si près -de nous par le nombre des années, mais que la Révolution nous cache. - -Pour y parvenir, je n'ai pas seulement relu les livres célèbres que le -dix-huitième siècle a produits; j'ai voulu étudier beaucoup d'ouvrages -moins connus et moins dignes de l'être, mais qui, composés avec peu -d'art, trahissent encore mieux peut-être les vrais instincts du temps. -Je me suis appliqué à bien connaître tous les actes publics où les -Français ont pu, à l'approche de la Révolution, montrer leurs opinions -et leurs goûts. Les procès-verbaux des assemblées d'états, et plus -tard des assemblées provinciales, m'ont fourni sur ce point beaucoup -de lumières. J'ai fait surtout un grand usage des cahiers dressés par -les trois ordres, en 1789. Ces cahiers, dont les originaux forment une -longue suite de volumes manuscrits, resteront comme le testament de -l'ancienne société française, l'expression suprême de ses désirs, la -manifestation authentique de ses volontés dernières. C'est un document -unique dans l'histoire. Celui-là même ne m'a pas suffi. - -Dans les pays où l'administration publique est déjà puissante, il naît -peu d'idées, de désirs, de douleurs, il se rencontre peu d'intérêts -et de passions qui ne viennent tôt ou tard se montrer à nu devant -elle. En visitant ses archives on n'acquiert pas seulement une notion -très-exacte de ses procédés, le pays tout entier s'y révèle. Un -étranger auquel on livrerait aujourd'hui toutes les correspondances -confidentielles qui remplissent les cartons du ministère de l'intérieur -et des préfectures en saurait bientôt plus sur nous que nous-mêmes. -Au dix-huitième siècle, l'administration publique était déjà, ainsi -qu'on le verra en lisant ce livre, très-centralisée, très-puissante, -prodigieusement active. On la voyait sans cesse aider, empêcher, -permettre. Elle avait beaucoup à promettre, beaucoup à donner. Elle -influait déjà de mille manières, non-seulement sur la conduite générale -des affaires, mais sur le sort des familles et sur la vie privée de -chaque homme. De plus, elle était sans publicité, ce qui faisait qu'on -ne craignait pas de venir exposer à ses yeux jusqu'aux infirmités les -plus secrètes. J'ai passé un temps fort long à étudier ce qui nous -reste d'elle, soit à Paris, soit dans plusieurs provinces[1]. - -[1] Je me suis particulièrement servi des archives de quelques grandes -intendances, surtout de celles de Tours, qui sont très-complètes, -et qui se rapportent à une généralité très-vaste, placée au centre -de la France, et peuplée d'un million d'habitants. Je dois ici -des remercîments au jeune et habile archiviste qui en a le dépôt, -M. Grandmaison. D'autres généralités, entre autres celle de -l'Ile-de-France, m'ont fait voir que les choses se passaient de la même -manière dans la plus grande partie du royaume. - -Là, comme je m'y attendais, j'ai trouvé l'ancien régime tout vivant, -ses idées, ses passions, ses préjugés, ses pratiques. Chaque homme y -parlait librement sa langue et y laissait pénétrer ses plus intimes -pensées. J'ai achevé ainsi d'acquérir sur l'ancienne société beaucoup -de notions que les contemporains ne possédaient pas; car j'avais sous -les yeux ce qui n'a jamais été livré à leurs regards. - -A mesure que j'avançais dans cette étude, je m'étonnais en revoyant -à tous moments dans la France de ce temps beaucoup des traits qui -frappent dans celle de nos jours. J'y retrouvais une foule de -sentiments que j'avais crus nés de la Révolution, une foule d'idées que -j'avais pensé jusque-là ne venir que d'elle, mille habitudes qu'elle -passe pour nous avoir seule données; j'y rencontrais partout les -racines de la société actuelle profondément implantées dans ce vieux -sol. Plus je me rapprochais de 1789, plus j'apercevais distinctement -l'esprit qui a fait la Révolution se former, naître et grandir. Je -voyais peu à peu se découvrir à mes yeux toute la physionomie de cette -Révolution. Déjà elle annonçait son tempérament, son génie; c'était -elle-même. Là je trouvais non-seulement la raison de ce qu'elle allait -faire dans son premier effort, mais plus encore peut-être l'annonce -de ce qu'elle devait fonder à la longue; car la Révolution a eu deux -phases bien distinctes: la première pendant laquelle les Français -semblent vouloir tout abolir dans le passé; la seconde où ils vont y -reprendre une partie de ce qu'ils y avaient laissé. Il y a un grand -nombre de lois et d'habitudes politiques de l'ancien régime qui -disparaissent ainsi tout à coup en 1789 et qui se remontrent quelques -années après, comme certains fleuves s'enfoncent dans la terre pour -reparaître un peu plus loin, faisant voir les mêmes eaux à de nouveaux -rivages. - -L'objet propre de l'ouvrage que je livre au public est de faire -comprendre pourquoi cette grande révolution, qui se préparait en même -temps sur presque tout le continent de l'Europe, a éclaté chez nous -plutôt qu'ailleurs, pourquoi elle est sortie comme d'elle-même de la -société qu'elle allait détruire, et comment enfin l'ancienne monarchie -a pu tomber d'une façon si complète et si soudaine. - -Dans ma pensée, l'œuvre que j'ai entreprise ne doit pas en rester là. -Mon intention est, si le temps et les forces ne me manquent point, de -suivre, à travers les vicissitudes de cette longue révolution, ces -mêmes Français avec lesquels je viens de vivre si familièrement sous -l'ancien régime, et que cet ancien régime avait formés, de les voir -se modifiant et se transformant suivant les événements, sans changer -pourtant de nature, et reparaissant sans cesse devant nous avec une -physionomie un peu différente, mais toujours reconnaissable. - -Je parcourrai d'abord avec eux cette première époque de 89, où l'amour -de l'égalité et celui de la liberté partagent leur cœur; où ils ne -veulent pas seulement fonder des institutions démocratiques, mais -des institutions libres; non-seulement détruire des priviléges, mais -reconnaître et consacrer des droits; temps de jeunesse, d'enthousiasme, -de fierté, de passions généreuses et sincères, dont, malgré ses -erreurs, les hommes conserveront éternellement la mémoire, et qui, -pendant longtemps encore, troublera le sommeil de tous ceux qui -voudront les corrompre ou les asservir. - -Tout en suivant rapidement le cours de cette même Révolution, je -tâcherai de montrer par quels événements, quelles fautes, quels -mécomptes ces mêmes Français en sont arrivés à abandonner leur -première visée, et, oubliant la liberté, n'ont plus voulu que devenir -les serviteurs égaux du maître du monde; comment un gouvernement -plus fort et beaucoup plus absolu que celui que la Révolution avait -renversé ressaisit alors et concentre tous les pouvoirs, supprime -toutes ces libertés si chèrement payées, met à leur place leurs vaines -images; appelant souveraineté du peuple les suffrages d'électeurs qui -ne peuvent ni s'éclairer, ni se concerter, ni choisir; vote libre de -l'impôt l'assentiment d'assemblées muettes ou asservies; et, tout -en enlevant à la nation la faculté de se gouverner, les principales -garanties du droit, la liberté de penser, de parler et d'écrire, -c'est-à-dire ce qu'il y avait eu de plus précieux et de plus noble dans -les conquêtes de 89, se pare encore de ce grand nom. - -Je m'arrêterai au moment où la Révolution me paraîtra avoir à peu près -accompli son œuvre et enfanté la société nouvelle. Je considérerai -alors cette société même; je tâcherai de discerner en quoi elle -ressemble à ce qui l'a précédée, en quoi elle en diffère, ce que nous -avons perdu dans cet immense remuement de toutes choses, ce que nous y -avons gagné, et j'essayerai enfin d'entrevoir notre avenir. - -Une partie de ce second ouvrage est ébauchée, mais encore indigne -d'être offerte au public. Me sera-t-il donné de l'achever? Qui peut le -dire? La destinée des individus est encore bien plus obscure que celle -des peuples. - -J'espère avoir écrit le présent livre sans préjugé, mais je ne prétends -pas l'avoir écrit sans passion. Il serait à peine permis à un Français -de n'en point ressentir quand il parle de son pays et songe à son -temps. J'avoue donc qu'en étudiant notre ancienne société dans chacune -de ses parties je n'ai jamais perdu entièrement de vue la nouvelle. Je -n'ai pas seulement voulu voir à quel mal le malade avait succombé, mais -comment il aurait pu ne pas mourir. J'ai fait comme ces médecins qui, -dans chaque organe éteint, essayent de surprendre les lois de la vie. -Mon but a été de faire un tableau qui fût strictement exact, et qui en -même temps pût être instructif. Toutes les fois donc que j'ai rencontré -chez nos pères quelques-unes de ces vertus mâles qui nous seraient le -plus nécessaires et que nous n'avons presque plus, un véritable esprit -d'indépendance, le goût des grandes choses, la foi en nous-mêmes et -dans une cause, je les ai mises en relief, et de même, lorsque j'ai -rencontré dans les lois, dans les idées, dans les mœurs de ce temps-là, -la trace de quelques-uns des vices qui, après avoir dévoré l'ancienne -société, nous travaillent encore, j'ai pris soin d'appeler sur eux la -lumière, afin que, voyant bien le mal qu'ils nous ont fait, on comprît -mieux celui qu'ils pouvaient encore nous faire. - -Pour atteindre ce but, je n'ai craint, je le confesse, de blesser -personne, ni individus, ni classes, ni opinions, ni souvenirs, quelque -respectables qu'ils pussent être. Je l'ai souvent fait avec regret, -mais toujours sans remords. Que ceux auxquels j'aurais pu ainsi -déplaire me pardonnent en considération du but désintéressé et honnête -que je poursuis. - -Plusieurs m'accuseront peut-être de montrer dans ce livre un goût bien -intempestif pour la liberté, dont on m'assure que personne ne se soucie -plus guère en France. - -Je prierai seulement ceux qui m'adresseraient ce reproche de vouloir -bien considérer que ce penchant est chez moi fort ancien. Il y a plus -de vingt ans que, parlant d'une autre société, j'écrivais presque -textuellement ce qu'on va lire. - -Au milieu des ténèbres de l'avenir on peut déjà découvrir trois -vérités très-claires. La première est que tous les hommes de nos jours -sont entraînés par une force inconnue qu'on peut espérer régler et -ralentir, mais non vaincre, qui tantôt les pousse doucement et tantôt -les précipite vers la destruction de l'aristocratie; la seconde, que, -parmi toutes les sociétés du monde, celles qui auront toujours le plus -de peine à échapper pendant longtemps au gouvernement absolu seront -précisément ces sociétés où l'aristocratie n'est plus et ne peut plus -être; la troisième enfin, que nulle part le despotisme ne doit produire -des effets plus pernicieux que dans ces sociétés-là; car plus qu'aucune -autre sorte de gouvernement il y favorise le développement de tous -les vices auxquels ces sociétés sont spécialement sujettes, et les -pousse ainsi du côté même où, suivant une inclinaison naturelle, elles -penchaient déjà. - -Les hommes n'y étant plus rattachés les uns aux autres par aucun lien -de castes, de classes, de corporations, de familles, n'y sont que -trop enclins à ne se préoccuper que de leurs intérêts particuliers, -toujours trop portés à n'envisager qu'eux-mêmes et à se retirer dans -un individualisme étroit où toute vertu publique est étouffée. Le -despotisme, loin de lutter contre cette tendance, la rend irrésistible, -car il retire aux citoyens toute passion commune, tout besoin mutuel, -toute nécessité de s'entendre, toute occasion d'agir ensemble; il les -mure, pour ainsi dire, dans la vie privée. Ils tendaient déjà à se -mettre à part: il les isole; ils se refroidissaient les uns pour les -autres: il les glace. - -Dans ces sortes de sociétés, où rien n'est fixe, chacun se sent -aiguillonné sans cesse par la crainte de descendre et l'ardeur de -monter; et comme l'argent, en même temps qu'il y est devenu la -principale marque qui classe et distingue entre eux les hommes, y a -acquis une mobilité singulière, passant de mains en mains sans cesse, -transformant la condition des individus, élevant ou abaissant les -familles, il n'y a presque personne qui ne soit obligé d'y faire un -effort désespéré et continu pour le conserver ou pour l'acquérir. -L'envie de s'enrichir à tout prix, le goût des affaires, l'amour du -gain, la recherche du bien-être et des jouissances matérielles y sont -donc les passions les plus communes. Elles s'y répandent aisément dans -toutes les classes, pénètrent jusqu'à celles mêmes qui y avaient été -jusque-là les plus étrangères, et arriveraient bientôt à les énerver et -à les dégrader toutes à la fois, si rien ne venait les arrêter. Or, il -est de l'essence même du despotisme de les favoriser et de les étendre. -Ces passions débilitantes lui viennent en aide; elles détournent et -occupent l'imagination des hommes loin des affaires publiques, et les -font trembler à la seule idée des révolutions. Lui seul peut leur -fournir le secret et l'ombre qui mettent la cupidité à l'aise et -permettent de faire des profits déshonnêtes en bravant le déshonneur. -Sans lui elles eussent été fortes; avec lui elles sont régnantes. - -La liberté seule, au contraire, peut combattre efficacement dans ces -sortes de sociétés les vices qui leur sont naturels et les retenir -sur la pente où elles glissent. Il n'y a qu'elle en effet qui puisse -retirer les citoyens de l'isolement dans lequel l'indépendance même de -leur condition les fait vivre, pour les contraindre à se rapprocher -les uns des autres, qui les réchauffe et les réunit chaque jour -par la nécessité de s'entendre, de se persuader et de se complaire -mutuellement dans la pratique d'affaires communes. Seule elle est -capable de les arracher au culte de l'argent et aux petits tracas -journaliers de leurs affaires particulières pour leur faire apercevoir -et sentir à tout moment la patrie au-dessus et à côté d'eux. Seule elle -substitue de temps à autre à l'amour du bien-être des passions plus -énergiques et plus hautes, fournit à l'ambition des objets plus grands -que l'acquisition des richesses, et crée la lumière qui permet de voir -et de juger les vices et les vertus des hommes. - -Les sociétés démocratiques qui ne sont pas libres peuvent être riches, -raffinées, ornées, magnifiques même, puissantes par le poids de -leur masse homogène; on peut y rencontrer des qualités privées, de -bons pères de famille, d'honnêtes commerçants et des propriétaires -très-estimables; on y verra même de bons chrétiens, car la patrie de -ceux-là n'est pas de ce monde et la gloire de leur religion est de les -produire au milieu de la plus grande corruption des mœurs et sous les -plus mauvais gouvernements: l'empire romain dans son extrême décadence -en était plein; mais ce qui ne se verra jamais, j'ose le dire, dans des -sociétés semblables, ce sont de grands citoyens, et surtout un grand -peuple, et je ne crains pas d'affirmer que le niveau commun des cœurs -et des esprits ne cessera jamais de s'y abaisser tant que l'égalité et -le despotisme y seront joints. - -Voilà ce que je pensais et ce que je disais il y a vingt ans. J'avoue -que, depuis, il ne s'est rien passé dans le monde qui m'ait porté à -penser et à dire autrement. Ayant montré la bonne opinion que j'avais -de la liberté dans un temps où celle-ci était en faveur, on ne trouvera -pas mauvais que j'y persiste quand on la délaisse. - -Qu'on veuille bien d'ailleurs considérer qu'en ceci même je suis moins -différent de la plupart de mes contradicteurs qu'ils ne le supposent -peut-être eux-mêmes. Quel est l'homme qui, de nature, aurait l'âme -assez basse pour préférer dépendre des caprices d'un de ses semblables -plutôt que d'obéir aux lois qu'il a contribué à établir lui-même, si -sa nation lui paraissait avoir les vertus nécessaires pour faire un -bon usage de la liberté? Je pense qu'il n'y en a point. Les despotes -eux-mêmes ne nient pas que la liberté ne soit excellente; seulement -ils ne la veulent que pour eux-mêmes, et ils soutiennent que tous les -autres en sont tout à fait indignes. Ainsi, ce n'est pas sur l'opinion -qu'on doit avoir de la liberté qu'on diffère, mais sur l'estime plus -ou moins grande qu'on fait des hommes; et c'est ainsi qu'on peut dire -d'une façon rigoureuse que le goût qu'on montre pour le gouvernement -absolu est dans le rapport exact du mépris qu'on professe pour son -pays. Je demande qu'on me permette d'attendre encore un peu avant de me -convertir à ce sentiment-là. - -Je puis dire, je crois, sans trop me vanter, que le livre que je -publie en ce moment est le produit d'un très-grand travail. Il y a tel -chapitre assez court qui m'a coûté plus d'un an de recherches. J'aurais -pu surcharger le bas de mes pages de notes; j'ai mieux aimé n'insérer -ces dernières qu'en petit nombre et les placer à la fin du volume, avec -un renvoi aux pages du texte auquel elles se rapportent. On trouvera là -des exemples et des preuves. Je pourrais en fournir bien d'autres, si -ce livre paraissait à quelqu'un valoir la peine de les demander. - - - - -L'ANCIEN RÉGIME - -ET - -LA RÉVOLUTION - - - - -LIVRE PREMIER - -CHAPITRE PREMIER. - - Jugements contradictoires qui sont portés sur la Révolution à sa - naissance. - - -Il n'y a rien de plus propre à rappeler les philosophes et les hommes -d'État à la modestie que l'histoire de notre Révolution; car il n'y eut -jamais d'événements plus grands, conduits de plus loin, mieux préparés -et moins prévus. - -Le grand Frédéric lui-même, malgré son génie, ne la pressent pas. Il la -touche sans la voir. Bien plus, il agit par avance suivant son esprit; -il est son précurseur et déjà pour ainsi dire son agent; il ne la -reconnaît point à son approche; et, quand elle se montre enfin, les -traits nouveaux et extraordinaires qui vont caractériser sa physionomie -parmi la foule innombrable des révolutions échappent d'abord aux -regards. - -Au dehors elle est l'objet de la curiosité universelle; partout -elle fait naître dans l'esprit des peuples une sorte de notion -indistincte que des temps nouveaux se préparent, de vagues espérances -de changements et de réformes; mais personne ne soupçonne encore -ce qu'elle doit être. Les princes et leurs ministres manquent même -de ce pressentiment confus qui émeut le peuple à sa vue. Ils ne -la considèrent d'abord que comme une de ces maladies périodiques -auxquelles la constitution de tous les peuples est sujette, et qui -n'ont d'autre effet que d'ouvrir de nouveaux champs à la politique de -leurs voisins. Si par hasard ils disent la vérité sur elle, c'est à -leur insu. Les principaux souverains de l'Allemagne, réunis à Pilnitz -en 1791, proclament, il est vrai, que le péril qui menace la royauté -en France est commun à tous les anciens pouvoirs de l'Europe, et que -tous sont menacés avec elle; mais, au fond, ils n'en croient rien. Les -documents secrets du temps font connaître que ce n'étaient là à leurs -yeux que d'habiles prétextes dont ils masquaient leurs desseins ou les -coloraient aux yeux de la foule. - -Quant à eux, ils savent bien que la révolution française est un -accident local et passager dont il s'agit seulement de tirer parti. -Dans cette pensée, ils conçoivent des desseins, font des préparatifs, -contractent des alliances secrètes; ils se disputent entre eux à la vue -de cette proie prochaine, se divisent, se rapprochent; il n'y a presque -rien à quoi ils ne se préparent, sinon à ce qui va arriver. - -Les Anglais, auxquels le souvenir de leur propre histoire et la -longue pratique de la liberté politique donnent plus de lumière et -d'expérience, aperçoivent bien comme à travers un voile épais l'image -d'une grande Révolution qui s'avance; mais ils ne peuvent distinguer -sa forme, et l'action qu'elle va exercer bientôt sur les destinées du -monde et sur la leur propre leur est cachée. Arthur Young, qui parcourt -la France au moment où la Révolution va éclater, et qui considère -cette révolution comme imminente, en ignore si bien la portée qu'il -se demande si le résultat n'en sera point d'accroître les priviléges. -«Quant à la noblesse et au clergé, dit-il, si cette révolution leur -donnait encore plus de prépondérance, je pense qu'elle ferait plus de -mal que de bien.» - -Burke, dont l'esprit fut illuminé par la haine que la Révolution -dès sa naissance lui inspira, Burke lui-même reste quelques moments -incertain à sa vue. Ce qu'il en augure d'abord, c'est que la France en -sera énervée et comme anéantie. «Il est à croire, dit-il, que pour -longtemps les facultés guerrières de la France sont éteintes; il se -pourrait même qu'elles le fussent pour toujours, et que les hommes de -la génération qui va suivre puissent dire comme cet ancien: _Gallos -quoque in bellis floruisse audivimus_: Nous avons entendu dire que les -Gaulois eux-mêmes avaient jadis brillé par les armes.» - -On ne juge pas mieux l'événement de près que de loin. En France, la -veille du jour où la Révolution va éclater, on n'a encore aucune idée -précise sur ce qu'elle va faire. Parmi la foule des cahiers, je n'en -trouve que deux où se montre une certaine appréhension du peuple. Ce -qu'on redoute, c'est la prépondérance que doit conserver le pouvoir -royal, la cour, comme on l'appelle encore. La faiblesse et la courte -durée des états généraux inquiètent. On a peur qu'on ne les violente. -La noblesse est particulièrement travaillée de cette crainte. «Les -troupes suisses, disent plusieurs de ces cahiers, prêteront le serment -de ne jamais porter les armes contre les citoyens, même en cas d'émeute -ou de révolte.» Que les états généraux soient libres, et tous les abus -seront aisément détruits; la réforme à faire est immense, mais elle est -facile. - -Cependant la Révolution suit son cours: à mesure que l'on voit -apparaître la tête du monstre, que sa physionomie singulière et -terrible se découvre; qu'après avoir détruit les institutions -politiques elle abolit les institutions civiles, après les lois change -les mœurs, les usages et jusqu'à la langue; quand, après avoir ruiné -la fabrique du gouvernement, elle remue les fondements de la société -et semble enfin vouloir s'en prendre à Dieu lui-même; lorsque bientôt -cette même Révolution déborde au dehors, avec des procédés inconnus -jusqu'à elle, une tactique nouvelle, des maximes meurtrières, des -opinions _armées_, comme disait Pitt, une puissance inouïe qui abat -les barrières des empires, brise les couronnes, foule les peuples, -et, chose étrange! les gagne en même temps à sa cause; à mesure que -toutes ces choses éclatent, le point de vue change. Ce qui avait -d'abord semblé, aux princes de l'Europe et aux hommes d'État, un -accident ordinaire de la vie des peuples, paraît un fait si nouveau, si -contraire même à tout ce qui s'était passé auparavant dans le monde, -et cependant si général, si monstrueux, si incompréhensible, qu'en -l'apercevant l'esprit humain demeure comme éperdu. Les uns pensent que -cette puissance inconnue, que rien ne semble ni nourrir ni abattre, -qu'on ne saurait arrêter, et qui ne peut s'arrêter elle-même, va -pousser les sociétés humaines jusqu'à leur dissolution complète et -finale. Plusieurs la considèrent comme l'action visible du démon sur -la terre. «La révolution française a un caractère satanique, dit M. -de Maistre, dès 1797.» D'autres, au contraire, découvrent en elle un -dessein bienfaisant de Dieu, qui veut renouveler non-seulement la face -de la France, mais celle du monde, et qui va créer en quelque sorte -une humanité nouvelle. On retrouve, chez plusieurs des écrivains de -ce temps-là, quelque chose de cette épouvante religieuse qu'éprouvait -Salvien à la vue des barbares. Burke, reprenant sa pensée, s'écrie: -«Privée de son ancien gouvernement, ou plutôt de tout gouvernement, il -semblait que la France fût un objet d'insulte et de pitié, plutôt que -de devoir être le fléau et la terreur du genre humain. Mais du tombeau -de cette monarchie assassinée est sorti un être informe, immense, plus -terrible qu'aucun de ceux qui ont accablé et subjugué l'imagination des -hommes. Cet être hideux et étrange marche droit à son but, sans être -effrayé du péril ou arrêté par les remords; contempteur de toutes les -maximes reçues et de tous les moyens ordinaires, il terrasse ceux qui -ne peuvent même pas comprendre comment il existe.» - -L'événement est-il en effet si extraordinaire qu'il a paru jadis -aux contemporains? aussi inouï, aussi profondément perturbateur et -rénovateur qu'ils le supposaient? Quel fut le véritable sens, quel a -été le véritable caractère, quels sont les effets permanents de cette -révolution étrange et terrible? Qu'a-t-elle détruit précisément? -Qu'a-t-elle créé? - -Il semble que le moment de le rechercher et de le dire est venu, et -que nous soyons placés aujourd'hui à ce point précis d'où l'on peut le -mieux apercevoir et juger ce grand objet. Assez loin de la Révolution -pour ne ressentir que faiblement les passions qui troublaient la vue de -ceux qui l'ont faite, nous en sommes assez proches pour pouvoir entrer -dans l'esprit qui l'a amenée et pour le comprendre. Bientôt on aura -peine à le faire, car les grandes révolutions qui réussissent, faisant -disparaître les causes qui les avaient produites, deviennent ainsi -incompréhensibles par leurs succès mêmes. - - - - -CHAPITRE II. - - Que l'objet fondamental et final de la Révolution n'était pas, - comme on l'a cru, de détruire le pouvoir religieux et d'énerver le - pouvoir politique. - - -Une des premières démarches de la Révolution française a été de -s'attaquer à l'Église, et, parmi les passions qui sont nées de cette -Révolution, la première allumée et la dernière éteinte a été la passion -irréligieuse. Alors même que l'enthousiasme de la liberté s'était -évanoui, après qu'on s'était réduit à acheter la tranquillité au prix -de la servitude, on restait révolté contre l'autorité religieuse. -Napoléon, qui avait pu vaincre le génie libéral de la Révolution -française, fit d'inutiles efforts pour dompter son génie antichrétien, -et, de notre temps même, nous avons vu des hommes qui croyaient -racheter leur servilité envers les moindres agents du pouvoir politique -par leur insolence envers Dieu, et qui, tandis qu'ils abandonnaient -tout ce qu'il y avait de plus libre, de plus noble et de plus fier dans -les doctrines de la Révolution, se flattaient encore de rester fidèles -à son esprit en restant indévots. - -Et pourtant il est facile aujourd'hui de se convaincre que la guerre -aux religions n'était qu'un incident de cette grande révolution, un -trait saillant et pourtant fugitif de sa physionomie, un produit -passager des idées, des passions, des faits particuliers qui l'ont -précédée et préparée, et non son génie propre. - -On considère avec raison la philosophie du dix-huitième siècle comme -une des causes principales de la Révolution, et il est bien vrai que -cette philosophie est profondément irréligieuse. Mais il faut remarquer -en elle avec soin deux parts, qui sont tout à la fois distinctes et -séparables. - -Dans l'une se trouvent toutes les opinions nouvelles ou rajeunies qui -se rapportent à la condition des sociétés et aux principes des lois -civiles et politiques, tels, par exemple, que l'égalité naturelle des -hommes, l'abolition de tous les priviléges de castes, de classes, de -professions, qui en est une conséquence, la souveraineté du peuple, -l'omnipotence du pouvoir social, l'uniformité des règles... Toutes ces -doctrines ne sont pas seulement les causes de la révolution française, -elles forment pour ainsi dire sa substance; elles sont ce qu'il y a -dans ses œuvres de plus fondamental, de plus durable, de plus vrai, -quant au temps. - -Dans l'autre partie de leurs doctrines, les philosophes du dix-huitième -siècle s'en sont pris avec une sorte de fureur à l'Église; ils ont -attaqué son clergé, sa hiérarchie, ses institutions, ses dogmes, et, -pour les mieux renverser, ils ont voulu arracher les fondements mêmes -du christianisme. Mais cette portion de la philosophie du dix-huitième -siècle, ayant pris naissance dans des faits que cette Révolution même -détruisait, devait peu à peu disparaître avec eux, et se trouver comme -ensevelie dans son triomphe. Je n'ajouterai qu'un mot pour achever de -me faire comprendre, car je veux reprendre ailleurs ce grand sujet: -c'était bien moins comme doctrine religieuse que comme institution -politique que le christianisme avait allumé ces furieuses haines; -non parce que les prêtres prétendaient régler les choses de l'autre -monde, mais parce qu'ils étaient propriétaires, seigneurs, décimateurs, -administrateurs dans celui-ci; non parce que l'Église ne pouvait -prendre place dans la société nouvelle qu'on allait fonder, mais parce -qu'elle occupait alors la place la plus privilégiée et la plus forte -dans cette vieille société qu'il s'agissait de réduire en poudre. - -Considérez comme la marche du temps a mis cette vérité en lumière et -achève de l'y mettre tous les jours: à mesure que l'œuvre politique de -la Révolution s'est consolidée, son œuvre irréligieuse s'est ruinée; -à mesure que toutes les anciennes institutions politiques qu'elle a -attaquées ont été mieux détruites, que les pouvoirs, les influences, -les classes qui lui étaient particulièrement odieuses ont été vaincues -sans retour, et que, pour dernier signe de leur défaite, les haines -même qu'elles inspiraient se sont allanguies; à mesure, enfin, que le -clergé s'est mis plus à part de tout ce qui était tombé avec lui, on a -vu graduellement la puissance de l'Église se relever dans les esprits -et s'y raffermir. - -Et ne croyez pas que ce spectacle soit particulier à la France; il n'y -a guère d'église chrétienne en Europe qui ne se soit ravivée depuis la -révolution française. - -Croire que les sociétés démocratiques sont naturellement hostiles à la -religion est commettre une grande erreur: rien dans le christianisme, -ni même dans le catholicisme, n'est absolument contraire à l'esprit de -ces sociétés, et plusieurs choses y sont très-favorables. L'expérience -de tous les siècles d'ailleurs a fait voir que la racine la plus vivace -de l'instinct religieux a toujours été plantée dans le cœur du peuple. -Toutes les religions qui ont péri ont eu là leur dernier asile, et il -serait bien étrange que les institutions qui tendent à faire prévaloir -les idées et les passions du peuple eussent pour effet nécessaire et -permanent de pousser l'esprit humain vers l'impiété. - -Ce que je viens de dire du pouvoir religieux, je le dirai à plus forte -raison du pouvoir social. - -Quand on vit la Révolution renverser à la fois toutes les institutions -et tous les usages qui avaient jusque là maintenu une hiérarchie -dans la société et retenu les hommes dans la règle, on put croire -que son résultat serait de détruire non pas seulement un ordre -particulier de société, mais tout ordre; non tel gouvernement, mais la -puissance sociale elle-même; et l'on dut juger que son naturel était -essentiellement anarchique. Et pourtant, j'ose dire que ce n'était -encore là qu'une apparence. - -Moins d'un an après que la Révolution était commencée, Mirabeau -écrivait secrètement au roi: «Comparez le nouvel état des choses -avec l'ancien régime; c'est là que naissent les consolations et -les espérances. Une partie des actes de l'assemblée nationale, et -c'est la plus considérable, est évidemment favorable au gouvernement -monarchique. N'est-ce donc rien que d'être sans parlement, sans pays -d'états, sans corps de clergé, de privilégiés, de noblesse? L'idée de -ne former qu'une seule classe de citoyens aurait plu à Richelieu: cette -surface égale facilite l'exercice du pouvoir. Plusieurs règnes d'un -gouvernement absolu n'auraient pas fait autant que cette seule année de -révolution pour l'autorité royale.» C'était comprendre la Révolution en -homme capable de la conduire. - -Comme la Révolution française n'a pas eu seulement pour objet de -changer un gouvernement ancien, mais d'abolir la forme ancienne de la -société, elle a dû s'attaquer à la fois à tous les pouvoirs établis, -ruiner toutes les influences reconnues, effacer les traditions, -renouveler les mœurs et les usages, et vider en quelque sorte l'esprit -humain de toutes les idées sur lesquelles s'étaient fondés jusque-là -le respect et l'obéissance. De là son caractère si singulièrement -anarchique. - -Mais écartez ces débris: vous apercevez un pouvoir central immense qui -a attiré et englouti dans son unité toutes les parcelles d'autorité -et d'influence qui étaient auparavant dispersées dans une foule de -pouvoirs secondaires, d'ordres, de classes, de professions, de familles -et d'individus, et comme éparpillées dans tout le corps social. On -n'avait pas vu dans le monde un pouvoir semblable depuis la chute -de l'empire romain. La Révolution a créé cette puissance nouvelle, -ou plutôt celle-ci est sortie comme d'elle-même des ruines que la -Révolution a faites. Les gouvernements qu'elle a fondés sont plus -fragiles, il est vrai, mais cent fois plus puissants qu'aucun de ceux -qu'elle a renversés; fragiles et puissants par les mêmes causes, ainsi -qu'il sera dit ailleurs. - -C'est cette forme simple, régulière et grandiose, que Mirabeau -entrevoyait déjà à travers la poussière des anciennes institutions à -moitié démolies. L'objet, malgré sa grandeur, était encore invisible -alors aux yeux de la foule; mais peu à peu le temps l'a exposé à tous -les regards. Aujourd'hui il remplit surtout l'œil des princes. Ils le -considèrent avec admiration et avec envie, non-seulement ceux que la -Révolution a engendrés, mais ceux mêmes qui lui sont les plus étrangers -et les plus ennemis; tous s'efforcent dans leurs domaines de détruire -les immunités, d'abolir les priviléges. Ils mêlent les rangs, égalisent -les conditions, substituent des fonctionnaires à l'aristocratie, -aux franchises locales l'uniformité des règles, à la diversité des -pouvoirs l'unité du gouvernement. Ils s'appliquent à ce travail -révolutionnaire avec une incessante industrie; et, s'ils y rencontrent -quelque obstacle, il leur arrive parfois d'emprunter à la Révolution -ses procédés et ses maximes. On les a vus soulever au besoin le pauvre -contre le riche, le roturier contre le noble, le paysan contre son -seigneur. La révolution française a été tout à la fois leur fléau et -leur institutrice. - - - - -CHAPITRE III. - - Comment la révolution française a été une révolution politique qui - a procédé à la manière des révolutions religieuses, et pourquoi. - - -Toutes les révolutions civiles et politiques ont eu une patrie et s'y -sont renfermées. La révolution française n'a pas eu de territoire -propre; bien plus, son effet a été d'effacer en quelque sorte de -la carte toutes les anciennes frontières. On l'a vue rapprocher ou -diviser les hommes en dépit des lois, des traditions, des caractères, -de la langue, rendant parfois ennemis des compatriotes, et frères des -étrangers; ou plutôt elle a formé, au-dessus de toutes les nationalités -particulières, une patrie intellectuelle commune dont les hommes de -toutes les nations ont pu devenir citoyens. - -Fouillez toutes les annales de l'histoire, vous ne trouverez pas une -seule révolution politique qui ait eu ce même caractère: vous ne le -retrouverez que dans certaines révolutions religieuses. Aussi c'est -à des révolutions religieuses qu'il faut comparer la révolution -française, si l'on veut se faire comprendre à l'aide de l'analogie. - -Schiller remarque avec raison, dans son histoire de la guerre de -Trente-Ans, que la grande réforme du seizième siècle eut pour effet -de rapprocher tout à coup les uns des autres des peuples qui se -connaissaient à peine, et de les unir étroitement par des sympathies -nouvelles. On vit, en effet, alors des Français combattre contre des -Français, tandis que des Anglais leur venaient en aide; des hommes -nés au fond de la Baltique pénétrèrent jusqu'au cœur de l'Allemagne -pour y protéger des Allemands dont ils n'avaient jamais entendu -parler jusque-là. Toutes les guerres étrangères prirent quelque chose -des guerres civiles; dans toutes les guerres civiles des étrangers -parurent. Les anciens intérêts de chaque nation furent oubliés pour -des intérêts nouveaux; aux questions de territoire succédèrent -des questions de principes. Toutes les règles de la diplomatie se -trouvèrent mêlées et embrouillées, au grand étonnement et à la grande -douleur des politiques de ce temps-là. C'est précisément ce qui arriva -en Europe après 1789. - -La révolution française est donc une révolution politique qui a opéré -à la manière et qui a pris en quelque chose l'aspect d'une révolution -religieuse. Voyez par quels traits particuliers et caractéristiques -elle achève de ressembler à ces dernières: non-seulement elle se -répand au loin comme elles, mais, comme elles, elle y pénètre par la -prédication et la propagande. Une révolution politique qui inspire -le prosélytisme; qu'on prêche aussi ardemment aux étrangers qu'on -l'accomplit avec passion chez soi; considérez quel nouveau spectacle! -Parmi toutes les choses inconnues que la révolution française a -montrées au monde, celle-ci est assurément la plus nouvelle. Mais ne -nous arrêtons pas là; tâchons de pénétrer un peu plus avant et de -découvrir si cette ressemblance dans les effets ne tiendrait pas à -quelque ressemblance cachée dans les causes. - -Le caractère habituel des religions est de considérer l'homme en -lui-même, sans s'arrêter à ce que les lois, les coutumes et les -traditions d'un pays ont pu joindre de particulier à ce fonds commun. -Leur but principal est de régler les rapports généraux de l'homme -avec Dieu, les droits et les devoirs généraux des hommes entre eux, -indépendamment de la forme des sociétés. Les règles de conduite -qu'elles indiquent se rapportent moins à l'homme d'un pays ou d'un -temps qu'au fils, au père, au serviteur, au maître, au prochain. -Prenant ainsi leur fondement dans la nature humaine elle-même, elles -peuvent être reçues également par tous les hommes et applicables -partout. De là vient que les révolutions religieuses ont eu souvent -de si vastes théâtres, et se sont rarement renfermées, comme les -révolutions politiques, dans le territoire d'un seul peuple, ni même -d'une seule race. Et si l'on veut envisager ce sujet encore de plus -près, on trouvera que plus les religions ont eu ce caractère abstrait -et général que je viens d'indiquer, plus elles se sont étendues, en -dépit de la différence des lois, des climats et des hommes. - -Les religions païennes de l'antiquité, qui étaient toutes plus ou moins -liées à la constitution politique ou à l'état social de chaque peuple, -et conservaient jusque dans leurs dogmes une certaine physionomie -nationale et souvent municipale, se sont renfermées d'ordinaire -dans les limites d'un territoire dont on ne les vit guère sortir. -Elles firent naître parfois l'intolérance et la persécution; mais le -prosélytisme leur fut presque entièrement inconnu. Aussi n'y eut-il pas -de grandes révolutions religieuses dans notre Occident avant l'arrivée -du christianisme. Celui-ci, passant aisément à travers toutes les -barrières qui avaient arrêté les religions païennes, conquit en peu -de temps une grande partie du genre humain. Je crois que ce n'est pas -manquer de respect à cette sainte religion que de dire qu'elle dut, -en partie, son triomphe à ce qu'elle s'était, plus qu'aucune autre, -dégagée de tout ce qui pouvait être spécial à un peuple, à une forme de -gouvernement, à un état social, à une époque, à une race. - -La révolution française a opéré, par rapport à ce monde, précisément -de la même manière que les révolutions religieuses agissent en vue de -l'autre; elle a considéré le citoyen d'une façon abstraite, en dehors -de toutes les sociétés particulières, de même que les religions -considèrent l'homme en général, indépendamment du pays et du temps. -Elle n'a pas recherché seulement quel était le droit particulier du -citoyen français, mais quels étaient les devoirs et les droits généraux -des hommes en matière politique. - -C'est en remontant toujours ainsi à ce qu'il y avait de moins -particulier, et pour ainsi dire de plus _naturel_ en fait d'état social -et de gouvernement, qu'elle a pu se rendre compréhensible pour tous et -imitable en cent endroits à la fois. - -Comme elle avait l'air de tendre à la régénération du genre humain plus -encore qu'à la réforme de la France, elle a allumé une passion que, -jusque-là, les révolutions politiques les plus violentes n'avaient -jamais pu produire. Elle a inspiré le prosélytisme et fait naître la -propagande. Par là, enfin, elle a pu prendre cet air de révolution -religieuse qui a tant épouvanté les contemporains; ou plutôt elle est -devenue elle-même une sorte de religion nouvelle, religion imparfaite, -il est vrai, sans Dieu, sans culte et sans autre vie, mais qui, -néanmoins, comme l'islamisme, a inondé toute la terre de ses soldats, -de ses apôtres et de ses martyrs. - -Il ne faut pas croire, du reste, que les procédés employés par elle -fussent absolument sans précédents, et que toutes les idées qu'elle a -mises au jour fussent entièrement nouvelles. Il y a eu dans tous les -siècles, et jusqu'en plein moyen âge, des agitateurs qui, pour changer -des coutumes particulières, ont invoqué les lois générales des sociétés -humaines, et qui ont entrepris d'opposer à la constitution de leur -pays les droits naturels de l'humanité. Mais toutes ces tentatives ont -échoué: le même brandon qui a enflammé l'Europe au dix-huitième siècle -a été facilement éteint au quinzième. Pour que des arguments de cette -espèce produisent des révolutions, il faut, en effet, que certains -changements déjà survenus dans les conditions, les coutumes et les -mœurs, aient préparé l'esprit humain à s'en laisser pénétrer. - -Il y a des temps où les hommes sont si différents les uns des autres -que l'idée d'une même loi applicable à tous est pour eux comme -incompréhensible. Il y en a d'autres où il suffit de leur montrer -de loin et confusément l'image d'une telle loi pour qu'ils la -reconnaissent aussitôt et courent vers elle. - -Le plus extraordinaire n'est pas que la révolution française ait -employé les procédés qu'on lui a vu mettre en œuvre et conçu les -idées qu'elle a produites: la grande nouveauté est que tant de -peuples fussent arrivés à ce point que de tels procédés pussent être -efficacement employés et de telles maximes facilement admises. - - - - -CHAPITRE IV. - - Comment presque toute l'Europe avait eu précisément les mêmes - institutions, et comment ces institutions tombaient en ruine - partout. - - -Les peuples qui ont renversé l'empire romain et qui ont fini par -former les nations modernes différaient par les races, le pays, le -langage; ils ne se ressemblaient que par la barbarie. Établis sur le -sol de l'empire, ils s'y sont entre-choqués longtemps au milieu d'une -confusion immense, et, quand ils sont enfin devenus stables, ils se -sont trouvés séparés les uns des autres par les ruines mêmes qu'ils -avaient faites. La civilisation étant presque éteinte et l'ordre -public détruit, les rapports des hommes entre eux devinrent difficiles -et périlleux, et la grande société européenne se fractionna en mille -petites sociétés distinctes et ennemies qui vécurent chacune à part. Et -pourtant du milieu de cette masse incohérente on vit sortir tout à coup -des lois uniformes. - -Ces institutions ne sont point imitées de la législation romaine; -elles y sont contraires à ce point que c'est du droit romain que l'on -s'est servi pour les transformer et les abolir. Leur physionomie est -originale et les distingue parmi toutes les lois que se sont données -les hommes. Elles correspondent symétriquement entre elles, et, toutes -ensemble, forment un corps composé de parties si serrées que les -articles de nos codes modernes ne sont pas plus étroitement unis; lois -savantes, à l'usage d'une société à demi grossière. - -Comment une pareille législation a-t-elle pu se former, se répandre, -se généraliser enfin en Europe? Mon but n'est pas de le rechercher. -Ce qui est certain, c'est qu'au moyen âge elle se retrouve plus ou -moins partout en Europe, et que, dans beaucoup de pays, elle règne à -l'exclusion de toutes les autres. - -J'ai eu occasion d'étudier les institutions politiques du moyen âge -en France, en Angleterre et en Allemagne, et, à mesure que j'avançais -dans ce travail, j'étais rempli d'étonnement en voyant la prodigieuse -similitude qui se rencontre entre toutes ces lois, et j'admirais -comment des peuples si différents et si peu mêlés entre eux avaient -pu s'en donner de si semblables. Ce n'est pas qu'elles ne varient -sans cesse et presque à l'infini dans les détails, suivant les lieux; -mais leur fond est partout le même. Quand je découvrais dans la -vieille législation germanique une institution politique, une règle, -un pouvoir, je savais d'avance qu'en cherchant bien je retrouverais -quelque chose de tout semblable, quant à la substance, en France et en -Angleterre, et je ne manquais pas de l'y retrouver en effet. Chacun de -ces trois peuples m'aidait à mieux comprendre les deux autres. - -Chez tous les trois le gouvernement est conduit d'après les mêmes -maximes, les assemblées politiques formées des mêmes éléments et munies -des mêmes pouvoirs. La société y est divisée de la même manière, et la -même hiérarchie se montre entre les différentes classes; les nobles -y occupent une position identique; ils ont mêmes priviléges, même -physionomie, même naturel: ce ne sont pas des hommes différents, ce -sont proprement partout les mêmes hommes. - -Les constitutions des villes se ressemblent; les campagnes sont -gouvernées de la même manière. La condition des paysans est peu -différente; la terre est possédée, occupée, cultivée de même, le -cultivateur soumis aux mêmes charges. Des confins de la Pologne à -la mer d'Irlande, la seigneurie, la cour du seigneur, le fief, la -censive, les services à rendre, les droits féodaux, les corporations, -tout se ressemble. Quelquefois les noms sont les mêmes, et, ce qui -est plus remarquable encore, un seul esprit précisément anime toutes -ces institutions analogues. Je crois qu'il est permis d'avancer -qu'au quatorzième siècle les institutions sociales, politiques, -administratives, judiciaires, économiques et littéraires de l'Europe, -avaient plus de ressemblance entre elles qu'elles n'en ont peut-être -même de nos jours, où la civilisation semble avoir pris soin de frayer -tous les chemins et d'abaisser toutes les barrières. - -Il n'entre pas dans mon sujet de raconter comment cette ancienne -constitution de l'Europe s'était peu à peu affaiblie et délabrée; je me -borne à constater qu'au dix-huitième siècle elle était partout à moitié -ruinée. Le dépérissement était en général moins marqué à l'orient du -continent, plus à l'occident; mais en tous lieux la vieillesse et -souvent la décrépitude se faisaient voir. - -La marche de cette décadence graduelle des institutions propres du -moyen âge se suit dans leurs archives. On sait que chaque seigneurie -possédait des registres nommés _terriers_, dans lesquels, de siècle -en siècle, on indiquait les limites des fiefs et des censives, les -redevances dues, les services à rendre, les usages locaux. J'ai vu -des terriers du quatorzième et du treizième siècle qui sont des -chefs-d'œuvre de méthode, de clarté, de netteté et d'intelligence. Ils -deviennent obscurs, indigestes, incomplets et confus, à mesure qu'ils -sont plus récents, malgré le progrès général des lumières. Il semble -que la société politique tombe en barbarie dans le même temps que la -société civile achève de se civiliser. - -En Allemagne même, où la vieille constitution de l'Europe avait mieux -conservé qu'en France ses traits primitifs, une partie des institutions -qu'elle avait créées étaient déjà partout détruites. Mais c'est moins -encore en voyant ce qui lui manque qu'en considérant en quel état se -trouve ce qui lui reste qu'on juge des ravages du temps. - -Les institutions municipales, qui au treizième et au quatorzième siècle -avaient fait des principales villes allemandes de petites républiques -riches et éclairées, existent encore au dix-huitième; mais elles -n'offrent plus que de vaines apparences. Leurs prescriptions paraissent -en vigueur; les magistrats qu'elles ont établis portent les mêmes -noms et semblent faire les mêmes choses; mais l'activité, l'énergie, -le patriotisme communal, les vertus mâles et fécondes qu'elles ont -inspirées ont disparu. Ces anciennes institutions se sont comme -affaissées sur elles-mêmes sans se déformer. - -Tous les pouvoirs du moyen âge qui subsistent encore sont atteints -de la même maladie; tous font voir le même dépérissement et la -même langueur. Bien plus, tout ce qui, sans appartenir en propre -à la constitution de ce temps, s'y est trouvé mêlé et en a retenu -l'empreinte un peu vive, perd aussitôt sa vitalité. Dans ce contact, -l'aristocratie contracte une débilité sénile; la liberté politique -elle-même, qui a rempli tout le moyen âge de ses œuvres, semble frappée -de stérilité partout où elle conserve les caractères particuliers que -le moyen âge lui avait donnés. Là où les assemblées provinciales ont -gardé, sans y rien changer, leur antique constitution, elles arrêtent -le progrès de la civilisation plutôt qu'elles n'y aident; on dirait -qu'elles sont étrangères et comme impénétrables à l'esprit nouveau des -temps. Aussi le cœur du peuple leur échappe et tend vers les princes. -L'antiquité de ces institutions ne les a pas rendues vénérables; -elles se discréditent, au contraire, chaque jour en vieillissant; -et, chose étrange, elles inspirent d'autant plus de haine qu'étant -plus en décadence elles semblent moins en état de nuire. «L'état de -choses existant,» dit un écrivain allemand, contemporain et ami de -cet ancien régime, «paraît être devenu généralement blessant pour -tous et quelquefois méprisable. Il est singulier de voir comme on -juge maintenant avec défaveur tout ce qui est vieux. Les impressions -nouvelles se font jour jusqu'au sein de nos familles et en troublent -l'ordre. Il n'y a pas jusqu'à nos ménagères qui ne veulent plus -souffrir leurs anciens meubles.» Cependant, en Allemagne, à la même -époque, comme en France, la société était en grande activité et en -prospérité toujours croissante. Mais faites bien attention à ceci: -ce trait en complète le tableau; tout ce qui vit, agit, produit est -d'origine nouvelle, non-seulement nouvelle, mais contraire. - -C'est la royauté, qui n'a plus rien de commun avec la royauté du moyen -âge, possède d'autres prérogatives, tient une autre place, a un autre -esprit, inspire d'autres sentiments; c'est l'administration de l'État -qui s'étend de toutes parts sur les débris des pouvoirs locaux; c'est -la hiérarchie des fonctionnaires qui remplace de plus en plus le -gouvernement des nobles. Tous ces nouveaux pouvoirs agissent d'après -des procédés, suivent des maximes que les hommes du moyen âge n'ont pas -connus ou ont réprouvés, et qui se rapportent, en effet, à un état de -société dont ils n'avaient pas même l'idée. - -En Angleterre, où l'on dirait au premier abord que l'ancienne -constitution de l'Europe est encore en vigueur, il en est aussi de -même. Si l'on veut oublier les vieux noms et écarter les vieilles -formes, on y trouvera dès le dix-septième siècle le système féodal -aboli dans sa substance, des classes qui se pénètrent, une noblesse -effacée, une aristocratie ouverte, la richesse devenue la puissance, -l'égalité devant la loi, l'égalité des charges, la liberté de la -presse, la publicité des débats; tous principes nouveaux que la société -du moyen âge ignorait. Or ce sont précisément ces choses nouvelles qui, -introduites peu à peu et avec art dans ce vieux corps, l'ont ranimé, -sans risquer de le dissoudre, et l'ont rempli d'une fraîche vigueur en -lui laissant des formes antiques. L'Angleterre du dix-septième siècle -est déjà une nation toute moderne, qui a seulement préservé dans son -sein et comme embaumé quelques débris du moyen âge. - -Il était nécessaire de jeter ce coup d'œil rapide hors de la France -pour faciliter l'intelligence de ce qui va suivre; car quiconque n'a -étudié et vu que la France ne comprendra jamais rien, j'ose le dire, à -la révolution française. - - - - -CHAPITRE V. - - Quelle a été l'œuvre propre de la révolution française? - - -Tout ce qui précède n'a eu pour but que d'éclaircir le sujet et de -faciliter la solution de cette question que j'ai posée d'abord: Quel a -été l'objet véritable de la Révolution? Quel est enfin son caractère -propre? Pourquoi précisément a-t-elle été faite? Qu'a-t-elle fait? - -La Révolution n'a point été faite, comme on l'a cru, pour détruire -l'empire des croyances religieuses; elle a été essentiellement, malgré -les apparences, une révolution sociale et politique; et, dans le cercle -des institutions de cette espèce, elle n'a point tendu à perpétuer -le désordre, à le rendre en quelque sorte stable, à _méthodiser_ -l'anarchie, comme disait un de ses principaux adversaires, mais plutôt -à accroître la puissance et les droits de l'autorité publique. Elle -ne devait pas changer le caractère que notre civilisation avait eu -jusque-là, comme d'autres l'ont pensé, en arrêter les progrès, ni même -altérer dans leur essence aucune des lois fondamentales sur lesquelles -reposent les sociétés humaines dans notre Occident. Quand on la sépare -de tous les accidents qui ont momentanément changé sa physionomie -à différentes époques et dans divers pays, pour ne la considérer -qu'en elle-même, on voit clairement que cette révolution n'a eu pour -effet que d'abolir ces institutions politiques qui, pendant plusieurs -siècles, avaient régné sans partage chez la plupart des peuples -européens, et que l'on désigne d'ordinaire sous le nom d'institutions -féodales, pour y substituer un ordre social et politique plus uniforme -et plus simple, qui avait l'égalité des conditions pour base. - -Cela suffisait pour faire une révolution immense, car, indépendamment -de ce que ces institutions antiques étaient encore mêlées et comme -entrelacées à presque toutes les lois religieuses et politiques de -l'Europe, elles avaient, de plus, suggéré une foule d'idées, de -sentiments, d'habitudes, de mœurs, qui leur étaient comme adhérentes. -Il fallut une affreuse convulsion pour détruire et extraire tout à coup -du corps social une partie qui tenait ainsi à tous les organes. Ceci -fit paraître la Révolution encore plus grande qu'elle n'était; elle -semblait tout détruire, car ce qu'elle détruisait touchait à tout et -faisait en quelque sorte corps avec tout. - -Quelque radicale qu'ait été la Révolution, elle a cependant beaucoup -moins innové qu'on ne le suppose généralement: je le montrerai plus -tard; elle a été bien moins novatrice qu'on ne le croit. Ce qu'il est -vrai de dire d'elle, c'est qu'elle a entièrement détruit ou est en -train de détruire (car elle dure encore) tout ce qui, dans l'ancienne -société, découlait des institutions aristocratiques et féodales, tout -ce qui s'y rattachait en quelque manière, tout ce qui en portait, à -quelque degré que ce fût, la _moindre_ empreinte. Elle n'a conservé -de l'ancien monde que ce qui avait toujours été étranger à ces -institutions ou pouvait exister sans elles. Ce que la Révolution a -été moins que toute autre chose, c'est un événement fortuit. Elle a -pris, il est vrai, le monde à l'improviste, et cependant elle n'était -que le complément du plus long travail, la terminaison soudaine et -violente d'une œuvre qui avait momentanément passé sous les yeux de -dix générations d'hommes. Si elle n'eût pas eu lieu, le vieil édifice -social n'en serait pas moins tombé partout, ici plus tôt, là plus -tard; seulement il aurait continué à tomber pièce à pièce au lieu de -s'effondrer tout à coup. La Révolution a achevé soudainement, par un -effort convulsif et douloureux, sans transition, sans précaution, sans -égards, ce qui se serait achevé peu à peu de lui-même à la longue. Tel -fut son œuvre. - -Il est surprenant que cet objet, qui semble aujourd'hui si facile à -discerner, restât aussi embrouillé et aussi voilé aux yeux les plus -clairvoyants. - -«Vous vouliez corriger les abus de votre gouvernement,» dit le même -Burke aux Français; «mais pourquoi faire du nouveau? Que ne vous -rattachiez-vous à vos anciennes traditions? Que ne vous borniez-vous -à reprendre vos anciennes franchises? Ou, s'il vous était impossible -de retrouver la physionomie effacée de la constitution de vos pères, -que ne jetiez-vous les regards de notre côté? Là vous auriez retrouvé -l'ancienne loi commune de l'Europe.» Burke ne s'aperçoit pas que, ce -qu'il a sous les yeux, c'est la révolution qui doit précisément abolir -cette ancienne loi commune de l'Europe; il ne discerne point que c'est -proprement de cela qu'il s'agit, et non d'autres choses. - -Mais pourquoi cette révolution, partout préparée, partout menaçante, -a-t-elle éclaté en France plutôt qu'ailleurs? Pourquoi a-t-elle eu -chez nous certains caractères qui ne se sont plus retrouvés nulle part -ou n'ont reparu qu'à moitié? Cette seconde question mérite assurément -qu'on la pose; son examen fera l'objet des livres suivants. - - - - -LIVRE II - - - - -CHAPITRE PREMIER. - - Pourquoi les droits féodaux étaient devenus plus odieux au peuple - en France que partout ailleurs. - - -Une chose surprend au premier abord: la Révolution, dont l'objet -propre était, comme nous l'avons vu, d'abolir partout le reste des -institutions du moyen âge, n'a pas éclaté dans les contrées où ces -institutions, mieux conservées, faisaient le plus sentir au peuple leur -gêne et leur rigueur, mais, au contraire, dans celles où elles le lui -faisaient sentir le moins; de telle sorte que leur joug a paru le plus -insupportable là où il était en réalité le moins lourd. - -Dans presque aucune partie de l'Allemagne, à la fin du dix-huitième -siècle, le servage n'était encore complétement aboli, et, dans la -plupart, le peuple demeurait positivement attaché à la glèbe, comme -au moyen âge. Presque tous les soldats qui composaient les armées de -Frédéric II et de Marie-Thérèse ont été de véritables serfs. - -Dans la plupart des États d'Allemagne, en 1788, le paysan ne peut -quitter la seigneurie, et s'il la quitte on peut le poursuivre partout -où il se trouve et l'y ramener de force. Il y est soumis à la justice -dominicale, qui surveille sa vie privée et punit son intempérance et -sa paresse. Il ne peut ni s'élever dans sa position, ni changer de -profession, ni se marier sans le bon plaisir du maître. Une grande -partie de son temps doit être consacrée au service de celui-ci. La -corvée seigneuriale existe dans toute sa force, et peut s'étendre, -dans certains pays, jusqu'à trois jours par semaine. C'est le paysan -qui rebâtit et entretient les bâtiments du seigneur, mène les denrées -de celui-ci au marché, le conduit lui-même, et est chargé de porter -ses messages. Plusieurs années de sa jeunesse doivent s'écouler dans -la domesticité du manoir. Le serf peut cependant devenir propriétaire -foncier, mais sa propriété reste toujours très-imparfaite. Il est -obligé de cultiver son champ d'une certaine manière, sous l'œil du -seigneur; il ne peut ni l'aliéner ni l'hypothéquer à sa volonté. Dans -certains cas on le force d'en vendre les produits; dans d'autres on -l'empêche de les vendre; pour lui, la culture est toujours obligatoire. -Sa succession même ne passe pas tout entière à ses enfants: une partie -en est d'ordinaire retenue par la seigneurie. - -Je ne recherche pas ces dispositions dans des lois surannées, je -les rencontre jusque dans le code préparé par le grand Frédéric et -promulgué par son successeur, au moment même où la révolution française -vient d'éclater. - -Rien de semblable n'existait plus en France depuis longtemps: le paysan -allait, venait, achetait, vendait, traitait, travaillait à sa guise. -Les derniers vestiges du servage ne se faisait plus voir que dans une -ou deux provinces de l'Est, provinces conquises; partout ailleurs il -avait entièrement disparu, et même son abolition remontait à une époque -si éloignée que la date en était oubliée. Des recherches savantes, -faites de nos jours, ont prouvé que, dès le treizième siècle, on ne le -rencontre plus en Normandie. - -Mais il s'était fait dans la condition du peuple, en France, une bien -autre révolution encore: le paysan n'avait pas seulement cessé d'être -serf; il était devenu _propriétaire foncier_. Ce fait est encore -aujourd'hui si mal établi, et il a eu, comme on le verra, tant de -conséquences, qu'on me permettra de m'arrêter un moment ici pour le -considérer. - -On a cru longtemps que la division de la propriété foncière datait de -la Révolution et n'avait été produite que par elle; le contraire est -prouvé par toutes sortes de témoignages. - -Vingt ans au moins avant cette révolution, on rencontre des sociétés -d'agriculture qui déplorent déjà que le sol se morcelle outre mesure. -«La division des héritages, dit Turgot vers le même temps, est telle -que celui qui suffisait pour une seule famille se partage entre cinq -ou six enfants. Ces enfants et leurs familles ne peuvent plus dès lors -subsister uniquement de la terre.» Necker disait, quelques années plus -tard, qu'il y a en France une _immensité_ de petites propriétés rurales. - -Je trouve, dans un rapport secret fait à un intendant peu d'années -avant la Révolution: «Les successions se subdivisent d'une manière -égale et inquiétante, et, chacun voulant avoir de tout et partout, les -pièces de terre se trouvent divisées à l'infini et se subdivisent sans -cesse.» Ne croirait-on pas que ceci est écrit de nos jours? - -J'ai pris moi-même des peines infinies pour reconstruire en quelque -sorte le cadastre de l'ancien régime, et j'y suis quelquefois parvenu. -D'après la loi de 1790 qui a établi l'impôt foncier, chaque paroisse a -dû dresser un état des propriétés alors existantes sur son territoire. -Ces états ont disparu pour la plupart; néanmoins je les ai retrouvés -dans un certain nombre de villages, et, en les comparant avec les -rôles de nos jours, j'ai vu que, dans ces villages-là, le nombre des -propriétaires fonciers s'élevait à la moitié, souvent aux deux tiers du -nombre actuel; ce qui paraîtra bien remarquable si l'on pense que la -population totale de la France s'est accrue de plus d'un quart depuis -ce temps. - -Déjà, comme de nos jours, l'amour du paysan pour la propriété foncière -est extrême, et toutes les passions qui naissent chez lui de la -possession du sol sont allumées. «Les terres se vendent toujours -au delà de leur valeur, dit un excellent observateur contemporain; -ce qui tient à la passion qu'ont tous les habitants pour devenir -propriétaires. Toutes les épargnes des basses classes, qui ailleurs -sont placées sur des particuliers et dans les fonds publics, sont -destinées en France à l'achat de terres.» - -Parmi toutes les choses nouvelles qu'Arthur Young aperçoit chez nous, -quand il nous visite pour la première fois, il n'y en a aucune qui le -frappe davantage que la grande division du sol parmi les paysans; il -affirme que la moitié du sol de la France leur appartient en propre. -«Je n'avais nulle idée, dit-il souvent, d'un pareil état de choses;» -et, en effet, un pareil état de choses ne se trouvait alors nulle part -qu'en France, ou dans son voisinage le plus proche. - -En Angleterre il y avait eu des paysans propriétaires, mais on -en rencontrait déjà beaucoup moins. En Allemagne on avait vu, de -tout temps et partout, un certain nombre de paysans libres et -qui possédaient en toute propriété des portions du sol. Les lois -particulières, et souvent bizarres, qui régissaient la propriété du -paysan, se retrouvent dans les plus vieilles coutumes germaniques; mais -cette sorte de propriété a toujours été un fait exceptionnel, et le -nombre de ces petits propriétaires fonciers fort petit. - -Les contrées de l'Allemagne où, à la fin du dix-huitième siècle, le -paysan était propriétaire et à peu près aussi libre qu'en France, sont -situées, la plupart, le long du Rhin; c'est aussi là que les passions -révolutionnaires de la France se sont le plus tôt répandues et ont été -toujours les plus vives. Les portions de l'Allemagne qui ont été, au -contraire, le plus longtemps impénétrables à ces passions, sont celles -où rien de semblable ne se voyait encore. Remarque digne d'être faite. - -C'est donc suivre une erreur commune que de croire que la division de -la propriété foncière date en France de la Révolution; le fait est -bien plus vieux qu'elle. La Révolution a, il est vrai, vendu toutes -les terres du clergé et une grande partie de celles des nobles; mais, -si l'on veut consulter les procès-verbaux mêmes de ces ventes, comme -j'ai eu quelquefois la patience de le faire, on verra que la plupart -de ces terres ont été achetées par des gens qui en possédaient déjà -d'autres; de sorte que, si la propriété a changé de mains, le nombre -des propriétaires s'est bien moins accru qu'on ne l'imagine. Il y -avait déjà en France une _immensité_ de ceux-ci, suivant l'expression -ambitieuse, mais juste, cette fois, de M. Necker. - -L'effet de la Révolution n'a pas été de diviser le sol, mais de le -libérer pour un moment. Tous ces petits propriétaires étaient, en -effet, fort gênés dans l'exploitation de leurs terres, et supportaient -beaucoup de servitudes dont il ne leur était pas permis de se délivrer. - -Ces charges étaient pesantes sans doute; mais ce qui les leur faisait -paraître insupportables était précisément la circonstance qui aurait -dû, ce semble, leur en alléger le poids: ces mêmes paysans avaient été -soustraits, plus que nulle part ailleurs en Europe, au gouvernement de -leurs seigneurs; autre révolution non moins grande que celle qui les -avait rendus propriétaires. - -Quoique l'ancien régime soit encore bien près de nous, puisque nous -rencontrons tous les jours des hommes qui sont nés sous ses lois, il -semble déjà se perdre dans la nuit des temps. La Révolution radicale -qui nous en sépare a produit l'effet des siècles: elle a obscurci tout -ce qu'elle ne détruisait pas. Il y a donc peu de gens qui puissent -répondre aujourd'hui exactement à cette simple question: Comment -s'administraient les campagnes avant 1789? Et, en effet, on ne saurait -le dire avec précision et avec détail sans avoir étudié, non pas les -livres, mais les archives administratives de ce temps-là. - -J'ai souvent entendu dire: la noblesse, qui depuis longtemps cessait de -prendre part au gouvernement de l'État, avait conservé jusqu'au bout -l'administration des campagnes; le seigneur en gouvernait les paysans. -Ceci encore ressemble bien à une erreur. - -Au dix-huitième siècle, toutes les affaires de la paroisse étaient -conduites par un certain nombre de fonctionnaires qui n'étaient plus -les agents de la seigneurie et que le seigneur ne choisissait plus; -les uns étaient nommés par l'intendant de la province, les autres -élus par les paysans eux-mêmes. C'était à ces autorités à répartir -l'impôt, à réparer les églises, à bâtir les écoles, à rassembler et -à présider l'assemblée de la paroisse. Elles veillaient sur le bien -communal et en réglaient l'usage, intentaient et soutenaient au nom de -la communauté les procès. Non-seulement le seigneur ne dirigeait plus -l'administration de toutes ces petites affaires locales, mais il ne la -surveillait pas. Tous les fonctionnaires de la paroisse étaient sous -le gouvernement ou sous le contrôle du pouvoir central, comme nous le -montrerons dans le chapitre suivant. Bien plus, on ne voit presque -plus le seigneur agir comme le représentant du roi dans la paroisse, -comme l'intermédiaire entre celui-ci et les habitants. Ce n'est plus -lui qui est chargé d'y appliquer les lois générales de l'État, d'y -assembler les milices, d'y lever les taxes, d'y publier les mandements -du prince, d'en distribuer les secours. Tous ces devoirs et tous ces -droits appartiennent à d'autres. Le seigneur n'est plus en réalité -qu'un habitant que des immunités et des priviléges séparent et isolent -de tous les autres; sa condition est différente, non son pouvoir. _Le -seigneur n'est qu'un premier habitant_, ont soin de dire les intendants -dans leurs lettres à leurs subdélégués. - -Si vous sortez de la paroisse et que vous considériez le canton, vous -reverrez le même spectacle. Nulle part les nobles n'administrent -ensemble, non plus qu'individuellement; cela était particulier à la -France. Partout ailleurs le trait caractéristique de la vieille société -féodale s'était en partie conservé: la possession de la terre et le -gouvernement des habitants demeuraient encore mêlés. - -L'Angleterre était administrée aussi bien que gouvernée par les -principaux propriétaires du sol. Dans les portions mêmes de l'Allemagne -où les princes étaient le mieux parvenus, comme en Prusse et en -Autriche, à se soustraire à la tutelle des nobles dans les affaires -générales de l'État, ils leur avaient en grande partie conservé -l'administration des campagnes, et, s'ils étaient allés dans certains -endroits jusqu'à contrôler le seigneur, nulle part ils n'avaient encore -pris sa place. - -A vrai dire, les nobles français ne touchaient plus depuis longtemps -à l'administration publique que par un seul point, la justice. Les -principaux d'entre eux avaient conservé le droit d'avoir des juges qui -décidaient certains procès en leur nom, et faisaient encore de temps -en temps des règlements de police dans les limites de la seigneurie; -mais le pouvoir royal avait graduellement écourté, limité, subordonné -la justice seigneuriale, à ce point que les seigneurs qui l'exerçaient -encore la considéraient moins comme un pouvoir que comme un revenu. - -Il en était ainsi de tous les droits particuliers de la noblesse. La -partie politique avait disparu; la portion pécuniaire seule était -restée, et quelquefois s'était fort accrue. - -Je ne veux parler en ce moment que de cette portion des priviléges -utiles qui portait par excellence le nom de droits féodaux, parce que -ce sont ceux-là particulièrement qui touchent le peuple. - -Il est malaisé de dire aujourd'hui en quoi ces droits consistaient -encore en 1789, car leur nombre avait été immense et leur diversité -prodigieuse, et, parmi eux, plusieurs avaient déjà disparu ou s'étaient -transformés; de sorte que le sens des mots qui les désignaient, déjà -confus pour les contemporains, est devenu pour nous fort obscur. -Néanmoins, quand on consulte les livres des feudistes du dix-huitième -siècle et qu'on recherche avec attention les usages locaux, on -s'aperçoit que tous les droits encore existants peuvent se réduire à -un petit nombre d'espèces principales; tous les autres subsistent, il -est vrai, mais ils ne sont plus que des individus isolés. - -Les traces de la corvée seigneuriale se retrouvent presque partout à -demi effacées. La plupart des droits de péage sur les chemins sont -modérés ou détruits; néanmoins, il n'y a que peu de provinces où l'on -n'en rencontre encore plusieurs. Dans toutes, les seigneurs prélèvent -des droits sur les foires et dans les marchés. On sait que dans la -France entière ils jouissaient du droit exclusif de chasse. En général, -ils possèdent seuls des colombiers et des pigeons; presque partout ils -obligent le paysan à faire moudre à leur moulin et vendanger à leur -pressoir. Un droit universel et très-onéreux est celui des _lods et -ventes_; c'est un impôt qu'on paye au seigneur toutes les fois qu'on -vend ou qu'on achète des terres dans les limites de la seigneurie. Sur -toute la surface du territoire, enfin, la terre est chargée de cens, de -rentes foncières et de redevances en argent ou en nature, qui sont dues -au seigneur par le propriétaire, et dont celui-ci ne peut se racheter. -A travers toutes ces diversités, un trait commun se présente: tous -ces droits se rattachent plus ou moins au sol ou à ses produits; tous -atteignent celui qui le cultive. - -On sait que les seigneurs ecclésiastiques jouissaient des mêmes -avantages; car l'Eglise, qui avait une autre origine, une autre -destination et une autre nature que la féodalité, avait fini néanmoins -par se mêler intimement à elle, et, bien qu'elle ne se fût jamais -complétement incorporée à cette substance étrangère, elle y avait si -profondément pénétré qu'elle y demeurait comme incrustée. - -Des évêques, des chanoines, des abbés possédaient donc des fiefs ou des -censives en vertu de leurs fonctions ecclésiastiques; le couvent avait, -d'ordinaire, la seigneurie du village sur le territoire duquel il était -placé. Il avait des serfs dans la seule partie de la France où il y en -eût encore; il employait la corvée, levait des droits sur les foires et -marchés, avait son four, son moulin, son pressoir, son taureau banal. -Le clergé jouissait, de plus, en France, comme dans tout le monde -chrétien, du droit de dîme. - -Mais ce qui m'importe ici, c'est de remarquer que, dans toute -l'Europe alors, les mêmes droits féodaux, _précisément les mêmes_, se -retrouvaient, et que, dans la plupart des contrées du continent, ils -étaient bien plus lourds. Je citerai seulement la corvée seigneuriale. -En France, elle était rare et douce; en Allemagne, elle était encore -universelle et dure. - -Bien plus, plusieurs des droits d'origine féodale qui ont le plus -révolté nos pères, qu'ils considéraient non-seulement comme contraires -à la justice, mais à la civilisation; la dîme, les rentes foncières -inaliénables, les redevances perpétuelles, les lods et ventes, ce -qu'ils appelaient, dans la langue un peu emphatique du dix-huitième -siècle, _la servitude de la terre_, toutes ces choses se retrouvaient -alors, en partie, chez les Anglais; plusieurs s'y voient encore -aujourd'hui même. Elles n'empêchent pas l'agriculture anglaise d'être -la plus perfectionnée et la plus riche du monde, et le peuple anglais -s'aperçoit à peine de leur existence. - -Pourquoi donc les mêmes droits féodaux ont-ils excité dans le cœur du -peuple en France une haine si forte qu'elle survit à son objet même -et semble ainsi inextinguible? La cause de ce phénomène est, d'une -part, que le paysan français était devenu propriétaire foncier, et, -de l'autre, qu'il avait entièrement échappé au gouvernement de son -seigneur. Il y a bien d'autres causes encore, sans doute, mais je pense -que celles-ci sont les principales. - -Si le paysan n'avait pas possédé le sol, il eût été comme insensible -à plusieurs des charges que le système féodal faisait peser sur la -propriété foncière. Qu'importe la dîme à celui qui n'est que fermier? -Il la prélève sur le produit du fermage. Qu'importe la rente foncière à -celui qui n'est pas propriétaire du fonds? Qu'importent même les gênes -de l'exploitation à celui qui exploite pour un autre? - -D'un autre côté, si le paysan français avait encore été administré -par son seigneur, les droits féodaux lui eussent paru bien moins -insupportables, parce qu'il n'y aurait vu qu'une conséquence naturelle -de la constitution du pays. - -Quand la noblesse possède non-seulement des priviléges, mais des -pouvoirs; quand elle gouverne et administre, ses droits particuliers -peuvent être tout à la fois plus grands et moins aperçus. Dans les -temps féodaux, on considérait la noblesse à peu près du même œil dont -on considère aujourd'hui le gouvernement: on supportait les charges -qu'elle imposait en vue des garanties qu'elle donnait. Les nobles -avaient des priviléges gênants, ils possédaient des droits onéreux; -mais ils assuraient l'ordre public, distribuaient la justice, faisaient -exécuter la loi, venaient au secours du faible, menaient les affaires -communes. A mesure que la noblesse cesse de faire ces choses, le poids -de ses priviléges paraît plus pesant, et leur existence même finit par -ne plus se comprendre. - -Imaginez-vous, je vous prie, le paysan français du dix-huitième siècle, -ou plutôt celui que vous connaissez; car c'est toujours le même: sa -condition a changé, mais non son humeur. Voyez-le tel que les documents -que j'ai cités l'ont dépeint, si passionnément épris de la terre qu'il -consacre à l'acheter toutes ses épargnes et l'achète à tout prix. Pour -l'acquérir il lui faut d'abord payer un droit, non au gouvernement, -mais à d'autres propriétaires du voisinage, aussi étrangers que lui -à l'administration des affaires publiques, presque aussi impuissants -que lui. Il la possède enfin; il y enterre son cœur avec son grain. Ce -petit coin du sol qui lui appartient en propre dans ce vaste univers -le remplit d'orgueil et d'indépendance. Surviennent pourtant les mêmes -voisins qui l'arrachent à son champ et l'obligent à venir travailler -ailleurs sans salaire. Veut-il défendre sa semence contre leur gibier: -les mêmes l'en empêchent; les mêmes l'attendent au passage de la -rivière pour lui demander un droit de péage. Il les retrouve au marché, -où ils lui vendent le droit de vendre ses propres denrées; et quand, -rentré au logis, il veut employer à son usage le reste de son blé, de -ce blé qui a crû sous ses yeux et par ses mains, il ne peut le faire -qu'après l'avoir envoyé moudre dans le moulin et cuire dans le four de -ces mêmes hommes. C'est à leur faire des rentes que passe une partie -du revenu de son petit domaine, et ces rentes sont imprescriptibles et -irrachetables. - -Quoi qu'il fasse, il rencontre partout sur son chemin ces voisins -incommodes, pour troubler son plaisir, gêner son travail, manger ses -produits; et, quand il a fini avec ceux-ci, d'autres, vêtus de noir, se -présentent, qui lui prennent le plus clair de sa récolte. Figurez-vous -la condition, les besoins, le caractère, les passions de cet homme, -et calculez, si vous le pouvez, les trésors de haine et d'envie qui se -sont amassés dans son cœur. - -La féodalité était demeurée la plus grande de toutes nos institutions -civiles en cessant d'être une institution politique. Ainsi réduite, -elle excitait bien plus de haines encore, et c'est avec vérité qu'on -peut dire qu'en détruisant une partie des institutions du moyen âge on -avait rendu cent fois plus odieux ce qu'on en laissait. - - - - -CHAPITRE II. - - Que la centralisation administrative est une institution de - l'ancien régime, et non pas l'œuvre de la Révolution ni de - l'Empire, comme on le dit. - - -J'ai entendu jadis un orateur, dans le temps où nous avions des -assemblées politiques en France, qui disait en parlant de la -centralisation administrative: «Cette belle conquête de la Révolution, -que l'Europe nous envie.» Je veux bien que la centralisation soit une -belle conquête, je consens à ce que l'Europe nous l'envie, mais je -soutiens que ce n'est point une conquête de la Révolution. C'est, au -contraire, un produit de l'ancien régime, et, j'ajouterai, la seule -portion de la constitution politique de l'ancien régime qui ait survécu -à la Révolution, parce que c'était la seule qui pût s'accommoder de -l'état social nouveau que cette Révolution a créé. Le lecteur qui -aura la patience de lire attentivement le présent chapitre trouvera -peut-être que j'ai surabondamment prouvé ma thèse. - -Je prie qu'on me permette d'abord de mettre à part ce qu'on appelait -_les pays d'état_, c'est-à-dire les provinces qui s'administraient, ou -plutôt avaient l'air de s'administrer encore en partie elles-mêmes. - -Les pays d'état, placés aux extrémités du royaume, ne contenaient guère -que le quart de la population totale de la France, et, parmi eux, il -n'y en avait que deux où la liberté provinciale fût réellement vivante. -Je reviendrai plus tard aux pays d'état, et je montrerai jusqu'à quel -point le pouvoir central les avait assujettis eux-mêmes aux règles -communes[1]. - -[1] Voyez l'appendice. - -Je veux m'occuper principalement ici de ce qu'on nommait dans la langue -administrative du temps _les pays d'élection_, quoiqu'il y eût là moins -d'élections que nulle part ailleurs. Ceux-là enveloppaient Paris de -toute part; ils se tenaient tous ensemble, et formaient le cœur et la -meilleure partie du corps de la France. - -Quand on jette un premier regard sur l'ancienne administration du -royaume, tout y paraît d'abord diversité de règles et d'autorité, -enchevêtrement de pouvoirs. La France est couverte de corps -administratifs ou de fonctionnaires isolés qui ne dépendent pas les -uns des autres, et qui prennent part au gouvernement en vertu d'un -droit qu'ils ont acheté et qu'on ne peut leur reprendre. Souvent leurs -attributions sont si entremêlées et si contiguës qu'ils se pressent et -s'entre-choquent dans le cercle des mêmes affaires. - -Des cours de justice prennent part indirectement à la puissance -législative; elles ont le droit de faire des règlements administratifs -qui obligent dans les limites de leur ressort. Quelquefois elles -tiennent tête à l'administration proprement dite, blâment bruyamment -ses mesures et décrètent ses agents. De simples juges font des -ordonnances de police dans les villes et dans les bourgs de leur -résidence. - -Les villes ont des constitutions très-diverses. Leurs magistrats -portent des noms différents, ou puisent leurs pouvoirs à différentes -sources: ici un maire, là des consuls, ailleurs des syndics. -Quelques-uns sont choisis par le roi, quelques autres par l'ancien -seigneur ou le prince apanagiste; il y en a qui sont élus pour un an -par leurs concitoyens, et d'autres qui ont acheté le droit de gouverner -ceux-ci à perpétuité. - -Ce sont là les débris des anciens pouvoirs; mais il s'est établi peu à -peu au milieu d'eux une chose comparativement nouvelle ou transformée, -qui me reste à peindre. - -Au centre du royaume et près du trône s'est peu à peu formé un corps -administratif d'une puissance singulière, et dans le sein duquel tous -les pouvoirs se réunissent d'une façon nouvelle, _le conseil du roi_. - -Son origine est antique, mais la plupart de ses fonctions sont de -date récente. Il est tout à la fois: cour suprême de justice, car il -a le droit de casser les arrêts de tous les tribunaux ordinaires; -tribunal supérieur administratif: c'est de lui que ressortissent en -dernier ressort toutes les juridictions spéciales. Comme conseil du -gouvernement, il possède en outre, sous le bon plaisir du roi, la -puissance législative, discute et propose la plupart des lois, fixe et -répartit les impôts. Comme conseil supérieur d'administration, c'est -à lui d'établir les règles générales qui doivent diriger les agents -du gouvernement. Lui-même décide toutes les affaires importantes et -surveille les pouvoirs secondaires. Tout finit par aboutir à lui, et de -lui part le mouvement qui se communique à tout. Cependant il n'a point -de juridiction propre. C'est le roi qui seul décide, alors même que le -conseil semble prononcer. Même en ayant l'air de rendre la justice, -celui-ci n'est composé que de simples _donneurs d'avis_, ainsi que le -dit le parlement dans une de ses remontrances. - -Ce conseil n'est point composé de grands seigneurs, mais de personnages -de médiocre ou de basse naissance, d'anciens intendants et autres gens -consommés dans la pratique des affaires, tous révocables. - -Il agit d'ordinaire discrètement et sans bruit, montrant toujours moins -de prétentions que de pouvoir. Aussi n'a-t-il par lui-même aucun -éclat; ou plutôt il se perd dans la splendeur du trône dont il est -proche, si puissant qu'il touche à tout, et en même temps si obscur que -c'est à peine si l'histoire le remarque. - -De même que toute l'administration du pays est dirigée par un corps -unique, presque tout le maniement des affaires intérieures est confié -aux soins d'un seul agent, _le contrôleur général_. - -Si vous ouvrez un almanach de l'ancien régime, vous y trouvez que -chaque province avait son ministre particulier; mais, quand on étudie -l'administration dans les dossiers, on aperçoit bientôt que le ministre -de la province n'a que quelques occasions peu importantes d'agir. -Le train ordinaire des affaires est mené par le contrôleur général; -celui-ci a attiré peu à peu à lui toutes les affaires qui donnent -lieu à des questions d'argent, c'est-à-dire l'administration publique -presque tout entière. On le voit agir successivement comme ministre -des finances, ministre de l'intérieur, ministre des travaux publics, -ministre du commerce. - -De même que l'administration centrale n'a, à vrai dire, qu'un seul -agent à Paris, elle n'a qu'un seul agent dans chaque province. On -trouve encore, au dix-huitième siècle, de grands seigneurs qui portent -le nom de _gouverneurs de province_. Ce sont les anciens représentants, -souvent héréditaires, de la royauté féodale. On leur accorde encore -des honneurs, mais ils n'ont plus aucun pouvoir. L'intendant possède -toute la réalité du gouvernement. - -Celui-ci est un homme de naissance commune, toujours étranger à la -province, jeune, qui a sa fortune à faire. Il n'exerce point ses -pouvoirs par droit d'élection, de naissance ou d'office acheté; il est -choisi par le gouvernement parmi les membres inférieurs du conseil -d'État et toujours révocable. Séparé de ce corps, il le représente, -et c'est pour cela que, dans la langue administrative du temps, on le -nomme le _commissaire départi_. Dans ses mains sont accumulés presque -tous les pouvoirs que le conseil lui-même possède; il les exerce -tous en premier ressort. Comme ce conseil, il est tout à la fois -administrateur et juge. L'intendant correspond avec tous les ministres; -il est l'agent unique, dans la province, de toutes les volontés du -gouvernement. - -Au-dessous de lui, et nommé par lui, est placé dans chaque canton un -fonctionnaire révocable à volonté, le _subdélégué_. L'intendant est -d'ordinaire un nouvel anobli; le subdélégué est toujours un roturier. -Néanmoins il représente le gouvernement tout entier dans la petite -circonscription qui lui est assignée, comme l'intendant dans la -généralité entière. Il est soumis à l'intendant, comme celui-ci au -ministre. - -Le marquis d'Argenson raconte, dans ses Mémoires, qu'un jour Law lui -dit: «Jamais je n'aurais cru ce que j'ai vu quand j'étais contrôleur -des finances. Sachez que ce royaume de France est gouverné par trente -intendants. Vous n'avez ni parlement, ni états, ni gouverneurs; ce -sont trente maîtres des requêtes commis aux provinces de qui dépendent -le malheur ou le bonheur de ces provinces, leur abondance ou leur -stérilité.» - -Ces fonctionnaires si puissants étaient pourtant éclipsés par -les restes de l'ancienne aristocratie féodale et comme perdus au -milieu de l'éclat qu'elle jetait encore; c'est ce qui fait que, de -leur temps même, on les voyait à peine, quoique leur main fût déjà -partout. Dans la société, les nobles avaient sur eux l'avantage du -rang, de la richesse et de la considération qui s'attache toujours -aux choses anciennes. Dans le gouvernement, la noblesse entourait le -prince et formait sa cour; elle commandait les flottes, dirigeait les -armées; elle faisait, en un mot, ce qui frappe le plus les yeux des -contemporains et arrête trop souvent les regards de la postérité. On -eût insulté un grand seigneur en lui proposant de le nommer intendant; -le plus pauvre gentilhomme de race aurait le plus souvent dédaigné -de l'être. Les intendants étaient à ses yeux les représentants d'un -pouvoir intrus, des hommes nouveaux, préposés au gouvernement des -bourgeois et des paysans, et, au demeurant, de fort petits compagnons. -Ces hommes gouvernaient cependant la France, comme avait dit Law et -comme nous allons le voir. - -Commençons d'abord par le droit d'impôt, qui contient en quelque façon -en lui tous les autres. - -On sait qu'une partie des impôts était en ferme: pour ceux-là, c'était -le conseil du roi qui traitait avec les compagnies financières, -fixait les conditions du contrat et réglait le mode de la perception. -Toutes les autres taxes, comme la taille, la capitation et les -vingtièmes, étaient établies et levées directement par les agents de -l'administration centrale ou sous leur contrôle tout-puissant. - -C'était le conseil qui fixait chaque année par une décision secrète -le montant de la taille et de ses nombreux accessoires, et aussi sa -répartition entre les provinces. La taille avait ainsi grandi d'année -en année, sans que personne en fût averti d'avance par aucun bruit. - -Comme la taille était un vieil impôt, l'assiette et la levée en -avaient été confiées jadis à des agents locaux, qui tous étaient plus -ou moins indépendants du gouvernement, puisqu'ils exerçaient leurs -pouvoirs par droit de naissance ou d'élection, ou en vertu de charges -achetées. C'étaient _le seigneur_, _le collecteur paroissial_, _les -trésoriers de France_, _les élus_. Ces autorités existaient encore -au dix-huitième siècle; mais les unes avaient cessé absolument de -s'occuper de la taille, les autres ne le faisaient plus que d'une -façon très-secondaire et entièrement subordonnée. Là même, la puissance -entière était dans les mains de l'intendant et de ses agents; lui seul, -en réalité, répartissait la taille entre les paroisses, guidait et -surveillait les collecteurs, accordait des sursis ou des décharges. - -D'autres impôts, comme la capitation, étant de date récente, le -gouvernement n'y était plus gêné par les débris des vieux pouvoirs; il -y agissait seul, sans aucune intervention des gouvernés. Le contrôleur -général, l'intendant et le conseil fixaient le montant de chaque cote. - -Passons de l'argent aux hommes. - -On s'étonne quelquefois que les Français aient supporté si patiemment -le joug de la conscription militaire à l'époque de la Révolution et -depuis; mais il faut bien considérer qu'ils y étaient tous pliés depuis -longtemps. La conscription avait été précédée par la milice, charge -plus lourde, bien que les contingents demandés fussent moins grands. De -temps à autre on faisait tirer au sort la jeunesse des campagnes, et on -prenait dans son sein un certain nombre de soldats dont on formait des -régiments de milice où l'on servait pendant six ans. - -Comme la milice était une institution comparativement moderne, aucun -des anciens pouvoirs féodaux ne s'en occupait; toute l'opération était -confiée aux seuls agents du gouvernement central. Le conseil fixait le -contingent général et la part de la province. L'intendant réglait le -nombre d'hommes à lever dans chaque paroisse; son subdélégué présidait -au tirage, jugeait les cas d'exemption, désignait les miliciens qui -pouvaient résider dans leurs foyers, ceux qui devaient partir, et -livrait enfin ceux-ci à l'autorité militaire. Il n'y avait de recours -qu'à l'intendant et au conseil. - -On peut dire également qu'en dehors des pays d'état tous les travaux -publics, même ceux qui avaient la destination la plus particulière, -étaient décidés et conduits par les seuls agents du pouvoir central. - -Il existait bien encore des autorités locales et indépendantes qui, -comme _le seigneur_, _les bureaux de finances_, _les grands voyers_, -pouvaient concourir à cette partie de l'administration publique. -Presque partout ces vieux pouvoirs agissaient peu ou n'agissaient plus -du tout: le plus léger examen des pièces administratives du temps -nous le démontre. Toutes les grandes routes, et même les chemins qui -conduisaient d'une ville à une autre, étaient ouverts et entretenus sur -le produit des contributions générales. C'était le conseil qui arrêtait -le plan et fixait l'adjudication. L'intendant dirigeait les travaux des -ingénieurs, le subdélégué réunissait la corvée qui devait les exécuter. -On n'abandonnait aux anciens pouvoirs locaux que le soin des chemins -vicinaux, qui demeuraient dès lors impraticables. - -Le grand agent du gouvernement central en matière de travaux publics -était, comme de nos jours, le _corps des ponts et chaussées_. Ici tout -se ressemble d'une manière singulière, malgré la différence des temps. -L'administration des ponts et chaussées a un conseil et une école; des -inspecteurs qui parcourent annuellement toute la France; des ingénieurs -qui résident sur les lieux et sont chargés, sous les ordres de -l'intendant, d'y diriger tous les travaux. Les institutions de l'ancien -régime, qui, en bien plus grand nombre qu'on ne le suppose, ont été -transportées dans la société nouvelle, ont perdu d'ordinaire dans le -passage leurs noms alors même qu'elles conservaient leurs formes; mais -celle-ci a gardé l'un et l'autre: fait rare. - -Le gouvernement central se chargeait seul, à l'aide de ses agents, de -maintenir l'ordre public dans les provinces. La maréchaussée était -répandue sur toute la surface du royaume en petites brigades, et -placée partout sous la direction des intendants. C'est à l'aide de -ces soldats, et au besoin de l'armée, que l'intendant parait à tous -les dangers imprévus, arrêtait les vagabonds, réprimait la mendicité -et étouffait les émeutes que le prix des grains faisait naître sans -cesse. Jamais il n'arrivait, comme autrefois, que les gouvernés fussent -appelés à aider le gouvernement dans cette partie de sa tâche, excepté -dans les villes, où il existait d'ordinaire une garde urbaine dont -l'intendant choisissait les soldats et nommait les officiers. - -Les corps de justice avaient conservé le droit de faire des règlements -de police et en usaient souvent; mais ces règlements n'étaient -applicables que sur une partie du territoire, et, le plus souvent, dans -un seul lieu. Le conseil pouvait toujours les casser, et il les cassait -sans cesse, quand il s'agissait des juridictions inférieures. De son -côté, il faisait tous les jours des règlements généraux, applicables -également à tout le royaume, soit sur des matières différentes de -celles que les tribunaux avaient réglementées, soit sur les mêmes -matières qu'ils réglaient autrement. Le nombre de ces règlements, ou, -comme on disait alors, de ces _arrêts du conseil_, est immense, et il -s'accroît sans cesse à mesure qu'on s'approche de la Révolution. Il -n'y a presque aucune partie de l'économie sociale ou de l'organisation -politique qui n'ait été remaniée par des arrêts du conseil pendant les -quarante ans qui la précèdent. - -Dans l'ancienne société féodale, si le seigneur possédait de grands -droits, il avait aussi de grandes charges. C'était à lui à secourir les -indigents dans l'intérieur de ses domaines. Nous trouvons une dernière -trace de cette vieille législation de l'Europe dans le code prussien -de 1795, où il est dit: «Le seigneur doit veiller à ce que les paysans -pauvres reçoivent l'éducation. Il doit, autant que possible, procurer -des moyens de vivre à ceux de ses vassaux qui n'ont point de terre. Si -quelques-uns d'entre eux tombent dans l'indigence, il est obligé de -venir à leur secours.» - -Aucune loi semblable n'existait plus en France depuis longtemps. -Comme on avait ôté au seigneur ses anciens pouvoirs, il s'était -soustrait à ses anciennes obligations. Aucune autorité locale, aucun -conseil, aucune association provinciale ou paroissiale n'avait pris -sa place. Nul n'était plus obligé par la loi à s'occuper des pauvres -des campagnes; le gouvernement central avait entrepris hardiment de -pourvoir seul à leurs besoins. - -Tous les ans le conseil assignait à chaque province, sur le produit -général des taxes, certains fonds que l'intendant distribuait en -secours dans les paroisses. C'était à lui que devait s'adresser le -cultivateur nécessiteux. Dans les temps de disette, c'était l'intendant -qui faisait distribuer au peuple du blé ou du riz. Le conseil rendait -annuellement des arrêts qui ordonnaient d'établir, dans certains lieux -qu'il avait soin d'indiquer lui-même, des ateliers de charité où les -paysans les plus pauvres pouvaient travailler moyennant un léger -salaire. On doit croire aisément qu'une charité faite de si loin était -souvent aveugle ou capricieuse, et toujours très-insuffisante. - -Le gouvernement central ne se bornait pas à venir au secours des -paysans dans leurs misères; il prétendait leur enseigner l'art -de s'enrichir, les y aider et les y forcer au besoin. Dans ce but -il faisait distribuer de temps en temps par ses intendants et ses -subdélégués de petits écrits sur l'art agricole, fondait des sociétés -d'agriculture, promettait des primes, entretenait à grands frais des -pépinières dont il distribuait les produits. Il semble qu'il eût été -plus efficace d'alléger le poids et de diminuer l'inégalité des charges -qui opprimaient alors l'agriculture; mais c'est ce dont on ne voit pas -qu'il se soit avisé jamais. - -Quelquefois le conseil entendait obliger les particuliers à prospérer, -quoi qu'ils en eussent. Les arrêts qui contraignent les artisans à se -servir de certaines méthodes et à fabriquer de certains produits sont -innombrables; et comme les intendants ne suffisaient pas à surveiller -l'application de toutes ces règles, il existait des inspecteurs -généraux de l'industrie qui parcouraient les provinces pour y tenir la -main. - -Il y a des arrêts du conseil qui prohibent certaines cultures dans des -terres que ce conseil y déclare peu propres. On en trouve où il ordonne -d'arracher des vignes plantées, suivant lui, dans un mauvais sol, -tant le gouvernement était déjà passé du rôle de souverain à celui de -tuteur. - - - - -CHAPITRE III. - - Comment ce qu'on appelle aujourd'hui la tutelle administrative est - une institution de l'ancien régime. - - -En France, la liberté municipale a survécu à la féodalité. Lorsque -déjà les seigneurs n'administraient plus les campagnes, les villes -conservaient encore le droit de se gouverner. On en rencontre, jusque -vers la fin du dix-septième siècle, qui continuent à former comme de -petites républiques démocratiques, où les magistrats sont librement -élus par tout le peuple et responsables envers lui, où la vie -municipale est publique et active, où la cité se montre encore fière de -ses droits et très-jalouse de son indépendance. - -Les élections ne furent abolies généralement pour la première fois -qu'en 1692. Les fonctions municipales furent alors mises _en offices_, -c'est-à-dire que le roi vendit, dans chaque ville, à quelques -habitants, le droit de gouverner perpétuellement tous les autres. - -C'était sacrifier, avec la liberté des villes, leur bien-être; car si -la mise en office des fonctions publiques a eu souvent d'utiles effets -quand il s'est agi des tribunaux, parce que la condition première -d'une bonne justice est l'indépendance complète du juge, elle n'a -jamais manqué d'être très-funeste toutes les fois qu'il s'est agi de -l'administration proprement dite, où on a surtout besoin de rencontrer -la responsabilité, la subordination et le zèle. Le gouvernement de -l'ancienne monarchie ne s'y trompait pas: il avait grand soin de ne -point user pour lui-même du régime qu'il imposait aux villes, et il -se gardait bien de mettre en offices les fonctions de subdélégués et -d'intendants. - -Et ce qui est bien digne de tous les mépris de l'histoire, cette -grande révolution fut accomplie sans aucune vue politique. Louis XI -avait restreint les libertés municipales parce que leur caractère -démocratique lui faisait peur; Louis XIV les détruisit sans les -craindre. Ce qui le prouve, c'est qu'il les rendit à toutes les villes -qui purent les racheter. En réalité, il voulait moins les abolir -qu'en trafiquer, et, s'il les abolit en effet, ce fut pour ainsi dire -sans y penser, par pur expédient de finances; et, chose étrange, le -même jeu se continue pendant quatre-vingts ans. Sept fois, durant cet -espace, on vend aux villes le droit d'élire leurs magistrats, et, -quand elles en ont de nouveau goûté la douceur, on le leur reprend -pour le leur revendre. Le motif de la mesure est toujours le même, et -souvent on l'avoue. «Les nécessités de nos finances,» est-il dit dans -le préambule de l'édit de 1722, «nous obligent à chercher les moyens -les plus sûrs de les soulager.» Le moyen était sûr, mais ruineux pour -ceux sur qui tombait cet étrange impôt. «Je suis frappé de l'énormité -des finances qui ont été payées dans tous les temps pour racheter les -offices municipaux,» écrit un intendant au contrôleur général en 1764. -«Le montant de cette finance employé en ouvrages utiles aurait tourné -au profit de la ville, qui, au contraire, n'a senti que le poids de -l'autorité et des priviléges de ces offices.» Je n'aperçois pas de -trait plus honteux dans toute la physionomie de l'ancien régime. - -Il semble difficile de dire aujourd'hui précisément comment se -gouvernaient les villes au dix-huitième siècle; car, indépendamment de -ce que l'origine des pouvoirs municipaux change sans cesse, comme il -vient d'être dit, chaque ville conserve encore quelques lambeaux de son -ancienne constitution et a des usages propres. Il n'y a peut-être pas -deux villes en France où tout se ressemble absolument; mais c'est là -une diversité trompeuse, qui cache la similitude. - -En 1764, le gouvernement entreprit de faire une loi générale sur -l'administration des villes. Il se fit envoyer par ses intendants des -mémoires sur la manière dont les choses se passaient alors dans chacune -d'elles. J'ai retrouvé une partie de cette enquête, et j'ai achevé -de me convaincre en la lisant que les affaires municipales étaient -conduites de la même manière à peu près partout. Les différences ne -sont plus que superficielles et apparentes; le fond est partout le même. - -Le plus souvent le gouvernement des villes est confié à deux -assemblées. Toutes les grandes villes sont dans ce cas et la plupart -des petites. - -La première assemblée est composée d'officiers municipaux, plus ou -moins nombreux suivant les lieux. C'est le pouvoir exécutif de la -commune, _le corps de ville_, comme on disait alors. Ses membres -exercent un pouvoir temporaire et sont élus, quand le roi a établi -l'élection ou que la ville a pu racheter les offices. Ils remplissent -leur charge à perpétuité moyennant finance, lorsque le roi a rétabli -les offices et a réussi à les vendre, ce qui n'arrive pas toujours; -car cette sorte de marchandise s'avilit de plus en plus à mesure que -l'autorité municipale se subordonne davantage au pouvoir central. Dans -tous les cas ces officiers municipaux ne reçoivent pas de salaire, -mais ils ont toujours des exemptions d'impôts et des priviléges. Point -d'ordre hiérarchique parmi eux; l'administration est collective. On ne -voit pas de magistrat qui la dirige particulièrement et en réponde. Le -maire est le président du corps de la ville, non l'administrateur de la -cité. - -La seconde assemblée, qu'on nomme l'_assemblée générale_, élit le corps -de ville, là où l'élection a lieu encore, et partout elle continue à -prendre part aux principales affaires. - -Au quinzième siècle, l'assemblée générale se composait souvent de -tout le peuple; cet usage, dit l'un des mémoires de l'enquête, _était -d'accord avec le génie populaire de nos anciens_. C'est le peuple tout -entier qui élisait alors ses officiers municipaux; c'est lui qu'on -consultait quelquefois; c'est à lui qu'on rendait compte. A la fin du -dix-septième siècle, cela se rencontre encore parfois. - -Au dix-huitième siècle, ce n'est plus le peuple lui-même agissant en -corps qui forme l'assemblée générale. Celle-ci est presque toujours -représentative. Mais ce qu'il faut bien considérer, c'est que nulle -part elle n'est plus élue par la masse du public et n'en reçoit -l'esprit. Partout elle est composée de _notables_, dont quelques-uns y -paraissent en vertu d'un droit qui leur est propre; les autres y sont -envoyés par des corporations ou des compagnies, et chacun y remplit un -mandat impératif que lui a donné cette petite société particulière. - -A mesure qu'on avance dans le siècle, le nombre des notables de -droit se multiplie dans le sein de cette assemblée; les députés des -corporations industrielles y deviennent moins nombreux ou cessent d'y -paraître. On n'y rencontre plus que ceux des _corps_; c'est-à-dire? -que l'assemblée contient seulement des bourgeois et ne reçoit presque -plus d'artisans. Le peuple, qui ne se laisse pas prendre aussi -aisément qu'on se l'imagine aux vains semblants de la liberté, cesse -alors partout de s'intéresser aux affaires de la commune et vit -dans l'intérieur de ses propres murs comme un étranger. Inutilement -ses magistrats essayent de temps en temps de réveiller en lui ce -patriotisme municipal qui a fait tant de merveilles dans le moyen -âge: il reste sourd. Les plus grands intérêts de la ville semblent -ne plus le toucher. On voudrait qu'il allât voter, là où on a cru -devoir conserver la vaine image d'une élection libre: il s'entête à -s'abstenir. Rien de plus commun qu'un pareil spectacle dans l'histoire. -Presque tous les princes qui ont détruit la liberté ont tenté d'abord -d'en maintenir les formes: cela s'est vu depuis Auguste jusqu'à nos -jours; ils se flattaient ainsi de réunir à la force morale que donne -toujours l'assentiment public les commodités que la puissance absolue -peut seule offrir. Presque tous ont échoué dans cette entreprise, et -ont bientôt découvert qu'il était impossible de faire durer longtemps -ces menteuses apparences là où la réalité n'était plus. - -Au dix-huitième siècle le gouvernement municipal des villes avait -donc dégénéré partout en une petite oligarchie. Quelques familles y -conduisaient toutes les affaires dans des vues particulières, loin de -l'œil du public et sans être responsables envers lui: c'est une maladie -dont cette administration est atteinte dans la France entière. Tous -les intendants la signalent; mais le seul remède qu'ils imaginent, -c'est l'assujettissement toujours plus grand des pouvoirs locaux au -gouvernement central. - -Il était cependant difficile d'y mieux réussir qu'on ne l'avait -déjà fait; indépendamment des édits qui de temps à autre modifient -l'administration de toutes les villes, les lois particulières à chacune -d'elles sont souvent bouleversées par des règlements du conseil non -enregistrés, rendus sur les propositions des intendants, sans enquête -préalable, et quelquefois sans que les habitants de la ville eux-mêmes -s'en doutent. - -«Cette mesure,» disent les habitants d'une ville qui avait été atteinte -par un semblable arrêt, «a étonné tous les ordres de la ville, qui ne -s'attendaient à rien de semblable.» - -Les villes ne peuvent ni établir un octroi, ni lever une contribution, -ni hypothéquer, ni vendre, ni plaider, ni affermer leurs biens, ni les -administrer, ni faire emploi de l'excédant de leurs recettes, sans -qu'il intervienne un arrêt du conseil sur le rapport de l'intendant. -Tous leurs travaux sont exécutés sur des plans et d'après des devis -que le conseil a approuvés par arrêt. C'est devant l'intendant ou ses -subdélégués qu'on les adjuge, et c'est d'ordinaire l'ingénieur ou -l'architecte de l'État qui les conduit. Voilà qui surprendra bien ceux -qui pensent que tout ce qu'on voit en France est nouveau. - -Mais le gouvernement central entre bien plus avant encore dans -l'administration des villes que cette règle même ne l'indique; son -pouvoir y est bien plus étendu que son droit. - -Je trouve dans une circulaire adressée vers le milieu du siècle par le -contrôleur général à tous les intendants: «Vous donnerez une attention -particulière à tout ce qui se passe dans les assemblées municipales. -Vous vous en ferez rendre le compte le plus exact et remettre toutes -les délibérations qui y seront prises, pour me les envoyer sur-le-champ -avec votre avis.» - -On voit en effet par la correspondance de l'intendant avec ses -subdélégués que le gouvernement a la main dans toutes les affaires des -villes, dans les moindres comme dans les plus grandes. On le consulte -sur tout, et il a un avis décidé sur tout; il y règle jusqu'aux -fêtes. C'est lui qui commande, dans certains cas, les témoignages de -l'allégresse publique, qui fait allumer les feux de joie et illuminer -les maisons. Je trouve un intendant qui met à l'amende de 20 livres des -membres de la garde bourgeoise qui se sont absentés du _Te Deum_. - -Aussi les officiers municipaux ont-ils un sentiment convenable de leur -néant. - -«Nous vous prions très-humblement, Monseigneur,» écrivent quelques-uns -d'entre eux à l'intendant, «de nous accorder votre bienveillance et -votre protection. Nous tâcherons de ne pas nous en rendre indignes par -notre soumission à tous les ordres de Votre Grandeur.» «Nous n'avons -jamais résisté à vos volontés, Monseigneur,» écrivent d'autres, qui -s'intitulent encore magnifiquement _Pairs de la ville_. - -C'est ainsi que la classe bourgeoise se prépare au gouvernement et le -peuple à la liberté. - -Au moins, si cette étroite dépendance des villes avait préservé leurs -finances! mais il n'en est rien. On avance que sans la centralisation -les villes se ruineraient aussitôt: je l'ignore; mais il est certain -que, dans le dix-huitième siècle, la centralisation ne les empêchait -pas de se ruiner. Toute l'histoire administrative de ce temps est -pleine du désordre de leurs affaires. - -Que si nous allons des villes aux villages, nous rencontrons d'autres -pouvoirs, d'autres formes; même dépendance. - -Je vois bien des indices qui m'annoncent que dans le moyen âge les -habitants de chaque village ont formé une communauté distincte du -seigneur. Celui-ci s'en servait, la surveillait, la gouvernait; mais -elle possédait en commun certains biens dont elle avait la propriété -propre; elle élisait ses chefs, elle s'administrait elle-même -démocratiquement. - -Cette vieille constitution de la paroisse se retrouve chez toutes les -nations qui ont été féodales et dans tous les pays où ces nations -ont porté les débris de leurs lois. On en voit partout la trace en -Angleterre, et elle était encore toute vivante en Allemagne il y a -soixante ans, ainsi qu'on peut s'en convaincre en lisant le code du -grand Frédéric. En France même, au dix-huitième siècle, il en existe -encore quelques vestiges. - -Je me souviens que, quand je recherchais pour la première fois, dans -les archives d'une intendance, ce que c'était qu'une paroisse de -l'ancien régime, j'étais surpris de retrouver, dans cette communauté -si pauvre et si asservie, plusieurs des traits qui m'avaient frappé -jadis dans les communes rurales d'Amérique, et que j'avais jugés -alors à tort devoir être une singularité particulière au nouveau -monde. Ni l'une ni l'autre n'ont de représentation permanente, de -corps municipal proprement dit; l'une et l'autre sont administrées -par des fonctionnaires qui agissent séparément, sous la direction de -la communauté tout entière. Toutes deux ont, de temps à autre, des -assemblées générales où tous les habitants, réunis dans un seul corps, -élisent leurs magistrats et règlent les principales affaires. Elles se -ressemblent, en un mot, autant qu'un vivant peut ressembler à un mort. - -Ces deux êtres si différents dans leurs destinées ont eu, en effet, -même naissance. - -Transportée d'un seul coup loin de la féodalité et maîtresse absolue -d'elle-même, la paroisse rurale du moyen âge est devenue le _township_ -de la Nouvelle-Angleterre. Séparée du seigneur, mais serrée dans la -puissante main de l'État, elle est devenue en France ce que nous allons -dire. - -Au dix-huitième siècle, le nombre et le nom des fonctionnaires de -la paroisse varient suivant les provinces. On voit par les anciens -documents que ces fonctionnaires avaient été plus nombreux quand la -vie locale avait été plus active; leur nombre a diminué à mesure -qu'elle s'est engourdie. Dans la plupart des paroisses du dix-huitième -siècle ils sont réduits à deux: l'un se nomme le _collecteur_, l'autre -s'appelle le plus souvent le _syndic_. D'ordinaire ces officiers -municipaux sont encore élus ou sont censés l'être; mais ils sont -devenus partout les instruments de l'État plus que les représentants -de la communauté. Le collecteur lève la taille sous les ordres directs -de l'intendant. Le syndic, placé sous la direction journalière du -subdélégué de l'intendant, le représente dans toutes les opérations -qui ont trait à l'ordre public ou au gouvernement. Il est son -principal agent quand il s'agit de la milice, des travaux de l'État, de -l'exécution de toutes les lois générales. - -Le seigneur, comme nous l'avons déjà vu, reste étranger à tous ces -détails du gouvernement; il ne les surveille même plus; il n'y aide -pas; bien plus, ces soins par lesquels s'entretenait jadis sa puissance -lui paraissent indignes de lui, à mesure que sa puissance elle-même est -mieux détruite. On blesserait aujourd'hui son orgueil en l'invitant -à s'y livrer. Il ne gouverne plus; mais sa présence dans la paroisse -et ses priviléges empêchent qu'un bon gouvernement paroissial puisse -s'établir à la place du sien. Un particulier si différent de tous les -autres, si indépendant, si favorisé, y détruit ou y affaiblit l'empire -de toutes les règles. - -Comme son contact a fait fuir successivement vers la ville, ainsi -que je le montrerai plus loin, presque tous ceux des habitants qui -possédaient de l'aisance et des lumières, il ne reste en dehors de -lui qu'un troupeau de paysans ignorants et grossiers, hors d'état de -diriger l'administration des affaires communes. «Une paroisse,» a dit -avec raison Turgot, «est un assemblage de cabanes et d'habitants non -moins passifs qu'elles.» - -Les documents administratifs du dix-huitième siècle sont remplis -de plaintes que font naître l'impéritie, l'inertie et l'ignorance -des collecteurs et des syndics de paroisses. Ministres, intendants, -subdélégués, gentilshommes même, tous le déplorent sans cesse; mais -aucun ne remonte aux causes. - -Jusqu'à la Révolution, la paroisse rurale de France conserve dans son -gouvernement quelque chose de cet aspect démocratique qu'on lui avait -vu dans le moyen âge. S'agit-il d'élire des officiers municipaux ou -de discuter quelque affaire commune: la cloche du village appelle les -paysans devant le porche de l'église; là, pauvres comme riches ont -le droit de se présenter. L'assemblée réunie, il n'y a point, il est -vrai, de délibération proprement dite ni de vote; mais chacun peut -exprimer son avis, et un notaire requis à cet effet et instrumentant -en plein vent recueille les différents dires et les consigne dans un -procès-verbal. - -Quand on compare ces vaines apparences de la liberté avec l'impuissance -réelle qui y était jointe, on découvre déjà en petit comment le -gouvernement le plus absolu peut se combiner avec quelques-unes des -formes de la plus extrême démocratie, de telle sorte qu'à l'oppression -vienne encore s'ajouter le ridicule de n'avoir pas l'air de la voir. -Cette assemblée démocratique de la paroisse pouvait bien exprimer des -vœux, mais elle n'avait pas plus le droit de faire sa volonté que -le conseil municipal de la ville. Elle ne pouvait même parler que -quand on lui avait ouvert la bouche; car ce n'était jamais qu'après -avoir sollicité la permission expresse de l'intendant, et, comme -on le disait alors, appliquant le mot à la chose, _sous son bon -plaisir_, qu'on pouvait la réunir. Fût-elle unanime, elle ne pouvait -ni s'imposer, ni vendre, ni acheter, ni louer, ni plaider, sans que le -conseil du roi le permît. Il fallait obtenir un arrêt de ce conseil -pour réparer le dommage que le vent venait de causer au toit de -l'église ou relever le mur croulant du presbytère. La paroisse rurale -la plus éloignée de Paris était soumise à cette règle comme les plus -proches. J'ai vu des paroisses demander au conseil le droit de dépenser -25 livres. - -Les habitants avaient retenu, d'ordinaire, il est vrai, le droit -d'élire par vote universel leurs magistrats; mais il arrivait souvent -que l'intendant désignait à ce petit corps électoral un candidat qui -ne manquait guère d'être nommé à l'unanimité des suffrages. D'autres -fois il cassait l'élection spontanément faite, nommait lui-même le -collecteur et le syndic, et suspendait indéfiniment toute élection -nouvelle. J'en ai vu mille exemples. - -On ne saurait imaginer de destinée plus cruelle que celle de ces -fonctionnaires communaux. Le dernier agent du gouvernement central, -le subdélégué, les faisait obéir à ses moindres caprices. Souvent il -les condamnait à l'amende; quelquefois il les faisait emprisonner; -car les garanties qui, ailleurs, défendaient encore les citoyens -contre l'arbitraire, n'existaient plus ici. «J'ai fait mettre en -prison, dit un intendant en 1750, quelques principaux des communautés -qui murmuraient, et j'ai fait payer à ces communautés la course des -cavaliers de la maréchaussée. Par ce moyen elles ont été facilement -matées.» Aussi les fonctions paroissiales étaient-elles considérées -moins comme des honneurs que comme des charges auxquelles on cherchait -par toutes sortes de subterfuges à se dérober. - -Et pourtant ces derniers débris de l'ancien gouvernement de la paroisse -étaient encore chers aux paysans, et aujourd'hui même, de toutes les -libertés publiques, la seule qu'ils comprennent bien, c'est la liberté -paroissiale. L'unique affaire de nature publique qui les intéresse -réellement est celle-là. Tel qui laisse volontiers le gouvernement de -toute la nation dans la main d'un maître regimbe à l'idée de n'avoir -pas à dire son mot dans l'administration de son village: tant il y a -encore de poids dans les formes les plus creuses! - -Ce que je viens de dire des villes et des paroisses, il faut l'étendre -à presque tous les corps qui avaient une existence à part et une -propriété collective. - -Sous l'ancien régime comme de nos jours, il n'y avait ville, bourg, -village, ni si petit hameau en France, hôpital, fabrique, couvent ni -collége, qui pût avoir une volonté indépendante dans ses affaires -particulières, ni administrer à sa volonté ses propres biens. Alors -comme aujourd'hui, l'administration tenait donc tous les Français en -tutelle, et si l'insolence du mot ne s'était pas encore produite, on -avait du moins déjà la chose. - - - - -CHAPITRE IV. - - Que la justice administrative et la garantie des fonctionnaires - sont des institutions de l'ancien régime. - - -Il n'y avait pas de pays en Europe où les tribunaux ordinaires -dépendissent moins du gouvernement qu'en France; mais il n'y en avait -guère non plus où les tribunaux exceptionnels fussent plus en usage. -Ces deux choses se tenaient de plus près qu'on ne l'imagine. Comme le -roi n'y pouvait presque rien sur le sort des juges; qu'il ne pouvait -ni les révoquer, ni les changer de lieu, ni même le plus souvent les -élever en grade; qu'en un mot il ne les tenait ni par l'ambition ni -par la peur, il s'était bientôt senti gêné par cette indépendance. -Cela l'avait porté, plus que nulle part ailleurs, à leur soustraire la -connaissance des affaires qui intéressaient directement son pouvoir, -et à créer, pour son usage particulier, à côté d'eux, une espèce de -tribunal plus dépendant, qui présentât à ses sujets quelque apparence -de la justice, sans lui en faire craindre la réalité. - -Dans les pays, comme certaines parties de l'Allemagne, où les tribunaux -ordinaires n'avaient jamais été aussi indépendants du gouvernement que -les tribunaux français d'alors, pareille précaution ne fut pas prise et -la justice administrative n'exista jamais. Le prince s'y trouvait assez -maître des juges pour n'avoir pas besoin de commissaires. - -Si l'on veut bien lire les édits et déclarations du roi publiés dans le -dernier siècle de la monarchie, aussi bien que les arrêts du conseil -rendus dans ce même temps, on en trouvera peu où le gouvernement, -après avoir pris une mesure, ait omis de dire que les contestations -auxquelles elle peut donner lieu, et les procès qui peuvent en -naître, seront exclusivement portés devant les intendants et devant -le conseil. «Ordonne en outre S. M. que toutes les contestations qui -pourront survenir sur l'exécution du présent arrêt, circonstances et -dépendances, seront portées devant l'intendant, pour être jugées par -lui, sauf appel au conseil. Défendons à nos cours et tribunaux d'en -prendre connaissance.» C'est la formule ordinaire. - -Dans les matières réglées par des lois ou des coutumes anciennes, où -cette précaution n'a pas été prise, le conseil intervient sans cesse -par voie d'_évocation_, enlève d'entre les mains des juges ordinaires -l'affaire où l'administration est intéressée, et l'attire à lui. Les -registres du conseil sont remplis d'arrêts d'évocation de cette espèce. -Peu à peu l'exception se généralise, le fait se transforme en théorie. -Il s'établit, non dans les lois, mais dans l'esprit de ceux qui les -appliquent, comme maxime d'État, que tous les procès dans lesquels un -intérêt public est mêlé, ou qui naissent de l'interprétation d'un acte -administratif, ne sont point du ressort des juges ordinaires, dont le -seul rôle est de prononcer entre des intérêts particuliers. En cette -matière nous n'avons fait que trouver la formule; à l'ancien régime -appartient l'idée. - -Dès ce temps-là, la plupart des questions litigieuses qui s'élèvent -à propos de la perception de l'impôt sont de la compétence exclusive -de l'intendant et du conseil. Il en est de même pour tout ce qui se -rapporte à la police du roulage et des voitures publiques, à la grande -voirie, à la navigation des fleuves, etc.; en général, c'est devant des -tribunaux administratifs que se vident tous les procès dans lesquels -l'autorité publique est intéressée. - -Les intendants veillent avec grand soin à ce que cette juridiction -exceptionnelle s'étende sans cesse; ils avertissent le contrôleur -général et aiguillonnent le conseil. La raison que donne un de ces -magistrats pour obtenir une évocation mérite d'être conservée: «Le -juge ordinaire, dit-il, est soumis à des règles fixes, qui l'obligent -de réprimer un fait contraire à la loi; mais le conseil peut toujours -déroger aux règles dans un but utile.» - -D'après ce principe, on voit souvent l'intendant ou le conseil -attirer à eux des procès qui ne se rattachent que par un lien presque -invisible à l'administration publique, ou même qui, visiblement, -ne s'y rattachent point du tout. Un gentilhomme en querelle avec -son voisin, et mécontent des dispositions de ses juges, demande au -conseil d'évoquer l'affaire; l'intendant consulté répond: «Quoiqu'il -ne s'agisse ici que de droits particuliers, dont la connaissance -appartient aux tribunaux, S. M. peut toujours, quand elle le veut, -se réserver la connaissance de toute espèce d'affaires, sans qu'elle -puisse être comptable de ses motifs.» - -C'est d'ordinaire devant l'intendant ou le prévôt de la maréchaussée -que sont renvoyés, par suite d'évocation, tous les gens du peuple -auxquels il arrive de troubler l'ordre par quelques actes de violence. -La plupart des émeutes que la cherté des grains fait si souvent naître -donnent lieu à des évocations de cette espèce. L'intendant s'adjoint -alors un certain nombre de gradués, sorte de conseil de préfecture -improvisé qu'il a choisi lui-même, et juge criminellement. J'ai trouvé -des arrêts, rendus de cette manière, qui condamnent des gens aux -galères et même à mort. Les procès criminels jugés par l'intendant sont -encore fréquents à la fin du dix-septième siècle. - -Les légistes modernes, en fait de droit administratif, nous assurent -qu'on a fait un grand progrès depuis la Révolution: «Auparavant les -pouvoirs judiciaires et administratifs étaient confondus, disent-ils; -on les a démêlés depuis et on a remis chacun d'eux à sa place.» Pour -bien apprécier le progrès dont on parle ici, il ne faut jamais oublier -que si, d'une part, le pouvoir judiciaire, dans l'ancien régime, -s'étendait sans cesse au delà de la sphère naturelle de son autorité, -d'une autre part, il ne la remplissait jamais complétement. Qui voit -l'une de ces deux choses sans l'autre n'a qu'une idée incomplète et -fausse de l'objet. Tantôt on permettait aux tribunaux de faire des -règlements d'administration publique, ce qui était manifestement hors -de leur ressort; tantôt on leur interdisait de juger de véritables -procès, ce qui était les exclure de leur domaine propre. Nous avons, -il est vrai, chassé la justice de la sphère administrative où l'ancien -régime l'avait laissé s'introduire fort indûment; mais dans le même -temps, comme on le voit, le gouvernement s'introduisait sans cesse dans -la sphère naturelle de la justice, et nous l'y avons laissé: comme -si la confusion des pouvoirs n'était pas aussi dangereuse de ce côté -que de l'autre, et même pire; car l'intervention de la justice dans -l'administration ne nuit qu'aux affaires, tandis que l'intervention -de l'administration dans la justice déprave les hommes et tend à les -rendre tout à la fois révolutionnaires et serviles. - -Parmi les neuf ou dix constitutions qui ont été établies à perpétuité -en France depuis soixante ans, il s'en trouve une dans laquelle il -est dit expressément qu'aucun agent de l'administration ne peut être -poursuivi devant les tribunaux ordinaires sans qu'au préalable la -poursuite n'ait été autorisée. L'article parut si bien imaginé qu'en -détruisant la constitution dont il faisait partie on eut soin de -le tirer du milieu des ruines, et que depuis on l'a toujours tenu -soigneusement à l'abri des révolutions. Les administrateurs ont encore -coutume d'appeler le privilége qui leur est accordé par cet article une -des grandes conquêtes de 89; mais en cela ils se trompent également, -car, sous l'ancienne monarchie, le gouvernement n'avait guère moins -de soin que de nos jours d'éviter aux fonctionnaires le désagrément -d'avoir à se confesser à la justice, comme de simples citoyens. La -seule différence essentielle entre les deux époques est celle-ci: avant -la Révolution, le gouvernement ne pouvait couvrir ses agents qu'en -recourant à des mesures illégales et arbitraires, tandis que depuis il -a pu légalement leur laisser violer les lois. - -Lorsque les tribunaux ordinaires de l'ancien régime voulaient -poursuivre un représentant quelconque du pouvoir central, il -intervenait d'ordinaire un arrêt du conseil qui soustrayait l'accusé -à ses juges et le renvoyait devant des commissaires que le conseil -nommait; car, comme l'écrit un conseiller d'État de ce temps-là, un -administrateur ainsi attaqué eût trouvé de la prévention dans l'esprit -des juges ordinaires, et l'autorité du roi eût été compromise. Ces -sortes d'évocations n'arrivaient pas seulement de loin en loin, mais -tous les jours, non-seulement à propos des principaux agents, mais des -moindres. Il suffisait de tenir à l'administration par le plus petit -fil pour n'avoir rien à craindre que d'elle. Un piqueur des ponts et -chaussées chargé de diriger la corvée est poursuivi par un paysan qu'il -a maltraité. Le conseil évoque l'affaire, et l'ingénieur en chef, -écrivant confidentiellement à l'intendant, dit à ce propos: «A la -vérité le piqueur est très-répréhensible, mais ce n'est pas une raison -pour laisser l'affaire suivre son cours; car il est de la plus grande -importance pour l'administration des ponts et chaussées que la justice -ordinaire n'entende ni ne reçoive les plaintes des corvéables contre -les piqueurs des travaux. Si cet exemple était suivi, ces travaux -seraient troublés par des procès continuels, que l'animosité publique -qui s'attache à ces fonctionnaires ferait naître.» - -Dans une autre circonstance, l'intendant lui-même mande au contrôleur -général, à propos d'un entrepreneur de l'État qui avait pris dans -le champ du voisin les matériaux dont il s'était servi: «Je ne puis -assez vous représenter combien il serait préjudiciable aux intérêts -de l'administration d'abandonner ses entrepreneurs au jugement des -tribunaux ordinaires, dont les principes ne peuvent jamais se concilier -avec les siens.» - -Il y a un siècle précisément que ces lignes ont été écrites, et il -semble que les administrateurs qui les écrivirent aient été nos -contemporains. - - - - -CHAPITRE V. - - Comment la centralisation avait pu s'introduire ainsi au milieu - des anciens pouvoirs et les supplanter sans les détruire. - - -Maintenant, récapitulons un peu ce que nous avons dit dans les trois -chapitres qui précèdent: un corps unique, et placé au centre du -royaume, qui règlemente l'administration publique dans tout le pays; le -même ministre dirigeant presque toutes les affaires intérieures; dans -chaque province, un seul agent qui en conduit tout le détail; point de -corps administratifs secondaires ou des corps qui ne peuvent agir sans -qu'on les autorise d'abord à se mouvoir; des tribunaux exceptionnels -qui jugent les affaires où l'administration est intéressée et -couvrent tous ses agents. Qu'est ceci, sinon la centralisation que -nous connaissons? Ses formes sont moins marquées qu'aujourd'hui, ses -démarches moins réglées, son existence plus troublée; mais c'est -le même être. On n'a eu depuis à lui ajouter ni à lui ôter rien -d'essentiel; il a suffi d'abattre tout ce qui s'élevait autour d'elle -pour qu'elle apparût telle que nous la voyons. - -La plupart des institutions que je viens de décrire ont été imitées -depuis en cent endroits divers; mais elles étaient alors particulières -à la France, et nous allons bientôt voir quelle grande influence elles -ont eue sur la révolution française et sur ses suites. - -Mais comment ces institutions de date nouvelle avaient-elles pu se -fonder en France au milieu des débris de la société féodale? - -Ce fut une œuvre de patience, d'adresse et de longueur de temps, plus -que de force et de plein pouvoir. Au moment où la Révolution survint, -on n'avait encore presque rien détruit du vieil édifice administratif -de la France; on en avait, pour ainsi dire, bâti un autre en sous-œuvre. - -Rien n'indique que, pour opérer ce difficile travail, le gouvernement -de l'ancien régime ait suivi un plan profondément médité à l'avance; il -s'était seulement abandonné à l'instinct qui porte tout gouvernement -à vouloir mener seul toutes les affaires, instinct qui demeurait -toujours le même à travers la diversité des agents. Il avait laissé aux -anciens pouvoirs leurs noms antiques et leurs honneurs, mais il leur -avait peu à peu soustrait leur autorité. Il ne les avait pas chassés, -mais éconduits de leurs domaines. Profitant de l'inertie de celui-ci, -de l'égoïsme de celui-là, pour prendre sa place; s'aidant de tous -leurs vices, n'essayant jamais de les corriger, mais seulement de les -supplanter, il avait fini par les remplacer presque tous, en effet, -par un agent unique, l'intendant, dont on ne connaissait pas même le -nom quand ils étaient nés. - -Le pouvoir judiciaire seul l'avait gêné dans cette grande entreprise; -mais là même il avait fini par saisir la substance du pouvoir, n'en -laissant que l'ombre à ses adversaires. Il n'avait pas exclu les -parlements de la sphère administrative; il s'y était étendu lui-même -graduellement de façon à la remplir presque tout entière. Dans -certains cas extraordinaires et passagers, dans les temps de disette, -par exemple, où les passions du peuple offraient un point d'appui à -l'ambition des magistrats, le gouvernement central laissait un moment -les parlements administrer et leur permettait de faire un bruit qui -souvent a retenti dans l'histoire; mais bientôt il reprenait en silence -sa place, et remettait discrètement la main sur tous les hommes et sur -toutes les affaires. - -Si l'on veut bien faire attention à la lutte des parlements contre le -pouvoir royal, on verra que c'est presque toujours sur le terrain de la -politique, et non sur celui de l'administration, qu'on se rencontre. -Les querelles naissent d'ordinaire à propos d'un nouvel impôt; -c'est-à-dire que ce n'est pas la puissance administrative que les deux -adversaires se disputent, mais le pouvoir législatif, dont ils avaient -aussi peu de droits de s'emparer l'un que l'autre. - -Il en est de plus en plus ainsi, en approchant de la Révolution. -A mesure que les passions populaires commencent à s'enflammer, le -parlement se mêle davantage à la politique, et comme, dans le même -temps, le pouvoir central et ses agents deviennent plus expérimentés -et plus habiles, ce même parlement s'occupe de moins en moins de -l'administration proprement dite; chaque jour, moins administrateur et -plus tribun. - -Le temps, d'ailleurs, ouvre sans cesse au gouvernement central de -nouveaux champs d'action où les tribunaux n'ont pas l'agilité de le -suivre; car il s'agit d'affaires nouvelles sur lesquelles ils n'ont -pas de précédents et qui sont étrangères à leur routine. La société, -qui est en grand progrès, fait naître à chaque instant des besoins -nouveaux, et chacun d'eux est pour lui une source nouvelle de pouvoir; -car lui seul est en état de les satisfaire. Tandis que la sphère -administrative des tribunaux reste fixe, la sienne est mobile et -s'étend sans cesse avec la civilisation même. - -La Révolution qui approche, et commence à agiter l'esprit de tous -les Français, leur suggère mille idées nouvelles que lui seul peut -réaliser; avant de le renverser, elle le développe. Lui-même se -perfectionne comme tout le reste. Cela frappe singulièrement quand -on étudie ses archives. Le contrôleur général et l'intendant de 1780 -ne ressemblent plus à l'intendant et au contrôleur général de 1740; -l'administration est transformée. Ses agents sont les mêmes, un autre -esprit les meut. A mesure qu'elle est devenue plus détaillée, plus -étendue, elle est aussi devenue plus régulière et plus savante. Elle -s'est modérée en achevant de s'emparer de tout; elle opprime moins, -elle conduit plus. - -Les premiers efforts de la Révolution avaient détruit cette grande -institution de la monarchie; elle fut restaurée en 1800. Ce ne furent -pas, comme on l'a dit tant de fois, les principes de 1789 en matière -d'administration publique qui ont triomphé à cette époque et depuis, -mais bien au contraire ceux de l'ancien régime qui furent tous remis -alors en vigueur et y demeurèrent. - -Si l'on me demande comment cette portion de l'ancien régime a pu être -ainsi transportée tout d'une pièce dans la société nouvelle et s'y -incorporer, je répondrai que, si la centralisation n'a point péri dans -la Révolution, c'est qu'elle était elle-même le commencement de cette -révolution et son signe; et j'ajouterai que, quand un peuple a détruit -dans son sein l'aristocratie, il court vers la centralisation comme -de lui-même. Il faut alors bien moins d'efforts pour le précipiter -sur cette pente que pour l'y retenir. Dans son sein tous les pouvoirs -tendent naturellement vers l'unité, et ce n'est qu'avec beaucoup d'art -qu'on peut parvenir à les tenir divisés. - -La révolution démocratique, qui a détruit tant d'institutions de -l'ancien régime, devait donc consolider celle-ci, et la centralisation -trouvait si naturellement sa place dans la société que cette révolution -avait formée qu'on a pu aisément la prendre pour une de ses œuvres. - - - - -CHAPITRE VI. - - Des mœurs administratives sous l'ancien régime. - - -On ne saurait lire la correspondance d'un intendant de l'ancien -régime avec ses supérieurs et ses subordonnés sans admirer comment la -similitude des institutions rendait les administrateurs de ce temps-là -pareils aux nôtres. Ils semblent se donner la main à travers le gouffre -de la révolution qui les sépare. J'en dirai autant des administrés. -Jamais la puissance de la législation sur l'esprit des hommes ne s'est -mieux fait voir. - -Le ministre a déjà conçu le désir de pénétrer avec ses propres yeux -dans le détail de toutes les affaires et de régler lui-même tout -à Paris. A mesure que le temps marche et que l'administration se -perfectionne, cette passion augmente. Vers la fin du dix-huitième -siècle, il ne s'établit pas un atelier de charité au fond d'une -province éloignée sans que le contrôleur général ne veuille en -surveiller lui-même la dépense, en rédiger le règlement et en fixer -le lieu. Crée-t-on des maisons de mendicité: il faut lui apprendre -le nom des mendiants qui s'y présentent, lui dire précisément quand -ils sortent et quand ils entrent. Dès le milieu du siècle (1733), M. -d'Argenson écrivait: «Les détails confiés aux ministres sont immenses. -Rien ne se fait sans eux, rien que par eux, et si leurs connaissances -ne sont pas aussi étendues que leurs pouvoirs, ils sont forcés de -laisser tout faire à des commis qui deviennent les véritables maîtres.» - -Un contrôleur général ne demande pas seulement des rapports sur les -affaires, mais de petits renseignements sur les personnes. L'intendant -s'adresse à son tour à ses subdélégués, et ne manque guère de répéter -mot pour mot ce que ceux-ci lui disent, absolument comme s'il le savait -pertinemment par lui-même. - -Pour arriver à tout diriger de Paris et à y tout savoir, il a fallu -inventer mille moyens de contrôle. La masse des écritures est déjà -énorme, et les lenteurs de la procédure administrative si grandes -que je n'ai jamais remarqué qu'il s'écoulât moins d'un an avant -qu'une paroisse pût obtenir l'autorisation de relever son clocher ou -de réparer son presbytère; le plus souvent, deux ou trois années se -passent avant que la demande soit accordée. - -Le conseil lui-même remarque dans un de ses arrêts (29 mars 1773) «que -les formalités administratives entraînent des délais infinis dans les -affaires et n'excitent que trop souvent les plaintes les plus justes; -formalités cependant toutes nécessaires,» ajoute-t-il. - -Je croyais que le goût de la statistique était particulier aux -administrateurs de nos jours; mais je me trompais. Vers la fin de -l'ancien régime, on envoie souvent à l'intendant de petits tableaux -tout imprimés qu'il n'a plus qu'à faire remplir par ses subdélégués -et par les syndics des paroisses. Le contrôleur général se fait faire -des rapports sur la nature des terres, sur leur culture, l'espèce et -la quantité des produits, le nombre des bestiaux, l'industrie et les -mœurs des habitants. Les renseignements ainsi obtenus ne sont guère -moins circonstanciés ni plus certains que ceux que fournissent en -pareils cas de nos jours les sous-préfets et les maires. Le jugement -que les subdélégués portent, à cette occasion, sur le caractère de -leurs administrés, est en général peu favorable. Ils reviennent souvent -sur cette opinion que «le paysan est naturellement paresseux, et ne -travaillerait pas s'il n'y était obligé pour vivre.» C'est là une -doctrine économique qui paraît fort répandue chez ces administrateurs. - -Il n'y a pas jusqu'à la langue administrative des deux époques qui ne -se ressemble d'une manière frappante. Des deux parts le style y est -également décoloré, coulant, vague et mou; la physionomie particulière -de chaque écrivain s'y efface et va se perdant dans une médiocrité -commune. Qui lit un préfet lit un intendant. - -Seulement, vers la fin du siècle, quand le langage particulier de -Diderot et de Rousseau a eu le temps de se répandre et de se délayer -dans la langue vulgaire, la fausse sensibilité qui remplit les -livres de ces écrivains gagne les administrateurs et pénètre même -jusqu'aux gens de finance. Le style administratif, dont le tissu est -ordinairement fort sec, devient alors parfois onctueux et presque -tendre. Un subdélégué se plaint à l'intendant de Paris «qu'il éprouve -souvent dans l'exercice de ses fonctions une douleur très-poignante à -une âme sensible.» - -Le gouvernement distribuait, comme de nos jours, aux paroisses certains -secours de charité, à la condition que les habitants devaient faire -de leur côté certaines offrandes. Quand la somme ainsi offerte par -eux est suffisante, le contrôleur général écrit en marge de l'état -de répartition: _Bon, témoigner satisfaction_; mais quand elle est -considérable il écrit: _Bon, témoigner satisfaction et sensibilité_. - -Les fonctionnaires administratifs, presque tous bourgeois, forment déjà -une classe qui a son esprit particulier, ses traditions, ses vertus, -son honneur, son orgueil propre. C'est l'aristocratie de la société -nouvelle, qui est déjà formée et vivante; elle attend seulement que la -Révolution ait vidé sa place. - -Ce qui caractérise déjà l'administration en France, c'est la haine -violente que lui inspirent indistinctement tous ceux, nobles ou -bourgeois, qui veulent s'occuper d'affaires publiques, en dehors -d'elle. Le moindre corps indépendant qui semble vouloir se former -sans son concours lui fait peur; la plus petite association libre, -quel qu'en soit l'objet, l'importune; elle ne laisse subsister que -celles qu'elle a composées arbitrairement et qu'elle préside. Les -grandes compagnies industrielles elles-mêmes lui agréent peu; en un -mot, elle n'entend point que les citoyens s'ingèrent d'une manière -quelconque dans l'examen de leurs propres affaires; elle préfère la -stérilité à la concurrence. Mais, comme il faut toujours laisser aux -Français la douceur d'un peu de licence, pour les consoler de leur -servitude, le gouvernement permet de discuter fort librement toutes -sortes de théories générales et abstraites en matière de religion, -de philosophie, de morale et même de politique. Il souffre assez -volontiers qu'on attaque les principes fondamentaux sur lesquels -reposait alors la société, et qu'on discute jusqu'à Dieu même, pourvu -qu'on ne glose point sur ses moindres agents. Il se figure que cela ne -le regarde pas. - -Quoique les journaux du dix-huitième siècle, ou, comme on disait -dans ce temps-là, les gazettes, continssent plus de quatrains que -de polémique, l'administration voit déjà d'un œil fort jaloux cette -petite puissance. Elle est débonnaire pour les livres, mais déjà -fort âpre contre les journaux; ne pouvant les supprimer absolument, -elle entreprend de les tourner à son seul usage. Je trouve, à la -date de 1761, une circulaire adressée à tous les intendants du -royaume, où l'on annonce que le roi (c'était Louis XV) a décidé que -désormais la _Gazette de France_ serait composée sous les yeux mêmes -du gouvernement: «Voulant Sa Majesté,» dit la circulaire, «rendre -cette feuille intéressante et lui assurer la supériorité sur toutes -les autres. En conséquence,» ajoute le ministre, «vous voudrez bien -m'adresser un bulletin de tout ce qui se passe dans votre généralité -de nature à intéresser la curiosité publique, particulièrement ce qui -se rapporte à la physique, à l'histoire naturelle, faits singuliers et -intéressants.» A la circulaire est joint un prospectus dans lequel on -annonce que la nouvelle gazette, quoique paraissant plus souvent et -contenant plus de matière que le journal qu'elle remplace, coûtera aux -abonnés beaucoup moins. - -Muni de ces documents, l'intendant écrit à ses subdélégués et les met -à l'œuvre; mais ceux-ci commencent par répondre qu'ils ne savent rien. -Survient une nouvelle lettre du ministre, qui se plaint amèrement de -la stérilité de la province. «S. M. m'ordonne de vous dire que son -intention est que vous vous occupiez très-sérieusement de cette affaire -et donniez les ordres les plus précis à vos agents.» Les subdélégués -s'exécutent alors: l'un d'eux mande qu'un contrebandier en saunage -(contrebande du sel) a été pendu et a montré un grand courage; un -autre, qu'une femme de son arrondissement est accouchée à la fois de -trois filles; un troisième, qu'il a éclaté un terrible orage, qui, il -est vrai, n'a causé aucun mal. Il y en a un qui déclare que, malgré -tous ses soins, il n'a rien découvert qui fût digne d'être signalé, -mais qu'il s'abonne lui-même à une gazette si utile et va inviter tous -les honnêtes gens à l'imiter. Tant d'efforts semblent cependant peu -efficaces; car une nouvelle lettre nous apprend que «le roi, qui a la -bonté,» dit le ministre, «de descendre lui-même dans tout le détail -des mesures relatives au perfectionnement de la gazette, et qui veut -donner à ce journal la supériorité et la célébrité qu'il mérite, a -témoigné beaucoup de mécontentement en voyant que ses vues étaient si -mal remplies.» - -On voit que l'histoire est une galerie de tableaux où il y a peu -d'originaux et beaucoup de copies. - -Il faut du reste reconnaître qu'en France le gouvernement central -n'imite jamais ces gouvernements du midi de l'Europe, qui semblent ne -s'être emparés de tout que pour laisser tout stérile. Celui-ci montre -souvent une grande intelligence de sa tâche et toujours une prodigieuse -activité. Mais son activité est souvent improductive et même -malfaisante, parce que, parfois, il veut faire ce qui est au-dessus de -ses forces, ou fait ce que personne ne contrôle. - -Il n'entreprend guère ou il abandonne bientôt les réformes les plus -nécessaires, qui, pour réussir, demandent une énergie persévérante; -mais il change sans cesse quelques règlements ou quelques lois. Rien -ne demeure un instant en repos dans la sphère qu'il habite. Les -nouvelles règles se succèdent avec une rapidité si singulière que les -agents, à force d'être commandés, ont souvent peine à démêler comment -il faut obéir. Des officiers municipaux se plaignent au contrôleur -général lui-même de la mobilité extrême de la législation secondaire. -«La variation des seuls règlements de finance, disent-ils, est telle -qu'elle ne permet pas à un officier municipal, fût-il inamovible, de -faire autre chose qu'étudier les nouveaux règlements, à mesure qu'ils -paraissent, jusqu'au point d'être obligé de négliger ses propres -affaires.» - -Lors même que la loi n'était pas changée, la manière de l'appliquer -variait tous les jours. Quand on n'a pas vu l'administration de -l'ancien régime à l'œuvre, en lisant les documents secrets qu'elle a -laissés, on ne saurait imaginer le mépris où finit par tomber la loi, -dans l'esprit même de ceux qui l'appliquent, lorsqu'il n'y a plus ni -assemblée politique, ni journaux, pour ralentir l'activité capricieuse -et borner l'humeur arbitraire et changeante des ministres et de leurs -bureaux. - -On ne trouve guère d'arrêts du conseil qui ne rappellent des lois -antérieures, souvent de date très-récente, qui ont été rendues, mais -non exécutées. Il n'y a pas en effet d'édit, de déclaration du roi, de -lettres patentes solennellement enregistrées qui ne souffrent mille -tempéraments dans la pratique. On voit par les lettres des contrôleurs -généraux et des intendants que le gouvernement permet sans cesse de -faire par exception autrement qu'il n'ordonne. Il brise rarement la -loi, mais chaque jour il la fait plier doucement dans tous les sens, -suivant les cas particuliers et pour la plus grande facilité des -affaires. - -L'intendant écrit au ministre à propos d'un droit d'octroi auquel un -adjudicataire des travaux de l'État voulait se soustraire: «Il est -certain qu'à prendre à la rigueur les édits et les arrêts que je viens -de citer, il n'existe dans le royaume aucun exempt de ces droits; -mais ceux qui sont versés dans la connaissance des affaires savent -qu'il en est de ces dispositions impérieuses comme des peines qu'elles -prononcent, et que, quoiqu'on les trouve dans presque tous les édits, -déclarations et arrêts portant établissement d'impôts, cela n'a jamais -empêché les exceptions.» - -L'ancien régime est là tout entier: une règle rigide, une pratique -molle; tel est son caractère. - -Qui voudrait juger le gouvernement de ce temps-là par le recueil de -ses lois tomberait dans les erreurs les plus ridicules. Je trouve, à -la date de 1757, une déclaration du roi qui condamne à mort tous ceux -qui composeront ou imprimeront des écrits contraires à la religion ou à -l'ordre établi. Le libraire qui les vend, le marchand qui les colporte, -doit subir la même peine. Serions-nous revenus au siècle de saint -Dominique? Non, c'est précisément le temps où régnait Voltaire. - -On se plaint souvent de ce que les Français méprisent la loi; hélas! -quand auraient-ils pu apprendre à la respecter? On peut dire que, -chez les hommes de l'ancien régime, la place que la notion de la loi -doit occuper dans l'esprit humain était vacante. Chaque solliciteur -demande qu'on sorte en sa faveur de la règle établie avec autant -d'insistance et d'autorité que s'il demandait qu'on y rentrât, et on ne -la lui oppose jamais, en effet, que quand on a envie de l'éconduire. -La soumission du peuple à l'autorité est encore complète, mais son -obéissance est un effet de la coutume plutôt que de la volonté; car, -s'il lui arrive par hasard de s'émouvoir, la plus petite émotion le -conduit aussitôt jusqu'à la violence, et presque toujours c'est aussi -la violence et l'arbitraire, et non la loi, qui le répriment. - -Le pouvoir central en France n'a pas encore acquis au dix-huitième -siècle cette constitution saine et vigoureuse que nous lui avons -vue depuis; néanmoins, comme il est déjà parvenu à détruire tous -les pouvoirs intermédiaires, et qu'entre lui et les particuliers il -n'existe plus rien qu'un espace immense et vide, il apparaît déjà -de loin à chacun d'eux comme le seul ressort de la machine sociale, -l'agent unique et nécessaire de la vie publique. - -Rien ne le montre mieux que les écrits de ses détracteurs eux-mêmes. -Quand le long malaise qui précède la Révolution commence à se faire -sentir, on voit éclore toutes sortes de systèmes nouveaux en matière de -société et de gouvernement. Les buts que se proposent ces réformateurs -sont divers, mais leur moyen est toujours le même. Ils veulent -emprunter la main du pouvoir central et l'employer à tout briser et à -tout refaire suivant un nouveau plan qu'ils ont conçu eux-mêmes; lui -seul leur paraît en état d'accomplir une pareille tâche. La puissance -de l'État doit être sans limite comme son droit, disent-ils; il ne -s'agit que de lui persuader d'en faire un usage convenable. Mirabeau le -père, ce gentilhomme si entiché des droits de la noblesse qu'il appelle -crûment les intendants des _intrus_, et déclare que, si on abandonnait -au gouvernement seul le choix des magistrats, les cours de justice ne -seraient bientôt que _des bandes de commissaires_, Mirabeau lui-même -n'a de confiance que dans l'action du pouvoir central pour réaliser ses -chimères. - -Ces idées ne restent point dans les livres; elles descendent dans -tous les esprits, se mêlent aux mœurs, entrent dans les habitudes et -pénètrent de toutes parts, jusque dans la pratique journalière de la -vie. - -Personne n'imagine pouvoir mener à bien une affaire importante si -l'État ne s'en mêle. Les agriculteurs eux-mêmes, gens d'ordinaire fort -rebelles aux préceptes, sont portés à croire que, si l'agriculture ne -se perfectionne pas, la faute en est principalement au gouvernement, -qui ne leur donne ni assez d'avis, ni assez de secours. L'un d'eux -écrit à un intendant, d'un ton irrité où l'on sent déjà la Révolution: -«Pourquoi le gouvernement ne nomme-t-il pas des inspecteurs qui -iraient une fois par an dans les provinces voir l'état des cultures, -enseigneraient aux cultivateurs à les changer pour le mieux, leur -diraient ce qu'il faut faire des bestiaux, la façon de les mettre à -l'engrais, de les élever, de les vendre, et où il faut les mener au -marché? On devrait bien rétribuer ces inspecteurs. Le cultivateur qui -donnerait des preuves de la meilleure culture recevrait des marques -d'honneur.» - -Des inspecteurs et des croix! voilà un moyen dont un fermier du comté -de Suffolk ne se serait jamais avisé! - -Aux yeux du plus grand nombre, il n'y a déjà que le gouvernement -qui puisse assurer l'ordre public: le peuple n'a peur que de la -maréchaussée; les propriétaires n'ont quelque confiance qu'en elle. -Pour les uns et pour les autres, le cavalier de la maréchaussée -n'est pas seulement le principal défenseur de l'ordre, c'est l'ordre -lui-même. «Il n'est personne,» dit l'assemblée provinciale de Guyenne, -«qui n'ait remarqué combien la vue d'un cavalier de la maréchaussée est -propre à contenir les hommes les plus ennemis de toute subordination.» -Aussi chacun veut-il en avoir à sa porte une escouade. Les archives -d'une intendance sont remplies de demandes de cette nature; personne -ne semble soupçonner que sous le protecteur pourrait bien se cacher le -maître. - -Ce qui frappe le plus les émigrés qui arrivent en Angleterre, c'est -l'absence de cette milice. Cela les remplit de surprise, et quelquefois -de mépris pour les Anglais. L'un d'eux, homme de mérite, mais que son -éducation n'avait pas préparé à ce qu'il allait voir, écrit: «Il est -exactement vrai que tel Anglais se félicite d'avoir été volé, en se -disant qu'au moins son pays n'a pas de maréchaussée. Tel qui est fâché -de tout ce qui trouble la tranquillité se console cependant de voir -rentrer dans le sein de la société des séditieux, en pensant que le -texte de la loi est plus fort que toutes les considérations. Ces idées -fausses, ajoute-t-il, ne sont pas absolument dans toutes les têtes; il -y a des gens sages qui en ont de contraires, et c'est la sagesse qui -doit prévaloir à la longue.» - -Que ces bizarreries des Anglais pussent avoir quelques rapports avec -leurs libertés, c'est ce qui ne lui tombe point dans l'esprit. Il aime -mieux expliquer ce phénomène par des raisons plus scientifiques. «Dans -un pays où l'humidité du climat et le défaut de ressort dans l'air -qui circule, dit-il, impriment au tempérament une teinte sombre, le -peuple est disposé à se livrer de préférence aux objets graves. Le -peuple anglais est donc porté par sa nature à s'occuper de matières de -gouvernement; le peuple français en est éloigné.» - -Le gouvernement ayant pris ainsi la place de la Providence, il est -naturel que chacun l'invoque dans ses nécessités particulières. -Aussi rencontre-t-on un nombre immense de requêtes qui, se fondant -toujours sur l'intérêt public, n'ont trait néanmoins qu'à de petits -intérêts privés. Les cartons qui les renferment sont peut-être les -seuls endroits où toutes les classes qui composaient la société de -l'ancien régime se trouvent mêlées. La lecture en est mélancolique: des -paysans demandent qu'on les indemnise de la perte de leurs bestiaux -ou de leur maison; des propriétaires aisés, qu'on les aide à faire -valoir plus avantageusement leurs terres; des industriels sollicitent -de l'intendant des priviléges qui les garantissent d'une concurrence -incommode. Il est très-fréquent de voir des manufacturiers qui confient -à l'intendant le mauvais état de leurs affaires, et le prient d'obtenir -du contrôleur général un secours ou un prêt. Un fonds était ouvert, à -ce qu'il semble, pour cet objet. - -Les gentilshommes eux-mêmes sont quelquefois de grands solliciteurs; -leur condition ne se reconnaît guère alors qu'en ce qu'ils mendient -d'un ton fort haut. C'est l'impôt du vingtième qui, pour beaucoup -d'entre eux, est le principal anneau de leur dépendance. Leur part -dans cet impôt étant fixée chaque année par le conseil sur le rapport -de l'intendant, c'est à celui-ci qu'ils s'adressent d'ordinaire pour -obtenir des délais et des décharges. J'ai lu une foule de demandes de -cette espèce que faisaient des nobles, presque tous titrés et souvent -grands seigneurs, vu, disaient-ils, l'insuffisance de leurs revenus -ou le mauvais état de leurs affaires. En général, les gentilshommes -n'appelaient jamais l'intendant que Monsieur; mais j'ai remarqué que -dans ces circonstances ils l'appellent toujours Monseigneur, comme les -bourgeois. - -Parfois la misère et l'orgueil se mêlent dans ces placets d'une façon -plaisante. L'un d'eux écrit à l'intendant: «Votre cœur sensible ne -consentira jamais à ce qu'un père de mon état fût taxé à des vingtièmes -stricts, comme le serait un père du commun.» - -Dans les temps de disette, si fréquents au dix-huitième siècle, la -population de chaque généralité se tourne tout entière vers l'intendant -et semble n'attendre que de lui seul sa nourriture. Il est vrai que -chacun s'en prend déjà au gouvernement de toutes ses misères. Les plus -inévitables sont de son fait; on lui reproche jusqu'à l'intempérie des -saisons. - -Ne nous étonnons plus en voyant avec quelle facilité merveilleuse la -centralisation a été rétablie en France au commencement de ce siècle. -Les hommes de 89 avaient renversé l'édifice, mais ses fondements -étaient restés dans l'âme même de ses destructeurs, et sur ces -fondements on a pu le relever tout à coup à nouveau et le bâtir plus -solidement qu'il ne l'avait jamais été. - - - - -CHAPITRE VII. - - Comment la France était déjà, de tous les pays de l'Europe, celui - où la capitale avait acquis le plus de prépondérance sur les - provinces et absorbait le mieux tout l'empire. - - -Ce n'est ni la situation, ni la grandeur, ni la richesse des capitales -qui causent leur prépondérance politique sur le reste de l'empire, mais -la nature du gouvernement. - -Londres, qui est aussi peuplée qu'un royaume, n'a pas exercé jusqu'à -présent d'influence souveraine sur les destinées de la Grande-Bretagne. - -Aucun citoyen des États-Unis n'imagine que le peuple de New-York pût -décider du sort de l'Union américaine. Bien plus, personne, dans l'État -même de New-York, ne se figure que la volonté particulière de cette -ville puisse diriger seule les affaires. Cependant New-York renferme -aujourd'hui autant d'habitants que Paris en contenait au moment où la -Révolution a éclaté. - -Paris même, à l'époque des guerres de religion, était, comparativement -au reste du royaume, aussi peuplé qu'il pouvait l'être en 1789. -Néanmoins il ne put rien décider. Du temps de la Fronde, Paris n'est -encore que la plus grande ville de France. En 1789, il est déjà la -France même. - -Dès 1740 Montesquieu écrivait à un de ses amis: Il n'y a en France -que Paris et les provinces éloignées, parce que Paris n'a pas encore -eu le temps de les dévorer. En 1750, le marquis de Mirabeau, esprit -chimérique, mais parfois profond, dit, parlant de Paris sans le nommer: -«Les capitales sont nécessaires; mais si la tête devient trop grosse, -le corps devient apoplectique et tout périt. Que serait-ce donc si, en -abandonnant les provinces à une sorte de dépendance directe et en n'en -regardant les habitants que comme des regnicoles de second ordre, pour -ainsi dire, si, en n'y laissant aucun moyen de considération et aucune -carrière à l'ambition, on attire tout ce qui a quelque talent dans -cette capitale!» Il appelle cela une espèce de révolution sourde qui -dépeuple les provinces de leurs notables, gens d'affaires, et de ce que -l'on nomme gens d'esprit. - -Le lecteur qui a lu attentivement les précédents chapitres connaît déjà -les causes de ce phénomène; ce serait abuser de sa patience que de les -indiquer de nouveau ici. - -Cette révolution n'échappait pas au gouvernement, mais elle ne le -frappait que sous sa forme la plus matérielle, l'accroissement de -la ville. Il voyait Paris s'étendre journellement, et il craignait -qu'il ne devînt difficile de bien administrer une si grande ville. On -rencontre un grand nombre d'ordonnances de nos rois, principalement -dans le dix-septième et le dix-huitième siècle, qui ont pour objet -d'arrêter cette croissance. Ces princes concentraient de plus en plus -dans Paris ou à ses portes toute la vie publique de la France, et ils -voulaient que Paris restât petit. On défend de bâtir de nouvelles -maisons, ou l'on oblige de ne les bâtir que de la manière la plus -coûteuse et dans les lieux peu attrayants qu'on indique à l'avance. -Chacune de ces ordonnances constate, il est vrai, que, malgré la -précédente, Paris n'a cessé de s'étendre. Six fois pendant son règne, -Louis XIV, en sa toute-puissance, tente d'arrêter Paris et y échoue: -la ville grandit sans cesse, en dépit des édits. Mais sa prépondérance -s'augmente plus vite encore que ses murailles; ce qui la lui assure, -c'est moins ce qui se passe dans son enceinte que ce qui arrive au -dehors. - -Dans le même temps, en effet, les libertés locales achevaient de plus -en plus de disparaître; les symptômes d'une vie indépendante cessaient; -les traits mêmes de la physionomie des différentes provinces devenaient -confus; la dernière trace de l'ancienne vie publique était effacée. Ce -n'était pas pourtant que la nation tombât en langueur: le mouvement -y était au contraire partout; seulement le moteur n'était plus qu'à -Paris. Je ne donnerai qu'un exemple de ceci entre mille. Je trouve -dans les rapports faits au ministre sur l'état de la librairie qu'au -seizième siècle et au commencement du dix-septième, il y avait des -imprimeries considérables dans des villes de province qui n'ont plus -d'imprimeurs ou dont les imprimeurs ne font plus rien. On ne saurait -douter pourtant qu'il ne se publiât infiniment plus d'écrits de toute -sorte à la fin du dix-huitième siècle qu'au seizième; mais le mouvement -de la pensée ne partait plus que du centre. Paris avait achevé de -dévorer les provinces. - -Au moment où la révolution française éclate, cette première révolution -est entièrement accomplie. - -Le célèbre voyageur Arthur Young quitte Paris peu après la réunion -des états généraux et peu de jours avant la prise de la Bastille; le -contraste qu'il aperçoit entre ce qu'il vient de voir dans la ville et -ce qu'il trouve au dehors le frappe de surprise. Dans Paris, tout était -activité et bruit; chaque moment produisait un pamphlet politique: il -s'en publiait jusqu'à quatre-vingt-douze par semaine. Jamais, dit-il, -je n'ai vu un mouvement de publicité semblable, même à Londres. Hors de -Paris, tout lui semble inertie et silence; on imprime peu de brochures -et point de journaux. Les provinces, cependant, sont émues et prêtes à -s'ébranler, mais immobiles; si les citoyens s'assemblent quelquefois, -c'est pour apprendre les nouvelles qu'on attend de Paris. Dans chaque -ville Young demande aux habitants ce qu'ils vont faire. «La réponse est -partout la même,» dit-il: «Nous ne sommes qu'une ville de province; -il faut voir ce qu'on fera à Paris.» «Ces gens n'osent pas même avoir -une opinion,» ajoute-t-il, «jusqu'à ce qu'ils sachent ce qu'on pense à -Paris.» - -On s'étonne de la facilité surprenante avec laquelle l'assemblée -constituante a pu détruire d'un seul coup toutes les anciennes -provinces de la France, dont plusieurs étaient plus anciennes que la -monarchie, et diviser méthodiquement le royaume en quatre-vingt-trois -parties distinctes, comme s'il s'était agi du sol vierge du nouveau -monde. Rien n'a plus surpris et même épouvanté le reste de l'Europe, -qui n'était pas préparée à un pareil spectacle. «C'est la première -fois,» disait Burke, «qu'on voit des hommes mettre en morceaux leur -patrie d'une manière aussi barbare.» Il semblait en effet qu'on -déchirât des corps vivants: on ne faisait que dépecer des morts. - -Dans le temps même où Paris achevait d'acquérir ainsi au dehors la -toute-puissance, on voyait s'accomplir dans son sein même un autre -changement qui ne mérite pas moins de fixer l'attention de l'histoire. -Au lieu de n'être qu'une ville d'échanges, d'affaires, de consommation -et de plaisir, Paris achevait de devenir une ville de fabriques et de -manufactures; second fait qui donnait au premier un caractère nouveau -et plus formidable. - -L'événement venait de très-loin; il semble que dès le moyen âge Paris -fût déjà la ville la plus industrieuse du royaume, comme il en était la -plus grande. Ceci devient évident en approchant des temps modernes. A -mesure que toutes les affaires administratives sont attirées à Paris, -les affaires industrielles y accourent. Paris devenant de plus en plus -le modèle et l'arbitre du goût, le centre unique de la puissance et des -arts, le principal foyer de l'activité nationale, la vie industrielle -de la nation s'y retire et s'y concentre davantage. - -Quoique les documents statistiques de l'ancien régime méritent le plus -souvent peu de créance, je crois qu'on peut affirmer sans crainte que, -pendant les soixante ans qui ont précédé la révolution française, le -nombre des ouvriers a plus que doublé à Paris, tandis que, dans la même -période, la population générale de la ville n'augmentait guère que d'un -tiers. - -Indépendamment des causes générales que je viens de dire, il y en avait -de très-particulières qui, de tous les points de la France, attiraient -les ouvriers vers Paris, et les y aggloméraient peu à peu dans certains -quartiers qu'ils finissaient par occuper presque seuls. On avait rendu -moins gênantes à Paris que partout ailleurs en France les entraves que -la législation fiscale du temps imposait à l'industrie; nulle part on -n'échappait plus aisément au joug des maîtrises. Certains faubourgs, -tels que le faubourg Saint-Antoine et celui du Temple, jouissaient -surtout, sous ce rapport, de très-grands priviléges. Louis XVI étendit -encore beaucoup ces prérogatives du faubourg Saint-Antoine, et -travailla de son mieux à accumuler là une immense population ouvrière, -«voulant, dit ce malheureux prince dans un de ses édits, donner aux -ouvriers du faubourg Saint-Antoine une nouvelle marque de notre -protection, et les délivrer des gênes qui sont préjudiciables à leurs -intérêts aussi bien qu'à la liberté du commerce.» - -Le nombre des usines, manufactures, hauts fourneaux, s'était tellement -accru dans Paris, aux approches de la Révolution, que le gouvernement -finit par s'en alarmer. La vue de ce progrès le remplissait de -plusieurs craintes fort imaginaires. On trouve entre autres un arrêt -du conseil de 1782, où il est dit que «le Roy, appréhendant que la -multiplication rapide des manufactures n'amenât une consommation de -bois qui devînt préjudiciable à l'approvisionnement de la ville, -prohibe désormais la création d'établissements de cette espèce dans -un rayon de quinze lieues autour d'elle.» Quant au danger véritable -qu'une pareille agglomération pouvait faire naître, personne ne -l'appréhendait. - -Ainsi Paris était devenu le maître de la France, et déjà s'assemblait -l'armée qui devait se rendre maîtresse de Paris. - -On tombe assez d'accord aujourd'hui, ce me semble, que la -centralisation administrative et l'omnipotence de Paris sont pour -beaucoup dans la chute de tous les gouvernements que nous avons vus -se succéder depuis quarante ans. Je ferai voir sans peine qu'il faut -attribuer au même fait une grande part dans la ruine soudaine et -violente de l'ancienne monarchie, et qu'on doit le ranger parmi les -principales causes de cette Révolution première qui a enfanté toutes -les autres. - - - - -CHAPITRE VIII. - - Que la France était le pays où les hommes étaient devenus le plus - semblables entre eux. - - -Celui qui considère attentivement la France de l'ancien régime -rencontre deux vues bien contraires. - -Il semble que tous les hommes qui y vivent, particulièrement ceux qui -y occupent la région moyenne et haute de la société, les seuls qui se -fassent voir, soient tous exactement semblables les uns aux autres. - -Cependant, au milieu de cette foule commune, s'élèvent encore une -multitude prodigieuse de petites barrières qui la divisent en un grand -nombre de parties, et dans chacune de ces petites enceintes apparaît -comme une société particulière, qui ne s'occupe que de ses intérêts -propres, sans prendre part à la vie de tous. - -Je songe à cette division presque infinie, et je comprends que, nulle -part les citoyens n'étant moins préparés à agir en commun et à se -prêter un mutuel appui en temps de crise, une grande révolution a pu -bouleverser de fond en comble une pareille société en un moment. -J'imagine toutes ces petites barrières renversées par ce grand -ébranlement lui-même; j'aperçois aussitôt un corps social plus compacte -et plus homogène qu'aucun de ceux qu'on avait peut-être jamais vus dans -le monde. - -J'ai dit comment, dans presque tout le royaume, la vie particulière -des provinces était depuis longtemps éteinte; cela avait beaucoup -contribué à rendre tous les Français fort semblables entre eux. A -travers les diversités qui existent encore, l'unité de la nation est -déjà transparente; l'uniformité de la législation la découvre. A mesure -qu'on descend dans le cours du dix-huitième siècle, on voit s'accroître -le nombre des édits, déclarations du roi, arrêts du conseil, qui -appliquent les mêmes règles, de la même manière, dans toutes les -parties de l'empire. Ce ne sont pas seulement les gouvernants, mais les -gouvernés, qui conçoivent l'idée d'une législation si générale et si -uniforme, partout la même, la même pour tous; cette idée se montre dans -tous les projets de réforme qui se succèdent pendant trente ans avant -que la Révolution n'éclate. Deux siècles auparavant, la matière même de -pareilles idées, si l'on peut parler ainsi, eût manqué. - -Non-seulement les provinces se ressemblent de plus en plus, mais dans -chaque province les hommes des différentes classes, du moins tous -ceux qui sont placés en dehors du peuple, deviennent de plus en plus -semblables, en dépit des particularités de la condition. - -Il n'y a rien qui mette ceci plus en lumière que la lecture des cahiers -présentés par les différents ordres en 1789. On voit que ceux qui les -rédigent diffèrent profondément par les intérêts, mais que dans tout le -reste ils se ressemblent. - -Si vous étudiez comment les choses se passaient aux premiers états -généraux, vous aurez un spectacle tout contraire: le bourgeois et le -noble ont alors plus d'intérêts communs, plus d'affaires communes; ils -font voir bien moins d'animosité réciproque; mais ils semblent encore -appartenir à deux races distinctes. - -Le temps, qui avait maintenu, et sous beaucoup de rapports aggravé -les priviléges qui séparaient ces deux hommes, avaient singulièrement -travaillé à les rendre en tout le reste pareils. - -Depuis plusieurs siècles les nobles français n'avaient cessé de -s'appauvrir. «Malgré ses priviléges, la noblesse se ruine et -s'anéantit tous les jours, et le tiers état s'empare des fortunes,» -écrit tristement un gentilhomme en 1755. Les lois qui protégeaient -la propriété des nobles étaient pourtant toujours les mêmes; rien -dans leur condition économique ne paraissait changé. Néanmoins ils -s'appauvrissaient partout dans la proportion exacte où ils perdaient -leur pouvoir. - -On dirait que, dans les institutions humaines comme dans l'homme -même, indépendamment des organes que l'on voit remplir les diverses -fonctions de l'existence, se trouve une force centrale et invisible -qui est le principe même de la vie. En vain les organes semblent -agir comme auparavant, tout languit à la fois et meurt quand cette -flamme vivifiante vient à s'éteindre. Les nobles français avaient -encore les substitutions, Burke remarque même que les substitutions -étaient de son temps plus fréquentes et plus obligatoires en France -qu'en Angleterre, le droit d'aînesse, les redevances foncières et -perpétuelles, et tout ce qu'on nommait les droits utiles; on les avait -soustraits à l'obligation si onéreuse de faire la guerre à leurs -dépens, et pourtant on leur avait conservé, en l'augmentant beaucoup, -l'immunité d'impôt; c'est-à-dire qu'ils gardaient l'indemnité en -perdant la charge. Ils jouissaient, en outre, de plusieurs autres -avantages pécuniaires que leurs pères n'avaient jamais eus; cependant -ils s'appauvrissaient graduellement à mesure que l'usage et l'esprit du -gouvernement leur manquait. C'est même à cet appauvrissement graduel -qu'il faut attribuer, en partie, cette grande division de la propriété -foncière que nous avons remarquée précédemment. Le gentilhomme avait -cédé morceau par morceau sa terre aux paysans, ne se réservant que les -rentes seigneuriales, qui lui conservaient l'apparence plutôt que la -réalité de son ancien état. Plusieurs provinces de France, comme celle -du Limousin, dont parle Turgot, n'étaient remplies que par une petite -noblesse pauvre, qui ne possédait presque plus de terres et ne vivait -guère que de droits seigneuriaux et de rentes foncières. - -«Dans cette généralité, dit un intendant, dès le commencement du -siècle, le nombre des familles nobles s'élève encore à plusieurs -milliers, mais il n'y en a pas quinze qui aient vingt mille livres -de rente.» Je lis dans une sorte d'instruction qu'un autre intendant -(celui de Franche-Comté) adresse à son successeur en 1750: «La noblesse -de ce pays est assez bonne, mais fort pauvre, et elle est autant fière -qu'elle est pauvre. Elle est très-humiliée en proportion de ce qu'elle -était autrefois. La politique n'est pas mauvaise de l'entretenir dans -cet état de pauvreté, pour la mettre dans la nécessité de servir et -d'avoir besoin de nous. Elle forme, ajoute-t-il, une confrérie où l'on -n'admet que les personnes qui peuvent faire preuve de quatre quartiers. -Cette confrérie n'est point patentée, mais seulement tolérée, et elle -ne s'assemble tous les ans qu'une fois, et en présence de l'intendant. -Après avoir dîné et entendu la messe ensemble, ces nobles s'en -retournent chacun chez eux, les uns sur leurs rossinantes, les autres à -pied. Vous verrez le comique de cette assemblée.» - -Cet appauvrissement graduel de la noblesse se voyait plus ou moins, -non-seulement en France, mais dans toutes les parties du continent, -où le système féodal achevait, comme en France, de disparaître, sans -être remplacé par une nouvelle forme de l'aristocratie. Chez les -peuples allemands qui bordent le Rhin, cette décadence était surtout -visible et très-remarquée. Le contraire ne se rencontrait que chez -les Anglais. Là, les anciennes familles nobles qui existaient encore -avaient non-seulement conservé, mais fort accru leur fortune; elles -étaient restées les premières en richesses aussi bien qu'en pouvoir. -Les familles nouvelles qui s'étaient élevées à côté d'elles n'avaient -fait qu'imiter leur opulence sans la surpasser. - -En France, les roturiers seuls semblaient hériter de tout le bien que -la noblesse perdait; on eût dit qu'ils ne s'accroissaient que de sa -substance. Aucune loi cependant n'empêchait le bourgeois de se ruiner -ni ne l'aidait à s'enrichir; il s'enrichissait néanmoins sans cesse; -dans bien des cas il était devenu aussi riche et quelquefois plus -riche que le gentilhomme. Bien plus, sa richesse était souvent de la -même espèce: quoiqu'il vécût d'ordinaire à la ville, il était souvent -propriétaire aux champs; quelquefois même il acquérait des seigneuries. - -L'éducation et la manière de vivre avaient déjà mis entre ces deux -hommes mille autres ressemblances. Le bourgeois avait autant de -lumières que le noble, et, ce qu'il faut bien remarquer, ses lumières -avaient été puisées précisément au même foyer. Tous deux étaient -éclairés par le même jour. Pour l'un comme pour l'autre, l'éducation -avait été également théorique et littéraire. Paris, devenu de plus en -plus le seul précepteur de la France, achevait de donner à tous les -esprits une même forme et une allure commune. - -A la fin du dix-huitième siècle, on pouvait encore apercevoir, sans -doute, entre les manières de la noblesse et celles de la bourgeoisie, -une différence; car il n'y a rien qui s'égalise plus lentement que -cette superficie de mœurs qu'on nomme les manières; mais, au fond, tous -les hommes placés au-dessus du peuple se ressemblaient; ils avaient -les mêmes idées, les mêmes habitudes, suivaient les mêmes goûts, se -livraient aux mêmes plaisirs, lisaient les mêmes livres, parlaient le -même langage. Ils ne différaient plus entre eux que par les droits. - -Je doute que cela se vît alors au même degré nulle part ailleurs, pas -même en Angleterre, où les différentes classes, quoique attachées -solidement les unes aux autres par des intérêts communs, différaient -encore souvent par l'esprit et les mœurs; car la liberté politique que -possède cette admirable puissance, de créer entre tous les citoyens -des rapports nécessaires et des liens mutuels de dépendance, ne les -rend pas toujours pour cela pareils; c'est le gouvernement d'un seul -qui, à la longue, a toujours pour effet inévitable de rendre les hommes -semblables entre eux et mutuellement indifférents à leur sort. - - - - -CHAPITRE IX. - - Comment ces hommes si semblables étaient plus séparés qu'ils ne - l'avaient jamais été en petits groupes étrangers et indifférents - les uns aux autres. - - -Considérons maintenant l'autre côté du tableau, et voyons comment ces -mêmes Français, qui avaient entre eux tant de traits de ressemblance, -étaient cependant plus isolés les uns des autres que cela ne se voyait -peut-être nulle part ailleurs; et que cela même ne s'était jamais vu en -France auparavant. - -Il y a bien de l'apparence qu'à l'époque où le système féodal -s'établit en Europe, ce qu'on a appelé depuis la noblesse ne forma -point sur-le-champ une caste, mais se composa, dans l'origine, de tous -les principaux d'entre la nation, et ne fut ainsi, d'abord, qu'une -aristocratie. C'est là une question que je n'ai point envie de discuter -ici; il me suffit de remarquer que, dès le moyen âge, la noblesse -est devenue une caste, c'est-à-dire que sa marque distincte est la -naissance. - -Elle conserve bien ce caractère propre à l'aristocratie d'être un -corps de citoyens qui gouvernent; mais c'est la naissance seulement -qui décide de ceux qui seront à la tête de ce corps. Tout ce qui n'est -point né noble est en dehors de cette classe particulière et fermée, -et n'occupe qu'une situation plus ou moins élevée, mais toujours -subordonnée, dans l'État. - -Partout où le système féodal s'est établi sur le continent de l'Europe, -il a abouti à la caste; en Angleterre seulement il est retourné à -l'aristocratie. - -Je me suis toujours étonné qu'un fait qui singularise à ce point -l'Angleterre au milieu de toutes les nations modernes, et qui seul peut -faire comprendre les particularités de ses lois, de son esprit et de -son histoire, n'ait pas fixé plus encore qu'il ne l'a fait l'attention -des philosophes et des hommes d'État, et que l'habitude ait fini par -le rendre comme invisible aux Anglais eux-mêmes. On l'a souvent à -demi aperçu, à demi décrit; jamais, ce me semble, on n'en a eu la vue -complète et claire. Montesquieu, visitant la Grande-Bretagne en 1739, -écrit bien: «Je suis ici dans un pays qui ne ressemble guère au reste -de l'Europe;» mais il n'ajoute rien. - -C'était bien moins son parlement, sa liberté, sa publicité, son jury, -qui rendait dès lors, en effet, l'Angleterre si dissemblable du reste -de l'Europe, mais quelque chose de plus particulier encore et de plus -efficace. L'Angleterre était le seul pays où l'on eût, non pas altéré, -mais effectivement détruit le système de la caste. Les nobles et les -roturiers y suivaient ensemble les mêmes affaires, y embrassaient les -mêmes professions, et, ce qui est bien plus significatif, s'y mariaient -entre eux. La fille du plus grand seigneur y pouvait déjà épouser sans -honte un homme nouveau. - -Voulez-vous savoir si la caste, les idées, les habitudes, les barrières -qu'elle avait créées chez un peuple y sont définitivement anéanties: -considérez-y les mariages. Là seulement vous trouverez le trait décisif -qui vous manque. Même de nos jours, en France, après soixante ans -de démocratie, vous l'y chercheriez souvent en vain. Les familles -anciennes et les nouvelles, qui semblent confondues en toutes choses, y -évitent encore le plus qu'elles le peuvent de se mêler par le mariage. - -On a souvent remarqué que la noblesse anglaise avait été plus prudente, -plus habile, plus ouverte que nulle autre. Ce qu'il fallait dire, c'est -que depuis longtemps il n'existe plus en Angleterre, à proprement -parler, de noblesse, si on prend le mot dans le sens ancien et -circonscrit qu'il avait conservé partout ailleurs. - -Cette révolution singulière se perd dans la nuit des temps, mais il en -reste encore un témoin vivant: c'est l'idiome. Depuis plusieurs siècles -le mot de _gentilhomme_ a entièrement changé de sens en Angleterre, -et le mot de _roturier_ n'existe plus. Il eût déjà été impossible de -traduire littéralement en anglais ce vers de _Tartuffe_, quand Molière -l'écrivait en 1664: - - Et, tel que l'on le voit, il est bon gentilhomme. - -Voulez-vous faire une autre application encore de la science des -langues à la science de l'histoire: suivez à travers le temps et -l'espace la destinée de ce mot de _gentleman_, dont notre mot de -gentilhomme était le père. Vous verrez sa signification s'étendre en -Angleterre à mesure que les conditions se rapprochent et se mêlent. A -chaque siècle on l'applique à des hommes placés un peu plus bas dans -l'échelle sociale. Il passe enfin en Amérique avec les Anglais. Là on -s'en sert pour désigner indistinctement tous les citoyens. Son histoire -est celle même de la démocratie. - -En France, le mot de gentilhomme est toujours resté étroitement -resserré dans son sens primitif; depuis la Révolution, il est à peu -près sorti de l'usage, mais il ne s'est jamais altéré. On avait -conservé intact le mot qui servait à désigner les membres de la caste, -parce qu'on avait conservé la caste elle-même, aussi séparée de toutes -les autres qu'elle l'avait jamais été. - -Mais je vais bien plus loin, et j'avance qu'elle l'était devenue -beaucoup plus qu'au moment où le mot avait pris naissance, et qu'il -s'était fait parmi nous un mouvement en sens inverse de celui qu'on -avait vu chez les Anglais. - -Si le bourgeois et le noble étaient plus semblables, ils s'étaient en -même temps de plus en plus isolés l'un de l'autre; deux choses qu'on -doit si peu confondre que l'une, au lieu d'atténuer l'autre, l'aggrave -souvent. - -Dans le moyen âge et tant que la féodalité conserva son empire, tous -ceux qui tenaient des terres du seigneur (ceux que la langue féodale -nommait proprement des vassaux), et beaucoup d'entre eux n'étaient pas -nobles, étaient constamment associés à celui-ci pour le gouvernement de -la seigneurie; c'était même la principale condition de leurs tenures. -Non-seulement ils devaient suivre le seigneur à la guerre, mais ils -devaient, en vertu de leur concession, passer un certain temps de -l'année à sa cour, c'est-à-dire l'aider à rendre la justice et à -administrer les habitants. La cour du seigneur était le grand rouage -du gouvernement féodal; on la voit paraître dans toutes les vieilles -lois de l'Europe, et j'en ai retrouvé encore de nos jours des vestiges -très-visibles dans plusieurs parties de l'Allemagne. Le savant feudiste -Edme de Fréminville, qui, trente ans avant la révolution française, -s'avisa d'écrire un gros livre sur les droits féodaux et sur la -rénovation des terriers, nous apprend qu'il a vu dans les «titres de -nombre de seigneuries que les vassaux étaient obligés de se rendre -tous les quinze jours à la cour du seigneur, où, étant assemblés, ils -jugeaient, conjointement avec le seigneur ou son juge ordinaire, les -assises et différends qui étaient survenus entre les habitants.» Il -ajoute «qu'il a trouvé quelquefois quatre-vingts, cent cinquante, et -jusqu'à deux cents de ces vassaux dans une seigneurie. Un grand nombre -d'entre eux étaient roturiers.» J'ai cité ceci, non comme une preuve, -il y en a mille autres, mais comme un exemple de la manière dont, à -l'origine et pendant longtemps, la classe des campagnes se rapprochait -des gentilshommes et se mêlait chaque jour avec eux dans la conduite -des mêmes affaires. Ce que la cour du seigneur faisait pour les petits -propriétaires ruraux, les états provinciaux, et plus tard les états -généraux, le firent pour les bourgeois des villes. - -On ne saurait étudier ce qui nous reste des états généraux du -quatorzième siècle, et surtout des états provinciaux du même temps, -sans s'étonner de la place que le tiers état occupait dans ces -assemblées et de la puissance qu'il y exerçait. - -Comme homme, le bourgeois du quatorzième siècle est sans doute fort -inférieur au bourgeois du dix-huitième; mais la bourgeoisie en corps -occupe dans la société politique alors un rang mieux assuré et plus -haut. Son droit de prendre part au gouvernement est incontesté; le rôle -qu'elle joue dans les assemblées politiques est toujours considérable, -souvent prépondérant. Les autres classes sentent chaque jour le besoin -de compter avec elle. - -Mais ce qui frappe surtout, c'est de voir comme la noblesse et le -tiers état trouvent alors plus de facilités pour administrer les -affaires ensemble ou pour résister en commun qu'ils n'en ont eu -depuis. Cela ne se remarque pas seulement dans les états généraux du -quatorzième siècle, dont plusieurs ont eu un caractère irrégulier et -révolutionnaire que les malheurs du temps leur donnèrent, mais dans les -états particuliers du même temps, où rien n'indique que les affaires -ne suivissent pas la marche régulière et habituelle. C'est ainsi -qu'on voit, en Auvergne, les trois ordres prendre en commun les plus -importantes mesures et en surveiller l'exécution par des commissaires -choisis également dans tous les trois. Le même spectacle se retrouve à -la même époque en Champagne. Tout le monde connaît cet acte célèbre, -par lequel les nobles et les bourgeois d'un grand nombre de villes -s'associèrent, au commencement du même siècle, pour défendre les -franchises de la nation et les priviléges de leurs provinces contre les -atteintes du pouvoir royal. On rencontre à ce moment-là, dans notre -histoire, plusieurs de ces épisodes qui semblent tirés de l'histoire -d'Angleterre. De pareils spectacles ne se revoient plus dans les -siècles suivants. - -A mesure, en effet, que le gouvernement de la seigneurie se -désorganise, que les états généraux deviennent plus rares ou cessent, -et que les libertés générales achèvent de succomber, entraînant les -libertés locales dans leur ruine, le bourgeois et le gentilhomme n'ont -plus de contact dans la vie publique. Ils ne sentent plus jamais -le besoin de se rapprocher l'un de l'autre et de s'entendre; ils -sont chaque jour plus indépendants l'un de l'autre, mais aussi plus -étrangers l'un à l'autre. Au dix-huitième siècle cette révolution est -accomplie: ces deux hommes ne se rencontrent plus que par hasard dans -la vie privée. Les deux classes ne sont plus seulement rivales, elles -sont ennemies. - -Et ce qui semble bien particulier à la France, dans le même temps -que l'ordre de la noblesse perd ainsi ses pouvoirs politiques, le -gentilhomme acquiert individuellement plusieurs priviléges qu'il -n'avait jamais possédés ou accroît ceux qu'il possédait déjà. On dirait -que les membres s'enrichissent des dépouilles du corps. La noblesse a -de moins en moins le droit de commander, mais les nobles ont de plus -en plus la prérogative exclusive d'être les premiers serviteurs du -maître; il était plus facile à un roturier de devenir officier sous -Louis XIV que sous Louis XVI. Cela se voyait souvent en Prusse, quand -le fait était presque sans exemple en France. Chacun de ces priviléges, -une fois obtenu, adhère au sang; il en est inséparable. Plus cette -noblesse cesse d'être une aristocratie, plus elle semble devenir une -caste. - -Prenons le plus odieux de tous ces priviléges, celui de l'exemption -d'impôt: il est facile de voir que, depuis le quinzième siècle jusqu'à -la révolution française, celui-ci n'a cessé de croître. Il croissait -par le progrès rapide des charges publiques. Quand on ne prélevait que -1,200,000 livres de taille sous Charles VII, le privilége d'en être -exempt était petit; quand on en prélevait 80 millions sous Louis XVI, -c'était beaucoup. Lorsque la taille était le seul impôt de roture, -l'exemption du noble était peu visible; mais quand les impôts de cette -espèce se furent multipliés sous mille noms et sous mille formes, qu'à -la taille eurent été assimilées quatre autres taxes, que des charges -inconnues au moyen âge, telles que la corvée royale appliquée à tous -les travaux ou services publics, la milice, etc., eurent été ajoutées -à la taille et à ses accessoires, et aussi inégalement imposées, -l'exemption du gentilhomme parut immense. L'inégalité, quoique grande, -était, il est vrai, plus apparente encore que réelle; car le noble -était souvent atteint dans son fermier par l'impôt auquel il échappait -lui-même; mais en cette matière l'inégalité qu'on voit nuit plus que -celle qu'on ressent. - -Louis XIV, pressé par les nécessités financières qui l'accablèrent à -la fin de son règne, avait établi deux taxes communes, la capitation -et les vingtièmes. Mais, comme si l'exemption d'impôts avait été en -soi un privilége si respectable qu'il fallût le consacrer dans le fait -même qui lui portait atteinte, on eut soin de rendre la perception -différente là où la taxe était commune. Pour les uns, elle resta -dégradante et dure; pour les autres, indulgente et honorable. - -Quoique l'inégalité, en fait d'impôts, se fût établie sur tout le -continent de l'Europe, il y avait très-peu de pays où elle fût devenue -aussi visible et aussi constamment sentie qu'en France. Dans une grande -partie de l'Allemagne, la plupart des taxes étaient indirectes. Dans -l'impôt direct lui-même, le privilége du gentilhomme consistait souvent -dans une participation moins grande à une charge commune. Il y avait, -de plus, certaines taxes qui ne frappaient que sur la noblesse, et qui -étaient destinées à tenir la place du service militaire gratuit qu'on -n'exigeait plus. - -Or, de toutes les manières de distinguer les hommes et de marquer les -classes, l'inégalité d'impôt est la plus pernicieuse et la plus propre -à ajouter l'isolement à l'inégalité, et à rendre en quelque sorte l'un -et l'autre incurables. Car, voyez ses effets: quand le bourgeois et -le gentilhomme ne sont plus assujettis à payer la même taxe, chaque -année l'assiette et la levée de l'impôt tracent à nouveau entre eux, -d'un trait net et précis, la limite des classes. Tous les ans, chacun -des privilégiés ressent un intérêt actuel, et pressant de ne point -se laisser confondre avec la masse, et fait un nouvel effort pour se -ranger à l'écart. - -Comme il n'y a presque pas d'affaires publiques qui ne naissent d'une -taxe ou qui n'aboutissent à une taxe, du moment où les deux classes ne -sont pas également assujetties à l'impôt, elles n'ont presque plus de -raisons pour délibérer jamais ensemble, plus de causes pour ressentir -des besoins et des sentiments communs; on n'a plus affaire de les tenir -séparées: on leur a ôté en quelque sorte l'occasion et l'envie d'agir -ensemble. - -Burke, dans le portrait flatté qu'il trace de l'ancienne constitution -de la France, fait valoir en faveur de l'institution de notre noblesse -la facilité que les bourgeois avaient d'obtenir l'anoblissement en se -procurant quelque office: cela lui paraît avoir de l'analogie avec -l'aristocratie ouverte de l'Angleterre. Louis XI avait, en effet, -multiplié les anoblissements: c'était un moyen d'abaisser la noblesse; -ses successeurs les prodiguèrent pour avoir de l'argent. Necker nous -apprend que, de son temps, le nombre des offices qui procuraient la -noblesse s'élevait à quatre mille. Rien de pareil ne se voyait nulle -part en Europe; mais l'analogie que voulait établir Burke entre la -France et l'Angleterre n'en était que plus fausse. - -Si les classes moyennes d'Angleterre, loin de faire la guerre à -l'aristocratie, lui sont restées si intimement unies, cela n'est pas -venu surtout de ce que cette aristocratie était ouverte, mais plutôt, -comme on l'a dit, de ce que sa forme était indistincte et sa limite -inconnue; moins de ce qu'on pouvait y entrer que de ce qu'on ne savait -jamais quand on y était; de telle sorte que tout ce qui l'approchait -pouvait croire en faire partie, s'associer à son gouvernement et tirer -quelque éclat ou quelque profit de sa puissance. - -Mais la barrière qui séparait la noblesse de France des autres classes, -quoique très-facilement franchissable, était toujours fixe et visible, -toujours reconnaissable à des signes éclatants et odieux à qui restait -dehors. Une fois qu'on l'avait franchie, on était séparé de tous ceux -du milieu desquels on venait de sortir par des priviléges qui leur -étaient onéreux et humiliants. - -Le système des anoblissements, loin de diminuer la haine du roturier -contre le gentilhomme, l'accroissait donc au contraire sans mesure; -elle s'aigrissait de toute l'envie que le nouveau noble inspirait à ses -anciens égaux. C'est ce qui fait que le tiers état dans ses doléances -montre toujours plus d'irritation contre les anoblis que contre les -nobles, et que, loin de demander qu'on élargisse la porte qui peut -le conduire hors de la roture, il demande sans cesse qu'elle soit -rétrécie. - -A aucune époque de notre histoire la noblesse n'avait été aussi -facilement acquise qu'en 89, et jamais le bourgeois et le gentilhomme -n'avaient été aussi séparés l'un de l'autre. Non-seulement les nobles -ne veulent souffrir dans leurs colléges électoraux rien qui sente la -bourgeoisie, mais les bourgeois écartent avec le même soin tous ceux -qui peuvent avoir l'apparence de gentilhomme. Dans certaines provinces, -les nouveaux anoblis sont repoussés d'un côté parce qu'on ne les juge -pas assez nobles, et de l'autre parce qu'on trouve qu'ils le sont déjà -trop. Ce fut, dit-on, le cas du célèbre Lavoisier. - -Que si, laissant de côté la noblesse, nous considérons maintenant -cette bourgeoisie, nous allons voir un spectacle tout semblable, et le -bourgeois presque aussi à part du peuple que le gentilhomme était à -part du bourgeois. - -La presque totalité de la classe moyenne dans l'ancien régime habitait -les villes. Deux causes avaient surtout produit cet effet: les -priviléges des gentilshommes et la taille. Le seigneur qui résidait -dans ses terres montrait d'ordinaire une certaine bonhomie familière -envers les paysans; mais son insolence vis-à-vis des bourgeois, ses -voisins, était presque infinie. Elle n'avait cessé de croître à mesure -que son pouvoir politique avait diminué, et par cette raison même; car, -d'une part, cessant de gouverner, il n'avait plus d'intérêt à ménager -ceux qui pouvaient l'aider dans cette tâche, et, de l'autre, comme on -l'a remarqué souvent, il aimait à se consoler par l'usage immodéré de -ses droits apparents de la perte de sa puissance réelle. Son absence -même de ses terres, au lieu de soulager ses voisins, augmentait leur -gêne. L'absentéisme ne servait pas même à cela; car des priviléges -exercés par procureur n'en étaient que plus insupportables à endurer. - -Je ne sais néanmoins si la taille, et tous les impôts qu'on avait -assimilés à celui-là, ne furent pas des causes plus efficaces. - -Je pourrais expliquer, je pense, et en assez peu de mots, pourquoi la -taille et ses accessoires pesaient beaucoup plus lourdement sur les -campagnes que sur les villes; mais cela paraîtrait peut-être inutile -au lecteur. Il me suffira donc de dire que les bourgeois réunis dans -les villes avaient mille moyens d'atténuer le poids de la taille, -et souvent de s'y soustraire entièrement, qu'aucun d'eux n'eût eus -isolément, s'il était resté sur son domaine. Il échappait surtout de -cette manière à l'obligation de lever la taille, ce qu'il craignait -bien plus encore que l'obligation de la payer, et avec raison; car il -n'y eut jamais, dans l'ancien régime, ni même, je pense, dans aucun -régime, de pire condition que celle du collecteur paroissial de la -taille. J'aurai occasion de le montrer plus loin. Personne cependant -dans le village, excepté les gentilshommes, ne pouvait échapper à cette -charge: plutôt que de s'y soumettre, le roturier riche louait son bien -et se retirait à la ville prochaine. Turgot est d'accord avec tous -les documents secrets que j'ai eu l'occasion de consulter, quand il -nous dit «que la collecte de la taille change en bourgeois des villes -presque tous les propriétaires roturiers des campagnes.» Ceci est, pour -le dire en passant, l'une des raisons qui firent que la France était -plus remplie de villes, et surtout de petites villes, que la plupart -des autres pays d'Europe. - -Cantonné ainsi dans des murailles, le roturier riche perdait bientôt -les goûts et l'esprit des champs; il devenait entièrement étranger aux -travaux et aux affaires de ceux de ses pareils qui y étaient restés. Sa -vie n'avait plus pour ainsi dire qu'un seul but: il aspirait à devenir -dans sa ville adoptive un fonctionnaire public. - -C'est une très-grande erreur de croire que la passion de presque tous -les Français de nos jours, et en particulier de ceux des classes -moyennes, pour les places, soit née depuis la Révolution; elle a pris -naissance plusieurs siècles auparavant, et elle n'a cessé, depuis ce -temps, de s'accroître, grâce à mille aliments nouveaux qu'on a eu soin -de lui donner. - -Les places, sous l'ancien régime, ne ressemblaient pas toujours aux -nôtres, mais il y en avait encore plus, je pense; le nombre des petites -n'avait presque pas de fin. De 1693 à 1709 seulement, on calcule qu'il -en fut créé quarante mille, presque toutes à la portée des moindres -bourgeois. J'ai compté en 1750, dans une ville de province de médiocre -étendue, jusqu'à cent neuf personnes occupées à rendre la justice, et -cent vingt-six chargées de faire exécuter les arrêts des premières, -tous gens de la ville. L'ardeur des bourgeois à remplir ces places -était réellement sans égale. Dès que l'un d'eux se sentait possesseur -d'un petit capital, au lieu de l'employer dans le négoce il s'en -servait aussitôt pour acheter une place. Cette misérable ambition a -plus nui aux progrès de l'agriculture et du commerce en France que -les maîtrises et la taille même. Quand les places venaient à manquer, -l'imagination des solliciteurs se mettant à l'œuvre en avait bientôt -inventé de nouvelles. Un sieur Lemberville publie un mémoire pour -prouver qu'il est tout à fait conforme à l'intérêt public de créer des -inspecteurs pour une certaine industrie, et il termine en s'offrant -lui-même pour l'emploi. Qui de nous n'a connu ce Lemberville? Un homme -pourvu de quelques lettres et d'un peu d'aisance ne jugeait pas enfin -qu'il fût séant de mourir sans avoir été fonctionnaire public. «Chacun, -suivant son état, dit un contemporain, veut être quelque chose de par -le roi.» - -La plus grande différence qui se voie en cette matière entre les temps -dont je parle ici et les nôtres, c'est qu'alors le gouvernement vendait -les places, tandis qu'aujourd'hui il les donne; pour les acquérir on ne -fournit plus son argent; on fait mieux, on se livre soi-même. - -Séparé des paysans par la différence des lieux et plus encore du genre -de vie, le bourgeois l'était le plus souvent aussi par l'intérêt. On -se plaint avec beaucoup de justice du privilége des nobles en matière -d'impôt; mais que dire de ceux des bourgeois? On compte par milliers -les offices qui les exemptent de tout ou partie des charges publiques: -celui-ci de la milice, cet autre de la corvée, ce dernier de la taille. -Quelle est la paroisse, dit-on dans un écrit du temps, qui ne compte -dans son sein, indépendamment des gentilshommes et des ecclésiastiques, -plusieurs habitants qui se sont procuré, à l'aide de charges ou de -commission, quelque exception d'impôt? L'une des raisons qui font -de temps à autre abolir un certain nombre d'offices destinés aux -bourgeois, c'est la diminution de recette qu'amène un si grand nombre -d'individus soustraits à la taille. Je ne doute point que le nombre des -exempts ne fût aussi grand, et souvent plus grand, dans la bourgeoisie -que dans la noblesse. - -Ces misérables prérogatives remplissaient d'envie ceux qui en -étaient privés, et du plus égoïste orgueil ceux qui les possédaient. -Il n'y a rien de plus visible, pendant tout le dix-huitième siècle, -que l'hostilité des bourgeois des villes contre les paysans de leur -banlieue, et la jalousie de la banlieue contre la ville. «Chacune des -villes, dit Turgot, occupée de son intérêt particulier, est disposée à -y sacrifier les campagnes et les villages de son arrondissement.» «Vous -avez souvent été obligés, dit-il ailleurs en parlant à ses subdélégués, -de réprimer la tendance constamment usurpatrice et envahissante qui -caractérise la conduite des villes à l'égard des campagnes et des -villages de leur arrondissement.» - -Le peuple même qui vit avec les bourgeois dans l'enceinte de la ville -leur devient étranger, presque ennemi. La plupart des charges locales -qu'ils établissent sont tournées de façon à porter particulièrement sur -les classes basses. J'ai eu plus d'une fois occasion de vérifier ce -que dit le même Turgot dans un autre endroit de ses ouvrages, que les -bourgeois des villes avaient trouvé le moyen de régler les octrois de -manière à ce qu'ils ne pesassent pas sur eux. - -Mais ce qu'on aperçoit surtout dans tous les actes de cette -bourgeoisie, c'est la crainte de se voir confondue avec le peuple, -et le désir passionné d'échapper par tous les moyens au contrôle de -celui-ci. - -«S'il plaisait au roi,» disent les bourgeois d'une ville dans un -mémoire au contrôleur général, «que la place de maire redevînt -élective, il conviendrait d'obliger les électeurs à ne choisir que -parmi les principaux notables, et même dans le présidial.» - -Nous avons vu comment il avait été dans la politique de nos rois -d'enlever successivement au peuple des villes l'usage de ses droits -politiques. De Louis XI à Louis XV, toute leur législation révèle cette -pensée. Souvent les bourgeois de la ville s'y associent, quelquefois -ils la suggèrent. - -Lors de la réforme municipale de 1764, un intendant consulte les -officiers municipaux d'une petite ville sur la question de savoir s'il -faut conserver aux artisans et _autre menu peuple_ le droit d'élire -les magistrats. Ces officiers répondent qu'à la vérité «le peuple -n'a jamais abusé de ce droit, et qu'il serait doux sans doute de lui -conserver la consolation de choisir ceux qui doivent le commander; -mais qu'il vaut mieux encore, pour le maintien du bon ordre et de -la tranquillité publique, se reposer de ce fait sur l'assemblée des -notables.» Le subdélégué mande de son côté qu'il a réuni chez lui, en -conférence secrète, les «six meilleurs citoyens de la ville.» Ces six -meilleurs citoyens sont tombés unanimement d'accord que le mieux serait -de confier l'élection, non pas même à l'assemblée des notables, comme -le proposaient les officiers municipaux, mais à un certain nombre de -députés choisis dans les différents corps dont cette assemblée se -compose. Le subdélégué, plus favorable aux libertés du peuple que ces -bourgeois mêmes, tout en faisant connaître leur avis, ajoute «qu'il est -cependant bien dur à des artisans de payer, sans pouvoir en contrôler -l'emploi, des sommes qu'ont imposées ceux de leurs concitoyens qui sont -peut-être, à cause de leurs priviléges d'impôts, le moins intéressés -dans la question.» - -«Mais achevons le tableau; considérons maintenant la bourgeoisie en -elle-même, à part du peuple, comme nous avons considéré la noblesse à -part des bourgeois. Nous remarquons dans cette petite portion de la -nation, mise à l'écart du reste, des divisions infinies. Il semble que -le peuple français soit comme ces prétendus corps élémentaires dans -lesquels la chimie moderne rencontre de nouvelles particules séparables -à mesure qu'elle les regarde de plus près. Je n'ai pas trouvé moins -de trente-six corps différents parmi les notables d'une petite ville. -Ces différents corps, quoique fort menus, travaillent sans cesse à -s'amincir encore; ils vont tous les jours se purgeant des parties -hétérogènes qu'ils peuvent contenir, afin de se réduire aux éléments -simples. Il y en a que ce beau travail a réduits à trois ou quatre -membres. Leur personnalité n'en est que plus vive et leur humeur plus -querelleuse. Tous sont séparés les uns des autres par quelques petits -priviléges, les moins honnêtes étant encore signes d'honneur. Entre -eux, ce sont des luttes éternelles de préséance. L'intendant et les -tribunaux sont étourdis du bruit de leurs querelles.» On vient enfin de -décider que «l'eau bénite sera donnée au présidial avant de l'être au -corps de ville. Le parlement hésitait; mais le roi a évoqué l'affaire -en son conseil, et a décidé lui-même. Il était temps; cette affaire -faisait fermenter toute la ville.» Si l'on accorde à l'un des corps le -pas sur l'autre dans l'assemblée générale des notables, celui-ci cesse -d'y paraître; il renonce aux affaires publiques plutôt que de voir, -dit-il, sa dignité ravalée. Le corps des perruquiers de la ville de -la Flèche décide «qu'il témoignera de cette manière la juste douleur -que lui cause la préséance accordée aux boulangers.» Une partie des -notables d'une ville refuse obstinément de remplir leur office «parce -que, dit l'intendant, il s'est introduit dans l'assemblée quelques -artisans auxquels les principaux bourgeois se trouvent humiliés -d'être associés.» «Si la place d'échevin, dit l'intendant d'une autre -province, est donnée à un notaire, cela dégoûtera les autres notables, -les notaires étant ici des gens sans naissance, qui ne sont pas de -familles de notables et ont tous été clercs.» Les six meilleurs -citoyens dont j'ai déjà parlé, et qui décident si aisément que le -peuple doit être privé de ses droits politiques, se trouvent dans une -étrange perplexité quand il s'agit d'examiner quels seront les notables -et quel ordre de préséance il convient d'établir entre eux. En pareille -matière ils n'expriment plus modestement que des doutes; ils craignent, -disent-ils, «de faire à quelques-uns de leurs concitoyens une douleur -trop sensible.» - -La vanité naturelle aux Français se fortifie et s'aiguise dans le -frottement incessant de l'amour-propre de ces petits corps, et le -légitime orgueil du citoyen s'y oublie. Au seizième siècle la plupart -des corporations dont je viens de parler existent déjà; mais leurs -membres, après avoir réglé entre eux les affaires de leur association -particulière, se réunissent sans cesse à tous les autres habitants pour -s'occuper ensemble des intérêts généraux de la cité. Au dix-huitième -ils sont presque entièrement repliés sur eux-mêmes, car les actes de -la vie municipale sont devenus rares, et ils s'exécutent tous par -mandataires. Chacune de ces petites sociétés ne vit donc que pour soi, -ne s'occupe que de soi, n'a d'affaires que celles qui la touchent. - -Nos pères n'avaient pas le mot d'_individualisme_, que nous avons -forgé pour notre usage, parce que, de leur temps, il n'y avait pas en -effet d'individu qui n'appartînt à un groupe et qui pût se considérer -absolument seul; mais chacun des mille petits groupes dont la société -française se composait ne songeait qu'à lui-même. C'était, si je puis -m'exprimer ainsi, une sorte d'individualisme collectif, qui préparait -les âmes au véritable individualisme que nous connaissons. - -Et ce qu'il y a de plus étrange, c'est que tous ces hommes qui se -tenaient si à l'écart les uns des autres étaient devenus tellement -semblables entre eux qu'il eût suffi de les faire changer de place pour -ne pouvoir plus les reconnaître. Bien plus, qui eût pu sonder leur -esprit eût découvert que ces petites barrières qui divisaient des gens -si pareils leur paraissaient à eux-mêmes aussi contraires à l'intérêt -public qu'au bon sens, et qu'en théorie ils adoraient déjà l'unité. -Chacun d'eux ne tenait à sa condition particulière que parce que -d'autres se particularisaient par la condition; mais ils étaient tous -prêts à se confondre dans la même masse, pourvu que personne n'eût rien -à part et n'y dépassât le niveau commun. - - - - -CHAPITRE X. - - Comment la destruction de la liberté politique et la séparation - des classes ont causé presque toutes les maladies dont l'ancien - régime est mort. - - -De toutes les maladies qui attaquaient la constitution de l'ancien -régime et le condamnaient à périr, je viens de peindre la plus -mortelle. Je veux revenir encore sur la source d'un mal si dangereux et -si étrange, et montrer combien d'autres maux en sont sortis avec lui. - -Si les Anglais, au partir du moyen âge, avaient entièrement perdu -comme nous la liberté politique et toutes les franchises locales qui -ne peuvent exister longtemps sans elle, il est très-probable que les -différentes classes dont leur aristocratie se compose se fussent mises -chacune à part, ainsi que cela a eu lieu en France, et, plus ou moins, -sur le reste du continent, et que toutes ensemble se fussent séparées -du peuple. Mais la liberté les força de se tenir toujours à portée les -unes des autres afin de pouvoir s'entendre au besoin. - -Il est curieux de voir comment la noblesse anglaise, poussée par son -ambition même, a su, quand cela lui paraissait nécessaire, se mêler -familièrement à ses inférieurs et feindre de les considérer comme -ses égaux. Arthur Young, que j'ai déjà cité, et dont le livre est -un des ouvrages les plus instructifs qui existent sur l'ancienne -France, raconte que, se trouvant un jour à la campagne chez le duc -de Liancourt, il témoigna le désir d'interroger quelques-uns des -plus habiles et des plus riches cultivateurs des environs. Le duc -chargea son intendant de les lui amener. Sur quoi l'Anglais fait cette -remarque: «Chez un seigneur anglais, on aurait fait venir trois ou -quatre cultivateurs (_farmers_), qui auraient dîné avec la famille, et -parmi des dames du premier rang. J'ai vu cela au moins cent fois dans -nos îles. C'est une chose que l'on chercherait vainement en France -depuis Calais jusqu'à Bayonne.» - -Assurément, l'aristocratie d'Angleterre était de nature plus altière -que celle de France, et moins disposée à se familiariser avec tout ce -qui vivait au-dessous d'elle; mais les nécessités de sa condition l'y -réduisaient. Elle était prête à tout pour commander. On ne voit plus -depuis des siècles chez les Anglais d'autres inégalités d'impôts que -celles qui furent successivement introduites en faveur des classes -nécessiteuses. Considérez, je vous prie, où des principes politiques -différents peuvent conduire des peuples si proches! Au dix-huitième -siècle, c'est le pauvre qui jouit, en Angleterre, du privilége d'impôt; -en France, c'est le riche. Là, l'aristocratie a pris pour elle les -charges publiques les plus lourdes, afin qu'on lui permît de gouverner; -ici, elle a retenu jusqu'à la fin l'immunité d'impôt pour se consoler -d'avoir perdu le gouvernement. - -Au quatorzième siècle, la maxime: _N'impose qui ne veut_, paraît aussi -solidement établie en France qu'en Angleterre même. On la rappelle -souvent: y contrevenir semble toujours acte de tyrannie; s'y conformer, -rentrer dans le droit. A cette époque, on rencontre, ainsi que je l'ai -déjà dit, une foule d'analogies entre nos institutions politiques -et celles des Anglais; mais alors les destinées des deux peuples se -séparent et vont toujours devenant plus dissemblables, à mesure que le -temps marche. Elles ressemblent à deux lignes qui, partant d'un point -voisin, mais dans une inclinaison un peu différente, s'écartent ensuite -indéfiniment à mesure qu'elles s'allongent. - -J'ose affirmer que, du jour où la nation, fatiguée des longs désordres -qui avaient accompagné la captivité du roi Jean et la démence de -Charles VI, permit aux rois d'établir un impôt général sans son -concours, et où la noblesse eut la lâcheté de laisser taxer le tiers -état pourvu qu'on l'exceptât elle-même; de ce jour-là fut semé le germe -de presque tous les vices et de presque tous les abus qui ont travaillé -l'ancien régime pendant le reste de sa vie et ont fini par causer -violemment sa mort; et j'admire la singulière sagacité de Commines -quand il dit: «Charles VII, qui gagna ce point d'imposer la taille à -son plaisir, sans le consentement des états, chargea fort son âme et -celle de ses successeurs, et fit à son royaume une plaie qui longtemps -saignera.» - -Considérez comment la plaie s'est élargie en effet avec le cours des -ans; suivez pas à pas le fait dans ses conséquences. - -Forbonnais dit avec raison, dans ses savantes _Recherches sur les -Finances de la France_, que dans le moyen âge les rois vivaient -généralement des revenus de leurs domaines; «et comme les besoins -extraordinaires, ajoute-t-il, étaient pourvus par des contributions -extraordinaires, elles portaient également sur le clergé, la noblesse -et le peuple.» - -La plupart des impôts généraux votés par les trois ordres, durant le -quatorzième siècle, ont en effet ce caractère. Presque toutes les -taxes établies à cette époque sont _indirectes_, c'est-à-dire qu'elles -sont acquittées par tous les consommateurs indistinctement. Parfois -l'impôt est direct; il porte alors non sur la propriété, mais sur le -revenu. Les nobles, les ecclésiastiques et les bourgeois sont tenus -d'abandonner au roi, durant une année, le dixième, par exemple, de tous -leurs revenus. Ce que je dis là des impôts votés par les états généraux -doit s'entendre également de ceux qu'établissaient, à la même époque, -les différents états provinciaux sur leurs territoires. - -Il est vrai que, dès ce temps-là, l'impôt direct, connu sous le nom de -_taille_, ne pesait jamais sur le gentilhomme. L'obligation du service -militaire gratuit en dispensait celui-ci; mais la taille, comme impôt -général, était alors d'un usage restreint, plutôt applicable à la -seigneurie qu'au royaume. - -Quand le roi entreprit pour la première fois de lever des taxes de -sa propre autorité, il comprit qu'il fallait d'abord en choisir une -qui ne parût pas frapper directement sur les nobles; car ceux-ci, -qui formaient alors pour la royauté la classe rivale et dangereuse, -n'eussent jamais souffert une nouveauté qui leur eût été si -préjudiciable; il fit donc choix d'un impôt dont ils étaient exempts; -il prit la taille. - -A toutes les inégalités particulières qui existaient déjà s'en joignit -ainsi une plus générale, qui aggrava et maintint toutes les autres. -A partir de là, à mesure que les besoins du trésor public croissent -avec les attributions du pouvoir central, la taille s'étend et se -diversifie; bientôt elle est décuplée, et toutes les nouvelles taxes -deviennent des tailles. Chaque année l'inégalité d'impôt sépare donc -les classes et isole les hommes plus profondément qu'ils ne l'avaient -été jusque-là. Du moment où l'impôt avait pour objet, non d'atteindre -les plus capables de le payer, mais les plus incapables de s'en -défendre, on devait être amené à cette conséquence monstrueuse de -l'épargner au riche et d'en charger le pauvre. On assure que Mazarin, -manquant d'argent, imagina d'établir une taxe sur les principales -maisons de Paris, mais qu'ayant rencontré dans les intéressés quelque -résistance, il se borna à ajouter les cinq millions dont il avait -besoin au brevet général de la taille. Il voulait imposer les citoyens -les plus opulents; il se trouva avoir imposé les plus misérables; mais -le trésor n'y perdit rien. - -Le produit de taxes si mal réparties avait des limites, et les besoins -des princes n'en avaient plus. Cependant ils ne voulaient ni convoquer -les états pour en obtenir des subsides, ni provoquer la noblesse, en -l'imposant, à les réclamer. - -De là vint cette prodigieuse et malfaisante fécondité de l'esprit -financier, qui caractérise si singulièrement l'administration des -deniers publics durant les trois derniers siècles de la monarchie. - -Il faut étudier dans ses détails l'histoire administrative et -financière de l'ancien régime pour comprendre à quelles pratiques -violentes ou déshonnêtes le besoin d'argent peut réduire un -gouvernement doux, mais sans publicité et sans contrôle, une fois -que le temps a consacré son pouvoir et l'a délivré de la peur des -révolutions, cette dernière sauvegarde des peuples. - -On rencontre à chaque pas dans ces annales des biens royaux vendus, -puis ressaisis comme invendables; des contrats violés, des droits -acquis méconnus; le créancier de l'État sacrifié à chaque crise, la foi -publique sans cesse faussée. - -Des priviléges accordés à perpétuité sont perpétuellement repris. Si -l'on pouvait compatir aux déplaisirs qu'une sotte vanité cause, on -plaindrait le sort de ces malheureux anoblis auxquels, pendant tout le -cours du dix-septième et du dix-huitième siècle, on fait racheter de -temps à autre ces vains honneurs ou ces injustes priviléges qu'ils ont -déjà payés plusieurs fois. C'est ainsi que Louis XIV annula tous les -titres de noblesse acquis depuis quatre-vingt-douze ans, titres dont la -plupart avaient été donnés par lui-même; on ne pouvait les conserver -qu'en fournissant une nouvelle finance, _tous ces titres ayant été -obtenus par surprise_, dit l'édit. Exemple que ne manque point d'imiter -Louis XV, quatre-vingts ans plus tard. - -On défend au milicien de se faire remplacer, de peur, est-il dit, de -faire renchérir pour l'État le prix des recrues. - -Des villes, des communautés, des hôpitaux sont contraints de manquer -à leurs engagements, afin qu'ils soient en état de prêter au roi. On -empêche des paroisses d'entreprendre des travaux utiles, de peur que, -divisant ainsi leurs ressources, elles ne payent moins exactement la -taille. - -On raconte que M. Orry et M. de Trudaine, l'un contrôleur général et -l'autre directeur général des ponts et chaussées, avaient conçu le -projet de remplacer la corvée des chemins par une prestation en argent -que devaient fournir les habitants de chaque canton pour la réparation -de leurs routes. La raison qui fit renoncer ces habiles administrateurs -à leur dessein est instructive: ils craignirent, est-il dit, que, les -fonds étant ainsi faits, on ne pût empêcher le trésor public de les -détourner pour les appliquer à son usage, de façon à ce que bientôt -les contribuables eussent à supporter tout à la fois et l'imposition -nouvelle et les corvées. Je ne crains pas de dire qu'il n'y a pas un -particulier qui eût pu échapper aux arrêts de la justice, s'il avait -conduit sa propre fortune comme le grand roi dans toute sa gloire -menait la fortune publique. - -Si vous rencontrez quelque ancien établissement du moyen âge qui -se soit maintenu en aggravant ses vices au rebours de l'esprit du -temps, ou quelque nouveauté pernicieuse, creusez jusqu'à la racine -du mal; vous y trouverez un expédient financier qui s'est tourné en -institution. Pour payer des dettes d'un jour vous verrez fonder de -nouveaux pouvoirs qui vont durer des siècles. - -Un impôt particulier, appelé le droit de franc-fief, avait été établi -à une époque très-reculée sur les roturiers qui possédaient des biens -nobles. Ce droit créait entre les terres la même division qui existait -parmi les hommes et accroissait sans cesse l'une par l'autre. Je ne -sais si le droit de franc-fief n'a pas plus servi que tout le reste à -tenir à part le roturier et le gentilhomme, parce qu'il les empêchait -de se confondre dans la chose qui assimile le plus vite et le mieux -les hommes les uns aux autres, la propriété foncière. Un abîme était -ainsi, de temps à autre, rouvert entre le propriétaire noble et le -propriétaire roturier, son voisin. Rien, au contraire, n'a plus hâté -la cohésion de ces deux classes en Angleterre que l'abolition, dès le -dix-septième siècle, de tous les signes qui y distinguaient le fief de -la terre tenue en roture. - -Au quatorzième siècle le droit féodal de franc-fief est léger et ne se -prélève que de loin en loin; mais au dix-huitième, lorsque la féodalité -est presque détruite, on l'exige à la rigueur tous les vingt ans, et il -représente une année entière du revenu. Le fils le paye en succédant au -père. «Ce droit,» dit la Société d'Agriculture de Tours en. 1761, «nuit -infiniment au progrès de l'art agricole. De toutes les impositions des -sujets du roi, il n'en est point, sans contredit, dont la vexation -soit aussi onéreuse dans les campagnes.» «Cette finance,» dit un autre -contemporain, «qu'on n'imposait d'abord qu'une fois dans la vie, -est devenue successivement depuis un impôt très-cruel.» La noblesse -elle-même aurait voulu qu'on l'abolît, car il empêchait les roturiers -d'acheter ses terres; mais les besoins du fisc demandaient qu'on le -maintînt et qu'on l'accrût. - -On charge à tort le moyen âge de tous les maux qu'ont pu produire les -corporations industrielles. Tout annonce qu'à l'origine les maîtrises -et les jurandes ne furent que des moyens de lier entre eux les membres -d'une même profession, et d'établir au sein de chaque industrie -un petit gouvernement libre, dont la mission était tout à la fois -d'assister les ouvriers et de les contenir. Il ne paraît pas que saint -Louis ait voulu plus. - -Ce ne fut qu'au commencement du seizième siècle, en pleine -renaissance, qu'on s'imagina pour la première fois de considérer le -droit de travailler comme un privilége que le roi pouvait vendre. -Alors seulement chaque corps d'état devint une petite aristocratie -fermée, et l'on vit s'établir enfin ces monopoles si préjudiciables -aux progrès des arts, et qui ont tant révolté nos pères. Depuis -Henri III, qui généralisa le mal s'il ne le fit pas naître, jusqu'à -Louis XVI, qui l'extirpa, on peut dire que les abus du système des -jurandes ne cessèrent jamais un moment de s'accroître et de s'étendre, -dans le temps même où les progrès de la société les rendaient plus -insupportables, et où la raison publique les signalait mieux. Chaque -année de nouvelles professions cessèrent d'être libres; chaque année -les priviléges des anciennes furent accrus. Jamais le mal ne fut poussé -plus loin que dans ce qu'on a coutume d'appeler les belles années du -règne de Louis XIV, parce que jamais les besoins d'argent n'avaient été -plus grands, ni la résolution de ne point s'adresser à la nation mieux -arrêtée. - -Letrone disait avec raison en 1775: «L'État n'a établi les communautés -industrielles que pour y trouver des ressources, tantôt par des -brevets qu'il vend, tantôt par de nouveaux offices qu'il crée et que -les communautés sont forcées de racheter. L'édit de 1673 vint tirer -les dernières conséquences des principes de Henri III, en obligeant -toutes les communautés à prendre des lettres de confirmation moyennant -finance; et l'on força tous les artisans qui n'étaient pas encore en -communauté de s'y réunir. Cette misérable affaire produisit trois cent -mille livres.» - -Nous avons vu comment on bouleversa toute la constitution des villes, -non par vue politique, mais dans l'espoir de procurer quelques -ressources au trésor. - -C'est à ce même besoin d'argent, joint à l'envie de n'en point demander -aux états, que la vénalité des charges dut sa naissance, et devint -peu à peu quelque chose de si étrange qu'on n'avait jamais rien vu -de pareil dans le monde. Grâce à cette institution que l'esprit de -fiscalité avait fait naître, la vanité du tiers état fut tenue pendant -trois siècles en haleine et uniquement dirigée vers l'acquisition des -fonctions publiques, et l'on fit pénétrer jusqu'aux entrailles de -la nation cette passion universelle des places, qui devint la source -commune des révolutions et de la servitude. - -A mesure que les embarras financiers s'accroissaient, on voyait naître -de nouveaux emplois, tous rétribués par des exemptions d'impôts ou -des priviléges; et comme c'étaient les besoins du trésor, et non ceux -de l'administration, qui en décidaient, on arriva de cette manière -à instituer un nombre presque incroyable de fonctions entièrement -inutiles ou nuisibles. Dès 1664, lors de l'enquête faite par Colbert, -il se trouva que le capital engagé dans cette misérable propriété -s'élevait à près de cinq cents millions de livres. Richelieu détruisit, -dit-on, cent mille offices. Ceux-ci renaissaient aussitôt sous d'autres -noms. Pour un peu d'argent on s'ôta le droit de diriger, de contrôler -et de contraindre ses propres agents. Il se bâtit de cette manière -peu à peu une machine administrative si vaste, si compliquée, si -embarrassée et si improductive, qu'il fallut la laisser en quelque -façon marcher à vide, et construire en dehors d'elle un instrument de -gouvernement qui fût plus simple et mieux à la main, au moyen duquel on -fît en réalité ce que tous ces fonctionnaires avaient l'air de faire. - -On peut affirmer qu'aucune de ces institutions détestables n'aurait pu -subsister vingt ans, s'il avait été permis de les discuter. Aucune ne -se fût établie ou aggravée si on avait consulté les états, ou si on -avait écouté leurs plaintes quand par hasard on les réunissait encore. -Les rares états généraux des derniers siècles ne cessèrent de réclamer -contre elles. On voit à plusieurs reprises ces assemblées indiquer -comme l'origine de tous les abus le pouvoir que s'est arrogé le roi de -lever arbitrairement des taxes, ou, pour reproduire les expressions -mêmes dont se servait la langue énergique du quinzième siècle, «le -droit de s'enrichir de la substance du peuple sans le consentement -et délibération des trois états.» Ils ne s'occupent pas seulement -de leurs propres droits; ils demandent avec force et souvent ils -obtiennent qu'on respecte ceux des provinces et des villes. A chaque -session nouvelle, il y a des voix qui s'élèvent dans leur sein contre -l'inégalité des charges. Les états demandent à plusieurs reprises -l'abandon du système des jurandes; ils attaquent de siècle en siècle -avec une vivacité croissante la vénalité des offices. «Qui vend office -vend justice, ce qui est chose infâme,» disent-ils. Quand la vénalité -des charges est établie, ils continuent à se plaindre de l'abus qu'on -fait des offices. Ils s'élèvent contre tant de places inutiles et de -priviléges dangereux, mais toujours en vain. Ces institutions étaient -précisément établies contre eux; elles naissaient du désir de ne point -les assembler et du besoin de travestir aux yeux des Français l'impôt -qu'on n'osait leur montrer sous ses traits véritables. - -Et remarquez que les meilleurs rois ont recours à ces pratiques comme -les pires. C'est Louis XII qui achève de fonder la vénalité des -offices; c'est Henri IV qui en vend l'hérédité: tant les vices du -système sont plus forts que la vertu des hommes qui le pratiquent! - -Ce même désir d'échapper à la tutelle des états fit confier aux -parlements la plupart de leurs attributions politiques; ce qui -enchevêtra le pouvoir judiciaire dans le gouvernement d'une façon -très-préjudiciable au bon ordre des affaires. Il fallait avoir l'air -de fournir quelques garanties nouvelles à la place de celles qu'on -enlevait; car les Français, qui supportent assez patiemment le pouvoir -absolu, tant qu'il n'est pas oppressif, n'en aiment jamais la vue, et -il est toujours sage d'élever devant lui quelque apparence de barrières -qui, sans pouvoir l'arrêter, le cachent du moins un peu. - -Enfin ce fut ce désir d'empêcher que la nation, à laquelle on demandait -son argent, ne redemandât sa liberté, qui fit veiller sans cesse à ce -que les classes restassent à part les unes des autres, afin qu'elles ne -pussent ni se rapprocher ni s'entendre dans une résistance commune, et -que le gouvernement ne se trouvât jamais avoir affaire à la fois qu'à -un très-petit nombre d'hommes séparés de tous les autres. Pendant tout -le cours de cette longue histoire, où l'on voit successivement paraître -tant de princes remarquables, plusieurs par l'esprit, quelques-uns -par le génie, presque tous par le courage, on n'en rencontre pas un -seul qui fasse effort pour rapprocher les classes et les unir autrement -qu'en les soumettant toutes à une égale dépendance. Je me trompe: un -seul l'a voulu et s'y est même appliqué de tout son cœur; et celui-là, -qui pourrait sonder les jugements de Dieu! ce fut Louis XVI. - -La division des classes fut le crime de l'ancienne royauté, et -devint plus tard son excuse; car, quand tous ceux qui composent la -partie riche et éclairée de la nation ne peuvent plus s'entendre -et s'entr'aider dans le gouvernement, l'administration du pays par -lui-même est comme impossible, et il faut qu'un maître intervienne. - -«La nation,» dit Turgot avec tristesse dans un rapport secret au roi, -«est une société composée de différents ordres mal unis et d'un peuple -dont les membres n'ont entre eux que très-peu de liens, et où, par -conséquent, personne n'est occupé que de son intérêt particulier. -Nulle part il n'y a d'intérêt commun visible. Les villages, les villes -n'ont pas plus de rapports mutuels que les arrondissements auxquels -ils sont attribués. Ils ne peuvent même s'entendre entre eux pour -mener les travaux publics qui leur sont nécessaires. Dans cette guerre -perpétuelle de prétentions et d'entreprises, Votre Majesté est obligée -de tout décider par elle-même ou par ses mandataires. On attend vos -ordres spéciaux pour contribuer au bien public, pour respecter les -droits d'autrui, quelquefois pour exercer les siens propres.» - -Ce n'est pas une petite entreprise que de rapprocher des concitoyens -qui ont ainsi vécu pendant des siècles en étrangers ou en ennemis, -et de leur enseigner à conduire en commun leurs propres affaires. Il -a été bien plus facile de les diviser qu'il ne l'est alors de les -réunir. Nous en avons fourni au monde un mémorable exemple. Quand les -différentes classes qui partageaient la société de l'ancienne France -rentrèrent en contact, il y a soixante ans, après avoir été isolées -si longtemps par tant de barrières, elles ne se touchèrent d'abord -que par leurs endroits douloureux, et ne se retrouvèrent que pour -s'entre-déchirer. Même de nos jours leurs jalousies et leurs haines -leur survivent. - - - - -Chapitre XI. - - De l'espèce de liberté qui se rencontrait sous l'ancien régime, et - de son influence sur la Révolution. - - -Si l'on s'arrêtait ici dans la lecture de ce livre, on n'aurait qu'une -image très-imparfaite du gouvernement de l'ancien régime, et l'on -comprendrait mal la société qui a fait la Révolution. - -En voyant des citoyens si divisés et si contractés en eux-mêmes, un -pouvoir royal si étendu et si puissant, on pourrait croire que l'esprit -d'indépendance avait disparu avec les libertés publiques, et que tous -les Français étaient également pliés à la sujétion. Mais il n'en était -rien; le gouvernement conduisait déjà seul et absolument toutes les -affaires communes, qu'il était encore loin d'être le maître de tous les -individus. - -Au milieu de beaucoup d'institutions déjà préparées pour le pouvoir -absolu, la liberté vivait; mais c'était une sorte de liberté -singulière, dont il est difficile aujourd'hui de se faire une idée, et -qu'il faut examiner de très-près pour pouvoir comprendre le bien et le -mal qu'elle nous a pu faire. - -Tandis que le gouvernement central se substituait à tous les pouvoirs -locaux et remplissait de plus en plus toute la sphère de l'autorité -publique, des institutions qu'il avait laissé vivre ou qu'il avait -créées lui-même, de vieux usages, d'anciennes mœurs, des abus même -gênaient ses mouvements, entretenaient encore au fond de l'âme d'un -grand nombre d'individus l'esprit de résistance, et conservaient à -beaucoup de caractères leur consistance et leur relief. - -La centralisation avait déjà le même naturel, les mêmes procédés, -les mêmes visées que de nos jours, mais non encore le même pouvoir. -Le gouvernement, dans son désir de faire de l'argent de tout, ayant -mis en vente la plupart des fonctions publiques, s'était ôté ainsi à -lui-même la faculté de les donner et de les retirer à son arbitraire. -L'une de ses passions avait ainsi grandement nui au succès de l'autre: -son avidité avait fait contre-poids à son ambition. Il en était donc -réduit sans cesse pour agir à employer des instruments qu'il n'avait -pas façonnés lui-même et qu'il ne pouvait briser. Il lui arrivait -souvent de voir ainsi ses volontés les plus absolues s'énerver dans -l'exécution. Cette constitution bizarre et vicieuse des fonctions -publiques tenait lieu d'une sorte de garantie politique contre -l'omnipotence du pouvoir central. C'était comme une sorte de digue -irrégulière et mal construite qui divisait sa force et ralentissait son -choc. - -Le gouvernement ne disposait pas encore non plus de cette multitude -infinie de faveurs, de secours, d'honneurs et d'argent qu'il peut -distribuer aujourd'hui; il avait donc bien moins de moyens de séduire -aussi bien que de contraindre. - -Lui-même d'ailleurs connaissait mal les bornes exactes de son pouvoir. -Aucun de ses droits n'était régulièrement reconnu ni solidement établi; -sa sphère d'action était déjà immense, mais il y marchait encore d'un -pas incertain, comme dans un lieu obscur et inconnu. Ces ténèbres -redoutables, qui cachaient alors les limites de tous les pouvoirs et -régnaient autour de tous les droits, favorables aux entreprises des -princes contre la liberté des sujets, l'étaient souvent à sa défense. - -L'administration, se sentant de date récente et de petite naissance, -était toujours timide dans ses démarches, pour peu qu'elle rencontrât -un obstacle sur son chemin. C'est un spectacle qui frappe, quand on -lit la correspondance des ministres et des intendants du dix-huitième -siècle, de voir comme ce gouvernement, si envahissant et si absolu tant -que l'obéissance n'est pas contestée, demeure interdit à la vue de la -moindre résistance, comme la plus légère critique le trouble, comme le -plus petit bruit l'effarouche, et comme alors il s'arrête, il hésite, -parlemente, prend des tempéraments, et demeure souvent bien en deçà -des limites naturelles de sa puissance. Le mol égoïsme de Louis XV et -la bonté de son successeur s'y prêtaient. Ces princes, d'ailleurs, -n'imaginaient jamais qu'on songeât à les détrôner. Ils n'avaient rien -de ce naturel inquiet et dur que la peur a souvent donné, depuis, à -ceux qui gouvernent. Ils ne foulaient aux pieds que les gens qu'ils ne -voyaient pas. - -Plusieurs des priviléges, des préjugés, des idées fausses qui -s'opposaient le plus à l'établissement d'une liberté régulière et -bienfaisante, maintenaient, chez un grand nombre de sujets, l'esprit -d'indépendance, et disposaient ceux-là à se roidir contre les abus de -l'autorité. - -Les nobles méprisaient fort l'administration proprement dite, -quoiqu'ils s'adressassent de temps en temps à elle. Ils gardaient -jusque dans l'abandon de leur ancien pouvoir quelque chose de cet -orgueil de leurs pères, aussi ennemi de la servitude que de la règle. -Ils ne se préoccupaient guère de la liberté générale des citoyens, et -souffraient volontiers que la main du pouvoir s'appesantît tout autour -d'eux; mais ils n'entendaient pas qu'elle pesât sur eux-mêmes, et -pour l'obtenir ils étaient prêts à se jeter au besoin dans de grands -hasards. Au moment où la Révolution commence, cette noblesse, qui va -tomber avec le trône, a encore vis-à-vis du roi, et surtout de ses -agents, une attitude infiniment plus haute et un langage plus libre que -le tiers état, qui bientôt renversera la royauté. Presque toutes les -garanties contre les abus du pouvoir que nous avons possédées durant -les trente-sept ans du régime représentatif sont hautement revendiquées -par elle. On sent, en lisant ses cahiers, au milieu de ses préjugés -et de ses travers, l'esprit et quelques-unes des grandes qualités -de l'aristocratie. Il faudra regretter toujours qu'au lieu de plier -cette noblesse sous l'empire des lois, on l'ait abattue et déracinée. -En agissant ainsi, on a ôté à la nation une portion nécessaire de sa -substance et fait à la liberté une blessure qui ne se guérira jamais. -Une classe qui a marché pendant des siècles la première a contracté, -dans ce long usage incontesté de la grandeur, une certaine fierté -de cœur, une confiance naturelle en ses forces, une habitude d'être -regardée qui fait d'elle le point le plus résistant du corps social. -Elle n'a pas seulement des mœurs viriles; elle augmente, par son -exemple, la virilité des autres classes. En l'extirpant on énerve -jusqu'à ses ennemis mêmes. Rien ne saurait la remplacer complétement; -elle-même ne saurait jamais renaître; elle peut retrouver les titres et -les biens, mais non l'âme de ses pères. - -Les prêtres, qu'on a vus souvent depuis si servilement soumis dans -les choses civiles au souverain temporel, quel qu'il fût, et ses plus -audacieux flatteurs, pour peu qu'il fît mine de favoriser l'Église, -formaient alors l'un des corps les plus indépendants de la nation, et -le seul dont on eût été obligé de respecter les libertés particulières. - -Les provinces avaient perdu leurs franchises, les villes n'en -possédaient plus que l'ombre. Dix nobles ne pouvaient se réunir pour -délibérer ensemble sur une affaire quelconque sans une permission -expresse du roi. L'Église de France conservait jusqu'au bout ses -assemblées périodiques. Dans son sein, le pouvoir ecclésiastique -lui-même avait des limites respectées. Le bas clergé y possédait des -garanties sérieuses contre la tyrannie de ses supérieurs, et n'était -pas préparé par l'arbitraire illimité de l'évêque à l'obéissance -passive vis-à-vis du prince. Je n'entreprends point de juger cette -ancienne constitution de l'Église; je dis seulement qu'elle ne -préparait point l'âme des prêtres à la servilité politique. - -Beaucoup d'ecclésiastiques, d'ailleurs, étaient gentilshommes de sang, -et transportaient dans l'Église la fierté et l'indocilité des gens de -leur condition. Tous, de plus, avaient un rang élevé dans l'État et -y possédaient des priviléges. L'usage de ces mêmes droits féodaux, -si fatal à la puissance morale de l'Église, donnait à ses membres -individuellement un esprit d'indépendance vis-à-vis du pouvoir civil. - -Mais ce qui contribuait surtout à donner aux prêtres les idées, les -besoins, les sentiments, souvent les passions du citoyen, c'était la -propriété foncière. J'ai eu la patience de lire la plupart des rapports -et des débats que nous ont laissés les anciens états provinciaux, et -particulièrement ceux du Languedoc, où le clergé était plus mêlé -encore qu'ailleurs aux détails de l'administration publique, ainsi -que les procès-verbaux des assemblées provinciales qui furent réunies -en 1779 et 1787; et, apportant dans cette lecture les idées de mon -temps, je m'étonnais de voir des évêques et des abbés, parmi lesquels -plusieurs ont été aussi éminents par leur sainteté que par leur savoir, -faire des rapports sur l'établissement d'un chemin ou d'un canal, y -traiter la matière en profonde connaissance de cause, discuter avec -infiniment de science et d'art quels étaient les meilleurs moyens -d'accroître les produits de l'agriculture, d'assurer le bien-être des -habitants et de faire prospérer l'industrie, toujours égaux et souvent -supérieurs à tous les laïques qui s'occupaient avec eux des mêmes -affaires. - -J'ose penser, contrairement à une opinion bien générale et fort -solidement établie, que les peuples qui ôtent au clergé catholique -toute participation quelconque à la propriété foncière et transforment -tous ses revenus en salaires, ne servent que les intérêts du -saint-siége et ceux des princes temporels, et se privent eux-mêmes d'un -très-grand élément de liberté. - -Un homme qui, pour la meilleure partie de lui-même, est soumis à une -autorité étrangère, et qui dans le pays qu'il habite ne peut avoir -de famille, n'est pour ainsi dire retenu au sol que par un seul lien -solide, la propriété foncière. Tranchez ce lien, il n'appartient plus -en particulier à aucun lieu. Dans celui où le hasard l'a fait naître, -il vit en étranger au milieu d'une société civile dont presque aucun -des intérêts ne peuvent le toucher directement. Pour sa conscience, il -ne dépend que du pape; pour sa subsistance, que du prince. Sa seule -patrie est l'Église. Dans chaque événement politique il n'aperçoit -guère que ce qui sert à celle-ci ou lui peut nuire. Pourvu qu'elle -soit libre et prospère, qu'importe le reste? Sa condition la plus -naturelle en politique est l'indifférence. Excellent membre de la cité -chrétienne, médiocre citoyen partout ailleurs. De pareils sentiments et -de semblables idées, dans un corps qui est le directeur de l'enfance -et le guide des mœurs, ne peuvent manquer d'énerver l'âme de la nation -tout entière en ce qui touche à la vie publique. - -Si l'on se veut faire une idée juste des révolutions que peut subir -l'esprit des hommes par suite des changements survenus dans leur -condition, il faut relire les cahiers de l'ordre du clergé en 1789. - -Le clergé s'y montre souvent intolérant et parfois opiniâtrément -attaché à plusieurs de ses anciens priviléges; mais, du reste, aussi -ennemi du despotisme, aussi favorable à la liberté civile, et aussi -amoureux de la liberté politique que le tiers état ou la noblesse, il -proclame que la liberté individuelle doit être garantie, non point par -des promesses, mais par une procédure analogue à celle de l'_habeas -corpus_. Il demande la destruction des prisons d'État, l'abolition des -tribunaux exceptionnels et des évocations, la publicité de tous les -débats, l'inamovibilité de tous les juges, l'admissibilité de tous -les citoyens aux emplois, lesquels ne doivent être ouverts qu'au seul -mérite; un recrutement militaire moins oppressif et moins humiliant -pour le peuple, et dont personne ne sera exempt; le rachat des droits -seigneuriaux, qui, sortis du régime féodal, dit-il, sont contraires -à la liberté; la liberté illimitée du travail, la destruction des -douanes intérieures; la multiplication des écoles privées: il en faut -une, suivant lui, dans chaque paroisse, et qu'elle soit gratuite; -des établissements laïcs de bienfaisance dans toutes les campagnes, -tels que des bureaux et des ateliers de charité; toutes sortes -d'encouragements pour l'agriculture. - -Dans la politique proprement dite, il proclame plus haut que personne -que la nation a le droit imprescriptible et inaliénable de s'assembler -pour faire des lois et voter librement l'impôt. Nul Français, -assure-t-il, ne peut être forcé à payer une taxe qu'il n'a pas votée -lui-même ou par représentant. Le clergé demande encore que les états -généraux, librement élus, soient réunis tous les ans; qu'ils discutent -en présence de la nation toutes les grandes affaires; qu'ils fassent -des lois générales auxquelles on ne puisse opposer aucun usage ou -privilége particulier; qu'ils dressent le budget et contrôlent jusqu'à -la maison du roi; que leurs députés soient inviolables et que les -ministres leur demeurent toujours responsables. Il veut aussi que des -assemblées d'états soient créées dans toutes les provinces et des -municipalités dans toutes les villes. Du droit divin, pas le mot. - -Je ne sais si, à tout prendre, et malgré les vices éclatants de -quelques-uns de ses membres, il y eut jamais dans le monde un clergé -plus remarquable que le clergé catholique de France au moment où la -Révolution l'a surpris, plus éclairé, plus national, moins retranché -dans les seules vertus privées, mieux pourvu de vertus publiques, et -en même temps de plus de foi: la persécution l'a bien montré. J'ai -commencé l'étude de l'ancienne société plein de préjugés contre lui; je -l'ai finie plein de respect. Il n'avait, à vrai dire, que les défauts -qui sont inhérents à toutes les corporations, les politiques aussi -bien que les religieuses, quand elles sont fortement liées et bien -constituées, à savoir la tendance à envahir, l'humeur peu tolérante, et -l'attachement instinctif et parfois aveugle aux droits particuliers du -corps. - -La bourgeoisie de l'ancien régime était également bien mieux préparée -que celle d'aujourd'hui à montrer un esprit d'indépendance. Plusieurs -des vices mêmes de sa conformation y aidaient. Nous avons vu que les -places qu'elle occupait étaient plus nombreuses encore dans ce temps-là -que de nos jours, et que les classes moyennes montraient autant -d'ardeur pour les acquérir. Mais voyez la différence des temps. La -plupart de ces places, n'étant ni données ni ôtées par le gouvernement, -augmentaient l'importance du titulaire sans le mettre à la merci du -pouvoir, c'est-à-dire que ce qui aujourd'hui consomme la sujétion de -tant de gens était précisément ce qui leur servait le plus puissamment -alors à se faire respecter. - -Les immunités de toutes sortes qui séparaient si malheureusement la -bourgeoisie du peuple faisaient d'ailleurs de celle-ci une fausse -aristocratie qui montrait souvent l'orgueil et l'esprit de résistance -de la véritable. Dans chacune de ces petites associations particulières -qui la divisaient en tant de parties, on oubliait volontiers le bien -général, mais on était sans cesse préoccupé de l'intérêt et des droits -du corps. On y avait une dignité commune, des priviléges communs à -défendre. Nul ne pouvait jamais s'y perdre dans la foule et y aller -cacher de lâches complaisances. Chaque homme s'y trouvait sur un -théâtre fort petit, il est vrai, mais très-éclairé, et y avait un -public toujours le même et toujours prêt à l'applaudir ou à le siffler. - -L'art d'étouffer le bruit de toutes les résistances était alors -bien moins perfectionné qu'aujourd'hui. La France n'était pas encore -devenue le lieu sourd où nous vivons; elle était, au contraire, fort -retentissante, bien que la liberté politique ne s'y montrât pas, et il -suffisait d'y élever la voix pour être entendu au loin. - -Ce qui assurait surtout dans ce temps-là aux opprimés un moyen de -se faire entendre était la constitution de la justice. Nous étions -devenus un pays de gouvernement absolu par nos institutions politiques -et administratives, mais nous étions restés un peuple libre par -nos institutions judiciaires. La justice de l'ancien régime était -compliquée, embarrassée, lente et coûteuse; c'étaient de grands -défauts, sans doute, mais on ne rencontrait jamais chez elle la -servilité vis-à-vis du pouvoir, qui n'est qu'une forme de la vénalité, -et la pire. Ce vice capital, qui non-seulement corrompt le juge, -mais infecte bientôt tout le corps du peuple, lui était entièrement -étranger. Le magistrat était inamovible et ne cherchait pas à avancer, -deux choses aussi nécessaires l'une que l'autre à son indépendance; car -qu'importe qu'on ne puisse pas le contraindre si on a mille moyens de -le gagner? - -Il est vrai que le pouvoir royal avait réussi à dérober aux tribunaux -ordinaires la connaissance de presque toutes les affaires où l'autorité -publique était intéressée; mais il les redoutait encore en les -dépouillant. S'il les empêchait de juger, il n'osait pas toujours -les empêcher de recevoir les plaintes et de dire leur avis; et comme -la langue judiciaire conservait alors les allures du vieux français, -qui aime à donner le nom propre aux choses, il arrivait souvent aux -magistrats d'appeler crûment actes despotiques et arbitraires les -procédés du gouvernement. L'intervention irrégulière des cours dans -le gouvernement, qui troublait souvent la bonne administration des -affaires, servait ainsi parfois de sauvegarde à la liberté des hommes: -c'était un grand mal qui en limitait un plus grand. - -Au sein de ces corps judiciaires et tout autour d'eux la vigueur des -anciennes mœurs se conservait au milieu des idées nouvelles. Les -parlements étaient sans doute plus préoccupés d'eux-mêmes que de la -chose publique; mais il faut reconnaître que, dans la défense de leur -propre indépendance et de leur honneur, ils se montraient toujours -intrépides, et qu'ils communiquaient leur âme à tout ce qui les -approchait. - -Lorsqu'en 1770 le parlement de Paris fut cassé, les magistrats qui en -faisaient partie subirent la perte de leur état et de leur pouvoir sans -qu'on en vît un seul céder individuellement devant la volonté royale. -Bien plus, des cours d'une espèce différente, comme la cour des aides, -qui n'étaient ni atteintes ni menacées, s'exposèrent volontairement aux -mêmes rigueurs, alors que ces rigueurs étaient devenues certaines. -Mais voici mieux encore: les principaux avocats qui plaidaient -devant le Parlement s'associèrent de leur plein gré à sa fortune; -ils renoncèrent à ce qui faisait leur gloire et leur richesse, et se -condamnèrent au silence plutôt que de paraître devant des magistrats -déshonorés. Je ne connais rien de plus grand dans l'histoire des -peuples libres que ce qui arriva à cette occasion, et pourtant cela se -passait au dix-huitième siècle, à côté de la cour de Louis XV. - -Les habitudes judiciaires étaient devenues sur bien des points des -habitudes nationales. On avait généralement pris aux tribunaux l'idée -que toute affaire est sujette à débat et toute décision à appel, -l'usage de la publicité, le goût des formes, choses ennemies de la -servitude: c'est la seule partie de l'éducation d'un peuple libre que -l'ancien régime nous ait donnée. L'administration elle-même avait -beaucoup emprunté au langage et aux usages de la justice. Le roi se -croyait obligé de motiver toujours ses édits et d'exposer ses raisons -avant de conclure; le conseil rendait des arrêts précédés de longs -préambules; l'intendant signifiait par huissier ses ordonnances. -Dans le sein de tous les corps administratifs d'origine ancienne, -tels, par exemple, que le corps des trésoriers de France ou des élus, -les affaires se discutaient publiquement et se décidaient après -plaidoiries. Toutes ces habitudes, toutes ces formes étaient autant de -barrières à l'arbitraire du prince. - -Le peuple seul, surtout celui des campagnes, se trouvait presque -toujours hors d'état de résister à l'oppression autrement que par la -violence. - -La plupart des moyens de défense que je viens d'indiquer étaient, en -effet, hors de sa portée; pour s'en aider, il fallait avoir dans la -société une place d'où l'on pût être vu et une voix en état de se faire -entendre. Mais en dehors du peuple il n'y avait point d'homme en France -qui, s'il en avait le cœur, ne pût chicaner son obéissance et résister -encore en pliant. - -Le roi parlait à la nation en chef plutôt qu'en maître. «Nous nous -faisons gloire,» dit Louis XVI, au commencement de son règne, dans le -préambule d'un édit, «de commander à une nation libre et généreuse.» -Un de ses aïeux avait déjà exprimé la même idée dans un plus vieux -langage, lorsque, remerciant les états généraux de la hardiesse de -leurs remontrances, il avait dit: «Nous aimons mieux parler à des -francs qu'à des serfs.» - -Les hommes du dix-huitième siècle ne connaissaient guère cette espèce -de passion du bien-être qui est comme la mère de la servitude, passion -molle, et pourtant tenace et inaltérable, qui se mêle volontiers et -pour ainsi dire s'entrelace à plusieurs vertus privées, à l'amour -de la famille, à la régularité des mœurs, au respect des croyances -religieuses, et même à la pratique tiède et assidue du culte établi, -qui permet l'honnêteté et défend l'héroïsme, et excelle à faire des -hommes rangés et de lâches citoyens. Ils étaient meilleurs et pires. - -Les Français d'alors aimaient la joie et adoraient le plaisir; -ils étaient peut-être plus déréglés dans leurs habitudes et plus -désordonnés dans leurs passions et dans leurs idées que ceux -d'aujourd'hui; mais ils ignoraient ce sensualisme tempéré et décent que -nous voyons. Dans les hautes classes, on s'occupait bien plus à orner -sa vie qu'à la rendre commode, à s'illustrer qu'à s'enrichir. Dans les -moyennes même, on ne se laissait jamais absorber tout entier dans la -recherche du bien-être; souvent on en abandonnait la poursuite pour -courir après des jouissances plus délicates et plus hautes; partout -on plaçait, en dehors de l'argent, quelque autre bien. «Je connais -ma nation,» écrivait en un style bizarre, mais qui ne manque pas de -fierté, un contemporain: «habile à fondre et à dissiper les métaux, -elle n'est point faite pour les honorer d'un culte habituel, et elle se -trouverait toute prête à retourner vers ses antiques idoles, la valeur, -la gloire, et j'ose dire la magnanimité.» - -Il faut bien se garder, d'ailleurs, d'évaluer la bassesse des hommes -par le degré de leur soumission envers le souverain pouvoir: ce serait -se servir d'une fausse mesure. Quelque soumis que fussent les hommes de -l'ancien régime aux volontés du roi, il y avait une sorte d'obéissance -qui leur était inconnue: ils ne savaient pas ce que c'était que se -plier sous un pouvoir illégitime ou contesté, qu'on honore peu, que -souvent on méprise, mais qu'on subit volontiers parce qu'il sert ou -peut nuire. Cette forme dégradante de la servitude leur fut toujours -étrangère. Le roi leur inspirait des sentiments qu'aucun des princes -les plus absolus qui ont paru depuis dans le monde n'a pu faire naître, -et qui sont même devenus pour nous presque incompréhensibles, tant la -Révolution en a extirpé de nos cœurs jusqu'à la racine. Ils avaient -pour lui tout à la fois la tendresse qu'on a pour un père et le respect -qu'on ne doit qu'à Dieu. En se soumettant à ses commandements les plus -arbitraires, ils cédaient moins encore à la contrainte qu'à l'amour, -et il leur arrivait souvent ainsi de conserver leur âme très-libre -jusque dans la plus extrême dépendance. Pour eux, le plus grand mal -de l'obéissance était la contrainte; pour nous, c'est le moindre. Le -pire est dans le sentiment servile qui fait obéir. Ne méprisons pas -nos pères, nous n'en avons pas le droit. Plût à Dieu que nous pussions -retrouver, avec leurs préjugés et leurs défauts, un peu de leur -grandeur! - -On aurait donc bien tort de croire que l'ancien régime fut un temps -de servilité et de dépendance. Il y régnait beaucoup plus de liberté -que de nos jours; mais c'était une espèce de liberté irrégulière et -intermittente, toujours contractée dans la limite des classes, toujours -liée à l'idée d'exception et de privilége, qui permettait presque -autant de braver la loi que l'arbitraire, et n'allait presque jamais -jusqu'à fournir à tous les citoyens les garanties les plus naturelles -et les plus nécessaires. Ainsi réduite et déformée, la liberté était -encore féconde. C'est elle qui, dans le temps même où la centralisation -travaillait de plus en plus à égaliser, à assouplir et à ternir tous -les caractères, conserva dans un grand nombre de particuliers leur -originalité native, leur coloris et leur relief, nourrit dans leur -cœur l'orgueil de soi, et y fit souvent prédominer sur tous les goûts -le goût de la gloire. Par elle se formèrent ces âmes vigoureuses, ces -génies fiers et audacieux que nous allons voir paraître, et qui feront -de la révolution française l'objet tout à la fois de l'admiration et de -la terreur des générations qui la suivent. Il serait bien étrange que -des vertus si mâles eussent pu croître sur un sol où la liberté n'était -plus. - -Mais si cette sorte de liberté déréglée et malsaine préparait les -Français à renverser le despotisme, elle les rendait moins propres -qu'aucun autre peuple, peut-être, à fonder à sa place l'empire paisible -et libre des lois. - - - - -CHAPITRE XII. - - Comment, malgré les progrès de la civilisation, la condition du - paysan fronçais était quelquefois pire au dix-huitième siècle - qu'elle ne l'avait été au treizième. - - -Au dix-huitième siècle, le paysan français ne pouvait plus être la -proie de petits despotes féodaux; il n'était que rarement en butte à -des violences de la part du gouvernement; il jouissait de la liberté -civile et possédait une partie du sol; mais tous les hommes des autres -classes s'étaient écartés de lui, et il vivait plus seul que cela ne -s'était vu nulle part peut-être dans le monde. Sorte d'oppression -nouvelle et singulière, dont les effets méritent d'être considérés -très-attentivement à part. - -Dès le commencement du dix-septième siècle, Henri IV se plaignait, -suivant Péréfix, que les nobles abandonnassent les campagnes. Au milieu -du dix-huitième, cette désertion est devenue presque générale; tous les -documents du temps la signalent et la déplorent, les économistes dans -leurs livres, les intendants dans leur correspondance, les sociétés -d'agriculture dans leurs mémoires. On en trouve la preuve authentique -dans les registres de la capitation. La capitation se percevait au lieu -du domicile réel: la perception de toute la grande noblesse et d'une -partie de la moyenne est levée à Paris. - -Il ne restait guère dans les campagnes que le gentilhomme que la -médiocrité de sa fortune empêchait d'en sortir. Celui-là s'y trouvait -vis-à-vis des paysans ses voisins dans une position où jamais -propriétaire riche ne s'était vu, je pense. N'étant plus leur chef, -il n'avait plus l'intérêt qu'il avait eu autrefois à les ménager, à -les aider, à les conduire; et, d'une autre part, n'étant pas soumis -lui-même aux mêmes charges publiques qu'eux, il ne pouvait éprouver de -vive sympathie pour leur misère, qu'il ne partageait pas, ni s'associer -à leurs griefs, qui lui étaient étrangers. Ces hommes n'étaient plus -ses sujets, il n'était pas encore leur concitoyen: fait unique dans -l'histoire. - -Ceci amenait une sorte d'absentéisme de cœur, si je puis m'exprimer -ainsi, plus fréquent encore et plus efficace que l'absentéisme -proprement dit. De là vint que le gentilhomme résidant sur ses terres -y montrait souvent les vues et les sentiments qu'aurait eus en son -absence son intendant; comme celui-ci, il ne voyait plus dans les -tenanciers que des débiteurs, et il exigeait d'eux à la rigueur tout ce -qui lui revenait encore d'après la loi ou la coutume, ce qui rendait -parfois la perception de ce qui restait des droits féodaux plus dure -qu'au temps de la féodalité même. - -Souvent obéré et toujours besogneux, il vivait d'ordinaire fort -chichement dans son château, ne songeant qu'à y amasser l'argent qu'il -allait dépenser l'hiver à la ville. Le peuple, qui d'un mot va souvent -droit à l'idée, avait donné à ce petit gentilhomme le nom du moins gros -des oiseaux de proie: il l'avait nommé _le hobereau_. - -On peut m'opposer sans doute des individus; je parle des classes, -elles seules doivent occuper l'histoire. Qu'il y eût dans ce temps-là -beaucoup de propriétaires riches qui, sans occasion nécessaire et sans -intérêt commun, s'occupassent du bien-être des paysans, qui le nie? -Mais ceux-là luttaient heureusement contre la loi de leur condition -nouvelle, qui, en dépit d'eux-mêmes, les poussait vers l'indifférence, -comme leurs anciens vassaux vers la haine. - -On a souvent attribué cet abandon des campagnes par la noblesse à -l'influence particulière de certains ministres et de certains rois; les -uns à Richelieu, les autres à Louis XIV. Ce fut, en effet, une pensée -presque toujours suivie par les princes, durant les trois derniers -siècles de la monarchie, de séparer les gentilshommes du peuple, et -de les attirer à la cour et dans les emplois. Cela se voit surtout au -dix-septième siècle, où la noblesse était encore pour la royauté un -objet de crainte. Parmi les questions adressées aux intendants se -trouve encore celle-ci: Les gentilshommes de votre province aiment-ils -à rester chez eux ou à en sortir? - -On a la lettre d'un intendant répondant sur ce sujet; il se plaint de -ce que les gentilshommes de sa province se plaisent à rester avec leurs -paysans, au lieu de remplir leur devoir auprès du roi. Or, remarquez -bien ceci: la province dont on parlait ainsi, c'était l'Anjou; ce fut -depuis la Vendée. Ces gentilshommes qui refusaient, dit-on, de rendre -leurs devoirs au roi, sont les seuls qui aient défendu, les armes à -la main, la monarchie en France, et ont pu y mourir en combattant -pour elle; et ils n'ont dû cette glorieuse distinction qu'à ce qu'ils -avaient su retenir autour d'eux ces paysans, parmi lesquels on leur -reprochait d'aimer à vivre. - -Il faut néanmoins se garder d'attribuer à l'influence directe de -quelques-uns de nos rois l'abandon des campagnes par la classe qui -formait alors la tête de la nation. La cause principale et permanente -de ce fait ne fut pas dans la volonté de certains hommes, mais dans -l'action lente et incessante des institutions; et ce qui le prouve, -c'est que, quand au dix-huitième siècle le gouvernement veut combattre -le mal, il ne peut pas même en suspendre le progrès. A mesure que -la noblesse achève de perdre ses droits politiques sans en acquérir -d'autres, et que les libertés locales disparaissent, cette émigration -des nobles s'accroît: on n'a plus besoin de les attirer hors de chez -eux; ils n'ont plus envie d'y rester: la vie des champs leur est -devenue insipide. - -Ce que je dis ici des nobles doit s'entendre, en tous pays, des -propriétaires riches: pays de centralisation, campagnes vides -d'habitants riches et éclairés; je pourrais ajouter: pays de -centralisation, pays de culture imparfaite et routinière, et commenter -le mot si profond de Montesquieu, en en déterminant le sens: «Les -terres produisent moins en raison de leur fertilité que de la liberté -des habitants.» Mais je ne veux pas sortir de mon sujet. - -Nous avons vu ailleurs comment les bourgeois, quittant de leur côté -les campagnes, cherchaient de tout côté un asile dans les villes. Il -n'y a pas un point sur lequel tous les documents de l'ancien régime -soient mieux d'accord. On ne voit presque jamais dans les campagnes, -disent-ils, qu'une génération de paysans riches. Un cultivateur -parvient-il par son industrie à acquérir enfin un peu de bien: il -fait aussitôt quitter à son fils la charrue, l'envoie à la ville et -lui achète un petit office. C'est de cette époque que date cette -sorte d'horreur singulière que manifeste souvent, même de nos jours, -l'agriculteur français pour la profession qui l'a enrichi. L'effet a -survécu à la cause. - -A vrai dire, le seul homme bien élevé, ou, comme disent les Anglais, le -seul _gentleman_ qui résidât d'une manière permanente au milieu des -paysans et restât en contact incessant avec eux était le curé; aussi -le curé fût-il devenu le maître des populations rurales, en dépit de -Voltaire, s'il n'avait été rattaché lui-même d'une façon si étroite -et si visible à la hiérarchie politique; en possédant plusieurs des -priviléges de celle-ci, il avait inspiré en partie la haine qu'elle -faisait naître. - -Voilà donc le paysan presque entièrement séparé des classes -supérieures; il est éloigné de ceux mêmes de ses pareils qui auraient -pu l'aider et le conduire. A mesure que ceux-ci arrivent aux lumières -ou à l'aisance, ils le fuient; il demeure comme trié au milieu de toute -la nation et mis à part. - -Cela ne se voyait au même degré chez aucun des grands peuples civilisés -de l'Europe, et en France même le fait était récent. Le paysan du -quatorzième siècle était tout à la fois plus opprimé et plus secouru. -L'aristocratie le tyrannisait quelquefois, mais elle ne le délaissait -jamais. - -Au dix-huitième siècle, un village est une communauté dont tous les -membres sont pauvres, ignorants et grossiers; ses magistrats sont -aussi incultes et aussi méprisés qu'elle; son syndic ne sait pas lire; -son collecteur ne peut dresser de sa main les comptes dont dépend -la fortune de ses voisins et la sienne propre. Non-seulement son -ancien seigneur n'a plus le droit de la gouverner, mais il en est -arrivé à considérer comme une sorte de dégradation de se mêler de son -gouvernement. Asseoir les tailles, lever la milice, régler les corvées, -actes serviles, œuvres de syndic. Il n'y a plus que le pouvoir central -qui s'occupe d'elle, et comme il est placé fort loin et n'a encore rien -à craindre de ceux qui l'habitent, il ne s'occupe guère d'elle que pour -en tirer profit. - -Venez voir maintenant ce que devient une classe délaissée, que personne -n'a envie de tyranniser, mais que nul ne cherche à éclairer et à servir. - -Les plus lourdes charges que le système féodal faisait peser sur -l'habitant des campagnes sont retirées ou allégées, sans doute; mais ce -qu'on ne sait point assez, c'est qu'à celles-là il s'en était substitué -d'autres, plus pesantes peut-être. Le paysan ne souffrait pas tous -les maux qu'avaient soufferts ses pères, mais il endurait beaucoup de -misères que ses pères n'avaient jamais connues. - -On sait que c'est presque uniquement aux dépens des paysans que la -taille avait décuplé depuis deux siècles. Il faut ici dire un mot de la -manière dont on la levait sur eux, pour montrer quelles lois barbares -peuvent se fonder ou se maintenir dans les siècles civilisés, quand les -hommes les plus éclairés de la nation n'ont point d'intérêt personnel à -les changer. - -Je trouve dans une lettre confidentielle que le contrôleur général -lui-même écrit, en 1772, aux intendants, cette peinture de la taille, -qui est un petit chef-d'œuvre d'exactitude et de brièveté. «La taille,» -dit ce ministre, «arbitraire dans sa répartition, solidaire dans sa -perception, personnelle, et non réelle, dans la plus grande partie -de la France, est sujette à des variations continuelles par suite de -tous les changements qui arrivent chaque année dans la fortune des -contribuables.» Tout est là en trois phrases; on ne saurait décrire -avec plus d'art le mal dont on profite. - -La somme totale que devait la paroisse était fixée tous les ans. Elle -variait sans cesse, comme dit le ministre de façon qu'aucun cultivateur -ne pouvait prévoir un an d'avance ce qu'il aurait à payer l'an d'après. -Dans l'intérieur de la paroisse, c'était un paysan pris au hasard -chaque année, et nommé le collecteur, qui devait diviser la charge de -l'impôt sur tous les autres. - -J'ai promis que je dirais quelle était la condition de ce collecteur. -Laissons parler l'assemblée provinciale du Berry en 1779; elle n'est -pas suspecte: elle est composée tout entière de privilégiés qui ne -payent point la taille et qui sont choisis par le roi. «Comme tout le -monde veut éviter la charge de collecteur, disait-elle en 1779, il -faut que chacun la prenne à son tour. La levée de la taille est donc -confiée tous les ans à un nouveau collecteur, sans égard à la capacité -ou à l'honnêteté; aussi la confection de chaque rôle se ressent du -caractère de celui qui le fait. Le collecteur y imprime ses craintes, -ses faiblesses ou ses vices. Comment, d'ailleurs, y réussirait-il -bien? il agit dans les ténèbres. Car qui sait au juste la richesse de -son voisin et la proportion de cette richesse avec celle d'un autre? -Cependant l'opinion du collecteur seule doit former la décision, -et il est responsable sur tous ses biens, et même par corps, de la -recette. D'ordinaire il lui faut perdre pendant deux ans la moitié de -ses journées à courir chez les contribuables. Ceux qui ne savent pas -lire sont obligés d'aller chercher dans le voisinage quelqu'un qui les -supplée.» - -Turgot avait déjà dit d'une autre province, un peu avant: «Cet emploi -cause le désespoir et presque toujours la ruine de ceux qu'on en -charge; on réduit ainsi successivement à la misère toutes les familles -aisées d'un village.» - -Ce malheureux était armé pourtant d'un arbitraire immense; il était -presque autant tyran que martyr. Pendant cet exercice, où il se ruinait -lui-même, il tenait dans ses mains la ruine de tout le monde. «La -préférence pour ses parents,» c'est encore l'assemblée provinciale -qui parle, «pour ses amis et ses voisins, la haine, la vengeance -contre ses ennemis, le besoin d'un protecteur, la crainte de déplaire -à un citoyen aisé qui donne de l'ouvrage, combattent dans son cœur -les sentiments de la justice.» La terreur rend souvent le collecteur -impitoyable; il y a des paroisses où le collecteur ne marche jamais -qu'accompagné de garnisaires et d'huissiers. «Lorsqu'il marche sans -huissiers,» dit un intendant au ministre en 1764, «les taillables ne -veulent pas payer.» «Dans la seule élection de Villefranche,» nous -dit encore l'assemblée provinciale de la Guyenne, «on compte cent six -porteurs de contraintes et autres recors toujours en chemin.» - -Pour échapper à cette taxation violente et arbitraire, le paysan -français, en plein dix-huitième siècle, agit comme le Juif du moyen -âge. Il se montre misérable en apparence, quand par hasard il ne l'est -pas en réalité; son aisance lui fait peur avec raison: j'en trouve -une preuve bien sensible dans un document que je ne prends plus en -Guyenne, mais à cent lieues de là. La Société d'Agriculture du Maine -annonce dans son rapport de 1761 qu'elle avait eu l'idée de distribuer -des bestiaux en prix et en encouragements. «Elle a été arrêtée,» -dit-elle, «par les suites dangereuses qu'une basse jalousie pourrait -attirer contre ceux qui remporteraient ces prix, et qui, à la faveur -de la répartition arbitraire des impositions, leur occasionnerait une -vexation dans les années suivantes.» - -Dans ce système d'impôt, chaque contribuable avait, en effet, un -intérêt direct et permanent à épier ses voisins et à dénoncer au -collecteur les progrès de leur richesse; on les y dressait tous, à -l'envi, à la délation et à la haine. Ne dirait-on pas que ces choses se -passent dans les domaines d'un rajah de l'Hindostan? - -Il y avait pourtant dans le même temps en France des pays où l'impôt -était levé avec régularité et avec douceur: c'étaient certains pays -d'états. Il est vrai qu'on avait laissé à ceux-là le droit de le -lever eux-mêmes. En Languedoc, par exemple, la taille n'est établie -que sur la propriété foncière, et ne varie point suivant l'aisance du -propriétaire; elle a pour base fixe et visible un cadastre fait avec -soin et renouvelé tous les trente ans, et dans lequel les terres sont -divisées en trois classes, suivant leur fertilité. Chaque contribuable -sait d'avance exactement ce que représente la part d'impôt qu'il doit -payer. S'il ne paye point, lui seul, ou plutôt son champ seul en est -responsable. Se croit-il lésé dans la répartition: il a toujours le -droit d'exiger qu'on compare sa cote avec celle d'un autre habitant -de la paroisse qu'il choisit lui-même. C'est ce que nous nommons -aujourd'hui l'appel à l'égalité proportionnelle. - -On voit que toutes ces règles sont précisément celles que nous suivons -maintenant; on ne les a guère améliorées depuis, on n'a fait que -les généraliser; car il est digne de remarque que, bien que nous -ayons pris au gouvernement de l'ancien régime la forme même de notre -administration publique, nous nous sommes gardé de l'imiter en tout -le reste. C'est aux assemblées provinciales, et non à lui, que nous -avons emprunté nos meilleures méthodes administratives. En adoptant la -machine, nous avons rejeté le produit. - -La pauvreté habituelle du peuple des campagnes avait donné naissance -à des maximes qui n'étaient pas propres à la faire cesser. «Si les -peuples étaient à l'aise,» avait écrit Richelieu dans son testament -politique, «difficilement resteraient-ils dans les règles.» Au -dix-huitième siècle on ne va plus si loin, mais on croit encore que le -paysan ne travaillerait point s'il n'était constamment aiguillonné par -la nécessité: la misère y paraît la seule garantie contre la paresse. -C'est précisément la théorie que j'ai entendu quelquefois professer à -l'occasion des nègres de nos colonies. Cette opinion est si répandue -parmi ceux qui gouvernent, que presque tous les économistes se croient -obligés de la combattre en forme. - -On sait que l'objet primitif de la taille avait été de permettre au roi -d'acheter des soldats qui dispensassent les nobles et leurs vassaux du -service militaire; mais au dix-septième siècle l'obligation du service -militaire fut de nouveau imposée, comme nous l'avons vu, sous le nom -de milice, et cette fois il ne pesa plus que sur le peuple seul, et -presque uniquement sur le paysan. - -Il suffit de considérer la multitude des procès-verbaux de maréchaussée -qui remplissent les cartons d'une intendance, et qui tous se rapportent -à la poursuite de miliciens réfractaires ou déserteurs, pour juger que -la milice ne se levait pas sans obstacle. Il ne paraît pas, en effet, -qu'il y eût de charge publique qui fût plus insupportable aux paysans -que celle-là; pour s'y soustraire ils se sauvaient souvent dans les -bois, où il fallait les poursuivre à main armée. Cela étonne, quand -on songe à la facilité avec laquelle le recrutement forcé s'opère -aujourd'hui. - -Il faut attribuer cette extrême répugnance des paysans de l'ancien -régime pour la milice moins au principe même de la loi qu'à la -manière dont elle était exécutée; on doit s'en prendre surtout à la -longue incertitude où elle tenait ceux qu'elle menaçait (on pouvait -être appelé jusqu'à quarante ans, à moins qu'on ne se mariât); à -l'arbitraire de la révision, qui rendait presque inutile l'avantage -d'un bon numéro; à la défense de se faire remplacer; au dégoût d'un -métier dur et périlleux, où toute espérance d'avancement était -interdite; mais surtout au sentiment qu'un si grand poids ne pesait que -sur eux seuls, et sur les plus misérables d'entre eux, l'ignominie de -la condition rendant ses rigueurs plus amères. - -J'ai eu dans les mains beaucoup de procès-verbaux de tirage, dressés -en l'année 1769, dans un grand nombre de paroisses; on y voit figurer -les exempts de chacune d'elles: celui-ci est domestique chez un -gentilhomme; celui-là garde d'une abbaye; un troisième n'est que le -valet d'un bourgeois, il est vrai, mais ce bourgeois _vit noblement_. -L'aisance seule exempte; quand un cultivateur figure annuellement -parmi les plus haut imposés, ses fils ont le privilége d'être exempts -de la milice: c'est ce qu'on appelle encourager l'agriculture. Les -économistes, grands amateurs d'égalité en tout le reste, ne sont point -choqués de ce privilége; ils demandent seulement qu'on l'étende à -d'autres cas, c'est-à-dire que la charge des paysans les plus pauvres -et les moins patronés devienne plus lourde. «La médiocrité de la solde -du soldat,» dit l'un d'eux, «la manière dont il est couché, habillé, -nourri, son entière dépendance, rendraient trop cruel de prendre un -autre homme qu'un homme du bas peuple.» - -Jusqu'à la fin du règne de Louis XIV, les grands chemins ne furent -point entretenus, ou le furent aux frais de tous ceux qui s'en -servaient, c'est-à-dire de l'État ou de tous les propriétaires -riverains; mais, vers ce temps-là, on commença à les réparer à l'aide -de la seule corvée, c'est-à-dire aux dépens des seuls paysans. -Cet expédient pour avoir de bonnes routes sans les payer parut si -heureusement imaginé qu'en 1737 une circulaire du contrôleur général -Orry l'appliqua à toute la France. Les intendants furent armés du -droit d'emprisonner à volonté les récalcitrants ou de leur envoyer des -garnisaires. - -A partir de là, toutes les fois que le commerce s'accroît, que le -besoin et le goût des bonnes routes se répandent, la corvée s'étend à -de nouveaux chemins et sa charge augmente. On trouve, dans le rapport -fait en 1779 à l'assemblée provinciale du Berry, que les travaux -exécutés annuellement par la corvée dans cette pauvre province doivent -être évalués par année à 700,000 livres. On les évaluait en 1787, en -basse Normandie, à la même somme à peu près. Rien ne saurait mieux -montrer le triste sort du peuple des campagnes: les progrès de la -société, qui enrichissent toutes les autres classes, le désespèrent; la -civilisation tourne contre lui seul. - -Je lis vers la même époque, dans les correspondances des intendants, -qu'il convient de refuser aux paysans de faire emploi de la corvée sur -les routes particulières de leurs villages, attendu qu'elle doit être -réservée aux seuls grands chemins, ou, comme on disait alors, _aux -chemins du Roi_. L'idée étrange qu'il convient de faire payer le prix -des routes aux plus pauvres et à ceux qui semblent le moins devoir -voyager, cette idée, bien que nouvelle, s'enracine si naturellement -dans l'esprit de ceux qui en profitent que bientôt ils n'imaginent -plus que la chose puisse avoir lieu autrement. En l'année 1776 on -essaye de transformer la corvée en une taxe locale; l'inégalité se -transforme aussitôt avec elle et la suit dans le nouvel impôt. - -De seigneuriale qu'elle était, la corvée, en devenant royale, s'était -étendue peu à peu à tous les travaux publics. Je vois en 1719 la corvée -servir à bâtir des casernes! _Les paroisses doivent envoyer leurs -meilleurs ouvriers_, dit l'ordonnance, _et tous les autres travaux -doivent céder devant celui-ci_. La corvée transporte les forçats dans -les bagnes et les mendiants dans les dépôts de charité; elle charroie -les effets militaires toutes les fois que les troupes changent de -place: charge fort onéreuse dans un temps où chaque régiment menait -à sa suite un lourd bagage. Il fallait rassembler de très-loin un -grand nombre de charrettes et de bœufs pour le traîner. Cette sorte -de corvée, qui avait peu d'importance dans l'origine, devint l'une -des plus pesantes quand les armées permanentes devinrent elles-mêmes -nombreuses. Je trouve des entrepreneurs de l'État qui demandent à -grands cris qu'on leur livre la corvée pour transporter les bois -de construction depuis les forêts jusqu'aux arsenaux maritimes. -Ces corvéables recevaient d'ordinaire un salaire, mais toujours -arbitrairement fixé et bas. Le poids d'une charge si mal posée devient -parfois si lourd que le receveur des tailles s'en inquiète. «Les frais -exigés des paysans pour le rétablissement des chemins,» écrit l'un -d'eux en 1751, «les mettront bientôt hors d'état de payer leur taille.» - -Toutes ces oppressions nouvelles auraient-elles pu s'établir s'il -s'était rencontré à côté du paysan des hommes riches et éclairés, -qui eussent eu le goût et le pouvoir, sinon de le défendre, du moins -d'intercéder pour lui auprès de ce commun maître qui tenait déjà dans -ses mains la fortune du pauvre et celle du riche? - -J'ai lu la lettre qu'un grand propriétaire écrivait, en 1774, à -l'intendant de sa province, pour l'engager à faire ouvrir un chemin. -Ce chemin, suivant lui, devait faire la prospérité du village, et il -en donnait les raisons; puis il passait à l'établissement d'une foire, -qui doublerait, assurait-il, le prix des denrées. Ce bon citoyen -ajoutait qu'aidé d'un faible secours on pourrait établir une école qui -procurerait au roi des sujets plus industrieux. Il n'avait point songé -jusque-là à ces améliorations nécessaires; il ne s'en était avisé que -depuis deux ans qu'une lettre de cachet le retenait dans son château. -«Mon exil depuis deux ans dans mes terres,» dit-il ingénument, «m'a -convaincu de l'extrême utilité de toutes ces choses.» - -Mais c'est surtout dans les temps de disette qu'on s'aperçoit que les -liens de patronage et de dépendance qui reliaient autrefois le grand -propriétaire rural aux paysans sont relâchés ou rompus. Dans ces -moments de crise, le gouvernement central s'effraye de son isolement -et de sa faiblesse; il voudrait faire renaître pour l'occasion les -influences individuelles ou les associations politiques qu'il a -détruites; il les appelle à son aide: personne ne vient, et il s'étonne -d'ordinaire en trouvant morts les gens auxquels il a lui-même ôté la -vie. - -En cette extrémité, il y a des intendants, dans les provinces les -plus pauvres, qui, comme Turgot, par exemple, prennent illégalement -des ordonnances pour obliger les propriétaires riches à nourrir leurs -métayers jusqu'à la récolte prochaine. J'ai trouvé, à la date de 1770, -les lettres de plusieurs curés qui proposent à l'intendant de taxer -les grands propriétaires de leurs paroisses, tant ecclésiastiques que -laïques, «lesquels y possèdent,» disent-ils, «de vastes propriétés -qu'ils n'habitent point, et dont ils touchent de gros revenus qu'ils -vont manger ailleurs.» - -Même en temps ordinaire, les villages sont infectés de mendiants; car, -comme dit Letrone, les pauvres sont assistés dans les villes, mais à la -campagne, pendant l'hiver, la mendicité est de nécessité absolue. - -De temps à autre on procédait contre ces malheureux d'une façon -très-violente. En 1767, le duc de Choiseul voulut tout à coup détruire -la mendicité en France. On peut voir dans la correspondance des -intendants avec quelle rigueur il s'y prit. La maréchaussée eut ordre -d'arrêter à la fois tous les mendiants qui se trouvaient dans le -royaume; on assure que plus de cinquante mille furent ainsi saisis. Les -vagabonds valides devaient être envoyés aux galères; quant aux autres, -on ouvrit pour les recevoir plus de quarante dépôts de mendicité: il -eût mieux valu rouvrir le cœur des riches. - -Ce gouvernement de l'ancien régime, qui était, ainsi que je l'ai dit, -si doux et parfois si timide, si ami des formes, de la lenteur et des -égards, quand il s'agissait des hommes placés au-dessus du peuple, est -souvent rude et toujours prompt quand il procède contre les basses -classes, surtout contre les paysans. Parmi les pièces qui me sont -passées sous les yeux, je n'en ai pas vu une seule qui fît connaître -l'arrestation de bourgeois par l'ordre d'un intendant; mais les paysans -sont arrêtés sans cesse, à l'occasion de la corvée, de la milice, de -la mendicité, de la police, et dans mille autres circonstances. Pour -les uns, des tribunaux indépendants, de longs débats, une publicité -tutélaire; pour les autres, le prévôt, qui jugeait sommairement et sans -appel. - -«La distance immense qui existe entre le peuple et toutes les autres -classes,» écrit Necker en 1785, «aide à détourner les yeux de la -manière avec laquelle on peut manier l'autorité vis-à-vis de tous -les gens perdus dans la foule. Sans la douceur et l'humanité qui -caractérisent les Français et l'esprit du siècle, ce serait un sujet -continuel de tristesse pour ceux qui savent compatir au joug dont ils -sont exempts.» - -Mais c'est moins encore au mal qu'on faisait à ces malheureux qu'au -bien qu'on les empêchait de se faire à eux-mêmes que l'oppression se -montrait. Ils étaient libres et propriétaires, et ils restaient presque -aussi ignorants et souvent plus misérables que les serfs, leurs aïeux. -Ils demeuraient sans industrie au milieu des prodiges des arts, et -incivilisés dans un monde tout brillant de lumières. En conservant -l'intelligence et la perspicacité particulières à leur race, ils -n'avaient pas appris à s'en servir; ils ne pouvaient même réussir dans -la culture des terres, qui étaient leur seule affaire. «Je vois sous -mes yeux l'agriculture du dixième siècle,» dit un célèbre agronome -anglais. Ils n'excellaient que dans le métier des armes; là, du moins, -ils avaient un contact naturel et nécessaire avec les autres classes. - -C'est dans cet abîme d'isolement et de misère que le paysan vivait; il -s'y tenait comme fermé et impénétrable. J'ai été surpris, et presque -effrayé, en apercevant que, moins de vingt ans avant que le culte -catholique ne fût aboli sans résistance et les églises profanées, -la méthode quelquefois suivie par l'administration pour connaître -la population d'un canton était celle-ci: les curés indiquaient le -nombre de ceux qui s'étaient présentés à Pâques à la sainte table; on -y ajoutait le nombre présumé des enfants en bas âge et des malades: -le tout formait le total des habitants. Cependant les idées du temps -pénétraient déjà de toutes parts ces esprits grossiers; elles y -entraient par des voies détournées et souterraines, et prenaient dans -ces lieux étroits et obscurs des formes étranges. Néanmoins rien ne -paraissait encore changé au dehors. Les mœurs du paysan, ses habitudes, -ses croyances semblaient toujours les mêmes; il était soumis, il était -même joyeux. - -Il faut se défier de la gaieté que montre souvent le Français dans -ses plus grands maux; elle prouve seulement que, croyant sa mauvaise -fortune inévitable, il cherche à s'en distraire en n'y pensant point, -et non qu'il ne la sent pas. Ouvrez à cet homme une issue qui puisse -le conduire hors de cette misère dont il semble si peu souffrir, il se -portera aussitôt de ce côté avec tant de violence qu'il vous passera -sur le corps sans vous voir, si vous êtes sur son chemin. - -Nous apercevons clairement ces choses du point où nous sommes; mais les -contemporains ne les voyaient pas. Ce n'est jamais qu'à grand'peine -que les hommes des classes élevées parviennent à discerner nettement -ce qui se passe dans l'âme du peuple, et en particulier dans celle -des paysans. L'éducation et le genre de vie ouvrent à ceux-ci sur -les choses humaines des jours qui leur sont propres et qui demeurent -fermés à tous les autres. Mais quand le pauvre et le riche n'ont -presque plus d'intérêt commun, de communs griefs, ni d'affaires -communes, cette obscurité qui cache l'esprit de l'un à l'esprit de -l'autre devient insondable, et ces deux hommes pourraient vivre -éternellement côte à côte sans se pénétrer jamais. Il est curieux de -voir dans quelle sécurité étrange vivaient tous ceux qui occupaient -les étages supérieurs et moyens de l'édifice social au moment même où -la Révolution commençait, et de les entendre discourant ingénieusement -entre eux sur les vertus du peuple, sur sa douceur, son dévouement, -ses innocents plaisirs, quand déjà 93 est sous leurs pieds: spectacle -ridicule et terrible! - -Arrêtons-nous ici avant de passer outre, et considérons un moment, à -travers tous ces petits faits que je viens de décrire, l'une des plus -grandes lois de Dieu dans la conduite des sociétés. - -La noblesse française s'obstine à demeurer à part des autres classes; -les gentilshommes finissent par se laisser exempter de la plupart -des charges publiques qui pèsent sur elles; ils se figurent qu'ils -conserveront leur grandeur en se soustrayant à ses charges, et il -paraît d'abord en être ainsi. Mais bientôt une maladie interne et -invisible semble s'être attachée à leur condition, qui se réduit peu -à peu sans que personne ne les touche; ils s'appauvrissent à mesure -que leurs immunités s'accroissent. La bourgeoisie, avec laquelle -ils avaient tant craint de se confondre, s'enrichit au contraire et -s'éclaire à côté d'eux, sans eux et contre eux; ils n'avaient pas voulu -avoir les bourgeois comme associés ni comme concitoyens, ils vont -trouver en eux des rivaux, bientôt des ennemis, et enfin des maîtres. -Un pouvoir étranger les a déchargés du soin de conduire, de protéger, -d'assister leurs vassaux; mais comme en même temps il leur a laissé -leurs droits pécuniaires et leurs priviléges honorifiques, ils estiment -n'avoir rien perdu. Comme ils continuent à marcher les premiers, ils -croient qu'ils conduisent encore, et, en effet, ils continuent à avoir -autour d'eux des hommes que, dans les actes notariés, ils appellent -leurs _sujets_; d'autres se nomment leurs vassaux, leurs tenanciers, -leurs fermiers. En réalité, personne ne les suit, ils sont seuls, et, -quand on va se présenter enfin pour les accabler, il ne leur restera -qu'à fuir. - -Quoique la destinée de la noblesse et celle de la bourgeoisie aient été -fort différentes entre elles, elles se sont ressemblé en un point: le -bourgeois a fini par vivre aussi à part du peuple que le gentilhomme -lui-même. Loin de se rapprocher des paysans, il avait fui le contact -de leurs misères; au lieu de s'unir étroitement à eux pour lutter -en commun contre l'inégalité commune, il n'avait cherché qu'à créer -de nouvelles injustices à son usage: on l'avait vu aussi ardent à se -procurer des exceptions que le gentilhomme à maintenir ses priviléges. -Ces paysans, dont il était sorti, lui étaient devenus non-seulement -étrangers, mais pour ainsi dire inconnus, et ce n'est qu'après qu'il -leur eut mis les armes à la main qu'il s'aperçut qu'il avait excité des -passions dont il n'avait pas même d'idée, qu'il était aussi impuissant -à contenir qu'à conduire, et dont il allait devenir la victime après en -avoir été le promoteur. - -On s'étonnera dans tous les âges en voyant les ruines de cette grande -maison de France qui avait paru devoir s'étendre sur toute l'Europe; -mais ceux qui liront attentivement son histoire comprendront sans peine -sa chute. Presque tous les vices, presque toutes les erreurs, presque -tous les préjugés funestes que je viens de peindre ont dû, en effet, -soit leur naissance, soit leur durée, soit leur développement, à l'art -qu'ont eu la plupart de nos rois pour diviser les hommes, afin de les -gouverner plus absolument. - -Mais quand le bourgeois eut été ainsi bien isolé du gentilhomme, et le -paysan du gentilhomme et du bourgeois; lorsqu'un travail analogue se -continuant au sein de chaque classe, il se fut fait dans l'intérieur -de chacune d'elles de petites agrégations particulières presque aussi -isolées les unes des autres que les classes l'étaient entre elles, il -se trouva que le tout ne composait plus qu'une masse homogène, mais -dont les parties n'étaient plus liées. Rien n'était plus organisé pour -gêner le gouvernement, rien, non plus, pour l'aider. De telle sorte que -l'édifice entier de la grandeur de ces princes, put s'écrouler tout -ensemble et en un moment, dès que la société qui lui servait de base -s'agita. - -Et ce peuple enfin, qui semble seul avoir tiré profit des fautes et des -erreurs de tous ses maîtres, s'il a échappé en effet à leur empire, -il n'a pu se soustraire au joug des idées fausses, des habitudes -vicieuses, des mauvais penchants qu'ils lui avaient donnés ou laissé -prendre. On l'a vu parfois transporter les goûts d'un esclave jusque -dans l'usage même de sa liberté, aussi incapable de se conduire -lui-même qu'il s'était montré dur pour ses précepteurs. - -Et maintenant je reprends ma route, et, perdant de vue les faits -anciens et généraux qui ont préparé la grande révolution que je veux -peindre, j'arrive aux faits particuliers et plus récents qui ont achevé -de déterminer sa place, sa naissance et son caractère. - - - - -LIVRE III - - - - -CHAPITRE PREMIER. - - Comment, vers le milieu du dix-huitième siècle, les hommes de - lettres devinrent les principaux hommes politiques du pays, et des - effets qui en résultèrent. - - -La France était depuis longtemps, parmi toutes les nations de l'Europe, -la plus littéraire; néanmoins les gens de lettres n'y avaient jamais -montré l'esprit qu'ils y firent voir vers le milieu du dix-huitième -siècle, ni occupé la place qu'ils y prirent alors. Cela ne s'était -jamais vu parmi nous, ni, je pense, nulle part ailleurs. - -Ils n'étaient point mêlés journellement aux affaires, comme en -Angleterre: jamais, au contraire, ils n'avaient vécu plus loin d'elles; -ils n'étaient revêtus d'aucune autorité quelconque, et ne remplissaient -aucune fonction publique dans une société déjà toute remplie de -fonctionnaires. - -Cependant ils ne demeuraient pas, comme la plupart de leurs pareils en -Allemagne, entièrement étrangers à la politique, et retirés dans le -domaine de la philosophie pure et des belles-lettres. Ils s'occupaient -sans cesse des matières qui ont trait au gouvernement; c'était là même, -à vrai dire, leur occupation propre. On les entendait tous les jours -discourir sur l'origine des sociétés et sur leurs formes primitives, -sur les droits primordiaux des citoyens et sur ceux de l'autorité, sur -les rapports naturels et artificiels des hommes entre eux, sur l'erreur -ou la légitimité de la coutume, et sur les principes mêmes des lois. -Pénétrant ainsi chaque jour jusqu'aux bases de la constitution de leur -temps, ils en examinaient curieusement la structure et en critiquaient -le plan général. Tous ne faisaient pas, il est vrai, de ces grands -problèmes l'objet d'une étude particulière et approfondie; la plupart -même ne les touchaient qu'en passant et comme en se jouant; mais tous -les rencontraient. Cette sorte de politique abstraite et littéraire -était répandue à doses inégales dans toutes les œuvres de ce temps-là, -et il n'y en a aucune, depuis le lourd traité jusqu'à la chanson, qui -n'en contienne un peu. - -Quant aux systèmes politiques de ces écrivains, ils variaient tellement -entre eux que celui qui voudrait les concilier et en former une seule -théorie de gouvernement ne viendrait jamais à bout d'un pareil travail. - -Néanmoins, quand on écarte les détails pour arriver aux idées mères, -on découvre aisément que les auteurs de ces systèmes différents -s'accordent au moins sur une notion très-générale que chacun d'eux -paraît avoir également conçue, qui semble préexister dans son esprit à -toutes les idées particulières et en être la source commune. Quelque -séparés qu'ils soient dans le reste de leur course, ils se tiennent -tous à ce point de départ: tous pensent qu'il convient de substituer -des règles simples et élémentaires, puisées dans la raison et dans -la loi naturelle, aux coutumes compliquées et traditionnelles qui -régissent la société de leur temps. - -En y regardant bien, l'on verra que ce qu'on pourrait appeler la -philosophie politique du dix-huitième siècle consiste à proprement -parler dans cette seule notion-là. - -Une pareille pensée n'était point nouvelle: elle passait et repassait -sans cesse depuis trois mille ans à travers l'imagination des hommes -sans pouvoir s'y fixer. Comment parvint-elle à s'emparer cette fois -de l'esprit de tous les écrivains? Pourquoi, au lieu de s'arrêter, -ainsi qu'elle l'avait déjà fait souvent, dans la tête de quelques -philosophes, était-elle descendue jusqu'à la foule, et y avait-elle -pris la consistance et la chaleur d'une passion politique, de telle -façon qu'on put voir des théories générales et abstraites sur la nature -des sociétés devenir le sujet des entretiens journaliers des oisifs, -et enflammer jusqu'à l'imagination des femmes et des paysans? Comment -des hommes de lettres qui ne possédaient ni rangs, ni honneurs, ni -richesses, ni responsabilité, ni pouvoir, devinrent-ils, en fait, les -principaux hommes politiques du temps, et même les seuls, puisque, -tandis que d'autres exerçaient le gouvernement, eux seuls tenaient -l'autorité? Je voudrais l'indiquer en peu de mots, et faire voir -quelle influence extraordinaire et terrible ces faits, qui ne semblent -appartenir qu'à l'histoire de notre littérature, ont eue sur la -Révolution et jusqu'à nos jours. - -Ce n'est pas par hasard que les philosophes du dix-huitième siècle -avaient généralement conçu des notions si opposées à celles qui -servaient encore de base à la société de leur temps; ces idées leur -avaient été naturellement suggérées par la vue de cette société même -qu'ils avaient tous sous les yeux. Le spectacle de tant de priviléges -abusifs ou ridicules, dont on sentait de plus en plus le poids et -dont on apercevait de moins en moins la cause, poussait, ou plutôt -précipitait simultanément l'esprit de chacun d'eux vers l'idée de -l'égalité naturelle des conditions. En voyant tant d'institutions -irrégulières et bizarres, filles d'autres temps, que personne n'avait -essayé de faire concorder entre elles ni d'accommoder aux besoins -nouveaux, et qui semblaient devoir éterniser leur existence après avoir -perdu leur vertu, ils prenaient aisément en dégoût les choses anciennes -et la tradition, et ils étaient naturellement conduits à vouloir -rebâtir la société de leur temps d'après un plan entièrement nouveau, -que chacun d'eux traçait à la seule lumière de sa raison. - -La condition même de ces écrivains les préparait à goûter les théories -générales et abstraites en matière de gouvernement et à s'y confier -aveuglément. Dans l'éloignement presque infini où ils vivaient de la -pratique, aucune expérience ne venait tempérer les ardeurs de leur -naturel; rien ne les avertissait des obstacles que les faits existants -pouvaient apporter aux réformes même les plus désirables; ils n'avaient -nulle idée des périls qui accompagnent toujours les révolutions les -plus nécessaires. Ils ne les pressentaient même point; car l'absence -complète de toute liberté politique faisait que le monde des affaires -ne leur était pas seulement mal connu, mais invisible. Ils n'y -faisaient rien et ne pouvaient même voir ce que d'autres y faisaient. -Ils manquaient donc de cette instruction superficielle que la vue d'une -société libre, et le bruit de tout ce qui s'y dit, donnent à ceux mêmes -qui s'y mêlent le moins du gouvernement. Ils devinrent ainsi beaucoup -plus hardis dans leurs nouveautés, plus amoureux d'idées générales et -de systèmes, plus contempteurs de la sagesse antique et plus confiants -encore dans leur raison individuelle que cela ne se voit communément -chez les auteurs qui écrivent des livres spéculatifs sur la politique. - -La même ignorance leur livrait l'oreille et le cœur de la foule. Si les -Français avaient encore pris part, comme autrefois, au gouvernement -dans les états généraux, si même ils avaient continué à s'occuper -journellement de l'administration du pays dans les assemblées de -leurs provinces, on peut affirmer qu'ils ne se seraient jamais laissé -enflammer, comme ils le firent alors, par les idées des écrivains; -ils eussent retenu un certain usage des affaires qui les eût prévenus -contre la théorie pure. - -Si, comme les Anglais, ils avaient pu, sans détruire leurs anciennes -institutions, en changer graduellement l'esprit par la pratique, -peut-être n'en auraient-ils pas imaginé si volontiers de toutes -nouvelles. Mais chacun d'eux se sentait tous les jours gêné dans sa -fortune, dans sa personne, dans son bien-être ou dans son orgueil, par -quelque vieille loi, quelque ancien usage politique, quelque débris des -anciens pouvoirs, et il n'apercevait à sa portée aucun remède qu'il pût -appliquer lui-même à ce mal particulier. Il semblait qu'il fallût tout -supporter ou tout détruire dans la constitution du pays. - -Nous avions pourtant conservé une liberté dans la ruine de toutes les -autres: nous pouvions philosopher presque sans contrainte sur l'origine -des sociétés, sur la nature essentielle des gouvernements et sur les -droits primordiaux du genre humain. - -Tous ceux que la pratique journalière de la législation gênait -s'éprirent bientôt de cette politique littéraire. Le goût en pénétra -jusqu'à ceux que la nature ou la condition éloignait naturellement le -plus des spéculations abstraites. Il n'y eut pas de contribuable lésé -par l'inégale répartition des tailles qui ne s'échauffât à l'idée que -tous les hommes doivent être égaux; pas de petit propriétaire dévasté -par les lapins du gentilhomme son voisin qui ne se plût à entendre -dire que tous les priviléges indistinctement étaient condamnés par -la raison. Chaque passion publique se déguisa ainsi en philosophie; -la vie politique fut violemment refoulée dans la littérature, et les -écrivains, prenant en main la direction de l'opinion, se trouvèrent un -moment tenir la place que les chefs de parti occupent d'ordinaire dans -les pays libres. - -Personne n'était plus en état de leur disputer ce rôle. - -Une aristocratie dans sa vigueur ne mène pas seulement les affaires; -elle dirige encore les opinions, donne le ton aux écrivains et -l'autorité aux idées. Au dix-huitième siècle, la noblesse française -avait entièrement perdu cette partie de son empire; son crédit avait -suivi la fortune de son pouvoir: la place qu'elle avait occupée dans -le gouvernement des esprits était vide, et les écrivains pouvaient s'y -étendre à leur aise et la remplir seuls. - -Bien plus, cette aristocratie elle-même, dont ils prenaient la place, -favorisait leur entreprise; elle avait si bien oublié comment des -théories générales, une fois admises, arrivent inévitablement à se -transformer en passions politiques et en actes, que les doctrines les -plus opposées à ses droits particuliers, et même à son existence, lui -paraissaient des jeux fort ingénieux de l'esprit; elle s'y mêlait -elle-même volontiers pour passer le temps, et jouissait paisiblement -de ses immunités et de ses priviléges, en dissertant avec sérénité sur -l'absurdité de toutes les coutumes établies. - -On s'est étonné souvent en voyant l'étrange aveuglement avec lequel les -hautes classes de l'ancien régime ont aidé ainsi elles-mêmes à leur -ruine; mais où auraient-elles pris leurs lumières? Les institutions -libres ne sont pas moins nécessaires aux principaux citoyens, pour leur -apprendre leurs périls, qu'aux moindres, pour assurer leurs droits. -Depuis plus d'un siècle que les dernières traces de la vie publique -avaient disparu parmi nous, les gens les plus directement intéressés -au maintien de l'ancienne constitution n'avaient été avertis par aucun -choc ni par aucun bruit de la décadence de cet antique édifice. Comme -rien n'avait extérieurement changé, ils se figuraient que tout était -resté précisément de même. Leur esprit était donc arrêté au point de -vue où avait été placé celui de leurs pères. La noblesse se montre -aussi préoccupée des empiétements du pouvoir royal dans les cahiers de -1789 qu'elle eût pu l'être dans ceux du quinzième siècle. De son côté, -l'infortuné Louis XVI, un moment avant de périr dans le débordement de -la démocratie, Burke le remarque avec raison, continuait à voir dans -l'aristocratie la principale rivale du pouvoir royal; il s'en défiait -comme si l'on eût été encore au temps de la Fronde. La bourgeoisie et -le peuple lui paraissaient au contraire, comme à ses aïeux, l'appui le -plus sûr du trône. - -Mais ce qui nous paraîtra plus étrange, à nous qui avons sous les yeux -les débris de tant de révolutions, c'est que la notion même d'une -révolution violente était absente de l'esprit de nos pères. On ne la -discutait pas, on ne l'avait pas conçue. Les petits ébranlements que -la liberté politique imprime sans cesse aux sociétés les mieux assises -rappellent tous les jours la possibilité des renversements et tiennent -la prudence publique en éveil; mais dans cette société française du -dix-huitième siècle, qui allait tomber dans l'abîme, rien n'avait -encore averti qu'on penchât. - -Je lis attentivement les cahiers que dressèrent les Trois Ordres avant -de se réunir en 1789; je dis les Trois Ordres, ceux de la noblesse et -du clergé aussi bien que celui du tiers. Je vois qu'ici on demande le -changement d'une loi, là d'un usage, et j'en tiens note. Je continue -ainsi jusqu'au bout cet immense travail, et, quand je viens à réunir -ensemble tous ces vœux particuliers, je m'aperçois avec une sorte de -terreur que ce qu'on réclame est l'abolition simultanée et systématique -de toutes les lois et de tous les usages ayant cours dans le pays; je -vois sur-le-champ qu'il va s'agir d'une des plus vastes et des plus -dangereuses révolutions qui aient jamais paru dans le monde. Ceux qui -en seront demain les victimes n'en savent rien; ils croient que la -transformation totale et soudaine d'une société si compliquée et si -vieille peut s'opérer sans secousse, à l'aide de la raison, et par sa -seule efficace. Les malheureux! ils ont oublié jusqu'à cette maxime que -leurs pères avaient ainsi exprimée, quatre cents ans auparavant, dans -le français naïf et énergique de ce temps-là: «_Par requierre de trop -grande franchise et libertés chet-on en trop grand servaige._» - -Il n'est pas surprenant que la noblesse et la bourgeoisie, exclues -depuis si longtemps de toute vie publique, montrassent cette singulière -inexpérience; mais ce qui étonne davantage, c'est que ceux mêmes -qui conduisaient les affaires, les ministres, les magistrats, les -intendants, ne font guère voir plus de prévoyance. Plusieurs étaient -cependant de très-habiles gens dans leur métier; ils possédaient à fond -tous les détails de l'administration publique de leur temps; mais quant -à cette grande science du gouvernement, qui apprend à comprendre le -mouvement général de la société, à juger ce qui se passe dans l'esprit -des masses et à prévoir ce qui va en résulter, ils y étaient tout -aussi neufs que le peuple lui-même. Il n'y a, en effet, que le jeu des -institutions libres qui puisse enseigner complétement aux hommes d'État -cette partie principale de leur art. - -Cela se voit bien dans le mémoire que Turgot adressait au roi en -1775, où il lui conseillait entre autres choses de faire librement -élire par toute la nation et de réunir chaque année autour de sa -personne, pendant six semaines, une assemblée représentative, mais de -ne lui accorder aucune puissance effective. Elle ne s'occuperait que -d'administration, et jamais de gouvernement, aurait plutôt des avis à -donner que des volontés à exprimer, et, à vrai dire, ne serait chargée -que de discourir sur les lois sans les faire. «De cette façon, le -pouvoir royal serait éclairé et non gêné,» disait-il, «et l'opinion -publique satisfaite sans péril. Car ces assemblées n'auraient nulle -autorité pour s'opposer aux opérations indispensables, et si, par -impossible, elles ne s'y portaient pas, S. M. resterait toujours -la maîtresse.» On ne pouvait méconnaître davantage la portée d'une -mesure et l'esprit de son temps. Il est souvent arrivé, il est vrai, -vers la fin des révolutions, qu'on a pu faire impunément ce que -Turgot proposait, et, sans accorder de libertés réelles, en donner -l'ombre. Auguste l'a tenté avec succès. Une nation fatiguée de longs -débats consent volontiers qu'on la dupe, pourvu qu'on la repose, -et l'histoire nous apprend qu'il suffit alors pour la contenter de -ramasser dans tout le pays un certain nombre d'hommes obscurs ou -dépendants, et de leur faire jouer devant elle le rôle d'une assemblée -politique, moyennant salaire. Il y a eu de cela plusieurs exemples. -Mais au début d'une révolution ces entreprises échouent toujours et -ne font jamais qu'enflammer le peuple sans le contenter. Le moindre -citoyen d'un pays libre sait cela; Turgot, tout grand administrateur -qu'il était, l'ignorait. - -Si l'on songe maintenant que cette même nation française, si étrangère -à ses propres affaires et si dépourvue d'expérience, si gênée par ses -institutions et si impuissante à les amender, était en même temps -alors, de toutes les nations de la terre, la plus lettrée et la plus -amoureuse du bel esprit, on comprendra sans peine comment les écrivains -y devinrent une puissance politique et finirent par y être la première. - -Tandis qu'en Angleterre ceux qui écrivaient sur le gouvernement et -ceux qui gouvernaient étaient mêlés, les uns introduisant les idées -nouvelles dans la pratique, les autres redressant et circonscrivant -les théories à l'aide des faits, en France, le monde politique resta -comme divisé en deux provinces séparées et sans commerce entre elles. -Dans la première on administrait; dans la seconde on établissait les -principes abstraits sur lesquels toute administration eût dû se fonder. -Ici on prenait des mesures particulières que la routine indiquait; là -on proclamait des lois générales, sans jamais songer aux moyens de les -appliquer: aux uns, la conduite des affaires; aux autres, la direction -des intelligences. - -Au-dessus de la société réelle, dont la constitution était encore -traditionnelle, confuse et irrégulière, où les lois demeuraient -diverses et contradictoires, les rangs tranchés, les conditions -fixes et les charges inégales, il se bâtissait ainsi peu à peu une -société imaginaire, dans laquelle tout paraissait simple et coordonné, -uniforme, équitable et conforme à la raison. - -Graduellement l'imagination de la foule déserta la première pour se -retirer dans la seconde. On se désintéressa de ce qui était pour songer -à ce qui pouvait être, et l'on vécut enfin par l'esprit dans cette cité -idéale qu'avaient construite les écrivains. - -On a souvent attribué notre Révolution à celle d'Amérique: celle-ci eut -en effet beaucoup d'influence sur la Révolution française, mais elle -la dut moins à ce qu'on fit alors aux États-Unis qu'à ce qu'on pensait -au même moment en France. Tandis que dans le reste de l'Europe la -révolution d'Amérique n'était encore qu'un fait nouveau et singulier, -chez nous elle rendait seulement plus sensible et plus frappant ce -qu'on croyait connaître déjà. Là elle étonnait, ici elle achevait de -convaincre. Les Américains semblaient ne faire qu'exécuter ce que nos -écrivains avaient conçu; ils donnaient la substance de la réalité à ce -que nous étions en train de rêver. C'est comme si Fénelon se fût trouvé -tout à coup dans Salente. - -Cette circonstance, si nouvelle dans l'histoire, de toute l'éducation -politique d'un grand peuple entièrement faite par des gens de lettres, -fut ce qui contribua le plus peut-être à donner à la Révolution -française son génie propre et à faire sortir d'elle ce que nous voyons. - -Les écrivains ne fournirent pas seulement leurs idées au peuple qui -la fit; ils lui donnèrent leur tempérament et leur humeur. Sous leur -longue discipline, en absence de tous autres conducteurs, au milieu de -l'ignorance profonde où l'on vivait de la pratique, toute la nation, en -les lisant, finit par contracter les instincts, le tour d'esprit, les -goûts et jusqu'aux travers naturels à ceux qui écrivent; de telle sorte -que, quand elle eut enfin à agir, elle transporta dans la politique -toutes les habitudes de la littérature. - -Quand on étudie l'histoire de notre Révolution, on voit qu'elle a -été menée précisément dans le même esprit qui a fait écrire tant de -livres abstraits sur le gouvernement. Même attrait pour les théories -générales, les systèmes complets de législation et l'exacte symétrie -dans les lois; même mépris des faits existants; même confiance dans la -théorie; même goût de l'original, de l'ingénieux et du nouveau dans -les institutions; même envie de refaire à la fois la constitution tout -entière suivant les règles de la logique et d'après un plan unique, au -lieu de chercher à l'amender dans ses parties. Effrayant spectacle! -car ce qui est qualité dans l'écrivain est parfois vice dans l'homme -d'État, et les mêmes choses qui souvent ont fait faire de beaux livres -peuvent mener à de grandes révolutions. - -La langue de la politique elle-même prit alors quelque chose de celle -que parlaient les auteurs; elle se remplit d'expressions générales, -de termes abstraits, de mots ambitieux, de tournures littéraires. Ce -style, aidé par les passions politiques qui l'employaient, pénétra -dans toutes les classes et descendit avec une singulière facilité -jusqu'aux dernières. Bien avant la Révolution, les édits du roi Louis -XVI parlent souvent de la loi naturelle et des droits de l'homme. Je -trouve des paysans qui, dans leurs requêtes, appellent leurs voisins -des concitoyens; l'intendant, un respectable magistrat; le curé de la -paroisse, le ministre des autels, et le bon Dieu, l'Être suprême, et -auxquels il ne manque guère, pour devenir d'assez méchants écrivains, -que de savoir l'orthographe. - -Ces qualités nouvelles se sont si bien incorporées à l'ancien fonds du -caractère français que souvent on a attribué à notre naturel ce qui ne -provenait que de cette éducation singulière. J'ai entendu affirmer que -le goût ou plutôt la passion que nous avons montrée depuis soixante ans -pour les idées générales, les systèmes et les grands mots en matière -politique, tenait à je ne sais quel attribut particulier à notre race, -à ce qu'on appelait un peu emphatiquement _l'esprit français_: comme -si ce prétendu attribut eût pu apparaître tout à coup vers la fin du -siècle dernier, après s'être caché pendant tout le reste de notre -histoire. - -Ce qui est singulier, c'est que nous avons gardé les habitudes que -nous avions prises à la littérature en perdant presque complétement -notre ancien amour des lettres. Je me suis souvent étonné, dans le -cours de ma vie publique, en voyant des gens qui ne lisaient guère les -livres du dix-huitième siècle, non plus que ceux d'aucun autre, et qui -méprisaient fort les auteurs, retenir si fidèlement quelques-uns des -principaux défauts qu'avait fait voir, avant leur naissance, l'esprit -littéraire. - - - - -CHAPITRE II. - - Comment l'irréligion avait pu devenir une passion générale et - dominante chez les Français du dix-huitième siècle, et quelle - sorte d'influence cela eut sur le caractère de la Révolution. - - -Depuis la grande révolution du seizième siècle, où l'esprit d'examen -avait entrepris de démêler entre les diverses traditions chrétiennes -quelles étaient les fausses et les véritables, il n'avait jamais cessé -de se produire des génies plus curieux ou plus hardis qui les avaient -contestées ou rejetées toutes. Le même esprit qui, au temps de Luther, -avait fait sortir à la fois du catholicisme plusieurs millions de -catholiques, poussait isolément chaque année quelques chrétiens hors du -christianisme lui-même: à l'hérésie avait succédé l'incrédulité. - -On peut dire d'une manière générale qu'au dix-huitième siècle le -christianisme avait perdu sur tout le continent de l'Europe une grande -partie de sa puissance; mais, dans la plupart des pays, il était plutôt -délaissé que violemment combattu; ceux mêmes qui l'abandonnaient le -quittaient comme à regret. L'irréligion était répandue parmi les -princes et les beaux esprits; elle ne pénétrait guère encore dans le -sein des classes moyennes et du peuple; elle restait le caprice de -certains esprits, non une opinion commune. «C'est un préjugé répandu -généralement en Allemagne,» dit Mirabeau en 1787, «que les provinces -prussiennes sont remplies d'athées. La vérité est que, s'il s'y -rencontre quelques libres penseurs, le peuple y est aussi attaché à la -religion que dans les contrées les plus dévotes, et qu'on y compte même -un grand nombre de fanatiques.» Il ajoute qu'il est bien à regretter -que Frédéric II n'autorise point le mariage des prêtres catholiques, -et surtout refuse de laisser à ceux qui se marient les revenus de leur -bénéfice ecclésiastique, «mesure,» dit-il, «que nous oserions croire -digne de ce grand homme.» Nulle part l'irréligion n'était encore -devenue une passion générale, ardente, intolérante ni oppressive, si ce -n'est en France. - -Là il se passait une chose qui ne s'était pas encore rencontrée. On -avait attaqué avec violence en d'autres temps des religions établies, -mais l'ardeur qu'on montrait contre elles avait toujours pris naissance -dans le zèle que des religions nouvelles inspiraient. Les religions -fausses et détestables de l'antiquité n'avaient eu elles-mêmes -d'adversaires nombreux et passionnés que quand le christianisme s'était -présenté pour les supplanter; jusque-là elles s'éteignaient doucement -et sans bruit dans le doute et l'indifférence: c'est la mort sénile -des religions. En France, on attaqua avec une sorte de fureur la -religion chrétienne, sans essayer même de mettre une autre religion à -sa place. On travailla ardemment et continûment à ôter des âmes la foi -qui les avait remplies, et on les laissa vides. Une multitude d'hommes -s'enflammèrent dans cette ingrate entreprise. L'incrédulité absolue -en matière de religion, qui est si contraire aux instincts naturels -de l'homme et met son âme dans une assiette si douloureuse, parut -attrayante à la foule. Ce qui n'avait produit jusque-là qu'une sorte -de langueur maladive y engendra cette fois le fanatisme et l'esprit de -propagande. - -La rencontre de plusieurs grands écrivains disposés à nier les vérités -de la religion chrétienne ne paraît pas suffisante pour rendre raison -d'un événement si extraordinaire; car pourquoi tous ces écrivains, -tous, ont-ils porté leur esprit de ce côté plutôt que d'un autre? -Pourquoi parmi eux n'en a-t-on vu aucun qui se soit imaginé de choisir -la thèse contraire? Et enfin, pourquoi ont-ils trouvé, plus que tous -leurs prédécesseurs, l'oreille de la foule tout ouverte pour les -entendre et son esprit si enclin à les croire? Il n'y a que des causes -très-particulières au temps et au pays de ces écrivains qui puissent -expliquer et leur entreprise, et surtout son succès. L'esprit de -Voltaire était depuis longtemps dans le monde; mais Voltaire lui-même -ne pouvait guère en effet régner qu'au dix-huitième siècle et en France. - -Reconnaissons d'abord que l'Église n'avait rien de plus attaquable -chez nous qu'ailleurs; les vices et les abus qu'on y avait mêlés -étaient au contraire moindres que dans la plupart des pays catholiques; -elle était infiniment plus tolérante qu'elle ne l'avait été jusque-là -et qu'elle ne l'était encore chez d'autres peuples. Aussi est-ce bien -moins dans l'état de la religion que dans celui de la société qu'il -faut chercher les causes particulières du phénomène. - -Pour le comprendre, il ne faut jamais perdre de vue ce que j'ai dit au -chapitre précédent, à savoir: que tout l'esprit d'opposition politique -que faisaient naître les vices du gouvernement, ne pouvant se produire -dans les affaires, s'était réfugié dans la littérature, et que les -écrivains étaient devenus les véritables chefs du grand parti qui -tendait à renverser toutes les institutions sociales et politiques du -pays. - -Ceci bien saisi, la question change d'objet. Il ne s'agit plus de -savoir en quoi l'Église de ce temps-là pouvait pécher comme institution -religieuse, mais en quoi elle faisait obstacle à la révolution -politique qui se préparait, et devait être particulièrement gênante aux -écrivains qui en étaient les principaux promoteurs. - -L'Église faisait obstacle, par les principes mêmes de son gouvernement, -à ceux qu'ils voulaient faire prévaloir dans le gouvernement civil. -Elle s'appuyait principalement sur la tradition: ils professaient -un grand mépris pour toutes les institutions qui se fondent sur le -respect du passé; elle reconnaissait une autorité supérieure à la -raison individuelle: ils n'en appelaient qu'à cette même raison; elle -se fondait sur une hiérarchie: ils tendaient à la confusion des rangs. -Pour pouvoir s'entendre avec elle, il eût fallu que de part et d'autre -on eût reconnu que la société politique et la société religieuse, -étant par nature essentiellement différentes, ne peuvent se régler par -des principes semblables; mais on était bien loin de là alors, et il -semblait que, pour en arriver à attaquer les institutions de l'État, il -fût nécessaire de détruire celles de l'Église, qui leur servaient de -fondement et de modèle. - -L'Église d'ailleurs était elle-même alors le premier des pouvoirs -politiques, et le plus détesté de tous, quoiqu'il n'en fût pas le plus -oppressif; car elle était venue se mêler à eux sans y être appelée par -sa vocation et par sa nature, consacrait souvent chez eux des vices -qu'elle blâmait ailleurs, les couvrait de son inviolabilité sacrée, et -semblait vouloir les rendre immortels comme elle-même. En l'attaquant, -on était sûr d'entrer tout d'abord dans la passion du public. - -Mais, outre ces raisons générales, les écrivains en avaient de plus -particulières, et pour ainsi dire de personnelles, pour s'en prendre -d'abord à elle. L'Église représentait précisément cette partie du -gouvernement qui leur était la plus proche et la plus directement -opposée. Les autres pouvoirs ne se faisaient sentir à eux que de temps -en temps; mais celui-là, étant spécialement chargé de surveiller les -démarches de la pensée et de censurer les écrits, les incommodait tous -les jours. En défendant contre elle les libertés générales de l'esprit -humain, ils combattaient dans leur cause propre et commençaient par -briser l'entrave qui les serrait eux-mêmes le plus étroitement. - -L'Église, de plus, leur paraissait être, de tout le vaste édifice -qu'ils attaquaient, et était, en effet, le côté le plus ouvert et le -moins défendu. Sa puissance s'était affaiblie en même temps que le -pouvoir des princes temporels s'affermissait. Après avoir été leur -supérieure, puis leur égale, elle s'était réduite à devenir leur -cliente; entre eux et elle il s'était établi une sorte d'échange: ils -lui prêtaient leur force matérielle, elle leur prêtait son autorité -morale; ils lui faisaient obéir, elle les faisait respecter. Commerce -dangereux, quand les temps de révolution approchent, et toujours -désavantageux à une puissance qui ne se fonde pas sur la contrainte, -mais sur la croyance. - -Quoique nos rois s'appelassent encore les fils aînés de l'Église, ils -s'acquittaient fort négligemment de leurs obligations envers elle; ils -montraient bien moins d'ardeur à la protéger qu'ils n'en mettaient à -défendre leur propre gouvernement. Ils ne permettaient pas, il est -vrai, qu'on portât la main sur elle; mais ils souffraient qu'on la -perçât de loin de mille traits. - -Cette demi-contrainte qu'on imposait alors aux ennemis de l'Église, -au lieu de diminuer leur pouvoir, l'augmentait. Il y a des moments -où l'oppression des écrivains parvient à arrêter le mouvement de la -pensée, dans d'autres elle le précipite; mais il n'est jamais arrivé -qu'une sorte de police semblable à celle qu'on exerçait alors sur la -presse n'ait pas centuplé son pouvoir. - -Les auteurs n'étaient persécutés que dans la mesure qui fait plaindre, -et non dans celle qui fait trembler; ils souffraient cette espèce de -gêne qui anime à la lutte, et non ce joug pesant qui accable. Les -poursuites dont ils étaient l'objet, presque toujours lentes, bruyantes -et vaines, semblaient avoir pour but moins de les détourner d'écrire -que de les y exciter. Une complète liberté de la presse eût été moins -dommageable à l'Église. - -«Vous croyez notre intolérance,» écrivait Diderot à David Hume en 1768, -«plus favorable au progrès de l'esprit que votre liberté illimitée; -d'Holbach, Helvétius, Morellet et Suard ne sont pas de votre avis.» -C'était pourtant l'Écossais qui avait raison. Habitant d'un pays libre, -il en possédait l'expérience; Diderot jugeait la chose en homme de -lettres, Hume la jugeait en politique. - -J'arrête le premier Américain que je rencontre, soit dans son pays, -soit ailleurs, et je lui demande s'il croit la religion utile à la -stabilité des lois et au bon ordre de la société; il me répond sans -hésiter qu'une société civilisée, mais surtout une société libre, ne -peuvent subsister sans religion. Le respect de la religion y est, à ses -yeux, la plus grande garantie de la stabilité de l'État et de la sûreté -des particuliers. Les moins versés dans la science du gouvernement -savent au moins cela. Cependant il n'y a pas de pays au monde où les -doctrines les plus hardies des philosophes du dix-huitième siècle, en -matière de politique, soient plus appliquées qu'en Amérique; leurs -seules doctrines antireligieuses n'ont jamais pu s'y faire jour, même à -la faveur de la liberté illimitée de la presse. - -J'en dirai autant des Anglais. Notre philosophie irréligieuse leur fut -prêchée avant même que la plupart de nos philosophes ne vinssent au -monde: ce fut Bolingbroke qui acheva de dresser Voltaire. Pendant tout -le cours du dix-huitième siècle, l'incrédulité eut des représentants -célèbres en Angleterre. D'habiles écrivains, de profonds penseurs -prirent en main sa cause; ils ne purent jamais la faire triompher comme -en France, parce que tous ceux qui avaient quelque chose à craindre -dans les révolutions se hâtèrent de venir au secours des croyances -établies. Ceux mêmes d'entre eux qui étaient le plus mêlés à la -société française de ce temps-là, et qui ne jugeaient pas les doctrines -de nos philosophes fausses, les repoussèrent comme dangereuses. De -grands partis politiques, ainsi que cela arrive toujours chez les -peuples libres, trouvèrent intérêt à lier leur cause à celle de -l'Église; on vit Bolingbroke lui-même devenir l'allié des évêques. Le -clergé, animé par ces exemples et ne se sentant jamais seul, combattit -lui-même énergiquement pour sa propre cause. L'Église d'Angleterre, -malgré le vice de sa constitution et les abus de toute sorte qui -fourmillaient dans son sein, soutint victorieusement le choc; des -écrivains, des orateurs sortirent de ses rangs et se portèrent avec -ardeur à la défense du christianisme. Les théories qui étaient hostiles -à celui-ci, après avoir été discutées et réfutées, furent enfin -rejetées par l'effort de la société elle-même, sans que le gouvernement -s'en mêlât. - -Mais pourquoi chercher des exemples ailleurs qu'en France? Quel -Français s'aviserait aujourd'hui d'écrire les livres de Diderot ou -d'Helvétius? Qui voudrait les lire? Je dirais presque, qui en sait -les titres? L'expérience incomplète que nous avons acquise depuis -soixante ans dans la vie publique a suffi pour nous dégoûter de cette -littérature dangereuse. Voyez comme le respect de la religion a repris -graduellement son empire dans les différentes classes de la nation, à -mesure que chacune d'elles acquérait cette expérience à la dure école -des révolutions. L'ancienne noblesse, qui était la classe la plus -irréligieuse avant 89, devint la plus fervente après 93; la première -atteinte, elle se convertit la première. Lorsque la bourgeoisie se -sentit frappée elle-même dans son triomphe, on la vit se rapprocher à -son tour des croyances. Peu à peu le respect de la religion pénétra -partout où les hommes avaient quelque chose à perdre dans le désordre -populaire, et l'incrédulité disparut, ou du moins se cacha, à mesure -que la peur des révolutions se faisait voir. - -Il n'en était pas ainsi à la fin de l'ancien régime. Nous avions si -complétement perdu la pratique des grandes affaires humaines, et nous -ignorions si bien la part que prend la religion dans le gouvernement -des empires, que l'incrédulité s'établit d'abord dans l'esprit de -ceux-là mêmes qui avaient l'intérêt le plus personnel et le plus -pressant à retenir l'État dans l'ordre et le peuple dans l'obéissance. -Non-seulement ils l'accueillirent, mais dans leur aveuglement ils la -répandirent au-dessous d'eux; ils firent de l'impiété une sorte de -passe-temps de leur vie oisive. - -L'Église de France, jusque-là si fertile en grands orateurs, se sentant -ainsi désertée de tous ceux qu'un intérêt commun devait rattacher à -sa cause, devint muette. On put croire un moment que, pourvu qu'on -lui conservât ses richesses et son rang, elle était prête à passer -condamnation sur sa croyance. - -Ceux qui niaient le christianisme élevant la voix et ceux qui croyaient -encore faisant silence, il arriva ce qui s'est vu si souvent depuis -parmi nous, non-seulement en fait de religion, mais en toute autre -matière. Les hommes qui conservaient l'ancienne foi craignirent d'être -les seuls à lui rester fidèles, et, redoutant plus l'isolement que -l'erreur, ils se joignirent à la foule sans penser comme elle. Ce qui -n'était encore que le sentiment d'une partie de la nation parut ainsi -l'opinion de tous, et sembla dès lors irrésistible aux yeux mêmes de -ceux qui lui donnaient cette fausse apparence. - -Le discrédit universel dans lequel tombèrent toutes les croyances -religieuses à la fin du siècle dernier a exercé sans aucun doute la -plus grande influence sur toute notre Révolution; il en a marqué le -caractère. Rien n'a plus contribué à donner à sa physionomie cette -expression terrible qu'on lui a vue. - -Quand je cherche à démêler les différents effets que l'irréligion -produisit alors en France, je trouve que ce fut bien plus en déréglant -les esprits qu'en dégradant les cœurs, ou même en corrompant les mœurs, -qu'elle disposa les hommes de ce temps-là à se porter à des extrémités -si singulières. - -Lorsque la religion déserta les âmes, elle ne les laissa pas, ainsi -que cela arrive souvent, vides et débilitées; elles se trouvèrent -momentanément remplies par des sentiments et des idées qui tinrent pour -un temps sa place, et ne leur permirent pas d'abord de s'affaisser. - -Si les Français qui firent la Révolution étaient plus incrédules -que nous en fait de religion, il leur restait du moins une croyance -admirable qui nous manque: ils croyaient en eux-mêmes. Ils ne -doutaient pas de la perfectibilité, de la puissance de l'homme; ils se -passionnaient volontiers pour sa gloire, ils avaient foi dans sa vertu. -Ils mettaient dans leurs propres forces cette confiance orgueilleuse -qui mène souvent à l'erreur, mais sans laquelle un peuple n'est capable -que de servir; ils ne doutaient point qu'ils ne fussent appelés à -transformer la société et à régénérer notre espèce. Ces sentiments -et ces passions étaient devenus pour eux comme une sorte de religion -nouvelle, qui, produisant quelques-uns des grands effets qu'on a vu les -religions produire, les arrachait à l'égoïsme individuel, les poussait -jusqu'à l'héroïsme et au dévouement, et les rendait souvent comme -insensibles à tous ces petits biens qui nous possèdent. - -J'ai beaucoup étudié l'histoire, et j'ose affirmer que je n'y ai -jamais rencontré de révolution où l'on ait pu voir au début, dans -un aussi grand nombre d'hommes, un patriotisme plus sincère, plus -de désintéressement, plus de vraie grandeur. La nation y montra le -principal défaut, mais aussi la principale qualité qu'a la jeunesse, ou -plutôt qu'elle avait, à savoir: l'inexpérience et la générosité. - -Et pourtant l'irréligion produisit alors un mal public immense. - -Dans la plupart des grandes révolutions politiques qui avaient paru -jusque-là dans le monde, ceux qui attaquaient les lois établies -avaient respecté les croyances, et, dans la plupart des révolutions -religieuses, ceux qui attaquaient la religion n'avaient pas entrepris -du même coup de changer la nature et l'ordre de tous les pouvoirs et -d'abolir de fond en comble l'ancienne constitution du gouvernement. Il -y avait donc toujours eu dans les plus grands ébranlements des sociétés -un point qui restait solide. - -Mais, dans la Révolution française, les lois religieuses ayant été -abolies en même temps que les lois civiles étaient renversées, l'esprit -humain perdit entièrement son assiette; il ne sut plus à quoi se -retenir ni où s'arrêter, et l'on vit apparaître des révolutionnaires -d'une espèce inconnue, qui portèrent l'audace jusqu'à la folie, -qu'aucune nouveauté ne put surprendre, aucun scrupule ralentir, et -qui n'hésitèrent jamais devant l'exécution d'aucun dessein. Et il ne -faut pas croire que ces êtres nouveaux aient été la création isolée -et éphémère d'un moment, destinés à passer avec lui; ils ont formé -depuis une race qui s'est perpétuée et répandue dans toutes les parties -civilisées de la terre, qui partout a conservé la même physionomie, les -mêmes passions, le même caractère. Nous l'avons trouvée dans le monde -en naissant; elle est encore sous nos yeux. - - - - -CHAPITRE III. - - Comment les Français ont voulu des réformes avant de vouloir des - libertés. - - -Une chose digne de remarque, c'est que, parmi toutes les idées et tous -les sentiments qui ont préparé la Révolution, l'idée et le goût de la -liberté publique proprement dite se soient présentés les derniers, -comme ils ont été les premiers à disparaître. - -Depuis longtemps on avait commencé à ébranler le vieil édifice du -gouvernement; il chancelait déjà, et il n'était pas encore question -d'elle. Voltaire y songeait à peine: trois ans de séjour en Angleterre -la lui avaient fait voir sans la lui faire aimer. La philosophie -sceptique qu'on prêche librement chez les Anglais le ravit; leurs -lois politiques le touchent peu: il en remarque les vices plus que -les vertus. Dans ses lettres sur l'Angleterre, qui sont un de ses -chefs-d'œuvre, le parlement est ce dont il parle le moins; en réalité, -il envie surtout aux Anglais leur liberté littéraire, mais ne se soucie -guère de leur liberté politique, comme si la première pouvait jamais -exister longtemps sans la seconde. - -Vers le milieu du siècle, on voit paraître un certain nombre -d'écrivains qui traitent spécialement des questions d'administration -publique, et auxquels plusieurs principes semblables ont fait donner -le nom commun d'_économistes_ ou de _physiocrates_. Les économistes -ont eu moins d'éclat dans l'histoire que les philosophes; moins qu'eux -ils ont contribué peut-être à l'avénement de la Révolution; je crois -pourtant que c'est surtout dans leurs écrits qu'on peut le mieux -étudier son vrai naturel. Les philosophes ne sont guère sortis des -idées très-générales et très-abstraites en matière de gouvernement; les -économistes, sans se séparer des théories, sont cependant descendus -plus près des faits. Les uns ont dit ce qu'on pouvait imaginer, les -autres ont indiqué parfois ce qu'il y avait à faire. Toutes les -institutions que la Révolution devait abolir sans retour ont été -l'objet particulier de leurs attaques; aucune n'a trouvé grâce à leurs -yeux. Toutes celles, au contraire, qui peuvent passer pour son œuvre -propre ont été annoncées par eux à l'avance et préconisées avec ardeur; -on en citerait à peine une seule dont le germe n'ait été déposé dans -quelques-uns de leurs écrits; on trouve en eux tout ce qu'il y a de -plus substantiel en elle. - -Bien plus, on reconnaît déjà dans leurs livres ce tempérament -révolutionnaire et démocratique que nous connaissons si bien; ils -n'ont pas seulement la haine de certains priviléges, la diversité -même leur est odieuse: ils adoreraient l'égalité jusque dans la -servitude. Ce qui les gêne dans leurs desseins n'est bon qu'à briser. -Les contrats leur inspirent peu de respect; les droits privés, nuls -égards; ou plutôt il n'y a déjà plus à leurs yeux, à bien parler, de -droits privés, mais seulement une utilité publique. Ce sont pourtant, -en général, des hommes de mœurs douces et tranquilles, des gens de -bien, d'honnêtes magistrats, d'habiles administrateurs; mais le génie -particulier à leur œuvre les entraîne. - -Le passé est pour les économistes l'objet d'un mépris sans bornes. -«La nation est gouvernée depuis des siècles par de faux principes; -tout semble y avoir été fait au hasard,» dit Letronne. Partant de -cette idée, ils se mettent à l'œuvre; il n'y a pas d'institution si -vieille et qui paraisse si bien fondée dans notre histoire dont ils ne -demandent l'abolition, pour peu qu'elle les incommode et nuise à la -symétrie de leurs plans. L'un d'eux propose d'effacer à la fois toutes -les anciennes divisions territoriales et de changer tous les noms des -provinces, quarante ans avant que l'Assemblée constituante ne l'exécute. - -Ils ont déjà conçu la pensée de toutes les réformes sociales et -administratives que la Révolution a faites, avant que l'idée des -institutions libres ait commencé à se faire jour dans leur esprit. -Ils sont, il est vrai, très-favorables au libre échange des denrées, -_au laisser faire_ ou _au laisser passer_ dans le commerce et dans -l'industrie; mais, quant aux libertés politiques proprement dites, ils -n'y songent point, et même, quand elles se présentent par hasard à leur -imagination, ils les repoussent d'abord. La plupart commencent à se -montrer fort ennemis des assemblées délibérantes, des pouvoirs locaux -et secondaires, et, en général, de tous ces contre-poids qui ont été -établis, dans différents temps, chez tous les peuples libres, pour -balancer la puissance centrale. «Le système des contre-forces,» dit -Quesnay, «dans un gouvernement est une idée funeste.» «Les spéculations -d'après lesquelles on a imaginé le système des contre-poids sont -chimériques,» dit un ami de Quesnay. - -La seule garantie qu'ils inventent contre l'abus du pouvoir, c'est -l'éducation publique; car, comme dit encore Quesnay, «le despotisme est -impossible si la nation est éclairée.» «Frappés des maux qu'entraînent -les abus de l'autorité,» dit un autre de ses disciples, «les hommes -ont inventé mille moyens totalement inutiles, et ont négligé le -seul véritablement efficace, qui est l'enseignement public général, -continuel, de la justice par essence et de l'ordre naturel.» C'est à -l'aide de ce petit galimatias littéraire qu'ils entendent suppléer à -toutes les garanties politiques. - -Letronne, qui déplore si amèrement l'abandon dans lequel le -gouvernement laisse les campagnes, qui nous les montre sans chemins, -sans industrie, sans lumières, n'imagine point que leurs affaires -pourraient bien être mieux faites si on chargeait les habitants -eux-mêmes de les faire. - -Turgot lui-même, que la grandeur de son âme et les rares qualités de -son génie doivent faire mettre à part de tous les autres, n'a pas -beaucoup plus qu'eux le goût des libertés politiques, ou du moins -le goût ne lui en vient que tard, et lorsque le sentiment public le -lui suggère. Comme tous les autres, la première garantie politique -lui paraît être une certaine instruction publique donnée par l'État, -d'après certains procédés et dans un certain esprit. La confiance qu'il -montre en cette sorte de médication intellectuelle, ou, comme le dit un -de ses contemporains, dans le _mécanisme d'une éducation conforme aux -principes_, est sans bornes. «J'ose vous répondre, Sire,» dit-il dans -un mémoire où il propose au roi un plan de cette espèce, «que dans dix -ans votre nation ne sera plus reconnaissable, et que, par les lumières, -les bonnes mœurs, par le zèle éclairé pour votre service et pour -celui de la patrie, elle sera infiniment au-dessus de tous les autres -peuples. Les enfants qui ont maintenant dix ans se trouveront alors -des hommes préparés pour l'État, affectionnés à leur pays, soumis, non -par crainte, mais par raison, à l'autorité, secourables envers leurs -concitoyens, accoutumés à reconnaître et à respecter la justice.» - -Il y avait si longtemps que la liberté politique était détruite en -France qu'on y avait presque entièrement oublié quelles étaient ses -conditions et ses effets. Bien plus, les débris informes qui en -restaient encore, et les institutions qui semblaient avoir été faites -pour la suppléer, la rendaient suspecte et donnaient souvent des -préjugés contre elle. La plupart des assemblées d'états qui existaient -encore gardaient, avec les formes surannées, l'esprit du moyen âge, -et gênaient le progrès de la société loin d'y aider; les parlements, -chargés seuls de tenir lieu de corps politiques, ne pouvaient empêcher -le mal que le gouvernement faisait, et souvent empêchaient le bien -qu'il voulait faire. - -L'idée d'accomplir la révolution qu'ils imaginaient à l'aide de tous -ces vieux instruments paraît aux économistes impraticable; la pensée -de confier l'exécution de leurs plans à la nation devenue sa maîtresse -leur agrée même fort peu; car comment faire adopter et suivre par tout -un peuple un système de réforme si vaste et si étroitement lié dans ses -parties? Il leur semble plus facile et plus opportun de faire servir à -leurs desseins l'administration royale elle-même. - -Ce pouvoir nouveau n'est pas sorti des institutions du moyen âge; il -n'en porte point l'empreinte; au milieu de ses erreurs, ils démêlent -en lui certains bons penchants. Comme eux il a un goût naturel pour -l'égalité des conditions et pour l'uniformité des règles; autant -qu'eux-mêmes il hait au fond du cœur tous les anciens pouvoirs qui sont -nés de la féodalité ou qui tendent vers l'aristocratie. On chercherait -en vain dans le reste de l'Europe une machine de gouvernement si bien -montée, si grande et si forte; la rencontre d'un tel gouvernement -parmi nous leur semble une circonstance singulièrement heureuse: ils -l'auraient appelée providentielle, s'il avait été de mode, alors -comme aujourd'hui, de faire intervenir la Providence à tout propos. -«La situation de la France,» dit Letronne, «est infiniment meilleure -que celle de l'Angleterre; car ici on peut accomplir des réformes qui -changent tout l'état du pays en un moment, tandis que chez les Anglais -de telles réformes peuvent toujours être entravées par les partis.» - -Il ne s'agit donc pas de détruire ce pouvoir absolu, mais de le -convertir. «Il faut que l'État gouverne suivant les règles de l'ordre -essentiel,» dit Mercier de la Rivière, «et quand il en est ainsi, il -faut qu'il soit tout-puissant.»—«Que l'État comprenne bien son devoir,» -dit un autre, «et alors qu'on le laisse libre.» Allez de Quesnay à -l'abbé Bodeau, vous les trouverez tous de la même humeur. - -Ils ne comptent pas seulement sur l'administration royale pour -réformer la société de leur temps; ils lui empruntent, en partie, -l'idée du gouvernement futur qu'ils veulent fonder. C'est en regardant -l'un qu'ils se sont fait une image de l'autre. - -L'État, suivant les économistes, n'a pas uniquement à commander à la -nation, mais à la façonner d'une certaine manière; c'est à lui de -former l'esprit des citoyens suivant un certain modèle qu'il s'est -proposé à l'avance; son devoir est de le remplir de certaines idées et -de fournir à leur cœur certains sentiments qu'il juge nécessaires. En -réalité, il n'y a pas de limites à ses droits ni de bornes à ce qu'il -peut faire; il ne réforme pas seulement les hommes, il les transforme; -il ne tiendrait peut-être qu'à lui d'en faire d'autres! «L'État fait -des hommes tout ce qu'il veut,» dit Bodeau. Ce mot résume toutes leurs -théories. - -Cet immense pouvoir social que les économistes imaginent n'est pas -seulement plus grand qu'aucun de ceux qu'ils ont sous les yeux; il -en diffère encore par l'origine et le caractère. Il ne découle pas -directement de Dieu; il ne se rattache point à la tradition; il est -impersonnel: il ne s'appelle plus le roi, mais l'État; il n'est pas -l'héritage d'une famille; il est le produit et le représentant de tous, -et doit faire plier le droit de chacun sous la volonté de tous. - -Cette forme particulière de la tyrannie qu'on nomme le despotisme -démocratique, dont le moyen âge n'avait pas eu l'idée, leur est -déjà familière. Plus de hiérarchie dans la société, plus de classes -marquées, plus de rangs fixes; un peuple composé d'individus presque -semblables et entièrement égaux, cette masse confuse reconnue pour -le seul souverain légitime, mais soigneusement privée de toutes les -facultés qui pourraient lui permettre de diriger et même de surveiller -elle-même son gouvernement. Au-dessus d'elle, un mandataire unique, -chargé de tout faire en son nom sans la consulter. Pour contrôler -celui-ci, une raison publique sans organes; pour l'arrêter, des -révolutions, et non des lois: en droit, un agent subordonné; en fait, -un maître. - -Ne trouvant encore autour d'eux rien qui leur paraisse conforme à cet -idéal, ils vont le chercher au fond de l'Asie. Je n'exagère pas en -affirmant qu'il n'y en a pas un qui n'ait fait dans quelque partie -de ses écrits l'éloge emphatique de la Chine. On est sûr en lisant -leurs livres d'y rencontrer au moins cela, et comme la Chine est -encore très-mal connue, il n'est sorte de billevesées dont ils ne nous -entretiennent à propos d'elle. Ce gouvernement imbécile et barbare, -qu'une poignée d'Européens maîtrise à son gré, leur semble le modèle le -plus parfait que puissent copier toutes les nations du monde. Il est -pour eux ce que devint plus tard l'Angleterre et enfin l'Amérique pour -tous les Français. Ils se sentent émus et comme ravis à la vue d'un -pays dont le souverain absolu, mais exempt de préjugés, laboure une -fois l'an la terre de ses propres mains pour honorer les arts utiles; -où toutes les places sont obtenues dans des concours littéraires; qui -n'a pour religion qu'une philosophie, et pour aristocratie que des -lettrés. - -On croit que les théories destructives qui sont désignées de nos -jours sous le nom de _socialisme_ sont d'origine récente; c'est une -erreur: ces théories sont contemporaines des premiers économistes. -Tandis que ceux-ci employaient le gouvernement tout-puissant qu'ils -rêvaient à changer les formes de la société, les autres s'emparaient en -imagination du même pouvoir pour en ruiner les bases. - -Lisez le _Code de la Nature_ par Morelly, vous y trouverez, avec toutes -les doctrines des économistes sur la toute-puissance de l'État et sur -ses droits illimités, plusieurs des théories politiques qui ont le plus -effrayé la France dans ces derniers temps, et que nous nous figurions -avoir vues naître: la communauté de biens, le droit au travail, -l'égalité absolue, l'uniformité en toutes choses, la régularité -mécanique dans tous les mouvements des individus, la tyrannie -règlementaire et l'absorption complète de la personnalité des citoyens -dans le corps social. - -«Rien dans la société n'appartiendra singulièrement ni en propriété à -personne,» dit l'article 1er de ce Code. «La propriété est détestable, -et celui qui tentera de la rétablir sera renfermé pour toute sa vie, -comme un fou furieux et ennemi de l'humanité. Chaque citoyen sera -sustenté, entretenu et occupé aux dépens du public,» dit l'art. 2. -«Toutes les productions seront amassées dans des magasins publics, pour -être distribuées à tous les citoyens et servir aux besoins de leur vie. -Les villes seront bâties sur le même plan; tous les édifices à l'usage -des particuliers seront semblables. A cinq ans tous les enfants seront -enlevés à la famille et élevés en commun, aux frais de l'État, d'une -façon uniforme.» Ce livre vous paraît écrit d'hier: il date de cent -ans; il paraissait en 1755, dans le même temps que Quesnay fondait son -école: tant il est vrai que la centralisation et le socialisme sont des -produits du même sol; ils sont relativement l'un à l'autre ce que le -fruit cultivé est au sauvageon. - -De tous les hommes de leur temps, ce sont les économistes qui -paraîtraient le moins dépaysés dans le nôtre; leur passion pour -l'égalité est si décidée et leur goût de la liberté si incertain qu'ils -ont un faux air de contemporains. Quand je lis les discours et les -écrits des hommes qui ont fait la Révolution, je me sens tout à coup -transporté dans un lieu et au milieu d'une société que je ne connais -pas; mais quand je parcours les livres des économistes, il me semble -que j'ai vécu avec ces gens-là et que je viens de discourir avec eux. - -Vers 1750, la nation tout entière ne se fût pas montrée plus exigeante -en fait de liberté politique que les économistes eux-mêmes; elle en -avait perdu le goût, et jusqu'à l'idée, en en perdant l'usage. Elle -souhaitait des réformes plus que des droits, et, s'il se fût trouvé -alors sur le trône un prince de la taille et de l'humeur du grand -Frédéric, je ne doute point qu'il n'eût accompli dans la société et -dans le gouvernement plusieurs des plus grands changements que la -Révolution y a faits, non-seulement sans perdre sa couronne, mais en -augmentant beaucoup son pouvoir. On assure que l'un des plus habiles -ministres qu'ait eu Louis XV, M. de Machault, entrevit cette idée et -l'indiqua à son maître; mais de telles entreprises ne se conseillent -point: on n'est propre à les accomplir que quand on a été capable de -les concevoir. - -Vingt ans après, il n'en était plus de même: l'image de la liberté -politique s'était offerte à l'esprit des Français et leur devenait -chaque jour de plus en plus attrayante. On s'en aperçoit à bien des -signes. Les provinces commencent à concevoir le désir de s'administrer -de nouveau elles-mêmes. L'idée que le peuple tout entier a le droit -de prendre part à son gouvernement pénètre dans les esprits et s'en -empare. Le souvenir des anciens états généraux se ravive. La nation, -qui déteste sa propre histoire, n'en rappelle avec plaisir que cette -partie. Le nouveau courant entraîne les économistes eux-mêmes, et les -force d'embarrasser leur système unitaire de quelques institutions -libres. - -Lorsqu'en 1771 les parlements sont détruits, le même public, qui avait -eu si souvent à souffrir de leurs préjugés, s'émeut profondément en -voyant leur chute. Il semblait qu'avec eux tombât la dernière barrière -qui pouvait contenir encore l'arbitraire royal. - -Cette opposition étonne et indigne Voltaire. «Presque tout le royaume -est dans l'effervescence et la consternation,» écrit-il à ses amis; «la -fermentation est aussi forte dans les provinces qu'à Paris même. L'édit -me semble pourtant rempli de réformes utiles. Détruire la vénalité des -charges, rendre la justice gratuite, empêcher les plaideurs de venir -à Paris des extrémités du royaume pour s'y ruiner, charger le roi de -payer les frais de justices seigneuriales, ne sont-ce pas là de grands -services rendus à la nation? Ces parlements, d'ailleurs, n'ont-ils pas -été souvent persécuteurs et barbares? En vérité, j'admire les Welches -de prendre le parti de ces bourgeois insolents et indociles. Pour moi, -je crois que le roi a raison, et, puisqu'il faut servir, je pense -que mieux vaut le faire sous un lion de bonne maison, et qui est né -beaucoup plus fort que moi, que sous deux cents rats de mon espèce.» Et -il ajoute en manière d'excuse: «Songez que je dois apprécier infiniment -la grâce qu'a faite le roi à tous les seigneurs de terres, de payer -les frais de leurs justices.» - -Voltaire, absent de Paris depuis longtemps, croyait que l'esprit public -en était encore resté au point où il l'avait laissé. Il n'en était -rien. Les Français ne se bornaient plus à désirer que leurs affaires -fussent mieux faites; ils commençaient à vouloir les faire eux-mêmes, -et il était visible que la grande révolution que tout préparait allait -avoir lieu, non-seulement avec l'assentiment du peuple, mais par ses -mains. - -Je pense qu'à partir de ce moment-là cette révolution radicale, qui -devait confondre dans une même ruine ce que l'ancien régime contenait -de plus mauvais et ce qu'il renfermait de meilleur, était désormais -inévitable. Un peuple si mal préparé à agir par lui-même ne pouvait -entreprendre de tout réformer à la fois sans tout détruire. Un prince -absolu eût été un novateur moins dangereux. Pour moi, quand je -considère que cette même révolution, qui a détruit tant d'institutions, -d'idées, d'habitudes contraires à la liberté, en a, d'autre part, aboli -tant d'autres dont celle-ci peut à peine se passer, j'incline à croire -qu'accomplie par un despote elle nous eût peut-être laissés moins -impropres à devenir un jour une nation libre que faite au nom de la -souveraineté du peuple et par lui. - -Il ne faut jamais perdre de vue ce qui précède, si l'on veut comprendre -l'histoire de notre Révolution. - -Quand l'amour des Français pour la liberté politique se réveilla, -ils avaient déjà conçu en matière de gouvernement un certain nombre -de notions qui non-seulement ne s'accordaient pas facilement avec -l'existence d'institutions libres, mais y étaient presque contraires. - -Ils avaient admis comme idéal d'une société un peuple sans autre -aristocratie que celle des fonctionnaires publics, une administration -unique et toute-puissante, directrice de l'État, tutrice des -particuliers. En voulant être libres, ils n'entendirent point se -départir de cette notion première; ils essayèrent seulement de la -concilier avec celle de la liberté. - -Ils entreprirent donc de mêler ensemble une centralisation -administrative sans bornes et un corps législatif prépondérant: -l'administration de la bureaucratie et le gouvernement des électeurs. -La nation en corps eut tous les droits de la souveraineté, chaque -citoyen en particulier fut resserré dans la plus étroite dépendance; -à l'une on demanda l'expérience et les vertus d'un peuple libre; à -l'autre les qualités d'un bon serviteur. - -C'est ce désir d'introduire la liberté politique au milieu -d'institutions et d'idées qui lui étaient étrangères ou contraires, -mais dont nous avions déjà contracté l'habitude ou conçu par avance -le goût, qui depuis soixante ans a produit tant de vains essais de -gouvernements libres, suivis de si funestes révolutions, jusqu'à ce -qu'enfin, fatigués de tant d'efforts, rebutés par un travail si -laborieux et si stérile, abandonnant leur seconde visée pour revenir -à la première, beaucoup de Français se réduisirent à penser que -vivre égaux sous un maître avait encore, après tout, une certaine -douceur. C'est ainsi que nous nous trouvons ressembler infiniment plus -aujourd'hui aux économistes de 1750 qu'à nos pères de 1789. - -Je me suis souvent demandé où est la source de cette passion de la -liberté politique qui dans tous les temps a fait faire aux hommes -les plus grandes choses que l'humanité ait accomplies, dans quels -sentiments elle s'enracine et se nourrit. - -Je vois bien que, quand les peuples sont mal conduits, ils conçoivent -volontiers le désir de se gouverner eux-mêmes; mais cette sorte -d'amour de l'indépendance, qui ne prend naissance que dans certains -maux particuliers et passagers que le despotisme amène, n'est jamais -durable: elle passe avec l'accident qui l'avait fait naître; on -semblait aimer la liberté, il se trouve qu'on ne faisait que haïr le -maître. Ce que haïssent les peuples faits pour être libres, c'est le -mal même de la dépendance. - -Je ne crois pas non plus que le véritable amour de la liberté soit -jamais né de la seule vue des biens matériels qu'elle procure; car -cette vue vient souvent à s'obscurcir. Il est bien vrai qu'à la longue -la liberté amène toujours, à ceux qui savent la retenir, l'aisance, -le bien-être, et souvent la richesse; mais il y a des temps où elle -trouble momentanément l'usage de pareils biens; il y en a d'autres où -le despotisme seul peut en donner la jouissance passagère. Les hommes -qui ne prisent que ces biens-là en elle ne l'ont jamais conservée -longtemps. - -Ce qui, dans tous les temps, lui a attaché si fortement le cœur de -certains hommes, ce sont ses attraits mêmes, son charme propre, -indépendant de ses bienfaits; c'est le plaisir de pouvoir parler, agir, -respirer sans contrainte, sous le seul gouvernement de Dieu et des -lois. Qui cherche dans la liberté autre chose qu'elle-même est fait -pour servir. - -Certains peuples la poursuivent obstinément à travers toutes sortes de -périls et de misères. Ce ne sont pas les biens matériels qu'elle leur -donne que ceux-ci aiment alors en elle; ils la considèrent elle-même -comme un bien si précieux et si nécessaire qu'aucun autre ne pourrait -les consoler de sa perte et qu'ils se consolent de tout en la goûtant. -D'autres se fatiguent d'elle au milieu de leurs prospérités; ils se la -laissent arracher des mains sans résistance, de peur de compromettre -par un effort ce même bien-être qu'ils lui doivent. Que manque-t-il -à ceux-là pour rester libres? Quoi? le goût même de l'être. Ne me -demandez pas d'analyser ce goût sublime, il faut l'éprouver. Il entre -de lui-même dans les grands cœurs que Dieu a préparés pour le recevoir; -il les remplit, il les enflamme. On doit renoncer à le faire comprendre -aux âmes médiocres qui ne l'ont jamais ressenti. - - - - -CHAPITRE IV. - - Que le règne de Louis XVI a été l'époque la plus prospère de - l'ancienne monarchie, et comment cette prospérité même hâta la - Révolution. - - -On ne saurait douter que l'épuisement du royaume sous Louis XIV -n'ait commencé bien avant les revers de ce prince. On en rencontre -les premiers indices dans les années les plus glorieuses du règne. -La France était ruinée bien avant qu'elle eût cessé de vaincre. Qui -n'a lu cet effrayant essai de statistique administrative que Vauban -nous a laissé? Les intendants, dans les mémoires qu'ils adressent au -duc de Bourgogne à la fin du dix-septième siècle et avant même que -la guerre malheureuse de la Succession ne soit commencée, font tous -allusion à cette décadence croissante de la nation et n'en parlent -point comme d'un fait très-récent. La population a fort diminué dans -cette généralité depuis un certain nombre d'années, dit l'un; cette -ville, qui était autrefois riche et florissante, est aujourd'hui sans -industrie, dit l'autre. Celui-ci: Il y a eu des manufactures dans -la province; mais elles sont aujourd'hui abandonnées. Celui-là: Les -habitants tiraient autrefois beaucoup plus de leur sol qu'à présent; -l'agriculture y était infiniment plus florissante il y a vingt ans. -La population et la production ont diminué d'un cinquième depuis -environ trente ans, disait un intendant d'Orléans dans le même temps. -On devrait conseiller la lecture de ces mémoires aux particuliers qui -prisent le gouvernement absolu et aux princes qui aiment la guerre. - -Comme ces misères avaient principalement leur source dans les vices -de la constitution, la mort de Louis XIV et la paix même ne firent -pas renaître la prospérité publique. C'est une opinion commune à tous -ceux qui écrivent sur l'administration ou sur l'économie sociale, -dans la première moitié du dix-huitième siècle, que les provinces -ne se rétablissent point; beaucoup pensent même qu'elles continuent -à se ruiner. Paris seul, disent-ils, s'enrichit et s'accroît. Des -intendants, d'anciens ministres, des hommes d'affaires sont d'accord -sur ce point avec des gens de lettres. - -Pour moi, j'avoue que je ne crois point à cette décadence continue de -la France durant la première moitié du dix-huitième siècle; mais une -opinion si générale, que partagent des gens si bien informés, prouve du -moins qu'on ne faisait alors aucun progrès visible. Tous les documents -administratifs qui se rapportent à cette époque de notre histoire et -qui me sont tombés sous les yeux dénotent, en effet, dans la société, -une sorte de léthargie. Le gouvernement ne fait guère que tourner -dans le cercle de vieilles routines sans rien créer de nouveau; les -villes ne font presque aucun effort pour rendre la condition de leurs -habitants plus commode et plus saine; les particuliers mêmes ne se -livrent à aucune entreprise considérable. - -Environ trente ou quarante ans avant que la Révolution n'éclate, le -spectacle commence à changer; on croit discerner alors dans toutes les -parties du corps social une sorte de tressaillement intérieur qu'on -n'avait point remarqué jusque-là. Il n'y a qu'un examen très-attentif -qui puisse d'abord le faire reconnaître; mais peu à peu il devient plus -caractéristique et plus distinct. Chaque année ce mouvement s'étend et -s'accélère: la nation se remue enfin tout entière et semble renaître. -Prenez-y garde! ce n'est pas son ancienne vie qui se ranime; l'esprit -qui meut ce grand corps est un esprit nouveau; il ne le ravive un -moment que pour le dissoudre. - -Chacun s'inquiète et s'agite dans sa condition et fait effort pour -en changer; la recherche du mieux est universelle; mais c'est une -recherche impatiente et chagrine, qui fait maudire le passé et imaginer -un état de choses tout contraire à celui qu'on a sous les yeux. - -Bientôt cet esprit pénètre jusqu'au sein du gouvernement, lui-même; il -le transforme au dedans sans rien altérer au dehors; on ne change pas -les lois, mais on les pratique autrement. - -J'ai dit ailleurs que le contrôleur général et l'intendant de 1740 -ne ressemblaient point à l'intendant et au contrôleur général de -1780. La correspondance administrative montre cette vérité dans les -détails. L'intendant de 1780 a cependant les mêmes pouvoirs, les mêmes -agents, le même arbitraire que son prédécesseur, mais non les mêmes -visées: l'un ne s'occupait guère que de maintenir sa province dans -l'obéissance, d'y lever la milice, et surtout d'y percevoir la taille; -l'autre a bien d'autres soins: sa tête est remplie de mille projets -qui tendent à accroître la richesse publique. Les routes, les canaux, -les manufactures, le commerce sont les principaux objets de sa pensée; -l'agriculture surtout attire ses regards. Sully devient alors à la mode -parmi les administrateurs. - -C'est dans ce temps qu'ils commencent à former les sociétés -d'agriculture dont j'ai déjà parlé, qu'ils établissent des concours, -qu'ils distribuent des primes. Il y a des circulaires du contrôleur -général qui ressemblent moins à des lettres d'affaires qu'à des traités -sur l'art agricole. - -C'est principalement dans la perception de tous les impôts qu'on peut -le mieux voir le changement qui s'est opéré dans l'esprit de ceux qui -gouvernent. La législation est toujours aussi inégale, aussi arbitraire -et aussi dure que par le passé, mais tous ses vices se tempèrent dans -l'exécution. - -«Lorsque je commençai à étudier les lois fiscales,» dit M. Mollien dans -ses Mémoires, «je fus effrayé de ce que j'y trouvai: des amendes, des -emprisonnements, des punitions corporelles mises à la disposition de -tribunaux spéciaux pour de simples omissions; des commis des fermes qui -tenaient presque toutes les propriétés et les personnes à la discrétion -de leurs serments, etc. Heureusement, je ne me bornai pas à la simple -lecture de ce code, et j'eus bientôt lieu de reconnaître qu'il y avait -entre le texte et son application la même différence qu'entre les mœurs -des anciens financiers et celles des nouveaux. Les jurisconsultes -étaient toujours portés à l'atténuation des délits et à la modération -des peines.» - -«A combien d'abus et de vexations la perception des impôts peut-elle -donner lieu!» dit l'assemblée provinciale de basse Normandie en 1787; -«nous devons cependant rendre justice à la douceur et aux ménagements -dont on a usé depuis quelques années.» - -L'examen des documents justifie pleinement cette assertion. Le respect -de la liberté et de la vie des hommes s'y fait souvent voir. On y -aperçoit surtout une préoccupation véritable des maux des pauvres: -on l'y eût en vain cherchée jusque-là. Les violences du fisc envers -les misérables sont rares, les remises d'impôts plus fréquentes, les -secours plus nombreux. Le roi augmente tous les fonds destinés à créer -des ateliers de charité dans les campagnes ou à venir en aide aux -indigents, et souvent il en établit de nouveaux. Je trouve plus de -80,000 livres distribuées par l'État de cette manière dans la seule -généralité de la haute Guyenne en 1779; 40,000, en 1784, dans celle de -Tours; 48,000 dans celle de Normandie en 1787. Louis XVI ne voulait -pas abandonner à ses seuls ministres cette partie du gouvernement; il -s'en chargeait parfois lui-même. Lorsqu'en 1776 un arrêt du conseil -vint fixer les indemnités qui seraient dues aux paysans dont le gibier -du roi dévastait les champs aux environs des capitaineries, et indiqua -des moyens simples et sûrs de se la faire payer, le roi rédigea -lui-même les considérants. Turgot nous raconte que ce bon et malheureux -prince les lui remit écrits de sa main, en disant: «Vous voyez que je -travaille aussi de mon côté.» Si l'on peignait l'ancien régime tel -qu'il était dans les dernières années de son existence, on en ferait un -portrait très-flatté et peu ressemblant. - -A mesure que ces changements s'opèrent dans l'esprit des gouvernés et -des gouvernants, la prospérité publique se développe avec une rapidité -jusque-là sans exemple. Tous les signes l'annoncent: la population -augmente avec rapidité; les richesses s'accroissent plus vite encore. -La guerre d'Amérique ne ralentit pas cet essor; l'État s'y obère, -mais les particuliers continuent à s'enrichir; ils deviennent plus -industrieux, plus entreprenants, plus inventifs. - -«Depuis 1774,» dit un administrateur du temps, «les divers genres -d'industrie, en se développant, avaient agrandi la matière de toutes -les taxes de consommation.» Quand on compare, en effet, les uns aux -autres les traités faits, aux différentes époques du règne de Louis -XVI, entre l'État et les compagnies financières chargées de la levée -des impôts, on voit que le prix des fermages ne cesse de s'élever, à -chaque renouvellement, avec une rapidité croissante. Le bail de 1786 -donne 14 millions de plus que celui de 1780. «On peut compter que le -produit de tous les droits des consommations augmente de 2 millions par -an,» dit Necker dans le compte rendu de 1781. - -Arthur Young assure qu'en 1788 Bordeaux faisait plus de commerce que -Liverpool; et il ajoute: «Dans ces derniers temps, les progrès du -commerce maritime ont été plus rapides en France qu'en Angleterre même; -le commerce y a doublé depuis vingt ans.» - -Si l'on veut faire attention à la différence des temps, on se -convaincra qu'à aucune des époques qui ont suivi, la Révolution la -prospérité publique ne s'est développée plus rapidement que pendant -les vingt années qui la précédèrent. Les trente-sept ans de monarchie -constitutionnelle, qui furent pour nous des temps de paix et de progrès -rapides, peuvent seuls se comparer, sous ce rapport, au règne de Louis -XVI. - -La vue de cette prospérité déjà si grande et si rapidement croissante a -lieu d'étonner, si l'on songe à tous les vices que renfermait encore le -gouvernement et à toutes les gênes que rencontrait encore l'industrie; -il se peut même que beaucoup de politiques, ne pouvant s'expliquer le -fait, le nient, jugeant, comme le médecin de Molière, qu'un malade -ne saurait guérir contre les règles. Comment croire en effet que la -France pût prospérer et s'enrichir avec l'inégalité des charges, la -diversité des coutumes, les douanes intérieures, les droits féodaux, -les jurandes, les offices, etc.? En dépit de tout cela, elle commençait -pourtant à s'enrichir et à se développer de toutes parts, parce -qu'en dehors de tous ces rouages mal construits et mal engrenés, qui -semblaient destinés à ralentir la machine sociale plus qu'à la pousser, -se cachaient deux ressorts très-simples et très-forts, qui suffisaient -déjà pour tenir tout ensemble et faire tout marcher vers le but de la -prospérité publique: un gouvernement resté très-puissant en cessant -d'être despotique, qui maintenait l'ordre partout; une nation qui, -dans ses classes supérieures, était déjà la plus éclairée et la plus -libre du continent, et au sein de laquelle chacun pouvait s'enrichir à -sa guise et garder sa fortune une fois acquise. - -Le roi continuait à parler en maître, mais il obéissait lui-même en -réalité à une opinion publique qui l'inspirait ou l'entraînait tous -les jours, qu'il consultait, craignait, flattait sans cesse; absolu -par la lettre des lois, limité par leur pratique. Dès 1784, Necker -disait dans un document public, comme un fait incontesté: «La plupart -des étrangers ont peine à se faire une idée de l'autorité qu'exerce en -France aujourd'hui l'opinion publique: ils comprennent difficilement -ce que c'est que cette puissance invisible qui commande jusque dans le -palais du roi. Il en est pourtant ainsi.» - -Rien n'est plus superficiel que d'attribuer la grandeur et la puissance -d'un peuple au seul mécanisme de ses lois; car, en cette matière, c'est -moins la perfection de l'instrument que la force des moteurs qui fait -le produit. Voyez l'Angleterre: combien aujourd'hui encore ses lois -administratives paraissent-elles plus compliquées, plus diverses, plus -irrégulières que les nôtres! Y a-t-il pourtant un seul pays en Europe -où la fortune publique soit plus grande, la propriété particulière -plus étendue, plus sûre et plus variée, la société plus solide et plus -riche? Cela ne vient pas de la bonté de telles lois en particulier, -mais de l'esprit qui anime la législation anglaise tout entière. -L'imperfection de certains organes n'empêche rien, parce que la vie est -puissante. - -A mesure que se développe en France la prospérité que je viens de -décrire, les esprits paraissent cependant plus mal assis et plus -inquiets; le mécontentement public s'aigrit; la haine contre toutes les -institutions anciennes va croissant. La nation marche visiblement vers -une révolution. - -Bien plus, les parties de la France qui devaient être le principal -foyer de cette révolution sont précisément celles où les progrès -se font le mieux voir. Si on étudie ce qui reste des archives de -l'ancienne généralité de l'Ile-de-France, on s'assurera aisément que -c'est dans les contrées qui avoisinent Paris que l'ancien régime -s'était le plus tôt et le plus profondément réformé. Là, la liberté -et la fortune des paysans sont déjà mieux garanties que dans aucun -autre pays d'élection. La corvée personnelle a disparu longtemps -avant 1789. La levée de la taille est devenue plus régulière, plus -modérée, plus égale que dans le reste de la France. Il faut lire le -règlement qui l'améliore, en 1772, si l'on veut comprendre ce que -pouvait alors un intendant pour le bien-être comme pour la misère -de toute une province. Vu dans ce règlement, l'impôt a déjà un tout -autre aspect. Des commissaires du gouvernement se rendent tous les -ans dans chaque paroisse; la communauté s'assemble en leur présence; -la valeur des biens est publiquement établie, les facultés de chacun -contradictoirement reconnues; la taille s'assoit enfin avec le concours -de tous ceux qui doivent la payer. Plus d'arbitraire du syndic, plus -de violences inutiles. La taille conserve sans doute les vices qui lui -sont inhérents, quel que soit le système de la perception; elle ne pèse -que sur une classe de contribuables, et y frappe l'industrie comme la -propriété; mais sur tout le reste elle diffère profondément de ce qui -porte encore son nom dans les généralités voisines. - -Nulle part, au contraire, l'ancien régime ne s'était mieux conservé -que le long de la Loire, vers son embouchure, dans les marécages du -Poitou et dans les landes de la Bretagne. C'est précisément là que -s'alluma et se nourrit le feu de la guerre civile et qu'on résista le -plus violemment et le plus longtemps à la Révolution; de telle sorte -qu'on dirait que les Français ont trouvé leur position d'autant plus -insupportable qu'elle devenait meilleure. - -Une telle vue étonne; l'histoire est toute remplie de pareils -spectacles. - -Ce n'est pas toujours en allant de mal en pis que l'on tombe en -révolution. Il arrive le plus souvent qu'un peuple qui avait supporté -sans se plaindre, et comme s'il ne les sentait pas, les lois les plus -accablantes, les rejette violemment dès que le poids s'en allége. Le -régime qu'une révolution détruit vaut presque toujours mieux que celui -qui l'avait immédiatement précédé, et l'expérience apprend que le -moment le plus dangereux pour un mauvais gouvernement est d'ordinaire -celui où il commence à se réformer. Il n'y a qu'un grand génie qui -puisse sauver un prince qui entreprend de soulager ses sujets après une -oppression longue. Le mal qu'on souffrait patiemment comme inévitable -semble insupportable dès qu'on conçoit l'idée de s'y soustraire. Tout -ce qu'on ôte alors des abus semble mieux découvrir ce qui en reste et -en rend le sentiment plus cuisant: le mal est devenu moindre, il est -vrai, mais la sensibilité est plus vive. La féodalité dans toute sa -puissance n'avait pas inspiré aux Français autant de haine qu'au moment -où elle allait disparaître. Les plus petits coups de l'arbitraire -de Louis XVI paraissaient plus difficiles à supporter que tout le -despotisme de Louis XIV. Le court emprisonnement de Beaumarchais -produisit plus d'émotion dans Paris que les Dragonnades. - -Personne ne prétend plus, en 1780, que la France est en décadence; -on dirait au contraire qu'il n'y a en ce moment plus de bornes à ses -progrès. C'est alors que la théorie de la perfectibilité continue et -indéfinie de l'homme prend naissance. Vingt ans avant, on n'espérait -rien de l'avenir; maintenant on n'en redoute rien. L'imagination, -s'emparant d'avance de cette félicité prochaine et inouïe, rend -insensible aux biens qu'on a déjà et précipite vers les choses -nouvelles. - -Indépendamment de ces raisons générales, il y en a d'autres plus -particulières et non moins puissantes du phénomène. Quoique -l'administration des finances se fût perfectionnée comme tout le -reste, elle gardait les vices qui tiennent au gouvernement absolu -lui-même. Comme elle était secrète et sans garantie, on y suivait -encore quelques-unes des plus mauvaises pratiques qui avaient eu -cours sous Louis XIV et sous Louis XV. L'effort même que faisait le -gouvernement pour développer la prospérité publique, les secours et les -encouragements qu'il distribuait, les travaux publics qu'il faisait -exécuter augmentaient chaque jour les dépenses sans accroître dans la -même proportion les recettes; cela jetait chaque jour le roi dans des -embarras encore plus grands que ceux de ses devanciers! Comme ceux-ci, -il laissait sans cesse ses créanciers en souffrance; il empruntait -comme eux de toutes mains, sans publicité et sans concurrence, et ses -créanciers n'étaient jamais sûrs de toucher leurs rentes; leur capital -même était toujours à la merci de la seule bonne foi du prince. - -Un témoin digne de confiance, car il avait vu de ses propres yeux et -était mieux qu'un autre en état de bien voir, dit à cette occasion: -«Les Français ne trouvaient alors que hasards dans leurs rapports -avec leur propre gouvernement. Plaçaient-ils leurs capitaux dans ses -emprunts: ils ne pouvaient jamais compter sur une époque fixe pour le -payement des intérêts; construisaient-ils ses vaisseaux, réparaient-ils -ses routes, vêtissaient-ils ses soldats: ils restaient sans garanties -de leurs avances, sans échéance pour le remboursement, réduits à -calculer les chances d'un contrat avec les ministres comme celles d'un -prêt fait à la grosse aventure.» Et il ajoute avec beaucoup de sens: -«Dans ce temps où l'industrie, prenant plus d'essor, avait développé -dans un plus grand nombre d'hommes l'amour de la propriété, le goût -et le besoin de l'aisance, ceux qui avaient confié une partie de leur -propriété à l'État souffraient avec plus d'impatience la violation de -la loi des contrats par celui de tous les débiteurs qui devait le plus -la respecter.» - -Les abus reprochés ici à l'administration française n'étaient point en -effet nouveaux; ce qui l'était, c'était l'impression qu'ils faisaient -naître. Les vices du système financier avaient même été bien plus -criants dans les temps antérieurs; mais il s'était fait depuis, dans -le gouvernement et dans la société, des changements qui y rendaient -infiniment plus sensibles qu'autrefois. - -Le gouvernement, depuis vingt ans qu'il était devenu plus actif et -qu'il se livrait à toute sorte d'entreprises auxquelles il n'avait pas -songé jusque-là, avait achevé de devenir le plus grand consommateur -des produits de l'industrie et le plus grand entrepreneur de travaux -qu'il y eût dans le royaume. Le nombre de ceux qui avaient avec lui -des relations d'argent, qui étaient intéressés dans ses emprunts, -vivaient de ses salaires et spéculaient dans ses marchés, s'était -prodigieusement accru. Jamais la fortune de l'État et la fortune -particulière n'avaient été autant entremêlées. La mauvaise gestion des -finances, qui n'avait été longtemps qu'un mal public, devint alors pour -une multitude de familles une calamité privée. En 1789 l'État devait -ainsi près de 600 millions à des créanciers presque tous débiteurs -eux-mêmes, et qui associaient à leurs griefs contre le gouvernement -tous ceux que son inexactitude associait à leur souffrance. Et -remarquez qu'à mesure que les mécontents de cette espèce devenaient -ainsi plus nombreux, ils devenaient aussi plus irrités; car l'envie de -spéculer, l'ardeur de s'enrichir, le goût du bien-être, se répandant -et s'accroissant avec les affaires, faisaient paraître de pareils maux -insupportables à ceux mêmes qui, trente ans auparavant, les auraient -peut-être endurés sans se plaindre. - -De là vint que les rentiers, les commerçants, les industriels et autres -gens de négoce ou hommes d'argent, qui forment d'ordinaire la classe la -plus ennemie des nouveautés politiques, la plus amie du gouvernement -existant, quel qu'il soit, et la mieux soumise aux lois mêmes qu'elle -méprise ou qu'elle déteste, se montra cette fois la plus impatiente et -la plus résolue en fait de réforme. Elle appelait surtout à grands cris -une révolution complète dans tout le système des finances, sans penser -qu'en remuant profondément cette partie du gouvernement on allait faire -tomber tout le reste. - -Comment aurait-on pu échapper à une catastrophe? D'un côté, une nation -dans le sein de laquelle le désir de faire fortune va se répandant tous -les jours; de l'autre, un gouvernement qui excite sans cesse cette -passion nouvelle et la trouble sans cesse, l'enflamme et la désespère, -poussant ainsi des deux parts vers sa propre ruine. - - - - -CHAPITRE V. - - Comment on souleva le peuple en voulant le soulager. - - -Comme le peuple n'avait pas paru un seul instant depuis cent quarante -ans sur la scène des affaires publiques, on avait absolument cessé de -croire qu'il pût jamais s'y montrer; en le voyant si insensible on le -jugeait sourd; de sorte que, lorsqu'on commença à s'intéresser à son -sort, on se mit à parler devant lui de lui-même comme s'il n'avait pas -été là. Il semblait qu'on ne dût être entendu que de ceux qui étaient -placés au-dessus de lui, et que le seul danger qu'il y eût à craindre -était de ne pas se faire bien comprendre de ceux-là. - -Les gens qui avaient le plus à redouter sa colère s'entretenaient -à haute voix en sa présence des injustices cruelles dont il avait -toujours été victime; ils se montraient les uns aux autres les vices -monstrueux que renfermaient les institutions qui lui étaient le plus -pesantes; ils employaient leur rhétorique à peindre ses misères et son -travail mal récompensés: ils le remplissaient de fureur en s'efforçant -ainsi de le soulager. Je n'entends point parler des écrivains, mais du -gouvernement, de ses principaux agents, des privilégiés eux-mêmes. - -Quand le roi, treize ans avant la Révolution, essaye d'abolir la -corvée, il dit dans son préambule: «A l'exception d'un petit nombre de -provinces (les pays d'état), presque tous les chemins du royaume ont -été faits gratuitement par la partie la plus pauvre de nos sujets. Tout -le poids en est donc retombé sur ceux qui n'ont que leurs bras et ne -sont intéressés que très-secondairement aux chemins; les véritables -intéressés sont les propriétaires, presque tous privilégiés, dont les -biens augmentent de valeur par l'établissement des routes. En forçant -le pauvre à entretenir seul celles-ci, en l'obligeant à donner son -temps et son travail sans salaire, on lui enlève l'unique ressource -qu'il ait contre la misère et la faim pour le faire travailler au -profit des riches.» - -Quand on entreprend, dans le même temps, de faire disparaître les gênes -que le système des corporations industrielles imposait aux ouvriers, on -proclame au nom du roi «que le droit de travailler est le plus sacré -de toutes les propriétés; que toute loi qui lui porte atteinte viole -le droit naturel et doit être considérée comme nulle de soi; que les -corporations existantes sont, en outre, des institutions bizarres et -tyranniques, produit de l'égoïsme, de la cupidité et de la violence.» -De semblables paroles étaient périlleuses sans doute; mais ce qui -l'était plus encore était de les prononcer en vain. Quelques mois plus -tard on rétablissait les corporations et la corvée. - -C'était Turgot, dit-on, qui mettait un pareil langage dans la bouche du -roi. La plupart de ses successeurs ne le font point parler autrement. -Lorsqu'en 1780 le roi annonce à ses sujets que les accroissements de la -taille seront désormais soumis à la publicité de l'enregistrement, il -a soin d'ajouter en forme de glose: «Les taillables, déjà tourmentés -par les vexations de la perception des tailles, étaient encore exposés, -jusqu'à présent, à des augmentations inattendues, de telle sorte -que le tribut de la partie la plus pauvre de nos sujets s'est accru -dans une proportion bien supérieure à celle de toutes les autres.» -Quand le roi, n'osant point encore rendre toutes les charges égales, -entreprend du moins d'établir l'égalité de perception dans celles qui -sont déjà communes, il dit: «S. M. espère que les personnes riches ne -se trouveront pas lésées lorsque, remises au niveau commun, elles ne -feront qu'acquitter la charge qu'elles auraient dû depuis longtemps -partager plus également.» - -Mais c'est surtout dans les temps de disette qu'on semble avoir en vue -d'enflammer les passions du peuple plus encore que de pourvoir à ses -besoins. Un intendant, pour stimuler la charité des riches, parle -alors «de l'injustice et de l'insensibilité de ces propriétaires qui -doivent aux travaux du pauvre tout ce qu'ils possèdent, et qui le -laissent mourir de faim au moment où celui-ci s'épuise pour mettre -leurs biens en valeur.» Le roi dit, de son côté, dans une occasion -analogue: «S. M. veut défendre le peuple contre les manœuvres qui -l'exposent à manquer de l'aliment de première nécessité en le forçant -de livrer son travail à tel salaire qu'il plaît aux riches de lui -donner. Le roi ne souffrira pas qu'une partie des hommes soit livrée à -l'avidité de l'autre.» - -Jusqu'à la fin de la monarchie, la lutte qui existait entre les -différents pouvoirs administratifs donnait lieu à toutes sortes de -manifestations de cette espèce: les deux contendants s'accusaient -volontiers l'un l'autre des misères du peuple. Cela se voit bien, -notamment dans la querelle qui s'émut en 1772 entre le parlement -de Toulouse et le roi, à propos de la circulation des grains. «Le -gouvernement, par ses fausses mesures, risque de faire mourir le pauvre -de faim,» dit ce parlement. «L'ambition du parlement et l'avidité des -riches causent la détresse publique,» repart le roi. Des deux côtés on -travaille ainsi à introduire dans l'esprit du peuple l'idée que c'est -aux supérieurs qu'il doit toujours s'en prendre de ses maux. - -Ces choses ne se trouvent pas dans des correspondances secrètes, mais -dans des documents publics, que le gouvernement et le parlement ont -soin de faire imprimer et publier eux-mêmes à milliers. Chemin faisant, -le roi adresse à ses prédécesseurs et à lui-même des vérités fort -dures. «Le trésor de l'État,» dit-il un jour, «a été grevé par les -profusions de plusieurs règnes. Beaucoup de nos domaines inaliénables -ont été concédés à vil prix.» «Les corporations industrielles,» lui -fait-on dire une autre fois avec plus de raison que de prudence, «sont -surtout le produit de l'avidité fiscale des rois.» «S'il est arrivé -souvent de faire des dépenses inutiles et si la taille s'est accrue -outre mesure,» remarque-t-il plus loin, «cela est venu de ce que -l'administration des finances, trouvant l'augmentation de la taille, -à cause de sa clandestinité, la ressource la plus facile, y avait -recours, quoique plusieurs autres eussent été moins onéreuses à nos -peuples.» - -Tout cela était adressé à la partie éclairée de la nation, pour -la convaincre de l'utilité de certaines mesures que des intérêts -particuliers faisaient blâmer. Quant au peuple, il était bien entendu -qu'il écoutait sans comprendre. - -Il faut reconnaître qu'il restait, jusque dans cette bienveillance, un -grand fond de mépris pour ces misérables dont on voulait si sincèrement -soulager les maux, et que ceci rappelle un peu le sentiment de Mme -Duchâtelet, qui ne faisait pas difficulté, nous dit le secrétaire de -Voltaire, de se déshabiller devant ses gens, ne tenant pas pour bien -prouvé que des valets fussent des hommes. - -Et qu'on ne croie point que ce fût Louis XVI seul ou ses ministres -qui tinssent le langage dangereux que je viens de reproduire; ces -privilégiés qui sont l'objet le plus prochain de la colère du -peuple ne s'expriment pas devant lui d'une autre manière. On doit -reconnaître qu'en France les classes supérieures de la société -commencèrent à se préoccuper du sort du pauvre avant que celui-ci se -fît craindre d'elles; elles s'intéressèrent à lui dans un temps où -elles ne croyaient pas encore que de ses maux pût sortir leur ruine. -Cela devient surtout visible pendant les dix années qui précèdent -89: on plaint souvent alors les paysans, on parle d'eux sans cesse; -on recherche par quels procédés on pourrait les soulager; on met -en lumière les principaux abus dont ils souffrent, et l'on censure -les lois fiscales qui leur nuisent particulièrement; mais on est -d'ordinaire aussi imprévoyant dans l'expression de cette sympathie -nouvelle qu'on l'avait été longtemps dans l'insensibilité. - -Lisez les procès-verbaux des assemblées provinciales qui furent réunies -dans quelques parties de la France en 1779, et plus tard dans tout le -royaume, étudiez les autres documents publics qui nous restent d'elles, -vous serez touché des bons sentiments qu'on y rencontre et surpris de -la singulière imprudence du langage qu'on y tient. - -«On a vu trop souvent,» dit l'assemblée provinciale de basse Normandie -en 1787, «l'argent que le roi consacre aux routes ne servir qu'à -l'aisance du riche sans être utile au peuple. On l'a fréquemment -employé à rendre plus agréable l'accession d'un château, au lieu de -s'en servir pour faciliter l'entrée d'un bourg ou d'un village.» Dans -cette même assemblée, l'ordre de la noblesse et celui du clergé, après -avoir décrit les vices de la corvée, offrent spontanément de consacrer -seuls 50,000 livres à l'amélioration des chemins, afin, disent-ils, -que les routes de la province deviennent praticables sans qu'il en -coûte rien de plus au peuple. Il eût peut-être été moins onéreux pour -ces privilégiés de substituer à la corvée une taxe générale et d'en -payer leur part; mais, en cédant volontiers le bénéfice de l'inégalité -d'impôt, ils aimaient à en conserver l'apparence. Abandonnant la part -utile de leur droit, ils en retenaient soigneusement la part odieuse. - -D'autres assemblées, composées tout entières de propriétaires exempts -de la taille, lesquels entendaient bien continuer à l'être, n'en -peignaient pas moins des couleurs les plus noires les maux que cette -taille infligeait aux pauvres. Ils composaient de tous ses abus un -tableau effroyable, dont ils avaient soin de multiplier à l'infini -les copies. Et, ce qu'il y a de bien particulier, c'est qu'à ces -témoignages éclatants de l'intérêt que le peuple leur inspirait ils -joignaient de temps en temps des expressions publiques de mépris. Il -était déjà devenu l'objet de leur sympathie sans cesser encore de -l'être de leur dédain. - -L'assemblée provinciale de la haute Guyenne, parlant de ces paysans -dont elle plaide chaudement la cause, les nomme des _êtres ignorants -et grossiers, des esprits turbulents et des caractères rudes et -indociles_. Turgot, qui a tant fait pour le peuple, ne parle guère -autrement. - -Ces dures expressions se rencontrent dans des actes destinés à la -plus grande publicité, et faits pour passer sous les yeux des paysans -eux-mêmes. Il semblait qu'on vécût dans ces contrées de l'Europe, -telles que la Gallicie, où les hautes classes, parlant un autre -langage que les classes inférieures, ne peuvent en être entendues. Les -feudistes du dix-huitième siècle, qui montrent souvent à l'égard des -censitaires et autres débiteurs de droits féodaux un esprit de douceur, -de modération et de justice peu connu de leurs devanciers, parlent -encore en certains endroits _des vils paysans_. Il paraît que ces -injures étaient de style, comme disent les notaires. - -A mesure qu'on approche de 1789, cette sympathie pour les misères du -peuple devient plus vive et plus imprudente. J'ai tenu dans mes mains -des circulaires que plusieurs assemblées provinciales adressaient, -dans les premiers jours de 1788, aux habitants des différentes -paroisses, afin d'apprendre d'eux-mêmes, dans le détail, tous les -griefs dont ils pouvaient avoir à se plaindre. - -L'une de ces circulaires est signée par un abbé, un grand seigneur, -trois gentilshommes et un bourgeois, tous membres de l'assemblée et -agissant en son nom. Cette commission ordonne au syndic de chaque -paroisse de rassembler tous les paysans et de leur demander ce qu'ils -ont à dire contre la manière dont sont assis et perçus les différents -impôts qu'ils payent. «Nous savons,» dit-elle, «d'une manière générale -que la plupart des impôts, spécialement la gabelle et la taille, ont -des conséquences désastreuses pour le cultivateur, mais nous tenons -en outre à connaître en particulier chaque abus.» La curiosité de -l'assemblée provinciale ne s'arrête pas là; elle veut savoir le nombre -de gens qui jouissent de quelque privilége d'impôts dans la paroisse, -nobles, ecclésiastiques ou roturiers, et quels sont précisément ces -priviléges; quelle est la valeur des propriétés de ces exempts; s'ils -résident ou non sur leurs terres; s'il se trouve beaucoup de biens -d'église, ou, comme on disait alors, de fonds de mainmorte, qui soient -hors du commerce, et leur valeur. Tout cela ne suffit pas encore pour -la satisfaire; il faut lui dire à quelle somme on peut évaluer la -part d'impôt, taille, accessoires, capitation, corvée, que devraient -supporter les privilégiés, si l'égalité d'impôt existait. - -C'était enflammer chaque homme en particulier par le récit de ses -misères, lui en désigner du doigt les auteurs, l'enhardir par la vue -de leur petit nombre, et pénétrer jusqu'au fond de son cœur pour -y allumer la cupidité, l'envie et la haine. Il semblait qu'on eût -entièrement oublié la Jacquerie, les Maillotins et les Seize, et qu'on -ignorât que les Français, qui sont le peuple le plus doux et même le -plus bienveillant de la terre tant qu'il demeure tranquille dans son -naturel, en devient le plus barbare dès que de violentes passions l'en -font sortir. - -Je n'ai pu malheureusement me procurer tous les mémoires qui furent -envoyés par les paysans en réponse à ces questions meurtrières; mais -j'en ai retrouvé quelques-uns, et cela suffit pour connaître l'esprit -général qui les a dictés. - -Dans ces factums, le nom de chaque privilégié, noble, ou bourgeois, -est soigneusement indiqué; sa manière de vivre est parfois dépeinte -et toujours critiquée. On y recherche curieusement la valeur de son -bien; on s'y étend sur le nombre et la nature de ses priviléges, et -surtout sur le tort qu'ils font à tous les autres habitants du village. -On énumère les boisseaux de blé qu'il faut lui donner en redevance; -on suppute ses revenus avec envie, revenus dont personne ne profite, -dit-on. Le casuel du curé, _son salaire_, comme on l'appelle déjà, est -excessif; on remarque avec amertume que tout se paye à l'église, et que -le pauvre ne saurait même se faire enterrer gratis. Quant aux impôts, -ils sont tous mal assis et oppressifs; on n'en rencontre pas un seul -qui trouve grâce à leurs yeux, et ils parlent de tous dans un langage -emporté qui sent la fureur. - -«Les impôts indirects sont odieux,» disent-ils; «il n'y a point de -ménage dans lequel le commis des fermes ne vienne fouiller; rien n'est -sacré pour ses yeux ni pour ses mains. Les droits d'enregistrement sont -écrasants. Le receveur des tailles est un tyran dont la cupidité se -sert de tous les moyens pour vexer les pauvres gens. Les huissiers ne -valent pas mieux que lui; il n'y a pas d'honnête cultivateur qui soit à -l'abri de leur férocité. Les collecteurs sont obligés de ruiner leurs -voisins pour ne pas s'exposer eux-mêmes à la voracité de ces despotes.» - -La Révolution n'annonce pas seulement son approche dans cette enquête; -elle y est présente, elle y parle déjà sa langue et y montre en plein -sa face. - -Parmi toutes les différences qui se rencontrent entre la révolution -religieuse du seizième siècle et la révolution française, il y en a une -qui frappe: au seizième siècle, la plupart des grands se jetèrent dans -le changement de religion par calcul d'ambition ou par cupidité; le -peuple l'embrassa, au contraire, par conviction et sans attendre aucun -profit. Au dix-huitième siècle, il n'en est pas de même; ce furent -des croyances désintéressées et des sympathies généreuses qui émurent -alors les classes éclairées et les mirent en révolution, tandis que -le sentiment amer de ses griefs et l'ardeur de changer sa position -agitaient le peuple. L'enthousiasme des premières acheva d'allumer et -d'armer les colères et les convoitises du second. - - - - -CHAPITRE VI. - - De quelques pratiques à l'aide desquelles le gouvernement acheva - l'éducation révolutionnaire du peuple. - - -Il y avait déjà longtemps que le gouvernement lui-même travaillait à -faire entrer et à fixer dans l'esprit du peuple plusieurs des idées -qu'on a nommées depuis révolutionnaires, idées hostiles à l'individu, -contraires aux droits particuliers et amies de la violence. - -Le roi fut le premier à montrer avec quel mépris on pouvait traiter -les institutions les plus anciennes et en apparence les mieux -établies. Louis XV a autant ébranlé la monarchie et hâté la Révolution -par ses nouveautés que par ses vices, par son énergie que par sa -mollesse. Lorsque le peuple vit tomber et disparaître ce parlement -presque contemporain de la royauté et qui avait paru jusque-là aussi -inébranlable qu'elle, il comprit vaguement qu'on approchait de ces -temps de violence et de hasard où tout devient possible, où il n'y -a guère de choses si anciennes qui soient respectables, ni de si -nouvelles qu'elles ne se puissent essayer. - -Louis XVI, pendant tout le cours de son règne, ne fit que parler -de réformes à faire. Il y a peu d'institutions dont il n'ait fait -prévoir la ruine prochaine, avant que la Révolution ne vînt les ruiner -toutes en effet. Après avoir ôté de la législation plusieurs des plus -mauvaises, il les y replaça bientôt: on eût dit qu'il n'avait voulu que -les déraciner, laissant à d'autres le soin de les abattre. - -Parmi les réformes qu'il avait faites lui-même, quelques-unes -changèrent brusquement et sans préparations suffisantes des habitudes -anciennes et respectées, et violentèrent parfois des droits acquis. -Elles préparèrent ainsi la Révolution bien moins encore en abattant ce -qui lui faisait obstacle qu'en montrant au peuple comment on pouvait -s'y prendre pour la faire. Ce qui accrut le mal fut précisément -l'intention pure et désintéressée qui faisait agir le roi et ses -ministres; car il n'y a pas de plus dangereux exemple que celui de la -violence exercée pour le bien et par les gens de bien. - -Longtemps auparavant, Louis XIV avait enseigné publiquement dans ses -édits cette théorie, que toutes les terres du royaume avaient été -originairement concédées sous condition par l'État, qui devenait ainsi -le seul propriétaire véritable, tandis que tous les autres n'étaient -que des possesseurs dont le titre restait contestable et le droit -imparfait. Cette doctrine avait pris sa source dans la législation -féodale; mais elle ne fut professée en France que dans le temps où la -féodalité mourait, et jamais les cours de justice ne l'admirent. C'est -l'idée mère du socialisme moderne. Il est curieux de lui voir prendre -d'abord racine dans le despotisme royal. - -Durant les règnes qui suivirent celui de ce prince, l'administration -enseigna chaque jour au peuple, d'une manière plus pratique et mieux à -sa portée, le mépris qu'il convient d'avoir pour la propriété privée. -Lorsque, dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, le goût des -travaux publics, et en particulier des routes, commença à se répandre, -le gouvernement ne fit pas difficulté de s'emparer de toutes les terres -dont il avait besoin pour ses entreprises et de renverser les maisons -qui l'y gênaient. La direction des ponts et chaussées était dès lors -aussi éprise des beautés géométriques de la ligne droite qu'on l'a vue -depuis; elle évitait avec grand soin de suivre les chemins existants, -pour peu qu'ils lui parussent un peu courbes, et, plutôt que de faire -un léger détour, elle coupait à travers mille héritages. Les propriétés -ainsi dévastées ou détruites étaient toujours arbitrairement et -tardivement payées, et souvent ne l'étaient point du tout. - -Lorsque l'assemblée provinciale de la basse Normandie prit -l'administration des mains de l'intendant, elle constata que le prix -de toutes les terres saisies d'autorité depuis vingt ans, en matière -de chemins, était encore dû. La dette contractée ainsi, et non encore -acquittée par l'État dans ce petit coin de la France, s'élevait à -250,000 livres. Le nombre des grands propriétaires atteints de cette -manière était restreint; mais le nombre des petits propriétaires lésés -était grand, car déjà la terre était très-divisée. Chacun de ceux-là -avait appris par sa propre expérience le peu d'égards que mérite le -droit de l'individu quand l'intérêt public demande qu'on le violente, -doctrine qu'il n'eut garde d'oublier quand il s'agit de l'appliquer à -d'autres à son profit. - -Il avait existé autrefois, dans un très-grand nombre de paroisses, des -fondations charitables qui, dans l'intention de leurs auteurs, avaient -eu pour objet de venir au secours des habitants dans de certains cas et -d'une certaine manière que le testament indiquait. La plupart de ces -fondations furent détruites dans les derniers temps de la monarchie ou -détournées de leur objet primitif par de simples arrêts du conseil, -c'est-à-dire par le pur arbitraire du gouvernement. D'ordinaire on -enleva les fonds ainsi donnés aux villages pour en faire profiter des -hôpitaux voisins. A son tour, la propriété de ces hôpitaux fut vers -la même époque transformée dans des vues que le fondateur n'avait pas -eues et qu'il n'eût point adoptées sans doute. Un édit de 1780 autorisa -tous ces établissements à vendre les biens qu'on leur avait laissés -dans différents temps, à la condition d'en jouir à perpétuité, et leur -permit d'en remettre le prix à l'État, qui devait en servir la rente. -C'était, disait-on, faire de la charité des aïeux un meilleur usage -qu'ils n'en avaient fait eux-mêmes. On oubliait que le meilleur moyen -d'enseigner aux hommes à violer les droits individuels des vivants -est de ne tenir aucun compte de la volonté des morts. Le mépris que -témoignait l'administration de l'ancien régime à ceux-ci n'a été -surpassé par aucun des pouvoirs qui lui ont succédé. Jamais surtout -elle n'a rien fait voir de ce scrupule un peu méticuleux qui porte les -Anglais à prêter à chaque citoyen toute la force du corps social pour -l'aider à maintenir l'effet de ses dispositions dernières, et qui leur -fait témoigner plus de respect encore à sa mémoire qu'à lui-même. - -Les réquisitions, la vente obligatoire des denrées, le maximum sont des -mesures de gouvernement qui ont eu des précédents sous l'ancien régime. -J'ai vu, dans des temps de disette, des administrateurs fixer d'avance -le prix des denrées que les paysans apportaient au marché, et comme -ceux-ci, craignant d'être contraints, ne s'y présentaient pas, rendre -des ordonnances pour les y obliger sous peine d'amende. - -Mais rien ne fut d'un enseignement plus pernicieux que certaines formes -que suivait la justice criminelle quand il s'agissait du peuple. Le -pauvre était déjà beaucoup mieux garanti qu'on ne l'imagine contre -les atteintes d'un citoyen plus riche ou plus puissant que lui; mais -avait-il affaire à l'État, il ne trouvait plus, comme je l'ai indiqué -ailleurs, que des tribunaux exceptionnels, des juges prévenus, une -procédure rapide ou illusoire, un arrêt exécutoire par provision et -sans appel. «Commet le prévôt de la maréchaussée et son lieutenant -pour connaître des émotions et attroupements qui pourraient survenir -à l'occasion des grains; ordonne que par eux le procès sera fait et -parfait, jugé prévôtalement et en dernier ressort; interdit S. M. -à toutes cours de justice d'en prendre connaissance.» Cet arrêt du -conseil fait jurisprudence pendant tout le dix-huitième siècle. On voit -par les procès-verbaux de la maréchaussée que, dans ces circonstances, -on cernait de nuit les villages suspects, on entrait avant le jour -dans les maisons, et on y arrêtait les paysans qui étaient désignés, -sans qu'il soit autrement question de mandat. L'homme ainsi arrêté -restait souvent longtemps en prison avant de pouvoir parler à son juge; -les édits ordonnaient pourtant que tout accusé fût interrogé dans les -vingt-quatre heures. Cette disposition n'était ni moins formelle, ni -plus respectée que de nos jours. - -C'est ainsi qu'un gouvernement doux et bien assis enseignait chaque -jour au peuple le code d'instruction criminelle le mieux approprié aux -temps de révolution et le plus commode à la tyrannie. Il en tenait -école toujours ouverte. L'ancien régime donna jusqu'au bout aux basses -classes cette éducation dangereuse. Il n'y a pas jusqu'à Turgot qui, -sur ce point, n'imitât fidèlement ses prédécesseurs. Lorsqu'en 1775 sa -nouvelle législation sur les grains fit naître des résistances dans -le parlement et des émeutes dans les campagnes, il obtint du roi une -ordonnance qui, dessaisissant les tribunaux, livra les mutins à la -juridiction prévôtale, «laquelle est principalement destinée,» est-il -dit, «à réprimer les émotions populaires, quand il est utile que des -exemples soient donnés avec célérité.» Bien plus, tous les paysans qui -s'éloignaient de leurs paroisses sans être munis d'une attestation -signée par le curé et par le syndic devaient être poursuivis, arrêtés -et jugés prévôtalement comme vagabonds. - -Il est vrai que, dans cette monarchie du dix-huitième siècle, si les -formes étaient effrayantes, la peine était presque toujours tempérée. -On aimait mieux faire peur que faire mal; ou plutôt on était arbitraire -et violent par habitude et par indifférence, et doux par tempérament. -Mais le goût de cette justice sommaire ne s'en prenait que mieux. -Plus la peine était légère, plus on oubliait aisément la façon dont -elle était prononcée. La douceur de l'arrêt cachait l'horreur de la -procédure. - -J'oserai dire, parce que je tiens les faits dans ma main, qu'un grand -nombre de procédés employés par le gouvernement révolutionnaire ont eu -des précédents et des exemples dans les mesures prises à l'égard du -bas peuple pendant les deux derniers siècles de la monarchie. L'ancien -régime a fourni à la Révolution plusieurs de ses formes; celle-ci n'y a -joint que l'atrocité de son génie. - - - - -CHAPITRE VII. - - Comment une grande révolution administrative avait précédé la - révolution politique, et des conséquences que cela eut. - - -Rien n'avait encore été changé à la forme du gouvernement que déjà la -plupart des lois secondaires qui règlent la condition des personnes et -l'administration des affaires étaient abolies ou modifiées. - -La destruction des jurandes et leur rétablissement partiel et incomplet -avaient profondément altéré tous les anciens rapports de l'ouvrier -et du maître. Ces rapports étaient devenus non-seulement différents, -mais incertains et contraints. La police dominicale était ruinée; la -tutelle de l'État était encore mal assise, et l'artisan, placé dans -une position gênée et indécise, entre le gouvernement et le patron, ne -savait trop lequel des deux pouvait le protéger ou devait le contenir. -Cet état de malaise et d'anarchie, dans lequel on avait mis d'un seul -coup toute la basse classe des villes, eut de grandes conséquences, dès -que le peuple commença à reparaître sur la scène politique. - -Un an avant la Révolution, un édit du roi avait bouleversé dans toutes -ses parties l'ordre de la justice; plusieurs juridictions nouvelles -avaient été créées, une multitude d'autres abolies, toutes les règles -de la compétence changées. Or, en France, ainsi que je l'ai déjà fait -remarquer ailleurs, le nombre de ceux qui s'occupaient, soit à juger, -soit à exécuter les arrêts des juges, était immense. A vrai dire, toute -la bourgeoisie tenait de près ou de loin aux tribunaux. L'effet de la -loi fut donc de troubler tout à coup des milliers de familles dans leur -état et dans leurs biens, et de leur donner une assiette nouvelle et -précaire. L'édit n'avait guère moins incommodé les plaideurs, qui, au -milieu de cette révolution judiciaire, avaient peine à retrouver la loi -qui leur était applicable et le tribunal qui devait les juger. - -Mais ce fut surtout la réforme radicale que l'administration proprement -dite eut à subir en 1787 qui, après avoir porté le désordre dans les -affaires publiques, vint émouvoir chaque citoyen jusque dans sa vie -privée. - -J'ai dit que, dans les pays d'élection, c'est-à-dire dans près des -trois quarts de la France, toute l'administration de la généralité -était livrée à un seul homme, l'intendant, lequel agissait -non-seulement sans contrôle, mais sans conseil. - -En 1787, on plaça à côté de cet intendant une assemblée provinciale qui -devint le véritable administrateur du pays. Dans chaque village, un -corps municipal élu prit également la place des anciennes assemblées -de paroisse, et, dans la plupart des cas, du syndic. - -Une législation si contraire à celle qui l'avait précédée, et qui -changeait si complétement, non-seulement l'ordre des affaires, mais la -position relative des hommes, dut être appliquée partout à la fois, -et partout à peu près de la même manière, sans aucun égard aux usages -antérieurs ni à la situation particulière des provinces; tant le génie -unitaire de la Révolution possédait déjà ce vieux gouvernement que la -Révolution allait abattre. - -On vit bien alors la part que prend l'habitude dans le jeu des -institutions politiques, et comment les hommes se tirent plus aisément -d'affaire avec des lois obscures et compliquées, dont ils ont depuis -longtemps la pratique, qu'avec une législation plus simple qui leur est -nouvelle. - -Il y avait en France, sous l'ancien régime, toutes sortes de pouvoirs -qui variaient à l'infini, suivant les provinces, et dont aucun n'avait -de limites fixes et bien connues, de telle sorte que le champ d'action -de chacun d'eux était toujours commun à plusieurs autres. Cependant -on avait fini par établir un ordre régulier et assez facile dans les -affaires; tandis que les nouveaux pouvoirs, qui étaient en plus petit -nombre, soigneusement limités et semblables entre eux, se rencontrèrent -et s'enchevêtrèrent aussitôt les uns dans les autres au milieu de -la plus grande confusion, et souvent se réduisirent mutuellement à -l'impuissance. - -La loi nouvelle renfermait d'ailleurs un grand vice, qui seul eût -suffi, surtout au début, pour en rendre l'exécution difficile: tous les -pouvoirs qu'elle créait étaient collectifs. - -Sous l'ancienne monarchie, on n'avait jamais connu que deux façons -d'administrer: dans les lieux où l'administration était confiée à un -seul homme, celui-ci agissait sans le concours d'aucune assemblée; -là où il existait des assemblées, comme dans les pays d'état ou -dans les villes, la puissance exécutive n'était confiée à personne -en particulier; l'assemblée non-seulement gouvernait et surveillait -l'administration, mais administrait par elle-même ou par des -commissions temporaires qu'elle nommait. - -Comme on ne connaissait que ces deux manières d'agir, dès qu'on -abandonna l'une, on adopta l'autre. Il est assez étrange que, dans le -sein d'une société si éclairée, et où l'administration publique jouait -déjà depuis longtemps un si grand rôle, on ne se fût jamais avisé de -réunir les deux systèmes, et de distinguer, sans les disjoindre, le -pouvoir qui doit exécuter de celui qui doit surveiller et prescrire. -Cette idée, qui paraît si simple, ne vint point; elle n'a été trouvée -que dans ce siècle. C'est pour ainsi dire la seule grande découverte en -matière d'administration publique qui nous soit propre. Nous verrons -la suite qu'eut la pratique contraire, quand, transportant dans la -politique les habitudes administratives, et obéissant à la tradition -de l'ancien régime tout en détestant celui-ci, on appliqua dans la -Convention nationale le système que les états provinciaux et les -petites municipalités des villes avaient suivi, et comment de ce qui -n'avait été jusque-là qu'une cause d'embarras dans les affaires, on fit -sortir tout à coup la Terreur. - -Les assemblées provinciales de 1787 reçurent donc le droit -d'administrer elles-mêmes, dans la plupart des circonstances où, -jusque-là, l'intendant avait seul agi; elles furent chargées, sous -l'autorité du gouvernement central, d'asseoir la taille et d'en -surveiller la perception, d'arrêter quels devaient être les travaux -publics à entreprendre et de les faire exécuter. Elle eut sous ses -ordres immédiats tous les agents des ponts et chaussées, depuis -l'inspecteur jusqu'au piqueur des travaux. Elle dut leur prescrire ce -qu'elle jugeait convenable, rendre compte de leur service au ministre, -et proposer à celui-ci les gratifications qu'ils méritaient. La tutelle -des communes fut presque entièrement remise à ces assemblées; elles -durent juger en premier ressort la plus grande partie des affaires -contentieuses, qui étaient portées jusque-là devant l'intendant, etc.; -fonctions dont plusieurs convenaient mal à un pouvoir collectif et -irresponsable, et qui d'ailleurs allaient être exercées par des gens -qui administraient pour la première fois. - -Ce qui acheva de tout brouiller fut qu'en réduisant ainsi l'intendant -à l'impuissance on le laissa néanmoins subsister. Après lui avoir ôté -le droit absolu de tout faire, on lui imposa le devoir d'aider et de -surveiller ce que l'assemblée ferait; comme si un fonctionnaire déchu -pouvait jamais entrer dans l'esprit de la législation qui le dépossède -et en faciliter la pratique! - -Ce qu'on avait fait pour l'intendant, on le fit pour son subdélégué. -A côté de lui, et à la place qu'il venait d'occuper, on plaça -une assemblée d'arrondissement qui dut agir sous la direction de -l'assemblée provinciale et d'après des principes analogues. - -Tout ce qu'on connaît des actes des assemblées provinciales créées en -1787, et leurs procès-verbaux mêmes, apprennent qu'aussitôt après leur -naissance elles entrèrent en guerre sourde et souvent ouverte avec les -intendants, ceux-ci n'employant l'expérience supérieure qu'ils avaient -acquise qu'à gêner les mouvements de leurs successeurs. Ici, c'est une -assemblée qui se plaint de ne pouvoir arracher qu'avec effort des mains -de l'intendant les pièces qui lui sont les plus nécessaires. Ailleurs, -c'est l'intendant qui accuse les membres de l'assemblée de vouloir -usurper des attributions que les édits, dit-il, lui ont laissées. Il -en appelle au ministre, qui souvent ne répond rien ou doute; car la -matière lui est aussi nouvelle et obscure qu'à tous les autres. Parfois -l'assemblée délibère que l'intendant n'a pas bien administré, que les -chemins qu'il a fait construire sont mal tracés ou mal entretenus; il -a laissé ruiner des communautés dont il était le tuteur. Souvent ces -assemblées hésitent au milieu des obscurités d'une législation si peu -connue; elles s'envoient au loin consulter les unes les autres et se -font parvenir sans cesse des avis. L'intendant d'Auch prétend qu'il -peut s'opposer à la volonté de l'assemblée provinciale, qui avait -autorisé une commune à s'imposer; l'assemblée affirme qu'en cette -matière l'intendant n'a plus désormais que des avis, et non des ordres, -à donner, et elle demande à l'assemblée provinciale de l'Ile-de-France -ce que celle-ci en pense. - -Au milieu de ces récriminations et de ces consultations, la marche de -l'administration se ralentit souvent et quelquefois s'arrête: la vie -publique est alors comme suspendue. «La stagnation des affaires est -complète,» dit l'assemblée provinciale de Lorraine, qui n'est en cela -que l'écho de plusieurs autres; «tous les bons citoyens s'en affligent.» - -D'autres fois, c'est par excès d'activité et de confiance en -elles-mêmes que pèchent ces nouvelles administrations; elles sont -toutes remplies d'un zèle inquiet et perturbateur qui les porte à -vouloir changer tout à coup les anciennes méthodes et corriger à la -hâte les plus vieux abus. Sous prétexte que désormais c'est à elles à -exercer la tutelle des villes; elles entreprennent de gérer elles-mêmes -les affaires communales; en un mot, elles achèvent de tout confondre en -voulant tout améliorer. - -Si l'on veut bien considérer maintenant la place immense qu'occupait -déjà depuis longtemps en France l'administration publique, la multitude -des intérêts auxquels elle touchait chaque jour, tout ce qui dépendait -d'elle ou avait besoin de son concours; si l'on songe que c'était déjà -sur elle plus que sur eux-mêmes que les particuliers comptaient pour -faire réussir leurs propres affaires, favoriser leur industrie, assurer -leurs subsistances, tracer et entretenir leurs chemins, préserver leur -tranquillité et garantir leur bien-être, on aura une idée du nombre -infini de gens qui durent se trouver personnellement atteints du mal -dont elle souffrait. - -Mais ce fut surtout dans les villages que les vices de la nouvelle -organisation se firent sentir; là, elle ne troubla pas seulement -l'ordre des pouvoirs, elle changea tout à coup la position relative des -hommes et mit en présence et en conflit toutes les classes. - -Lorsque Turgot, en 1775, proposa au roi de réformer l'administration -des campagnes, le plus grand embarras qu'il rencontra, c'est lui-même -qui nous l'apprend, vint de l'inégale répartition des impôts; car -comment faire agir en commun et délibérer ensemble sur les affaires -de la paroisse, dont les principales sont l'assiette, la levée et -l'emploi des taxes, des gens qui ne sont pas tous assujettis à les -payer de la même manière, et dont quelques-uns sont entièrement -soustraits à leurs charges? Chaque paroisse contenait des gentilshommes -et des ecclésiastiques qui ne payaient point la taille, des paysans -qui en étaient en partie ou en totalité exempts, et d'autres qui -l'acquittaient tout entière. C'était comme trois paroisses distinctes, -dont chacune eût demandé une administration à part. La difficulté était -insoluble. - -Nulle part, en effet, la distinction d'impôts n'était plus visible que -dans les campagnes; nulle part la population n'y était mieux divisée -en groupes différents et souvent ennemis les uns des autres. Pour -arriver à donner aux villages une administration collective et un petit -gouvernement libre, il eût fallu d'abord y assujettir tout le monde aux -mêmes impôts et y diminuer la distance qui séparait les classes. - -Ce n'est point ainsi qu'on s'y prit lorsqu'on entreprit enfin cette -réforme en 1787. Dans l'intérieur de la paroisse, on maintint -l'ancienne séparation des ordres et l'inégalité en fait d'impôt -qui en était le principal signe, et néanmoins on y livra toute -l'administration à des corps électifs. Cela conduisit sur-le-champ aux -conséquences les plus singulières. - -S'agit-il de l'assemblée électorale qui devait choisir les officiers -municipaux: le curé et le seigneur ne purent y paraître; ils -appartenaient, disait-on, à l'ordre de la noblesse et à celui du -clergé; or c'était, ici, principalement le tiers-état qui avait à élire -ses représentants. - -Le conseil municipal une fois élu, le curé et le seigneur en étaient, -au contraire, membres de droit; car il n'eût pas semblé séant de rendre -entièrement étrangers au gouvernement de la paroisse deux habitants si -notables. Le seigneur présidait même ces conseillers municipaux qu'il -n'avait pas contribué à élire, mais il ne fallait pas qu'il s'ingérât -dans la plupart de leurs actes. Quand on procédait à l'assiette et -à la répartition de la taille, par exemple, le curé et le seigneur -ne pouvaient pas voter. N'étaient-ils pas tous deux exempts de cet -impôt? De son côté, le conseil municipal n'avait rien à voir à leur -capitation; elle continuait à être réglée par l'intendant d'après des -formes particulières. - -De peur que ce président, ainsi isolé du corps qu'il était censé -diriger, n'y exerçât encore indirectement une influence contraire -à l'intérêt de l'ordre dont il ne faisait pas partie, on demanda -que les voix de ses fermiers n'y comptassent pas; et les assemblées -provinciales, consultées sur ce point, trouvèrent cette réclamation -fort juste et tout à fait conforme aux principes. Les autres -gentilshommes qui habitaient la paroisse ne pouvaient entrer dans ce -même corps municipal roturier, à moins qu'ils ne fussent élus par les -paysans, et alors, comme le règlement a soin de le faire remarquer, ils -n'avaient plus le droit d'y représenter que le tiers-état. - -Le seigneur ne paraissait donc là que pour y être entièrement soumis à -ses anciens sujets, devenus tout à coup ses maîtres; il y était leur -prisonnier plutôt que leur chef. En rassemblant ces hommes de cette -manière, il semblait qu'on eût eu pour but moins de les rapprocher -que de leur faire voir plus distinctement en quoi ils différaient et -combien leurs intérêts étaient contraires. - -Le syndic était-il encore ce fonctionnaire discrédité dont on -n'exerçait les fonctions que par contrainte, ou bien sa condition -s'était-elle relevée avec la communauté dont il restait le principal -agent? Nul ne le savait précisément. Je trouve en 1788 la lettre -d'un certain huissier de village qui s'indigne qu'on l'ait élu pour -remplir les fonctions de syndic. «Cela,» dit-il, «est contraire à -tous les priviléges de sa charge.» Le contrôleur général répond qu'il -faut rectifier les idées de ce particulier, «et lui faire comprendre -qu'il devrait tenir à honneur d'être choisi par ses concitoyens, -et que d'ailleurs les nouveaux syndics ne ressembleront point aux -fonctionnaires qui portaient jusque-là le même nom, et qu'ils doivent -compter sur plus d'égards de la part du gouvernement.» - -D'autre part, on voit des habitants considérables de la paroisse, et -même des gentilshommes, qui se rapprochent tout à coup des paysans, -quand ceux-ci deviennent une puissance. Le seigneur haut justicier d'un -village des environs de Paris se plaint de ce que l'édit l'empêche -de prendre part, même _comme simple habitant_, aux opérations de -l'assemblée paroissiale. D'autres consentent, disent-ils, «par -dévouement pour le bien public, à remplir même les fonctions de syndic.» - -C'était trop tard. A mesure que les hommes des classes riches -s'avancent ainsi vers le peuple des campagnes et s'efforcent de -se mêler avec lui, celui-ci se retire dans l'isolement qu'on lui -avait fait et s'y défend. On rencontre des assemblées municipales -de paroisses qui se refusent à recevoir dans leur sein le seigneur; -d'autres font toute sorte de chicanes avant d'admettre les roturiers -mêmes, quand ils sont riches. «Nous sommes instruits,» dit l'assemblée -provinciale de basse Normandie, «que plusieurs assemblées municipales -ont refusé d'admettre dans leur sein les propriétaires roturiers de la -paroisse qui n'y sont pas domiciliés, bien qu'il ne soit pas douteux -que ceux-ci ont droit d'en faire partie. D'autres assemblées ont même -refusé d'admettre les fermiers qui n'avaient pas de propriétés sur leur -territoire.» - -Ainsi donc, tout était déjà nouveauté, obscurité, conflit dans les lois -secondaires, avant même qu'on eût encore touché aux lois principales -qui réglaient le gouvernement de l'État. Ce qui en restait debout -était ébranlé, et il n'existait pour ainsi dire plus un seul règlement -dont le pouvoir central lui-même n'eût annoncé l'abolition ou la -modification prochaine. - -Cette rénovation soudaine et immense de toutes les règles et de toutes -les habitudes administratives qui précéda chez nous la révolution -politique, et dont on parle aujourd'hui à peine, était déjà pourtant -l'une des plus grandes perturbations qui se soient jamais rencontrées -dans l'histoire d'un grand peuple. Cette première révolution exerça une -influence prodigieuse sur la seconde, et fit de celle-ci un événement -différent de tous ceux de la même espèce qui avaient eu lieu jusque-là -dans le monde, ou de ceux qui y ont eu lieu depuis. - -La première révolution d'Angleterre, qui bouleversa toute la -constitution politique de ce pays et y abolit jusqu'à la royauté, ne -toucha que fort superficiellement aux lois secondaires et ne changea -presque rien aux coutumes et aux usages. La justice et l'administration -gardèrent leurs formes et suivirent les mêmes errements que par le -passé. Au plus fort de la guerre civile, les douze juges d'Angleterre -continuèrent, dit-on, à faire deux fois l'an la tournée des assises. -Tout ne fut donc pas agité à la fois. La révolution se trouva -circonscrite dans ses effets, et la société anglaise, quoique remuée à -son sommet, resta ferme dans son assiette. - -Nous avons vu nous-mêmes en France, depuis 89, plusieurs révolutions -qui ont changé de fond en comble toute la structure du gouvernement. La -plupart ont été très-soudaines et se sont accomplies par la force, en -violation ouverte des lois existantes. Néanmoins le désordre qu'elles -ont fait naître n'a jamais été ni long ni général; à peine ont-elles -été ressenties par la plus grande partie de la nation, quelquefois à -peine aperçues. - -C'est que, depuis 89, la constitution administrative est toujours -restée debout au milieu des ruines des constitutions politiques. On -changeait la personne du prince ou les formes du pouvoir central, mais -le cours journalier des affaires n'était ni interrompu ni troublé; -chacun continuait à rester soumis, dans les petites affaires qui -l'intéressaient particulièrement, aux règles et aux usages qu'il -connaissait; il dépendait des pouvoirs secondaires auxquels il avait -toujours eu l'habitude de s'adresser, et d'ordinaire il avait affaire -aux mêmes agents; car, si à chaque révolution l'administration était -décapitée, son corps restait intact et vivant; les mêmes fonctions -étaient exercées par les mêmes fonctionnaires; ceux-ci transportaient à -travers la diversité des lois politiques leur esprit et leur pratique. -Ils jugeaient et ils administraient au nom du roi, ensuite au nom de -la république, enfin au nom de l'empereur. Puis, la Fortune faisant -refaire à sa roue le même tour, ils recommençaient à administrer et à -juger pour le roi, pour la république et pour l'empereur, toujours les -mêmes et de même; car que leur importait le nom du maître? Leur affaire -était moins d'être citoyens que bons administrateurs et bons juges. Dès -que la première secousse était passée, il semblait donc que rien n'eût -bougé dans le pays. - -Au moment où la Révolution éclata, cette partie du gouvernement qui, -quoique subordonnée, se fait sentir tous les jours à chaque citoyen -et influe de la manière la plus continue et la plus efficace sur son -bien-être, venait d'être entièrement bouleversée: l'administration -publique avait changé tout à coup tous ses agents et renouvelé toutes -ses maximes. L'État n'avait pas paru d'abord recevoir de cette immense -réforme un grand choc; mais tous les Français en avaient ressenti une -petite commotion particulière. Chacun s'était trouvé ébranlé dans sa -condition, troublé dans ses habitudes ou gêné dans son industrie. Un -certain ordre régulier continuait à régner dans les affaires les plus -importantes et les plus générales que personne ne savait déjà plus -ni à qui obéir, ni à qui s'adresser, ni comment se conduire dans les -moindres et les particulières qui forment le train journalier de la vie -sociale. - -La nation n'étant plus d'aplomb dans aucune de ses parties, un dernier -coup put donc la mettre tout entière en branle et produire le plus -vaste bouleversement et la plus effroyable confusion qui furent jamais. - - - - -CHAPITRE VIII. - - Comment la Révolution est sortie d'elle-même de ce qui précède. - - -Je veux, en finissant, rassembler quelques-uns des traits que j'ai -déjà peints à part, et, de cet ancien régime dont je viens de faire le -portrait, voir la Révolution sortir comme d'elle-même. - -Si l'on considère que c'était parmi nous que le système féodal, sans -changer ce qui, en lui, pouvait nuire ou irriter, avait le mieux perdu -tout ce qui pouvait protéger ou servir, on sera moins surpris que la -révolution qui devait abolir violemment cette vieille constitution de -l'Europe ait éclaté en France plutôt qu'ailleurs. - -Si l'on fait attention que la noblesse, après avoir perdu ses anciens -droits politiques, et cessé, plus que cela ne s'était vu en aucun -autre pays de l'Europe féodale, d'administrer et de conduire les -habitants, avait néanmoins, non-seulement conservé, mais beaucoup -accru ses immunités pécuniaires et les avantages dont jouissaient -individuellement ses membres; qu'en devenant une classe subordonnée -elle était restée une classe privilégiée et fermée, de moins en -moins, comme je l'ai dit ailleurs, une aristocratie, de plus en plus -une caste, on ne s'étonnera plus que ses priviléges aient paru si -inexplicables et si détestables aux Français, et qu'à sa vue l'envie -démocratique se soit enflammée dans leur cœur à ce point qu'elle y -brûle encore. - -Si l'on songe enfin que cette noblesse, séparée des classes moyennes, -qu'elle avait repoussées de son sein, et du peuple, dont elle avait -laissé échapper le cœur, était entièrement isolée au milieu de -la nation, en apparence la tête d'une armée, en réalité un corps -d'officiers sans soldats, on comprendra comment, après avoir été mille -ans debout, elle ait pu être renversée dans l'espace d'une nuit. - -J'ai fait voir de quelle manière le gouvernement du roi, ayant aboli -les libertés provinciales et s'étant substitué dans les trois quarts -de la France à tous les pouvoirs locaux, avait attiré à lui toutes -les affaires, les plus petites aussi bien que les plus grandes; j'ai -montré, d'autre part, comment, par une conséquence nécessaire, Paris -s'était rendu le maître du pays dont il n'avait été jusque-là que la -capitale, ou plutôt était devenu alors lui-même le pays tout entier. -Ces deux faits, qui étaient particuliers à la France, suffiraient seuls -au besoin pour expliquer pourquoi une émeute a pu détruire de fond en -comble une monarchie qui avait supporté pendant tant de siècles de -si violents chocs, et qui, la veille de sa chute, paraissait encore -inébranlable à ceux mêmes qui allaient la renverser. - -La France étant l'un des pays de l'Europe où toute vie politique était -depuis le plus longtemps et le plus complétement éteinte, où les -particuliers avaient le mieux perdu l'usage des affaires, l'habitude de -lire dans les faits, l'expérience des mouvements populaires et presque -la notion du peuple, il est facile d'imaginer comment tous les Français -ont pu tomber à la fois dans une révolution terrible sans la voir, les -plus menacés par elle marchant les premiers, et se chargeant d'ouvrir -et d'élargir le chemin qui y conduisait. - -Comme il n'existait plus d'institutions libres, par conséquent -plus de classes politiques, plus de corps politiques vivants, plus -de partis organisés et conduits, et qu'en l'absence de toutes ces -forces régulières la direction de l'opinion publique, quand l'opinion -publique vint à renaître, échut uniquement à des philosophes, on dut -s'attendre à voir la Révolution conduite moins en vue de certains -faits particuliers que d'après des principes abstraits et des théories -très-générales; on put augurer qu'au lieu d'attaquer séparément -les mauvaises lois on s'en prendrait à toutes les lois, et qu'on -entreprendrait de substituer à l'ancienne constitution de la France un -système de gouvernement tout nouveau, que ces écrivains avaient conçu. - -L'Église se trouvant naturellement mêlée à toutes les vieilles -institutions qu'on voulait détruire, on ne pouvait douter que -cette Révolution ne dût ébranler la religion en même temps qu'elle -renverserait le pouvoir civil; dès lors il était impossible de dire à -quelles témérités inouïes pouvait s'emporter l'esprit des novateurs, -délivrés à la fois de toutes les gênes que la religion, les coutumes et -les lois imposent à l'imagination des hommes. - -Et celui qui eût bien étudié l'état du pays eût aisément prévu qu'il -n'y avait pas de témérité si inouïe qui ne pût y être tentée, ni de -violence qui ne dût y être soufferte. - -«Eh quoi!» s'écrie Burke dans un de ses éloquents pamphlets, «on -n'aperçoit pas un homme qui puisse répondre pour le plus petit -district; bien plus, on n'en voit pas un qui puisse répondre d'un -autre. Chacun est arrêté dans sa maison sans résistance, qu'il s'agisse -de royalisme, de modérantisme ou de toute autre chose.» Burke savait -mal dans quelles conditions cette monarchie qu'il regrettait nous -avait laissés à nos nouveaux maîtres. L'administration de l'ancien -régime avait d'avance ôté aux Français la possibilité et l'envie -de s'entr'aider. Quand la Révolution survint, on aurait vainement -cherché dans la plus grande partie de la France dix hommes qui eussent -l'habitude d'agir en commun d'une manière régulière, et de veiller -eux-mêmes à leur propre défense; le pouvoir central seul devait s'en -charger, de telle sorte que ce pouvoir central, étant tombé des mains -de l'administration royale dans celles d'une assemblée irresponsable et -souveraine, et de débonnaire devenue terrible, ne trouva rien devant -lui qui pût ni l'arrêter, ni même le retarder un moment. La même -cause qui avait fait tomber si aisément la monarchie avait rendu tout -possible après sa chute. - -Jamais la tolérance en fait de religion, la douceur dans le -commandement, l'humanité et même la bienveillance n'avaient été plus -prêchées, et, il semblait, mieux admises qu'au dix-huitième siècle; -le droit de guerre, qui est comme le dernier asile de la violence, -s'était lui-même resserré et adouci. Du sein de mœurs si douces allait -cependant sortir la révolution la plus inhumaine! Et pourtant, tout -cet adoucissement des mœurs n'était pas un faux semblant; car, dès que -la fureur de la Révolution se fut amortie, on vit cette même douceur -se répandre aussitôt dans toutes les lois et pénétrer dans toutes les -habitudes politiques. - -Le contraste entre la bénignité des théories et la violence des actes, -qui a été l'un des caractères les plus étranges de la Révolution -française, ne surprendra personne si l'on fait attention que cette -révolution a été préparée par les classes les plus civilisées de la -nation, et exécutée par les plus incultes et les plus rudes. Les -hommes des premières n'ayant aucun lien préexistant entre eux, nul -usage de s'entendre, aucune prise sur le peuple, celui-ci devint -presque aussitôt le pouvoir dirigeant dès que les anciens pouvoirs -furent détruits. Là où il ne gouverna pas par lui-même, il donna du -moins son esprit au gouvernement; et si, d'un autre côté, on songe à la -manière dont ce peuple avait vécu sous l'ancien régime, on n'aura pas -de peine à imaginer ce qu'il allait être. - -Les particularités mêmes de sa condition lui avaient donné plusieurs -vertus rares. Affranchi de bonne heure et depuis longtemps propriétaire -d'une partie du sol, isolé plutôt que dépendant, il se montrait -tempérant et fier; il était rompu à la peine, indifférent aux -délicatesses de la vie, résigné dans les plus grands maux, ferme au -péril; race simple et virile qui va remplir ces puissantes armées sous -l'effort desquelles l'Europe ploiera. Mais la même cause en faisait un -dangereux maître. Comme il avait porté presque seul depuis des siècles -tout le faix des abus, qu'il avait vécu à l'écart, se nourrissant en -silence de ses préjugés, de ses jalousies et de ses haines, il s'était -endurci par ces rigueurs de sa destinée, et il était devenu capable à -la fois de tout endurer et de tout faire souffrir. - -C'est dans cet état que, mettant la main sur le gouvernement, il -entreprit d'achever lui-même l'œuvre de la Révolution. Les livres -avaient fourni la théorie; il se chargea de la pratique, et il ajusta -les idées des écrivains à ses propres fureurs. - -Ceux qui ont étudié attentivement, en lisant ce livre, la France au -dix-huitième siècle, ont pu voir naître et se développer dans son sein -deux passions principales, qui n'ont point été contemporaines et n'ont -pas toujours tendu au même but. - -L'une, plus profonde et venant de plus loin, est la haine violente et -inextinguible de l'inégalité. Celle-ci était née et s'était nourrie de -la vue de cette inégalité même, et elle poussait depuis longtemps les -Français, avec une force continue et irrésistible, à vouloir détruire -jusque dans leurs fondements tout ce qui restait des institutions du -moyen âge, et, le terrain vidé, à y bâtir une société où les hommes -fussent aussi semblables et les conditions aussi égales que l'humanité -le comporte. - -L'autre, plus récente et moins enracinée, les portait à vouloir vivre -non-seulement égaux, mais libres. - -Vers la fin de l'ancien régime ces deux passions sont aussi sincères et -paraissent aussi vives l'une que l'autre. A l'entrée de la Révolution, -elles se rencontrent; elles se mêlent alors et se confondent un moment, -s'échauffent l'une l'autre dans le contact, et enflamment enfin à la -fois tout le cœur de la France. C'est 89, temps d'inexpérience sans -doute, mais de générosité, d'enthousiasme, de virilité et de grandeur, -temps d'immortelle mémoire, vers lequel se tourneront avec admiration -et avec respect les regards des hommes, quand ceux qui l'ont vu et -nous-mêmes aurons disparu depuis longtemps. Alors les Français furent -assez fiers de leur cause et d'eux-mêmes pour croire qu'ils pouvaient -être égaux dans la liberté. Au milieu des institutions démocratiques -ils placèrent donc partout des institutions libres. Non-seulement ils -réduisirent en poussière cette législation surannée qui divisait les -hommes en castes, en corporations, en classes, et rendaient leurs -droits plus inégaux encore que leurs conditions, mais ils brisèrent -d'un seul coup ces autres lois, œuvres plus récentes du pouvoir -royal, qui avaient ôté à la nation la libre jouissance d'elle-même, -et avaient placé à côté de chaque Français le gouvernement, pour être -son précepteur, son tuteur, et, au besoin, son oppresseur. Avec le -gouvernement absolu la centralisation tomba. - -Mais quand cette génération vigoureuse, qui avait commencé la -Révolution, eut été détruite ou énervée, ainsi que cela arrive -d'ordinaire à toute génération qui entame de telles entreprises; -lorsque, suivant le cours naturel des événements de cette espèce, -l'amour de la liberté se fut découragé et alangui au milieu de -l'anarchie et de la dictature populaire, et que la nation éperdue -commença à chercher comme à tâtons son maître, le gouvernement absolu -trouva pour renaître et se fonder des facilités prodigieuses, que -découvrit sans peine le génie de celui qui allait être tout à la fois -le continuateur de la Révolution et son destructeur. - -L'ancien régime avait contenu, en effet, tout un ensemble -d'institutions de date moderne, qui, n'étant point hostiles à -l'égalité, pouvaient facilement prendre place dans la société nouvelle, -et qui pourtant offraient au despotisme des facilités singulières. -On les rechercha au milieu des débris de toutes les autres et on les -retrouva. Ces institutions avaient fait naître jadis des habitudes, -des passions, des idées qui tendaient à tenir les hommes divisés et -obéissants; on raviva celles-ci et on s'en aida. On ressaisit la -centralisation dans ses ruines et on la restaura; et comme, en même -temps qu'elle se relevait, tout ce qui avait pu autrefois la limiter -restait détruit, des entrailles mêmes d'une nation qui venait de -renverser la royauté on vit sortir tout à coup un pouvoir plus étendu, -plus détaillé, plus absolu que celui qui avait été exercé par aucun -de nos rois. L'entreprise parut d'une témérité extraordinaire et son -succès inouï, parce qu'on ne pensait qu'à ce qu'on voyait et qu'on -oubliait ce qu'on avait vu. Le dominateur tomba, mais ce qu'il y avait -de plus substantiel dans son œuvre resta debout; son gouvernement mort, -son administration continua de vivre, et, toutes les fois qu'on a -voulu depuis abattre le pouvoir absolu, on s'est borné à placer la tête -de la Liberté sur un corps servile. - -A plusieurs reprises, depuis que la Révolution a commencé jusqu'à nos -jours, on voit la passion de la liberté s'éteindre, puis renaître, -puis s'éteindre encore, et puis encore renaître; ainsi fera-t-elle -longtemps, toujours inexpérimentée et mal réglée, facile à décourager, -à effrayer et à vaincre, superficielle et passagère. Pendant ce même -temps la passion pour l'égalité occupe toujours le fond des cœurs dont -elle s'est emparée la première; elle s'y retient aux sentiments qui -nous sont le plus chers; tandis que l'une change sans cesse d'aspect, -diminue, grandit, se fortifie, se débilite suivant les événements, -l'autre est toujours la même, toujours attachée au même but avec la -même ardeur obstinée et souvent aveugle, prête à tout sacrifier à ceux -qui lui permettent de se satisfaire, et à fournir au gouvernement qui -veut la favoriser et la flatter les habitudes, les idées, les lois dont -le despotisme a besoin pour régner. - -La Révolution française ne sera que ténèbres pour ceux qui ne voudront -regarder qu'elle; c'est dans les temps qui la précèdent qu'il faut -chercher la seule lumière qui puisse l'éclairer. Sans une vue nette de -l'ancienne société, de ses lois, de ses vices, de ses préjugés, de ses -misères, de sa grandeur, on ne comprendra jamais ce qu'ont fait les -Français pendant le cours des soixante années qui ont suivi sa chute; -mais cette vue ne suffirait pas encore si l'on ne pénétrait jusqu'au -naturel même de notre nation. - -Quand je considère cette nation en elle-même, je la trouve plus -extraordinaire qu'aucun des événements de son histoire. En a-t-il -jamais paru sur la terre une seule qui fût si remplie de contrastes -et si extrême dans chacun de ses actes, plus conduite par des -sensations, moins par des principes; faisant ainsi toujours plus mal -ou mieux qu'on ne s'y attendait, tantôt au-dessous du niveau commun -de l'humanité, tantôt fort au-dessus; un peuple tellement inaltérable -dans ses principaux instincts qu'on le reconnaît encore dans des -portraits qui ont été faits de lui il y a deux au trois mille ans, -et en même temps tellement mobile dans ses pensées journalières et -dans ses goûts qu'il finit par se devenir un spectacle inattendu à -lui-même, et demeure souvent aussi surpris que les étrangers à la vue -de ce qu'il vient de faire; le plus casanier et le plus routinier -de tous quand on l'abandonne à lui-même, et, lorsqu'une fois on l'a -arraché malgré lui à son logis et à ses habitudes, prêt à pousser -jusqu'au bout du monde et à tout oser; indocile par tempérament, et -s'accommodant mieux toutefois de l'empire arbitraire et même violent -d'un prince que du gouvernement régulier et libre des principaux -citoyens; aujourd'hui l'ennemi déclaré de toute obéissance, demain -mettant à servir une sorte de passion que les nations les mieux douées -pour la servitude ne peuvent atteindre; conduit par un fil tant que -personne ne résiste, ingouvernable dès que l'exemple de la résistance -est donné quelque part; trompant toujours ainsi ses maîtres, qui le -craignent ou trop ou trop peu; jamais si libre qu'il faille désespérer -de l'asservir, ni si asservi qu'il ne puisse encore briser le joug; -apte à tout, mais n'excellant que dans la guerre; adorateur du hasard, -de la force, du succès, de l'éclat et du bruit, plus que de la vraie -gloire; plus capable d'héroïsme que de vertu, de génie que de bon -sens, propre à concevoir d'immenses desseins plutôt qu'à parachever -de grandes entreprises; la plus brillante et la plus dangereuse des -nations de l'Europe, et la mieux faite pour y devenir tour à tour -un objet d'admiration, de haine, de pitié, de terreur, mais jamais -d'indifférence? - -Elle seule pouvait donner naissance à une révolution si soudaine, -si radicale, si impétueuse dans son cours, et pourtant si pleine de -retours, de faits contradictoires et d'exemples contraires. Sans les -raisons que j'ai dites, les Français ne l'eussent jamais faite; mais il -faut reconnaître que toutes ces raisons ensemble n'auraient pas réussi -pour expliquer une révolution pareille ailleurs qu'en France. - -Me voici parvenu jusqu'au seuil de cette Révolution mémorable; cette -fois je n'y entrerai point, bientôt peut-être pourrai-je le faire. -Je ne la considérerai plus alors dans ses causes, je l'examinerai en -elle-même, et j'oserai enfin juger la société qui en est sortie. - - - - -APPENDICE. - - Des pays d'états, et en particulier du Languedoc. - - -Mon intention n'est point de rechercher ici avec détail comment les -choses se passaient dans chacun des pays d'états qui existaient encore -à l'époque de la Révolution. - -Je veux seulement en indiquer le nombre, faire connaître ceux dans -lesquels la vie locale était encore active, montrer dans quels rapports -ils vivaient avec l'administration royale, de quel côté ils sortaient -des règles communes que j'ai précédemment exposées, par où ils y -rentraient, et enfin faire voir par l'exemple de l'un d'entre eux ce -qu'ils auraient pu aisément devenir tous. - -Il avait existé des états dans la plupart des provinces de France, -c'est-à-dire que chacune d'elles avait été administrée sous le -gouvernement du roi par les _gens des trois états_, comme on disait -alors; ce qui doit s'entendre d'une assemblée composée de représentants -du clergé, de la noblesse et de la bourgeoisie. Cette constitution -provinciale, comme les autres institutions politiques du moyen âge, -se retrouvait avec les mêmes traits dans presque toutes les parties -civilisées de l'Europe, dans toutes celles du moins où les mœurs et -les idées germaniques avaient pénétré. Il y a beaucoup de provinces -d'Allemagne où les états ont subsisté jusqu'à la Révolution française; -là où ils étaient détruits, ils n'avaient disparu que dans le cours des -dix-septième et dix-huitième siècles. Partout, depuis deux siècles, les -princes leur avaient fait une guerre tantôt sourde, tantôt ouverte, -mais non interrompue. Nulle part ils n'avaient cherché à améliorer -l'institution suivant les progrès du temps, mais seulement à la -détruire ou à la déformer quand l'occasion s'en était offerte et qu'ils -n'avaient pu faire pis. - -En France, en 1789, il ne se rencontrait plus d'états que dans cinq -provinces d'une certaine étendue et dans quelques petits districts -insignifiants. La liberté provinciale n'existait plus à vrai dire que -dans deux, la Bretagne et le Languedoc; partout ailleurs l'institution -avait entièrement perdu sa virilité et n'était qu'une vaine apparence. - -Je mettrai à part le Languedoc et j'en ferai ici l'objet d'un examen -particulier. - -Le Languedoc était le plus vaste et le plus peuplé de tous les pays -d'états; il contenait plus de deux mille communes, ou, comme on disait -alors, de _Communautés_, et comptait près de deux millions d'habitants. -Il était, de plus, le mieux ordonné et le plus prospère de tous ces -pays, comme le plus grand. Le Languedoc est donc bien choisi pour faire -voir ce que pouvait être la liberté provinciale sous l'ancien régime, -et à quel point, dans les contrées mêmes où elle paraissait la plus -forte, on l'avait subordonnée au pouvoir royal. - -En Languedoc, les états ne pouvaient s'assembler que sur un ordre -exprès du roi et après une lettre de convocation adressée par lui -individuellement chaque année à tous les membres qui devaient les -composer; ce qui fit dire à un frondeur du temps: «Des trois corps -qui composent nos états, l'un, le clergé, est à la nomination du roi, -puisque celui-ci nomme aux évêchés et aux bénéfices, et les deux -autres sont censés y être, puisqu'un ordre de la cour peut empêcher -tel membre qu'il lui plaît d'y assister sans que pour cela on ait -besoin de l'exiler ou de lui faire son procès. Il suffit de ne point le -convoquer.» - -Les états devaient non-seulement se réunir, mais se séparer à certains -jours indiqués par le roi. La durée ordinaire de leur session avait été -fixée à quarante jours par un arrêt du conseil. Le roi était représenté -dans l'assemblée par des commissaires qui y avaient toujours entrée -quand ils le demandaient, et qui étaient chargés d'y exposer les -volontés du gouvernement. Ils étaient, de plus, étroitement tenus en -tutelle. Ils ne pouvaient prendre de résolution de quelque importance, -arrêter une mesure financière quelconque, sans que leur délibération -ne fût approuvée par un arrêt du conseil; pour un impôt, un emprunt, -un procès, ils avaient besoin de la permission expresse du roi. Tous -leurs règlements généraux, jusqu'à celui qui concernait la tenue de -leurs séances, devaient être autorisés avant d'être mis en vigueur. -L'ensemble de leurs recettes et de leurs dépenses, leur budget, comme -on l'appellerait aujourd'hui, était soumis chaque année au même -contrôle. - -Le pouvoir central exerçait d'ailleurs dans le Languedoc les mêmes -droits politiques qui lui étaient reconnus partout ailleurs; les lois -qu'il lui convenait de promulguer, les règlements généraux qu'il -faisait sans cesse, les mesures générales qu'il prenait, étaient -applicables là comme dans les pays d'élection. Il y exerçait de même -toutes les fonctions naturelles du gouvernement; il y avait la même -police et les mêmes agents; il y créait de temps en temps, comme -partout, une multitude de nouveaux fonctionnaires dont la province -avait été obligée de racheter chèrement les offices. - -Le Languedoc était gouverné, comme les autres provinces, par un -intendant. Cet intendant y avait dans chaque district des subdélégués -qui correspondaient avec les chefs des communautés et les dirigeaient. -L'intendant y exerçait la tutelle administrative, absolument comme -dans les pays d'élection. Le moindre village perdu dans les gorges des -Cévennes ne pouvait faire la dépense la plus minime sans y avoir été -autorisé de Paris par un arrêt du conseil du roi. Cette partie de la -justice qu'on nomme aujourd'hui le contentieux administratif n'y était -pas moins étendue que dans le reste de la France; elle l'y était même -plus. L'intendant décidait en premier ressort toutes les questions -de voirie, il jugeait tous les procès en matière de chemins, et, en -général, il prononçait sur toutes les affaires dans lesquelles le -gouvernement était ou se croyait intéressé. Celui-ci n'y couvrait pas -moins qu'ailleurs tous ses agents contre les poursuites indiscrètes des -citoyens vexés par eux. - -Qu'avait donc le Languedoc de particulier qui le distinguât des autres -provinces, et qui en fît pour celles-ci un sujet d'envie? Trois choses -qui suffisaient pour le rendre entièrement différent du reste de la -France. - -1º Une assemblée composée d'hommes considérables, accréditée dans la -population, respectée par le pouvoir royal, dont aucun fonctionnaire du -gouvernement central, ou, suivant la langue d'alors, _aucun officier -du roi_ ne pouvait faire partie, et où l'on discutait chaque année -librement et sérieusement les intérêts particuliers de la province. Il -suffisait que l'administration royale se trouvât placée à côté de ce -foyer de lumières pour qu'elle exerçât ses priviléges tout autrement, -et qu'avec les mêmes agents et les mêmes instincts elle ne ressemblât -point à ce qu'elle était partout ailleurs. - -2º Il y avait dans le Languedoc beaucoup de travaux publics qui étaient -exécutés aux dépens du roi et par ses agents; il y en avait d'autres -où le gouvernement central fournissait une portion des fonds et dont -il dirigeait en grande partie l'exécution; mais le plus grand nombre -étaient exécutés aux seuls frais de la province. Une fois que le roi -avait approuvé le dessein et autorisé la dépense de ceux-là, ils -étaient exécutés par des fonctionnaires que les états avaient choisis -et sous l'inspection de commissaires pris dans leur sein. - -3º Enfin la province avait le droit de lever elle-même, et suivant la -méthode qu'elle préférerait, une partie des impôts royaux et tous ceux -qu'on lui permettait d'établir pour subvenir à ses propres besoins. - -Nous allons voir le parti que le Languedoc a su tirer de ces -priviléges. Cela mérite la peine d'être regardé de près. - -Ce qui frappe le plus dans les pays d'élection, c'est l'absence -presque absolue de charges locales; les impôts généraux sont souvent -oppressifs, mais la province ne dépense presque rien pour elle-même. -Dans le Languedoc, au contraire, la somme que coûtent annuellement à -la province les travaux publics est énorme: en 1780, elle dépassait -2,000,000 de livres chaque année. - -Le gouvernement central s'émeut parfois à la vue d'une si grande -dépense; il craint que la province, épuisée par un tel effort, ne -puisse acquitter la part d'impôts qui lui revenait à lui-même; il -reproche aux états de ne point se modérer. J'ai lu un mémoire dans -lequel l'assemblée répondait à ces critiques. Ce que je vais en -extraire textuellement peindra mieux que tout ce que je pourrais dire -l'esprit dont ce petit gouvernement était animé. - -On reconnaît dans ce mémoire qu'en effet la province a entrepris et -continue d'immenses travaux; mais, loin de s'en excuser, on annonce -que, si le roi ne s'y oppose pas, elle entrera de plus en plus dans -cette voie. Elle a déjà amélioré ou redressé le cours des principales -rivières qui traversent son territoire, et s'occupe d'ajouter au -canal de Bourgogne, creusé sous Louis XIV et qui est insuffisant, des -prolongements qui, à travers le bas Languedoc, doivent conduire, par -Cette et Agde, jusqu'au Rhône. Elle a rendu praticable au commerce le -port de Cette et l'entretient à grands frais. Toutes ces dépenses, -fait-on remarquer, ont un caractère plus national que provincial; -néanmoins, la province, qui en profite plus qu'aucune autre, s'en -est chargée. Elle est également en train de dessécher et de rendre -à l'agriculture les marais d'Aigues-Mortes. Mais c'est surtout des -chemins qu'elle a voulu s'occuper: elle a ouvert ou mis en bon état -tous ceux qui la traversent pour conduire dans le reste du royaume; -ceux mêmes qui ne font communiquer entre elles que les villes et les -bourgs du Languedoc ont été réparés. Tous ces différents chemins sont -excellents, même en hiver, et font un parfait contraste avec les -chemins durs, raboteux et mal entretenus, qu'on trouve dans la plupart -des provinces voisines, le Dauphiné, le Quercy, la généralité de -Bordeaux (pays d'élection, est-il remarqué). Elle s'en rapporte sur ce -point à l'opinion du commerce et des voyageurs; et elle n'a pas tort, -car Arthur Young, parcourant le pays dix ans après, met sur ses notes: -«Languedoc, pays d'états; bonnes routes, faites sans corvées.» - -Si le roi veut bien le permettre, continue le mémoire, les états n'en -resteront pas là; ils entreprendront d'améliorer les chemins des -communautés (chemins vicinaux), qui ne sont pas moins intéressants que -les autres. «Car si les denrées, remarque-t-on, ne peuvent sortir des -greniers du propriétaire pour aller au marché, qu'importe qu'elles -puissent être transportées au loin?» «La doctrine des états en matière -de travaux publics a toujours été,» ajoute-t-on encore, «que ce -n'est pas à la grandeur des travaux, mais à leur utilité, qu'on doit -regarder.» Des rivières, des canaux, des chemins qui donnent à tous les -produits du sol et de l'industrie de la valeur, en permettant de les -transporter, en tous temps et à peu de frais, partout où il en est -besoin, et au moyen desquels le commerce peut percer toutes les parties -de la province, enrichissent le pays quoiqu'ils lui coûtent. De plus, -de pareils travaux entrepris à la fois avec mesure dans différentes -parties du territoire, d'une façon à peu près égale, soutiennent -partout le prix des salaires et viennent au secours des pauvres. «Le -roi n'a pas besoin d'établir à ses frais dans le Languedoc des ateliers -de charité, comme il l'a fait dans le reste de la France, dit en -terminant la province avec quelque orgueil. Nous ne réclamons point -cette faveur; les travaux d'utilité que nous entreprenons nous-mêmes -chaque année en tiennent lieu, et donnent à tout le monde un travail -productif.» - -Plus j'étudie les règlements généraux établis avec la permission du -roi, mais d'ordinaire sans son initiative, par les états de Languedoc, -dans cette portion de l'administration publique qu'on leur laissait, -plus j'admire la sagesse, l'équité et la douceur qui s'y montrent; plus -les procédés du gouvernement local me semblent supérieurs à tout ce que -je viens de voir dans les pays que le roi administrait seul. - -La province est divisée en _communautés_ (villes ou villages), en -districts administratifs qui se nomment _diocèses_; enfin, en trois -grands départements qui s'appellent _sénéchaussées_. Chacune de ces -parties a une représentation distincte et un petit gouvernement à -part, qui se meut sous la direction, soit des états, soit du roi. -S'agit-il de travaux publics qui aient pour objet l'intérêt d'un de -ces petits corps politiques: ce n'est que sur la demande de celui-ci -qu'ils sont entrepris. Si le travail d'une communauté peut avoir de -l'utilité pour le diocèse, celui-ci doit concourir dans une certaine -mesure à la dépense. Si la sénéchaussée est intéressée, elle doit à -son tour fournir un secours. Le diocèse, la sénéchaussée, la province -doivent enfin venir en aide à la communauté, quand même il ne s'agit -que de l'intérêt particulier de celle-ci, pourvu que le travail lui -soit nécessaire et excède ses forces; car, disent sans cesse les états: -«Le principe fondamental de notre constitution, c'est que toutes les -parties du Languedoc sont entièrement solidaires les unes des autres et -doivent toutes successivement s'entr'aider.» - -Les travaux qu'exécute la province doivent être préparés de longue main -et soumis d'abord à l'examen de tous les corps secondaires qui doivent -y concourir; ils ne peuvent être exécutés qu'à prix d'argent: la corvée -est inconnue. J'ai dit que, dans les pays d'élection, les terrains -pris aux propriétaires pour services publics étaient toujours mal ou -tardivement payés, et que souvent ils ne l'étaient point. C'est une des -grandes plaintes qu'élevèrent les assemblées provinciales lorsqu'on -les réunit en 1787. J'en ai vu qui faisaient remarquer qu'on leur -avait même ôté la faculté d'acquitter les dettes contractées de cette -manière, parce qu'on avait détruit ou dénaturé l'objet à acquérir avant -qu'on l'estimât. En Languedoc, chaque parcelle de terrain prise au -propriétaire doit être soigneusement évaluée avant le commencement des -travaux _et payée dans la première année de l'exécution_. - -Le règlement des états relatif aux différents travaux publics, dont -j'extrais ces détails, parut si bien fait au gouvernement central que, -sans l'imiter, il l'admira. Le conseil du roi, après avoir autorisé sa -mise en vigueur, le fit reproduire à l'Imprimerie royale, et ordonna -qu'on le transmît comme pièce à consulter à tous les intendants. - -Ce que j'ai dit des travaux publics est à plus forte raison applicable -à cette autre portion, non moins importante, de l'administration -provinciale qui se rapportait à la levée des taxes. C'est là surtout -qu'après avoir passé du royaume à la province on a peine à croire qu'on -soit encore dans le même empire. - -J'ai eu occasion de dire ailleurs comment les procédés qu'on suivait -en Languedoc, pour asseoir et percevoir les tailles, étaient en partie -ceux que nous suivons nous-mêmes aujourd'hui pour la levée des impôts. -Je n'y reviendrai pas ici; j'ajouterai seulement que la province -goûtait si bien en cette matière la supériorité de ses méthodes -que, toutes les fois que le roi créa de nouvelles taxes, les états -n'hésitèrent jamais à acheter très-cher le droit de les lever à leur -manière et par leurs seuls agents. - -Malgré toutes les dépenses que j'ai successivement énumérées, les -affaires du Languedoc étaient néanmoins en si bon ordre, et son crédit -si bien établi, que le gouvernement central y avait souvent recours -et empruntait au nom de la province un argent qu'on ne lui aurait pas -prêté à de si bonnes conditions à lui-même. Je trouve que le Languedoc -a emprunté, sous sa propre garantie, mais pour le compte du roi, dans -les derniers temps, 73,200,000 livres. - -Le gouvernement et ses ministres voyaient cependant d'un fort mauvais -œil ces libertés particulières. Richelieu les mutila d'abord, puis -les abolit. Le mou et fainéant Louis XIII, qui n'aimait rien, les -détestait; il avait dans une telle horreur tous les priviléges de -provinces, dit Boulainvilliers, que sa colère s'allumait rien que d'en -entendre prononcer le nom. On ne sait jamais toute l'énergie qu'ont les -âmes faibles pour haïr ce qui les oblige à faire un effort. Tout ce qui -leur reste de virilité est employé là, et elles se montrent presque -toujours fortes en cet endroit, fussent-elles débiles dans tous les -autres. Le bonheur voulut que l'ancienne constitution du Languedoc fût -rétablie durant l'enfance de Louis XIV. Celui-ci, la regardant comme -son ouvrage, la respecta. Louis XV en suspendit l'application pendant -deux ans, mais ensuite il la laissa renaître. - -La création des offices municipaux lui fit courir des périls moins -directs, mais non moins grands; cette détestable institution n'avait -pas seulement pour effet de détruire la constitution des villes, elle -tendait encore à dénaturer celle des provinces. Je ne sais si les -députés du tiers-état dans les assemblées provinciales avaient jamais -été élus pour l'occasion, mais depuis longtemps ils ne l'étaient plus; -les officiers municipaux des villes y étaient de droit les seuls -représentants de la bourgeoisie et du peuple. - -Cette absence d'un mandat spécial et donné en vue des intérêts du -moment se fit peu remarquer tant que les villes élurent elles-mêmes -librement, par vote universel et le plus souvent pour un temps -très-court, leurs magistrats. Le maire, le consul ou le syndic -représentait aussi fidèlement alors dans le sein des états les volontés -de la population au nom de laquelle il parlait que s'il avait été -choisi tout exprès pour elle. On comprend qu'il n'en était pas de -même de celui qui avait acquis par son argent le droit d'administrer -ses concitoyens. Celui-ci ne représentait rien que lui-même, ou tout -au plus les petits intérêts ou les petites passions de sa coterie. -Cependant on maintint à ce magistrat adjudicataire de ses pouvoirs le -droit qu'avaient possédé les magistrats élus. Cela changea sur-le-champ -tout le caractère de l'institution. La noblesse et le clergé, au lieu -d'avoir à côté d'eux et en face d'eux dans l'assemblée provinciale -les représentants du peuple, n'y trouvèrent que quelques bourgeois -isolés, timides et impuissants, et le tiers-état devint de plus en plus -subordonné dans le gouvernement au moment même où il devenait chaque -jour plus riche et plus fort dans la société. Il n'en fut pas ainsi -pour le Languedoc, la province ayant toujours pris soin de racheter -au roi les offices à mesure que celui-ci les établissait. L'emprunt -contracté par elle pour cet objet dans la seule année de 1773 s'éleva à -plus de 4 millions de livres. - -D'autres causes plus puissantes avaient contribué à faire pénétrer -l'esprit nouveau dans ces vieilles institutions et donnaient aux états -du Languedoc une supériorité incontestée sur tous les autres. - -Dans cette province, comme dans une grande partie du Midi, la taille -était réelle et non personnelle, c'est-à-dire qu'elle se réglait sur la -valeur de la propriété et non sur la condition du propriétaire. Il y -avait, il est vrai, certaines terres qui jouissaient du privilége de ne -point la payer. Ces terres avaient été autrefois celles de la noblesse; -mais, par le progrès du temps et de l'industrie, il était arrivé qu'une -partie de ces biens était tombée dans les mains des roturiers; d'une -autre part, les nobles étaient devenus propriétaires de beaucoup de -biens sujets à la taille. Le privilége transporté ainsi des personnes -aux choses était plus absurde sans doute, mais il était bien moins -senti, parce que, gênant encore, il n'humiliait plus. N'étant plus -lié d'une manière indissoluble, à l'idée de classe, ne créant pour -aucune d'elles d'intérêts absolument étrangers ou contraires à ceux des -autres, il ne s'opposait plus à ce que toutes s'occupassent ensemble -du gouvernement. Plus que partout ailleurs, en Languedoc, elles s'y -mêlaient en effet et s'y trouvaient sur le pied de la plus parfaite -égalité. - -En Bretagne, les gentilshommes avaient le droit de paraître tous, -individuellement, aux états, ce qui souvent fit de ces derniers des -espèces de diètes polonaises. En Languedoc, les nobles ne figuraient -aux états que par représentants; vingt-trois d'entre eux y tenaient -la place de tous les autres. Le clergé y paraissait dans la personne -des vingt-trois évêques de la province, et, ce qu'on doit surtout -remarquer, les villes y avaient autant de voix que les deux premiers -ordres. - -Comme l'assemblée était unique et qu'on n'y délibérait pas par ordre, -mais par tête, le tiers-état y acquit naturellement une grande -importance; peu à peu il fit pénétrer son esprit particulier dans tout -le corps. Bien plus, les trois magistrats qui, sous le nom de syndics -généraux, étaient chargés, au nom des états, de la conduite ordinaire -des affaires, étaient toujours des hommes de loi, c'est-à-dire des -roturiers. La noblesse, assez forte pour maintenir son rang, ne l'était -plus assez pour régner seule. De son côté le clergé, quoique composé -en grande partie de gentilshommes, y vécut en parfaite intelligence -avec le tiers; il s'associa avec ardeur à la plupart de ses projets, -travailla de concert avec lui à accroître la prospérité matérielle -de tous les citoyens et à favoriser leur commerce et leur industrie, -mettant ainsi souvent à son service sa grande connaissance des hommes -et sa rare dextérité dans le maniement des affaires. C'était presque -toujours un ecclésiastique qu'on choisissait pour aller débattre -à Versailles, avec les ministres, les questions litigieuses qui -mettaient en conflit l'autorité royale et les états. On peut dire que, -pendant tout le dernier siècle, le Languedoc a été administré par des -bourgeois, que contrôlaient des nobles et qu'aidaient des évêques. - -Grâce à cette constitution particulière du Languedoc, l'esprit des -temps nouveaux put pénétrer paisiblement dans cette vieille institution -et y tout modifier sans y rien détruire. - -Il eût pu en être ainsi partout ailleurs. Une partie de la persévérance -et de l'effort que les princes ont mis à abolir ou à déformer les états -provinciaux aurait suffi pour les perfectionner de cette façon et -pour les adapter tous aux nécessités de la civilisation moderne, si -ces princes avaient jamais voulu autre chose que devenir et rester les -maîtres. - - -FIN. - - - - -NOTES. - - -_Page 45._ - - Puissance du droit romain en Allemagne.—Manière dont il avait - remplacé le droit germanique. - -A la fin du moyen âge, le droit romain devint la principale et presque -la seule étude des légistes allemands; la plupart d'entre eux, à cette -époque, faisaient même leur éducation hors d'Allemagne, dans les -universités d'Italie. Ces légistes, qui n'étaient pas les maîtres de la -société politique, mais qui étaient chargés d'expliquer et d'appliquer -ses lois, s'ils ne purent abolir le droit germanique, le déformèrent -du moins de manière à le faire entrer de force dans le cadre du droit -romain. Ils appliquèrent les lois romaines à tout ce qui semblait, dans -les institutions germaniques, avoir quelque analogie éloignée avec la -législation de Justinien; ils introduisirent ainsi un nouvel esprit, -de nouveaux usages dans la législation nationale; elle fut peu à peu -transformée de telle façon qu'elle devint méconnaissable, et qu'au -dix-septième siècle, par exemple, on ne la connaissait pour ainsi dire -plus. Elle était remplacée par un je ne sais quoi qui était encore -germanique par le nom et romain par le fait. - -J'ai lieu de croire que, dans ce travail des légistes, beaucoup des -conditions de l'ancienne société germanique s'empirèrent, notamment -celle des paysans; plusieurs de ceux qui étaient parvenus à garder -jusque-là tout ou partie de leurs libertés ou de leurs possessions -le perdirent alors par des assimilations savantes à la condition des -esclaves ou des emphytéotes romains. - -Cette transformation graduelle du droit national, et les efforts -inutiles qui furent faits pour s'y opposer, se voient bien dans -l'histoire du Wurtemberg. - -Depuis la naissance du comté de ce nom, en 1250, jusqu'à la création -du duché, en 1495, la législation est entièrement indigène; elle se -compose de coutumes, de lois locales faites par les villes ou par les -cours des seigneurs, de statuts promulgués par les états; les choses -ecclésiastiques seules sont réglées par un droit étranger, le droit -canonique. - -A partir de 1495, le caractère de la législation change: le droit -romain commence à pénétrer; les _docteurs_, comme on les appelait, ceux -qui avaient étudié le droit dans les écoles étrangères, entrent dans le -gouvernement et s'emparent de la direction des hautes cours. Pendant -tout le commencement du quinzième siècle, et jusqu'au milieu, on voit -la société politique soutenir contre eux la même lutte qui avait lieu -à cette même époque en Angleterre, mais avec un tout autre succès. -Dans la diète de Tubingue, eu 1514, et dans celles qui lui succèdent, -les représentants de la féodalité et les députés de villes font toutes -sortes de représentations contre ce qui se passe; ils attaquent les -légistes, qui font irruption dans toutes les cours et changent l'esprit -ou la lettre de toutes les coutumes et de toutes les lois. L'avantage -paraît d'abord être de leur côté; ils obtiennent du gouvernement la -promesse qu'on placera désormais dans les hautes cours des personnes -honorables et éclairées, prises dans la noblesse et dans les états du -duché, et pas de docteurs, et qu'une commission, composée d'agents du -gouvernement et de représentants des états dressera le projet d'un -code qui puisse servir de règle dans tout le pays. Efforts inutiles! Le -droit romain finit bientôt par chasser entièrement le droit national -d'une grande partie de la législation, et par planter ses racines -jusque sur le terrain même où il laisse cette législation subsister. - -Ce triomphe du droit étranger sur le droit indigène est attribué par -plusieurs historiens allemands à deux causes: 1º au mouvement qui -entraînait alors tous les esprits vers les langues et les littératures -de l'antiquité, ainsi qu'au mépris que cela faisait concevoir pour -les produits intellectuels du génie national; 2º à l'idée, qui avait -toujours préoccupé tout le moyen âge allemand et qui se fait jour -même dans la législation de ce temps, que le saint-empire est la -continuation de l'empire romain, et que la législation de celui-ci est -un héritage de celui-là. - -Mais ces causes ne suffisent pas pour faire comprendre que ce même -droit se soit, à la même époque, introduit sur tout le continent de -l'Europe à la fois. Je crois que cela vint de ce que, dans le même -temps, le pouvoir absolu des princes s'établissait solidement partout -sur les ruines des vieilles libertés de l'Europe, et de ce que le droit -romain, droit de servitude, entrait merveilleusement dans leurs vues. - -Le droit romain, qui a perfectionné partout la société civile, -partout a tendu à dégrader la société politique, parce qu'il a été -principalement l'œuvre d'un peuple très-civilisé et très-asservi. Les -rois l'adoptèrent donc avec ardeur, et l'établirent partout où ils -furent les maîtres. Les interprètes de ce droit devinrent dans toute -l'Europe leurs ministres ou leurs principaux agents. Les légistes leur -fournirent au besoin l'appui du droit contre le droit même. Ainsi -ont-ils souvent fait depuis. A côté d'un prince qui violait les lois, -il est très-rare qu'il n'ait pas paru un légiste qui venait assurer -que rien n'était plus légitime, et qui prouvait savamment que la -violence était juste et que l'opprimé avait tort. - - -_Page 48._ - - Passage de la monarchie féodale à la monarchie démocratique. - -Toutes les monarchies étant devenues absolues vers la même époque, -il n'y a guère d'apparence que ce changement de constitution tînt à -quelque circonstance particulière qui se rencontra par hasard au même -moment dans chaque État, et l'on doit croire que tous ces événements -semblables et contemporains ont dû être produits par une cause générale -qui s'est trouvée agir également partout à la fois. - -Cette cause générale était le passage d'un état social à un autre, -de l'inégalité féodale à l'égalité démocratique. Les nobles étaient -déjà abattus et le peuple ne s'était pas encore élevé, les uns trop -bas et l'autre pas assez haut pour gêner les mouvements du pouvoir. -Il y a eu là cent cinquante ans, qui ont été comme l'âge d'or des -princes, pendant lesquels ils eurent en même temps la stabilité et la -toute-puissance, choses qui d'ordinaire s'excluent: aussi sacrés que -les chefs héréditaires d'une monarchie féodale, et aussi absolus que le -maître d'une société démocratique. - - -_Page 49._ - - Décadence des villes libres en Allemagne.—Villes impériales - (_Reichsstædten_). - -D'après les historiens allemands, le plus grand éclat de ces villes fut -aux quatorzième et quinzième siècles. Elles étaient alors l'asile de -la richesse, des arts, des connaissances, les maîtresses du commerce -de l'Europe, les plus puissants centres de la civilisation. Elles -finirent, surtout dans le nord et le sud de l'Allemagne, par former -avec les nobles qui les environnaient des confédérations indépendantes, -comme en Suisse les villes avaient fait avec les paysans. - -Au seizième siècle elles conservaient encore leur prospérité; mais -l'époque de la décadence était venue. La guerre de Trente Ans acheva -de précipiter leur ruine; il n'y en a presque pas une qui n'ait été -détruite ou ruinée dans cette période. - -Cependant le traité de Westphalie les nomme positivement et leur -maintient la qualité d'états immédiats, c'est-à-dire qui ne dépendent -que de l'empereur; mais les souverains qui les avoisinent d'une part, -de l'autre l'empereur lui-même, dont le pouvoir, depuis la guerre de -Trente Ans, ne pouvait guère s'exercer que sur ces petits vassaux de -l'empire, renferment chaque jour leur souveraineté dans des limites -très-étroites. Au dix-huitième siècle on les voit encore au nombre -de cinquante et une; elles occupent deux bancs dans la diète et y -possèdent une voix distincte; mais, en fait, elles ne peuvent plus rien -sur la direction des affaires générales. - -Au dedans elles sont toutes surchargées de dettes; celles-ci viennent -en partie de ce qu'on continue à les taxer pour les impôts de l'empire -suivant leur ancienne splendeur, en partie de ce qu'elles sont très-mal -administrées. Et ce qui est bien remarquable, c'est que cette mauvaise -administration semble dépendre d'une maladie secrète qui est commune -à toutes, quelle que soit la forme de leur constitution; que celle-ci -soit aristocratique ou démocratique, elle donne lieu à des plaintes -sinon semblables, au moins aussi vives: aristocratique, le gouvernement -est, dit-on, devenu la coterie d'un petit nombre de familles: la -faveur, les intérêts particuliers font tout; démocratique, la brigue, -la vénalité y apparaissent de toutes parts. Dans les deux cas on se -plaint du défaut d'honnêteté et de désintéressement de la part des -gouvernements. Sans cesse l'empereur est obligé d'intervenir dans -leurs affaires pour tâcher d'y rétablir l'ordre. Elles se dépeuplent, -elles tombent dans la misère. Elles ne sont plus les foyers de la -civilisation germanique; les arts les quittent pour aller briller dans -les villes nouvelles, créations des souverains, et qui représentent le -monde nouveau. Le commerce s'écarte d'elles; leur ancienne énergie, -leur vigueur patriotique disparaissent; Hambourg, à peu près seul, -reste un grand centre de richesses et de lumières, mais par suite de -causes qui lui sont particulières. - - -_Page 57._ - - Date de l'abolition du servage en Allemagne. - -On verra, par le tableau qui suit, que l'abolition du servage dans la -plupart des contrées de l'Allemagne est très-récente. Le servage n'a -été aboli: - -1º Dans le pays de Bade, qu'en 1783; - -2º Dans Hohenzollern, en 1789; - -3º Schleswig et Holstein, en 1804; - -4º Nassau, en 1808. - -5º Prusse. Frédéric-Guillaume Ier avait détruit, dès 1717, le servage -dans ses domaines. Le code particulier du grand Frédéric, comme nous -l'avons vu, prétendit l'abolir dans tout le royaume; mais, en réalité, -il ne fit disparaître que sa forme la plus dure, _leibeigenschaft_; -il le conserva sous sa forme adoucie, _erbunterthænigkeit_. Ce ne fut -qu'en 1809 qu'il cessa entièrement. - -6º En Bavière, le servage disparut en 1808. - -7º Un décret de Napoléon, daté de Madrid, en 1808, l'abolit dans le -grand-duché de Berg et dans divers autres petits territoires, tels -qu'Erfurth, Baireuth, etc. - -8º Dans le royaume de Westphalie, sa destruction date de 1808 et 1809; - -9º Dans la principauté de Lippe-Deltmold, de 1809; - -10º Dans Schomburg-Lippe, de 1810; - -11º Dans la Poméranie suédoise, de 1810 également; - -12º Dans la Hesse-Darmstadt, de 1809 et de 1811; - -13º Dans le Wurtemberg, de 1817; - -14º Dans le Mecklembourg, de 1820; - -15º Dans l'Oldenbourg, de 1814; - -16º En Saxe, pour la Lusace, de 1832; - -17º Dans Hohenzollern-Sigmaringen, de 1833 seulement; - -18º En Autriche, de 1811. Dès 1782, Joseph II avait détruit -le _leibeigenschaft_; mais le servage sous sa forme adoucie, -_erbunterthænigkeit_, a duré jusqu'en 1811. - - -_Page 57._ - -Il y a une portion des pays aujourd'hui allemands, telle que le -Brandebourg, la vieille Prusse, la Silésie, qui était originairement -peuplée de Slaves, et qui a été conquise et en partie occupée par -des Allemands. Dans ces pays-là, l'aspect du servage a toujours été -beaucoup plus rude encore qu'en Allemagne, et il y laissait des traces -encore plus marquées à la fin du dix-huitième siècle. - - -_Page 59._ - - Code du grand Frédéric. - -Parmi les œuvres du grand Frédéric, la moins connue, même dans son -pays, et la moins éclatante est le code rédigé par ses ordres et -promulgué par son successeur. Je ne sais néanmoins s'il en est aucune -qui jette plus de lumières sur l'homme lui-même et sur le temps, et -montre mieux l'influence réciproque de l'un sur l'autre. - -Ce code est une véritable constitution, dans le sens qu'on attribue -à ce mot; il n'a pas seulement pour but de régler les rapports des -citoyens entre eux, mais encore les rapports des citoyens et de l'État: -c'est tout à la fois un code civil, un code criminel et une charte. - -Il repose ou plutôt paraît reposer sur un certain nombre de principes -généraux exprimés dans une forme très-philosophique et très-abstraite, -et qui ressemblent sous beaucoup de rapports à ceux qui remplissent la -Déclaration des droits de l'homme dans la constitution de 1791. - -On y proclame que le bien de l'État et de ses habitants y est le but -de la société et la limite de la loi; que les lois ne peuvent borner -la liberté et les droits des citoyens que dans le but de l'utilité -commune; que chaque membre de l'État doit travailler au bien général -dans le rapport de sa position et de sa fortune; que les droits des -individus doivent céder devant le bien général. - -Nulle part il n'est question du droit héréditaire du prince, de sa -famille, ni même d'un droit particulier, qui serait distinct du droit -de l'État. Le nom de l'État est déjà le seul dont on se serve pour -désigner le pouvoir royal. - -Par contre, on y parle du droit général des hommes: les droits généraux -des hommes se fondent sur la liberté naturelle de faire son propre -bien sans nuire au droit d'autrui. Toutes les actions qui ne sont -pas défendues par la loi naturelle ou par une loi positive de l'État -sont permises. Chaque habitant de l'État peut exiger de celui-ci la -défense de sa personne et de sa propriété, et a le droit de se défendre -lui-même par la force si l'État ne vient à son aide. - -Après avoir exposé ces grands principes, le législateur, au lieu d'en -tirer, comme dans la constitution de 1791, le dogme de la souveraineté -du peuple et l'organisation d'un gouvernement populaire dans une -société libre, tourne court et va à une autre conséquence également -démocratique, mais non libérale; il considère le prince comme le seul -représentant de l'État, et lui donne tous les droits qu'on vient de -reconnaître à la société. Le souverain n'est plus dans ce code le -représentant de Dieu, il n'est que le représentant de la société, son -agent, son serviteur, comme l'a imprimé en toutes lettres Frédéric -dans ses œuvres; mais il la représente seul, il en exerce seul tous -les pouvoirs. Le chef de l'État, est-il dit dans l'introduction, à -qui le devoir de produire le bien général, qui est le seul but de la -société, est donné, est autorisé à diriger et à régler tous les actes -des individus vers ce but. - -Parmi les principaux devoirs de cet agent tout-puissant de la société, -je trouve ceux-ci: maintenir la paix et la sécurité publiques au -dedans, et y garantir chacun contre la violence. Au dehors, il lui -appartient de faire la paix et la guerre; lui seul doit donner des lois -et faire des règlements généraux de police; il possède seul le droit de -faire grâce et d'annuler les poursuites criminelles. - -Toutes les associations qui existent dans l'État, tous les -établissements publics sont sous son inspection et sa direction, dans -l'intérêt de la paix et de la sécurité générales. Pour que le chef de -l'État puisse remplir ces obligations, il faut qu'il ait de certains -revenus et des droits utiles; il a donc le pouvoir d'établir des -impôts sur les fortunes privées, sur les personnes, leurs professions, -leur commerce, leur produit ou leur consommation. Les ordres des -fonctionnaires publics qui agissent en son nom doivent être suivis -comme les siens mêmes pour tout ce qui est placé dans les limites de -leurs fonctions. - -Sous cette tête toute moderne nous allons maintenant voir apparaître -un corps tout gothique; Frédéric n'a fait que lui ôter ce qui pouvait -gêner l'action de son propre pouvoir, et le tout va former un être -monstrueux qui semble une transition d'une création à une autre. Dans -cette production étrange, Frédéric montre autant de mépris pour la -logique que de soin de sa puissance et d'envie de ne pas se créer de -difficultés inutiles en attaquant ce qui était encore de force à se -défendre. - -Les habitants des campagnes, à l'exception de quelques districts et de -quelques localités, sont placés dans une servitude héréditaire qui ne -se borne pas seulement aux corvées et services qui sont inhérents à la -possession de certaines terres, mais s'étendent, ainsi que nous l'avons -vu, jusqu'à la personne du possesseur. - -La plupart des priviléges des propriétaires de sol sont de nouveau -consacrés par le code; on peut même dire qu'ils le sont contre le code, -puisqu'il est dit que, dans les cas où la coutume locale et la nouvelle -législation différeraient, la première doit être suivie. On déclare -formellement que l'État ne peut détruire aucun de ces priviléges qu'en -les rachetant et suivant les formes de la justice. - -Le code assure, il est vrai, que le servage proprement dit -(_leibeigenschaft_), en tant qu'il établit la servitude personnelle, -est aboli, mais la subjection héréditaire qui le remplace -(_erbunterthænigkeit_) est encore une sorte de servitude, comme on a pu -le juger en lisant le texte. - -Dans ce même code, le bourgeois reste soigneusement séparé du paysan; -entre la bourgeoisie et la noblesse, on y reconnaît une sorte de classe -intermédiaire: elle se compose des hauts fonctionnaires qui ne sont -pas nobles, des ecclésiastiques, des professeurs des écoles savantes, -gymnases et universités. - -Pour être à part du reste de la bourgeoisie, ces bourgeois n'étaient -pas, du reste, confondus avec les nobles; ils restaient, au contraire, -dans un état d'infériorité vis-à-vis de ceux-ci. Ils ne pouvaient pas, -en général, acheter des biens équestres, ni obtenir les places les plus -élevées dans le service civil. Ils n'étaient pas non plus _hoffähig_, -c'est-à-dire qu'ils ne pouvaient se présenter à la cour, sinon dans -des cas rares, et jamais avec leurs familles. Comme en France, cette -infériorité blessait d'autant plus que chaque jour cette classe -devenait plus éclairée et plus influente, et que les fonctionnaires -bourgeois de l'État, s'ils n'occupaient pas les postes les plus -brillants, remplissaient déjà ceux où il y avait le plus de choses et -les choses les plus utiles à faire. L'irritation contre les priviléges -de la noblesse, qui, chez nous, allait tant contribuer à la Révolution, -préparait en Allemagne l'approbation avec laquelle celle-ci fut d'abord -reçue. Le principal rédacteur du code était pourtant un bourgeois, mais -il suivait sans doute les ordres de son maître. - -La vieille constitution de l'Europe n'est pas assez ruinée dans cette -partie de l'Allemagne pour que Frédéric croie, malgré le mépris qu'elle -lui inspire, qu'il soit encore temps d'en faire disparaître les débris. -En général, il se borne à enlever aux nobles le droit de s'assembler -et d'administrer en corps, et laisse à chacun d'eux individuellement -ses priviléges; il ne fait qu'en limiter et en régler l'usage. Il -arrive ainsi que ce code, rédigé par les ordres d'un élève de nos -philosophes, et appliqué après que la Révolution française a éclaté, -est le document législatif le plus authentique et le plus récent -qui donne un fondement légal à ces mêmes inégalités féodales que la -Révolution allait abolir dans toute l'Europe. - -La noblesse y est déclarée le principal corps de l'État; les -gentilshommes doivent être nommés de préférence, y est-il dit, à tous -les postes d'honneur, quand ils sont capables de les remplir. Eux seuls -peuvent posséder des biens nobles, créer des substitutions, jouir des -droits de chasse et de justice inhérents aux biens nobles, ainsi que -des droits de patronage sur les églises; seuls ils peuvent prendre le -nom de la terre qu'ils possèdent. Les bourgeois autorisés par exception -expresse à posséder des biens nobles ne peuvent jouir que dans les -limites exactes de cette permission des droits et honneurs attachés à -la possession de pareils biens. Le bourgeois, fût-il possesseur d'un -bien noble, ne peut laisser celui-ci à un héritier bourgeois que si cet -héritier est du premier degré. Dans le cas où il n'y aurait pas de tels -héritiers ou d'autres héritiers nobles, le bien devait être licité. - -Une des portions les plus caractéristiques du code de Frédéric est le -droit pénal en matière politique qui y est joint. - -Le successeur du grand Frédéric, Frédéric-Guillaume II, qui, malgré -la partie féodale et absolutiste de la législation dont je viens de -donner un aperçu, croyait apercevoir dans cette œuvre de son oncle des -tendances révolutionnaires, et qui en fit suspendre la publication -jusqu'en 1794, ne se rassurait, dit-on, qu'en pensant aux excellentes -dispositions pénales à l'aide desquelles ce code corrigeait les -mauvais principes qu'il contenait. Jamais, en effet, on ne fit, même -depuis, en ce genre, rien de plus complet; non-seulement les révoltes -et les conspirations sont punies avec la plus grande sévérité; -mais les critiques irrespectueuses des actes du gouvernement sont -également réprimées très-sévèrement. On défend avec soin l'achat et -la distribution d'écrits dangereux: l'imprimeur, l'éditeur et le -distributeur sont responsables du fait de l'auteur. Les redoutes, les -mascarades et autres amusements sont déclarés réunions publiques; elles -doivent être autorisées par la police. Il en doit être ainsi même des -repas dans les lieux publics. La liberté de la presse et de la parole -sont étroitement soumises à une surveillance arbitraire. Le port des -armes à feu est défendu. - -Tout à travers de cette œuvre à moitié empruntée au moyen âge -apparaissent enfin des dispositions dont l'extrême esprit -centralisateur avoisine le socialisme. Ainsi il est déclaré que c'est -à l'État qu'il incombe de veiller à la nourriture, à l'emploi et au -salaire de tous ceux qui ne peuvent s'entretenir eux-mêmes et qui -n'ont droit ni aux secours du seigneur ni aux secours de la commune: -on doit assurer à ceux-là du travail conformément à leurs forces et -à leur capacité. L'État doit former des établissements par lesquels -la pauvreté des citoyens soit secourue. L'État est autorisé de plus -à détruire les fondations qui tendent à encourager la paresse et -distribuer lui-même aux pauvres l'argent dont ces établissements -disposaient. - -Les hardiesses et les nouveautés dans la théorie, la timidité dans la -pratique, qui font le caractère de cette œuvre du grand Frédéric, s'y -retrouvent partout. D'une part, on proclame le grand principe de la -société moderne, que tout le monde doit être également sujet à l'impôt; -de l'autre, on laisse subsister les lois provinciales qui contiennent -des exemptions à cette règle. On affirme que tout procès entre un sujet -et le souverain sera jugé dans les formes et suivant les prescriptions -indiquées pour tous les autres litiges; en fait, cette règle ne fut -jamais suivie quand les intérêts ou les passions du roi s'y opposèrent. -On montra avec ostentation le moulin de Sans-Souci, et l'on fit plier -sans éclat la justice dans plusieurs autres circonstances. - -Ce qui prouve combien ce code, qui innovait tant en apparence, innova -peu en réalité, et ce qui le rend par conséquent si curieux à étudier -pour bien connaître l'état vrai de la société dans cette partie de -l'Allemagne à la fin du dix-huitième siècle, c'est que la nation -prussienne parut à peine s'apercevoir de sa publication. Les légistes -seuls l'étudièrent et de nos jours il y a un grand nombre de gens -éclairés qui ne l'ont jamais lu. - - -_Page 61._ - - Bien des paysans en Allemagne. - -On rencontrait fréquemment parmi les paysans des familles qui -non-seulement étaient libres et propriétaires, mais dont les biens -formaient une espèce de majorat perpétuel. La terre possédée par -ceux-là était indivisible; un fils en héritait seul: c'était -d'ordinaire le fils le plus jeune, comme dans certaines coutumes -d'Angleterre. Celui-là devait seulement payer une dot à ses frères et -sœurs. - -Les _erbgüter_ des paysans étaient plus ou moins répandus dans toute -l'Allemagne; car nulle part on n'y voyait toute la terre englobée dans -le système féodal. En Silésie, où la noblesse a conservé jusqu'à nos -jours des domaines immenses dont la plupart des villages faisaient -partie, il se rencontrait cependant des villages qui étaient possédés -entièrement par les habitants et entièrement libres. Dans certaines -parties de l'Allemagne, comme dans le Tyrol et dans la Frise, le fait -dominant était que les paysans possédaient la terre par _erbgüter_. - -Mais, dans la grande majorité des contrées de l'Allemagne, ce genre -de propriété n'était qu'une exception plus ou moins fréquente. Dans -les villages où elle se rencontrait, les petits propriétaires de cette -espèce formaient une sorte d'aristocratie parmi les paysans. - - -_Page 62._ - - Position de la noblesse et division de la terre le long du Rhin. - -De renseignements pris sur les lieux et auprès de personnes qui ont -vécu sous l'ancien régime, il résulte que, dans l'électorat de Cologne, -par exemple, il y avait un grand nombre de villages sans seigneurs -et administrés par les agents du prince; que, dans les lieux où la -noblesse existait, ses pouvoirs administratifs étaient très-bornés; -que sa position était plutôt brillante que puissante (au moins -individuellement); qu'elle avait beaucoup d'honneurs, entrait dans les -charges du prince, mais n'exerçait pas de pouvoir réel et direct sur -le peuple. Je me suis assuré d'autre part que, dans ce même électorat, -la propriété était très-divisée, et qu'un très-grand nombre de paysans -étaient propriétaires, ce qui est attribué particulièrement à l'état -de gêne et de demi-misère dans lequel vivaient depuis longtemps déjà -une grande partie des familles nobles, gêne qui leur faisait aliéner -sans cesse quelques petites parties de leurs terres que les paysans -acquéraient, soit moyennant rente, soit pour argent comptant. J'ai eu -dans les mains un relevé de la population de l'évêché de Cologne, au -commencement du dix-huitième siècle, où se trouve l'état des terres à -cette époque; j'y ai vu que dès ce temps le tiers du sol appartenait -aux paysans. De ce fait naissait un ensemble de sentiments et d'idées -qui mettaient ces populations-là bien plus près des révolutions -que celles qui habitaient d'autres parties de l'Allemagne où ces -particularités ne se voyaient pas encore. - - -_Page 62._ - - Comment la loi sur le prêt à intérêt avait hâté la division du - sol. - -La loi qui défendait le prêt à intérêt, quel que fût l'intérêt, était -encore en vigueur à la fin du dix-huitième siècle. Turgot nous apprend -même qu'en 1769 elle était observée en beaucoup d'endroits. Ces lois -subsistent, dit-il, quoique souvent violées. Les juges consulaires -admettent les intérêts stipulés sans aliénation de capital, tandis que -les tribunaux ordinaires les réprouvent. On voit encore des débiteurs -de mauvaise foi actionner au criminel leurs débiteurs pour leur avoir -prêté de l'argent sans aliénation du capital. - -Indépendamment des effets que cette législation ne pouvait manquer -d'avoir sur le commerce et en général sur les mœurs industrielles de la -nation, elle en avait une grande sur la division des terres et sur leur -tenure. Elle avait multiplié à l'infini les rentes perpétuelles, tant -foncières que non foncières. Elle avait porté les anciens propriétaires -du sol, au lieu d'emprunter dans leurs besoins, à vendre de petites -portions de leurs domaines moyennant un prix, partie en capital, -partie en rente perpétuelle; ce qui avait fort contribué, d'une part, -à diviser le sol, de l'autre, à surcharger la petite propriété d'une -multitude de servitudes perpétuelles. - - -_Page 68._ - - Exemple des passions qui naissaient déjà de la dîme dix ans avant - la Révolution. - -En 1779, un petit avocat de Lucé se plaint dans un style très-amer, et -qui déjà sent la Révolution, que les curés et autres gros décimateurs -vendent aux cultivateurs, à un prix exorbitant, la paille que leur a -procurée la dîme et dont ceux-ci ont un absolu besoin pour faire de -l'engrais. - - -_Page 68._ - - Exemple de la manière dont le clergé éloignait de lui le peuple - par l'exercice de ses priviléges. - -Eu 1780, le prieur et les chanoines du prieuré de Laval se plaignent -de ce qu'on veut les assujettir au payement des droits de tarif pour -les objets de consommation et pour les matériaux nécessaires à la -réparation de leurs bâtiments. Ils prétendent que, les droits du tarif -étant représentatifs de la taille, et étant eux-mêmes exempts de la -taille, ils ne doivent rien. Le ministre les renvoie à se pourvoir à -l'élection, avec recours à la cour des aides. - - -_Page 68._ - - Droits féodaux possédés par des prêtres. Un exemple entre mille. - -_Abbaye de Cherbourg (1753)._ - -Cette abbaye possédait alors des rentes seigneuriales, payables en -argent ou en denrées, dans presque toutes les paroisses des environs de -Cherbourg; une seule lui devait trois cent six boisseaux de froment. -Elle avait la baronnie de Sainte-Geneviève, la baronnie et le moulin -seigneurial du Bas-du-Roule, la baronnie de Neuville-au-Plein, située -à dix lieues au moins. Elle percevait en outre les dîmes de douze -paroisses de la presqu'île, dont plusieurs étaient situées très-loin -d'elle. - - -_Page 72._ - - Irritation causée par les droits féodaux aux paysans, et, en - particulier, par les droits féodaux des prêtres. - -Lettre écrite peu avant la Révolution par un cultivateur à l'intendant -lui-même. Elle ne fait point autorité pour prouver l'exactitude des -faits qu'elle contient, mais elle indique parfaitement l'état des -esprits dans la classe à laquelle appartient celui qui l'avait écrite. - -«Quoique nous ayons peu de noblesse dans ce pays, dit-il, il ne faut -pas croire que les biens-fonds soient moins chargés de rentes; au -contraire, presque tous les fiefs appartiennent à la cathédrale, à -l'archevêché, à la collégiale de Saint-Martin, aux Bénédictins de -Noirmoutiers, de Saint-Julien, et autres ecclésiastiques, chez qui les -rentes ne se prescrivent jamais, et où l'on en voit éclore sans cesse -de vieux parchemins moisis, dont Dieu seul connaît la fabrique! - -«Tout ce pays est infecté de rentes. La majeure partie des terres -doit, par an, un septième de blé froment par arpent, d'autres du vin; -celui-ci doit un quart des fruits rendus à la seigneurie, celui-là le -cinquième, etc., toujours dîme prélevée; celui-ci le douzième, celui-là -le treizième. Tous ces droits sont si singuliers que j'en connais -depuis la quatrième partie des fruits jusqu'à la quarantième. - -«Que penser de toutes ces rentes en toutes espèces de grains, légumes, -argent, volailles, corvée, bois, fruits, chandelle? Je connais de -ces singulières redevances en pain, en cire, en œufs, en porc sans -tête, chaperon de rose, bouquets de violettes, éperons dorés, etc. -Il y a encore une foule innombrable d'autres droits seigneuriaux. -Pourquoi n'a-t-on pas affranchi la France de toutes ces extravagantes -redevances? Enfin, on commence à ouvrir les yeux, et il y a tout à -espérer de la sagesse du gouvernement actuel; il tendra une main -secourable à ces pauvres victimes des exactions de l'ancien régime -fiscal, appelées droits seigneuriaux, qu'on ne devait jamais aliéner ni -vendre. - -«Que penser encore de cette tyrannie des lods et ventes? Un acquéreur -s'épuise pour faire une acquisition et est obligé de payer de -gros frais d'adjudication ou de contrats, prise de possession, -procès-verbaux, contrôle et insinuation, centième denier, huit sous par -livre, etc., et par-dessus tout cela il faut qu'il exhibe son contrat -à son seigneur, qui lui fera payer les lods et ventes du principal de -son acquisition: les uns, le douzième; d'autres, le dixième. Ceux-ci -prétendent avoir le quint; d'autres, le quint et requint. Enfin, il -y en a à tous prix, et même j'en connais qui font payer le tiers de -la somme principale. Non, les nations les plus féroces et les plus -barbares de l'univers connu n'ont jamais inventé d'exaction semblable -et en aussi grand nombre que nos tyrans n'en ont accumulée sur la -tête de nos pères. (Cette tirade philosophique et littéraire manque -absolument d'orthographe.) - -«Quoi! le feu roi aurait permis le remboursement des rentes foncières -assignées sur les héritages situés dans des villes, et il n'y aurait -pas compris ceux situés dans les campagnes? C'était par ces derniers -qu'il fallait commencer. Pourquoi ne pas permettre aux pauvres -cultivateurs de briser leurs chaînes, de rembourser et de se libérer -des multitudes de rentes seigneuriales et foncières qui causent tant -de tort aux vassaux et si peu de profit aux seigneurs? On ne devait pas -distinguer pour les remboursements entre les villes et les campagnes, -les seigneurs et les particuliers. - -«Les intendants des titulaires des biens ecclésiastiques, à chaque -mutation, pillent et mettent à contribution tous les fermiers. Nous en -avons un exemple tout récent. L'intendant de notre nouvel archevêque a -fait, en arrivant, signifier le délogement à tous les fermiers de M. de -Fleury, son prédécesseur, déclarant nuls tous les baux qu'ils avaient -contractés avec lui et jetant à la porte tous ceux qui n'ont pas voulu -doubler leurs baux et donner de gros pots de vin, qu'ils avaient déjà -donnés à l'intendant de M. de Fleury. On les a ainsi privés des sept ou -huit années qu'il leur restait à jouir de leurs baux passés avec toute -notoriété, les obligeant de sortir sur-le-champ, la veille de Noël, -temps le plus critique de l'année à cause de la difficulté qu'on trouve -alors à nourrir les bestiaux, sans savoir où aller demeurer. Le roi de -Prusse n'aurait pas fait pis.» - -Il paraît bien, en effet, que, pour les biens du clergé, les baux du -titulaire précédent ne créaient pas une obligation légale pour le -successeur. L'auteur de la lettre, en remarquant ci-dessus que les -rentes féodales étaient rachetables dans les villes, bien qu'elles ne -le fussent pas dans les campagnes, annonce un fait très-vrai. Nouvelle -preuve de cet abandon où vivait le paysan, et de la manière dont tous -ceux qui étaient placés au-dessus de lui trouvaient au contraire le -moyen de se tirer d'affaires. - - -_Page 72._ - -Toute institution qui a été longtemps dominante, après, s'être établie -dans sa sphère naturelle, pénètre au delà et finit par exercer une -grande influence sur la partie même de la législation où elle ne règne -pas; la féodalité, quoiqu'elle appartînt avant tout au droit politique, -avait transformé tout le droit civil et profondément modifié la -condition des biens et celle des hommes dans tout ce qui se rapporte à -la vie privée. Elle avait agi sur les successions par l'inégalité des -partages, dont le principe était descendu, dans certaines provinces, -jusqu'à la classe moyenne (témoin la Normandie). Elle avait enveloppé, -pour ainsi dire, toute la propriété foncière, car il n'y avait guère de -terres qui fussent placées complétement en dehors d'elle ou dont les -possesseurs ne reçussent un contrecoup de ses lois. Elle n'affectait -pas seulement la propriété des individus, mais celle des communes. Elle -réagissait sur l'industrie par les rétributions qu'elle levait sur -celle-ci. Elle réagissait sur les revenus par l'inégalité des charges, -et en général sur l'intérêt pécuniaire des hommes dans presque toutes -leurs affaires: sur les propriétaires, par les redevances, les rentes, -la corvée; sur le cultivateur, de mille manières, mais entre autres -par les banalités, les rentes foncières, les lods et ventes, etc.; sur -les marchands, par les droits de marchés; sur les commerçants, par les -droits de péage, etc. En achevant de l'abattre, la Révolution s'est -fait apercevoir et toucher à la fois, pour ainsi dire, à tous les -points sensibles de l'intérêt particulier. - - -_Page 85._ - - Charité publique faite par l'État. Favoritisme. - -En 1748, le roi accorde 20,000 livres de riz (c'était une année -de grande misère et de disette, comme il y en eut tant dans le -dix-huitième siècle). L'archevêque de Tours prétend que c'est lui qui -a obtenu le secours, et que ce secours ne doit être distribué que par -lui et dans son diocèse. L'intendant affirme que le secours est accordé -à toute la généralité et doit être distribué par lui à toutes les -paroisses. Après une lutte qui se prolonge longtemps, le roi, pour tout -concilier, double la quantité du riz qu'il destinait à la généralité, -afin que l'archevêque et l'intendant puissent en distribuer chacun -la moitié. Tous deux sont du reste d'accord que les distributions -seront faites par les curés. Il n'est question ni des seigneurs, ni -des syndics. On voit, par la correspondance de l'intendant avec le -contrôleur général, que, suivant le premier, l'archevêque ne voulait -donner le riz qu'à ses protégés, et notamment en faire distribuer la -plus grande partie dans les paroisses appartenant à Mme la duchesse -de Rochechouart. D'un autre côté, on trouve dans cette liasse des -lettres de grands seigneurs qui demandent particulièrement pour leurs -paroisses, et des lettres du contrôleur général qui signalent les -paroisses de certaines personnes. - -La charité légale donne lieu à des abus, quel que soit le système; mais -elle est impraticable, exercée ainsi de loin, et sans publicité, par le -gouvernement central. - - -_Page 85._ - - Exemple de la manière dont cette charité légale était faite. - -On trouve dans un rapport fait à l'assemblée provinciale de la haute -Guyenne, en 1780: «Sur la somme de 385,000 livres à laquelle se portent -les fonds accordés par S. M. à cette généralité depuis 1773, époque de -l'établissement des travaux de charité, jusqu'en 1779 inclusivement, -l'élection de Montauban, chef-lieu et séjour de M. l'intendant, a eu à -elle seule plus de 240,000 livres, somme dont la plus grande partie a -été versée dans la communauté même de Montauban.» - - -_Page 86._ - - Pouvoirs de l'intendant pour réglementer l'industrie. - -Les archives des intendances sont pleines de dossiers qui se rapportent -à cette réglementation de l'industrie. - -Non-seulement l'industrie était soumise alors aux gênes que lui -imposaient les corps d'état, maîtrises, etc., mais elle était de -plus livrée à tous les caprices du gouvernement, représenté le plus -souvent dans les règlements généraux par le conseil du roi, et dans -les applications particulières par les intendants. On voit que -ceux-ci s'occupent sans cesse de la longueur à donner aux étoffes, -des tissus à choisir, des méthodes à suivre, des erreurs à éviter -dans la fabrication. Ils avaient sous leurs ordres, indépendamment -des subdélégués, des inspecteurs locaux d'industrie. De ce côté la -centralisation s'étendait plus loin encore que de nos jours; elle y -était plus capricieuse, plus arbitraire; elle faisait fourmiller les -fonctionnaires publics, et donnait naissance à toute sorte d'habitudes -de soumission et de dépendance. - -Remarquez que ces habitudes étaient surtout données aux classes -bourgeoises, marchandes, commerçantes, qui allaient triompher, plus -encore qu'à celles qui allaient être vaincues. La Révolution devait -donc, au lieu de les détruire, les faire prédominer et les répandre. - -Toutes les remarques qui précèdent sont suggérées par la lecture de -nombreuses correspondances et pièces intitulées: _manufactures et -fabriques_, _draperie_, _droguerie_; elles se rencontrent dans les -papiers qui restent des archives de l'intendance de l'Ile-de-France. -On trouve dans le même endroit les rapports fréquents et détaillés -qu'adressent les inspecteurs à l'intendant sur des visites faites par -eux chez des fabricants, pour s'assurer que les règles indiquées pour -la fabrication sont suivies; plus, différents arrêts du conseil, rendus -sur l'avis de l'intendant, pour empêcher ou permettre la fabrication, -soit dans certains endroits, soit de certaines étoffes, soit enfin -d'après certains procédés. - -Ce qui domine dans les observations de ces inspecteurs, qui traitent -de très-haut le fabricant, c'est l'idée que le devoir et le droit de -l'État sont de forcer celui-ci à faire le mieux possible, non-seulement -dans l'intérêt du public, mais dans le sien propre. En conséquence, ils -se croient tenus à lui faire suivre la meilleure méthode et à entrer -avec lui dans les moindres détails de son art, le tout accompagné d'un -grand luxe de contraventions et d'énormes amendes. - - -_Page 87._ - - Esprit du gouvernement de Louis XI. - -Il n'y a pas de document dans lequel on puisse mieux apprécier l'esprit -vrai du gouvernement de Louis XI que dans les nombreuses constitutions -qui ont été données par lui aux villes. J'ai eu occasion d'étudier -très-particulièrement celles que lui doivent la plupart des villes de -l'Anjou, du Maine et de la Touraine. - -Toutes ces constitutions sont faites sur le même modèle, à peu près, -et les mêmes desseins s'y révèlent avec une parfaite évidence. On y -voit apparaître une figure de Louis XI un peu différente de celle -qu'on connaît. On considère communément ce prince comme l'ennemi de -la noblesse, mais, en même temps, comme l'ami sincère, bien qu'un -peu brutal, du peuple. Là il fait voir une même haine et pour les -droits politiques du peuple et pour ceux de la noblesse. Il se -sert également de la bourgeoisie pour diminuer ce qui est au-dessus -d'elle et pour comprimer ce qui est au-dessous; il est tout à la fois -antiaristocratique et antidémocratique: c'est le roi bourgeois par -excellence. Il comble les notables des villes de priviléges, voulant -ainsi augmenter leur importance; il leur accorde à profusion la -noblesse, dont il rabaisse ainsi la valeur, et en même temps il détruit -tout le caractère populaire et démocratique de l'administration des -villes, et y resserre le gouvernement dans un petit nombre de familles -attachées à sa réforme et liées à son pouvoir par d'immenses bienfaits. - - -_Page 88._ - - Une administration de ville au dix-huitième siècle. - -J'extrais de l'enquête qui a été faite en 1764 sur l'administration -des villes le dossier relatif à Angers; on y trouvera la constitution -de cette ville analysée, attaquée et défendue tour à tour par le -présidial, le corps de ville, le subdélégué et l'intendant. Comme les -mêmes faits se reproduisent dans un grand nombre d'autres lieux, il -faut voir dans ce tableau tout autre chose qu'une image individuelle. - -_Mémoire du présidial sur l'état existant de la constitution municipale -d'Angers et sur les réformes à y faire._ «Le corps de ville d'Angers,» -dit le présidial, «ne consultant presque jamais le _général_ des -habitants, même pour les entreprises les plus importantes, si ce n'est -dans le cas où il s'y trouve obligé par des ordres particuliers, cette -administration est inconnue de tous ceux qui ne sont pas du corps -de ville, même des échevins amovibles, qui n'en ont qu'une notion -très-superficielle.» - -(La tendance de toutes ces petites oligarchies bourgeoises était, en -effet, de consulter le moins possible ce qu'on appelle ici le général -des habitants.) - -Le corps de ville est composé, d'après un arrêt de règlement du 29 mars -1681, de vingt et un officiers: - -Un maire qui acquiert la noblesse, et dont les fonctions durent quatre -ans, - -Quatre échevins amovibles, qui restent deux ans, - -Douze conseillers échevins, qui, une fois élus, sont perpétuels, - -Deux procureurs de ville, - -Un procureur en survivance, - -Un greffier. - -Ils ont différents priviléges, entre autres ceux-ci: leur capitation -est fixe et modique; ils jouissent de l'exemption du logement des gens -de guerre, ustensiles, fournitures et contributions; de la franchise -des droits, de cloison double et triple, d'ancien et nouvel octroi, -et accessoire sur les denrées de consommation, même du don gratuit, -dont ils ont cru de leur autorité privée pouvoir s'affranchir, dit -le présidial; ils ont, en outre, des rétributions de bougies, et -quelques-uns des gages et des logements. - -On voit par ce détail qu'il faisait bon être échevin perpétuel d'Angers -dans ce temps-là. Remarquez toujours et partout ce système qui fait -tomber l'exemption d'impôts sur les plus riches. Aussi trouve-t-on -plus loin, dans ce même mémoire: «Ces places sont briguées par les -plus riches habitants, qui y aspirent pour obtenir une réduction de -capitation considérable, dont la surcharge retombe sur les autres. Il y -a actuellement plusieurs officiers municipaux, dont la capitation fixe -est de 30 livres, qui devraient être imposés à 250 ou 300 livres; il en -est un, entre autres, qui, eu égard à sa fortune, pourrait payer 1,000 -livres de capitation au moins.» On trouve dans un autre endroit du même -mémoire «qu'au nombre des plus riches habitants se rencontrent plus -de quarante officiers ou veuves d'officiers (possesseurs d'office), -dont les charges donnent le privilége de ne point contribuer à la -capitation considérable dont la ville est chargée; le poids de cette -capitation retombe sur un nombre infini de pauvres artisans, lesquels, -se croyant surchargés, réclament continuellement contre l'excès de -leurs contributions, et presque toujours sans fondement, parce qu'il -n'y a pas d'inégalités dans la division de ce qui reste à la charge de -la ville.» - -L'_assemblée générale_ se compose de soixante-seize personnes: - - Le maire, - - Deux députés du chapitre, - Un syndic des clercs, - Deux députés du présidial, - Un député de l'université, - Un lieutenant général de police, - Quatre échevins, - Douze conseillers échevins, - Un procureur du roi au présidial, - Un procureur de ville, - Deux députés des eaux et forêts, - Deux de l'élection, - Deux du grenier à sel, - Deux des traites, - Deux de la monnaie, - Deux du corps des avocats et procureurs, - Deux des juges consuls, - Deux des notaires, - Deux du corps des marchands, - -Enfin deux députés envoyés par chacune des seize paroisses. - -Ce sont ces derniers qui sont censés représenter le peuple proprement -dit, et en particulier les corporations industrielles. On voit qu'on -s'est arrangé pour les tenir constamment en minorité. - -Quand les places deviennent vacantes dans le corps de ville, c'est -l'assemblée générale qui fait choix de trois sujets pour chaque vacance. - -La plupart des places de l'hôtel de ville ne sont pas affectées à -certains corps, comme, je l'ai vu dans plusieurs autres constitutions -municipales, c'est-à-dire que les électeurs ne sont pas obligés de -choisir soit un magistrat, soit un avocat, etc., ce que les membres du -présidial trouvent très-mauvais. - -Suivant ce même présidial, qui paraît animé des plus violentes -jalousies contre le corps de ville, et que je soupçonne fort de ne -trouver mauvais dans la constitution municipale que de n'y pas avoir -assez de priviléges, «l'assemblée générale, trop nombreuse et composée -en partie de personnes peu intelligentes, ne devrait être consultée que -dans les cas d'aliénation du domaine communal, emprunt, établissement -d'octrois et élection des officiers municipaux. Toutes les autres -affaires pourraient être délibérées dans une plus petite assemblée, -composée seulement de notables. Ne pourraient être membres de cette -assemblée que le lieutenant général de la sénéchaussée, le procureur -du roi, et douze autres notables pris dans les six corps, du clergé, -de la magistrature, de la noblesse, de l'université, du commerce, -des bourgeois, et autres qui ne sont pas desdits corps. Le choix des -notables, pour la première fois, serait déféré à l'assemblée générale, -et dans la suite à l'assemblée des notables, ou au corps dont chaque -notable doit être tiré.» - -Tous ces fonctionnaires de l'État, qui entrent ainsi comme possesseurs -d'office ou comme notables dans les corps municipaux de l'ancien -régime, ressemblent souvent à ceux d'aujourd'hui par le titre de la -fonction qu'ils exercent et quelquefois même par la nature de cette -fonction; mais ils en diffèrent profondément par la position, ce à quoi -il faut toujours faire bien attention, si l'on ne veut arriver à des -conséquences fort erronées. Presque tous ces fonctionnaires étaient, -en effet, des notables de la cité avant d'être revêtus de fonctions -publiques, ou avaient ambitionné les fonctions publiques pour devenir -des notables; ils n'avaient aucune idée de la quitter ni aucun espoir -de monter plus haut, ce qui suffisait pour en faire tout autre chose -que ce que nous connaissons aujourd'hui. - -_Mémoire des officiers municipaux._ On y voit que le corps de ville -a été créé en 1474, par Louis XI, sur les ruines de l'ancienne -constitution démocratique de la ville, et toujours d'après le système -indiqué plus haut, c'est-à-dire resserrement de la plupart des droits -politiques dans la seule classe moyenne, éloignement ou affaiblissement -du populaire, grand nombre d'officiers municipaux afin d'intéresser -plus de monde à la réforme, la noblesse héréditaire prodiguée et des -priviléges de toutes sortes accordés à la partie de la bourgeoisie qui -administre. - -On trouve dans ce même mémoire des lettres patentes des successeurs -de Louis XI, qui reconnaissent, en y restreignant encore le pouvoir -du peuple, cette nouvelle constitution. On y apprend qu'en 1485 les -lettres patentes données à cet effet par Charles VIII ont été attaquées -devant le parlement par des habitants d'Angers, absolument comme en -Angleterre on eût porté devant une cour de justice les procès qui se -seraient élevés à propos de la charte d'une ville. En 1601, c'est -encore un arrêt du parlement qui fixe les droits politiques naissant -de la charte royale. A partir de là, on ne voit plus paraître que le -conseil du roi. - -Il résulte du même mémoire que, non-seulement pour les places de maire, -mais pour toutes les autres places du corps de ville, l'assemblée -générale présente trois candidats entre lesquels le roi choisit, en -vertu d'un arrêt du conseil du 22 juin 1708. Il en résulte encore qu'en -vertu d'arrêts du conseil de 1733 et 1741 les marchands avaient le -droit de réclamer une place d'échevin ou de conseiller (ce sont les -échevins perpétuels). Enfin on y découvre que, dans ces temps-là, le -corps de ville était chargé de la répartition des sommes levées pour la -capitation, l'ustensile, le casernement, l'entretien des pauvres, des -militaires, gardes-côtes et enfants trouvés. - -Suit l'énumération très-longue des peines que les officiers municipaux -doivent se donner, et qui justifient pleinement, suivant eux, les -priviléges et la perpétuité qu'on voit qu'ils ont grand'peur de perdre. -Plusieurs raisons qu'ils donnent de leurs travaux sont curieuses, -entre autres celles-ci: «Leurs occupations les plus essentielles,» -disent-ils, «consistent dans l'examen des matières de finances -continuellement accrues par l'extension qu'on donne sans cesse aux -droits d'aides, de gabelle, de contrôle, insinuation des actes, -perception illicite des droits d'enregistrement et de francs-fiefs. -Les contestations que les compagnies financières suscitent sans cesse -à propos de ces différentes taxes les ont forcés à soutenir, au nom de -la ville, des procès devant les différentes juridictions, parlement ou -conseil du roi, afin de résister à l'oppression sous laquelle on les -fait gémir. L'expérience et l'exercice de trente ans leur apprennent -que la vie de l'homme est à peine suffisante pour se parer des embûches -et des piéges que les commis de toutes les parties des fermes tendent -sans cesse au citoyen pour conserver leurs commissions.» - -Ce qui est curieux, c'est que toutes ces choses sont écrites au -contrôleur général lui-même, et pour le rendre favorable au maintien -des priviléges de ceux qui les lui disent, tant l'habitude est bien -prise de regarder les compagnies chargées de lever l'impôt comme -un adversaire sur lequel on pouvait tomber de tous côtés sans que -personne le trouvât mauvais. C'est cette habitude qui, s'étendant et se -fortifiant de plus en plus, finit par faire considérer le fisc comme -un tyran odieux et de mauvaise foi; non l'agent de tous, mais l'ennemi -commun. - -«La réunion de tous les offices,» ajoute le même mémoire, «a été faite -une première fois au corps de ville par un arrêt du conseil du 4 sept. -1694, moyennant une somme de 22,000 livres,» c'est-à-dire que les -offices ont été rachetés cette année-là pour cette somme. Par arrêt -du 26 avril 1723, on a encore réuni au corps de ville les offices -municipaux créés par l'édit du 24 mai 1722; en d'autres termes, on -a admis la ville à les racheter. Par un autre arrêt du 24 mai 1723, -on a permis à la ville d'emprunter 120,000 livres pour l'acquisition -desdits offices. Un autre arrêt du 26 juillet 1728 a permis d'emprunter -50,000 livres pour le rachat des offices de greffier-secrétaire de -l'hôtel de ville. «La ville,» est-il dit dans le mémoire, «a payé ces -finances pour conserver la liberté de ses élections et faire jouir -ses officiers élus, les uns pour deux ans, les autres à vie, des -différentes prérogatives attachées à leur charge.» Une partie des -offices municipaux ayant été rétablie par l'édit de novembre 1733, il -est intervenu un arrêt du conseil, du 11 janvier 1751, sur la requête -des maires et échevins, par lequel le prix de rachats a été fixé à la -somme de 170,000 livres, pour le payement de laquelle, la prorogation -des octrois a été accordée pendant quinze ans. - -Ceci est un bon échantillon de l'administration de l'ancien régime -relativement aux villes. On leur fait contracter des dettes, et puis -on les autorise à établir des impôts extraordinaires et temporaires -pour se libérer. A quoi il faut ajouter que plus tard on rend ces -impôts temporaires perpétuels, comme je l'ai vu souvent, et alors le -gouvernement en prend sa part. - -Le mémoire continue: «Les officiers municipaux n'ont été privés des -grands pouvoirs judiciaires que leur avait concédés Louis XI que par -l'établissement de juridictions royales. Jusqu'en 1669 ils ont eu -connaissance des contestations entre maîtres et ouvriers. Le compte des -octrois est rendu devant l'intendant, au désir de tous les arrêts de -création ou de prorogation desdits octrois.» - -On voit également dans ce mémoire que les députés des seize paroisses -dont il a été question plus haut, et qui paraissent à l'assemblée -générale, sont choisis par les compagnies, corps ou communautés, et -qu'ils sont strictement des mandataires du petit corps qui les députe. -Ils ont sur chaque affaire des instructions qui les lient. - -Enfin, tout ce mémoire démontre qu'à Angers, comme partout ailleurs, -les dépenses, de quelque nature qu'elles fussent, devaient être -autorisées par l'intendant et le conseil; et il faut reconnaître que, -quand on donne l'administration d'une ville en toute propriété à -certains hommes, et qu'on accorde à ces hommes, au lieu de traitements -fixes, des priviléges qui les mettent personnellement hors d'atteinte -des suites que leur administration peut avoir sur la fortune privée -de leurs concitoyens, la tutelle administrative peut paraître une -nécessité. - -Tout ce mémoire, du reste assez mal fait, décèle une crainte -extraordinaire de la part des officiers de voir changer l'état de -choses existant. Toutes sortes de raisons, bonnes ou mauvaises, sont -accumulées par eux dans l'intérêt du maintien du _statu quo_. - -_Mémoire du subdélégué._ L'intendant, ayant reçu ces deux mémoires en -sens contraire, veut avoir l'avis de son subdélégué. Celui-ci le donne -à son tour. - -«Le mémoire des conseillers municipaux, dit-il, ne mérite pas qu'on s'y -arrête; il ne tend qu'à faire valoir les priviléges de ces officiers. -Celui du présidial peut être utilement consulté; mais il n'y a pas lieu -d'accorder toutes les prérogatives que ces magistrats réclament.» - -Il y a longtemps, suivant ce subdélégué, que la constitution de l'hôtel -de ville avait besoin d'être améliorée. Outre les immunités qui nous -sont déjà connues et que possédaient les officiers municipaux d'Angers, -il nous apprend que le maire, pendant son exercice, avait un logement -qui représentait 600 francs de loyer au moins; plus, 50 francs de gages -et 100 francs de frais de poste; plus les jetons. Le procureur-syndic -était aussi logé; le greffier de même. Pour arriver à s'exempter des -droits d'aides et d'octroi, les officiers municipaux avaient établi -pour chacun d'eux une consommation présumée. Chacun pouvait faire -entrer dans la ville, sans payer de droits, tant de barriques de vin -par an, et ainsi de suite pour toutes les denrées. - -Le subdélégué ne propose pas d'enlever aux conseillers municipaux leurs -immunités d'impôt, mais il voudrait que leur capitation, au lieu d'être -fixe et très-insuffisante, fût taxée par l'intendant chaque année. Il -désire que ces mêmes officiers soient assujettis comme les autres au -don gratuit, dont ils se sont dispensés on ne sait sur quel précédent. - -Les officiers municipaux, dit encore le mémoire, sont chargés de -la confection des rôles de capitation pour les habitants; ils s'en -acquittent légèrement et arbitrairement; aussi y a-t-il annuellement -une multitude de réclamations et requêtes adressées à l'intendant. -Il serait à désirer que désormais cette répartition fût faite, dans -l'intérêt de chaque compagnie ou communauté, par ses membres, d'une -manière générale et fixe; les officiers municipaux resteraient chargés -seulement du rôle de capitation des bourgeois et autres qui ne sont -d'aucun corps, comme quelques artisans et les domestiques de tous les -privilégiés. - -Le mémoire du subdélégué confirme ce qu'ont déjà dit les officiers -municipaux: que les charges municipales ont été rachetées par la ville, -en 1735, pour la somme de 170,000 livres. - -_Lettre de l'intendant au contrôleur général._ Muni de tous ces -documents, l'intendant écrit au ministre. «Il importe,» dit-il, «aux -habitants et au bien de la chose publique de réduire le corps de ville, -dont le trop grand nombre de membres est infiniment à charge au public, -à cause des priviléges dont ils jouissent.» - -«Je suis,» ajoute l'intendant, «frappé de l'énormité des finances qui -ont été payées, dans tous les temps, pour racheter à Angers les offices -municipaux. Le montant de cette finance, employé à des usages utiles, -aurait tourné au profit de la ville, qui, au contraire, n'a ressenti -que le poids de l'autorité et des priviléges de ces officiers.» - -«Les abus intérieurs de cette administration méritent toute l'attention -du conseil,» dit encore l'intendant. «Indépendamment des jetons et -de la bougie, qui consomment le fonds annuel de 2,127 liv. (c'était -la somme indiquée pour ces sortes de dépenses par le budget normal, -qui de temps à autre était imposé aux villes par le roi), les deniers -publics se dissipent et s'emploient, au gré de ces officiers, pour -des usages clandestins, et le procureur du roi, en possession de sa -place depuis trente ou quarante ans, s'est tellement rendu maître -de l'administration, dont lui seul connaît les ressorts, qu'il a -été impossible aux habitants dans aucun temps d'obtenir la moindre -communication de l'emploi des revenus communaux.» En conséquence, -l'intendant demande au ministre de réduire le corps de ville à un -maire nommé pour quatre ans, à six échevins nommés pour six ans, à un -procureur du roi nommé pour huit ans, à un greffier et à un receveur -perpétuels. - -Du reste, la constitution proposée par lui pour ce corps de ville est -expressément celle que propose ailleurs le même intendant pour Tours. -D'après lui, il faut: - -1º Conserver l'assemblée générale, mais seulement comme corps électoral -destiné à élire les officiers municipaux; - -2º Créer un conseil extraordinaire de notables, qui aura à remplir -toutes les fonctions que l'édit de 1764 semblait donner à l'assemblée -générale, conseil composé de douze membres, dont le mandat sera de six -ans, et qui seront élus, non par l'assemblée générale, mais par les -douze corps réputés notables (chaque corps élit le sien). Il désigne -comme corps notables: - - Le présidial, - L'université, - L'élection, - Les officiers des eaux et forêts, - Du grenier à sel, - Des traites, - Des monnaies, - Les avocats et procureurs, - Les juges-consuls, - Les notaires, - Les marchands, - Les bourgeois. - -Comme on le remarque, presque tous ces notables étaient des -fonctionnaires publics, et tous les fonctionnaires publics étaient des -notables; d'où on peut conclure, comme dans mille autres endroits de -ces dossiers, que la classe moyenne était aussi avide de places alors -et cherchait aussi peu que de nos jours le champ de son activité hors -des fonctions publiques. La seule différence était, comme je l'ai dit -dans le texte, qu'alors on achetait la petite importance que donnent -les places, et qu'aujourd'hui les solliciteurs demandent qu'on leur -fasse la charité de la leur procurer gratis. - -On voit dans ce projet que toute la réalité du pouvoir municipal -est dans le conseil extraordinaire, ce qui achève de resserrer -l'administration dans une très-petite coterie bourgeoise, la seule -assemblée où le peuple continuât à paraître un peu, n'étant plus -chargée que d'élire les officiers municipaux et n'ayant plus d'avis -à leur donner. Il faut remarquer encore que l'intendant est plus -restrictif et antipopulaire que le roi, qui semblait dans son édit -donner les principales fonctions à l'assemblée générale, et qu'à son -tour l'intendant est beaucoup plus libéral et démocratique que la -bourgeoisie, à en juger du moins par le mémoire que j'ai cité dans le -texte, mémoire dans lequel les notables d'une autre ville sont d'avis -d'exclure le peuple même de l'élection des officiers municipaux, que le -roi et l'intendant laissent à celui-ci. - -On a pu remarquer que l'intendant se sert des noms de _bourgeois_ et -de _marchands_ pour désigner deux catégories distinctes de notables; -il n'est pas inutile de donner la définition exacte de ces mots pour -montrer en combien de petits fragments cette bourgeoisie était coupée -et de combien de petites vanités elle était travaillée. - -Ce mot de bourgeois avait un sens général et un sens restreint: il -indiquait les membres de la classe moyenne, et en outre il désignait -dans le sein de cette classe un certain nombre d'hommes. «Les bourgeois -sont ceux que leur naissance et leur fortune mettent en état de vivre -avec bienséance sans s'adonner à aucun travail lucratif,» dit l'un -des mémoires produits à l'enquête de 1764. On voit par le reste du -mémoire que le mot de bourgeois ne doit pas s'appliquer à ceux qui font -partie, soit des compagnies, soit des corporations industrielles; mais -dire précisément à qui il s'applique est chose plus difficile. «Car,» -remarque encore le même mémoire, «parmi ceux qui s'arrogent le titre de -bourgeois, on rencontre souvent des personnes à qui il ne peut convenir -que par leur seule oisiveté; du reste, dépourvus de fortune et menant -une vie inculte et obscure. Les bourgeois doivent, au contraire, être -toujours distingués par leur fortune, leur naissance, talents, mœurs et -manière de vivre. Les artisans composant les communautés n'ont jamais -été appelés au rang de notables.» - -Les marchands étaient, avec les bourgeois, la seconde espèce d'hommes -qui n'appartenaient ni à une compagnie ni à une corporation; mais -quelles étaient les limites de cette petite classe? «Faut-il,» dit -le mémoire, «confondre les marchands de basse naissance et de petit -commerce avec les marchands en gros?» Pour résoudre ces difficultés, -le mémoire propose de faire faire tous les ans par les échevins un -tableau des marchands notables, tableau qu'on remettra à leur chef ou -syndic, pour qu'il ne convoque aux délibérations de l'hôtel de ville -que ceux qui s'y trouveraient inscrits. On aura soin de n'indiquer sur -ce tableau aucun de ceux qui auraient été domestiques, colporteurs, -voituriers, ou dans d'autres basses fonctions. - - -_Page 93._ - -Un des caractères les plus saillants du dix-huitième siècle, en matière -d'administration des villes, est moins encore l'abolition de toute -représentation et de toute intervention du public dans les affaires -que l'extrême mobilité des règles auxquelles cette administration est -soumise, les droits étant donnés, repris, rendus, accrus, diminués, -modifiés de mille manières, et sans cesse. Rien ne montre mieux dans -quel avilissement ces libertés locales étaient tombées que ce remuement -éternel de leurs lois, auxquelles personne ne semble faire attention. -Cette mobilité seule aurait suffi pour détruire d'avance toute idée -particulière, tout goût des souvenirs, tout patriotisme local, dans -l'institution qui cependant y prête le plus. On préparait ainsi la -grande destruction du passé que la Révolution allait faire. - - -_Page 93._ - - Une administration de village au dix-huitième siècle.—Tirée des - papiers de l'intendance de l'Ile-de-France. - -L'affaire dont je vais parler est prise parmi bien d'autres pour -faire connaître par un exemple quelques-unes des formes suivies par -l'administration paroissiale, faire comprendre la lenteur qui les -caractérisait souvent, et enfin montrer ce qu'était, au dix-huitième -siècle, l'assemblée générale d'une paroisse. - -Il s'agit de réparer le presbytère et le clocher d'une paroisse rurale, -celle d'Ivry, Ile-de-France. A qui s'adresser pour obtenir que ces -réparations soient faites? comment déterminer sur qui la dépense doit -porter? comment se procurer la somme nécessaire? - -1º Requête du curé à l'intendant, qui expose que le clocher et le -presbytère ont besoin de réparations urgentes; que son prédécesseur, -ayant fait construire audit presbytère des bâtiments inutiles, a -complétement changé et dénaturé l'état des lieux, et que, les habitants -l'ayant souffert, c'est à eux à supporter la dépense à faire pour -remettre les choses en état, sauf à répéter la somme sur les héritiers -du curé précédent. - -2º Ordonnance de monseigneur l'intendant (29 août 1747) qui ordonne -qu'à la diligence du syndic il sera convoqué une assemblée pour -délibérer sur la nécessité des opérations réclamées. - -3º Délibération des habitants, par laquelle ils déclarent ne pas -s'opposer aux réparations du presbytère, mais à celles du clocher, -attendu que ce clocher est bâti sur le chœur, et que le curé, étant -gros décimateur, est chargé de réparer le chœur. (Un arrêt du conseil, -de la fin du siècle précédent (avril 1695), attribuait en effet la -réparation du chœur à celui qui était en possession de percevoir les -dîmes de la paroisse, les paroissiens n'étant tenus qu'à entretenir la -nef.) - -4º Nouvelle ordonnance de l'intendant, qui, attendu la contradiction -des faits, envoie un architecte, le sieur Cordier, pour procéder à la -visite et description du presbytère et du clocher, dresser devis des -travaux et faire enquête. - -5º Procès-verbal de toutes ces opérations, qui constate notamment qu'à -l'enquête un certain nombre de propriétaires d'Ivry se sont présentés -devant l'envoyé de l'intendant, lesquelles personnes paraissent être -des gentilshommes, bourgeois et paysans du lieu, et ont fait inscrire -leur dire pour ou contre les prétentions du curé. - -7º Nouvelle ordonnance de l'intendant, portant que les devis que -l'architecte envoyé par lui a dressés seront communiqués, dans une -nouvelle assemblée générale convoquée à la diligence du syndic, aux -propriétaires et habitants. - -8º Nouvelle assemblée paroissiale en conséquence de cette ordonnance, -dans laquelle les habitants déclarent persister en leurs dires. - -9º Ordonnance de monseigneur l'intendant qui prescrit: - -1º Qu'il sera procédé devant son subdélégué à Corbeil, en l'hôtel de -celui-ci, à l'adjudication des travaux portés au devis, adjudication -qui sera faite en présence des curé, syndic et principaux habitants de -la paroisse; - -2º Qu'attendu qu'il y a péril en la demeure, une imposition de toute la -somme sera levée sur les habitants, sauf à ceux qui persistent à croire -que le clocher fait partie du chœur et doit être réparé par le gros -décimateur à se pourvoir devant la justice ordinaire. - -10º Sommation faite à toutes les parties de se trouver à l'hôtel du -subdélégué à Corbeil, où se feront les criées et l'adjudication. - -11º Requête du curé et de plusieurs habitants pour demander que -les frais de la procédure administrative ne soient pas mis, comme -d'ordinaire, à la charge de l'adjudicataire, ces frais s'élevant -très-haut et devant empêcher de trouver un adjudicataire. - -12º Ordonnance de l'intendant qui porte que les frais faits pour -parvenir à l'adjudication seront arrêtés par le subdélégué, pour le -montant d'iceux faire partie de ladite adjudication et imposition. - -13º Pouvoirs donnés par quelques notables habitants au sieur X. pour -assister à ladite adjudication et la consentir au désir des devis de -l'architecte. - -14º Certificat du syndic, portant que les affiches et publications -accoutumées ont été faites. - -15º Procès-verbal d'adjudication. - - Montant des réparations à faire 487 l. - Frais faits pour parvenir à l'adjudication 237 l. 18 s. 6 d. - ───────────────── - 724 l. 18 s. 6 d. - -16º Enfin arrêt du conseil (23 juillet 1748) pour autoriser -l'imposition destinée à couvrir cette somme. - -On a pu remarquer qu'il était plusieurs fois question dans cette -procédure de la convocation de l'assemblée paroissiale. Voici le -procès-verbal de la tenue de l'une de ces assemblées; il fera voir -au lecteur comment les choses se passaient en général dans ces -occasions-là. - -Acte notarié: «Aujourd'hui, à l'issue de la messe paroissiale, au -lieu ordinaire et accoutumé, après la cloche sonnée, ont comparu en -l'assemblée tenue par les habitants de ladite paroisse, par-devant -X., notaire à Corbeil, soussigné, et les témoins ci-après nommés, le -sieur Michaud, vigneron, syndic de ladite paroisse, lequel a présenté -l'ordonnance de l'intendant qui permet l'assemblée, en a fait faire -lecture et a requis acte de ses diligences. - -«Et à l'instant est comparu un habitant de ladite paroisse, lequel a -dit que le clocher était sur le chœur, et, par conséquent, à la charge -du curé; sont aussi comparus (suivent les noms de quelques autres, qui, -au contraire, consentaient à admettre la requête du curé)... ensuite -se présentent quinze paysans, manœuvriers, maçons, vignerons, qui -déclarent adhérer à ce qu'ont dit les précédents. Est aussi comparu le -sieur Raimbaud, vigneron, lequel dit qu'il s'en rapporte entièrement -à ce qui sera décidé par monseigneur l'intendant. Est aussi comparu -le sieur X., docteur en Sorbonne, curé, qui persiste dans les dires -et fins de la requête. Dont, et de tout ci-dessus les comparants ont -requis acte. Fait et passé audit lieu d'Ivry, au devant du cimetière de -ladite paroisse, par-devant le soussigné; et a été vaqué à la rédaction -du présent depuis onze heures du matin jusqu'à deux heures.» - -On voit que cette assemblée de paroisse n'est qu'une enquête -administrative, avec les formes et le coût des enquêtes judiciaires; -qu'elle n'aboutit jamais à un vote, par conséquent à la manifestation -de la volonté de la paroisse; qu'elle ne contient que des opinions -individuelles, et n'enchaîne nullement la volonté du gouvernement. -Beaucoup d'autres pièces nous apprennent en effet que l'assemblée de -paroisse était faite pour éclairer la décision de l'intendant, non pour -y faire obstacle, lors même qu'il ne s'agissait que de l'intérêt de la -paroisse. - -On remarque également, dans les mêmes pièces, que cette affaire donne -lieu à trois enquêtes: une devant le notaire, une seconde devant -l'architecte, et une troisième enfin devant deux notaires, pour savoir -si les habitants persistent dans leurs précédents dires. - -L'impôt de 524 livr. 10 s., ordonné par l'arrêt du 13 juillet 1748, -porte sur tous les propriétaires privilégiés ou non privilégiés, ainsi -que cela avait presque toujours lieu pour ces sortes de dépenses, mais -la base dont on se sert pour fixer la part des uns et des autres est -différente. Les taillables sont taxés en proportion de leur taille, et -les privilégiés en raison de leur fortune présumée, ce qui laisse un -grand avantage aux seconds sur les premiers. - -On voit enfin, dans cette même affaire, que la répartition de la -somme de 523 livr. 10 s. est faite par deux collecteurs, habitants -du village, non élus, ni arrivant à leur tour comme cela se voit le -plus souvent, mais choisis et nommés d'office par le subdélégué et -l'intendant. - - -_Page 95._ - -Le prétexte qu'avait pris Louis XIV pour détruire la liberté municipale -des villes avait été la mauvaise gestion de leurs finances. Cependant -le même fait, dit Turgot avec grande raison, persista et s'aggrava -depuis la réforme que fit ce prince. La plupart des villes sont -considérablement endettées aujourd'hui, ajoute-t-il, partie pour -des fonds qu'elles ont prêtés au gouvernement, et partie pour des -dépenses ou décorations que les officiers municipaux, qui disposent de -l'argent d'autrui, et n'ont pas de comptes à rendre aux habitants, ni -d'instructions à en recevoir, multiplient dans la vue de s'illustrer, -et quelquefois de s'enrichir. - - -_Page 101._ - - L'État était tuteur des couvents aussi bien que des communes; - exemple de cette tutelle. - -Le contrôleur général, en autorisant l'intendant à verser 15,000 livres -au couvent des Carmélites, auquel on devait des indemnités, recommande -à l'intendant de s'assurer que cet argent, qui représente un capital, -sera replacé utilement. Des faits analogues arrivent à chaque instant. - - -_Page 111._ - - Comment c'est au Canada qu'on pouvait le mieux juger la - centralisation administrative de l'ancien régime. - -C'est dans les colonies qu'on peut le mieux juger la physionomie du -gouvernement de la métropole, parce que c'est là que d'ordinaire -tous les traits qui le caractérisent grossissent et deviennent plus -visibles. Quand je veux juger l'esprit de l'administration de Louis XIV -et ses vices, c'est au Canada que je dois aller. On aperçoit alors la -difformité de l'objet comme dans un microscope. - -Au Canada, une foule d'obstacles que les faits antérieurs ou l'ancien -état social opposaient, soit ouvertement, soit secrètement, au libre -développement de l'esprit du gouvernement, n'existaient pas. La -noblesse ne s'y voyait presque point, ou du moins elle y avait perdu -presque toutes ses racines; l'Église n'y avait plus sa position -dominante; les traditions féodales y étaient perdues ou obscurcies; -le pouvoir judiciaire n'y était plus enraciné dans de vieilles -institutions et de vieilles mœurs. Rien n'y empêchait le pouvoir -central de s'y abandonner à tous ses penchants naturels et d'y façonner -toutes les lois suivant l'esprit qui l'animait lui-même. Au Canada, -donc, pas l'ombre d'institutions municipales ou provinciales, aucune -force collective autorisée, aucune initiative individuelle permise. Un -intendant ayant une position bien autrement prépondérante que celle -qu'avaient ses pareils en France; une administration se mêlant encore -de bien plus de choses que dans la métropole, et voulant de même faire -tout de Paris, malgré les dix-huit cents lieues qui l'en séparent; -n'adoptant jamais les grands principes qui peuvent rendre une colonie -peuplée et prospère, mais, en revanche, employant toutes sortes de -petits procédés artificiels et de petites tyrannies réglementaires -pour accroître et répandre la population: culture obligatoire, tous -les procès naissant de la concession des terres retirés aux tribunaux -et remis au jugement de l'administration seule, nécessité de cultiver -d'une certaine manière, obligation de se fixer dans certains lieux -plutôt que dans d'autres, etc., cela se passe sous Louis XIV; ces -édits sont contre-signés Colbert. On se croirait déjà en pleine -centralisation moderne, et en Algérie. Le Canada est en effet l'image -fidèle de ce qu'on a toujours vu là. Des deux côtés on se trouve -en présence de cette administration presque aussi nombreuse que la -population, prépondérante, agissante, réglementante, contraignante, -voulant prévoir tout, se chargeant de tout, toujours plus au courant -des intérêts de l'administré qu'il ne l'est lui-même, sans cesse active -et stérile. - -Aux États-Unis, le système de décentralisation des Anglais s'outre, -au contraire: les communes deviennent des municipalités presque -indépendantes, des espèces de républiques démocratiques. L'élément -républicain, qui forme comme le fond de la constitution et des mœurs -anglaises, se montre sans obstacle et se développe. L'administration -proprement dite fait peu de choses en Angleterre, et les particuliers -font beaucoup; en Amérique, l'administration ne se mêle plus de rien, -pour ainsi dire, et les individus en s'unissant font tout. L'absence -des classes supérieures, qui rend l'habitant du Canada encore plus -soumis au gouvernement que ne l'était, à la même époque, celui de -France, rend celui des provinces anglaises de plus en plus indépendant -du pouvoir. - -Dans les deux colonies on aboutit à l'établissement d'une société -entièrement démocratique; mais ici, aussi longtemps, du moins, que -le Canada reste à la France, l'égalité se mêle au gouvernement -absolu; là elle se combine avec la liberté. Et quant aux conséquences -matérielles des deux méthodes coloniales, on sait qu'en 1763, époque -de la conquête, la population du Canada était de 60,000 âmes, et la -population des provinces anglaises de 3,000,000. - - -_Page 113._ - - Exemple, entre bien d'autres, des règlements généraux que le - conseil d'État fait sans cesse, lesquels ont force de loi dans - toute la France et créent des délits spéciaux dont les tribunaux - administratifs sont les seuls juges. - -Je prends les premiers que je trouve sous ma main: arrêt du conseil, -du 29 avril 1779, qui établit qu'à l'avenir, dans tout le royaume, les -laboureurs et marchands de moutons auront à marquer leurs moutons d'une -certaine manière, sous peine de 300 livres d'amende; enjoint S. M. aux -intendants de tenir la main à l'exécution du présent arrêt, est-il -dit; d'où résulte que c'est à l'intendant à prononcer la peine de la -contravention. Autre exemple: arrêt du conseil, 21 décembre 1778, qui -défend aux rouliers et voituriers d'entreposer les marchandises dont -ils sont chargés, à peine de 300 livres d'amende; enjoint S. M. au -lieutenant général de police et aux intendants d'y tenir la main. - - -_Page 129._ - -L'assemblée provinciale de la haute Guyenne demande à grands cris -l'établissement de nouvelles brigades de maréchaussée, absolument -comme, de nos jours, le conseil général de l'Aveyron ou du Lot réclame -sans doute l'établissement de nouvelles brigades de gendarmerie. -Toujours la même idée: la gendarmerie c'est l'ordre, et l'ordre ne peut -venir avec le gendarme que du gouvernement. Le rapport ajoute: «On se -plaint tous les jours qu'il n'y a aucune police dans les campagnes -(comment y en aurait-il? Le noble ne se mêle de rien, le bourgeois est -en ville, et la communauté, représentée par un paysan grossier, n'a -d'ailleurs aucun pouvoir), et il faut convenir que, si on en excepte -quelques cantons dans lesquels des seigneurs justes et bienfaisants se -servent de l'ascendant que leur situation leur donne sur leurs vassaux -pour prévenir ces voies de fait auxquelles les habitants des campagnes -sont naturellement portés par la grossièreté de leurs mœurs et la -dureté de leur caractère, il n'existe partout ailleurs presque aucun -moyen de contenir ces hommes ignorants, grossiers et emportés.» - -Voilà la manière dont les nobles de l'assemblée provinciale souffraient -qu'on parlât d'eux-mêmes, et dont les membres du tiers-état, qui -formaient à eux seuls la moitié de l'assemblée, parlaient du peuple -dans des documents publics! - - -_Page 130._ - -Les bureaux de tabac étaient aussi recherchés sous l'ancien régime -qu'à présent. Les gens les plus notables les sollicitaient pour leurs -créatures. J'en trouve qui sont donnés à la recommandation de grandes -dames; il y en a qu'on donne à la sollicitation d'archevêques. - - -_Page 131._ - -Cette extinction de toute vie publique locale avait alors dépassé -tout ce qu'on peut croire. Un des chemins qui conduisaient du Maine -en Normandie était impraticable. Qui demande qu'on le répare? La -généralité de Touraine, qu'il traverse? la province de Normandie ou -celle du Maine, si intéressées au commerce des bestiaux, qui suit cette -voie? quelque canton enfin particulièrement lésé par le mauvais état de -cette route? La généralité, la province, les cantons sont sans voix. Il -faut que les marchands qui suivent ce chemin et qui s'y embourbent se -chargent eux-mêmes d'attirer de ce côté les regards du gouvernement -central. Ils écrivent à Paris au contrôleur général et le prient de -leur venir en aide. - - -_Page 144._ - - Importance plus ou moins grande des rentes ou redevances - seigneuriales, suivant les provinces. - -Turgot dit dans ses œuvres: «Je dois faire observer que ces sortes -de redevances sont d'une tout autre importance dans la plupart des -provinces riches, telles que la Normandie, la Picardie et les environs -de Paris. Dans ces dernières, la principale richesse consiste dans -le produit même des terres, qui sont réunies en grand corps de -fermes, et dont les propriétaires retirent de gros loyers. Les rentes -seigneuriales des plus grandes terres n'y forment qu'une très-modique -portion du revenu, et cet article est presque regardé comme -honorifique. Dans les provinces les moins riches et cultivées d'après -des principes différents, les seigneurs et gentilshommes ne possèdent -presque point de terres à eux; les héritages, qui sont extrêmement -divisés, sont chargés de très-grosses rentes en grains, dont tous les -cotenanciers sont tenus solidairement. Ces rentes absorbent souvent le -plus clair du produit des terres, et le revenu des seigneurs en est -presque entièrement composé.» - - -_Page 155._ - -Influence anticaste de la discussion commune des affaires. - -On voit par les travaux peu importants des sociétés d'agriculture -du dix-huitième siècle l'influence anticaste qu'avait la discussion -commune sur des intérêts communs. Quoique ces réunions aient lieu -trente ans avant la Révolution, en plein ancien régime, et qu'il -ne s'agisse que de théories, par cela seulement qu'on y débat -des questions dans lesquelles les différentes classes se sentent -intéressées et qu'elles discutent ensemble, on y sent aussitôt le -rapprochement et le mélange des hommes, on voit les idées de réformes -raisonnables s'emparer des privilégiés comme des autres, et cependant -il ne s'agit que de conversation et d'agriculture. - -Je suis convaincu qu'il n'y avait qu'un gouvernement ne cherchant -jamais sa force qu'en lui-même, et prenant toujours les hommes à part, -comme celui de l'ancien régime, qui eût pu maintenir l'inégalité -ridicule et insensée qui existait en France au moment de la Révolution; -le plus léger contact du _self-government_ l'aurait profondément -modifiée et rapidement transformée ou détruite. - - -_Page 155._ - -Les libertés provinciales peuvent subsister quelque temps sans que la -liberté nationale existe, quand ces libertés sont anciennes, mêlées -aux habitudes, aux mœurs et aux souvenirs, et que le despotisme au -contraire est nouveau; mais il est déraisonnable de croire qu'on -puisse, à volonté, créer des libertés locales, ou même les maintenir -longtemps, quand on supprime la liberté générale. - - -_Page 157._ - -Turgot, dans un mémoire au roi, résume de cette façon, qui me paraît -très-exacte, quelle était l'étendue vraie des priviléges des nobles en -matière d'impôt: - -«1º Les privilégiés peuvent faire valoir en exemption de toute -imposition taillable une ferme de quatre charrues, qui porte -ordinairement, dans les environs de Paris, 2,000 francs d'imposition. - -«2º Les mêmes privilégiés ne payent absolument rien pour les bois, -prairies, vignes, étangs, ainsi que pour les terres encloses qui -tiennent à leurs châteaux, de quelque étendue qu'elles soient. Il y -a des cantons dont la principale production est en prairies ou en -vignes; alors le noble qui fait régir ses terres s'exempte de toute -l'imposition, qui retombe à la charge du taillable; second avantage qui -est immense.» - - -_Page 158._ - - Privilége indirect en fait d'impôts.—Différence dans la - perception, lors même que la taxe est commune. - -Turgot fait également de ceci une peinture que j'ai lieu de croire -exacte, d'après les pièces. - -«Les avantages indirects des privilégiés en matière de capitation -sont très-grands. La capitation est une imposition arbitraire de sa -nature; il est impossible de la répartir sur la totalité des citoyens -autrement qu'à l'aveugle. On a trouvé plus commode de prendre pour base -les rôles de la taille, qu'on a trouvés tout faits. On a fait un rôle -particulier pour les privilégiés; mais, comme ceux-ci se défendent et -que les taillables n'ont personne qui parle pour eux, il est arrivé que -la capitation des premiers s'est réduite peu à peu, dans les provinces, -à un objet excessivement modique, tandis que la capitation des seconds -est presque égale au principal de la taille.» - - -_Page 158._ - -Autre exemple de l'inégalité de perception dans une taxe commune. - -On sait que dans les impôts locaux la taxe était levée sur tout le -monde; «lesquelles sommes,» disent les arrêts du conseil qui autorisent -ces sortes de dépenses, «seront levées sur tous les justiciables, -exempts ou non exempts, privilégiés ou non privilégiés, sans aucune -exception, conjointement avec la capitation, ou au marc le franc -d'icelle.» - -Remarquez que, comme la capitation du taillable, assimilée à la taille, -s'élevait comparativement toujours plus haut que la capitation du -privilégié, l'inégalité se retrouvait sous la forme même qui semblait -le plus l'exclure. - - -_Page 158._ - -Même sujet. - -Je trouve dans un projet d'édit de 1764, qui tend à créer l'égalité de -l'impôt, toutes sortes de dispositions qui ont pour but de conserver -une position à part aux privilégiés dans la perception; j'y remarque, -entre autres, que toutes les mesures dont l'objet est de déterminer, en -ce qui les concerne, la valeur de la matière imposable, ne peuvent être -prises qu'en leur présence ou en celle de leurs fondés de pouvoirs. - - -_Page 158._ - - Comment le gouvernement reconnaissait lui-même que les privilégiés - étaient favorisés dans la perception, lors même que la taxe était - commune. - -«Je vois,» écrit le ministre en 1766, «que la partie des impositions -dont la perception est toujours la plus difficile consiste dans ce qui -est dû par les nobles et privilégiés, à cause des ménagements que les -percepteurs des tailles se croient obligés d'observer à leur égard, au -moyen de quoi il subsiste sur leur capitation et leurs vingtièmes (les -impôts qui leur étaient communs avec le peuple) des restes très-anciens -et beaucoup trop considérables.» - - -_Page 174._ - -On trouve, dans le _Voyage d'Arthur Young en 89_, un petit tableau où -cet état des deux sociétés est si agréablement peint et si bien encadré -que je ne puis résister au désir de le placer ici. - -Young, traversant la France au milieu de la première émotion que -causait la prise de la Bastille, est arrêté dans un certain village -par une troupe de peuple qui, ne lui voyant pas de cocarde, veut le -conduire en prison. Pour se tirer d'affaire il imagine de leur faire ce -petit discours: - -«Messieurs,» dit-il, «on vient de dire que les impôts doivent être -payés comme auparavant. Les impôts doivent être payés, assurément, mais -non pas comme auparavant. Il faut les payer comme en Angleterre. Nous -avons beaucoup de taxes que vous n'avez point; mais le tiers-état, le -peuple, ne les paye pas; elles ne portent que sur le riche. Chez nous, -chaque fenêtre paye; mais celui qui n'a que six fenêtres à sa maison -ne paye rien. Un seigneur paye les vingtièmes et les tailles, mais le -petit propriétaire d'un jardin ne paye rien. Le riche paye pour ses -chevaux, ses voitures, ses valets: il paye même pour avoir la liberté -de tirer ses propres perdrix; le petit propriétaire reste étranger à -toutes ces taxes. Bien plus! nous avons en Angleterre une taxe que paye -le riche pour venir au secours du pauvre. Donc, s'il faut continuer à -payer des taxes, il faut les payer autrement. La méthode anglaise vaut -bien mieux.» - -«Comme mon mauvais français,» ajoute Young, «allait assez de pair avec -leur patois, ils m'entendirent très-bien; il n'y eut pas un mot de ce -discours auquel ils ne donnassent leur approbation, et ils pensèrent -que je pouvais bien être un brave homme, ce que je confirmai en criant: -Vive le tiers! Ils me laissèrent alors passer avec un hourra.» - - -_Page 177._ - -L'église de X., élection de Chollet, tombait en ruines; il s'agissait -de la réparer suivant le mode indiqué par l'arrêt de 1684 (16 déc.), -c'est-à-dire à l'aide d'un impôt levé sur tous les habitants. Lorsque -les collecteurs veulent lever cet impôt, le marquis de X., seigneur -de la paroisse, déclare que, comme il se charge à lui seul de réparer -le chœur, il ne veut pas participer à l'impôt; les autres habitants -répliquent, avec beaucoup de raison, que, comme seigneur et comme gros -décimateur (il possédait sans doute les dîmes inféodées), il est obligé -à réparer seul le chœur, que par conséquent cette réparation ne peut le -soustraire à la charge commune. Sur quoi intervient une ordonnance de -l'intendant qui déclare le marquis mal fondé et autorise la poursuite -des collecteurs. Il y a au dossier plus de dix lettres de ce marquis, -toutes plus pressantes les unes que les autres, demandant à grands -cris que le reste de la paroisse paye à sa place, et daignant, pour -l'obtenir, traiter l'intendant de _monseigneur_ et même le _supplier_. - - -_Page 179._ - - Exemple de la manière dont le gouvernement de l'ancien régime - respectait les droits acquis, les contrats formels et les libertés - des villes ou des associations. - -Déclaration du roi qui «suspend en temps de guerre le remboursement de -tous les emprunts faits par les villes, bourgs, colléges, communautés, -administrations des hôpitaux, maisons de charité, communautés d'arts -et métiers et autres, qui s'acquittent et se remboursent par le -produit des octrois ou droits par nous concédés,» est-il dit dans la -déclaration, «à l'effet desdits emprunts, les intérêts continuant à -courir.» - -C'est non-seulement la suspension du remboursement à l'époque indiquée -dans le contrat fait avec les créanciers, mais encore une atteinte -portée au gage donné pour répondre de la créance. Jamais de pareilles -mesures, qui fourmillent dans l'ancien régime, n'auraient été -praticables sous un gouvernement surveillé par la publicité ou par des -assemblées. Qu'on compare cela avec ce qui s'est toujours passé pour -ces sortes de choses en Angleterre et même en Amérique. Le mépris du -droit est aussi flagrant ici que le mépris pour les libertés locales. - - -_Page 181._ - -Le cas cité ici dans le texte est loin d'être le seul où les -privilégiés aperçussent que le droit féodal qui pesait sur le paysan -les atteignait eux-mêmes. Voici ce que disait, trente ans avant -la Révolution, une société d'agriculture composée tout entière de -privilégiés: - -«Les rentes inamortissables, soit foncières, soit féodales, affectées -sur les fonds de terre, quand elles sont un peu considérables, -deviennent si onéreuses au débiteur qu'elles causent sa ruine et -successivement celle du fonds même. Il est forcé de le négliger, ne -pouvant trouver la ressource de faire des emprunts sur un fonds trop -chargé, ni d'acquéreurs, s'il veut vendre. Si ces rentes étaient -amortissables, ce rentier ruiné ne manquerait pas d'occasions -d'emprunter pour amortir, ni d'acquéreurs en état de rembourser le -fonds et la rente. On est toujours aise d'entretenir et d'améliorer un -bien libre dont on se croit paisible possesseur. Ce serait procurer -un grand encouragement à l'agriculture que de trouver des moyens -praticables pour rendre amortissables ces sortes de rentes. Beaucoup -de seigneurs de fiefs, persuadés de cette vérité, ne se feraient pas -prier pour se prêter à ces sortes d'arrangements. Il serait donc bien -intéressant de trouver et d'indiquer des moyens praticables pour -parvenir à faire cet affranchissement des rentes foncières.» - - -_Page 184._ - -Toutes les fonctions publiques, même celles d'agent des fermes, étaient -rétribuées par des immunités d'impôts, priviléges qui leur avaient été -accordés par l'ordonnance de 1681. Dans une lettre adressée au ministre -en 1782 par un intendant il est dit: «Parmi les privilégiés, il n'y a -pas de classe aussi nombreuse que celle des employés des gabelles, des -traites, des domaines, des postes, des aides, et autres régies de toute -espèce. Il est peu de paroisses où il n'en existe, et l'on en voit dans -plusieurs jusqu'à deux ou trois.» - -Il s'agissait de détourner le ministre de proposer au conseil un -arrêt pour étendre l'immunité d'impôt aux employés et domestiques de -ces agents privilégiés, immunités dont les fermiers généraux, dit -l'intendant, ne cessent de demander l'extension, afin de se dispenser -de payer ceux auxquels on les accorde. - - -_Page 184._ - -Les offices n'étaient pas absolument inconnus ailleurs. En Allemagne -quelques petits princes en avaient introduit plusieurs, mais en -petit nombre et dans des parties peu importantes de l'administration -publique. Le système n'était suivi en grand qu'en France. - - -_Page 190._ - -Il ne faut pas s'étonner, quoique cela paraisse fort étrange et le soit -en effet, de voir dans l'ancien régime des fonctionnaires publics, dont -plusieurs appartiennent à l'administration proprement dite, plaider -en parlement pour savoir quelle est la limite de leurs différents -pouvoirs. Cela s'explique lorsque l'on pense que toutes ces questions, -en même temps qu'elles étaient des questions d'administration publique, -étaient aussi des questions de propriété privée. Ce qu'on prend ici -pour un empiétement du pouvoir judiciaire n'était qu'une conséquence -de la faute que le gouvernement avait commise en mettant les fonctions -publiques en office. Les places étant tenues en office et chaque -fonctionnaire étant rétribué en raison des actes qu'il faisait, on ne -pouvait changer la nature de la fonction sans léser un droit qui avait -été acheté du prédécesseur. Exemple entre mille: le lieutenant général -de police du Mans soutient un long procès contre le bureau de finances -de cette ville, pour prouver qu'ayant la police des rues il doit être -chargé de faire tous les actes relatifs à leur pavage et toucher le -prix de ces actes. A quoi le bureau repart que le pavage des rues lui -est attribué par le titre même de sa commission. Ce n'est pas, cette -fois, le conseil du roi qui décide; comme il s'agit principalement de -l'intérêt du capital engagé dans l'acquisition de l'office, c'est le -parlement qui prononce. L'affaire administrative s'est transformée en -procès civil. - - -_Page 192._ - -Analyse des cahiers de la noblesse en 1789. - -La Révolution française est, je crois, la seule au commencement -de laquelle les différentes classes aient pu donner séparément un -témoignage authentique des idées qu'elles avaient conçues et faire -connaître les sentiments qui les animaient, avant que cette Révolution -même n'eût dénaturé ou modifié ces sentiments et ces idées. Ce -témoignage authentique fut consigné, comme chacun sait, dans les -cahiers que les trois ordres dressèrent en 1789. Ces cahiers ou -mémoires furent rédigés en pleine liberté, au milieu de la publicité -la plus grande, par chacun des ordres qu'ils concernaient; ils furent -longuement discutés entre les intéressés et mûrement réfléchis par -leurs rédacteurs; car le gouvernement de ce temps-là, quand il -s'adressait à la nation, ne se chargeait pas de faire tout à la fois -la demande et la réponse. A l'époque où les cahiers furent dressés, on -en réunit les parties principales en trois volumes imprimés qu'on voit -dans toutes les bibliothèques. Les originaux sont déposés aux archives -nationales, et avec eux se trouvent les procès-verbaux des assemblées -qui les rédigèrent, et, en partie, la correspondance qui eut lieu, à la -même époque, entre M. Necker et ses agents, à propos de ces assemblées. -Cette collection forme une longue série de tomes in-folio. C'est le -document le plus précieux qui nous reste de l'ancienne France, et -celui que doivent sans cesse consulter ceux qui veulent savoir quel -était l'état d'esprit de nos pères au moment où la Révolution éclata. - -Je pensais que peut-être l'extrait imprimé en trois volumes, dont il -est question plus haut, avait été l'œuvre d'un parti et ne reproduisait -pas exactement le caractère de cette immense enquête; mais, en -comparant l'un à l'autre, j'ai trouvé la plus grande ressemblance entre -le grand tableau et la copie réduite. - -L'extrait des cahiers de la noblesse que je donne ici fait connaître -au vrai le sentiment de la grande majorité de cet ordre. On y voit -clairement ce que celle-ci voulait obstinément retenir de ses anciens -priviléges, ce qu'elle était peu éloignée d'en céder, ce qu'elle -offrait elle-même d'en sacrifier. On y découvre surtout en plein -l'esprit qui l'animait tout entière alors à l'égard de la liberté -politique. Curieux et triste tableau! - -_Droits individuels._ Les nobles demandent, avant tout, qu'il soit -fait une déclaration explicite des droits qui appartiennent à tous les -hommes, et que cette déclaration constate leur liberté et assure leur -sûreté. - -_Liberté de la personne._ Ils désirent qu'on abolisse la servitude -de la glèbe là où elle existe encore et qu'on cherche les moyens de -détruire la traite et l'esclavage des nègres; que chacun soit libre -de voyager ou de fixer sa demeure où il le veut, soit au dedans, soit -au dehors du royaume, sans qu'il puisse être arrêté arbitrairement; -qu'on réforme l'abus des règlements de police et que la police soit -dorénavant entre les mains des juges, même en cas d émeute; que -personne ne puisse être arrêté et jugé que par ses juges naturels; -qu'en conséquence les prisons d'État et autres lieux de détention -illégaux soient supprimés. Quelques-uns demandent la démolition de la -Bastille. La noblesse de Paris insiste notamment sur ce point. - -Toutes lettres closes ou de cachet doivent être prohibées.—Si le danger -de l'État rend nécessaire l'arrestation d'un citoyen sans qu'il soit -livré immédiatement aux cours ordinaires de justice, il faut prendre -des mesures pour empêcher les abus, soit en donnant communication de la -détention au conseil d'État, ou de toute autre manière. - -La noblesse veut que toutes les commissions particulières, tous -les tribunaux d'attribution ou d'exception, tous les priviléges de -_committimus_, arrêts de surséance, etc., soient abolis, et que les -peines les plus sévères soient portées contre ceux qui ordonneraient -ou mettraient à exécution un ordre arbitraire; que dans la juridiction -ordinaire, la seule qui doive être conservée, on prenne les mesures -nécessaires pour assurer la liberté individuelle, surtout en ce qui -concerne le criminel; que la justice soit rendue gratuitement et les -juridictions inutiles supprimées. «Les magistrats sont établis pour le -peuple et non les peuples pour les magistrats,» dit-on dans un cahier. -On demande même qu'il soit établi dans chaque bailliage un conseil -et des défenseurs gratuits pour les pauvres; que l'instruction soit -publique, et que liberté soit donnée aux plaideurs de se défendre -eux-mêmes; que, dans les matières criminelles, l'accusé soit pourvu -d'un conseil, et que, dans tous les actes de la procédure, le juge -soit assisté d'un certain nombre de citoyens de l'ordre de celui -qui est accusé, lesquels seront chargés de prononcer sur le fait du -crime ou délit du prévenu: on renvoie à cet égard à la constitution -d'Angleterre; que les peines soient proportionnées aux délits et -qu'elles soient égales pour tous; que la peine de mort soit rendue plus -rare, et tous les supplices corporels, questions, etc., supprimés; -qu'enfin le sort des prisonniers soit amélioré, et surtout celui des -prévenus. - -Suivant les cahiers, on doit chercher les moyens de faire respecter -la liberté individuelle dans l'enrôlement des troupes de terre et de -mer. Il faut permettre de convertir l'obligation du service militaire -en prestations pécuniaires, ne procéder au tirage qu'en présence d'une -députation des trois ordres réunis, enfin combiner les devoirs de la -discipline et de la subordination militaire avec les droits du citoyen -et de l'homme libre. Les coups de plat de sabre seront supprimés. - -_Liberté et inviolabilité de la propriété._ On demande que la propriété -soit inviolable et qu'il ne puisse y être porté atteinte que pour cause -d'utilité publique indispensable. Dans ce cas le gouvernement devra -donner une indemnité d'un prix élevé et sans délai. La confiscation -doit être abolie. - -_Liberté du commerce, du travail et de l'industrie._ La liberté de -l'industrie et du commerce doit être assurée. En conséquence on -supprimera les maîtrises et autres priviléges accordés à certaines -compagnies; on reportera les lignes de douanes aux frontières. - -_Liberté de religion._ La religion catholique sera la seule dominante -en France, mais il sera laissé à chacun la liberté de conscience, et -on réintégrera les non-catholiques dans leur état civil et dans leurs -propriétés. - -_Liberté de la presse, inviolabilité des secrets de la poste._ La -liberté de la presse sera assurée, et une loi fixera d'avance les -restrictions qui peuvent y être apportées dans l'intérêt général. On ne -doit être assujetti aux censures ecclésiastiques que pour les livres -traitant du dogme; pour le reste, il suffit de prendre les précautions -nécessaires pour connaître les auteurs et imprimeurs. Plusieurs -demandent que les délits de la presse ne puissent être soumis qu'au -jugement des jurés. - -Les cahiers insistent surtout, et unanimement, pour que l'on respecte -inviolablement les secrets confiés à la poste, de manière, dit-on, que -les lettres ne puissent devenir un titre ou un moyen d'accusation. -L'ouverture des lettres, disent-ils crûment, est le plus odieux -espionnage, puisqu'il consiste dans la violation de la foi publique. - -_Enseignement, éducation._ Les cahiers de la noblesse se bornent à -demander qu'on s'occupe activement de favoriser l'éducation, qu'on -l'étende aux villes et aux campagnes, et qu'on la dirige d'après des -principes conformes à la destination présumée des enfants; que surtout -on donne à ceux-ci une éducation nationale en leur apprenant leurs -devoirs et leurs droits de citoyen. Ils veulent même qu'on rédige pour -eux un catéchisme où seraient mis à leur portée les points principaux -de la constitution. Du reste, ils n'indiquent pas les moyens à employer -pour faciliter et pour répandre l'instruction; ils se bornent à -réclamer des établissements d'éducation pour les enfants de la noblesse -indigente. - -_Soins qu'il faut prendre du peuple._ Un grand nombre de cahiers -insistent pour que plus d'égards soient montrés au peuple. Plusieurs -réclament contre l'abus des règlements de police, qui, disent-ils, -traînent habituellement, arbitrairement et sans jugement régulier, -dans les prisons, maisons de force, etc., une foule d'artisans et de -citoyens utiles, souvent pour des fautes ou même de simples soupçons, -ce qui est une atteinte à la liberté naturelle. Tous les cahiers -demandent que la corvée soit définitivement abolie. La majorité des -bailliages désire qu'on permette le rachat des droits de banalité et de -péage. Un grand nombre demande qu'on rende moins pesante la perception -de plusieurs droits féodaux et l'abolition du droit de franc-fief. Le -gouvernement est intéressé, dit un cahier, à faciliter l'achat et la -vente des terres. Cette raison est précisément celle qu'on va donner -pour abolir d'un seul coup tous les droits seigneuriaux et mettre en -vente les biens de mainmorte. Beaucoup de cahiers veulent qu'on rende -le droit de colombier moins préjudiciable à l'agriculture. Quant aux -établissements destinés à conserver le gibier du roi, connus sous le -nom de capitaineries, ils en demandent l'abolition immédiate, comme -attentatoires au droit de propriété. Ils veulent qu'on substitue aux -impôts actuels des taxes d'une perception moins onéreuse au peuple. - -La noblesse demande qu'on cherche à répandre l'aisance et le bien-être -dans les campagnes; qu'on établisse des filatures et tissages d'étoffes -grossières dans les villages pour occuper les gens de la campagne -pendant la saison morte; qu'on crée dans chaque bailliage des greniers -publics sous l'inspection des administrations provinciales, pour -prévenir les disettes et maintenir le prix des denrées à un certain -taux; qu'on cherche à perfectionner l'agriculture et à améliorer -le sort des campagnes; qu'on augmente les travaux publics, et -particulièrement qu'on s'occupe de dessécher les marais et de prévenir -les inondations, etc.; qu'enfin on distribue dans toutes les provinces -des encouragements au commerce et à l'agriculture. - -Les cahiers voudraient qu'on répartît les hôpitaux en petits -établissements créés dans chaque district; que l'on supprimât les -dépôts de mendicité et qu'on les remplaçât par des ateliers de charité; -qu'on établît des caisses de secours sous la direction des états -provinciaux, et que des chirurgiens, médecins et sages-femmes fussent -distribués dans les arrondissements, aux frais des provinces, pour -soigner gratuitement les pauvres; que pour le peuple la justice fût -toujours gratuite; qu'enfin on songeât à créer des établissements pour -les aveugles, sourds et muets, enfants trouvés, etc. - -Du reste, en toutes ces matières, l'ordre de la noblesse se borne en -général, à exprimer ses désirs de réformes sans entrer dans de grands -détails d'exécution. On voit qu'il a moins vécu que le bas clergé au -milieu des classes inférieures, et que, moins en contact avec leur -misère, il a moins réfléchi aux moyens d'y remédier. - -_De l'admissibilité aux fonctions publiques, de la hiérarchie des -rangs, et des priviléges honorifiques de la noblesse._ C'est surtout, -ou plutôt c'est seulement en ce qui concerne la hiérarchie des rangs -et la différence des conditions que la noblesse s'écarte de l'esprit -général des réformes demandées, et que, tout en faisant quelques -concessions importantes, elle se rattache aux principes de l'ancien -régime. Elle sent qu'elle combat ici pour son existence même. Ses -cahiers demandent donc avec instance le maintien du clergé et de la -noblesse comme ordres distincts. Ils désirent même qu'on cherche les -moyens de conserver dans toute sa pureté l'ordre de la noblesse; -qu'ainsi il soit défendu d'acquérir le titre de gentilhomme à prix -d'argent, qu'il ne soit plus attribué à certaines places, qu'on ne -l'obtienne qu'en le méritant par de longs et utiles services rendus à -l'État. Ils souhaitent que l'on recherche et qu'on poursuive les faux -nobles. Tous les cahiers enfin insistent pour que la noblesse soit -maintenue dans tous ses honneurs. Quelques-uns veulent qu'on donne -aux gentilshommes une marque distinctive qui les fasse extérieurement -reconnaître. - -On ne saurait rien imaginer de plus caractéristique qu'une pareille -demande et de plus propre à montrer la parfaite similitude qui existait -déjà entre le noble et le roturier, en dépit de la différence des -conditions. En général, dans ses cahiers la noblesse, qui se montre -assez coulante sur plusieurs de ses droits utiles, s'attache avec une -ardeur inquiète à ses priviléges honorifiques. Elle veut conserver -tous ceux qu'elle possède, et voudrait pouvoir en inventer qu'elle -n'a jamais eus, tant elle se sent déjà entraînée dans les flots de -la démocratie et redoute de s'y dissoudre. Chose singulière! elle a -l'instinct de ce péril, et elle n'en a pas la perception. - -Quant à la distribution des charges, les nobles demandent que la -vénalité des offices soit supprimée pour les places de magistrature; -que, quand il s'agit de ces sortes de places, tous les citoyens -puissent être présentés par la nation au roi, et nommés par lui -indistinctement, sauf les conditions d'âge et de capacité. Pour les -grades militaires, la majorité pense que le tiers-état n'en doit pas -être exclu, et que tout militaire qui aura bien mérité de la patrie -est en droit d'arriver jusqu'aux places les plus éminentes. «L'ordre -de la noblesse n'approuve aucune des lois qui ferment l'entrée des -emplois militaires à l'ordre du tiers-état,» disent quelques cahiers; -seulement, les nobles veulent que le droit d'entrer comme officiers -dans un régiment sans avoir d'abord passé par les grades inférieurs -soit réservé à eux seuls. Presque tous les cahiers demandent, du reste, -que l'on établisse des règles fixes, et applicables à tout le monde, -pour la distribution des grades de l'armée, que ceux-ci ne soient pas -entièrement laissés à la faveur, et que l'on arrive aux grades autres -que ceux d'officier supérieur par droit d'ancienneté. - -Quant aux fonctions cléricales, ils demandent qu'on rétablisse -l'élection dans la distribution des bénéfices, ou qu'au moins le -roi crée un comité qui puisse l'éclairer dans la répartition de ces -bénéfices. - -Ils disent enfin que désormais les pensions doivent être distribuées -avec plus de discernement, qu'il convient qu'elles ne soient plus -concentrées dans certaines familles, et que nul citoyen ne puisse avoir -plus d'une pension, ni toucher les émoluments de plus d'une place à la -fois; que les survivances soient abolies. - -_Église et clergé._ Quand il ne s'agit plus de ses droits et de sa -constitution particulière, mais des priviléges et de l'organisation de -l'Église, la noblesse n'y regarde plus de si près; là, elle a les yeux -fort ouverts sur les abus. - -Elle demande que le clergé n'ait point de privilége d'impôt et -qu'il paye ses dettes sans les faire supporter à la nation; que les -ordres monastiques soient profondément réformés. La majorité des -cahiers déclare que ces établissements s'écartent de l'esprit de leur -institution. - -La majorité des bailliages veut que les dîmes soient rendues moins -dommageables à l'agriculture; il y en a même un grand nombre qui -réclame leur abolition. «La plus forte partie des dîmes,» dit un -cahier, «est perçue par ceux des curés qui s'emploient le moins à -procurer au peuple des secours spirituels.» On voit que le second -ordre ménageait peu le premier dans ses remarques. Ils n'en agissent -guère plus respectueusement à l'égard de l'Église elle-même. Plusieurs -bailliages reconnaissent formellement aux états généraux le droit de -supprimer certains ordres religieux et d'appliquer leurs biens à un -autre usage. Dix-sept bailliages déclarent que les états généraux sont -compétents pour régler la discipline. Plusieurs disent que les jours -de fêtes sont trop multipliés, nuisent à l'agriculture et favorisent -l'ivrognerie; qu'en conséquence il faut en supprimer un grand nombre, -qu'on renverra au dimanche. - -_Droits politiques._ Quant aux droits politiques, les cahiers -reconnaissent à tous les Français le droit de concourir au -gouvernement, soit directement, soit indirectement, c'est-à-dire le -droit d'élire et d'être élu, mais en conservant la hiérarchie des -rangs; qu'ainsi personne ne puisse nommer et être nommé que dans son -ordre. Ce principe posé, le système de représentation doit être établi -de manière à garantir à tous les ordres de la nation le moyen de -prendre une part sérieuse à la direction des affaires. - -Quant à la manière de voter dans l'assemblée des états généraux, les -avis se partagent: la plupart veulent un vote séparé pour chaque ordre; -les autres pensent qu'il doit être fait exception à cette règle pour le -vote de l'impôt; d'autres, enfin, demandent que cela ait toujours lieu -ainsi. «Les voix seront comptées par tête, et non par ordre,» disent -ceux-là, «cette forme étant la seule raisonnable et la seule qui puisse -écarter et anéantir l'égoïsme de corps, source unique de tous nos maux, -rapprocher les hommes et les conduire au résultat que la nation a droit -d'espérer d'une assemblée où le patriotisme et les grandes vertus -seront fortifiés par les lumières.» Toutefois, comme cette innovation -faite trop brusquement pourrait être dangereuse dans l'état actuel des -esprits, plusieurs pensent qu'on ne doit l'adopter qu'avec précaution, -et qu'il faut que l'assemblée juge s'il ne serait pas plus sage de -remettre le vote par tête aux états généraux suivants. Dans tous les -cas, la noblesse demande que chaque ordre puisse conserver la dignité -qui est due à tout Français; qu'en conséquence on abolisse les formes -humiliantes auxquelles le tiers-état était assujetti dans l'ancien -régime, par exemple, de se mettre à genoux: «le spectacle d'un homme à -genoux devant un autre blessant la dignité humaine, et annonçant, entre -des êtres égaux par la nature, une infériorité incompatible avec leurs -droits essentiels,» dit un cahier. - -_Du système à établir dans la forme du gouvernement, et des principes -de la constitution._ Quant à la forme du gouvernement, la noblesse -demande le maintien de la constitution monarchique, la conservation -dans la personne du roi des pouvoirs législatif, judiciaire et -exécutif, mais, en même temps, l'établissement de lois fondamentales -destinées à garantir les droits de la nation dans l'exercice de ses -pouvoirs. - -En conséquence, les cahiers proclament tous que la nation a le droit de -s'assembler en états généraux, composés d'un nombre de membres assez -grand pour assurer l'indépendance de l'assemblée. Ils désirent que ces -états se réunissent désormais à des époques périodiques fixes, ainsi -qu'à chaque nouvelle succession au trône, sans qu'il y ait jamais -besoin de lettres de convocation. Beaucoup de bailliages déclarent même -qu'il serait à souhaiter que cette assemblée fût permanente. Si la -convocation des états généraux n'avait pas lieu dans le délai indiqué -par la loi, on aurait le droit de refuser l'impôt. Un petit nombre veut -que, pendant l'intervalle qui sépare une tenue d'états de l'autre, -il soit établi une commission intermédiaire chargée de surveiller -l'administration du royaume; mais la généralité des cahiers s'oppose -formellement à l'établissement de cette commission, en déclarant qu'une -telle commission serait tout à fait contraire à la constitution. La -raison qu'ils en donnent est curieuse: ils craignent qu'une si petite -assemblée restée seule en présence du gouvernement ne se laisse séduire -par les instigations de celui-ci. - -La noblesse veut que les ministres n'aient pas le droit de dissoudre -l'assemblée, et qu'ils soient punis juridiquement lorsqu'ils en -troublent l'ordre par leurs cabales; qu'aucun fonctionnaire, aucune -personne dépendante en quelque chose que ce soit du gouvernement ne -puisse être député; que la personne des députés soit inviolable, -et qu'ils ne puissent, disent les cahiers, être poursuivis pour les -opinions qu'ils auraient émises; qu'enfin les séances de l'assemblée -soient publiques, et que, pour convier davantage la nation à ses -délibérations, elles soient répandues par la voie de l'imprimerie. - -La noblesse demande unanimement que les principes qui doivent régler le -gouvernement de l'État soient appliqués à l'administration des diverses -parties du territoire; qu'en conséquence, dans chaque province, dans -chaque district, dans chaque paroisse, il soit formé des assemblées -composées de membres librement élus et pour un temps limité. - -Plusieurs cahiers pensent que les fonctions d'intendants et de -receveurs généraux doivent être supprimées; tous estiment que désormais -les assemblées provinciales doivent seules être chargées de répartir -l'impôt et de surveiller les intérêts particuliers de la province. Ils -entendent qu'il en soit de même des assemblées d'arrondissement et de -celles des paroisses, lesquelles ne dépendront plus désormais que des -états provinciaux. - -_Distinction des pouvoirs. Pouvoir législatif._ Quant à la distinction -des pouvoirs entre la nation assemblée et le roi, la noblesse demande -qu'aucune loi ne puisse avoir d'effet qu'autant qu'elle aura été -consentie par les états généraux et le roi, et transcrite sur le -registre des cours chargées d'en maintenir l'exécution; qu'aux états -généraux appartienne exclusivement d'établir et de fixer la quotité de -l'impôt; que les subsides qui seront consentis ne puissent l'être que -pour le temps qui s'écoulera d'une tenue d'états à l'autre; que tous -ceux qui auraient été perçus ou constitués sans le consentement des -états soient déclarés illégaux, et que les ministres et percepteurs qui -auraient ordonné et perçu de pareils impôts soient poursuivis comme -concussionnaires; - -Qu'il ne puisse de même être consenti aucun emprunt sans le -consentement des états généraux; qu'il soit seulement ouvert un -crédit fixé par les états, et dont le gouvernement pourra user en cas -de guerre ou de grandes calamités, sauf à provoquer une convocation -d'états généraux dans le plus bref délai; - -Que toutes les caisses nationales soient mises sous la surveillance des -états; que les dépenses de chaque département soient fixées par eux, -et qu'il soit pris les mesures les plus sûres pour que les ressources -votées ne puissent être excédées. - -La plupart des cahiers désirent qu'on sollicite la suppression de -ces impôts vexatoires, connus sous le nom de droits d'insinuation, -centième denier, entérinements, réunis sous la dénomination de Régie -des domaines du roi: «La dénomination de régie suffirait seule pour -blesser la nation, puisqu'elle annonce comme appartenant au roi des -objets qui sont une partie réelle de la propriété des citoyens,» dit un -cahier; que tous les domaines qui ne seront pas aliénés soient mis sous -l'administration des états provinciaux, et qu'aucune ordonnance, aucun -édit bursal ne puisse être rendu que du consentement des trois ordres -de la nation. - -La pensée évidente de la noblesse est de conférer à la nation toute -l'administration financière, soit dans le règlement des emprunts et -impôts, soit dans la perception de ces impôts, par l'intermédiaire des -assemblées générales et provinciales. - -_Pouvoir judiciaire._ De même, dans l'organisation judiciaire, elle -tend à faire dépendre, au moins en grande partie, la puissance des -juges, de la nation assemblée. C'est ainsi que plusieurs cahiers -déclarent: - -«Que les magistrats seront responsables du fait de leurs charges à -la nation assemblée;» qu'ils ne pourront être destitués qu'avec le -consentement des états généraux; qu'aucun tribunal ne pourra, sous -quelque prétexte que ce soit, être troublé dans l'exercice de ses -fonctions sans le consentement de ces états; que les prévarications du -tribunal de cassation, ainsi que celles des parlements, seront jugées -par les états généraux. D'après la majorité des cahiers, les juges ne -doivent être nommés par le roi que sur une présentation faite par le -peuple. - -_Pouvoir exécutif._ Quant au pouvoir exécutif, il est exclusivement -réservé au roi; mais on y met les limites nécessaires pour prévenir les -abus. - -Ainsi, quant à l'administration, les cahiers demandent que l'état des -comptes des différents départements soit rendu public par la voie de -l'imprimerie, et que les ministres soient responsables à la nation -assemblée; de même, qu'avant d'employer les troupes à la défense -extérieure le roi fasse connaître ses intentions d'une manière précise -aux états généraux. A l'intérieur, ces mêmes troupes ne pourront -être employées contre les citoyens que sur la réquisition des états -généraux. Le contingent des troupes devra être limité, et les deux -tiers seulement, en temps ordinaire, resteront dans le second effectif. -Quant aux troupes étrangères que le gouvernement pourra avoir à sa -solde, il devra les écarter du centre du royaume et les envoyer sur les -frontières. - -Ce qui frappe le plus en lisant les cahiers de la noblesse, mais -ce qu'aucun extrait ne saurait reproduire, c'est à quel point ces -nobles sont bien de leur temps: ils en ont l'esprit; ils en emploient -très-couramment la langue. Ils parlent des _droits inaliénables de -l'homme, des principes inhérents au pacte social_. Quand il s'agit de -l'individu, ils s'occupent d'ordinaire de ses droits, et, quand il -s'agit de la société, des devoirs de celle-ci. Les principes de la -politique leur semblent _aussi absolus que ceux de la morale, et les -uns et les autres ont pour base commune la raison_. Veulent-ils abolir -les restes du servage: _il s'agit d'effacer jusqu'aux dernières traces -de la dégradation de l'espèce humaine_. Ils appellent quelquefois Louis -XVI _un roi citoyen_ et parlent à plusieurs reprises du crime _de -lèse-nation_ qui va leur être si souvent imputé. A leurs yeux comme -aux yeux de tous les autres, on doit tout se promettre de l'éducation -publique, et c'est l'État qui doit la diriger. _Les états généraux_, -dit un cahier, _s'occuperont d'inspirer un caractère national par des -changements dans l'éducation des enfants_. Comme le reste de leurs -contemporains ils montrent un goût vif et continu pour l'uniformité -de législation, excepté pourtant dans ce qui touche à l'existence -des ordres. Ils veulent l'uniformité administrative, l'uniformité -des mesures, etc., autant que le tiers-état; ils indiquent toutes -sortes de réformes et ils entendent que ces réformes soient radicales. -Suivant eux tous les impôts sans exception doivent être ou abolis ou -transformés; tout le système de la justice changé, sauf les justices -seigneuriales, qui ont seulement besoin d'être perfectionnées. Pour -eux comme pour tous les autres Français, la France est un champ -d'expérience, une espèce de ferme modèle en politique, où tout doit -être retourné, tout essayé, si ce n'est un petit endroit où croissent -leurs priviléges particuliers; encore faut-il dire à leur honneur que -celui-là même n'est guère épargné par eux. En un mot, on peut juger -en lisant leurs cahiers qu'il n'a manqué à ces nobles pour faire la -Révolution que d'être roturiers. - - -_Page 194._ - - Exemple du gouvernement religieux d'une province ecclésiastique au - milieu du dix-huitième siècle. - -1º L'archevêque; - -2º Sept vicaires généraux; - -3º Deux cours ecclésiastiques, nommées officialités: l'une, appelée -_officialité métropolitaine_, connaît des sentences des suffragants; -l'autre, appelée l'_officialité diocésaine_, connaît: - -1º Des affaires personnelles entre clercs; - -2º De la validité des mariages, quant au sacrement. - -Ce dernier tribunal est composé de trois juges. Il y a des notaires et -des procureurs qui y sont attachés. - -4º Deux tribunaux fiscaux. - -L'un, appelé le _bureau diocésain_, connaît en premier ressort de -toutes les affaires qui se rapportent aux impositions du clergé dans -le diocèse. (On sait que le clergé s'imposait lui-même.) Ce tribunal, -présidé par l'archevêque, est composé de six autres prêtres. - -L'autre cour juge sur appel les causes qui ont été portées aux autres -bureaux diocésains de la province ecclésiastique. Tous ces tribunaux -admettent des avocats et entendent des plaidoiries. - - -_Page 195._ - -Esprit du clergé dans les états et assemblées provinciales. - -Ce que je dis ici dans le texte des états du Languedoc s'applique aussi -bien aux assemblées provinciales réunies en 1779 et en 1787, notamment -dans la haute Guyenne. Les membres du clergé, dans cette assemblée -provinciale, sont parmi les plus éclairés, les plus actifs, les plus -libéraux. C'est l'évêque de Rodez qui propose de rendre publics les -procès-verbaux de l'assemblée. - - -_Page 196._ - -Cette disposition libérale, en politique, des prêtres, qui se voit en -1789, n'était pas seulement produite par l'excitation du moment; on -la voit déjà paraître à une époque fort antérieure. Elle se montre -notamment dans le Berry, dès 1779, par l'offre que fait le clergé -de 68,000 livres de dons volontaires, à la seule condition que -l'administration provinciale sera conservée. - - -_Page 199._ - -Faites bien attention que la société politique était sans liens, mais -que la société civile en avait encore. On était lié les uns aux autres -dans l'intérieur des classes; il restait même quelque chose du lien -étroit qui avait existé entre la classe des seigneurs et le peuple. -Quoique ceci se passât dans la société civile, la conséquence s'en -faisait sentir indirectement dans la société politique; les hommes -ainsi liés formaient des masses irrégulières et inorganisées, mais -réfractaires sous la main du pouvoir. La Révolution, ayant brisé ces -liens sociaux sans établir à leur place de liens politiques, a préparé -à la fois l'égalité et la servitude. - - -_Page 201._ - - Exemple de la manière dont les tribunaux s'exprimaient à - l'occasion de certains actes arbitraires. - -D'un mémoire mis sous les yeux d'un contrôleur général, en 1781, -par l'intendant de la généralité de Paris, il résulte qu'il était -dans l'usage de cette généralité que les paroisses eussent deux -syndics, l'un élu par les habitants dans une assemblée présidée par le -subdélégué, l'autre choisi par l'intendant et qui était le surveillant -du premier. Dans la paroisse de Rueil, une querelle survint entre les -deux syndics, le syndic élu ne voulant pas obéir au syndic choisi. -L'intendant obtint de M. de Breteuil de faire mettre pour quinze jours -à la Force le syndic élu, lequel fut en effet arrêté, puis destitué, et -un autre mis à sa place. Là-dessus, le parlement, saisi à la requête -du syndic emprisonné, commence une procédure dont je n'ai pas trouvé -la suite, où il dit que l'emprisonnement de l'appelant et son élection -cassée ne peuvent être considérés que comme _des actes arbitraires et -despotiques_. La justice était alors parfois bien mal embouchée! - - -_Page 205._ - -Loin que les classes éclairées et aisées, sous l'ancien régime, fussent -opprimées et asservies, on peut dire que toutes, en y comprenant la -bourgeoisie, étaient souvent beaucoup trop libres de faire ce qui leur -convenait, puisque le pouvoir royal n'osait pas empêcher leurs membres -de se créer sans cesse une position à part, au détriment du peuple, -et croyait presque toujours avoir besoin de leur livrer celui-ci pour -obtenir leur bienveillance ou faire cesser leur mauvais vouloir. On -peut dire que, dans le dix-huitième siècle, un Français appartenant à -ces classes-là avait souvent beaucoup plus de facilité pour résister au -gouvernement, et pour forcer celui-ci de le ménager, que n'en aurait eu -un Anglais du même temps, dans la même situation. Le pouvoir se fût cru -parfois obligé envers lui à plus de tempérament et à une marche plus -timide que le gouvernement anglais ne s'y fût cru tenu vis-à-vis d'un -sujet de la même catégorie: tant on a tort de confondre l'indépendance -avec la liberté. Il n y a rien de moins indépendant qu'un citoyen libre. - - -_Page 205._ - - Raison qui forçait souvent, dans l'ancienne société, le - gouvernement absolu à se modérer. - -Il n'y a guère que l'augmentation d'anciens impôts, et surtout que la -création de nouveaux, qui puissent, dans les temps ordinaires, créer de -grands embarras au gouvernement et émouvoir le peuple. Dans l'ancienne -constitution financière de l'Europe, quand un prince avait des passions -dépensières, quand il se jetait dans une politique aventureuse, quand -il laissait introduire le désordre dans ses finances, ou bien encore -lorsqu'il avait besoin d'argent pour se soutenir en gagnant beaucoup de -gens par de gros profits ou par de gros salaires qu'on touchait sans -les avoir gagnés, en entretenant de nombreuses armées, en faisant faire -de grands travaux, etc., il lui fallait aussitôt recourir aux impôts, -ce qui éveillait et agitait immédiatement toutes les classes, celle -surtout qui fait les révolutions violentes, le peuple. Aujourd'hui, -dans la même situation, on fait des emprunts dont l'effet immédiat est -presque inaperçu, et dont le résultat final ne sera senti que par la -génération suivante. - - -_Page 208._ - -Je trouve comme exemple de ceci, entre bien d'autres, que les -principaux domaines situés dans l'élection de Mayenne étaient affermés -à des fermiers généraux, qui prenaient pour sous-fermiers de petits -métayers misérables, qui n'avaient rien à eux, et à qui on fournissait -jusqu'aux ustensiles les plus nécessaires. On comprend que de pareils -fermiers généraux ne devaient pas ménager les fermiers ou débiteurs de -l'ancien seigneur féodal qui les avait mis à sa place, et qu'exercée -par leurs mains la féodalité put paraître souvent plus dure qu'au moyen -âge. - - -_Page 208._ - -Autre exemple. - -Les habitants de Montbazon avaient porté à la taille les régisseurs -du duché que possédait le prince de Rohan, quoique ces régisseurs -n'exploitassent qu'en son nom. Ce prince (qui était sans doute fort -riche), non-seulement fait cesser _cet abus_, comme il l'appelle, mais -obtient de rentrer dans une somme de 5,344 livres 15 sous qu'on lui -avait fait indûment payer et qui sera reportée sur les habitants. - - -_Page 212._ - - Exemple de la manière dont les droits pécuniaires du clergé - lui aliénaient les cœurs de ceux que leur isolement aurait dû - rapprocher de lui. - -Le curé de Noisai prétend que les habitants sont obligés de réparer sa -grange et son pressoir, et demande une imposition locale pour cela. -L'intendant répond que les habitants ne sont tenus qu'à la réparation -du presbytère; la grange et le pressoir resteront à la charge de ce -pasteur, plus préoccupé de sa ferme que de ses ouailles (1767). - - -_Page 215._ - -On trouve dans un des mémoires envoyés en 1788 par des paysans, -en réponse à une enquête que faisait une assemblée provinciale, -mémoire écrit avec clarté et sur un ton modéré, ceci: «Aux abus de -la perception de la taille se joint encore celui des garnisaires. -Ils arrivent d'ordinaire cinq fois pendant le recouvrement de la -taille. Ce sont le plus souvent des soldats invalides ou des Suisses. -Ils séjournent à chaque voyage quatre à cinq jours sur la paroisse -et sont taxés par le bureau de la recette des tailles à 36 sous par -jour. Quant à l'assiette des tailles, nous n'exposerons pas les abus -de l'arbitraire trop connus, ni les mauvais effets qu'ont produits -les rôles faits d'office par des officiers souvent incapables et -presque toujours partiaux et vindicatifs. Ils ont été pourtant la -source de troubles et de différends. Ils ont occasionné des procès -très-dispendieux pour les plaideurs et très-avantageux aux siéges des -élections.» - - -_Page 217._ - - Supériorité des méthodes suivies dans les pays d'états reconnue - par les fonctionnaires du gouvernement central lui-même. - -Dans une lettre confidentielle écrite le 3 juin 1772 par le directeur -des impositions à l'intendant, il est dit: «Dans les pays d'états, -l'imposition étant d'un _tantième_ fixe, chaque contribuable y est -assujetti et la paye réellement. On fait dans la répartition une -augmentation sur ce tantième en proportion de l'augmentation demandée -par le roi sur le total qui doit être fourni (1 million, par exemple, -au lieu de 900,000 livres). C'est une opération simple, au lieu que, -dans la généralité, la répartition est personnelle, et, pour ainsi -dire, arbitraire; les uns payent ce qu'ils doivent, les autres ne -payent que la moitié; d'autres le tiers, le quart ou rien du tout. -Comment donc assujettir l'imposition à un neuvième d'augmentation?» - - -_Page 221._ - - De la manière dont les privilégiés, au début, comprenaient les - progrès de la civilisation par les chemins. - -Le comte de X. se plaint, dans une lettre à l'intendant, du peu -d'empressement qu'on met à établir une route qui l'avoisine. C'est, -dit-il, la faute du subdélégué, qui ne met pas assez d'énergie dans ses -fonctions et ne force pas les paysans à faire leurs corvées. - - -_Page 221._ - -Prison arbitraire pour la corvée. - -Exemple: on voit dans une lettre d'un grand-prévôt, en 1768: «J'avais -ordonné hier d'emprisonner trois hommes, sur la réquisition de M. C., -le sous-ingénieur, pour n'avoir pas satisfait à leur corvée. Sur quoi -il y a eu émotion parmi les femmes du village, qui se sont écriées: -Voyez-vous! on songe aux pauvres gens quand il s'agit de la corvée, on -ne s'en occupe point pour les faire vivre.» - - -_Page 221._ - -Les ressources pour faire les chemins étaient de deux sortes. 1º -La plus grande était la corvée pour tous les gros ouvrages qui -n'exigeaient que du travail; 2º la plus petite était tirée d'une -imposition générale dont le produit était mis à la disposition des -ponts et chaussées pour subvenir aux ouvrages d'arts. Les privilégiés, -c'est-à-dire les principaux propriétaires, plus intéressés que tous aux -chemins, ne contribuaient point à la corvée, et, de plus, l'imposition -des ponts et chaussées étant conjointe à la taille et levée comme elle, -ces privilégiés en étaient encore exempts. - - -_Page 222._ - -Exemple de corvées pour transporter des forçats. - -On voit, par une lettre qu'adresse, en 1761, à l'intendant, un -commissaire préposé à la police des chaînes, que les paysans étaient -forcés de charrier en voiture les forçats, qu'ils le faisaient de -très-mauvaise volonté, et qu'ils étaient souvent maltraités par les -gardes de chiourmes, «attendu,» dit le commissaire, «que les gardes -sont gens grossiers et brutaux, et que ces paysans, qui font ce service -malgré eux, sont souvent insolents.» - - -_Page 222._ - -Turgot fait, des inconvénients et des rigueurs de la corvée employée à -transporter les effets militaires, des peintures qui, après la lecture -des dossiers, ne me semblent pas exagérées; il dit entre autres choses -que son premier inconvénient est l'extrême inégalité d'une charge -très-forte en elle-même. Elle tombe tout entière sur un petit nombre -de paroisses que le malheur de leur situation y expose. La distance -à parcourir est souvent de cinq, six, et quelquefois dix et quinze -lieues; il faut alors trois jours pour aller et venir. Le payement -accordé aux propriétaires n'est que le cinquième de la charge qu'ils -supportent. Le moment de cette corvée est presque toujours l'été, le -temps des récoltes. Les bœufs y sont presque toujours surmenés, et -souvent malades après y avoir été employés, à ce point qu'un grand -nombre de propriétaires préfèrent donner 15 à 20 livres plutôt que -de fournir une voiture et quatre bœufs. Il y règne enfin un désordre -inévitable; le paysan y est sans cesse exposé à la violence des -militaires. Les officiers exigent presque toujours plus qu'il ne leur -est dû; quelquefois ils obligent de force les conducteurs d'atteler des -chevaux de selle à des chaises, au risque de les estropier. Les soldats -se font porter sur des voitures déjà très-chargées; d'autres fois, -impatientés de la lenteur des bœufs, ils les piquent avec leurs épées, -et si le paysan veut faire quelques représentations, il est fort mal -venu. - - -_Page 222._ - -Exemple de la manière dont on appliquait la corvée à tout. - -L'intendant de la marine de Rochefort se plaint de la mauvaise volonté -des paysans, obligés par corvée de charrier les bois de construction -achetés par les fournisseurs de la marine dans les différentes -provinces. On voit par cette correspondance qu'en effet les paysans -étaient encore tenus (1775) à cette corvée, dont l'intendant fixait le -prix. Le ministre de la marine, qui renvoie cette lettre à l'intendant -de Tours, lui dit qu'il faut faire fournir les voitures qui sont -réclamées. L'intendant, M. Ducluzel, refuse d'autoriser ces sortes de -corvée. Le ministre de la marine lui écrit une lettre menaçante, où il -lui annonce qu'il rendra compte de sa résistance au roi. L'intendant -répond sur-le-champ, 11 décembre 1775, avec fermeté, que, depuis dix -ans qu'il est intendant à Tours, il n'a jamais voulu autoriser ces -corvées, à cause des abus inévitables qu'elles entraînent, abus que le -prix fixé pour les voitures n'allége pas; «car souvent,» dit-il, «les -animaux sont estropiés par la charge de pièces énormes qu'ils sont -obligés d'enlever par des chemins aussi mauvais que les saisons dans -lesquelles on les commande.» Ce qui rend l'intendant si ferme paraît -être une lettre de M. Turgot, jointe aux pièces, datée du 30 juillet -1774, époque de son entrée au ministère, où celui-ci dit qu'il n'a -jamais autorisé ces corvées à Limoges, et approuve M. Ducluzel de ne -pas le faire à Tours. - -Il résulte d'autres parties de cette correspondance que les -fournisseurs de bois exigeaient même souvent ces corvées sans y être -autorisés par les marchés passés entre eux et l'État, parce qu'ils -y trouvaient au moins un tiers d'économie de frais de transport. Un -exemple de ce profit est donné par un subdélégué. «Distance pour -transporter les bois du lieu où ils sont abattus à la rivière, par des -chemins de traverse presque impraticables,» dit-il, «six lieues; temps -employé pour aller et venir, deux jours. En passant aux corvéables, -pour leur indemnité, le pied cube à raison de six liards par lieue, -cela fera 13 fr. 10 s. pour le voyage, ce qui est à peine suffisant -pour couvrir la dépense du petit propriétaire, celle de son aide, et -des bœufs ou chevaux dont il faut que sa charrette soit attelée. Ses -peines, son temps, le travail de ses bestiaux, tout est perdu pour -lui.» Le 17 mai 1776, l'ordre positif du roi de faire faire cette -corvée est intimé à l'intendant par le ministre. M. Ducluzel étant -mort, son successeur, M. l'Escalopier, se hâte d'obéir et de publier -une ordonnance qui porte que «le subdélégué fera la répartition de la -charge entre les paroisses, à l'effet de quoi les divers corvéables -desdites paroisses seront contraints de se rendre, aux lieu et heure -qui leur seront prescrits par les syndics, à l'endroit où se trouvent -les bois, et de les charrier au prix qui sera réglé par le subdélégué.» - - -_Page 237._ - -On a dit que le caractère de la philosophie du dix-huitième siècle -était une sorte d'adoration de la raison humaine, une confiance sans -bornes dans sa toute-puissance pour transformer à son gré lois, -institutions et mœurs. Il faut bien s'entendre: c'était moins encore, -à vrai dire, la raison humaine que quelques-uns de ces philosophes -adoraient que leur propre raison. Jamais on n'a montré moins de -confiance que ceux-là dans la sagesse commune. Je pourrais en citer -plusieurs qui méprisaient presque autant la foule que le bon Dieu. Ils -montraient un orgueil de rivaux à celui-ci et un orgueil de parvenus -à celle-là. La soumission vraie et respectueuse pour les volontés de -la majorité leur était aussi étrangère que la soumission aux volontés -divines. Presque tous les révolutionnaires ont montré depuis ce double -caractère. Il y a bien loin de là à ce respect témoigné par les Anglais -et les Américains aux sentiments de la majorité de leurs concitoyens. -Chez eux la raison est fière et confiante en elle-même, mais jamais -insolente; aussi a-t-elle conduit à la liberté, tandis que la nôtre n'a -guère fait qu'inventer de nouvelles formes de servitude. - - -_Page 254._ - -Exemple de la manière dont on procédait souvent à l'égard des paysans. - -1768. Le roi accorde 2,000 francs de remise de taille à la paroisse de -la Chapelle-Blanche, près Saumur. Le curé prétend distraire une partie -de cette somme pour faire construire un clocher et se délivrer du bruit -des cloches qui l'incommode, dit-il, dans son presbytère. Les habitants -résistent et se plaignent. Le subdélégué prend parti pour le curé -et fait arrêter de nuit et renfermer en prison trois des principaux -habitants. - -Autre exemple: Ordre du roi pour faire rester en prison pendant quinze -jours une femme qui a insulté deux cavaliers de la maréchaussée. Autre -ordre pour faire emprisonner pendant quinze jours un tisseur de bas qui -a mal parlé de la maréchaussée. L'intendant répond au ministre qu'il a -déjà fait mettre cet homme en prison, ce dont ce ministre l'approuve -fort. Les injures adressées à la maréchaussée avaient eu lieu à propos -de l'arrestation violente des mendiants, mesure qui, à ce qu'il paraît, -révoltait la population. Le subdélégué, en faisant arrêter le tisseur, -fait, dit-il, savoir au public que ceux qui continueront encore à -insulter la maréchaussée seront plus sévèrement punis. - -On voit par la correspondance des subdélégués et de l'intendant -(1760-1770) que l'intendant leur donnait l'ordre de faire arrêter les -gens nuisibles, non pour les faire juger, mais pour les faire détenir. -Le subdélégué demande à l'intendant de faire détenir à perpétuité -deux mendiants dangereux qu'il avait fait arrêter. Un père réclame -contre l'arrestation de son fils, arrêté comme vagabond parce qu'il -voyageait sans papiers. Un propriétaire de X. demande qu'on fasse -arrêter un homme, son voisin, dit-il, qui est venu s'établir dans sa -paroisse, qu'il a secouru, mais qui se conduit très-mal à son égard et -l'incommode. L'intendant de Paris prie celui de Rouen de vouloir bien -rendre ce service à ce propriétaire, qui est son ami. - -A quelqu'un qui veut faire mettre en liberté des mendiants l'intendant -répond «que le dépôt des mendiants ne doit pas être considéré comme -une prison, mais seulement comme une maison destinée à retenir par -_correction administrative_ ceux qui mendient et les vagabonds.» Cette -idée a pénétré jusque dans le Code pénal, tant les traditions de -l'ancien régime, en cette matière, se sont bien conservées. - - -_Page 256._ - -Le grand Frédéric a écrit dans ses Mémoires: «Les Fontenelle et les -Voltaire, les Hobbes, les Collins, les Shaftesbury, les Bolingbroke, -ces grands hommes portèrent un coup mortel à la religion. Les hommes -commencèrent à examiner ce qu'ils avaient stupidement adoré; la raison -terrassa la superstition; on prit un dégoût pour les fables qu'on avait -crues. Le déisme fit de nombreux sectateurs: Si l'épicurisme devint -funeste au culte idolâtre des païens, le déisme ne le fut pas moins de -nos jours aux visions judaïques adoptées par nos ancêtres. La liberté -de penser qui régnait en Angleterre avait beaucoup contribué aux -progrès de la philosophie.» - -On voit, par le passage ci-dessus, que le grand Frédéric, au moment -où il écrivait ces lignes, c'est-à-dire au milieu du dix-huitième -siècle, considérait encore à cette époque l'Angleterre comme le foyer -des doctrines irréligieuses. On y voit quelque chose de plus frappant: -un des souverains les plus versés dans la science des hommes et -dans celle des affaires qui n'a pas l'air de se douter de l'utilité -politique des religions; tant les défauts de l'esprit de ses maîtres -avaient altéré les qualités propres du sien. - - -_Page 288._ - -Cet esprit de progrès, qui se faisait voir en France à la fin du -dix-huitième siècle, apparaissait à la même époque dans toute -l'Allemagne, et partout il était de même accompagné du désir de changer -les institutions. Voyez cette peinture que fait un historien allemand -de ce qui se passait alors dans son pays. - -«Dans la seconde moitié du dix-huitième siècle,» dit-il, «le nouvel -esprit du temps s'introduit graduellement dans les territoires -ecclésiastiques eux-mêmes. On y commence des réformes. L'industrie et -la tolérance y pénètrent partout; l'absolutisme éclairé qui s'était -déjà emparé des grands États se fait jour même ici. Il faut le dire, à -aucune époque du dix-huitième siècle on n'avait vu dans ces territoires -ecclésiastiques des princes aussi remarquables et aussi dignes d'estime -que précisément pendant les dernières dizaines d'années qui précédèrent -la Révolution française.» - -Il faut remarquer comme le tableau qu'on fait là ressemble à celui que -présentait la France, où le mouvement d'amélioration et de progrès -commence à la même époque, et où les hommes les plus dignes de -gouverner paraissent au moment où la Révolution va tout dévorer. - -On doit reconnaître aussi à quel point toute cette partie de -l'Allemagne était visiblement entraînée dans le mouvement de la -civilisation et de la politique de la France. - - -_Page 289._ - - Comment les lois judiciaires des Anglais prouvent que des - institutions peuvent avoir beaucoup de vices secondaires sans que - cela les empêche d'atteindre le but principal qu'on s'est proposé - en les établissant. - -Cette faculté qu'ont les nations de prospérer malgré l'imperfection -qui se rencontre dans les parties secondaires de leurs institutions, -lorsque les principes généraux, l'esprit même qui anime ces -institutions sont féconds, ce phénomène ne se voit jamais mieux que -quand on examine la constitution de la justice chez les Anglais au -siècle dernier, telle que Blackstone nous la montre. - -On y aperçoit d'abord deux grandes diversités qui frappent: - -1º La diversité des lois; - -2º La diversité des tribunaux qui les appliquent. - -I. _Diversité des lois._ 1º Les lois sont différentes pour l'Angleterre -proprement dite, pour l'Écosse, pour l'Irlande, pour divers appendices -européens de la Grande-Bretagne, tels que l'île de Man, les îles -normandes, etc., enfin pour les colonies. - -2º Dans l'Angleterre proprement dite on voit quatre espèces de lois: -le droit coutumier, les statuts, le droit romain, l'équité. Le droit -coutumier se divise lui-même en coutumes générales, adoptées dans tout -le royaume; en coutumes qui sont particulières à certaines seigneuries, -à certaines villes, quelquefois à certaines classes seulement, telles -que la coutume des marchands, par exemple. Ces coutumes diffèrent -quelquefois beaucoup les unes des autres, comme, par exemple, celles -qui, en opposition avec la tendance générale des lois anglaises, -veulent le partage égal entre tous les enfants (_gavelkind_), et, ce -qui est plus singulier encore, donnent un droit de primogéniture à -l'enfant le plus jeune. - -II. _Diversité des tribunaux._ La loi, dit Blackstone, a institué une -variété prodigieuse de tribunaux différents; on peut en juger par -l'analyse très-sommaire que voici. - -1º On rencontrait d'abord les tribunaux établis en dehors de -l'Angleterre proprement dite, tels que les cours d'Écosse et d'Irlande, -qui ne relevaient pas toujours des cours supérieures d'Angleterre, bien -qu'elles dussent aboutir toutes, je pense, à la cour des lords. - -2º Quant à l'Angleterre proprement dite, si je n'oublie rien, parmi les -classifications de Blackstone, je trouve qu'il compte: - -1º Onze espèces de cours existant d'après la loi commune (_common -law_), dont quatre, il est vrai, semblent déjà tombées en désuétude; - -2º Trois espèces de cours dont la juridiction s'étend à tout le pays, -mais qui ne s'applique qu'à certaines matières; - -3º Dix espèces de cours ayant un caractère spécial. L'une de ces -espèces se compose de cours locales, créées par différents actes du -parlement ou existant en vertu de la tradition, soit à Londres, soit -dans les villes ou bourgs des provinces. Celles-ci sont si nombreuses -et offrent une si grande variété dans leur constitution et dans leurs -règles que l'auteur renonce à en faire l'exposition détaillée. - -Ainsi, dans l'Angleterre proprement dite seulement, si l'on s'en -rapporte au texte de Blackstone, il existait, dans les temps où -celui-ci écrivait, c'est-à-dire dans la seconde moitié du dix-huitième -siècle, vingt-quatre espèces de tribunaux, dont plusieurs se -subdivisaient en un grand nombre d'individus, qui chacun avait sa -physionomie particulière. Si on écarte les espèces qui semblent dès -lors à peu près disparues, il en reste encore dix-huit ou vingt. - -Maintenant, si on examine ce système judiciaire, on voit sans peine -qu'il contient toutes sortes d'imperfections. - -Malgré la multiplicité des tribunaux, on y manque souvent de petits -tribunaux de première instance placés près des justiciables et faits -pour juger sur place et à peu de frais les petites affaires, ce qui -rend la justice embarrassée et coûteuse. Les mêmes affaires sont de -la compétence de plusieurs tribunaux, ce qui jette une incertitude -fâcheuse sur le début des instances. Presque toutes les cours d'appel -jugent dans certains cas en premier ressort, quelquefois cours de -_droit commun_, d'autres fois _cours d'équité_. Les cours d'appel sont -très-diverses. Le seul point central est la chambre des lords. Le -contentieux administratif n'est point séparé du contentieux ordinaire, -ce qui paraîtrait une grande difformité aux yeux de la plupart de nos -légistes. Enfin tous ces tribunaux vont puiser les raisons de leurs -décisions dans quatre législations différentes, dont l'une ne s'établit -que par précédents, et dont l'autre, l'équité, ne s'établit sur rien -de précis, puisque son objet est le plus souvent d'aller contre la -coutume ou les statuts, et de corriger par l'arbitraire du juge ce que -le statut ou la coutume ont de suranné ou de trop dur. - -Voilà bien des vices, et, si l'on compare cette machine énorme et -vieillie de la justice anglaise à la fabrique moderne de notre système -judiciaire, la simplicité, la cohérence, l'enchaînement qu'on aperçoit -dans celui-ci, avec la complication, l'incohérence qui se remarquent -dans celle-là, les vices de la première paraîtront plus grands encore. -Cependant il n'y a pas de pays au monde où, dès le temps de Blackstone, -la grande fin de la justice fût aussi complétement atteinte qu'en -Angleterre, c'est-à-dire où chaque homme, quelle que fût sa condition, -et qu'il plaidât contre un particulier ou contre le prince, fût plus -sûr de se faire entendre, et trouvât dans tous les tribunaux de son -pays de meilleures garanties pour la défense de sa fortune, de sa -liberté et de sa vie. - -Cela ne veut pas dire que les vices du système judiciaire anglais -servissent à ce que j'appelle ici la grande fin de la justice; cela -prouve seulement qu'il y a dans toute organisation judiciaire des -vices secondaires qui peuvent ne nuire que modérément à cette fin de -la justice, et d'autres principaux qui non-seulement lui nuisent, mais -la détruisent, bien qu'ils soient joints à beaucoup de perfections -secondaires. Les premiers sont les plus facilement aperçus; ce sont -ceux-là qui d'ordinaire frappent d'abord les esprits vulgaires. Ils -sautent aux yeux, comme on dit. Les autres sont souvent plus cachés, et -ce ne sont pas toujours les jurisconsultes et autres gens du métier qui -les découvrent ou les signalent. - -Remarquez de plus que les mêmes qualités peuvent être secondaires ou -principales, suivant les temps et suivant l'organisation politique de -la société. Dans les époques d'aristocratie, d'inégalités, tout ce -qui tend à amoindrir un privilége pour certains individus devant la -justice, à y assurer des garanties au justiciable faible contre le -justiciable fort, à faire prédominer l'action de l'État naturellement -impartial quand il ne s'agit que d'un débat entre deux sujets, tout -cela devient qualité principale, mais diminue d'importance à mesure que -l'état social et la constitution politique tournent à la démocratie. - -Si l'on étudie d'après ces principes le système judiciaire anglais, on -trouve qu'en laissant subsister tous les défauts qui pouvaient rendre -chez nos voisins la justice obscure, embarrassée, lente, chère et -incommode, on avait pris des précautions infinies pour que le fort -ne pût jamais être favorisé aux dépens du faible, l'État aux dépens -du particulier; on voit, à mesure qu'on pénètre davantage dans le -détail de cette législation, qu'on y a fourni à chaque citoyen toutes -sortes d'armes pour se défendre, et que les choses y sont arrangées de -manière à présenter à chacun le plus de garanties possibles contre la -partialité, la vénalité proprement dite des juges, et cette sorte de -vénalité plus ordinaire, et surtout plus dangereuse, dans les temps -de démocratie, qui naît de la servilité des tribunaux à l'égard de la -puissance publique. - -A tous ces points de vue le système judiciaire anglais, malgré les -nombreux défauts secondaires qui s'y rencontrent encore, me semble -supérieur au nôtre, lequel n'est atteint, il est vrai, de presque aucun -de ces vices, mais qui n'offre pas non plus au même degré les qualités -principales qui s'y rencontrent; qui, excellent quant aux garanties -qu'il offre à chaque citoyen dans les débats qui s'élèvent entre -particuliers, faiblit par le côté qu'il faudrait toujours renforcer -dans une société démocratique comme la nôtre, à savoir, les garanties -de l'individu contre l'État. - - -_Page 291._ - -Avantages dont jouissait la généralité de Paris. - -Cette généralité était aussi avantagée quant aux charités -gouvernementales qu'elle l'était pour la levée des taxes; exemple: -lettre du contrôleur général à M. l'intendant de la généralité de -l'Ile-de-France, 22 mai 1787, qui informe celui-ci que le roi a -fixé, pour la généralité de Paris, la somme qui doit être employée -en travaux de charité, dans l'année, à 172,800 livres. En outre, -100,000 livres sont destinées à acheter des vaches qui doivent être -données à des cultivateurs. On voit par cette lettre que la somme -de 172,800 livres devait être distribuée par l'intendant seul, à la -condition de se conformer aux règles générales que le gouvernement lui -a fait connaître, et de faire approuver l'état de répartition par le -contrôleur général. - - -_Page 292._ - -L'administration de l'ancien régime se composait d'une multitude de -pouvoirs différents, créés en différents temps, le plus souvent en vue -du fisc et non de l'administration proprement dite, et qui parfois -avaient le même champ d'action. La confusion et la lutte ne pouvaient -s'éviter qu'à la condition que chacun n'agît que peu ou point. Du -moment où ils voulurent sortir de cette langueur, ils se gênèrent et -s'enchevêtrèrent les uns dans les autres. De là vient que les plaintes -contre la complication des rouages administratifs et la confusion -des attributions sont bien plus vives dans les années qui précèdent -immédiatement la Révolution que trente ou quarante ans avant. Les -institutions politiques n'étaient pas devenues plus mauvaises; au -contraire, elles s'étaient fort améliorées; mais la vie politique était -devenue plus active. - - -_Page 301._ - -Augmentation arbitraire des taxes. - -Ce que le roi dit ici de la taille, il eût pu le dire avec autant de -raison des vingtièmes, ainsi qu'on en peut juger par la correspondance -suivante. En 1772, le contrôleur général Terray avait fait décider -une augmentation considérable, 100,000 livres, sur les vingtièmes de -la généralité de Tours. On voit la douleur et l'embarras que cette -mesure cause à l'intendant, M. Ducluzel, habile administrateur et -homme de bien, dans une lettre confidentielle, où il dit: «C'est la -facilité avec laquelle les 250,000 livres ont été données (augmentation -précédente) qui a probablement encouragé la cruelle interprétation et -la lettre du mois de juin.» - -Dans une lettre très-confidentielle que le directeur des contributions -écrit à l'intendant à la même occasion, il dit: «Si les augmentations -que l'on demande vous semblent toujours aussi aggravantes, aussi -révoltantes, par rapport à la misère générale, que vous avez bien -voulu me le témoigner, il serait à désirer pour la province, qui ne -peut trouver de défenseur et de protecteur que dans votre généreuse -sensibilité, que vous pussiez au moins lui épargner les rôles de -supplément, imposition rétroactive toujours odieuse.» - -On voit aussi par cette correspondance combien on manquait de base, -et quel arbitraire (même avec des vues honnêtes) était pratiqué. -L'intendant, ainsi que le ministre, font tomber le fardeau de la -surtaxe tantôt sur l'agriculture plutôt que sur l'industrie, tantôt -sur un genre d'agriculture plutôt que sur un autre (les vignes, par -exemple), suivant qu'ils jugent que l'industrie ou une branche de -l'agriculture ont besoin d'être ménagées. - - -_Page 304._ - - Manière dont Turgot parle du peuple des campagnes dans le - préambule d'une déclaration du roi. - -«Les communautés de campagne sont composées,» dit-il, «dans la plus -grande partie du royaume, de paysans pauvres, ignorants et brutaux, -incapables de s'administrer.» - - -_Page 311._ - - Comment les idées révolutionnaires germaient tout naturellement - dans les esprits, en plein ancien régime. - -En 1779, un avocat s'adresse au conseil et demande un arrêt qui -établisse un maximum du prix de la paille dans tout le royaume. - - -_Page 311._ - -L'ingénieur en chef écrit en 1781 à l'intendant, à propos d'une -demande en surplus d'indemnité: «Le réclamant ne fait pas attention -que les indemnités que l'on accorde sont une faveur particulière pour -la généralité de Tours, et que l'on est fort heureux de récupérer une -partie de sa perte. Si l'on dédommageait de la manière que le réclamant -indique, quatre millions ne suffiraient pas.» - - -_Page 320._ - -La Révolution n'est pas arrivée à cause de cette prospérité; mais -l'esprit qui devait produire la Révolution, cet esprit actif, inquiet, -intelligent, novateur, ambitieux, cet esprit démocratique des sociétés -nouvelles, commençait à animer toutes choses, et, avant de bouleverser -momentanément la société, suffisait déjà à la remuer et à la développer. - - -_Page 322._ - -Lutte des différents pouvoirs administratifs en 1787. - -Exemple de ceci: la commission intermédiaire de l'assemblée provinciale -de l'Ile-de-France réclame l'administration du dépôt de mendicité. -L'intendant veut en rester chargé, «parce que cette maison n'est -pas entretenue,» dit-il, «sur les fonds de la province.» Pendant le -débat, la commission intermédiaire s'était adressée aux commissions -intermédiaires d'autres provinces pour en obtenir des avis. On trouve -entre autres la réponse que fait à ses questions la commission -intermédiaire de Champagne, laquelle annonce à celle de l'Ile-de-France -qu'on lui a fait la même difficulté et qu'elle oppose la même -résistance. - - -_Page 327._ - -Je trouve dans le procès-verbal de la première assemblée provinciale de -l'Ile-de-France cette énonciation dans la bouche du rapporteur d'une -commission: «Jusqu'à présent les fonctions de syndic, beaucoup plus -pénibles qu'honorables, devaient en éloigner tous ceux qui joignaient -de l'aisance à des lumières proportionnées à leur état.» - - -(_Note relative à plusieurs passages de ce volume._) - - Droits féodaux existant encore à l'époque de la Révolution, - d'après les feudistes du temps. - -Je ne veux point faire ici un traité sur les droits féodaux, ni -surtout rechercher quelle pouvait en avoir été l'origine; je désire -seulement indiquer quels étaient ceux qui étaient encore exercés dans -le dix-huitième siècle. Ces droits ont joué alors un si grand rôle, -et ils ont conservé depuis une si grande place dans l'imagination de -ceux mêmes qui n'en souffrent plus, qu'il m'a paru très-intéressant -de savoir ce qu'ils étaient précisément quand la Révolution les a -tous détruits. Dans ce but j'ai d'abord étudié un certain nombre de -terriers ou registres de seigneuries, en choisissant ceux qui étaient -de date plus récente. Cette méthode ne me menait à rien; car les -droits féodaux, quoique régis par une législation qui était la même -dans toute l'Europe féodale, variaient à l'infini, quant aux espèces, -suivant la province et même suivant les cantons. Le seul système qui -m'ait paru de nature à indiquer ce que je cherchais d'une manière -approximative a donc été celui-ci. Les droits féodaux donnaient lieu à -toutes sortes d'affaires contentieuses. Il s'agissait de savoir comment -ces droits s'acquéraient, comment ils se perdaient, en quoi exactement -ils consistaient, quels étaient ceux qui ne pouvaient être perçus -qu'en vertu d'une patente royale, ceux qui ne pouvaient s'établir -que sur un titre privé, ceux au contraire qui n'avaient pas besoin -de titres formels et pouvaient se percevoir aux termes des coutumes -locales ou même en vertu d'un long usage. Enfin, quand on voulait -les vendre, on avait besoin de savoir quelle était la manière de les -apprécier, et quel capital représentait, suivant son importance, chaque -espèce d'entre eux. Tous ces points, qui touchaient à mille intérêts -pécuniaires, étaient sujets à débats, et il s'était formé tout un ordre -de légistes dont l'unique occupation était de les éclaircir. Plusieurs -de ceux-là ont écrit dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, -quelques-uns aux approches même de la Révolution. Ce ne sont pas des -jurisconsultes proprement dits, ce sont des praticiens dont le seul but -est d'indiquer aux gens du métier les règles à suivre dans cette partie -si spéciale et si peu attrayante du droit. En étudiant attentivement -ces feudistes, on arrive à se faire une idée assez détaillée et assez -claire d'un objet dont la masse et la confusion étonnent d'abord. Je -donne ci-dessous le résumé le plus succinct que j'ai pu faire de mon -travail. Ces notes sont principalement tirées de l'ouvrage d'Edme -de Fréminville, qui écrivait vers 1750, et de celui de Renauldon, -écrit en 1765 et intitulé: _Traité historique et pratique des Droits -seigneuriaux._ - -_Le cens_ (c'est-à-dire la redevance perpétuelle en nature et en -argent qui est attachée par les lois féodales à la possession de -certaines terres) modifie encore profondément au dix-huitième siècle la -condition d'un grand nombre de propriétaires. Le cens continue à être -indivisible, c'est-à-dire qu'on peut s'adresser à celui des possesseurs -que l'on veut de l'immeuble donné à cens et lui demander le cens -entier. Il est toujours imprescriptible. Le propriétaire d'un immeuble -chargé de cens ne peut le vendre sans être exposé au retrait censuel, -c'est-à-dire sans être obligé de laisser reprendre la propriété au prix -de la vente; mais cela n'a plus lieu que dans certaines coutumes; celle -de Paris, qui est la plus répandue, ne reconnaît pas ce droit. - -_Lods et ventes._ C'est une règle générale, en pays coutumier, que la -vente de tout héritage censuel produit des lods et ventes: ce sont -des droits de vente qui doivent être payés aux seigneurs. Les droits -sont plus ou moins considérables suivant les coutumes, mais assez -considérables partout; ils existent également dans les pays de droit -écrit. Ils y consistent ordinairement dans le sixième du prix; ils s'y -nomment _lods_. Mais en ces pays c'est au seigneur à établir son droit. -En pays écrit comme en pays coutumier, le cens crée pour le seigneur un -privilége qui prime toutes les autres créances. - -_Terrage_ ou _champart_, _agrier_, _tasque_. C'est une certaine -portion des fruits que le seigneur perçoit sur l'héritage donné à -cens; la quantité varie suivant les contrats et les coutumes. On -rencontrait encore assez souvent ce droit au dix-huitième siècle. -Je crois que le terrage, même en pays coutumier, devait toujours -résulter d'un titre. Le terrage est seigneurial ou foncier. Les signes -qui constatent ces deux différentes espèces sont inutiles à expliquer -ici; il suffit de dire que le terrage foncier se prescrit par trente -ans, comme les rentes foncières, tandis que le terrage seigneurial est -imprescriptible. On ne peut hypothéquer la terre sujette au terrage -sans le consentement du seigneur. - -_Bordelage._ Droit qui n'existait qu'en Nivernais et en Bourbonnais, -et qui consistait en une redevance annuelle en argent, en grains et -en volailles, due par l'héritage tenu à cens. Ce droit avait des -conséquences très-rigoureuses; le non-payement pendant trois ans -donnait lieu à la _commise_ ou confiscation au profit du seigneur. Le -débiteur bordelier était de plus sujet à une foule de gênes dans sa -propriété; quelquefois le seigneur pouvait en hériter, bien qu'il y eût -des héritiers successibles. Ce contrat était le plus rigoureux du droit -féodal, et la jurisprudence avait fini par le restreindre aux héritages -ruraux; «car le paysan est toujours le mulet prêt à recevoir toutes -charges,» dit l'auteur. - -_Marciage._ C'est un droit particulier perçu, dans très-peu de lieux, -sur les possesseurs d'héritages ou terres à cens, et qui consiste dans -une certaine redevance qui n'est due qu'à la mort naturelle du seigneur -de l'héritage. - -_Dîmes inféodées._ Il y avait encore au dix-huitième siècle un grand -nombre de dîmes inféodées. Elles doivent en général résulter d'un -contrat et ne sont pas exigibles par le fait seul de la seigneurie. - -_Parcière._ Les parcières sont des droits qui se perçoivent sur la -récolte des fruits produits par les héritages. Assez semblables au -champart ou à la dîme inféodée, elles sont principalement en usage dans -le Bourbonnais et l'Auvergne. - -_Carpot._ Usité dans le Bourbonnais, ce droit est aux vignes ce que le -champart est aux terres labourables, c'est-à-dire le droit de prélever -une partie de la récolte. Il était le quart de la vendange. - -_Servage._ On appelle _coutumes serves_ celles qui contiennent encore -quelques traces du servage; elles sont en petit nombre. Dans les -provinces qui sont régies par elles, il n'y a point ou il n'y a que -très-peu de terres où ne se voient quelques traces de l'ancienne -servitude. (Ceci était écrit en 1765.) Le servage, ou, comme le nomme -l'auteur, la servitude, était ou _personnelle_ ou _réelle_. - -La servitude personnelle était inhérente à la personne et la suivait -partout. Quelque part que le serf allât, en quelque endroit qu'il -transportât son pécule, le seigneur pouvait revendiquer celui-ci par -droit de suite. Les auteurs rapportent plusieurs arrêts qui établissent -ce droit, entre autres un arrêt du 17 juin 1760, par lequel la Cour -déboute un seigneur du Nivernais de la succession mortaillable de -Pierre Truchet, décédé à Paris, lequel était fils d'un serf de -poursuite de la coutume du Nivernais, qui avait épousé une femme libre -de Paris et qui y était décédé, ainsi que son fils. Mais l'arrêt paraît -fondé sur ce que Paris était lieu d'asile, où la _suite_ ne pouvait -avoir lieu. Si le droit d'asile empêchait le seigneur de se saisir -du bien que les serfs possédaient dans le lieu de l'asile, il ne -s'opposait pas à ce qu'il ne succédât au bien laissé dans la seigneurie. - -La servitude réelle était le résultat de la détention d'une terre et -pouvait cesser en abandonnant cette terre ou l'habitation dans un -certain lieu. - -_Corvées._ Droit que le seigneur a sur ses sujets, en vertu duquel il -peut employer, à son profit, un certain nombre de leurs journées de -travail ou de celles de leurs bœufs et de leurs chevaux. La corvée à -_volonté_, c'est-à-dire suivant le bon plaisir du seigneur, est tout à -fait abolie; elle a été réduite depuis longtemps à un certain nombre de -journées par an. - -La corvée pouvait être _personnelle_ ou _réelle_. Les corvées -personnelles sont dues par les gens de labeur qui ont leur domicile -établi dans la terre du seigneur, chaque homme suivant son métier. Les -corvées réelles sont attachées à la possession de certains héritages. -Les nobles, ecclésiastiques, clercs, officiers de justice, avocats, -médecins, notaires et banquiers, notables, doivent être exempts de -la corvée. L'auteur cite un arrêt, du 13 août 1735, qui exempte un -notaire que son seigneur voulait forcer à venir, pendant trois jours, -faire pour rien les actes qu'il avait à passer dans sa seigneurie, où -le notaire demeurait. Autre arrêt de 1750, qui déclare que, quand la -corvée est due soit en personne, soit en argent, le choix doit être -laissé au débiteur. Toute corvée a besoin d'être établie sur un titre -écrit. La corvée seigneuriale était devenue fort rare au dix-huitième -siècle. - -_Banalités._ Les provinces de Flandre, d'Artois et de Hainaut étaient -seules exemptes de banalités. La coutume de Paris est très-rigoureuse -pour ne laisser exercer ce droit qu'avec titre. Tous ceux qui sont -domiciliés dans l'étendue de la banalité y sont sujets, même le plus -souvent les gentilshommes et les prêtres. - -Indépendamment de la banalité des moulins et des fours, il y en a -beaucoup d'autres: - -1º Banalités de moulins industriels, comme moulin à draps, à écorces, à -chanvre. Plusieurs coutumes, entre autres celles d'Anjou, du Maine, de -Bretagne, établissent cette banalité. - -2º Banalités de pressoir. Très-peu de coutumes en parlent; celle de -Lorraine l'établit, ainsi que celle du Maine. - -3º Taureau banal. Aucune coutume n'en parle; mais il y a certains -titres qui l'établissent. Il en est de même de la boucherie banale. - -En général, les secondes banalités dont nous venons de parler sont plus -rares et vues d'un œil encore moins favorable que les autres; elles ne -peuvent s'établir que sur un texte très-clair des coutumes, ou, à leur -défaut, sur un titre très-précis. - -_Ban des vendanges._ Il était encore usité dans tout le royaume au -dix-huitième siècle; c'était un droit de pure police, attaché à la -haute justice. Pour l'exercer, le seigneur haut justicier n'a besoin -d'aucun titre. Le ban des vendanges oblige tout le monde. Les coutumes -de Bourgogne donnent au seigneur le droit de vendanger ses vins un jour -avant tout autre propriétaire de vigne. - -_Droit de banvin._ Droit qu'ont encore _quantité_ de seigneurs, disent -les auteurs, soit en vertu de coutume, soit par titres particuliers, -de vendre le vin du crû de leurs seigneuries pendant un certain temps -(en général, un mois ou quarante jours) avant tous autres. Parmi les -grandes coutumes, il n'y a que celles de Tours, d'Anjou, du Maine, de -la Marche, qui l'établissent et le règlent. Un arrêt de la cour des -aides du 28 août 1751 autorise, par exception, des cabaretiers à vendre -du vin durant le banvin, mais aux étrangers seulement; encore faut-il -que ce soit le vin du seigneur, provenant de son crû. Les coutumes qui -établissent et règlent ce droit de banvin exigent d'ordinaire qu'il -soit fondé sur titre. - -_Droit de blairie._ Droit qui appartient au seigneur haut justicier -pour la permission qu'il accorde aux habitants de faire pacager leurs -bestiaux sur les terres situées dans l'étendue de sa justice ou bien -sur les terres vaines et vagues. Ce droit n'existe pas en pays de -droit écrit, mais est fort connu en pays de droit coutumier. On le -trouve, sous différents noms, particulièrement dans le Bourbonnais, -le Nivernais, l'Auvergne et la Bourgogne. Ce droit suppose que la -propriété de tout le sol était originairement au seigneur, de telle -sorte qu'après en avoir distribué les meilleures parties en fiefs, en -censives, et en autres concessions de terres, moyennant redevances, -il en est resté encore qui ne servent qu'au pacage vague et dont il -concède l'usage temporaire. La blairie est établie dans plusieurs -coutumes; mais il n'y a que le seigneur haut justicier qui puisse y -prétendre, et il faut l'appuyer sur un titre particulier, ou tout au -moins sur d'anciens aveux, soutenus d'une longue possession. - -_Des péages._ Il existait dans l'origine un nombre prodigieux de péages -seigneuriaux sur les ponts, rivières, chemins, disent les auteurs. -Louis XIV en détruisit un grand nombre. En 1724, une commission nommée -pour examiner tous les titres de péages en supprima douze cents, et -on en supprime encore tous les jours (1765). Le premier principe, -dit Renauldon, en cette matière, est que le péage, étant un impôt, -doit non-seulement être fondé sur titre, mais sur titre émanant du -souverain. Le péage est intitulé: _De par le Roi._ Une des conditions -des péages est d'y joindre un tarif de tous les droits que chaque -marchandise doit payer. Ce tarif a toujours besoin d'être approuvé par -un arrêt du conseil. Le titre de concession, dit l'auteur, doit être -suivi d'une possession non interrompue. Malgré ces précautions prises -par le législateur, la valeur de quelques péages s'est très-augmentée -dans les temps modernes. Je connais un péage, ajoute-t-il, qui n'était -affermé que 100 livres il y a un siècle, et qui en rapporte aujourd'hui -1,400; un autre, affermé 39,000 livres, en rapporte 90,000. Les -principales ordonnances ou principaux édits qui ont réglé le droit des -péages sont le Titre 29 de l'ordonnance de 1669, et les édits de 1683, -1693, 1724, 1775. - -Les auteurs que je cite, quoique en général assez favorables aux -droits féodaux, reconnaissent qu'il se commet de grands abus dans la -perception des péages. - -_Bacs._ Le droit de bac diffère sensiblement du droit de péage. -Celui-ci ne se prélève que sur les marchandises, celui-là sur les -personnes, les animaux, les voitures. Ce droit, pour être exercé, a -aussi besoin d'être autorisé par le roi, et les droits qu'on prélève -doivent être fixés dans l'arrêt du conseil qui le fonde ou l'autorise. - -_Le droit de leyde_ (on lui donne plusieurs autres noms suivant les -lieux) est une imposition qui se prélève sur les marchandises qu'on -apporte aux foires ou marchés. Quantité de seigneurs regardent ce -droit comme attaché à la haute justice et purement seigneurial, disent -les feudistes que nous citons, mais à tort; car c'est un impôt qui -doit être autorisé par le roi. En tout cas, ce droit n'appartient -qu'au seigneur haut justicier, lequel perçoit les amendes de police -auxquelles le droit donne lieu. Il paraît cependant que, bien que, -suivant la théorie, le droit de leyde ne pût émaner que du roi, en fait -il était très-souvent fondé seulement sur le titre féodal et la longue -jouissance. - -Il est certain que les foires ne pouvaient être établies que par -autorisation royale. - -Les seigneurs, pour avoir droit de régler de quels poids et de quelles -mesures leurs vassaux devaient se servir dans les foires et marchés de -la seigneurie, n'ont point besoin de titre précis ni de concession de -la part du roi. Il suffit que ce droit soit fondé sur la coutume et une -possession constante. Tous les rois qui ont successivement eu envie -de ramener l'uniformité dans les poids et mesures ont échoué, disent -les auteurs. Les choses en sont restées où elles étaient lors de la -rédaction des coutumes. - -_Chemins._ Droits exercés par les seigneurs sur les chemins. - -Les grands chemins, ce qu'on appelait les chemins du roi, -n'appartiennent en effet qu'aux souverains; leur création, leur -entretien, les délits qui s'y commettent, sont hors la compétence des -seigneurs ou de leurs juges. Quant aux chemins particuliers qui se -rencontrent dans l'étendue d'une seigneurie, ils appartiennent sans -contredit aux seigneurs hauts justiciers. Ceux-ci ont sur eux tous les -droits de voirie et de police, et leurs juges connaissent de tous les -délits qui s'y commettent, hors les cas royaux. Autrefois les seigneurs -étaient chargés de l'entretien des grands chemins qui traversaient -leur seigneurie, et, pour les couvrir des frais à faire pour cette -réparation, on leur avait accordé sur ces chemins des droits de péage, -bornage, traverse; mais, depuis, le roi a repris la direction générale -des grands chemins. - -_Eaux._ Toutes les rivières _navigables_ et _flottables_ appartiennent -au roi, quoiqu'elles traversent les terres des seigneurs, nonobstant -tout titre contraire. (Ordonn. de 1669.) Si les seigneurs perçoivent -quelques droits sur ces rivières, ce sont des droits de pêche, moulins, -bacs, pontonnages, etc., en vertu de concessions qui doivent leur avoir -été faites par le roi. Il y a des seigneurs qui s'arrogent encore sur -ces rivières des droits de justice et de police, mais c'est par suite -d'une usurpation manifeste ou de concessions extorquées. - -Les petites rivières appartiennent sans contredit aux seigneurs sur les -terres desquels elles passent. Ils y ont les mêmes droits de propriété, -de justice et de police, que le roi sur les rivières navigables. Tous -les seigneurs hauts justiciers sont seigneurs universels des rivières -non navigables qui coulent dans leur territoire. Pour en avoir la -propriété ils n'ont besoin d'autre titre que de celui que donne la -haute justice. Quelques coutumes, telles que la coutume du Berry, -autorisent les particuliers à élever, sans la permission du seigneur, -un moulin sur une rivière seigneuriale qui passe sur leur héritage. La -coutume de Bretagne n'accordait ce droit qu'aux particuliers nobles. -Dans le droit général, il est certain que le seigneur haut justicier a -seul le droit de permettre de construire un moulin dans l'étendue de -sa justice. On ne peut faire de traverses sur la rivière seigneuriale, -pour défendre son héritage, sans la permission des juges du seigneur. - -_Des fontaines, puits, routoirs, étangs._ Les eaux pluviales qui -coulent dans les grands chemins appartiennent aux seigneurs hauts -justiciers; ceux-ci peuvent en disposer exclusivement. Le seigneur haut -justicier peut faire construire un étang dans l'étendue de sa justice, -même dans les héritages des justiciables, en payant à ceux-ci le prix -de leurs héritages submergés. C'est la disposition précise de plusieurs -coutumes, entre autres celles de Troyes et de Nivernais. Quant aux -particuliers, ils ne peuvent en faire que sur leur propre fonds; encore -plusieurs coutumes obligent-elles, dans ce cas, le propriétaire à -demander la permission du seigneur. Les coutumes qui obligent à prendre -l'agrément des seigneurs exigent que, quand ils le donnent, ce soit -gratuitement. - -_La pêche._ La pêche, dans les rivières navigables ou flottables, -n'appartient qu'au roi; lui seul peut en faire concession. Ses juges -ont seuls le droit de juger les délits de pêche. Il y a cependant -bien des seigneurs qui ont droit de pêcher dans les rivières de cette -espèce; mais ils le tiennent de la concession du roi ou l'ont usurpé. -Quant aux rivières non navigables, il n'est pas permis d'y pêcher, -même à la ligne, sans la permission du seigneur haut justicier dans -les limites duquel elles coulent. Un arrêt du 30 avril 1749 condamne -un pêcheur dans ce cas. Du reste, les seigneurs eux-mêmes, en pêchant, -doivent se soumettre aux règlements généraux sur la pêche. Le seigneur -haut justicier peut donner le droit de pêcher dans sa rivière à fief ou -à cens. - -_La chasse._ La chasse ne peut être affermée comme la pêche. C'est -un droit personnel. On tient que c'est un droit royal, dont les -gentilshommes eux-mêmes n'usent dans l'intérieur de leur justice ou sur -leur fief que par la permission du roi. Cette doctrine est celle de -l'Ordonn. de 1669, titre 30. Les juges du seigneur sont compétents pour -tous délits de chasse, à l'exception de la chasse aux bêtes _rousses_ -(ce sont, je crois, les grosses bêtes: cerfs, biches), qui est un cas -royal. - -Le droit de chasse est le plus interdit de tous aux roturiers; le -franc-alleu roturier même ne le donne pas. Le roi ne l'accorde pas -dans ses plaisirs. Un seigneur ne peut pas même permettre de chasser, -tant le principe est étroit. Telle est la rigueur du droit. Mais tous -les jours on voit des seigneurs donner des permissions de chasser -non-seulement à des gentilshommes, mais à des roturiers. Le seigneur -haut justicier peut chasser dans toute l'étendue de sa justice, mais -seul. Il a droit de faire, dans cette étendue, tous les règlements, -défenses et prohibitions sur le fait de chasse. Tous les seigneurs de -fief, quoiqu'ils n'aient pas de justice, peuvent chasser dans l'étendue -de leur fief. Les gentilshommes qui n'ont ni fiefs ni justice peuvent -aussi chasser sur les terres qui leur appartiennent aux environs de -leurs maisons. On a jugé qu'un roturier qui a parc dans une haute -justice doit le tenir ouvert pour les plaisirs du seigneur; mais -l'arrêt est très-ancien: il est de 1668. - -_Garennes._ On ne peut maintenant en établir sans titre. Il est -permis aux roturiers comme aux nobles d'ouvrir des garennes, mais les -gentilshommes seuls peuvent avoir des furets. - -_Colombiers._ Certaines coutumes attribuent le droit de colombiers à -pied aux seuls seigneurs justiciers; d'autres l'accordent à tous les -possesseurs de fief. En Dauphiné, en Bretagne, en Normandie, il est -prohibé à tout roturier d'avoir des colombiers, fuies et volière; -il n'y a que les nobles qui puissent avoir des pigeons. Les peines -prononcées contre ceux qui tuent les pigeons sont très-sévères; il y -échoit souvent des peines afflictives. - -Tels sont, d'après les auteurs cités, les principaux droits féodaux -encore perçus dans la seconde moitié du dix-huitième siècle. Ils -ajoutent: «Les droits dont il a été question jusqu'à présent sont ceux -généralement établis. Il y en a encore une quantité d'autres, moins -connus et moins étendus, qui n'ont lieu que dans quelques coutumes ou -même dans quelques seigneuries, en vertu de titres particuliers.» Ces -droits rares ou restreints, dont parlent ici les auteurs, et qu'ils -nomment, s'élèvent au nombre quatre-vingt-dix-neuf, dont la plupart -pèsent directement sur l'agriculture, en donnant aux seigneurs certains -droits aux récoltes, ou en établissant des péages sur la vente des -denrées, ainsi que sur leur transport. Les auteurs disent que plusieurs -de ces droits étaient hors d'usage de leur temps; je pense pourtant -qu'un grand nombre devaient encore être perçus dans quelques lieux en -1789. - -Après avoir étudié, dans les feudistes du dix-huitième siècle, quels -étaient les principaux droits féodaux encore exercés, j'ai voulu savoir -quelle était aux yeux des contemporains leur importance, du moins au -point de vue du revenu de celui qui les percevait et de ceux qui les -acquittaient. - -L'un des auteurs dont je viens de parler, Renauldon, nous l'apprend, -en nous faisant connaître les règles que les gens de loi doivent suivre -pour évaluer dans les inventaires les différents droits féodaux qui -existaient encore en 1765, c'est-à-dire vingt-quatre ans avant la -Révolution. Suivant ce légiste, voici les règles qu'on doit suivre en -cette matière. - -_Droits de justice._ «Quelques-unes de nos coutumes,» dit-il, «portent -l'estimation de la justice haute, basse et moyenne, au dixième du -revenu de la terre. La justice seigneuriale avait alors une grande -importance; Edme de Freminville pense que, de nos jours, la justice -ne doit être portée qu'au vingtième des revenus de la terre; je crois -cette évaluation encore trop forte.» - -_Droits honorifiques._ Quelque inestimables que soient ces droits, -assure notre auteur, homme fort positif et auquel les apparences en -imposent peu, il est cependant de la prudence des experts de les fixer -à un prix fort modique. - -_Corvées seigneuriales._ L'auteur donne des règles pour l'estimation -de ces corvées, ce qui prouve que ce droit se rencontrait encore -quelquefois; il évalue la journée de bœuf à 20 sous, et celle de -manœuvre à 5 sous, plus la nourriture. Ceci indique assez bien le prix -des salaires en 1765. - -_Péages._ A l'occasion de l'évaluation de ces péages l'auteur dit: «Il -n'y a pas de droits seigneuriaux qui doivent être estimés à plus bas -prix que les péages; ils sont très-casuels; l'entretien des routes et -des ponts les plus utiles au commerce étant maintenant à la charge du -roi et des provinces, quantité de péages sont aujourd'hui inutiles, et -on en supprime tous les jours.» - -_Droit de pêche et de chasse._ Le droit de pêche peut être affermé et -peut donner lieu à expertise; le droit de chasse est purement personnel -et ne peut s'affermer; il est donc au rang des droits honorifiques, -mais non des droits utiles, et les experts ne peuvent le comprendre -dans leur estimation. - -L'auteur parle ensuite particulièrement des droits de banalité, de -banvin, de leyde, de blairie, ce qui fait voir que ces droits étaient -les plus fréquemment exercés et ceux qui conservaient encore le plus -d'importance, et il ajoute: «Il y a une quantité d'autres droits -seigneuriaux, lesquels se rencontrent encore de temps en temps, qu'il -serait trop long et même impossible de rapporter ici; mais, dans les -exemples que nous venons de donner, les experts intelligents trouveront -des règles pour ventiler les droits dont nous ne parlons pas.» - -_Estimation du cens._ La plupart des coutumes veulent que le cens -soit estimé au denier 30. Ce qui porte si haut l'évaluation du cens, -c'est que ce droit représente, outre le cens lui-même, des casualités -productives, telles que les lods et ventes. - -_Dîmes inféodées, terrage._ Les dîmes inféodées ne peuvent s'estimer -à moins qu'au denier 25, cette espèce de bien n'ayant ni soin, ni -culture, ni dépense. Quand le terrage ou le champart emporte lods et -ventes, c'est-à-dire quand le champ soumis à ces droits ne peut être -vendu sans payer un droit de mutation au seigneur qui a la directe, -cette casualité doit faire porter l'évaluation au denier 30; sinon il -faut les évaluer comme la dîme. - -_Les rentes foncières_ qui ne produisent aucuns lods et ventes, ni -droit de retenu (c'est-à-dire qui ne sont pas rente seigneuriale), -doivent être estimées au denier 20. - - - Estimation des différents héritages existants en France avant la - Révolution. - -Nous ne connaissons en France, dit l'auteur, que trois conditions de -biens: - -1º _Le franc-alleu_. C'est un héritage libre, exempt de toutes charges, -et qui n'est sujet à aucuns devoirs ou droits seigneuriaux, utiles ou -honorifiques. - -Il y a des francs-alleux nobles et des francs-alleux roturiers. Le -franc-alleu noble a la justice, ou des fiefs mouvant de lui, ou des -censives; il suit les lois du droit féodal quant au partage. Le -franc-alleu roturier n'a ni justice, ni fief, ni censive, et se partage -roturièrement. L'auteur ne reconnaît comme ayant la propriété complète -du sol que les propriétaires de francs-alleux. - -_Estimation de l'héritage en franc-alleu._ Celui qui doit être porté -le plus haut. Les coutumes d'Auvergne et de Bourgogne en portent -l'estimation au denier 40. L'auteur pense qu'au denier 30 l'évaluation -serait exacte. - -Il faut remarquer que les francs-alleux roturiers placés dans les -limites d'une justice seigneuriale relevaient de cette justice. Ce -n'était pas ici une sujétion vis-à-vis du seigneur, mais une soumission -à une juridiction qui tenait la place de celle des tribunaux de l'État. - -2º La seconde condition des biens est celle des héritages _tenus à -fief_. - -3º La troisième se compose des _biens tenus à cens_, ou, dans le -langage du droit, des rotures. - -_Estimation d'un héritage tenu à fief._ L'évaluation doit être moindre -suivant que les charges féodales qui pèsent sur lui sont plus grandes. - -1º Dans les pays de droit écrit et dans plusieurs coutumes, les fiefs -ne devaient que _la bouche et les mains_, c'est-à-dire l'hommage. - -2º Dans d'autres coutumes, les fiefs, outre la bouche et les mains, -sont ce qu'on nomme _de danger_, comme en Bourgogne, et sont soumis à -la _commise_, ou confiscation féodale, dans le cas où le propriétaire -en prend possession sans avoir prêté foi et hommage. - -3º D'autres coutumes, comme celle de Paris et quantité d'autres, -assujettissent le fief, outre la foi et l'hommage, au rachat, au quint -et requint. - -4º Par d'autres enfin, comme celle de Poitou et quelques autres, ils -sont assujettis au droit de chambellage et cheval de service, etc. - -L'héritage de la première catégorie doit être estimé plus haut que les -autres. - -La coutume de Paris porte l'estimation au denier 20, ce qui paraît, dit -l'auteur, assez proportionné. - -_Estimation des héritages en roture et en censive._ Pour arriver à -cette estimation, il convient de les diviser en trois classes. - -1º Ces héritages sont tenus en simple cens. - -2º Outre le cens, ils peuvent être assujettis à d'autres genres de -servitude. - -3º Ils peuvent être tenus en mainmorte, à taille réelle, en bordelage. - -De ces trois formes de la propriété roturière indiquées ici, la -première et la seconde étaient très-ordinaires au dix-huitième siècle; -la troisième était rare. Les évaluations qu'on en fera, dit l'auteur, -seront plus faibles à mesure qu'on arrivera à la seconde, et surtout -à la troisième classe. Les possesseurs des héritages de la troisième -classe ne sont même pas, à vrai dire, des propriétaires, puisqu'ils ne -peuvent aliéner sans la permission du seigneur. - -_Le terrier._ Voici les règles qu'indiquent les feudistes cités plus -haut quant à la manière dont on rédigeait ou renouvelait les registres -seigneuriaux nommés _terriers_, dont j'ai parlé dans plusieurs -endroits du texte. Le terrier était, comme on sait, un seul et même -registre où étaient rappelés tous les titres constatant les droits -qui appartenaient à la seigneurie, tant en propriétés qu'en droits -honorifiques, réels, personnels ou mixtes. On y insérait toutes les -déclarations des censitaires, les usages de la seigneurie, les baux à -cens, etc. Dans la coutume de Paris, disent nos auteurs, les seigneurs -pouvaient renouveler leurs terriers tous les trente ans aux dépens des -censitaires. Ils ajoutent: «On est néanmoins fort heureux quand on en -trouve un par chaque siècle.» On ne peut renouveler son terrier (ce -qui était une opération gênante pour tous ceux qui relevaient de la -seigneurie) sans obtenir, soit de la grande chancellerie s'il s'agit de -seigneuries situées dans le ressort de différents parlements, soit du -parlement dans le cas contraire, une autorisation qui se nomme _lettres -à terrier_. Le notaire est désigné par la justice. C'est devant ce -notaire que tous les vassaux, nobles et roturiers, censitaires, -emphytéotes et justiciables de la seigneurie, doivent se présenter. Un -plan de la seigneurie doit être joint au terrier. - -Indépendamment du terrier, on trouvait dans la seigneurie d'autres -registres appelés _lièves_, sur lesquels les seigneurs ou leurs -fermiers mettaient les sommes qu'ils avaient reçues des censitaires, -avec leurs noms, la date de leur reconnaissance. - - -FIN DES NOTES. - - - - -TABLE. - - - Pages. - - AVANT-PROPOS 5 - - - LIVRE PREMIER. - - CHAPITRE PREMIER. - - Jugements contradictoires qui sont portés sur la Révolution à sa - naissance. 23 - - CHAPITRE II. - - Que l'objet fondamental et final de la Révolution n'était pas, - comme on l'a cru, de détruire le pouvoir religieux et d'énerver - le pouvoir politique. 31 - - CHAPITRE III. - - Comment la Révolution française a été une révolution politique - qui a procédé à la manière des révolutions religieuses, et - pourquoi. 39 - - CHAPITRE IV. - - Comment presque toute l'Europe avait eu précisément les mêmes - institutions, et comment ces institutions tombaient en ruine - partout. 45 - - CHAPITRE V. - - Quelle a été l'œuvre propre de la Révolution française. 53 - - - LIVRE II. - - CHAPITRE PREMIER. - - Pourquoi les droits féodaux étaient devenus plus odieux au peuple - en France que partout ailleurs. 57 - - CHAPITRE II. - - Que la centralisation administrative est une institution de - l'ancien régime, et non pas l'œuvre de la Révolution ni de - l'Empire, comme on le dit. 73 - - - CHAPITRE III. - - Comment ce qu'on appelle aujourd'hui la tutelle administrative - est une institution de l'ancien régime. 87 - - CHAPITRE IV. - - Que la justice administrative et la garantie des fonctionnaires - sont des institutions de l'ancien régime. 103 - - CHAPITRE V. - - Comment la centralisation avait pu s'introduire ainsi au milieu - des anciens pouvoirs et les supplanter sans les détruire. 111 - - CHAPITRE VI. - - Des mœurs administratives sous l'ancien régime. 117 - - CHAPITRE VII. - - Comment la France était déjà, de tous les pays de l'Europe, - celui où la capitale avait acquis le plus de prépondérance sur - les provinces et absorbait le mieux tout l'empire. 133 - - CHAPITRE VIII. - - Que la France était le pays où les hommes étaient devenus le - plus semblables entre eux. 140 - - CHAPITRE IX. - - Comment ces hommes si semblables étaient plus séparés qu'ils ne - l'avaient jamais été en petits groupes étrangers et indifférents - les uns aux autres. 149 - - CHAPITRE X. - - Comment la destruction de la liberté politique et la séparation - des classes ont causé presque toutes les maladies dont l'ancien - régime est mort. 173 - - CHAPITRE XI. - - De l'espèce de liberté qui se rencontrait sous l'ancien régime - et de son influence sur la Révolution. 189 - - CHAPITRE XII. - - Comment, malgré les progrès de la civilisation, la condition du - paysan français était quelquefois pire au dix-huitième siècle - qu'elle ne l'avait été au treizième. 206 - - - LIVRE III. - - CHAPITRE PREMIER. - - Comment, vers le milieu du dix-huitième siècle, les hommes de - lettres devinrent les principaux hommes politiques du pays, et - des effets qui en résultèrent. 233 - - CHAPITRE II. - - Comment l'irréligion avait pu devenir une passion générale et - dominante chez les Français du dix-huitième siècle, et quelle - sorte d'influence cela eut sur le caractère de la Révolution. 249 - - CHAPITRE III. - - Comment les Français ont voulu des réformes avant de vouloir des - libertés. 263 - - CHAPITRE IV. - - Que le règne de Louis XVI a été l'époque la plus prospère de - l'ancienne monarchie, et comment cette prospérité même hâta la - Révolution. 281 - - CHAPITRE V. - - Comment on souleva le peuple en voulant le soulager. 297 - - CHAPITRE VI. - - De quelques pratiques à l'aide desquelles le gouvernement acheva - l'éducation révolutionnaire du peuple. 309 - - CHAPITRE VII. - - Comment une grande révolution administrative avait précédé la - révolution politique, et des conséquences que cela eut. 317 - - CHAPITRE VIII. - - Comment la Révolution est sortie d'elle-même de ce qui précède. 333 - - - APPENDICE. - - Des pays d'états, et en particulier du Languedoc. 347 - - NOTES. 365 - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of L'ancien régime et la révolution, by -Alexis de Tocqueville - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ANCIEN RÉGIME ET LA RÉVOLUTION *** - -***** This file should be named 54339-0.txt or 54339-0.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/4/3/3/54339/ - -Produced by Clarity, Christian Boissonnas and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/American Libraries.) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms of -the Project Gutenberg License included with this eBook or online at -www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: L'ancien régime et la révolution - -Author: Alexis de Tocqueville - -Release Date: March 10, 2017 [EBook #54339] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ANCIEN RÉGIME ET LA RÉVOLUTION *** - - - - -Produced by Clarity, Christian Boissonnas and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/American Libraries.) - - - - - - -</pre> - - -<div class="transnote"> - <ul> - <li>Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été - corrigées. L'orthographe et la ponctuation d'origine ont été - conservées et n'ont pas été harmonisées.</li> - <li>Le numérotage des lignes dans les notes qui commencent à la page - 365 n'a pas été retenu.</li> - <li>Page 403: Le numéro 6º manque. Le numérotage n'a pas été changé.</li> - <li>La Table des Matières se trouve <a href="#TABLE">ici</a>.</li> - </ul> -</div> - - -<p class="ac noindent p4"> -L'ANCIEN RÉGIME<br /> -<br /> - -<span class="x-smaller">ET</span><br /> -<br /> - -<span class="x-larger">LA RÉVOLUTION</span> -</p> - - -<p class="p6 ac noindent smaller"> -PARIS.—TYPOGRAPHIE DE FIRMIN DIDOT FRÈRES, FILS ET C<sup>e</sup>, -RUE JACOB, 56. -</p> - -<hr class="chap" /> - - -<h1> -L'ANCIEN RÉGIME<br /> -<br /> -<span class="smaller">ET</span><br /> -<br /> -<span class="larger">LA RÉVOLUTION</span><br /> -</h1> - -<p class="ac noindent"><span class="x-smaller">PAR</span><br /> -<br /> -ALEXIS DE TOCQUEVILLE<br /> -<br /> -<span class="x-smaller">DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE</span></p> - -<p class="ac noindent p4">DEUXIÈME ÉDITION</p> - -<div class="figcenter"><a name="logo.jpg" id="logo.jpg"></a> - <img src="images/logo.jpg" width="100" height="54" - alt="Logo" /> -</div> - -<p class="p4 noindent ac"><span class="larger">PARIS</span><br /> -<br /> -MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS<br /> -<br /> -<span class="smaller">RUE VIVIENNE, 2 BIS</span><br /> -<br /> -1856<br /> -<br /> -<span class="x-smaller">Droits de reproduction et de traduction réservés.</span> -</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_5" id="Page_5">[Pg 5]</a></span></p> - - - -<div class="chapter"> - <h2><a name="AVANT-PROPOS" id="AVANT-PROPOS"></a>AVANT-PROPOS.</h2> -</div> - -<p>Le livre que je publie en ce moment n'est -point une histoire de la Révolution, histoire qui -a été faite avec trop d'éclat pour que je songe à -la refaire; c'est une étude sur cette Révolution.</p> - -<p>Les Français ont fait en 1789 le plus grand effort -auquel se soit jamais livré aucun peuple, afin -de couper pour ainsi dire en deux leur destinée, -et de séparer par un abîme ce qu'ils avaient été -jusque-là de ce qu'ils voulaient être désormais. -Dans ce but, ils ont pris toutes sortes de précautions -pour ne rien emporter du passé dans -leur condition nouvelle; ils se sont imposé toutes -sortes de contraintes pour se façonner autrement -que leurs pères; ils n'ont rien oublié enfin -pour se rendre méconnaissables.</p> - -<p>J'avais toujours pensé qu'ils avaient beaucoup -moins réussi dans cette singulière entreprise -<span class="pagenum"><a name="Page_6" id="Page_6">[Pg 6]</a></span> -qu'on ne l'avait cru au dehors et qu'ils ne l'avaient -cru d'abord eux-mêmes. J'étais convaincu -qu'à leur insu ils avaient retenu de l'ancien régime -la plupart des sentiments, des habitudes, -des idées même à l'aide desquelles ils avaient conduit -la Révolution qui le détruisit, et que, sans -le vouloir, ils s'étaient servis de ses débris pour -construire l'édifice de la société nouvelle; de -telle sorte que, pour bien comprendre et la Révolution -et son œuvre, il fallait oublier un moment -la France que nous voyons, et aller interroger -dans son tombeau la France qui n'est plus. C'est -ce que j'ai cherché à faire ici; mais j'ai eu plus -de peine à y réussir que je n'aurais pu le croire.</p> - -<p>Les premiers siècles de la monarchie, le moyen -âge, la renaissance ont donné lieu à d'immenses -travaux et ont été l'objet de recherches très-approfondies -qui nous ont fait connaître non pas -seulement les faits qui se sont passés alors, mais -les lois, les usages, l'esprit du gouvernement et -de la nation à ces différentes époques. Personne -jusqu'à présent ne s'est encore donné la peine -de considérer le dix-huitième siècle de cette manière -et de si près. Nous croyons très-bien connaître -la société française de ce temps-là, parce -<span class="pagenum"><a name="Page_7" id="Page_7">[Pg 7]</a></span> -que nous voyons clairement ce qui brillait à sa -surface, que nous possédons jusque dans les détails -l'histoire des personnages les plus célèbres -qui y ont vécu, et que des critiques ingénieuses -ou éloquentes ont achevé de nous rendre familières -les œuvres des grands écrivains qui l'ont -illustrée. Mais, quant à la manière dont se conduisaient -les affaires, à la pratique vraie des institutions, -à la position exacte des classes vis-à-vis -les unes des autres, à la condition et aux sentiments -de celles qui ne se faisaient encore ni entendre, -ni voir, au fond même des opinions et -des mœurs, nous n'en avons que des idées confuses -et souvent fautives.</p> - -<p>J'ai entrepris de pénétrer jusqu'au cœur de cet -ancien régime, si près de nous par le nombre -des années, mais que la Révolution nous cache.</p> - -<p>Pour y parvenir, je n'ai pas seulement relu les -livres célèbres que le dix-huitième siècle a produits; -j'ai voulu étudier beaucoup d'ouvrages -moins connus et moins dignes de l'être, mais -qui, composés avec peu d'art, trahissent encore -mieux peut-être les vrais instincts du temps. Je -me suis appliqué à bien connaître tous les actes -publics où les Français ont pu, à l'approche de -<span class="pagenum"><a name="Page_8" id="Page_8">[Pg 8]</a></span> -la Révolution, montrer leurs opinions et leurs -goûts. Les procès-verbaux des assemblées d'états, -et plus tard des assemblées provinciales, m'ont -fourni sur ce point beaucoup de lumières. J'ai -fait surtout un grand usage des cahiers dressés -par les trois ordres, en 1789. Ces cahiers, dont -les originaux forment une longue suite de volumes -manuscrits, resteront comme le testament -de l'ancienne société française, l'expression suprême -de ses désirs, la manifestation authentique -de ses volontés dernières. C'est un document -unique dans l'histoire. Celui-là même ne m'a pas -suffi.</p> - -<p>Dans les pays où l'administration publique est -déjà puissante, il naît peu d'idées, de désirs, de -douleurs, il se rencontre peu d'intérêts et de -passions qui ne viennent tôt ou tard se montrer -à nu devant elle. En visitant ses archives on n'acquiert -pas seulement une notion très-exacte de -ses procédés, le pays tout entier s'y révèle. Un -étranger auquel on livrerait aujourd'hui toutes -les correspondances confidentielles qui remplissent -les cartons du ministère de l'intérieur et des -préfectures en saurait bientôt plus sur nous que -nous-mêmes. Au dix-huitième siècle, l'administration -<span class="pagenum"><a name="Page_9" id="Page_9">[Pg 9]</a></span> -publique était déjà, ainsi qu'on le verra -en lisant ce livre, très-centralisée, très-puissante, -prodigieusement active. On la voyait sans cesse -aider, empêcher, permettre. Elle avait beaucoup -à promettre, beaucoup à donner. Elle influait -déjà de mille manières, non-seulement sur la conduite -générale des affaires, mais sur le sort des -familles et sur la vie privée de chaque homme. -De plus, elle était sans publicité, ce qui faisait -qu'on ne craignait pas de venir exposer à ses -yeux jusqu'aux infirmités les plus secrètes. J'ai -passé un temps fort long à étudier ce qui nous -reste d'elle, soit à Paris, soit dans plusieurs provinces -<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a> -<a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>.</p> - -<div class="footnote"> -<p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a> -<a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> -Je me suis particulièrement servi des archives de quelques grandes -intendances, surtout de celles de Tours, qui sont très-complètes, et qui se -rapportent à une généralité très-vaste, placée au centre de la France, et -peuplée d'un million d'habitants. Je dois ici des remercîments au jeune -et habile archiviste qui en a le dépôt, M. Grandmaison. D'autres généralités, -entre autres celle de l'Ile-de-France, m'ont fait voir que les choses se -passaient de la même manière dans la plus grande partie du royaume.</p> -</div> - -<p>Là, comme je m'y attendais, j'ai trouvé l'ancien -régime tout vivant, ses idées, ses passions, ses -préjugés, ses pratiques. Chaque homme y parlait -librement sa langue et y laissait pénétrer ses -plus intimes pensées. J'ai achevé ainsi d'acquérir -<span class="pagenum"><a name="Page_10" id="Page_10">[Pg 10]</a></span> -sur l'ancienne société beaucoup de notions -que les contemporains ne possédaient pas; car -j'avais sous les yeux ce qui n'a jamais été livré à -leurs regards.</p> - -<p>A mesure que j'avançais dans cette étude, je -m'étonnais en revoyant à tous moments dans la -France de ce temps beaucoup des traits qui frappent -dans celle de nos jours. J'y retrouvais une -foule de sentiments que j'avais crus nés de la Révolution, -une foule d'idées que j'avais pensé jusque-là -ne venir que d'elle, mille habitudes qu'elle -passe pour nous avoir seule données; j'y rencontrais -partout les racines de la société actuelle profondément -implantées dans ce vieux sol. Plus je -me rapprochais de 1789, plus j'apercevais distinctement -l'esprit qui a fait la Révolution se former, -naître et grandir. Je voyais peu à peu se découvrir -à mes yeux toute la physionomie de cette -Révolution. Déjà elle annonçait son tempérament, -son génie; c'était elle-même. Là je trouvais -non-seulement la raison de ce qu'elle allait -faire dans son premier effort, mais plus encore -peut-être l'annonce de ce qu'elle devait fonder à -la longue; car la Révolution a eu deux phases -bien distinctes: la première pendant laquelle les -<span class="pagenum"><a name="Page_11" id="Page_11">[Pg 11]</a></span> -Français semblent vouloir tout abolir dans le -passé; la seconde où ils vont y reprendre une -partie de ce qu'ils y avaient laissé. Il y a un -grand nombre de lois et d'habitudes politiques -de l'ancien régime qui disparaissent ainsi tout à -coup en 1789 et qui se remontrent quelques années -après, comme certains fleuves s'enfoncent -dans la terre pour reparaître un peu plus loin, -faisant voir les mêmes eaux à de nouveaux rivages.</p> - -<p>L'objet propre de l'ouvrage que je livre au -public est de faire comprendre pourquoi cette -grande révolution, qui se préparait en même -temps sur presque tout le continent de l'Europe, -a éclaté chez nous plutôt qu'ailleurs, pourquoi -elle est sortie comme d'elle-même de la société -qu'elle allait détruire, et comment enfin l'ancienne -monarchie a pu tomber d'une façon si -complète et si soudaine.</p> - -<p>Dans ma pensée, l'œuvre que j'ai entreprise -ne doit pas en rester là. Mon intention est, si le -temps et les forces ne me manquent point, de -suivre, à travers les vicissitudes de cette longue -révolution, ces mêmes Français avec lesquels je -viens de vivre si familièrement sous l'ancien régime, -<span class="pagenum"><a name="Page_12" id="Page_12">[Pg 12]</a></span> -et que cet ancien régime avait formés, de -les voir se modifiant et se transformant suivant -les événements, sans changer pourtant de nature, -et reparaissant sans cesse devant nous avec une -physionomie un peu différente, mais toujours -reconnaissable.</p> - -<p>Je parcourrai d'abord avec eux cette première -époque de 89, où l'amour de l'égalité et -celui de la liberté partagent leur cœur; où ils -ne veulent pas seulement fonder des institutions -démocratiques, mais des institutions libres; non-seulement -détruire des priviléges, mais reconnaître -et consacrer des droits; temps de jeunesse, -d'enthousiasme, de fierté, de passions généreuses -et sincères, dont, malgré ses erreurs, les hommes -conserveront éternellement la mémoire, et qui, -pendant longtemps encore, troublera le sommeil -de tous ceux qui voudront les corrompre ou les -asservir.</p> - -<p>Tout en suivant rapidement le cours de cette -même Révolution, je tâcherai de montrer par -quels événements, quelles fautes, quels mécomptes -ces mêmes Français en sont arrivés à abandonner -leur première visée, et, oubliant la liberté, -n'ont plus voulu que devenir les serviteurs égaux -<span class="pagenum"><a name="Page_13" id="Page_13">[Pg 13]</a></span> -du maître du monde; comment un gouvernement -plus fort et beaucoup plus absolu que -celui que la Révolution avait renversé ressaisit -alors et concentre tous les pouvoirs, supprime -toutes ces libertés si chèrement payées, met à -leur place leurs vaines images; appelant souveraineté -du peuple les suffrages d'électeurs qui -ne peuvent ni s'éclairer, ni se concerter, ni -choisir; vote libre de l'impôt l'assentiment d'assemblées -muettes ou asservies; et, tout en enlevant -à la nation la faculté de se gouverner, les -principales garanties du droit, la liberté de penser, -de parler et d'écrire, c'est-à-dire ce qu'il y -avait eu de plus précieux et de plus noble dans -les conquêtes de 89, se pare encore de ce grand -nom.</p> - -<p>Je m'arrêterai au moment où la Révolution me -paraîtra avoir à peu près accompli son œuvre et -enfanté la société nouvelle. Je considérerai alors -cette société même; je tâcherai de discerner en -quoi elle ressemble à ce qui l'a précédée, en -quoi elle en diffère, ce que nous avons perdu -dans cet immense remuement de toutes choses, -ce que nous y avons gagné, et j'essayerai enfin -d'entrevoir notre avenir.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_14" id="Page_14">[Pg 14]</a></span></p> - -<p>Une partie de ce second ouvrage est ébauchée, -mais encore indigne d'être offerte au public. Me -sera-t-il donné de l'achever? Qui peut le dire? -La destinée des individus est encore bien plus -obscure que celle des peuples.</p> - -<p>J'espère avoir écrit le présent livre sans préjugé, -mais je ne prétends pas l'avoir écrit sans -passion. Il serait à peine permis à un Français de -n'en point ressentir quand il parle de son pays -et songe à son temps. J'avoue donc qu'en étudiant -notre ancienne société dans chacune de ses parties -je n'ai jamais perdu entièrement de vue la -nouvelle. Je n'ai pas seulement voulu voir à quel -mal le malade avait succombé, mais comment il -aurait pu ne pas mourir. J'ai fait comme ces médecins -qui, dans chaque organe éteint, essayent -de surprendre les lois de la vie. Mon but a été de -faire un tableau qui fût strictement exact, et qui -en même temps pût être instructif. Toutes les -fois donc que j'ai rencontré chez nos pères quelques-unes -de ces vertus mâles qui nous seraient -le plus nécessaires et que nous n'avons presque -plus, un véritable esprit d'indépendance, le goût -des grandes choses, la foi en nous-mêmes et dans -une cause, je les ai mises en relief, et de même, -<span class="pagenum"><a name="Page_15" id="Page_15">[Pg 15]</a></span> -lorsque j'ai rencontré dans les lois, dans les -idées, dans les mœurs de ce temps-là, la trace -de quelques-uns des vices qui, après avoir dévoré -l'ancienne société, nous travaillent encore, -j'ai pris soin d'appeler sur eux la lumière, afin -que, voyant bien le mal qu'ils nous ont fait, on -comprît mieux celui qu'ils pouvaient encore nous -faire.</p> - -<p>Pour atteindre ce but, je n'ai craint, je le confesse, -de blesser personne, ni individus, ni classes, -ni opinions, ni souvenirs, quelque respectables -qu'ils pussent être. Je l'ai souvent fait avec regret, -mais toujours sans remords. Que ceux auxquels -j'aurais pu ainsi déplaire me pardonnent en considération -du but désintéressé et honnête que je -poursuis.</p> - -<p>Plusieurs m'accuseront peut-être de montrer -dans ce livre un goût bien intempestif pour la -liberté, dont on m'assure que personne ne se -soucie plus guère en France.</p> - -<p>Je prierai seulement ceux qui m'adresseraient -ce reproche de vouloir bien considérer que ce -penchant est chez moi fort ancien. Il y a plus de -vingt ans que, parlant d'une autre société, j'écrivais -presque textuellement ce qu'on va lire.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_16" id="Page_16">[Pg 16]</a></span></p> - -<p>Au milieu des ténèbres de l'avenir on peut déjà -découvrir trois vérités très-claires. La première -est que tous les hommes de nos jours sont entraînés -par une force inconnue qu'on peut espérer -régler et ralentir, mais non vaincre, qui tantôt -les pousse doucement et tantôt les précipite vers -la destruction de l'aristocratie; la seconde, que, -parmi toutes les sociétés du monde, celles qui -auront toujours le plus de peine à échapper pendant -longtemps au gouvernement absolu seront -précisément ces sociétés où l'aristocratie n'est -plus et ne peut plus être; la troisième enfin, que -nulle part le despotisme ne doit produire des -effets plus pernicieux que dans ces sociétés-là; -car plus qu'aucune autre sorte de gouvernement -il y favorise le développement de tous les vices -auxquels ces sociétés sont spécialement sujettes, -et les pousse ainsi du côté même où, suivant une -inclinaison naturelle, elles penchaient déjà.</p> - -<p>Les hommes n'y étant plus rattachés les uns -aux autres par aucun lien de castes, de classes, -de corporations, de familles, n'y sont que trop -enclins à ne se préoccuper que de leurs intérêts -particuliers, toujours trop portés à n'envisager -qu'eux-mêmes et à se retirer dans un individualisme -<span class="pagenum"><a name="Page_17" id="Page_17">[Pg 17]</a></span> -étroit où toute vertu publique est étouffée. -Le despotisme, loin de lutter contre cette tendance, -la rend irrésistible, car il retire aux citoyens -toute passion commune, tout besoin -mutuel, toute nécessité de s'entendre, toute -occasion d'agir ensemble; il les mure, pour ainsi -dire, dans la vie privée. Ils tendaient déjà à se -mettre à part: il les isole; ils se refroidissaient -les uns pour les autres: il les glace.</p> - -<p>Dans ces sortes de sociétés, où rien n'est fixe, -chacun se sent aiguillonné sans cesse par la -crainte de descendre et l'ardeur de monter; et -comme l'argent, en même temps qu'il y est devenu -la principale marque qui classe et distingue -entre eux les hommes, y a acquis une -mobilité singulière, passant de mains en mains -sans cesse, transformant la condition des individus, -élevant ou abaissant les familles, il n'y -a presque personne qui ne soit obligé d'y faire -un effort désespéré et continu pour le conserver -ou pour l'acquérir. L'envie de s'enrichir à tout -prix, le goût des affaires, l'amour du gain, la -recherche du bien-être et des jouissances matérielles -y sont donc les passions les plus communes. -Elles s'y répandent aisément dans toutes -<span class="pagenum"><a name="Page_18" id="Page_18">[Pg 18]</a></span> -les classes, pénètrent jusqu'à celles mêmes qui -y avaient été jusque-là les plus étrangères, et -arriveraient bientôt à les énerver et à les dégrader -toutes à la fois, si rien ne venait les arrêter. -Or, il est de l'essence même du despotisme -de les favoriser et de les étendre. Ces passions -débilitantes lui viennent en aide; elles détournent -et occupent l'imagination des hommes loin -des affaires publiques, et les font trembler à la -seule idée des révolutions. Lui seul peut leur -fournir le secret et l'ombre qui mettent la cupidité -à l'aise et permettent de faire des profits -déshonnêtes en bravant le déshonneur. Sans lui -elles eussent été fortes; avec lui elles sont régnantes.</p> - -<p>La liberté seule, au contraire, peut combattre -efficacement dans ces sortes de sociétés les vices -qui leur sont naturels et les retenir sur la pente -où elles glissent. Il n'y a qu'elle en effet qui puisse -retirer les citoyens de l'isolement dans lequel -l'indépendance même de leur condition les fait -vivre, pour les contraindre à se rapprocher les -uns des autres, qui les réchauffe et les réunit -chaque jour par la nécessité de s'entendre, de -se persuader et de se complaire mutuellement -<span class="pagenum"><a name="Page_19" id="Page_19">[Pg 19]</a></span> -dans la pratique d'affaires communes. Seule elle -est capable de les arracher au culte de l'argent -et aux petits tracas journaliers de leurs affaires -particulières pour leur faire apercevoir et sentir à -tout moment la patrie au-dessus et à côté d'eux. -Seule elle substitue de temps à autre à l'amour -du bien-être des passions plus énergiques et plus -hautes, fournit à l'ambition des objets plus -grands que l'acquisition des richesses, et crée la -lumière qui permet de voir et de juger les vices -et les vertus des hommes.</p> - -<p>Les sociétés démocratiques qui ne sont pas -libres peuvent être riches, raffinées, ornées, -magnifiques même, puissantes par le poids de -leur masse homogène; on peut y rencontrer -des qualités privées, de bons pères de famille, -d'honnêtes commerçants et des propriétaires -très-estimables; on y verra même de bons chrétiens, -car la patrie de ceux-là n'est pas de ce -monde et la gloire de leur religion est de les -produire au milieu de la plus grande corruption -des mœurs et sous les plus mauvais gouvernements: -l'empire romain dans son extrême décadence -en était plein; mais ce qui ne se verra jamais, -j'ose le dire, dans des sociétés semblables, -<span class="pagenum"><a name="Page_20" id="Page_20">[Pg 20]</a></span> -ce sont de grands citoyens, et surtout un grand -peuple, et je ne crains pas d'affirmer que le niveau -commun des cœurs et des esprits ne cessera -jamais de s'y abaisser tant que l'égalité et le despotisme -y seront joints.</p> - -<p>Voilà ce que je pensais et ce que je disais il -y a vingt ans. J'avoue que, depuis, il ne s'est -rien passé dans le monde qui m'ait porté à -penser et à dire autrement. Ayant montré la -bonne opinion que j'avais de la liberté dans un -temps où celle-ci était en faveur, on ne trouvera -pas mauvais que j'y persiste quand on la délaisse.</p> - -<p>Qu'on veuille bien d'ailleurs considérer qu'en -ceci même je suis moins différent de la plupart -de mes contradicteurs qu'ils ne le supposent -peut-être eux-mêmes. Quel est l'homme qui, de -nature, aurait l'âme assez basse pour préférer -dépendre des caprices d'un de ses semblables -plutôt que d'obéir aux lois qu'il a contribué à -établir lui-même, si sa nation lui paraissait avoir -les vertus nécessaires pour faire un bon usage de -la liberté? Je pense qu'il n'y en a point. Les despotes -eux-mêmes ne nient pas que la liberté ne -soit excellente; seulement ils ne la veulent que -<span class="pagenum"><a name="Page_21" id="Page_21">[Pg 21]</a></span> -pour eux-mêmes, et ils soutiennent que tous les -autres en sont tout à fait indignes. Ainsi, ce n'est -pas sur l'opinion qu'on doit avoir de la liberté -qu'on diffère, mais sur l'estime plus ou moins -grande qu'on fait des hommes; et c'est ainsi -qu'on peut dire d'une façon rigoureuse que le -goût qu'on montre pour le gouvernement absolu -est dans le rapport exact du mépris qu'on professe -pour son pays. Je demande qu'on me -permette d'attendre encore un peu avant de me -convertir à ce sentiment-là.</p> - -<p>Je puis dire, je crois, sans trop me vanter, que -le livre que je publie en ce moment est le produit -d'un très-grand travail. Il y a tel chapitre assez -court qui m'a coûté plus d'un an de recherches. -J'aurais pu surcharger le bas de mes pages de -notes; j'ai mieux aimé n'insérer ces dernières -qu'en petit nombre et les placer à la fin du volume, -avec un renvoi aux pages du texte auquel -elles se rapportent. On trouvera là des exemples -et des preuves. Je pourrais en fournir bien d'autres, -si ce livre paraissait à quelqu'un valoir la -peine de les demander.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p class="ac noindent"> -L'ANCIEN RÉGIME<br /> -<br /> - -<span class="x-smaller">ET</span><br /> -<br /> - -<span class="x-larger">LA RÉVOLUTION</span> -</p> - -<hr class="chap" /> - - -<div class="chapter"> - <h2><a name="LIVRE_PREMIER" - id="LIVRE_PREMIER"></a>LIVRE PREMIER.</h2> -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23">[Pg 23]</a></span></p> - - - <h3><a name="CHAPITRE_PREMIER_1" - id="CHAPITRE_PREMIER_1"></a>CHAPITRE PREMIER.</h3> - -<p class="chapsum2">Jugements contradictoires qui -sont portés sur la Révolution à sa naissance.</p> - - -<p>Il n'y a rien de plus propre à rappeler les philosophes -et les hommes d'État à la modestie que l'histoire -de notre Révolution; car il n'y eut jamais d'événements -plus grands, conduits de plus loin, mieux préparés et -moins prévus.</p> - -<p>Le grand Frédéric lui-même, malgré son génie, ne la -pressent pas. Il la touche sans la voir. Bien plus, il agit -par avance suivant son esprit; il est son précurseur et -déjà pour ainsi dire son agent; il ne la reconnaît point à -<span class="pagenum"><a name="Page_24" id="Page_24">[Pg 24]</a></span> -son approche; et, quand elle se montre enfin, les traits -nouveaux et extraordinaires qui vont caractériser sa -physionomie parmi la foule innombrable des révolutions -échappent d'abord aux regards.</p> - -<p>Au dehors elle est l'objet de la curiosité universelle; -partout elle fait naître dans l'esprit des peuples une -sorte de notion indistincte que des temps nouveaux se -préparent, de vagues espérances de changements et de -réformes; mais personne ne soupçonne encore ce qu'elle -doit être. Les princes et leurs ministres manquent même -de ce pressentiment confus qui émeut le peuple à sa -vue. Ils ne la considèrent d'abord que comme une de -ces maladies périodiques auxquelles la constitution de -tous les peuples est sujette, et qui n'ont d'autre effet -que d'ouvrir de nouveaux champs à la politique de leurs -voisins. Si par hasard ils disent la vérité sur elle, c'est -à leur insu. Les principaux souverains de l'Allemagne, -réunis à Pilnitz en 1791, proclament, il est vrai, que -le péril qui menace la royauté en France est commun -à tous les anciens pouvoirs de l'Europe, et que tous -sont menacés avec elle; mais, au fond, ils n'en croient -rien. Les documents secrets du temps font connaître -que ce n'étaient là à leurs yeux que d'habiles prétextes -dont ils masquaient leurs desseins ou les coloraient aux -yeux de la foule.</p> - -<p>Quant à eux, ils savent bien que la révolution française -<span class="pagenum"><a name="Page_25" id="Page_25">[Pg 25]</a></span> -est un accident local et passager dont il s'agit seulement -de tirer parti. Dans cette pensée, ils conçoivent -des desseins, font des préparatifs, contractent des alliances -secrètes; ils se disputent entre eux à la vue de -cette proie prochaine, se divisent, se rapprochent; il -n'y a presque rien à quoi ils ne se préparent, sinon à ce -qui va arriver.</p> - -<p>Les Anglais, auxquels le souvenir de leur propre histoire -et la longue pratique de la liberté politique donnent -plus de lumière et d'expérience, aperçoivent bien -comme à travers un voile épais l'image d'une grande -Révolution qui s'avance; mais ils ne peuvent distinguer -sa forme, et l'action qu'elle va exercer bientôt sur les -destinées du monde et sur la leur propre leur est cachée. -Arthur Young, qui parcourt la France au moment où la -Révolution va éclater, et qui considère cette révolution -comme imminente, en ignore si bien la portée qu'il se -demande si le résultat n'en sera point d'accroître les -priviléges. «Quant à la noblesse et au clergé, dit-il, si -cette révolution leur donnait encore plus de prépondérance, -je pense qu'elle ferait plus de mal que de bien.»</p> - -<p>Burke, dont l'esprit fut illuminé par la haine que -la Révolution dès sa naissance lui inspira, Burke lui-même -reste quelques moments incertain à sa vue. Ce -qu'il en augure d'abord, c'est que la France en sera -énervée et comme anéantie. «Il est à croire, dit-il, que -<span class="pagenum"><a name="Page_26" id="Page_26">[Pg 26]</a></span> -pour longtemps les facultés guerrières de la France -sont éteintes; il se pourrait même qu'elles le fussent -pour toujours, et que les hommes de la génération -qui va suivre puissent dire comme cet ancien: <i>Gallos -quoque in bellis floruisse audivimus</i>: Nous avons -entendu dire que les Gaulois eux-mêmes avaient jadis -brillé par les armes.»</p> - -<p>On ne juge pas mieux l'événement de près que de -loin. En France, la veille du jour où la Révolution va -éclater, on n'a encore aucune idée précise sur ce qu'elle -va faire. Parmi la foule des cahiers, je n'en trouve -que deux où se montre une certaine appréhension du -peuple. Ce qu'on redoute, c'est la prépondérance que -doit conserver le pouvoir royal, la cour, comme on -l'appelle encore. La faiblesse et la courte durée des -états généraux inquiètent. On a peur qu'on ne les violente. -La noblesse est particulièrement travaillée de -cette crainte. «Les troupes suisses, disent plusieurs de -ces cahiers, prêteront le serment de ne jamais porter -les armes contre les citoyens, même en cas d'émeute -ou de révolte.» Que les états généraux soient libres, -et tous les abus seront aisément détruits; la réforme à -faire est immense, mais elle est facile.</p> - -<p>Cependant la Révolution suit son cours: à mesure -que l'on voit apparaître la tête du monstre, que sa physionomie -singulière et terrible se découvre; qu'après -<span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">[Pg 27]</a></span> -avoir détruit les institutions politiques elle abolit les institutions -civiles, après les lois change les mœurs, les -usages et jusqu'à la langue; quand, après avoir ruiné la -fabrique du gouvernement, elle remue les fondements de -la société et semble enfin vouloir s'en prendre à Dieu lui-même; -lorsque bientôt cette même Révolution déborde -au dehors, avec des procédés inconnus jusqu'à elle, une -tactique nouvelle, des maximes meurtrières, des opinions -<i>armées</i>, comme disait Pitt, une puissance inouïe -qui abat les barrières des empires, brise les couronnes, -foule les peuples, et, chose étrange! les gagne en même -temps à sa cause; à mesure que toutes ces choses éclatent, -le point de vue change. Ce qui avait d'abord semblé, -aux princes de l'Europe et aux hommes d'État, un -accident ordinaire de la vie des peuples, paraît un fait si -nouveau, si contraire même à tout ce qui s'était passé -auparavant dans le monde, et cependant si général, si -monstrueux, si incompréhensible, qu'en l'apercevant -l'esprit humain demeure comme éperdu. Les uns pensent -que cette puissance inconnue, que rien ne semble -ni nourrir ni abattre, qu'on ne saurait arrêter, et qui -ne peut s'arrêter elle-même, va pousser les sociétés humaines -jusqu'à leur dissolution complète et finale. Plusieurs -la considèrent comme l'action visible du démon -sur la terre. «La révolution française a un caractère -satanique, dit M. de Maistre, dès 1797.» D'autres, au -<span class="pagenum"><a name="Page_28" id="Page_28">[Pg 28]</a></span> -contraire, découvrent en elle un dessein bienfaisant de -Dieu, qui veut renouveler non-seulement la face de la -France, mais celle du monde, et qui va créer en quelque -sorte une humanité nouvelle. On retrouve, chez plusieurs -des écrivains de ce temps-là, quelque chose de -cette épouvante religieuse qu'éprouvait Salvien à la vue -des barbares. Burke, reprenant sa pensée, s'écrie: «Privée -de son ancien gouvernement, ou plutôt de tout -gouvernement, il semblait que la France fût un objet -d'insulte et de pitié, plutôt que de devoir être le fléau -et la terreur du genre humain. Mais du tombeau de -cette monarchie assassinée est sorti un être informe, -immense, plus terrible qu'aucun de ceux qui ont accablé -et subjugué l'imagination des hommes. Cet être -hideux et étrange marche droit à son but, sans être -effrayé du péril ou arrêté par les remords; contempteur -de toutes les maximes reçues et de tous les moyens -ordinaires, il terrasse ceux qui ne peuvent même pas -comprendre comment il existe.»</p> - -<p>L'événement est-il en effet si extraordinaire qu'il a -paru jadis aux contemporains? aussi inouï, aussi profondément -perturbateur et rénovateur qu'ils le supposaient? -Quel fut le véritable sens, quel a été le véritable -caractère, quels sont les effets permanents de cette révolution -étrange et terrible? Qu'a-t-elle détruit précisément? -Qu'a-t-elle créé?</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">[Pg 29]</a></span></p> - -<p>Il semble que le moment de le rechercher et de le -dire est venu, et que nous soyons placés aujourd'hui à -ce point précis d'où l'on peut le mieux apercevoir et -juger ce grand objet. Assez loin de la Révolution pour -ne ressentir que faiblement les passions qui troublaient -la vue de ceux qui l'ont faite, nous en sommes assez proches -pour pouvoir entrer dans l'esprit qui l'a amenée -et pour le comprendre. Bientôt on aura peine à le faire, -car les grandes révolutions qui réussissent, faisant disparaître -les causes qui les avaient produites, deviennent -ainsi incompréhensibles par leurs succès mêmes.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_31" id="Page_31">[Pg 31]</a></span></p> - - - - -<div class="chapter"> - <h3><a name="CHAPITRE_II_1" id="CHAPITRE_II_1"></a>CHAPITRE II.</h3> -</div> - -<p class="chapsum2">Que l'objet fondamental et final de la -Révolution n'était pas, comme -on l'a cru, de détruire le pouvoir religieux et d'énerver le pouvoir -politique.</p> - - -<p>Une des premières démarches de la Révolution française -a été de s'attaquer à l'Église, et, parmi les passions -qui sont nées de cette Révolution, la première -allumée et la dernière éteinte a été la passion irréligieuse. -Alors même que l'enthousiasme de la liberté -s'était évanoui, après qu'on s'était réduit à acheter la -tranquillité au prix de la servitude, on restait révolté -contre l'autorité religieuse. Napoléon, qui avait pu vaincre -le génie libéral de la Révolution française, fit d'inutiles -efforts pour dompter son génie antichrétien, et, de -notre temps même, nous avons vu des hommes qui -croyaient racheter leur servilité envers les moindres -agents du pouvoir politique par leur insolence envers -Dieu, et qui, tandis qu'ils abandonnaient tout ce qu'il -y avait de plus libre, de plus noble et de plus fier dans -les doctrines de la Révolution, se flattaient encore de -rester fidèles à son esprit en restant indévots.</p> - -<p>Et pourtant il est facile aujourd'hui de se convaincre -<span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">[Pg 32]</a></span> -que la guerre aux religions n'était qu'un incident de -cette grande révolution, un trait saillant et pourtant fugitif -de sa physionomie, un produit passager des idées, -des passions, des faits particuliers qui l'ont précédée et -préparée, et non son génie propre.</p> - -<p>On considère avec raison la philosophie du dix-huitième -siècle comme une des causes principales de la Révolution, -et il est bien vrai que cette philosophie est -profondément irréligieuse. Mais il faut remarquer en -elle avec soin deux parts, qui sont tout à la fois distinctes -et séparables.</p> - -<p>Dans l'une se trouvent toutes les opinions nouvelles -ou rajeunies qui se rapportent à la condition des sociétés -et aux principes des lois civiles et politiques, tels, par -exemple, que l'égalité naturelle des hommes, l'abolition -de tous les priviléges de castes, de classes, de professions, -qui en est une conséquence, la souveraineté du -peuple, l'omnipotence du pouvoir social, l'uniformité des -règles... Toutes ces doctrines ne sont pas seulement les -causes de la révolution française, elles forment pour -ainsi dire sa substance; elles sont ce qu'il y a dans ses -œuvres de plus fondamental, de plus durable, de plus -vrai, quant au temps.</p> - -<p>Dans l'autre partie de leurs doctrines, les philosophes -du dix-huitième siècle s'en sont pris avec une sorte de -fureur à l'Église; ils ont attaqué son clergé, sa hiérarchie, -<span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">[Pg 33]</a></span> -ses institutions, ses dogmes, et, pour les -mieux renverser, ils ont voulu arracher les fondements -mêmes du christianisme. Mais cette portion de -la philosophie du dix-huitième siècle, ayant pris naissance -dans des faits que cette Révolution même détruisait, -devait peu à peu disparaître avec eux, et se trouver -comme ensevelie dans son triomphe. Je n'ajouterai -qu'un mot pour achever de me faire comprendre, -car je veux reprendre ailleurs ce grand sujet: c'était -bien moins comme doctrine religieuse que comme institution -politique que le christianisme avait allumé ces -furieuses haines; non parce que les prêtres prétendaient -régler les choses de l'autre monde, mais parce -qu'ils étaient propriétaires, seigneurs, décimateurs, administrateurs -dans celui-ci; non parce que l'Église ne -pouvait prendre place dans la société nouvelle qu'on -allait fonder, mais parce qu'elle occupait alors la place -la plus privilégiée et la plus forte dans cette vieille société -qu'il s'agissait de réduire en poudre.</p> - -<p>Considérez comme la marche du temps a mis cette vérité -en lumière et achève de l'y mettre tous les jours: -à mesure que l'œuvre politique de la Révolution s'est -consolidée, son œuvre irréligieuse s'est ruinée; à mesure -que toutes les anciennes institutions politiques qu'elle a -attaquées ont été mieux détruites, que les pouvoirs, les -influences, les classes qui lui étaient particulièrement -<span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">[Pg 34]</a></span> -odieuses ont été vaincues sans retour, et que, pour dernier -signe de leur défaite, les haines même qu'elles inspiraient -se sont allanguies; à mesure, enfin, que le -clergé s'est mis plus à part de tout ce qui était tombé -avec lui, on a vu graduellement la puissance de l'Église -se relever dans les esprits et s'y raffermir.</p> - -<p>Et ne croyez pas que ce spectacle soit particulier à -la France; il n'y a guère d'église chrétienne en Europe -qui ne se soit ravivée depuis la révolution française.</p> - -<p>Croire que les sociétés démocratiques sont naturellement -hostiles à la religion est commettre une grande -erreur: rien dans le christianisme, ni même dans le -catholicisme, n'est absolument contraire à l'esprit de -ces sociétés, et plusieurs choses y sont très-favorables. -L'expérience de tous les siècles d'ailleurs a fait voir que -la racine la plus vivace de l'instinct religieux a toujours -été plantée dans le cœur du peuple. Toutes les religions -qui ont péri ont eu là leur dernier asile, et il serait -bien étrange que les institutions qui tendent à faire -prévaloir les idées et les passions du peuple eussent -pour effet nécessaire et permanent de pousser l'esprit -humain vers l'impiété.</p> - -<p>Ce que je viens de dire du pouvoir religieux, je le -dirai à plus forte raison du pouvoir social.</p> - -<p>Quand on vit la Révolution renverser à la fois toutes -les institutions et tous les usages qui avaient jusque là -<span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">[Pg 35]</a></span> -maintenu une hiérarchie dans la société et retenu les -hommes dans la règle, on put croire que son résultat -serait de détruire non pas seulement un ordre particulier -de société, mais tout ordre; non tel gouvernement, -mais la puissance sociale elle-même; et l'on dut juger -que son naturel était essentiellement anarchique. Et -pourtant, j'ose dire que ce n'était encore là qu'une apparence.</p> - -<p>Moins d'un an après que la Révolution était commencée, -Mirabeau écrivait secrètement au roi: «Comparez -le nouvel état des choses avec l'ancien régime; -c'est là que naissent les consolations et les espérances. -Une partie des actes de l'assemblée nationale, et -c'est la plus considérable, est évidemment favorable -au gouvernement monarchique. N'est-ce donc rien -que d'être sans parlement, sans pays d'états, sans -corps de clergé, de privilégiés, de noblesse? L'idée de -ne former qu'une seule classe de citoyens aurait plu -à Richelieu: cette surface égale facilite l'exercice du -pouvoir. Plusieurs règnes d'un gouvernement absolu -n'auraient pas fait autant que cette seule année de -révolution pour l'autorité royale.» C'était comprendre -la Révolution en homme capable de la conduire.</p> - -<p>Comme la Révolution française n'a pas eu seulement -pour objet de changer un gouvernement ancien, mais -d'abolir la forme ancienne de la société, elle a dû s'attaquer -<span class="pagenum"><a name="Page_36" id="Page_36">[Pg 36]</a></span> -à la fois à tous les pouvoirs établis, ruiner toutes -les influences reconnues, effacer les traditions, renouveler -les mœurs et les usages, et vider en quelque sorte -l'esprit humain de toutes les idées sur lesquelles s'étaient -fondés jusque-là le respect et l'obéissance. De là -son caractère si singulièrement anarchique.</p> - -<p>Mais écartez ces débris: vous apercevez un pouvoir -central immense qui a attiré et englouti dans son unité -toutes les parcelles d'autorité et d'influence qui étaient -auparavant dispersées dans une foule de pouvoirs secondaires, -d'ordres, de classes, de professions, de familles -et d'individus, et comme éparpillées dans tout le corps -social. On n'avait pas vu dans le monde un pouvoir -semblable depuis la chute de l'empire romain. La Révolution -a créé cette puissance nouvelle, ou plutôt celle-ci -est sortie comme d'elle-même des ruines que la Révolution -a faites. Les gouvernements qu'elle a fondés sont -plus fragiles, il est vrai, mais cent fois plus puissants -qu'aucun de ceux qu'elle a renversés; fragiles et puissants -par les mêmes causes, ainsi qu'il sera dit ailleurs.</p> - -<p>C'est cette forme simple, régulière et grandiose, que -Mirabeau entrevoyait déjà à travers la poussière des anciennes -institutions à moitié démolies. L'objet, malgré -sa grandeur, était encore invisible alors aux yeux de la -foule; mais peu à peu le temps l'a exposé à tous les -regards. Aujourd'hui il remplit surtout l'œil des princes. -<span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">[Pg 37]</a></span> -Ils le considèrent avec admiration et avec envie, non-seulement -ceux que la Révolution a engendrés, mais -ceux mêmes qui lui sont les plus étrangers et les plus -ennemis; tous s'efforcent dans leurs domaines de détruire -les immunités, d'abolir les priviléges. Ils mêlent -les rangs, égalisent les conditions, substituent des fonctionnaires -à l'aristocratie, aux franchises locales l'uniformité -des règles, à la diversité des pouvoirs l'unité -du gouvernement. Ils s'appliquent à ce travail révolutionnaire -avec une incessante industrie; et, s'ils y rencontrent -quelque obstacle, il leur arrive parfois d'emprunter -à la Révolution ses procédés et ses maximes. -On les a vus soulever au besoin le pauvre contre le -riche, le roturier contre le noble, le paysan contre son -seigneur. La révolution française a été tout à la fois leur -fléau et leur institutrice.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">[Pg 39]</a></span></p> - - - - -<div class="chapter"> - <h3><a name="CHAPITRE_III_1" id="CHAPITRE_III_1"></a>CHAPITRE III.</h3> -</div> - -<p class="chapsum2">Comment la révolution - française a été une révolution politique qui a - procédé à la manière des révolutions religieuses, et pourquoi.</p> - - -<p>Toutes les révolutions civiles et politiques ont eu une -patrie et s'y sont renfermées. La révolution française -n'a pas eu de territoire propre; bien plus, son effet a -été d'effacer en quelque sorte de la carte toutes les anciennes -frontières. On l'a vue rapprocher ou diviser les -hommes en dépit des lois, des traditions, des caractères, -de la langue, rendant parfois ennemis des compatriotes, -et frères des étrangers; ou plutôt elle a formé, -au-dessus de toutes les nationalités particulières, une -patrie intellectuelle commune dont les hommes de toutes -les nations ont pu devenir citoyens.</p> - -<p>Fouillez toutes les annales de l'histoire, vous ne trouverez -pas une seule révolution politique qui ait eu ce -même caractère: vous ne le retrouverez que dans certaines -révolutions religieuses. Aussi c'est à des révolutions -religieuses qu'il faut comparer la révolution française, -si l'on veut se faire comprendre à l'aide de -l'analogie.</p> - -<p>Schiller remarque avec raison, dans son histoire de -la guerre de Trente-Ans, que la grande réforme du seizième -<span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">[Pg 40]</a></span> -siècle eut pour effet de rapprocher tout à coup -les uns des autres des peuples qui se connaissaient à -peine, et de les unir étroitement par des sympathies -nouvelles. On vit, en effet, alors des Français combattre -contre des Français, tandis que des Anglais leur venaient -en aide; des hommes nés au fond de la Baltique -pénétrèrent jusqu'au cœur de l'Allemagne pour y protéger -des Allemands dont ils n'avaient jamais entendu -parler jusque-là. Toutes les guerres étrangères prirent -quelque chose des guerres civiles; dans toutes les guerres -civiles des étrangers parurent. Les anciens intérêts -de chaque nation furent oubliés pour des intérêts nouveaux; -aux questions de territoire succédèrent des questions -de principes. Toutes les règles de la diplomatie se -trouvèrent mêlées et embrouillées, au grand étonnement -et à la grande douleur des politiques de ce temps-là. -C'est précisément ce qui arriva en Europe après 1789.</p> - -<p>La révolution française est donc une révolution politique -qui a opéré à la manière et qui a pris en quelque -chose l'aspect d'une révolution religieuse. Voyez par -quels traits particuliers et caractéristiques elle achève -de ressembler à ces dernières: non-seulement elle se -répand au loin comme elles, mais, comme elles, elle y -pénètre par la prédication et la propagande. Une révolution -politique qui inspire le prosélytisme; qu'on prêche -aussi ardemment aux étrangers qu'on l'accomplit -<span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">[Pg 41]</a></span> -avec passion chez soi; considérez quel nouveau spectacle! -Parmi toutes les choses inconnues que la révolution -française a montrées au monde, celle-ci est assurément -la plus nouvelle. Mais ne nous arrêtons pas là; -tâchons de pénétrer un peu plus avant et de découvrir -si cette ressemblance dans les effets ne tiendrait pas à -quelque ressemblance cachée dans les causes.</p> - -<p>Le caractère habituel des religions est de considérer -l'homme en lui-même, sans s'arrêter à ce que les lois, -les coutumes et les traditions d'un pays ont pu joindre -de particulier à ce fonds commun. Leur but principal -est de régler les rapports généraux de l'homme avec -Dieu, les droits et les devoirs généraux des hommes -entre eux, indépendamment de la forme des sociétés. -Les règles de conduite qu'elles indiquent se rapportent -moins à l'homme d'un pays ou d'un temps qu'au fils, -au père, au serviteur, au maître, au prochain. Prenant -ainsi leur fondement dans la nature humaine elle-même, -elles peuvent être reçues également par tous les hommes -et applicables partout. De là vient que les révolutions -religieuses ont eu souvent de si vastes théâtres, et se sont -rarement renfermées, comme les révolutions politiques, -dans le territoire d'un seul peuple, ni même d'une seule -race. Et si l'on veut envisager ce sujet encore de plus -près, on trouvera que plus les religions ont eu ce caractère -abstrait et général que je viens d'indiquer, plus elles -<span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">[Pg 42]</a></span> -se sont étendues, en dépit de la différence des lois, des -climats et des hommes.</p> - -<p>Les religions païennes de l'antiquité, qui étaient toutes -plus ou moins liées à la constitution politique ou à -l'état social de chaque peuple, et conservaient jusque -dans leurs dogmes une certaine physionomie nationale -et souvent municipale, se sont renfermées d'ordinaire -dans les limites d'un territoire dont on ne les vit guère -sortir. Elles firent naître parfois l'intolérance et la persécution; -mais le prosélytisme leur fut presque entièrement -inconnu. Aussi n'y eut-il pas de grandes révolutions -religieuses dans notre Occident avant l'arrivée du -christianisme. Celui-ci, passant aisément à travers toutes -les barrières qui avaient arrêté les religions païennes, -conquit en peu de temps une grande partie du genre -humain. Je crois que ce n'est pas manquer de respect -à cette sainte religion que de dire qu'elle dut, en partie, -son triomphe à ce qu'elle s'était, plus qu'aucune autre, -dégagée de tout ce qui pouvait être spécial à un peuple, -à une forme de gouvernement, à un état social, à une -époque, à une race.</p> - -<p>La révolution française a opéré, par rapport à ce -monde, précisément de la même manière que les révolutions -religieuses agissent en vue de l'autre; elle a -considéré le citoyen d'une façon abstraite, en dehors de -toutes les sociétés particulières, de même que les religions -<span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">[Pg 43]</a></span> -considèrent l'homme en général, indépendamment -du pays et du temps. Elle n'a pas recherché seulement -quel était le droit particulier du citoyen français, -mais quels étaient les devoirs et les droits généraux des -hommes en matière politique.</p> - -<p>C'est en remontant toujours ainsi à ce qu'il y avait -de moins particulier, et pour ainsi dire de plus <i>naturel</i> -en fait d'état social et de gouvernement, qu'elle a pu -se rendre compréhensible pour tous et imitable en cent -endroits à la fois.</p> - -<p>Comme elle avait l'air de tendre à la régénération du -genre humain plus encore qu'à la réforme de la France, -elle a allumé une passion que, jusque-là, les révolutions -politiques les plus violentes n'avaient jamais pu produire. -Elle a inspiré le prosélytisme et fait naître la -propagande. Par là, enfin, elle a pu prendre cet air de -révolution religieuse qui a tant épouvanté les contemporains; -ou plutôt elle est devenue elle-même une sorte -de religion nouvelle, religion imparfaite, il est vrai, -sans Dieu, sans culte et sans autre vie, mais qui, néanmoins, -comme l'islamisme, a inondé toute la terre de -ses soldats, de ses apôtres et de ses martyrs.</p> - -<p>Il ne faut pas croire, du reste, que les procédés employés -par elle fussent absolument sans précédents, et -que toutes les idées qu'elle a mises au jour fussent entièrement -nouvelles. Il y a eu dans tous les siècles, et -<span class="pagenum"><a name="Page_44" id="Page_44">[Pg 44]</a></span> -jusqu'en plein moyen âge, des agitateurs qui, pour -changer des coutumes particulières, ont invoqué les lois -générales des sociétés humaines, et qui ont entrepris -d'opposer à la constitution de leur pays les droits naturels -de l'humanité. Mais toutes ces tentatives ont -échoué: le même brandon qui a enflammé l'Europe au -dix-huitième siècle a été facilement éteint au quinzième. -Pour que des arguments de cette espèce produisent -des révolutions, il faut, en effet, que certains changements -déjà survenus dans les conditions, les coutumes -et les mœurs, aient préparé l'esprit humain à s'en laisser -pénétrer.</p> - -<p>Il y a des temps où les hommes sont si différents les -uns des autres que l'idée d'une même loi applicable à -tous est pour eux comme incompréhensible. Il y en a -d'autres où il suffit de leur montrer de loin et confusément -l'image d'une telle loi pour qu'ils la reconnaissent -aussitôt et courent vers elle.</p> - -<p>Le plus extraordinaire n'est pas que la révolution -française ait employé les procédés qu'on lui a vu -mettre en œuvre et conçu les idées qu'elle a produites: -la grande nouveauté est que tant de peuples fussent -arrivés à ce point que de tels procédés pussent être efficacement -employés et de telles maximes facilement admises.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_45" id="Page_45">[Pg 45]</a></span></p> - - - - -<div class="chapter"> - <h3><a name="CHAPITRE_IV_1" id="CHAPITRE_IV_1"></a>CHAPITRE IV.</h3> -</div> - -<p class="chapsum2">Comment presque toute - l'Europe avait eu précisément les mêmes - institutions, et comment ces institutions tombaient en ruine partout.</p> - - -<p>Les peuples qui ont renversé l'empire romain et qui -ont fini par former les nations modernes différaient par -les races, le pays, le langage; ils ne se ressemblaient -que par la barbarie. Établis sur le sol de l'empire, ils s'y -sont entre-choqués longtemps au milieu d'une confusion -immense, et, quand ils sont enfin devenus stables, ils se -sont trouvés séparés les uns des autres par les ruines -mêmes qu'ils avaient faites. La civilisation étant presque -éteinte et l'ordre public détruit, les rapports des hommes -entre eux devinrent difficiles et périlleux, et la grande -société européenne se fractionna en mille petites sociétés -distinctes et ennemies qui vécurent chacune à part. Et -pourtant du milieu de cette masse incohérente on vit -sortir tout à coup des lois uniformes.</p> - -<p><a name="NOTE_1" id="NOTE_1"></a><a href="#ANCHOR_1">Ces institutions</a> -ne sont point imitées de la législation -romaine; elles y sont contraires à ce point que c'est du -droit romain que l'on s'est servi pour les transformer -et les abolir. Leur physionomie est originale et les distingue -parmi toutes les lois que se sont données les -<span class="pagenum"><a name="Page_46" id="Page_46">[Pg 46]</a></span> -hommes. Elles correspondent symétriquement entre -elles, et, toutes ensemble, forment un corps composé -de parties si serrées que les articles de nos codes modernes -ne sont pas plus étroitement unis; lois savantes, -à l'usage d'une société à demi grossière.</p> - -<p>Comment une pareille législation a-t-elle pu se former, -se répandre, se généraliser enfin en Europe? Mon -but n'est pas de le rechercher. Ce qui est certain, c'est -qu'au moyen âge elle se retrouve plus ou moins partout -en Europe, et que, dans beaucoup de pays, elle -règne à l'exclusion de toutes les autres.</p> - -<p>J'ai eu occasion d'étudier les institutions politiques -du moyen âge en France, en Angleterre et en Allemagne, -et, à mesure que j'avançais dans ce travail, j'étais -rempli d'étonnement en voyant la prodigieuse similitude -qui se rencontre entre toutes ces lois, et j'admirais comment -des peuples si différents et si peu mêlés entre eux -avaient pu s'en donner de si semblables. Ce n'est pas -qu'elles ne varient sans cesse et presque à l'infini dans -les détails, suivant les lieux; mais leur fond est partout -le même. Quand je découvrais dans la vieille législation -germanique une institution politique, une règle, -un pouvoir, je savais d'avance qu'en cherchant bien -je retrouverais quelque chose de tout semblable, quant -à la substance, en France et en Angleterre, et je ne -manquais pas de l'y retrouver en effet. Chacun de ces -<span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">[Pg 47]</a></span> -trois peuples m'aidait à mieux comprendre les deux -autres.</p> - -<p>Chez tous les trois le gouvernement est conduit d'après -les mêmes maximes, les assemblées politiques formées -des mêmes éléments et munies des mêmes pouvoirs. -La société y est divisée de la même manière, et -la même hiérarchie se montre entre les différentes -classes; les nobles y occupent une position identique; -ils ont mêmes priviléges, même physionomie, même -naturel: ce ne sont pas des hommes différents, ce sont -proprement partout les mêmes hommes.</p> - -<p>Les constitutions des villes se ressemblent; les campagnes -sont gouvernées de la même manière. La condition -des paysans est peu différente; la terre est possédée, -occupée, cultivée de même, le cultivateur soumis aux -mêmes charges. Des confins de la Pologne à la mer -d'Irlande, la seigneurie, la cour du seigneur, le fief, la -censive, les services à rendre, les droits féodaux, les -corporations, tout se ressemble. Quelquefois les noms -sont les mêmes, et, ce qui est plus remarquable encore, -un seul esprit précisément anime toutes ces institutions -analogues. Je crois qu'il est permis d'avancer qu'au -quatorzième siècle les institutions sociales, politiques, -administratives, judiciaires, économiques et littéraires -de l'Europe, avaient plus de ressemblance entre elles -qu'elles n'en ont peut-être même de nos jours, où la -<span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">[Pg 48]</a></span> -civilisation semble avoir pris soin de frayer tous les -chemins et d'abaisser toutes les barrières.</p> - -<p>Il n'entre pas dans mon sujet de raconter comment -cette ancienne constitution de l'Europe s'était peu à peu -affaiblie et délabrée; je me borne à constater qu'au -dix-huitième siècle elle était partout -<a name="NOTE_2" id="NOTE_2"></a><a href="#ANCHOR_2">à moitié ruinée</a>. -Le dépérissement était en général moins marqué à l'orient -du continent, plus à l'occident; mais en tous lieux -la vieillesse et souvent la décrépitude se faisaient voir.</p> - -<p>La marche de cette décadence graduelle des institutions -propres du moyen âge se suit dans leurs archives. -On sait que chaque seigneurie possédait des registres -nommés <i>terriers</i>, dans lesquels, de siècle en siècle, on -indiquait les limites des fiefs et des censives, les redevances -dues, les services à rendre, les usages locaux. -J'ai vu des terriers du quatorzième et du treizième siècle -qui sont des chefs-d'œuvre de méthode, de clarté, -de netteté et d'intelligence. Ils deviennent obscurs, indigestes, -incomplets et confus, à mesure qu'ils sont -plus récents, malgré le progrès général des lumières. Il -semble que la société politique tombe en barbarie -dans le même temps que la société civile achève de se -civiliser.</p> - -<p>En Allemagne même, où la vieille constitution de -l'Europe avait mieux conservé qu'en France ses traits -primitifs, une partie des institutions qu'elle avait créées -<span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">[Pg 49]</a></span> -étaient déjà partout détruites. Mais c'est moins encore en -voyant ce qui lui manque qu'en considérant en quel état se -trouve ce qui lui reste qu'on juge des ravages du temps.</p> - -<p><a name="NOTE_3" id="NOTE_3"></a><a href="#ANCHOR_3">Les institutions -municipales</a>, qui au treizième et au -quatorzième siècle avaient fait des principales villes allemandes -de petites républiques riches et éclairées, existent -encore au dix-huitième; mais elles n'offrent plus -que de vaines apparences. Leurs prescriptions paraissent -en vigueur; les magistrats qu'elles ont établis portent -les mêmes noms et semblent faire les mêmes choses; -mais l'activité, l'énergie, le patriotisme communal, -les vertus mâles et fécondes qu'elles ont inspirées ont -disparu. Ces anciennes institutions se sont comme affaissées -sur elles-mêmes sans se déformer.</p> - -<p>Tous les pouvoirs du moyen âge qui subsistent encore -sont atteints de la même maladie; tous font voir -le même dépérissement et la même langueur. Bien plus, -tout ce qui, sans appartenir en propre à la constitution -de ce temps, s'y est trouvé mêlé et en a retenu l'empreinte -un peu vive, perd aussitôt sa vitalité. Dans ce -contact, l'aristocratie contracte une débilité sénile; la -liberté politique elle-même, qui a rempli tout le moyen -âge de ses œuvres, semble frappée de stérilité partout -où elle conserve les caractères particuliers que le moyen -âge lui avait donnés. Là où les assemblées provinciales -ont gardé, sans y rien changer, leur antique constitution, -<span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">[Pg 50]</a></span> -elles arrêtent le progrès de la civilisation plutôt -qu'elles n'y aident; on dirait qu'elles sont étrangères -et comme impénétrables à l'esprit nouveau des temps. -Aussi le cœur du peuple leur échappe et tend vers -les princes. L'antiquité de ces institutions ne les a pas -rendues vénérables; elles se discréditent, au contraire, -chaque jour en vieillissant; et, chose étrange, elles inspirent -d'autant plus de haine qu'étant plus en décadence -elles semblent moins en état de nuire. «L'état -de choses existant,» dit un écrivain allemand, contemporain -et ami de cet ancien régime, «paraît être -devenu généralement blessant pour tous et quelquefois -méprisable. Il est singulier de voir comme on -juge maintenant avec défaveur tout ce qui est vieux. -Les impressions nouvelles se font jour jusqu'au sein -de nos familles et en troublent l'ordre. Il n'y a pas -jusqu'à nos ménagères qui ne veulent plus souffrir -leurs anciens meubles.» Cependant, en Allemagne, à -la même époque, comme en France, la société était en -grande activité et en prospérité toujours croissante. -Mais faites bien attention à ceci: ce trait en complète -le tableau; tout ce qui vit, agit, produit est d'origine -nouvelle, non-seulement nouvelle, mais contraire.</p> - -<p>C'est la royauté, qui n'a plus rien de commun avec la -royauté du moyen âge, possède d'autres prérogatives, -tient une autre place, a un autre esprit, inspire d'autres -<span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">[Pg 51]</a></span> -sentiments; c'est l'administration de l'État qui s'étend -de toutes parts sur les débris des pouvoirs locaux; -c'est la hiérarchie des fonctionnaires qui remplace -de plus en plus le gouvernement des nobles. Tous -ces nouveaux pouvoirs agissent d'après des procédés, -suivent des maximes que les hommes du moyen âge n'ont -pas connus ou ont réprouvés, et qui se rapportent, en effet, -à un état de société dont ils n'avaient pas même l'idée.</p> - -<p>En Angleterre, où l'on dirait au premier abord que -l'ancienne constitution de l'Europe est encore en vigueur, -il en est aussi de même. Si l'on veut oublier les -vieux noms et écarter les vieilles formes, on y trouvera -dès le dix-septième siècle le système féodal aboli dans -sa substance, des classes qui se pénètrent, une noblesse -effacée, une aristocratie ouverte, la richesse devenue -la puissance, l'égalité devant la loi, l'égalité des charges, -la liberté de la presse, la publicité des débats; tous -principes nouveaux que la société du moyen âge ignorait. -Or ce sont précisément ces choses nouvelles qui, -introduites peu à peu et avec art dans ce vieux corps, -l'ont ranimé, sans risquer de le dissoudre, et l'ont rempli -d'une fraîche vigueur en lui laissant des formes -antiques. L'Angleterre du dix-septième siècle est déjà -une nation toute moderne, qui a seulement préservé -dans son sein et comme embaumé quelques débris du -moyen âge.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_52" id="Page_52">[Pg 52]</a></span></p> - -<p>Il était nécessaire de jeter ce coup d'œil rapide hors -de la France pour faciliter l'intelligence de ce qui va -suivre; car quiconque n'a étudié et vu que la France ne -comprendra jamais rien, j'ose le dire, à la révolution -française.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">[Pg 53]</a></span></p> - - -<div class="chapter"> - <h3><a name="CHAPITRE_V_1" id="CHAPITRE_V_1"></a>CHAPITRE V.</h3> -</div> - -<p class="chapsum2">Quelle a été l'œuvre -propre de la révolution française?</p> - - -<p>Tout ce qui précède n'a eu pour but que d'éclaircir -le sujet et de faciliter la solution de cette question que -j'ai posée d'abord: Quel a été l'objet véritable de la Révolution? -Quel est enfin son caractère propre? Pourquoi -précisément a-t-elle été faite? Qu'a-t-elle fait?</p> - -<p>La Révolution n'a point été faite, comme on l'a cru, -pour détruire l'empire des croyances religieuses; elle a -été essentiellement, malgré les apparences, une révolution -sociale et politique; et, dans le cercle des institutions -de cette espèce, elle n'a point tendu à perpétuer -le désordre, à le rendre en quelque sorte stable, à <i>méthodiser</i> -l'anarchie, comme disait un de ses principaux -adversaires, mais plutôt à accroître la puissance et les -droits de l'autorité publique. Elle ne devait pas changer -le caractère que notre civilisation avait eu jusque-là, -comme d'autres l'ont pensé, en arrêter les progrès, ni -même altérer dans leur essence aucune des lois fondamentales -sur lesquelles reposent les sociétés humaines -dans notre Occident. Quand on la sépare de tous les -accidents qui ont momentanément changé sa physionomie -<span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">[Pg 54]</a></span> -à différentes époques et dans divers pays, pour -ne la considérer qu'en elle-même, on voit clairement -que cette révolution n'a eu pour effet que d'abolir ces -institutions politiques qui, pendant plusieurs siècles, -avaient régné sans partage chez la plupart des peuples -européens, et que l'on désigne d'ordinaire sous le nom -d'institutions féodales, pour y substituer un ordre social -et politique plus uniforme et plus simple, qui avait l'égalité -des conditions pour base.</p> - -<p>Cela suffisait pour faire une révolution immense, car, -indépendamment de ce que ces institutions antiques -étaient encore mêlées et comme entrelacées à presque -toutes les lois religieuses et politiques de l'Europe, elles -avaient, de plus, suggéré une foule d'idées, de sentiments, -d'habitudes, de mœurs, qui leur étaient comme -adhérentes. Il fallut une affreuse convulsion pour détruire -et extraire tout à coup du corps social une partie -qui tenait ainsi à tous les organes. Ceci fit paraître la -Révolution encore plus grande qu'elle n'était; elle semblait -tout détruire, car ce qu'elle détruisait touchait à -tout et faisait en quelque sorte corps avec tout.</p> - -<p>Quelque radicale qu'ait été la Révolution, elle a cependant -beaucoup moins innové qu'on ne le suppose généralement: -je le montrerai plus tard; elle a été bien -moins novatrice qu'on ne le croit. Ce qu'il est vrai de -dire d'elle, c'est qu'elle a entièrement détruit ou est en -<span class="pagenum"><a name="Page_55" id="Page_55">[Pg 55]</a></span> -train de détruire (car elle dure encore) tout ce qui, dans -l'ancienne société, découlait des institutions aristocratiques -et féodales, tout ce qui s'y rattachait en quelque -manière, tout ce qui en portait, à quelque degré que ce -fût, la <i>moindre</i> empreinte. Elle n'a conservé de l'ancien -monde que ce qui avait toujours été étranger à ces institutions -ou pouvait exister sans elles. Ce que la Révolution -a été moins que toute autre chose, c'est un événement -fortuit. Elle a pris, il est vrai, le monde à l'improviste, -et cependant elle n'était que le complément du -plus long travail, la terminaison soudaine et violente -d'une œuvre qui avait momentanément passé sous les -yeux de dix générations d'hommes. Si elle n'eût pas eu -lieu, le vieil édifice social n'en serait pas moins tombé partout, -ici plus tôt, là plus tard; seulement il aurait continué -à tomber pièce à pièce au lieu de s'effondrer tout à -coup. La Révolution a achevé soudainement, par un effort -convulsif et douloureux, sans transition, sans précaution, -sans égards, ce qui se serait achevé peu à peu -de lui-même à la longue. Tel fut son œuvre.</p> - -<p>Il est surprenant que cet objet, qui semble aujourd'hui -si facile à discerner, restât aussi embrouillé et -aussi voilé aux yeux les plus clairvoyants.</p> - -<p>«Vous vouliez corriger les abus de votre gouvernement,» -dit le même Burke aux Français; «mais -pourquoi faire du nouveau? Que ne vous rattachiez-vous -<span class="pagenum"><a name="Page_56" id="Page_56">[Pg 56]</a></span> -à vos anciennes traditions? Que ne vous borniez-vous -à reprendre vos anciennes franchises? Ou, s'il -vous était impossible de retrouver la physionomie effacée -de la constitution de vos pères, que ne jetiez-vous -les regards de notre côté? Là vous auriez retrouvé -l'ancienne loi commune de l'Europe.» Burke ne s'aperçoit -pas que, ce qu'il a sous les yeux, c'est la révolution -qui doit précisément abolir cette ancienne loi -commune de l'Europe; il ne discerne point que c'est -proprement de cela qu'il s'agit, et non d'autres choses.</p> - -<p>Mais pourquoi cette révolution, partout préparée, -partout menaçante, a-t-elle éclaté en France plutôt -qu'ailleurs? Pourquoi a-t-elle eu chez nous certains caractères -qui ne se sont plus retrouvés nulle part ou n'ont -reparu qu'à moitié? Cette seconde question mérite assurément -qu'on la pose; son examen fera l'objet des livres -suivants.</p> - -<hr class="chap" /> - - -<div class="chapter"> - <h2><a name="LIVRE_II" - id="LIVRE_II">LIVRE II</a> - </h2> -</div> - - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_57" id="Page_57">[Pg 57]</a></span></p> - - <h3><a name="CHAPITRE_PREMIER_2" - id="CHAPITRE_PREMIER_2"></a>CHAPITRE PREMIER.</h3> - -<p class="chapsum2">Pourquoi les droits féodaux - étaient devenus plus odieux au peuple - en France que partout ailleurs.</p> - - -<p>Une chose surprend au premier abord: la Révolution, -dont l'objet propre était, comme nous l'avons vu, d'abolir -partout le reste des institutions du moyen âge, n'a -pas éclaté dans les contrées où ces institutions, mieux -conservées, faisaient le plus sentir au peuple leur gêne -et leur rigueur, mais, au contraire, dans celles où elles -le lui faisaient sentir le moins; de telle sorte que leur -joug a paru le plus insupportable là où il était en réalité -le moins lourd.</p> - -<p><a name="NOTE_4" id="NOTE_4"></a><a href="#ANCHOR_4"></a> -<a name="NOTE_5" id="NOTE_5"></a><a href="#ANCHOR_4"> -Dans presque aucune partie de l'Allemagne</a>, -à la fin du dix-huitième siècle, le servage n'était encore complétement -aboli, et, dans la plupart, le peuple demeurait -positivement attaché à la glèbe, comme au moyen âge. -Presque tous les soldats qui composaient les armées de -Frédéric II et de Marie-Thérèse ont été de véritables -serfs.</p> - -<p>Dans la plupart des États d'Allemagne, en 1788, le -<span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">[Pg 58]</a></span> -paysan ne peut quitter la seigneurie, et s'il la quitte -on peut le poursuivre partout où il se trouve et l'y ramener -de force. Il y est soumis à la justice dominicale, -qui surveille sa vie privée et punit son intempérance et -sa paresse. Il ne peut ni s'élever dans sa position, ni -changer de profession, ni se marier sans le bon plaisir -du maître. Une grande partie de son temps doit être -consacrée au service de celui-ci. La corvée seigneuriale -existe dans toute sa force, et peut s'étendre, dans certains -pays, jusqu'à trois jours par semaine. C'est le paysan -qui rebâtit et entretient les bâtiments du seigneur, -mène les denrées de celui-ci au marché, le conduit lui-même, -et est chargé de porter ses messages. Plusieurs années -de sa jeunesse doivent s'écouler dans la domesticité -du manoir. Le serf peut cependant devenir propriétaire -foncier, mais sa propriété reste toujours très-imparfaite. -Il est obligé de cultiver son champ d'une certaine manière, -sous l'œil du seigneur; il ne peut ni l'aliéner ni -l'hypothéquer à sa volonté. Dans certains cas on le force -d'en vendre les produits; dans d'autres on l'empêche -de les vendre; pour lui, la culture est toujours obligatoire. -Sa succession même ne passe pas tout entière à -ses enfants: une partie en est d'ordinaire retenue par -la seigneurie.</p> - -<p>Je ne recherche pas ces dispositions dans des lois -surannées, je les rencontre jusque dans le code préparé -<span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">[Pg 59]</a></span> -par le <a name="NOTE_6" id="NOTE_6"></a><a href="#ANCHOR_6">grand Frédéric</a> -et promulgué par son successeur, -au moment même où la révolution française vient d'éclater.</p> - -<p>Rien de semblable n'existait plus en France depuis -longtemps: le paysan allait, venait, achetait, vendait, -traitait, travaillait à sa guise. Les derniers vestiges du -servage ne se faisait plus voir que dans une ou deux -provinces de l'Est, provinces conquises; partout ailleurs -il avait entièrement disparu, et même son abolition remontait -à une époque si éloignée que la date en était -oubliée. Des recherches savantes, faites de nos jours, ont -prouvé que, dès le treizième siècle, on ne le rencontre -plus en Normandie.</p> - -<p>Mais il s'était fait dans la condition du peuple, en -France, une bien autre révolution encore: le paysan -n'avait pas seulement cessé d'être serf; il était devenu -<i>propriétaire foncier</i>. Ce fait est encore aujourd'hui si -mal établi, et il a eu, comme on le verra, tant de conséquences, -qu'on me permettra de m'arrêter un moment -ici pour le considérer.</p> - -<p>On a cru longtemps que la division de la propriété -foncière datait de la Révolution et n'avait été produite -que par elle; le contraire est prouvé par toutes sortes -de témoignages.</p> - -<p>Vingt ans au moins avant cette révolution, on rencontre -des sociétés d'agriculture qui déplorent déjà que -<span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">[Pg 60]</a></span> -le sol se morcelle outre mesure. «La division des héritages, -dit Turgot vers le même temps, est telle que -celui qui suffisait pour une seule famille se partage -entre cinq ou six enfants. Ces enfants et leurs familles -ne peuvent plus dès lors subsister uniquement de la -terre.» Necker disait, quelques années plus tard, qu'il -y a en France une <i>immensité</i> de petites propriétés rurales.</p> - -<p>Je trouve, dans un rapport secret fait à un intendant -peu d'années avant la Révolution: «Les successions se -subdivisent d'une manière égale et inquiétante, et, -chacun voulant avoir de tout et partout, les pièces -de terre se trouvent divisées à l'infini et se subdivisent -sans cesse.» Ne croirait-on pas que ceci est écrit de -nos jours?</p> - -<p>J'ai pris moi-même des peines infinies pour reconstruire -en quelque sorte le cadastre de l'ancien régime, -et j'y suis quelquefois parvenu. D'après la loi de 1790 -qui a établi l'impôt foncier, chaque paroisse a dû dresser -un état des propriétés alors existantes sur son territoire. -Ces états ont disparu pour la plupart; néanmoins -je les ai retrouvés dans un certain nombre de -villages, et, en les comparant avec les rôles de nos -jours, j'ai vu que, dans ces villages-là, le nombre des -propriétaires fonciers s'élevait à la moitié, souvent aux -deux tiers du nombre actuel; ce qui paraîtra bien remarquable -<span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">[Pg 61]</a></span> -si l'on pense que la population totale de la -France s'est accrue de plus d'un quart depuis ce temps.</p> - -<p>Déjà, comme de nos jours, l'amour du paysan pour -la propriété foncière est extrême, et toutes les passions -qui naissent chez lui de la possession du sol sont allumées. -«Les terres se vendent toujours au delà de leur -valeur, dit un excellent observateur contemporain; ce -qui tient à la passion qu'ont tous les habitants pour -devenir propriétaires. Toutes les épargnes des basses -classes, qui ailleurs sont placées sur des particuliers -et dans les fonds publics, sont destinées en France à -l'achat de terres.»</p> - -<p>Parmi toutes les choses nouvelles qu'Arthur Young -aperçoit chez nous, quand il nous visite pour la première -fois, il n'y en a aucune qui le frappe davantage -que la grande division du sol parmi les paysans; il affirme -que la moitié du sol de la France leur appartient -en propre. «Je n'avais nulle idée, dit-il souvent, d'un -pareil état de choses;» et, en effet, un pareil état de -choses ne se trouvait alors nulle part qu'en France, ou -dans son voisinage le plus proche.</p> - -<p>En Angleterre il y avait eu des paysans propriétaires, -mais on en rencontrait déjà beaucoup moins. En Allemagne -on avait vu, de tout temps et partout, un certain -nombre de paysans libres et qui possédaient -<a name="NOTE_7" id="NOTE_7"></a><a href="#ANCHOR_7">en toute -propriété</a> des portions du sol. Les lois particulières, et -<span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">[Pg 62]</a></span> -souvent bizarres, qui régissaient la propriété du paysan, -se retrouvent dans les plus vieilles coutumes germaniques; -mais cette sorte de propriété a toujours été un -fait exceptionnel, et le nombre de ces petits propriétaires -fonciers fort petit.</p> - -<p><a name="NOTE_8" id="NOTE_8"></a><a href="#ANCHOR_8">Les contrées -de l'Allemagne</a> où, à la fin du dix-huitième -siècle, le paysan était propriétaire et à peu près -aussi libre qu'en France, sont situées, la plupart, le -long du Rhin; c'est aussi là que les passions révolutionnaires -de la France se sont le plus tôt répandues et ont -été toujours les plus vives. Les portions de l'Allemagne -qui ont été, au contraire, le plus longtemps impénétrables -à ces passions, sont celles où rien de semblable -ne se voyait encore. Remarque digne d'être faite.</p> - -<p>C'est donc suivre une erreur commune que de croire -que la division de la propriété foncière date en France -de la Révolution; le fait est bien plus vieux qu'elle. La -Révolution a, il est vrai, vendu toutes les terres du -clergé et une grande partie de celles des nobles; mais, si -l'on veut consulter les procès-verbaux mêmes de ces -ventes, comme j'ai eu quelquefois la patience de le faire, -on verra que la plupart de ces terres ont été achetées -par des gens qui en possédaient déjà d'autres; de sorte -que, si la propriété a changé de mains, le nombre des propriétaires -s'est bien moins accru qu'on ne l'imagine. -<a name="NOTE_9" id="NOTE_9"></a><a href="#ANCHOR_9">Il y -avait déjà en France</a> une <i>immensité</i> de ceux-ci, suivant -<span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">[Pg 63]</a></span> -l'expression ambitieuse, mais juste, cette fois, de -M. Necker.</p> - -<p>L'effet de la Révolution n'a pas été de diviser le sol, -mais de le libérer pour un moment. Tous ces petits -propriétaires étaient, en effet, fort gênés dans l'exploitation -de leurs terres, et supportaient beaucoup de servitudes -dont il ne leur était pas permis de se délivrer.</p> - -<p>Ces charges étaient pesantes sans doute; mais ce qui -les leur faisait paraître insupportables était précisément -la circonstance qui aurait dû, ce semble, leur en alléger -le poids: ces mêmes paysans avaient été soustraits, -plus que nulle part ailleurs en Europe, au gouvernement -de leurs seigneurs; autre révolution non moins grande -que celle qui les avait rendus propriétaires.</p> - -<p>Quoique l'ancien régime soit encore bien près de -nous, puisque nous rencontrons tous les jours des hommes -qui sont nés sous ses lois, il semble déjà se perdre -dans la nuit des temps. La Révolution radicale qui -nous en sépare a produit l'effet des siècles: elle a obscurci -tout ce qu'elle ne détruisait pas. Il y a donc peu -de gens qui puissent répondre aujourd'hui exactement -à cette simple question: Comment s'administraient les -campagnes avant 1789? Et, en effet, on ne saurait le -dire avec précision et avec détail sans avoir étudié, -non pas les livres, mais les archives administratives de -ce temps-là.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">[Pg 64]</a></span></p> - -<p>J'ai souvent entendu dire: la noblesse, qui depuis -longtemps cessait de prendre part au gouvernement de -l'État, avait conservé jusqu'au bout l'administration -des campagnes; le seigneur en gouvernait les paysans. -Ceci encore ressemble bien à une erreur.</p> - -<p>Au dix-huitième siècle, toutes les affaires de la paroisse -étaient conduites par un certain nombre de fonctionnaires -qui n'étaient plus les agents de la seigneurie -et que le seigneur ne choisissait plus; les uns étaient -nommés par l'intendant de la province, les autres élus -par les paysans eux-mêmes. C'était à ces autorités à répartir -l'impôt, à réparer les églises, à bâtir les écoles, -à rassembler et à présider l'assemblée de la paroisse. -Elles veillaient sur le bien communal et en réglaient -l'usage, intentaient et soutenaient au nom de la communauté -les procès. Non-seulement le seigneur ne dirigeait -plus l'administration de toutes ces petites affaires -locales, mais il ne la surveillait pas. Tous les fonctionnaires -de la paroisse étaient sous le gouvernement ou -sous le contrôle du pouvoir central, comme nous le -montrerons dans le chapitre suivant. Bien plus, on ne -voit presque plus le seigneur agir comme le représentant -du roi dans la paroisse, comme l'intermédiaire -entre celui-ci et les habitants. Ce n'est plus lui qui est -chargé d'y appliquer les lois générales de l'État, d'y -assembler les milices, d'y lever les taxes, d'y publier -<span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">[Pg 65]</a></span> -les mandements du prince, d'en distribuer les secours. -Tous ces devoirs et tous ces droits appartiennent à -d'autres. Le seigneur n'est plus en réalité qu'un habitant -que des immunités et des priviléges séparent et -isolent de tous les autres; sa condition est différente, non -son pouvoir. <i>Le seigneur n'est qu'un premier habitant</i>, -ont soin de dire les intendants dans leurs lettres à leurs -subdélégués.</p> - -<p>Si vous sortez de la paroisse et que vous considériez -le canton, vous reverrez le même spectacle. Nulle part -les nobles n'administrent ensemble, non plus qu'individuellement; -cela était particulier à la France. Partout ailleurs -le trait caractéristique de la vieille société féodale -s'était en partie conservé: la possession de la terre et le -gouvernement des habitants demeuraient encore mêlés.</p> - -<p>L'Angleterre était administrée aussi bien que gouvernée -par les principaux propriétaires du sol. Dans les -portions mêmes de l'Allemagne où les princes étaient le -mieux parvenus, comme en Prusse et en Autriche, à se -soustraire à la tutelle des nobles dans les affaires générales -de l'État, ils leur avaient en grande partie conservé -l'administration des campagnes, et, s'ils étaient allés -dans certains endroits jusqu'à contrôler le seigneur, -nulle part ils n'avaient encore pris sa place.</p> - -<p>A vrai dire, les nobles français ne touchaient plus -depuis longtemps à l'administration publique que par -<span class="pagenum"><a name="Page_66" id="Page_66">[Pg 66]</a></span> -un seul point, la justice. Les principaux d'entre eux -avaient conservé le droit d'avoir des juges qui décidaient -certains procès en leur nom, et faisaient encore -de temps en temps des règlements de police dans les -limites de la seigneurie; mais le pouvoir royal avait -graduellement écourté, limité, subordonné la justice -seigneuriale, à ce point que les seigneurs qui l'exerçaient -encore la considéraient moins comme un pouvoir -que comme un revenu.</p> - -<p>Il en était ainsi de tous les droits particuliers de la -noblesse. La partie politique avait disparu; la portion -pécuniaire seule était restée, et quelquefois s'était fort -accrue.</p> - -<p>Je ne veux parler en ce moment que de cette portion -des priviléges utiles qui portait par excellence le nom -de droits féodaux, parce que ce sont ceux-là particulièrement -qui touchent le peuple.</p> - -<p>Il est malaisé de dire aujourd'hui en quoi ces droits -consistaient encore en 1789, car leur nombre avait été -immense et leur diversité prodigieuse, et, parmi eux, -plusieurs avaient déjà disparu ou s'étaient transformés; -de sorte que le sens des mots qui les désignaient, déjà -confus pour les contemporains, est devenu pour nous -fort obscur. Néanmoins, quand on consulte les livres -des feudistes du dix-huitième siècle et qu'on recherche -avec attention les usages locaux, on s'aperçoit que tous -<span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">[Pg 67]</a></span> -les droits encore existants peuvent se réduire à un petit -nombre d'espèces principales; tous les autres subsistent, -il est vrai, mais ils ne sont plus que des individus -isolés.</p> - -<p>Les traces de la corvée seigneuriale se retrouvent -presque partout à demi effacées. La plupart des droits -de péage sur les chemins sont modérés ou détruits; -néanmoins, il n'y a que peu de provinces où l'on n'en -rencontre encore plusieurs. Dans toutes, les seigneurs -prélèvent des droits sur les foires et dans les marchés. -On sait que dans la France entière ils jouissaient du -droit exclusif de chasse. En général, ils possèdent seuls -des colombiers et des pigeons; presque partout ils obligent -le paysan à faire moudre à leur moulin et vendanger -à leur pressoir. Un droit universel et très-onéreux -est celui des <i>lods et ventes</i>; c'est un impôt qu'on paye -au seigneur toutes les fois qu'on vend ou qu'on achète -des terres dans les limites de la seigneurie. Sur toute -la surface du territoire, enfin, la terre est chargée de -cens, de rentes foncières et de redevances en argent ou -en nature, qui sont dues au seigneur par le propriétaire, -et dont celui-ci ne peut se racheter. A travers toutes ces -diversités, un trait commun se présente: tous ces droits -se rattachent plus ou moins au sol ou à ses produits; -tous atteignent celui qui le cultive.</p> - -<p>On sait que les seigneurs ecclésiastiques jouissaient -<span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">[Pg 68]</a></span> -des mêmes avantages; car l'Eglise, qui avait une autre -origine, une autre destination et une autre nature que la -féodalité, avait fini néanmoins par se mêler intimement -à elle, et, bien qu'elle ne se fût jamais complétement incorporée -à cette substance étrangère, elle y avait si profondément -pénétré qu'elle y demeurait comme incrustée.</p> - -<p><a name="NOTE_10" id="NOTE_10"></a><a href="#ANCHOR_10"></a> -<a name="NOTE_11" id="NOTE_11"></a><a href="#ANCHOR_11">Des évêques</a>, -des chanoines, des abbés possédaient -donc des fiefs ou des censives en vertu de leurs fonctions -ecclésiastiques; <a name="NOTE_12" id="NOTE_12"></a> -<a href="#ANCHOR_12">le couvent</a> -avait, d'ordinaire, la seigneurie du village sur le territoire duquel il était -placé. Il avait des serfs dans la seule partie de la France -où il y en eût encore; il employait la corvée, levait des -droits sur les foires et marchés, avait son four, son moulin, -son pressoir, son taureau banal. Le clergé jouissait, -de plus, en France, comme dans tout le monde chrétien, -du droit de dîme.</p> - -<p>Mais ce qui m'importe ici, c'est de remarquer que, -dans toute l'Europe alors, les mêmes droits féodaux, -<i>précisément les mêmes</i>, se retrouvaient, et que, dans la -plupart des contrées du continent, ils étaient bien plus -lourds. Je citerai seulement la corvée seigneuriale. En -France, elle était rare et douce; en Allemagne, elle -était encore universelle et dure.</p> - -<p>Bien plus, plusieurs des droits d'origine féodale qui -ont le plus révolté nos pères, qu'ils considéraient non-seulement -comme contraires à la justice, mais à la civilisation; -<span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">[Pg 69]</a></span> -la dîme, les rentes foncières inaliénables, les -redevances perpétuelles, les lods et ventes, ce qu'ils appelaient, -dans la langue un peu emphatique du dix-huitième -siècle, <i>la servitude de la terre</i>, toutes ces choses -se retrouvaient alors, en partie, chez les Anglais; plusieurs -s'y voient encore aujourd'hui même. Elles n'empêchent -pas l'agriculture anglaise d'être la plus perfectionnée -et la plus riche du monde, et le peuple anglais -s'aperçoit à peine de leur existence.</p> - -<p>Pourquoi donc les mêmes droits féodaux ont-ils excité -dans le cœur du peuple en France une haine si forte qu'elle -survit à son objet même et semble ainsi inextinguible? -La cause de ce phénomène est, d'une part, que le paysan -français était devenu propriétaire foncier, et, de -l'autre, qu'il avait entièrement échappé au gouvernement -de son seigneur. Il y a bien d'autres causes encore, sans -doute, mais je pense que celles-ci sont les principales.</p> - -<p>Si le paysan n'avait pas possédé le sol, il eût été -comme insensible à plusieurs des charges que le système -féodal faisait peser sur la propriété foncière. Qu'importe -la dîme à celui qui n'est que fermier? Il la prélève sur -le produit du fermage. Qu'importe la rente foncière à -celui qui n'est pas propriétaire du fonds? Qu'importent -même les gênes de l'exploitation à celui qui exploite -pour un autre?</p> - -<p>D'un autre côté, si le paysan français avait encore -<span class="pagenum"><a name="Page_70" id="Page_70">[Pg 70]</a></span> -été administré par son seigneur, les droits féodaux lui -eussent paru bien moins insupportables, parce qu'il n'y -aurait vu qu'une conséquence naturelle de la constitution -du pays.</p> - -<p>Quand la noblesse possède non-seulement des priviléges, -mais des pouvoirs; quand elle gouverne et administre, -ses droits particuliers peuvent être tout à la -fois plus grands et moins aperçus. Dans les temps féodaux, -on considérait la noblesse à peu près du même -œil dont on considère aujourd'hui le gouvernement: on -supportait les charges qu'elle imposait en vue des garanties -qu'elle donnait. Les nobles avaient des priviléges -gênants, ils possédaient des droits onéreux; mais ils assuraient -l'ordre public, distribuaient la justice, faisaient -exécuter la loi, venaient au secours du faible, menaient -les affaires communes. A mesure que la noblesse cesse -de faire ces choses, le poids de ses priviléges paraît plus -pesant, et leur existence même finit par ne plus se comprendre.</p> - -<p>Imaginez-vous, je vous prie, le paysan français du -dix-huitième siècle, ou plutôt celui que vous connaissez; -car c'est toujours le même: sa condition a changé, -mais non son humeur. Voyez-le tel que les documents -que j'ai cités l'ont dépeint, si passionnément épris de -la terre qu'il consacre à l'acheter toutes ses épargnes -et l'achète à tout prix. Pour l'acquérir il lui faut d'abord -<span class="pagenum"><a name="Page_71" id="Page_71">[Pg 71]</a></span> -payer un droit, non au gouvernement, mais à -d'autres propriétaires du voisinage, aussi étrangers que -lui à l'administration des affaires publiques, presque -aussi impuissants que lui. Il la possède enfin; il y enterre -son cœur avec son grain. Ce petit coin du sol qui -lui appartient en propre dans ce vaste univers le remplit -d'orgueil et d'indépendance. Surviennent pourtant -les mêmes voisins qui l'arrachent à son champ et l'obligent -à venir travailler ailleurs sans salaire. Veut-il défendre -sa semence contre leur gibier: les mêmes l'en -empêchent; les mêmes l'attendent au passage de la -rivière pour lui demander un droit de péage. Il les retrouve -au marché, où ils lui vendent le droit de vendre -ses propres denrées; et quand, rentré au logis, il veut -employer à son usage le reste de son blé, de ce blé qui -a crû sous ses yeux et par ses mains, il ne peut le faire -qu'après l'avoir envoyé moudre dans le moulin et cuire -dans le four de ces mêmes hommes. C'est à leur faire -des rentes que passe une partie du revenu de son petit -domaine, et ces rentes sont imprescriptibles et irrachetables.</p> - -<p>Quoi qu'il fasse, il rencontre partout sur son chemin -ces voisins incommodes, pour troubler son plaisir, gêner -son travail, manger ses produits; et, quand il a fini avec -ceux-ci, d'autres, vêtus de noir, se présentent, qui lui -prennent le plus clair de sa récolte. Figurez-vous la -<span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">[Pg 72]</a></span> -condition, les besoins, le caractère, les passions de cet -homme, et calculez, si vous le pouvez, les trésors de -haine et d'envie qui se sont amassés dans son cœur.</p> - -<p><a name="NOTE_13" id="NOTE_13"></a><a href="#ANCHOR_13">La féodalité</a> -était demeurée la plus grande de toutes -<a name="NOTE_14" id="NOTE_14"></a><a href="#ANCHOR_14"> -nos institutions civiles</a> en cessant d'être une institution -politique. Ainsi réduite, elle excitait bien plus de haines -encore, et c'est avec vérité qu'on peut dire qu'en détruisant -une partie des institutions du moyen âge on -avait rendu cent fois plus odieux ce qu'on en laissait.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_73" id="Page_73">[Pg 73]</a></span></p> - - - - -<div class="chapter"> - <h3><a name="CHAPITRE_II_2" id="CHAPITRE_II_2"></a>CHAPITRE II.</h3> -</div> - -<p class="chapsum2">Que la centralisation - administrative est une institution de l'ancien - régime, et non pas l'œuvre de la Révolution ni de l'Empire, comme - on le dit.</p> - - -<p>J'ai entendu jadis un orateur, dans le temps où nous -avions des assemblées politiques en France, qui disait -en parlant de la centralisation administrative: -«Cette belle conquête de la Révolution, que l'Europe -nous envie.» Je veux bien que la centralisation soit -une belle conquête, je consens à ce que l'Europe -nous l'envie, mais je soutiens que ce n'est point une -conquête de la Révolution. C'est, au contraire, un -produit de l'ancien régime, et, j'ajouterai, la seule -portion de la constitution politique de l'ancien régime -qui ait survécu à la Révolution, parce que c'était la -seule qui pût s'accommoder de l'état social nouveau -que cette Révolution a créé. Le lecteur qui aura la -patience de lire attentivement le présent chapitre trouvera -peut-être que j'ai surabondamment prouvé ma -thèse.</p> - -<p>Je prie qu'on me permette d'abord de mettre à part -<span class="pagenum"><a name="Page_74" id="Page_74">[Pg 74]</a></span> -ce qu'on appelait <i>les pays d'état</i>, c'est-à-dire les provinces -qui s'administraient, ou plutôt avaient l'air de -s'administrer encore en partie elles-mêmes.</p> - -<p>Les pays d'état, placés aux extrémités du royaume, -ne contenaient guère que le quart de la population totale -de la France, et, parmi eux, il n'y en avait que -deux où la liberté provinciale fût réellement vivante. -Je reviendrai plus tard aux pays d'état, et je montrerai -jusqu'à quel point le pouvoir central les avait assujettis -eux-mêmes aux règles communes<a name="FNanchor_1_2" id="FNanchor_1_2"></a> -<a href="#Footnote_1_2" class="fnanchor">[1]</a>.</p> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_2" id="Footnote_1_2"></a> -<a href="#FNanchor_1_2"><span class="label">[1]</span></a> -Voyez l'<a href="#APPENDICE">appendice</a>.</p></div> - -<p>Je veux m'occuper principalement ici de ce qu'on -nommait dans la langue administrative du temps <i>les pays -d'élection</i>, quoiqu'il y eût là moins d'élections que nulle -part ailleurs. Ceux-là enveloppaient Paris de toute part; -ils se tenaient tous ensemble, et formaient le cœur et -la meilleure partie du corps de la France.</p> - -<p>Quand on jette un premier regard sur l'ancienne administration -du royaume, tout y paraît d'abord diversité -de règles et d'autorité, enchevêtrement de pouvoirs. -La France est couverte de corps administratifs ou de -fonctionnaires isolés qui ne dépendent pas les uns des -autres, et qui prennent part au gouvernement en vertu -d'un droit qu'ils ont acheté et qu'on ne peut leur reprendre. -Souvent leurs attributions sont si entremêlées et si -<span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">[Pg 75]</a></span> -contiguës qu'ils se pressent et s'entre-choquent dans le -cercle des mêmes affaires.</p> - -<p>Des cours de justice prennent part indirectement à -la puissance législative; elles ont le droit de faire des -règlements administratifs qui obligent dans les limites -de leur ressort. Quelquefois elles tiennent tête à l'administration -proprement dite, blâment bruyamment ses -mesures et décrètent ses agents. De simples juges font -des ordonnances de police dans les villes et dans les -bourgs de leur résidence.</p> - -<p>Les villes ont des constitutions très-diverses. Leurs -magistrats portent des noms différents, ou puisent leurs -pouvoirs à différentes sources: ici un maire, là des consuls, -ailleurs des syndics. Quelques-uns sont choisis -par le roi, quelques autres par l'ancien seigneur ou le -prince apanagiste; il y en a qui sont élus pour un an -par leurs concitoyens, et d'autres qui ont acheté le droit -de gouverner ceux-ci à perpétuité.</p> - -<p>Ce sont là les débris des anciens pouvoirs; mais il -s'est établi peu à peu au milieu d'eux une chose comparativement -nouvelle ou transformée, qui me reste à -peindre.</p> - -<p>Au centre du royaume et près du trône s'est peu à -peu formé un corps administratif d'une puissance singulière, -et dans le sein duquel tous les pouvoirs se réunissent -d'une façon nouvelle, <i>le conseil du roi</i>.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">[Pg 76]</a></span></p> - -<p>Son origine est antique, mais la plupart de ses fonctions -sont de date récente. Il est tout à la fois: cour -suprême de justice, car il a le droit de casser les arrêts -de tous les tribunaux ordinaires; tribunal supérieur -administratif: c'est de lui que ressortissent en dernier -ressort toutes les juridictions spéciales. Comme conseil -du gouvernement, il possède en outre, sous le bon plaisir -du roi, la puissance législative, discute et propose -la plupart des lois, fixe et répartit les impôts. Comme -conseil supérieur d'administration, c'est à lui d'établir -les règles générales qui doivent diriger les agents du -gouvernement. Lui-même décide toutes les affaires importantes -et surveille les pouvoirs secondaires. Tout finit -par aboutir à lui, et de lui part le mouvement qui se -communique à tout. Cependant il n'a point de juridiction -propre. C'est le roi qui seul décide, alors même que le -conseil semble prononcer. Même en ayant l'air de rendre -la justice, celui-ci n'est composé que de simples -<i>donneurs d'avis</i>, ainsi que le dit le parlement dans une -de ses remontrances.</p> - -<p>Ce conseil n'est point composé de grands seigneurs, -mais de personnages de médiocre ou de basse naissance, -d'anciens intendants et autres gens consommés dans la -pratique des affaires, tous révocables.</p> - -<p>Il agit d'ordinaire discrètement et sans bruit, montrant -toujours moins de prétentions que de pouvoir. -<span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">[Pg 77]</a></span> -Aussi n'a-t-il par lui-même aucun éclat; ou plutôt il se -perd dans la splendeur du trône dont il est proche, si -puissant qu'il touche à tout, et en même temps si obscur -que c'est à peine si l'histoire le remarque.</p> - -<p>De même que toute l'administration du pays est dirigée -par un corps unique, presque tout le maniement -des affaires intérieures est confié aux soins d'un seul -agent, <i>le contrôleur général</i>.</p> - -<p>Si vous ouvrez un almanach de l'ancien régime, vous -y trouvez que chaque province avait son ministre particulier; -mais, quand on étudie l'administration dans les -dossiers, on aperçoit bientôt que le ministre de la -province n'a que quelques occasions peu importantes -d'agir. Le train ordinaire des affaires est mené par le -contrôleur général; celui-ci a attiré peu à peu à lui toutes -les affaires qui donnent lieu à des questions d'argent, -c'est-à-dire l'administration publique presque tout entière. -On le voit agir successivement comme ministre des -finances, ministre de l'intérieur, ministre des travaux -publics, ministre du commerce.</p> - -<p>De même que l'administration centrale n'a, à vrai -dire, qu'un seul agent à Paris, elle n'a qu'un seul agent -dans chaque province. On trouve encore, au dix-huitième -siècle, de grands seigneurs qui portent le nom de -<i>gouverneurs de province</i>. Ce sont les anciens représentants, -souvent héréditaires, de la royauté féodale. On -<span class="pagenum"><a name="Page_78" id="Page_78">[Pg 78]</a></span> -leur accorde encore des honneurs, mais ils n'ont plus -aucun pouvoir. L'intendant possède toute la réalité du -gouvernement.</p> - -<p>Celui-ci est un homme de naissance commune, toujours -étranger à la province, jeune, qui a sa fortune -à faire. Il n'exerce point ses pouvoirs par droit d'élection, -de naissance ou d'office acheté; il est choisi -par le gouvernement parmi les membres inférieurs -du conseil d'État et toujours révocable. Séparé de -ce corps, il le représente, et c'est pour cela que, -dans la langue administrative du temps, on le nomme -le <i>commissaire départi</i>. Dans ses mains sont accumulés -presque tous les pouvoirs que le conseil lui-même -possède; il les exerce tous en premier ressort. Comme -ce conseil, il est tout à la fois administrateur et juge. -L'intendant correspond avec tous les ministres; il est -l'agent unique, dans la province, de toutes les volontés -du gouvernement.</p> - -<p>Au-dessous de lui, et nommé par lui, est placé dans -chaque canton un fonctionnaire révocable à volonté, le -<i>subdélégué</i>. L'intendant est d'ordinaire un nouvel anobli; -le subdélégué est toujours un roturier. Néanmoins il -représente le gouvernement tout entier dans la petite -circonscription qui lui est assignée, comme l'intendant -dans la généralité entière. Il est soumis à l'intendant, -comme celui-ci au ministre.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">[Pg 79]</a></span></p> - -<p>Le marquis d'Argenson raconte, dans ses Mémoires, -qu'un jour Law lui dit: «Jamais je n'aurais cru ce que -j'ai vu quand j'étais contrôleur des finances. Sachez -que ce royaume de France est gouverné par trente intendants. -Vous n'avez ni parlement, ni états, ni gouverneurs; -ce sont trente maîtres des requêtes commis -aux provinces de qui dépendent le malheur ou le bonheur -de ces provinces, leur abondance ou leur stérilité.»</p> - -<p>Ces fonctionnaires si puissants étaient pourtant éclipsés -par les restes de l'ancienne aristocratie féodale et -comme perdus au milieu de l'éclat qu'elle jetait encore; -c'est ce qui fait que, de leur temps même, on les voyait -à peine, quoique leur main fût déjà partout. Dans la -société, les nobles avaient sur eux l'avantage du rang, -de la richesse et de la considération qui s'attache toujours -aux choses anciennes. Dans le gouvernement, la -noblesse entourait le prince et formait sa cour; elle -commandait les flottes, dirigeait les armées; elle faisait, -en un mot, ce qui frappe le plus les yeux des contemporains -et arrête trop souvent les regards de la -postérité. On eût insulté un grand seigneur en lui proposant -de le nommer intendant; le plus pauvre gentilhomme -de race aurait le plus souvent dédaigné de -l'être. Les intendants étaient à ses yeux les représentants -d'un pouvoir intrus, des hommes nouveaux, préposés -au gouvernement des bourgeois et des paysans, et, -<span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">[Pg 80]</a></span> -au demeurant, de fort petits compagnons. Ces hommes -gouvernaient cependant la France, comme avait dit -Law et comme nous allons le voir.</p> - -<p>Commençons d'abord par le droit d'impôt, qui contient -en quelque façon en lui tous les autres.</p> - -<p>On sait qu'une partie des impôts était en ferme: pour -ceux-là, c'était le conseil du roi qui traitait avec les compagnies -financières, fixait les conditions du contrat et -réglait le mode de la perception. Toutes les autres taxes, -comme la taille, la capitation et les vingtièmes, étaient -établies et levées directement par les agents de l'administration -centrale ou sous leur contrôle tout-puissant.</p> - -<p>C'était le conseil qui fixait chaque année par une décision -secrète le montant de la taille et de ses nombreux -accessoires, et aussi sa répartition entre les provinces. -La taille avait ainsi grandi d'année en année, sans que -personne en fût averti d'avance par aucun bruit.</p> - -<p>Comme la taille était un vieil impôt, l'assiette et la -levée en avaient été confiées jadis à des agents locaux, -qui tous étaient plus ou moins indépendants du gouvernement, -puisqu'ils exerçaient leurs pouvoirs par -droit de naissance ou d'élection, ou en vertu de charges -achetées. C'étaient <i>le seigneur</i>, <i>le collecteur paroissial</i>, -<i>les trésoriers de France</i>, <i>les élus</i>. Ces autorités -existaient encore au dix-huitième siècle; mais les unes -avaient cessé absolument de s'occuper de la taille, les -<span class="pagenum"><a name="Page_81" id="Page_81">[Pg 81]</a></span> -autres ne le faisaient plus que d'une façon très-secondaire -et entièrement subordonnée. Là même, la puissance -entière était dans les mains de l'intendant et de -ses agents; lui seul, en réalité, répartissait la taille entre -les paroisses, guidait et surveillait les collecteurs, accordait -des sursis ou des décharges.</p> - -<p>D'autres impôts, comme la capitation, étant de date récente, -le gouvernement n'y était plus gêné par les débris -des vieux pouvoirs; il y agissait seul, sans aucune intervention -des gouvernés. Le contrôleur général, l'intendant -et le conseil fixaient le montant de chaque cote.</p> - -<p>Passons de l'argent aux hommes.</p> - -<p>On s'étonne quelquefois que les Français aient supporté -si patiemment le joug de la conscription militaire -à l'époque de la Révolution et depuis; mais il faut bien -considérer qu'ils y étaient tous pliés depuis longtemps. -La conscription avait été précédée par la milice, charge -plus lourde, bien que les contingents demandés fussent -moins grands. De temps à autre on faisait tirer au sort -la jeunesse des campagnes, et on prenait dans son sein -un certain nombre de soldats dont on formait des régiments -de milice où l'on servait pendant six ans.</p> - -<p>Comme la milice était une institution comparativement -moderne, aucun des anciens pouvoirs féodaux -ne s'en occupait; toute l'opération était confiée aux -seuls agents du gouvernement central. Le conseil fixait -<span class="pagenum"><a name="Page_82" id="Page_82">[Pg 82]</a></span> -le contingent général et la part de la province. L'intendant -réglait le nombre d'hommes à lever dans chaque -paroisse; son subdélégué présidait au tirage, jugeait les -cas d'exemption, désignait les miliciens qui pouvaient -résider dans leurs foyers, ceux qui devaient partir, et -livrait enfin ceux-ci à l'autorité militaire. Il n'y avait de -recours qu'à l'intendant et au conseil.</p> - -<p>On peut dire également qu'en dehors des pays d'état -tous les travaux publics, même ceux qui avaient la destination -la plus particulière, étaient décidés et conduits -par les seuls agents du pouvoir central.</p> - -<p>Il existait bien encore des autorités locales et indépendantes -qui, comme <i>le seigneur</i>, <i>les bureaux de -finances</i>, <i>les grands voyers</i>, pouvaient concourir à -cette partie de l'administration publique. Presque partout -ces vieux pouvoirs agissaient peu ou n'agissaient -plus du tout: le plus léger examen des pièces administratives -du temps nous le démontre. Toutes les grandes -routes, et même les chemins qui conduisaient d'une -ville à une autre, étaient ouverts et entretenus sur le -produit des contributions générales. C'était le conseil qui -arrêtait le plan et fixait l'adjudication. L'intendant dirigeait -les travaux des ingénieurs, le subdélégué réunissait -la corvée qui devait les exécuter. On n'abandonnait -aux anciens pouvoirs locaux que le soin des chemins vicinaux, -qui demeuraient dès lors impraticables.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">[Pg 83]</a></span></p> - -<p>Le grand agent du gouvernement central en matière -de travaux publics était, comme de nos jours, le <i>corps -des ponts et chaussées</i>. Ici tout se ressemble d'une -manière singulière, malgré la différence des temps. -L'administration des ponts et chaussées a un conseil -et une école; des inspecteurs qui parcourent annuellement -toute la France; des ingénieurs qui résident -sur les lieux et sont chargés, sous les ordres de l'intendant, -d'y diriger tous les travaux. Les institutions -de l'ancien régime, qui, en bien plus grand nombre -qu'on ne le suppose, ont été transportées dans la société -nouvelle, ont perdu d'ordinaire dans le passage leurs -noms alors même qu'elles conservaient leurs formes; -mais celle-ci a gardé l'un et l'autre: fait rare.</p> - -<p>Le gouvernement central se chargeait seul, à l'aide -de ses agents, de maintenir l'ordre public dans les provinces. -La maréchaussée était répandue sur toute la surface -du royaume en petites brigades, et placée partout -sous la direction des intendants. C'est à l'aide de ces soldats, -et au besoin de l'armée, que l'intendant parait à -tous les dangers imprévus, arrêtait les vagabonds, réprimait -la mendicité et étouffait les émeutes que le prix -des grains faisait naître sans cesse. Jamais il n'arrivait, -comme autrefois, que les gouvernés fussent appelés à -aider le gouvernement dans cette partie de sa tâche, -excepté dans les villes, où il existait d'ordinaire une -<span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">[Pg 84]</a></span> -garde urbaine dont l'intendant choisissait les soldats et -nommait les officiers.</p> - -<p>Les corps de justice avaient conservé le droit de faire -des règlements de police et en usaient souvent; mais ces -règlements n'étaient applicables que sur une partie du -territoire, et, le plus souvent, dans un seul lieu. Le -conseil pouvait toujours les casser, et il les cassait sans -cesse, quand il s'agissait des juridictions inférieures. -De son côté, il faisait tous les jours des règlements généraux, -applicables également à tout le royaume, soit -sur des matières différentes de celles que les tribunaux -avaient réglementées, soit sur les mêmes matières qu'ils -réglaient autrement. Le nombre de ces règlements, ou, -comme on disait alors, de ces <i>arrêts du conseil</i>, est -immense, et il s'accroît sans cesse à mesure qu'on -s'approche de la Révolution. Il n'y a presque aucune -partie de l'économie sociale ou de l'organisation politique -qui n'ait été remaniée par des arrêts du conseil -pendant les quarante ans qui la précèdent.</p> - -<p>Dans l'ancienne société féodale, si le seigneur possédait -de grands droits, il avait aussi de grandes charges. -C'était à lui à secourir les indigents dans l'intérieur de -ses domaines. Nous trouvons une dernière trace de cette -vieille législation de l'Europe dans le code prussien de -1795, où il est dit: «Le seigneur doit veiller à ce que -les paysans pauvres reçoivent l'éducation. Il doit, autant -<span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">[Pg 85]</a></span> -que possible, procurer des moyens de vivre à -ceux de ses vassaux qui n'ont point de terre. Si quelques-uns -d'entre eux tombent dans l'indigence, il est -obligé de venir à leur secours.»</p> - -<p>Aucune loi semblable n'existait plus en France depuis -longtemps. Comme on avait ôté au seigneur ses anciens -pouvoirs, il s'était soustrait à ses anciennes obligations. -Aucune autorité locale, aucun conseil, aucune association -provinciale ou paroissiale n'avait pris sa place. Nul -n'était plus obligé par la loi à s'occuper des pauvres des -campagnes; le gouvernement central avait entrepris hardiment -de pourvoir seul à leurs besoins.</p> - -<p>Tous les ans le conseil assignait à chaque province, -sur le produit général des taxes, certains fonds que l'intendant -distribuait en secours dans les paroisses. C'était à -lui que devait s'adresser le cultivateur nécessiteux. Dans -les temps de disette, c'était l'intendant qui faisait distribuer -au peuple du blé ou du riz. Le conseil rendait annuellement -des arrêts qui ordonnaient d'établir, dans certains -lieux qu'il avait soin d'indiquer lui-même, des ateliers de -charité où les paysans les plus pauvres pouvaient travailler -moyennant un léger salaire. -<a name="NOTE_15" id="NOTE_15"></a><a href="#ANCHOR_15"> -On doit croire aisément</a> -qu'une charité faite de si loin était souvent aveugle ou -capricieuse, et toujours très-insuffisante.</p> - -<p><a name="NOTE_16" id="NOTE_16"></a><a href="#ANCHOR_16"> -Le gouvernement central</a> ne se bornait pas à venir au -secours des paysans dans leurs misères; il prétendait leur -<span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">[Pg 86]</a></span> -enseigner l'art de s'enrichir, les y aider et les y forcer -au besoin. Dans ce but il faisait distribuer de temps -en temps par ses intendants et ses subdélégués de petits -écrits sur l'art agricole, fondait des sociétés d'agriculture, -promettait des primes, entretenait à grands frais -des pépinières dont il distribuait les produits. Il semble -qu'il eût été plus efficace d'alléger le poids et de diminuer -l'inégalité des charges qui opprimaient alors l'agriculture; -mais c'est ce dont on ne voit pas qu'il se soit -avisé jamais.</p> - -<p>Quelquefois le conseil entendait obliger les particuliers -à prospérer, quoi qu'ils en eussent. -<a name="NOTE_17" id="NOTE_17"></a><a href="#ANCHOR_17"> -Les arrêts qui contraignent les artisans</a> à se servir de certaines méthodes -et à fabriquer de certains produits sont innombrables; -et comme les intendants ne suffisaient pas à surveiller -l'application de toutes ces règles, il existait des -inspecteurs généraux de l'industrie qui parcouraient les -provinces pour y tenir la main.</p> - -<p>Il y a des arrêts du conseil qui prohibent certaines -cultures dans des terres que ce conseil y déclare peu -propres. On en trouve où il ordonne d'arracher des vignes -plantées, suivant lui, dans un mauvais sol, tant le -gouvernement était déjà passé du rôle de souverain à -celui de tuteur.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">[Pg 87]</a></span></p> - - - - -<div class="chapter"> - <h3><a name="CHAPITRE_III_2" id="CHAPITRE_III_2"></a>CHAPITRE III.</h3> -</div> - -<p class="chapsum2">Comment ce qu'on appelle - aujourd'hui la tutelle administrative est - une institution de l'ancien régime.</p> - - -<p>En France, la liberté municipale a survécu à la féodalité. -Lorsque déjà les seigneurs n'administraient plus -les campagnes, les villes conservaient encore le droit -de se gouverner. On en rencontre, jusque vers la fin du -dix-septième siècle, qui continuent à former comme de -petites républiques démocratiques, où les magistrats -sont librement élus par tout le peuple et responsables -envers lui, où la vie municipale est publique et active, -où la cité se montre encore fière de ses droits et très-jalouse -de son indépendance.</p> - -<p>Les élections ne furent abolies généralement pour la -première fois qu'en 1692. Les fonctions municipales -furent alors <a name="NOTE_18" id="NOTE_18"></a><a href="#ANCHOR_18"> -mises <i>en offices</i></a>, c'est-à-dire que le roi vendit, -dans chaque ville, à quelques habitants, le droit de -gouverner perpétuellement tous les autres.</p> - -<p>C'était sacrifier, avec la liberté des villes, leur bien-être; -car si la mise en office des fonctions publiques a -<span class="pagenum"><a name="Page_88" id="Page_88">[Pg 88]</a></span> -eu souvent d'utiles effets quand il s'est agi des tribunaux, -parce que la condition première d'une bonne justice -est l'indépendance complète du juge, elle n'a jamais -manqué d'être très-funeste toutes les fois qu'il s'est agi -de l'administration proprement dite, où on a surtout -besoin de rencontrer la responsabilité, la subordination -et le zèle. Le gouvernement de l'ancienne monarchie -ne s'y trompait pas: il avait grand soin de ne point user -pour lui-même du régime qu'il imposait aux villes, et il -se gardait bien de mettre en offices les fonctions de -subdélégués et d'intendants.</p> - -<p>Et ce qui est bien digne de tous les mépris de l'histoire, -cette grande révolution fut accomplie sans aucune -vue politique. <a name="NOTE_19" id="NOTE_19"></a><a href="#ANCHOR_19"> -Louis XI avait restreint</a> les libertés municipales -parce que leur caractère démocratique lui faisait -peur; Louis XIV les détruisit sans les craindre. Ce qui le -prouve, c'est qu'il les rendit à toutes les villes qui purent -les racheter. En réalité, il voulait moins les abolir qu'en -trafiquer, et, s'il les abolit en effet, ce fut pour ainsi -dire sans y penser, par pur expédient de finances; et, -chose étrange, le même jeu se continue pendant quatre-vingts -ans. Sept fois, durant cet espace, on vend aux -villes le droit d'élire leurs magistrats, et, quand elles en -ont de nouveau goûté la douceur, on le leur reprend -pour le leur revendre. Le motif de la mesure est toujours -le même, et souvent on l'avoue. «Les nécessités -<span class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89">[Pg 89]</a></span> -de nos finances,» est-il dit dans le préambule de -l'édit de 1722, «nous obligent à chercher les moyens -les plus sûrs de les soulager.» Le moyen était sûr, -mais ruineux pour ceux sur qui tombait cet étrange -impôt. «Je suis frappé de l'énormité des finances qui -ont été payées dans tous les temps pour racheter les -offices municipaux,» écrit un intendant au contrôleur -général en 1764. «Le montant de cette finance employé -en ouvrages utiles aurait tourné au profit de -la ville, qui, au contraire, n'a senti que le poids de -l'autorité et des priviléges de ces offices.» Je n'aperçois -pas de trait plus honteux dans toute la physionomie -de l'ancien régime.</p> - -<p>Il semble difficile de dire aujourd'hui précisément -comment se gouvernaient les villes au dix-huitième siècle; -car, indépendamment de ce que l'origine des pouvoirs -municipaux change sans cesse, comme il vient -d'être dit, chaque ville conserve encore quelques lambeaux -de son ancienne constitution et a des usages propres. -Il n'y a peut-être pas deux villes en France où -tout se ressemble absolument; mais c'est là une diversité -trompeuse, qui cache la similitude.</p> - -<p>En 1764, le gouvernement entreprit de faire une loi -générale sur l'administration des villes. Il se fit envoyer -par ses intendants des mémoires sur la manière dont les -choses se passaient alors dans chacune d'elles. J'ai retrouvé -<span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">[Pg 90]</a></span> -une partie de cette enquête, et j'ai achevé de me -convaincre en la lisant que les affaires municipales -étaient conduites de la même manière à peu près partout. -Les différences ne sont plus que superficielles et -apparentes; le fond est partout le même.</p> - -<p>Le plus souvent le gouvernement des villes est confié -à deux assemblées. Toutes les grandes villes sont dans -ce cas et la plupart des petites.</p> - -<p>La première assemblée est composée d'officiers municipaux, -plus ou moins nombreux suivant les lieux. -C'est le pouvoir exécutif de la commune, <i>le corps de -ville</i>, comme on disait alors. Ses membres exercent un -pouvoir temporaire et sont élus, quand le roi a établi -l'élection ou que la ville a pu racheter les offices. Ils -remplissent leur charge à perpétuité moyennant finance, -lorsque le roi a rétabli les offices et a réussi à les vendre, -ce qui n'arrive pas toujours; car cette sorte de -marchandise s'avilit de plus en plus à mesure que l'autorité -municipale se subordonne davantage au pouvoir -central. Dans tous les cas ces officiers municipaux ne -reçoivent pas de salaire, mais ils ont toujours des -exemptions d'impôts et des priviléges. Point d'ordre -hiérarchique parmi eux; l'administration est collective. -On ne voit pas de magistrat qui la dirige particulièrement -et en réponde. Le maire est le président du corps -de la ville, non l'administrateur de la cité.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">[Pg 91]</a></span></p> - -<p>La seconde assemblée, qu'on nomme l'<i>assemblée générale</i>, -élit le corps de ville, là où l'élection a lieu encore, -et partout elle continue à prendre part aux principales -affaires.</p> - -<p>Au quinzième siècle, l'assemblée générale se composait -souvent de tout le peuple; cet usage, dit l'un -des mémoires de l'enquête, <i>était d'accord avec le génie -populaire de nos anciens</i>. C'est le peuple tout entier -qui élisait alors ses officiers municipaux; c'est lui qu'on -consultait quelquefois; c'est à lui qu'on rendait compte. -A la fin du dix-septième siècle, cela se rencontre encore -parfois.</p> - -<p>Au dix-huitième siècle, ce n'est plus le peuple lui-même -agissant en corps qui forme l'assemblée générale. -Celle-ci est presque toujours représentative. Mais -ce qu'il faut bien considérer, c'est que nulle part elle -n'est plus élue par la masse du public et n'en reçoit l'esprit. -Partout elle est composée de <i>notables</i>, dont quelques-uns -y paraissent en vertu d'un droit qui leur est -propre; les autres y sont envoyés par des corporations -ou des compagnies, et chacun y remplit un mandat -impératif que lui a donné cette petite société particulière.</p> - -<p>A mesure qu'on avance dans le siècle, le nombre des -notables de droit se multiplie dans le sein de cette assemblée; -les députés des corporations industrielles y -<span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">[Pg 92]</a></span> -deviennent moins nombreux ou cessent d'y paraître. -On n'y rencontre plus que ceux des <i>corps</i>; c'est-à-dire? -que l'assemblée contient seulement des bourgeois et ne -reçoit presque plus d'artisans. Le peuple, qui ne se -laisse pas prendre aussi aisément qu'on se l'imagine aux -vains semblants de la liberté, cesse alors partout de s'intéresser -aux affaires de la commune et vit dans l'intérieur -de ses propres murs comme un étranger. Inutilement -ses magistrats essayent de temps en temps de réveiller -en lui ce patriotisme municipal qui a fait tant de merveilles -dans le moyen âge: il reste sourd. Les plus grands -intérêts de la ville semblent ne plus le toucher. On voudrait -qu'il allât voter, là où on a cru devoir conserver -la vaine image d'une élection libre: il s'entête à s'abstenir. -Rien de plus commun qu'un pareil spectacle dans -l'histoire. Presque tous les princes qui ont détruit la liberté -ont tenté d'abord d'en maintenir les formes: cela -s'est vu depuis Auguste jusqu'à nos jours; ils se flattaient -ainsi de réunir à la force morale que donne toujours -l'assentiment public les commodités que la puissance -absolue peut seule offrir. Presque tous ont échoué -dans cette entreprise, et ont bientôt découvert qu'il était -impossible de faire durer longtemps ces menteuses apparences -là où la réalité n'était plus.</p> - -<p>Au dix-huitième siècle le gouvernement municipal -des villes avait donc dégénéré partout en une petite -<span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">[Pg 93]</a></span> -oligarchie. Quelques familles y conduisaient toutes les -affaires dans des vues particulières, loin de l'œil du -public et sans être responsables envers lui: c'est une -maladie dont cette administration est atteinte dans la -France entière. Tous les intendants la signalent; mais -le seul remède qu'ils imaginent, c'est l'assujettissement -toujours plus grand des pouvoirs locaux au gouvernement -central.</p> - -<p>Il était cependant difficile d'y mieux réussir qu'on ne -l'avait déjà fait; indépendamment des édits qui de temps -à autre modifient l'administration de toutes les villes, -<a name="NOTE_20" id="NOTE_20"></a><a href="#ANCHOR_20"> -les lois particulières</a> à chacune d'elles sont souvent bouleversées -par des règlements du conseil non enregistrés, -rendus sur les propositions des intendants, sans -enquête préalable, et quelquefois sans que les habitants -de la ville eux-mêmes s'en doutent.</p> - -<p>«Cette mesure,» disent les habitants d'une ville qui -avait été atteinte par un semblable arrêt, «a étonné -<a name="NOTE_21" id="NOTE_21"></a><a href="#ANCHOR_21">tous les ordres</a> -de la ville, qui ne s'attendaient à rien de semblable.»</p> - -<p>Les villes ne peuvent ni établir un octroi, ni lever -une contribution, ni hypothéquer, ni vendre, ni plaider, -ni affermer leurs biens, ni les administrer, ni faire -emploi de l'excédant de leurs recettes, sans qu'il intervienne -un arrêt du conseil sur le rapport de l'intendant. -Tous leurs travaux sont exécutés sur des plans et d'après -<span class="pagenum"><a name="Page_94" id="Page_94">[Pg 94]</a></span> -des devis que le conseil a approuvés par arrêt. C'est -devant l'intendant ou ses subdélégués qu'on les adjuge, -et c'est d'ordinaire l'ingénieur ou l'architecte de l'État -qui les conduit. Voilà qui surprendra bien ceux qui pensent -que tout ce qu'on voit en France est nouveau.</p> - -<p>Mais le gouvernement central entre bien plus avant -encore dans l'administration des villes que cette règle -même ne l'indique; son pouvoir y est bien plus étendu -que son droit.</p> - -<p>Je trouve dans une circulaire adressée vers le milieu -du siècle par le contrôleur général à tous les intendants: -«Vous donnerez une attention particulière à tout ce qui -se passe dans les assemblées municipales. Vous vous -en ferez rendre le compte le plus exact et remettre -toutes les délibérations qui y seront prises, pour me -les envoyer sur-le-champ avec votre avis.»</p> - -<p>On voit en effet par la correspondance de l'intendant -avec ses subdélégués que le gouvernement a la main -dans toutes les affaires des villes, dans les moindres -comme dans les plus grandes. On le consulte sur tout, -et il a un avis décidé sur tout; il y règle jusqu'aux fêtes. -C'est lui qui commande, dans certains cas, les témoignages -de l'allégresse publique, qui fait allumer les -feux de joie et illuminer les maisons. Je trouve un intendant -qui met à l'amende de 20 livres des membres de -la garde bourgeoise qui se sont absentés du <i>Te Deum</i>.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_95" id="Page_95">[Pg 95]</a></span></p> - -<p>Aussi les officiers municipaux ont-ils un sentiment -convenable de leur néant.</p> - -<p>«Nous vous prions très-humblement, Monseigneur,» -écrivent quelques-uns d'entre eux à l'intendant, «de -nous accorder votre bienveillance et votre protection. -Nous tâcherons de ne pas nous en rendre indignes par -notre soumission à tous les ordres de Votre Grandeur.» -«Nous n'avons jamais résisté à vos volontés, -Monseigneur,» écrivent d'autres, qui s'intitulent encore -magnifiquement <i>Pairs de la ville</i>.</p> - -<p>C'est ainsi que la classe bourgeoise se prépare au -gouvernement et le peuple à la liberté.</p> - -<p>Au moins, si cette étroite dépendance des villes avait -préservé leurs finances! mais il n'en est rien. On avance -que sans la centralisation les villes se ruineraient aussitôt: -je l'ignore; mais il est certain que, dans le dix-huitième -siècle, la centralisation ne les empêchait pas de -se ruiner. Toute l'histoire administrative de ce temps -est pleine du désordre de leurs affaires.</p> - -<p>Que si nous allons des villes aux villages, nous rencontrons -d'autres pouvoirs, d'autres formes; même dépendance.</p> - -<p><a name="NOTE_22" id="NOTE_22"></a><a href="#ANCHOR_22">Je vois bien</a> -des indices qui m'annoncent que dans le -moyen âge les habitants de chaque village ont formé -une communauté distincte du seigneur. Celui-ci s'en -servait, la surveillait, la gouvernait; mais elle possédait -<span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">[Pg 96]</a></span> -en commun certains biens dont elle avait la propriété -propre; elle élisait ses chefs, elle s'administrait -elle-même démocratiquement.</p> - -<p>Cette vieille constitution de la paroisse se retrouve -chez toutes les nations qui ont été féodales et dans tous -les pays où ces nations ont porté les débris de leurs -lois. On en voit partout la trace en Angleterre, et elle -était encore toute vivante en Allemagne il y a soixante -ans, ainsi qu'on peut s'en convaincre en lisant le code -du grand Frédéric. En France même, au dix-huitième -siècle, il en existe encore quelques vestiges.</p> - -<p>Je me souviens que, quand je recherchais pour la première -fois, dans les archives d'une intendance, ce que -c'était qu'une paroisse de l'ancien régime, j'étais surpris -de retrouver, dans cette communauté si pauvre et si asservie, -plusieurs des traits qui m'avaient frappé jadis -dans les communes rurales d'Amérique, et que j'avais -jugés alors à tort devoir être une singularité particulière -au nouveau monde. Ni l'une ni l'autre n'ont de représentation -permanente, de corps municipal proprement -dit; l'une et l'autre sont administrées par des fonctionnaires -qui agissent séparément, sous la direction de -la communauté tout entière. Toutes deux ont, de temps -à autre, des assemblées générales où tous les habitants, -réunis dans un seul corps, élisent leurs magistrats -et règlent les principales affaires. Elles se ressemblent, -<span class="pagenum"><a name="Page_97" id="Page_97">[Pg 97]</a></span> -en un mot, autant qu'un vivant peut ressembler -à un mort.</p> - -<p>Ces deux êtres si différents dans leurs destinées ont -eu, en effet, même naissance.</p> - -<p>Transportée d'un seul coup loin de la féodalité et -maîtresse absolue d'elle-même, la paroisse rurale du -moyen âge est devenue le <i>township</i> de la Nouvelle-Angleterre. -Séparée du seigneur, mais serrée dans la puissante -main de l'État, elle est devenue en France ce que -nous allons dire.</p> - -<p>Au dix-huitième siècle, le nombre et le nom des fonctionnaires -de la paroisse varient suivant les provinces. -On voit par les anciens documents que ces fonctionnaires -avaient été plus nombreux quand la vie locale -avait été plus active; leur nombre a diminué à mesure -qu'elle s'est engourdie. Dans la plupart des paroisses -du dix-huitième siècle ils sont réduits à deux: l'un -se nomme le <i>collecteur</i>, l'autre s'appelle le plus souvent -le <i>syndic</i>. D'ordinaire ces officiers municipaux sont encore -élus ou sont censés l'être; mais ils sont devenus -partout les instruments de l'État plus que les représentants -de la communauté. Le collecteur lève la taille -sous les ordres directs de l'intendant. Le syndic, placé -sous la direction journalière du subdélégué de l'intendant, -le représente dans toutes les opérations qui ont -trait à l'ordre public ou au gouvernement. Il est son -<span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">[Pg 98]</a></span> -principal agent quand il s'agit de la milice, des travaux -de l'État, de l'exécution de toutes les lois générales.</p> - -<p>Le seigneur, comme nous l'avons déjà vu, reste étranger -à tous ces détails du gouvernement; il ne les surveille -même plus; il n'y aide pas; bien plus, ces soins par -lesquels s'entretenait jadis sa puissance lui paraissent -indignes de lui, à mesure que sa puissance elle-même -est mieux détruite. On blesserait aujourd'hui son orgueil -en l'invitant à s'y livrer. Il ne gouverne plus; mais sa -présence dans la paroisse et ses priviléges empêchent -qu'un bon gouvernement paroissial puisse s'établir à la -place du sien. Un particulier si différent de tous les autres, -si indépendant, si favorisé, y détruit ou y affaiblit -l'empire de toutes les règles.</p> - -<p>Comme son contact a fait fuir successivement vers la -ville, ainsi que je le montrerai plus loin, presque tous -ceux des habitants qui possédaient de l'aisance et des -lumières, il ne reste en dehors de lui qu'un troupeau de -paysans ignorants et grossiers, hors d'état de diriger -l'administration des affaires communes. «Une paroisse,» -a dit avec raison Turgot, «est un assemblage de cabanes -et d'habitants non moins passifs qu'elles.»</p> - -<p>Les documents administratifs du dix-huitième siècle -sont remplis de plaintes que font naître l'impéritie, l'inertie -et l'ignorance des collecteurs et des syndics de -paroisses. Ministres, intendants, subdélégués, gentilshommes -<span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">[Pg 99]</a></span> -même, tous le déplorent sans cesse; mais aucun -ne remonte aux causes.</p> - -<p>Jusqu'à la Révolution, la paroisse rurale de France -conserve dans son gouvernement quelque chose de cet -aspect démocratique qu'on lui avait vu dans le moyen -âge. S'agit-il d'élire des officiers municipaux ou de discuter -quelque affaire commune: la cloche du village appelle -les paysans devant le porche de l'église; là, pauvres -comme riches ont le droit de se présenter. L'assemblée -réunie, il n'y a point, il est vrai, de délibération -proprement dite ni de vote; mais chacun peut exprimer -son avis, et un notaire requis à cet effet et instrumentant -en plein vent recueille les différents dires et les -consigne dans un procès-verbal.</p> - -<p>Quand on compare ces vaines apparences de la liberté -avec l'impuissance réelle qui y était jointe, on découvre -déjà en petit comment le gouvernement le plus absolu -peut se combiner avec quelques-unes des formes -de la plus extrême démocratie, de telle sorte qu'à -l'oppression vienne encore s'ajouter le ridicule de n'avoir -pas l'air de la voir. Cette assemblée démocratique -de la paroisse pouvait bien exprimer des vœux, mais -elle n'avait pas plus le droit de faire sa volonté que le -conseil municipal de la ville. Elle ne pouvait même parler -que quand on lui avait ouvert la bouche; car ce n'était -jamais qu'après avoir sollicité la permission expresse -<span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">[Pg 100]</a></span> -de l'intendant, et, comme on le disait alors, appliquant -le mot à la chose, <i>sous son bon plaisir</i>, qu'on pouvait la -réunir. Fût-elle unanime, elle ne pouvait ni s'imposer, -ni vendre, ni acheter, ni louer, ni plaider, sans que le -conseil du roi le permît. Il fallait obtenir un arrêt de ce -conseil pour réparer le dommage que le vent venait de -causer au toit de l'église ou relever le mur croulant du -presbytère. La paroisse rurale la plus éloignée de Paris -était soumise à cette règle comme les plus proches. J'ai -vu des paroisses demander au conseil le droit de dépenser -25 livres.</p> - -<p>Les habitants avaient retenu, d'ordinaire, il est vrai, -le droit d'élire par vote universel leurs magistrats; mais -il arrivait souvent que l'intendant désignait à ce petit -corps électoral un candidat qui ne manquait guère d'être -nommé à l'unanimité des suffrages. D'autres fois il cassait -l'élection spontanément faite, nommait lui-même le -collecteur et le syndic, et suspendait indéfiniment toute -élection nouvelle. J'en ai vu mille exemples.</p> - -<p>On ne saurait imaginer de destinée plus cruelle que -celle de ces fonctionnaires communaux. Le dernier agent -du gouvernement central, le subdélégué, les faisait -obéir à ses moindres caprices. Souvent il les condamnait -à l'amende; quelquefois il les faisait emprisonner; -car les garanties qui, ailleurs, défendaient encore les -citoyens contre l'arbitraire, n'existaient plus ici. «J'ai -<span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">[Pg 101]</a></span> -fait mettre en prison, dit un intendant en 1750, quelques -principaux des communautés qui murmuraient, -et j'ai fait payer à ces communautés la course des -cavaliers de la maréchaussée. Par ce moyen elles ont -été facilement matées.» Aussi les fonctions paroissiales -étaient-elles considérées moins comme des honneurs -que comme des charges auxquelles on cherchait -par toutes sortes de subterfuges à se dérober.</p> - -<p>Et pourtant ces derniers débris de l'ancien gouvernement -de la paroisse étaient encore chers aux paysans, -et aujourd'hui même, de toutes les libertés publiques, la -seule qu'ils comprennent bien, c'est la liberté paroissiale. -L'unique affaire de nature publique qui les intéresse -réellement est celle-là. Tel qui laisse volontiers le gouvernement -de toute la nation dans la main d'un maître -regimbe à l'idée de n'avoir pas à dire son mot dans -l'administration de son village: tant il y a encore de -poids dans les formes les plus creuses!</p> - -<p>Ce que je viens de dire des villes et des paroisses, il -faut l'étendre à presque tous les corps qui avaient une -existence à part et une propriété collective.</p> - -<p>Sous l'ancien régime comme de nos jours, il n'y -avait ville, bourg, village, ni si petit hameau en France, -hôpital, fabrique, <a name="NOTE_23" id="NOTE_23"></a> -<a href="#ANCHOR_23">couvent ni collége</a>, qui pût avoir une -volonté indépendante dans ses affaires particulières, -ni administrer à sa volonté ses propres biens. Alors -<span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">[Pg 102]</a></span> -comme aujourd'hui, l'administration tenait donc tous -les Français en tutelle, et si l'insolence du mot ne -s'était pas encore produite, on avait du moins déjà la -chose.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">[Pg 103]</a></span></p> - - - - -<div class="chapter"> - <h3><a name="CHAPITRE_IV_2" id="CHAPITRE_IV_2"></a>CHAPITRE IV.</h3> -</div> - -<p class="chapsum2">Que la justice - administrative et la garantie des fonctionnaires sont - des institutions de l'ancien régime.</p> - - -<p>Il n'y avait pas de pays en Europe où les tribunaux -ordinaires dépendissent moins du gouvernement qu'en -France; mais il n'y en avait guère non plus où les tribunaux -exceptionnels fussent plus en usage. Ces deux -choses se tenaient de plus près qu'on ne l'imagine. -Comme le roi n'y pouvait presque rien sur le sort -des juges; qu'il ne pouvait ni les révoquer, ni les changer -de lieu, ni même le plus souvent les élever en -grade; qu'en un mot il ne les tenait ni par l'ambition -ni par la peur, il s'était bientôt senti gêné par cette -indépendance. Cela l'avait porté, plus que nulle part ailleurs, -à leur soustraire la connaissance des affaires qui -intéressaient directement son pouvoir, et à créer, pour -son usage particulier, à côté d'eux, une espèce de tribunal -plus dépendant, qui présentât à ses sujets quelque -apparence de la justice, sans lui en faire craindre la -réalité.</p> - -<p>Dans les pays, comme certaines parties de l'Allemagne, -où les tribunaux ordinaires n'avaient jamais été -<span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">[Pg 104]</a></span> -aussi indépendants du gouvernement que les tribunaux -français d'alors, pareille précaution ne fut pas prise et -la justice administrative n'exista jamais. Le prince s'y -trouvait assez maître des juges pour n'avoir pas besoin -de commissaires.</p> - -<p>Si l'on veut bien lire les édits et déclarations du roi -publiés dans le dernier siècle de la monarchie, aussi -bien que les arrêts du conseil rendus dans ce même -temps, on en trouvera peu où le gouvernement, après -avoir pris une mesure, ait omis de dire que les contestations -auxquelles elle peut donner lieu, et les procès -qui peuvent en naître, seront exclusivement portés devant -les intendants et devant le conseil. «Ordonne en -outre S. M. que toutes les contestations qui pourront -survenir sur l'exécution du présent arrêt, circonstances -et dépendances, seront portées devant l'intendant, -pour être jugées par lui, sauf appel au conseil. Défendons -à nos cours et tribunaux d'en prendre connaissance.» -C'est la formule ordinaire.</p> - -<p>Dans les matières réglées par des lois ou des coutumes -anciennes, où cette précaution n'a pas été prise, -le conseil intervient sans cesse par voie d'<i>évocation</i>, enlève -d'entre les mains des juges ordinaires l'affaire où -l'administration est intéressée, et l'attire à lui. Les registres -du conseil sont remplis d'arrêts d'évocation de -cette espèce. Peu à peu l'exception se généralise, le fait -<span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">[Pg 105]</a></span> -se transforme en théorie. Il s'établit, non dans les lois, -mais dans l'esprit de ceux qui les appliquent, comme -maxime d'État, que tous les procès dans lesquels un -intérêt public est mêlé, ou qui naissent de l'interprétation -d'un acte administratif, ne sont point du ressort -des juges ordinaires, dont le seul rôle est de prononcer -entre des intérêts particuliers. En cette matière nous -n'avons fait que trouver la formule; à l'ancien régime -appartient l'idée.</p> - -<p>Dès ce temps-là, la plupart des questions litigieuses -qui s'élèvent à propos de la perception de l'impôt sont de -la compétence exclusive de l'intendant et du conseil. Il en -est de même pour tout ce qui se rapporte à la police du -roulage et des voitures publiques, à la grande voirie, à -la navigation des fleuves, etc.; en général, c'est devant -des tribunaux administratifs que se vident tous les procès -dans lesquels l'autorité publique est intéressée.</p> - -<p>Les intendants veillent avec grand soin à ce que cette -juridiction exceptionnelle s'étende sans cesse; ils avertissent -le contrôleur général et aiguillonnent le conseil. -La raison que donne un de ces magistrats pour obtenir -une évocation mérite d'être conservée: «Le juge -ordinaire, dit-il, est soumis à des règles fixes, qui -l'obligent de réprimer un fait contraire à la loi; mais -le conseil peut toujours déroger aux règles dans un -but utile.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">[Pg 106]</a></span></p> - -<p>D'après ce principe, on voit souvent l'intendant ou -le conseil attirer à eux des procès qui ne se rattachent -que par un lien presque invisible à l'administration -publique, ou même qui, visiblement, ne s'y rattachent -point du tout. Un gentilhomme en querelle avec son -voisin, et mécontent des dispositions de ses juges, demande -au conseil d'évoquer l'affaire; l'intendant consulté -répond: «Quoiqu'il ne s'agisse ici que de droits -particuliers, dont la connaissance appartient aux tribunaux, -S. M. peut toujours, quand elle le veut, se -réserver la connaissance de toute espèce d'affaires, -sans qu'elle puisse être comptable de ses motifs.»</p> - -<p>C'est d'ordinaire devant l'intendant ou le prévôt de -la maréchaussée que sont renvoyés, par suite d'évocation, -tous les gens du peuple auxquels il arrive de troubler -l'ordre par quelques actes de violence. La plupart -des émeutes que la cherté des grains fait si souvent naître -donnent lieu à des évocations de cette espèce. L'intendant -s'adjoint alors un certain nombre de gradués, -sorte de conseil de préfecture improvisé qu'il a choisi -lui-même, et juge criminellement. J'ai trouvé des arrêts, -rendus de cette manière, qui condamnent des gens aux -galères et même à mort. Les procès criminels jugés par -l'intendant sont encore fréquents à la fin du dix-septième -siècle.</p> - -<p>Les légistes modernes, en fait de droit administratif, -<span class="pagenum"><a name="Page_107" id="Page_107">[Pg 107]</a></span> -nous assurent qu'on a fait un grand progrès depuis -la Révolution: «Auparavant les pouvoirs judiciaires et -administratifs étaient confondus, disent-ils; on les a -démêlés depuis et on a remis chacun d'eux à sa place.» -Pour bien apprécier le progrès dont on parle ici, il ne -faut jamais oublier que si, d'une part, le pouvoir judiciaire, -dans l'ancien régime, s'étendait sans cesse au delà -de la sphère naturelle de son autorité, d'une autre part, -il ne la remplissait jamais complétement. Qui voit l'une -de ces deux choses sans l'autre n'a qu'une idée incomplète -et fausse de l'objet. Tantôt on permettait aux tribunaux -de faire des règlements d'administration publique, -ce qui était manifestement hors de leur ressort; tantôt -on leur interdisait de juger de véritables procès, ce qui -était les exclure de leur domaine propre. Nous avons, il -est vrai, chassé la justice de la sphère administrative où -l'ancien régime l'avait laissé s'introduire fort indûment; -mais dans le même temps, comme on le voit, le gouvernement -s'introduisait sans cesse dans la sphère naturelle -de la justice, et nous l'y avons laissé: comme si la confusion -des pouvoirs n'était pas aussi dangereuse de ce -côté que de l'autre, et même pire; car l'intervention de -la justice dans l'administration ne nuit qu'aux affaires, -tandis que l'intervention de l'administration dans la -justice déprave les hommes et tend à les rendre tout à -la fois révolutionnaires et serviles.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_108" id="Page_108">[Pg 108]</a></span></p> - -<p>Parmi les neuf ou dix constitutions qui ont été établies -à perpétuité en France depuis soixante ans, il s'en -trouve une dans laquelle il est dit expressément qu'aucun -agent de l'administration ne peut être poursuivi -devant les tribunaux ordinaires sans qu'au préalable la -poursuite n'ait été autorisée. L'article parut si bien -imaginé qu'en détruisant la constitution dont il faisait -partie on eut soin de le tirer du milieu des ruines, et -que depuis on l'a toujours tenu soigneusement à l'abri -des révolutions. Les administrateurs ont encore coutume -d'appeler le privilége qui leur est accordé par cet article -une des grandes conquêtes de 89; mais en cela ils se -trompent également, car, sous l'ancienne monarchie, le -gouvernement n'avait guère moins de soin que de nos -jours d'éviter aux fonctionnaires le désagrément d'avoir -à se confesser à la justice, comme de simples citoyens. -La seule différence essentielle entre les deux époques -est celle-ci: avant la Révolution, le gouvernement ne -pouvait couvrir ses agents qu'en recourant à des mesures -illégales et arbitraires, tandis que depuis il a pu -légalement leur laisser violer les lois.</p> - -<p>Lorsque les tribunaux ordinaires de l'ancien régime -voulaient poursuivre un représentant quelconque du -pouvoir central, il intervenait d'ordinaire un arrêt du -conseil qui soustrayait l'accusé à ses juges et le renvoyait -devant des commissaires que le conseil nommait; -<span class="pagenum"><a name="Page_109" id="Page_109">[Pg 109]</a></span> -car, comme l'écrit un conseiller d'État de ce temps-là, -un administrateur ainsi attaqué eût trouvé de la prévention -dans l'esprit des juges ordinaires, et l'autorité du -roi eût été compromise. Ces sortes d'évocations n'arrivaient -pas seulement de loin en loin, mais tous les jours, -non-seulement à propos des principaux agents, mais -des moindres. Il suffisait de tenir à l'administration par -le plus petit fil pour n'avoir rien à craindre que d'elle. -Un piqueur des ponts et chaussées chargé de diriger la -corvée est poursuivi par un paysan qu'il a maltraité. -Le conseil évoque l'affaire, et l'ingénieur en chef, écrivant -confidentiellement à l'intendant, dit à ce propos: -«A la vérité le piqueur est très-répréhensible, mais ce -n'est pas une raison pour laisser l'affaire suivre son -cours; car il est de la plus grande importance pour -l'administration des ponts et chaussées que la justice -ordinaire n'entende ni ne reçoive les plaintes des corvéables -contre les piqueurs des travaux. Si cet exemple -était suivi, ces travaux seraient troublés par des procès -continuels, que l'animosité publique qui s'attache -à ces fonctionnaires ferait naître.»</p> - -<p>Dans une autre circonstance, l'intendant lui-même -mande au contrôleur général, à propos d'un entrepreneur -de l'État qui avait pris dans le champ du voisin -les matériaux dont il s'était servi: «Je ne puis assez -vous représenter combien il serait préjudiciable aux -<span class="pagenum"><a name="Page_110" id="Page_110">[Pg 110]</a></span> -intérêts de l'administration d'abandonner ses entrepreneurs -au jugement des tribunaux ordinaires, dont -les principes ne peuvent jamais se concilier avec les -siens.»</p> - -<p>Il y a un siècle précisément que ces lignes ont été -écrites, et il semble que les administrateurs qui les -écrivirent aient été nos contemporains.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">[Pg 111]</a></span></p> - - - - -<div class="chapter"> - <h3><a name="CHAPITRE_V_2" id="CHAPITRE_V_2"></a>CHAPITRE V.</h3> -</div> - -<p class="chapsum2">Comment la centralisation - avait pu s'introduire ainsi au milieu des - anciens pouvoirs et les supplanter sans les détruire.</p> - - -<p>Maintenant, récapitulons un peu ce que nous avons dit -dans les trois chapitres qui précèdent: un corps unique, -et placé au centre du royaume, qui règlemente l'administration -publique dans tout le pays; le même ministre -dirigeant presque toutes les affaires intérieures; dans -chaque province, un seul agent qui en conduit tout le -détail; point de corps administratifs secondaires ou des -corps qui ne peuvent agir sans qu'on les autorise d'abord -à se mouvoir; des tribunaux exceptionnels qui jugent -les affaires où l'administration est intéressée et -couvrent tous ses agents. Qu'est ceci, sinon la centralisation -que nous connaissons? Ses formes sont moins -marquées qu'aujourd'hui, ses démarches moins réglées, -son existence plus troublée; mais c'est le même être. -On n'a eu depuis à lui ajouter ni à lui ôter rien d'essentiel; -il a suffi d'abattre tout ce qui s'élevait autour -d'elle pour qu'elle apparût telle que nous la voyons.</p> - -<p><a name="NOTE_24" id="NOTE_24"></a> -<a href="#ANCHOR_24">La plupart des institutions</a> que je viens de décrire -ont été imitées depuis en cent endroits divers; mais -<span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">[Pg 112]</a></span> -elles étaient alors particulières à la France, et nous allons -bientôt voir quelle grande influence elles ont eue -sur la révolution française et sur ses suites.</p> - -<p>Mais comment ces institutions de date nouvelle -avaient-elles pu se fonder en France au milieu des débris -de la société féodale?</p> - -<p>Ce fut une œuvre de patience, d'adresse et de longueur -de temps, plus que de force et de plein pouvoir. -Au moment où la Révolution survint, on n'avait encore -presque rien détruit du vieil édifice administratif de la -France; on en avait, pour ainsi dire, bâti un autre en -sous-œuvre.</p> - -<p>Rien n'indique que, pour opérer ce difficile travail, -le gouvernement de l'ancien régime ait suivi un plan -profondément médité à l'avance; il s'était seulement -abandonné à l'instinct qui porte tout gouvernement à -vouloir mener seul toutes les affaires, instinct qui demeurait -toujours le même à travers la diversité des -agents. Il avait laissé aux anciens pouvoirs leurs noms -antiques et leurs honneurs, mais il leur avait peu à -peu soustrait leur autorité. Il ne les avait pas chassés, -mais éconduits de leurs domaines. Profitant de l'inertie -de celui-ci, de l'égoïsme de celui-là, pour prendre sa -place; s'aidant de tous leurs vices, n'essayant jamais -de les corriger, mais seulement de les supplanter, il -avait fini par les remplacer presque tous, en effet, par -<span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">[Pg 113]</a></span> -un agent unique, l'intendant, dont on ne connaissait -pas même le nom quand ils étaient nés.</p> - -<p>Le pouvoir judiciaire seul l'avait gêné dans cette -grande entreprise; mais là même il avait fini par saisir -la substance du pouvoir, n'en laissant que l'ombre à -ses adversaires. Il n'avait pas exclu les parlements de -la sphère administrative; <a name="NOTE_25" id="NOTE_25"></a> -<a href="#ANCHOR_25">il s'y était étendu</a> lui-même -graduellement de façon à la remplir presque tout entière. -Dans certains cas extraordinaires et passagers, -dans les temps de disette, par exemple, où les passions -du peuple offraient un point d'appui à l'ambition des -magistrats, le gouvernement central laissait un moment -les parlements administrer et leur permettait de faire -un bruit qui souvent a retenti dans l'histoire; mais -bientôt il reprenait en silence sa place, et remettait discrètement -la main sur tous les hommes et sur toutes -les affaires.</p> - -<p>Si l'on veut bien faire attention à la lutte des parlements -contre le pouvoir royal, on verra que c'est presque -toujours sur le terrain de la politique, et non sur celui -de l'administration, qu'on se rencontre. Les querelles -naissent d'ordinaire à propos d'un nouvel impôt; c'est-à-dire -que ce n'est pas la puissance administrative que -les deux adversaires se disputent, mais le pouvoir législatif, -dont ils avaient aussi peu de droits de s'emparer -l'un que l'autre.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">[Pg 114]</a></span></p> - -<p>Il en est de plus en plus ainsi, en approchant de la -Révolution. A mesure que les passions populaires commencent -à s'enflammer, le parlement se mêle davantage -à la politique, et comme, dans le même temps, le -pouvoir central et ses agents deviennent plus expérimentés -et plus habiles, ce même parlement s'occupe de -moins en moins de l'administration proprement dite; -chaque jour, moins administrateur et plus tribun.</p> - -<p>Le temps, d'ailleurs, ouvre sans cesse au gouvernement -central de nouveaux champs d'action où les tribunaux -n'ont pas l'agilité de le suivre; car il s'agit -d'affaires nouvelles sur lesquelles ils n'ont pas de précédents -et qui sont étrangères à leur routine. La société, -qui est en grand progrès, fait naître à chaque instant -des besoins nouveaux, et chacun d'eux est pour lui une -source nouvelle de pouvoir; car lui seul est en état de -les satisfaire. Tandis que la sphère administrative des -tribunaux reste fixe, la sienne est mobile et s'étend sans -cesse avec la civilisation même.</p> - -<p>La Révolution qui approche, et commence à agiter -l'esprit de tous les Français, leur suggère mille idées -nouvelles que lui seul peut réaliser; avant de le renverser, -elle le développe. Lui-même se perfectionne comme -tout le reste. Cela frappe singulièrement quand on étudie -ses archives. Le contrôleur général et l'intendant -de 1780 ne ressemblent plus à l'intendant et au contrôleur -<span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">[Pg 115]</a></span> -général de 1740; l'administration est transformée. -Ses agents sont les mêmes, un autre esprit les meut. -A mesure qu'elle est devenue plus détaillée, plus étendue, -elle est aussi devenue plus régulière et plus savante. -Elle s'est modérée en achevant de s'emparer de tout; -elle opprime moins, elle conduit plus.</p> - -<p>Les premiers efforts de la Révolution avaient détruit -cette grande institution de la monarchie; elle fut restaurée -en 1800. Ce ne furent pas, comme on l'a dit -tant de fois, les principes de 1789 en matière d'administration -publique qui ont triomphé à cette époque -et depuis, mais bien au contraire ceux de l'ancien régime -qui furent tous remis alors en vigueur et y demeurèrent.</p> - -<p>Si l'on me demande comment cette portion de l'ancien -régime a pu être ainsi transportée tout d'une pièce -dans la société nouvelle et s'y incorporer, je répondrai -que, si la centralisation n'a point péri dans la Révolution, -c'est qu'elle était elle-même le commencement de -cette révolution et son signe; et j'ajouterai que, quand -un peuple a détruit dans son sein l'aristocratie, il court -vers la centralisation comme de lui-même. Il faut alors -bien moins d'efforts pour le précipiter sur cette pente -que pour l'y retenir. Dans son sein tous les pouvoirs -tendent naturellement vers l'unité, et ce n'est qu'avec -beaucoup d'art qu'on peut parvenir à les tenir divisés.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_116" id="Page_116">[Pg 116]</a></span></p> - -<p>La révolution démocratique, qui a détruit tant d'institutions -de l'ancien régime, devait donc consolider -celle-ci, et la centralisation trouvait si naturellement sa -place dans la société que cette révolution avait formée -qu'on a pu aisément la prendre pour une de ses œuvres.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">[Pg 117]</a></span></p> - - - - -<div class="chapter"> - <h3><a name="CHAPITRE_VI_2" id="CHAPITRE_VI_2"></a>CHAPITRE VI.</h3> -</div> - -<p class="chapsum2">Des mœurs administratives sous l'ancien régime.</p> - - -<p>On ne saurait lire la correspondance d'un intendant -de l'ancien régime avec ses supérieurs et ses subordonnés -sans admirer comment la similitude des institutions -rendait les administrateurs de ce temps-là pareils aux -nôtres. Ils semblent se donner la main à travers le -gouffre de la révolution qui les sépare. J'en dirai autant -des administrés. Jamais la puissance de la législation -sur l'esprit des hommes ne s'est mieux fait voir.</p> - -<p>Le ministre a déjà conçu le désir de pénétrer avec ses -propres yeux dans le détail de toutes les affaires et de -régler lui-même tout à Paris. A mesure que le temps -marche et que l'administration se perfectionne, cette -passion augmente. Vers la fin du dix-huitième siècle, -il ne s'établit pas un atelier de charité au fond d'une -province éloignée sans que le contrôleur général ne -veuille en surveiller lui-même la dépense, en rédiger -le règlement et en fixer le lieu. Crée-t-on des maisons -de mendicité: il faut lui apprendre le nom des -mendiants qui s'y présentent, lui dire précisément -quand ils sortent et quand ils entrent. Dès le milieu du -<span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">[Pg 118]</a></span> -siècle (1733), M. d'Argenson écrivait: «Les détails -confiés aux ministres sont immenses. Rien ne se fait -sans eux, rien que par eux, et si leurs connaissances -ne sont pas aussi étendues que leurs pouvoirs, ils sont -forcés de laisser tout faire à des commis qui deviennent -les véritables maîtres.»</p> - -<p>Un contrôleur général ne demande pas seulement des -rapports sur les affaires, mais de petits renseignements -sur les personnes. L'intendant s'adresse à son tour à -ses subdélégués, et ne manque guère de répéter mot -pour mot ce que ceux-ci lui disent, absolument comme -s'il le savait pertinemment par lui-même.</p> - -<p>Pour arriver à tout diriger de Paris et à y tout savoir, -il a fallu inventer mille moyens de contrôle. La -masse des écritures est déjà énorme, et les lenteurs de -la procédure administrative si grandes que je n'ai jamais -remarqué qu'il s'écoulât moins d'un an avant -qu'une paroisse pût obtenir l'autorisation de relever son -clocher ou de réparer son presbytère; le plus souvent, -deux ou trois années se passent avant que la demande -soit accordée.</p> - -<p>Le conseil lui-même remarque dans un de ses arrêts -(29 mars 1773) «que les formalités administratives -entraînent des délais infinis dans les affaires et n'excitent -que trop souvent les plaintes les plus justes; -formalités cependant toutes nécessaires,» ajoute-t-il.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">[Pg 119]</a></span></p> - -<p>Je croyais que le goût de la statistique était particulier -aux administrateurs de nos jours; mais je me trompais. -Vers la fin de l'ancien régime, on envoie souvent à -l'intendant de petits tableaux tout imprimés qu'il n'a plus -qu'à faire remplir par ses subdélégués et par les syndics -des paroisses. Le contrôleur général se fait faire des -rapports sur la nature des terres, sur leur culture, l'espèce -et la quantité des produits, le nombre des bestiaux, -l'industrie et les mœurs des habitants. Les renseignements -ainsi obtenus ne sont guère moins circonstanciés -ni plus certains que ceux que fournissent en pareils cas -de nos jours les sous-préfets et les maires. Le jugement -que les subdélégués portent, à cette occasion, -sur le caractère de leurs administrés, est en général peu -favorable. Ils reviennent souvent sur cette opinion que -«le paysan est naturellement paresseux, et ne travaillerait -pas s'il n'y était obligé pour vivre.» C'est là une -doctrine économique qui paraît fort répandue chez ces -administrateurs.</p> - -<p>Il n'y a pas jusqu'à la langue administrative des deux -époques qui ne se ressemble d'une manière frappante. -Des deux parts le style y est également décoloré, coulant, -vague et mou; la physionomie particulière de chaque -écrivain s'y efface et va se perdant dans une médiocrité -commune. Qui lit un préfet lit un intendant.</p> - -<p>Seulement, vers la fin du siècle, quand le langage particulier -<span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">[Pg 120]</a></span> -de Diderot et de Rousseau a eu le temps de se répandre -et de se délayer dans la langue vulgaire, la fausse -sensibilité qui remplit les livres de ces écrivains gagne les -administrateurs et pénètre même jusqu'aux gens de finance. -Le style administratif, dont le tissu est ordinairement -fort sec, devient alors parfois onctueux et presque -tendre. Un subdélégué se plaint à l'intendant de Paris -«qu'il éprouve souvent dans l'exercice de ses fonctions -une douleur très-poignante à une âme sensible.»</p> - -<p>Le gouvernement distribuait, comme de nos jours, -aux paroisses certains secours de charité, à la condition -que les habitants devaient faire de leur côté certaines -offrandes. Quand la somme ainsi offerte par eux est -suffisante, le contrôleur général écrit en marge de l'état -de répartition: <i>Bon, témoigner satisfaction</i>; mais quand -elle est considérable il écrit: <i>Bon, témoigner satisfaction -et sensibilité</i>.</p> - -<p>Les fonctionnaires administratifs, presque tous bourgeois, -forment déjà une classe qui a son esprit particulier, -ses traditions, ses vertus, son honneur, son orgueil -propre. C'est l'aristocratie de la société nouvelle, qui est -déjà formée et vivante; elle attend seulement que la -Révolution ait vidé sa place.</p> - -<p>Ce qui caractérise déjà l'administration en France, -c'est la haine violente que lui inspirent indistinctement -tous ceux, nobles ou bourgeois, qui veulent s'occuper -<span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">[Pg 121]</a></span> -d'affaires publiques, en dehors d'elle. Le moindre corps -indépendant qui semble vouloir se former sans son concours -lui fait peur; la plus petite association libre, quel -qu'en soit l'objet, l'importune; elle ne laisse subsister -que celles qu'elle a composées arbitrairement et qu'elle -préside. Les grandes compagnies industrielles elles-mêmes -lui agréent peu; en un mot, elle n'entend point que -les citoyens s'ingèrent d'une manière quelconque dans -l'examen de leurs propres affaires; elle préfère la stérilité -à la concurrence. Mais, comme il faut toujours -laisser aux Français la douceur d'un peu de licence, -pour les consoler de leur servitude, le gouvernement -permet de discuter fort librement toutes sortes de théories -générales et abstraites en matière de religion, de -philosophie, de morale et même de politique. Il souffre -assez volontiers qu'on attaque les principes fondamentaux -sur lesquels reposait alors la société, et qu'on discute -jusqu'à Dieu même, pourvu qu'on ne glose point -sur ses moindres agents. Il se figure que cela ne le regarde -pas.</p> - -<p>Quoique les journaux du dix-huitième siècle, ou, -comme on disait dans ce temps-là, les gazettes, continssent -plus de quatrains que de polémique, l'administration -voit déjà d'un œil fort jaloux cette petite puissance. -Elle est débonnaire pour les livres, mais déjà -fort âpre contre les journaux; ne pouvant les supprimer -<span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">[Pg 122]</a></span> -absolument, elle entreprend de les tourner à son seul -usage. Je trouve, à la date de 1761, une circulaire -adressée à tous les intendants du royaume, où l'on annonce -que le roi (c'était Louis XV) a décidé que désormais -la <i>Gazette de France</i> serait composée sous les -yeux mêmes du gouvernement: «Voulant Sa Majesté,» -dit la circulaire, «rendre cette feuille intéressante et lui -assurer la supériorité sur toutes les autres. En conséquence,» -ajoute le ministre, «vous voudrez bien -m'adresser un bulletin de tout ce qui se passe dans -votre généralité de nature à intéresser la curiosité publique, -particulièrement ce qui se rapporte à la physique, -à l'histoire naturelle, faits singuliers et intéressants.» -A la circulaire est joint un prospectus -dans lequel on annonce que la nouvelle gazette, quoique -paraissant plus souvent et contenant plus de matière -que le journal qu'elle remplace, coûtera aux abonnés -beaucoup moins.</p> - -<p>Muni de ces documents, l'intendant écrit à ses subdélégués -et les met à l'œuvre; mais ceux-ci commencent -par répondre qu'ils ne savent rien. Survient une nouvelle -lettre du ministre, qui se plaint amèrement de la -stérilité de la province. «S. M. m'ordonne de vous dire -que son intention est que vous vous occupiez très-sérieusement -de cette affaire et donniez les ordres les -plus précis à vos agents.» Les subdélégués s'exécutent -<span class="pagenum"><a name="Page_123" id="Page_123">[Pg 123]</a></span> -alors: l'un d'eux mande qu'un contrebandier en saunage -(contrebande du sel) a été pendu et a montré un -grand courage; un autre, qu'une femme de son arrondissement -est accouchée à la fois de trois filles; un troisième, -qu'il a éclaté un terrible orage, qui, il est vrai, -n'a causé aucun mal. Il y en a un qui déclare que, malgré -tous ses soins, il n'a rien découvert qui fût digne -d'être signalé, mais qu'il s'abonne lui-même à une gazette -si utile et va inviter tous les honnêtes gens à l'imiter. -Tant d'efforts semblent cependant peu efficaces; -car une nouvelle lettre nous apprend que «le roi, qui -a la bonté,» dit le ministre, «de descendre lui-même -dans tout le détail des mesures relatives au -perfectionnement de la gazette, et qui veut donner à ce -journal la supériorité et la célébrité qu'il mérite, a -témoigné beaucoup de mécontentement en voyant que -ses vues étaient si mal remplies.»</p> - -<p>On voit que l'histoire est une galerie de tableaux où -il y a peu d'originaux et beaucoup de copies.</p> - -<p>Il faut du reste reconnaître qu'en France le gouvernement -central n'imite jamais ces gouvernements du -midi de l'Europe, qui semblent ne s'être emparés de tout -que pour laisser tout stérile. Celui-ci montre souvent -une grande intelligence de sa tâche et toujours une prodigieuse -activité. Mais son activité est souvent improductive -et même malfaisante, parce que, parfois, il veut -<span class="pagenum"><a name="Page_124" id="Page_124">[Pg 124]</a></span> -faire ce qui est au-dessus de ses forces, ou fait ce que -personne ne contrôle.</p> - -<p>Il n'entreprend guère ou il abandonne bientôt les réformes -les plus nécessaires, qui, pour réussir, demandent -une énergie persévérante; mais il change sans -cesse quelques règlements ou quelques lois. Rien ne demeure -un instant en repos dans la sphère qu'il habite. -Les nouvelles règles se succèdent avec une rapidité si -singulière que les agents, à force d'être commandés, -ont souvent peine à démêler comment il faut obéir. Des -officiers municipaux se plaignent au contrôleur général -lui-même de la mobilité extrême de la législation secondaire. -«La variation des seuls règlements de finance, -disent-ils, est telle qu'elle ne permet pas à un officier -municipal, fût-il inamovible, de faire autre chose -qu'étudier les nouveaux règlements, à mesure qu'ils -paraissent, jusqu'au point d'être obligé de négliger ses -propres affaires.»</p> - -<p>Lors même que la loi n'était pas changée, la manière -de l'appliquer variait tous les jours. Quand on n'a -pas vu l'administration de l'ancien régime à l'œuvre, -en lisant les documents secrets qu'elle a laissés, on ne -saurait imaginer le mépris où finit par tomber la loi, -dans l'esprit même de ceux qui l'appliquent, lorsqu'il -n'y a plus ni assemblée politique, ni journaux, pour -ralentir l'activité capricieuse et borner l'humeur arbitraire -<span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">[Pg 125]</a></span> -et changeante des ministres et de leurs bureaux.</p> - -<p>On ne trouve guère d'arrêts du conseil qui ne rappellent -des lois antérieures, souvent de date très-récente, -qui ont été rendues, mais non exécutées. Il n'y a -pas en effet d'édit, de déclaration du roi, de lettres patentes -solennellement enregistrées qui ne souffrent mille -tempéraments dans la pratique. On voit par les lettres -des contrôleurs généraux et des intendants que le gouvernement -permet sans cesse de faire par exception autrement -qu'il n'ordonne. Il brise rarement la loi, mais -chaque jour il la fait plier doucement dans tous les sens, -suivant les cas particuliers et pour la plus grande facilité -des affaires.</p> - -<p>L'intendant écrit au ministre à propos d'un droit -d'octroi auquel un adjudicataire des travaux de l'État -voulait se soustraire: «Il est certain qu'à prendre à -la rigueur les édits et les arrêts que je viens de citer, -il n'existe dans le royaume aucun exempt de ces -droits; mais ceux qui sont versés dans la connaissance -des affaires savent qu'il en est de ces dispositions -impérieuses comme des peines qu'elles prononcent, -et que, quoiqu'on les trouve dans presque tous -les édits, déclarations et arrêts portant établissement -d'impôts, cela n'a jamais empêché les exceptions.»</p> - -<p>L'ancien régime est là tout entier: une règle rigide, -une pratique molle; tel est son caractère.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_126" id="Page_126">[Pg 126]</a></span></p> - -<p>Qui voudrait juger le gouvernement de ce temps-là -par le recueil de ses lois tomberait dans les erreurs les -plus ridicules. Je trouve, à la date de 1757, une déclaration -du roi qui condamne à mort tous ceux qui composeront -ou imprimeront des écrits contraires à la religion -ou à l'ordre établi. Le libraire qui les vend, le -marchand qui les colporte, doit subir la même peine. -Serions-nous revenus au siècle de saint Dominique? -Non, c'est précisément le temps où régnait Voltaire.</p> - -<p>On se plaint souvent de ce que les Français méprisent -la loi; hélas! quand auraient-ils pu apprendre à la respecter? -On peut dire que, chez les hommes de l'ancien -régime, la place que la notion de la loi doit occuper -dans l'esprit humain était vacante. Chaque solliciteur -demande qu'on sorte en sa faveur de la règle établie -avec autant d'insistance et d'autorité que s'il demandait -qu'on y rentrât, et on ne la lui oppose jamais, en -effet, que quand on a envie de l'éconduire. La soumission -du peuple à l'autorité est encore complète, mais -son obéissance est un effet de la coutume plutôt que de -la volonté; car, s'il lui arrive par hasard de s'émouvoir, -la plus petite émotion le conduit aussitôt jusqu'à la violence, -et presque toujours c'est aussi la violence et l'arbitraire, -et non la loi, qui le répriment.</p> - -<p>Le pouvoir central en France n'a pas encore acquis -au dix-huitième siècle cette constitution saine et vigoureuse -<span class="pagenum"><a name="Page_127" id="Page_127">[Pg 127]</a></span> -que nous lui avons vue depuis; néanmoins, comme -il est déjà parvenu à détruire tous les pouvoirs intermédiaires, -et qu'entre lui et les particuliers il n'existe plus -rien qu'un espace immense et vide, il apparaît déjà de -loin à chacun d'eux comme le seul ressort de la machine -sociale, l'agent unique et nécessaire de la vie publique.</p> - -<p>Rien ne le montre mieux que les écrits de ses détracteurs -eux-mêmes. Quand le long malaise qui précède la -Révolution commence à se faire sentir, on voit éclore -toutes sortes de systèmes nouveaux en matière de société -et de gouvernement. Les buts que se proposent -ces réformateurs sont divers, mais leur moyen est toujours -le même. Ils veulent emprunter la main du pouvoir -central et l'employer à tout briser et à tout refaire suivant -un nouveau plan qu'ils ont conçu eux-mêmes; lui seul -leur paraît en état d'accomplir une pareille tâche. La puissance -de l'État doit être sans limite comme son droit, disent-ils; -il ne s'agit que de lui persuader d'en faire un -usage convenable. Mirabeau le père, ce gentilhomme si -entiché des droits de la noblesse qu'il appelle crûment -les intendants des <i>intrus</i>, et déclare que, si on abandonnait -au gouvernement seul le choix des magistrats, les -cours de justice ne seraient bientôt que <i>des bandes de -commissaires</i>, Mirabeau lui-même n'a de confiance que -dans l'action du pouvoir central pour réaliser ses chimères.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128">[Pg 128]</a></span></p> - -<p>Ces idées ne restent point dans les livres; elles descendent -dans tous les esprits, se mêlent aux mœurs, -entrent dans les habitudes et pénètrent de toutes parts, -jusque dans la pratique journalière de la vie.</p> - -<p>Personne n'imagine pouvoir mener à bien une affaire -importante si l'État ne s'en mêle. Les agriculteurs eux-mêmes, -gens d'ordinaire fort rebelles aux préceptes, -sont portés à croire que, si l'agriculture ne se perfectionne -pas, la faute en est principalement au gouvernement, -qui ne leur donne ni assez d'avis, ni assez de -secours. L'un d'eux écrit à un intendant, d'un ton irrité -où l'on sent déjà la Révolution: «Pourquoi le gouvernement -ne nomme-t-il pas des inspecteurs qui iraient -une fois par an dans les provinces voir l'état des cultures, -enseigneraient aux cultivateurs à les changer -pour le mieux, leur diraient ce qu'il faut faire des bestiaux, -la façon de les mettre à l'engrais, de les élever, -de les vendre, et où il faut les mener au marché? -On devrait bien rétribuer ces inspecteurs. Le cultivateur -qui donnerait des preuves de la meilleure culture -recevrait des marques d'honneur.»</p> - -<p>Des inspecteurs et des croix! voilà un moyen dont -un fermier du comté de Suffolk ne se serait jamais -avisé!</p> - -<p>Aux yeux du plus grand nombre, il n'y a déjà que -le gouvernement qui puisse assurer l'ordre public: le -<span class="pagenum"><a name="Page_129" id="Page_129">[Pg 129]</a></span> -peuple n'a peur que de la maréchaussée; les propriétaires -n'ont quelque confiance qu'en elle. Pour les uns -et pour les autres, le cavalier de la maréchaussée n'est -pas seulement le principal défenseur de l'ordre, c'est -l'ordre lui-même. «Il n'est personne,» dit l'assemblée -provinciale de Guyenne, «qui n'ait remarqué combien -la vue d'un cavalier de la maréchaussée est propre à -contenir les hommes les plus ennemis de toute subordination.» -<a name="NOTE_26" id="NOTE_26"></a> -<a href="#ANCHOR_26">Aussi chacun veut-il</a> en avoir à sa porte -une escouade. Les archives d'une intendance sont remplies -de demandes de cette nature; personne ne semble -soupçonner que sous le protecteur pourrait bien se -cacher le maître.</p> - -<p>Ce qui frappe le plus les émigrés qui arrivent en -Angleterre, c'est l'absence de cette milice. Cela les -remplit de surprise, et quelquefois de mépris pour les -Anglais. L'un d'eux, homme de mérite, mais que son -éducation n'avait pas préparé à ce qu'il allait voir, écrit: -«Il est exactement vrai que tel Anglais se félicite d'avoir -été volé, en se disant qu'au moins son pays n'a -pas de maréchaussée. Tel qui est fâché de tout ce -qui trouble la tranquillité se console cependant de -voir rentrer dans le sein de la société des séditieux, en -pensant que le texte de la loi est plus fort que toutes -les considérations. Ces idées fausses, ajoute-t-il, ne -sont pas absolument dans toutes les têtes; il y a des -<span class="pagenum"><a name="Page_130" id="Page_130">[Pg 130]</a></span> -gens sages qui en ont de contraires, et c'est la sagesse -qui doit prévaloir à la longue.»</p> - -<p>Que ces bizarreries des Anglais pussent avoir quelques -rapports avec leurs libertés, c'est ce qui ne lui -tombe point dans l'esprit. Il aime mieux expliquer ce -phénomène par des raisons plus scientifiques. «Dans -un pays où l'humidité du climat et le défaut de ressort -dans l'air qui circule, dit-il, impriment au tempérament -une teinte sombre, le peuple est disposé -à se livrer de préférence aux objets graves. Le peuple -anglais est donc porté par sa nature à s'occuper de -matières de gouvernement; le peuple français en est -éloigné.»</p> - -<p>Le gouvernement ayant pris ainsi la place de la Providence, -<a name="NOTE_27" id="NOTE_27"></a> -<a href="#ANCHOR_27">il est naturel</a> que chacun l'invoque dans ses -nécessités particulières. Aussi rencontre-t-on un nombre -immense de requêtes qui, se fondant toujours sur -l'intérêt public, n'ont trait néanmoins qu'à de petits -intérêts privés. Les cartons qui les renferment sont -peut-être les seuls endroits où toutes les classes qui -composaient la société de l'ancien régime se trouvent -mêlées. La lecture en est mélancolique: des paysans demandent -qu'on les indemnise de la perte de leurs bestiaux -ou de leur maison; des propriétaires aisés, qu'on -les aide à faire valoir plus avantageusement leurs terres; -des industriels sollicitent de l'intendant des priviléges -<span class="pagenum"><a name="Page_131" id="Page_131">[Pg 131]</a></span> -qui les garantissent d'une concurrence incommode. Il est -très-fréquent de voir des manufacturiers qui confient à -l'intendant le mauvais état de leurs affaires, et le prient -d'obtenir du contrôleur général un secours ou un prêt. -Un fonds était ouvert, à ce qu'il semble, pour cet objet.</p> - -<p>Les gentilshommes eux-mêmes sont quelquefois de -grands solliciteurs; leur condition ne se reconnaît guère -alors qu'en ce qu'ils mendient d'un ton fort haut. -C'est l'impôt du vingtième qui, pour beaucoup d'entre -eux, est le principal anneau de leur dépendance. Leur -part dans cet impôt étant fixée chaque année par le -conseil sur le rapport de l'intendant, c'est à celui-ci -qu'ils s'adressent d'ordinaire pour obtenir des délais et -des décharges. J'ai lu une foule de demandes de cette -espèce que faisaient des nobles, presque tous titrés et -souvent grands seigneurs, vu, disaient-ils, l'insuffisance -de leurs revenus ou le mauvais état de leurs affaires. -En général, les gentilshommes n'appelaient jamais l'intendant -que Monsieur; mais j'ai remarqué que dans -ces circonstances ils l'appellent toujours Monseigneur, -comme les bourgeois.</p> - -<p>Parfois la misère et l'orgueil se mêlent dans ces placets -d'une façon plaisante. L'un d'eux écrit à l'intendant: -<a name="NOTE_28" id="NOTE_28"></a> -«<a href="#ANCHOR_28">Votre cœur sensible</a> ne consentira jamais à ce -qu'un père de mon état fût taxé à des vingtièmes -stricts, comme le serait un père du commun.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_132" id="Page_132">[Pg 132]</a></span></p> - -<p>Dans les temps de disette, si fréquents au dix-huitième -siècle, la population de chaque généralité se -tourne tout entière vers l'intendant et semble n'attendre -que de lui seul sa nourriture. Il est vrai que chacun s'en -prend déjà au gouvernement de toutes ses misères. Les -plus inévitables sont de son fait; on lui reproche jusqu'à -l'intempérie des saisons.</p> - -<p>Ne nous étonnons plus en voyant avec quelle facilité -merveilleuse la centralisation a été rétablie en France -au commencement de ce siècle. Les hommes de 89 -avaient renversé l'édifice, mais ses fondements étaient -restés dans l'âme même de ses destructeurs, et sur ces -fondements on a pu le relever tout à coup à nouveau -et le bâtir plus solidement qu'il ne l'avait jamais été.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">[Pg 133]</a></span></p> - - - - -<div class="chapter"> - <h3><a name="CHAPITRE_VII_2" id="CHAPITRE_VII_2"></a>CHAPITRE VII.</h3> -</div> - -<p class="chapsum noindent">Comment la France était déjà, - de tous les pays de l'Europe, celui où - la capitale avait acquis le plus de prépondérance sur les provinces - et absorbait le mieux tout l'empire.</p> - - -<p>Ce n'est ni la situation, ni la grandeur, ni la richesse -des capitales qui causent leur prépondérance politique -sur le reste de l'empire, mais la nature du gouvernement.</p> - -<p>Londres, qui est aussi peuplée qu'un royaume, n'a -pas exercé jusqu'à présent d'influence souveraine sur -les destinées de la Grande-Bretagne.</p> - -<p>Aucun citoyen des États-Unis n'imagine que le peuple -de New-York pût décider du sort de l'Union américaine. -Bien plus, personne, dans l'État même de New-York, -ne se figure que la volonté particulière de cette ville -puisse diriger seule les affaires. Cependant New-York -renferme aujourd'hui autant d'habitants que Paris en -contenait au moment où la Révolution a éclaté.</p> - -<p>Paris même, à l'époque des guerres de religion, était, -comparativement au reste du royaume, aussi peuplé -qu'il pouvait l'être en 1789. Néanmoins il ne put rien -décider. Du temps de la Fronde, Paris n'est encore que -<span class="pagenum"><a name="Page_134" id="Page_134">[Pg 134]</a></span> -la plus grande ville de France. En 1789, il est déjà la -France même.</p> - -<p>Dès 1740 Montesquieu écrivait à un de ses amis: -Il n'y a en France que Paris et les provinces éloignées, -parce que Paris n'a pas encore eu le temps de les dévorer. -En 1750, le marquis de Mirabeau, esprit chimérique, -mais parfois profond, dit, parlant de Paris sans -le nommer: «Les capitales sont nécessaires; mais si -la tête devient trop grosse, le corps devient apoplectique -et tout périt. Que serait-ce donc si, en abandonnant -les provinces à une sorte de dépendance directe -et en n'en regardant les habitants que comme -des regnicoles de second ordre, pour ainsi dire, si, en -n'y laissant aucun moyen de considération et aucune -carrière à l'ambition, on attire tout ce qui a quelque -talent dans cette capitale!» Il appelle cela une espèce -de révolution sourde qui dépeuple les provinces de leurs -notables, gens d'affaires, et de ce que l'on nomme gens -d'esprit.</p> - -<p>Le lecteur qui a lu attentivement les précédents chapitres -connaît déjà les causes de ce phénomène; ce serait -abuser de sa patience que de les indiquer de nouveau -ici.</p> - -<p>Cette révolution n'échappait pas au gouvernement, -mais elle ne le frappait que sous sa forme la plus matérielle, -l'accroissement de la ville. Il voyait Paris s'étendre -<span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">[Pg 135]</a></span> -journellement, et il craignait qu'il ne devînt difficile -de bien administrer une si grande ville. On -rencontre un grand nombre d'ordonnances de nos rois, -principalement dans le dix-septième et le dix-huitième -siècle, qui ont pour objet d'arrêter cette croissance. Ces -princes concentraient de plus en plus dans Paris ou à -ses portes toute la vie publique de la France, et ils -voulaient que Paris restât petit. On défend de bâtir de -nouvelles maisons, ou l'on oblige de ne les bâtir que de -la manière la plus coûteuse et dans les lieux peu attrayants -qu'on indique à l'avance. Chacune de ces ordonnances -constate, il est vrai, que, malgré la précédente, -Paris n'a cessé de s'étendre. Six fois pendant -son règne, Louis XIV, en sa toute-puissance, tente d'arrêter -Paris et y échoue: la ville grandit sans cesse, en -dépit des édits. Mais sa prépondérance s'augmente plus -vite encore que ses murailles; ce qui la lui assure, c'est -moins ce qui se passe dans son enceinte que ce qui arrive -au dehors.</p> - -<p>Dans le même temps, en effet, les libertés locales -achevaient de plus en plus de disparaître; les symptômes -d'une vie indépendante cessaient; les traits mêmes de la -physionomie des différentes provinces devenaient confus; -la dernière trace de l'ancienne vie publique était -effacée. Ce n'était pas pourtant que la nation tombât en -langueur: le mouvement y était au contraire partout; seulement -<span class="pagenum"><a name="Page_136" id="Page_136">[Pg 136]</a></span> -le moteur n'était plus qu'à Paris. Je ne donnerai -qu'un exemple de ceci entre mille. Je trouve dans les -rapports faits au ministre sur l'état de la librairie qu'au -seizième siècle et au commencement du dix-septième, il -y avait des imprimeries considérables dans des villes de -province qui n'ont plus d'imprimeurs ou dont les imprimeurs -ne font plus rien. On ne saurait douter pourtant -qu'il ne se publiât infiniment plus d'écrits de toute sorte -à la fin du dix-huitième siècle qu'au seizième; mais le -mouvement de la pensée ne partait plus que du centre. -Paris avait achevé de dévorer les provinces.</p> - -<p>Au moment où la révolution française éclate, cette -première révolution est entièrement accomplie.</p> - -<p>Le célèbre voyageur Arthur Young quitte Paris peu -après la réunion des états généraux et peu de jours avant -la prise de la Bastille; le contraste qu'il aperçoit entre -ce qu'il vient de voir dans la ville et ce qu'il trouve au -dehors le frappe de surprise. Dans Paris, tout était activité -et bruit; chaque moment produisait un pamphlet -politique: il s'en publiait jusqu'à quatre-vingt-douze par -semaine. Jamais, dit-il, je n'ai vu un mouvement de -publicité semblable, même à Londres. Hors de Paris, tout -lui semble inertie et silence; on imprime peu de brochures -et point de journaux. Les provinces, cependant, sont -émues et prêtes à s'ébranler, mais immobiles; si les -citoyens s'assemblent quelquefois, c'est pour apprendre -<span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">[Pg 137]</a></span> -les nouvelles qu'on attend de Paris. Dans chaque ville -Young demande aux habitants ce qu'ils vont faire. «La -réponse est partout la même,» dit-il: «Nous ne sommes -qu'une ville de province; il faut voir ce qu'on fera -à Paris.» «Ces gens n'osent pas même avoir une opinion,» -ajoute-t-il, «jusqu'à ce qu'ils sachent ce qu'on -pense à Paris.»</p> - -<p>On s'étonne de la facilité surprenante avec laquelle -l'assemblée constituante a pu détruire d'un seul coup -toutes les anciennes provinces de la France, dont plusieurs -étaient plus anciennes que la monarchie, et diviser -méthodiquement le royaume en quatre-vingt-trois -parties distinctes, comme s'il s'était agi du sol vierge -du nouveau monde. Rien n'a plus surpris et même -épouvanté le reste de l'Europe, qui n'était pas préparée -à un pareil spectacle. «C'est la première fois,» disait -Burke, «qu'on voit des hommes mettre en morceaux -leur patrie d'une manière aussi barbare.» Il semblait -en effet qu'on déchirât des corps vivants: on ne faisait -que dépecer des morts.</p> - -<p>Dans le temps même où Paris achevait d'acquérir -ainsi au dehors la toute-puissance, on voyait s'accomplir -dans son sein même un autre changement qui ne -mérite pas moins de fixer l'attention de l'histoire. Au -lieu de n'être qu'une ville d'échanges, d'affaires, de consommation -et de plaisir, Paris achevait de devenir une -<span class="pagenum"><a name="Page_138" id="Page_138">[Pg 138]</a></span> -ville de fabriques et de manufactures; second fait qui -donnait au premier un caractère nouveau et plus formidable.</p> - -<p>L'événement venait de très-loin; il semble que dès -le moyen âge Paris fût déjà la ville la plus industrieuse -du royaume, comme il en était la plus grande. Ceci devient -évident en approchant des temps modernes. A mesure -que toutes les affaires administratives sont attirées -à Paris, les affaires industrielles y accourent. Paris -devenant de plus en plus le modèle et l'arbitre du goût, -le centre unique de la puissance et des arts, le principal -foyer de l'activité nationale, la vie industrielle de la nation -s'y retire et s'y concentre davantage.</p> - -<p>Quoique les documents statistiques de l'ancien régime -méritent le plus souvent peu de créance, je crois qu'on -peut affirmer sans crainte que, pendant les soixante ans -qui ont précédé la révolution française, le nombre des -ouvriers a plus que doublé à Paris, tandis que, dans la -même période, la population générale de la ville n'augmentait -guère que d'un tiers.</p> - -<p>Indépendamment des causes générales que je viens de -dire, il y en avait de très-particulières qui, de tous les -points de la France, attiraient les ouvriers vers Paris, -et les y aggloméraient peu à peu dans certains quartiers -qu'ils finissaient par occuper presque seuls. On avait -rendu moins gênantes à Paris que partout ailleurs en -<span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">[Pg 139]</a></span> -France les entraves que la législation fiscale du temps -imposait à l'industrie; nulle part on n'échappait plus -aisément au joug des maîtrises. Certains faubourgs, -tels que le faubourg Saint-Antoine et celui du Temple, -jouissaient surtout, sous ce rapport, de très-grands priviléges. -Louis XVI étendit encore beaucoup ces prérogatives -du faubourg Saint-Antoine, et travailla de son -mieux à accumuler là une immense population ouvrière, -«voulant, dit ce malheureux prince dans un de ses édits, -donner aux ouvriers du faubourg Saint-Antoine une -nouvelle marque de notre protection, et les délivrer -des gênes qui sont préjudiciables à leurs intérêts aussi -bien qu'à la liberté du commerce.»</p> - -<p>Le nombre des usines, manufactures, hauts fourneaux, -s'était tellement accru dans Paris, aux approches -de la Révolution, que le gouvernement finit par s'en alarmer. -La vue de ce progrès le remplissait de plusieurs -craintes fort imaginaires. On trouve entre autres un arrêt -du conseil de 1782, où il est dit que «le Roy, appréhendant -que la multiplication rapide des manufactures -n'amenât une consommation de bois qui devînt préjudiciable -à l'approvisionnement de la ville, prohibe -désormais la création d'établissements de cette espèce -dans un rayon de quinze lieues autour d'elle.» Quant -au danger véritable qu'une pareille agglomération pouvait -faire naître, personne ne l'appréhendait.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_140" id="Page_140">[Pg 140]</a></span></p> - -<p>Ainsi Paris était devenu le maître de la France, et -déjà s'assemblait l'armée qui devait se rendre maîtresse -de Paris.</p> - -<p>On tombe assez d'accord aujourd'hui, ce me semble, -que la centralisation administrative et l'omnipotence de -Paris sont pour beaucoup dans la chute de tous les gouvernements -que nous avons vus se succéder depuis quarante -ans. Je ferai voir sans peine qu'il faut attribuer au -même fait une grande part dans la ruine soudaine et -violente de l'ancienne monarchie, et qu'on doit le ranger -parmi les principales causes de cette Révolution première -qui a enfanté toutes les autres.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_141" id="Page_141">[Pg 141]</a></span></p> - - - - -<div class="chapter"> - <h3><a name="CHAPITRE_VIII_2" id="CHAPITRE_VIII_2"></a>CHAPITRE VIII.</h3> -</div> - -<p class="chapsum2">Que la France était - le pays où les hommes étaient devenus le plus - semblables entre eux.</p> - - -<p>Celui qui considère attentivement la France de l'ancien -régime rencontre deux vues bien contraires.</p> - -<p>Il semble que tous les hommes qui y vivent, particulièrement -ceux qui y occupent la région moyenne et -haute de la société, les seuls qui se fassent voir, soient -tous exactement semblables les uns aux autres.</p> - -<p>Cependant, au milieu de cette foule commune, -s'élèvent encore une multitude prodigieuse de petites -barrières qui la divisent en un grand nombre de parties, -et dans chacune de ces petites enceintes apparaît -comme une société particulière, qui ne s'occupe que -de ses intérêts propres, sans prendre part à la vie de -tous.</p> - -<p>Je songe à cette division presque infinie, et je comprends -que, nulle part les citoyens n'étant moins préparés -à agir en commun et à se prêter un mutuel appui -en temps de crise, une grande révolution a pu bouleverser -de fond en comble une pareille société en un moment. -<span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">[Pg 142]</a></span> -J'imagine toutes ces petites barrières renversées -par ce grand ébranlement lui-même; j'aperçois aussitôt -un corps social plus compacte et plus homogène qu'aucun -de ceux qu'on avait peut-être jamais vus dans le -monde.</p> - -<p>J'ai dit comment, dans presque tout le royaume, la -vie particulière des provinces était depuis longtemps -éteinte; cela avait beaucoup contribué à rendre tous les -Français fort semblables entre eux. A travers les diversités -qui existent encore, l'unité de la nation est déjà -transparente; l'uniformité de la législation la découvre. -A mesure qu'on descend dans le cours du dix-huitième -siècle, on voit s'accroître le nombre des édits, déclarations -du roi, arrêts du conseil, qui appliquent les mêmes -règles, de la même manière, dans toutes les parties de -l'empire. Ce ne sont pas seulement les gouvernants, -mais les gouvernés, qui conçoivent l'idée d'une législation -si générale et si uniforme, partout la même, la -même pour tous; cette idée se montre dans tous les projets -de réforme qui se succèdent pendant trente ans -avant que la Révolution n'éclate. Deux siècles auparavant, -la matière même de pareilles idées, si l'on peut -parler ainsi, eût manqué.</p> - -<p>Non-seulement les provinces se ressemblent de plus -en plus, mais dans chaque province les hommes des -différentes classes, du moins tous ceux qui sont placés -<span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">[Pg 143]</a></span> -en dehors du peuple, deviennent de plus en plus semblables, -en dépit des particularités de la condition.</p> - -<p>Il n'y a rien qui mette ceci plus en lumière que la lecture -des cahiers présentés par les différents ordres en -1789. On voit que ceux qui les rédigent diffèrent profondément -par les intérêts, mais que dans tout le reste -ils se ressemblent.</p> - -<p>Si vous étudiez comment les choses se passaient aux -premiers états généraux, vous aurez un spectacle tout -contraire: le bourgeois et le noble ont alors plus d'intérêts -communs, plus d'affaires communes; ils font voir -bien moins d'animosité réciproque; mais ils semblent -encore appartenir à deux races distinctes.</p> - -<p>Le temps, qui avait maintenu, et sous beaucoup de -rapports aggravé les priviléges qui séparaient ces deux -hommes, avaient singulièrement travaillé à les rendre -en tout le reste pareils.</p> - -<p>Depuis plusieurs siècles les nobles français n'avaient -cessé de s'appauvrir. «Malgré ses priviléges, la noblesse -se ruine et s'anéantit tous les jours, et le tiers état -s'empare des fortunes,» écrit tristement un gentilhomme -en 1755. Les lois qui protégeaient la propriété -des nobles étaient pourtant toujours les mêmes; rien -dans leur condition économique ne paraissait changé. -Néanmoins ils s'appauvrissaient partout dans la proportion -exacte où ils perdaient leur pouvoir.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">[Pg 144]</a></span></p> - -<p>On dirait que, dans les institutions humaines comme -dans l'homme même, indépendamment des organes -que l'on voit remplir les diverses fonctions de l'existence, -se trouve une force centrale et invisible qui est -le principe même de la vie. En vain les organes semblent -agir comme auparavant, tout languit à la fois et -meurt quand cette flamme vivifiante vient à s'éteindre. -Les nobles français avaient encore les substitutions, -Burke remarque même que les substitutions étaient de -son temps plus fréquentes et plus obligatoires en France -qu'en Angleterre, le droit d'aînesse, les redevances -foncières et perpétuelles, et tout ce qu'on nommait les -droits utiles; on les avait soustraits à l'obligation si -onéreuse de faire la guerre à leurs dépens, et pourtant -on leur avait conservé, en l'augmentant beaucoup, l'immunité -d'impôt; c'est-à-dire qu'ils gardaient l'indemnité -en perdant la charge. Ils jouissaient, en outre, de plusieurs -autres avantages pécuniaires que leurs pères -n'avaient jamais eus; cependant ils s'appauvrissaient -graduellement à mesure que l'usage et l'esprit du gouvernement -leur manquait. C'est même à cet appauvrissement -graduel qu'il faut attribuer, en partie, cette -<a name="NOTE_29" id="NOTE_29"></a> -<a href="#ANCHOR_29">grande division</a> de la propriété foncière que nous avons -remarquée précédemment. Le gentilhomme avait cédé -morceau par morceau sa terre aux paysans, ne se réservant -que les rentes seigneuriales, qui lui conservaient -<span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">[Pg 145]</a></span> -l'apparence plutôt que la réalité de son ancien état. -Plusieurs provinces de France, comme celle du Limousin, -dont parle Turgot, n'étaient remplies que par une -petite noblesse pauvre, qui ne possédait presque plus de -terres et ne vivait guère que de droits seigneuriaux et -de rentes foncières.</p> - -<p>«Dans cette généralité, dit un intendant, dès le commencement -du siècle, le nombre des familles nobles -s'élève encore à plusieurs milliers, mais il n'y en a pas -quinze qui aient vingt mille livres de rente.» Je lis dans -une sorte d'instruction qu'un autre intendant (celui de -Franche-Comté) adresse à son successeur en 1750: «La -noblesse de ce pays est assez bonne, mais fort pauvre, -et elle est autant fière qu'elle est pauvre. Elle est très-humiliée -en proportion de ce qu'elle était autrefois. -La politique n'est pas mauvaise de l'entretenir dans -cet état de pauvreté, pour la mettre dans la nécessité -de servir et d'avoir besoin de nous. Elle forme, -ajoute-t-il, une confrérie où l'on n'admet que les personnes -qui peuvent faire preuve de quatre quartiers. -Cette confrérie n'est point patentée, mais seulement -tolérée, et elle ne s'assemble tous les ans qu'une fois, et -en présence de l'intendant. Après avoir dîné et entendu -la messe ensemble, ces nobles s'en retournent chacun -chez eux, les uns sur leurs rossinantes, les autres à -pied. Vous verrez le comique de cette assemblée.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_146" id="Page_146">[Pg 146]</a></span></p> - -<p>Cet appauvrissement graduel de la noblesse se voyait -plus ou moins, non-seulement en France, mais dans -toutes les parties du continent, où le système féodal -achevait, comme en France, de disparaître, sans être -remplacé par une nouvelle forme de l'aristocratie. Chez -les peuples allemands qui bordent le Rhin, cette décadence -était surtout visible et très-remarquée. Le contraire -ne se rencontrait que chez les Anglais. Là, les -anciennes familles nobles qui existaient encore avaient -non-seulement conservé, mais fort accru leur fortune; -elles étaient restées les premières en richesses aussi -bien qu'en pouvoir. Les familles nouvelles qui s'étaient -élevées à côté d'elles n'avaient fait qu'imiter leur opulence -sans la surpasser.</p> - -<p>En France, les roturiers seuls semblaient hériter de -tout le bien que la noblesse perdait; on eût dit qu'ils ne -s'accroissaient que de sa substance. Aucune loi cependant -n'empêchait le bourgeois de se ruiner ni ne l'aidait -à s'enrichir; il s'enrichissait néanmoins sans cesse; -dans bien des cas il était devenu aussi riche et quelquefois -plus riche que le gentilhomme. Bien plus, sa -richesse était souvent de la même espèce: quoiqu'il vécût -d'ordinaire à la ville, il était souvent propriétaire -aux champs; quelquefois même il acquérait des seigneuries.</p> - -<p>L'éducation et la manière de vivre avaient déjà mis -<span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">[Pg 147]</a></span> -entre ces deux hommes mille autres ressemblances. Le -bourgeois avait autant de lumières que le noble, et, -ce qu'il faut bien remarquer, ses lumières avaient été -puisées précisément au même foyer. Tous deux étaient -éclairés par le même jour. Pour l'un comme pour l'autre, -l'éducation avait été également théorique et littéraire. -Paris, devenu de plus en plus le seul précepteur -de la France, achevait de donner à tous les esprits une -même forme et une allure commune.</p> - -<p>A la fin du dix-huitième siècle, on pouvait encore -apercevoir, sans doute, entre les manières de la noblesse -et celles de la bourgeoisie, une différence; car il n'y a -rien qui s'égalise plus lentement que cette superficie -de mœurs qu'on nomme les manières; mais, au fond, -tous les hommes placés au-dessus du peuple se ressemblaient; -ils avaient les mêmes idées, les mêmes habitudes, -suivaient les mêmes goûts, se livraient aux mêmes -plaisirs, lisaient les mêmes livres, parlaient le -même langage. Ils ne différaient plus entre eux que par -les droits.</p> - -<p>Je doute que cela se vît alors au même degré nulle -part ailleurs, pas même en Angleterre, où les différentes -classes, quoique attachées solidement les unes aux -autres par des intérêts communs, différaient encore souvent -par l'esprit et les mœurs; car la liberté politique -que possède cette admirable puissance, de créer entre -<span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">[Pg 148]</a></span> -tous les citoyens des rapports nécessaires et des liens -mutuels de dépendance, ne les rend pas toujours pour -cela pareils; c'est le gouvernement d'un seul qui, à la -longue, a toujours pour effet inévitable de rendre les -hommes semblables entre eux et mutuellement indifférents -à leur sort.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">[Pg 149]</a></span></p> - - - - -<div class="chapter"> - <h3><a name="CHAPITRE_IX_2" id="CHAPITRE_IX_2"></a>CHAPITRE IX.</h3> -</div> - -<p class="chapsum2">Comment ces hommes si semblables - étaient plus séparés qu'ils ne - l'avaient jamais été en petits groupes étrangers et indifférents les - uns aux autres.</p> - - -<p>Considérons maintenant l'autre côté du tableau, et -voyons comment ces mêmes Français, qui avaient entre -eux tant de traits de ressemblance, étaient cependant -plus isolés les uns des autres que cela ne se voyait peut-être -nulle part ailleurs; et que cela même ne s'était jamais -vu en France auparavant.</p> - -<p>Il y a bien de l'apparence qu'à l'époque où le système -féodal s'établit en Europe, ce qu'on a appelé depuis -la noblesse ne forma point sur-le-champ une -caste, mais se composa, dans l'origine, de tous les -principaux d'entre la nation, et ne fut ainsi, d'abord, -qu'une aristocratie. C'est là une question que je n'ai -point envie de discuter ici; il me suffit de remarquer -que, dès le moyen âge, la noblesse est devenue une -caste, c'est-à-dire que sa marque distincte est la naissance.</p> - -<p>Elle conserve bien ce caractère propre à l'aristocratie -<span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">[Pg 150]</a></span> -d'être un corps de citoyens qui gouvernent; mais -c'est la naissance seulement qui décide de ceux qui -seront à la tête de ce corps. Tout ce qui n'est point né -noble est en dehors de cette classe particulière et fermée, -et n'occupe qu'une situation plus ou moins élevée, -mais toujours subordonnée, dans l'État.</p> - -<p>Partout où le système féodal s'est établi sur le continent -de l'Europe, il a abouti à la caste; en Angleterre -seulement il est retourné à l'aristocratie.</p> - -<p>Je me suis toujours étonné qu'un fait qui singularise -à ce point l'Angleterre au milieu de toutes les nations -modernes, et qui seul peut faire comprendre les -particularités de ses lois, de son esprit et de son histoire, -n'ait pas fixé plus encore qu'il ne l'a fait l'attention -des philosophes et des hommes d'État, et que l'habitude -ait fini par le rendre comme invisible aux -Anglais eux-mêmes. On l'a souvent à demi aperçu, à -demi décrit; jamais, ce me semble, on n'en a eu la -vue complète et claire. Montesquieu, visitant la Grande-Bretagne -en 1739, écrit bien: «Je suis ici dans un pays -qui ne ressemble guère au reste de l'Europe;» mais -il n'ajoute rien.</p> - -<p>C'était bien moins son parlement, sa liberté, sa publicité, -son jury, qui rendait dès lors, en effet, l'Angleterre -si dissemblable du reste de l'Europe, mais -quelque chose de plus particulier encore et de plus efficace. -<span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">[Pg 151]</a></span> -L'Angleterre était le seul pays où l'on eût, non -pas altéré, mais effectivement détruit le système de -la caste. Les nobles et les roturiers y suivaient ensemble -les mêmes affaires, y embrassaient les mêmes professions, -et, ce qui est bien plus significatif, s'y mariaient -entre eux. La fille du plus grand seigneur y pouvait -déjà épouser sans honte un homme nouveau.</p> - -<p>Voulez-vous savoir si la caste, les idées, les habitudes, -les barrières qu'elle avait créées chez un peuple y sont -définitivement anéanties: considérez-y les mariages. Là -seulement vous trouverez le trait décisif qui vous manque. -Même de nos jours, en France, après soixante ans -de démocratie, vous l'y chercheriez souvent en vain. -Les familles anciennes et les nouvelles, qui semblent -confondues en toutes choses, y évitent encore le plus -qu'elles le peuvent de se mêler par le mariage.</p> - -<p>On a souvent remarqué que la noblesse anglaise avait -été plus prudente, plus habile, plus ouverte que nulle -autre. Ce qu'il fallait dire, c'est que depuis longtemps -il n'existe plus en Angleterre, à proprement parler, de -noblesse, si on prend le mot dans le sens ancien et circonscrit -qu'il avait conservé partout ailleurs.</p> - -<p>Cette révolution singulière se perd dans la nuit des -temps, mais il en reste encore un témoin vivant: c'est -l'idiome. Depuis plusieurs siècles le mot de <i>gentilhomme</i> -a entièrement changé de sens en Angleterre, et le mot de -<span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">[Pg 152]</a></span> -<i>roturier</i> n'existe plus. Il eût déjà été impossible de traduire -littéralement en anglais ce vers de <i>Tartuffe</i>, quand -Molière l'écrivait en 1664:</p> - -<p class="ac noindent smaller"> -Et, tel que l'on le voit, il est bon gentilhomme.</p> -<p>Voulez-vous faire une autre application encore de la -science des langues à la science de l'histoire: suivez à -travers le temps et l'espace la destinée de ce mot de -<i>gentleman</i>, dont notre mot de gentilhomme était le père. -Vous verrez sa signification s'étendre en Angleterre -à mesure que les conditions se rapprochent et se mêlent. -A chaque siècle on l'applique à des hommes placés -un peu plus bas dans l'échelle sociale. Il passe enfin en -Amérique avec les Anglais. Là on s'en sert pour désigner -indistinctement tous les citoyens. Son histoire est -celle même de la démocratie.</p> - -<p>En France, le mot de gentilhomme est toujours resté -étroitement resserré dans son sens primitif; depuis la -Révolution, il est à peu près sorti de l'usage, mais il ne -s'est jamais altéré. On avait conservé intact le mot qui -servait à désigner les membres de la caste, parce qu'on -avait conservé la caste elle-même, aussi séparée de -toutes les autres qu'elle l'avait jamais été.</p> - -<p>Mais je vais bien plus loin, et j'avance qu'elle l'était devenue -beaucoup plus qu'au moment où le mot avait pris -naissance, et qu'il s'était fait parmi nous un mouvement -<span class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153">[Pg 153]</a></span> -en sens inverse de celui qu'on avait vu chez les Anglais.</p> - -<p>Si le bourgeois et le noble étaient plus semblables, -ils s'étaient en même temps de plus en plus isolés l'un -de l'autre; deux choses qu'on doit si peu confondre -que l'une, au lieu d'atténuer l'autre, l'aggrave souvent.</p> - -<p>Dans le moyen âge et tant que la féodalité conserva -son empire, tous ceux qui tenaient des terres du seigneur -(ceux que la langue féodale nommait proprement -des vassaux), et beaucoup d'entre eux n'étaient pas nobles, -étaient constamment associés à celui-ci pour le gouvernement -de la seigneurie; c'était même la principale -condition de leurs tenures. Non-seulement ils devaient -suivre le seigneur à la guerre, mais ils devaient, en -vertu de leur concession, passer un certain temps de -l'année à sa cour, c'est-à-dire l'aider à rendre la justice -et à administrer les habitants. La cour du seigneur était -le grand rouage du gouvernement féodal; on la voit -paraître dans toutes les vieilles lois de l'Europe, et -j'en ai retrouvé encore de nos jours des vestiges très-visibles -dans plusieurs parties de l'Allemagne. Le savant -feudiste Edme de Fréminville, qui, trente ans avant la -révolution française, s'avisa d'écrire un gros livre sur les -droits féodaux et sur la rénovation des terriers, nous -apprend qu'il a vu dans les «titres de nombre de seigneuries -que les vassaux étaient obligés de se rendre -<span class="pagenum"><a name="Page_154" id="Page_154">[Pg 154]</a></span> -tous les quinze jours à la cour du seigneur, où, étant -assemblés, ils jugeaient, conjointement avec le seigneur -ou son juge ordinaire, les assises et différends qui étaient -survenus entre les habitants.» Il ajoute «qu'il a trouvé -quelquefois quatre-vingts, cent cinquante, et jusqu'à -deux cents de ces vassaux dans une seigneurie. Un -grand nombre d'entre eux étaient roturiers.» J'ai cité -ceci, non comme une preuve, il y en a mille autres, -mais comme un exemple de la manière dont, à l'origine -et pendant longtemps, la classe des campagnes se rapprochait -des gentilshommes et se mêlait chaque jour -avec eux dans la conduite des mêmes affaires. Ce que -la cour du seigneur faisait pour les petits propriétaires -ruraux, les états provinciaux, et plus tard les états généraux, -le firent pour les bourgeois des villes.</p> - -<p>On ne saurait étudier ce qui nous reste des états généraux -du quatorzième siècle, et surtout des états provinciaux -du même temps, sans s'étonner de la place que -le tiers état occupait dans ces assemblées et de la puissance -qu'il y exerçait.</p> - -<p>Comme homme, le bourgeois du quatorzième siècle -est sans doute fort inférieur au bourgeois du dix-huitième; -mais la bourgeoisie en corps occupe dans la société -politique alors un rang mieux assuré et plus haut. -Son droit de prendre part au gouvernement est incontesté; -le rôle qu'elle joue dans les assemblées politiques -<span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">[Pg 155]</a></span> -est toujours considérable, souvent prépondérant. Les -autres classes sentent chaque jour le besoin de compter -avec elle.</p> - -<p>Mais ce qui frappe surtout, c'est de voir comme la -noblesse et le tiers état trouvent alors plus de facilités -pour administrer les affaires ensemble ou pour résister -en commun qu'ils n'en ont eu depuis. Cela ne se remarque -pas seulement dans les états généraux du quatorzième -siècle, dont plusieurs ont eu un caractère irrégulier -et révolutionnaire que les malheurs du temps leur -donnèrent, mais dans les états particuliers du même -temps, où rien n'indique que les affaires ne suivissent -pas la marche régulière et habituelle. C'est ainsi qu'on -voit, en Auvergne, les trois ordres prendre en commun -les plus importantes mesures et en surveiller l'exécution -par des commissaires choisis également dans tous les -trois. Le même spectacle se retrouve à la même époque -en Champagne. Tout le monde connaît cet acte célèbre, -par lequel les nobles et les bourgeois d'un grand nombre -de villes s'associèrent, au commencement du même siècle, -pour défendre les franchises de la nation et les priviléges -de leurs provinces contre les atteintes du pouvoir -royal. <a name="NOTE_30" id="NOTE_30"></a> -<a name="NOTE_31" id="NOTE_31"></a> -<a href="#ANCHOR_30">On rencontre</a> à ce moment-là, dans notre histoire, -plusieurs de ces épisodes qui semblent tirés de -l'histoire d'Angleterre. De pareils spectacles ne se revoient -plus dans les siècles suivants.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_156" id="Page_156">[Pg 156]</a></span></p> - -<p>A mesure, en effet, que le gouvernement de la seigneurie -se désorganise, que les états généraux deviennent -plus rares ou cessent, et que les libertés générales -achèvent de succomber, entraînant les libertés locales -dans leur ruine, le bourgeois et le gentilhomme n'ont -plus de contact dans la vie publique. Ils ne sentent plus -jamais le besoin de se rapprocher l'un de l'autre et de -s'entendre; ils sont chaque jour plus indépendants l'un -de l'autre, mais aussi plus étrangers l'un à l'autre. Au -dix-huitième siècle cette révolution est accomplie: ces -deux hommes ne se rencontrent plus que par hasard -dans la vie privée. Les deux classes ne sont plus seulement -rivales, elles sont ennemies.</p> - -<p>Et ce qui semble bien particulier à la France, dans le -même temps que l'ordre de la noblesse perd ainsi ses pouvoirs -politiques, le gentilhomme acquiert individuellement -plusieurs priviléges qu'il n'avait jamais possédés ou accroît -ceux qu'il possédait déjà. On dirait que les membres -s'enrichissent des dépouilles du corps. La noblesse a -de moins en moins le droit de commander, mais les nobles -ont de plus en plus la prérogative exclusive d'être les -premiers serviteurs du maître; il était plus facile à un -roturier de devenir officier sous Louis XIV que sous -Louis XVI. Cela se voyait souvent en Prusse, quand le -fait était presque sans exemple en France. Chacun de ces -priviléges, une fois obtenu, adhère au sang; il en est -<span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">[Pg 157]</a></span> -inséparable. Plus cette noblesse cesse d'être une aristocratie, -plus elle semble devenir une caste.</p> - -<p>Prenons le plus odieux de tous ces priviléges, celui de -l'exemption d'impôt: il est facile de voir que, depuis le -quinzième siècle jusqu'à la révolution française, celui-ci -n'a cessé de croître. Il croissait par le progrès rapide des -charges publiques. Quand on ne prélevait que 1,200,000 -livres de taille sous Charles VII, le privilége d'en être -exempt était petit; quand on en prélevait 80 millions -sous Louis XVI, c'était beaucoup. Lorsque la taille était -le seul impôt de roture, l'exemption du noble était peu -visible; mais quand les impôts de cette espèce se furent -multipliés sous mille noms et sous mille formes, qu'à -la taille eurent été assimilées quatre autres taxes, que des -charges inconnues au moyen âge, telles que la corvée -royale appliquée à tous les travaux ou services publics, -la milice, etc., eurent été ajoutées à la taille et à ses accessoires, -et aussi inégalement imposées, l'exemption -du gentilhomme parut immense. <a name="NOTE_32" id="NOTE_32"></a> -<a href="#ANCHOR_32">L'inégalité</a>, quoique -grande, était, il est vrai, plus apparente encore que réelle; -car le noble était souvent atteint dans son fermier par -l'impôt auquel il échappait lui-même; mais en cette matière -l'inégalité qu'on voit nuit plus que celle qu'on ressent.</p> - -<p>Louis XIV, pressé par les nécessités financières qui -l'accablèrent à la fin de son règne, avait établi deux -taxes communes, la capitation et les vingtièmes. Mais, -<span class="pagenum"><a name="Page_158" id="Page_158">[Pg 158]</a></span> -comme si l'exemption d'impôts avait été en soi un privilége -si respectable qu'il fallût le consacrer dans le fait -même qui lui portait atteinte, on eut soin de rendre la -<a name="NOTE_33" id="NOTE_33"></a> -<a name="NOTE_34" id="NOTE_34"></a> -<a name="NOTE_35" id="NOTE_35"></a> -<a href="#ANCHOR_33">perception différente</a> -là où la taxe était commune. Pour -les uns, elle resta dégradante et dure; pour les autres, -<a name="NOTE_36" id="NOTE_36"></a> -<a href="#ANCHOR_36">indulgente et honorable</a>.</p> - -<p>Quoique l'inégalité, en fait d'impôts, se fût établie -sur tout le continent de l'Europe, il y avait très-peu de -pays où elle fût devenue aussi visible et aussi constamment -sentie qu'en France. Dans une grande partie de -l'Allemagne, la plupart des taxes étaient indirectes. Dans -l'impôt direct lui-même, le privilége du gentilhomme -consistait souvent dans une participation moins grande -à une charge commune. Il y avait, de plus, certaines -taxes qui ne frappaient que sur la noblesse, et qui étaient -destinées à tenir la place du service militaire gratuit -qu'on n'exigeait plus.</p> - -<p>Or, de toutes les manières de distinguer les hommes -et de marquer les classes, l'inégalité d'impôt est la plus -pernicieuse et la plus propre à ajouter l'isolement à -l'inégalité, et à rendre en quelque sorte l'un et l'autre -incurables. Car, voyez ses effets: quand le bourgeois -et le gentilhomme ne sont plus assujettis à payer la -même taxe, chaque année l'assiette et la levée de -l'impôt tracent à nouveau entre eux, d'un trait net et -précis, la limite des classes. Tous les ans, chacun des -<span class="pagenum"><a name="Page_159" id="Page_159">[Pg 159]</a></span> -privilégiés ressent un intérêt actuel, et pressant de ne -point se laisser confondre avec la masse, et fait un -nouvel effort pour se ranger à l'écart.</p> - -<p>Comme il n'y a presque pas d'affaires publiques qui -ne naissent d'une taxe ou qui n'aboutissent à une taxe, -du moment où les deux classes ne sont pas également -assujetties à l'impôt, elles n'ont presque plus de raisons -pour délibérer jamais ensemble, plus de causes -pour ressentir des besoins et des sentiments communs; -on n'a plus affaire de les tenir séparées: on leur -a ôté en quelque sorte l'occasion et l'envie d'agir ensemble.</p> - -<p>Burke, dans le portrait flatté qu'il trace de l'ancienne -constitution de la France, fait valoir en faveur de l'institution -de notre noblesse la facilité que les bourgeois -avaient d'obtenir l'anoblissement en se procurant quelque -office: cela lui paraît avoir de l'analogie avec l'aristocratie -ouverte de l'Angleterre. Louis XI avait, en -effet, multiplié les anoblissements: c'était un moyen -d'abaisser la noblesse; ses successeurs les prodiguèrent -pour avoir de l'argent. Necker nous apprend que, de -son temps, le nombre des offices qui procuraient la noblesse -s'élevait à quatre mille. Rien de pareil ne se -voyait nulle part en Europe; mais l'analogie que voulait -établir Burke entre la France et l'Angleterre n'en était -que plus fausse.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_160" id="Page_160">[Pg 160]</a></span></p> - -<p>Si les classes moyennes d'Angleterre, loin de faire -la guerre à l'aristocratie, lui sont restées si intimement -unies, cela n'est pas venu surtout de ce que cette aristocratie -était ouverte, mais plutôt, comme on l'a dit, -de ce que sa forme était indistincte et sa limite inconnue; -moins de ce qu'on pouvait y entrer que de ce -qu'on ne savait jamais quand on y était; de telle sorte -que tout ce qui l'approchait pouvait croire en faire partie, -s'associer à son gouvernement et tirer quelque éclat -ou quelque profit de sa puissance.</p> - -<p>Mais la barrière qui séparait la noblesse de France -des autres classes, quoique très-facilement franchissable, -était toujours fixe et visible, toujours reconnaissable -à des signes éclatants et odieux à qui restait dehors. -Une fois qu'on l'avait franchie, on était séparé de tous -ceux du milieu desquels on venait de sortir par des priviléges -qui leur étaient onéreux et humiliants.</p> - -<p>Le système des anoblissements, loin de diminuer la -haine du roturier contre le gentilhomme, l'accroissait -donc au contraire sans mesure; elle s'aigrissait de toute -l'envie que le nouveau noble inspirait à ses anciens -égaux. C'est ce qui fait que le tiers état dans ses doléances -montre toujours plus d'irritation contre les anoblis -que contre les nobles, et que, loin de demander -qu'on élargisse la porte qui peut le conduire hors de la -roture, il demande sans cesse qu'elle soit rétrécie.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161">[Pg 161]</a></span></p> - -<p>A aucune époque de notre histoire la noblesse n'avait -été aussi facilement acquise qu'en 89, et jamais le -bourgeois et le gentilhomme n'avaient été aussi séparés -l'un de l'autre. Non-seulement les nobles ne veulent -souffrir dans leurs colléges électoraux rien qui sente la -bourgeoisie, mais les bourgeois écartent avec le même -soin tous ceux qui peuvent avoir l'apparence de gentilhomme. -Dans certaines provinces, les nouveaux anoblis -sont repoussés d'un côté parce qu'on ne les juge pas -assez nobles, et de l'autre parce qu'on trouve qu'ils le -sont déjà trop. Ce fut, dit-on, le cas du célèbre Lavoisier.</p> - -<p>Que si, laissant de côté la noblesse, nous considérons -maintenant cette bourgeoisie, nous allons voir un spectacle -tout semblable, et le bourgeois presque aussi à -part du peuple que le gentilhomme était à part du -bourgeois.</p> - -<p>La presque totalité de la classe moyenne dans l'ancien -régime habitait les villes. Deux causes avaient surtout -produit cet effet: les priviléges des gentilshommes et la -taille. Le seigneur qui résidait dans ses terres montrait -d'ordinaire une certaine bonhomie familière envers les -paysans; mais son insolence vis-à-vis des bourgeois, -ses voisins, était presque infinie. Elle n'avait cessé de -croître à mesure que son pouvoir politique avait diminué, -et par cette raison même; car, d'une part, cessant -<span class="pagenum"><a name="Page_162" id="Page_162">[Pg 162]</a></span> -de gouverner, il n'avait plus d'intérêt à ménager ceux -qui pouvaient l'aider dans cette tâche, et, de l'autre, -comme on l'a remarqué souvent, il aimait à se consoler -par l'usage immodéré de ses droits apparents de la perte -de sa puissance réelle. Son absence même de ses terres, -au lieu de soulager ses voisins, augmentait leur gêne. -L'absentéisme ne servait pas même à cela; car des priviléges -exercés par procureur n'en étaient que plus insupportables -à endurer.</p> - -<p>Je ne sais néanmoins si la taille, et tous les impôts -qu'on avait assimilés à celui-là, ne furent pas des causes -plus efficaces.</p> - -<p>Je pourrais expliquer, je pense, et en assez peu de -mots, pourquoi la taille et ses accessoires pesaient beaucoup -plus lourdement sur les campagnes que sur les -villes; mais cela paraîtrait peut-être inutile au lecteur. -Il me suffira donc de dire que les bourgeois réunis dans -les villes avaient mille moyens d'atténuer le poids de la -taille, et souvent de s'y soustraire entièrement, qu'aucun -d'eux n'eût eus isolément, s'il était resté sur son domaine. -Il échappait surtout de cette manière à l'obligation -de lever la taille, ce qu'il craignait bien plus encore -que l'obligation de la payer, et avec raison; car -il n'y eut jamais, dans l'ancien régime, ni même, je -pense, dans aucun régime, de pire condition que celle -du collecteur paroissial de la taille. J'aurai occasion de -<span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">[Pg 163]</a></span> -le montrer plus loin. Personne cependant dans le village, -excepté les gentilshommes, ne pouvait échapper à -cette charge: plutôt que de s'y soumettre, le roturier -riche louait son bien et se retirait à la ville prochaine. -Turgot est d'accord avec tous les documents secrets -que j'ai eu l'occasion de consulter, quand il nous dit -«que la collecte de la taille change en bourgeois des -villes presque tous les propriétaires roturiers des campagnes.» -Ceci est, pour le dire en passant, l'une des -raisons qui firent que la France était plus remplie de -villes, et surtout de petites villes, que la plupart des -autres pays d'Europe.</p> - -<p>Cantonné ainsi dans des murailles, le roturier riche -perdait bientôt les goûts et l'esprit des champs; il devenait -entièrement étranger aux travaux et aux affaires -de ceux de ses pareils qui y étaient restés. Sa vie n'avait -plus pour ainsi dire qu'un seul but: il aspirait à devenir -dans sa ville adoptive un fonctionnaire public.</p> - -<p>C'est une très-grande erreur de croire que la passion -de presque tous les Français de nos jours, et en particulier -de ceux des classes moyennes, pour les places, soit -née depuis la Révolution; elle a pris naissance plusieurs -siècles auparavant, et elle n'a cessé, depuis ce temps, -de s'accroître, grâce à mille aliments nouveaux qu'on a -eu soin de lui donner.</p> - -<p>Les places, sous l'ancien régime, ne ressemblaient pas -<span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">[Pg 164]</a></span> -toujours aux nôtres, mais il y en avait encore plus, je -pense; le nombre des petites n'avait presque pas de fin. De -1693 à 1709 seulement, on calcule qu'il en fut créé quarante -mille, presque toutes à la portée des moindres bourgeois. -J'ai compté en 1750, dans une ville de province -de médiocre étendue, jusqu'à cent neuf personnes occupées -à rendre la justice, et cent vingt-six chargées de -faire exécuter les arrêts des premières, tous gens de la -ville. L'ardeur des bourgeois à remplir ces places était -réellement sans égale. Dès que l'un d'eux se sentait possesseur -d'un petit capital, au lieu de l'employer dans -le négoce il s'en servait aussitôt pour acheter une place. -Cette misérable ambition a plus nui aux progrès de -l'agriculture et du commerce en France que les maîtrises -et la taille même. Quand les places venaient à manquer, -l'imagination des solliciteurs se mettant à l'œuvre -en avait bientôt inventé de nouvelles. Un sieur Lemberville -publie un mémoire pour prouver qu'il est tout -à fait conforme à l'intérêt public de créer des inspecteurs -pour une certaine industrie, et il termine en s'offrant -lui-même pour l'emploi. Qui de nous n'a connu ce -Lemberville? Un homme pourvu de quelques lettres et -d'un peu d'aisance ne jugeait pas enfin qu'il fût séant de -mourir sans avoir été fonctionnaire public. «Chacun, -suivant son état, dit un contemporain, veut être quelque -chose de par le roi.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">[Pg 165]</a></span></p> - -<p>La plus grande différence qui se voie en cette matière -entre les temps dont je parle ici et les nôtres, c'est -qu'alors le gouvernement vendait les places, tandis -qu'aujourd'hui il les donne; pour les acquérir on ne -fournit plus son argent; on fait mieux, on se livre soi-même.</p> - -<p>Séparé des paysans par la différence des lieux et -plus encore du genre de vie, le bourgeois l'était le plus -souvent aussi par l'intérêt. On se plaint avec beaucoup -de justice du privilége des nobles en matière d'impôt; -mais que dire de ceux des bourgeois? On compte par -milliers les offices qui les exemptent de tout ou partie -des charges publiques: celui-ci de la milice, cet autre -de la corvée, ce dernier de la taille. Quelle est la paroisse, -dit-on dans un écrit du temps, qui ne compte -dans son sein, indépendamment des gentilshommes et -des ecclésiastiques, plusieurs habitants qui se sont procuré, -à l'aide de charges ou de commission, quelque exception -d'impôt? L'une des raisons qui font de temps à -autre abolir un certain nombre d'offices destinés aux -bourgeois, c'est la diminution de recette qu'amène un -si grand nombre d'individus soustraits à la taille. Je ne -doute point que le nombre des exempts ne fût aussi -grand, et souvent plus grand, dans la bourgeoisie que -dans la noblesse.</p> - -<p>Ces misérables prérogatives remplissaient d'envie -<span class="pagenum"><a name="Page_166" id="Page_166">[Pg 166]</a></span> -ceux qui en étaient privés, et du plus égoïste orgueil -ceux qui les possédaient. Il n'y a rien de plus visible, -pendant tout le dix-huitième siècle, que l'hostilité des -bourgeois des villes contre les paysans de leur banlieue, -et la jalousie de la banlieue contre la ville. «Chacune -des villes, dit Turgot, occupée de son intérêt particulier, -est disposée à y sacrifier les campagnes et les -villages de son arrondissement.» «Vous avez souvent -été obligés, dit-il ailleurs en parlant à ses subdélégués, -de réprimer la tendance constamment usurpatrice et -envahissante qui caractérise la conduite des villes à -l'égard des campagnes et des villages de leur arrondissement.»</p> - -<p>Le peuple même qui vit avec les bourgeois dans -l'enceinte de la ville leur devient étranger, presque ennemi. -La plupart des charges locales qu'ils établissent -sont tournées de façon à porter particulièrement sur les -classes basses. J'ai eu plus d'une fois occasion de vérifier -ce que dit le même Turgot dans un autre endroit -de ses ouvrages, que les bourgeois des villes avaient -trouvé le moyen de régler les octrois de manière à ce -qu'ils ne pesassent pas sur eux.</p> - -<p>Mais ce qu'on aperçoit surtout dans tous les actes -de cette bourgeoisie, c'est la crainte de se voir confondue -avec le peuple, et le désir passionné d'échapper par -tous les moyens au contrôle de celui-ci.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">[Pg 167]</a></span></p> - -<p>«S'il plaisait au roi,» disent les bourgeois d'une ville -dans un mémoire au contrôleur général, «que la place -de maire redevînt élective, il conviendrait d'obliger -les électeurs à ne choisir que parmi les principaux -notables, et même dans le présidial.»</p> - -<p>Nous avons vu comment il avait été dans la politique -de nos rois d'enlever successivement au peuple des villes -l'usage de ses droits politiques. De Louis XI à Louis XV, -toute leur législation révèle cette pensée. Souvent les -bourgeois de la ville s'y associent, quelquefois ils la -suggèrent.</p> - -<p>Lors de la réforme municipale de 1764, un intendant -consulte les officiers municipaux d'une petite ville sur -la question de savoir s'il faut conserver aux artisans et -<i>autre menu peuple</i> le droit d'élire les magistrats. Ces -officiers répondent qu'à la vérité «le peuple n'a jamais -abusé de ce droit, et qu'il serait doux sans doute de lui -conserver la consolation de choisir ceux qui doivent le -commander; mais qu'il vaut mieux encore, pour le -maintien du bon ordre et de la tranquillité publique, se -reposer de ce fait sur l'assemblée des notables.» Le -subdélégué mande de son côté qu'il a réuni chez lui, en -conférence secrète, les «six meilleurs citoyens de la -ville.» Ces six meilleurs citoyens sont tombés unanimement -d'accord que le mieux serait de confier l'élection, -non pas même à l'assemblée des notables, comme -<span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">[Pg 168]</a></span> -le proposaient les officiers municipaux, mais à un certain -nombre de députés choisis dans les différents corps -dont cette assemblée se compose. Le subdélégué, plus -favorable aux libertés du peuple que ces bourgeois -mêmes, tout en faisant connaître leur avis, ajoute «qu'il -est cependant bien dur à des artisans de payer, sans -pouvoir en contrôler l'emploi, des sommes qu'ont imposées -ceux de leurs concitoyens qui sont peut-être, -à cause de leurs priviléges d'impôts, le moins intéressés -dans la question.»</p> - -<p>«Mais achevons le tableau; considérons maintenant la -bourgeoisie en elle-même, à part du peuple, comme -nous avons considéré la noblesse à part des bourgeois. -Nous remarquons dans cette petite portion de la nation, -mise à l'écart du reste, des divisions infinies. Il -semble que le peuple français soit comme ces prétendus -corps élémentaires dans lesquels la chimie moderne -rencontre de nouvelles particules séparables à -mesure qu'elle les regarde de plus près. Je n'ai pas -trouvé moins de trente-six corps différents parmi les -notables d'une petite ville. Ces différents corps, quoique -fort menus, travaillent sans cesse à s'amincir encore; -ils vont tous les jours se purgeant des parties -hétérogènes qu'ils peuvent contenir, afin de se réduire -aux éléments simples. Il y en a que ce beau travail a réduits -à trois ou quatre membres. Leur personnalité n'en -<span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">[Pg 169]</a></span> -est que plus vive et leur humeur plus querelleuse. Tous -sont séparés les uns des autres par quelques petits priviléges, -les moins honnêtes étant encore signes d'honneur. -Entre eux, ce sont des luttes éternelles de préséance. -L'intendant et les tribunaux sont étourdis du -bruit de leurs querelles.» On vient enfin de décider que -«l'eau bénite sera donnée au présidial avant de l'être au -corps de ville. Le parlement hésitait; mais le roi a évoqué -l'affaire en son conseil, et a décidé lui-même. Il était -temps; cette affaire faisait fermenter toute la ville.» -Si l'on accorde à l'un des corps le pas sur l'autre dans -l'assemblée générale des notables, celui-ci cesse d'y -paraître; il renonce aux affaires publiques plutôt que -de voir, dit-il, sa dignité ravalée. Le corps des perruquiers -de la ville de la Flèche décide «qu'il témoignera -de cette manière la juste douleur que lui cause la préséance -accordée aux boulangers.» Une partie des notables -d'une ville refuse obstinément de remplir leur office -«parce que, dit l'intendant, il s'est introduit dans l'assemblée -quelques artisans auxquels les principaux -bourgeois se trouvent humiliés d'être associés.» «Si la -place d'échevin, dit l'intendant d'une autre province, -est donnée à un notaire, cela dégoûtera les autres -notables, les notaires étant ici des gens sans naissance, -qui ne sont pas de familles de notables et ont -tous été clercs.» Les six meilleurs citoyens dont j'ai -<span class="pagenum"><a name="Page_170" id="Page_170">[Pg 170]</a></span> -déjà parlé, et qui décident si aisément que le peuple doit -être privé de ses droits politiques, se trouvent dans une -étrange perplexité quand il s'agit d'examiner quels seront -les notables et quel ordre de préséance il convient -d'établir entre eux. En pareille matière ils n'expriment -plus modestement que des doutes; ils craignent, disent-ils, -«de faire à quelques-uns de leurs concitoyens une -douleur trop sensible.»</p> - -<p>La vanité naturelle aux Français se fortifie et s'aiguise -dans le frottement incessant de l'amour-propre de -ces petits corps, et le légitime orgueil du citoyen s'y oublie. -Au seizième siècle la plupart des corporations dont -je viens de parler existent déjà; mais leurs membres, -après avoir réglé entre eux les affaires de leur association -particulière, se réunissent sans cesse à tous les autres -habitants pour s'occuper ensemble des intérêts généraux -de la cité. Au dix-huitième ils sont presque -entièrement repliés sur eux-mêmes, car les actes de la -vie municipale sont devenus rares, et ils s'exécutent tous -par mandataires. Chacune de ces petites sociétés ne vit -donc que pour soi, ne s'occupe que de soi, n'a d'affaires -que celles qui la touchent.</p> - -<p>Nos pères n'avaient pas le mot d'<i>individualisme</i>, que -nous avons forgé pour notre usage, parce que, de leur -temps, il n'y avait pas en effet d'individu qui n'appartînt -à un groupe et qui pût se considérer absolument -<span class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171">[Pg 171]</a></span> -seul; mais chacun des mille petits groupes dont la société -française se composait ne songeait qu'à lui-même. -C'était, si je puis m'exprimer ainsi, une sorte d'individualisme -collectif, qui préparait les âmes au véritable -individualisme que nous connaissons.</p> - -<p>Et ce qu'il y a de plus étrange, c'est que tous ces -hommes qui se tenaient si à l'écart les uns des autres -étaient devenus tellement semblables entre eux qu'il -eût suffi de les faire changer de place pour ne pouvoir -plus les reconnaître. Bien plus, qui eût pu sonder leur -esprit eût découvert que ces petites barrières qui divisaient -des gens si pareils leur paraissaient à eux-mêmes -aussi contraires à l'intérêt public qu'au bon sens, -et qu'en théorie ils adoraient déjà l'unité. Chacun d'eux -ne tenait à sa condition particulière que parce que d'autres -se particularisaient par la condition; mais ils étaient -tous prêts à se confondre dans la même masse, pourvu -que personne n'eût rien à part et n'y dépassât le niveau -commun.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_173" id="Page_173">[Pg 173]</a></span></p> - - - - -<div class="chapter"> - <h3><a name="CHAPITRE_X_2" id="CHAPITRE_X_2"></a>CHAPITRE X.</h3> -</div> - -<p class="chapsum2">Comment la destruction - de la liberté politique et la séparation des - classes ont causé presque toutes les maladies dont l'ancien régime - est mort.</p> - - -<p>De toutes les maladies qui attaquaient la constitution -de l'ancien régime et le condamnaient à périr, je -viens de peindre la plus mortelle. Je veux revenir encore -sur la source d'un mal si dangereux et si étrange, -et montrer combien d'autres maux en sont sortis -avec lui.</p> - -<p>Si les Anglais, au partir du moyen âge, avaient entièrement -perdu comme nous la liberté politique et toutes -les franchises locales qui ne peuvent exister longtemps -sans elle, il est très-probable que les différentes -classes dont leur aristocratie se compose se fussent -mises chacune à part, ainsi que cela a eu lieu en France, -et, plus ou moins, sur le reste du continent, et que -toutes ensemble se fussent séparées du peuple. Mais la -liberté les força de se tenir toujours à portée les unes des -autres afin de pouvoir s'entendre au besoin.</p> - -<p>Il est curieux de voir comment la noblesse anglaise, -poussée par son ambition même, a su, quand cela lui -paraissait nécessaire, se mêler familièrement à ses inférieurs -<span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">[Pg 174]</a></span> -et feindre de les considérer comme ses égaux. -Arthur Young, que j'ai déjà cité, et dont le livre est un -des ouvrages les plus instructifs qui existent sur l'ancienne -France, raconte que, se trouvant un jour à la -campagne chez le duc de Liancourt, il témoigna le désir -d'interroger quelques-uns des plus habiles et des plus -riches cultivateurs des environs. Le duc chargea son -intendant de les lui amener. Sur quoi l'Anglais fait cette -remarque: «Chez un seigneur anglais, on aurait fait -venir trois ou quatre cultivateurs (<i>farmers</i>), qui auraient -dîné avec la famille, et parmi des dames du -premier rang. J'ai vu cela au moins cent fois dans nos -îles. C'est une chose que l'on chercherait vainement -en France depuis Calais jusqu'à Bayonne.»</p> - -<p>Assurément, l'aristocratie d'Angleterre était de nature -plus altière que celle de France, et moins disposée -à se familiariser avec tout ce qui vivait au-dessous d'elle; -mais les nécessités de sa condition l'y réduisaient. Elle -était prête à tout pour commander. On ne voit plus depuis -des siècles chez les Anglais d'autres inégalités d'impôts -que celles qui furent successivement introduites en -faveur des classes nécessiteuses. Considérez, je vous prie, -où des principes politiques différents peuvent conduire -des peuples si proches! <a name="NOTE_37" id="NOTE_37"></a> -<a href="#ANCHOR_37">Au dix-huitième siècle</a>, c'est le -pauvre qui jouit, en Angleterre, du privilége d'impôt; -en France, c'est le riche. Là, l'aristocratie a pris pour -<span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">[Pg 175]</a></span> -elle les charges publiques les plus lourdes, afin qu'on -lui permît de gouverner; ici, elle a retenu jusqu'à la -fin l'immunité d'impôt pour se consoler d'avoir perdu -le gouvernement.</p> - -<p>Au quatorzième siècle, la maxime: <i>N'impose qui ne -veut</i>, paraît aussi solidement établie en France qu'en Angleterre -même. On la rappelle souvent: y contrevenir -semble toujours acte de tyrannie; s'y conformer, rentrer -dans le droit. A cette époque, on rencontre, ainsi que je -l'ai déjà dit, une foule d'analogies entre nos institutions -politiques et celles des Anglais; mais alors les destinées -des deux peuples se séparent et vont toujours devenant -plus dissemblables, à mesure que le temps marche. Elles -ressemblent à deux lignes qui, partant d'un point voisin, -mais dans une inclinaison un peu différente, s'écartent -ensuite indéfiniment à mesure qu'elles s'allongent.</p> - -<p>J'ose affirmer que, du jour où la nation, fatiguée des -longs désordres qui avaient accompagné la captivité du -roi Jean et la démence de Charles VI, permit aux rois -d'établir un impôt général sans son concours, et où la -noblesse eut la lâcheté de laisser taxer le tiers état -pourvu qu'on l'exceptât elle-même; de ce jour-là fut -semé le germe de presque tous les vices et de presque -tous les abus qui ont travaillé l'ancien régime pendant -le reste de sa vie et ont fini par causer violemment sa -mort; et j'admire la singulière sagacité de Commines -<span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">[Pg 176]</a></span> -quand il dit: «Charles VII, qui gagna ce point d'imposer -la taille à son plaisir, sans le consentement des états, -chargea fort son âme et celle de ses successeurs, et fit -à son royaume une plaie qui longtemps saignera.»</p> - -<p>Considérez comment la plaie s'est élargie en effet -avec le cours des ans; suivez pas à pas le fait dans ses -conséquences.</p> - -<p>Forbonnais dit avec raison, dans ses savantes <i>Recherches -sur les Finances de la France</i>, que dans le moyen -âge les rois vivaient généralement des revenus de leurs -domaines; «et comme les besoins extraordinaires, ajoute-t-il, -étaient pourvus par des contributions extraordinaires, -elles portaient également sur le clergé, la -noblesse et le peuple.»</p> - -<p>La plupart des impôts généraux votés par les trois ordres, -durant le quatorzième siècle, ont en effet ce caractère. -Presque toutes les taxes établies à cette époque sont -<i>indirectes</i>, c'est-à-dire qu'elles sont acquittées par tous -les consommateurs indistinctement. Parfois l'impôt est -direct; <a name="NOTE_38" id="NOTE_38"></a> -<a href="#ANCHOR_38">il porte alors</a> non sur la propriété, mais sur le revenu. -Les nobles, les ecclésiastiques et les bourgeois sont -tenus d'abandonner au roi, durant une année, le dixième, -par exemple, de tous leurs revenus. Ce que je dis là des -impôts votés par les états généraux doit s'entendre également -de ceux qu'établissaient, à la même époque, les -différents états provinciaux sur leurs territoires.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">[Pg 177]</a></span></p> - -<p>Il est vrai que, dès ce temps-là, l'impôt direct, connu -sous le nom de <i>taille</i>, ne pesait jamais sur le gentilhomme. -L'obligation du service militaire gratuit en -dispensait celui-ci; mais la taille, comme impôt général, -était alors d'un usage restreint, plutôt applicable à -la seigneurie qu'au royaume.</p> - -<p>Quand le roi entreprit pour la première fois de lever -des taxes de sa propre autorité, il comprit qu'il fallait -d'abord en choisir une qui ne parût pas frapper directement -sur les nobles; car ceux-ci, qui formaient alors -pour la royauté la classe rivale et dangereuse, n'eussent -jamais souffert une nouveauté qui leur eût été si préjudiciable; -il fit donc choix d'un impôt dont ils étaient -exempts; il prit la taille.</p> - -<p>A toutes les inégalités particulières qui existaient déjà -s'en joignit ainsi une plus générale, qui aggrava et maintint -toutes les autres. A partir de là, à mesure que les besoins -du trésor public croissent avec les attributions du -pouvoir central, la taille s'étend et se diversifie; bientôt -elle est décuplée, et toutes les nouvelles taxes deviennent -des tailles. Chaque année l'inégalité d'impôt sépare donc -les classes et isole les hommes plus profondément qu'ils -ne l'avaient été jusque-là. Du moment où l'impôt avait -pour objet, non d'atteindre les plus capables de le payer, -mais les plus incapables de s'en défendre, on devait être -amené à cette conséquence monstrueuse de l'épargner au -<span class="pagenum"><a name="Page_178" id="Page_178">[Pg 178]</a></span> -riche et d'en charger le pauvre. On assure que Mazarin, -manquant d'argent, imagina d'établir une taxe sur les -principales maisons de Paris, mais qu'ayant rencontré -dans les intéressés quelque résistance, il se borna à ajouter -les cinq millions dont il avait besoin au brevet général -de la taille. Il voulait imposer les citoyens les plus -opulents; il se trouva avoir imposé les plus misérables; -mais le trésor n'y perdit rien.</p> - -<p>Le produit de taxes si mal réparties avait des limites, -et les besoins des princes n'en avaient plus. Cependant -ils ne voulaient ni convoquer les états pour en obtenir -des subsides, ni provoquer la noblesse, en l'imposant, à -les réclamer.</p> - -<p>De là vint cette prodigieuse et malfaisante fécondité -de l'esprit financier, qui caractérise si singulièrement -l'administration des deniers publics durant les trois derniers -siècles de la monarchie.</p> - -<p>Il faut étudier dans ses détails l'histoire administrative -et financière de l'ancien régime pour comprendre -à quelles pratiques violentes ou déshonnêtes le besoin -d'argent peut réduire un gouvernement doux, mais sans -publicité et sans contrôle, une fois que le temps a consacré -son pouvoir et l'a délivré de la peur des révolutions, -cette dernière sauvegarde des peuples.</p> - -<p>On rencontre à chaque pas dans ces annales des biens -royaux vendus, puis ressaisis comme invendables; des -<span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">[Pg 179]</a></span> -contrats violés, des droits acquis méconnus; le créancier -de l'État sacrifié à chaque crise, la foi publique -sans cesse faussée.</p> - -<p>Des priviléges accordés à perpétuité sont perpétuellement -repris. Si l'on pouvait compatir aux déplaisirs -qu'une sotte vanité cause, on plaindrait le sort de ces -malheureux anoblis auxquels, pendant tout le cours du -dix-septième et du dix-huitième siècle, on fait racheter -de temps à autre ces vains honneurs ou ces injustes -priviléges qu'ils ont déjà payés plusieurs fois. C'est ainsi -que Louis XIV annula tous les titres de noblesse acquis -depuis quatre-vingt-douze ans, titres dont la plupart -avaient été donnés par lui-même; on ne pouvait les -conserver qu'en fournissant une nouvelle finance, <i>tous -ces titres ayant été obtenus par surprise</i>, dit l'édit. Exemple -que ne manque point d'imiter Louis XV, quatre-vingts -ans plus tard.</p> - -<p><a name="NOTE_39" id="NOTE_39"></a> -<a href="#ANCHOR_39">On défend au milicien</a> de se faire remplacer, de peur, -est-il dit, de faire renchérir pour l'État le prix des recrues.</p> - -<p>Des villes, des communautés, des hôpitaux sont contraints -de manquer à leurs engagements, afin qu'ils soient -en état de prêter au roi. On empêche des paroisses d'entreprendre -des travaux utiles, de peur que, divisant ainsi -leurs ressources, elles ne payent moins exactement la -taille.</p> - -<p>On raconte que M. Orry et M. de Trudaine, l'un contrôleur -<span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">[Pg 180]</a></span> -général et l'autre directeur général des ponts et -chaussées, avaient conçu le projet de remplacer la corvée -des chemins par une prestation en argent que devaient -fournir les habitants de chaque canton pour la réparation -de leurs routes. La raison qui fit renoncer ces habiles -administrateurs à leur dessein est instructive: ils -craignirent, est-il dit, que, les fonds étant ainsi faits, -on ne pût empêcher le trésor public de les détourner -pour les appliquer à son usage, de façon à ce que bientôt -les contribuables eussent à supporter tout à la fois -et l'imposition nouvelle et les corvées. Je ne crains pas -de dire qu'il n'y a pas un particulier qui eût pu échapper -aux arrêts de la justice, s'il avait conduit sa propre fortune -comme le grand roi dans toute sa gloire menait la -fortune publique.</p> - -<p>Si vous rencontrez quelque ancien établissement du -moyen âge qui se soit maintenu en aggravant ses vices -au rebours de l'esprit du temps, ou quelque nouveauté -pernicieuse, creusez jusqu'à la racine du mal; vous y -trouverez un expédient financier qui s'est tourné en institution. -Pour payer des dettes d'un jour vous verrez -fonder de nouveaux pouvoirs qui vont durer des siècles.</p> - -<p>Un impôt particulier, appelé le droit de franc-fief, -avait été établi à une époque très-reculée sur les roturiers -qui possédaient des biens nobles. Ce droit créait -entre les terres la même division qui existait parmi les -<span class="pagenum"><a name="Page_181" id="Page_181">[Pg 181]</a></span> -hommes et accroissait sans cesse l'une par l'autre. Je -ne sais si le droit de franc-fief n'a pas plus servi que -tout le reste à tenir à part le roturier et le gentilhomme, -parce qu'il les empêchait de se confondre dans la chose -qui assimile le plus vite et le mieux les hommes les uns -aux autres, la propriété foncière. Un abîme était ainsi, -de temps à autre, rouvert entre le propriétaire noble et -le propriétaire roturier, son voisin. Rien, au contraire, -n'a plus hâté la cohésion de ces deux classes en Angleterre -que l'abolition, dès le dix-septième siècle, de tous -les signes qui y distinguaient le fief de la terre tenue en -roture.</p> - -<p>Au quatorzième siècle le droit féodal de franc-fief est -léger et ne se prélève que de loin en loin; mais au dix-huitième, -lorsque la féodalité est presque détruite, on -l'exige à la rigueur tous les vingt ans, et il représente -une année entière du revenu. Le fils le paye en succédant -au père. «Ce droit,» dit la Société d'Agriculture de -Tours en. 1761, «nuit infiniment au progrès de l'art -agricole. De toutes les impositions des sujets du roi, -il n'en est point, sans contredit, dont la vexation soit -aussi onéreuse dans les campagnes.» «Cette finance,» -dit un autre contemporain, «qu'on n'imposait d'abord -qu'une fois dans la vie, est devenue successivement -depuis un impôt très-cruel.» La noblesse elle-même -<a name="NOTE_40" id="NOTE_40"></a> -<a href="#ANCHOR_40">aurait voulu qu'on l'abolît</a>, -car il empêchait les roturiers -<span class="pagenum"><a name="Page_182" id="Page_182">[Pg 182]</a></span> -d'acheter ses terres; mais les besoins du fisc demandaient -qu'on le maintînt et qu'on l'accrût.</p> - -<p>On charge à tort le moyen âge de tous les maux qu'ont -pu produire les corporations industrielles. Tout annonce -qu'à l'origine les maîtrises et les jurandes ne furent que -des moyens de lier entre eux les membres d'une même -profession, et d'établir au sein de chaque industrie un -petit gouvernement libre, dont la mission était tout à la -fois d'assister les ouvriers et de les contenir. Il ne paraît -pas que saint Louis ait voulu plus.</p> - -<p>Ce ne fut qu'au commencement du seizième siècle, en -pleine renaissance, qu'on s'imagina pour la première fois -de considérer le droit de travailler comme un privilége -que le roi pouvait vendre. Alors seulement chaque corps -d'état devint une petite aristocratie fermée, et l'on vit -s'établir enfin ces monopoles si préjudiciables aux progrès -des arts, et qui ont tant révolté nos pères. Depuis -Henri III, qui généralisa le mal s'il ne le fit pas naître, -jusqu'à Louis XVI, qui l'extirpa, on peut dire que les -abus du système des jurandes ne cessèrent jamais un -moment de s'accroître et de s'étendre, dans le temps -même où les progrès de la société les rendaient plus insupportables, -et où la raison publique les signalait -mieux. Chaque année de nouvelles professions cessèrent -d'être libres; chaque année les priviléges des anciennes -furent accrus. Jamais le mal ne fut poussé plus loin que -<span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">[Pg 183]</a></span> -dans ce qu'on a coutume d'appeler les belles années du -règne de Louis XIV, parce que jamais les besoins d'argent -n'avaient été plus grands, ni la résolution de ne -point s'adresser à la nation mieux arrêtée.</p> - -<p>Letrone disait avec raison en 1775: «L'État n'a établi -les communautés industrielles que pour y trouver -des ressources, tantôt par des brevets qu'il vend, tantôt -par de nouveaux offices qu'il crée et que les communautés -sont forcées de racheter. L'édit de 1673 -vint tirer les dernières conséquences des principes de -Henri III, en obligeant toutes les communautés à prendre -des lettres de confirmation moyennant finance; -et l'on força tous les artisans qui n'étaient pas encore -en communauté de s'y réunir. Cette misérable affaire -produisit trois cent mille livres.»</p> - -<p>Nous avons vu comment on bouleversa toute la constitution -des villes, non par vue politique, mais dans -l'espoir de procurer quelques ressources au trésor.</p> - -<p>C'est à ce même besoin d'argent, joint à l'envie de n'en -point demander aux états, que la vénalité des charges -dut sa naissance, et devint peu à peu quelque chose de -si étrange qu'on n'avait jamais rien vu de pareil dans le -monde. Grâce à cette institution que l'esprit de fiscalité -avait fait naître, la vanité du tiers état fut tenue pendant -trois siècles en haleine et uniquement dirigée vers -l'acquisition des fonctions publiques, et l'on fit pénétrer -<span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">[Pg 184]</a></span> -jusqu'aux entrailles de la nation cette passion universelle -des places, qui devint la source commune des révolutions -et de la servitude.</p> - -<p>A mesure que les embarras financiers s'accroissaient, -on voyait naître de nouveaux emplois, tous rétribués par -des exemptions d'impôts ou des priviléges; et comme -c'étaient les besoins du trésor, et non ceux de l'administration, -qui en décidaient, on arriva de cette manière -à instituer un nombre presque incroyable de fonctions -entièrement <a name="NOTE_41" id="NOTE_41"></a> -<a name="NOTE_42" id="NOTE_42"></a> -<a href="#ANCHOR_41">inutiles ou nuisibles</a>. Dès 1664, lors de -l'enquête faite par Colbert, il se trouva que le capital -engagé dans cette misérable propriété s'élevait à près de -cinq cents millions de livres. Richelieu détruisit, dit-on, -cent mille offices. Ceux-ci renaissaient aussitôt sous -d'autres noms. Pour un peu d'argent on s'ôta le droit -de diriger, de contrôler et de contraindre ses propres -agents. Il se bâtit de cette manière peu à peu une machine -administrative si vaste, si compliquée, si embarrassée -et si improductive, qu'il fallut la laisser en quelque -façon marcher à vide, et construire en dehors d'elle -un instrument de gouvernement qui fût plus simple et -mieux à la main, au moyen duquel on fît en réalité ce -que tous ces fonctionnaires avaient l'air de faire.</p> - -<p>On peut affirmer qu'aucune de ces institutions détestables -n'aurait pu subsister vingt ans, s'il avait été -permis de les discuter. Aucune ne se fût établie ou aggravée -<span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">[Pg 185]</a></span> -si on avait consulté les états, ou si on avait -écouté leurs plaintes quand par hasard on les réunissait -encore. Les rares états généraux des derniers siècles ne -cessèrent de réclamer contre elles. On voit à plusieurs -reprises ces assemblées indiquer comme l'origine de tous -les abus le pouvoir que s'est arrogé le roi de lever arbitrairement -des taxes, ou, pour reproduire les expressions -mêmes dont se servait la langue énergique du quinzième -siècle, «le droit de s'enrichir de la substance du peuple -sans le consentement et délibération des trois états.» Ils -ne s'occupent pas seulement de leurs propres droits; ils -demandent avec force et souvent ils obtiennent qu'on respecte -ceux des provinces et des villes. A chaque session -nouvelle, il y a des voix qui s'élèvent dans leur sein contre -l'inégalité des charges. Les états demandent à plusieurs -reprises l'abandon du système des jurandes; ils attaquent -de siècle en siècle avec une vivacité croissante la vénalité -des offices. «Qui vend office vend justice, ce qui est -chose infâme,» disent-ils. Quand la vénalité des charges -est établie, ils continuent à se plaindre de l'abus qu'on -fait des offices. Ils s'élèvent contre tant de places inutiles -et de priviléges dangereux, mais toujours en vain. Ces -institutions étaient précisément établies contre eux; elles -naissaient du désir de ne point les assembler et du besoin -de travestir aux yeux des Français l'impôt qu'on n'osait -leur montrer sous ses traits véritables.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_186" id="Page_186">[Pg 186]</a></span></p> - -<p>Et remarquez que les meilleurs rois ont recours à ces -pratiques comme les pires. C'est Louis XII qui achève -de fonder la vénalité des offices; c'est Henri IV qui en -vend l'hérédité: tant les vices du système sont plus forts -que la vertu des hommes qui le pratiquent!</p> - -<p>Ce même désir d'échapper à la tutelle des états -fit confier aux parlements la plupart de leurs attributions -politiques; ce qui enchevêtra le pouvoir judiciaire -dans le gouvernement d'une façon très-préjudiciable -au bon ordre des affaires. Il fallait avoir l'air -de fournir quelques garanties nouvelles à la place de -celles qu'on enlevait; car les Français, qui supportent -assez patiemment le pouvoir absolu, tant qu'il n'est pas -oppressif, n'en aiment jamais la vue, et il est toujours -sage d'élever devant lui quelque apparence de barrières -qui, sans pouvoir l'arrêter, le cachent du moins un -peu.</p> - -<p>Enfin ce fut ce désir d'empêcher que la nation, à laquelle -on demandait son argent, ne redemandât sa liberté, -qui fit veiller sans cesse à ce que les classes restassent -à part les unes des autres, afin qu'elles ne pussent ni -se rapprocher ni s'entendre dans une résistance commune, -et que le gouvernement ne se trouvât jamais avoir -affaire à la fois qu'à un très-petit nombre d'hommes séparés -de tous les autres. Pendant tout le cours de cette -longue histoire, où l'on voit successivement paraître tant -<span class="pagenum"><a name="Page_187" id="Page_187">[Pg 187]</a></span> -de princes remarquables, plusieurs par l'esprit, quelques-uns -par le génie, presque tous par le courage, on -n'en rencontre pas un seul qui fasse effort pour rapprocher -les classes et les unir autrement qu'en les soumettant -toutes à une égale dépendance. Je me trompe: -un seul l'a voulu et s'y est même appliqué de tout son -cœur; et celui-là, qui pourrait sonder les jugements de -Dieu! ce fut Louis XVI.</p> - -<p>La division des classes fut le crime de l'ancienne -royauté, et devint plus tard son excuse; car, quand tous -ceux qui composent la partie riche et éclairée de la -nation ne peuvent plus s'entendre et s'entr'aider dans le -gouvernement, l'administration du pays par lui-même -est comme impossible, et il faut qu'un maître intervienne.</p> - -<p>«La nation,» dit Turgot avec tristesse dans un rapport -secret au roi, «est une société composée de différents -ordres mal unis et d'un peuple dont les membres -n'ont entre eux que très-peu de liens, et où, par -conséquent, personne n'est occupé que de son intérêt -particulier. Nulle part il n'y a d'intérêt commun visible. -Les villages, les villes n'ont pas plus de rapports mutuels -que les arrondissements auxquels ils sont attribués. -Ils ne peuvent même s'entendre entre eux pour -mener les travaux publics qui leur sont nécessaires. -Dans cette guerre perpétuelle de prétentions et d'entreprises, -<span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">[Pg 188]</a></span> -Votre Majesté est obligée de tout décider -par elle-même ou par ses mandataires. On attend vos -ordres spéciaux pour contribuer au bien public, pour -respecter les droits d'autrui, quelquefois pour exercer -les siens propres.»</p> - -<p>Ce n'est pas une petite entreprise que de rapprocher -des concitoyens qui ont ainsi vécu pendant des siècles -en étrangers ou en ennemis, et de leur enseigner à conduire -en commun leurs propres affaires. Il a été bien -plus facile de les diviser qu'il ne l'est alors de les réunir. -Nous en avons fourni au monde un mémorable exemple. -Quand les différentes classes qui partageaient la société -de l'ancienne France rentrèrent en contact, il y a -soixante ans, après avoir été isolées si longtemps par -tant de barrières, elles ne se touchèrent d'abord que -par leurs endroits douloureux, et ne se retrouvèrent que -pour s'entre-déchirer. Même de nos jours leurs jalousies -et leurs haines leur survivent.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">[Pg 189]</a></span></p> - - - - -<div class="chapter"> - <h3><a name="CHAPITRE_XI_2" id="CHAPITRE_XI_2"></a>Chapitre XI.</h3> -</div> - -<p class="chapsum2">De l'espèce de liberté - qui se rencontrait sous l'ancien régime, - et de son influence sur la Révolution.</p> - - -<p>Si l'on s'arrêtait ici dans la lecture de ce livre, on -n'aurait qu'une image très-imparfaite du gouvernement -de l'ancien régime, et l'on comprendrait mal la -société qui a fait la Révolution.</p> - -<p>En voyant des citoyens si divisés et si contractés en -eux-mêmes, un pouvoir royal si étendu et si puissant, -on pourrait croire que l'esprit d'indépendance avait disparu -avec les libertés publiques, et que tous les Français -étaient également pliés à la sujétion. Mais il n'en -était rien; le gouvernement conduisait déjà seul et absolument -toutes les affaires communes, qu'il était encore -loin d'être le maître de tous les individus.</p> - -<p>Au milieu de beaucoup d'institutions déjà préparées -pour le pouvoir absolu, la liberté vivait; mais c'était une -sorte de liberté singulière, dont il est difficile aujourd'hui -de se faire une idée, et qu'il faut examiner de très-près -pour pouvoir comprendre le bien et le mal qu'elle -nous a pu faire.</p> - -<p>Tandis que le gouvernement central se substituait à -<span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">[Pg 190]</a></span> -tous les pouvoirs locaux et remplissait de plus en plus -toute la sphère de l'autorité publique, des institutions -qu'il avait laissé vivre ou qu'il avait créées lui-même, de -vieux usages, d'anciennes mœurs, des abus même gênaient -ses mouvements, entretenaient encore au fond de -l'âme d'un grand nombre d'individus l'esprit de résistance, -et conservaient à beaucoup de caractères leur -consistance et leur relief.</p> - -<p>La centralisation avait déjà le même naturel, les mêmes -procédés, les mêmes visées que de nos jours, mais non -encore le même pouvoir. Le gouvernement, dans son désir -de faire de l'argent de tout, ayant mis en vente la plupart -des fonctions publiques, s'était ôté ainsi à lui-même la faculté -de les donner et de les retirer <a name="NOTE_43" id="NOTE_43"></a> -<a href="#ANCHOR_43">à son arbitraire</a>. L'une -de ses passions avait ainsi grandement nui au succès de -l'autre: son avidité avait fait contre-poids à son ambition. -Il en était donc réduit sans cesse pour agir à employer -des instruments qu'il n'avait pas façonnés lui-même -et qu'il ne pouvait briser. Il lui arrivait souvent de -voir ainsi ses volontés les plus absolues s'énerver dans -l'exécution. Cette constitution bizarre et vicieuse des -fonctions publiques tenait lieu d'une sorte de garantie -politique contre l'omnipotence du pouvoir central. C'était -comme une sorte de digue irrégulière et mal construite -qui divisait sa force et ralentissait son choc.</p> - -<p>Le gouvernement ne disposait pas encore non plus de -<span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">[Pg 191]</a></span> -cette multitude infinie de faveurs, de secours, d'honneurs -et d'argent qu'il peut distribuer aujourd'hui; il avait -donc bien moins de moyens de séduire aussi bien que -de contraindre.</p> - -<p>Lui-même d'ailleurs connaissait mal les bornes exactes -de son pouvoir. Aucun de ses droits n'était régulièrement -reconnu ni solidement établi; sa sphère d'action -était déjà immense, mais il y marchait encore d'un pas -incertain, comme dans un lieu obscur et inconnu. Ces -ténèbres redoutables, qui cachaient alors les limites de -tous les pouvoirs et régnaient autour de tous les droits, -favorables aux entreprises des princes contre la liberté -des sujets, l'étaient souvent à sa défense.</p> - -<p>L'administration, se sentant de date récente et de -petite naissance, était toujours timide dans ses démarches, -pour peu qu'elle rencontrât un obstacle sur son -chemin. C'est un spectacle qui frappe, quand on lit la -correspondance des ministres et des intendants du dix-huitième -siècle, de voir comme ce gouvernement, si envahissant -et si absolu tant que l'obéissance n'est pas -contestée, demeure interdit à la vue de la moindre résistance, -comme la plus légère critique le trouble, -comme le plus petit bruit l'effarouche, et comme alors -il s'arrête, il hésite, parlemente, prend des tempéraments, -et demeure souvent bien en deçà des limites naturelles -de sa puissance. Le mol égoïsme de Louis XV et -<span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">[Pg 192]</a></span> -la bonté de son successeur s'y prêtaient. Ces princes, -d'ailleurs, n'imaginaient jamais qu'on songeât à les détrôner. -Ils n'avaient rien de ce naturel inquiet et dur -que la peur a souvent donné, depuis, à ceux qui gouvernent. -Ils ne foulaient aux pieds que les gens qu'ils ne -voyaient pas.</p> - -<p>Plusieurs des priviléges, des préjugés, des idées fausses -qui s'opposaient le plus à l'établissement d'une liberté -régulière et bienfaisante, maintenaient, chez un grand -nombre de sujets, l'esprit d'indépendance, et disposaient -ceux-là à se roidir contre les abus de l'autorité.</p> - -<p>Les nobles méprisaient fort l'administration proprement -dite, quoiqu'ils s'adressassent de temps en temps à -elle. Ils gardaient jusque dans l'abandon de leur ancien -pouvoir quelque chose de cet orgueil de leurs pères, aussi -ennemi de la servitude que de la règle. Ils ne se préoccupaient -guère de la liberté générale des citoyens, et souffraient -volontiers que la main du pouvoir s'appesantît tout -autour d'eux; mais ils n'entendaient pas qu'elle pesât -sur eux-mêmes, et pour l'obtenir ils étaient prêts à se jeter -au besoin dans de grands hasards. Au moment où la -Révolution commence, cette noblesse, qui va tomber avec -le trône, a encore vis-à-vis du roi, et surtout de ses -agents, une attitude infiniment plus haute et un langage -plus libre que le tiers état, qui bientôt renversera la -<a name="NOTE_44" id="NOTE_44"></a> -<a href="#ANCHOR_44">royauté</a>. Presque toutes les garanties contre les abus du -<span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">[Pg 193]</a></span> -pouvoir que nous avons possédées durant les trente-sept -ans du régime représentatif sont hautement revendiquées -par elle. On sent, en lisant ses cahiers, au milieu de -ses préjugés et de ses travers, l'esprit et quelques-unes -des grandes qualités de l'aristocratie. Il faudra regretter -toujours qu'au lieu de plier cette noblesse sous l'empire -des lois, on l'ait abattue et déracinée. En agissant -ainsi, on a ôté à la nation une portion nécessaire de sa -substance et fait à la liberté une blessure qui ne se guérira -jamais. Une classe qui a marché pendant des -siècles la première a contracté, dans ce long usage incontesté -de la grandeur, une certaine fierté de cœur, une -confiance naturelle en ses forces, une habitude d'être -regardée qui fait d'elle le point le plus résistant du corps -social. Elle n'a pas seulement des mœurs viriles; elle -augmente, par son exemple, la virilité des autres classes. -En l'extirpant on énerve jusqu'à ses ennemis mêmes. -Rien ne saurait la remplacer complétement; elle-même -ne saurait jamais renaître; elle peut retrouver les titres -et les biens, mais non l'âme de ses pères.</p> - -<p>Les prêtres, qu'on a vus souvent depuis si servilement -soumis dans les choses civiles au souverain temporel, quel -qu'il fût, et ses plus audacieux flatteurs, pour peu qu'il -fît mine de favoriser l'Église, formaient alors l'un des -corps les plus indépendants de la nation, et le seul dont -on eût été obligé de respecter les libertés particulières.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">[Pg 194]</a></span></p> - -<p>Les provinces avaient perdu leurs franchises, les -villes n'en possédaient plus que l'ombre. Dix nobles ne -pouvaient se réunir pour délibérer ensemble sur une -affaire quelconque sans une permission expresse du roi. -L'Église de France conservait jusqu'au bout ses assemblées -périodiques. Dans son sein, le pouvoir ecclésiastique -lui-même avait des <a name="NOTE_45" id="NOTE_45"></a> -<a href="#ANCHOR_45">limites respectées</a>. Le bas clergé -y possédait des garanties sérieuses contre la tyrannie de -ses supérieurs, et n'était pas préparé par l'arbitraire -illimité de l'évêque à l'obéissance passive vis-à-vis du -prince. Je n'entreprends point de juger cette ancienne -constitution de l'Église; je dis seulement qu'elle ne préparait -point l'âme des prêtres à la servilité politique.</p> - -<p>Beaucoup d'ecclésiastiques, d'ailleurs, étaient gentilshommes -de sang, et transportaient dans l'Église la -fierté et l'indocilité des gens de leur condition. Tous, de -plus, avaient un rang élevé dans l'État et y possédaient -des priviléges. L'usage de ces mêmes droits féodaux, si -fatal à la puissance morale de l'Église, donnait à ses -membres individuellement un esprit d'indépendance vis-à-vis -du pouvoir civil.</p> - -<p>Mais ce qui contribuait surtout à donner aux prêtres -les idées, les besoins, les sentiments, souvent les passions -du citoyen, c'était la propriété foncière. J'ai eu la -patience de lire la plupart des rapports et des débats -que nous ont laissés les anciens états provinciaux, et particulièrement -<span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">[Pg 195]</a></span> -ceux du Languedoc, où le clergé était plus -mêlé encore qu'ailleurs aux détails de l'administration -publique, ainsi que les procès-verbaux des assemblées -provinciales qui furent réunies en 1779 et 1787; et, apportant -dans cette lecture les idées de mon temps, je -m'étonnais de voir des évêques et des abbés, parmi lesquels -plusieurs ont été aussi éminents par leur sainteté -que par leur savoir, faire des rapports sur l'établissement -d'un chemin ou d'un canal, y traiter la matière en profonde -connaissance de cause, discuter avec infiniment -de science et d'art quels étaient les meilleurs moyens -d'accroître les produits de l'agriculture, d'assurer le -bien-être des habitants et de faire prospérer l'industrie, -toujours égaux et souvent supérieurs à tous les laïques -qui s'occupaient avec eux <a name="NOTE_46" id="NOTE_46"></a> -<a href="#ANCHOR_46">des mêmes affaires</a>.</p> - -<p>J'ose penser, contrairement à une opinion bien générale -et fort solidement établie, que les peuples qui ôtent -au clergé catholique toute participation quelconque à la -propriété foncière et transforment tous ses revenus en -salaires, ne servent que les intérêts du saint-siége et ceux -des princes temporels, et se privent eux-mêmes d'un -très-grand élément de liberté.</p> - -<p>Un homme qui, pour la meilleure partie de lui-même, -est soumis à une autorité étrangère, et qui dans le pays -qu'il habite ne peut avoir de famille, n'est pour ainsi -dire retenu au sol que par un seul lien solide, la propriété -<span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">[Pg 196]</a></span> -foncière. Tranchez ce lien, il n'appartient plus -en particulier à aucun lieu. Dans celui où le hasard l'a -fait naître, il vit en étranger au milieu d'une société civile -dont presque aucun des intérêts ne peuvent le toucher -directement. Pour sa conscience, il ne dépend que -du pape; pour sa subsistance, que du prince. Sa seule -patrie est l'Église. Dans chaque événement politique -il n'aperçoit guère que ce qui sert à celle-ci ou lui peut -nuire. Pourvu qu'elle soit libre et prospère, qu'importe -le reste? Sa condition la plus naturelle en politique est -l'indifférence. Excellent membre de la cité chrétienne, -médiocre citoyen partout ailleurs. De pareils sentiments -et de semblables idées, dans un corps qui est le directeur -de l'enfance et le guide des mœurs, ne peuvent -manquer d'énerver l'âme de la nation tout entière en ce -qui touche à la vie publique.</p> - -<p>Si l'on se veut faire une idée juste des révolutions que -peut subir l'esprit des hommes par suite des changements -survenus dans leur condition, il faut relire les -cahiers de l'ordre du clergé en 1789.</p> - -<p>Le clergé s'y montre souvent intolérant et parfois -opiniâtrément attaché à plusieurs de ses anciens priviléges; -mais, du reste, aussi ennemi du despotisme, aussi -favorable à la liberté civile, et aussi amoureux de la liberté -politique que le tiers état ou la noblesse, il proclame -que <a name="NOTE_47" id="NOTE_47"></a> -<a href="#ANCHOR_47">la liberté individuelle</a> doit être garantie, non point -<span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">[Pg 197]</a></span> -par des promesses, mais par une procédure analogue à -celle de l'<i>habeas corpus</i>. Il demande la destruction des -prisons d'État, l'abolition des tribunaux exceptionnels -et des évocations, la publicité de tous les débats, l'inamovibilité -de tous les juges, l'admissibilité de tous les -citoyens aux emplois, lesquels ne doivent être ouverts -qu'au seul mérite; un recrutement militaire moins oppressif -et moins humiliant pour le peuple, et dont personne -ne sera exempt; le rachat des droits seigneuriaux, -qui, sortis du régime féodal, dit-il, sont contraires à la -liberté; la liberté illimitée du travail, la destruction des -douanes intérieures; la multiplication des écoles privées: -il en faut une, suivant lui, dans chaque paroisse, -et qu'elle soit gratuite; des établissements laïcs de bienfaisance -dans toutes les campagnes, tels que des bureaux -et des ateliers de charité; toutes sortes d'encouragements -pour l'agriculture.</p> - -<p>Dans la politique proprement dite, il proclame plus -haut que personne que la nation a le droit imprescriptible -et inaliénable de s'assembler pour faire des lois et -voter librement l'impôt. Nul Français, assure-t-il, ne -peut être forcé à payer une taxe qu'il n'a pas votée lui-même -ou par représentant. Le clergé demande encore -que les états généraux, librement élus, soient réunis -tous les ans; qu'ils discutent en présence de la nation -toutes les grandes affaires; qu'ils fassent des lois générales -<span class="pagenum"><a name="Page_198" id="Page_198">[Pg 198]</a></span> -auxquelles on ne puisse opposer aucun usage ou -privilége particulier; qu'ils dressent le budget et contrôlent -jusqu'à la maison du roi; que leurs députés soient -inviolables et que les ministres leur demeurent toujours -responsables. Il veut aussi que des assemblées d'états -soient créées dans toutes les provinces et des municipalités -dans toutes les villes. Du droit divin, pas le mot.</p> - -<p>Je ne sais si, à tout prendre, et malgré les vices éclatants -de quelques-uns de ses membres, il y eut jamais -dans le monde un clergé plus remarquable que le clergé -catholique de France au moment où la Révolution l'a -surpris, plus éclairé, plus national, moins retranché -dans les seules vertus privées, mieux pourvu de vertus -publiques, et en même temps de plus de foi: la persécution -l'a bien montré. J'ai commencé l'étude de l'ancienne -société plein de préjugés contre lui; je l'ai finie -plein de respect. Il n'avait, à vrai dire, que les défauts -qui sont inhérents à toutes les corporations, les politiques -aussi bien que les religieuses, quand elles sont fortement -liées et bien constituées, à savoir la tendance à -envahir, l'humeur peu tolérante, et l'attachement instinctif -et parfois aveugle aux droits particuliers du -corps.</p> - -<p>La bourgeoisie de l'ancien régime était également -bien mieux préparée que celle d'aujourd'hui à montrer -un esprit d'indépendance. Plusieurs des vices mêmes de -<span class="pagenum"><a name="Page_199" id="Page_199">[Pg 199]</a></span> -sa conformation y aidaient. Nous avons vu que les places -qu'elle occupait étaient plus nombreuses encore dans -ce temps-là que de nos jours, et que les classes moyennes -montraient autant d'ardeur pour les acquérir. Mais -voyez la différence des temps. La plupart de ces places, -n'étant ni données ni ôtées par le gouvernement, augmentaient -l'importance du titulaire sans le mettre à la -merci du pouvoir, c'est-à-dire que ce qui aujourd'hui -consomme la sujétion de tant de gens était précisément -ce qui leur servait le plus puissamment alors à se faire -respecter.</p> - -<p>Les immunités de toutes sortes qui séparaient si malheureusement -la bourgeoisie du peuple faisaient d'ailleurs -de celle-ci une fausse aristocratie qui montrait -souvent l'orgueil et l'esprit de résistance de la véritable. -Dans chacune de ces petites associations particulières -qui la divisaient en tant de parties, on oubliait volontiers -le bien général, mais on était sans cesse préoccupé -de l'intérêt et des <a name="NOTE_48" id="NOTE_48"></a> -<a href="#ANCHOR_48">droits du corps</a>. On y avait une dignité -commune, des priviléges communs à défendre. Nul -ne pouvait jamais s'y perdre dans la foule et y aller cacher -de lâches complaisances. Chaque homme s'y trouvait -sur un théâtre fort petit, il est vrai, mais très-éclairé, -et y avait un public toujours le même et toujours prêt à -l'applaudir ou à le siffler.</p> - -<p>L'art d'étouffer le bruit de toutes les résistances était -<span class="pagenum"><a name="Page_200" id="Page_200">[Pg 200]</a></span> -alors bien moins perfectionné qu'aujourd'hui. La France -n'était pas encore devenue le lieu sourd où nous vivons; -elle était, au contraire, fort retentissante, bien que la -liberté politique ne s'y montrât pas, et il suffisait d'y -élever la voix pour être entendu au loin.</p> - -<p>Ce qui assurait surtout dans ce temps-là aux opprimés -un moyen de se faire entendre était la constitution -de la justice. Nous étions devenus un pays de gouvernement -absolu par nos institutions politiques et administratives, -mais nous étions restés un peuple libre par nos -institutions judiciaires. La justice de l'ancien régime était -compliquée, embarrassée, lente et coûteuse; c'étaient de -grands défauts, sans doute, mais on ne rencontrait jamais -chez elle la servilité vis-à-vis du pouvoir, qui n'est -qu'une forme de la vénalité, et la pire. Ce vice capital, -qui non-seulement corrompt le juge, mais infecte -bientôt tout le corps du peuple, lui était entièrement -étranger. Le magistrat était inamovible et ne cherchait -pas à avancer, deux choses aussi nécessaires l'une que -l'autre à son indépendance; car qu'importe qu'on ne -puisse pas le contraindre si on a mille moyens de le -gagner?</p> - -<p>Il est vrai que le pouvoir royal avait réussi à dérober -aux tribunaux ordinaires la connaissance de presque -toutes les affaires où l'autorité publique était intéressée; -mais il les redoutait encore en les dépouillant. S'il les -<span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">[Pg 201]</a></span> -empêchait de juger, il n'osait pas toujours les empêcher -de recevoir les plaintes et de dire leur avis; et comme -la langue judiciaire conservait alors les allures du vieux -français, qui aime à donner le nom propre aux choses, -il arrivait souvent aux magistrats d'appeler crûment -<a name="NOTE_49" id="NOTE_49"></a> -<a href="#ANCHOR_49">actes despotiques et arbitraires</a> -les procédés du gouvernement. -L'intervention irrégulière des cours dans le gouvernement, -qui troublait souvent la bonne administration -des affaires, servait ainsi parfois de sauvegarde à la -liberté des hommes: c'était un grand mal qui en limitait -un plus grand.</p> - -<p>Au sein de ces corps judiciaires et tout autour d'eux -la vigueur des anciennes mœurs se conservait au milieu -des idées nouvelles. Les parlements étaient sans doute -plus préoccupés d'eux-mêmes que de la chose publique; -mais il faut reconnaître que, dans la défense de leur propre -indépendance et de leur honneur, ils se montraient -toujours intrépides, et qu'ils communiquaient leur âme -à tout ce qui les approchait.</p> - -<p>Lorsqu'en 1770 le parlement de Paris fut cassé, les -magistrats qui en faisaient partie subirent la perte de -leur état et de leur pouvoir sans qu'on en vît un seul -céder individuellement devant la volonté royale. Bien -plus, des cours d'une espèce différente, comme la cour -des aides, qui n'étaient ni atteintes ni menacées, s'exposèrent -volontairement aux mêmes rigueurs, alors que -<span class="pagenum"><a name="Page_202" id="Page_202">[Pg 202]</a></span> -ces rigueurs étaient devenues certaines. Mais voici mieux -encore: les principaux avocats qui plaidaient devant -le Parlement s'associèrent de leur plein gré à sa fortune; -ils renoncèrent à ce qui faisait leur gloire et leur -richesse, et se condamnèrent au silence plutôt que de -paraître devant des magistrats déshonorés. Je ne connais -rien de plus grand dans l'histoire des peuples libres -que ce qui arriva à cette occasion, et pourtant cela -se passait au dix-huitième siècle, à côté de la cour de -Louis XV.</p> - -<p>Les habitudes judiciaires étaient devenues sur bien -des points des habitudes nationales. On avait généralement -pris aux tribunaux l'idée que toute affaire est -sujette à débat et toute décision à appel, l'usage de la -publicité, le goût des formes, choses ennemies de la servitude: -c'est la seule partie de l'éducation d'un peuple -libre que l'ancien régime nous ait donnée. L'administration -elle-même avait beaucoup emprunté au langage -et aux usages de la justice. Le roi se croyait obligé de -motiver toujours ses édits et d'exposer ses raisons avant -de conclure; le conseil rendait des arrêts précédés de -longs préambules; l'intendant signifiait par huissier ses -ordonnances. Dans le sein de tous les corps administratifs -d'origine ancienne, tels, par exemple, que le corps -des trésoriers de France ou des élus, les affaires se discutaient -publiquement et se décidaient après plaidoiries. -<span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">[Pg 203]</a></span> -Toutes ces habitudes, toutes ces formes étaient autant -de barrières à l'arbitraire du prince.</p> - -<p>Le peuple seul, surtout celui des campagnes, se trouvait -presque toujours hors d'état de résister à l'oppression -autrement que par la violence.</p> - -<p>La plupart des moyens de défense que je viens d'indiquer -étaient, en effet, hors de sa portée; pour s'en -aider, il fallait avoir dans la société une place d'où l'on -pût être vu et une voix en état de se faire entendre. -Mais en dehors du peuple il n'y avait point d'homme en -France qui, s'il en avait le cœur, ne pût chicaner son -obéissance et résister encore en pliant.</p> - -<p>Le roi parlait à la nation en chef plutôt qu'en maître. -«Nous nous faisons gloire,» dit Louis XVI, au commencement -de son règne, dans le préambule d'un édit, «de -commander à une nation libre et généreuse.» Un de -ses aïeux avait déjà exprimé la même idée dans un plus -vieux langage, lorsque, remerciant les états généraux de -la hardiesse de leurs remontrances, il avait dit: «Nous -aimons mieux parler à des francs qu'à des serfs.»</p> - -<p>Les hommes du dix-huitième siècle ne connaissaient -guère cette espèce de passion du bien-être qui est -comme la mère de la servitude, passion molle, et pourtant -tenace et inaltérable, qui se mêle volontiers et pour -ainsi dire s'entrelace à plusieurs vertus privées, à l'amour -de la famille, à la régularité des mœurs, au respect -<span class="pagenum"><a name="Page_204" id="Page_204">[Pg 204]</a></span> -des croyances religieuses, et même à la pratique -tiède et assidue du culte établi, qui permet l'honnêteté -et défend l'héroïsme, et excelle à faire des hommes rangés -et de lâches citoyens. Ils étaient meilleurs et pires.</p> - -<p>Les Français d'alors aimaient la joie et adoraient le -plaisir; ils étaient peut-être plus déréglés dans leurs habitudes -et plus désordonnés dans leurs passions et dans -leurs idées que ceux d'aujourd'hui; mais ils ignoraient -ce sensualisme tempéré et décent que nous voyons. Dans -les hautes classes, on s'occupait bien plus à orner sa -vie qu'à la rendre commode, à s'illustrer qu'à s'enrichir. -Dans les moyennes même, on ne se laissait jamais absorber -tout entier dans la recherche du bien-être; souvent -on en abandonnait la poursuite pour courir après -des jouissances plus délicates et plus hautes; partout on -plaçait, en dehors de l'argent, quelque autre bien. «Je -connais ma nation,» écrivait en un style bizarre, mais -qui ne manque pas de fierté, un contemporain: «habile -à fondre et à dissiper les métaux, elle n'est point faite -pour les honorer d'un culte habituel, et elle se trouverait -toute prête à retourner vers ses antiques idoles, -la valeur, la gloire, et j'ose dire la magnanimité.»</p> - -<p>Il faut bien se garder, d'ailleurs, d'évaluer la bassesse -des hommes par le degré de leur soumission envers le -souverain pouvoir: ce serait se servir d'une fausse mesure. -Quelque soumis que fussent les hommes de l'ancien -<span class="pagenum"><a name="Page_205" id="Page_205">[Pg 205]</a></span> -régime aux volontés du roi, il y avait une sorte d'obéissance -qui leur était inconnue: ils ne savaient pas ce -que c'était que se plier sous un pouvoir illégitime ou -contesté, qu'on honore peu, que souvent on méprise, -mais qu'on subit volontiers parce qu'il sert ou peut -nuire. Cette forme dégradante de la servitude leur fut -toujours étrangère. Le roi leur inspirait des sentiments -qu'aucun des princes les plus absolus qui ont paru depuis -dans le monde n'a pu faire naître, et qui sont même -devenus pour nous presque incompréhensibles, tant la -Révolution en a extirpé de nos cœurs jusqu'à la racine. -Ils avaient pour lui tout à la fois la tendresse qu'on a -pour un père et le respect qu'on ne doit qu'à Dieu. En -se soumettant à ses commandements les plus arbitraires, -ils cédaient moins encore à la contrainte qu'à l'amour, et -il leur arrivait souvent ainsi de conserver leur âme très-libre -jusque dans la plus extrême dépendance. Pour eux, -le plus grand mal de l'obéissance était la contrainte; -pour nous, c'est le moindre. Le pire est dans le sentiment -servile qui fait obéir. Ne méprisons pas nos pères, -nous n'en avons pas le droit. Plût à Dieu que nous pussions -retrouver, avec leurs préjugés et leurs défauts, un -peu de leur grandeur!</p> - -<p>On aurait donc bien tort de croire que l'ancien régime -fut un temps de servilité et de dépendance. Il y régnait -beaucoup plus de liberté <a name="NOTE_50" id="NOTE_50"></a> -<a name="NOTE_51" id="NOTE_51"></a> -<a href="#ANCHOR_50">que de nos jours</a>; mais c'était -<span class="pagenum"><a name="Page_206" id="Page_206">[Pg 206]</a></span> -une espèce de liberté irrégulière et intermittente, toujours -contractée dans la limite des classes, toujours liée à -l'idée d'exception et de privilége, qui permettait presque -autant de braver la loi que l'arbitraire, et n'allait presque -jamais jusqu'à fournir à tous les citoyens les garanties -les plus naturelles et les plus nécessaires. Ainsi réduite -et déformée, la liberté était encore féconde. C'est elle -qui, dans le temps même où la centralisation travaillait -de plus en plus à égaliser, à assouplir et à ternir tous les -caractères, conserva dans un grand nombre de particuliers -leur originalité native, leur coloris et leur relief, -nourrit dans leur cœur l'orgueil de soi, et y fit souvent -prédominer sur tous les goûts le goût de la gloire. Par -elle se formèrent ces âmes vigoureuses, ces génies fiers -et audacieux que nous allons voir paraître, et qui feront -de la révolution française l'objet tout à la fois de l'admiration -et de la terreur des générations qui la suivent. -Il serait bien étrange que des vertus si mâles eussent pu -croître sur un sol où la liberté n'était plus.</p> - -<p>Mais si cette sorte de liberté déréglée et malsaine -préparait les Français à renverser le despotisme, elle les -rendait moins propres qu'aucun autre peuple, peut-être, -à fonder à sa place l'empire paisible et libre des lois.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_207" id="Page_207">[Pg 207]</a></span></p> - - - - -<div class="chapter"> - <h3><a name="CHAPITRE_XII_2" id="CHAPITRE_XII_2"></a>CHAPITRE XII.</h3> -</div> - -<p class="chapsum noindent">Comment, malgré les progrès - de la civilisation, la condition du - paysan fronçais était quelquefois pire au dix-huitième siècle qu'elle - ne l'avait été au treizième.</p> - - -<p>Au dix-huitième siècle, le paysan français ne pouvait -plus être la proie de petits despotes féodaux; il n'était -que rarement en butte à des violences de la part du gouvernement; -il jouissait de la liberté civile et possédait -une partie du sol; mais tous les hommes des autres classes -s'étaient écartés de lui, et il vivait plus seul que cela -ne s'était vu nulle part peut-être dans le monde. Sorte -d'oppression nouvelle et singulière, dont les effets méritent -d'être considérés très-attentivement à part.</p> - -<p>Dès le commencement du dix-septième siècle, Henri -IV se plaignait, suivant Péréfix, que les nobles abandonnassent -les campagnes. Au milieu du dix-huitième, -cette désertion est devenue presque générale; tous les -documents du temps la signalent et la déplorent, les -économistes dans leurs livres, les intendants dans leur -correspondance, les sociétés d'agriculture dans leurs -mémoires. On en trouve la preuve authentique dans les -registres de la capitation. La capitation se percevait au -lieu du domicile réel: la perception de toute la grande -<span class="pagenum"><a name="Page_208" id="Page_208">[Pg 208]</a></span> -noblesse et d'une partie de la moyenne est levée à -Paris.</p> - -<p>Il ne restait guère dans les campagnes que le gentilhomme -que la médiocrité de sa fortune empêchait d'en -sortir. Celui-là s'y trouvait vis-à-vis des paysans ses voisins -dans une position où jamais <a name="NOTE_52" id="NOTE_52"></a> -<a name="NOTE_53" id="NOTE_53"></a> -<a href="#ANCHOR_52">propriétaire riche</a> ne -s'était vu, je pense. N'étant plus leur chef, il n'avait -plus l'intérêt qu'il avait eu autrefois à les ménager, à les -aider, à les conduire; et, d'une autre part, n'étant pas -soumis lui-même aux mêmes charges publiques qu'eux, -il ne pouvait éprouver de vive sympathie pour leur misère, -qu'il ne partageait pas, ni s'associer à leurs griefs, -qui lui étaient étrangers. Ces hommes n'étaient plus ses -sujets, il n'était pas encore leur concitoyen: fait unique -dans l'histoire.</p> - -<p>Ceci amenait une sorte d'absentéisme de cœur, si je -puis m'exprimer ainsi, plus fréquent encore et plus efficace -que l'absentéisme proprement dit. De là vint que le -gentilhomme résidant sur ses terres y montrait souvent -les vues et les sentiments qu'aurait eus en son absence -son intendant; comme celui-ci, il ne voyait plus dans -les tenanciers que des débiteurs, et il exigeait d'eux à la -rigueur tout ce qui lui revenait encore d'après la loi ou -la coutume, ce qui rendait parfois la perception de ce -qui restait des droits féodaux plus dure qu'au temps de -la féodalité même.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_209" id="Page_209">[Pg 209]</a></span></p> - -<p>Souvent obéré et toujours besogneux, il vivait d'ordinaire -fort chichement dans son château, ne songeant -qu'à y amasser l'argent qu'il allait dépenser l'hiver à -la ville. Le peuple, qui d'un mot va souvent droit à -l'idée, avait donné à ce petit gentilhomme le nom du -moins gros des oiseaux de proie: il l'avait nommé <i>le -hobereau</i>.</p> - -<p>On peut m'opposer sans doute des individus; je parle -des classes, elles seules doivent occuper l'histoire. Qu'il -y eût dans ce temps-là beaucoup de propriétaires riches -qui, sans occasion nécessaire et sans intérêt commun, -s'occupassent du bien-être des paysans, qui le nie? Mais -ceux-là luttaient heureusement contre la loi de leur condition -nouvelle, qui, en dépit d'eux-mêmes, les poussait -vers l'indifférence, comme leurs anciens vassaux vers -la haine.</p> - -<p>On a souvent attribué cet abandon des campagnes -par la noblesse à l'influence particulière de certains -ministres et de certains rois; les uns à Richelieu, les -autres à Louis XIV. Ce fut, en effet, une pensée presque -toujours suivie par les princes, durant les trois derniers -siècles de la monarchie, de séparer les gentilshommes -du peuple, et de les attirer à la cour et dans -les emplois. Cela se voit surtout au dix-septième siècle, -où la noblesse était encore pour la royauté un objet de -crainte. Parmi les questions adressées aux intendants -<span class="pagenum"><a name="Page_210" id="Page_210">[Pg 210]</a></span> -se trouve encore celle-ci: Les gentilshommes de votre -province aiment-ils à rester chez eux ou à en sortir?</p> - -<p>On a la lettre d'un intendant répondant sur ce sujet; -il se plaint de ce que les gentilshommes de sa province -se plaisent à rester avec leurs paysans, au lieu de -remplir leur devoir auprès du roi. Or, remarquez bien -ceci: la province dont on parlait ainsi, c'était l'Anjou; -ce fut depuis la Vendée. Ces gentilshommes qui refusaient, -dit-on, de rendre leurs devoirs au roi, sont les -seuls qui aient défendu, les armes à la main, la monarchie -en France, et ont pu y mourir en combattant pour -elle; et ils n'ont dû cette glorieuse distinction qu'à ce -qu'ils avaient su retenir autour d'eux ces paysans, parmi -lesquels on leur reprochait d'aimer à vivre.</p> - -<p>Il faut néanmoins se garder d'attribuer à l'influence -directe de quelques-uns de nos rois l'abandon des campagnes -par la classe qui formait alors la tête de la nation. -La cause principale et permanente de ce fait ne fut -pas dans la volonté de certains hommes, mais dans l'action -lente et incessante des institutions; et ce qui le -prouve, c'est que, quand au dix-huitième siècle le gouvernement -veut combattre le mal, il ne peut pas même -en suspendre le progrès. A mesure que la noblesse -achève de perdre ses droits politiques sans en acquérir -d'autres, et que les libertés locales disparaissent, -cette émigration des nobles s'accroît: on n'a plus besoin -<span class="pagenum"><a name="Page_211" id="Page_211">[Pg 211]</a></span> -de les attirer hors de chez eux; ils n'ont plus envie d'y -rester: la vie des champs leur est devenue insipide.</p> - -<p>Ce que je dis ici des nobles doit s'entendre, en tous -pays, des propriétaires riches: pays de centralisation, -campagnes vides d'habitants riches et éclairés; je pourrais -ajouter: pays de centralisation, pays de culture imparfaite -et routinière, et commenter le mot si profond -de Montesquieu, en en déterminant le sens: «Les terres -produisent moins en raison de leur fertilité que de -la liberté des habitants.» Mais je ne veux pas sortir de -mon sujet.</p> - -<p>Nous avons vu ailleurs comment les bourgeois, quittant -de leur côté les campagnes, cherchaient de tout -côté un asile dans les villes. Il n'y a pas un point sur -lequel tous les documents de l'ancien régime soient -mieux d'accord. On ne voit presque jamais dans les -campagnes, disent-ils, qu'une génération de paysans riches. -Un cultivateur parvient-il par son industrie à acquérir -enfin un peu de bien: il fait aussitôt quitter à son fils -la charrue, l'envoie à la ville et lui achète un petit office. -C'est de cette époque que date cette sorte d'horreur -singulière que manifeste souvent, même de nos jours, -l'agriculteur français pour la profession qui l'a enrichi. -L'effet a survécu à la cause.</p> - -<p>A vrai dire, le seul homme bien élevé, ou, comme disent -les Anglais, le seul <i>gentleman</i> qui résidât d'une -<span class="pagenum"><a name="Page_212" id="Page_212">[Pg 212]</a></span> -manière permanente au milieu des paysans et restât en -contact incessant avec eux était le curé; aussi le curé -fût-il devenu le maître des populations rurales, en dépit -de Voltaire, s'il n'avait été rattaché lui-même d'une façon -si étroite et si visible à la hiérarchie politique; en -possédant plusieurs des priviléges de celle-ci, il avait -inspiré en partie la haine qu'elle faisait -<a name="NOTE_54" id="NOTE_54"></a> -<a href="#ANCHOR_54">naître</a>.</p> - -<p>Voilà donc le paysan presque entièrement séparé des -classes supérieures; il est éloigné de ceux mêmes de ses -pareils qui auraient pu l'aider et le conduire. A mesure -que ceux-ci arrivent aux lumières ou à l'aisance, ils le -fuient; il demeure comme trié au milieu de toute la -nation et mis à part.</p> - -<p>Cela ne se voyait au même degré chez aucun des grands -peuples civilisés de l'Europe, et en France même le fait -était récent. Le paysan du quatorzième siècle était tout -à la fois plus opprimé et plus secouru. L'aristocratie -le tyrannisait quelquefois, mais elle ne le délaissait jamais.</p> - -<p>Au dix-huitième siècle, un village est une communauté -dont tous les membres sont pauvres, ignorants et -grossiers; ses magistrats sont aussi incultes et aussi -méprisés qu'elle; son syndic ne sait pas lire; son collecteur -ne peut dresser de sa main les comptes dont -dépend la fortune de ses voisins et la sienne propre. -Non-seulement son ancien seigneur n'a plus le droit de -<span class="pagenum"><a name="Page_213" id="Page_213">[Pg 213]</a></span> -la gouverner, mais il en est arrivé à considérer comme -une sorte de dégradation de se mêler de son gouvernement. -Asseoir les tailles, lever la milice, régler les corvées, -actes serviles, œuvres de syndic. Il n'y a plus que -le pouvoir central qui s'occupe d'elle, et comme il est -placé fort loin et n'a encore rien à craindre de ceux qui -l'habitent, il ne s'occupe guère d'elle que pour en tirer -profit.</p> - -<p>Venez voir maintenant ce que devient une classe délaissée, -que personne n'a envie de tyranniser, mais que -nul ne cherche à éclairer et à servir.</p> - -<p>Les plus lourdes charges que le système féodal faisait -peser sur l'habitant des campagnes sont retirées ou allégées, -sans doute; mais ce qu'on ne sait point assez, -c'est qu'à celles-là il s'en était substitué d'autres, plus -pesantes peut-être. Le paysan ne souffrait pas tous les -maux qu'avaient soufferts ses pères, mais il endurait -beaucoup de misères que ses pères n'avaient jamais -connues.</p> - -<p>On sait que c'est presque uniquement aux dépens des -paysans que la taille avait décuplé depuis deux siècles. -Il faut ici dire un mot de la manière dont on la levait -sur eux, pour montrer quelles lois barbares peuvent se -fonder ou se maintenir dans les siècles civilisés, quand -les hommes les plus éclairés de la nation n'ont point -d'intérêt personnel à les changer.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_214" id="Page_214">[Pg 214]</a></span></p> - -<p>Je trouve dans une lettre confidentielle que le contrôleur -général lui-même écrit, en 1772, aux intendants, -cette peinture de la taille, qui est un petit chef-d'œuvre -d'exactitude et de brièveté. «La taille,» dit ce ministre, -«arbitraire dans sa répartition, solidaire dans sa perception, -personnelle, et non réelle, dans la plus grande -partie de la France, est sujette à des variations continuelles -par suite de tous les changements qui arrivent -chaque année dans la fortune des contribuables.» -Tout est là en trois phrases; on ne saurait décrire avec -plus d'art le mal dont on profite.</p> - -<p>La somme totale que devait la paroisse était fixée tous -les ans. Elle variait sans cesse, comme dit le ministre -de façon qu'aucun cultivateur ne pouvait prévoir un an -d'avance ce qu'il aurait à payer l'an d'après. Dans l'intérieur -de la paroisse, c'était un paysan pris au hasard -chaque année, et nommé le collecteur, qui devait diviser -la charge de l'impôt sur tous les autres.</p> - -<p>J'ai promis que je dirais quelle était la condition de -ce collecteur. Laissons parler l'assemblée provinciale -du Berry en 1779; elle n'est pas suspecte: elle est -composée tout entière de privilégiés qui ne payent point -la taille et qui sont choisis par le roi. «Comme tout le -monde veut éviter la charge de collecteur, disait-elle -en 1779, il faut que chacun la prenne à son tour. -La levée de la taille est donc confiée tous les ans à un -<span class="pagenum"><a name="Page_215" id="Page_215">[Pg 215]</a></span> -nouveau collecteur, sans égard à la capacité ou à l'honnêteté; -aussi la confection de chaque rôle se ressent -du caractère de celui qui le fait. Le collecteur y imprime -ses craintes, ses faiblesses ou ses vices. Comment, -d'ailleurs, y réussirait-il bien? il agit dans les -ténèbres. Car qui sait au juste la richesse de son voisin -et la proportion de cette richesse avec celle d'un -autre? Cependant l'opinion du collecteur seule doit -former la décision, et il est responsable sur tous ses -biens, et même par corps, de la recette. D'ordinaire il -lui faut perdre pendant deux ans la moitié de ses journées -à courir chez les contribuables. Ceux qui ne savent -pas lire sont obligés d'aller chercher dans le voisinage -quelqu'un qui les supplée.»</p> - -<p>Turgot avait déjà dit d'une autre province, un peu -avant: «Cet emploi cause le désespoir et presque toujours -la ruine de ceux qu'on en charge; on réduit ainsi -successivement à la misère toutes les familles aisées -d'un village.»</p> - -<p><a name="NOTE_55" id="NOTE_55"></a> -<a href="#ANCHOR_55">Ce malheureux</a> était armé pourtant d'un arbitraire -immense; il était presque autant tyran que martyr. Pendant -cet exercice, où il se ruinait lui-même, il tenait -dans ses mains la ruine de tout le monde. «La préférence -pour ses parents,» c'est encore l'assemblée provinciale -qui parle, «pour ses amis et ses voisins, la -haine, la vengeance contre ses ennemis, le besoin d'un -<span class="pagenum"><a name="Page_216" id="Page_216">[Pg 216]</a></span> -protecteur, la crainte de déplaire à un citoyen aisé -qui donne de l'ouvrage, combattent dans son cœur les -sentiments de la justice.» La terreur rend souvent le -collecteur impitoyable; il y a des paroisses où le collecteur -ne marche jamais qu'accompagné de garnisaires -et d'huissiers. «Lorsqu'il marche sans huissiers,» dit un -intendant au ministre en 1764, «les taillables ne veulent -pas payer.» «Dans la seule élection de Villefranche,» -nous dit encore l'assemblée provinciale de la Guyenne, -«on compte cent six porteurs de contraintes et autres -recors toujours en chemin.»</p> - -<p>Pour échapper à cette taxation violente et arbitraire, -le paysan français, en plein dix-huitième siècle, agit -comme le Juif du moyen âge. Il se montre misérable -en apparence, quand par hasard il ne l'est pas en réalité; -son aisance lui fait peur avec raison: j'en trouve -une preuve bien sensible dans un document que je ne -prends plus en Guyenne, mais à cent lieues de là. La -Société d'Agriculture du Maine annonce dans son rapport -de 1761 qu'elle avait eu l'idée de distribuer des -bestiaux en prix et en encouragements. «Elle a été -arrêtée,» dit-elle, «par les suites dangereuses qu'une -basse jalousie pourrait attirer contre ceux qui remporteraient -ces prix, et qui, à la faveur de la répartition -arbitraire des impositions, leur occasionnerait -une vexation dans les années suivantes.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_217" id="Page_217">[Pg 217]</a></span></p> - -<p>Dans ce système d'impôt, chaque contribuable avait, -en effet, un intérêt direct et permanent à épier ses voisins -et à dénoncer au collecteur les progrès de leur richesse; -on les y dressait tous, à l'envi, à la délation et -à la haine. Ne dirait-on pas que ces choses se passent -dans les domaines d'un rajah de l'Hindostan?</p> - -<p><a name="NOTE_56" id="NOTE_56"></a> -<a href="#ANCHOR_56">Il y avait</a> pourtant dans le même temps en France des -pays où l'impôt était levé avec régularité et avec douceur: -c'étaient certains pays d'états. Il est vrai qu'on -avait laissé à ceux-là le droit de le lever eux-mêmes. En -Languedoc, par exemple, la taille n'est établie que sur la -propriété foncière, et ne varie point suivant l'aisance du -propriétaire; elle a pour base fixe et visible un cadastre -fait avec soin et renouvelé tous les trente ans, et dans -lequel les terres sont divisées en trois classes, suivant -leur fertilité. Chaque contribuable sait d'avance exactement -ce que représente la part d'impôt qu'il doit payer. -S'il ne paye point, lui seul, ou plutôt son champ seul -en est responsable. Se croit-il lésé dans la répartition: il -a toujours le droit d'exiger qu'on compare sa cote avec -celle d'un autre habitant de la paroisse qu'il choisit lui-même. -C'est ce que nous nommons aujourd'hui l'appel -à l'égalité proportionnelle.</p> - -<p>On voit que toutes ces règles sont précisément celles -que nous suivons maintenant; on ne les a guère améliorées -depuis, on n'a fait que les généraliser; car il est -<span class="pagenum"><a name="Page_218" id="Page_218">[Pg 218]</a></span> -digne de remarque que, bien que nous ayons pris au -gouvernement de l'ancien régime la forme même de notre -administration publique, nous nous sommes gardé -de l'imiter en tout le reste. C'est aux assemblées provinciales, -et non à lui, que nous avons emprunté nos -meilleures méthodes administratives. En adoptant la machine, -nous avons rejeté le produit.</p> - -<p>La pauvreté habituelle du peuple des campagnes avait -donné naissance à des maximes qui n'étaient pas propres à -la faire cesser. «Si les peuples étaient à l'aise,» avait écrit -Richelieu dans son testament politique, «difficilement resteraient-ils -dans les règles.» Au dix-huitième siècle on ne -va plus si loin, mais on croit encore que le paysan ne travaillerait -point s'il n'était constamment aiguillonné par -la nécessité: la misère y paraît la seule garantie contre la -paresse. C'est précisément la théorie que j'ai entendu -quelquefois professer à l'occasion des nègres de nos colonies. -Cette opinion est si répandue parmi ceux qui -gouvernent, que presque tous les économistes se croient -obligés de la combattre en forme.</p> - -<p>On sait que l'objet primitif de la taille avait été de -permettre au roi d'acheter des soldats qui dispensassent -les nobles et leurs vassaux du service militaire; mais -au dix-septième siècle l'obligation du service militaire -fut de nouveau imposée, comme nous l'avons vu, sous -le nom de milice, et cette fois il ne pesa plus que sur -<span class="pagenum"><a name="Page_219" id="Page_219">[Pg 219]</a></span> -le peuple seul, et presque uniquement sur le paysan.</p> - -<p>Il suffit de considérer la multitude des procès-verbaux -de maréchaussée qui remplissent les cartons d'une intendance, -et qui tous se rapportent à la poursuite de miliciens -réfractaires ou déserteurs, pour juger que la milice -ne se levait pas sans obstacle. Il ne paraît pas, en -effet, qu'il y eût de charge publique qui fût plus insupportable -aux paysans que celle-là; pour s'y soustraire -ils se sauvaient souvent dans les bois, où il fallait les -poursuivre à main armée. Cela étonne, quand on songe -à la facilité avec laquelle le recrutement forcé s'opère -aujourd'hui.</p> - -<p>Il faut attribuer cette extrême répugnance des paysans -de l'ancien régime pour la milice moins au principe -même de la loi qu'à la manière dont elle était exécutée; -on doit s'en prendre surtout à la longue incertitude -où elle tenait ceux qu'elle menaçait (on pouvait -être appelé jusqu'à quarante ans, à moins qu'on ne se -mariât); à l'arbitraire de la révision, qui rendait presque -inutile l'avantage d'un bon numéro; à la défense de se -faire remplacer; au dégoût d'un métier dur et périlleux, -où toute espérance d'avancement était interdite; mais -surtout au sentiment qu'un si grand poids ne pesait que sur -eux seuls, et sur les plus misérables d'entre eux, l'ignominie -de la condition rendant ses rigueurs plus amères.</p> - -<p>J'ai eu dans les mains beaucoup de procès-verbaux -<span class="pagenum"><a name="Page_220" id="Page_220">[Pg 220]</a></span> -de tirage, dressés en l'année 1769, dans un grand nombre -de paroisses; on y voit figurer les exempts de chacune -d'elles: celui-ci est domestique chez un gentilhomme; -celui-là garde d'une abbaye; un troisième n'est que le valet -d'un bourgeois, il est vrai, mais ce bourgeois <i>vit noblement</i>. -L'aisance seule exempte; quand un cultivateur -figure annuellement parmi les plus haut imposés, ses -fils ont le privilége d'être exempts de la milice: c'est ce -qu'on appelle encourager l'agriculture. Les économistes, -grands amateurs d'égalité en tout le reste, ne sont point -choqués de ce privilége; ils demandent seulement qu'on -l'étende à d'autres cas, c'est-à-dire que la charge des -paysans les plus pauvres et les moins patronés devienne -plus lourde. «La médiocrité de la solde du soldat,» dit -l'un d'eux, «la manière dont il est couché, habillé, -nourri, son entière dépendance, rendraient trop cruel -de prendre un autre homme qu'un homme du bas -peuple.»</p> - -<p>Jusqu'à la fin du règne de Louis XIV, les grands -chemins ne furent point entretenus, ou le furent aux -frais de tous ceux qui s'en servaient, c'est-à-dire de l'État -ou de tous les propriétaires riverains; mais, vers ce -temps-là, on commença à les réparer à l'aide de la seule -corvée, c'est-à-dire aux dépens des seuls paysans. Cet -expédient pour avoir de bonnes routes sans les payer parut -si heureusement imaginé qu'en 1737 une circulaire -<span class="pagenum"><a name="Page_221" id="Page_221">[Pg 221]</a></span> -du contrôleur général Orry l'appliqua à toute la France. -Les intendants furent armés du droit d'emprisonner à -volonté les récalcitrants ou de leur envoyer des garnisaires.</p> - -<p>A partir de là, toutes les fois que le commerce s'accroît, -que le besoin et le goût des bonnes routes se répandent, -la corvée s'étend à de nouveaux chemins et <a name="NOTE_57" id="NOTE_57"></a> -<a href="#ANCHOR_57">sa charge -augmente</a>. On trouve, dans le rapport fait en 1779 à -l'assemblée provinciale du Berry, que les travaux exécutés -annuellement par la corvée dans cette pauvre province -doivent être évalués par année à 700,000 livres. -On les évaluait en 1787, en basse Normandie, à la même -somme à peu près. Rien ne saurait mieux montrer le -triste sort du peuple des campagnes: les progrès de la -société, qui enrichissent toutes les autres classes, le désespèrent; -la civilisation tourne <a name="NOTE_58" id="NOTE_58"></a> -<a href="#ANCHOR_58">contre lui seul</a>.</p> - -<p>Je lis vers la même époque, dans les correspondances -des intendants, qu'il convient de refuser aux paysans -de faire emploi de la corvée sur les routes particulières -de leurs villages, attendu qu'elle doit être réservée aux -seuls grands chemins, ou, comme on disait alors, <i>aux -chemins du Roi</i>. L'idée étrange qu'il convient de faire -payer le prix des routes aux plus pauvres et à ceux qui -semblent le moins devoir voyager, cette idée, bien que -<a name="NOTE_59" id="NOTE_59"></a> -<a href="#ANCHOR_59">nouvelle</a>, s'enracine si naturellement dans l'esprit de -ceux qui en profitent que bientôt ils n'imaginent plus -<span class="pagenum"><a name="Page_222" id="Page_222">[Pg 222]</a></span> -que la chose puisse avoir lieu autrement. En l'année -1776 on essaye de transformer la corvée en une taxe locale; -l'inégalité se transforme aussitôt avec elle et la -suit dans le nouvel impôt.</p> - -<p>De seigneuriale qu'elle était, la corvée, en devenant -royale, s'était étendue peu à peu à tous les travaux publics. -Je vois en 1719 la corvée servir à bâtir des casernes! -<i>Les paroisses doivent envoyer leurs meilleurs ouvriers</i>, dit -l'ordonnance, <i>et tous les autres travaux doivent céder -devant celui-ci</i>. La corvée transporte <a name="NOTE_60" id="NOTE_60"></a> -<a href="#ANCHOR_60">les forçats</a> dans les -bagnes et les mendiants dans les <a name="NOTE_61" id="NOTE_61"></a> -<a href="#ANCHOR_61">dépôts de charité</a>; -elle charroie les effets militaires toutes les fois que les -troupes changent de place: charge fort onéreuse dans -un temps où chaque régiment menait à sa suite un lourd -bagage. Il fallait rassembler de très-loin un grand nombre -de charrettes et de bœufs pour le traîner. Cette sorte -de corvée, qui avait peu d'importance <a name="NOTE_62" id="NOTE_62"></a> -<a href="#ANCHOR_62">dans l'origine</a>, devint -l'une des plus pesantes quand les armées permanentes -devinrent elles-mêmes nombreuses. Je trouve des entrepreneurs -de l'État qui demandent à grands cris qu'on -leur livre la corvée pour transporter les bois de construction -depuis les forêts jusqu'aux arsenaux maritimes. -Ces corvéables recevaient d'ordinaire un salaire, mais -toujours arbitrairement fixé et bas. Le poids d'une charge -si mal posée devient parfois si lourd que le receveur des -tailles s'en inquiète. «Les frais exigés des paysans pour -<span class="pagenum"><a name="Page_223" id="Page_223">[Pg 223]</a></span> -le rétablissement des chemins,» écrit l'un d'eux en 1751, -«les mettront bientôt hors d'état de payer leur taille.»</p> - -<p>Toutes ces oppressions nouvelles auraient-elles pu s'établir -s'il s'était rencontré à côté du paysan des hommes -riches et éclairés, qui eussent eu le goût et le pouvoir, -sinon de le défendre, du moins d'intercéder pour -lui auprès de ce commun maître qui tenait déjà dans -ses mains la fortune du pauvre et celle du riche?</p> - -<p>J'ai lu la lettre qu'un grand propriétaire écrivait, en -1774, à l'intendant de sa province, pour l'engager à -faire ouvrir un chemin. Ce chemin, suivant lui, devait -faire la prospérité du village, et il en donnait les raisons; -puis il passait à l'établissement d'une foire, qui -doublerait, assurait-il, le prix des denrées. Ce bon citoyen -ajoutait qu'aidé d'un faible secours on pourrait -établir une école qui procurerait au roi des sujets plus -industrieux. Il n'avait point songé jusque-là à ces améliorations -nécessaires; il ne s'en était avisé que depuis -deux ans qu'une lettre de cachet le retenait dans son -château. «Mon exil depuis deux ans dans mes terres,» -dit-il ingénument, «m'a convaincu de l'extrême utilité -de toutes ces choses.»</p> - -<p>Mais c'est surtout dans les temps de disette qu'on -s'aperçoit que les liens de patronage et de dépendance -qui reliaient autrefois le grand propriétaire rural aux -paysans sont relâchés ou rompus. Dans ces moments de -<span class="pagenum"><a name="Page_224" id="Page_224">[Pg 224]</a></span> -crise, le gouvernement central s'effraye de son isolement -et de sa faiblesse; il voudrait faire renaître pour -l'occasion les influences individuelles ou les associations -politiques qu'il a détruites; il les appelle à son -aide: personne ne vient, et il s'étonne d'ordinaire en -trouvant morts les gens auxquels il a lui-même ôté la -vie.</p> - -<p>En cette extrémité, il y a des intendants, dans les -provinces les plus pauvres, qui, comme Turgot, par -exemple, prennent illégalement des ordonnances pour -obliger les propriétaires riches à nourrir leurs métayers -jusqu'à la récolte prochaine. J'ai trouvé, à la date de -1770, les lettres de plusieurs curés qui proposent à -l'intendant de taxer les grands propriétaires de leurs -paroisses, tant ecclésiastiques que laïques, «lesquels y -possèdent,» disent-ils, «de vastes propriétés qu'ils -n'habitent point, et dont ils touchent de gros revenus -qu'ils vont manger ailleurs.»</p> - -<p>Même en temps ordinaire, les villages sont infectés -de mendiants; car, comme dit Letrone, les pauvres sont -assistés dans les villes, mais à la campagne, pendant -l'hiver, la mendicité est de nécessité absolue.</p> - -<p>De temps à autre on procédait contre ces malheureux -d'une façon très-violente. En 1767, le duc de -Choiseul voulut tout à coup détruire la mendicité en -France. On peut voir dans la correspondance des intendants -<span class="pagenum"><a name="Page_225" id="Page_225">[Pg 225]</a></span> -avec quelle rigueur il s'y prit. La maréchaussée -eut ordre d'arrêter à la fois tous les mendiants -qui se trouvaient dans le royaume; on assure que plus -de cinquante mille furent ainsi saisis. Les vagabonds -valides devaient être envoyés aux galères; quant aux -autres, on ouvrit pour les recevoir plus de quarante dépôts -de mendicité: il eût mieux valu rouvrir le cœur -des riches.</p> - -<p>Ce gouvernement de l'ancien régime, qui était, ainsi -que je l'ai dit, si doux et parfois si timide, si ami des -formes, de la lenteur et des égards, quand il s'agissait -des hommes placés au-dessus du peuple, est souvent -rude et toujours prompt quand il procède contre les basses -classes, surtout contre les paysans. Parmi les pièces -qui me sont passées sous les yeux, je n'en ai pas vu -une seule qui fît connaître l'arrestation de bourgeois -par l'ordre d'un intendant; mais les paysans sont arrêtés -sans cesse, à l'occasion de la corvée, de la milice, de la -mendicité, de la police, et dans mille autres circonstances. -Pour les uns, des tribunaux indépendants, de longs -débats, une publicité tutélaire; pour les autres, le prévôt, -qui jugeait sommairement et sans appel.</p> - -<p>«La distance immense qui existe entre le peuple et -toutes les autres classes,» écrit Necker en 1785, «aide à -détourner les yeux de la manière avec laquelle on peut -manier l'autorité vis-à-vis de tous les gens perdus -<span class="pagenum"><a name="Page_226" id="Page_226">[Pg 226]</a></span> -dans la foule. Sans la douceur et l'humanité qui caractérisent -les Français et l'esprit du siècle, ce serait un -sujet continuel de tristesse pour ceux qui savent compatir -au joug dont ils sont exempts.»</p> - -<p>Mais c'est moins encore au mal qu'on faisait à ces -malheureux qu'au bien qu'on les empêchait de se faire -à eux-mêmes que l'oppression se montrait. Ils étaient -libres et propriétaires, et ils restaient presque aussi -ignorants et souvent plus misérables que les serfs, leurs -aïeux. Ils demeuraient sans industrie au milieu des prodiges -des arts, et incivilisés dans un monde tout brillant -de lumières. En conservant l'intelligence et la -perspicacité particulières à leur race, ils n'avaient pas -appris à s'en servir; ils ne pouvaient même réussir dans -la culture des terres, qui étaient leur seule affaire. «Je -vois sous mes yeux l'agriculture du dixième siècle,» -dit un célèbre agronome anglais. Ils n'excellaient que -dans le métier des armes; là, du moins, ils avaient un -contact naturel et nécessaire avec les autres classes.</p> - -<p>C'est dans cet abîme d'isolement et de misère que le -paysan vivait; il s'y tenait comme fermé et impénétrable. -J'ai été surpris, et presque effrayé, en apercevant -que, moins de vingt ans avant que le culte catholique -ne fût aboli sans résistance et les églises profanées, -la méthode quelquefois suivie par l'administration pour -connaître la population d'un canton était celle-ci: les -<span class="pagenum"><a name="Page_227" id="Page_227">[Pg 227]</a></span> -curés indiquaient le nombre de ceux qui s'étaient présentés -à Pâques à la sainte table; on y ajoutait le nombre -présumé des enfants en bas âge et des malades: le -tout formait le total des habitants. Cependant les idées -du temps pénétraient déjà de toutes parts ces esprits -grossiers; elles y entraient par des voies détournées et -souterraines, et prenaient dans ces lieux étroits et -obscurs des formes étranges. Néanmoins rien ne paraissait -encore changé au dehors. Les mœurs du paysan, -ses habitudes, ses croyances semblaient toujours les -mêmes; il était soumis, il était même joyeux.</p> - -<p>Il faut se défier de la gaieté que montre souvent le -Français dans ses plus grands maux; elle prouve seulement -que, croyant sa mauvaise fortune inévitable, il -cherche à s'en distraire en n'y pensant point, et non -qu'il ne la sent pas. Ouvrez à cet homme une issue qui -puisse le conduire hors de cette misère dont il semble si -peu souffrir, il se portera aussitôt de ce côté avec tant -de violence qu'il vous passera sur le corps sans vous -voir, si vous êtes sur son chemin.</p> - -<p>Nous apercevons clairement ces choses du point où -nous sommes; mais les contemporains ne les voyaient -pas. Ce n'est jamais qu'à grand'peine que les hommes -des classes élevées parviennent à discerner nettement ce -qui se passe dans l'âme du peuple, et en particulier dans -celle des paysans. L'éducation et le genre de vie ouvrent -<span class="pagenum"><a name="Page_228" id="Page_228">[Pg 228]</a></span> -à ceux-ci sur les choses humaines des jours qui leur -sont propres et qui demeurent fermés à tous les autres. -Mais quand le pauvre et le riche n'ont presque plus d'intérêt -commun, de communs griefs, ni d'affaires communes, -cette obscurité qui cache l'esprit de l'un à l'esprit -de l'autre devient insondable, et ces deux hommes -pourraient vivre éternellement côte à côte sans se pénétrer -jamais. Il est curieux de voir dans quelle sécurité -étrange vivaient tous ceux qui occupaient les étages -supérieurs et moyens de l'édifice social au moment -même où la Révolution commençait, et de les entendre -discourant ingénieusement entre eux sur les vertus du -peuple, sur sa douceur, son dévouement, ses innocents -plaisirs, quand déjà 93 est sous leurs pieds: spectacle -ridicule et terrible!</p> - -<p>Arrêtons-nous ici avant de passer outre, et considérons -un moment, à travers tous ces petits faits que je -viens de décrire, l'une des plus grandes lois de Dieu -dans la conduite des sociétés.</p> - -<p>La noblesse française s'obstine à demeurer à part des -autres classes; les gentilshommes finissent par se laisser -exempter de la plupart des charges publiques qui pèsent -sur elles; ils se figurent qu'ils conserveront leur grandeur -en se soustrayant à ses charges, et il paraît d'abord -en être ainsi. Mais bientôt une maladie interne et -invisible semble s'être attachée à leur condition, qui -<span class="pagenum"><a name="Page_229" id="Page_229">[Pg 229]</a></span> -se réduit peu à peu sans que personne ne les touche; -ils s'appauvrissent à mesure que leurs immunités s'accroissent. -La bourgeoisie, avec laquelle ils avaient tant -craint de se confondre, s'enrichit au contraire et s'éclaire -à côté d'eux, sans eux et contre eux; ils n'avaient -pas voulu avoir les bourgeois comme associés -ni comme concitoyens, ils vont trouver en eux des rivaux, -bientôt des ennemis, et enfin des maîtres. Un -pouvoir étranger les a déchargés du soin de conduire, -de protéger, d'assister leurs vassaux; mais comme en -même temps il leur a laissé leurs droits pécuniaires et -leurs priviléges honorifiques, ils estiment n'avoir rien -perdu. Comme ils continuent à marcher les premiers, -ils croient qu'ils conduisent encore, et, en effet, ils continuent -à avoir autour d'eux des hommes que, dans les -actes notariés, ils appellent leurs <i>sujets</i>; d'autres se -nomment leurs vassaux, leurs tenanciers, leurs fermiers. -En réalité, personne ne les suit, ils sont seuls, et, -quand on va se présenter enfin pour les accabler, il ne -leur restera qu'à fuir.</p> - -<p>Quoique la destinée de la noblesse et celle de la bourgeoisie -aient été fort différentes entre elles, elles se sont -ressemblé en un point: le bourgeois a fini par vivre -aussi à part du peuple que le gentilhomme lui-même. -Loin de se rapprocher des paysans, il avait fui le contact -de leurs misères; au lieu de s'unir étroitement à -<span class="pagenum"><a name="Page_230" id="Page_230">[Pg 230]</a></span> -eux pour lutter en commun contre l'inégalité commune, -il n'avait cherché qu'à créer de nouvelles injustices à -son usage: on l'avait vu aussi ardent à se procurer des -exceptions que le gentilhomme à maintenir ses priviléges. -Ces paysans, dont il était sorti, lui étaient devenus -non-seulement étrangers, mais pour ainsi dire inconnus, -et ce n'est qu'après qu'il leur eut mis les armes à la -main qu'il s'aperçut qu'il avait excité des passions dont -il n'avait pas même d'idée, qu'il était aussi impuissant -à contenir qu'à conduire, et dont il allait devenir la victime -après en avoir été le promoteur.</p> - -<p>On s'étonnera dans tous les âges en voyant les ruines -de cette grande maison de France qui avait paru devoir -s'étendre sur toute l'Europe; mais ceux qui liront attentivement -son histoire comprendront sans peine sa chute. -Presque tous les vices, presque toutes les erreurs, -presque tous les préjugés funestes que je viens de peindre -ont dû, en effet, soit leur naissance, soit leur durée, -soit leur développement, à l'art qu'ont eu la plupart de -nos rois pour diviser les hommes, afin de les gouverner -plus absolument.</p> - -<p>Mais quand le bourgeois eut été ainsi bien isolé du -gentilhomme, et le paysan du gentilhomme et du bourgeois; -lorsqu'un travail analogue se continuant au sein -de chaque classe, il se fut fait dans l'intérieur de chacune -d'elles de petites agrégations particulières presque -<span class="pagenum"><a name="Page_231" id="Page_231">[Pg 231]</a></span> -aussi isolées les unes des autres que les classes l'étaient -entre elles, il se trouva que le tout ne composait -plus qu'une masse homogène, mais dont les parties n'étaient -plus liées. Rien n'était plus organisé pour gêner -le gouvernement, rien, non plus, pour l'aider. De telle -sorte que l'édifice entier de la grandeur de ces princes, -put s'écrouler tout ensemble et en un moment, dès que -la société qui lui servait de base s'agita.</p> - -<p>Et ce peuple enfin, qui semble seul avoir tiré profit -des fautes et des erreurs de tous ses maîtres, s'il a -échappé en effet à leur empire, il n'a pu se soustraire -au joug des idées fausses, des habitudes vicieuses, des -mauvais penchants qu'ils lui avaient donnés ou laissé -prendre. On l'a vu parfois transporter les goûts d'un -esclave jusque dans l'usage même de sa liberté, aussi -incapable de se conduire lui-même qu'il s'était montré -dur pour ses précepteurs.</p> - -<p>Et maintenant je reprends ma route, et, perdant de -vue les faits anciens et généraux qui ont préparé la -grande révolution que je veux peindre, j'arrive aux faits -particuliers et plus récents qui ont achevé de déterminer -sa place, sa naissance et son caractère.</p> - -<hr class="chap" /> - - -<div class="chapter"> - <h2><a name="LIVRE_III" - id="LIVRE_III"></a>LIVRE III.</h2> -</div> - - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_233" id="Page_233">[Pg 233]</a></span></p> - - - -<div class="chapter"> - <h3><a name="CHAPITRE_PREMIER_3" id="CHAPITRE_PREMIER_3"> - </a>CHAPITRE PREMIER.</h3> -</div> - -<p class="chapsum noindent">Comment, vers le milieu - du dix-huitième siècle, les hommes de lettres - devinrent les principaux hommes politiques du pays, et des - effets qui en résultèrent.</p> - - -<p>La France était depuis longtemps, parmi toutes les -nations de l'Europe, la plus littéraire; néanmoins les -gens de lettres n'y avaient jamais montré l'esprit qu'ils -y firent voir vers le milieu du dix-huitième siècle, ni -occupé la place qu'ils y prirent alors. Cela ne s'était -jamais vu parmi nous, ni, je pense, nulle part ailleurs.</p> - -<p>Ils n'étaient point mêlés journellement aux affaires, -comme en Angleterre: jamais, au contraire, ils n'avaient -vécu plus loin d'elles; ils n'étaient revêtus d'aucune autorité -quelconque, et ne remplissaient aucune fonction -publique dans une société déjà toute remplie de fonctionnaires.</p> - -<p>Cependant ils ne demeuraient pas, comme la plupart -de leurs pareils en Allemagne, entièrement étrangers à -<span class="pagenum"><a name="Page_234" id="Page_234">[Pg 234]</a></span> -la politique, et retirés dans le domaine de la philosophie -pure et des belles-lettres. Ils s'occupaient sans cesse des -matières qui ont trait au gouvernement; c'était là même, -à vrai dire, leur occupation propre. On les entendait tous -les jours discourir sur l'origine des sociétés et sur leurs -formes primitives, sur les droits primordiaux des citoyens -et sur ceux de l'autorité, sur les rapports naturels -et artificiels des hommes entre eux, sur l'erreur ou la -légitimité de la coutume, et sur les principes mêmes -des lois. Pénétrant ainsi chaque jour jusqu'aux bases -de la constitution de leur temps, ils en examinaient curieusement -la structure et en critiquaient le plan général. -Tous ne faisaient pas, il est vrai, de ces grands problèmes -l'objet d'une étude particulière et approfondie; la -plupart même ne les touchaient qu'en passant et comme -en se jouant; mais tous les rencontraient. Cette sorte de -politique abstraite et littéraire était répandue à doses -inégales dans toutes les œuvres de ce temps-là, et il n'y -en a aucune, depuis le lourd traité jusqu'à la chanson, -qui n'en contienne un peu.</p> - -<p>Quant aux systèmes politiques de ces écrivains, ils -variaient tellement entre eux que celui qui voudrait les -concilier et en former une seule théorie de gouvernement -ne viendrait jamais à bout d'un pareil travail.</p> - -<p>Néanmoins, quand on écarte les détails pour arriver -aux idées mères, on découvre aisément que les auteurs -<span class="pagenum"><a name="Page_235" id="Page_235">[Pg 235]</a></span> -de ces systèmes différents s'accordent au moins sur une -notion très-générale que chacun d'eux paraît avoir également -conçue, qui semble préexister dans son esprit -à toutes les idées particulières et en être la source commune. -Quelque séparés qu'ils soient dans le reste de -leur course, ils se tiennent tous à ce point de départ: -tous pensent qu'il convient de substituer des règles simples -et élémentaires, puisées dans la raison et dans la loi -naturelle, aux coutumes compliquées et traditionnelles -qui régissent la société de leur temps.</p> - -<p>En y regardant bien, l'on verra que ce qu'on pourrait -appeler la philosophie politique du dix-huitième siècle -consiste à proprement parler dans cette seule notion-là.</p> - -<p>Une pareille pensée n'était point nouvelle: elle passait -et repassait sans cesse depuis trois mille ans à travers -l'imagination des hommes sans pouvoir s'y fixer. Comment -parvint-elle à s'emparer cette fois de l'esprit de -tous les écrivains? Pourquoi, au lieu de s'arrêter, ainsi -qu'elle l'avait déjà fait souvent, dans la tête de quelques -philosophes, était-elle descendue jusqu'à la foule, -et y avait-elle pris la consistance et la chaleur d'une passion -politique, de telle façon qu'on put voir des théories -générales et abstraites sur la nature des sociétés -devenir le sujet des entretiens journaliers des oisifs, -et enflammer jusqu'à l'imagination des femmes et des -paysans? Comment des hommes de lettres qui ne possédaient -<span class="pagenum"><a name="Page_236" id="Page_236">[Pg 236]</a></span> -ni rangs, ni honneurs, ni richesses, ni responsabilité, -ni pouvoir, devinrent-ils, en fait, les principaux -hommes politiques du temps, et même les seuls, puisque, -tandis que d'autres exerçaient le gouvernement, eux -seuls tenaient l'autorité? Je voudrais l'indiquer en peu de -mots, et faire voir quelle influence extraordinaire et -terrible ces faits, qui ne semblent appartenir qu'à l'histoire -de notre littérature, ont eue sur la Révolution et -jusqu'à nos jours.</p> - -<p>Ce n'est pas par hasard que les philosophes du dix-huitième -siècle avaient généralement conçu des notions -si opposées à celles qui servaient encore de base à la -société de leur temps; ces idées leur avaient été naturellement -suggérées par la vue de cette société même -qu'ils avaient tous sous les yeux. Le spectacle de tant -de priviléges abusifs ou ridicules, dont on sentait de -plus en plus le poids et dont on apercevait de moins en -moins la cause, poussait, ou plutôt précipitait simultanément -l'esprit de chacun d'eux vers l'idée de l'égalité -naturelle des conditions. En voyant tant d'institutions -irrégulières et bizarres, filles d'autres temps, que personne -n'avait essayé de faire concorder entre elles ni -d'accommoder aux besoins nouveaux, et qui semblaient -devoir éterniser leur existence après avoir perdu leur -vertu, ils prenaient aisément en dégoût les choses anciennes -et la tradition, et ils étaient naturellement conduits -<span class="pagenum"><a name="Page_237" id="Page_237">[Pg 237]</a></span> -à vouloir rebâtir la société de leur temps d'après -un plan entièrement nouveau, que chacun d'eux traçait -à la seule lumière <a name="NOTE_63" id="NOTE_63"></a> -<a href="#ANCHOR_63">de sa raison</a>.</p> - -<p>La condition même de ces écrivains les préparait à -goûter les théories générales et abstraites en matière de -gouvernement et à s'y confier aveuglément. Dans l'éloignement -presque infini où ils vivaient de la pratique, -aucune expérience ne venait tempérer les ardeurs de -leur naturel; rien ne les avertissait des obstacles que -les faits existants pouvaient apporter aux réformes -même les plus désirables; ils n'avaient nulle idée des -périls qui accompagnent toujours les révolutions les -plus nécessaires. Ils ne les pressentaient même point; -car l'absence complète de toute liberté politique faisait -que le monde des affaires ne leur était pas seulement -mal connu, mais invisible. Ils n'y faisaient rien et ne pouvaient -même voir ce que d'autres y faisaient. Ils manquaient -donc de cette instruction superficielle que la vue -d'une société libre, et le bruit de tout ce qui s'y dit, -donnent à ceux mêmes qui s'y mêlent le moins du gouvernement. -Ils devinrent ainsi beaucoup plus hardis -dans leurs nouveautés, plus amoureux d'idées générales -et de systèmes, plus contempteurs de la sagesse antique -et plus confiants encore dans leur raison individuelle -que cela ne se voit communément chez les auteurs qui -écrivent des livres spéculatifs sur la politique.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_238" id="Page_238">[Pg 238]</a></span></p> - -<p>La même ignorance leur livrait l'oreille et le cœur -de la foule. Si les Français avaient encore pris part, -comme autrefois, au gouvernement dans les états généraux, -si même ils avaient continué à s'occuper journellement -de l'administration du pays dans les assemblées -de leurs provinces, on peut affirmer qu'ils ne se -seraient jamais laissé enflammer, comme ils le firent -alors, par les idées des écrivains; ils eussent retenu un -certain usage des affaires qui les eût prévenus contre -la théorie pure.</p> - -<p>Si, comme les Anglais, ils avaient pu, sans détruire -leurs anciennes institutions, en changer graduellement -l'esprit par la pratique, peut-être n'en auraient-ils pas -imaginé si volontiers de toutes nouvelles. Mais chacun -d'eux se sentait tous les jours gêné dans sa fortune, dans -sa personne, dans son bien-être ou dans son orgueil, par -quelque vieille loi, quelque ancien usage politique, quelque -débris des anciens pouvoirs, et il n'apercevait à sa -portée aucun remède qu'il pût appliquer lui-même à ce -mal particulier. Il semblait qu'il fallût tout supporter ou -tout détruire dans la constitution du pays.</p> - -<p>Nous avions pourtant conservé une liberté dans la -ruine de toutes les autres: nous pouvions philosopher -presque sans contrainte sur l'origine des sociétés, sur -la nature essentielle des gouvernements et sur les droits -primordiaux du genre humain.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_239" id="Page_239">[Pg 239]</a></span></p> - -<p>Tous ceux que la pratique journalière de la législation -gênait s'éprirent bientôt de cette politique littéraire. -Le goût en pénétra jusqu'à ceux que la nature ou la condition -éloignait naturellement le plus des spéculations -abstraites. Il n'y eut pas de contribuable lésé par l'inégale -répartition des tailles qui ne s'échauffât à l'idée que tous -les hommes doivent être égaux; pas de petit propriétaire -dévasté par les lapins du gentilhomme son voisin qui -ne se plût à entendre dire que tous les priviléges indistinctement -étaient condamnés par la raison. Chaque -passion publique se déguisa ainsi en philosophie; la vie -politique fut violemment refoulée dans la littérature, -et les écrivains, prenant en main la direction de l'opinion, -se trouvèrent un moment tenir la place que les -chefs de parti occupent d'ordinaire dans les pays libres.</p> - -<p>Personne n'était plus en état de leur disputer ce rôle.</p> - -<p>Une aristocratie dans sa vigueur ne mène pas seulement -les affaires; elle dirige encore les opinions, donne -le ton aux écrivains et l'autorité aux idées. Au dix-huitième -siècle, la noblesse française avait entièrement -perdu cette partie de son empire; son crédit avait suivi -la fortune de son pouvoir: la place qu'elle avait occupée -dans le gouvernement des esprits était vide, et les -écrivains pouvaient s'y étendre à leur aise et la remplir -seuls.</p> - -<p>Bien plus, cette aristocratie elle-même, dont ils prenaient -<span class="pagenum"><a name="Page_240" id="Page_240">[Pg 240]</a></span> -la place, favorisait leur entreprise; elle avait si bien -oublié comment des théories générales, une fois admises, -arrivent inévitablement à se transformer en passions politiques -et en actes, que les doctrines les plus opposées -à ses droits particuliers, et même à son existence, lui paraissaient -des jeux fort ingénieux de l'esprit; elle s'y -mêlait elle-même volontiers pour passer le temps, et -jouissait paisiblement de ses immunités et de ses priviléges, -en dissertant avec sérénité sur l'absurdité de -toutes les coutumes établies.</p> - -<p>On s'est étonné souvent en voyant l'étrange aveuglement -avec lequel les hautes classes de l'ancien régime -ont aidé ainsi elles-mêmes à leur ruine; mais où auraient-elles -pris leurs lumières? Les institutions libres ne sont -pas moins nécessaires aux principaux citoyens, pour leur -apprendre leurs périls, qu'aux moindres, pour assurer -leurs droits. Depuis plus d'un siècle que les dernières -traces de la vie publique avaient disparu parmi nous, -les gens les plus directement intéressés au maintien de -l'ancienne constitution n'avaient été avertis par aucun -choc ni par aucun bruit de la décadence de cet antique -édifice. Comme rien n'avait extérieurement changé, ils -se figuraient que tout était resté précisément de même. -Leur esprit était donc arrêté au point de vue où avait été -placé celui de leurs pères. La noblesse se montre aussi -préoccupée des empiétements du pouvoir royal dans les -<span class="pagenum"><a name="Page_241" id="Page_241">[Pg 241]</a></span> -cahiers de 1789 qu'elle eût pu l'être dans ceux du -quinzième siècle. De son côté, l'infortuné Louis XVI, -un moment avant de périr dans le débordement de la -démocratie, Burke le remarque avec raison, continuait -à voir dans l'aristocratie la principale rivale du pouvoir -royal; il s'en défiait comme si l'on eût été encore au -temps de la Fronde. La bourgeoisie et le peuple lui paraissaient -au contraire, comme à ses aïeux, l'appui le -plus sûr du trône.</p> - -<p>Mais ce qui nous paraîtra plus étrange, à nous qui -avons sous les yeux les débris de tant de révolutions, -c'est que la notion même d'une révolution violente était -absente de l'esprit de nos pères. On ne la discutait pas, -on ne l'avait pas conçue. Les petits ébranlements que -la liberté politique imprime sans cesse aux sociétés les -mieux assises rappellent tous les jours la possibilité des -renversements et tiennent la prudence publique en éveil; -mais dans cette société française du dix-huitième siècle, -qui allait tomber dans l'abîme, rien n'avait encore averti -qu'on penchât.</p> - -<p>Je lis attentivement les cahiers que dressèrent les -Trois Ordres avant de se réunir en 1789; je dis les Trois -Ordres, ceux de la noblesse et du clergé aussi bien que -celui du tiers. Je vois qu'ici on demande le changement -d'une loi, là d'un usage, et j'en tiens note. Je continue -ainsi jusqu'au bout cet immense travail, et, quand je -<span class="pagenum"><a name="Page_242" id="Page_242">[Pg 242]</a></span> -viens à réunir ensemble tous ces vœux particuliers, je -m'aperçois avec une sorte de terreur que ce qu'on réclame -est l'abolition simultanée et systématique de toutes les -lois et de tous les usages ayant cours dans le pays; je -vois sur-le-champ qu'il va s'agir d'une des plus vastes -et des plus dangereuses révolutions qui aient jamais paru -dans le monde. Ceux qui en seront demain les victimes -n'en savent rien; ils croient que la transformation totale -et soudaine d'une société si compliquée et si vieille -peut s'opérer sans secousse, à l'aide de la raison, et par -sa seule efficace. Les malheureux! ils ont oublié jusqu'à -cette maxime que leurs pères avaient ainsi exprimée, -quatre cents ans auparavant, dans le français naïf et -énergique de ce temps-là: «<i>Par requierre de trop grande -franchise et libertés chet-on en trop grand servaige.</i>»</p> - -<p>Il n'est pas surprenant que la noblesse et la bourgeoisie, -exclues depuis si longtemps de toute vie publique, -montrassent cette singulière inexpérience; mais ce -qui étonne davantage, c'est que ceux mêmes qui conduisaient -les affaires, les ministres, les magistrats, les intendants, -ne font guère voir plus de prévoyance. Plusieurs -étaient cependant de très-habiles gens dans leur -métier; ils possédaient à fond tous les détails de l'administration -publique de leur temps; mais quant à cette -grande science du gouvernement, qui apprend à comprendre -le mouvement général de la société, à juger ce -<span class="pagenum"><a name="Page_243" id="Page_243">[Pg 243]</a></span> -qui se passe dans l'esprit des masses et à prévoir ce qui -va en résulter, ils y étaient tout aussi neufs que le peuple -lui-même. Il n'y a, en effet, que le jeu des institutions -libres qui puisse enseigner complétement aux hommes -d'État cette partie principale de leur art.</p> - -<p>Cela se voit bien dans le mémoire que Turgot adressait -au roi en 1775, où il lui conseillait entre autres choses -de faire librement élire par toute la nation et de réunir -chaque année autour de sa personne, pendant six semaines, -une assemblée représentative, mais de ne lui -accorder aucune puissance effective. Elle ne s'occuperait -que d'administration, et jamais de gouvernement, -aurait plutôt des avis à donner que des volontés à exprimer, -et, à vrai dire, ne serait chargée que de discourir -sur les lois sans les faire. «De cette façon, le pouvoir -royal serait éclairé et non gêné,» disait-il, «et l'opinion -publique satisfaite sans péril. Car ces assemblées -n'auraient nulle autorité pour s'opposer aux opérations -indispensables, et si, par impossible, elles ne s'y portaient -pas, S. M. resterait toujours la maîtresse.» On -ne pouvait méconnaître davantage la portée d'une mesure -et l'esprit de son temps. Il est souvent arrivé, il est -vrai, vers la fin des révolutions, qu'on a pu faire impunément -ce que Turgot proposait, et, sans accorder de -libertés réelles, en donner l'ombre. Auguste l'a tenté -avec succès. Une nation fatiguée de longs débats consent -<span class="pagenum"><a name="Page_244" id="Page_244">[Pg 244]</a></span> -volontiers qu'on la dupe, pourvu qu'on la repose, -et l'histoire nous apprend qu'il suffit alors pour la contenter -de ramasser dans tout le pays un certain nombre -d'hommes obscurs ou dépendants, et de leur faire jouer -devant elle le rôle d'une assemblée politique, moyennant -salaire. Il y a eu de cela plusieurs exemples. Mais au -début d'une révolution ces entreprises échouent toujours -et ne font jamais qu'enflammer le peuple sans le -contenter. Le moindre citoyen d'un pays libre sait -cela; Turgot, tout grand administrateur qu'il était, -l'ignorait.</p> - -<p>Si l'on songe maintenant que cette même nation française, -si étrangère à ses propres affaires et si dépourvue -d'expérience, si gênée par ses institutions et si impuissante -à les amender, était en même temps alors, de -toutes les nations de la terre, la plus lettrée et la plus -amoureuse du bel esprit, on comprendra sans peine -comment les écrivains y devinrent une puissance politique -et finirent par y être la première.</p> - -<p>Tandis qu'en Angleterre ceux qui écrivaient sur le -gouvernement et ceux qui gouvernaient étaient mêlés, -les uns introduisant les idées nouvelles dans la pratique, -les autres redressant et circonscrivant les théories -à l'aide des faits, en France, le monde politique -resta comme divisé en deux provinces séparées et -sans commerce entre elles. Dans la première on administrait; -<span class="pagenum"><a name="Page_245" id="Page_245">[Pg 245]</a></span> -dans la seconde on établissait les principes -abstraits sur lesquels toute administration eût dû se -fonder. Ici on prenait des mesures particulières que la -routine indiquait; là on proclamait des lois générales, -sans jamais songer aux moyens de les appliquer: aux -uns, la conduite des affaires; aux autres, la direction -des intelligences.</p> - -<p>Au-dessus de la société réelle, dont la constitution -était encore traditionnelle, confuse et irrégulière, où les -lois demeuraient diverses et contradictoires, les rangs -tranchés, les conditions fixes et les charges inégales, il -se bâtissait ainsi peu à peu une société imaginaire, dans -laquelle tout paraissait simple et coordonné, uniforme, -équitable et conforme à la raison.</p> - -<p>Graduellement l'imagination de la foule déserta la -première pour se retirer dans la seconde. On se désintéressa -de ce qui était pour songer à ce qui pouvait être, -et l'on vécut enfin par l'esprit dans cette cité idéale -qu'avaient construite les écrivains.</p> - -<p>On a souvent attribué notre Révolution à celle d'Amérique: -celle-ci eut en effet beaucoup d'influence sur la -Révolution française, mais elle la dut moins à ce qu'on fit -alors aux États-Unis qu'à ce qu'on pensait au même moment -en France. Tandis que dans le reste de l'Europe la -révolution d'Amérique n'était encore qu'un fait nouveau -et singulier, chez nous elle rendait seulement plus sensible -<span class="pagenum"><a name="Page_246" id="Page_246">[Pg 246]</a></span> -et plus frappant ce qu'on croyait connaître déjà. -Là elle étonnait, ici elle achevait de convaincre. Les -Américains semblaient ne faire qu'exécuter ce que -nos écrivains avaient conçu; ils donnaient la substance -de la réalité à ce que nous étions en train de rêver. -C'est comme si Fénelon se fût trouvé tout à coup dans -Salente.</p> - -<p>Cette circonstance, si nouvelle dans l'histoire, de toute -l'éducation politique d'un grand peuple entièrement faite -par des gens de lettres, fut ce qui contribua le plus -peut-être à donner à la Révolution française son génie -propre et à faire sortir d'elle ce que nous voyons.</p> - -<p>Les écrivains ne fournirent pas seulement leurs idées -au peuple qui la fit; ils lui donnèrent leur tempérament -et leur humeur. Sous leur longue discipline, en absence -de tous autres conducteurs, au milieu de l'ignorance -profonde où l'on vivait de la pratique, toute la nation, -en les lisant, finit par contracter les instincts, le tour -d'esprit, les goûts et jusqu'aux travers naturels à ceux -qui écrivent; de telle sorte que, quand elle eut enfin -à agir, elle transporta dans la politique toutes les habitudes -de la littérature.</p> - -<p>Quand on étudie l'histoire de notre Révolution, on -voit qu'elle a été menée précisément dans le même esprit -qui a fait écrire tant de livres abstraits sur le gouvernement. -Même attrait pour les théories générales, les -<span class="pagenum"><a name="Page_247" id="Page_247">[Pg 247]</a></span> -systèmes complets de législation et l'exacte symétrie -dans les lois; même mépris des faits existants; même -confiance dans la théorie; même goût de l'original, de -l'ingénieux et du nouveau dans les institutions; même -envie de refaire à la fois la constitution tout entière -suivant les règles de la logique et d'après un plan unique, -au lieu de chercher à l'amender dans ses parties. -Effrayant spectacle! car ce qui est qualité dans l'écrivain -est parfois vice dans l'homme d'État, et les mêmes -choses qui souvent ont fait faire de beaux livres peuvent -mener à de grandes révolutions.</p> - -<p>La langue de la politique elle-même prit alors quelque -chose de celle que parlaient les auteurs; elle se remplit -d'expressions générales, de termes abstraits, de mots -ambitieux, de tournures littéraires. Ce style, aidé par -les passions politiques qui l'employaient, pénétra dans -toutes les classes et descendit avec une singulière facilité -jusqu'aux dernières. Bien avant la Révolution, -les édits du roi Louis XVI parlent souvent de la loi -naturelle et des droits de l'homme. Je trouve des paysans -qui, dans leurs requêtes, appellent leurs voisins -des concitoyens; l'intendant, un respectable magistrat; -le curé de la paroisse, le ministre des autels, et le bon -Dieu, l'Être suprême, et auxquels il ne manque guère, -pour devenir d'assez méchants écrivains, que de savoir -l'orthographe.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_248" id="Page_248">[Pg 248]</a></span></p> - -<p>Ces qualités nouvelles se sont si bien incorporées à -l'ancien fonds du caractère français que souvent on a -attribué à notre naturel ce qui ne provenait que de cette -éducation singulière. J'ai entendu affirmer que le goût -ou plutôt la passion que nous avons montrée depuis -soixante ans pour les idées générales, les systèmes et les -grands mots en matière politique, tenait à je ne sais -quel attribut particulier à notre race, à ce qu'on appelait -un peu emphatiquement <i>l'esprit français</i>: comme si -ce prétendu attribut eût pu apparaître tout à coup vers -la fin du siècle dernier, après s'être caché pendant tout -le reste de notre histoire.</p> - -<p>Ce qui est singulier, c'est que nous avons gardé les -habitudes que nous avions prises à la littérature en perdant -presque complétement notre ancien amour des lettres. -Je me suis souvent étonné, dans le cours de ma vie -publique, en voyant des gens qui ne lisaient guère les -livres du dix-huitième siècle, non plus que ceux d'aucun -autre, et qui méprisaient fort les auteurs, retenir si fidèlement -quelques-uns des principaux défauts qu'avait fait -voir, avant leur naissance, l'esprit littéraire.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_249" id="Page_249">[Pg 249]</a></span></p> - - - - -<div class="chapter"> - <h3><a name="CHAPITRE_II_3" id="CHAPITRE_II_3"></a>CHAPITRE II.</h3> -</div> - -<p class="chapsum noindent">Comment l'irréligion avait pu - devenir une passion générale et dominante - chez les Français du dix-huitième siècle, et quelle sorte d'influence - cela eut sur le caractère de la Révolution.</p> - - -<p>Depuis la grande révolution du seizième siècle, où -l'esprit d'examen avait entrepris de démêler entre les -diverses traditions chrétiennes quelles étaient les fausses -et les véritables, il n'avait jamais cessé de se produire -des génies plus curieux ou plus hardis qui les avaient -contestées ou rejetées toutes. Le même esprit qui, au -temps de Luther, avait fait sortir à la fois du catholicisme -plusieurs millions de catholiques, poussait isolément -chaque année quelques chrétiens hors du christianisme -lui-même: à l'hérésie avait succédé l'incrédulité.</p> - -<p>On peut dire d'une manière générale qu'au dix-huitième -siècle le christianisme avait perdu sur tout le continent -de l'Europe une grande partie de sa puissance; mais, -dans la plupart des pays, il était plutôt délaissé que violemment -combattu; ceux mêmes qui l'abandonnaient -le quittaient comme à regret. L'irréligion était répandue -parmi les princes et les beaux esprits; elle ne pénétrait -guère encore dans le sein des classes moyennes et du -peuple; elle restait le caprice de certains esprits, non -<span class="pagenum"><a name="Page_250" id="Page_250">[Pg 250]</a></span> -une opinion commune. «C'est un préjugé répandu généralement -en Allemagne,» dit Mirabeau en 1787, «que -les provinces prussiennes sont remplies d'athées. La vérité -est que, s'il s'y rencontre quelques libres penseurs, -le peuple y est aussi attaché à la religion que dans les -contrées les plus dévotes, et qu'on y compte même un -grand nombre de fanatiques.» Il ajoute qu'il est bien -à regretter que Frédéric II n'autorise point le mariage -des prêtres catholiques, et surtout refuse de laisser à -ceux qui se marient les revenus de leur bénéfice ecclésiastique, -«mesure,» dit-il, «que nous oserions croire -digne de ce grand homme.» Nulle part l'irréligion n'était -encore devenue une passion générale, ardente, intolérante -ni oppressive, si ce n'est en France.</p> - -<p>Là il se passait une chose qui ne s'était pas encore -rencontrée. On avait attaqué avec violence en d'autres -temps des religions établies, mais l'ardeur qu'on montrait -contre elles avait toujours pris naissance dans le -zèle que des religions nouvelles inspiraient. Les religions -fausses et détestables de l'antiquité n'avaient eu -elles-mêmes d'adversaires nombreux et passionnés que -quand le christianisme s'était présenté pour les supplanter; -jusque-là elles s'éteignaient doucement et sans bruit -dans le doute et l'indifférence: c'est la mort sénile des -religions. En France, on attaqua avec une sorte de fureur -la religion chrétienne, sans essayer même de mettre -<span class="pagenum"><a name="Page_251" id="Page_251">[Pg 251]</a></span> -une autre religion à sa place. On travailla ardemment -et continûment à ôter des âmes la foi qui les avait remplies, -et on les laissa vides. Une multitude d'hommes -s'enflammèrent dans cette ingrate entreprise. L'incrédulité -absolue en matière de religion, qui est si contraire -aux instincts naturels de l'homme et met son âme -dans une assiette si douloureuse, parut attrayante à la -foule. Ce qui n'avait produit jusque-là qu'une sorte de -langueur maladive y engendra cette fois le fanatisme et -l'esprit de propagande.</p> - -<p>La rencontre de plusieurs grands écrivains disposés à -nier les vérités de la religion chrétienne ne paraît pas -suffisante pour rendre raison d'un événement si extraordinaire; -car pourquoi tous ces écrivains, tous, ont-ils -porté leur esprit de ce côté plutôt que d'un autre? -Pourquoi parmi eux n'en a-t-on vu aucun qui se soit -imaginé de choisir la thèse contraire? Et enfin, pourquoi -ont-ils trouvé, plus que tous leurs prédécesseurs, -l'oreille de la foule tout ouverte pour les entendre et -son esprit si enclin à les croire? Il n'y a que des causes -très-particulières au temps et au pays de ces écrivains -qui puissent expliquer et leur entreprise, et surtout -son succès. L'esprit de Voltaire était depuis longtemps -dans le monde; mais Voltaire lui-même ne pouvait guère -en effet régner qu'au dix-huitième siècle et en France.</p> - -<p>Reconnaissons d'abord que l'Église n'avait rien de -<span class="pagenum"><a name="Page_252" id="Page_252">[Pg 252]</a></span> -plus attaquable chez nous qu'ailleurs; les vices et les -abus qu'on y avait mêlés étaient au contraire moindres -que dans la plupart des pays catholiques; elle était infiniment -plus tolérante qu'elle ne l'avait été jusque-là et -qu'elle ne l'était encore chez d'autres peuples. Aussi -est-ce bien moins dans l'état de la religion que dans -celui de la société qu'il faut chercher les causes particulières -du phénomène.</p> - -<p>Pour le comprendre, il ne faut jamais perdre de vue -ce que j'ai dit au chapitre précédent, à savoir: que tout -l'esprit d'opposition politique que faisaient naître les -vices du gouvernement, ne pouvant se produire dans les -affaires, s'était réfugié dans la littérature, et que les -écrivains étaient devenus les véritables chefs du grand -parti qui tendait à renverser toutes les institutions -sociales et politiques du pays.</p> - -<p>Ceci bien saisi, la question change d'objet. Il ne s'agit -plus de savoir en quoi l'Église de ce temps-là pouvait -pécher comme institution religieuse, mais en quoi -elle faisait obstacle à la révolution politique qui se préparait, -et devait être particulièrement gênante aux écrivains -qui en étaient les principaux promoteurs.</p> - -<p>L'Église faisait obstacle, par les principes mêmes de -son gouvernement, à ceux qu'ils voulaient faire prévaloir -dans le gouvernement civil. Elle s'appuyait principalement -sur la tradition: ils professaient un grand mépris -<span class="pagenum"><a name="Page_253" id="Page_253">[Pg 253]</a></span> -pour toutes les institutions qui se fondent sur le respect -du passé; elle reconnaissait une autorité supérieure à la -raison individuelle: ils n'en appelaient qu'à cette même -raison; elle se fondait sur une hiérarchie: ils tendaient -à la confusion des rangs. Pour pouvoir s'entendre avec -elle, il eût fallu que de part et d'autre on eût reconnu -que la société politique et la société religieuse, étant par -nature essentiellement différentes, ne peuvent se régler -par des principes semblables; mais on était bien loin de -là alors, et il semblait que, pour en arriver à attaquer les -institutions de l'État, il fût nécessaire de détruire celles -de l'Église, qui leur servaient de fondement et de modèle.</p> - -<p>L'Église d'ailleurs était elle-même alors le premier des -pouvoirs politiques, et le plus détesté de tous, quoiqu'il -n'en fût pas le plus oppressif; car elle était venue se mêler -à eux sans y être appelée par sa vocation et par sa nature, -consacrait souvent chez eux des vices qu'elle blâmait -ailleurs, les couvrait de son inviolabilité sacrée, et -semblait vouloir les rendre immortels comme elle-même. -En l'attaquant, on était sûr d'entrer tout d'abord dans -la passion du public.</p> - -<p>Mais, outre ces raisons générales, les écrivains en -avaient de plus particulières, et pour ainsi dire de personnelles, -pour s'en prendre d'abord à elle. L'Église représentait -précisément cette partie du gouvernement qui -<span class="pagenum"><a name="Page_254" id="Page_254">[Pg 254]</a></span> -leur était la plus proche et la plus directement opposée. -Les autres pouvoirs ne se faisaient sentir à eux que de -temps en temps; mais celui-là, étant spécialement chargé -de surveiller les démarches de la pensée et de censurer -les écrits, les incommodait tous les jours. En défendant -contre elle les libertés générales de l'esprit humain, ils -combattaient dans leur cause propre et commençaient -par briser l'entrave qui les serrait eux-mêmes le plus -étroitement.</p> - -<p>L'Église, de plus, leur paraissait être, de tout le vaste -édifice qu'ils attaquaient, et était, en effet, le côté le -plus ouvert et le moins défendu. Sa puissance s'était affaiblie -en même temps que le pouvoir des princes temporels -s'affermissait. Après avoir été leur supérieure, -puis leur égale, elle s'était réduite à devenir leur cliente; -entre eux et elle il s'était établi <a name="NOTE_64" id="NOTE_64"></a> -<a href="#ANCHOR_64">une sorte d'échange</a>: -ils lui prêtaient leur force matérielle, elle leur prêtait -son autorité morale; ils lui faisaient obéir, elle les faisait -respecter. Commerce dangereux, quand les temps de -révolution approchent, et toujours désavantageux à une -puissance qui ne se fonde pas sur la contrainte, mais -sur la croyance.</p> - -<p>Quoique nos rois s'appelassent encore les fils aînés de -l'Église, ils s'acquittaient fort négligemment de leurs -obligations envers elle; ils montraient bien moins d'ardeur -à la protéger qu'ils n'en mettaient à défendre leur -<span class="pagenum"><a name="Page_255" id="Page_255">[Pg 255]</a></span> -propre gouvernement. Ils ne permettaient pas, il est -vrai, qu'on portât la main sur elle; mais ils souffraient -qu'on la perçât de loin de mille traits.</p> - -<p>Cette demi-contrainte qu'on imposait alors aux ennemis -de l'Église, au lieu de diminuer leur pouvoir, l'augmentait. -Il y a des moments où l'oppression des écrivains -parvient à arrêter le mouvement de la pensée, dans -d'autres elle le précipite; mais il n'est jamais arrivé -qu'une sorte de police semblable à celle qu'on exerçait -alors sur la presse n'ait pas centuplé son pouvoir.</p> - -<p>Les auteurs n'étaient persécutés que dans la mesure -qui fait plaindre, et non dans celle qui fait trembler; ils -souffraient cette espèce de gêne qui anime à la lutte, et -non ce joug pesant qui accable. Les poursuites dont ils -étaient l'objet, presque toujours lentes, bruyantes et vaines, -semblaient avoir pour but moins de les détourner -d'écrire que de les y exciter. Une complète liberté de la -presse eût été moins dommageable à l'Église.</p> - -<p>«Vous croyez notre intolérance,» écrivait Diderot à -David Hume en 1768, «plus favorable au progrès de -l'esprit que votre liberté illimitée; d'Holbach, Helvétius, -Morellet et Suard ne sont pas de votre avis.» C'était -pourtant l'Écossais qui avait raison. Habitant d'un -pays libre, il en possédait l'expérience; Diderot jugeait -la chose en homme de lettres, Hume la jugeait en politique.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_256" id="Page_256">[Pg 256]</a></span></p> - -<p>J'arrête le premier Américain que je rencontre, soit -dans son pays, soit ailleurs, et je lui demande s'il croit -la religion utile à la stabilité des lois et au bon ordre -de la société; il me répond sans hésiter qu'une société -civilisée, mais surtout une société libre, ne peuvent subsister -sans religion. Le respect de la religion y est, à -ses yeux, la plus grande garantie de la stabilité de l'État -et de la sûreté des particuliers. Les moins versés dans la -science du gouvernement savent au moins cela. Cependant -il n'y a pas de pays au monde où les doctrines les -plus hardies des philosophes du dix-huitième siècle, en -matière de politique, soient plus appliquées qu'en Amérique; -leurs seules doctrines antireligieuses n'ont jamais -pu s'y faire jour, même à la faveur de la liberté illimitée -de la presse.</p> - -<p>J'en dirai <a name="NOTE_65" id="NOTE_65"></a> -<a href="#ANCHOR_65">autant des Anglais</a>. Notre philosophie irréligieuse -leur fut prêchée avant même que la plupart de -nos philosophes ne vinssent au monde: ce fut Bolingbroke -qui acheva de dresser Voltaire. Pendant tout le cours -du dix-huitième siècle, l'incrédulité eut des représentants -célèbres en Angleterre. D'habiles écrivains, de profonds -penseurs prirent en main sa cause; ils ne purent -jamais la faire triompher comme en France, parce que -tous ceux qui avaient quelque chose à craindre dans les -révolutions se hâtèrent de venir au secours des croyances -établies. Ceux mêmes d'entre eux qui étaient le plus -<span class="pagenum"><a name="Page_257" id="Page_257">[Pg 257]</a></span> -mêlés à la société française de ce temps-là, et qui ne jugeaient -pas les doctrines de nos philosophes fausses, -les repoussèrent comme dangereuses. De grands partis -politiques, ainsi que cela arrive toujours chez les peuples -libres, trouvèrent intérêt à lier leur cause à celle de l'Église; -on vit Bolingbroke lui-même devenir l'allié des -évêques. Le clergé, animé par ces exemples et ne se -sentant jamais seul, combattit lui-même énergiquement -pour sa propre cause. L'Église d'Angleterre, malgré le -vice de sa constitution et les abus de toute sorte qui -fourmillaient dans son sein, soutint victorieusement le -choc; des écrivains, des orateurs sortirent de ses rangs -et se portèrent avec ardeur à la défense du christianisme. -Les théories qui étaient hostiles à celui-ci, après -avoir été discutées et réfutées, furent enfin rejetées par -l'effort de la société elle-même, sans que le gouvernement -s'en mêlât.</p> - -<p>Mais pourquoi chercher des exemples ailleurs qu'en -France? Quel Français s'aviserait aujourd'hui d'écrire -les livres de Diderot ou d'Helvétius? Qui voudrait les -lire? Je dirais presque, qui en sait les titres? L'expérience -incomplète que nous avons acquise depuis soixante -ans dans la vie publique a suffi pour nous dégoûter de -cette littérature dangereuse. Voyez comme le respect -de la religion a repris graduellement son empire dans -les différentes classes de la nation, à mesure que chacune -<span class="pagenum"><a name="Page_258" id="Page_258">[Pg 258]</a></span> -d'elles acquérait cette expérience à la dure école des révolutions. -L'ancienne noblesse, qui était la classe la -plus irréligieuse avant 89, devint la plus fervente après -93; la première atteinte, elle se convertit la première. -Lorsque la bourgeoisie se sentit frappée elle-même dans -son triomphe, on la vit se rapprocher à son tour des -croyances. Peu à peu le respect de la religion pénétra -partout où les hommes avaient quelque chose à perdre -dans le désordre populaire, et l'incrédulité disparut, ou -du moins se cacha, à mesure que la peur des révolutions -se faisait voir.</p> - -<p>Il n'en était pas ainsi à la fin de l'ancien régime. -Nous avions si complétement perdu la pratique des -grandes affaires humaines, et nous ignorions si bien la -part que prend la religion dans le gouvernement des empires, -que l'incrédulité s'établit d'abord dans l'esprit -de ceux-là mêmes qui avaient l'intérêt le plus personnel -et le plus pressant à retenir l'État dans l'ordre et le -peuple dans l'obéissance. Non-seulement ils l'accueillirent, -mais dans leur aveuglement ils la répandirent -au-dessous d'eux; ils firent de l'impiété une sorte de -passe-temps de leur vie oisive.</p> - -<p>L'Église de France, jusque-là si fertile en grands orateurs, -se sentant ainsi désertée de tous ceux qu'un intérêt -commun devait rattacher à sa cause, devint muette. -On put croire un moment que, pourvu qu'on lui conservât -<span class="pagenum"><a name="Page_259" id="Page_259">[Pg 259]</a></span> -ses richesses et son rang, elle était prête à passer -condamnation sur sa croyance.</p> - -<p>Ceux qui niaient le christianisme élevant la voix et -ceux qui croyaient encore faisant silence, il arriva ce -qui s'est vu si souvent depuis parmi nous, non-seulement -en fait de religion, mais en toute autre matière. -Les hommes qui conservaient l'ancienne foi craignirent -d'être les seuls à lui rester fidèles, et, redoutant plus -l'isolement que l'erreur, ils se joignirent à la foule sans -penser comme elle. Ce qui n'était encore que le sentiment -d'une partie de la nation parut ainsi l'opinion de -tous, et sembla dès lors irrésistible aux yeux mêmes de -ceux qui lui donnaient cette fausse apparence.</p> - -<p>Le discrédit universel dans lequel tombèrent toutes les -croyances religieuses à la fin du siècle dernier a exercé -sans aucun doute la plus grande influence sur toute notre -Révolution; il en a marqué le caractère. Rien n'a plus -contribué à donner à sa physionomie cette expression -terrible qu'on lui a vue.</p> - -<p>Quand je cherche à démêler les différents effets que -l'irréligion produisit alors en France, je trouve que ce -fut bien plus en déréglant les esprits qu'en dégradant -les cœurs, ou même en corrompant les mœurs, qu'elle -disposa les hommes de ce temps-là à se porter à des -extrémités si singulières.</p> - -<p>Lorsque la religion déserta les âmes, elle ne les laissa -<span class="pagenum"><a name="Page_260" id="Page_260">[Pg 260]</a></span> -pas, ainsi que cela arrive souvent, vides et débilitées; -elles se trouvèrent momentanément remplies par des -sentiments et des idées qui tinrent pour un temps sa -place, et ne leur permirent pas d'abord de s'affaisser.</p> - -<p>Si les Français qui firent la Révolution étaient plus -incrédules que nous en fait de religion, il leur restait -du moins une croyance admirable qui nous manque: -ils croyaient en eux-mêmes. Ils ne doutaient pas de la -perfectibilité, de la puissance de l'homme; ils se passionnaient -volontiers pour sa gloire, ils avaient foi dans -sa vertu. Ils mettaient dans leurs propres forces cette -confiance orgueilleuse qui mène souvent à l'erreur, mais -sans laquelle un peuple n'est capable que de servir; ils -ne doutaient point qu'ils ne fussent appelés à transformer -la société et à régénérer notre espèce. Ces sentiments -et ces passions étaient devenus pour eux comme -une sorte de religion nouvelle, qui, produisant quelques-uns -des grands effets qu'on a vu les religions produire, -les arrachait à l'égoïsme individuel, les poussait jusqu'à -l'héroïsme et au dévouement, et les rendait souvent -comme insensibles à tous ces petits biens qui nous possèdent.</p> - -<p>J'ai beaucoup étudié l'histoire, et j'ose affirmer que -je n'y ai jamais rencontré de révolution où l'on ait pu -voir au début, dans un aussi grand nombre d'hommes, -un patriotisme plus sincère, plus de désintéressement, -<span class="pagenum"><a name="Page_261" id="Page_261">[Pg 261]</a></span> -plus de vraie grandeur. La nation y montra le principal -défaut, mais aussi la principale qualité qu'a la jeunesse, -ou plutôt qu'elle avait, à savoir: l'inexpérience et la générosité.</p> - -<p>Et pourtant l'irréligion produisit alors un mal public -immense.</p> - -<p>Dans la plupart des grandes révolutions politiques qui -avaient paru jusque-là dans le monde, ceux qui attaquaient -les lois établies avaient respecté les croyances, -et, dans la plupart des révolutions religieuses, ceux qui -attaquaient la religion n'avaient pas entrepris du même -coup de changer la nature et l'ordre de tous les pouvoirs -et d'abolir de fond en comble l'ancienne constitution -du gouvernement. Il y avait donc toujours eu -dans les plus grands ébranlements des sociétés un point -qui restait solide.</p> - -<p>Mais, dans la Révolution française, les lois religieuses -ayant été abolies en même temps que les lois civiles -étaient renversées, l'esprit humain perdit entièrement -son assiette; il ne sut plus à quoi se retenir ni où s'arrêter, -et l'on vit apparaître des révolutionnaires d'une -espèce inconnue, qui portèrent l'audace jusqu'à la folie, -qu'aucune nouveauté ne put surprendre, aucun scrupule -ralentir, et qui n'hésitèrent jamais devant l'exécution -d'aucun dessein. Et il ne faut pas croire que ces -êtres nouveaux aient été la création isolée et éphémère -<span class="pagenum"><a name="Page_262" id="Page_262">[Pg 262]</a></span> -d'un moment, destinés à passer avec lui; ils ont formé -depuis une race qui s'est perpétuée et répandue dans -toutes les parties civilisées de la terre, qui partout a -conservé la même physionomie, les mêmes passions, -le même caractère. Nous l'avons trouvée dans le monde -en naissant; elle est encore sous nos yeux.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_263" id="Page_263">[Pg 263]</a></span></p> - - - - -<div class="chapter"> - <h3><a name="CHAPITRE_III_3" id="CHAPITRE_III_3"></a>CHAPITRE III.</h3> -</div> - -<p class="chapsum2">Comment les Français - ont voulu des réformes avant de vouloir - des libertés.</p> - - -<p>Une chose digne de remarque, c'est que, parmi toutes -les idées et tous les sentiments qui ont préparé la Révolution, -l'idée et le goût de la liberté publique proprement -dite se soient présentés les derniers, comme ils -ont été les premiers à disparaître.</p> - -<p>Depuis longtemps on avait commencé à ébranler le -vieil édifice du gouvernement; il chancelait déjà, et il -n'était pas encore question d'elle. Voltaire y songeait à -peine: trois ans de séjour en Angleterre la lui avaient -fait voir sans la lui faire aimer. La philosophie sceptique -qu'on prêche librement chez les Anglais le ravit; leurs -lois politiques le touchent peu: il en remarque les vices -plus que les vertus. Dans ses lettres sur l'Angleterre, -qui sont un de ses chefs-d'œuvre, le parlement est ce -dont il parle le moins; en réalité, il envie surtout aux -Anglais leur liberté littéraire, mais ne se soucie guère -de leur liberté politique, comme si la première pouvait -jamais exister longtemps sans la seconde.</p> - -<p>Vers le milieu du siècle, on voit paraître un certain -<span class="pagenum"><a name="Page_264" id="Page_264">[Pg 264]</a></span> -nombre d'écrivains qui traitent spécialement des questions -d'administration publique, et auxquels plusieurs -principes semblables ont fait donner le nom commun -d'<i>économistes</i> ou de <i>physiocrates</i>. Les économistes ont eu -moins d'éclat dans l'histoire que les philosophes; moins -qu'eux ils ont contribué peut-être à l'avénement de la -Révolution; je crois pourtant que c'est surtout dans -leurs écrits qu'on peut le mieux étudier son vrai naturel. -Les philosophes ne sont guère sortis des idées très-générales -et très-abstraites en matière de gouvernement; -les économistes, sans se séparer des théories, sont cependant -descendus plus près des faits. Les uns ont dit ce -qu'on pouvait imaginer, les autres ont indiqué parfois -ce qu'il y avait à faire. Toutes les institutions que la -Révolution devait abolir sans retour ont été l'objet particulier -de leurs attaques; aucune n'a trouvé grâce à -leurs yeux. Toutes celles, au contraire, qui peuvent passer -pour son œuvre propre ont été annoncées par eux -à l'avance et préconisées avec ardeur; on en citerait à -peine une seule dont le germe n'ait été déposé dans quelques-uns -de leurs écrits; on trouve en eux tout ce qu'il -y a de plus substantiel en elle.</p> - -<p>Bien plus, on reconnaît déjà dans leurs livres ce tempérament -révolutionnaire et démocratique que nous -connaissons si bien; ils n'ont pas seulement la haine de -certains priviléges, la diversité même leur est odieuse: -<span class="pagenum"><a name="Page_265" id="Page_265">[Pg 265]</a></span> -ils adoreraient l'égalité jusque dans la servitude. Ce qui -les gêne dans leurs desseins n'est bon qu'à briser. Les -contrats leur inspirent peu de respect; les droits privés, -nuls égards; ou plutôt il n'y a déjà plus à leurs yeux, -à bien parler, de droits privés, mais seulement une utilité -publique. Ce sont pourtant, en général, des hommes -de mœurs douces et tranquilles, des gens de bien, d'honnêtes -magistrats, d'habiles administrateurs; mais le -génie particulier à leur œuvre les entraîne.</p> - -<p>Le passé est pour les économistes l'objet d'un mépris -sans bornes. «La nation est gouvernée depuis des siècles -par de faux principes; tout semble y avoir été -fait au hasard,» dit Letronne. Partant de cette idée, -ils se mettent à l'œuvre; il n'y a pas d'institution si -vieille et qui paraisse si bien fondée dans notre histoire -dont ils ne demandent l'abolition, pour peu qu'elle les -incommode et nuise à la symétrie de leurs plans. L'un -d'eux propose d'effacer à la fois toutes les anciennes -divisions territoriales et de changer tous les noms des -provinces, quarante ans avant que l'Assemblée constituante -ne l'exécute.</p> - -<p>Ils ont déjà conçu la pensée de toutes les réformes -sociales et administratives que la Révolution a faites, -avant que l'idée des institutions libres ait commencé à -se faire jour dans leur esprit. Ils sont, il est vrai, très-favorables -au libre échange des denrées, <i>au laisser faire</i> -<span class="pagenum"><a name="Page_266" id="Page_266">[Pg 266]</a></span> -ou <i>au laisser passer</i> dans le commerce et dans l'industrie; -mais, quant aux libertés politiques proprement -dites, ils n'y songent point, et même, quand elles se présentent -par hasard à leur imagination, ils les repoussent -d'abord. La plupart commencent à se montrer fort -ennemis des assemblées délibérantes, des pouvoirs locaux -et secondaires, et, en général, de tous ces contre-poids -qui ont été établis, dans différents temps, chez -tous les peuples libres, pour balancer la puissance centrale. -«Le système des contre-forces,» dit Quesnay, «dans -un gouvernement est une idée funeste.» «Les spéculations -d'après lesquelles on a imaginé le système -des contre-poids sont chimériques,» dit un ami de -Quesnay.</p> - -<p>La seule garantie qu'ils inventent contre l'abus du -pouvoir, c'est l'éducation publique; car, comme dit encore -Quesnay, «le despotisme est impossible si la nation -est éclairée.» «Frappés des maux qu'entraînent les -abus de l'autorité,» dit un autre de ses disciples, «les -hommes ont inventé mille moyens totalement inutiles, -et ont négligé le seul véritablement efficace, qui est -l'enseignement public général, continuel, de la justice -par essence et de l'ordre naturel.» C'est à l'aide de ce -petit galimatias littéraire qu'ils entendent suppléer à -toutes les garanties politiques.</p> - -<p>Letronne, qui déplore si amèrement l'abandon dans -<span class="pagenum"><a name="Page_267" id="Page_267">[Pg 267]</a></span> -lequel le gouvernement laisse les campagnes, qui nous -les montre sans chemins, sans industrie, sans lumières, -n'imagine point que leurs affaires pourraient bien être -mieux faites si on chargeait les habitants eux-mêmes de -les faire.</p> - -<p>Turgot lui-même, que la grandeur de son âme et les -rares qualités de son génie doivent faire mettre à part de -tous les autres, n'a pas beaucoup plus qu'eux le goût des -libertés politiques, ou du moins le goût ne lui en vient -que tard, et lorsque le sentiment public le lui suggère. -Comme tous les autres, la première garantie politique -lui paraît être une certaine instruction publique donnée -par l'État, d'après certains procédés et dans un certain -esprit. La confiance qu'il montre en cette sorte de -médication intellectuelle, ou, comme le dit un de ses -contemporains, dans le <i>mécanisme d'une éducation conforme -aux principes</i>, est sans bornes. «J'ose vous répondre, -Sire,» dit-il dans un mémoire où il propose au -roi un plan de cette espèce, «que dans dix ans votre nation -ne sera plus reconnaissable, et que, par les lumières, -les bonnes mœurs, par le zèle éclairé pour -votre service et pour celui de la patrie, elle sera infiniment -au-dessus de tous les autres peuples. Les enfants -qui ont maintenant dix ans se trouveront alors des -hommes préparés pour l'État, affectionnés à leur pays, -soumis, non par crainte, mais par raison, à l'autorité, -<span class="pagenum"><a name="Page_268" id="Page_268">[Pg 268]</a></span> -secourables envers leurs concitoyens, accoutumés à -reconnaître et à respecter la justice.»</p> - -<p>Il y avait si longtemps que la liberté politique était -détruite en France qu'on y avait presque entièrement -oublié quelles étaient ses conditions et ses effets. Bien -plus, les débris informes qui en restaient encore, et les -institutions qui semblaient avoir été faites pour la suppléer, -la rendaient suspecte et donnaient souvent des préjugés -contre elle. La plupart des assemblées d'états qui -existaient encore gardaient, avec les formes surannées, -l'esprit du moyen âge, et gênaient le progrès de la société -loin d'y aider; les parlements, chargés seuls de tenir lieu -de corps politiques, ne pouvaient empêcher le mal que -le gouvernement faisait, et souvent empêchaient le bien -qu'il voulait faire.</p> - -<p>L'idée d'accomplir la révolution qu'ils imaginaient à -l'aide de tous ces vieux instruments paraît aux économistes -impraticable; la pensée de confier l'exécution -de leurs plans à la nation devenue sa maîtresse leur -agrée même fort peu; car comment faire adopter et -suivre par tout un peuple un système de réforme si -vaste et si étroitement lié dans ses parties? Il leur semble -plus facile et plus opportun de faire servir à leurs -desseins l'administration royale elle-même.</p> - -<p>Ce pouvoir nouveau n'est pas sorti des institutions du -moyen âge; il n'en porte point l'empreinte; au milieu de -<span class="pagenum"><a name="Page_269" id="Page_269">[Pg 269]</a></span> -ses erreurs, ils démêlent en lui certains bons penchants. -Comme eux il a un goût naturel pour l'égalité des conditions -et pour l'uniformité des règles; autant qu'eux-mêmes -il hait au fond du cœur tous les anciens pouvoirs -qui sont nés de la féodalité ou qui tendent vers l'aristocratie. -On chercherait en vain dans le reste de l'Europe -une machine de gouvernement si bien montée, si grande -et si forte; la rencontre d'un tel gouvernement parmi -nous leur semble une circonstance singulièrement heureuse: -ils l'auraient appelée providentielle, s'il avait été -de mode, alors comme aujourd'hui, de faire intervenir -la Providence à tout propos. «La situation de la France,» -dit Letronne, «est infiniment meilleure que celle de -l'Angleterre; car ici on peut accomplir des réformes -qui changent tout l'état du pays en un moment, tandis -que chez les Anglais de telles réformes peuvent -toujours être entravées par les partis.»</p> - -<p>Il ne s'agit donc pas de détruire ce pouvoir absolu, -mais de le convertir. «Il faut que l'État gouverne suivant -les règles de l'ordre essentiel,» dit Mercier de la -Rivière, «et quand il en est ainsi, il faut qu'il soit -tout-puissant.»—«Que l'État comprenne bien son -devoir,» dit un autre, «et alors qu'on le laisse libre.» -Allez de Quesnay à l'abbé Bodeau, vous les trouverez -tous de la même humeur.</p> - -<p>Ils ne comptent pas seulement sur l'administration -<span class="pagenum"><a name="Page_270" id="Page_270">[Pg 270]</a></span> -royale pour réformer la société de leur temps; ils lui -empruntent, en partie, l'idée du gouvernement futur -qu'ils veulent fonder. C'est en regardant l'un qu'ils se -sont fait une image de l'autre.</p> - -<p>L'État, suivant les économistes, n'a pas uniquement à -commander à la nation, mais à la façonner d'une certaine -manière; c'est à lui de former l'esprit des citoyens suivant -un certain modèle qu'il s'est proposé à l'avance; son -devoir est de le remplir de certaines idées et de fournir à -leur cœur certains sentiments qu'il juge nécessaires. En -réalité, il n'y a pas de limites à ses droits ni de bornes à -ce qu'il peut faire; il ne réforme pas seulement les hommes, -il les transforme; il ne tiendrait peut-être qu'à lui -d'en faire d'autres! «L'État fait des hommes tout ce qu'il -veut,» dit Bodeau. Ce mot résume toutes leurs théories.</p> - -<p>Cet immense pouvoir social que les économistes imaginent -n'est pas seulement plus grand qu'aucun de ceux -qu'ils ont sous les yeux; il en diffère encore par l'origine -et le caractère. Il ne découle pas directement de Dieu; -il ne se rattache point à la tradition; il est impersonnel: -il ne s'appelle plus le roi, mais l'État; il n'est pas l'héritage -d'une famille; il est le produit et le représentant -de tous, et doit faire plier le droit de chacun sous la -volonté de tous.</p> - -<p>Cette forme particulière de la tyrannie qu'on nomme -le despotisme démocratique, dont le moyen âge n'avait -<span class="pagenum"><a name="Page_271" id="Page_271">[Pg 271]</a></span> -pas eu l'idée, leur est déjà familière. Plus de hiérarchie -dans la société, plus de classes marquées, plus de rangs -fixes; un peuple composé d'individus presque semblables -et entièrement égaux, cette masse confuse reconnue -pour le seul souverain légitime, mais soigneusement -privée de toutes les facultés qui pourraient lui permettre -de diriger et même de surveiller elle-même son -gouvernement. Au-dessus d'elle, un mandataire unique, -chargé de tout faire en son nom sans la consulter. -Pour contrôler celui-ci, une raison publique sans organes; -pour l'arrêter, des révolutions, et non des lois: -en droit, un agent subordonné; en fait, un maître.</p> - -<p>Ne trouvant encore autour d'eux rien qui leur paraisse -conforme à cet idéal, ils vont le chercher au fond de -l'Asie. Je n'exagère pas en affirmant qu'il n'y en a pas -un qui n'ait fait dans quelque partie de ses écrits l'éloge -emphatique de la Chine. On est sûr en lisant leurs livres -d'y rencontrer au moins cela, et comme la Chine -est encore très-mal connue, il n'est sorte de billevesées -dont ils ne nous entretiennent à propos d'elle. Ce gouvernement -imbécile et barbare, qu'une poignée d'Européens -maîtrise à son gré, leur semble le modèle le plus -parfait que puissent copier toutes les nations du monde. -Il est pour eux ce que devint plus tard l'Angleterre et -enfin l'Amérique pour tous les Français. Ils se sentent -émus et comme ravis à la vue d'un pays dont le souverain -<span class="pagenum"><a name="Page_272" id="Page_272">[Pg 272]</a></span> -absolu, mais exempt de préjugés, laboure une fois -l'an la terre de ses propres mains pour honorer les arts -utiles; où toutes les places sont obtenues dans des concours -littéraires; qui n'a pour religion qu'une philosophie, -et pour aristocratie que des lettrés.</p> - -<p>On croit que les théories destructives qui sont désignées -de nos jours sous le nom de <i>socialisme</i> sont d'origine -récente; c'est une erreur: ces théories sont contemporaines -des premiers économistes. Tandis que -ceux-ci employaient le gouvernement tout-puissant qu'ils -rêvaient à changer les formes de la société, les autres -s'emparaient en imagination du même pouvoir pour en -ruiner les bases.</p> - -<p>Lisez le <i>Code de la Nature</i> par Morelly, vous y trouverez, -avec toutes les doctrines des économistes sur la toute-puissance -de l'État et sur ses droits illimités, plusieurs -des théories politiques qui ont le plus effrayé la France -dans ces derniers temps, et que nous nous figurions avoir -vues naître: la communauté de biens, le droit au travail, -l'égalité absolue, l'uniformité en toutes choses, la régularité -mécanique dans tous les mouvements des individus, -la tyrannie règlementaire et l'absorption complète -de la personnalité des citoyens dans le corps social.</p> - -<p>«Rien dans la société n'appartiendra singulièrement -ni en propriété à personne,» dit l'article 1<sup>er</sup> de ce Code. -«La propriété est détestable, et celui qui tentera de la -<span class="pagenum"><a name="Page_273" id="Page_273">[Pg 273]</a></span> -rétablir sera renfermé pour toute sa vie, comme un -fou furieux et ennemi de l'humanité. Chaque citoyen -sera sustenté, entretenu et occupé aux dépens du public,» -dit l'art. 2. «Toutes les productions seront amassées -dans des magasins publics, pour être distribuées à -tous les citoyens et servir aux besoins de leur vie. Les -villes seront bâties sur le même plan; tous les édifices -à l'usage des particuliers seront semblables. A cinq -ans tous les enfants seront enlevés à la famille et élevés -en commun, aux frais de l'État, d'une façon uniforme.» -Ce livre vous paraît écrit d'hier: il date de -cent ans; il paraissait en 1755, dans le même temps -que Quesnay fondait son école: tant il est vrai que la -centralisation et le socialisme sont des produits du même -sol; ils sont relativement l'un à l'autre ce que le fruit -cultivé est au sauvageon.</p> - -<p>De tous les hommes de leur temps, ce sont les économistes -qui paraîtraient le moins dépaysés dans le nôtre; -leur passion pour l'égalité est si décidée et leur goût de -la liberté si incertain qu'ils ont un faux air de contemporains. -Quand je lis les discours et les écrits des hommes -qui ont fait la Révolution, je me sens tout à coup -transporté dans un lieu et au milieu d'une société que je -ne connais pas; mais quand je parcours les livres des -économistes, il me semble que j'ai vécu avec ces gens-là -et que je viens de discourir avec eux.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_274" id="Page_274">[Pg 274]</a></span></p> - -<p>Vers 1750, la nation tout entière ne se fût pas montrée -plus exigeante en fait de liberté politique que les économistes -eux-mêmes; elle en avait perdu le goût, et jusqu'à -l'idée, en en perdant l'usage. Elle souhaitait des réformes -plus que des droits, et, s'il se fût trouvé alors sur le trône -un prince de la taille et de l'humeur du grand Frédéric, -je ne doute point qu'il n'eût accompli dans la société et -dans le gouvernement plusieurs des plus grands changements -que la Révolution y a faits, non-seulement sans -perdre sa couronne, mais en augmentant beaucoup son -pouvoir. On assure que l'un des plus habiles ministres -qu'ait eu Louis XV, M. de Machault, entrevit cette idée -et l'indiqua à son maître; mais de telles entreprises ne -se conseillent point: on n'est propre à les accomplir que -quand on a été capable de les concevoir.</p> - -<p>Vingt ans après, il n'en était plus de même: l'image -de la liberté politique s'était offerte à l'esprit des Français -et leur devenait chaque jour de plus en plus attrayante. -On s'en aperçoit à bien des signes. Les provinces -commencent à concevoir le désir de s'administrer -de nouveau elles-mêmes. L'idée que le peuple tout entier -a le droit de prendre part à son gouvernement pénètre -dans les esprits et s'en empare. Le souvenir des -anciens états généraux se ravive. La nation, qui déteste -sa propre histoire, n'en rappelle avec plaisir que cette -partie. Le nouveau courant entraîne les économistes -<span class="pagenum"><a name="Page_275" id="Page_275">[Pg 275]</a></span> -eux-mêmes, et les force d'embarrasser leur système -unitaire de quelques institutions libres.</p> - -<p>Lorsqu'en 1771 les parlements sont détruits, le même -public, qui avait eu si souvent à souffrir de leurs préjugés, -s'émeut profondément en voyant leur chute. Il semblait -qu'avec eux tombât la dernière barrière qui pouvait -contenir encore l'arbitraire royal.</p> - -<p>Cette opposition étonne et indigne Voltaire. «Presque -tout le royaume est dans l'effervescence et la -consternation,» écrit-il à ses amis; «la fermentation est -aussi forte dans les provinces qu'à Paris même. L'édit -me semble pourtant rempli de réformes utiles. Détruire -la vénalité des charges, rendre la justice gratuite, -empêcher les plaideurs de venir à Paris des extrémités -du royaume pour s'y ruiner, charger le roi de payer -les frais de justices seigneuriales, ne sont-ce pas là de -grands services rendus à la nation? Ces parlements, -d'ailleurs, n'ont-ils pas été souvent persécuteurs et -barbares? En vérité, j'admire les Welches de prendre -le parti de ces bourgeois insolents et indociles. Pour -moi, je crois que le roi a raison, et, puisqu'il faut servir, -je pense que mieux vaut le faire sous un lion de -bonne maison, et qui est né beaucoup plus fort que -moi, que sous deux cents rats de mon espèce.» Et il -ajoute en manière d'excuse: «Songez que je dois apprécier -infiniment la grâce qu'a faite le roi à tous les seigneurs -<span class="pagenum"><a name="Page_276" id="Page_276">[Pg 276]</a></span> -de terres, de payer les frais de leurs justices.»</p> - -<p>Voltaire, absent de Paris depuis longtemps, croyait -que l'esprit public en était encore resté au point où il -l'avait laissé. Il n'en était rien. Les Français ne se bornaient -plus à désirer que leurs affaires fussent mieux -faites; ils commençaient à vouloir les faire eux-mêmes, -et il était visible que la grande révolution que tout préparait -allait avoir lieu, non-seulement avec l'assentiment -du peuple, mais par ses mains.</p> - -<p>Je pense qu'à partir de ce moment-là cette révolution -radicale, qui devait confondre dans une même ruine -ce que l'ancien régime contenait de plus mauvais et ce -qu'il renfermait de meilleur, était désormais inévitable. -Un peuple si mal préparé à agir par lui-même ne pouvait -entreprendre de tout réformer à la fois sans tout -détruire. Un prince absolu eût été un novateur moins -dangereux. Pour moi, quand je considère que cette -même révolution, qui a détruit tant d'institutions, d'idées, -d'habitudes contraires à la liberté, en a, d'autre -part, aboli tant d'autres dont celle-ci peut à peine se -passer, j'incline à croire qu'accomplie par un despote -elle nous eût peut-être laissés moins impropres à devenir -un jour une nation libre que faite au nom de la souveraineté -du peuple et par lui.</p> - -<p>Il ne faut jamais perdre de vue ce qui précède, si l'on -veut comprendre l'histoire de notre Révolution.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_277" id="Page_277">[Pg 277]</a></span></p> - -<p>Quand l'amour des Français pour la liberté politique -se réveilla, ils avaient déjà conçu en matière de gouvernement -un certain nombre de notions qui non-seulement -ne s'accordaient pas facilement avec l'existence d'institutions -libres, mais y étaient presque contraires.</p> - -<p>Ils avaient admis comme idéal d'une société un peuple -sans autre aristocratie que celle des fonctionnaires publics, -une administration unique et toute-puissante, directrice -de l'État, tutrice des particuliers. En voulant -être libres, ils n'entendirent point se départir de cette -notion première; ils essayèrent seulement de la concilier -avec celle de la liberté.</p> - -<p>Ils entreprirent donc de mêler ensemble une centralisation -administrative sans bornes et un corps législatif -prépondérant: l'administration de la bureaucratie et le -gouvernement des électeurs. La nation en corps eut tous -les droits de la souveraineté, chaque citoyen en particulier -fut resserré dans la plus étroite dépendance; à -l'une on demanda l'expérience et les vertus d'un peuple -libre; à l'autre les qualités d'un bon serviteur.</p> - -<p>C'est ce désir d'introduire la liberté politique au milieu -d'institutions et d'idées qui lui étaient étrangères ou -contraires, mais dont nous avions déjà contracté l'habitude -ou conçu par avance le goût, qui depuis soixante -ans a produit tant de vains essais de gouvernements libres, -suivis de si funestes révolutions, jusqu'à ce qu'enfin, -<span class="pagenum"><a name="Page_278" id="Page_278">[Pg 278]</a></span> -fatigués de tant d'efforts, rebutés par un travail si -laborieux et si stérile, abandonnant leur seconde visée -pour revenir à la première, beaucoup de Français se -réduisirent à penser que vivre égaux sous un maître -avait encore, après tout, une certaine douceur. C'est -ainsi que nous nous trouvons ressembler infiniment plus -aujourd'hui aux économistes de 1750 qu'à nos pères -de 1789.</p> - -<p>Je me suis souvent demandé où est la source de cette -passion de la liberté politique qui dans tous les temps -a fait faire aux hommes les plus grandes choses que -l'humanité ait accomplies, dans quels sentiments elle -s'enracine et se nourrit.</p> - -<p>Je vois bien que, quand les peuples sont mal conduits, -ils conçoivent volontiers le désir de se gouverner -eux-mêmes; mais cette sorte d'amour de l'indépendance, -qui ne prend naissance que dans certains maux -particuliers et passagers que le despotisme amène, n'est -jamais durable: elle passe avec l'accident qui l'avait -fait naître; on semblait aimer la liberté, il se trouve -qu'on ne faisait que haïr le maître. Ce que haïssent les -peuples faits pour être libres, c'est le mal même de la -dépendance.</p> - -<p>Je ne crois pas non plus que le véritable amour de la -liberté soit jamais né de la seule vue des biens matériels -qu'elle procure; car cette vue vient souvent à s'obscurcir. -<span class="pagenum"><a name="Page_279" id="Page_279">[Pg 279]</a></span> -Il est bien vrai qu'à la longue la liberté amène toujours, -à ceux qui savent la retenir, l'aisance, le bien-être, -et souvent la richesse; mais il y a des temps où -elle trouble momentanément l'usage de pareils biens; il -y en a d'autres où le despotisme seul peut en donner la -jouissance passagère. Les hommes qui ne prisent que ces -biens-là en elle ne l'ont jamais conservée longtemps.</p> - -<p>Ce qui, dans tous les temps, lui a attaché si fortement -le cœur de certains hommes, ce sont ses attraits mêmes, -son charme propre, indépendant de ses bienfaits; c'est -le plaisir de pouvoir parler, agir, respirer sans contrainte, -sous le seul gouvernement de Dieu et des lois. -Qui cherche dans la liberté autre chose qu'elle-même -est fait pour servir.</p> - -<p>Certains peuples la poursuivent obstinément à travers -toutes sortes de périls et de misères. Ce ne sont pas les -biens matériels qu'elle leur donne que ceux-ci aiment -alors en elle; ils la considèrent elle-même comme un bien -si précieux et si nécessaire qu'aucun autre ne pourrait les -consoler de sa perte et qu'ils se consolent de tout en la -goûtant. D'autres se fatiguent d'elle au milieu de leurs -prospérités; ils se la laissent arracher des mains sans -résistance, de peur de compromettre par un effort ce -même bien-être qu'ils lui doivent. Que manque-t-il à -ceux-là pour rester libres? Quoi? le goût même de l'être. -Ne me demandez pas d'analyser ce goût sublime, il faut -<span class="pagenum"><a name="Page_280" id="Page_280">[Pg 280]</a></span> -l'éprouver. Il entre de lui-même dans les grands cœurs -que Dieu a préparés pour le recevoir; il les remplit, il -les enflamme. On doit renoncer à le faire comprendre -aux âmes médiocres qui ne l'ont jamais ressenti.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_281" id="Page_281">[Pg 281]</a></span></p> - - - - -<div class="chapter"> - <h3><a name="CHAPITRE_IV_3" id="CHAPITRE_IV_3"></a>CHAPITRE IV.</h3> -</div> - -<p class="chapsum2">Que le règne de Louis XVI - a été l'époque la plus prospère de l'ancienne - monarchie, et comment cette prospérité même hâta la Révolution.</p> - - -<p>On ne saurait douter que l'épuisement du royaume -sous Louis XIV n'ait commencé bien avant les revers -de ce prince. On en rencontre les premiers indices dans -les années les plus glorieuses du règne. La France était -ruinée bien avant qu'elle eût cessé de vaincre. Qui n'a -lu cet effrayant essai de statistique administrative que -Vauban nous a laissé? Les intendants, dans les mémoires -qu'ils adressent au duc de Bourgogne à la fin -du dix-septième siècle et avant même que la guerre -malheureuse de la Succession ne soit commencée, -font tous allusion à cette décadence croissante de la -nation et n'en parlent point comme d'un fait très-récent. -La population a fort diminué dans cette généralité -depuis un certain nombre d'années, dit l'un; -cette ville, qui était autrefois riche et florissante, est -aujourd'hui sans industrie, dit l'autre. Celui-ci: Il y a -eu des manufactures dans la province; mais elles sont -aujourd'hui abandonnées. Celui-là: Les habitants tiraient -<span class="pagenum"><a name="Page_282" id="Page_282">[Pg 282]</a></span> -autrefois beaucoup plus de leur sol qu'à présent; -l'agriculture y était infiniment plus florissante il y a -vingt ans. La population et la production ont diminué -d'un cinquième depuis environ trente ans, disait un intendant -d'Orléans dans le même temps. On devrait conseiller -la lecture de ces mémoires aux particuliers qui -prisent le gouvernement absolu et aux princes qui aiment -la guerre.</p> - -<p>Comme ces misères avaient principalement leur source -dans les vices de la constitution, la mort de Louis XIV -et la paix même ne firent pas renaître la prospérité publique. -C'est une opinion commune à tous ceux qui -écrivent sur l'administration ou sur l'économie sociale, -dans la première moitié du dix-huitième siècle, que les -provinces ne se rétablissent point; beaucoup pensent -même qu'elles continuent à se ruiner. Paris seul, disent-ils, -s'enrichit et s'accroît. Des intendants, d'anciens -ministres, des hommes d'affaires sont d'accord sur ce -point avec des gens de lettres.</p> - -<p>Pour moi, j'avoue que je ne crois point à cette décadence -continue de la France durant la première moitié -du dix-huitième siècle; mais une opinion si générale, -que partagent des gens si bien informés, prouve du -moins qu'on ne faisait alors aucun progrès visible. -Tous les documents administratifs qui se rapportent à -cette époque de notre histoire et qui me sont tombés -<span class="pagenum"><a name="Page_283" id="Page_283">[Pg 283]</a></span> -sous les yeux dénotent, en effet, dans la société, une -sorte de léthargie. Le gouvernement ne fait guère que -tourner dans le cercle de vieilles routines sans rien -créer de nouveau; les villes ne font presque aucun effort -pour rendre la condition de leurs habitants plus commode -et plus saine; les particuliers mêmes ne se livrent -à aucune entreprise considérable.</p> - -<p>Environ trente ou quarante ans avant que la Révolution -n'éclate, le spectacle commence à changer; on -croit discerner alors dans toutes les parties du corps -social une sorte de tressaillement intérieur qu'on n'avait -point remarqué jusque-là. Il n'y a qu'un examen -très-attentif qui puisse d'abord le faire reconnaître; -mais peu à peu il devient plus caractéristique et plus -distinct. Chaque année ce mouvement s'étend et s'accélère: -la nation se remue enfin tout entière et semble -renaître. Prenez-y garde! ce n'est pas son ancienne vie -qui se ranime; l'esprit qui meut ce grand corps est un -esprit nouveau; il ne le ravive un moment que pour le -dissoudre.</p> - -<p>Chacun s'inquiète et s'agite dans sa condition et fait -effort pour en changer; la recherche du mieux est universelle; -mais c'est une recherche impatiente et chagrine, -qui fait maudire le passé et imaginer un état de -choses tout contraire à celui qu'on a sous les yeux.</p> - -<p>Bientôt cet esprit pénètre jusqu'au sein du gouvernement, -<span class="pagenum"><a name="Page_284" id="Page_284">[Pg 284]</a></span> -lui-même; il le transforme au dedans sans rien -altérer au dehors; on ne change pas les lois, mais on -les pratique autrement.</p> - -<p>J'ai dit ailleurs que le contrôleur général et l'intendant -de 1740 ne ressemblaient point à l'intendant et au -contrôleur général de 1780. La correspondance administrative -montre cette vérité dans les détails. L'intendant -de 1780 a cependant les mêmes pouvoirs, les mêmes -agents, le même arbitraire que son prédécesseur, -mais non les mêmes visées: l'un ne s'occupait guère -que de maintenir sa province dans l'obéissance, d'y -lever la milice, et surtout d'y percevoir la taille; l'autre -a bien d'autres soins: sa tête est remplie de mille projets -qui tendent à accroître la richesse publique. Les -routes, les canaux, les manufactures, le commerce -sont les principaux objets de sa pensée; l'agriculture -surtout attire ses regards. Sully devient alors à la mode -parmi les administrateurs.</p> - -<p>C'est dans ce temps qu'ils commencent à former les -sociétés d'agriculture dont j'ai déjà parlé, qu'ils établissent -des concours, qu'ils distribuent des primes. Il y a -des circulaires du contrôleur général qui ressemblent -moins à des lettres d'affaires qu'à des traités sur l'art -agricole.</p> - -<p>C'est principalement dans la perception de tous les -impôts qu'on peut le mieux voir le changement qui s'est -<span class="pagenum"><a name="Page_285" id="Page_285">[Pg 285]</a></span> -opéré dans l'esprit de ceux qui gouvernent. La législation -est toujours aussi inégale, aussi arbitraire et aussi -dure que par le passé, mais tous ses vices se tempèrent -dans l'exécution.</p> - -<p>«Lorsque je commençai à étudier les lois fiscales,» dit -M. Mollien dans ses Mémoires, «je fus effrayé de ce -que j'y trouvai: des amendes, des emprisonnements, -des punitions corporelles mises à la disposition de -tribunaux spéciaux pour de simples omissions; des -commis des fermes qui tenaient presque toutes les -propriétés et les personnes à la discrétion de leurs serments, -etc. Heureusement, je ne me bornai pas à la -simple lecture de ce code, et j'eus bientôt lieu de reconnaître -qu'il y avait entre le texte et son application -la même différence qu'entre les mœurs des anciens -financiers et celles des nouveaux. Les jurisconsultes -étaient toujours portés à l'atténuation des délits -et à la modération des peines.»</p> - -<p>«A combien d'abus et de vexations la perception des -impôts peut-elle donner lieu!» dit l'assemblée provinciale -de basse Normandie en 1787; «nous devons cependant -rendre justice à la douceur et aux ménagements -dont on a usé depuis quelques années.»</p> - -<p>L'examen des documents justifie pleinement cette assertion. -Le respect de la liberté et de la vie des hommes -s'y fait souvent voir. On y aperçoit surtout une préoccupation -<span class="pagenum"><a name="Page_286" id="Page_286">[Pg 286]</a></span> -véritable des maux des pauvres: on l'y eût en -vain cherchée jusque-là. Les violences du fisc envers les -misérables sont rares, les remises d'impôts plus fréquentes, -les secours plus nombreux. Le roi augmente -tous les fonds destinés à créer des ateliers de charité dans -les campagnes ou à venir en aide aux indigents, et souvent -il en établit de nouveaux. Je trouve plus de 80,000 -livres distribuées par l'État de cette manière dans la seule -généralité de la haute Guyenne en 1779; 40,000, en -1784, dans celle de Tours; 48,000 dans celle de Normandie -en 1787. Louis XVI ne voulait pas abandonner -à ses seuls ministres cette partie du gouvernement; il -s'en chargeait parfois lui-même. Lorsqu'en 1776 un arrêt -du conseil vint fixer les indemnités qui seraient dues -aux paysans dont le gibier du roi dévastait les champs -aux environs des capitaineries, et indiqua des moyens -simples et sûrs de se la faire payer, le roi rédigea lui-même -les considérants. Turgot nous raconte que ce bon -et malheureux prince les lui remit écrits de sa main, en -disant: «Vous voyez que je travaille aussi de mon -côté.» Si l'on peignait l'ancien régime tel qu'il était -dans les dernières années de son existence, on en ferait -un portrait très-flatté et peu ressemblant.</p> - -<p>A mesure que ces changements s'opèrent dans l'esprit -des gouvernés et des gouvernants, la prospérité publique -se développe avec une rapidité jusque-là sans -<span class="pagenum"><a name="Page_287" id="Page_287">[Pg 287]</a></span> -exemple. Tous les signes l'annoncent: la population -augmente avec rapidité; les richesses s'accroissent plus -vite encore. La guerre d'Amérique ne ralentit pas cet -essor; l'État s'y obère, mais les particuliers continuent -à s'enrichir; ils deviennent plus industrieux, plus entreprenants, -plus inventifs.</p> - -<p>«Depuis 1774,» dit un administrateur du temps, «les -divers genres d'industrie, en se développant, avaient -agrandi la matière de toutes les taxes de consommation.» -Quand on compare, en effet, les uns aux autres -les traités faits, aux différentes époques du règne de -Louis XVI, entre l'État et les compagnies financières -chargées de la levée des impôts, on voit que le prix des -fermages ne cesse de s'élever, à chaque renouvellement, -avec une rapidité croissante. Le bail de 1786 donne -14 millions de plus que celui de 1780. «On peut compter -que le produit de tous les droits des consommations -augmente de 2 millions par an,» dit Necker -dans le compte rendu de 1781.</p> - -<p>Arthur Young assure qu'en 1788 Bordeaux faisait -plus de commerce que Liverpool; et il ajoute: «Dans -ces derniers temps, les progrès du commerce maritime -ont été plus rapides en France qu'en Angleterre même; -le commerce y a doublé depuis vingt ans.»</p> - -<p>Si l'on veut faire attention à la différence des temps, -on se convaincra qu'à aucune des époques qui ont suivi, -<span class="pagenum"><a name="Page_288" id="Page_288">[Pg 288]</a></span> -la Révolution la prospérité publique ne s'est développée -<a name="NOTE_66" id="NOTE_66"></a> -<a href="#ANCHOR_66">plus rapidement</a> que pendant les vingt années qui -la précédèrent. Les trente-sept ans de monarchie constitutionnelle, -qui furent pour nous des temps de paix -et de progrès rapides, peuvent seuls se comparer, sous -ce rapport, au règne de Louis XVI.</p> - -<p>La vue de cette prospérité déjà si grande et si rapidement -croissante a lieu d'étonner, si l'on songe à tous -les vices que renfermait encore le gouvernement et à -toutes les gênes que rencontrait encore l'industrie; il se -peut même que beaucoup de politiques, ne pouvant s'expliquer -le fait, le nient, jugeant, comme le médecin -de Molière, qu'un malade ne saurait guérir contre les -règles. Comment croire en effet que la France pût prospérer -et s'enrichir avec l'inégalité des charges, la diversité -des coutumes, les douanes intérieures, les droits -féodaux, les jurandes, les offices, etc.? En dépit de tout -cela, elle commençait pourtant à s'enrichir et à se développer -de toutes parts, parce qu'en dehors de tous ces -rouages mal construits et mal engrenés, qui semblaient -destinés à ralentir la machine sociale plus qu'à la pousser, -se cachaient deux ressorts très-simples et très-forts, -qui suffisaient déjà pour tenir tout ensemble et -faire tout marcher vers le but de la prospérité publique: -un gouvernement resté très-puissant en cessant -d'être despotique, qui maintenait l'ordre partout; une -<span class="pagenum"><a name="Page_289" id="Page_289">[Pg 289]</a></span> -nation qui, dans ses classes supérieures, était déjà la -plus éclairée et la plus libre du continent, et au sein de -laquelle chacun pouvait s'enrichir à sa guise et garder -sa fortune une fois acquise.</p> - -<p>Le roi continuait à parler en maître, mais il obéissait -lui-même en réalité à une opinion publique qui l'inspirait -ou l'entraînait tous les jours, qu'il consultait, craignait, -flattait sans cesse; absolu par la lettre des lois, -limité par leur pratique. Dès 1784, Necker disait dans -un document public, comme un fait incontesté: «La -plupart des étrangers ont peine à se faire une idée de -l'autorité qu'exerce en France aujourd'hui l'opinion -publique: ils comprennent difficilement ce que c'est -que cette puissance invisible qui commande jusque -dans le palais du roi. Il en est pourtant ainsi.»</p> - -<p>Rien n'est plus superficiel que d'attribuer la grandeur -et la puissance d'un peuple au seul mécanisme de -ses lois; car, en cette matière, c'est moins la perfection -de l'instrument que la force des moteurs qui fait le produit. -Voyez l'Angleterre: combien aujourd'hui encore -ses lois administratives paraissent-elles plus compliquées, -plus diverses, plus irrégulières que les nôtres! -Y a-t-il pourtant un seul pays en Europe où la fortune -publique soit plus grande, la propriété particulière plus -étendue, plus sûre et <a name="NOTE_67" id="NOTE_67"></a> -<a href="#ANCHOR_67">plus variée</a>, la société plus solide -et plus riche? Cela ne vient pas de la bonté de telles -<span class="pagenum"><a name="Page_290" id="Page_290">[Pg 290]</a></span> -lois en particulier, mais de l'esprit qui anime la législation -anglaise tout entière. L'imperfection de certains organes -n'empêche rien, parce que la vie est puissante.</p> - -<p>A mesure que se développe en France la prospérité -que je viens de décrire, les esprits paraissent cependant -plus mal assis et plus inquiets; le mécontentement public -s'aigrit; la haine contre toutes les institutions anciennes -va croissant. La nation marche visiblement vers -une révolution.</p> - -<p>Bien plus, les parties de la France qui devaient être le -principal foyer de cette révolution sont précisément celles -où les progrès se font le mieux voir. Si on étudie ce qui -reste des archives de l'ancienne généralité de l'Ile-de-France, -on s'assurera aisément que c'est dans les contrées -qui avoisinent Paris que l'ancien régime s'était le -plus tôt et le plus profondément réformé. Là, la liberté -et la fortune des paysans sont déjà mieux garanties que -dans aucun autre pays d'élection. La corvée personnelle -a disparu longtemps avant 1789. La levée de la taille est -devenue plus régulière, plus modérée, plus égale que dans -le reste de la France. Il faut lire le règlement qui l'améliore, -en 1772, si l'on veut comprendre ce que pouvait -alors un intendant pour le bien-être comme pour la misère -de toute une province. Vu dans ce règlement, l'impôt -a déjà un tout autre aspect. Des commissaires du -gouvernement se rendent tous les ans dans chaque paroisse; -<span class="pagenum"><a name="Page_291" id="Page_291">[Pg 291]</a></span> -la communauté s'assemble en leur présence; la -valeur des biens est publiquement établie, les facultés -de chacun contradictoirement reconnues; la taille s'assoit -enfin avec le concours de tous ceux qui doivent la -payer. Plus d'arbitraire du syndic, plus de violences -inutiles. La taille conserve sans doute les vices qui lui -<a name="NOTE_68" id="NOTE_68"></a> -<a href="#ANCHOR_68">sont inhérents</a>, -quel que soit le système de la perception; -elle ne pèse que sur une classe de contribuables, -et y frappe l'industrie comme la propriété; mais sur -tout le reste elle diffère profondément de ce qui porte -encore son nom dans les généralités voisines.</p> - -<p>Nulle part, au contraire, l'ancien régime ne s'était -mieux conservé que le long de la Loire, vers son embouchure, -dans les marécages du Poitou et dans les -landes de la Bretagne. C'est précisément là que s'alluma -et se nourrit le feu de la guerre civile et qu'on résista -le plus violemment et le plus longtemps à la Révolution; -de telle sorte qu'on dirait que les Français ont trouvé -leur position d'autant plus insupportable qu'elle devenait -meilleure.</p> - -<p>Une telle vue étonne; l'histoire est toute remplie de -pareils spectacles.</p> - -<p>Ce n'est pas toujours en allant de mal en pis que l'on -tombe en révolution. Il arrive le plus souvent qu'un -peuple qui avait supporté sans se plaindre, et comme -s'il ne les sentait pas, les lois les plus accablantes, les -<span class="pagenum"><a name="Page_292" id="Page_292">[Pg 292]</a></span> -rejette violemment dès que le poids s'en allége. Le régime -qu'une révolution détruit vaut presque toujours -mieux que celui qui l'avait immédiatement précédé, et -l'expérience apprend que le moment le plus dangereux -pour un mauvais gouvernement est d'ordinaire celui où -il commence à se réformer. Il n'y a qu'un grand génie -qui puisse sauver un prince qui entreprend de soulager -ses sujets après une oppression longue. Le mal qu'on -souffrait patiemment comme inévitable semble insupportable -dès qu'on conçoit l'idée de s'y soustraire. Tout -ce qu'on ôte alors des abus semble mieux découvrir ce -qui en reste et en rend le sentiment plus cuisant: le -mal est devenu moindre, il est vrai, mais la sensibilité -est plus vive. La féodalité dans toute sa puissance n'avait -pas inspiré aux Français autant de haine qu'au moment -où <a name="NOTE_69" id="NOTE_69"></a> -<a href="#ANCHOR_69">elle allait disparaître</a>. -Les plus petits coups de l'arbitraire -de Louis XVI paraissaient plus difficiles à supporter -que tout le despotisme de Louis XIV. Le court -emprisonnement de Beaumarchais produisit plus d'émotion -dans Paris que les Dragonnades.</p> - -<p>Personne ne prétend plus, en 1780, que la France -est en décadence; on dirait au contraire qu'il n'y a en -ce moment plus de bornes à ses progrès. C'est alors que -la théorie de la perfectibilité continue et indéfinie de -l'homme prend naissance. Vingt ans avant, on n'espérait -rien de l'avenir; maintenant on n'en redoute rien. -<span class="pagenum"><a name="Page_293" id="Page_293">[Pg 293]</a></span> -L'imagination, s'emparant d'avance de cette félicité prochaine -et inouïe, rend insensible aux biens qu'on a déjà -et précipite vers les choses nouvelles.</p> - -<p>Indépendamment de ces raisons générales, il y en a -d'autres plus particulières et non moins puissantes du -phénomène. Quoique l'administration des finances se -fût perfectionnée comme tout le reste, elle gardait les -vices qui tiennent au gouvernement absolu lui-même. -Comme elle était secrète et sans garantie, on y suivait -encore quelques-unes des plus mauvaises pratiques qui -avaient eu cours sous Louis XIV et sous Louis XV. L'effort -même que faisait le gouvernement pour développer -la prospérité publique, les secours et les encouragements -qu'il distribuait, les travaux publics qu'il faisait exécuter -augmentaient chaque jour les dépenses sans accroître -dans la même proportion les recettes; cela jetait chaque -jour le roi dans des embarras encore plus grands que -ceux de ses devanciers! Comme ceux-ci, il laissait sans -cesse ses créanciers en souffrance; il empruntait comme -eux de toutes mains, sans publicité et sans concurrence, -et ses créanciers n'étaient jamais sûrs de toucher leurs -rentes; leur capital même était toujours à la merci de -la seule bonne foi du prince.</p> - -<p>Un témoin digne de confiance, car il avait vu de ses -propres yeux et était mieux qu'un autre en état de bien -voir, dit à cette occasion: «Les Français ne trouvaient -<span class="pagenum"><a name="Page_294" id="Page_294">[Pg 294]</a></span> -alors que hasards dans leurs rapports avec leur propre -gouvernement. Plaçaient-ils leurs capitaux dans -ses emprunts: ils ne pouvaient jamais compter sur -une époque fixe pour le payement des intérêts; construisaient-ils -ses vaisseaux, réparaient-ils ses routes, -vêtissaient-ils ses soldats: ils restaient sans garanties -de leurs avances, sans échéance pour le remboursement, -réduits à calculer les chances d'un contrat -avec les ministres comme celles d'un prêt fait à la -grosse aventure.» Et il ajoute avec beaucoup de sens: -«Dans ce temps où l'industrie, prenant plus d'essor, -avait développé dans un plus grand nombre d'hommes -l'amour de la propriété, le goût et le besoin de l'aisance, -ceux qui avaient confié une partie de leur propriété -à l'État souffraient avec plus d'impatience la -violation de la loi des contrats par celui de tous les -débiteurs qui devait le plus la respecter.»</p> - -<p>Les abus reprochés ici à l'administration française -n'étaient point en effet nouveaux; ce qui l'était, c'était -l'impression qu'ils faisaient naître. Les vices du système -financier avaient même été bien plus criants dans -les temps antérieurs; mais il s'était fait depuis, dans le -gouvernement et dans la société, des changements qui -y rendaient infiniment plus sensibles qu'autrefois.</p> - -<p>Le gouvernement, depuis vingt ans qu'il était devenu -plus actif et qu'il se livrait à toute sorte d'entreprises -<span class="pagenum"><a name="Page_295" id="Page_295">[Pg 295]</a></span> -auxquelles il n'avait pas songé jusque-là, avait achevé -de devenir le plus grand consommateur des produits de -l'industrie et le plus grand entrepreneur de travaux qu'il -y eût dans le royaume. Le nombre de ceux qui avaient -avec lui des relations d'argent, qui étaient intéressés -dans ses emprunts, vivaient de ses salaires et spéculaient -dans ses marchés, s'était prodigieusement accru. -Jamais la fortune de l'État et la fortune particulière n'avaient -été autant entremêlées. La mauvaise gestion des -finances, qui n'avait été longtemps qu'un mal public, -devint alors pour une multitude de familles une calamité -privée. En 1789 l'État devait ainsi près de 600 millions -à des créanciers presque tous débiteurs eux-mêmes, et -qui associaient à leurs griefs contre le gouvernement -tous ceux que son inexactitude associait à leur souffrance. -Et remarquez qu'à mesure que les mécontents de cette -espèce devenaient ainsi plus nombreux, ils devenaient -aussi plus irrités; car l'envie de spéculer, l'ardeur de -s'enrichir, le goût du bien-être, se répandant et s'accroissant -avec les affaires, faisaient paraître de pareils -maux insupportables à ceux mêmes qui, trente ans auparavant, -les auraient peut-être endurés sans se plaindre.</p> - -<p>De là vint que les rentiers, les commerçants, les industriels -et autres gens de négoce ou hommes d'argent, -qui forment d'ordinaire la classe la plus ennemie des -nouveautés politiques, la plus amie du gouvernement -<span class="pagenum"><a name="Page_296" id="Page_296">[Pg 296]</a></span> -existant, quel qu'il soit, et la mieux soumise aux lois -mêmes qu'elle méprise ou qu'elle déteste, se montra -cette fois la plus impatiente et la plus résolue en fait de -réforme. Elle appelait surtout à grands cris une révolution -complète dans tout le système des finances, sans -penser qu'en remuant profondément cette partie du gouvernement -on allait faire tomber tout le reste.</p> - -<p>Comment aurait-on pu échapper à une catastrophe? -D'un côté, une nation dans le sein de laquelle le désir de -faire fortune va se répandant tous les jours; de l'autre, -un gouvernement qui excite sans cesse cette passion -nouvelle et la trouble sans cesse, l'enflamme et la désespère, -poussant ainsi des deux parts vers sa propre -ruine.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_297" id="Page_297">[Pg 297]</a></span></p> - - - - -<div class="chapter"> - <h3><a name="CHAPITRE_V_3" id="CHAPITRE_V_3"></a>CHAPITRE V.</h3> -</div> - -<p class="chapsum2">Comment on souleva le - peuple en voulant le soulager.</p> - - -<p>Comme le peuple n'avait pas paru un seul instant -depuis cent quarante ans sur la scène des affaires publiques, -on avait absolument cessé de croire qu'il pût -jamais s'y montrer; en le voyant si insensible on le jugeait -sourd; de sorte que, lorsqu'on commença à s'intéresser -à son sort, on se mit à parler devant lui de -lui-même comme s'il n'avait pas été là. Il semblait -qu'on ne dût être entendu que de ceux qui étaient placés -au-dessus de lui, et que le seul danger qu'il y eût à -craindre était de ne pas se faire bien comprendre de -ceux-là.</p> - -<p>Les gens qui avaient le plus à redouter sa colère -s'entretenaient à haute voix en sa présence des injustices -cruelles dont il avait toujours été victime; ils se montraient -les uns aux autres les vices monstrueux que renfermaient -les institutions qui lui étaient le plus pesantes; -ils employaient leur rhétorique à peindre ses misères -et son travail mal récompensés: ils le remplissaient de -fureur en s'efforçant ainsi de le soulager. Je n'entends -<span class="pagenum"><a name="Page_298" id="Page_298">[Pg 298]</a></span> -point parler des écrivains, mais du gouvernement, de -ses principaux agents, des privilégiés eux-mêmes.</p> - -<p>Quand le roi, treize ans avant la Révolution, essaye -d'abolir la corvée, il dit dans son préambule: «A l'exception -d'un petit nombre de provinces (les pays -d'état), presque tous les chemins du royaume ont été -faits gratuitement par la partie la plus pauvre de -nos sujets. Tout le poids en est donc retombé sur -ceux qui n'ont que leurs bras et ne sont intéressés que -très-secondairement aux chemins; les véritables intéressés -sont les propriétaires, presque tous privilégiés, -dont les biens augmentent de valeur par l'établissement -des routes. En forçant le pauvre à entretenir seul -celles-ci, en l'obligeant à donner son temps et son travail -sans salaire, on lui enlève l'unique ressource qu'il -ait contre la misère et la faim pour le faire travailler -au profit des riches.»</p> - -<p>Quand on entreprend, dans le même temps, de faire -disparaître les gênes que le système des corporations -industrielles imposait aux ouvriers, on proclame au nom -du roi «que le droit de travailler est le plus sacré de -toutes les propriétés; que toute loi qui lui porte atteinte -viole le droit naturel et doit être considérée comme -nulle de soi; que les corporations existantes sont, en -outre, des institutions bizarres et tyranniques, produit -de l'égoïsme, de la cupidité et de la violence.» De semblables -<span class="pagenum"><a name="Page_299" id="Page_299">[Pg 299]</a></span> -paroles étaient périlleuses sans doute; mais ce -qui l'était plus encore était de les prononcer en vain. -Quelques mois plus tard on rétablissait les corporations -et la corvée.</p> - -<p>C'était Turgot, dit-on, qui mettait un pareil langage -dans la bouche du roi. La plupart de ses successeurs -ne le font point parler autrement. Lorsqu'en 1780 le -roi annonce à ses sujets que les accroissements de la -taille seront désormais soumis à la publicité de l'enregistrement, -il a soin d'ajouter en forme de glose: «Les -taillables, déjà tourmentés par les vexations de la -perception des tailles, étaient encore exposés, jusqu'à -présent, à des augmentations inattendues, de telle sorte -que le tribut de la partie la plus pauvre de nos sujets -s'est accru dans une proportion bien supérieure à celle -de toutes les autres.» Quand le roi, n'osant point encore -rendre toutes les charges égales, entreprend du -moins d'établir l'égalité de perception dans celles qui -sont déjà communes, il dit: «S. M. espère que les personnes -riches ne se trouveront pas lésées lorsque, remises -au niveau commun, elles ne feront qu'acquitter -la charge qu'elles auraient dû depuis longtemps partager -plus également.»</p> - -<p>Mais c'est surtout dans les temps de disette qu'on -semble avoir en vue d'enflammer les passions du peuple -plus encore que de pourvoir à ses besoins. Un intendant, -<span class="pagenum"><a name="Page_300" id="Page_300">[Pg 300]</a></span> -pour stimuler la charité des riches, parle alors «de -l'injustice et de l'insensibilité de ces propriétaires qui -doivent aux travaux du pauvre tout ce qu'ils possèdent, -et qui le laissent mourir de faim au moment où -celui-ci s'épuise pour mettre leurs biens en valeur.» -Le roi dit, de son côté, dans une occasion analogue: -«S. M. veut défendre le peuple contre les manœuvres -qui l'exposent à manquer de l'aliment de première -nécessité en le forçant de livrer son travail à tel salaire -qu'il plaît aux riches de lui donner. Le roi ne -souffrira pas qu'une partie des hommes soit livrée à -l'avidité de l'autre.»</p> - -<p>Jusqu'à la fin de la monarchie, la lutte qui existait -entre les différents pouvoirs administratifs donnait lieu à -toutes sortes de manifestations de cette espèce: les deux -contendants s'accusaient volontiers l'un l'autre des misères -du peuple. Cela se voit bien, notamment dans la -querelle qui s'émut en 1772 entre le parlement de Toulouse -et le roi, à propos de la circulation des grains. «Le -gouvernement, par ses fausses mesures, risque de faire -mourir le pauvre de faim,» dit ce parlement. «L'ambition -du parlement et l'avidité des riches causent la -détresse publique,» repart le roi. Des deux côtés on -travaille ainsi à introduire dans l'esprit du peuple l'idée -que c'est aux supérieurs qu'il doit toujours s'en prendre -de ses maux.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_301" id="Page_301">[Pg 301]</a></span></p> - -<p>Ces choses ne se trouvent pas dans des correspondances -secrètes, mais dans des documents publics, que -le gouvernement et le parlement ont soin de faire imprimer -et publier eux-mêmes à milliers. Chemin faisant, -le roi adresse à ses prédécesseurs et à lui-même des vérités -fort dures. «Le trésor de l'État,» dit-il un jour, «a -été grevé par les profusions de plusieurs règnes. Beaucoup -de nos domaines inaliénables ont été concédés à -vil prix.» «Les corporations industrielles,» lui fait-on -dire une autre fois avec plus de raison que de prudence, -«sont surtout le produit de l'avidité fiscale des rois.» -«S'il est arrivé souvent de faire des dépenses inutiles et -si la taille s'est accrue outre mesure,» remarque-t-il -<a name="NOTE_70" id="NOTE_70"></a> -<a href="#ANCHOR_70">plus loin</a>, «cela est venu de ce que l'administration des -finances, trouvant l'augmentation de la taille, à cause -de sa clandestinité, la ressource la plus facile, y avait -recours, quoique plusieurs autres eussent été moins -onéreuses à nos peuples.»</p> - -<p>Tout cela était adressé à la partie éclairée de la nation, -pour la convaincre de l'utilité de certaines mesures -que des intérêts particuliers faisaient blâmer. Quant au -peuple, il était bien entendu qu'il écoutait sans comprendre.</p> - -<p>Il faut reconnaître qu'il restait, jusque dans cette -bienveillance, un grand fond de mépris pour ces misérables -dont on voulait si sincèrement soulager les maux, -<span class="pagenum"><a name="Page_302" id="Page_302">[Pg 302]</a></span> -et que ceci rappelle un peu le sentiment de M<sup>me</sup> Duchâtelet, -qui ne faisait pas difficulté, nous dit le secrétaire -de Voltaire, de se déshabiller devant ses gens, ne tenant -pas pour bien prouvé que des valets fussent des hommes.</p> - -<p>Et qu'on ne croie point que ce fût Louis XVI seul ou -ses ministres qui tinssent le langage dangereux que je -viens de reproduire; ces privilégiés qui sont l'objet le -plus prochain de la colère du peuple ne s'expriment pas -devant lui d'une autre manière. On doit reconnaître -qu'en France les classes supérieures de la société commencèrent -à se préoccuper du sort du pauvre avant que -celui-ci se fît craindre d'elles; elles s'intéressèrent à lui -dans un temps où elles ne croyaient pas encore que de -ses maux pût sortir leur ruine. Cela devient surtout visible -pendant les dix années qui précèdent 89: on plaint -souvent alors les paysans, on parle d'eux sans cesse; on -recherche par quels procédés on pourrait les soulager; -on met en lumière les principaux abus dont ils souffrent, -et l'on censure les lois fiscales qui leur nuisent particulièrement; -mais on est d'ordinaire aussi imprévoyant -dans l'expression de cette sympathie nouvelle qu'on -l'avait été longtemps dans l'insensibilité.</p> - -<p>Lisez les procès-verbaux des assemblées provinciales -qui furent réunies dans quelques parties de la France en -1779, et plus tard dans tout le royaume, étudiez les -autres documents publics qui nous restent d'elles, vous -<span class="pagenum"><a name="Page_303" id="Page_303">[Pg 303]</a></span> -serez touché des bons sentiments qu'on y rencontre et -surpris de la singulière imprudence du langage qu'on y -tient.</p> - -<p>«On a vu trop souvent,» dit l'assemblée provinciale -de basse Normandie en 1787, «l'argent que le roi consacre -aux routes ne servir qu'à l'aisance du riche sans -être utile au peuple. On l'a fréquemment employé à -rendre plus agréable l'accession d'un château, au lieu -de s'en servir pour faciliter l'entrée d'un bourg ou d'un -village.» Dans cette même assemblée, l'ordre de la noblesse -et celui du clergé, après avoir décrit les vices de la -corvée, offrent spontanément de consacrer seuls 50,000 -livres à l'amélioration des chemins, afin, disent-ils, que -les routes de la province deviennent praticables sans -qu'il en coûte rien de plus au peuple. Il eût peut-être -été moins onéreux pour ces privilégiés de substituer à la -corvée une taxe générale et d'en payer leur part; mais, -en cédant volontiers le bénéfice de l'inégalité d'impôt, -ils aimaient à en conserver l'apparence. Abandonnant -la part utile de leur droit, ils en retenaient soigneusement -la part odieuse.</p> - -<p>D'autres assemblées, composées tout entières de propriétaires -exempts de la taille, lesquels entendaient bien -continuer à l'être, n'en peignaient pas moins des couleurs -les plus noires les maux que cette taille infligeait aux -pauvres. Ils composaient de tous ses abus un tableau -<span class="pagenum"><a name="Page_304" id="Page_304">[Pg 304]</a></span> -effroyable, dont ils avaient soin de multiplier à l'infini les -copies. Et, ce qu'il y a de bien particulier, c'est qu'à ces -témoignages éclatants de l'intérêt que le peuple leur inspirait -ils joignaient de temps en temps des expressions -publiques de mépris. Il était déjà devenu l'objet de leur -sympathie sans cesser encore de l'être de leur dédain.</p> - -<p>L'assemblée provinciale de la haute Guyenne, parlant -de ces paysans dont elle plaide chaudement la cause, les -nomme des <i>êtres ignorants et grossiers, des esprits turbulents -et des caractères rudes et indociles</i>. Turgot, qui a -tant fait pour le peuple, <a name="NOTE_71" id="NOTE_71"></a> -<a href="#ANCHOR_71">ne parle guère autrement</a>.</p> - -<p>Ces dures expressions se rencontrent dans des actes -destinés à la plus grande publicité, et faits pour passer -sous les yeux des paysans eux-mêmes. Il semblait qu'on -vécût dans ces contrées de l'Europe, telles que la Gallicie, -où les hautes classes, parlant un autre langage que -les classes inférieures, ne peuvent en être entendues. Les -feudistes du dix-huitième siècle, qui montrent souvent à -l'égard des censitaires et autres débiteurs de droits féodaux -un esprit de douceur, de modération et de justice -peu connu de leurs devanciers, parlent encore en certains -endroits <i>des vils paysans</i>. Il paraît que ces injures -étaient de style, comme disent les notaires.</p> - -<p>A mesure qu'on approche de 1789, cette sympathie -pour les misères du peuple devient plus vive et plus -imprudente. J'ai tenu dans mes mains des circulaires -<span class="pagenum"><a name="Page_305" id="Page_305">[Pg 305]</a></span> -que plusieurs assemblées provinciales adressaient, dans -les premiers jours de 1788, aux habitants des différentes -paroisses, afin d'apprendre d'eux-mêmes, dans le détail, -tous les griefs dont ils pouvaient avoir à se plaindre.</p> - -<p>L'une de ces circulaires est signée par un abbé, un -grand seigneur, trois gentilshommes et un bourgeois, -tous membres de l'assemblée et agissant en son nom. -Cette commission ordonne au syndic de chaque paroisse -de rassembler tous les paysans et de leur demander -ce qu'ils ont à dire contre la manière dont sont assis -et perçus les différents impôts qu'ils payent. «Nous savons,» -dit-elle, «d'une manière générale que la plupart -des impôts, spécialement la gabelle et la taille, ont des -conséquences désastreuses pour le cultivateur, mais -nous tenons en outre à connaître en particulier chaque -abus.» La curiosité de l'assemblée provinciale ne s'arrête -pas là; elle veut savoir le nombre de gens qui jouissent -de quelque privilége d'impôts dans la paroisse, -nobles, ecclésiastiques ou roturiers, et quels sont précisément -ces priviléges; quelle est la valeur des propriétés -de ces exempts; s'ils résident ou non sur leurs -terres; s'il se trouve beaucoup de biens d'église, ou, -comme on disait alors, de fonds de mainmorte, qui -soient hors du commerce, et leur valeur. Tout cela ne -suffit pas encore pour la satisfaire; il faut lui dire à -quelle somme on peut évaluer la part d'impôt, taille, -<span class="pagenum"><a name="Page_306" id="Page_306">[Pg 306]</a></span> -accessoires, capitation, corvée, que devraient supporter -les privilégiés, si l'égalité d'impôt existait.</p> - -<p>C'était enflammer chaque homme en particulier par -le récit de ses misères, lui en désigner du doigt les auteurs, -l'enhardir par la vue de leur petit nombre, et pénétrer -jusqu'au fond de son cœur pour y allumer la -cupidité, l'envie et la haine. Il semblait qu'on eût entièrement -oublié la Jacquerie, les Maillotins et les Seize, -et qu'on ignorât que les Français, qui sont le peuple le -plus doux et même le plus bienveillant de la terre tant -qu'il demeure tranquille dans son naturel, en devient le -plus barbare dès que de violentes passions l'en font -sortir.</p> - -<p>Je n'ai pu malheureusement me procurer tous les mémoires -qui furent envoyés par les paysans en réponse -à ces questions meurtrières; mais j'en ai retrouvé quelques-uns, -et cela suffit pour connaître l'esprit général -qui les a dictés.</p> - -<p>Dans ces factums, le nom de chaque privilégié, noble, -ou bourgeois, est soigneusement indiqué; sa manière -de vivre est parfois dépeinte et toujours critiquée. -On y recherche curieusement la valeur de son bien; -on s'y étend sur le nombre et la nature de ses priviléges, -et surtout sur le tort qu'ils font à tous les autres -habitants du village. On énumère les boisseaux de blé -qu'il faut lui donner en redevance; on suppute ses revenus -<span class="pagenum"><a name="Page_307" id="Page_307">[Pg 307]</a></span> -avec envie, revenus dont personne ne profite, dit-on. -Le casuel du curé, <i>son salaire</i>, comme on l'appelle -déjà, est excessif; on remarque avec amertume que -tout se paye à l'église, et que le pauvre ne saurait même -se faire enterrer gratis. Quant aux impôts, ils sont tous -mal assis et oppressifs; on n'en rencontre pas un seul -qui trouve grâce à leurs yeux, et ils parlent de tous -dans un langage emporté qui sent la fureur.</p> - -<p>«Les impôts indirects sont odieux,» disent-ils; «il n'y -a point de ménage dans lequel le commis des fermes -ne vienne fouiller; rien n'est sacré pour ses yeux ni -pour ses mains. Les droits d'enregistrement sont écrasants. -Le receveur des tailles est un tyran dont la cupidité -se sert de tous les moyens pour vexer les pauvres -gens. Les huissiers ne valent pas mieux que lui; -il n'y a pas d'honnête cultivateur qui soit à l'abri de -leur férocité. Les collecteurs sont obligés de ruiner -leurs voisins pour ne pas s'exposer eux-mêmes à la -voracité de ces despotes.»</p> - -<p>La Révolution n'annonce pas seulement son approche -dans cette enquête; elle y est présente, elle y parle déjà -sa langue et y montre en plein sa face.</p> - -<p>Parmi toutes les différences qui se rencontrent entre -la révolution religieuse du seizième siècle et la révolution -française, il y en a une qui frappe: au seizième -siècle, la plupart des grands se jetèrent dans le changement -<span class="pagenum"><a name="Page_308" id="Page_308">[Pg 308]</a></span> -de religion par calcul d'ambition ou par cupidité; -le peuple l'embrassa, au contraire, par conviction -et sans attendre aucun profit. Au dix-huitième siècle, -il n'en est pas de même; ce furent des croyances -désintéressées et des sympathies généreuses qui émurent -alors les classes éclairées et les mirent en révolution, -tandis que le sentiment amer de ses griefs et l'ardeur -de changer sa position agitaient le peuple. L'enthousiasme -des premières acheva d'allumer et d'armer les -colères et les convoitises du second.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_309" id="Page_309">[Pg 309]</a></span></p> - - - - -<div class="chapter"> - <h3><a name="CHAPITRE_VI_3" id="CHAPITRE_VI_3"></a>CHAPITRE VI.</h3> -</div> - -<p class="chapsum2">De quelques pratiques à - l'aide desquelles le gouvernement acheva - l'éducation révolutionnaire du peuple.</p> - - -<p>Il y avait déjà longtemps que le gouvernement lui-même -travaillait à faire entrer et à fixer dans l'esprit -du peuple plusieurs des idées qu'on a nommées depuis -révolutionnaires, idées hostiles à l'individu, contraires -aux droits particuliers et amies de la violence.</p> - -<p>Le roi fut le premier à montrer avec quel mépris on -pouvait traiter les institutions les plus anciennes et en -apparence les mieux établies. Louis XV a autant ébranlé -la monarchie et hâté la Révolution par ses nouveautés -que par ses vices, par son énergie que par sa mollesse. -Lorsque le peuple vit tomber et disparaître ce parlement -presque contemporain de la royauté et qui avait -paru jusque-là aussi inébranlable qu'elle, il comprit vaguement -qu'on approchait de ces temps de violence et -de hasard où tout devient possible, où il n'y a guère -de choses si anciennes qui soient respectables, ni de si -nouvelles qu'elles ne se puissent essayer.</p> - -<p>Louis XVI, pendant tout le cours de son règne, ne fit -que parler de réformes à faire. Il y a peu d'institutions -<span class="pagenum"><a name="Page_310" id="Page_310">[Pg 310]</a></span> -dont il n'ait fait prévoir la ruine prochaine, avant que la -Révolution ne vînt les ruiner toutes en effet. Après avoir -ôté de la législation plusieurs des plus mauvaises, il les -y replaça bientôt: on eût dit qu'il n'avait voulu que -les déraciner, laissant à d'autres le soin de les abattre.</p> - -<p>Parmi les réformes qu'il avait faites lui-même, quelques-unes -changèrent brusquement et sans préparations -suffisantes des habitudes anciennes et respectées, -et violentèrent parfois des droits acquis. Elles préparèrent -ainsi la Révolution bien moins encore en abattant -ce qui lui faisait obstacle qu'en montrant au -peuple comment on pouvait s'y prendre pour la faire. -Ce qui accrut le mal fut précisément l'intention pure et -désintéressée qui faisait agir le roi et ses ministres; -car il n'y a pas de plus dangereux exemple que celui -de la violence exercée pour le bien et par les gens de -bien.</p> - -<p>Longtemps auparavant, Louis XIV avait enseigné publiquement -dans ses édits cette théorie, que toutes les -terres du royaume avaient été originairement concédées -sous condition par l'État, qui devenait ainsi le seul propriétaire -véritable, tandis que tous les autres n'étaient -que des possesseurs dont le titre restait contestable et -le droit imparfait. Cette doctrine avait pris sa source -dans la législation féodale; mais elle ne fut professée -en France que dans le temps où la féodalité mourait, et -<span class="pagenum"><a name="Page_311" id="Page_311">[Pg 311]</a></span> -jamais les cours de justice ne l'admirent. C'est l'idée -mère du socialisme moderne. Il est curieux de lui voir -prendre d'abord racine dans le despotisme royal.</p> - -<p>Durant les règnes qui suivirent celui de ce prince, -l'administration enseigna chaque jour au peuple, d'une -manière plus pratique et mieux à sa portée, le mépris -qu'il convient d'avoir pour la propriété privée. Lorsque, -dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, -le goût des travaux publics, et en particulier des routes, -commença à se répandre, le gouvernement ne fit -pas difficulté de s'emparer de toutes les terres dont il -avait besoin pour ses entreprises et de renverser les maisons -qui l'y gênaient. La direction des ponts et chaussées -était dès lors aussi éprise des beautés géométriques -de la ligne droite <a name="NOTE_72" id="NOTE_72"></a> -<a href="#ANCHOR_72">qu'on l'a vue depuis</a>; elle évitait -avec grand soin de suivre les chemins existants, pour -peu qu'ils lui parussent un peu courbes, et, plutôt que -de faire <a name="NOTE_73" id="NOTE_73"></a> -<a href="#ANCHOR_73">un léger détour</a>, elle coupait à travers mille héritages. -Les propriétés ainsi dévastées ou détruites étaient -toujours arbitrairement et tardivement payées, et souvent -ne l'étaient point du tout.</p> - -<p>Lorsque l'assemblée provinciale de la basse Normandie -prit l'administration des mains de l'intendant, elle -constata que le prix de toutes les terres saisies d'autorité -depuis vingt ans, en matière de chemins, était encore -dû. La dette contractée ainsi, et non encore acquittée -<span class="pagenum"><a name="Page_312" id="Page_312">[Pg 312]</a></span> -par l'État dans ce petit coin de la France, s'élevait à -250,000 livres. Le nombre des grands propriétaires atteints -de cette manière était restreint; mais le nombre -des petits propriétaires lésés était grand, car déjà la -terre était très-divisée. Chacun de ceux-là avait appris -par sa propre expérience le peu d'égards que mérite le -droit de l'individu quand l'intérêt public demande qu'on -le violente, doctrine qu'il n'eut garde d'oublier quand -il s'agit de l'appliquer à d'autres à son profit.</p> - -<p>Il avait existé autrefois, dans un très-grand nombre -de paroisses, des fondations charitables qui, dans l'intention -de leurs auteurs, avaient eu pour objet de venir -au secours des habitants dans de certains cas et -d'une certaine manière que le testament indiquait. La -plupart de ces fondations furent détruites dans les derniers -temps de la monarchie ou détournées de leur objet -primitif par de simples arrêts du conseil, c'est-à-dire -par le pur arbitraire du gouvernement. D'ordinaire on -enleva les fonds ainsi donnés aux villages pour en faire -profiter des hôpitaux voisins. A son tour, la propriété -de ces hôpitaux fut vers la même époque transformée -dans des vues que le fondateur n'avait pas eues et qu'il -n'eût point adoptées sans doute. Un édit de 1780 autorisa -tous ces établissements à vendre les biens qu'on leur -avait laissés dans différents temps, à la condition d'en -jouir à perpétuité, et leur permit d'en remettre le prix à -<span class="pagenum"><a name="Page_313" id="Page_313">[Pg 313]</a></span> -l'État, qui devait en servir la rente. C'était, disait-on, -faire de la charité des aïeux un meilleur usage qu'ils n'en -avaient fait eux-mêmes. On oubliait que le meilleur -moyen d'enseigner aux hommes à violer les droits individuels -des vivants est de ne tenir aucun compte de la volonté -des morts. Le mépris que témoignait l'administration -de l'ancien régime à ceux-ci n'a été surpassé par -aucun des pouvoirs qui lui ont succédé. Jamais surtout -elle n'a rien fait voir de ce scrupule un peu méticuleux -qui porte les Anglais à prêter à chaque citoyen toute la -force du corps social pour l'aider à maintenir l'effet de -ses dispositions dernières, et qui leur fait témoigner -plus de respect encore à sa mémoire qu'à lui-même.</p> - -<p>Les réquisitions, la vente obligatoire des denrées, le -maximum sont des mesures de gouvernement qui ont eu -des précédents sous l'ancien régime. J'ai vu, dans des -temps de disette, des administrateurs fixer d'avance le -prix des denrées que les paysans apportaient au marché, -et comme ceux-ci, craignant d'être contraints, ne s'y -présentaient pas, rendre des ordonnances pour les y -obliger sous peine d'amende.</p> - -<p>Mais rien ne fut d'un enseignement plus pernicieux -que certaines formes que suivait la justice criminelle -quand il s'agissait du peuple. Le pauvre était déjà beaucoup -mieux garanti qu'on ne l'imagine contre les atteintes -d'un citoyen plus riche ou plus puissant que lui; mais -<span class="pagenum"><a name="Page_314" id="Page_314">[Pg 314]</a></span> -avait-il affaire à l'État, il ne trouvait plus, comme je l'ai -indiqué ailleurs, que des tribunaux exceptionnels, des -juges prévenus, une procédure rapide ou illusoire, un -arrêt exécutoire par provision et sans appel. «Commet -le prévôt de la maréchaussée et son lieutenant pour -connaître des émotions et attroupements qui pourraient -survenir à l'occasion des grains; ordonne que -par eux le procès sera fait et parfait, jugé prévôtalement -et en dernier ressort; interdit S. M. à toutes -cours de justice d'en prendre connaissance.» Cet arrêt -du conseil fait jurisprudence pendant tout le dix-huitième -siècle. On voit par les procès-verbaux de la maréchaussée -que, dans ces circonstances, on cernait de nuit les -villages suspects, on entrait avant le jour dans les maisons, -et on y arrêtait les paysans qui étaient désignés, -sans qu'il soit autrement question de mandat. L'homme -ainsi arrêté restait souvent longtemps en prison avant -de pouvoir parler à son juge; les édits ordonnaient pourtant -que tout accusé fût interrogé dans les vingt-quatre -heures. Cette disposition n'était ni moins formelle, ni -plus respectée que de nos jours.</p> - -<p>C'est ainsi qu'un gouvernement doux et bien assis -enseignait chaque jour au peuple le code d'instruction -criminelle le mieux approprié aux temps de révolution -et le plus commode à la tyrannie. Il en tenait école -toujours ouverte. L'ancien régime donna jusqu'au bout -<span class="pagenum"><a name="Page_315" id="Page_315">[Pg 315]</a></span> -aux basses classes cette éducation dangereuse. Il n'y a -pas jusqu'à Turgot qui, sur ce point, n'imitât fidèlement -ses prédécesseurs. Lorsqu'en 1775 sa nouvelle législation -sur les grains fit naître des résistances dans le parlement -et des émeutes dans les campagnes, il obtint -du roi une ordonnance qui, dessaisissant les tribunaux, -livra les mutins à la juridiction prévôtale, «laquelle est -principalement destinée,» est-il dit, «à réprimer les -émotions populaires, quand il est utile que des exemples -soient donnés avec célérité.» Bien plus, tous les -paysans qui s'éloignaient de leurs paroisses sans être -munis d'une attestation signée par le curé et par le -syndic devaient être poursuivis, arrêtés et jugés prévôtalement -comme vagabonds.</p> - -<p>Il est vrai que, dans cette monarchie du dix-huitième -siècle, si les formes étaient effrayantes, la peine était -presque toujours tempérée. On aimait mieux faire peur -que faire mal; ou plutôt on était arbitraire et violent par -habitude et par indifférence, et doux par tempérament. -Mais le goût de cette justice sommaire ne s'en prenait -que mieux. Plus la peine était légère, plus on oubliait -aisément la façon dont elle était prononcée. La douceur -de l'arrêt cachait l'horreur de la procédure.</p> - -<p>J'oserai dire, parce que je tiens les faits dans ma -main, qu'un grand nombre de procédés employés par le -gouvernement révolutionnaire ont eu des précédents et -<span class="pagenum"><a name="Page_316" id="Page_316">[Pg 316]</a></span> -des exemples dans les mesures prises à l'égard du bas -peuple pendant les deux derniers siècles de la monarchie. -L'ancien régime a fourni à la Révolution plusieurs -de ses formes; celle-ci n'y a joint que l'atrocité de son -génie.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_317" id="Page_317">[Pg 317]</a></span></p> - - - - -<div class="chapter"> - <h3><a name="CHAPITRE_VII_3" id="CHAPITRE_VII_3"></a>CHAPITRE VII.</h3> -</div> - -<p class="chapsum2">Comment une grande révolution - administrative avait précédé la révolution - politique, et des conséquences que cela eut.</p> - - -<p>Rien n'avait encore été changé à la forme du gouvernement -que déjà la plupart des lois secondaires qui règlent -la condition des personnes et l'administration des -affaires étaient abolies ou modifiées.</p> - -<p>La destruction des jurandes et leur rétablissement -partiel et incomplet avaient profondément altéré tous les -anciens rapports de l'ouvrier et du maître. Ces rapports -étaient devenus non-seulement différents, mais incertains -et contraints. La police dominicale était ruinée; -la tutelle de l'État était encore mal assise, et l'artisan, -placé dans une position gênée et indécise, entre le gouvernement -et le patron, ne savait trop lequel des deux -pouvait le protéger ou devait le contenir. Cet état de malaise -et d'anarchie, dans lequel on avait mis d'un seul -coup toute la basse classe des villes, eut de grandes conséquences, -dès que le peuple commença à reparaître -sur la scène politique.</p> - -<p>Un an avant la Révolution, un édit du roi avait bouleversé -<span class="pagenum"><a name="Page_318" id="Page_318">[Pg 318]</a></span> -dans toutes ses parties l'ordre de la justice; -plusieurs juridictions nouvelles avaient été créées, une -multitude d'autres abolies, toutes les règles de la compétence -changées. Or, en France, ainsi que je l'ai déjà -fait remarquer ailleurs, le nombre de ceux qui s'occupaient, -soit à juger, soit à exécuter les arrêts des juges, -était immense. A vrai dire, toute la bourgeoisie tenait -de près ou de loin aux tribunaux. L'effet de la loi fut -donc de troubler tout à coup des milliers de familles -dans leur état et dans leurs biens, et de leur donner une -assiette nouvelle et précaire. L'édit n'avait guère moins -incommodé les plaideurs, qui, au milieu de cette révolution -judiciaire, avaient peine à retrouver la loi qui leur -était applicable et le tribunal qui devait les juger.</p> - -<p>Mais ce fut surtout la réforme radicale que l'administration -proprement dite eut à subir en 1787 qui, après -avoir porté le désordre dans les affaires publiques, vint -émouvoir chaque citoyen jusque dans sa vie privée.</p> - -<p>J'ai dit que, dans les pays d'élection, c'est-à-dire dans -près des trois quarts de la France, toute l'administration -de la généralité était livrée à un seul homme, l'intendant, -lequel agissait non-seulement sans contrôle, -mais sans conseil.</p> - -<p>En 1787, on plaça à côté de cet intendant une assemblée -provinciale qui devint le véritable administrateur du -pays. Dans chaque village, un corps municipal élu prit -<span class="pagenum"><a name="Page_319" id="Page_319">[Pg 319]</a></span> -également la place des anciennes assemblées de paroisse, -et, dans la plupart des cas, du syndic.</p> - -<p>Une législation si contraire à celle qui l'avait précédée, -et qui changeait si complétement, non-seulement l'ordre -des affaires, mais la position relative des hommes, dut -être appliquée partout à la fois, et partout à peu près -de la même manière, sans aucun égard aux usages -antérieurs ni à la situation particulière des provinces; -tant le génie unitaire de la Révolution possédait déjà ce -vieux gouvernement que la Révolution allait abattre.</p> - -<p>On vit bien alors la part que prend l'habitude dans le -jeu des institutions politiques, et comment les hommes -se tirent plus aisément d'affaire avec des lois obscures -et compliquées, dont ils ont depuis longtemps la pratique, -qu'avec une législation plus simple qui leur est -nouvelle.</p> - -<p>Il y avait en France, sous l'ancien régime, toutes -sortes de pouvoirs qui variaient à l'infini, suivant les -provinces, et dont aucun n'avait de limites fixes et bien -connues, de telle sorte que le champ d'action de chacun -d'eux était toujours commun à plusieurs autres. -Cependant on avait fini par établir un ordre régulier et -assez facile dans les affaires; tandis que les nouveaux -pouvoirs, qui étaient en plus petit nombre, soigneusement -limités et semblables entre eux, se rencontrèrent -et s'enchevêtrèrent aussitôt les uns dans les autres au -<span class="pagenum"><a name="Page_320" id="Page_320">[Pg 320]</a></span> -milieu de la plus grande confusion, et souvent se réduisirent -mutuellement à l'impuissance.</p> - -<p>La loi nouvelle renfermait d'ailleurs un grand vice, -qui seul eût suffi, surtout au début, pour en rendre -<a name="NOTE_74" id="NOTE_74"></a> -<a href="#ANCHOR_74">l'exécution difficile</a>: tous les pouvoirs qu'elle créait -étaient collectifs.</p> - -<p>Sous l'ancienne monarchie, on n'avait jamais connu -que deux façons d'administrer: dans les lieux où l'administration -était confiée à un seul homme, celui-ci -agissait sans le concours d'aucune assemblée; là où il -existait des assemblées, comme dans les pays d'état ou -dans les villes, la puissance exécutive n'était confiée à -personne en particulier; l'assemblée non-seulement gouvernait -et surveillait l'administration, mais administrait -par elle-même ou par des commissions temporaires -qu'elle nommait.</p> - -<p>Comme on ne connaissait que ces deux manières d'agir, -dès qu'on abandonna l'une, on adopta l'autre. Il est -assez étrange que, dans le sein d'une société si éclairée, -et où l'administration publique jouait déjà depuis longtemps -un si grand rôle, on ne se fût jamais avisé de -réunir les deux systèmes, et de distinguer, sans les disjoindre, -le pouvoir qui doit exécuter de celui qui doit -surveiller et prescrire. Cette idée, qui paraît si simple, -ne vint point; elle n'a été trouvée que dans ce siècle. -C'est pour ainsi dire la seule grande découverte en matière -<span class="pagenum"><a name="Page_321" id="Page_321">[Pg 321]</a></span> -d'administration publique qui nous soit propre. -Nous verrons la suite qu'eut la pratique contraire, -quand, transportant dans la politique les habitudes administratives, -et obéissant à la tradition de l'ancien régime -tout en détestant celui-ci, on appliqua dans la -Convention nationale le système que les états provinciaux -et les petites municipalités des villes avaient suivi, -et comment de ce qui n'avait été jusque-là qu'une cause -d'embarras dans les affaires, on fit sortir tout à coup -la Terreur.</p> - -<p>Les assemblées provinciales de 1787 reçurent donc le -droit d'administrer elles-mêmes, dans la plupart des circonstances -où, jusque-là, l'intendant avait seul agi; elles -furent chargées, sous l'autorité du gouvernement central, -d'asseoir la taille et d'en surveiller la perception, d'arrêter -quels devaient être les travaux publics à entreprendre -et de les faire exécuter. Elle eut sous ses ordres immédiats -tous les agents des ponts et chaussées, depuis l'inspecteur -jusqu'au piqueur des travaux. Elle dut leur prescrire -ce qu'elle jugeait convenable, rendre compte de -leur service au ministre, et proposer à celui-ci les gratifications -qu'ils méritaient. La tutelle des communes fut -presque entièrement remise à ces assemblées; elles durent -juger en premier ressort la plus grande partie des -affaires contentieuses, qui étaient portées jusque-là devant -l'intendant, etc.; fonctions dont plusieurs convenaient -<span class="pagenum"><a name="Page_322" id="Page_322">[Pg 322]</a></span> -mal à un pouvoir collectif et irresponsable, et -qui d'ailleurs allaient être exercées par des gens qui administraient -pour la première fois.</p> - -<p>Ce qui acheva de tout brouiller fut qu'en réduisant -ainsi l'intendant à l'impuissance on le laissa néanmoins -subsister. Après lui avoir ôté le droit absolu de tout -faire, on lui imposa le devoir d'aider et de surveiller ce -que l'assemblée ferait; comme si un fonctionnaire déchu -pouvait jamais entrer dans l'esprit de la législation -qui le dépossède et en faciliter la pratique!</p> - -<p>Ce qu'on avait fait pour l'intendant, on le fit pour son -subdélégué. A côté de lui, et à la place qu'il venait -d'occuper, on plaça une assemblée d'arrondissement -qui dut agir sous la direction de l'assemblée provinciale -et d'après des principes analogues.</p> - -<p>Tout ce qu'on connaît des actes des <a name="NOTE_75" id="NOTE_75"></a> -<a href="#ANCHOR_75">assemblées provinciales</a> -créées en 1787, et leurs procès-verbaux mêmes, -apprennent qu'aussitôt après leur naissance elles entrèrent -en guerre sourde et souvent ouverte avec les intendants, -ceux-ci n'employant l'expérience supérieure qu'ils -avaient acquise qu'à gêner les mouvements de leurs successeurs. -Ici, c'est une assemblée qui se plaint de ne pouvoir -arracher qu'avec effort des mains de l'intendant les -pièces qui lui sont les plus nécessaires. Ailleurs, c'est -l'intendant qui accuse les membres de l'assemblée de -vouloir usurper des attributions que les édits, dit-il, lui -<span class="pagenum"><a name="Page_323" id="Page_323">[Pg 323]</a></span> -ont laissées. Il en appelle au ministre, qui souvent ne -répond rien ou doute; car la matière lui est aussi nouvelle -et obscure qu'à tous les autres. Parfois l'assemblée -délibère que l'intendant n'a pas bien administré, -que les chemins qu'il a fait construire sont mal tracés -ou mal entretenus; il a laissé ruiner des communautés -dont il était le tuteur. Souvent ces assemblées hésitent -au milieu des obscurités d'une législation si peu connue; -elles s'envoient au loin consulter les unes les autres et -se font parvenir sans cesse des avis. L'intendant d'Auch -prétend qu'il peut s'opposer à la volonté de l'assemblée -provinciale, qui avait autorisé une commune à s'imposer; -l'assemblée affirme qu'en cette matière l'intendant -n'a plus désormais que des avis, et non des ordres, à -donner, et elle demande à l'assemblée provinciale de -l'Ile-de-France ce que celle-ci en pense.</p> - -<p>Au milieu de ces récriminations et de ces consultations, -la marche de l'administration se ralentit souvent -et quelquefois s'arrête: la vie publique est alors comme -suspendue. «La stagnation des affaires est complète,» -dit l'assemblée provinciale de Lorraine, qui n'est en -cela que l'écho de plusieurs autres; «tous les bons citoyens -s'en affligent.»</p> - -<p>D'autres fois, c'est par excès d'activité et de confiance -en elles-mêmes que pèchent ces nouvelles administrations; -elles sont toutes remplies d'un zèle inquiet -<span class="pagenum"><a name="Page_324" id="Page_324">[Pg 324]</a></span> -et perturbateur qui les porte à vouloir changer tout à -coup les anciennes méthodes et corriger à la hâte les -plus vieux abus. Sous prétexte que désormais c'est à -elles à exercer la tutelle des villes; elles entreprennent -de gérer elles-mêmes les affaires communales; en un -mot, elles achèvent de tout confondre en voulant tout -améliorer.</p> - -<p>Si l'on veut bien considérer maintenant la place immense -qu'occupait déjà depuis longtemps en France -l'administration publique, la multitude des intérêts auxquels -elle touchait chaque jour, tout ce qui dépendait -d'elle ou avait besoin de son concours; si l'on songe que -c'était déjà sur elle plus que sur eux-mêmes que les particuliers -comptaient pour faire réussir leurs propres affaires, -favoriser leur industrie, assurer leurs subsistances, -tracer et entretenir leurs chemins, préserver leur -tranquillité et garantir leur bien-être, on aura une idée -du nombre infini de gens qui durent se trouver personnellement -atteints du mal dont elle souffrait.</p> - -<p>Mais ce fut surtout dans les villages que les vices de -la nouvelle organisation se firent sentir; là, elle ne -troubla pas seulement l'ordre des pouvoirs, elle changea -tout à coup la position relative des hommes et mit en -présence et en conflit toutes les classes.</p> - -<p>Lorsque Turgot, en 1775, proposa au roi de réformer -l'administration des campagnes, le plus grand embarras -<span class="pagenum"><a name="Page_325" id="Page_325">[Pg 325]</a></span> -qu'il rencontra, c'est lui-même qui nous l'apprend, vint -de l'inégale répartition des impôts; car comment faire -agir en commun et délibérer ensemble sur les affaires de -la paroisse, dont les principales sont l'assiette, la levée -et l'emploi des taxes, des gens qui ne sont pas tous assujettis -à les payer de la même manière, et dont quelques-uns -sont entièrement soustraits à leurs charges? -Chaque paroisse contenait des gentilshommes et des ecclésiastiques -qui ne payaient point la taille, des paysans -qui en étaient en partie ou en totalité exempts, et d'autres -qui l'acquittaient tout entière. C'était comme trois -paroisses distinctes, dont chacune eût demandé une administration -à part. La difficulté était insoluble.</p> - -<p>Nulle part, en effet, la distinction d'impôts n'était -plus visible que dans les campagnes; nulle part la population -n'y était mieux divisée en groupes différents et -souvent ennemis les uns des autres. Pour arriver à donner -aux villages une administration collective et un petit -gouvernement libre, il eût fallu d'abord y assujettir tout -le monde aux mêmes impôts et y diminuer la distance -qui séparait les classes.</p> - -<p>Ce n'est point ainsi qu'on s'y prit lorsqu'on entreprit -enfin cette réforme en 1787. Dans l'intérieur de la paroisse, -on maintint l'ancienne séparation des ordres et -l'inégalité en fait d'impôt qui en était le principal signe, -et néanmoins on y livra toute l'administration à des -<span class="pagenum"><a name="Page_326" id="Page_326">[Pg 326]</a></span> -corps électifs. Cela conduisit sur-le-champ aux conséquences -les plus singulières.</p> - -<p>S'agit-il de l'assemblée électorale qui devait choisir -les officiers municipaux: le curé et le seigneur ne purent -y paraître; ils appartenaient, disait-on, à l'ordre de -la noblesse et à celui du clergé; or c'était, ici, principalement -le tiers-état qui avait à élire ses représentants.</p> - -<p>Le conseil municipal une fois élu, le curé et le seigneur -en étaient, au contraire, membres de droit; car -il n'eût pas semblé séant de rendre entièrement étrangers -au gouvernement de la paroisse deux habitants si -notables. Le seigneur présidait même ces conseillers -municipaux qu'il n'avait pas contribué à élire, mais il -ne fallait pas qu'il s'ingérât dans la plupart de leurs -actes. Quand on procédait à l'assiette et à la répartition -de la taille, par exemple, le curé et le seigneur ne pouvaient -pas voter. N'étaient-ils pas tous deux exempts de -cet impôt? De son côté, le conseil municipal n'avait rien -à voir à leur capitation; elle continuait à être réglée par -l'intendant d'après des formes particulières.</p> - -<p>De peur que ce président, ainsi isolé du corps qu'il -était censé diriger, n'y exerçât encore indirectement une -influence contraire à l'intérêt de l'ordre dont il ne faisait -pas partie, on demanda que les voix de ses fermiers n'y -comptassent pas; et les assemblées provinciales, consultées -<span class="pagenum"><a name="Page_327" id="Page_327">[Pg 327]</a></span> -sur ce point, trouvèrent cette réclamation fort juste -et tout à fait conforme aux principes. Les autres gentilshommes -qui habitaient la paroisse ne pouvaient entrer -dans ce même corps municipal roturier, à moins -qu'ils ne fussent élus par les paysans, et alors, comme -le règlement a soin de le faire remarquer, ils n'avaient -plus le droit d'y représenter que le tiers-état.</p> - -<p>Le seigneur ne paraissait donc là que pour y être -entièrement soumis à ses anciens sujets, devenus tout à -coup ses maîtres; il y était leur prisonnier plutôt que -leur chef. En rassemblant ces hommes de cette manière, -il semblait qu'on eût eu pour but moins de les rapprocher -que de leur faire voir plus distinctement en -quoi ils différaient et combien leurs intérêts étaient contraires.</p> - -<p><a name="NOTE_76" id="NOTE_76"></a> -<a href="#ANCHOR_76">Le syndic</a> était-il encore ce fonctionnaire discrédité -dont on n'exerçait les fonctions que par contrainte, ou -bien sa condition s'était-elle relevée avec la communauté -dont il restait le principal agent? Nul ne le savait précisément. -Je trouve en 1788 la lettre d'un certain huissier -de village qui s'indigne qu'on l'ait élu pour remplir -les fonctions de syndic. «Cela,» dit-il, «est contraire à -tous les priviléges de sa charge.» Le contrôleur général -répond qu'il faut rectifier les idées de ce particulier, -«et lui faire comprendre qu'il devrait tenir à honneur -d'être choisi par ses concitoyens, et que d'ailleurs les -<span class="pagenum"><a name="Page_328" id="Page_328">[Pg 328]</a></span> -nouveaux syndics ne ressembleront point aux fonctionnaires -qui portaient jusque-là le même nom, et qu'ils -doivent compter sur plus d'égards de la part du gouvernement.»</p> - -<p>D'autre part, on voit des habitants considérables de -la paroisse, et même des gentilshommes, qui se rapprochent -tout à coup des paysans, quand ceux-ci deviennent -une puissance. Le seigneur haut justicier d'un village -des environs de Paris se plaint de ce que l'édit -l'empêche de prendre part, même <i>comme simple habitant</i>, -aux opérations de l'assemblée paroissiale. D'autres -consentent, disent-ils, «par dévouement pour le bien -public, à remplir même les fonctions de syndic.»</p> - -<p>C'était trop tard. A mesure que les hommes des classes -riches s'avancent ainsi vers le peuple des campagnes -et s'efforcent de se mêler avec lui, celui-ci se retire -dans l'isolement qu'on lui avait fait et s'y défend. On -rencontre des assemblées municipales de paroisses qui -se refusent à recevoir dans leur sein le seigneur; d'autres -font toute sorte de chicanes avant d'admettre les -roturiers mêmes, quand ils sont riches. «Nous sommes -instruits,» dit l'assemblée provinciale de basse Normandie, -«que plusieurs assemblées municipales ont refusé -d'admettre dans leur sein les propriétaires roturiers -de la paroisse qui n'y sont pas domiciliés, bien -qu'il ne soit pas douteux que ceux-ci ont droit d'en -<span class="pagenum"><a name="Page_329" id="Page_329">[Pg 329]</a></span> -faire partie. D'autres assemblées ont même refusé -d'admettre les fermiers qui n'avaient pas de propriétés -sur leur territoire.»</p> - -<p>Ainsi donc, tout était déjà nouveauté, obscurité, conflit -dans les lois secondaires, avant même qu'on eût encore -touché aux lois principales qui réglaient le gouvernement -de l'État. Ce qui en restait debout était -ébranlé, et il n'existait pour ainsi dire plus un seul règlement -dont le pouvoir central lui-même n'eût annoncé -l'abolition ou la modification prochaine.</p> - -<p>Cette rénovation soudaine et immense de toutes les -règles et de toutes les habitudes administratives qui précéda -chez nous la révolution politique, et dont on parle -aujourd'hui à peine, était déjà pourtant l'une des plus -grandes perturbations qui se soient jamais rencontrées -dans l'histoire d'un grand peuple. Cette première révolution -exerça une influence prodigieuse sur la seconde, -et fit de celle-ci un événement différent de tous ceux de -la même espèce qui avaient eu lieu jusque-là dans le -monde, ou de ceux qui y ont eu lieu depuis.</p> - -<p>La première révolution d'Angleterre, qui bouleversa -toute la constitution politique de ce pays et y abolit -jusqu'à la royauté, ne toucha que fort superficiellement -aux lois secondaires et ne changea presque rien aux -coutumes et aux usages. La justice et l'administration -gardèrent leurs formes et suivirent les mêmes errements -<span class="pagenum"><a name="Page_330" id="Page_330">[Pg 330]</a></span> -que par le passé. Au plus fort de la guerre civile, les -douze juges d'Angleterre continuèrent, dit-on, à faire -deux fois l'an la tournée des assises. Tout ne fut donc -pas agité à la fois. La révolution se trouva circonscrite -dans ses effets, et la société anglaise, quoique remuée à -son sommet, resta ferme dans son assiette.</p> - -<p>Nous avons vu nous-mêmes en France, depuis 89, -plusieurs révolutions qui ont changé de fond en comble -toute la structure du gouvernement. La plupart ont été -très-soudaines et se sont accomplies par la force, en violation -ouverte des lois existantes. Néanmoins le désordre -qu'elles ont fait naître n'a jamais été ni long ni général; -à peine ont-elles été ressenties par la plus grande partie -de la nation, quelquefois à peine aperçues.</p> - -<p>C'est que, depuis 89, la constitution administrative -est toujours restée debout au milieu des ruines des constitutions -politiques. On changeait la personne du prince -ou les formes du pouvoir central, mais le cours journalier -des affaires n'était ni interrompu ni troublé; chacun -continuait à rester soumis, dans les petites affaires -qui l'intéressaient particulièrement, aux règles et aux -usages qu'il connaissait; il dépendait des pouvoirs secondaires -auxquels il avait toujours eu l'habitude de -s'adresser, et d'ordinaire il avait affaire aux mêmes -agents; car, si à chaque révolution l'administration -était décapitée, son corps restait intact et vivant; les -<span class="pagenum"><a name="Page_331" id="Page_331">[Pg 331]</a></span> -mêmes fonctions étaient exercées par les mêmes fonctionnaires; -ceux-ci transportaient à travers la diversité -des lois politiques leur esprit et leur pratique. Ils -jugeaient et ils administraient au nom du roi, ensuite -au nom de la république, enfin au nom de l'empereur. -Puis, la Fortune faisant refaire à sa roue le même tour, -ils recommençaient à administrer et à juger pour le roi, -pour la république et pour l'empereur, toujours les -mêmes et de même; car que leur importait le nom du -maître? Leur affaire était moins d'être citoyens que -bons administrateurs et bons juges. Dès que la première -secousse était passée, il semblait donc que rien n'eût -bougé dans le pays.</p> - -<p>Au moment où la Révolution éclata, cette partie du -gouvernement qui, quoique subordonnée, se fait sentir -tous les jours à chaque citoyen et influe de la manière -la plus continue et la plus efficace sur son bien-être, -venait d'être entièrement bouleversée: l'administration -publique avait changé tout à coup tous ses agents et renouvelé -toutes ses maximes. L'État n'avait pas paru -d'abord recevoir de cette immense réforme un grand -choc; mais tous les Français en avaient ressenti une -petite commotion particulière. Chacun s'était trouvé -ébranlé dans sa condition, troublé dans ses habitudes -ou gêné dans son industrie. Un certain ordre régulier -continuait à régner dans les affaires les plus importantes -<span class="pagenum"><a name="Page_332" id="Page_332">[Pg 332]</a></span> -et les plus générales que personne ne savait déjà -plus ni à qui obéir, ni à qui s'adresser, ni comment se -conduire dans les moindres et les particulières qui forment -le train journalier de la vie sociale.</p> - -<p>La nation n'étant plus d'aplomb dans aucune de ses -parties, un dernier coup put donc la mettre tout entière -en branle et produire le plus vaste bouleversement et la -plus effroyable confusion qui furent jamais.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_333" id="Page_333">[Pg 333]</a></span></p> - - - - -<div class="chapter"> - <h3><a name="CHAPITRE_VIII_3" id="CHAPITRE_VIII_3"></a>CHAPITRE VIII.</h3> -</div> - -<p class="chapsum2">Comment la Révolution - est sortie d'elle-même de ce qui précède.</p> - - -<p>Je veux, en finissant, rassembler quelques-uns des -traits que j'ai déjà peints à part, et, de cet ancien régime -dont je viens de faire le portrait, voir la Révolution sortir -comme d'elle-même.</p> - -<p>Si l'on considère que c'était parmi nous que le système -féodal, sans changer ce qui, en lui, pouvait nuire -ou irriter, avait le mieux perdu tout ce qui pouvait -protéger ou servir, on sera moins surpris que la révolution -qui devait abolir violemment cette vieille constitution -de l'Europe ait éclaté en France plutôt qu'ailleurs.</p> - -<p>Si l'on fait attention que la noblesse, après avoir -perdu ses anciens droits politiques, et cessé, plus que -cela ne s'était vu en aucun autre pays de l'Europe féodale, -d'administrer et de conduire les habitants, avait -néanmoins, non-seulement conservé, mais beaucoup -accru ses immunités pécuniaires et les avantages dont -jouissaient individuellement ses membres; qu'en devenant -une classe subordonnée elle était restée une classe -privilégiée et fermée, de moins en moins, comme je l'ai -<span class="pagenum"><a name="Page_334" id="Page_334">[Pg 334]</a></span> -dit ailleurs, une aristocratie, de plus en plus une caste, -on ne s'étonnera plus que ses priviléges aient paru si -inexplicables et si détestables aux Français, et qu'à sa -vue l'envie démocratique se soit enflammée dans leur -cœur à ce point qu'elle y brûle encore.</p> - -<p>Si l'on songe enfin que cette noblesse, séparée des -classes moyennes, qu'elle avait repoussées de son sein, -et du peuple, dont elle avait laissé échapper le cœur, -était entièrement isolée au milieu de la nation, en apparence -la tête d'une armée, en réalité un corps d'officiers -sans soldats, on comprendra comment, après avoir -été mille ans debout, elle ait pu être renversée dans -l'espace d'une nuit.</p> - -<p>J'ai fait voir de quelle manière le gouvernement du -roi, ayant aboli les libertés provinciales et s'étant -substitué dans les trois quarts de la France à tous les -pouvoirs locaux, avait attiré à lui toutes les affaires, les -plus petites aussi bien que les plus grandes; j'ai montré, -d'autre part, comment, par une conséquence nécessaire, -Paris s'était rendu le maître du pays dont il n'avait -été jusque-là que la capitale, ou plutôt était devenu -alors lui-même le pays tout entier. Ces deux faits, qui -étaient particuliers à la France, suffiraient seuls au besoin -pour expliquer pourquoi une émeute a pu détruire -de fond en comble une monarchie qui avait supporté -pendant tant de siècles de si violents chocs, et qui, la -<span class="pagenum"><a name="Page_335" id="Page_335">[Pg 335]</a></span> -veille de sa chute, paraissait encore inébranlable à ceux -mêmes qui allaient la renverser.</p> - -<p>La France étant l'un des pays de l'Europe où toute -vie politique était depuis le plus longtemps et le plus -complétement éteinte, où les particuliers avaient le -mieux perdu l'usage des affaires, l'habitude de lire dans -les faits, l'expérience des mouvements populaires et -presque la notion du peuple, il est facile d'imaginer -comment tous les Français ont pu tomber à la fois dans -une révolution terrible sans la voir, les plus menacés -par elle marchant les premiers, et se chargeant d'ouvrir -et d'élargir le chemin qui y conduisait.</p> - -<p>Comme il n'existait plus d'institutions libres, par conséquent -plus de classes politiques, plus de corps politiques -vivants, plus de partis organisés et conduits, et -qu'en l'absence de toutes ces forces régulières la direction -de l'opinion publique, quand l'opinion publique vint -à renaître, échut uniquement à des philosophes, on dut -s'attendre à voir la Révolution conduite moins en vue -de certains faits particuliers que d'après des principes -abstraits et des théories très-générales; on put augurer -qu'au lieu d'attaquer séparément les mauvaises lois on -s'en prendrait à toutes les lois, et qu'on entreprendrait -de substituer à l'ancienne constitution de la France un -système de gouvernement tout nouveau, que ces écrivains -avaient conçu.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_336" id="Page_336">[Pg 336]</a></span></p> - -<p>L'Église se trouvant naturellement mêlée à toutes les -vieilles institutions qu'on voulait détruire, on ne pouvait -douter que cette Révolution ne dût ébranler la religion -en même temps qu'elle renverserait le pouvoir civil; dès -lors il était impossible de dire à quelles témérités -inouïes pouvait s'emporter l'esprit des novateurs, délivrés -à la fois de toutes les gênes que la religion, les -coutumes et les lois imposent à l'imagination des -hommes.</p> - -<p>Et celui qui eût bien étudié l'état du pays eût aisément -prévu qu'il n'y avait pas de témérité si inouïe qui -ne pût y être tentée, ni de violence qui ne dût y être -soufferte.</p> - -<p>«Eh quoi!» s'écrie Burke dans un de ses éloquents -pamphlets, «on n'aperçoit pas un homme qui puisse répondre -pour le plus petit district; bien plus, on n'en -voit pas un qui puisse répondre d'un autre. Chacun -est arrêté dans sa maison sans résistance, qu'il s'agisse -de royalisme, de modérantisme ou de toute autre -chose.» Burke savait mal dans quelles conditions cette -monarchie qu'il regrettait nous avait laissés à nos nouveaux -maîtres. L'administration de l'ancien régime avait -d'avance ôté aux Français la possibilité et l'envie de -s'entr'aider. Quand la Révolution survint, on aurait -vainement cherché dans la plus grande partie de la -France dix hommes qui eussent l'habitude d'agir en -<span class="pagenum"><a name="Page_337" id="Page_337">[Pg 337]</a></span> -commun d'une manière régulière, et de veiller eux-mêmes -à leur propre défense; le pouvoir central seul devait -s'en charger, de telle sorte que ce pouvoir central, -étant tombé des mains de l'administration royale dans -celles d'une assemblée irresponsable et souveraine, et de -débonnaire devenue terrible, ne trouva rien devant lui -qui pût ni l'arrêter, ni même le retarder un moment. La -même cause qui avait fait tomber si aisément la monarchie -avait rendu tout possible après sa chute.</p> - -<p>Jamais la tolérance en fait de religion, la douceur -dans le commandement, l'humanité et même la bienveillance -n'avaient été plus prêchées, et, il semblait, -mieux admises qu'au dix-huitième siècle; le droit de -guerre, qui est comme le dernier asile de la violence, -s'était lui-même resserré et adouci. Du sein de mœurs -si douces allait cependant sortir la révolution la plus -inhumaine! Et pourtant, tout cet adoucissement des -mœurs n'était pas un faux semblant; car, dès que la -fureur de la Révolution se fut amortie, on vit cette -même douceur se répandre aussitôt dans toutes les lois -et pénétrer dans toutes les habitudes politiques.</p> - -<p>Le contraste entre la bénignité des théories et la violence -des actes, qui a été l'un des caractères les plus -étranges de la Révolution française, ne surprendra personne -si l'on fait attention que cette révolution a été -préparée par les classes les plus civilisées de la nation, -<span class="pagenum"><a name="Page_338" id="Page_338">[Pg 338]</a></span> -et exécutée par les plus incultes et les plus rudes. Les -hommes des premières n'ayant aucun lien préexistant -entre eux, nul usage de s'entendre, aucune prise sur le -peuple, celui-ci devint presque aussitôt le pouvoir dirigeant -dès que les anciens pouvoirs furent détruits. Là -où il ne gouverna pas par lui-même, il donna du moins -son esprit au gouvernement; et si, d'un autre côté, on -songe à la manière dont ce peuple avait vécu sous l'ancien -régime, on n'aura pas de peine à imaginer ce qu'il -allait être.</p> - -<p>Les particularités mêmes de sa condition lui avaient -donné plusieurs vertus rares. Affranchi de bonne heure -et depuis longtemps propriétaire d'une partie du sol, -isolé plutôt que dépendant, il se montrait tempérant et -fier; il était rompu à la peine, indifférent aux délicatesses -de la vie, résigné dans les plus grands maux, ferme -au péril; race simple et virile qui va remplir ces puissantes -armées sous l'effort desquelles l'Europe ploiera. -Mais la même cause en faisait un dangereux maître. -Comme il avait porté presque seul depuis des siècles -tout le faix des abus, qu'il avait vécu à l'écart, se nourrissant -en silence de ses préjugés, de ses jalousies et de -ses haines, il s'était endurci par ces rigueurs de sa destinée, -et il était devenu capable à la fois de tout endurer -et de tout faire souffrir.</p> - -<p>C'est dans cet état que, mettant la main sur le gouvernement, -<span class="pagenum"><a name="Page_339" id="Page_339">[Pg 339]</a></span> -il entreprit d'achever lui-même l'œuvre de -la Révolution. Les livres avaient fourni la théorie; il se -chargea de la pratique, et il ajusta les idées des écrivains -à ses propres fureurs.</p> - -<p>Ceux qui ont étudié attentivement, en lisant ce livre, -la France au dix-huitième siècle, ont pu voir naître et se -développer dans son sein deux passions principales, qui -n'ont point été contemporaines et n'ont pas toujours -tendu au même but.</p> - -<p>L'une, plus profonde et venant de plus loin, est la -haine violente et inextinguible de l'inégalité. Celle-ci -était née et s'était nourrie de la vue de cette inégalité -même, et elle poussait depuis longtemps les Français, -avec une force continue et irrésistible, à vouloir détruire -jusque dans leurs fondements tout ce qui restait des institutions -du moyen âge, et, le terrain vidé, à y bâtir une -société où les hommes fussent aussi semblables et les -conditions aussi égales que l'humanité le comporte.</p> - -<p>L'autre, plus récente et moins enracinée, les portait -à vouloir vivre non-seulement égaux, mais libres.</p> - -<p>Vers la fin de l'ancien régime ces deux passions sont -aussi sincères et paraissent aussi vives l'une que l'autre. -A l'entrée de la Révolution, elles se rencontrent; elles se -mêlent alors et se confondent un moment, s'échauffent -l'une l'autre dans le contact, et enflamment enfin à la -fois tout le cœur de la France. C'est 89, temps d'inexpérience -<span class="pagenum"><a name="Page_340" id="Page_340">[Pg 340]</a></span> -sans doute, mais de générosité, d'enthousiasme, -de virilité et de grandeur, temps d'immortelle mémoire, -vers lequel se tourneront avec admiration et avec respect -les regards des hommes, quand ceux qui l'ont vu et nous-mêmes -aurons disparu depuis longtemps. Alors les Français -furent assez fiers de leur cause et d'eux-mêmes pour -croire qu'ils pouvaient être égaux dans la liberté. Au milieu -des institutions démocratiques ils placèrent donc partout -des institutions libres. Non-seulement ils réduisirent -en poussière cette législation surannée qui divisait les -hommes en castes, en corporations, en classes, et rendaient -leurs droits plus inégaux encore que leurs conditions, -mais ils brisèrent d'un seul coup ces autres lois, -œuvres plus récentes du pouvoir royal, qui avaient ôté -à la nation la libre jouissance d'elle-même, et avaient -placé à côté de chaque Français le gouvernement, pour -être son précepteur, son tuteur, et, au besoin, son oppresseur. -Avec le gouvernement absolu la centralisation -tomba.</p> - -<p>Mais quand cette génération vigoureuse, qui avait -commencé la Révolution, eut été détruite ou énervée, -ainsi que cela arrive d'ordinaire à toute génération qui -entame de telles entreprises; lorsque, suivant le cours -naturel des événements de cette espèce, l'amour de la -liberté se fut découragé et alangui au milieu de l'anarchie -et de la dictature populaire, et que la nation éperdue -<span class="pagenum"><a name="Page_341" id="Page_341">[Pg 341]</a></span> -commença à chercher comme à tâtons son maître, -le gouvernement absolu trouva pour renaître et se fonder -des facilités prodigieuses, que découvrit sans peine -le génie de celui qui allait être tout à la fois le continuateur -de la Révolution et son destructeur.</p> - -<p>L'ancien régime avait contenu, en effet, tout un ensemble -d'institutions de date moderne, qui, n'étant point hostiles -à l'égalité, pouvaient facilement prendre place dans la -société nouvelle, et qui pourtant offraient au despotisme -des facilités singulières. On les rechercha au milieu des -débris de toutes les autres et on les retrouva. Ces institutions -avaient fait naître jadis des habitudes, des passions, -des idées qui tendaient à tenir les hommes divisés -et obéissants; on raviva celles-ci et on s'en aida. On ressaisit -la centralisation dans ses ruines et on la restaura; -et comme, en même temps qu'elle se relevait, tout ce qui -avait pu autrefois la limiter restait détruit, des entrailles -mêmes d'une nation qui venait de renverser la royauté -on vit sortir tout à coup un pouvoir plus étendu, plus -détaillé, plus absolu que celui qui avait été exercé par -aucun de nos rois. L'entreprise parut d'une témérité extraordinaire -et son succès inouï, parce qu'on ne pensait -qu'à ce qu'on voyait et qu'on oubliait ce qu'on avait vu. -Le dominateur tomba, mais ce qu'il y avait de plus -substantiel dans son œuvre resta debout; son gouvernement -mort, son administration continua de vivre, et, -<span class="pagenum"><a name="Page_342" id="Page_342">[Pg 342]</a></span> -toutes les fois qu'on a voulu depuis abattre le pouvoir -absolu, on s'est borné à placer la tête de la Liberté -sur un corps servile.</p> - -<p>A plusieurs reprises, depuis que la Révolution a commencé -jusqu'à nos jours, on voit la passion de la liberté -s'éteindre, puis renaître, puis s'éteindre encore, et -puis encore renaître; ainsi fera-t-elle longtemps, toujours -inexpérimentée et mal réglée, facile à décourager, -à effrayer et à vaincre, superficielle et passagère. Pendant -ce même temps la passion pour l'égalité occupe toujours -le fond des cœurs dont elle s'est emparée la première; -elle s'y retient aux sentiments qui nous sont le plus chers; -tandis que l'une change sans cesse d'aspect, diminue, -grandit, se fortifie, se débilite suivant les événements, -l'autre est toujours la même, toujours attachée au même -but avec la même ardeur obstinée et souvent aveugle, -prête à tout sacrifier à ceux qui lui permettent de se -satisfaire, et à fournir au gouvernement qui veut la favoriser -et la flatter les habitudes, les idées, les lois dont -le despotisme a besoin pour régner.</p> - -<p>La Révolution française ne sera que ténèbres pour ceux -qui ne voudront regarder qu'elle; c'est dans les temps -qui la précèdent qu'il faut chercher la seule lumière qui -puisse l'éclairer. Sans une vue nette de l'ancienne société, -de ses lois, de ses vices, de ses préjugés, de ses -misères, de sa grandeur, on ne comprendra jamais ce -<span class="pagenum"><a name="Page_343" id="Page_343">[Pg 343]</a></span> -qu'ont fait les Français pendant le cours des soixante -années qui ont suivi sa chute; mais cette vue ne suffirait -pas encore si l'on ne pénétrait jusqu'au naturel même -de notre nation.</p> - -<p>Quand je considère cette nation en elle-même, je la -trouve plus extraordinaire qu'aucun des événements -de son histoire. En a-t-il jamais paru sur la terre une -seule qui fût si remplie de contrastes et si extrême -dans chacun de ses actes, plus conduite par des sensations, -moins par des principes; faisant ainsi toujours -plus mal ou mieux qu'on ne s'y attendait, tantôt au-dessous -du niveau commun de l'humanité, tantôt fort -au-dessus; un peuple tellement inaltérable dans ses principaux -instincts qu'on le reconnaît encore dans des -portraits qui ont été faits de lui il y a deux au trois -mille ans, et en même temps tellement mobile dans ses -pensées journalières et dans ses goûts qu'il finit par se -devenir un spectacle inattendu à lui-même, et demeure -souvent aussi surpris que les étrangers à la vue de ce -qu'il vient de faire; le plus casanier et le plus routinier -de tous quand on l'abandonne à lui-même, et, lorsqu'une -fois on l'a arraché malgré lui à son logis et à ses habitudes, -prêt à pousser jusqu'au bout du monde et à tout -oser; indocile par tempérament, et s'accommodant mieux -toutefois de l'empire arbitraire et même violent d'un -prince que du gouvernement régulier et libre des principaux -<span class="pagenum"><a name="Page_344" id="Page_344">[Pg 344]</a></span> -citoyens; aujourd'hui l'ennemi déclaré de toute -obéissance, demain mettant à servir une sorte de passion -que les nations les mieux douées pour la servitude -ne peuvent atteindre; conduit par un fil tant que personne -ne résiste, ingouvernable dès que l'exemple de la -résistance est donné quelque part; trompant toujours -ainsi ses maîtres, qui le craignent ou trop ou trop -peu; jamais si libre qu'il faille désespérer de l'asservir, -ni si asservi qu'il ne puisse encore briser le joug; apte -à tout, mais n'excellant que dans la guerre; adorateur -du hasard, de la force, du succès, de l'éclat et du bruit, -plus que de la vraie gloire; plus capable d'héroïsme que -de vertu, de génie que de bon sens, propre à concevoir -d'immenses desseins plutôt qu'à parachever de grandes -entreprises; la plus brillante et la plus dangereuse des -nations de l'Europe, et la mieux faite pour y devenir -tour à tour un objet d'admiration, de haine, de pitié, de -terreur, mais jamais d'indifférence?</p> - -<p>Elle seule pouvait donner naissance à une révolution -si soudaine, si radicale, si impétueuse dans son cours, et -pourtant si pleine de retours, de faits contradictoires et -d'exemples contraires. Sans les raisons que j'ai dites, -les Français ne l'eussent jamais faite; mais il faut reconnaître -que toutes ces raisons ensemble n'auraient -pas réussi pour expliquer une révolution pareille ailleurs -qu'en France.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_345" id="Page_345">[Pg 345]</a></span></p> - -<p>Me voici parvenu jusqu'au seuil de cette Révolution -mémorable; cette fois je n'y entrerai point, bientôt -peut-être pourrai-je le faire. Je ne la considérerai plus -alors dans ses causes, je l'examinerai en elle-même, et -j'oserai enfin juger la société qui en est sortie.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_347" id="Page_347">[Pg 347]</a></span></p> - - - - -<div class="chapter"> - <h2><a name="APPENDICE" id="APPENDICE"></a>APPENDICE.</h2> -</div> - -<p class="chapsum2">Des pays d'états, - et en particulier du Languedoc.</p> - - -<p>Mon intention n'est point de rechercher ici avec détail -comment les choses se passaient dans chacun des -pays d'états qui existaient encore à l'époque de la Révolution.</p> - -<p>Je veux seulement en indiquer le nombre, faire connaître -ceux dans lesquels la vie locale était encore active, -montrer dans quels rapports ils vivaient avec l'administration -royale, de quel côté ils sortaient des règles -communes que j'ai précédemment exposées, par où -ils y rentraient, et enfin faire voir par l'exemple de l'un -d'entre eux ce qu'ils auraient pu aisément devenir tous.</p> - -<p>Il avait existé des états dans la plupart des provinces -de France, c'est-à-dire que chacune d'elles avait été administrée -sous le gouvernement du roi par les <i>gens des -trois états</i>, comme on disait alors; ce qui doit s'entendre -d'une assemblée composée de représentants du clergé, -de la noblesse et de la bourgeoisie. Cette constitution -provinciale, comme les autres institutions politiques du -<span class="pagenum"><a name="Page_348" id="Page_348">[Pg 348]</a></span> -moyen âge, se retrouvait avec les mêmes traits dans presque -toutes les parties civilisées de l'Europe, dans toutes -celles du moins où les mœurs et les idées germaniques -avaient pénétré. Il y a beaucoup de provinces d'Allemagne -où les états ont subsisté jusqu'à la Révolution -française; là où ils étaient détruits, ils n'avaient disparu -que dans le cours des dix-septième et dix-huitième -siècles. Partout, depuis deux siècles, les princes leur -avaient fait une guerre tantôt sourde, tantôt ouverte, -mais non interrompue. Nulle part ils n'avaient cherché à -améliorer l'institution suivant les progrès du temps, mais -seulement à la détruire ou à la déformer quand l'occasion -s'en était offerte et qu'ils n'avaient pu faire pis.</p> - -<p>En France, en 1789, il ne se rencontrait plus d'états -que dans cinq provinces d'une certaine étendue et dans -quelques petits districts insignifiants. La liberté provinciale -n'existait plus à vrai dire que dans deux, la -Bretagne et le Languedoc; partout ailleurs l'institution -avait entièrement perdu sa virilité et n'était qu'une vaine -apparence.</p> - -<p>Je mettrai à part le Languedoc et j'en ferai ici l'objet -d'un examen particulier.</p> - -<p>Le Languedoc était le plus vaste et le plus peuplé de -tous les pays d'états; il contenait plus de deux mille -communes, ou, comme on disait alors, de <i>Communautés</i>, -et comptait près de deux millions d'habitants. Il était, -<span class="pagenum"><a name="Page_349" id="Page_349">[Pg 349]</a></span> -de plus, le mieux ordonné et le plus prospère de tous -ces pays, comme le plus grand. Le Languedoc est donc -bien choisi pour faire voir ce que pouvait être la liberté -provinciale sous l'ancien régime, et à quel point, dans -les contrées mêmes où elle paraissait la plus forte, on -l'avait subordonnée au pouvoir royal.</p> - -<p>En Languedoc, les états ne pouvaient s'assembler -que sur un ordre exprès du roi et après une lettre de -convocation adressée par lui individuellement chaque -année à tous les membres qui devaient les composer; -ce qui fit dire à un frondeur du temps: «Des trois corps -qui composent nos états, l'un, le clergé, est à la nomination -du roi, puisque celui-ci nomme aux évêchés -et aux bénéfices, et les deux autres sont censés y être, -puisqu'un ordre de la cour peut empêcher tel membre -qu'il lui plaît d'y assister sans que pour cela on ait -besoin de l'exiler ou de lui faire son procès. Il suffit -de ne point le convoquer.»</p> - -<p>Les états devaient non-seulement se réunir, mais se -séparer à certains jours indiqués par le roi. La durée ordinaire -de leur session avait été fixée à quarante jours par -un arrêt du conseil. Le roi était représenté dans l'assemblée -par des commissaires qui y avaient toujours entrée -quand ils le demandaient, et qui étaient chargés d'y exposer -les volontés du gouvernement. Ils étaient, de plus, -étroitement tenus en tutelle. Ils ne pouvaient prendre de -<span class="pagenum"><a name="Page_350" id="Page_350">[Pg 350]</a></span> -résolution de quelque importance, arrêter une mesure -financière quelconque, sans que leur délibération ne fût -approuvée par un arrêt du conseil; pour un impôt, un -emprunt, un procès, ils avaient besoin de la permission -expresse du roi. Tous leurs règlements généraux, jusqu'à -celui qui concernait la tenue de leurs séances, -devaient être autorisés avant d'être mis en vigueur. -L'ensemble de leurs recettes et de leurs dépenses, leur -budget, comme on l'appellerait aujourd'hui, était soumis -chaque année au même contrôle.</p> - -<p>Le pouvoir central exerçait d'ailleurs dans le Languedoc -les mêmes droits politiques qui lui étaient reconnus -partout ailleurs; les lois qu'il lui convenait de promulguer, -les règlements généraux qu'il faisait sans cesse, -les mesures générales qu'il prenait, étaient applicables -là comme dans les pays d'élection. Il y exerçait de même -toutes les fonctions naturelles du gouvernement; il y -avait la même police et les mêmes agents; il y créait -de temps en temps, comme partout, une multitude de -nouveaux fonctionnaires dont la province avait été obligée -de racheter chèrement les offices.</p> - -<p>Le Languedoc était gouverné, comme les autres provinces, -par un intendant. Cet intendant y avait dans -chaque district des subdélégués qui correspondaient avec -les chefs des communautés et les dirigeaient. L'intendant -y exerçait la tutelle administrative, absolument comme -<span class="pagenum"><a name="Page_351" id="Page_351">[Pg 351]</a></span> -dans les pays d'élection. Le moindre village perdu dans -les gorges des Cévennes ne pouvait faire la dépense la -plus minime sans y avoir été autorisé de Paris par un -arrêt du conseil du roi. Cette partie de la justice qu'on -nomme aujourd'hui le contentieux administratif n'y était -pas moins étendue que dans le reste de la France; elle -l'y était même plus. L'intendant décidait en premier ressort -toutes les questions de voirie, il jugeait tous les -procès en matière de chemins, et, en général, il prononçait -sur toutes les affaires dans lesquelles le gouvernement -était ou se croyait intéressé. Celui-ci n'y -couvrait pas moins qu'ailleurs tous ses agents contre -les poursuites indiscrètes des citoyens vexés par eux.</p> - -<p>Qu'avait donc le Languedoc de particulier qui le distinguât -des autres provinces, et qui en fît pour celles-ci -un sujet d'envie? Trois choses qui suffisaient pour le -rendre entièrement différent du reste de la France.</p> - -<p>1<sup>o</sup> Une assemblée composée d'hommes considérables, -accréditée dans la population, respectée par le pouvoir -royal, dont aucun fonctionnaire du gouvernement central, -ou, suivant la langue d'alors, <i>aucun officier du roi</i> -ne pouvait faire partie, et où l'on discutait chaque année -librement et sérieusement les intérêts particuliers de la -province. Il suffisait que l'administration royale se trouvât -placée à côté de ce foyer de lumières pour qu'elle -exerçât ses priviléges tout autrement, et qu'avec les -<span class="pagenum"><a name="Page_352" id="Page_352">[Pg 352]</a></span> -mêmes agents et les mêmes instincts elle ne ressemblât -point à ce qu'elle était partout ailleurs.</p> - -<p>2<sup>o</sup> Il y avait dans le Languedoc beaucoup de travaux -publics qui étaient exécutés aux dépens du roi et par -ses agents; il y en avait d'autres où le gouvernement -central fournissait une portion des fonds et dont il dirigeait -en grande partie l'exécution; mais le plus grand -nombre étaient exécutés aux seuls frais de la province. -Une fois que le roi avait approuvé le dessein et autorisé -la dépense de ceux-là, ils étaient exécutés par des fonctionnaires -que les états avaient choisis et sous l'inspection -de commissaires pris dans leur sein.</p> - -<p>3<sup>o</sup> Enfin la province avait le droit de lever elle-même, -et suivant la méthode qu'elle préférerait, une partie des -impôts royaux et tous ceux qu'on lui permettait d'établir -pour subvenir à ses propres besoins.</p> - -<p>Nous allons voir le parti que le Languedoc a su tirer -de ces priviléges. Cela mérite la peine d'être regardé de -près.</p> - -<p>Ce qui frappe le plus dans les pays d'élection, c'est -l'absence presque absolue de charges locales; les impôts -généraux sont souvent oppressifs, mais la province -ne dépense presque rien pour elle-même. Dans le Languedoc, -au contraire, la somme que coûtent annuellement -à la province les travaux publics est énorme: en -1780, elle dépassait 2,000,000 de livres chaque année.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_353" id="Page_353">[Pg 353]</a></span></p> - -<p>Le gouvernement central s'émeut parfois à la vue -d'une si grande dépense; il craint que la province, épuisée -par un tel effort, ne puisse acquitter la part d'impôts -qui lui revenait à lui-même; il reproche aux états de -ne point se modérer. J'ai lu un mémoire dans lequel -l'assemblée répondait à ces critiques. Ce que je vais en -extraire textuellement peindra mieux que tout ce que je -pourrais dire l'esprit dont ce petit gouvernement était -animé.</p> - -<p>On reconnaît dans ce mémoire qu'en effet la province -a entrepris et continue d'immenses travaux; mais, -loin de s'en excuser, on annonce que, si le roi ne s'y -oppose pas, elle entrera de plus en plus dans cette -voie. Elle a déjà amélioré ou redressé le cours des principales -rivières qui traversent son territoire, et s'occupe -d'ajouter au canal de Bourgogne, creusé sous Louis XIV -et qui est insuffisant, des prolongements qui, à travers -le bas Languedoc, doivent conduire, par Cette et Agde, -jusqu'au Rhône. Elle a rendu praticable au commerce -le port de Cette et l'entretient à grands frais. Toutes -ces dépenses, fait-on remarquer, ont un caractère plus -national que provincial; néanmoins, la province, qui en -profite plus qu'aucune autre, s'en est chargée. Elle est -également en train de dessécher et de rendre à l'agriculture -les marais d'Aigues-Mortes. Mais c'est surtout des -chemins qu'elle a voulu s'occuper: elle a ouvert ou mis -<span class="pagenum"><a name="Page_354" id="Page_354">[Pg 354]</a></span> -en bon état tous ceux qui la traversent pour conduire -dans le reste du royaume; ceux mêmes qui ne font communiquer -entre elles que les villes et les bourgs du -Languedoc ont été réparés. Tous ces différents chemins -sont excellents, même en hiver, et font un parfait contraste -avec les chemins durs, raboteux et mal entretenus, -qu'on trouve dans la plupart des provinces voisines, -le Dauphiné, le Quercy, la généralité de Bordeaux (pays -d'élection, est-il remarqué). Elle s'en rapporte sur ce -point à l'opinion du commerce et des voyageurs; et elle -n'a pas tort, car Arthur Young, parcourant le pays dix -ans après, met sur ses notes: «Languedoc, pays d'états; -bonnes routes, faites sans corvées.»</p> - -<p>Si le roi veut bien le permettre, continue le mémoire, -les états n'en resteront pas là; ils entreprendront d'améliorer -les chemins des communautés (chemins vicinaux), -qui ne sont pas moins intéressants que les autres. «Car -si les denrées, remarque-t-on, ne peuvent sortir des greniers -du propriétaire pour aller au marché, qu'importe -qu'elles puissent être transportées au loin?» «La doctrine -des états en matière de travaux publics a toujours -été,» ajoute-t-on encore, «que ce n'est pas à la grandeur -des travaux, mais à leur utilité, qu'on doit regarder.» -Des rivières, des canaux, des chemins qui -donnent à tous les produits du sol et de l'industrie de la -valeur, en permettant de les transporter, en tous temps -<span class="pagenum"><a name="Page_355" id="Page_355">[Pg 355]</a></span> -et à peu de frais, partout où il en est besoin, et au moyen -desquels le commerce peut percer toutes les parties de -la province, enrichissent le pays quoiqu'ils lui coûtent. -De plus, de pareils travaux entrepris à la fois avec mesure -dans différentes parties du territoire, d'une façon -à peu près égale, soutiennent partout le prix des salaires -et viennent au secours des pauvres. «Le roi n'a pas -besoin d'établir à ses frais dans le Languedoc des ateliers -de charité, comme il l'a fait dans le reste de la -France, dit en terminant la province avec quelque orgueil. -Nous ne réclamons point cette faveur; les travaux -d'utilité que nous entreprenons nous-mêmes chaque -année en tiennent lieu, et donnent à tout le monde -un travail productif.»</p> - -<p>Plus j'étudie les règlements généraux établis avec la -permission du roi, mais d'ordinaire sans son initiative, -par les états de Languedoc, dans cette portion de l'administration -publique qu'on leur laissait, plus j'admire -la sagesse, l'équité et la douceur qui s'y montrent; plus -les procédés du gouvernement local me semblent supérieurs -à tout ce que je viens de voir dans les pays que -le roi administrait seul.</p> - -<p>La province est divisée en <i>communautés</i> (villes ou -villages), en districts administratifs qui se nomment <i>diocèses</i>; -enfin, en trois grands départements qui s'appellent -<i>sénéchaussées</i>. Chacune de ces parties a une représentation -<span class="pagenum"><a name="Page_356" id="Page_356">[Pg 356]</a></span> -distincte et un petit gouvernement à part, qui -se meut sous la direction, soit des états, soit du roi. -S'agit-il de travaux publics qui aient pour objet l'intérêt -d'un de ces petits corps politiques: ce n'est que sur la -demande de celui-ci qu'ils sont entrepris. Si le travail -d'une communauté peut avoir de l'utilité pour le diocèse, -celui-ci doit concourir dans une certaine mesure -à la dépense. Si la sénéchaussée est intéressée, elle doit -à son tour fournir un secours. Le diocèse, la sénéchaussée, -la province doivent enfin venir en aide à la -communauté, quand même il ne s'agit que de l'intérêt -particulier de celle-ci, pourvu que le travail lui soit nécessaire -et excède ses forces; car, disent sans cesse les -états: «Le principe fondamental de notre constitution, -c'est que toutes les parties du Languedoc sont entièrement -solidaires les unes des autres et doivent toutes -successivement s'entr'aider.»</p> - -<p>Les travaux qu'exécute la province doivent être préparés -de longue main et soumis d'abord à l'examen de -tous les corps secondaires qui doivent y concourir; ils -ne peuvent être exécutés qu'à prix d'argent: la corvée est -inconnue. J'ai dit que, dans les pays d'élection, les terrains -pris aux propriétaires pour services publics étaient -toujours mal ou tardivement payés, et que souvent ils ne -l'étaient point. C'est une des grandes plaintes qu'élevèrent -les assemblées provinciales lorsqu'on les réunit en -<span class="pagenum"><a name="Page_357" id="Page_357">[Pg 357]</a></span> -1787. J'en ai vu qui faisaient remarquer qu'on leur -avait même ôté la faculté d'acquitter les dettes contractées -de cette manière, parce qu'on avait détruit ou -dénaturé l'objet à acquérir avant qu'on l'estimât. En -Languedoc, chaque parcelle de terrain prise au propriétaire -doit être soigneusement évaluée avant le commencement -des travaux <i>et payée dans la première année -de l'exécution</i>.</p> - -<p>Le règlement des états relatif aux différents travaux -publics, dont j'extrais ces détails, parut si bien fait au -gouvernement central que, sans l'imiter, il l'admira. Le -conseil du roi, après avoir autorisé sa mise en vigueur, -le fit reproduire à l'Imprimerie royale, et ordonna qu'on -le transmît comme pièce à consulter à tous les intendants.</p> - -<p>Ce que j'ai dit des travaux publics est à plus forte -raison applicable à cette autre portion, non moins importante, -de l'administration provinciale qui se rapportait -à la levée des taxes. C'est là surtout qu'après avoir -passé du royaume à la province on a peine à croire -qu'on soit encore dans le même empire.</p> - -<p>J'ai eu occasion de dire ailleurs comment les procédés -qu'on suivait en Languedoc, pour asseoir et percevoir -les tailles, étaient en partie ceux que nous suivons -nous-mêmes aujourd'hui pour la levée des impôts. Je -n'y reviendrai pas ici; j'ajouterai seulement que la province -goûtait si bien en cette matière la supériorité de -<span class="pagenum"><a name="Page_358" id="Page_358">[Pg 358]</a></span> -ses méthodes que, toutes les fois que le roi créa de nouvelles -taxes, les états n'hésitèrent jamais à acheter très-cher -le droit de les lever à leur manière et par leurs seuls -agents.</p> - -<p>Malgré toutes les dépenses que j'ai successivement -énumérées, les affaires du Languedoc étaient néanmoins -en si bon ordre, et son crédit si bien établi, que le -gouvernement central y avait souvent recours et empruntait -au nom de la province un argent qu'on ne lui aurait -pas prêté à de si bonnes conditions à lui-même. Je trouve -que le Languedoc a emprunté, sous sa propre garantie, -mais pour le compte du roi, dans les derniers temps, -73,200,000 livres.</p> - -<p>Le gouvernement et ses ministres voyaient cependant -d'un fort mauvais œil ces libertés particulières. Richelieu -les mutila d'abord, puis les abolit. Le mou et fainéant -Louis XIII, qui n'aimait rien, les détestait; il avait dans -une telle horreur tous les priviléges de provinces, dit -Boulainvilliers, que sa colère s'allumait rien que d'en -entendre prononcer le nom. On ne sait jamais toute -l'énergie qu'ont les âmes faibles pour haïr ce qui les -oblige à faire un effort. Tout ce qui leur reste de virilité -est employé là, et elles se montrent presque toujours -fortes en cet endroit, fussent-elles débiles dans tous -les autres. Le bonheur voulut que l'ancienne constitution -du Languedoc fût rétablie durant l'enfance de Louis XIV. -<span class="pagenum"><a name="Page_359" id="Page_359">[Pg 359]</a></span> -Celui-ci, la regardant comme son ouvrage, la respecta. -Louis XV en suspendit l'application pendant deux ans, -mais ensuite il la laissa renaître.</p> - -<p>La création des offices municipaux lui fit courir des -périls moins directs, mais non moins grands; cette détestable -institution n'avait pas seulement pour effet de -détruire la constitution des villes, elle tendait encore à -dénaturer celle des provinces. Je ne sais si les députés -du tiers-état dans les assemblées provinciales avaient -jamais été élus pour l'occasion, mais depuis longtemps -ils ne l'étaient plus; les officiers municipaux des villes -y étaient de droit les seuls représentants de la bourgeoisie -et du peuple.</p> - -<p>Cette absence d'un mandat spécial et donné en vue -des intérêts du moment se fit peu remarquer tant que les -villes élurent elles-mêmes librement, par vote universel -et le plus souvent pour un temps très-court, leurs magistrats. -Le maire, le consul ou le syndic représentait -aussi fidèlement alors dans le sein des états les volontés -de la population au nom de laquelle il parlait que s'il -avait été choisi tout exprès pour elle. On comprend qu'il -n'en était pas de même de celui qui avait acquis par son -argent le droit d'administrer ses concitoyens. Celui-ci -ne représentait rien que lui-même, ou tout au plus les -petits intérêts ou les petites passions de sa coterie. -Cependant on maintint à ce magistrat adjudicataire de -<span class="pagenum"><a name="Page_360" id="Page_360">[Pg 360]</a></span> -ses pouvoirs le droit qu'avaient possédé les magistrats -élus. Cela changea sur-le-champ tout le caractère de -l'institution. La noblesse et le clergé, au lieu d'avoir à -côté d'eux et en face d'eux dans l'assemblée provinciale -les représentants du peuple, n'y trouvèrent que quelques -bourgeois isolés, timides et impuissants, et le tiers-état -devint de plus en plus subordonné dans le gouvernement -au moment même où il devenait chaque jour plus -riche et plus fort dans la société. Il n'en fut pas ainsi -pour le Languedoc, la province ayant toujours pris soin -de racheter au roi les offices à mesure que celui-ci les -établissait. L'emprunt contracté par elle pour cet objet -dans la seule année de 1773 s'éleva à plus de 4 millions -de livres.</p> - -<p>D'autres causes plus puissantes avaient contribué à -faire pénétrer l'esprit nouveau dans ces vieilles institutions -et donnaient aux états du Languedoc une supériorité -incontestée sur tous les autres.</p> - -<p>Dans cette province, comme dans une grande partie -du Midi, la taille était réelle et non personnelle, c'est-à-dire -qu'elle se réglait sur la valeur de la propriété et non -sur la condition du propriétaire. Il y avait, il est vrai, -certaines terres qui jouissaient du privilége de ne point -la payer. Ces terres avaient été autrefois celles de la -noblesse; mais, par le progrès du temps et de l'industrie, -il était arrivé qu'une partie de ces biens était -<span class="pagenum"><a name="Page_361" id="Page_361">[Pg 361]</a></span> -tombée dans les mains des roturiers; d'une autre part, -les nobles étaient devenus propriétaires de beaucoup de -biens sujets à la taille. Le privilége transporté ainsi des -personnes aux choses était plus absurde sans doute, mais -il était bien moins senti, parce que, gênant encore, il -n'humiliait plus. N'étant plus lié d'une manière indissoluble, -à l'idée de classe, ne créant pour aucune d'elles -d'intérêts absolument étrangers ou contraires à ceux des -autres, il ne s'opposait plus à ce que toutes s'occupassent -ensemble du gouvernement. Plus que partout ailleurs, -en Languedoc, elles s'y mêlaient en effet et s'y -trouvaient sur le pied de la plus parfaite égalité.</p> - -<p>En Bretagne, les gentilshommes avaient le droit de -paraître tous, individuellement, aux états, ce qui souvent -fit de ces derniers des espèces de diètes polonaises. En -Languedoc, les nobles ne figuraient aux états que par -représentants; vingt-trois d'entre eux y tenaient la place -de tous les autres. Le clergé y paraissait dans la personne -des vingt-trois évêques de la province, et, ce -qu'on doit surtout remarquer, les villes y avaient autant -de voix que les deux premiers ordres.</p> - -<p>Comme l'assemblée était unique et qu'on n'y délibérait -pas par ordre, mais par tête, le tiers-état y acquit -naturellement une grande importance; peu à peu il fit -pénétrer son esprit particulier dans tout le corps. Bien -plus, les trois magistrats qui, sous le nom de syndics -<span class="pagenum"><a name="Page_362" id="Page_362">[Pg 362]</a></span> -généraux, étaient chargés, au nom des états, de la conduite -ordinaire des affaires, étaient toujours des hommes -de loi, c'est-à-dire des roturiers. La noblesse, assez forte -pour maintenir son rang, ne l'était plus assez pour régner -seule. De son côté le clergé, quoique composé en -grande partie de gentilshommes, y vécut en parfaite intelligence -avec le tiers; il s'associa avec ardeur à la -plupart de ses projets, travailla de concert avec lui à -accroître la prospérité matérielle de tous les citoyens et -à favoriser leur commerce et leur industrie, mettant -ainsi souvent à son service sa grande connaissance des -hommes et sa rare dextérité dans le maniement des -affaires. C'était presque toujours un ecclésiastique qu'on -choisissait pour aller débattre à Versailles, avec les ministres, -les questions litigieuses qui mettaient en conflit -l'autorité royale et les états. On peut dire que, pendant -tout le dernier siècle, le Languedoc a été administré par -des bourgeois, que contrôlaient des nobles et qu'aidaient -des évêques.</p> - -<p>Grâce à cette constitution particulière du Languedoc, -l'esprit des temps nouveaux put pénétrer paisiblement -dans cette vieille institution et y tout modifier sans y -rien détruire.</p> - -<p>Il eût pu en être ainsi partout ailleurs. Une partie -de la persévérance et de l'effort que les princes ont mis -à abolir ou à déformer les états provinciaux aurait suffi -<span class="pagenum"><a name="Page_363" id="Page_363">[Pg 363]</a></span> -pour les perfectionner de cette façon et pour les adapter -tous aux nécessités de la civilisation moderne, si ces -princes avaient jamais voulu autre chose que devenir et -rester les maîtres.</p> - - -<p class="ac noindent p4">FIN.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_365" id="Page_365">[Pg 365]</a></span></p> - - - - -<div class="chapter"> - <h2><a name="NOTES" id="NOTES"></a>NOTES.</h2> -</div> - - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_1" id="ANCHOR_1"></a> -<a href="#NOTE_1"><i>Page 45.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Puissance du droit romain en Allemagne.—Manière dont il avait -remplacé le droit germanique.</p> - -<p>A la fin du moyen âge, le droit romain devint la principale -et presque la seule étude des légistes allemands; la -plupart d'entre eux, à cette époque, faisaient même leur -éducation hors d'Allemagne, dans les universités d'Italie. -Ces légistes, qui n'étaient pas les maîtres de la société politique, -mais qui étaient chargés d'expliquer et d'appliquer -ses lois, s'ils ne purent abolir le droit germanique, le déformèrent -du moins de manière à le faire entrer de force dans -le cadre du droit romain. Ils appliquèrent les lois romaines à -tout ce qui semblait, dans les institutions germaniques, avoir -quelque analogie éloignée avec la législation de Justinien; -ils introduisirent ainsi un nouvel esprit, de nouveaux usages -dans la législation nationale; elle fut peu à peu transformée -de telle façon qu'elle devint méconnaissable, et qu'au dix-septième -siècle, par exemple, on ne la connaissait pour ainsi -dire plus. Elle était remplacée par un je ne sais quoi qui -était encore germanique par le nom et romain par le fait.</p> - -<p>J'ai lieu de croire que, dans ce travail des légistes, beaucoup -des conditions de l'ancienne société germanique s'empirèrent, -notamment celle des paysans; plusieurs de ceux qui -<span class="pagenum"><a name="Page_366" id="Page_366">[Pg 366]</a></span> -étaient parvenus à garder jusque-là tout ou partie de leurs -libertés ou de leurs possessions le perdirent alors par des -assimilations savantes à la condition des esclaves ou des emphytéotes -romains.</p> - -<p>Cette transformation graduelle du droit national, et les -efforts inutiles qui furent faits pour s'y opposer, se voient -bien dans l'histoire du Wurtemberg.</p> - -<p>Depuis la naissance du comté de ce nom, en 1250, jusqu'à -la création du duché, en 1495, la législation est entièrement -indigène; elle se compose de coutumes, de lois locales faites -par les villes ou par les cours des seigneurs, de statuts promulgués -par les états; les choses ecclésiastiques seules sont -réglées par un droit étranger, le droit canonique.</p> - -<p>A partir de 1495, le caractère de la législation change: le -droit romain commence à pénétrer; les <i>docteurs</i>, comme on -les appelait, ceux qui avaient étudié le droit dans les écoles -étrangères, entrent dans le gouvernement et s'emparent de -la direction des hautes cours. Pendant tout le commencement -du quinzième siècle, et jusqu'au milieu, on voit la société -politique soutenir contre eux la même lutte qui avait -lieu à cette même époque en Angleterre, mais avec un tout -autre succès. Dans la diète de Tubingue, eu 1514, et dans celles -qui lui succèdent, les représentants de la féodalité et les députés -de villes font toutes sortes de représentations contre ce -qui se passe; ils attaquent les légistes, qui font irruption -dans toutes les cours et changent l'esprit ou la lettre de -toutes les coutumes et de toutes les lois. L'avantage paraît -d'abord être de leur côté; ils obtiennent du gouvernement la -promesse qu'on placera désormais dans les hautes cours des -personnes honorables et éclairées, prises dans la noblesse et -dans les états du duché, et pas de docteurs, et qu'une commission, -composée d'agents du gouvernement et de représentants -<span class="pagenum"><a name="Page_367" id="Page_367">[Pg 367]</a></span> -des états dressera le projet d'un code qui puisse servir -de règle dans tout le pays. Efforts inutiles! Le droit -romain finit bientôt par chasser entièrement le droit national -d'une grande partie de la législation, et par planter ses racines -jusque sur le terrain même où il laisse cette législation -subsister.</p> - -<p>Ce triomphe du droit étranger sur le droit indigène est -attribué par plusieurs historiens allemands à deux causes: -1<sup>o</sup> au mouvement qui entraînait alors tous les esprits vers -les langues et les littératures de l'antiquité, ainsi qu'au mépris -que cela faisait concevoir pour les produits intellectuels -du génie national; 2<sup>o</sup> à l'idée, qui avait toujours préoccupé -tout le moyen âge allemand et qui se fait jour même -dans la législation de ce temps, que le saint-empire est la -continuation de l'empire romain, et que la législation de -celui-ci est un héritage de celui-là.</p> - -<p>Mais ces causes ne suffisent pas pour faire comprendre -que ce même droit se soit, à la même époque, introduit sur -tout le continent de l'Europe à la fois. Je crois que cela vint -de ce que, dans le même temps, le pouvoir absolu des princes -s'établissait solidement partout sur les ruines des vieilles -libertés de l'Europe, et de ce que le droit romain, droit de -servitude, entrait merveilleusement dans leurs vues.</p> - -<p>Le droit romain, qui a perfectionné partout la société civile, -partout a tendu à dégrader la société politique, parce -qu'il a été principalement l'œuvre d'un peuple très-civilisé -et très-asservi. Les rois l'adoptèrent donc avec ardeur, et -l'établirent partout où ils furent les maîtres. Les interprètes -de ce droit devinrent dans toute l'Europe leurs ministres ou -leurs principaux agents. Les légistes leur fournirent au besoin -l'appui du droit contre le droit même. Ainsi ont-ils -souvent fait depuis. A côté d'un prince qui violait les lois, il -<span class="pagenum"><a name="Page_368" id="Page_368">[Pg 368]</a></span> -est très-rare qu'il n'ait pas paru un légiste qui venait assurer -que rien n'était plus légitime, et qui prouvait savamment -que la violence était juste et que l'opprimé avait tort.</p> - - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_2" id="ANCHOR_2"></a> -<a href="#NOTE_2"><i>Page 48.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Passage de la monarchie féodale à la -monarchie démocratique.</p> - -<p>Toutes les monarchies étant devenues absolues vers la -même époque, il n'y a guère d'apparence que ce changement -de constitution tînt à quelque circonstance particulière qui -se rencontra par hasard au même moment dans chaque État, -et l'on doit croire que tous ces événements semblables et -contemporains ont dû être produits par une cause générale -qui s'est trouvée agir également partout à la fois.</p> - -<p>Cette cause générale était le passage d'un état social à un -autre, de l'inégalité féodale à l'égalité démocratique. Les -nobles étaient déjà abattus et le peuple ne s'était pas encore -élevé, les uns trop bas et l'autre pas assez haut pour gêner -les mouvements du pouvoir. Il y a eu là cent cinquante ans, -qui ont été comme l'âge d'or des princes, pendant lesquels -ils eurent en même temps la stabilité et la toute-puissance, -choses qui d'ordinaire s'excluent: aussi sacrés que les chefs -héréditaires d'une monarchie féodale, et aussi absolus que le -maître d'une société démocratique.</p> - - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_3" id="ANCHOR_3"></a> -<a href="#NOTE_3"><i>Page 49.</i></a> -</p> -<p class="chapsum2">Décadence des villes libres en -Allemagne.—Villes impériales<br /> - -(<i>Reichsstædten</i>).</p> - -<p>D'après les historiens allemands, le plus grand éclat de -ces villes fut aux quatorzième et quinzième siècles. Elles -étaient alors l'asile de la richesse, des arts, des connaissances, -<span class="pagenum"><a name="Page_369" id="Page_369">[Pg 369]</a></span> -les maîtresses du commerce de l'Europe, les plus -puissants centres de la civilisation. Elles finirent, surtout -dans le nord et le sud de l'Allemagne, par former avec les -nobles qui les environnaient des confédérations indépendantes, -comme en Suisse les villes avaient fait avec les paysans.</p> - -<p>Au seizième siècle elles conservaient encore leur prospérité; -mais l'époque de la décadence était venue. La guerre -de Trente Ans acheva de précipiter leur ruine; il n'y en a -presque pas une qui n'ait été détruite ou ruinée dans cette -période.</p> - -<p>Cependant le traité de Westphalie les nomme positivement -et leur maintient la qualité d'états immédiats, c'est-à-dire -qui ne dépendent que de l'empereur; mais les souverains -qui les avoisinent d'une part, de l'autre l'empereur lui-même, -dont le pouvoir, depuis la guerre de Trente Ans, -ne pouvait guère s'exercer que sur ces petits vassaux de -l'empire, renferment chaque jour leur souveraineté dans des -limites très-étroites. Au dix-huitième siècle on les voit encore -au nombre de cinquante et une; elles occupent deux -bancs dans la diète et y possèdent une voix distincte; mais, -en fait, elles ne peuvent plus rien sur la direction des affaires -générales.</p> - -<p>Au dedans elles sont toutes surchargées de dettes; celles-ci -viennent en partie de ce qu'on continue à les taxer pour -les impôts de l'empire suivant leur ancienne splendeur, en -partie de ce qu'elles sont très-mal administrées. Et ce qui est -bien remarquable, c'est que cette mauvaise administration -semble dépendre d'une maladie secrète qui est commune à -toutes, quelle que soit la forme de leur constitution; que celle-ci -soit aristocratique ou démocratique, elle donne lieu à des -plaintes sinon semblables, au moins aussi vives: aristocratique, -le gouvernement est, dit-on, devenu la coterie d'un petit -<span class="pagenum"><a name="Page_370" id="Page_370">[Pg 370]</a></span> -nombre de familles: la faveur, les intérêts particuliers font -tout; démocratique, la brigue, la vénalité y apparaissent de -toutes parts. Dans les deux cas on se plaint du défaut d'honnêteté -et de désintéressement de la part des gouvernements. -Sans cesse l'empereur est obligé d'intervenir dans leurs affaires -pour tâcher d'y rétablir l'ordre. Elles se dépeuplent, elles -tombent dans la misère. Elles ne sont plus les foyers de la -civilisation germanique; les arts les quittent pour aller briller -dans les villes nouvelles, créations des souverains, et qui -représentent le monde nouveau. Le commerce s'écarte d'elles; -leur ancienne énergie, leur vigueur patriotique disparaissent; -Hambourg, à peu près seul, reste un grand centre de -richesses et de lumières, mais par suite de causes qui lui sont -particulières.</p> - - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_4" id="ANCHOR_4"></a> -<a href="#NOTE_4"><i>Page 57.</i></a> -</p> -<p class="chapsum2">Date de l'abolition du servage en Allemagne.</p> - -<p>On verra, par le tableau qui suit, que l'abolition du servage -dans la plupart des contrées de l'Allemagne est très-récente. -Le servage n'a été aboli:</p> - -<p>1<sup>o</sup> Dans le pays de Bade, qu'en 1783;</p> - -<p>2<sup>o</sup> Dans Hohenzollern, en 1789;</p> - -<p>3<sup>o</sup> Schleswig et Holstein, en 1804;</p> - -<p>4<sup>o</sup> Nassau, en 1808.</p> - -<p>5<sup>o</sup> Prusse. Frédéric-Guillaume I<sup>er</sup> -avait détruit, dès 1717, -le servage dans ses domaines. Le code particulier du grand -Frédéric, comme nous l'avons vu, prétendit l'abolir dans -tout le royaume; mais, en réalité, il ne fit disparaître que sa -forme la plus dure, <i>leibeigenschaft</i>; il le conserva sous sa -forme adoucie, <i>erbunterthænigkeit</i>. Ce ne fut qu'en 1809 qu'il -cessa entièrement.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_371" id="Page_371">[Pg 371]</a></span></p> - -<p>6<sup>o</sup> En Bavière, le servage disparut en 1808.</p> - -<p>7<sup>o</sup> Un décret de Napoléon, daté de Madrid, en 1808, l'abolit -dans le grand-duché de Berg et dans divers autres petits -territoires, tels qu'Erfurth, Baireuth, etc.</p> - -<p>8<sup>o</sup> Dans le royaume de Westphalie, sa destruction date -de 1808 et 1809;</p> - -<p>9<sup>o</sup> Dans la principauté de Lippe-Deltmold, de 1809;</p> - -<p>10<sup>o</sup> Dans Schomburg-Lippe, de 1810;</p> - -<p>11<sup>o</sup> Dans la Poméranie suédoise, de 1810 également;</p> - -<p>12<sup>o</sup> Dans la Hesse-Darmstadt, de 1809 et de 1811;</p> - -<p>13<sup>o</sup> Dans le Wurtemberg, de 1817;</p> - -<p>14<sup>o</sup> Dans le Mecklembourg, de 1820;</p> - -<p>15<sup>o</sup> Dans l'Oldenbourg, de 1814;</p> - -<p>16<sup>o</sup> En Saxe, pour la Lusace, de 1832;</p> - -<p>17<sup>o</sup> Dans Hohenzollern-Sigmaringen, de 1833 seulement;</p> - -<p>18<sup>o</sup> En Autriche, de 1811. Dès 1782, Joseph II avait détruit -le <i>leibeigenschaft</i>; mais le servage sous sa forme adoucie, -<i>erbunterthænigkeit</i>, a duré jusqu'en 1811.</p> - - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_5" id="ANCHOR_5"></a> - <a href="#NOTE_5"><i>Page 57.</i></a> -</p> - -<p>Il y a une portion des pays aujourd'hui allemands, telle -que le Brandebourg, la vieille Prusse, la Silésie, qui était -originairement peuplée de Slaves, et qui a été conquise et en -partie occupée par des Allemands. Dans ces pays-là, l'aspect -du servage a toujours été beaucoup plus rude encore qu'en -Allemagne, et il y laissait des traces encore plus marquées à -la fin du dix-huitième siècle.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_372" id="Page_372">[Pg 372]</a></span></p> - - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_6" id="ANCHOR_6"></a> - <a href="#NOTE_6"><i>Page 59.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Code du grand Frédéric.</p> - -<p>Parmi les œuvres du grand Frédéric, la moins connue, -même dans son pays, et la moins éclatante est le code rédigé -par ses ordres et promulgué par son successeur. Je ne sais -néanmoins s'il en est aucune qui jette plus de lumières sur -l'homme lui-même et sur le temps, et montre mieux l'influence -réciproque de l'un sur l'autre.</p> - -<p>Ce code est une véritable constitution, dans le sens qu'on -attribue à ce mot; il n'a pas seulement pour but de régler -les rapports des citoyens entre eux, mais encore les rapports -des citoyens et de l'État: c'est tout à la fois un code civil, -un code criminel et une charte.</p> - -<p>Il repose ou plutôt paraît reposer sur un certain nombre -de principes généraux exprimés dans une forme très-philosophique -et très-abstraite, et qui ressemblent sous beaucoup -de rapports à ceux qui remplissent la Déclaration des droits -de l'homme dans la constitution de 1791.</p> - -<p>On y proclame que le bien de l'État et de ses habitants y -est le but de la société et la limite de la loi; que les lois ne -peuvent borner la liberté et les droits des citoyens que dans -le but de l'utilité commune; que chaque membre de l'État -doit travailler au bien général dans le rapport de sa position -et de sa fortune; que les droits des individus doivent céder -devant le bien général.</p> - -<p>Nulle part il n'est question du droit héréditaire du prince, -de sa famille, ni même d'un droit particulier, qui serait distinct -du droit de l'État. Le nom de l'État est déjà le seul -dont on se serve pour désigner le pouvoir royal.</p> - -<p>Par contre, on y parle du droit général des hommes: les -droits généraux des hommes se fondent sur la liberté naturelle -<span class="pagenum"><a name="Page_373" id="Page_373">[Pg 373]</a></span> -de faire son propre bien sans nuire au droit d'autrui. -Toutes les actions qui ne sont pas défendues par la loi naturelle -ou par une loi positive de l'État sont permises. Chaque -habitant de l'État peut exiger de celui-ci la défense de -sa personne et de sa propriété, et a le droit de se défendre -lui-même par la force si l'État ne vient à son aide.</p> - -<p>Après avoir exposé ces grands principes, le législateur, au -lieu d'en tirer, comme dans la constitution de 1791, le dogme -de la souveraineté du peuple et l'organisation d'un gouvernement -populaire dans une société libre, tourne court et va à -une autre conséquence également démocratique, mais non -libérale; il considère le prince comme le seul représentant -de l'État, et lui donne tous les droits qu'on vient de reconnaître -à la société. Le souverain n'est plus dans ce code le -représentant de Dieu, il n'est que le représentant de la société, -son agent, son serviteur, comme l'a imprimé en toutes -lettres Frédéric dans ses œuvres; mais il la représente -seul, il en exerce seul tous les pouvoirs. Le chef de l'État, -est-il dit dans l'introduction, à qui le devoir de produire le -bien général, qui est le seul but de la société, est donné, est -autorisé à diriger et à régler tous les actes des individus vers -ce but.</p> - -<p>Parmi les principaux devoirs de cet agent tout-puissant -de la société, je trouve ceux-ci: maintenir la paix et la sécurité -publiques au dedans, et y garantir chacun contre la -violence. Au dehors, il lui appartient de faire la paix et la -guerre; lui seul doit donner des lois et faire des règlements -généraux de police; il possède seul le droit de faire grâce et -d'annuler les poursuites criminelles.</p> - -<p>Toutes les associations qui existent dans l'État, tous les -établissements publics sont sous son inspection et sa direction, -dans l'intérêt de la paix et de la sécurité générales. Pour -<span class="pagenum"><a name="Page_374" id="Page_374">[Pg 374]</a></span> -que le chef de l'État puisse remplir ces obligations, il faut -qu'il ait de certains revenus et des droits utiles; il a donc le -pouvoir d'établir des impôts sur les fortunes privées, sur les -personnes, leurs professions, leur commerce, leur produit -ou leur consommation. Les ordres des fonctionnaires publics -qui agissent en son nom doivent être suivis comme les -siens mêmes pour tout ce qui est placé dans les limites de -leurs fonctions.</p> - -<p>Sous cette tête toute moderne nous allons maintenant voir -apparaître un corps tout gothique; Frédéric n'a fait que lui -ôter ce qui pouvait gêner l'action de son propre pouvoir, et -le tout va former un être monstrueux qui semble une transition -d'une création à une autre. Dans cette production -étrange, Frédéric montre autant de mépris pour la logique -que de soin de sa puissance et d'envie de ne pas se créer de -difficultés inutiles en attaquant ce qui était encore de force -à se défendre.</p> - -<p>Les habitants des campagnes, à l'exception de quelques -districts et de quelques localités, sont placés dans une servitude -héréditaire qui ne se borne pas seulement aux corvées -et services qui sont inhérents à la possession de certaines -terres, mais s'étendent, ainsi que nous l'avons vu, jusqu'à la -personne du possesseur.</p> - -<p>La plupart des priviléges des propriétaires de sol sont de -nouveau consacrés par le code; on peut même dire qu'ils le -sont contre le code, puisqu'il est dit que, dans les cas où la -coutume locale et la nouvelle législation différeraient, la première -doit être suivie. On déclare formellement que l'État -ne peut détruire aucun de ces priviléges qu'en les rachetant -et suivant les formes de la justice.</p> - -<p>Le code assure, il est vrai, que le servage proprement dit -(<i>leibeigenschaft</i>), en tant qu'il établit la servitude personnelle, -<span class="pagenum"><a name="Page_375" id="Page_375">[Pg 375]</a></span> -est aboli, mais la subjection héréditaire qui le remplace -(<i>erbunterthænigkeit</i>) est encore une sorte de servitude, comme -on a pu le juger en lisant le texte.</p> - -<p>Dans ce même code, le bourgeois reste soigneusement séparé -du paysan; entre la bourgeoisie et la noblesse, on y -reconnaît une sorte de classe intermédiaire: elle se compose -des hauts fonctionnaires qui ne sont pas nobles, des ecclésiastiques, -des professeurs des écoles savantes, gymnases et universités.</p> - -<p>Pour être à part du reste de la bourgeoisie, ces bourgeois -n'étaient pas, du reste, confondus avec les nobles; ils restaient, -au contraire, dans un état d'infériorité vis-à-vis de -ceux-ci. Ils ne pouvaient pas, en général, acheter des biens -équestres, ni obtenir les places les plus élevées dans le service -civil. Ils n'étaient pas non plus <i>hoffähig</i>, c'est-à-dire -qu'ils ne pouvaient se présenter à la cour, sinon dans des -cas rares, et jamais avec leurs familles. Comme en France, -cette infériorité blessait d'autant plus que chaque jour cette -classe devenait plus éclairée et plus influente, et que les fonctionnaires -bourgeois de l'État, s'ils n'occupaient pas les -postes les plus brillants, remplissaient déjà ceux où il y -avait le plus de choses et les choses les plus utiles à faire. -L'irritation contre les priviléges de la noblesse, qui, chez -nous, allait tant contribuer à la Révolution, préparait en -Allemagne l'approbation avec laquelle celle-ci fut d'abord -reçue. Le principal rédacteur du code était pourtant un -bourgeois, mais il suivait sans doute les ordres de son -maître.</p> - -<p>La vieille constitution de l'Europe n'est pas assez ruinée -dans cette partie de l'Allemagne pour que Frédéric croie, malgré -le mépris qu'elle lui inspire, qu'il soit encore temps d'en -faire disparaître les débris. En général, il se borne à enlever -<span class="pagenum"><a name="Page_376" id="Page_376">[Pg 376]</a></span> -aux nobles le droit de s'assembler et d'administrer en corps, -et laisse à chacun d'eux individuellement ses priviléges; -il ne fait qu'en limiter et en régler l'usage. Il arrive ainsi -que ce code, rédigé par les ordres d'un élève de nos philosophes, -et appliqué après que la Révolution française a éclaté, -est le document législatif le plus authentique et le plus récent -qui donne un fondement légal à ces mêmes inégalités -féodales que la Révolution allait abolir dans toute l'Europe.</p> - -<p>La noblesse y est déclarée le principal corps de l'État; les -gentilshommes doivent être nommés de préférence, y est-il -dit, à tous les postes d'honneur, quand ils sont capables de -les remplir. Eux seuls peuvent posséder des biens nobles, -créer des substitutions, jouir des droits de chasse et de -justice inhérents aux biens nobles, ainsi que des droits de -patronage sur les églises; seuls ils peuvent prendre le -nom de la terre qu'ils possèdent. Les bourgeois autorisés -par exception expresse à posséder des biens nobles ne peuvent -jouir que dans les limites exactes de cette permission -des droits et honneurs attachés à la possession de pareils -biens. Le bourgeois, fût-il possesseur d'un bien noble, ne -peut laisser celui-ci à un héritier bourgeois que si cet héritier -est du premier degré. Dans le cas où il n'y aurait pas -de tels héritiers ou d'autres héritiers nobles, le bien devait -être licité.</p> - -<p>Une des portions les plus caractéristiques du code de Frédéric -est le droit pénal en matière politique qui y est joint.</p> - -<p>Le successeur du grand Frédéric, Frédéric-Guillaume II, -qui, malgré la partie féodale et absolutiste de la législation dont -je viens de donner un aperçu, croyait apercevoir dans cette -œuvre de son oncle des tendances révolutionnaires, et qui en -fit suspendre la publication jusqu'en 1794, ne se rassurait, -dit-on, qu'en pensant aux excellentes dispositions pénales à -<span class="pagenum"><a name="Page_377" id="Page_377">[Pg 377]</a></span> -l'aide desquelles ce code corrigeait les mauvais principes -qu'il contenait. Jamais, en effet, on ne fit, même depuis, en -ce genre, rien de plus complet; non-seulement les révoltes -et les conspirations sont punies avec la plus grande sévérité; -mais les critiques irrespectueuses des actes du gouvernement -sont également réprimées très-sévèrement. On défend -avec soin l'achat et la distribution d'écrits dangereux: l'imprimeur, -l'éditeur et le distributeur sont responsables du -fait de l'auteur. Les redoutes, les mascarades et autres amusements -sont déclarés réunions publiques; elles doivent être -autorisées par la police. Il en doit être ainsi même des repas -dans les lieux publics. La liberté de la presse et de la parole -sont étroitement soumises à une surveillance arbitraire. -Le port des armes à feu est défendu.</p> - -<p>Tout à travers de cette œuvre à moitié empruntée au -moyen âge apparaissent enfin des dispositions dont l'extrême -esprit centralisateur avoisine le socialisme. Ainsi il est déclaré -que c'est à l'État qu'il incombe de veiller à la nourriture, -à l'emploi et au salaire de tous ceux qui ne peuvent -s'entretenir eux-mêmes et qui n'ont droit ni aux secours du -seigneur ni aux secours de la commune: on doit assurer à -ceux-là du travail conformément à leurs forces et à leur capacité. -L'État doit former des établissements par lesquels la -pauvreté des citoyens soit secourue. L'État est autorisé de -plus à détruire les fondations qui tendent à encourager la -paresse et distribuer lui-même aux pauvres l'argent dont ces -établissements disposaient.</p> - -<p>Les hardiesses et les nouveautés dans la théorie, la timidité -dans la pratique, qui font le caractère de cette œuvre du -grand Frédéric, s'y retrouvent partout. D'une part, on proclame -le grand principe de la société moderne, que tout le -monde doit être également sujet à l'impôt; de l'autre, on -<span class="pagenum"><a name="Page_378" id="Page_378">[Pg 378]</a></span> -laisse subsister les lois provinciales qui contiennent des -exemptions à cette règle. On affirme que tout procès entre -un sujet et le souverain sera jugé dans les formes et suivant -les prescriptions indiquées pour tous les autres litiges; en -fait, cette règle ne fut jamais suivie quand les intérêts ou -les passions du roi s'y opposèrent. On montra avec ostentation -le moulin de Sans-Souci, et l'on fit plier sans éclat la -justice dans plusieurs autres circonstances.</p> - -<p>Ce qui prouve combien ce code, qui innovait tant en apparence, -innova peu en réalité, et ce qui le rend par conséquent -si curieux à étudier pour bien connaître l'état vrai de -la société dans cette partie de l'Allemagne à la fin du dix-huitième -siècle, c'est que la nation prussienne parut à peine -s'apercevoir de sa publication. Les légistes seuls l'étudièrent -et de nos jours il y a un grand nombre de gens éclairés qui -ne l'ont jamais lu.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_7" id="ANCHOR_7"></a> - <a href="#NOTE_7"><i>Page 61.</i></a> -</p> - - -<p class="chapsum2">Bien des paysans en Allemagne.</p> - -<p>On rencontrait fréquemment parmi les paysans des familles -qui non-seulement étaient libres et propriétaires, mais -dont les biens formaient une espèce de majorat perpétuel. -La terre possédée par ceux-là était indivisible; un fils en -héritait seul: c'était d'ordinaire le fils le plus jeune, comme -dans certaines coutumes d'Angleterre. Celui-là devait seulement -payer une dot à ses frères et sœurs.</p> - -<p>Les <i>erbgüter</i> des paysans étaient plus ou moins répandus -dans toute l'Allemagne; car nulle part on n'y voyait toute -la terre englobée dans le système féodal. En Silésie, où la -noblesse a conservé jusqu'à nos jours des domaines immenses -dont la plupart des villages faisaient partie, il se rencontrait -<span class="pagenum"><a name="Page_379" id="Page_379">[Pg 379]</a></span> -cependant des villages qui étaient possédés entièrement -par les habitants et entièrement libres. Dans certaines parties -de l'Allemagne, comme dans le Tyrol et dans la Frise, -le fait dominant était que les paysans possédaient la terre -par <i>erbgüter</i>.</p> - -<p>Mais, dans la grande majorité des contrées de l'Allemagne, -ce genre de propriété n'était qu'une exception plus ou -moins fréquente. Dans les villages où elle se rencontrait, les -petits propriétaires de cette espèce formaient une sorte d'aristocratie -parmi les paysans.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_8" id="ANCHOR_8"></a> - <a href="#NOTE_8"><i>Page 62.</i></a> -</p> - - -<p class="chapsum2">Position de la noblesse et division -de la terre le long du Rhin.</p> - -<p>De renseignements pris sur les lieux et auprès de personnes -qui ont vécu sous l'ancien régime, il résulte que, dans -l'électorat de Cologne, par exemple, il y avait un grand -nombre de villages sans seigneurs et administrés par les -agents du prince; que, dans les lieux où la noblesse existait, -ses pouvoirs administratifs étaient très-bornés; que sa -position était plutôt brillante que puissante (au moins individuellement); -qu'elle avait beaucoup d'honneurs, entrait -dans les charges du prince, mais n'exerçait pas de pouvoir -réel et direct sur le peuple. Je me suis assuré d'autre part -que, dans ce même électorat, la propriété était très-divisée, -et qu'un très-grand nombre de paysans étaient propriétaires, -ce qui est attribué particulièrement à l'état de gêne et de -demi-misère dans lequel vivaient depuis longtemps déjà une -grande partie des familles nobles, gêne qui leur faisait aliéner -sans cesse quelques petites parties de leurs terres que les -paysans acquéraient, soit moyennant rente, soit pour argent -comptant. J'ai eu dans les mains un relevé de la population -<span class="pagenum"><a name="Page_380" id="Page_380">[Pg 380]</a></span> -de l'évêché de Cologne, au commencement du dix-huitième -siècle, où se trouve l'état des terres à cette époque; j'y ai vu -que dès ce temps le tiers du sol appartenait aux paysans. -De ce fait naissait un ensemble de sentiments et d'idées qui -mettaient ces populations-là bien plus près des révolutions -que celles qui habitaient d'autres parties de l'Allemagne où -ces particularités ne se voyaient pas encore.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_9" id="ANCHOR_9"></a> - <a href="#NOTE_9"><i>Page 62.</i></a> -</p> - - -<p class="chapsum2">Comment la loi sur le prêt à -intérêt avait hâté la division du sol.</p> - -<p>La loi qui défendait le prêt à intérêt, quel que fût l'intérêt, -était encore en vigueur à la fin du dix-huitième siècle. -Turgot nous apprend même qu'en 1769 elle était observée -en beaucoup d'endroits. Ces lois subsistent, dit-il, quoique -souvent violées. Les juges consulaires admettent les intérêts -stipulés sans aliénation de capital, tandis que les tribunaux -ordinaires les réprouvent. On voit encore des débiteurs de -mauvaise foi actionner au criminel leurs débiteurs pour leur -avoir prêté de l'argent sans aliénation du capital.</p> - -<p>Indépendamment des effets que cette législation ne pouvait -manquer d'avoir sur le commerce et en général sur les -mœurs industrielles de la nation, elle en avait une grande sur -la division des terres et sur leur tenure. Elle avait multiplié -à l'infini les rentes perpétuelles, tant foncières que non foncières. -Elle avait porté les anciens propriétaires du sol, au lieu -d'emprunter dans leurs besoins, à vendre de petites portions -de leurs domaines moyennant un prix, partie en capital, -partie en rente perpétuelle; ce qui avait fort contribué, d'une -part, à diviser le sol, de l'autre, à surcharger la petite propriété -d'une multitude de servitudes perpétuelles.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_381" id="Page_381">[Pg 381]</a></span></p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_10" id="ANCHOR_10"></a> - <a href="#NOTE_10"><i>Page 68.</i></a> -</p> - - -<p class="chapsum2">Exemple des passions qui naissaient -déjà de la dîme dix ans avant la Révolution.</p> - -<p>En 1779, un petit avocat de Lucé se plaint dans un style -très-amer, et qui déjà sent la Révolution, que les curés et autres -gros décimateurs vendent aux cultivateurs, à un prix -exorbitant, la paille que leur a procurée la dîme et dont ceux-ci -ont un absolu besoin pour faire de l'engrais.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_11" id="ANCHOR_11"></a> - <a href="#NOTE_11"><i>Page 68.</i></a> -</p> - - -<p class="chapsum2">Exemple de la manière dont le clergé -éloignait de lui le peuple par l'exercice de ses priviléges.</p> - -<p>Eu 1780, le prieur et les chanoines du prieuré de Laval -se plaignent de ce qu'on veut les assujettir au payement des -droits de tarif pour les objets de consommation et pour les -matériaux nécessaires à la réparation de leurs bâtiments. Ils -prétendent que, les droits du tarif étant représentatifs de la -taille, et étant eux-mêmes exempts de la taille, ils ne doivent -rien. Le ministre les renvoie à se pourvoir à l'élection, avec -recours à la cour des aides.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_12" id="ANCHOR_12"></a> - <a href="#NOTE_12"><i>Page 68.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Droits féodaux possédés par des prêtres. -Un exemple entre mille.</p> - -<p class="ac noindent"><i>Abbaye de Cherbourg (1753).</i></p> - -<p>Cette abbaye possédait alors des rentes seigneuriales, -payables en argent ou en denrées, dans presque toutes les -paroisses des environs de Cherbourg; une seule lui devait -trois cent six boisseaux de froment. Elle avait la baronnie -<span class="pagenum"><a name="Page_382" id="Page_382">[Pg 382]</a></span> -de Sainte-Geneviève, la baronnie et le moulin seigneurial -du Bas-du-Roule, la baronnie de Neuville-au-Plein, située -à dix lieues au moins. Elle percevait en outre les dîmes de -douze paroisses de la presqu'île, dont plusieurs étaient situées -très-loin d'elle.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_13" id="ANCHOR_13"></a> - <a href="#NOTE_13"><i>Page 72.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Irritation causée par les droits -féodaux aux paysans, et, en particulier, -par les droits féodaux des prêtres.</p> - -<p>Lettre écrite peu avant la Révolution par un cultivateur à -l'intendant lui-même. Elle ne fait point autorité pour prouver -l'exactitude des faits qu'elle contient, mais elle indique -parfaitement l'état des esprits dans la classe à laquelle appartient -celui qui l'avait écrite.</p> - -<p>«Quoique nous ayons peu de noblesse dans ce pays, dit-il, -il ne faut pas croire que les biens-fonds soient moins chargés -de rentes; au contraire, presque tous les fiefs appartiennent à -la cathédrale, à l'archevêché, à la collégiale de Saint-Martin, -aux Bénédictins de Noirmoutiers, de Saint-Julien, et autres -ecclésiastiques, chez qui les rentes ne se prescrivent jamais, -et où l'on en voit éclore sans cesse de vieux parchemins -moisis, dont Dieu seul connaît la fabrique!</p> - -<p>«Tout ce pays est infecté de rentes. La majeure partie des -terres doit, par an, un septième de blé froment par arpent, -d'autres du vin; celui-ci doit un quart des fruits rendus à -la seigneurie, celui-là le cinquième, etc., toujours dîme prélevée; -celui-ci le douzième, celui-là le treizième. Tous ces -droits sont si singuliers que j'en connais depuis la quatrième -partie des fruits jusqu'à la quarantième.</p> - -<p>«Que penser de toutes ces rentes en toutes espèces de grains, -légumes, argent, volailles, corvée, bois, fruits, chandelle? -<span class="pagenum"><a name="Page_383" id="Page_383">[Pg 383]</a></span> -Je connais de ces singulières redevances en pain, en cire, -en œufs, en porc sans tête, chaperon de rose, bouquets de -violettes, éperons dorés, etc. Il y a encore une foule innombrable -d'autres droits seigneuriaux. Pourquoi n'a-t-on pas -affranchi la France de toutes ces extravagantes redevances? -Enfin, on commence à ouvrir les yeux, et il y a tout à -espérer de la sagesse du gouvernement actuel; il tendra une -main secourable à ces pauvres victimes des exactions de -l'ancien régime fiscal, appelées droits seigneuriaux, qu'on -ne devait jamais aliéner ni vendre.</p> - -<p>«Que penser encore de cette tyrannie des lods et ventes? -Un acquéreur s'épuise pour faire une acquisition et est obligé -de payer de gros frais d'adjudication ou de contrats, prise -de possession, procès-verbaux, contrôle et insinuation, centième -denier, huit sous par livre, etc., et par-dessus tout -cela il faut qu'il exhibe son contrat à son seigneur, qui lui -fera payer les lods et ventes du principal de son acquisition: -les uns, le douzième; d'autres, le dixième. Ceux-ci prétendent -avoir le quint; d'autres, le quint et requint. Enfin, il -y en a à tous prix, et même j'en connais qui font payer le -tiers de la somme principale. Non, les nations les plus féroces -et les plus barbares de l'univers connu n'ont jamais inventé -d'exaction semblable et en aussi grand nombre que -nos tyrans n'en ont accumulée sur la tête de nos pères. (Cette -tirade philosophique et littéraire manque absolument d'orthographe.)</p> - -<p>«Quoi! le feu roi aurait permis le remboursement des rentes -foncières assignées sur les héritages situés dans des villes, -et il n'y aurait pas compris ceux situés dans les campagnes? -C'était par ces derniers qu'il fallait commencer. Pourquoi -ne pas permettre aux pauvres cultivateurs de briser leurs -chaînes, de rembourser et de se libérer des multitudes de -<span class="pagenum"><a name="Page_384" id="Page_384">[Pg 384]</a></span> -rentes seigneuriales et foncières qui causent tant de tort aux -vassaux et si peu de profit aux seigneurs? On ne devait pas -distinguer pour les remboursements entre les villes et les -campagnes, les seigneurs et les particuliers.</p> - -<p>«Les intendants des titulaires des biens ecclésiastiques, à -chaque mutation, pillent et mettent à contribution tous les -fermiers. Nous en avons un exemple tout récent. L'intendant -de notre nouvel archevêque a fait, en arrivant, signifier le -délogement à tous les fermiers de M. de Fleury, son prédécesseur, -déclarant nuls tous les baux qu'ils avaient contractés -avec lui et jetant à la porte tous ceux qui n'ont pas voulu -doubler leurs baux et donner de gros pots de vin, qu'ils -avaient déjà donnés à l'intendant de M. de Fleury. On les a -ainsi privés des sept ou huit années qu'il leur restait à jouir -de leurs baux passés avec toute notoriété, les obligeant de -sortir sur-le-champ, la veille de Noël, temps le plus critique -de l'année à cause de la difficulté qu'on trouve alors à nourrir -les bestiaux, sans savoir où aller demeurer. Le roi de Prusse -n'aurait pas fait pis.»</p> - -<p>Il paraît bien, en effet, que, pour les biens du clergé, les -baux du titulaire précédent ne créaient pas une obligation -légale pour le successeur. L'auteur de la lettre, en remarquant -ci-dessus que les rentes féodales étaient rachetables -dans les villes, bien qu'elles ne le fussent pas dans les campagnes, -annonce un fait très-vrai. Nouvelle preuve de cet -abandon où vivait le paysan, et de la manière dont tous ceux -qui étaient placés au-dessus de lui trouvaient au contraire le -moyen de se tirer d'affaires.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_14" id="ANCHOR_14"></a> - <a href="#NOTE_14"><i>Page 72.</i></a> -</p> - -<p>Toute institution qui a été longtemps dominante, après, -<span class="pagenum"><a name="Page_385" id="Page_385">[Pg 385]</a></span> -s'être établie dans sa sphère naturelle, pénètre au delà et -finit par exercer une grande influence sur la partie même de -la législation où elle ne règne pas; la féodalité, quoiqu'elle -appartînt avant tout au droit politique, avait transformé tout -le droit civil et profondément modifié la condition des biens et -celle des hommes dans tout ce qui se rapporte à la vie privée. -Elle avait agi sur les successions par l'inégalité des partages, -dont le principe était descendu, dans certaines provinces, -jusqu'à la classe moyenne (témoin la Normandie). Elle avait -enveloppé, pour ainsi dire, toute la propriété foncière, car il -n'y avait guère de terres qui fussent placées complétement en -dehors d'elle ou dont les possesseurs ne reçussent un contrecoup -de ses lois. Elle n'affectait pas seulement la propriété -des individus, mais celle des communes. Elle réagissait sur -l'industrie par les rétributions qu'elle levait sur celle-ci. -Elle réagissait sur les revenus par l'inégalité des charges, -et en général sur l'intérêt pécuniaire des hommes dans presque -toutes leurs affaires: sur les propriétaires, par les redevances, -les rentes, la corvée; sur le cultivateur, de mille -manières, mais entre autres par les banalités, les rentes foncières, -les lods et ventes, etc.; sur les marchands, par les -droits de marchés; sur les commerçants, par les droits de -péage, etc. En achevant de l'abattre, la Révolution s'est fait -apercevoir et toucher à la fois, pour ainsi dire, à tous les -points sensibles de l'intérêt particulier.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_15" id="ANCHOR_15"></a> - <a href="#NOTE_15"><i>Page 85.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Charité publique faite par l'État. Favoritisme.</p> - -<p>En 1748, le roi accorde 20,000 livres de riz (c'était une -année de grande misère et de disette, comme il y en eut tant -<span class="pagenum"><a name="Page_386" id="Page_386">[Pg 386]</a></span> -dans le dix-huitième siècle). L'archevêque de Tours prétend -que c'est lui qui a obtenu le secours, et que ce secours ne doit -être distribué que par lui et dans son diocèse. L'intendant affirme -que le secours est accordé à toute la généralité et doit -être distribué par lui à toutes les paroisses. Après une lutte -qui se prolonge longtemps, le roi, pour tout concilier, double -la quantité du riz qu'il destinait à la généralité, afin que -l'archevêque et l'intendant puissent en distribuer chacun la -moitié. Tous deux sont du reste d'accord que les distributions -seront faites par les curés. Il n'est question ni des seigneurs, ni -des syndics. On voit, par la correspondance de l'intendant -avec le contrôleur général, que, suivant le premier, l'archevêque -ne voulait donner le riz qu'à ses protégés, et notamment -en faire distribuer la plus grande partie dans les paroisses -appartenant à M<sup>me</sup> la duchesse de Rochechouart. D'un autre -côté, on trouve dans cette liasse des lettres de grands seigneurs -qui demandent particulièrement pour leurs paroisses, -et des lettres du contrôleur général qui signalent les -paroisses de certaines personnes.</p> - -<p>La charité légale donne lieu à des abus, quel que soit le -système; mais elle est impraticable, exercée ainsi de loin, -et sans publicité, par le gouvernement central.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_16" id="ANCHOR_16"></a> - <a href="#NOTE_16"><i>Page 85.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Exemple de la manière dont -cette charité légale était faite.</p> - -<p>On trouve dans un rapport fait à l'assemblée provinciale -de la haute Guyenne, en 1780: «Sur la somme de 385,000 livres -à laquelle se portent les fonds accordés par S. M. à -cette généralité depuis 1773, époque de l'établissement des -travaux de charité, jusqu'en 1779 inclusivement, l'élection -de Montauban, chef-lieu et séjour de M. l'intendant, a eu à elle -<span class="pagenum"><a name="Page_387" id="Page_387">[Pg 387]</a></span> -seule plus de 240,000 livres, somme dont la plus grande partie -a été versée dans la communauté même de Montauban.»</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_17" id="ANCHOR_17"></a> - <a href="#NOTE_17"><i>Page 86.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Pouvoirs de l'intendant pour réglementer l'industrie.</p> - -<p>Les archives des intendances sont pleines de dossiers qui -se rapportent à cette réglementation de l'industrie.</p> - -<p>Non-seulement l'industrie était soumise alors aux gênes que -lui imposaient les corps d'état, maîtrises, etc., mais elle était -de plus livrée à tous les caprices du gouvernement, représenté -le plus souvent dans les règlements généraux par le conseil du -roi, et dans les applications particulières par les intendants. -On voit que ceux-ci s'occupent sans cesse de la longueur à -donner aux étoffes, des tissus à choisir, des méthodes à suivre, -des erreurs à éviter dans la fabrication. Ils avaient sous -leurs ordres, indépendamment des subdélégués, des inspecteurs -locaux d'industrie. De ce côté la centralisation s'étendait -plus loin encore que de nos jours; elle y était plus capricieuse, -plus arbitraire; elle faisait fourmiller les fonctionnaires -publics, et donnait naissance à toute sorte d'habitudes -de soumission et de dépendance.</p> - -<p>Remarquez que ces habitudes étaient surtout données aux -classes bourgeoises, marchandes, commerçantes, qui allaient -triompher, plus encore qu'à celles qui allaient être vaincues. -La Révolution devait donc, au lieu de les détruire, les -faire prédominer et les répandre.</p> - -<p>Toutes les remarques qui précèdent sont suggérées par -la lecture de nombreuses correspondances et pièces intitulées: -<i>manufactures et fabriques</i>, <i>draperie</i>, <i>droguerie</i>; elles se -rencontrent dans les papiers qui restent des archives de l'intendance -de l'Ile-de-France. On trouve dans le même endroit -<span class="pagenum"><a name="Page_388" id="Page_388">[Pg 388]</a></span> -les rapports fréquents et détaillés qu'adressent les -inspecteurs à l'intendant sur des visites faites par eux chez -des fabricants, pour s'assurer que les règles indiquées pour -la fabrication sont suivies; plus, différents arrêts du conseil, -rendus sur l'avis de l'intendant, pour empêcher ou permettre -la fabrication, soit dans certains endroits, soit de certaines -étoffes, soit enfin d'après certains procédés.</p> - -<p>Ce qui domine dans les observations de ces inspecteurs, -qui traitent de très-haut le fabricant, c'est l'idée que le -devoir et le droit de l'État sont de forcer celui-ci à faire le -mieux possible, non-seulement dans l'intérêt du public, mais -dans le sien propre. En conséquence, ils se croient tenus à -lui faire suivre la meilleure méthode et à entrer avec lui dans -les moindres détails de son art, le tout accompagné d'un -grand luxe de contraventions et d'énormes amendes.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_18" id="ANCHOR_18"></a> - <a href="#NOTE_18"><i>Page 87.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Esprit du gouvernement de Louis XI.</p> - -<p>Il n'y a pas de document dans lequel on puisse mieux -apprécier l'esprit vrai du gouvernement de Louis XI que -dans les nombreuses constitutions qui ont été données par -lui aux villes. J'ai eu occasion d'étudier très-particulièrement -celles que lui doivent la plupart des villes de l'Anjou, du -Maine et de la Touraine.</p> - -<p>Toutes ces constitutions sont faites sur le même modèle, à -peu près, et les mêmes desseins s'y révèlent avec une parfaite -évidence. On y voit apparaître une figure de Louis XI un -peu différente de celle qu'on connaît. On considère communément -ce prince comme l'ennemi de la noblesse, mais, en -même temps, comme l'ami sincère, bien qu'un peu brutal, -du peuple. Là il fait voir une même haine et pour les droits -<span class="pagenum"><a name="Page_389" id="Page_389">[Pg 389]</a></span> -politiques du peuple et pour ceux de la noblesse. Il se sert -également de la bourgeoisie pour diminuer ce qui est au-dessus -d'elle et pour comprimer ce qui est au-dessous; il est -tout à la fois antiaristocratique et antidémocratique: c'est -le roi bourgeois par excellence. Il comble les notables des -villes de priviléges, voulant ainsi augmenter leur importance; -il leur accorde à profusion la noblesse, dont il rabaisse -ainsi la valeur, et en même temps il détruit tout le -caractère populaire et démocratique de l'administration des -villes, et y resserre le gouvernement dans un petit nombre -de familles attachées à sa réforme et liées à son pouvoir par -d'immenses bienfaits.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_19" id="ANCHOR_19"></a> - <a href="#NOTE_19"><i>Page 88.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Une administration de ville au dix-huitième siècle.</p> - -<p>J'extrais de l'enquête qui a été faite en 1764 sur l'administration -des villes le dossier relatif à Angers; on y trouvera -la constitution de cette ville analysée, attaquée et défendue -tour à tour par le présidial, le corps de ville, le subdélégué -et l'intendant. Comme les mêmes faits se reproduisent dans -un grand nombre d'autres lieux, il faut voir dans ce tableau -tout autre chose qu'une image individuelle.</p> - -<p><i>Mémoire du présidial sur l'état existant de la constitution -municipale d'Angers et sur les réformes à y faire.</i> -«Le corps de ville d'Angers,» dit le présidial, «ne consultant -presque jamais le <i>général</i> des habitants, même pour les entreprises -les plus importantes, si ce n'est dans le cas où il -s'y trouve obligé par des ordres particuliers, cette administration -est inconnue de tous ceux qui ne sont pas du corps -de ville, même des échevins amovibles, qui n'en ont qu'une -notion très-superficielle.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_390" id="Page_390">[Pg 390]</a></span></p> - -<p>(La tendance de toutes ces petites oligarchies bourgeoises -était, en effet, de consulter le moins possible ce qu'on appelle -ici le général des habitants.)</p> - -<p>Le corps de ville est composé, d'après un arrêt de règlement -du 29 mars 1681, de vingt et un officiers:</p> - -<p>Un maire qui acquiert la noblesse, et dont les fonctions -durent quatre ans,</p> - -<p>Quatre échevins amovibles, qui restent deux ans,</p> - -<p>Douze conseillers échevins, qui, une fois élus, sont perpétuels,</p> - -<p>Deux procureurs de ville,</p> - -<p>Un procureur en survivance,</p> - -<p>Un greffier.</p> - -<p>Ils ont différents priviléges, entre autres ceux-ci: leur capitation -est fixe et modique; ils jouissent de l'exemption du -logement des gens de guerre, ustensiles, fournitures et contributions; -de la franchise des droits, de cloison double et -triple, d'ancien et nouvel octroi, et accessoire sur les denrées -de consommation, même du don gratuit, dont ils ont cru -de leur autorité privée pouvoir s'affranchir, dit le présidial; -ils ont, en outre, des rétributions de bougies, et quelques-uns -des gages et des logements.</p> - -<p>On voit par ce détail qu'il faisait bon être échevin perpétuel -d'Angers dans ce temps-là. Remarquez toujours et partout -ce système qui fait tomber l'exemption d'impôts sur les -plus riches. Aussi trouve-t-on plus loin, dans ce même mémoire: -«Ces places sont briguées par les plus riches habitants, -qui y aspirent pour obtenir une réduction de capitation -considérable, dont la surcharge retombe sur les autres. -Il y a actuellement plusieurs officiers municipaux, dont la capitation -fixe est de 30 livres, qui devraient être imposés à 250 -ou 300 livres; il en est un, entre autres, qui, eu égard à sa -<span class="pagenum"><a name="Page_391" id="Page_391">[Pg 391]</a></span> -fortune, pourrait payer 1,000 livres de capitation au moins.» -On trouve dans un autre endroit du même mémoire «qu'au -nombre des plus riches habitants se rencontrent plus de quarante -officiers ou veuves d'officiers (possesseurs d'office), -dont les charges donnent le privilége de ne point contribuer -à la capitation considérable dont la ville est chargée; le poids -de cette capitation retombe sur un nombre infini de pauvres -artisans, lesquels, se croyant surchargés, réclament continuellement -contre l'excès de leurs contributions, et presque -toujours sans fondement, parce qu'il n'y a pas d'inégalités -dans la division de ce qui reste à la charge de la ville.»</p> - -<p>L'<i>assemblée générale</i> se compose de soixante-seize personnes:</p> - -<p class=" noindent padl-1"> -Le maire,<br /> -Deux députés du chapitre,<br /> -Un syndic des clercs,<br /> -Deux députés du présidial,<br /> -Un député de l'université,<br /> -Un lieutenant général de police,<br /> -Quatre échevins,<br /> -Douze conseillers échevins,<br /> -Un procureur du roi au présidial,<br /> -Un procureur de ville,<br /> -Deux députés des eaux et forêts,<br /> -Deux de l'élection,<br /> -Deux du grenier à sel,<br /> -Deux des traites,<br /> -Deux de la monnaie,<br /> -Deux du corps des avocats et procureurs,<br /> -Deux des juges consuls,<br /> -Deux des notaires,<br /> -Deux du corps des marchands,<br /> -</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_392" id="Page_392">[Pg 392]</a></span></p> - -<p>Enfin deux députés envoyés par chacune des seize paroisses.</p> - -<p>Ce sont ces derniers qui sont censés représenter le peuple -proprement dit, et en particulier les corporations industrielles. -On voit qu'on s'est arrangé pour les tenir constamment -en minorité.</p> - -<p>Quand les places deviennent vacantes dans le corps de -ville, c'est l'assemblée générale qui fait choix de trois sujets -pour chaque vacance.</p> - -<p>La plupart des places de l'hôtel de ville ne sont pas -affectées à certains corps, comme, je l'ai vu dans plusieurs -autres constitutions municipales, c'est-à-dire que les électeurs -ne sont pas obligés de choisir soit un magistrat, soit un -avocat, etc., ce que les membres du présidial trouvent très-mauvais.</p> - -<p>Suivant ce même présidial, qui paraît animé des plus violentes -jalousies contre le corps de ville, et que je soupçonne -fort de ne trouver mauvais dans la constitution municipale -que de n'y pas avoir assez de priviléges, «l'assemblée générale, -trop nombreuse et composée en partie de personnes -peu intelligentes, ne devrait être consultée que dans les cas -d'aliénation du domaine communal, emprunt, établissement -d'octrois et élection des officiers municipaux. Toutes les -autres affaires pourraient être délibérées dans une plus petite -assemblée, composée seulement de notables. Ne pourraient -être membres de cette assemblée que le lieutenant -général de la sénéchaussée, le procureur du roi, et douze -autres notables pris dans les six corps, du clergé, de la magistrature, -de la noblesse, de l'université, du commerce, des -bourgeois, et autres qui ne sont pas desdits corps. Le choix -des notables, pour la première fois, serait déféré à l'assemblée -générale, et dans la suite à l'assemblée des notables, ou -au corps dont chaque notable doit être tiré.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_393" id="Page_393">[Pg 393]</a></span></p> - -<p>Tous ces fonctionnaires de l'État, qui entrent ainsi comme -possesseurs d'office ou comme notables dans les corps municipaux -de l'ancien régime, ressemblent souvent à ceux d'aujourd'hui -par le titre de la fonction qu'ils exercent et quelquefois -même par la nature de cette fonction; mais ils en diffèrent -profondément par la position, ce à quoi il faut toujours -faire bien attention, si l'on ne veut arriver à des conséquences -fort erronées. Presque tous ces fonctionnaires étaient, en -effet, des notables de la cité avant d'être revêtus de fonctions -publiques, ou avaient ambitionné les fonctions publiques -pour devenir des notables; ils n'avaient aucune idée de la -quitter ni aucun espoir de monter plus haut, ce qui suffisait -pour en faire tout autre chose que ce que nous connaissons -aujourd'hui.</p> - -<p><i>Mémoire des officiers municipaux.</i> On y voit que le corps -de ville a été créé en 1474, par Louis XI, sur les ruines de -l'ancienne constitution démocratique de la ville, et toujours -d'après le système indiqué plus haut, c'est-à-dire resserrement -de la plupart des droits politiques dans la seule classe -moyenne, éloignement ou affaiblissement du populaire, -grand nombre d'officiers municipaux afin d'intéresser plus -de monde à la réforme, la noblesse héréditaire prodiguée -et des priviléges de toutes sortes accordés à la partie de la -bourgeoisie qui administre.</p> - -<p>On trouve dans ce même mémoire des lettres patentes -des successeurs de Louis XI, qui reconnaissent, en y restreignant -encore le pouvoir du peuple, cette nouvelle constitution. -On y apprend qu'en 1485 les lettres patentes données -à cet effet par Charles VIII ont été attaquées devant le parlement -par des habitants d'Angers, absolument comme en Angleterre -on eût porté devant une cour de justice les procès qui -se seraient élevés à propos de la charte d'une ville. En 1601, -<span class="pagenum"><a name="Page_394" id="Page_394">[Pg 394]</a></span> -c'est encore un arrêt du parlement qui fixe les droits politiques -naissant de la charte royale. A partir de là, on ne -voit plus paraître que le conseil du roi.</p> - -<p>Il résulte du même mémoire que, non-seulement pour les -places de maire, mais pour toutes les autres places du corps -de ville, l'assemblée générale présente trois candidats entre -lesquels le roi choisit, en vertu d'un arrêt du conseil du 22 -juin 1708. Il en résulte encore qu'en vertu d'arrêts du conseil -de 1733 et 1741 les marchands avaient le droit de réclamer -une place d'échevin ou de conseiller (ce sont les échevins -perpétuels). Enfin on y découvre que, dans ces temps-là, -le corps de ville était chargé de la répartition des sommes levées -pour la capitation, l'ustensile, le casernement, l'entretien -des pauvres, des militaires, gardes-côtes et enfants trouvés.</p> - -<p>Suit l'énumération très-longue des peines que les officiers -municipaux doivent se donner, et qui justifient pleinement, -suivant eux, les priviléges et la perpétuité qu'on voit qu'ils -ont grand'peur de perdre. Plusieurs raisons qu'ils donnent de -leurs travaux sont curieuses, entre autres celles-ci: «Leurs -occupations les plus essentielles,» disent-ils, «consistent dans -l'examen des matières de finances continuellement accrues par -l'extension qu'on donne sans cesse aux droits d'aides, de gabelle, -de contrôle, insinuation des actes, perception illicite des -droits d'enregistrement et de francs-fiefs. Les contestations -que les compagnies financières suscitent sans cesse à propos -de ces différentes taxes les ont forcés à soutenir, au nom -de la ville, des procès devant les différentes juridictions, -parlement ou conseil du roi, afin de résister à l'oppression -sous laquelle on les fait gémir. L'expérience et l'exercice -de trente ans leur apprennent que la vie de l'homme -est à peine suffisante pour se parer des embûches et des -piéges que les commis de toutes les parties des fermes -<span class="pagenum"><a name="Page_395" id="Page_395">[Pg 395]</a></span> -tendent sans cesse au citoyen pour conserver leurs commissions.»</p> - -<p>Ce qui est curieux, c'est que toutes ces choses sont écrites -au contrôleur général lui-même, et pour le rendre favorable -au maintien des priviléges de ceux qui les lui disent, tant -l'habitude est bien prise de regarder les compagnies chargées -de lever l'impôt comme un adversaire sur lequel on pouvait -tomber de tous côtés sans que personne le trouvât mauvais. -C'est cette habitude qui, s'étendant et se fortifiant de plus -en plus, finit par faire considérer le fisc comme un tyran -odieux et de mauvaise foi; non l'agent de tous, mais l'ennemi -commun.</p> - -<p>«La réunion de tous les offices,» ajoute le même mémoire, -«a été faite une première fois au corps de ville par un arrêt du -conseil du 4 sept. 1694, moyennant une somme de 22,000 livres,» -c'est-à-dire que les offices ont été rachetés cette année-là -pour cette somme. Par arrêt du 26 avril 1723, on a encore -réuni au corps de ville les offices municipaux créés par l'édit -du 24 mai 1722; en d'autres termes, on a admis la ville à les -racheter. Par un autre arrêt du 24 mai 1723, on a permis à -la ville d'emprunter 120,000 livres pour l'acquisition desdits -offices. Un autre arrêt du 26 juillet 1728 a permis -d'emprunter 50,000 livres pour le rachat des offices de greffier-secrétaire -de l'hôtel de ville. «La ville,» est-il dit dans le -mémoire, «a payé ces finances pour conserver la liberté de -ses élections et faire jouir ses officiers élus, les uns pour deux -ans, les autres à vie, des différentes prérogatives attachées à -leur charge.» Une partie des offices municipaux ayant été rétablie -par l'édit de novembre 1733, il est intervenu un arrêt -du conseil, du 11 janvier 1751, sur la requête des maires et -échevins, par lequel le prix de rachats a été fixé à la somme -de 170,000 livres, pour le payement de laquelle, la prorogation -<span class="pagenum"><a name="Page_396" id="Page_396">[Pg 396]</a></span> -des octrois a été accordée pendant quinze ans.</p> - -<p>Ceci est un bon échantillon de l'administration de l'ancien -régime relativement aux villes. On leur fait contracter -des dettes, et puis on les autorise à établir des impôts extraordinaires -et temporaires pour se libérer. A quoi il faut ajouter -que plus tard on rend ces impôts temporaires perpétuels, -comme je l'ai vu souvent, et alors le gouvernement en prend -sa part.</p> - -<p>Le mémoire continue: «Les officiers municipaux n'ont été -privés des grands pouvoirs judiciaires que leur avait concédés -Louis XI que par l'établissement de juridictions royales. -Jusqu'en 1669 ils ont eu connaissance des contestations -entre maîtres et ouvriers. Le compte des octrois est rendu -devant l'intendant, au désir de tous les arrêts de création -ou de prorogation desdits octrois.»</p> - -<p>On voit également dans ce mémoire que les députés des -seize paroisses dont il a été question plus haut, et qui paraissent -à l'assemblée générale, sont choisis par les compagnies, -corps ou communautés, et qu'ils sont strictement des mandataires -du petit corps qui les députe. Ils ont sur chaque affaire -des instructions qui les lient.</p> - -<p>Enfin, tout ce mémoire démontre qu'à Angers, comme partout -ailleurs, les dépenses, de quelque nature qu'elles fussent, -devaient être autorisées par l'intendant et le conseil; et il -faut reconnaître que, quand on donne l'administration d'une -ville en toute propriété à certains hommes, et qu'on accorde -à ces hommes, au lieu de traitements fixes, des priviléges qui -les mettent personnellement hors d'atteinte des suites que -leur administration peut avoir sur la fortune privée de -leurs concitoyens, la tutelle administrative peut paraître une -nécessité.</p> - -<p>Tout ce mémoire, du reste assez mal fait, décèle une crainte -<span class="pagenum"><a name="Page_397" id="Page_397">[Pg 397]</a></span> -extraordinaire de la part des officiers de voir changer l'état -de choses existant. Toutes sortes de raisons, bonnes ou -mauvaises, sont accumulées par eux dans l'intérêt du maintien -du <i>statu quo</i>.</p> - -<p><i>Mémoire du subdélégué.</i> L'intendant, ayant reçu ces deux -mémoires en sens contraire, veut avoir l'avis de son subdélégué. -Celui-ci le donne à son tour.</p> - -<p>«Le mémoire des conseillers municipaux, dit-il, ne mérite -pas qu'on s'y arrête; il ne tend qu'à faire valoir les priviléges -de ces officiers. Celui du présidial peut être utilement consulté; -mais il n'y a pas lieu d'accorder toutes les prérogatives -que ces magistrats réclament.»</p> - -<p>Il y a longtemps, suivant ce subdélégué, que la constitution -de l'hôtel de ville avait besoin d'être améliorée. Outre -les immunités qui nous sont déjà connues et que possédaient -les officiers municipaux d'Angers, il nous apprend -que le maire, pendant son exercice, avait un logement qui -représentait 600 francs de loyer au moins; plus, 50 francs de -gages et 100 francs de frais de poste; plus les jetons. Le -procureur-syndic était aussi logé; le greffier de même. Pour -arriver à s'exempter des droits d'aides et d'octroi, les officiers -municipaux avaient établi pour chacun d'eux une consommation -présumée. Chacun pouvait faire entrer dans la -ville, sans payer de droits, tant de barriques de vin par an, -et ainsi de suite pour toutes les denrées.</p> - -<p>Le subdélégué ne propose pas d'enlever aux conseillers -municipaux leurs immunités d'impôt, mais il voudrait que -leur capitation, au lieu d'être fixe et très-insuffisante, fût -taxée par l'intendant chaque année. Il désire que ces mêmes -officiers soient assujettis comme les autres au don gratuit, -dont ils se sont dispensés on ne sait sur quel précédent.</p> - -<p>Les officiers municipaux, dit encore le mémoire, sont chargés -<span class="pagenum"><a name="Page_398" id="Page_398">[Pg 398]</a></span> -de la confection des rôles de capitation pour les habitants; -ils s'en acquittent légèrement et arbitrairement; aussi y a-t-il -annuellement une multitude de réclamations et requêtes -adressées à l'intendant. Il serait à désirer que désormais -cette répartition fût faite, dans l'intérêt de chaque compagnie -ou communauté, par ses membres, d'une manière générale -et fixe; les officiers municipaux resteraient chargés -seulement du rôle de capitation des bourgeois et autres qui -ne sont d'aucun corps, comme quelques artisans et les domestiques -de tous les privilégiés.</p> - -<p>Le mémoire du subdélégué confirme ce qu'ont déjà dit les -officiers municipaux: que les charges municipales ont été -rachetées par la ville, en 1735, pour la somme de 170,000 -livres.</p> - -<p><i>Lettre de l'intendant au contrôleur général.</i> Muni de tous -ces documents, l'intendant écrit au ministre. «Il importe,» -dit-il, «aux habitants et au bien de la chose publique de réduire -le corps de ville, dont le trop grand nombre de membres -est infiniment à charge au public, à cause des priviléges -dont ils jouissent.»</p> - -<p>«Je suis,» ajoute l'intendant, «frappé de l'énormité des finances -qui ont été payées, dans tous les temps, pour racheter -à Angers les offices municipaux. Le montant de cette finance, -employé à des usages utiles, aurait tourné au profit de la -ville, qui, au contraire, n'a ressenti que le poids de l'autorité -et des priviléges de ces officiers.»</p> - -<p>«Les abus intérieurs de cette administration méritent toute -l'attention du conseil,» dit encore l'intendant. «Indépendamment -des jetons et de la bougie, qui consomment le fonds annuel -de 2,127 liv. (c'était la somme indiquée pour ces sortes de -dépenses par le budget normal, qui de temps à autre était -imposé aux villes par le roi), les deniers publics se dissipent -<span class="pagenum"><a name="Page_399" id="Page_399">[Pg 399]</a></span> -et s'emploient, au gré de ces officiers, pour des usages -clandestins, et le procureur du roi, en possession de sa place -depuis trente ou quarante ans, s'est tellement rendu maître de -l'administration, dont lui seul connaît les ressorts, qu'il a été -impossible aux habitants dans aucun temps d'obtenir la moindre -communication de l'emploi des revenus communaux.» -En conséquence, l'intendant demande au ministre de réduire -le corps de ville à un maire nommé pour quatre ans, à six -échevins nommés pour six ans, à un procureur du roi -nommé pour huit ans, à un greffier et à un receveur perpétuels.</p> - -<p>Du reste, la constitution proposée par lui pour ce corps -de ville est expressément celle que propose ailleurs le même -intendant pour Tours. D'après lui, il faut:</p> - -<p>1<sup>o</sup> Conserver l'assemblée générale, mais seulement comme -corps électoral destiné à élire les officiers municipaux;</p> - -<p>2<sup>o</sup> Créer un conseil extraordinaire de notables, qui aura -à remplir toutes les fonctions que l'édit de 1764 semblait -donner à l'assemblée générale, conseil composé de douze -membres, dont le mandat sera de six ans, et qui seront élus, -non par l'assemblée générale, mais par les douze corps réputés -notables (chaque corps élit le sien). Il désigne comme -corps notables:</p> - -<p class=" noindent padl-1"> -Le présidial,<br /> -L'université,<br /> -L'élection,<br /> -Les officiers des eaux et forêts,<br /> -Du grenier à sel,<br /> -Des traites,<br /> -Des monnaies,<br /> -Les avocats et procureurs,<br /> -Les juges-consuls,<br /> -<span class="pagenum"><a name="Page_400" id="Page_400">[Pg 400]</a></span> -Les notaires,<br /> -Les marchands,<br /> -Les bourgeois.<br /> -</p> - -<p>Comme on le remarque, presque tous ces notables étaient -des fonctionnaires publics, et tous les fonctionnaires publics -étaient des notables; d'où on peut conclure, comme dans -mille autres endroits de ces dossiers, que la classe moyenne -était aussi avide de places alors et cherchait aussi peu que -de nos jours le champ de son activité hors des fonctions publiques. -La seule différence était, comme je l'ai dit dans le -texte, qu'alors on achetait la petite importance que donnent -les places, et qu'aujourd'hui les solliciteurs demandent qu'on -leur fasse la charité de la leur procurer gratis.</p> - -<p>On voit dans ce projet que toute la réalité du pouvoir municipal -est dans le conseil extraordinaire, ce qui achève de -resserrer l'administration dans une très-petite coterie bourgeoise, -la seule assemblée où le peuple continuât à paraître un -peu, n'étant plus chargée que d'élire les officiers municipaux -et n'ayant plus d'avis à leur donner. Il faut remarquer encore -que l'intendant est plus restrictif et antipopulaire que le roi, -qui semblait dans son édit donner les principales fonctions à -l'assemblée générale, et qu'à son tour l'intendant est beaucoup -plus libéral et démocratique que la bourgeoisie, à en juger -du moins par le mémoire que j'ai cité dans le texte, mémoire -dans lequel les notables d'une autre ville sont d'avis -d'exclure le peuple même de l'élection des officiers municipaux, -que le roi et l'intendant laissent à celui-ci.</p> - -<p>On a pu remarquer que l'intendant se sert des noms de -<i>bourgeois</i> et de <i>marchands</i> pour désigner deux catégories -distinctes de notables; il n'est pas inutile de donner la définition -exacte de ces mots pour montrer en combien de petits -fragments cette bourgeoisie était coupée et de combien de petites -vanités elle était travaillée.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_401" id="Page_401">[Pg 401]</a></span></p> - -<p>Ce mot de bourgeois avait un sens général et un sens restreint: -il indiquait les membres de la classe moyenne, et en -outre il désignait dans le sein de cette classe un certain nombre -d'hommes. «Les bourgeois sont ceux que leur naissance -et leur fortune mettent en état de vivre avec bienséance -sans s'adonner à aucun travail lucratif,» dit l'un des mémoires -produits à l'enquête de 1764. On voit par le reste du -mémoire que le mot de bourgeois ne doit pas s'appliquer à -ceux qui font partie, soit des compagnies, soit des corporations -industrielles; mais dire précisément à qui il s'applique -est chose plus difficile. «Car,» remarque encore le -même mémoire, «parmi ceux qui s'arrogent le titre de -bourgeois, on rencontre souvent des personnes à qui il -ne peut convenir que par leur seule oisiveté; du reste, dépourvus -de fortune et menant une vie inculte et obscure. -Les bourgeois doivent, au contraire, être toujours distingués -par leur fortune, leur naissance, talents, mœurs et manière -de vivre. Les artisans composant les communautés -n'ont jamais été appelés au rang de notables.»</p> - -<p>Les marchands étaient, avec les bourgeois, la seconde espèce -d'hommes qui n'appartenaient ni à une compagnie ni à -une corporation; mais quelles étaient les limites de cette petite -classe? «Faut-il,» dit le mémoire, «confondre les marchands -de basse naissance et de petit commerce avec les marchands en -gros?» Pour résoudre ces difficultés, le mémoire propose de -faire faire tous les ans par les échevins un tableau des marchands -notables, tableau qu'on remettra à leur chef ou syndic, -pour qu'il ne convoque aux délibérations de l'hôtel de ville -que ceux qui s'y trouveraient inscrits. On aura soin de n'indiquer -sur ce tableau aucun de ceux qui auraient été domestiques, -colporteurs, voituriers, ou dans d'autres basses fonctions.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_402" id="Page_402">[Pg 402]</a></span></p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_20" id="ANCHOR_20"></a> - <a href="#NOTE_20"><i>Page 93.</i></a> -</p> - -<p>Un des caractères les plus saillants du dix-huitième siècle, -en matière d'administration des villes, est moins encore l'abolition -de toute représentation et de toute intervention du -public dans les affaires que l'extrême mobilité des règles -auxquelles cette administration est soumise, les droits étant -donnés, repris, rendus, accrus, diminués, modifiés de mille -manières, et sans cesse. Rien ne montre mieux dans quel avilissement -ces libertés locales étaient tombées que ce remuement -éternel de leurs lois, auxquelles personne ne semble -faire attention. Cette mobilité seule aurait suffi pour détruire -d'avance toute idée particulière, tout goût des souvenirs, tout -patriotisme local, dans l'institution qui cependant y prête le -plus. On préparait ainsi la grande destruction du passé que -la Révolution allait faire.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_21" id="ANCHOR_21"></a> - <a href="#NOTE_21"><i>Page 93.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Une administration de village au dix-huitième siècle.—Tirée -des papiers de l'intendance de l'Ile-de-France.</p> - -<p>L'affaire dont je vais parler est prise parmi bien d'autres -pour faire connaître par un exemple quelques-unes des formes -suivies par l'administration paroissiale, faire comprendre -la lenteur qui les caractérisait souvent, et enfin montrer ce -qu'était, au dix-huitième siècle, l'assemblée générale d'une -paroisse.</p> - -<p>Il s'agit de réparer le presbytère et le clocher d'une paroisse -rurale, celle d'Ivry, Ile-de-France. A qui s'adresser -pour obtenir que ces réparations soient faites? comment déterminer -sur qui la dépense doit porter? comment se procurer -la somme nécessaire?</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_403" id="Page_403">[Pg 403]</a></span></p> - -<p>1<sup>o</sup> Requête du curé à l'intendant, qui expose que le clocher -et le presbytère ont besoin de réparations urgentes; que -son prédécesseur, ayant fait construire audit presbytère des -bâtiments inutiles, a complétement changé et dénaturé l'état -des lieux, et que, les habitants l'ayant souffert, c'est à eux -à supporter la dépense à faire pour remettre les choses en -état, sauf à répéter la somme sur les héritiers du curé précédent.</p> - -<p>2<sup>o</sup> Ordonnance de monseigneur l'intendant (29 août 1747) -qui ordonne qu'à la diligence du syndic il sera convoqué -une assemblée pour délibérer sur la nécessité des opérations -réclamées.</p> - -<p>3<sup>o</sup> Délibération des habitants, par laquelle ils déclarent ne -pas s'opposer aux réparations du presbytère, mais à celles -du clocher, attendu que ce clocher est bâti sur le chœur, et -que le curé, étant gros décimateur, est chargé de réparer -le chœur. (Un arrêt du conseil, de la fin du siècle précédent -(avril 1695), attribuait en effet la réparation du chœur à -celui qui était en possession de percevoir les dîmes de la paroisse, -les paroissiens n'étant tenus qu'à entretenir la nef.)</p> - -<p>4<sup>o</sup> Nouvelle ordonnance de l'intendant, -qui, attendu la contradiction -des faits, envoie un architecte, le sieur Cordier, -pour procéder à la visite et description du presbytère et du -clocher, dresser devis des travaux et faire enquête.</p> - -<p>5<sup>o</sup> Procès-verbal de toutes ces opérations, qui constate -notamment qu'à l'enquête un certain nombre de propriétaires -d'Ivry se sont présentés devant l'envoyé de l'intendant, -lesquelles personnes paraissent être des gentilshommes, bourgeois -et paysans du lieu, et ont fait inscrire leur dire pour -ou contre les prétentions du curé.</p> - -<p>7<sup>o</sup> Nouvelle ordonnance de l'intendant, portant que les -devis que l'architecte envoyé par lui a dressés seront communiqués, -<span class="pagenum"><a name="Page_404" id="Page_404">[Pg 404]</a></span> -dans une nouvelle assemblée générale convoquée -à la diligence du syndic, aux propriétaires et habitants.</p> - -<p>8<sup>o</sup> Nouvelle assemblée paroissiale en conséquence de cette -ordonnance, dans laquelle les habitants déclarent persister -en leurs dires.</p> - -<p>9<sup>o</sup> Ordonnance de monseigneur l'intendant qui prescrit:</p> - -<p>1<sup>o</sup> Qu'il sera procédé devant son subdélégué à Corbeil, en -l'hôtel de celui-ci, à l'adjudication des travaux portés au devis, -adjudication qui sera faite en présence des curé, syndic -et principaux habitants de la paroisse;</p> - -<p>2<sup>o</sup> Qu'attendu qu'il y a péril en la demeure, une imposition -de toute la somme sera levée sur les habitants, sauf -à ceux qui persistent à croire que le clocher fait partie du -chœur et doit être réparé par le gros décimateur à se pourvoir -devant la justice ordinaire.</p> - -<p>10<sup>o</sup> Sommation faite à toutes les parties de se trouver à -l'hôtel du subdélégué à Corbeil, où se feront les criées et l'adjudication.</p> - -<p>11<sup>o</sup> Requête du curé et de plusieurs habitants pour demander -que les frais de la procédure administrative ne -soient pas mis, comme d'ordinaire, à la charge de l'adjudicataire, -ces frais s'élevant très-haut et devant empêcher de -trouver un adjudicataire.</p> - -<p>12<sup>o</sup> Ordonnance de l'intendant qui porte que les frais -faits pour parvenir à l'adjudication seront arrêtés par le subdélégué, -pour le montant d'iceux faire partie de ladite adjudication -et imposition.</p> - -<p>13<sup>o</sup> Pouvoirs donnés par quelques notables habitants au -sieur X. pour assister à ladite adjudication et la consentir -au désir des devis de l'architecte.</p> - -<p>14<sup>o</sup> Certificat du syndic, portant que les affiches et publications -accoutumées ont été faites.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_405" id="Page_405">[Pg 405]</a></span></p> - -<p>15<sup>o</sup> Procès-verbal d'adjudication.</p> - -<table style="width: 30em" id="ADJUDICATION" summary="Procès-verbal d'adjudication"> - <tr> - <td class="c1">Montant des réparations à faire </td> - <td class="c1">487 l.</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1">Frais faits pour parvenir à l'adjudication</td> - <td class="c1">237 l. 18 s. 6 d.</td> - </tr> - <tr> - <td></td> - <td>──────────</td> - </tr> - <tr> - <td></td> - <td>724 l. 18 s. 6 d.</td> - </tr> -</table> - - -<p>16<sup>o</sup> Enfin arrêt du conseil (23 juillet 1748) pour autoriser -l'imposition destinée à couvrir cette somme.</p> - -<p>On a pu remarquer qu'il était plusieurs fois question dans -cette procédure de la convocation de l'assemblée paroissiale. -Voici le procès-verbal de la tenue de l'une de ces assemblées; -il fera voir au lecteur comment les choses se passaient en général -dans ces occasions-là.</p> - -<p>Acte notarié: «Aujourd'hui, à l'issue de la messe paroissiale, -au lieu ordinaire et accoutumé, après la cloche sonnée, -ont comparu en l'assemblée tenue par les habitants de -ladite paroisse, par-devant X., notaire à Corbeil, soussigné, -et les témoins ci-après nommés, le sieur Michaud, vigneron, -syndic de ladite paroisse, lequel a présenté l'ordonnance de -l'intendant qui permet l'assemblée, en a fait faire lecture et -a requis acte de ses diligences.</p> - -<p>«Et à l'instant est comparu un habitant de ladite paroisse, -lequel a dit que le clocher était sur le chœur, et, par conséquent, -à la charge du curé; sont aussi comparus (suivent les -noms de quelques autres, qui, au contraire, consentaient à -admettre la requête du curé)... ensuite se présentent quinze -paysans, manœuvriers, maçons, vignerons, qui déclarent -adhérer à ce qu'ont dit les précédents. Est aussi comparu -le sieur Raimbaud, vigneron, lequel dit qu'il s'en rapporte -entièrement à ce qui sera décidé par monseigneur l'intendant. -Est aussi comparu le sieur X., docteur en Sorbonne, -curé, qui persiste dans les dires et fins de la requête. Dont, -<span class="pagenum"><a name="Page_406" id="Page_406">[Pg 406]</a></span> -et de tout ci-dessus les comparants ont requis acte. Fait et -passé audit lieu d'Ivry, au devant du cimetière de ladite paroisse, -par-devant le soussigné; et a été vaqué à la rédaction -du présent depuis onze heures du matin jusqu'à deux heures.»</p> - -<p>On voit que cette assemblée de paroisse n'est qu'une enquête -administrative, avec les formes et le coût des enquêtes -judiciaires; qu'elle n'aboutit jamais à un vote, par conséquent -à la manifestation de la volonté de la paroisse; qu'elle -ne contient que des opinions individuelles, et n'enchaîne -nullement la volonté du gouvernement. Beaucoup d'autres -pièces nous apprennent en effet que l'assemblée de paroisse -était faite pour éclairer la décision de l'intendant, non pour -y faire obstacle, lors même qu'il ne s'agissait que de l'intérêt -de la paroisse.</p> - -<p>On remarque également, dans les mêmes pièces, que cette -affaire donne lieu à trois enquêtes: une devant le notaire, -une seconde devant l'architecte, et une troisième enfin devant -deux notaires, pour savoir si les habitants persistent dans -leurs précédents dires.</p> - -<p>L'impôt de 524 livr. 10 s., ordonné par l'arrêt du 13 juillet -1748, porte sur tous les propriétaires privilégiés ou non -privilégiés, ainsi que cela avait presque toujours lieu pour -ces sortes de dépenses, mais la base dont on se sert pour -fixer la part des uns et des autres est différente. Les taillables -sont taxés en proportion de leur taille, et les privilégiés -en raison de leur fortune présumée, ce qui laisse un grand -avantage aux seconds sur les premiers.</p> - -<p>On voit enfin, dans cette même affaire, que la répartition -de la somme de 523 livr. 10 s. est faite par deux collecteurs, -habitants du village, non élus, ni arrivant à leur tour comme -cela se voit le plus souvent, mais choisis et nommés d'office -par le subdélégué et l'intendant.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_407" id="Page_407">[Pg 407]</a></span></p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_22" id="ANCHOR_22"></a> - <a href="#NOTE_22"><i>Page 95.</i></a> -</p> - -<p>Le prétexte qu'avait pris Louis XIV pour détruire la liberté -municipale des villes avait été la mauvaise gestion de -leurs finances. Cependant le même fait, dit Turgot avec -grande raison, persista et s'aggrava depuis la réforme que -fit ce prince. La plupart des villes sont considérablement -endettées aujourd'hui, ajoute-t-il, partie pour des fonds -qu'elles ont prêtés au gouvernement, et partie pour des dépenses -ou décorations que les officiers municipaux, qui disposent -de l'argent d'autrui, et n'ont pas de comptes à rendre -aux habitants, ni d'instructions à en recevoir, multiplient -dans la vue de s'illustrer, et quelquefois de s'enrichir.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_23" id="ANCHOR_23"></a> - <a href="#NOTE_23"><i>Page 101.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">L'État était tuteur des couvents -aussi bien que des communes; -exemple de cette tutelle.</p> - -<p>Le contrôleur général, en autorisant l'intendant à verser -15,000 livres au couvent des Carmélites, auquel on devait -des indemnités, recommande à l'intendant de s'assurer que -cet argent, qui représente un capital, sera replacé utilement. -Des faits analogues arrivent à chaque instant.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_24" id="ANCHOR_24"></a> - <a href="#NOTE_24"><i>Page 111.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Comment c'est au Canada -qu'on pouvait le mieux juger la centralisation -administrative de l'ancien régime.</p> - -<p>C'est dans les colonies qu'on peut le mieux juger la physionomie -du gouvernement de la métropole, parce que c'est -là que d'ordinaire tous les traits qui le caractérisent grossissent -<span class="pagenum"><a name="Page_408" id="Page_408">[Pg 408]</a></span> -et deviennent plus visibles. Quand je veux juger l'esprit -de l'administration de Louis XIV et ses vices, c'est au -Canada que je dois aller. On aperçoit alors la difformité de -l'objet comme dans un microscope.</p> - -<p>Au Canada, une foule d'obstacles que les faits antérieurs ou -l'ancien état social opposaient, soit ouvertement, soit secrètement, -au libre développement de l'esprit du gouvernement, -n'existaient pas. La noblesse ne s'y voyait presque point, ou -du moins elle y avait perdu presque toutes ses racines; l'Église -n'y avait plus sa position dominante; les traditions féodales y -étaient perdues ou obscurcies; le pouvoir judiciaire n'y -était plus enraciné dans de vieilles institutions et de vieilles -mœurs. Rien n'y empêchait le pouvoir central de s'y -abandonner à tous ses penchants naturels et d'y façonner -toutes les lois suivant l'esprit qui l'animait lui-même. Au -Canada, donc, pas l'ombre d'institutions municipales ou -provinciales, aucune force collective autorisée, aucune initiative -individuelle permise. Un intendant ayant une position -bien autrement prépondérante que celle qu'avaient ses pareils -en France; une administration se mêlant encore de bien -plus de choses que dans la métropole, et voulant de même -faire tout de Paris, malgré les dix-huit cents lieues qui l'en -séparent; n'adoptant jamais les grands principes qui peuvent -rendre une colonie peuplée et prospère, mais, en revanche, -employant toutes sortes de petits procédés artificiels et de -petites tyrannies réglementaires pour accroître et répandre -la population: culture obligatoire, tous les procès naissant -de la concession des terres retirés aux tribunaux et remis -au jugement de l'administration seule, nécessité de cultiver -d'une certaine manière, obligation de se fixer dans certains -lieux plutôt que dans d'autres, etc., cela se passe sous -Louis XIV; ces édits sont contre-signés Colbert. On se croirait -<span class="pagenum"><a name="Page_409" id="Page_409">[Pg 409]</a></span> -déjà en pleine centralisation moderne, et en Algérie. Le -Canada est en effet l'image fidèle de ce qu'on a toujours vu -là. Des deux côtés on se trouve en présence de cette administration -presque aussi nombreuse que la population, prépondérante, -agissante, réglementante, contraignante, voulant -prévoir tout, se chargeant de tout, toujours plus au courant -des intérêts de l'administré qu'il ne l'est lui-même, sans cesse -active et stérile.</p> - -<p>Aux États-Unis, le système de décentralisation des Anglais -s'outre, au contraire: les communes deviennent des -municipalités presque indépendantes, des espèces de républiques -démocratiques. L'élément républicain, qui forme -comme le fond de la constitution et des mœurs anglaises, se -montre sans obstacle et se développe. L'administration proprement -dite fait peu de choses en Angleterre, et les particuliers -font beaucoup; en Amérique, l'administration ne se -mêle plus de rien, pour ainsi dire, et les individus en s'unissant -font tout. L'absence des classes supérieures, qui rend -l'habitant du Canada encore plus soumis au gouvernement -que ne l'était, à la même époque, celui de France, rend -celui des provinces anglaises de plus en plus indépendant -du pouvoir.</p> - -<p>Dans les deux colonies on aboutit à l'établissement d'une -société entièrement démocratique; mais ici, aussi longtemps, -du moins, que le Canada reste à la France, l'égalité se mêle -au gouvernement absolu; là elle se combine avec la liberté. -Et quant aux conséquences matérielles des deux méthodes -coloniales, on sait qu'en 1763, époque de la conquête, la -population du Canada était de 60,000 âmes, et la population -des provinces anglaises de 3,000,000.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_410" id="Page_410">[Pg 410]</a></span></p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_25" id="ANCHOR_25"></a> - <a href="#NOTE_25"><i>Page 113.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum">Exemple, entre bien d'autres, -des règlements généraux que le conseil -d'État fait sans cesse, lesquels ont force de loi dans toute la France -et créent des délits spéciaux dont les tribunaux administratifs sont -les seuls juges.</p> - -<p>Je prends les premiers que je trouve sous ma main: arrêt -du conseil, du 29 avril 1779, qui établit qu'à l'avenir, dans -tout le royaume, les laboureurs et marchands de moutons -auront à marquer leurs moutons d'une certaine manière, -sous peine de 300 livres d'amende; enjoint S. M. aux intendants -de tenir la main à l'exécution du présent arrêt, est-il -dit; d'où résulte que c'est à l'intendant à prononcer la peine -de la contravention. Autre exemple: arrêt du conseil, 21 décembre -1778, qui défend aux rouliers et voituriers d'entreposer -les marchandises dont ils sont chargés, à peine de -300 livres d'amende; enjoint S. M. au lieutenant général de -police et aux intendants d'y tenir la main.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_26" id="ANCHOR_26"></a> - <a href="#NOTE_26"><i>Page 129.</i></a> -</p> - -<p>L'assemblée provinciale de la haute Guyenne demande à -grands cris l'établissement de nouvelles brigades de maréchaussée, -absolument comme, de nos jours, le conseil général -de l'Aveyron ou du Lot réclame sans doute l'établissement -de nouvelles brigades de gendarmerie. Toujours la -même idée: la gendarmerie c'est l'ordre, et l'ordre ne peut -venir avec le gendarme que du gouvernement. Le rapport -ajoute: «On se plaint tous les jours qu'il n'y a aucune police -dans les campagnes (comment y en aurait-il? Le noble -ne se mêle de rien, le bourgeois est en ville, et la communauté, -représentée par un paysan grossier, n'a d'ailleurs -<span class="pagenum"><a name="Page_411" id="Page_411">[Pg 411]</a></span> -aucun pouvoir), et il faut convenir que, si on en excepte -quelques cantons dans lesquels des seigneurs justes et bienfaisants -se servent de l'ascendant que leur situation leur -donne sur leurs vassaux pour prévenir ces voies de fait auxquelles -les habitants des campagnes sont naturellement portés -par la grossièreté de leurs mœurs et la dureté de leur caractère, -il n'existe partout ailleurs presque aucun moyen de -contenir ces hommes ignorants, grossiers et emportés.»</p> - -<p>Voilà la manière dont les nobles de l'assemblée provinciale -souffraient qu'on parlât d'eux-mêmes, et dont les membres -du tiers-état, qui formaient à eux seuls la moitié de l'assemblée, -parlaient du peuple dans des documents publics!</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_27" id="ANCHOR_27"></a> - <a href="#NOTE_27"><i>Page 130.</i></a> -</p> - -<p>Les bureaux de tabac étaient aussi recherchés sous l'ancien -régime qu'à présent. Les gens les plus notables les sollicitaient -pour leurs créatures. J'en trouve qui sont donnés à la -recommandation de grandes dames; il y en a qu'on donne -à la sollicitation d'archevêques.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_28" id="ANCHOR_28"></a> - <a href="#NOTE_28"><i>Page 131.</i></a> -</p> - -<p>Cette extinction de toute vie publique locale avait alors -dépassé tout ce qu'on peut croire. Un des chemins qui -conduisaient du Maine en Normandie était impraticable. -Qui demande qu'on le répare? La généralité de Touraine, -qu'il traverse? la province de Normandie ou celle du Maine, -si intéressées au commerce des bestiaux, qui suit cette voie? -quelque canton enfin particulièrement lésé par le mauvais -état de cette route? La généralité, la province, les cantons -sont sans voix. Il faut que les marchands qui suivent ce chemin -et qui s'y embourbent se chargent eux-mêmes d'attirer -<span class="pagenum"><a name="Page_412" id="Page_412">[Pg 412]</a></span> -de ce côté les regards du gouvernement central. Ils écrivent -à Paris au contrôleur général et le prient de leur venir en -aide.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_29" id="ANCHOR_29"></a> - <a href="#NOTE_29"><i>Page 144.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Importance plus ou moins grande -des rentes ou redevances seigneuriales, -suivant les provinces.</p> - -<p>Turgot dit dans ses œuvres: «Je dois faire observer que -ces sortes de redevances sont d'une tout autre importance -dans la plupart des provinces riches, telles que la Normandie, -la Picardie et les environs de Paris. Dans ces dernières, la -principale richesse consiste dans le produit même des terres, -qui sont réunies en grand corps de fermes, et dont les propriétaires -retirent de gros loyers. Les rentes seigneuriales des -plus grandes terres n'y forment qu'une très-modique portion -du revenu, et cet article est presque regardé comme honorifique. -Dans les provinces les moins riches et cultivées -d'après des principes différents, les seigneurs et gentilshommes -ne possèdent presque point de terres à eux; les héritages, -qui sont extrêmement divisés, sont chargés de très-grosses -rentes en grains, dont tous les cotenanciers sont -tenus solidairement. Ces rentes absorbent souvent le plus -clair du produit des terres, et le revenu des seigneurs en est -presque entièrement composé.»</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_30" id="ANCHOR_30"></a> - <a href="#NOTE_30"><i>Page 155.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Influence anticaste -de la discussion commune des affaires.</p> - -<p>On voit par les travaux peu importants des sociétés -d'agriculture du dix-huitième siècle l'influence anticaste -qu'avait la discussion commune sur des intérêts communs. -<span class="pagenum"><a name="Page_413" id="Page_413">[Pg 413]</a></span> -Quoique ces réunions aient lieu trente ans avant la Révolution, -en plein ancien régime, et qu'il ne s'agisse que de -théories, par cela seulement qu'on y débat des questions -dans lesquelles les différentes classes se sentent intéressées -et qu'elles discutent ensemble, on y sent aussitôt le rapprochement -et le mélange des hommes, on voit les idées de réformes -raisonnables s'emparer des privilégiés comme des -autres, et cependant il ne s'agit que de conversation et d'agriculture.</p> - -<p>Je suis convaincu qu'il n'y avait qu'un gouvernement ne -cherchant jamais sa force qu'en lui-même, et prenant toujours -les hommes à part, comme celui de l'ancien régime, qui -eût pu maintenir l'inégalité ridicule et insensée qui existait -en France au moment de la Révolution; le plus léger contact -du <i>self-government</i> l'aurait profondément modifiée et rapidement -transformée ou détruite.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_31" id="ANCHOR_31"></a> - <a href="#NOTE_31"><i>Page 155.</i></a> -</p> - -<p>Les libertés provinciales peuvent subsister quelque temps -sans que la liberté nationale existe, quand ces libertés sont -anciennes, mêlées aux habitudes, aux mœurs et aux souvenirs, -et que le despotisme au contraire est nouveau; mais il -est déraisonnable de croire qu'on puisse, à volonté, créer des -libertés locales, ou même les maintenir longtemps, quand -on supprime la liberté générale.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_32" id="ANCHOR_32"></a> - <a href="#NOTE_32"><i>Page 157.</i></a> -</p> - -<p>Turgot, dans un mémoire au roi, résume de cette façon, -qui me paraît très-exacte, quelle était l'étendue vraie des -priviléges des nobles en matière d'impôt:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_414" id="Page_414">[Pg 414]</a></span></p> - -<p>«1<sup>o</sup> Les privilégiés peuvent faire valoir en exemption de -toute imposition taillable une ferme de quatre charrues, qui -porte ordinairement, dans les environs de Paris, 2,000 francs -d'imposition.</p> - -<p>«2<sup>o</sup> Les mêmes privilégiés ne payent absolument rien pour -les bois, prairies, vignes, étangs, ainsi que pour les terres encloses -qui tiennent à leurs châteaux, de quelque étendue -qu'elles soient. Il y a des cantons dont la principale production -est en prairies ou en vignes; alors le noble qui fait régir -ses terres s'exempte de toute l'imposition, qui retombe -à la charge du taillable; second avantage qui est immense.»</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_33" id="ANCHOR_33"></a> - <a href="#NOTE_33"><i>Page 158.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Privilége indirect en fait -d'impôts.—Différence dans la perception, -lors même que la taxe est commune.</p> - -<p>Turgot fait également de ceci une peinture que j'ai lieu de -croire exacte, d'après les pièces.</p> - -<p>«Les avantages indirects des privilégiés en matière de capitation -sont très-grands. La capitation est une imposition -arbitraire de sa nature; il est impossible de la répartir sur -la totalité des citoyens autrement qu'à l'aveugle. On a -trouvé plus commode de prendre pour base les rôles de la -taille, qu'on a trouvés tout faits. On a fait un rôle particulier -pour les privilégiés; mais, comme ceux-ci se défendent -et que les taillables n'ont personne qui parle pour -eux, il est arrivé que la capitation des premiers s'est réduite -peu à peu, dans les provinces, à un objet excessivement modique, -tandis que la capitation des seconds est presque égale -au principal de la taille.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_415" id="Page_415">[Pg 415]</a></span></p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_34" id="ANCHOR_34"></a> - <a href="#NOTE_34"><i>Page 158.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Autre exemple de l'inégalité -de perception dans une taxe commune.</p> - -<p>On sait que dans les impôts locaux la taxe était levée sur -tout le monde; «lesquelles sommes,» disent les arrêts du conseil -qui autorisent ces sortes de dépenses, «seront levées sur -tous les justiciables, exempts ou non exempts, privilégiés ou -non privilégiés, sans aucune exception, conjointement avec -la capitation, ou au marc le franc d'icelle.»</p> - -<p>Remarquez que, comme la capitation du taillable, assimilée -à la taille, s'élevait comparativement toujours plus haut -que la capitation du privilégié, l'inégalité se retrouvait sous -la forme même qui semblait le plus l'exclure.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_35" id="ANCHOR_35"></a> - <a href="#NOTE_35"><i>Page 158.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Même sujet.</p> - -<p>Je trouve dans un projet d'édit de 1764, qui tend à créer -l'égalité de l'impôt, toutes sortes de dispositions qui ont pour -but de conserver une position à part aux privilégiés dans -la perception; j'y remarque, entre autres, que toutes les -mesures dont l'objet est de déterminer, en ce qui les concerne, -la valeur de la matière imposable, ne peuvent être prises qu'en -leur présence ou en celle de leurs fondés de pouvoirs.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_36" id="ANCHOR_36"></a> - <a href="#NOTE_36"><i>Page 158.</i></a> -</p> - - -<p class="chapsum">Comment le gouvernement -reconnaissait lui-même que les privilégiés -étaient favorisés dans la perception, lors même que la taxe était -commune.</p> - -<p>«Je vois,» écrit le ministre en 1766, «que la partie des impositions -dont la perception est toujours la plus difficile -<span class="pagenum"><a name="Page_416" id="Page_416">[Pg 416]</a></span> -consiste dans ce qui est dû par les nobles et privilégiés, à -cause des ménagements que les percepteurs des tailles se -croient obligés d'observer à leur égard, au moyen de quoi -il subsiste sur leur capitation et leurs vingtièmes (les impôts -qui leur étaient communs avec le peuple) des restes très-anciens -et beaucoup trop considérables.»</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_37" id="ANCHOR_37"></a> - <a href="#NOTE_37"><i>Page 174.</i></a> -</p> - -<p>On trouve, dans le <i>Voyage d'Arthur Young en 89</i>, un petit -tableau où cet état des deux sociétés est si agréablement -peint et si bien encadré que je ne puis résister au désir de -le placer ici.</p> - -<p>Young, traversant la France au milieu de la première émotion -que causait la prise de la Bastille, est arrêté dans un -certain village par une troupe de peuple qui, ne lui voyant -pas de cocarde, veut le conduire en prison. Pour se tirer -d'affaire il imagine de leur faire ce petit discours:</p> - -<p>«Messieurs,» dit-il, «on vient de dire que les impôts doivent -être payés comme auparavant. Les impôts doivent être -payés, assurément, mais non pas comme auparavant. Il faut -les payer comme en Angleterre. Nous avons beaucoup de -taxes que vous n'avez point; mais le tiers-état, le peuple, -ne les paye pas; elles ne portent que sur le riche. Chez nous, -chaque fenêtre paye; mais celui qui n'a que six fenêtres à sa -maison ne paye rien. Un seigneur paye les vingtièmes et les -tailles, mais le petit propriétaire d'un jardin ne paye rien. -Le riche paye pour ses chevaux, ses voitures, ses valets: il -paye même pour avoir la liberté de tirer ses propres perdrix; -le petit propriétaire reste étranger à toutes ces taxes. Bien -plus! nous avons en Angleterre une taxe que paye le riche -pour venir au secours du pauvre. Donc, s'il faut continuer à -<span class="pagenum"><a name="Page_417" id="Page_417">[Pg 417]</a></span> -payer des taxes, il faut les payer autrement. La méthode -anglaise vaut bien mieux.»</p> - -<p>«Comme mon mauvais français,» ajoute Young, «allait assez -de pair avec leur patois, ils m'entendirent très-bien; il n'y -eut pas un mot de ce discours auquel ils ne donnassent leur -approbation, et ils pensèrent que je pouvais bien être un brave -homme, ce que je confirmai en criant: Vive le tiers! Ils me -laissèrent alors passer avec un hourra.»</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_38" id="ANCHOR_38"></a> - <a href="#NOTE_38"><i>Page 177.</i></a> -</p> - -<p>L'église de X., élection de Chollet, tombait en ruines; il -s'agissait de la réparer suivant le mode indiqué par l'arrêt -de 1684 (16 déc.), c'est-à-dire à l'aide d'un impôt levé sur -tous les habitants. Lorsque les collecteurs veulent lever cet -impôt, le marquis de X., seigneur de la paroisse, déclare -que, comme il se charge à lui seul de réparer le chœur, il -ne veut pas participer à l'impôt; les autres habitants répliquent, -avec beaucoup de raison, que, comme seigneur et -comme gros décimateur (il possédait sans doute les dîmes -inféodées), il est obligé à réparer seul le chœur, que par -conséquent cette réparation ne peut le soustraire à la charge -commune. Sur quoi intervient une ordonnance de l'intendant -qui déclare le marquis mal fondé et autorise la poursuite -des collecteurs. Il y a au dossier plus de dix lettres de -ce marquis, toutes plus pressantes les unes que les autres, -demandant à grands cris que le reste de la paroisse paye -à sa place, et daignant, pour l'obtenir, traiter l'intendant de -<i>monseigneur</i> et même le <i>supplier</i>.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_418" id="Page_418">[Pg 418]</a></span></p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_39" id="ANCHOR_39"></a> - <a href="#NOTE_39"><i>Page 179.</i></a> -</p> - - -<p class="chapsum">Exemple de la manière dont le gouvernement de l'ancien régime -respectait les droits acquis, les contrats formels et les libertés des -villes ou des associations.</p> - -<p>Déclaration du roi qui «suspend en temps de guerre le remboursement -de tous les emprunts faits par les villes, bourgs, -colléges, communautés, administrations des hôpitaux, maisons -de charité, communautés d'arts et métiers et autres, qui -s'acquittent et se remboursent par le produit des octrois ou -droits par nous concédés,» est-il dit dans la déclaration, «à -l'effet desdits emprunts, les intérêts continuant à courir.»</p> - -<p>C'est non-seulement la suspension du remboursement à -l'époque indiquée dans le contrat fait avec les créanciers, -mais encore une atteinte portée au gage donné pour répondre -de la créance. Jamais de pareilles mesures, qui fourmillent -dans l'ancien régime, n'auraient été praticables sous un -gouvernement surveillé par la publicité ou par des assemblées. -Qu'on compare cela avec ce qui s'est toujours passé -pour ces sortes de choses en Angleterre et même en Amérique. -Le mépris du droit est aussi flagrant ici que le mépris -pour les libertés locales.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_40" id="ANCHOR_40"></a> - <a href="#NOTE_40"><i>Page 181.</i></a> -</p> - -<p>Le cas cité ici dans le texte est loin d'être le seul où les -privilégiés aperçussent que le droit féodal qui pesait sur le -paysan les atteignait eux-mêmes. Voici ce que disait, trente -ans avant la Révolution, une société d'agriculture composée -tout entière de privilégiés:</p> - -<p>«Les rentes inamortissables, soit foncières, soit féodales, -affectées sur les fonds de terre, quand elles sont un peu considérables, -<span class="pagenum"><a name="Page_419" id="Page_419">[Pg 419]</a></span> -deviennent si onéreuses au débiteur qu'elles causent -sa ruine et successivement celle du fonds même. Il est -forcé de le négliger, ne pouvant trouver la ressource de faire -des emprunts sur un fonds trop chargé, ni d'acquéreurs, s'il -veut vendre. Si ces rentes étaient amortissables, ce rentier -ruiné ne manquerait pas d'occasions d'emprunter pour amortir, -ni d'acquéreurs en état de rembourser le fonds et la rente. -On est toujours aise d'entretenir et d'améliorer un bien -libre dont on se croit paisible possesseur. Ce serait procurer -un grand encouragement à l'agriculture que de trouver des -moyens praticables pour rendre amortissables ces sortes de -rentes. Beaucoup de seigneurs de fiefs, persuadés de cette vérité, -ne se feraient pas prier pour se prêter à ces sortes d'arrangements. -Il serait donc bien intéressant de trouver et -d'indiquer des moyens praticables pour parvenir à faire cet -affranchissement des rentes foncières.»</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_41" id="ANCHOR_41"></a> - <a href="#NOTE_41"><i>Page 184.</i></a> -</p> - -<p>Toutes les fonctions publiques, même celles d'agent des -fermes, étaient rétribuées par des immunités d'impôts, priviléges -qui leur avaient été accordés par l'ordonnance de 1681. -Dans une lettre adressée au ministre en 1782 par un intendant -il est dit: «Parmi les privilégiés, il n'y a pas de classe -aussi nombreuse que celle des employés des gabelles, des -traites, des domaines, des postes, des aides, et autres régies -de toute espèce. Il est peu de paroisses où il n'en existe, et -l'on en voit dans plusieurs jusqu'à deux ou trois.»</p> - -<p>Il s'agissait de détourner le ministre de proposer au conseil -un arrêt pour étendre l'immunité d'impôt aux employés -et domestiques de ces agents privilégiés, immunités dont -les fermiers généraux, dit l'intendant, ne cessent de demander -<span class="pagenum"><a name="Page_420" id="Page_420">[Pg 420]</a></span> -l'extension, afin de se dispenser de payer ceux auxquels -on les accorde.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_42" id="ANCHOR_42"></a> - <a href="#NOTE_42"><i>Page 184.</i></a> -</p> - -<p>Les offices n'étaient pas absolument inconnus ailleurs. En -Allemagne quelques petits princes en avaient introduit plusieurs, -mais en petit nombre et dans des parties peu importantes -de l'administration publique. Le système n'était suivi -en grand qu'en France.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_43" id="ANCHOR_43"></a> - <a href="#NOTE_43"><i>Page 190.</i></a> -</p> - -<p>Il ne faut pas s'étonner, quoique cela paraisse fort étrange -et le soit en effet, de voir dans l'ancien régime des fonctionnaires -publics, dont plusieurs appartiennent à l'administration -proprement dite, plaider en parlement pour savoir -quelle est la limite de leurs différents pouvoirs. Cela s'explique -lorsque l'on pense que toutes ces questions, en même -temps qu'elles étaient des questions d'administration publique, -étaient aussi des questions de propriété privée. Ce -qu'on prend ici pour un empiétement du pouvoir judiciaire -n'était qu'une conséquence de la faute que le gouvernement -avait commise en mettant les fonctions publiques en office. -Les places étant tenues en office et chaque fonctionnaire -étant rétribué en raison des actes qu'il faisait, on ne pouvait -changer la nature de la fonction sans léser un droit qui avait -été acheté du prédécesseur. Exemple entre mille: le lieutenant -général de police du Mans soutient un long procès -contre le bureau de finances de cette ville, pour prouver -qu'ayant la police des rues il doit être chargé de faire tous -les actes relatifs à leur pavage et toucher le prix de ces actes. -A quoi le bureau repart que le pavage des rues lui est -<span class="pagenum"><a name="Page_421" id="Page_421">[Pg 421]</a></span> -attribué par le titre même de sa commission. Ce n'est pas, -cette fois, le conseil du roi qui décide; comme il s'agit principalement -de l'intérêt du capital engagé dans l'acquisition -de l'office, c'est le parlement qui prononce. L'affaire administrative -s'est transformée en procès civil.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_44" id="ANCHOR_44"></a> - <a href="#NOTE_44"><i>Page 192.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Analyse des cahiers de la noblesse en 1789.</p> - -<p>La Révolution française est, je crois, la seule au commencement -de laquelle les différentes classes aient pu donner -séparément un témoignage authentique des idées qu'elles -avaient conçues et faire connaître les sentiments qui les animaient, -avant que cette Révolution même n'eût dénaturé ou -modifié ces sentiments et ces idées. Ce témoignage authentique -fut consigné, comme chacun sait, dans les cahiers que -les trois ordres dressèrent en 1789. Ces cahiers ou mémoires -furent rédigés en pleine liberté, au milieu de la publicité la -plus grande, par chacun des ordres qu'ils concernaient; ils -furent longuement discutés entre les intéressés et mûrement -réfléchis par leurs rédacteurs; car le gouvernement de ce -temps-là, quand il s'adressait à la nation, ne se chargeait -pas de faire tout à la fois la demande et la réponse. A l'époque -où les cahiers furent dressés, on en réunit les parties -principales en trois volumes imprimés qu'on voit dans -toutes les bibliothèques. Les originaux sont déposés aux archives -nationales, et avec eux se trouvent les procès-verbaux -des assemblées qui les rédigèrent, et, en partie, la correspondance -qui eut lieu, à la même époque, entre M. Necker -et ses agents, à propos de ces assemblées. Cette collection -forme une longue série de tomes in-folio. C'est le document -le plus précieux qui nous reste de l'ancienne France, et celui -<span class="pagenum"><a name="Page_422" id="Page_422">[Pg 422]</a></span> -que doivent sans cesse consulter ceux qui veulent savoir -quel était l'état d'esprit de nos pères au moment où la Révolution -éclata.</p> - -<p>Je pensais que peut-être l'extrait imprimé en trois volumes, -dont il est question plus haut, avait été l'œuvre d'un -parti et ne reproduisait pas exactement le caractère de cette -immense enquête; mais, en comparant l'un à l'autre, j'ai -trouvé la plus grande ressemblance entre le grand tableau -et la copie réduite.</p> - -<p>L'extrait des cahiers de la noblesse que je donne ici fait -connaître au vrai le sentiment de la grande majorité de cet -ordre. On y voit clairement ce que celle-ci voulait obstinément -retenir de ses anciens priviléges, ce qu'elle était peu -éloignée d'en céder, ce qu'elle offrait elle-même d'en sacrifier. -On y découvre surtout en plein l'esprit qui l'animait -tout entière alors à l'égard de la liberté politique. Curieux -et triste tableau!</p> - -<p><i>Droits individuels.</i> Les nobles demandent, avant tout, -qu'il soit fait une déclaration explicite des droits qui appartiennent -à tous les hommes, et que cette déclaration constate -leur liberté et assure leur sûreté.</p> - -<p><i>Liberté de la personne.</i> Ils désirent qu'on abolisse la servitude -de la glèbe là où elle existe encore et qu'on cherche -les moyens de détruire la traite et l'esclavage des nègres; -que chacun soit libre de voyager ou de fixer sa demeure où -il le veut, soit au dedans, soit au dehors du royaume, sans -qu'il puisse être arrêté arbitrairement; qu'on réforme l'abus -des règlements de police et que la police soit dorénavant -entre les mains des juges, même en cas d émeute; que personne -ne puisse être arrêté et jugé que par ses juges naturels; -qu'en conséquence les prisons d'État et autres lieux -de détention illégaux soient supprimés. Quelques-uns demandent -<span class="pagenum"><a name="Page_423" id="Page_423">[Pg 423]</a></span> -la démolition de la Bastille. La noblesse de Paris -insiste notamment sur ce point.</p> - -<p>Toutes lettres closes ou de cachet doivent être prohibées.—Si -le danger de l'État rend nécessaire l'arrestation d'un -citoyen sans qu'il soit livré immédiatement aux cours ordinaires -de justice, il faut prendre des mesures pour empêcher -les abus, soit en donnant communication de la détention au -conseil d'État, ou de toute autre manière.</p> - -<p>La noblesse veut que toutes les commissions particulières, -tous les tribunaux d'attribution ou d'exception, tous les priviléges -de <i>committimus</i>, arrêts de surséance, etc., soient abolis, -et que les peines les plus sévères soient portées contre -ceux qui ordonneraient ou mettraient à exécution un ordre -arbitraire; que dans la juridiction ordinaire, la seule qui -doive être conservée, on prenne les mesures nécessaires -pour assurer la liberté individuelle, surtout en ce qui concerne -le criminel; que la justice soit rendue gratuitement -et les juridictions inutiles supprimées. «Les magistrats -sont établis pour le peuple et non les peuples pour les -magistrats,» dit-on dans un cahier. On demande même -qu'il soit établi dans chaque bailliage un conseil et des défenseurs -gratuits pour les pauvres; que l'instruction soit -publique, et que liberté soit donnée aux plaideurs de se défendre -eux-mêmes; que, dans les matières criminelles, l'accusé -soit pourvu d'un conseil, et que, dans tous les actes de -la procédure, le juge soit assisté d'un certain nombre de citoyens -de l'ordre de celui qui est accusé, lesquels seront -chargés de prononcer sur le fait du crime ou délit du prévenu: -on renvoie à cet égard à la constitution d'Angleterre; -que les peines soient proportionnées aux délits et qu'elles -soient égales pour tous; que la peine de mort soit rendue -plus rare, et tous les supplices corporels, questions, etc., -<span class="pagenum"><a name="Page_424" id="Page_424">[Pg 424]</a></span> -supprimés; qu'enfin le sort des prisonniers soit amélioré, et -surtout celui des prévenus.</p> - -<p>Suivant les cahiers, on doit chercher les moyens de faire -respecter la liberté individuelle dans l'enrôlement des troupes -de terre et de mer. Il faut permettre de convertir l'obligation -du service militaire en prestations pécuniaires, ne procéder -au tirage qu'en présence d'une députation des trois -ordres réunis, enfin combiner les devoirs de la discipline et -de la subordination militaire avec les droits du citoyen et de -l'homme libre. Les coups de plat de sabre seront supprimés.</p> - -<p><i>Liberté et inviolabilité de la propriété.</i> On demande que -la propriété soit inviolable et qu'il ne puisse y être porté -atteinte que pour cause d'utilité publique indispensable. -Dans ce cas le gouvernement devra donner une indemnité -d'un prix élevé et sans délai. La confiscation doit être abolie.</p> - -<p><i>Liberté du commerce, du travail et de l'industrie.</i> La liberté -de l'industrie et du commerce doit être assurée. En -conséquence on supprimera les maîtrises et autres priviléges -accordés à certaines compagnies; on reportera les lignes de -douanes aux frontières.</p> - -<p><i>Liberté de religion.</i> La religion catholique sera la seule dominante -en France, mais il sera laissé à chacun la liberté de -conscience, et on réintégrera les non-catholiques dans leur -état civil et dans leurs propriétés.</p> - -<p><i>Liberté de la presse, inviolabilité des secrets de la poste.</i> -La liberté de la presse sera assurée, et une loi fixera d'avance -les restrictions qui peuvent y être apportées dans l'intérêt -général. On ne doit être assujetti aux censures ecclésiastiques -que pour les livres traitant du dogme; pour le -reste, il suffit de prendre les précautions nécessaires pour -connaître les auteurs et imprimeurs. Plusieurs demandent -<span class="pagenum"><a name="Page_425" id="Page_425">[Pg 425]</a></span> -que les délits de la presse ne puissent être soumis qu'au -jugement des jurés.</p> - -<p>Les cahiers insistent surtout, et unanimement, pour que -l'on respecte inviolablement les secrets confiés à la poste, de -manière, dit-on, que les lettres ne puissent devenir un titre -ou un moyen d'accusation. L'ouverture des lettres, disent-ils -crûment, est le plus odieux espionnage, puisqu'il consiste -dans la violation de la foi publique.</p> - -<p><i>Enseignement, éducation.</i> Les cahiers de la noblesse se bornent -à demander qu'on s'occupe activement de favoriser l'éducation, -qu'on l'étende aux villes et aux campagnes, et -qu'on la dirige d'après des principes conformes à la destination -présumée des enfants; que surtout on donne à ceux-ci -une éducation nationale en leur apprenant leurs devoirs et -leurs droits de citoyen. Ils veulent même qu'on rédige pour -eux un catéchisme où seraient mis à leur portée les points -principaux de la constitution. Du reste, ils n'indiquent pas -les moyens à employer pour faciliter et pour répandre l'instruction; -ils se bornent à réclamer des établissements d'éducation -pour les enfants de la noblesse indigente.</p> - -<p><i>Soins qu'il faut prendre du peuple.</i> Un grand nombre de -cahiers insistent pour que plus d'égards soient montrés au -peuple. Plusieurs réclament contre l'abus des règlements de -police, qui, disent-ils, traînent habituellement, arbitrairement -et sans jugement régulier, dans les prisons, maisons de -force, etc., une foule d'artisans et de citoyens utiles, souvent -pour des fautes ou même de simples soupçons, ce qui est une -atteinte à la liberté naturelle. Tous les cahiers demandent -que la corvée soit définitivement abolie. La majorité des bailliages -désire qu'on permette le rachat des droits de banalité -et de péage. Un grand nombre demande qu'on rende moins -pesante la perception de plusieurs droits féodaux et l'abolition -<span class="pagenum"><a name="Page_426" id="Page_426">[Pg 426]</a></span> -du droit de franc-fief. Le gouvernement est intéressé, -dit un cahier, à faciliter l'achat et la vente des terres. Cette -raison est précisément celle qu'on va donner pour abolir -d'un seul coup tous les droits seigneuriaux et mettre en -vente les biens de mainmorte. Beaucoup de cahiers veulent -qu'on rende le droit de colombier moins préjudiciable à -l'agriculture. Quant aux établissements destinés à conserver -le gibier du roi, connus sous le nom de capitaineries, ils -en demandent l'abolition immédiate, comme attentatoires au -droit de propriété. Ils veulent qu'on substitue aux impôts -actuels des taxes d'une perception moins onéreuse au peuple.</p> - -<p>La noblesse demande qu'on cherche à répandre l'aisance -et le bien-être dans les campagnes; qu'on établisse des filatures -et tissages d'étoffes grossières dans les villages pour -occuper les gens de la campagne pendant la saison morte; -qu'on crée dans chaque bailliage des greniers publics sous -l'inspection des administrations provinciales, pour prévenir -les disettes et maintenir le prix des denrées à un certain taux; -qu'on cherche à perfectionner l'agriculture et à améliorer le -sort des campagnes; qu'on augmente les travaux publics, -et particulièrement qu'on s'occupe de dessécher les marais -et de prévenir les inondations, etc.; qu'enfin on distribue -dans toutes les provinces des encouragements au commerce -et à l'agriculture.</p> - -<p>Les cahiers voudraient qu'on répartît les hôpitaux en -petits établissements créés dans chaque district; que l'on -supprimât les dépôts de mendicité et qu'on les remplaçât par -des ateliers de charité; qu'on établît des caisses de secours -sous la direction des états provinciaux, et que des chirurgiens, -médecins et sages-femmes fussent distribués dans les -arrondissements, aux frais des provinces, pour soigner gratuitement -les pauvres; que pour le peuple la justice fût toujours -<span class="pagenum"><a name="Page_427" id="Page_427">[Pg 427]</a></span> -gratuite; qu'enfin on songeât à créer des établissements -pour les aveugles, sourds et muets, enfants trouvés, etc.</p> - -<p>Du reste, en toutes ces matières, l'ordre de la noblesse se -borne en général, à exprimer ses désirs de réformes sans -entrer dans de grands détails d'exécution. On voit qu'il a -moins vécu que le bas clergé au milieu des classes inférieures, -et que, moins en contact avec leur misère, il a moins -réfléchi aux moyens d'y remédier.</p> - -<p><i>De l'admissibilité aux fonctions publiques, de la hiérarchie -des rangs, et des priviléges honorifiques de la noblesse.</i> C'est -surtout, ou plutôt c'est seulement en ce qui concerne la hiérarchie -des rangs et la différence des conditions que la noblesse -s'écarte de l'esprit général des réformes demandées, -et que, tout en faisant quelques concessions importantes, -elle se rattache aux principes de l'ancien régime. Elle sent -qu'elle combat ici pour son existence même. Ses cahiers -demandent donc avec instance le maintien du clergé et de -la noblesse comme ordres distincts. Ils désirent même qu'on -cherche les moyens de conserver dans toute sa pureté l'ordre -de la noblesse; qu'ainsi il soit défendu d'acquérir le titre de -gentilhomme à prix d'argent, qu'il ne soit plus attribué à -certaines places, qu'on ne l'obtienne qu'en le méritant par -de longs et utiles services rendus à l'État. Ils souhaitent que -l'on recherche et qu'on poursuive les faux nobles. Tous les -cahiers enfin insistent pour que la noblesse soit maintenue -dans tous ses honneurs. Quelques-uns veulent qu'on donne -aux gentilshommes une marque distinctive qui les fasse extérieurement -reconnaître.</p> - -<p>On ne saurait rien imaginer de plus caractéristique -qu'une pareille demande et de plus propre à montrer la -parfaite similitude qui existait déjà entre le noble et le roturier, -en dépit de la différence des conditions. En général, -<span class="pagenum"><a name="Page_428" id="Page_428">[Pg 428]</a></span> -dans ses cahiers la noblesse, qui se montre assez coulante sur -plusieurs de ses droits utiles, s'attache avec une ardeur inquiète -à ses priviléges honorifiques. Elle veut conserver tous -ceux qu'elle possède, et voudrait pouvoir en inventer qu'elle -n'a jamais eus, tant elle se sent déjà entraînée dans les flots -de la démocratie et redoute de s'y dissoudre. Chose singulière! -elle a l'instinct de ce péril, et elle n'en a pas la perception.</p> - -<p>Quant à la distribution des charges, les nobles demandent -que la vénalité des offices soit supprimée pour les places de -magistrature; que, quand il s'agit de ces sortes de places, tous -les citoyens puissent être présentés par la nation au roi, et -nommés par lui indistinctement, sauf les conditions d'âge et -de capacité. Pour les grades militaires, la majorité pense -que le tiers-état n'en doit pas être exclu, et que tout militaire -qui aura bien mérité de la patrie est en droit d'arriver jusqu'aux -places les plus éminentes. «L'ordre de la noblesse -n'approuve aucune des lois qui ferment l'entrée des emplois -militaires à l'ordre du tiers-état,» disent quelques cahiers; -seulement, les nobles veulent que le droit d'entrer -comme officiers dans un régiment sans avoir d'abord passé -par les grades inférieurs soit réservé à eux seuls. Presque -tous les cahiers demandent, du reste, que l'on établisse des -règles fixes, et applicables à tout le monde, pour la distribution -des grades de l'armée, que ceux-ci ne soient pas entièrement -laissés à la faveur, et que l'on arrive aux grades -autres que ceux d'officier supérieur par droit d'ancienneté.</p> - -<p>Quant aux fonctions cléricales, ils demandent qu'on rétablisse -l'élection dans la distribution des bénéfices, ou qu'au -moins le roi crée un comité qui puisse l'éclairer dans la -répartition de ces bénéfices.</p> - -<p>Ils disent enfin que désormais les pensions doivent être -<span class="pagenum"><a name="Page_429" id="Page_429">[Pg 429]</a></span> -distribuées avec plus de discernement, qu'il convient qu'elles -ne soient plus concentrées dans certaines familles, et que nul -citoyen ne puisse avoir plus d'une pension, ni toucher les -émoluments de plus d'une place à la fois; que les survivances -soient abolies.</p> - -<p><i>Église et clergé.</i> Quand il ne s'agit plus de ses droits et de -sa constitution particulière, mais des priviléges et de l'organisation -de l'Église, la noblesse n'y regarde plus de si près; -là, elle a les yeux fort ouverts sur les abus.</p> - -<p>Elle demande que le clergé n'ait point de privilége d'impôt -et qu'il paye ses dettes sans les faire supporter à la nation; -que les ordres monastiques soient profondément réformés. -La majorité des cahiers déclare que ces établissements -s'écartent de l'esprit de leur institution.</p> - -<p>La majorité des bailliages veut que les dîmes soient rendues -moins dommageables à l'agriculture; il y en a même un -grand nombre qui réclame leur abolition. «La plus forte partie -des dîmes,» dit un cahier, «est perçue par ceux des curés -qui s'emploient le moins à procurer au peuple des secours -spirituels.» On voit que le second ordre ménageait peu le -premier dans ses remarques. Ils n'en agissent guère plus respectueusement -à l'égard de l'Église elle-même. Plusieurs bailliages -reconnaissent formellement aux états généraux le droit -de supprimer certains ordres religieux et d'appliquer leurs -biens à un autre usage. Dix-sept bailliages déclarent que -les états généraux sont compétents pour régler la discipline. -Plusieurs disent que les jours de fêtes sont trop multipliés, -nuisent à l'agriculture et favorisent l'ivrognerie; qu'en conséquence -il faut en supprimer un grand nombre, qu'on renverra -au dimanche.</p> - -<p><i>Droits politiques.</i> Quant aux droits politiques, les cahiers -reconnaissent à tous les Français le droit de concourir au gouvernement, -<span class="pagenum"><a name="Page_430" id="Page_430">[Pg 430]</a></span> -soit directement, soit indirectement, c'est-à-dire -le droit d'élire et d'être élu, mais en conservant la hiérarchie -des rangs; qu'ainsi personne ne puisse nommer et être -nommé que dans son ordre. Ce principe posé, le système de -représentation doit être établi de manière à garantir à tous -les ordres de la nation le moyen de prendre une part sérieuse -à la direction des affaires.</p> - -<p>Quant à la manière de voter dans l'assemblée des états généraux, -les avis se partagent: la plupart veulent un vote -séparé pour chaque ordre; les autres pensent qu'il doit être -fait exception à cette règle pour le vote de l'impôt; d'autres, -enfin, demandent que cela ait toujours lieu ainsi. «Les voix -seront comptées par tête, et non par ordre,» disent ceux-là, -«cette forme étant la seule raisonnable et la seule qui puisse -écarter et anéantir l'égoïsme de corps, source unique de -tous nos maux, rapprocher les hommes et les conduire au -résultat que la nation a droit d'espérer d'une assemblée -où le patriotisme et les grandes vertus seront fortifiés par -les lumières.» Toutefois, comme cette innovation faite trop -brusquement pourrait être dangereuse dans l'état actuel des -esprits, plusieurs pensent qu'on ne doit l'adopter qu'avec -précaution, et qu'il faut que l'assemblée juge s'il ne serait -pas plus sage de remettre le vote par tête aux états généraux -suivants. Dans tous les cas, la noblesse demande que -chaque ordre puisse conserver la dignité qui est due à tout -Français; qu'en conséquence on abolisse les formes humiliantes -auxquelles le tiers-état était assujetti dans l'ancien -régime, par exemple, de se mettre à genoux: «le spectacle -d'un homme à genoux devant un autre blessant la dignité -humaine, et annonçant, entre des êtres égaux par la nature, -une infériorité incompatible avec leurs droits essentiels,» -dit un cahier.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_431" id="Page_431">[Pg 431]</a></span></p> - -<p><i>Du système à établir dans la forme du gouvernement, et -des principes de la constitution.</i> Quant à la forme du gouvernement, -la noblesse demande le maintien de la constitution -monarchique, la conservation dans la personne du roi -des pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif, mais, en même -temps, l'établissement de lois fondamentales destinées à garantir -les droits de la nation dans l'exercice de ses pouvoirs.</p> - -<p>En conséquence, les cahiers proclament tous que la nation -a le droit de s'assembler en états généraux, composés d'un -nombre de membres assez grand pour assurer l'indépendance -de l'assemblée. Ils désirent que ces états se réunissent désormais -à des époques périodiques fixes, ainsi qu'à chaque nouvelle -succession au trône, sans qu'il y ait jamais besoin de -lettres de convocation. Beaucoup de bailliages déclarent même -qu'il serait à souhaiter que cette assemblée fût permanente. -Si la convocation des états généraux n'avait pas lieu dans le -délai indiqué par la loi, on aurait le droit de refuser l'impôt. -Un petit nombre veut que, pendant l'intervalle qui sépare -une tenue d'états de l'autre, il soit établi une commission -intermédiaire chargée de surveiller l'administration du -royaume; mais la généralité des cahiers s'oppose formellement -à l'établissement de cette commission, en déclarant -qu'une telle commission serait tout à fait contraire à la -constitution. La raison qu'ils en donnent est curieuse: ils -craignent qu'une si petite assemblée restée seule en présence -du gouvernement ne se laisse séduire par les instigations de -celui-ci.</p> - -<p>La noblesse veut que les ministres n'aient pas le droit de -dissoudre l'assemblée, et qu'ils soient punis juridiquement -lorsqu'ils en troublent l'ordre par leurs cabales; qu'aucun -fonctionnaire, aucune personne dépendante en quelque chose -que ce soit du gouvernement ne puisse être député; que la -<span class="pagenum"><a name="Page_432" id="Page_432">[Pg 432]</a></span> -personne des députés soit inviolable, et qu'ils ne puissent, -disent les cahiers, être poursuivis pour les opinions qu'ils -auraient émises; qu'enfin les séances de l'assemblée soient -publiques, et que, pour convier davantage la nation à ses délibérations, -elles soient répandues par la voie de l'imprimerie.</p> - -<p>La noblesse demande unanimement que les principes qui doivent -régler le gouvernement de l'État soient appliqués à -l'administration des diverses parties du territoire; qu'en -conséquence, dans chaque province, dans chaque district, -dans chaque paroisse, il soit formé des assemblées composées -de membres librement élus et pour un temps limité.</p> - -<p>Plusieurs cahiers pensent que les fonctions d'intendants -et de receveurs généraux doivent être supprimées; tous estiment -que désormais les assemblées provinciales doivent seules -être chargées de répartir l'impôt et de surveiller les intérêts -particuliers de la province. Ils entendent qu'il en soit -de même des assemblées d'arrondissement et de celles des -paroisses, lesquelles ne dépendront plus désormais que des -états provinciaux.</p> - -<p><i>Distinction des pouvoirs. Pouvoir législatif.</i> Quant à la -distinction des pouvoirs entre la nation assemblée et le roi, -la noblesse demande qu'aucune loi ne puisse avoir d'effet -qu'autant qu'elle aura été consentie par les états généraux et -le roi, et transcrite sur le registre des cours chargées d'en -maintenir l'exécution; qu'aux états généraux appartienne -exclusivement d'établir et de fixer la quotité de l'impôt; -que les subsides qui seront consentis ne puissent l'être que -pour le temps qui s'écoulera d'une tenue d'états à l'autre; -que tous ceux qui auraient été perçus ou constitués sans -le consentement des états soient déclarés illégaux, et que les -ministres et percepteurs qui auraient ordonné et perçu de -pareils impôts soient poursuivis comme concussionnaires;</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_433" id="Page_433">[Pg 433]</a></span></p> - -<p>Qu'il ne puisse de même être consenti aucun emprunt -sans le consentement des états généraux; qu'il soit seulement -ouvert un crédit fixé par les états, et dont le gouvernement -pourra user en cas de guerre ou de grandes calamités, -sauf à provoquer une convocation d'états généraux -dans le plus bref délai;</p> - -<p>Que toutes les caisses nationales soient mises sous la surveillance -des états; que les dépenses de chaque département -soient fixées par eux, et qu'il soit pris les mesures les plus -sûres pour que les ressources votées ne puissent être excédées.</p> - -<p>La plupart des cahiers désirent qu'on sollicite la suppression -de ces impôts vexatoires, connus sous le nom de -droits d'insinuation, centième denier, entérinements, réunis -sous la dénomination de Régie des domaines du roi: «La -dénomination de régie suffirait seule pour blesser la nation, -puisqu'elle annonce comme appartenant au roi des objets -qui sont une partie réelle de la propriété des citoyens,» dit -un cahier; que tous les domaines qui ne seront pas aliénés -soient mis sous l'administration des états provinciaux, et -qu'aucune ordonnance, aucun édit bursal ne puisse être -rendu que du consentement des trois ordres de la nation.</p> - -<p>La pensée évidente de la noblesse est de conférer à la nation -toute l'administration financière, soit dans le règlement -des emprunts et impôts, soit dans la perception de ces impôts, -par l'intermédiaire des assemblées générales et provinciales.</p> - -<p><i>Pouvoir judiciaire.</i> De même, dans l'organisation judiciaire, -elle tend à faire dépendre, au moins en grande partie, -la puissance des juges, de la nation assemblée. C'est ainsi -que plusieurs cahiers déclarent:</p> - -<p>«Que les magistrats seront responsables du fait de leurs -charges à la nation assemblée;» qu'ils ne pourront être -<span class="pagenum"><a name="Page_434" id="Page_434">[Pg 434]</a></span> -destitués qu'avec le consentement des états généraux; qu'aucun -tribunal ne pourra, sous quelque prétexte que ce soit, -être troublé dans l'exercice de ses fonctions sans le consentement -de ces états; que les prévarications du tribunal de -cassation, ainsi que celles des parlements, seront jugées par -les états généraux. D'après la majorité des cahiers, les juges -ne doivent être nommés par le roi que sur une présentation -faite par le peuple.</p> - -<p><i>Pouvoir exécutif.</i> Quant au pouvoir exécutif, il est exclusivement -réservé au roi; mais on y met les limites nécessaires -pour prévenir les abus.</p> - -<p>Ainsi, quant à l'administration, les cahiers demandent -que l'état des comptes des différents départements soit -rendu public par la voie de l'imprimerie, et que les ministres -soient responsables à la nation assemblée; de même, -qu'avant d'employer les troupes à la défense extérieure le -roi fasse connaître ses intentions d'une manière précise aux -états généraux. A l'intérieur, ces mêmes troupes ne pourront -être employées contre les citoyens que sur la réquisition des -états généraux. Le contingent des troupes devra être limité, -et les deux tiers seulement, en temps ordinaire, resteront -dans le second effectif. Quant aux troupes étrangères que le -gouvernement pourra avoir à sa solde, il devra les écarter -du centre du royaume et les envoyer sur les frontières.</p> - -<p>Ce qui frappe le plus en lisant les cahiers de la noblesse, -mais ce qu'aucun extrait ne saurait reproduire, c'est à quel -point ces nobles sont bien de leur temps: ils en ont l'esprit; -ils en emploient très-couramment la langue. Ils parlent des -<i>droits inaliénables de l'homme, des principes inhérents au -pacte social</i>. Quand il s'agit de l'individu, ils s'occupent d'ordinaire -de ses droits, et, quand il s'agit de la société, des devoirs -de celle-ci. Les principes de la politique leur semblent -<span class="pagenum"><a name="Page_435" id="Page_435">[Pg 435]</a></span> -<i>aussi absolus que ceux de la morale, et les uns et les autres -ont pour base commune la raison</i>. Veulent-ils abolir les restes -du servage: <i>il s'agit d'effacer jusqu'aux dernières traces de -la dégradation de l'espèce humaine</i>. Ils appellent quelquefois -Louis XVI <i>un roi citoyen</i> et parlent à plusieurs reprises du -crime <i>de lèse-nation</i> qui va leur être si souvent imputé. A -leurs yeux comme aux yeux de tous les autres, on doit tout -se promettre de l'éducation publique, et c'est l'État qui doit -la diriger. <i>Les états généraux</i>, dit un cahier, <i>s'occuperont -d'inspirer un caractère national par des changements dans -l'éducation des enfants</i>. Comme le reste de leurs contemporains -ils montrent un goût vif et continu pour l'uniformité de -législation, excepté pourtant dans ce qui touche à l'existence -des ordres. Ils veulent l'uniformité administrative, l'uniformité -des mesures, etc., autant que le tiers-état; ils indiquent -toutes sortes de réformes et ils entendent que ces réformes -soient radicales. Suivant eux tous les impôts sans exception -doivent être ou abolis ou transformés; tout le système de la -justice changé, sauf les justices seigneuriales, qui ont seulement -besoin d'être perfectionnées. Pour eux comme pour -tous les autres Français, la France est un champ d'expérience, -une espèce de ferme modèle en politique, où tout doit être retourné, -tout essayé, si ce n'est un petit endroit où croissent -leurs priviléges particuliers; encore faut-il dire à leur honneur -que celui-là même n'est guère épargné par eux. En -un mot, on peut juger en lisant leurs cahiers qu'il n'a manqué -à ces nobles pour faire la Révolution que d'être roturiers.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_436" id="Page_436">[Pg 436]</a></span></p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_45" id="ANCHOR_45"></a> - <a href="#NOTE_45"><i>Page 194.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Exemple du gouvernement religieux -d'une province ecclésiastique au -milieu du dix-huitième siècle.</p> - -<p>1<sup>o</sup> L'archevêque;</p> - -<p>2<sup>o</sup> Sept vicaires généraux;</p> - -<p>3<sup>o</sup> Deux cours ecclésiastiques, nommées officialités: l'une, -appelée <i>officialité métropolitaine</i>, connaît des sentences des -suffragants; l'autre, appelée l'<i>officialité diocésaine</i>, connaît:</p> - -<p>1<sup>o</sup> Des affaires personnelles entre clercs;</p> - -<p>2<sup>o</sup> De la validité des mariages, quant au sacrement.</p> - -<p>Ce dernier tribunal est composé de trois juges. Il y a des -notaires et des procureurs qui y sont attachés.</p> - -<p>4<sup>o</sup> Deux tribunaux fiscaux.</p> - -<p>L'un, appelé le <i>bureau diocésain</i>, connaît en premier -ressort de toutes les affaires qui se rapportent aux impositions -du clergé dans le diocèse. (On sait que le clergé s'imposait -lui-même.) Ce tribunal, présidé par l'archevêque, est -composé de six autres prêtres.</p> - -<p>L'autre cour juge sur appel les causes qui ont été portées -aux autres bureaux diocésains de la province ecclésiastique. -Tous ces tribunaux admettent des avocats et entendent des -plaidoiries.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_46" id="ANCHOR_46"></a> - <a href="#NOTE_46"><i>Page 195.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Esprit du clergé dans les états -et assemblées provinciales.</p> - -<p>Ce que je dis ici dans le texte des états du Languedoc s'applique -aussi bien aux assemblées provinciales réunies en -1779 et en 1787, notamment dans la haute Guyenne. Les -membres du clergé, dans cette assemblée provinciale, sont -parmi les plus éclairés, les plus actifs, les plus libéraux. -<span class="pagenum"><a name="Page_437" id="Page_437">[Pg 437]</a></span> -C'est l'évêque de Rodez qui propose de rendre publics les -procès-verbaux de l'assemblée.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_47" id="ANCHOR_47"></a> - <a href="#NOTE_47"><i>Page 196.</i></a> -</p> - -<p>Cette disposition libérale, en politique, des prêtres, qui se -voit en 1789, n'était pas seulement produite par l'excitation -du moment; on la voit déjà paraître à une époque fort antérieure. -Elle se montre notamment dans le Berry, dès 1779, -par l'offre que fait le clergé de 68,000 livres de dons volontaires, -à la seule condition que l'administration provinciale -sera conservée.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_48" id="ANCHOR_48"></a> - <a href="#NOTE_48"><i>Page 199.</i></a> -</p> - -<p>Faites bien attention que la société politique était sans -liens, mais que la société civile en avait encore. On était lié -les uns aux autres dans l'intérieur des classes; il restait -même quelque chose du lien étroit qui avait existé entre la -classe des seigneurs et le peuple. Quoique ceci se passât dans -la société civile, la conséquence s'en faisait sentir indirectement -dans la société politique; les hommes ainsi liés formaient -des masses irrégulières et inorganisées, mais réfractaires -sous la main du pouvoir. La Révolution, ayant brisé -ces liens sociaux sans établir à leur place de liens politiques, -a préparé à la fois l'égalité et la servitude.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_49" id="ANCHOR_49"></a> - <a href="#NOTE_49"><i>Page 201.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Exemple de la manière dont -les tribunaux s'exprimaient à l'occasion -de certains actes arbitraires.</p> - -<p>D'un mémoire mis sous les yeux d'un contrôleur général, -en 1781, par l'intendant de la généralité de Paris, il résulte -<span class="pagenum"><a name="Page_438" id="Page_438">[Pg 438]</a></span> -qu'il était dans l'usage de cette généralité que les paroisses -eussent deux syndics, l'un élu par les habitants dans une -assemblée présidée par le subdélégué, l'autre choisi par l'intendant -et qui était le surveillant du premier. Dans la paroisse -de Rueil, une querelle survint entre les deux syndics, -le syndic élu ne voulant pas obéir au syndic choisi. L'intendant -obtint de M. de Breteuil de faire mettre pour quinze -jours à la Force le syndic élu, lequel fut en effet arrêté, puis -destitué, et un autre mis à sa place. Là-dessus, le parlement, -saisi à la requête du syndic emprisonné, commence -une procédure dont je n'ai pas trouvé la suite, où il dit -que l'emprisonnement de l'appelant et son élection cassée -ne peuvent être considérés que comme <i>des actes arbitraires -et despotiques</i>. La justice était alors parfois bien mal embouchée!</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_50" id="ANCHOR_50"></a> - <a href="#NOTE_50"><i>Page 205.</i></a> -</p> - -<p>Loin que les classes éclairées et aisées, sous l'ancien régime, -fussent opprimées et asservies, on peut dire que toutes, en -y comprenant la bourgeoisie, étaient souvent beaucoup trop -libres de faire ce qui leur convenait, puisque le pouvoir royal -n'osait pas empêcher leurs membres de se créer sans cesse -une position à part, au détriment du peuple, et croyait presque -toujours avoir besoin de leur livrer celui-ci pour obtenir -leur bienveillance ou faire cesser leur mauvais vouloir. On -peut dire que, dans le dix-huitième siècle, un Français appartenant -à ces classes-là avait souvent beaucoup plus de facilité -pour résister au gouvernement, et pour forcer celui-ci de le -ménager, que n'en aurait eu un Anglais du même temps, -dans la même situation. Le pouvoir se fût cru parfois obligé -envers lui à plus de tempérament et à une marche plus timide -<span class="pagenum"><a name="Page_439" id="Page_439">[Pg 439]</a></span> -que le gouvernement anglais ne s'y fût cru tenu vis-à-vis -d'un sujet de la même catégorie: tant on a tort de confondre -l'indépendance avec la liberté. Il n y a rien de moins indépendant -qu'un citoyen libre.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_51" id="ANCHOR_51"></a> - <a href="#NOTE_51"><i>Page 205.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Raison qui forçait souvent, dans l'ancienne société, -le gouvernement absolu à se modérer.</p> - -<p>Il n'y a guère que l'augmentation d'anciens impôts, et -surtout que la création de nouveaux, qui puissent, dans les -temps ordinaires, créer de grands embarras au gouvernement -et émouvoir le peuple. Dans l'ancienne constitution -financière de l'Europe, quand un prince avait des passions -dépensières, quand il se jetait dans une politique aventureuse, -quand il laissait introduire le désordre dans ses finances, -ou bien encore lorsqu'il avait besoin d'argent pour se -soutenir en gagnant beaucoup de gens par de gros profits -ou par de gros salaires qu'on touchait sans les avoir gagnés, -en entretenant de nombreuses armées, en faisant faire de -grands travaux, etc., il lui fallait aussitôt recourir aux impôts, -ce qui éveillait et agitait immédiatement toutes les classes, -celle surtout qui fait les révolutions violentes, le -peuple. Aujourd'hui, dans la même situation, on fait des -emprunts dont l'effet immédiat est presque inaperçu, et dont -le résultat final ne sera senti que par la génération suivante.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_52" id="ANCHOR_52"></a> - <a href="#NOTE_52"><i>Page 208.</i></a> -</p> - -<p>Je trouve comme exemple de ceci, entre bien d'autres, -que les principaux domaines situés dans l'élection de -Mayenne étaient affermés à des fermiers généraux, qui prenaient -<span class="pagenum"><a name="Page_440" id="Page_440">[Pg 440]</a></span> -pour sous-fermiers de petits métayers misérables, -qui n'avaient rien à eux, et à qui on fournissait jusqu'aux -ustensiles les plus nécessaires. On comprend que de pareils -fermiers généraux ne devaient pas ménager les fermiers ou -débiteurs de l'ancien seigneur féodal qui les avait mis à sa -place, et qu'exercée par leurs mains la féodalité put paraître -souvent plus dure qu'au moyen âge.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_53" id="ANCHOR_53"></a> - <a href="#NOTE_53"><i>Page 208.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Autre exemple.</p> - -<p>Les habitants de Montbazon avaient porté à la taille les régisseurs -du duché que possédait le prince de Rohan, quoique -ces régisseurs n'exploitassent qu'en son nom. Ce prince (qui -était sans doute fort riche), non-seulement fait cesser <i>cet -abus</i>, comme il l'appelle, mais obtient de rentrer dans une -somme de 5,344 livres 15 sous qu'on lui avait fait indûment -payer et qui sera reportée sur les habitants.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_54" id="ANCHOR_54"></a> - <a href="#NOTE_54"><i>Page 212.</i></a> -</p> - - -<p class="chapsum">Exemple de la manière dont -les droits pécuniaires du clergé lui aliénaient -les cœurs de ceux que leur isolement aurait dû rapprocher -de lui.</p> - -<p>Le curé de Noisai prétend que les habitants sont obligés -de réparer sa grange et son pressoir, et demande une imposition -locale pour cela. L'intendant répond que les habitants -ne sont tenus qu'à la réparation du presbytère; la grange et -le pressoir resteront à la charge de ce pasteur, plus préoccupé -de sa ferme que de ses ouailles (1767).</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_441" id="Page_441">[Pg 441]</a></span></p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_55" id="ANCHOR_55"></a> - <a href="#NOTE_55"><i>Page 215.</i></a> -</p> - -<p>On trouve dans un des mémoires envoyés en 1788 par des -paysans, en réponse à une enquête que faisait une assemblée -provinciale, mémoire écrit avec clarté et sur un ton modéré, -ceci: «Aux abus de la perception de la taille se joint encore -celui des garnisaires. Ils arrivent d'ordinaire cinq fois pendant -le recouvrement de la taille. Ce sont le plus souvent -des soldats invalides ou des Suisses. Ils séjournent à chaque -voyage quatre à cinq jours sur la paroisse et sont taxés par -le bureau de la recette des tailles à 36 sous par jour. Quant à -l'assiette des tailles, nous n'exposerons pas les abus de l'arbitraire -trop connus, ni les mauvais effets qu'ont produits les -rôles faits d'office par des officiers souvent incapables et -presque toujours partiaux et vindicatifs. Ils ont été pourtant -la source de troubles et de différends. Ils ont occasionné des -procès très-dispendieux pour les plaideurs et très-avantageux -aux siéges des élections.»</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_56" id="ANCHOR_56"></a> - <a href="#NOTE_56"><i>Page 217.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Supériorité des méthodes -suivies dans les pays d'états reconnue par les -fonctionnaires du gouvernement central lui-même.</p> - -<p>Dans une lettre confidentielle écrite le 3 juin 1772 par le -directeur des impositions à l'intendant, il est dit: «Dans les -pays d'états, l'imposition étant d'un <i>tantième</i> fixe, chaque -contribuable y est assujetti et la paye réellement. On fait -dans la répartition une augmentation sur ce tantième en proportion -de l'augmentation demandée par le roi sur le total -qui doit être fourni (1 million, par exemple, au lieu de -900,000 livres). C'est une opération simple, au lieu que, dans -<span class="pagenum"><a name="Page_442" id="Page_442">[Pg 442]</a></span> -la généralité, la répartition est personnelle, et, pour ainsi -dire, arbitraire; les uns payent ce qu'ils doivent, les autres -ne payent que la moitié; d'autres le tiers, le quart ou rien -du tout. Comment donc assujettir l'imposition à un neuvième -d'augmentation?»</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_57" id="ANCHOR_57"></a> - <a href="#NOTE_57"><i>Page 221.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">De la manière dont les privilégiés, -au début, comprenaient les -progrès de la civilisation par les chemins.</p> - -<p>Le comte de X. se plaint, dans une lettre à l'intendant, -du peu d'empressement qu'on met à établir une route qui -l'avoisine. C'est, dit-il, la faute du subdélégué, qui ne met pas -assez d'énergie dans ses fonctions et ne force pas les paysans -à faire leurs corvées.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_58" id="ANCHOR_58"></a> - <a href="#NOTE_58"><i>Page 221.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Prison arbitraire pour la corvée.</p> - -<p>Exemple: on voit dans une lettre d'un grand-prévôt, en -1768: «J'avais ordonné hier d'emprisonner trois hommes, -sur la réquisition de M. C., le sous-ingénieur, pour n'avoir -pas satisfait à leur corvée. Sur quoi il y a eu émotion parmi -les femmes du village, qui se sont écriées: Voyez-vous! on -songe aux pauvres gens quand il s'agit de la corvée, on ne -s'en occupe point pour les faire vivre.»</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_59" id="ANCHOR_59"></a> - <a href="#NOTE_59"><i>Page 221.</i></a> -</p> - -<p>Les ressources pour faire les chemins étaient de deux sortes. -1<sup>o</sup> La plus grande était la corvée pour tous les gros ouvrages -qui n'exigeaient que du travail; 2<sup>o</sup> -<span class="pagenum"><a name="Page_443" id="Page_443">[Pg 443]</a></span> -la plus petite était -tirée d'une imposition générale dont le produit était mis à -la disposition des ponts et chaussées pour subvenir aux ouvrages -d'arts. Les privilégiés, c'est-à-dire les principaux -propriétaires, plus intéressés que tous aux chemins, ne contribuaient -point à la corvée, et, de plus, l'imposition des -ponts et chaussées étant conjointe à la taille et levée comme -elle, ces privilégiés en étaient encore exempts.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_60" id="ANCHOR_60"></a> - <a href="#NOTE_60"><i>Page 222.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Exemple de corvées pour transporter des forçats.</p> - -<p>On voit, par une lettre qu'adresse, en 1761, à l'intendant, -un commissaire préposé à la police des chaînes, que les paysans -étaient forcés de charrier en voiture les forçats, qu'ils -le faisaient de très-mauvaise volonté, et qu'ils étaient souvent -maltraités par les gardes de chiourmes, «attendu,» dit -le commissaire, «que les gardes sont gens grossiers et brutaux, -et que ces paysans, qui font ce service malgré eux, -sont souvent insolents.»</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_61" id="ANCHOR_61"></a> - <a href="#NOTE_61"><i>Page 222.</i></a> -</p> - -<p>Turgot fait, des inconvénients et des rigueurs de la corvée -employée à transporter les effets militaires, des peintures -qui, après la lecture des dossiers, ne me semblent pas -exagérées; il dit entre autres choses que son premier inconvénient -est l'extrême inégalité d'une charge très-forte en -elle-même. Elle tombe tout entière sur un petit nombre -de paroisses que le malheur de leur situation y expose. La -distance à parcourir est souvent de cinq, six, et quelquefois -dix et quinze lieues; il faut alors trois jours pour -<span class="pagenum"><a name="Page_444" id="Page_444">[Pg 444]</a></span> -aller et venir. Le payement accordé aux propriétaires n'est -que le cinquième de la charge qu'ils supportent. Le moment -de cette corvée est presque toujours l'été, le temps -des récoltes. Les bœufs y sont presque toujours surmenés, -et souvent malades après y avoir été employés, à ce point -qu'un grand nombre de propriétaires préfèrent donner 15 -à 20 livres plutôt que de fournir une voiture et quatre -bœufs. Il y règne enfin un désordre inévitable; le paysan -y est sans cesse exposé à la violence des militaires. Les -officiers exigent presque toujours plus qu'il ne leur est dû; -quelquefois ils obligent de force les conducteurs d'atteler -des chevaux de selle à des chaises, au risque de les estropier. -Les soldats se font porter sur des voitures déjà très-chargées; -d'autres fois, impatientés de la lenteur des bœufs, -ils les piquent avec leurs épées, et si le paysan veut faire -quelques représentations, il est fort mal venu.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_62" id="ANCHOR_62"></a> - <a href="#NOTE_62"><i>Page 222.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Exemple de la manière -dont on appliquait la corvée à tout.</p> - -<p>L'intendant de la marine de Rochefort se plaint de la -mauvaise volonté des paysans, obligés par corvée de charrier -les bois de construction achetés par les fournisseurs de -la marine dans les différentes provinces. On voit par cette -correspondance qu'en effet les paysans étaient encore tenus -(1775) à cette corvée, dont l'intendant fixait le prix. Le ministre -de la marine, qui renvoie cette lettre à l'intendant de -Tours, lui dit qu'il faut faire fournir les voitures qui sont -réclamées. L'intendant, M. Ducluzel, refuse d'autoriser ces -sortes de corvée. Le ministre de la marine lui écrit une lettre -menaçante, où il lui annonce qu'il rendra compte de sa résistance -au roi. L'intendant répond sur-le-champ, 11 décembre -<span class="pagenum"><a name="Page_445" id="Page_445">[Pg 445]</a></span> -1775, avec fermeté, que, depuis dix ans qu'il est intendant à -Tours, il n'a jamais voulu autoriser ces corvées, à cause des -abus inévitables qu'elles entraînent, abus que le prix fixé -pour les voitures n'allége pas; «car souvent,» dit-il, «les animaux -sont estropiés par la charge de pièces énormes qu'ils -sont obligés d'enlever par des chemins aussi mauvais que -les saisons dans lesquelles on les commande.» Ce qui rend -l'intendant si ferme paraît être une lettre de M. Turgot, -jointe aux pièces, datée du 30 juillet 1774, époque de son -entrée au ministère, où celui-ci dit qu'il n'a jamais autorisé -ces corvées à Limoges, et approuve M. Ducluzel de ne pas -le faire à Tours.</p> - -<p>Il résulte d'autres parties de cette correspondance que les -fournisseurs de bois exigeaient même souvent ces corvées -sans y être autorisés par les marchés passés entre eux et -l'État, parce qu'ils y trouvaient au moins un tiers d'économie -de frais de transport. Un exemple de ce profit est -donné par un subdélégué. «Distance pour transporter les -bois du lieu où ils sont abattus à la rivière, par des chemins -de traverse presque impraticables,» dit-il, «six lieues; temps -employé pour aller et venir, deux jours. En passant aux -corvéables, pour leur indemnité, le pied cube à raison de -six liards par lieue, cela fera 13 fr. 10 s. pour le voyage, ce -qui est à peine suffisant pour couvrir la dépense du petit -propriétaire, celle de son aide, et des bœufs ou chevaux dont -il faut que sa charrette soit attelée. Ses peines, son temps, le -travail de ses bestiaux, tout est perdu pour lui.» Le 17 mai -1776, l'ordre positif du roi de faire faire cette corvée est -intimé à l'intendant par le ministre. M. Ducluzel étant -mort, son successeur, M. l'Escalopier, se hâte d'obéir et de -publier une ordonnance qui porte que «le subdélégué fera -la répartition de la charge entre les paroisses, à l'effet de -<span class="pagenum"><a name="Page_446" id="Page_446">[Pg 446]</a></span> -quoi les divers corvéables desdites paroisses seront contraints -de se rendre, aux lieu et heure qui leur seront prescrits -par les syndics, à l'endroit où se trouvent les bois, et -de les charrier au prix qui sera réglé par le subdélégué.»</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_63" id="ANCHOR_63"></a> - <a href="#NOTE_63"><i>Page 237.</i></a> -</p> - -<p>On a dit que le caractère de la philosophie du dix-huitième -siècle était une sorte d'adoration de la raison humaine, -une confiance sans bornes dans sa toute-puissance pour -transformer à son gré lois, institutions et mœurs. Il faut -bien s'entendre: c'était moins encore, à vrai dire, la raison -humaine que quelques-uns de ces philosophes adoraient que -leur propre raison. Jamais on n'a montré moins de confiance -que ceux-là dans la sagesse commune. Je pourrais en citer -plusieurs qui méprisaient presque autant la foule que le bon -Dieu. Ils montraient un orgueil de rivaux à celui-ci et un -orgueil de parvenus à celle-là. La soumission vraie et respectueuse -pour les volontés de la majorité leur était aussi -étrangère que la soumission aux volontés divines. Presque -tous les révolutionnaires ont montré depuis ce double caractère. -Il y a bien loin de là à ce respect témoigné par les -Anglais et les Américains aux sentiments de la majorité de -leurs concitoyens. Chez eux la raison est fière et confiante -en elle-même, mais jamais insolente; aussi a-t-elle conduit -à la liberté, tandis que la nôtre n'a guère fait qu'inventer de -nouvelles formes de servitude.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_447" id="Page_447">[Pg 447]</a></span></p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_64" id="ANCHOR_64"></a> - <a href="#NOTE_64"><i>Page 254.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Exemple de la manière dont on procédait souvent à l'égard des -paysans.</p> - -<p>1768. Le roi accorde 2,000 francs de remise de taille à -la paroisse de la Chapelle-Blanche, près Saumur. Le curé -prétend distraire une partie de cette somme pour faire construire -un clocher et se délivrer du bruit des cloches qui -l'incommode, dit-il, dans son presbytère. Les habitants résistent -et se plaignent. Le subdélégué prend parti pour le -curé et fait arrêter de nuit et renfermer en prison trois des -principaux habitants.</p> - -<p>Autre exemple: Ordre du roi pour faire rester en prison -pendant quinze jours une femme qui a insulté deux cavaliers -de la maréchaussée. Autre ordre pour faire emprisonner -pendant quinze jours un tisseur de bas qui a mal parlé -de la maréchaussée. L'intendant répond au ministre qu'il a -déjà fait mettre cet homme en prison, ce dont ce ministre -l'approuve fort. Les injures adressées à la maréchaussée -avaient eu lieu à propos de l'arrestation violente des mendiants, -mesure qui, à ce qu'il paraît, révoltait la population. -Le subdélégué, en faisant arrêter le tisseur, fait, dit-il, savoir -au public que ceux qui continueront encore à insulter -la maréchaussée seront plus sévèrement punis.</p> - -<p>On voit par la correspondance des subdélégués et de l'intendant -(1760-1770) que l'intendant leur donnait l'ordre -de faire arrêter les gens nuisibles, non pour les faire juger, -mais pour les faire détenir. Le subdélégué demande à l'intendant -de faire détenir à perpétuité deux mendiants dangereux -qu'il avait fait arrêter. Un père réclame contre l'arrestation -de son fils, arrêté comme vagabond parce qu'il -<span class="pagenum"><a name="Page_448" id="Page_448">[Pg 448]</a></span> -voyageait sans papiers. Un propriétaire de X. demande -qu'on fasse arrêter un homme, son voisin, dit-il, qui -est venu s'établir dans sa paroisse, qu'il a secouru, mais -qui se conduit très-mal à son égard et l'incommode. L'intendant -de Paris prie celui de Rouen de vouloir bien rendre ce -service à ce propriétaire, qui est son ami.</p> - -<p>A quelqu'un qui veut faire mettre en liberté des mendiants -l'intendant répond «que le dépôt des mendiants ne doit pas -être considéré comme une prison, mais seulement comme -une maison destinée à retenir par <i>correction administrative</i> -ceux qui mendient et les vagabonds.» Cette idée a pénétré -jusque dans le Code pénal, tant les traditions de l'ancien -régime, en cette matière, se sont bien conservées.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_65" id="ANCHOR_65"></a> - <a href="#NOTE_65"><i>Page 256.</i></a> -</p> - -<p>Le grand Frédéric a écrit dans ses Mémoires: «Les Fontenelle -et les Voltaire, les Hobbes, les Collins, les Shaftesbury, -les Bolingbroke, ces grands hommes portèrent un coup -mortel à la religion. Les hommes commencèrent à examiner -ce qu'ils avaient stupidement adoré; la raison terrassa -la superstition; on prit un dégoût pour les fables qu'on avait -crues. Le déisme fit de nombreux sectateurs: Si l'épicurisme -devint funeste au culte idolâtre des païens, le déisme ne le fut -pas moins de nos jours aux visions judaïques adoptées par -nos ancêtres. La liberté de penser qui régnait en Angleterre -avait beaucoup contribué aux progrès de la philosophie.»</p> - -<p>On voit, par le passage ci-dessus, que le grand Frédéric, -au moment où il écrivait ces lignes, c'est-à-dire au milieu du -dix-huitième siècle, considérait encore à cette époque l'Angleterre -comme le foyer des doctrines irréligieuses. On y voit -quelque chose de plus frappant: un des souverains les plus versés -<span class="pagenum"><a name="Page_449" id="Page_449">[Pg 449]</a></span> -dans la science des hommes et dans celle des affaires -qui n'a pas l'air de se douter de l'utilité politique des religions; -tant les défauts de l'esprit de ses maîtres avaient altéré -les qualités propres du sien.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_66" id="ANCHOR_66"></a> - <a href="#NOTE_66"><i>Page 288.</i></a> -</p> - -<p>Cet esprit de progrès, qui se faisait voir en France à la fin -du dix-huitième siècle, apparaissait à la même époque dans -toute l'Allemagne, et partout il était de même accompagné -du désir de changer les institutions. Voyez cette peinture -que fait un historien allemand de ce qui se passait alors dans -son pays.</p> - -<p>«Dans la seconde moitié du dix-huitième siècle,» dit-il, -«le nouvel esprit du temps s'introduit graduellement dans les -territoires ecclésiastiques eux-mêmes. On y commence des -réformes. L'industrie et la tolérance y pénètrent partout; -l'absolutisme éclairé qui s'était déjà emparé des grands -États se fait jour même ici. Il faut le dire, à aucune époque -du dix-huitième siècle on n'avait vu dans ces territoires -ecclésiastiques des princes aussi remarquables et aussi -dignes d'estime que précisément pendant les dernières dizaines -d'années qui précédèrent la Révolution française.»</p> - -<p>Il faut remarquer comme le tableau qu'on fait là ressemble -à celui que présentait la France, où le mouvement -d'amélioration et de progrès commence à la même époque, -et où les hommes les plus dignes de gouverner paraissent -au moment où la Révolution va tout dévorer.</p> - -<p>On doit reconnaître aussi à quel point toute cette -partie de l'Allemagne était visiblement entraînée dans le -mouvement de la civilisation et de la politique de la France.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_450" id="Page_450">[Pg 450]</a></span></p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_67" id="ANCHOR_67"></a> - <a href="#NOTE_67"><i>Page 289.</i></a> -</p> - - -<p class="chapsum">Comment les lois judiciaires -des Anglais prouvent que des institutions -peuvent avoir beaucoup de vices secondaires sans que cela -les empêche d'atteindre le but principal qu'on s'est proposé en les -établissant.</p> - -<p>Cette faculté qu'ont les nations de prospérer malgré l'imperfection -qui se rencontre dans les parties secondaires de -leurs institutions, lorsque les principes généraux, l'esprit -même qui anime ces institutions sont féconds, ce phénomène -ne se voit jamais mieux que quand on examine la constitution -de la justice chez les Anglais au siècle dernier, telle que -Blackstone nous la montre.</p> - -<p>On y aperçoit d'abord deux grandes diversités qui frappent:</p> - -<p>1<sup>o</sup> La diversité des lois;</p> - -<p>2<sup>o</sup> La diversité des tribunaux qui les appliquent.</p> - -<p>I. <i>Diversité des lois.</i> 1<sup>o</sup> Les lois sont différentes pour -l'Angleterre proprement dite, pour l'Écosse, pour l'Irlande, -pour divers appendices européens de la Grande-Bretagne, -tels que l'île de Man, les îles normandes, etc., enfin pour -les colonies.</p> - -<p>2<sup>o</sup> Dans l'Angleterre proprement dite on voit quatre espèces -de lois: le droit coutumier, les statuts, le droit romain, -l'équité. Le droit coutumier se divise lui-même en -coutumes générales, adoptées dans tout le royaume; en -coutumes qui sont particulières à certaines seigneuries, -à certaines villes, quelquefois à certaines classes seulement, -telles que la coutume des marchands, par exemple. -Ces coutumes diffèrent quelquefois beaucoup les unes des -autres, comme, par exemple, celles qui, en opposition avec la -<span class="pagenum"><a name="Page_451" id="Page_451">[Pg 451]</a></span> -tendance générale des lois anglaises, veulent le partage égal -entre tous les enfants (<i>gavelkind</i>), et, ce qui est plus singulier -encore, donnent un droit de primogéniture à l'enfant le -plus jeune.</p> - -<p>II. <i>Diversité des tribunaux.</i> La loi, dit Blackstone, a institué -une variété prodigieuse de tribunaux différents; on -peut en juger par l'analyse très-sommaire que voici.</p> - -<p>1<sup>o</sup> On rencontrait d'abord les tribunaux établis en dehors -de l'Angleterre proprement dite, tels que les cours d'Écosse -et d'Irlande, qui ne relevaient pas toujours des cours supérieures -d'Angleterre, bien qu'elles dussent aboutir toutes, -je pense, à la cour des lords.</p> - -<p>2<sup>o</sup> Quant à l'Angleterre proprement dite, si je n'oublie -rien, parmi les classifications de Blackstone, je trouve qu'il -compte:</p> - -<p>1<sup>o</sup> Onze espèces de cours existant d'après la loi commune -(<i>common law</i>), dont quatre, il est vrai, semblent déjà tombées -en désuétude;</p> - -<p>2<sup>o</sup> Trois espèces de cours dont la juridiction s'étend à tout -le pays, mais qui ne s'applique qu'à certaines matières;</p> - -<p>3<sup>o</sup> Dix espèces de cours ayant un caractère spécial. L'une -de ces espèces se compose de cours locales, créées par différents -actes du parlement ou existant en vertu de la tradition, -soit à Londres, soit dans les villes ou bourgs des provinces. -Celles-ci sont si nombreuses et offrent une si grande -variété dans leur constitution et dans leurs règles que l'auteur -renonce à en faire l'exposition détaillée.</p> - -<p>Ainsi, dans l'Angleterre proprement dite seulement, si -l'on s'en rapporte au texte de Blackstone, il existait, dans -les temps où celui-ci écrivait, c'est-à-dire dans la seconde -moitié du dix-huitième siècle, vingt-quatre espèces de tribunaux, -dont plusieurs se subdivisaient en un grand nombre -<span class="pagenum"><a name="Page_452" id="Page_452">[Pg 452]</a></span> -d'individus, qui chacun avait sa physionomie particulière. -Si on écarte les espèces qui semblent dès lors à peu près disparues, -il en reste encore dix-huit ou vingt.</p> - -<p>Maintenant, si on examine ce système judiciaire, on voit -sans peine qu'il contient toutes sortes d'imperfections.</p> - -<p>Malgré la multiplicité des tribunaux, on y manque souvent -de petits tribunaux de première instance placés près des -justiciables et faits pour juger sur place et à peu de frais les -petites affaires, ce qui rend la justice embarrassée et coûteuse. -Les mêmes affaires sont de la compétence de plusieurs tribunaux, -ce qui jette une incertitude fâcheuse sur le début des -instances. Presque toutes les cours d'appel jugent dans certains -cas en premier ressort, quelquefois cours de <i>droit commun</i>, -d'autres fois <i>cours d'équité</i>. Les cours d'appel sont -très-diverses. Le seul point central est la chambre des lords. -Le contentieux administratif n'est point séparé du contentieux -ordinaire, ce qui paraîtrait une grande difformité aux -yeux de la plupart de nos légistes. Enfin tous ces tribunaux -vont puiser les raisons de leurs décisions dans quatre législations -différentes, dont l'une ne s'établit que par précédents, -et dont l'autre, l'équité, ne s'établit sur rien de précis, puisque -son objet est le plus souvent d'aller contre la coutume -ou les statuts, et de corriger par l'arbitraire du juge ce que -le statut ou la coutume ont de suranné ou de trop dur.</p> - -<p>Voilà bien des vices, et, si l'on compare cette machine -énorme et vieillie de la justice anglaise à la fabrique moderne -de notre système judiciaire, la simplicité, la cohérence, -l'enchaînement qu'on aperçoit dans celui-ci, avec la complication, -l'incohérence qui se remarquent dans celle-là, les -vices de la première paraîtront plus grands encore. Cependant -il n'y a pas de pays au monde où, dès le temps de -Blackstone, la grande fin de la justice fût aussi complétement -<span class="pagenum"><a name="Page_453" id="Page_453">[Pg 453]</a></span> -atteinte qu'en Angleterre, c'est-à-dire où chaque homme, -quelle que fût sa condition, et qu'il plaidât contre un particulier -ou contre le prince, fût plus sûr de se faire entendre, -et trouvât dans tous les tribunaux de son pays de meilleures -garanties pour la défense de sa fortune, de sa liberté et de -sa vie.</p> - -<p>Cela ne veut pas dire que les vices du système judiciaire -anglais servissent à ce que j'appelle ici la grande fin de la justice; -cela prouve seulement qu'il y a dans toute organisation -judiciaire des vices secondaires qui peuvent ne nuire -que modérément à cette fin de la justice, et d'autres principaux -qui non-seulement lui nuisent, mais la détruisent, bien -qu'ils soient joints à beaucoup de perfections secondaires. -Les premiers sont les plus facilement aperçus; ce sont ceux-là -qui d'ordinaire frappent d'abord les esprits vulgaires. Ils -sautent aux yeux, comme on dit. Les autres sont souvent -plus cachés, et ce ne sont pas toujours les jurisconsultes et -autres gens du métier qui les découvrent ou les signalent.</p> - -<p>Remarquez de plus que les mêmes qualités peuvent être -secondaires ou principales, suivant les temps et suivant l'organisation -politique de la société. Dans les époques d'aristocratie, -d'inégalités, tout ce qui tend à amoindrir un privilége -pour certains individus devant la justice, à y assurer des garanties -au justiciable faible contre le justiciable fort, à faire -prédominer l'action de l'État naturellement impartial quand -il ne s'agit que d'un débat entre deux sujets, tout cela devient -qualité principale, mais diminue d'importance à mesure -que l'état social et la constitution politique tournent à -la démocratie.</p> - -<p>Si l'on étudie d'après ces principes le système judiciaire -anglais, on trouve qu'en laissant subsister tous les défauts -qui pouvaient rendre chez nos voisins la justice obscure, embarrassée, -<span class="pagenum"><a name="Page_454" id="Page_454">[Pg 454]</a></span> -lente, chère et incommode, on avait pris des précautions -infinies pour que le fort ne pût jamais être favorisé -aux dépens du faible, l'État aux dépens du particulier; on -voit, à mesure qu'on pénètre davantage dans le détail de cette -législation, qu'on y a fourni à chaque citoyen toutes sortes -d'armes pour se défendre, et que les choses y sont arrangées -de manière à présenter à chacun le plus de garanties possibles -contre la partialité, la vénalité proprement dite des -juges, et cette sorte de vénalité plus ordinaire, et surtout plus -dangereuse, dans les temps de démocratie, qui naît de la -servilité des tribunaux à l'égard de la puissance publique.</p> - -<p>A tous ces points de vue le système judiciaire anglais, -malgré les nombreux défauts secondaires qui s'y rencontrent -encore, me semble supérieur au nôtre, lequel n'est -atteint, il est vrai, de presque aucun de ces vices, mais qui -n'offre pas non plus au même degré les qualités principales -qui s'y rencontrent; qui, excellent quant aux garanties qu'il -offre à chaque citoyen dans les débats qui s'élèvent entre -particuliers, faiblit par le côté qu'il faudrait toujours renforcer -dans une société démocratique comme la nôtre, à savoir, -les garanties de l'individu contre l'État.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_68" id="ANCHOR_68"></a> - <a href="#NOTE_68"><i>Page 291.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Avantages dont jouissait la généralité de Paris.</p> - -<p>Cette généralité était aussi avantagée quant aux charités -gouvernementales qu'elle l'était pour la levée des taxes; exemple: -lettre du contrôleur général à M. l'intendant de la généralité -de l'Ile-de-France, 22 mai 1787, qui informe celui-ci que -le roi a fixé, pour la généralité de Paris, la somme qui doit être -employée en travaux de charité, dans l'année, à 172,800 livres. -<span class="pagenum"><a name="Page_455" id="Page_455">[Pg 455]</a></span> -En outre, 100,000 livres sont destinées à acheter des -vaches qui doivent être données à des cultivateurs. On voit -par cette lettre que la somme de 172,800 livres devait être -distribuée par l'intendant seul, à la condition de se conformer -aux règles générales que le gouvernement lui a fait connaître, -et de faire approuver l'état de répartition par le contrôleur -général.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_69" id="ANCHOR_69"></a> - <a href="#NOTE_69"><i>Page 292.</i></a> -</p> - -<p>L'administration de l'ancien régime se composait d'une -multitude de pouvoirs différents, créés en différents temps, -le plus souvent en vue du fisc et non de l'administration -proprement dite, et qui parfois avaient le même champ d'action. -La confusion et la lutte ne pouvaient s'éviter qu'à la -condition que chacun n'agît que peu ou point. Du moment où -ils voulurent sortir de cette langueur, ils se gênèrent et s'enchevêtrèrent -les uns dans les autres. De là vient que les -plaintes contre la complication des rouages administratifs -et la confusion des attributions sont bien plus vives dans les -années qui précèdent immédiatement la Révolution que trente -ou quarante ans avant. Les institutions politiques n'étaient -pas devenues plus mauvaises; au contraire, elles s'étaient -fort améliorées; mais la vie politique était devenue plus active.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_70" id="ANCHOR_70"></a> - <a href="#NOTE_70"><i>Page 301.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Augmentation arbitraire des taxes.</p> - -<p>Ce que le roi dit ici de la taille, il eût pu le dire avec autant -de raison des vingtièmes, ainsi qu'on en peut juger par -la correspondance suivante. En 1772, le contrôleur général -<span class="pagenum"><a name="Page_456" id="Page_456">[Pg 456]</a></span> -Terray avait fait décider une augmentation considérable, -100,000 livres, sur les vingtièmes de la généralité de Tours. -On voit la douleur et l'embarras que cette mesure cause à -l'intendant, M. Ducluzel, habile administrateur et homme de -bien, dans une lettre confidentielle, où il dit: «C'est la facilité -avec laquelle les 250,000 livres ont été données (augmentation -précédente) qui a probablement encouragé la cruelle -interprétation et la lettre du mois de juin.»</p> - -<p>Dans une lettre très-confidentielle que le directeur des contributions -écrit à l'intendant à la même occasion, il dit: «Si -les augmentations que l'on demande vous semblent toujours -aussi aggravantes, aussi révoltantes, par rapport à la misère -générale, que vous avez bien voulu me le témoigner, il serait -à désirer pour la province, qui ne peut trouver de défenseur -et de protecteur que dans votre généreuse sensibilité, que -vous pussiez au moins lui épargner les rôles de supplément, -imposition rétroactive toujours odieuse.»</p> - -<p>On voit aussi par cette correspondance combien on manquait -de base, et quel arbitraire (même avec des vues honnêtes) -était pratiqué. L'intendant, ainsi que le ministre, font -tomber le fardeau de la surtaxe tantôt sur l'agriculture plutôt -que sur l'industrie, tantôt sur un genre d'agriculture -plutôt que sur un autre (les vignes, par exemple), suivant -qu'ils jugent que l'industrie ou une branche de l'agriculture -ont besoin d'être ménagées.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_71" id="ANCHOR_71"></a> - <a href="#NOTE_71"><i>Page 304.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Manière dont Turgot parle du peuple des campagnes dans le -préambule d'une déclaration du roi.</p> - -<p>«Les communautés de campagne sont composées,» dit-il, -«dans la plus grande partie du royaume, de paysans pauvres, -ignorants et brutaux, incapables de s'administrer.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_457" id="Page_457">[Pg 457]</a></span></p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_72" id="ANCHOR_72"></a> - <a href="#NOTE_72"><i>Page 311.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Comment les idées révolutionnaires -germaient tout naturellement -dans les esprits, en plein ancien régime.</p> - -<p>En 1779, un avocat s'adresse au conseil et demande un -arrêt qui établisse un maximum du prix de la paille dans -tout le royaume.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_73" id="ANCHOR_73"></a> - <a href="#NOTE_73"><i>Page 311.</i></a> -</p> - -<p>L'ingénieur en chef écrit en 1781 à l'intendant, à propos -d'une demande en surplus d'indemnité: «Le réclamant ne fait -pas attention que les indemnités que l'on accorde sont une faveur -particulière pour la généralité de Tours, et que l'on est -fort heureux de récupérer une partie de sa perte. Si l'on -dédommageait de la manière que le réclamant indique, quatre -millions ne suffiraient pas.»</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_74" id="ANCHOR_74"></a> - <a href="#NOTE_74"><i>Page 320.</i></a> -</p> - -<p>La Révolution n'est pas arrivée à cause de cette prospérité; -mais l'esprit qui devait produire la Révolution, cet esprit -actif, inquiet, intelligent, novateur, ambitieux, cet -esprit démocratique des sociétés nouvelles, commençait à animer -toutes choses, et, avant de bouleverser momentanément -la société, suffisait déjà à la remuer et à la développer.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_75" id="ANCHOR_75"></a> - <a href="#NOTE_75"><i>Page 322.</i></a> -</p> - -<p class="chapsum2">Lutte des différents pouvoirs administratifs en 1787.</p> - -<p>Exemple de ceci: la commission intermédiaire de l'assemblée -provinciale de l'Ile-de-France réclame l'administration -<span class="pagenum"><a name="Page_458" id="Page_458">[Pg 458]</a></span> -du dépôt de mendicité. L'intendant veut en rester chargé, -«parce que cette maison n'est pas entretenue,» dit-il, «sur -les fonds de la province.» Pendant le débat, la commission intermédiaire -s'était adressée aux commissions intermédiaires -d'autres provinces pour en obtenir des avis. On trouve entre -autres la réponse que fait à ses questions la commission -intermédiaire de Champagne, laquelle annonce à celle de -l'Ile-de-France qu'on lui a fait la même difficulté et qu'elle -oppose la même résistance.</p> - -<p class="ac noindent"><a name="ANCHOR_76" id="ANCHOR_76"></a> - <a href="#NOTE_76"><i>Page 327.</i></a> -</p> - -<p>Je trouve dans le procès-verbal de la première assemblée -provinciale de l'Ile-de-France cette énonciation dans la bouche -du rapporteur d'une commission: «Jusqu'à présent les -fonctions de syndic, beaucoup plus pénibles qu'honorables, -devaient en éloigner tous ceux qui joignaient de l'aisance à -des lumières proportionnées à leur état.»</p> - - -<p class="ac noindent p2">(<i>Note relative -à plusieurs passages de ce volume.</i>)</p> - -<p class="chapsum2">Droits féodaux existant -encore à l'époque de la Révolution, d'après -les feudistes du temps.</p> - -<p>Je ne veux point faire ici un traité sur les droits féodaux, -ni surtout rechercher quelle pouvait en avoir été l'origine; -je désire seulement indiquer quels étaient ceux qui étaient -encore exercés dans le dix-huitième siècle. Ces droits ont joué -alors un si grand rôle, et ils ont conservé depuis une si -grande place dans l'imagination de ceux mêmes qui n'en -souffrent plus, qu'il m'a paru très-intéressant de savoir ce -qu'ils étaient précisément quand la Révolution les a tous détruits. -<span class="pagenum"><a name="Page_459" id="Page_459">[Pg 459]</a></span> -Dans ce but j'ai d'abord étudié un certain nombre de -terriers ou registres de seigneuries, en choisissant ceux qui -étaient de date plus récente. Cette méthode ne me menait à -rien; car les droits féodaux, quoique régis par une législation -qui était la même dans toute l'Europe féodale, variaient -à l'infini, quant aux espèces, suivant la province et même suivant -les cantons. Le seul système qui m'ait paru de nature à -indiquer ce que je cherchais d'une manière approximative -a donc été celui-ci. Les droits féodaux donnaient lieu à toutes -sortes d'affaires contentieuses. Il s'agissait de savoir comment -ces droits s'acquéraient, comment ils se perdaient, en quoi -exactement ils consistaient, quels étaient ceux qui ne pouvaient -être perçus qu'en vertu d'une patente royale, ceux qui -ne pouvaient s'établir que sur un titre privé, ceux au contraire -qui n'avaient pas besoin de titres formels et pouvaient se percevoir -aux termes des coutumes locales ou même en vertu -d'un long usage. Enfin, quand on voulait les vendre, on avait -besoin de savoir quelle était la manière de les apprécier, -et quel capital représentait, suivant son importance, chaque -espèce d'entre eux. Tous ces points, qui touchaient à mille intérêts -pécuniaires, étaient sujets à débats, et il s'était formé -tout un ordre de légistes dont l'unique occupation était de -les éclaircir. Plusieurs de ceux-là ont écrit dans la seconde -moitié du dix-huitième siècle, quelques-uns aux approches -même de la Révolution. Ce ne sont pas des jurisconsultes -proprement dits, ce sont des praticiens dont le seul but est -d'indiquer aux gens du métier les règles à suivre dans cette -partie si spéciale et si peu attrayante du droit. En étudiant -attentivement ces feudistes, on arrive à se faire une idée assez -détaillée et assez claire d'un objet dont la masse et la confusion -étonnent d'abord. Je donne ci-dessous le résumé le plus -succinct que j'ai pu faire de mon travail. Ces notes sont principalement -<span class="pagenum"><a name="Page_460" id="Page_460">[Pg 460]</a></span> -tirées de l'ouvrage d'Edme de Fréminville, qui -écrivait vers 1750, et de celui de Renauldon, écrit en 1765 et -intitulé: <i>Traité historique et pratique des Droits seigneuriaux.</i></p> - -<p><i>Le cens</i> (c'est-à-dire la redevance perpétuelle en nature -et en argent qui est attachée par les lois féodales à la possession -de certaines terres) modifie encore profondément au -dix-huitième siècle la condition d'un grand nombre de propriétaires. -Le cens continue à être indivisible, c'est-à-dire -qu'on peut s'adresser à celui des possesseurs que l'on veut -de l'immeuble donné à cens et lui demander le cens entier. -Il est toujours imprescriptible. Le propriétaire d'un immeuble -chargé de cens ne peut le vendre sans être exposé au retrait -censuel, c'est-à-dire sans être obligé de laisser reprendre -la propriété au prix de la vente; mais cela n'a plus lieu -que dans certaines coutumes; celle de Paris, qui est la plus -répandue, ne reconnaît pas ce droit.</p> - -<p><i>Lods et ventes.</i> C'est une règle générale, en pays coutumier, -que la vente de tout héritage censuel produit des lods et -ventes: ce sont des droits de vente qui doivent être payés aux -seigneurs. Les droits sont plus ou moins considérables suivant -les coutumes, mais assez considérables partout; ils existent -également dans les pays de droit écrit. Ils y consistent ordinairement -dans le sixième du prix; ils s'y nomment <i>lods</i>. -Mais en ces pays c'est au seigneur à établir son droit. En -pays écrit comme en pays coutumier, le cens crée pour le -seigneur un privilége qui prime toutes les autres créances.</p> - -<p><i>Terrage</i> ou <i>champart</i>, <i>agrier</i>, <i>tasque</i>. -C'est une certaine -portion des fruits que le seigneur perçoit sur l'héritage -donné à cens; la quantité varie suivant les contrats et les -coutumes. On rencontrait encore assez souvent ce droit au -dix-huitième siècle. Je crois que le terrage, même en pays -<span class="pagenum"><a name="Page_461" id="Page_461">[Pg 461]</a></span> -coutumier, devait toujours résulter d'un titre. Le terrage est -seigneurial ou foncier. Les signes qui constatent ces deux -différentes espèces sont inutiles à expliquer ici; il suffit de -dire que le terrage foncier se prescrit par trente ans, comme -les rentes foncières, tandis que le terrage seigneurial est imprescriptible. -On ne peut hypothéquer la terre sujette au -terrage sans le consentement du seigneur.</p> - -<p><i>Bordelage.</i> Droit qui n'existait qu'en Nivernais et en -Bourbonnais, et qui consistait en une redevance annuelle en -argent, en grains et en volailles, due par l'héritage tenu à cens. -Ce droit avait des conséquences très-rigoureuses; le non-payement -pendant trois ans donnait lieu à la <i>commise</i> ou -confiscation au profit du seigneur. Le débiteur bordelier était -de plus sujet à une foule de gênes dans sa propriété; quelquefois -le seigneur pouvait en hériter, bien qu'il y eût des héritiers -successibles. Ce contrat était le plus rigoureux du -droit féodal, et la jurisprudence avait fini par le restreindre -aux héritages ruraux; «car le paysan est toujours le mulet -prêt à recevoir toutes charges,» dit l'auteur.</p> - -<p><i>Marciage.</i> C'est un droit particulier perçu, dans très-peu de -lieux, sur les possesseurs d'héritages ou terres à cens, et qui -consiste dans une certaine redevance qui n'est due qu'à la -mort naturelle du seigneur de l'héritage.</p> - -<p><i>Dîmes inféodées.</i> Il y avait encore au dix-huitième siècle -un grand nombre de dîmes inféodées. Elles doivent en général -résulter d'un contrat et ne sont pas exigibles par le fait -seul de la seigneurie.</p> - -<p><i>Parcière.</i> Les parcières sont des droits qui se perçoivent -sur la récolte des fruits produits par les héritages. Assez -semblables au champart ou à la dîme inféodée, elles sont principalement -en usage dans le Bourbonnais et l'Auvergne.</p> - -<p><i>Carpot.</i> Usité dans le Bourbonnais, ce droit est aux vignes -<span class="pagenum"><a name="Page_462" id="Page_462">[Pg 462]</a></span> -ce que le champart est aux terres labourables, c'est-à-dire -le droit de prélever une partie de la récolte. Il était le quart -de la vendange.</p> - -<p><i>Servage.</i> On appelle <i>coutumes serves</i> celles qui contiennent -encore quelques traces du servage; elles sont en petit -nombre. Dans les provinces qui sont régies par elles, il n'y a -point ou il n'y a que très-peu de terres où ne se voient quelques -traces de l'ancienne servitude. (Ceci était écrit en 1765.) -Le servage, ou, comme le nomme l'auteur, la servitude, était -ou <i>personnelle</i> ou <i>réelle</i>.</p> - -<p>La servitude personnelle était inhérente à la personne et -la suivait partout. Quelque part que le serf allât, en quelque -endroit qu'il transportât son pécule, le seigneur pouvait -revendiquer celui-ci par droit de suite. Les auteurs -rapportent plusieurs arrêts qui établissent ce droit, entre -autres un arrêt du 17 juin 1760, par lequel la Cour déboute -un seigneur du Nivernais de la succession mortaillable de -Pierre Truchet, décédé à Paris, lequel était fils d'un serf de -poursuite de la coutume du Nivernais, qui avait épousé une -femme libre de Paris et qui y était décédé, ainsi que son fils. -Mais l'arrêt paraît fondé sur ce que Paris était lieu d'asile, -où la <i>suite</i> ne pouvait avoir lieu. Si le droit d'asile empêchait -le seigneur de se saisir du bien que les serfs possédaient -dans le lieu de l'asile, il ne s'opposait pas à ce qu'il -ne succédât au bien laissé dans la seigneurie.</p> - -<p>La servitude réelle était le résultat de la détention d'une -terre et pouvait cesser en abandonnant cette terre ou l'habitation -dans un certain lieu.</p> - -<p><i>Corvées.</i> Droit que le seigneur a sur ses sujets, en vertu -duquel il peut employer, à son profit, un certain nombre -de leurs journées de travail ou de celles de leurs bœufs et de -leurs chevaux. La corvée à <i>volonté</i>, c'est-à-dire suivant le bon -<span class="pagenum"><a name="Page_463" id="Page_463">[Pg 463]</a></span> -plaisir du seigneur, est tout à fait abolie; elle a été réduite -depuis longtemps à un certain nombre de journées par an.</p> - -<p>La corvée pouvait être <i>personnelle</i> ou <i>réelle</i>. Les corvées -personnelles sont dues par les gens de labeur qui ont leur -domicile établi dans la terre du seigneur, chaque homme -suivant son métier. Les corvées réelles sont attachées à la -possession de certains héritages. Les nobles, ecclésiastiques, -clercs, officiers de justice, avocats, médecins, notaires et -banquiers, notables, doivent être exempts de la corvée. L'auteur -cite un arrêt, du 13 août 1735, qui exempte un notaire -que son seigneur voulait forcer à venir, pendant trois jours, -faire pour rien les actes qu'il avait à passer dans sa seigneurie, -où le notaire demeurait. Autre arrêt de 1750, qui -déclare que, quand la corvée est due soit en personne, soit -en argent, le choix doit être laissé au débiteur. Toute corvée -a besoin d'être établie sur un titre écrit. La corvée seigneuriale -était devenue fort rare au dix-huitième siècle.</p> - -<p><i>Banalités.</i> Les provinces de Flandre, d'Artois et de Hainaut -étaient seules exemptes de banalités. La coutume de -Paris est très-rigoureuse pour ne laisser exercer ce droit -qu'avec titre. Tous ceux qui sont domiciliés dans l'étendue -de la banalité y sont sujets, même le plus souvent les gentilshommes -et les prêtres.</p> - -<p>Indépendamment de la banalité des moulins et des fours, -il y en a beaucoup d'autres:</p> - -<p>1<sup>o</sup> Banalités de moulins industriels, comme moulin à -draps, à écorces, à chanvre. Plusieurs coutumes, entre autres -celles d'Anjou, du Maine, de Bretagne, établissent cette -banalité.</p> - -<p>2<sup>o</sup> Banalités de pressoir. Très-peu de coutumes en parlent; -celle de Lorraine l'établit, ainsi que celle du Maine.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_464" id="Page_464">[Pg 464]</a></span></p> - -<p>3<sup>o</sup> Taureau banal. Aucune coutume n'en parle; mais il y -a certains titres qui l'établissent. Il en est de même de la -boucherie banale.</p> - -<p>En général, les secondes banalités dont nous venons de -parler sont plus rares et vues d'un œil encore moins favorable -que les autres; elles ne peuvent s'établir que sur un -texte très-clair des coutumes, ou, à leur défaut, sur un titre -très-précis.</p> - -<p><i>Ban des vendanges.</i> Il était encore usité dans tout le -royaume au dix-huitième siècle; c'était un droit de pure police, -attaché à la haute justice. Pour l'exercer, le seigneur -haut justicier n'a besoin d'aucun titre. Le ban des vendanges -oblige tout le monde. Les coutumes de Bourgogne donnent -au seigneur le droit de vendanger ses vins un jour avant -tout autre propriétaire de vigne.</p> - -<p><i>Droit de banvin.</i> Droit qu'ont encore <i>quantité</i> de seigneurs, -disent les auteurs, soit en vertu de coutume, soit -par titres particuliers, de vendre le vin du crû de leurs seigneuries -pendant un certain temps (en général, un mois ou -quarante jours) avant tous autres. Parmi les grandes coutumes, -il n'y a que celles de Tours, d'Anjou, du Maine, -de la Marche, qui l'établissent et le règlent. Un arrêt de la -cour des aides du 28 août 1751 autorise, par exception, des -cabaretiers à vendre du vin durant le banvin, mais aux -étrangers seulement; encore faut-il que ce soit le vin du seigneur, -provenant de son crû. Les coutumes qui établissent -et règlent ce droit de banvin exigent d'ordinaire qu'il soit -fondé sur titre.</p> - -<p><i>Droit de blairie.</i> Droit qui appartient au seigneur haut -justicier pour la permission qu'il accorde aux habitants de -faire pacager leurs bestiaux sur les terres situées dans l'étendue -de sa justice ou bien sur les terres vaines et vagues. -Ce droit n'existe pas en pays de droit écrit, mais est fort -<span class="pagenum"><a name="Page_465" id="Page_465">[Pg 465]</a></span> -connu en pays de droit coutumier. On le trouve, sous différents -noms, particulièrement dans le Bourbonnais, le Nivernais, -l'Auvergne et la Bourgogne. Ce droit suppose -que la propriété de tout le sol était originairement au seigneur, -de telle sorte qu'après en avoir distribué les meilleures -parties en fiefs, en censives, et en autres concessions -de terres, moyennant redevances, il en est resté encore qui -ne servent qu'au pacage vague et dont il concède l'usage -temporaire. La blairie est établie dans plusieurs coutumes; -mais il n'y a que le seigneur haut justicier qui puisse -y prétendre, et il faut l'appuyer sur un titre particulier, -ou tout au moins sur d'anciens aveux, soutenus d'une longue -possession.</p> - -<p><i>Des péages.</i> Il existait dans l'origine un nombre prodigieux -de péages seigneuriaux sur les ponts, rivières, chemins, -disent les auteurs. Louis XIV en détruisit un grand -nombre. En 1724, une commission nommée pour examiner -tous les titres de péages en supprima douze cents, et on en -supprime encore tous les jours (1765). Le premier principe, -dit Renauldon, en cette matière, est que le péage, étant un -impôt, doit non-seulement être fondé sur titre, mais sur -titre émanant du souverain. Le péage est intitulé: <i>De par le -Roi.</i> Une des conditions des péages est d'y joindre un tarif -de tous les droits que chaque marchandise doit payer. Ce tarif -a toujours besoin d'être approuvé par un arrêt du conseil. -Le titre de concession, dit l'auteur, doit être suivi d'une possession -non interrompue. Malgré ces précautions prises par -le législateur, la valeur de quelques péages s'est très-augmentée -dans les temps modernes. Je connais un péage, ajoute-t-il, -qui n'était affermé que 100 livres il y a un siècle, et -qui en rapporte aujourd'hui 1,400; un autre, affermé 39,000 -livres, en rapporte 90,000. Les principales ordonnances ou -<span class="pagenum"><a name="Page_466" id="Page_466">[Pg 466]</a></span> -principaux édits qui ont réglé le droit des péages sont le -Titre 29 de l'ordonnance de 1669, et les édits de 1683, 1693, -1724, 1775.</p> - -<p>Les auteurs que je cite, quoique en général assez favorables -aux droits féodaux, reconnaissent qu'il se commet de -grands abus dans la perception des péages.</p> - -<p><i>Bacs.</i> Le droit de bac diffère sensiblement du droit de -péage. Celui-ci ne se prélève que sur les marchandises, celui-là -sur les personnes, les animaux, les voitures. Ce droit, -pour être exercé, a aussi besoin d'être autorisé par le roi, et -les droits qu'on prélève doivent être fixés dans l'arrêt du -conseil qui le fonde ou l'autorise.</p> - -<p><i>Le droit de leyde</i> (on lui donne plusieurs autres noms -suivant les lieux) est une imposition qui se prélève sur -les marchandises qu'on apporte aux foires ou marchés. -Quantité de seigneurs regardent ce droit comme attaché à -la haute justice et purement seigneurial, disent les feudistes -que nous citons, mais à tort; car c'est un impôt qui doit être -autorisé par le roi. En tout cas, ce droit n'appartient qu'au -seigneur haut justicier, lequel perçoit les amendes de police -auxquelles le droit donne lieu. Il paraît cependant que, -bien que, suivant la théorie, le droit de leyde ne pût émaner -que du roi, en fait il était très-souvent fondé seulement sur -le titre féodal et la longue jouissance.</p> - -<p>Il est certain que les foires ne pouvaient être établies que -par autorisation royale.</p> - -<p>Les seigneurs, pour avoir droit de régler de quels poids -et de quelles mesures leurs vassaux devaient se servir dans -les foires et marchés de la seigneurie, n'ont point besoin de -titre précis ni de concession de la part du roi. Il suffit que -ce droit soit fondé sur la coutume et une possession constante. -Tous les rois qui ont successivement eu envie de -<span class="pagenum"><a name="Page_467" id="Page_467">[Pg 467]</a></span> -ramener l'uniformité dans les poids et mesures ont échoué, -disent les auteurs. Les choses en sont restées où elles étaient -lors de la rédaction des coutumes.</p> - -<p><i>Chemins.</i> Droits exercés par les seigneurs sur les chemins.</p> - -<p>Les grands chemins, ce qu'on appelait les chemins du roi, -n'appartiennent en effet qu'aux souverains; leur création, -leur entretien, les délits qui s'y commettent, sont hors la -compétence des seigneurs ou de leurs juges. Quant aux chemins -particuliers qui se rencontrent dans l'étendue d'une -seigneurie, ils appartiennent sans contredit aux seigneurs -hauts justiciers. Ceux-ci ont sur eux tous les droits de voirie -et de police, et leurs juges connaissent de tous les délits qui -s'y commettent, hors les cas royaux. Autrefois les seigneurs -étaient chargés de l'entretien des grands chemins qui traversaient -leur seigneurie, et, pour les couvrir des frais à faire -pour cette réparation, on leur avait accordé sur ces chemins -des droits de péage, bornage, traverse; mais, depuis, le roi -a repris la direction générale des grands chemins.</p> - -<p><i>Eaux.</i> Toutes les rivières <i>navigables</i> -et <i>flottables</i> appartiennent -au roi, quoiqu'elles traversent les terres des seigneurs, -nonobstant tout titre contraire. (Ordonn. de 1669.) -Si les seigneurs perçoivent quelques droits sur ces rivières, -ce sont des droits de pêche, moulins, bacs, pontonnages, etc., -en vertu de concessions qui doivent leur avoir été faites par -le roi. Il y a des seigneurs qui s'arrogent encore sur ces rivières -des droits de justice et de police, mais c'est par suite -d'une usurpation manifeste ou de concessions extorquées.</p> - -<p>Les petites rivières appartiennent sans contredit aux seigneurs -sur les terres desquels elles passent. Ils y ont les -mêmes droits de propriété, de justice et de police, que le roi sur -les rivières navigables. Tous les seigneurs hauts justiciers -sont seigneurs universels des rivières non navigables qui coulent -<span class="pagenum"><a name="Page_468" id="Page_468">[Pg 468]</a></span> -dans leur territoire. Pour en avoir la propriété ils n'ont -besoin d'autre titre que de celui que donne la haute justice. -Quelques coutumes, telles que la coutume du Berry, autorisent -les particuliers à élever, sans la permission du seigneur, -un moulin sur une rivière seigneuriale qui passe sur -leur héritage. La coutume de Bretagne n'accordait ce droit -qu'aux particuliers nobles. Dans le droit général, il est certain -que le seigneur haut justicier a seul le droit de permettre -de construire un moulin dans l'étendue de sa justice. On -ne peut faire de traverses sur la rivière seigneuriale, pour -défendre son héritage, sans la permission des juges du seigneur.</p> - -<p><i>Des fontaines, puits, routoirs, étangs.</i> Les eaux pluviales -qui coulent dans les grands chemins appartiennent aux seigneurs -hauts justiciers; ceux-ci peuvent en disposer exclusivement. -Le seigneur haut justicier peut faire construire un -étang dans l'étendue de sa justice, même dans les héritages -des justiciables, en payant à ceux-ci le prix de leurs héritages -submergés. C'est la disposition précise de plusieurs coutumes, -entre autres celles de Troyes et de Nivernais. Quant -aux particuliers, ils ne peuvent en faire que sur leur propre -fonds; encore plusieurs coutumes obligent-elles, dans ce cas, -le propriétaire à demander la permission du seigneur. Les -coutumes qui obligent à prendre l'agrément des seigneurs -exigent que, quand ils le donnent, ce soit gratuitement.</p> - -<p><i>La pêche.</i> La pêche, dans les rivières navigables ou flottables, -n'appartient qu'au roi; lui seul peut en faire concession. -Ses juges ont seuls le droit de juger les délits de pêche. -Il y a cependant bien des seigneurs qui ont droit de pêcher -dans les rivières de cette espèce; mais ils le tiennent de la -concession du roi ou l'ont usurpé. Quant aux rivières non -navigables, il n'est pas permis d'y pêcher, même à la ligne, -<span class="pagenum"><a name="Page_469" id="Page_469">[Pg 469]</a></span> -sans la permission du seigneur haut justicier dans les limites -duquel elles coulent. Un arrêt du 30 avril 1749 condamne un -pêcheur dans ce cas. Du reste, les seigneurs eux-mêmes, en -pêchant, doivent se soumettre aux règlements généraux sur -la pêche. Le seigneur haut justicier peut donner le droit de -pêcher dans sa rivière à fief ou à cens.</p> - -<p><i>La chasse.</i> La chasse ne peut être affermée comme la pêche. -C'est un droit personnel. On tient que c'est un droit royal, -dont les gentilshommes eux-mêmes n'usent dans l'intérieur -de leur justice ou sur leur fief que par la permission du -roi. Cette doctrine est celle de l'Ordonn. de 1669, titre 30. -Les juges du seigneur sont compétents pour tous délits de -chasse, à l'exception de la chasse aux bêtes <i>rousses</i> (ce sont, je -crois, les grosses bêtes: cerfs, biches), qui est un cas royal.</p> - -<p>Le droit de chasse est le plus interdit de tous aux roturiers; -le franc-alleu roturier même ne le donne pas. Le roi ne -l'accorde pas dans ses plaisirs. Un seigneur ne peut pas même -permettre de chasser, tant le principe est étroit. Telle est la -rigueur du droit. Mais tous les jours on voit des seigneurs -donner des permissions de chasser non-seulement à des gentilshommes, -mais à des roturiers. Le seigneur haut justicier -peut chasser dans toute l'étendue de sa justice, mais -seul. Il a droit de faire, dans cette étendue, tous les règlements, -défenses et prohibitions sur le fait de chasse. Tous les -seigneurs de fief, quoiqu'ils n'aient pas de justice, peuvent -chasser dans l'étendue de leur fief. Les gentilshommes qui -n'ont ni fiefs ni justice peuvent aussi chasser sur les terres -qui leur appartiennent aux environs de leurs maisons. On a -jugé qu'un roturier qui a parc dans une haute justice doit -le tenir ouvert pour les plaisirs du seigneur; mais l'arrêt est -très-ancien: il est de 1668.</p> - -<p><i>Garennes.</i> On ne peut maintenant en établir sans titre. Il est -<span class="pagenum"><a name="Page_470" id="Page_470">[Pg 470]</a></span> -permis aux roturiers comme aux nobles d'ouvrir des garennes, -mais les gentilshommes seuls peuvent avoir des furets.</p> - -<p><i>Colombiers.</i> Certaines coutumes attribuent le droit de colombiers -à pied aux seuls seigneurs justiciers; d'autres l'accordent -à tous les possesseurs de fief. En Dauphiné, en -Bretagne, en Normandie, il est prohibé à tout roturier d'avoir -des colombiers, fuies et volière; il n'y a que les nobles qui -puissent avoir des pigeons. Les peines prononcées contre ceux -qui tuent les pigeons sont très-sévères; il y échoit souvent -des peines afflictives.</p> - -<p>Tels sont, d'après les auteurs cités, les principaux droits -féodaux encore perçus dans la seconde moitié du dix-huitième -siècle. Ils ajoutent: «Les droits dont il a été question -jusqu'à présent sont ceux généralement établis. Il y -en a encore une quantité d'autres, moins connus et moins -étendus, qui n'ont lieu que dans quelques coutumes ou -même dans quelques seigneuries, en vertu de titres particuliers.» -Ces droits rares ou restreints, dont parlent ici les -auteurs, et qu'ils nomment, s'élèvent au nombre quatre-vingt-dix-neuf, -dont la plupart pèsent directement sur l'agriculture, -en donnant aux seigneurs certains droits aux récoltes, -ou en établissant des péages sur la vente des denrées, ainsi -que sur leur transport. Les auteurs disent que plusieurs de -ces droits étaient hors d'usage de leur temps; je pense pourtant -qu'un grand nombre devaient encore être perçus dans -quelques lieux en 1789.</p> - -<p>Après avoir étudié, dans les feudistes du dix-huitième siècle, -quels étaient les principaux droits féodaux encore exercés, -j'ai voulu savoir quelle était aux yeux des contemporains -leur importance, du moins au point de vue du revenu -de celui qui les percevait et de ceux qui les acquittaient.</p> - -<p>L'un des auteurs dont je viens de parler, Renauldon, nous -<span class="pagenum"><a name="Page_471" id="Page_471">[Pg 471]</a></span> -l'apprend, en nous faisant connaître les règles que les gens -de loi doivent suivre pour évaluer dans les inventaires les -différents droits féodaux qui existaient encore en 1765, c'est-à-dire -vingt-quatre ans avant la Révolution. Suivant ce légiste, -voici les règles qu'on doit suivre en cette matière.</p> - -<p><i>Droits de justice.</i> «Quelques-unes de nos coutumes,» dit-il, -«portent l'estimation de la justice haute, basse et moyenne, au -dixième du revenu de la terre. La justice seigneuriale avait -alors une grande importance; Edme de Freminville pense -que, de nos jours, la justice ne doit être portée qu'au vingtième -des revenus de la terre; je crois cette évaluation encore -trop forte.»</p> - -<p><i>Droits honorifiques.</i> Quelque inestimables que soient ces -droits, assure notre auteur, homme fort positif et auquel les -apparences en imposent peu, il est cependant de la prudence -des experts de les fixer à un prix fort modique.</p> - -<p><i>Corvées seigneuriales.</i> L'auteur donne des règles pour -l'estimation de ces corvées, ce qui prouve que ce droit se -rencontrait encore quelquefois; il évalue la journée de bœuf -à 20 sous, et celle de manœuvre à 5 sous, plus la nourriture. -Ceci indique assez bien le prix des salaires en 1765.</p> - -<p><i>Péages.</i> A l'occasion de l'évaluation de ces péages l'auteur -dit: «Il n'y a pas de droits seigneuriaux qui doivent être estimés -à plus bas prix que les péages; ils sont très-casuels; -l'entretien des routes et des ponts les plus utiles au commerce -étant maintenant à la charge du roi et des provinces, -quantité de péages sont aujourd'hui inutiles, et on en supprime -tous les jours.»</p> - -<p><i>Droit de pêche et de chasse.</i> Le droit de pêche peut être affermé -et peut donner lieu à expertise; le droit de chasse est -purement personnel et ne peut s'affermer; il est donc au -rang des droits honorifiques, mais non des droits utiles, et -<span class="pagenum"><a name="Page_472" id="Page_472">[Pg 472]</a></span> -les experts ne peuvent le comprendre dans leur estimation.</p> - -<p>L'auteur parle ensuite particulièrement des droits de -banalité, de banvin, de leyde, de blairie, ce qui fait voir -que ces droits étaient les plus fréquemment exercés et -ceux qui conservaient encore le plus d'importance, et il -ajoute: «Il y a une quantité d'autres droits seigneuriaux, -lesquels se rencontrent encore de temps en temps, qu'il serait -trop long et même impossible de rapporter ici; mais, dans -les exemples que nous venons de donner, les experts intelligents -trouveront des règles pour ventiler les droits dont -nous ne parlons pas.»</p> - -<p><i>Estimation du cens.</i> La plupart des coutumes veulent -que le cens soit estimé au denier 30. Ce qui porte si haut -l'évaluation du cens, c'est que ce droit représente, outre le -cens lui-même, des casualités productives, telles que les lods -et ventes.</p> - -<p><i>Dîmes inféodées, terrage.</i> Les dîmes inféodées ne peuvent -s'estimer à moins qu'au denier 25, cette espèce de bien -n'ayant ni soin, ni culture, ni dépense. Quand le terrage ou -le champart emporte lods et ventes, c'est-à-dire quand le -champ soumis à ces droits ne peut être vendu sans payer -un droit de mutation au seigneur qui a la directe, cette casualité -doit faire porter l'évaluation au denier 30; sinon il -faut les évaluer comme la dîme.</p> - -<p><i>Les rentes foncières</i> qui ne produisent aucuns lods et ventes, -ni droit de retenu (c'est-à-dire qui ne sont pas rente seigneuriale), -doivent être estimées au denier 20.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_473" id="Page_473">[Pg 473]</a></span></p> - - -<p class="chapsum2">Estimation des différents héritages existants en France avant -la Révolution.</p> - -<p>Nous ne connaissons en France, dit l'auteur, que trois -conditions de biens:</p> - -<p>1<sup>o</sup> <i>Le franc-alleu</i>. C'est un héritage libre, exempt de toutes -charges, et qui n'est sujet à aucuns devoirs ou droits seigneuriaux, -utiles ou honorifiques.</p> - -<p>Il y a des francs-alleux nobles et des francs-alleux roturiers. -Le franc-alleu noble a la justice, ou des fiefs mouvant -de lui, ou des censives; il suit les lois du droit féodal quant -au partage. Le franc-alleu roturier n'a ni justice, ni fief, ni -censive, et se partage roturièrement. L'auteur ne reconnaît -comme ayant la propriété complète du sol que les propriétaires -de francs-alleux.</p> - -<p><i>Estimation de l'héritage en franc-alleu.</i> Celui qui doit -être porté le plus haut. Les coutumes d'Auvergne et de Bourgogne -en portent l'estimation au denier 40. L'auteur pense -qu'au denier 30 l'évaluation serait exacte.</p> - -<p>Il faut remarquer que les francs-alleux roturiers placés -dans les limites d'une justice seigneuriale relevaient de cette -justice. Ce n'était pas ici une sujétion vis-à-vis du seigneur, -mais une soumission à une juridiction qui tenait la place de -celle des tribunaux de l'État.</p> - -<p>2<sup>o</sup> La seconde condition des biens est celle des héritages -<i>tenus à fief</i>.</p> - -<p>3<sup>o</sup> La troisième se compose des <i>biens tenus à cens</i>, ou, -dans le langage du droit, des rotures.</p> - -<p><i>Estimation d'un héritage tenu à fief.</i> L'évaluation doit -être moindre suivant que les charges féodales qui pèsent -sur lui sont plus grandes.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_474" id="Page_474">[Pg 474]</a></span></p> - -<p>1<sup>o</sup> Dans les pays de droit écrit et dans plusieurs coutumes, -les fiefs ne devaient que <i>la bouche et les mains</i>, c'est-à-dire -l'hommage.</p> - -<p>2<sup>o</sup> Dans d'autres coutumes, les fiefs, outre la bouche et -les mains, sont ce qu'on nomme <i>de danger</i>, comme en Bourgogne, -et sont soumis à la <i>commise</i>, ou confiscation féodale, -dans le cas où le propriétaire en prend possession sans avoir -prêté foi et hommage.</p> - -<p>3<sup>o</sup> D'autres coutumes, comme celle de Paris et quantité -d'autres, assujettissent le fief, outre la foi et l'hommage, au -rachat, au quint et requint.</p> - -<p>4<sup>o</sup> Par d'autres enfin, comme celle de Poitou et quelques -autres, ils sont assujettis au droit de chambellage et cheval -de service, etc.</p> - -<p>L'héritage de la première catégorie doit être estimé plus -haut que les autres.</p> - -<p>La coutume de Paris porte l'estimation au denier 20, ce -qui paraît, dit l'auteur, assez proportionné.</p> - -<p><i>Estimation des héritages en roture et en censive.</i> Pour arriver -à cette estimation, il convient de les diviser en trois classes.</p> - -<p>1<sup>o</sup> Ces héritages sont tenus en simple cens.</p> - -<p>2<sup>o</sup> Outre le cens, ils peuvent être assujettis à d'autres genres -de servitude.</p> - -<p>3<sup>o</sup> Ils peuvent être tenus en mainmorte, à taille réelle, en -bordelage.</p> - -<p>De ces trois formes de la propriété roturière indiquées ici, -la première et la seconde étaient très-ordinaires au dix-huitième -siècle; la troisième était rare. Les évaluations qu'on -en fera, dit l'auteur, seront plus faibles à mesure qu'on arrivera -à la seconde, et surtout à la troisième classe. Les possesseurs -des héritages de la troisième classe ne sont même -pas, à vrai dire, des propriétaires, puisqu'ils ne peuvent -aliéner sans la permission du seigneur.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_475" id="Page_475">[Pg 475]</a></span></p> - -<p><i>Le terrier.</i> Voici les règles qu'indiquent les feudistes cités -plus haut quant à la manière dont on rédigeait ou renouvelait -les registres seigneuriaux nommés <i>terriers</i>, dont j'ai -parlé dans plusieurs endroits du texte. Le terrier était, -comme on sait, un seul et même registre où étaient rappelés -tous les titres constatant les droits qui appartenaient à la -seigneurie, tant en propriétés qu'en droits honorifiques, -réels, personnels ou mixtes. On y insérait toutes les déclarations -des censitaires, les usages de la seigneurie, les baux à -cens, etc. Dans la coutume de Paris, disent nos auteurs, les seigneurs -pouvaient renouveler leurs terriers tous les trente ans -aux dépens des censitaires. Ils ajoutent: «On est néanmoins -fort heureux quand on en trouve un par chaque siècle.» On -ne peut renouveler son terrier (ce qui était une opération -gênante pour tous ceux qui relevaient de la seigneurie) sans -obtenir, soit de la grande chancellerie s'il s'agit de seigneuries -situées dans le ressort de différents parlements, soit du -parlement dans le cas contraire, une autorisation qui se -nomme <i>lettres à terrier</i>. Le notaire est désigné par la justice. -C'est devant ce notaire que tous les vassaux, nobles et roturiers, -censitaires, emphytéotes et justiciables de la seigneurie, -doivent se présenter. Un plan de la seigneurie doit être -joint au terrier.</p> - -<p>Indépendamment du terrier, on trouvait dans la seigneurie -d'autres registres appelés <i>lièves</i>, sur lesquels les seigneurs -ou leurs fermiers mettaient les sommes qu'ils avaient -reçues des censitaires, avec leurs noms, la date de leur reconnaissance.</p> - - -<p class="ac noindent p2">FIN DES NOTES.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_477" id="Page_477">[Pg 477]</a></span></p> - - - -<div class="chapter"> - <h2><a name="TABLE" id="TABLE"></a>TABLE.</h2> -</div> - -<table id="TABLE_DES_MATIERES" summary="Table des Matières"> - <tr> - <td class="c1"></td> - <td class="c2"><span class="x-smaller">Pages.</span></td> - </tr> - <tr> - <td class="c1"><a href="#AVANT-PROPOS"> - <span class="sc">Avant-propos</span>.</a></td> - <td class="c2">5</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="chap-no"> - <a href="#LIVRE_PREMIER">LIVRE PREMIER</a>.</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="chap-no"> - <a href="#CHAPITRE_PREMIER_1"> - <span class="smaller">CHAPITRE PREMIER</span>.</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="c1">Jugements contradictoires qui sont portés - sur la Révolution à sa naissance.</td> - <td class="c2">23</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="chap-no"> - <a href="#CHAPITRE_II_1"> - <span class="smaller">CHAPITRE II</span></a>.</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1">Que l'objet fondamental et final de la Révolution - n'était pas, comme on l'a cru, de détruire le pouvoir religieux - et d'énerver le pouvoir politique.</td> - <td class="c2">31</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="chap-no"> - <a href="#CHAPITRE_III_1"> - <span class="smaller">CHAPITRE III</span></a>.</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1">Comment la Révolution française a été une révolution - politique qui a procédé à la manière des révolutions religieuses, - et pourquoi.</td> - <td class="c2">39</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="chap-no"> - <a href="#CHAPITRE_IV_1"> - <span class="smaller">CHAPITRE IV</span></a>.</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1">Comment presque toute l'Europe avait eu précisément - les mêmes institutions, et comment ces institutions tombaient en - ruine partout.</td> - <td class="c2">45</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="chap-no"> - <a href="#CHAPITRE_V_1"> - <span class="smaller">CHAPITRE V</span></a>.</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1">Quelle a été l'œuvre propre de la Révolution française.</td> - <td class="c2">53</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="chap-no"> - <a href="#LIVRE_II">LIVRE II</a>.</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="chap-no"> - <a href="#CHAPITRE_PREMIER_2"> - <span class="smaller">CHAPITRE PREMIER</span></a>.</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1">Pourquoi les droits féodaux étaient devenus plus - odieux au peuple en France que partout ailleurs.</td> - <td class="c2">57</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="chap-no"> - <a href="#CHAPITRE_II_2"> - <span class="smaller">CHAPITRE II</span></a>.</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1">Que la centralisation administrative - est une institution de l'ancien régime, et non pas - l'œuvre de la Révolution ni de l'Empire, comme on le dit.</td> - <td class="c2">73</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="chap-no"> - <a href="#CHAPITRE_III_2"> - <span class="smaller">CHAPITRE III</span></a>.</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1">Comment ce qu'on appelle aujourd'hui la tutelle - administrative est une institution de l'ancien régime. - <span class="pagenum"><a name="Page_478" - id="Page_478">[Pg 478]</a></span></td> - <td class="c2">87</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="chap-no"> - <a href="#CHAPITRE_IV_2"> - <span class="smaller">CHAPITRE IV</span></a>.</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1">Que la justice administrative - et la garantie des fonctionnaires sont des institutions - de l'ancien régime.</td> - <td class="c2">103</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="chap-no"> - <a href="#CHAPITRE_V_2"> - <span class="smaller">CHAPITRE V</span></a>.</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1">Comment la centralisation avait pu - s'introduire ainsi au milieu des anciens pouvoirs - et les supplanter sans les détruire.</td> - <td class="c2">111</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="chap-no"> - <a href="#CHAPITRE_VI_2"> - <span class="smaller">CHAPITRE VI</span></a>.</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1">Des mœurs administratives sous l'ancien régime.</td> - <td class="c2">117</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="chap-no"> - <a href="#CHAPITRE_VII_2"> - <span class="smaller">CHAPITRE VII</span></a>.</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1">Comment la France était déjà, de tous - les pays de l'Europe, celui où la capitale avait acquis - le plus de prépondérance sur les provinces et absorbait le - mieux tout l'empire.</td> - <td class="c2">133</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="chap-no"> - <a href="#CHAPITRE_VIII_2"> - <span class="smaller">CHAPITRE VIII</span></a>.</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1">Que la France était le pays où les hommes - étaient devenus le plus semblables entre eux.</td> - <td class="c2">140</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="chap-no"> - <a href="#CHAPITRE_IX_2"> - <span class="smaller">CHAPITRE IX</span></a>.</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1">Comment ces hommes si semblables étaient - plus séparés qu'ils ne l'avaient jamais été en petits - groupes étrangers et indifférents les uns aux autres.</td> - <td class="c2">149</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="chap-no"> - <a href="#CHAPITRE_X_2"> - <span class="smaller">CHAPITRE X</span></a>.</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1">Comment la destruction de la liberté politique - et la séparation des classes ont causé presque toutes les - maladies dont l'ancien régime est mort.</td> - <td class="c2">173</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="chap-no"> - <a href="#CHAPITRE_XI_2"> - <span class="smaller">CHAPITRE XI</span></a>.</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1">De l'espèce de liberté qui se rencontrait - sous l'ancien régime et de son influence sur la Révolution.</td> - <td class="c2">189</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="chap-no"> - <a href="#CHAPITRE_XII_2"> - <span class="smaller">CHAPITRE XII</span></a>.</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1">Comment, malgré les progrès de la civilisation, - la condition du paysan français était quelquefois pire - au dix-huitième siècle qu'elle ne l'avait été au treizième.</td> - <td class="c2">206</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="chap-no"> - <a href="#LIVRE_III">LIVRE III</a>.</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="chap-no"> - <a href="#CHAPITRE_PREMIER_3"> - <span class="smaller">CHAPITRE PREMIER</span></a>. - <span class="pagenum"><a name="Page_479" - id="Page_479">[Pg 479]</a></span></td> - </tr> - <tr> - <td class="c1">Comment, vers le milieu du dix-huitième siècle, - les hommes de lettres devinrent les principaux hommes - politiques du pays, et des effets qui en résultèrent.</td> - <td class="c2">233</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="chap-no"> - <a href="#CHAPITRE_II_3"> - <span class="smaller">CHAPITRE II</span></a>.</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1">Comment l'irréligion avait pu devenir une - passion générale et dominante chez les Français du dix-huitième - siècle, et quelle sorte d'influence cela eut sur le caractère - de la Révolution.</td> - <td class="c2">249</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="chap-no"> - <a href="#CHAPITRE_III_3"> - <span class="smaller">CHAPITRE III</span></a>.</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1">Comment les Français ont voulu des réformes - avant de vouloir des libertés.</td> - <td class="c2">263</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="chap-no"> - <a href="#CHAPITRE_IV_3"> - <span class="smaller">CHAPITRE IV</span></a>.</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1">Que le règne de Louis XVI a été l'époque - la plus prospère de l'ancienne monarchie, et comment - cette prospérité même hâta la Révolution.</td> - <td class="c2">281</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="chap-no"> - <a href="#CHAPITRE_V_3"> - <span class="smaller">CHAPITRE V</span></a>.</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1">Comment on souleva le peuple en voulant le soulager.</td> - <td class="c2">297</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="chap-no"> - <a href="#CHAPITRE_VI_3"> - <span class="smaller">CHAPITRE VI</span></a>.</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1">De quelques pratiques à l'aide desquelles - le gouvernement acheva l'éducation révolutionnaire du peuple.</td> - <td class="c2">309</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="chap-no"> - <a href="#CHAPITRE_VII_3"> - <span class="smaller">CHAPITRE VII</span></a>.</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1">Comment une grande révolution administrative - avait précédé la révolution politique, et des conséquences - que cela eut.</td> - <td class="c2">317</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="chap-no"> - <a href="#CHAPITRE_VIII_3"> - <span class="smaller">CHAPITRE VIII</span></a>.</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1">Comment la Révolution est sortie d'elle-même - de ce qui précède.</td> - <td class="c2">333</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="chap-no"> - <a href="#APPENDICE"> - <span class="smaller">APPENDICE</span></a>.</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1">Des pays d'états, et en particulier du Languedoc.</td> - <td class="c2">347</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1"><a href="#NOTES"><span class="sc">Notes</span></a>.</td> - <td class="c2">365</td> - </tr> -</table> - - - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of L'ancien régime et la révolution, by -Alexis de Tocqueville - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ANCIEN RÉGIME ET LA RÉVOLUTION *** - -***** This file should be named 54339-h.htm or 54339-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/4/3/3/54339/ - -Produced by Clarity, Christian Boissonnas and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/American Libraries.) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - 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