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-The Project Gutenberg EBook of Éducation et sociologie, by Émile Durkheim
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-
-Title: Éducation et sociologie
-
-Author: Émile Durkheim
-
-Contributor: Paul Fauconnet
-
-Release Date: September 7, 2017 [EBook #55501]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ÉDUCATION ET SOCIOLOGIE ***
-
-
-
-
-Produced by Laura Natal Rodriguez and Marc D'Hooghe at
-Free Literature (online soon in an extended version,also
-linking to free sources for education worldwide ... MOOC's,
-educational materials,...) Images generously made available
-by the Gallica, Biblioth{~INVALID CHARACTER 117 4233B8
-
-
-
-
-ÉDUCATION
-
-ET
-
-SOCIOLOGIE
-
-PAR
-
-ÉMILE DURKHEIM
-
-Professeur à la Sorbonne.
-
-INTRODUCTION DE PAUL FAUCONNET
-
-Maître de conférences à la Sorbonne.
-
-L'ÉDUCATION: SA NATURE, SON RÔLE.
-NATURE ET MÉTHODE DE LA PÉDAGOGIE.
-PÉDAGOGIE ET SOCIOLOGIE.
-L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN FRANCE.
-
-BIBLIOTHÈQUE DE PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE
-
-PARIS
-
-LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN
-
-108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, VIe
-
-1922
-
-
-
-
-ÉDUCATION ET SOCIOLOGIE
-
-INTRODUCTION
-
-L'œuvre pédagogique de Durkheim.
-
-
-Durkheim a enseigné toute sa vie la pédagogie, en même temps que la
-sociologie. À la Faculté des lettres de Bordeaux, de 1887 à 1902, il a
-toujours donné, hebdomadairement, une heure de cours à la pédagogie.
-Ses auditeurs étaient surtout des membres de renseignement primaire.
-À la Sorbonne, c'est dans la chaire de _Science de l'Éducation_ qu'en
-1902 il suppléa, qu'en 1906 il remplaça M. Ferdinand Buisson. Jusqu'à
-sa mort, il y a réservé, à la pédagogie, un tiers au moins, et souvent
-les deux tiers de son enseignement: cours publics, conférences pour les
-membres de l'Enseignement primaire, cours aux élèves de l'École Normale
-Supérieure. Cette œuvre pédagogique est presque entièrement inédite.
-Nul de ses auditeurs, sans doute, ne l'a embrassée dans toute son
-étendue. Nous voudrions ici la présenter en raccourci.
-
-
-I
-
-Durkheim n'a pas partagé son temps ni sa pensée entre deux activités
-distinctes, coordonnées l'une à l'autre d'une manière accidentelle.
-C'est par le côté où elle est un fait social qu'il aborde l'éducation:
-sa doctrine de l'éducation est un élément essentiel de sa sociologie.
-«Sociologue, dit-il, c'est surtout en sociologue que je vous parlerai
-d'éducation. D'ailleurs, bien loin qu'à procéder ainsi on s'expose à
-voir et à montrer les choses par un biais qui les déforme, je suis,
-au contraire, convaincu qu'il n'est pas de méthode plus apte à mettre
-en évidence leur véritable nature.» L'éducation est chose éminemment
-sociale.
-
-L'observation le prouve. D'abord, dans chaque société, il y a autant
-d'éducations spéciales qu'il y a de milieux sociaux différents. Et,
-même dans des sociétés égalitaires comme les nôtres, qui tendent
-à éliminer les différences injustes, l'éducation varie et doit
-nécessairement varier, selon les professions. Sans doute, toutes
-ces éducations spéciales reposent sur une base commune. Mais cette
-éducation commune varie d'une société à l'autre. Chaque société se
-fait un certain idéal de l'homme. C'est cet idéal «qui est le pôle de
-l'éducation». Pour chaque société, l'éducation est «le moyen par lequel
-elle prépare dans le cœur des enfants les conditions essentielles de
-sa propre existence». Ainsi, «chaque type de peuple a son éducation
-qui lui est propre et qui peut servir à le définir au même titre que
-son organisation morale, politique et religieuse». L'observation
-des faits conduit donc à la définition suivante: «L'éducation est
-l'action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont
-pas encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter
-et de développer chez l'enfant un certain nombre d'états physiques,
-intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique
-dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement
-destiné». Plus brièvement, «l'éducation est une socialisation... de la
-jeune génération».
-
-Mais pourquoi en est-il nécessairement ainsi? C'est «qu'en chacun de
-nous, peut-on dire, il existe deux êtres qui, pour être inséparables
-autrement que par abstraction, ne laissent pas d'être distincts.
-L'un est fait de tous les états mentaux qui ne se rapportent qu'à
-nous-mêmes et aux événements de notre vie personnelle: c'est ce qu'on
-pourrait appeler l'être individuel. L'autre est un système d'idées,
-de sentiments et d'habitudes, qui expriment en nous, non pas notre
-personnalité, mais le groupe ou les groupes différents dont nous
-faisons partie; telles sont les croyances religieuses, les croyances et
-les pratiques morales, les traditions nationales ou professionnelles,
-les opinions collectives de toutes sortes. Leur ensemble forme l'être
-social. Constituer cet être en chacun de nous, telle est la fin de
-l'éducation.» Sans la civilisation, l'homme ne serait qu'un animal.
-C'est par la coopération et par la tradition sociales que l'homme
-s'est fait homme. Moralités, langages, religions, sciences sont des
-œuvres collectives, des choses sociales. Or, c'est par la moralité
-que l'homme forme en lui la volonté, qui dépasse le désir; c'est le
-langage qui l'élève au-dessus de la pure sensation; c'est dans les
-religions d'abord, puis dans les sciences, que s'élaborent les notions
-cardinales dont est faite l'intelligence proprement humaine. «Cet
-être social n'est pas donné tout fait dans la constitution primitive
-de l'homme... C'est la société elle-même qui, à mesure qu'elle s'est
-formée et consolidée, a tiré de son propre sein ces grandes forces
-morales... L'enfant, en entrant dans la vie, n'y apporte que sa
-nature d'individu. La société se trouve donc, à chaque génération
-nouvelle, en présence d'une table presque rase sur laquelle il lui
-faut construire à nouveaux frais. Il faut que, par les voies les plus
-rapides, à l'être égoïste et asocial qui vient de naître, elle en
-surajoute un autre, capable de mener une vie morale et sociale. Voilà
-quelle est l'œuvre de l'éducation.» L'hérédité transmet les mécanismes
-instinctifs qui assurent la vie organique et, chez les animaux qui
-vivent en sociétés, une vie sociale assez simple. Mais elle ne suffit
-pas à transmettre les aptitudes que suppose la vie sociale de l'homme,
-aptitudes trop complexes pour pouvoir «se matérialiser sous la forme de
-prédispositions organiques». La transmission des attributs spécifiques
-qui distinguent l'homme se fait par une voie qui est sociale, comme ils
-sont sociaux: c'est l'éducation.
-
-Pour l'esprit exercé à regarder les choses de ce biais, cette
-conception sociologique de la nature et du rôle de l'éducation s'impose
-avec la force de l'évidence. Durkheim l'appelle: un axiome fondamental.
-Disons plus exactement: une vérité d'expérience. Nous voyons
-clairement, quand nous pensons en historien, que l'éducation à Sparte,
-c'est la civilisation lacédémonienne faisant des Spartiates pour la
-cité lacédémonienne;-—que l'éducation athénienne, au temps de Péricles,
-c'est la civilisation athénienne faisant des hommes conformes au type
-idéal de l'homme, tel que le conçoit Athènes à cette époque, pour la
-cité athénienne et, en même temps, pour l'humanité, telle qu'Athènes se
-la représente dans ses rapports avec elle. Il nous suffit d'anticiper
-sur l'avenir pour comprendre comment les historiens interpréteront
-l'éducation française au XXe siècle: même dans ses tentatives les
-plus audacieusement idéalistes et humanitaires, elle est un produit
-de la civilisation française; elle consiste à la transmettre; bref,
-elle cherche à faire des hommes, conformes au type idéal de l'homme
-qu'implique cette civilisation, à faire des hommes pour la France, et
-aussi pour l'humanité, telle que la France se la représente dans ses
-rapports avec elle.
-
-Pourtant, cette vérité d'évidence a été généralement méconnue, surtout
-au cours des derniers siècles. Philosophes et pédagogues sont d'accord
-pour voir, dans l'éducation, une chose éminemment individuelle. «Pour
-Kant, écrit Durkheim, pour Kant comme pour Mill, pour Herbart comme
-pour Spencer, l'éducation aurait avant tout pour objet de réaliser,
-en chaque individu, mais en les portant à leur plus haut point de
-perfection possible, les attributs constitutifs de l'espèce humaine
-en général.» Mais cet accord n'est pas une présomption de vérité. Car
-nous savons que la philosophie classique a presque toujours oublié
-de considérer l'homme réel d'un temps et d'un pays, le seul qui soit
-observable, pour spéculer sur une nature humaine universelle, produit
-arbitraire d'une abstraction faite, sans méthode, sur un nombre très
-restreint d'échantillons humains. On admet généralement aujourd'hui
-que son caractère abstrait a faussé, dans une large mesure, la
-spéculation politique du XVIIIe siècle, par exemple: individualiste à
-l'excès, trop détachée de l'histoire, elle légifère souvent pour un
-homme de convention, indépendant de tout milieu social défini. Les
-progrès qu'ont accompli, au XIXe siècle, les sciences politiques, sous
-l'influence de l'histoire et des philosophies inspirées de l'histoire,
-progrès vers lequel s'orientent, à la fin du siècle, toutes les
-sciences morales, la philosophie de l'éducation doit l'accomplir à son
-tour.
-
-L'éducation est chose sociale: c'est-à-dire qu'elle met en contact
-l'enfant avec une société déterminée, et non avec la société _in
-genere._ Si cette proposition est vraie, elle ne commande pas seulement
-la réflexion spéculative sur l'éducation, elle doit faire sentir son
-influence sur l'activité éducative elle-même. En fait, cette influence
-est incontestable; en droit, elle est souvent contestée. Examinons
-quelques-unes des résistances que soulève, quand il l'énonce, la
-proposition de Durkheim.
-
-On entend d'abord la protestation qu'on peut appeler universaliste ou
-humaniste. Elle fera grief à la sociologie d'encourager un nationalisme
-étroit, voire d'immoler les intérêts de l'humanité à ceux de l'État,
-bien plus même, aux intérêts d'un régime politique. Au cours de la
-guerre, on a souvent opposé l'éducation germanique à l'éducation
-latine, celle-là purement nationale et tout au bénéfice de l'État,
-celle-ci libérale et humaine. Sans doute, a-t-on dit, l'éducation élève
-l'enfant pour la Patrie, mais aussi pour l'Humanité. Bref, de diverses
-manières, on établit un antagonisme entre ces termes: éducation
-sociale, éducation humaine, société et humanité. Or la pensée de
-Durkheim plane bien au-dessus d'objections de ce genre. Il n'a jamais
-eu l'intention, comme éducateur, de faire prévaloir les fins nationales
-sur les fins humaines. Dire que l'éducation est chose sociale, ce
-n'est pas formuler un programme d'éducation; c'est constater un
-fait. Durkheim tient ce fait pour vrai, partout, quelle que soit la
-tendance qui prévaut, ici ou là. Le cosmopolitisme n'est pas moins
-social que le nationalisme. Il y a des civilisations qui poussent
-l'éducateur à mettre sa Patrie au-dessus de tout, d'autres qui le
-poussent à subordonner les fins nationales aux fins humaines, ou mieux,
-à les harmoniser. L'idéal universaliste est lié à une civilisation
-synthétique qui tend à combiner toutes les autres. D'ailleurs, dans
-le monde contemporain, chaque nation a son cosmopolitisme, son
-humanisme propre, où se reconnaît son génie. Quelle est, en fait,
-pour nous, Français du XXe siècle, la valeur relative des devoirs
-envers l'Humanité et des devoirs envers la Patrie; comment peuvent-ils
-entrer en conflit; comment peut-on les concilier? Nobles et difficiles
-questions, que le sociologue ne résout pas, au profit du nationalisme,
-en définissant, comme il le fait, l'éducation. Quand il abordera ces
-problèmes, il aura les mains libres. Reconnaître le caractère social
-qui appartient réellement à l'éducation, ne préjuge rien de la manière
-dont on analysera les forces morales, qui sollicitent l'éducateur dans
-des directions diverses ou opposées.
-
-La même réponse vaudra contre les objections individualistes.
-Durkheim définit l'éducation une socialisation de l'enfant. Mais
-alors, pensent quelques-uns, que deviennent la valeur de la personne
-humaine, l'initiative, la responsabilité, le perfectionnement propres
-de l'individu. On est si accoutumé à opposer la société à l'individu,
-que toute doctrine, qui fait du mot société un usage fréquent,
-semble sacrifier l'individu. Ici encore, on se méprend. Si un homme
-a été un individu, une personne, dans tout ce que le terme implique
-d'originalité créatrice et de résistance aux entraînements collectifs,
-c'est Durkheim. Et sa doctrine morale correspond si bien à son propre
-caractère qu'on n'avancerait pas un paradoxe, en donnant à cette
-doctrine le nom d'individualisme. Son premier ouvrâge, _la Division
-du Travail social_, propose toute une philosophie de l'histoire,
-où la genèse, la différenciation, l'affranchissement de l'individu
-apparaissent comme le trait dominant du progrès de la civilisation,
-l'exaltation de la personne humaine, comme son terme actuel. Et cette
-philosophie de l'histoire aboutit à cette règle morale: distingue-toi,
-sois une personne. Comment donc une pareille doctrine verrait-elle,
-dans l'éducation, je ne sais quel procédé de dépersonnalisation?
-Si faire une personne est actuellement le but de l'éducation, et
-si éduquer, c'est socialiser, concluons donc que, selon Durkheim,
-il est possible d'individualiser en socialisant. Telle est bien sa
-pensée. On pourra discuter la manière dont il conçoit l'éducation de
-l'individualité. Mais sa définition de l'éducation est d'un penseur
-qui, pas un instant, ne méconnaît ou ne sous-estime le rôle ni la
-valuer de l'individu. Et il faut signaler aux sociologues que c'est
-dans son analyse de l'éducation qu'ils apercevront le mieux le fond de
-la pensée de Durkheim, sur les rapports de la société et de l'individu
-et sur le rôle des individus d'élite dans le progrès social.
-
-Au nom de l'idéal, enfin, il arrive qu'on résiste au réalisme de
-Durkheim. On lui reprochera d'humilier la raison et de décourâger
-l'effort, comme s'il se faisait l'apologiste systématique de ce qui
-est, et restait indifférent à ce qui doit être. Pour comprendre
-comment, au contraire, ce réalisme sociologique lui parait apte à
-diriger l'action, voyons quelle idée il s'est faite de la pédagogie.
-
-
-II
-
-Tout l'enseignement de Durkheim répond à un besoin profond de son
-esprit, qui est l'exigence essentielle de l'esprit scientifique
-lui-même. Durkheim éprouve une véritable répulsion pour les
-constructions arbitraires, pour les programmes d'action qui traduisent
-seulement les tendances de leur auteur. Il a besoin de réfléchir sur
-un donné, sur une réalité observable, sur ce qu'il appelle une chose.
-Considérer les faits sociaux comme des choses, telle est la première
-règle de sa méthode. Quand il prenait la parole sur des sujets de
-morale, on le voyait d'abord présenter des faits, des choses; et sa
-mimique même marquait que, bien qu'il s'agît de choses spirituelles,
-non matérielles, il ne se bornait pas à analyser des concepts, mais
-qu'il saisissait, montrait, maniait des réalités. L'éducation est
-une chose, ou, d'un autre mot, un fait. En fait, dans toutes les
-sociétés, il se donne une éducation. Conformément à des traditions, à
-des habitudes, à des règles explicites ou implicites, dans un cadre
-déterminé d'institutions, avec un outillâge propre, sous l'influence
-d'idées et de sentiments collectifs, en France, au XXe siècle, des
-éducateurs éduquent, des enfants sont éduqués. Tout cela peut être
-décrit, analysé, expliqué. La notion d'une science de l'éducation
-est donc une idée parfaitement claire. Elle a pour rôle unique de
-connaître, de comprendre ce qui est. Elle ne se confond ni avec
-l'activité effective de l'éducateur, ni même avec la pédagogie, qui
-vise à diriger cette activité. L'éducation est son objet: entendons
-par là, non pas qu'elle tend aux mêmes fins que l'éducation, mais au
-contraire qu'elle la suppose, puisqu'elle l'observe.
-
-Cette science, Durkheim ne conteste nullement qu'elle soit, dans une
-large mesure, d'ordre psychologique. Seule, la psychologie, appuyée sur
-la biologie, élargie par la pathologie, permet de comprendre pourquoi
-l'enfant humain a besoin d'éducation, en quoi il diffère de l'adulte,
-comment se forment et évoluent ses sens, sa mémoire, ses facultés
-d'association, d'attention, son imagination, sa pensée abstraite, son
-langage, ses sentiments, son caractère, sa volonté. La psychologie
-de l'enfant, rattachée à celle de l'homme adulte, complétée par la
-psychologie propre de l'éducateur, telle est l'une des voies par où la
-science peut aborder l'étude de l'éducation. L'idée est universellement
-reçue.
-
-Mais la psychologie n'est qu'une des deux voies d'accès possibles.
-Qui la suit exclusivement s'expose à n'aborder le fait éducation
-que par l'une de ses deux faces. Car la psychologie est évidemment
-incompétente, quand il s'agit de dire, non plus ce qu'est l'enfant, qui
-reçoit l'éducation, sa manière propre de l'assimiler et d'y réagir,
-mais la nature même de la civilisation que l'éducation transmet et
-de l'outillâge qu'elle emploie pour le transmettre. La France du
-XXe siècle a quatre enseignements: primaire, secondaire, supérieur,
-technique, dont les rapports ne sont pas du tout ce qu'ils sont
-en Allemagne, en Angleterre ou aux États-Unis. Son enseignement
-secondaire porte sur le français, les langues classiques, les langues
-vivantes, l'histoire, les sciences; vers 1600, il portait exclusivement
-sur le latin et le grec; au moyen âge, sur la dialectique. Notre
-enseignement fait une part à la méthode intuitive et expérimentale;
-celui des États-Unis une part bien plus grande; l'éducation médiévale
-et humaniste était exclusivement livresque. Or, il est clair que les
-institutions scolaires, les disciplines, les méthodes sont des faits
-sociaux. Le livre lui-même est un fait social; le culte du livre,
-le déclin de ce culte dépendent de causes sociales. On ne voit pas
-comment la psychologie pourrait en connaître. L'éducation physique,
-morale, intellectuelle, que donne une société, à un moment de son
-histoire, est manifestement du ressort de la sociologie. Pour étudier
-scientifiquement l'éducation, comme un fait donné à l'observation, la
-sociologie doit collaborer avec la psychologie. Sous l'un de ses deux
-aspects, la science de l'éducation est une science sociologique. C'est
-de ce biais que Durkheim l'abordait.
-
-Ce faisant, il frayait une voie nouvelle, poussé par la logique
-interne de sa propre pensée, précurseur, et non imitateur, de
-doctrines aujourd'hui fort en vogue, que la sienne dépasse en netteté
-et en fécondité. L'Allemagne a créé le terme _Sozialpädagogik_, les
-États-Unis, le terme _Educational Sociology_, qui marquent assurément
-la même tendance[1]. Mais, sous ces mots, se mêlent encore souvent des
-choses bien distinctes, par exemple, d'une part, une orientation plus
-ou moins incertaine vers l'étude sociologique de l'éducation, telle
-que Durkheim la conçoit, et, d'autre part, un système d'éducation
-qui se préoccupe plus particulièrement de préparer l'homme à la
-vie sociale, de former le citoyen: _Staatsbürgerliche Erziehung_,
-comme l'appelle Kerschensteiner[2]. L'idée américaine d'_Educational
-Sociology_ s'applique confusément à l'étude sociologique de l'éducation
-et, en même temps, à l'introduction de la sociologie dans les classes,
-comme matière d'enseignement. La science de l'éducation, définie par
-Durkheim, est sociologique, dans une acception beaucoup plus claire du
-terme.
-
-Quant à ce qu'il entend par _Pédagogie_, ce n'est ni l'activité
-éducative elle-même, ni la science spéculative de l'éducation. C'est
-la réaction systématique de la seconde sur la première, l'œuvre de
-la réflexion qui cherche, dans les résultats de la psychologie et de
-la sociologie, des principes pour la conduite ou pour la réforme de
-l'éducation. Ainsi conçue, la pédagogie peut être idéaliste, sans
-verser dans l'utopie.
-
-Que bon nombre de pédagogues illustres aient cédé à l'esprit de
-système, assigné à l'éducation un but inaccessible ou arbitrairement
-choisi, proposé des procédés artificiels, non seulement Durkheim ne le
-nie pas, mais il met mieux en garde que quiconque contre leur exemple.
-La sociologie combat ici l'ennemi qu'elle a l'habitude de trouver en
-face d'elle: dans tous les domaines, en morale, en politique, même
-en économie politique, l'étude scientifique des institutions a été
-précédée par une philosophie essentiellement _artificialiste_, qui
-prétendait formuler des recettes pour assurer aux individus ou aux
-peuples le maximum de bonheur, sans connaître d'abord suffisamment
-leurs conditions d'existence. Rien n'est plus contraire aux habitudes
-intellectuelles du sociologue que de dire d'emblée: voici comme il faut
-élever l'enfant, en faisant table rase de l'éducation qu'on lui donne
-réellement. Cadres scolaires, programmes d'enseignement, méthodes,
-traditions, habitudes, tendances, idées, idéaux des maîtres, ce sont là
-des faits, dont elle cherche à découvrir pourquoi ils sont ce qu'ils
-sont, bien loin de prétendre d'abord les changer. Si l'éducation
-française est largement traditionnelle, peu disposée à se couler dans
-les formes techniques de méthodes concertées; si elle fait largement
-crédit aux facultés d'intuition, de tact, d'initiative des maîtres;
-si elle est respectueuse de l'évolution libre de l'enfant; si même
-elle résulte, pour la majeure partie, non de l'action systématique des
-maîtres, mais de l'action diffuse et non volontaire du milieu, c'est
-là un fait, qui a ses causes, et qui répond, en gros, aux conditions
-d'existence de la société française. La pédagogie, inspirée par la
-sociologie, ne risque donc pas de se faire l'apologiste d'un _système_
-aventureux, ou de conseiller une _mécanisation_ de l'enfant, qui
-contrarierait son développement spontané. Ainsi, tombent les objections
-de penseurs éminents, qui s'obstinent à opposer Éducation et Pédagogie,
-comme si réfléchir sur l'action qu'on exerce, c'était nécessairement se
-condamner à fausser cette action.
-
-Mais ce n'est pas à dire que la réflexion scientifique soit
-pratiquement stérile, et que le réalisme soit le fait de l'esprit
-conservateur, qui accepte paresseusement tout ce qui est Savoir, pour
-prévoir et pourvoir, disait Auguste Comte, de la science positive.
-En fait, mieux on connaît la nature des choses, mieux on a chance de
-l'utiliser efficacement. L'éducateur est obligé, par exemple, de manier
-l'attention de l'enfant. Personne ne niera qu'il la maniera mieux, s'il
-en connaît plus exactement la nature. La psychologie comporte donc
-des applications pratiques, dont la pédagogie formule les règles pour
-l'éducation. De la même façon, la science sociologique de l'éducation
-peut comporter des applications pratiques. En quoi consiste la
-laïcisation de la moralité? Quelles sont ses causes? D'où proviennent
-les résistances qu'elle soulève? Quelles difficultés l'éducation morale
-a-t-elle à vaincre, quand elle se dissocie de l'éducation religieuse?
-Problème manifestement social, problème d'actualité pour les sociétés
-contemporaines: comment contester que son étude désintéressée puisse
-conduire à formuler des règles pédagogiques, dont l'instituteur
-français du XXe siècle aurait avantage à s'inspirer, dans sa pratique
-éducative? Les crises sociales, les conflits sociaux ont des causes:
-cela ne veut pas dire qu'il soit interdit de leur chercher des issues
-et des remèdes. Les institutions ne sont ni absolument plastiques, ni
-absolument réfractaires à toute modification délibérée. Les adapter
-prudemment à leur rôle respectif, les adapter les unes aux autres et
-chacune d'elles à la civilisation où elles s'incorporent: il y a là un
-beau champ d'action pour une _politique_ rationnelle, et, s'il s'agit
-des institutions de l'éducation, pour une _pédagogie_ rationnelle, ni
-conservatrice ni révolutionnaire, efficace dans les limites où l'action
-délibérée de l'homme peut être efficace.
-
-Ainsi peuvent se concilier le réalisme et l'idéalisme. Les idéaux sont
-des réalités. En fait, par exemple, la France contemporaine a un idéal
-intellectuel; elle conçoit un type idéal d'intelligence qu'elle propose
-à l'enfant. Mais cet idéal est complexe et confus. Les publicistes, qui
-prétendent l'exprimer, n'en montrent généralement chacun qu'une des
-faces, un des éléments: éléments de provenance, d'âge et, pour ainsi
-dire, d'orientation divers, solidaires, les uns de certaines tendances
-sociales, les autres de tendances différentes ou opposées. Il n'est pas
-impossible de traiter cet idéal complexe comme une chose, c'est-à-dire
-d'en analyser les composants, de déterminer leur genèse, leurs
-causes et les besoins auxquels ils correspondent. Mais cette étude,
-d'abord toute désintéressée, est la meilleure préparation au choix
-qu'une volonté raisonnable peut se proposer de faire entre les divers
-programmes d'enseignement concevables, entre les règles à suivre pour
-l'application du programme choisi. On pourrait répéter la même chose,
-_mutatis mutandis_, de l'éducation morale, et des questions de détail,
-aussi bien que des problèmes les plus généraux. Bref, l'opinion, le
-législateur, l'administration, les parents, les maîtres ont, à tout
-instant, des choix à faire, qu'il s'agisse de réformer profondément
-les institutions ou de les faire fonctionner au jour le jour. Or, ils
-travaillent sur une matière résistante qui ne se laisse pas manier
-arbitrairement: milieu social, institutions, habitudes, traditions,
-tendances collectives. La pédagogie, en tant qu'elle dépend de la
-sociologie, est la préparation rationnelle de ces choix.
-
-Durkheim attachait la plus haute importance, non seulement comme
-savant, mais comme citoyen, à cette conception rationaliste de
-l'action. Hostile à l'agitation réformiste, qui trouble sans améliorer,
-surtout aux réformes négatives, qui détruisent sans remplacer, il avait
-cependant le sens et le goût de l'action. Mais, pour que l'action fût
-féconde, il voulait qu'elle portât sur ce qui est possible, limité,
-défini, déterminé dans les conditions sociales où elle s'exerce. Son
-enseignement pédagogique, s'adressant à des éducateurs, a toujours eu
-un caractère immédiatement pratique. Absorbé par ses autres travaux,
-il n'a pas eu le temps de s'appliquer à des recherches purement
-spéculatives sur l'éducation. Dans ses cours, les sujets sont abordés
-selon la méthode scientifique définie tout à l'heure. Mais le choix
-des sujets est dicté par les difficultés pratiques que rencontre
-l'éducateur public dans la France contemporaine, et c'est à des
-conclusions pédagogiques que le professeur aboutit.
-
-
-III
-
-Durkheim a laissé le manuscrit, complètement rédigé, d'un cours en
-dix-huit leçons sur l'_Éducation morale à l'École primaire._ En voici
-l'économie générale. La première leçon est une introduction sur la
-morale laïque. Durkheim y définit la tâche morale qui, dans la France
-contemporaine, incombe à l'instituteur: il s'agit, pour lui, de donner
-une éducation morale laïque, rationaliste. Cette laïcisation de la
-moralité est commandée par tout le développement historique. Mais elle
-est difficile. La religion et la moralité ont été, dans l'histoire de
-la civilisation, si intimement unies, que leur dissociation nécessaire
-ne saurait être une opération simple. Si l'on se contente de vider
-la moralité de tout contenu religieux, on la mutile. Car la religion
-exprime, à sa manière, dans un langage symbolique, des choses vraies.
-Ces vérités, il ne faut pas les laisser perdre, avec les symboles
-qu'on élimine; il faut les retrouver, en les projetant sur le plan de
-la pensée laïque. Les systèmes rationalistes, surtout les systèmes
-non-métaphysiques, ont généralement présenté, de la moralité, une imâge
-beaucoup trop simplifiée. En se faisant sociologique, l'analyse morale
-peut donner un fondement rationnel, ni religieux ni métaphysique, à une
-moralité aussi complexe, plus riche même, sous certains rapports, que
-la moralité religieuse traditionnelle, et remonter jusqu'aux sources
-d'où jaillissent les forces morales les plus énergiques.
-
-Les leçons qui suivent se groupent en deux parties bien distinctes, et
-ce plan illustre ce que nous avons dit de la contribution qu'apportent
-respectivement, à la pédagogie, la sociologie d'une part, la
-psychologie de l'autre. La première partie étudie la moralité en
-elle-même, c'est-à-dire la civilisation morale que l'éducation transmet
-à l'enfant: c'est une analyse sociologique. La seconde étudie la nature
-de l'enfant qui devra s'assimiler cette moralité: ici la psychologie
-est au premier plan.
-
-Les huit leçons que Durkheim a consacrées à l'analyse de la moralité
-sont ce qu'il a laissé de plus achevé sur ce sujet, puisque la mort
-l'a interrompu au moment où il rédigeait, pour la publication, les
-prolégomènes de sa _Morale._ Elles sont à rapprocher des pages qui ont
-paru dans le _Bulletin de la Société française de philosophie_ sur _La
-détermination du fait moral._ Il n'y traite pas des divers devoirs,
-mais des caractères généraux de la moralité. C'est l'équivalent, chez
-lui, de ce que les philosophes appellent la Morale théorique. Mais la
-méthode qu'il applique renouvelle le sujet.
-
-On conçoit aisément comment la sociologie peut étudier ce que sont,
-en fait, la famille, l'État, la propriété, le contrat. Mais, quand il
-s'agit du Bien et du Devoir, il semble qu'on ait affaire à de purs
-concepts, non à des institutions, et qu'une méthode d'analyse abstraite
-s'impose ici, à défaut d'une observation inapplicable. Voici le biais
-par où Durkheim aborde son sujet. L'éducation morale a, sans doute,
-pour rôle d'initier l'enfant aux divers devoirs, de susciter en lui les
-vertus particulières, prises une à une. Mais elle a aussi pour rôle de
-développer en lui l'aptitude générale à la moralité, les dispositions
-fondamentales qui sont à la racine de la vie morale, de constituer
-en lui l'agent moral, prêt aux initiatives qui sont la condition du
-progrès. Quels sont, en fait, dans la société française contemporaine,
-les éléments du tempérament moral, dont la réalisation est le but vers
-lequel doit tendre l'éducation morale générale? Ces éléments, on peut
-les décrire, comprendre leur nature et leur rôle. Et c'est, en somme,
-cette description qui forme le contenu des morales dites théoriques.
-Chaque philosophe définit, à sa manière, ces éléments fondamentaux.
-Mais il construit, plutôt qu'il ne décrit. Nous pouvons refaire le même
-travail, en prenant pour objet, non plus notre idéal personnel, mais
-l'idéal qui est, en fait, celui de notre civilisation. Ainsi l'étude de
-l'éducation morale nous permet de saisir, dans les faits, les réalités
-auxquelles correspondent les concepts très abstraits que manient les
-philosophes. Elle met la science des mœurs en mesure d'observer ce
-qu'est la moralité, dans ses caractères les plus généraux, parce que,
-dans l'éducation, nous apercevons la moralité au moment où elle se
-transmet, au moment où, par conséquent, elle se distingue le plus
-nettement des consciences individuelles, dans la complexité desquelles
-elle est, habituellement, enveloppée.
-
-Durkheim ramène à trois ces éléments fondamentaux de notre moralité.
-Ce sont l'esprit de discipline, l'esprit d'abnégation et l'esprit
-d'autonomie. Indiquons, à titre d'exemple, quel plan suit Durkheim
-dans l'analyse du premier élément. L'esprit de discipline est, à la
-fois, le sens et le goût de la régularité, le sens et le goût de la
-limitation des désirs, le respect de la règle, qui impose à l'individu
-l'inhibition des impulsions et l'effort. Pourquoi la vie sociale
-exige-t-elle régularité, limitation et effort? Puis, comment l'individu
-trouve-t-il, finalement, à accepter ces exigences pénibles, les
-conditions de son propre bonheur? Répondre à ces questions, c'est dire
-quelle est la fonction de la discipline. Comment la société est-elle
-apte à imposer la discipline et, notamment, à éveiller dans l'individu
-le sentiment du respect dû à l'autorité d'un impératif catégorique,
-qui apparaît comme transcendant? Répondre à cette question, c'est
-traiter de la nature de la discipline et de son fondement rationnel.
-Pourquoi, enfin, la règle peut-elle et doit-elle être conçue comme
-indépendante de tout symbolisme religieux et même métaphysique? En
-quoi cette laïcisation de la discipline modifie-t-elle le contenu même
-de l'idée de discipline, ce qu'elle exige et ce qu'elle permet? Ici,
-nous rattachons la nature et la fonction de la discipline, non plus
-aux conditions de la civilisation en général, mais aux conditions
-particulières d'existence de la civilisation où nous vivons. Et nous
-recherchons si notre esprit de discipline, à nous, Français, est bien
-tout ce qu'il doit être, s'il n'est pas pathologiquement affaibli, et
-comment l'éducation, tout en respectant ses caractères propres, peut
-améliorer notre moralité nationale.
-
-Une analyse symétrique s'applique à l'esprit d'abnégation. Qu'est-il,
-à quoi sert-il, du point de vue de la société, comme du point de vue
-de l'individu? Quelles sont les fins auxquelles nous, Français du XIXe
-siècle, nous devons nous dévouer? Quelle est la hiérarchie de ces fins,
-et d'où proviennent, comment peuvent se concilier leurs antagonismes
-partiels?--Mêmes questions pour l'esprit d'autonomie. L'analyse de
-ce dernier élément est particulièrement féconde, parce qu'il s'agit
-ici d'un des traits les plus récents de la moralité, du trait le plus
-caractéristique de la moralité laïque et rationaliste de nos sociétés
-démocratiques.
-
-Ces indications sommaires suffisent à marquer l'une des principales
-supériorités de la méthode suivie par Durkheim. Il réussit à montrer
-toute la complexité, toute la richesse de la vie morale, richesse faite
-d'oppositions qui ne peuvent jamais être que partiellement fondues
-dans une synthèse harmonieuse, richesse telle qu'aucun individu, si
-grand soit-il, ne peut jamais aspirer à porter en lui, à leur plus
-haut degré de développement, tous ces éléments et, ainsi, à réaliser,
-intégralement, en lui seul, la moralité tout entière. Personnellement,
-Durkheim, comme l'avait été Kant, fut avant tout un homme de volonté
-et de discipline. De la moralité, c'est l'aspect kantien qu'il voit
-d'abord et le plus nettement. Et l'on a parfois voulu faire, de la
-contrainte, la seule action qu'exerçait, selon lui, la société sur
-l'individu. Sa véritable doctrine est infiniment plus compréhensive, et
-il n'y a peut-être pas de philosophie morale qui le soit au même degré.
-Il a bien montré, par exemple, que les forces morales, qui contraignent
-et même violentent la nature animale de l'homme, exercent aussi, sur
-l'homme, une attraction, une séduction, et que c'est à ces deux aspects
-du fait moral que répondent les deux notions du devoir et du bien. Et
-il a montré que, vers ces deux pôles, s'orientaient deux activités
-morales distinctes, dont ni l'une ni l'autre n'est étrangère à l'agent
-moral bien constitué, mais qui, selon que prévaut l'une ou l'autre,
-distinguent les agents moraux en deux types différents, l'homme du
-sentiment, de l'enthousiasme, chez qui domine l'aptitude à se donner,
-et l'homme de volonté, plus froid et plus austère, chez qui domine le
-sens de la règle. L'eudémonisme, l'hédonisme ont eux-mêmes leur place
-dans la vie morale: il faut, disait un jour Durkheim, qu'il y ait des
-épicuriens. Ainsi, des disparates, même des contraires, se fondent dans
-la richesse de la civilisation morale, richesse que l'analyse abstraite
-des philosophes se condamne généralement à appauvrir, parce qu'elle
-veut, par exemple, déduire l'idée du bien de celle du devoir, concilier
-les concepts d'obligation et d'autonomie, et réduire ainsi au jeu
-logique de quelques idées simples une réalité très compliquée.
-
-Les neuf leçons qui forment la deuxième partie du cours abordent le
-problème proprement pédagogique. On vient de dénombrer et de définir
-les éléments de la moralité qu'il s'agit, pour nous, de constituer
-chez l'enfant. Comment la nature de l'enfant se prête-t-elle à la
-recevoir, quelles ressources, quels ressorts, mais aussi quels
-obstacles y rencontre l'éducateur? Les titres des leçons suffisent
-à indiquer la marche de la pensée: _la discipline et la psychologie
-de l'enfant_ d'abord, _la discipline scolaire, la pénalité et les
-récompenses scolaires_; puis _l'altruisme chez l'enfant et l'influence
-du milieu scolaire sur la formation du sens social_; enfin l'influence
-générale de l'enseignement des sciences, des lettres, de l'histoire,
-de la morale elle-même, et aussi de la culture esthétique, sur la
-formation de l'esprit d'autonomie.
-
-L'autonomie est l'attitude d'une volonté qui accepte la règle,
-parce qu'elle la reconnaît rationnellement fondée. Elle suppose
-l'application, libre mais méthodique, de l'intelligence à l'examen des
-règles que l'enfant reçoit d'abord, toutes faites, de la société dans
-laquelle il grandit, mais que, bien loin de les accepter passivement,
-il doit, peu à peu, apprendre à vivifier, à concilier, à épurer de
-leurs éléments caducs, à réformer, pour les adapter aux conditions
-d'existence, changeantes, de la société dont il devient un membre
-actif. C'est, dit Durkheim, la science qui confère l'autonomie. Elle
-seule apprend à reconnaître ce qui est fondé dans la nature des choses,
-nature physique, mais aussi nature morale, ce qui est inéluctable, ce
-qui est modifiable, ce qui est normal, quelles sont donc les limites
-de l'action efficace pour améliorer la nature, nature physique, nature
-morale. Tout l'enseignement a, de ce point de vue, une destination
-morale, celui des sciences cosmologiques, mais surtout l'enseignement
-de l'homme lui-même, par l'histoire et par la sociologie. Et c'est
-ainsi que l'éducation morale complète réclame, aujourd'hui, un
-enseignement de la morale: deux choses que Durkheim distingue
-nettement, bien que la seconde serve à achever la première. Il lui
-paraît indispensable, même à l'École primaire, que le maître enseigne
-à l'enfant ce que sont les sociétés où il est appelé à vivre: famille,
-corporation, nation, communauté de civilisation qui tend à incorporer
-l'humanité tout entière; comment elles se sont formées et transformées;
-quelle action elles exercent sur l'individu et quel rôle il y joue. Du
-cours qu'il a fait plusieurs fois sur cet _Enseignement de la morale à
-l'École primaire_, nous n'avons que des ébauches de rédaction ou des
-plans de leçons. Durkheim y montre, aux instituteurs, comment il est
-possible de traduire, pour les mettre à la portée des intelligences
-enfantines, les résultats de ce qu'il appelait la «Physiologie du
-droit et des mœurs». C'est la vulgarisation de la science des mœurs, à
-laquelle il a, par ailleurs, consacré la majeure partie de ses ouvrages
-et de ses cours.
-
-
-IV
-
-L'_Éducation intellectuelle à l'École primaire_ fait l'objet d'un
-cours, complètement rédigé, lui aussi, parallèle à celui qui concerne
-l'éducation morale et construit à peu près sur le même plan. Durkheim
-en était moins satisfait: il sentait la difficulté de mettre au point
-son travail. C'est que l'idéal intellectuel de notre démocratie est
-moins défini que son idéal moral, son étude scientifique a été moins
-préparée, la matière est plus nouvelle.
-
-Ici encore, deux parties d'orientations différentes: l'une regarde
-le but visé, l'autre les moyens employés; la première demande à la
-sociologie de définir le type intellectuel que notre société s'efforce
-de réaliser; l'autre demande à la logique et à la psychologie quel
-apport chaque discipline fournit, quelles ressources, quels ressorts,
-quelles résistances l'esprit de l'enfant présente à l'éducateur qui
-travaille à la réalisation de ce type. Parmi les leçons purement
-psychologiques, signalons seulement celles qui traitent de l'attention:
-elles témoignent de ce que Durkheim pouvait faire, quand il
-s'appliquait à la psychologie.
-
-Pour assigner à l'éducation intellectuelle primaire un but déterminé,
-Durkheim étudie les origines de l'Enseignement primaire et recherche
-comment il a, en fait, pris conscience de sa nature et de son
-rôle propres. Il s'est développé postérieurement à l'enseignement
-secondaire, et s'est défini, dans quelque mesure, par opposition
-avec lui. C'est chez deux de ses principaux initiateurs, Comenius et
-Pestalozzi, que Durkheim cherche à saisir son idéal en formation.
-Tous deux se sont demandé comment un enseignement pouvait être à la
-fois encyclopédique et élémentaire,--donner une idée du tout, former
-un esprit juste et équilibré, c'est-à-dire capable d'appréhender le
-réel tout entier, sans en méconnaître aucun élément essentiel,--mais
-aussi s'adresser à tous les enfants sans exception, dont le plus grand
-nombre devra se contenter de notions sommaires, faciles à assimiler
-rapidement. Par l'interprétation critique des tentatives de Comenius
-et de Pestalozzi, Durkheim élabore sa détermination de l'idéal à
-réaliser. Comme la moralité, l'intellectualité requise chez le Français
-contemporain exige la constitution, dans l'esprit, d'un certain nombre
-d'aptitudes fondamentales. Durkheim les appelle des _catégories_,
-notions-mères, centres d'intelligibilité, qui sont les cadres et
-les outils de la pensée logique. Entendez, par catégories, non pas
-seulement les formes les plus abstraites de la pensée, la notion de
-cause ou celle de substance, mais les idées, plus riches de contenu,
-qui président à notre interprétation du réel, à notre interprétation
-actuelle: _notre_ idée du monde physique, _notre_ idée de la vie,
-_notre_ idée de l'homme, par exemple. Ces catégories, on ne voit pas
-qu'elles soient innées à l'esprit humain. Elles ont une histoire;
-elles se sont, peu à peu, construites au cours de l'évolution de la
-civilisation et, dans notre civilisation, par le développement des
-sciences physiques et morales. Un bon esprit est un esprit dont les
-idées maîtresses, qui règlent l'exercice de la pensée, sont en harmonie
-avec les sciences fondamentales, telles qu'elles sont actuellement
-constituées: ainsi armé, cet esprit peut se mouvoir dans la vérité,
-telle que nous la concevons. Il faut donc enseigner à l'enfant les
-éléments des sciences fondamentales, disons mieux, des disciplines
-fondamentales, pour bien marquer que la grammaire ou l'histoire, par
-exemple, coopèrent, elles aussi, et au plus haut degré, à la formation
-de l'entendement.
-
-Avec tant de grands pédagogues, Durkheim s'accorde donc à demander
-ce qu'on appelle, d'un terme barbare, la culture _formelle_: former
-l'esprit, non le remplir; ce n'est pas pour l'utilité qu'elles
-procurent que valent surtout les connaissances. Rien de moins
-utilitaire que cette conception de l'instruction. Mais son formalisme
-est original et s'oppose nettement à celui d'un Montaigne, à celui
-des humanistes. En effet, la transmission, par le maître à l'élève,
-d'un savoir positif, l'assimilation par l'enfant d'une _matière_ lui
-paraît être la condition d'une véritable formation intellectuelle.
-On en voit la raison: l'analyse sociologique de l'entendement
-entraîne des conséquences pédagogiques. La mémoire, l'attention,
-la faculté d'association sont des dispositions congénitales chez
-l'enfant, que l'exercice développe, dans le champ de la seule
-expérience individuelle, quel que soit l'objet auquel ces facultés
-s'appliquent. Les idées directrices élaborées par notre civilisation
-sont, au contraire, des idées collectives qu'il faut transmettre à
-l'enfant, parce qu'il ne saurait les élaborer seul. On ne refait pas
-la science, par son expérience propre, parce qu'elle est sociale
-et non individuelle; on l'apprend. Sans doute, elle ne se transvase
-pas d'un esprit dans un autre: c'est le vase même, c'est-à-dire
-l'intelligence, qu'il s'agit, par et sur la science, de modeler.
-Ainsi, quoique les idées directrices soient des formes, il n'est pas
-possible de les transmettre vides. Auguste Comte disait déjà qu'on ne
-peut étudier la logique sans la science, la méthode des sciences sans
-leur doctrine, s'initier à leur esprit sans s'assimiler quelques-uns
-de leurs résultats. Durkheim pense avec lui qu'il faut apprendre des
-choses, acquérir du savoir, abstraction faite même de la valeur propre
-des connaissances, parce que des connaissances sont nécessairement
-impliquées dans les formes constitutives de l'entendement.
-
-Pour apercevoir tout ce que Durkheim tire de ces principes, il faudrait
-entrer dans le détail de la seconde partie du cours. Il y étudie
-successivement la didactique de quelques enseignements fondamentaux:
-les mathématiques et les catégories de nombre et de forme; la physique
-et la notion de réalité; la géographie et la notion de milieu
-planétaire; l'histoire et les notions de durée et de développement
-historiques. L'énumération est incomplète. Ailleurs, Durkheim a
-traité de l'éducation logique par les langues. Il donne seulement
-des exemples. La collaboration des spécialistes serait d'ailleurs
-nécessaire pour suivre, dans le détail, toutes les conséquences
-didactiques des principes posés.
-
-Boit, par exemple, la notion de durée historique. L'histoire est
-le développement, dans le temps, des sociétés humaines. Mais ce
-temps dépasse infiniment les durées que connaît l'individu, dont il
-a l'expérience directe. L'histoire ne peut avoir de sens pour un
-esprit qui ne possède pas une certaine représentation de cette durée
-historique; un bon esprit est, notamment, un esprit qui la possède.
-Or l'enfant ne peut pas construire seul cette représentation, dont les
-éléments ne lui sont pas fournis par la sensation, ni par la mémoire
-individuelle. Il faut donc l'aider à la construire. En fait, c'est
-l'une des fonctions que remplit l'enseignement historique. Mais il la
-remplit, peut-on dire, sans le vouloir expressément. Il est remarquable
-que le maître sente rarement l'inanité des dates et la nécessité de
-travailler systématiquement à leur donner une signification. On apprend
-à l'enfant: bataille de Tolbiac, 496. Comment l'enfant attacherait-il à
-cette date un sens précis, alors que la représentation d'un passé, même
-prochain, lui est si difficile? Tout un travail est nécessaire, dont
-les étapes pourraient être les suivantes: donner l'idée d'un siècle,
-en ajoutant, l'une à l'autre, la durée de trois ou quatre générations;
-celle de l'ère chrétienne, en expliquant pourquoi la naissance du
-Christ a été choisie comme origine. Entre le point de départ et
-l'époque actuelle, jalonner la durée par des points de repère concrets,
-biographies de personnages ou événements symboliques. Constituer ainsi
-un premier canevas, dont on serrera peu à peu la trame. Puis, faire
-sentir que le point initial de l'ère est conventionnel, qu'il y a
-d'autres ères, d'autres histoires que la nôtre, que ces ères flottent
-elles-mêmes dans une durée à laquelle la chronologie humaine ne
-s'applique plus, que les premiers commencements nous échappent, etc.
-Combien peu, parmi nous, se rappellent avoir reçu, de leurs professeurs
-d'histoire, des leçons inspirées de pareils principes. Nous avons
-bien acquis, à la longue, les notions dont il s'agit; on ne peut pas
-dire que, sauf exception, elles aient été méthodiquement constituées.
-L'un des résultats essentiels de l'enseignement historique est donc à
-peu près obtenu, en fait, sans être clairement aperçu ni voulu. Or la
-brièveté de l'éducation primaire exige qu'on marche tout droit au but,
-si cette éducation veut donner sa pleine efficacité.
-
-On peut dire que, jusqu'à nos jours, l'enseignement grammatical et
-littéraire est le seul qui ait eu pleinement conscience de son rôle
-logique: il apprend _pour former_; les connaissances qu'il transmet
-sont volontairement utilisées à la constitution de l'entendement. Dans
-quelque mesure, l'enseignement mathématique s'assigne le même rôle: ici
-déjà, pourtant, la fonction éducative, créatrice des connaissances est
-souvent perdue de vue, et les connaissances appréciées en elles-mêmes.
-On le voit, la didactique de Durkheim s'apparente, en la renouvelant,
-à celle de Herbart. Mise à sa place dans l'histoire des doctrines
-pédagogiques, elle paraît trancher le conflit du _formalisme_ et de son
-contraire, l'opposition du savoir et de la culture. Elle fournit le
-principe qui permettra seul de résoudre les difficultés où se débattent
-nos enseignements primaire et secondaire, pris entre les aspirations
-encyclopédiques et le juste sentiment des dangers qu'elles font naître.
-Chacune des disciplines fondamentales implique une philosophie latente,
-c'est-à-dire un système de notions cardinales, qui résument les
-caractères les plus généraux des choses, telles que nous les concevons,
-et qui commandent leur interprétation. C'est cette philosophie,
-fruit du travail accumulé des générations, qu'il faut transmettre à
-l'enfant, parce qu'elle constitue l'ossature même de l'intelligence.
-_Philosophique_ et _élémentaire_ ne sont pas des termes qui s'excluent.
-Bien au contraire: l'enseignement le plus élémentaire doit être le plus
-philosophique. Mais il va de soi que ce qu'on appelle ici philosophie
-ne doit pas être exposé sous forme abstraite. Elle doit se dégager de
-l'enseignement le plus familier, sans jamais se formuler. Mais, pour
-s'en dégager ainsi, il faut d'abord qu'elle l'inspire.
-
-
-V
-
-L'éducation intellectuelle élémentaire ressortit à deux types,
-l'enseignement primaire pour la masse, l'enseignement secondaire pour
-l'élite. C'est l'éducation de l'élite qui soulève, dans la France
-contemporaine, les problèmes les plus embarrassants. Depuis plus
-d'un siècle, notre enseignement secondaire traverse une crise, dont
-l'issue est encore incertaine. On peut parler, sans exagération, de la
-question sociale de l'enseignement secondaire. Quelle est exactement sa
-nature, et quel est son rôle? Quelles causes ont déterminé la crise,
-en quoi consiste-t-elle au juste, comment peut-on prévoir qu'elle se
-dénouera? C'est à traiter ces questions que Durkheim a consacré un de
-ses plus beaux cours, sur l'_Évolution et le Rôle de l'Enseignement
-secondaire en France_: cours qu'il a professé plusieurs fois et dont il
-a laissé deux rédactions achevées. Il l'avait entrepris à la demande
-du recteur Liard, quand celui-ci voulut organiser, pour la première
-fois, un enseignement pédagogique à l'usage des futurs professeurs
-de renseignement secondaire. Destiné aux candidats à toutes les
-agrégations, tant scientifiques que littéraires, il avait pour but,
-dans la pensée de Durkheim, d'éveiller, en même temps, chez tous, le
-sentiment de la tache commune: sentiment indispensable, si l'on veut
-que des disciplines diverses concourent à un enseignement qui, comme
-l'esprit qu'il forme, doit avoir son unité. Il est vraisemblable que
-les futurs professeurs de l'enseignement secondaire sentiront un jour,
-d'eux-mêmes, le besoin de réfléchir méthodiquement, sous la direction
-d'un maître, à la nature et à la fonction propres de l'institution
-qu'ils ont à faire vivre. Et ce jour-là, le cours de Durkheim
-apparaîtra comme le guide le plus sûr pour cette réflexion. Son auteur
-estimait insuffisantes, sur plusieurs points, les recherches qu'il
-avait entreprises, la documentation sur laquelle il s'était appuyé.
-Qu'on n'oublie pas, avant de juger l'œuvre, qu'il n'a guère consacré,
-à ce sujet immense, qu'une ou deux années de travail. Tel quel, ce
-cours est un modèle incomparable de ce que peut donner l'application,
-aux choses de l'éducation, de la méthode sociologique. C'est le seul
-exemple achevé qu'ait pu laisser Durkheim de l'analyse historique d'un
-système d'institutions scolaires.
-
-Pour savoir ce qu'est l'enseignement secondaire actuel de la France,
-Durkheim observe comment il s'est formé. Les cadres datent dû moyen
-âge, qui a vu naître les Universités. C'est au sein de l'Université,
-par l'internement progressif, dans les collèges, de renseignement
-donné à la Faculté des arts, que l'enseignement secondaire a pris
-naissance, en se différenciant de l'enseignement supérieur. Ainsi
-s'expliquent leurs affinités: l'un prépare à l'autre. L'enseignement
-dialectique est, au moyen âge, la propédeutique générale, parce que
-la dialectique est alors la méthode universelle; enseignement formel,
-culture générale donnée à l'aide d'une discipline très spéciale, il a
-déjà les caractères que gardera, dans tout le cours de son histoire,
-l'enseignement secondaire. Mais, si les cadres sont constitués dès
-le moyen âge, la discipline éducative change au XVIe siècle: à la
-logique se substituent les humanités gréco-latines. Originaire de la
-Renaissance, l'humanisme, en France, a été mis en œuvre surtout par les
-Jésuites. Ils lui ont imprimé leur marque propre; et, bien que leurs
-rivaux, Oratoire, Port-Royal, Université, aient tempéré leur système,
-c'est l'humanisme, tel que l'ont compris les Jésuites, qui a été
-l'éducateur par excellence de l'esprit classique français. Dans aucune
-société européenne, l'influence de l'humanisme n'a été aussi exclusive:
-notre esprit national, par quelques-uns de ses caractères dominateurs,
-s'y exprime et, à la fois, en résulte, avec ses qualités et ses
-défauts. Mais, à partir du XVIIIe siècle surtout, d'autres tendances se
-manifestent: la pédagogie, dite réaliste, bat l'humanisme en brèche.
-Elle produit d'abord des doctrines, sans action immédiate sur les
-institutions scolaires. Puis elle crée, avec les Écoles Centrales de
-la Convention, un système scolaire complètement nouveau, dont la durée
-est éphémère. Et le XIXe siècle met aux prises, sana réussir à éliminer
-l'un ni l'autre, ni, non plus, à les concilier définitivement, l'ancien
-système et le nouveau. Et c'est encore de ce conflit que nous cherchons
-à sortir. En nous permettant de le comprendre, l'histoire nous arme
-pour le résoudre.
-
-
-VI
-
-L'enseignement pédagogique fait, en général, une large part à
-l'histoire critique des doctrines de l'éducation. Durkheim reconnaît
-l'intérêt de cette étude. Il s'y est longuement appliqué. Dans les deux
-cours sur l'éducation intellectuelle, primaire et secondaire, une place
-est faite à l'histoire des doctrines: celle de Comenius, entre autres,
-a retenu son attention. Il a laissé des plans de leçons et des notes de
-cours qui forment une histoire des principales doctrines pédagogiques,
-en France, depuis la Renaissance. _La Revue de Métaphysique et de
-Morale_ a publié le plan développé de ses leçons sur Jean-Jacques
-Rousseau. Enfin il a rédigé intégralement un Cours, d'une année
-entière, sur Pestalozzi et Herbart. Disons seulement ici quelle méthode
-il a suivie.
-
-D'abord, il distingue nettement l'histoire des théories de l'Éducation
-de l'histoire de l'Éducation elle-même. La confusion est souvent faite.
-Il y a là pourtant deux choses aussi distinctes que l'histoire de la
-philosophie politique et l'histoire des institutions politiques. Il
-serait à souhaiter que nos éducateurs connussent mieux l'histoire
-de nos institutions scolaires et ne crussent pas, comme il arrive,
-l'apercevoir à travers Rousseau ou Montaigne.
-
-Puis, Durkheim traite surtout les doctrines comme des faits, et c
-est l'éducation de l'esprit historique qu'il entend poursuivre,
-en les étudiant. C'est tout autrement, d'habitude, qu'on les
-aborde. Qu'on prenne, par exemple, les livres de Gabriel Compayré,
-manuels classiques d'histoire de la Pédagogie, familiers à tous nos
-instituteurs. Malgré leur nom, ce ne sont pas, à proprement parler,
-des histoires. Sans doute, ils rendent des services. Mais ils
-rappellent fâcheusement une certaine conception de l'histoire de la
-philosophie, heureusement désuète. Il semble que les grands pédagogues,
-un Rabelais, un Montaigne, un Rollin, un Rousseau, y apparaissent
-comme les collaborateurs du théoricien qui, actuellement, cherche
-à fixer la doctrine pédagogique. On dirait qu'il y a une vérité
-pédagogique éternelle, universellement valable, dont ils ont proposé
-des approximations. Dans leur doctrine, on cherche à séparer l'ivraie
-et le bon grain, à retenir les préceptes utilisables actuellement
-pour les maîtres, à rejeter leurs paradoxes et leurs erreurs. La
-critique dogmatique prend le pas sur l'histoire, l'éloge ou le blâme
-sur l'explication des idées. Le résidu et le profit intellectuels
-sont assez minces. Ce n'est pas par la confrontation dialectique
-des théories du passé, théories plutôt riches d'intuitions confuses
-que scientifiquement construites, qu'on a chance d'élaborer une
-doctrine solide et pratiquement féconde. Il arrive communément que les
-pédagogues de second ordre, éclectiques, modérés et assez platement
-raisonnables, résistent beaucoup mieux à cette critique que les esprits
-de premier ordre. La sagesse d'un Rollin s'oppose avec avantage aux
-extravagances d'un Rousseau. Si la pédagogie était une science, son
-histoire aurait ce caractère étrange que le génie l'aurait le plus
-souvent conduite à l'erreur, et la médiocrité, maintenue dans le chemin
-du vrai.
-
-Assurément, Durkheim conçoit qu'on puisse chercher à dégager, par une
-discussion critique, les éléments de vérité contenus dans une doctrine.
-Dans la Préface qu'il a écrite pour le livre posthume d'Hamelin,
-_Le Système de Descartes_, il a donné la formule d'une méthode
-d'interprétation, à la fois historique et critique. Et il a lui-même
-appliqué cette méthode à l'étude de Pestalozzi et de Herbart. Il aimait
-la forte et riche pensée de ces grands initiateurs, et, loin d'en
-méconnaître la fécondité, il se demandait même s'il ne leur prêtait pas
-quelqu'une des idées dont il croyait reconnaître chez eux les premières
-ébauches. Mais, quelle que puisse être leur valeur dogmatique,
-Durkheim demande surtout aux doctrines de révéler les forces sociales
-qui animent un système d'éducation ou travaillent à le modifier.
-L'histoire de la Pédagogie n'est pas l'histoire de l'éducation, car
-les théoriciens n'expriment pas exactement ce qui se passe en fait,
-et n'annoncent pas exactement ce qui se réalisera en fait. Mais les
-idées sont aussi des faits, et, quand elles ont du retentissement, des
-faits sociaux. Le prodigieux succès de l'_Émile_ a d'autres causes
-que le génie de J.-J. Rousseau: il manifeste des tendances confuses,
-mais énergiques, de la société européenne du XVIIIe siècle. Il y a des
-pédagogues conservateurs, tels un Jouvency, un Rollin, qui reflètent
-l'idéal pédagogique des Jésuites ou de l'Université du XVIIe siècle. Et
-surtout, puisqu'on voit les grandes doctrines foisonner aux heures de
-crise, il y a des pédagogues révolutionnaires qui traduisent des choses
-collectives qu'il est essentiel à l'observateur d'atteindre, qu'il
-est presque impossible d'atteindre directement: aspirations, idéaux
-en voie de formation, rébellions contre des institutions devenues
-caduques. Durkheim a, par exemple, étudié de ce point de vue les idées
-pédagogiques de la Renaissance et distingué, mieux qu'on ne l'avait
-fait avant lui, les deux grands courants qui les emportent, celui qui
-traverse l'œuvre de Rabelais, l'autre, tout différent, malgré leur
-mélange partiel, qui traverse celle d'Érasme.
-
-
-Telle est, dans ses grandes lignes, l'œuvre pédagogique de Durkheim.
-Ce bref exposé suffit à marquer quelle est son étendue et les rapports
-étroits qu'elle soutient avec l'ensemble de son œuvre sociologique. Aux
-éducateurs, elle apporte, sur les principaux problèmes pédagogiques,
-une doctrine originale et vigoureuse. Pour les sociologues, elle
-éclaire, sur quelques points essentiels, les conceptions que Durkheim
-a exposées ailleurs: rapports de l'individu et de la société, rapports
-de la science et de la pratique, nature de la moralité, nature de
-l'entendement. Éducateurs ou sociologues, nombreux sont ceux qui
-demandent que cette œuvre pédagogique ne reste pas inédite. On
-s'efforcera de publier les principaux Cours.
-
-Le petit volume que nous donnons aujourd'hui leur servira
-d'introduction. Nous y réimprimons les seules études pédagogiques que
-Durkheim ait publiées lui-même[3]. Les deux premières reproduisent
-les articles _Éducation et Pédagogie_ du _Nouveau Dictionnaire de
-Pédagogie et d'Instruction primaire_, publié sous la direction de F.
-Buisson, Paris, Hachette, 1911; la troisième est la leçon d'ouverture,
-faite par Durkheim, lorsqu'il prit possession de sa chaire, à la
-Sorbonne, en 1902; elle a paru dans la _Revue de Métaphysique et de
-morale_, numéro de janvier 1903; la dernière est la leçon d'ouverture
-du Cours organisé pour les candidats aux agrégations de l'enseignement
-secondaire; faite en novembre 1905, cette leçon a paru dans la _Revue
-Politique et Littéraire_ (_Revue Bleue_), numéro du 20 janvier 1906.
-
-Quelques pages font double emploi; il y a même, dans les deux premiers
-morceaux, des emprunts textuels au troisième. Nous avons pensé que des
-remaniements auraient eu plus d'inconvénients que quelques répétitions.
-
-P. F.
-
-[Footnote 1: PAUL NATORP, _Sozialpädagogik, Theorie der
-Willenserziehung auf der Grundlage der Gemeinschaft_, 3. Aufl.,
-Stuttgart, 1909 (la 1re éd. est de 1899).--Voir les définitions de
-l'_Educational Sociology_ dans MONROE, _A Cyclopedia of Education_, t.
-V p. 361.]
-
-[Footnote 2: _Der Begriff der staatsbürgerlichen Erziehung_, 4te Aufl.
-Berlin et Leipzig, 1981(?).]
-
-[Footnote 3: Mentionnons cependant: 1° l'article _Enfance_, dans le
-_Dictionnaire de Pédagogie_, que Durkheim a signé, en collaboration
-avec M. Buisson; 2° la communication sur l'_Éducation sexuelle_, faite
-à la Société française de philosophie (Bulletin), qui s'apparente
-surtout aux travaux de Durkheim sur la famille et le mariage.
-
-L'étude posthume sur l'_Émile_, parue dans la _Revue de Métaphysique et
-de Morale_, t. XXVI, 1919, p. 153, ne peut pas être séparée de l'étude
-sur _Le Contrat social_ (même _Revue_, t. XXV, 1918).]
-
-
-
-
-L'ÉDUCATION
-
-
-SA NATURE ET SON RÔLE
-
-
-
-1° _Les définitions de l'éducation. Examen critique._
-
-Le mot d'éducation a été parfois employé dans un sens très étendu
-pour désigner l'ensemble des influences que la nature ou les autres
-hommes peuvent exercer soit sur notre intelligence, soit sur notre
-volonté. Elle comprend, dit Stuart Mill, «tout ce que nous faisons
-par nous-même et tout ce que les autres font pour nous dans le but de
-nous rapprocher de la perfection de notre nature. Dans son acception
-la plus large, elle comprend même les effets indirects produits sur
-le caractère et sur les facultés de l'homme par des choses dont le
-but est tout différent: par les lois, par les formes du gouvernement,
-les arts industriels, et même encore par des faits physiques,
-indépendants de la volonté de l'homme, tels que le climat, le sol et
-la position locale.» Mais cette définition comprend des faits tout à
-fait disparates et que l'on ne peut réunir sous un même vocable sans
-s'exposer à des confusions. L'action des choses sur les hommes est très
-différente, par ses procédés et ses résultats, de celle qui vient des
-hommes eux-mêmes; et l'action des contemporains sur leurs contemporains
-diffère de celle que les adultes exercent sur les plus jeunes. C'est
-cette dernière seule qui nous intéresse ici et, par conséquent, c'est à
-elle qu'il convient de réserver le mot d'éducation.
-
-Mais en quoi consiste cette action _sui generis?_ Des réponses très
-différentes ont été faites à cette question; elles peuvent se ramener à
-deux types principaux.
-
-Suivant Kant, «le but de l'éducation est de développer dans chaque
-individu toute la perfection dont il est susceptible». Mais que
-faut-il entendre par perfection? C'est, a-t-on dit bien souvent, le
-développement harmonique de toutes les facultés humaines. Porter au
-point le plus élevé qui puisse être atteint toutes les puissances
-qui sont en nous, les réaliser aussi complètement que possible, mais
-sans qu'elles se nuisent les unes aux autres, n'est-ce pas un idéal
-au-dessus duquel il ne saurait y en avoir un autre?
-
-Mais si, dans certaine mesure, ce développement harmonique est, en
-effet, nécessaire et désirable, il n'est pas intégralement réalisable;
-car il se trouve en contradiction avec une autre règle de la conduite
-humaine qui n'est pas moins impérieuse: c'est celle qui nous ordonne de
-nous consacrer à une tâche spéciale et restreinte. Nous ne pouvons pas
-et nous ne devons pas nous vouer tous au même genre de vie; nous avons,
-suivant nos aptitudes, des fonctions différentes à remplir, et il faut
-nous mettre en harmonie avec celle qui nous incombe. Nous ne sommes
-pas tous faits pour réfléchir; il faut des hommes de sensation et
-d'action. Inversement, il en faut qui aient pour tâche de penser. Or,
-la pensée ne peut se développer qu'en se détachant du mouvement, qu'en
-se repliant sur elle-même, qu'en détournant de l'action extérieure le
-sujet qui s'y donne tout entier. De là une première différenciation
-qui ne va pas sans une rupture d'équilibre. Et l'action, de son côté,
-comme la pensée, est susceptible de prendre une multitude de formes
-différentes et spéciales. Sans doute, cette spécialisation n'exclut
-pas un certain fond commun, et, par suite, un certain balancement des
-fonctions tant organiques que psychiques, sans lequel la santé de
-l'individu serait compromise, en même temps que la cohésion sociale. Il
-n'en reste pas moins qu'une harmonie parfaite ne peut être présentée
-comme la fin dernière de la conduite et de l'éducation.
-
-Moins satisfaisante encore est la définition utilitaire d'après
-laquelle l'éducation aurait pour objet de «faire de l'individu un
-instrument de bonheur pour lui-même et pour ses semblables» (James
-Mill); car le bonheur est une chose essentiellement subjective que
-chacun apprécie à sa façon. Une telle formule laisse donc indéterminé
-le but de l'éducation, et, par suite, l'éducation elle-même,
-puisqu'elle l'abandonne à l'arbitraire individuel. Spencer, il est
-vrai, a essayé de définir objectivement le bonheur. Pour lui, les
-conditions du bonheur sont celles de la vie. Le bonheur complet, c'est
-la vie complète. Mais que faut-il entendre par la vie? S'il s'agit
-uniquement de la vie physique, on peut bien dire ce sans quoi elle
-serait impossible; elle implique, en effet, un certain équilibre entre
-l'organisme et son milieu, et, puisque les deux termes en rapport sont
-des données définissables, il en doit être de même de leur rapport.
-Mais on ne peut exprimer ainsi que les nécessités vitales les plus
-immédiates. Or, pour l'homme, et surtout pour l'homme d'aujourd'hui,
-cette vie-là n'est pas la vie. Nous demandons autre chose à la vie que
-le fonctionnement à peu près normal de nos organes. Un esprit cultivé
-aime mieux ne pas vivre que de renoncer aux joies de l'intelligence.
-Même au seul point de vue matériel, tout ce qui dépasse le strict
-nécessaire échappe à toute détermination. Le _standard of life_,
-l'étalon de vie, comme disent les Anglais, le minimum au-dessous
-duquel il ne nous semble pas qu'on puisse consentir à descendre, varie
-infiniment suivant les conditions, les milieux et les temps. Ce que
-nous trouvions hier suffisant nous paraît aujourd'hui au-dessous de la
-dignité de l'homme, telle que nous la sentons présentement, et tout
-fait croire que nos exigences sur ce point iront en croissant.
-
-Nous touchons ici au reproche général qu'encourent toutes ces
-définitions. Elles partent de ce postulat qu'il y a une éducation
-idéale, parfaite, qui vaut pour tous les hommes indistinctement; et
-c'est cette éducation universelle et unique que le théoricien s'efforce
-de définir. Mais d'abord, si l'on considère l'histoire, on n'y trouve
-rien qui confirme une pareille hypothèse. L'éducation a infiniment
-varié selon les temps et selon les pays. Dans les cités grecques et
-latines, l'éducation dressait l'individu à se subordonner aveuglément
-à la collectivité, à devenir la chose de la société. Aujourd'hui, elle
-s'efforce d'en faire une personnalité autonome. À Athènes, on cherchait
-à former des esprits délicats, avisés, subtils, épris de mesure
-et d'harmonie, capables de goûter le beau et les joies de la pure
-spéculation; à Rome, on voulait avant tout que les enfants devinssent
-des hommes d'action, passionnés pour la gloire militaire, indifférents
-à ce qui concerne les lettres et les arts. Au moyen âge, l'éducation
-était avant tout chrétienne; à la Renaissance, elle prend un caractère
-plus laïc et plus littéraire; aujourd'hui, la science tend à y prendre
-la place que l'art y occupait autrefois.--Dira-t-on que le fait n'est
-pas l'idéal; que si l'éducation a varié, c'est que les hommes se
-sont mépris sur ce qu'elle devait être? Mais si l'éducation romaine
-avait été empreinte d'un individualisme comparable au nôtre, la cité
-romaine n'aurait pu se maintenir; la civilisation latine n'aurait pu se
-constituer ni, par suite, notre civilisation moderne, qui en est, pour
-partie, descendue. Les sociétés chrétiennes du moyen âge n'auraient
-pu vivre si elles avaient fait au libre examen la place que nous lui
-accordons aujourd'hui. Il y a donc là des nécessités inéluctables dont
-il est impossible de faire abstraction. À quoi peut servir d'imaginer
-une éducation qui serait mortelle pour la société qui la mettrait en
-pratique?
-
-Ce postulat si contestable tient lui-même à une erreur plus générale.
-Si l'on commence par se demander ainsi quelle doit être l'éducation
-idéale, abstraction faite de toute condition de temps et de lieu,
-c'est qu'on admet implicitement qu'un système éducatif n'a rien
-de réel par lui-même. On n'y voit pas un ensemble de pratiques et
-d'institutions qui se sont organisées lentement au cours du temps,
-qui sont solidaires de toutes les autres institutions sociales et qui
-les expriment, qui, par conséquent, ne peuvent pas plus être changées
-à volonté que la structure même de la société. Mais il semble que
-ce soit un pur système de concepts réalisés; à ce titre, il paraît
-relever de la seule logique. On imagine que les hommes de chaque temps
-l'organisent volontairement pour réaliser une fin déterminée; que, si
-cette organisation n'est pas partout la même, c'est que l'on s'est
-trompé sur la nature soit du but qu'il convient de poursuivre, soit
-des moyens qui permettent de l'atteindre. De ce point de vue, les
-éducations du passé apparaissent comme autant d'erreurs, totales ou
-partielles. Il n'y a donc pas à en tenir compte; nous n'avons pas à
-nous solidariser avec les fautes d'observation ou de logique qu'ont
-pu faire nos devanciers; mais nous pouvons et nous devons nous poser
-le problème, sans nous occuper des solutions qui en ont été données,
-c'est-à-dire que, laissant de côté tout ce qui a été, nous n'avons qu'à
-nous demander ce qui doit être. Les enseignements de l'histoire peuvent
-tout au plus servir à nous épargner la récidive des erreurs qui ont été
-commises.
-
-Mais, en fait, chaque société, considérée à un moment déterminé de son
-développement, a un système d'éducation qui s'impose aux individus avec
-une force généralement irrésistible. Il est vain de croire que nous
-pouvons élever nos enfants comme nous voulons. Il y a des coutumes
-auxquelles nous sommes tenus de nous conformer; si nous y dérogeons
-trop gravement, elles se vengent sur nos enfants. Ceux-ci, une fois
-adultes, ne se trouvent pas en état de vivre au milieu de leurs
-contemporains, avec lesquels ils ne sont pas en harmonie. Qu'ils aient
-été élevés d'après des idées ou trop archaïques ou trop prématurées,
-il n'importe; dans un cas comme dans l'autre, ils ne sont pas de leur
-temps et, par conséquent, ils ne sont pas dans des conditions de vie
-normale. Il y a donc, à chaque moment du temps, un type régulateur
-d'éducation dont nous ne pouvons pas nous écarter sans nous heurter à
-de vives résistances qui contiennent les velléités de dissidences.
-
-Or, les coutumes et les idées qui déterminent ce type, ce n'est pas
-nous, individuellement, qui les avons faites. Elles sont le produit
-de la vie en commun et elles en expriment les nécessités. Elles sont
-même, en majeure partie, l'œuvre des générations antérieures. Tout le
-passé de l'humanité a contribué à faire cet ensemble de maximes qui
-dirigent l'éducation d'aujourd'hui; toute notre histoire y a laissé
-des traces et même l'histoire des peuples qui nous ont précédés. C'est
-ainsi que les organismes supérieurs portent en eux comme l'écho de
-toute révolution biologique dont ils sont l'aboutissement. Lorsqu'on
-étudie historiquement la manière dont se sont formés et développés les
-systèmes d'éducation, on s'aperçoit qu'ils dépendent de la religion,
-de l'organisation politique, du degré de développement des sciences,
-de l'état de l'industrie, etc. Si on les détache de toutes ces causes
-historiques, ils deviennent incompréhensibles. Comment, dès lors,
-l'individu peut-il prétendre à reconstruire, par le seul effort de sa
-réflexion privée, ce qui n'est pas une œuvre de la pensée individuelle?
-Il n'est pas en face d'une table rase sur laquelle il petit édifier
-ce qu'il veut, mais de réalités existantes qu'il ne peut ni créer, ni
-détruire, ni transformer à volonté. Il ne peut agir sur elles que dans
-la mesure où il a appris à les connaître, où il sait quelle est leur
-nature et les conditions dont elles dépendent; et il ne peut arriver
-à le savoir que s'il se met à leur école, que s'il commence par les
-observer, comme le physicien observe la matière brute et le biologiste
-les corps vivants.
-
-Comment, d'ailleurs, procéder autrement? Quand on veut déterminer par
-la seule dialectique ce que doit être l'éducation, il faut commencer
-par poser quelles fins elle doit avoir. Mais qu'est-ce qui nous permet
-de dire que l'éducation a telles fins plutôt que telles autres? Nous ne
-savons pas a priori quelle est la fonction de la respiration ou de la
-circulation chez l'être vivant. Par quel privilège serions-nous mieux
-renseignés en ce qui concerne la fonction éducative? On répondra que,
-de toute évidence, elle a pour objet d'élever les enfants. Mais c'est
-poser le problème dans des termes à peine différents; ce n'est pas le
-résoudre. Il faudrait dire en quoi consiste cet élevage, à quoi il
-tend, à quelles nécessités humaines il répond. Or, on ne peut répondre
-à ces questions qu'en commençant par observer en quoi il a consisté, à
-quelles nécessités il a répondu dans le passé. Ainsi, ne serait-ce que
-pour constituer la notion préliminaire de l'éducation, pour déterminer
-la chose que l'on dénomme ainsi, l'observation historique apparaît
-comme indispensable.
-
-
-2° _Définition de l'éducation._
-
-Pour définir l'éducation, il nous faut donc considérer les systèmes
-éducatifs qui existent ou qui ont existé, les rapprocher, dégager
-les caractères qui leur sont communs. La réunion de ces caractères
-constituera la définition que nous cherchons.
-
-Nous avons déjà déterminé, chemin faisant, deux éléments. Pour qu'il y
-ait éducation, il faut qu'il y ait en présence une génération d'adultes
-et une génération de jeunes, et une action exercée par les premiers sur
-les seconds. Il nous reste à définir la nature de cette action.
-
-Il n'est, pour ainsi dire, pas de société où le système d'éducation ne
-présente un double aspect: il est, à la fois, un et multiple.
-
-Il est multiple. En effet, en un sens, on peut dire qu'il y a autant
-de sortes différentes d'éducation qu'il y a de milieux différents
-dans cette société. Celle-ci est-elle formée de castes? L'éducation
-varie d'une caste à l'autre; celle des patriciens n'était pas celle
-des plébéiens; celle du Brahmane n'était pas celle du Çudra. De même,
-au moyen âge, quel écart entre la culture que recevait le jeune page,
-instruit dans tous les arts de la chevalerie, et celle du vilain
-qui s'en allait apprendre à l'école de sa paroisse quelques maigres
-éléments de comput, de chant et de grammaire! Aujourd'hui encore,
-ne voyons-nous pas l'éducation varier avec les classes sociales, ou
-même avec les habitats? Celle de la ville n'est pas celle de la
-campagne, celle du bourgeois n'est pas celle de l'ouvrier. On dira
-que cette organisation n'est pas moralement justifiable, qu'on ne
-peut y voir qu'une survivance destinée à disparaître? La thèse est
-aisée à défendre. Il est évident que l'éducation de nos enfants ne
-devrait pas dépendre du hasard qui les fait naître ici ou là, de tels
-parents plutôt que de tels autres. Mais alors même que la conscience
-morale de notre temps aurait reçu sur ce point la satisfaction qu'elle
-attend, l'éducation ne deviendrait pas pour cela plus uniforme. Alors
-même que la carrière de chaque enfant ne serait plus, en grande
-partie, prédéterminée par une aveugle hérédité, la diversité morale
-des professions ne laisserait pas d'entraîner à sa suite une grande
-diversité pédagogique. Chaque profession, en effet, constitue un
-milieu _sui generis_ qui réclame des aptitudes particulières et des
-connaissances spéciales, où règnent certaines idées, certains usages,
-de certaines manières de voir les choses; et comme l'enfant doit être
-préparé en vue de la fonction qu'il sera appelé à remplir, l'éducation,
-à partir d'un certain âge, ne peut plus rester la même pour tous les
-sujets auxquels elle s'applique. C'est pourquoi nous la voyons, dans
-tous les pays civilisés, qui tend de plus en plus à se diversifier
-et à se spécialiser; et cette spécialisation devient tous les jours
-plus précoce. L'hétérogénéité qui se produit ainsi ne repose pas,
-comme celle dont nous constations tout à l'heure l'existence, sur
-d'injustes inégalités; mais elle n'est pas moindre. Pour trouver une
-éducation absolument homogène et égalitaire, il faudrait remonter
-jusqu'aux sociétés préhistoriques au sein desquelles il n'existe aucune
-différenciation; et encore ces sortes de sociétés ne représentent-elles
-guère qu'un moment logique dans l'histoire de l'humanité.
-
-Mais, quelle que soit l'importance de ces éducations spéciales,
-elles ne sont pas toute l'éducation. On peut même dire qu'elles ne
-se suffisent pas à elles-mêmes; partout où on les observe, elles
-ne divergent les unes des autres qu'à partir d'un certain point en
-deçà duquel elles se confondent. Elles reposent toutes sur une base
-commune. Il n'y a pas de peuple où il n'existe un certain nombre
-d'idées, de sentiments et de pratiques que l'éducation doit inculquer
-à tous les enfants indistinctement, à quelque catégorie sociale qu'ils
-appartiennent. Là même où la société est divisée en castes fermées
-les unes aux autres, il y a toujours une religion commune à tous,
-et, par suite, les principes de la culture religieuse, qui est alors
-fondamentale, sont les mêmes dans toute l'étendue de la population. Si
-chaque caste, chaque famille a ses dieux spéciaux, il y a des divinités
-générales qui sont reconnues de tout le monde et que tous les enfants
-apprennent à adorer. Et comme ces divinités incarnent et personnifient
-certains sentiments, certaines manières de concevoir le monde et la
-vie, on ne peut être initié à leur culte sans contracter, du même coup,
-toutes sortes d'habitudes mentales qui dépassent la sphère de la vie
-purement religieuse. De même, au moyen âge, serfs, vilains, bourgeois
-et nobles recevaient également une même éducation chrétienne. S'il en
-est ainsi de sociétés où la diversité intellectuelle et morale atteint
-ce degré de contraste, à combien plus forte raison en est-il de même
-des peuples plus avancés où les classes, tout en restant distinctes,
-sont pourtant séparées par un abîme moins profond! Là où ces éléments
-communs de toute éducation ne s'expriment pas sous forme de symboles
-religieux, ils ne laissent pas cependant d'exister. Au cours de notre
-histoire, il s'est constitué tout un ensemble d'idées sur la nature
-humaine, sur l'importance respective de nos différentes facultés, sur
-le droit et sur le devoir, sur la société, sur l'individu, sur le
-progrès, sur la science, sur l'art, etc., qui sont à la base même de
-notre esprit national; toute éducation, celle du riche comme celle
-du pauvre, celle qui conduit aux carrières libérales comme celle qui
-prépare aux fonctions industrielles, a pour objet de les fixer dans les
-consciences.
-
-Il résulte de ces faits que chaque société se fait un certain idéal
-de l'homme, de ce qu'il doit être tant au point de vue intellectuel
-que physique et moral; que cet idéal est, dans une certaine mesure,
-le même pour tous les citoyens; qu'à partir d'un certain point il
-se différencie suivant les milieux particuliers que toute société
-comprend dans son sein. C'est cet idéal, à la fois un et divers, qui
-est le pôle de l'éducation. Elle a donc pour fonction de susciter
-chez l'enfant: 1° un certain nombre d'états physiques et mentaux que
-la société à laquelle il appartient considère comme ne devant être
-absents d'aucun de ses membres; 2°certains états physiques et mentaux
-que le groupe social particulier (caste, classe, famille, profession)
-considère également comme devant se retrouver chez tous ceux qui
-le forment. Ainsi, c'est la société, dans son ensemble, et chaque
-milieu social particulier, qui déterminent cet idéal que l'éducation
-réalise. La société ne peut vivre que s'il existe entre ses membres
-une suffisante homogénéité: l'éducation perpétue et renforce cette
-homogénéité en fixant d'avance dans l'âme de l'enfant les similitudes
-essentielles que réclame la vie collective. Mais, d'un autre côté,
-sans une certaine diversité, toute coopération serait impossible:
-l'éducation assure la persistance de cette diversité nécessaire en
-se diversifiant elle-même et en se spécialisant. Si la société est
-arrivée à ce degré de développement où les anciennes divisions en
-castes et en classes ne peuvent plus se maintenir, elle prescrira
-une éducation plus une à sa base. Si, au même moment, le travail est
-plus divisé, elle provoquera chez les enfants, sur un premier fonds
-d'idées et de sentiments communs, une plus riche diversité d'aptitudes
-professionnelles. Si elle vit en état de guerre avec les sociétés
-ambiantes, elle s'efforce de former les esprits sur un modèle
-fortement national; si la concurrence internationale prend une forme
-plus pacifique, le type qu'elle cherche à réaliser est plus général et
-plus humain. L'éducation n'est donc pour elle que le moyen par lequel
-elle prépare dans le cœur des enfants les conditions essentielles de sa
-propre existence. Nous verrons plus loin comment l'individu lui-même a
-intérêt à se soumettre à ces exigences.
-
-Nous arrivons donc à la formule suivante: L'_éducation est l'action
-exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas
-encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et
-de développer chez l'enfant un certain nombre d'états physiques,
-intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique
-dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement
-destiné._
-
-3° _Conséquence de la définition précédente: caractère social de
-l'éducation._
-
-Il résulte de la définition qui précède que l'éducation consiste en
-une socialisation méthodique de la jeune génération. En chacun de
-nous, peut-on dire, il existe deux êtres qui, pour être inséparables
-autrement que par abstraction, ne laissent pas d'être distincts.
-L'un est fait de tous les états mentaux qui ne se rapportent qu'à
-nous-même et aux événements de notre vie personnelle: c'est ce qu'on
-pourrait appeler l'être individuel. L'autre est un système d'idées,
-de sentiments et d'habitudes qui expriment en nous, non pas notre
-personnalité, mais le groupe ou les groupes différents dont nous
-faisons partie; telles sont les croyances religieuses, les croyances et
-les pratiques morales, les traditions nationales ou professionnelles,
-les opinions collectives de toute sorte. Leur ensemble forme l'être
-social. Constituer cet être en chacun de nous, telle est la fin de
-l'éducation.
-
-C'est par là, d'ailleurs, que se montre le mieux l'importance de son
-rôle et la fécondité de son action. En effet, non seulement cet être
-social n'est pas donné tout fait dans la constitution primitive de
-l'homme; mais il n'en est pas résulté par un développement spontané.
-Spontanément, l'homme n'était pas enclin à se soumettre à une autorité
-politique, à respecter une discipline morale, à se dévouer et à se
-sacrifier. Il n'y avait rien dans notre nature congénitale qui nous
-prédisposât nécessairement à devenir les serviteurs de divinités,
-emblèmes symboliques de la société, à leur rendre un culte, à nous
-priver pour leur faire honneur. C'est la société elle-même qui, à
-mesure qu'elle s'est formée et consolidée, a tiré de son propre sein
-ces grandes forces morales devant lesquelles l'homme a senti son
-infériorité. Or, si l'on fait abstraction des vagues et incertaines
-tendances qui peuvent être dues à l'hérédité, l'enfant, en entrant
-dans la vie, n'y apporte que sa nature d'individu. La société se
-trouve donc, à chaque génération nouvelle, en présence d'une table
-presque rase sur laquelle il lui faut construire à nouveaux frais. Il
-faut que, par les voies les plus rapides, à l'être égoïste et asocial
-qui vient de naître, elle en surajoute un autre, capable de mener une
-vie morale et sociale. Voilà quelle est l'œuvre de l'éducation, et
-l'on en aperçoit toute la grandeur. Elle ne se borne pas à développer
-l'organisme individuel dans le sens marqué par sa nature, à rendre
-apparentes des puissances cachées qui ne demandaient qu'à se révéler.
-Elle crée dans l'homme un être nouveau.
-
-Cette vertu créatrice est, d'ailleurs, un privilège spécial de
-l'éducation humaine. Tout autre est celle que reçoivent les animaux,
-si l'on peut appeler de ce nom l'entraînement progressif auquel ils
-sont soumis de la part de leurs parents. Elle peut bien presser le
-développement de certains instincts qui sommeillent dans l'animal,
-mais elle ne l'initie pas à une vie nouvelle. Elle facilite le jeu des
-fonctions naturelles, mais elle ne crée rien. Instruit par sa mère, le
-petit sait plus vite voler ou faire son nid; mais il n'apprend presque
-rien qu'il n'eût pu découvrir par son expérience personnelle. C'est
-que les animaux ou vivent en dehors de tout état social ou forment
-des sociétés assez simples, qui fonctionnent grâce à des mécanismes
-instinctifs que chaque individu porte en soi, tout constitués, dès
-sa naissance. L'éducation ne peut donc rien ajouter d'essentiel à la
-nature, puisque celle-ci suffit à tout, à la vie du groupe comme à
-celle de l'individu. Au contraire, chez l'homme, les aptitudes de
-toute sorte que suppose la vie sociale sont beaucoup trop complexes
-pour pouvoir s'incarner, en quelque sorte, dans nos tissus et se
-matérialiser sous la forme de prédispositions organiques. Il s'ensuit
-qu'elles ne peuvent se transmettre d'une génération à l'autre par la
-voie de l'hérédité. C'est par l'éducation que se fait la transmission.
-
-Cependant, dira-t-on, si l'on peut concevoir, en effet, que les
-qualités proprement morales, parce qu'elles imposent à l'individu
-des privations, parce qu'elles gênent ses mouvements naturels, ne
-peuvent être suscitées en nous que sous une action venue du dehors,
-n'y en a-t-il pas d'autres que tout homme est intéressé à acquérir
-et recherche spontanément? Telles sont les qualités diverses de
-l'intelligence qui lui permettent de mieux approprier sa conduite
-à la nature des choses. Telles sont aussi les qualités physiques,
-et tout ce qui contribue à la vigueur et à la santé de l'organisme.
-Pour celles-là, tout au moins, il semble que l'éducation, en les
-développant, ne fasse qu'aller au-devant du développement même de la
-nature, que mener l'individu à un état de perfection relative vers
-laquelle il tend de lui-même, bien qu'il puisse y atteindre plus
-rapidement grâce au concours de la société.
-
-Mais ce qui montre bien, malgré les apparences, qu'ici comme ailleurs
-l'éducation répond avant tout à des nécessités sociales, c'est qu'il
-est des sociétés où ces qualités n'ont pas été cultivées du tout,
-et qu'en tout cas elles ont été entendues très différemment selon
-les sociétés. Il s'en faut que les avantages d'une solide culture
-intellectuelle aient été reconnus par tous les peuples. La science,
-l'esprit critique, que nous mettons aujourd'hui si haut, ont été
-pendant longtemps tenus en suspicion. Ne connaissons-nous pas une
-grande doctrine qui proclame heureux les pauvres d'esprit? Il faut
-se garder de croire que cette indifférence pour le savoir ait été
-artificiellement imposée aux hommes en violation de leur nature. Ils
-n'ont pas par eux-mêmes l'appétit instinctif de science qu'on leur a
-souvent et arbitrairement prêté. Ils ne désirent la science que dans la
-mesure où l'expérience leur a appris qu'ils ne peuvent pas s'en passer.
-Or, pour ce qui concerne l'aménagement de leur vie individuelle, ils
-n'en avaient que faire. Comme le disait déjà Rousseau, pour satisfaire
-les nécessités vitales, la sensation, l'expérience et l'instinct
-pouvaient suffire comme ils suffisent à l'animal. Si l'homme n'avait
-connu d'autres besoins que ceux, très simples, qui ont leurs racines
-dans sa constitution individuelle, il ne se serait pas mis en quête de
-la science, d'autant plus qu'elle n'a pas été acquise sans laborieux et
-douloureux efforts. Il n'a connu la soif du savoir que quand la société
-l'a éveillée en lui, et la société ne l'a éveillée que quand elle-même
-en a senti le besoin. Ce moment arriva quand la vie sociale, sous
-toutes ses formes, fut devenue trop complexe pour pouvoir fonctionner
-autrement que grâce au concours de la pensée réfléchie, c'est-à-dire
-de la pensée éclairée par la science. Alors la culture scientifique
-devint indispensable, et c'est pourquoi la société la réclame de ses
-membres et la leur impose comme un devoir. Mais, à l'origine, tant que
-l'organisation sociale est très simple, très peu variée, toujours égale
-à elle-même, l'aveugle tradition suffit, comme l'instinct à l'animal.
-Dès lors, la pensée et le libre examen sont inutiles et même dangereux,
-puisqu'ils ne peuvent que menacer la tradition. C'est pourquoi ils sont
-proscrits.
-
-Il n'en est pas autrement des qualités physiques. Que l'état du milieu
-social incline la conscience publique vers l'ascétisme, et l'éducation
-physique sera rejetée au second plan. C'est un peu ce qui s'est produit
-dans les écoles du moyen âge; et cet ascétisme était nécessaire, car
-la seule manière de s'adapter à la rudesse de ces temps difficiles
-était de l'aimer. De même, suivant le courant de l'opinion, cette même
-éducation sera entendue dans les sens les plus différents. À Sparte,
-elle avait surtout pour objet d'endurcir les membres à la fatigue;
-à Athènes, elle était un moyen de faire des corps beaux à la vue;
-au temps de la chevalerie, on lui demandait de former des guerriers
-agiles et souples; de nos jours, elle n'a plus qu'un but hygiénique,
-et se préoccupe surtout de contenir les dangereux effets d'une culture
-intellectuelle trop intense. Ainsi, même les qualités qui paraissent,
-au premier abord, si spontanément désirables, l'individu ne les
-recherche que quand la société l'y invite, et il les recherche de la
-façon qu'elle lui prescrit.
-
-Nous sommes ainsi en mesure de répondre à une question que soulevait
-tout ce qui précède. Tandis que nous montrions la société façonnant,
-suivant ses besoins, les individus, il pouvait sembler que ceux-ci
-subissaient de ce fait une insupportable tyrannie. Mais, en réalité,
-ils sont eux-mêmes intéressés à cette soumission; car l'être nouveau
-que l'action collective, par la voie de l'éducation, édifie ainsi en
-chacun de nous, représente ce qu'il y a de meilleur en nous, ce qu'il y
-a en nous de proprement humain. L'homme, en effet, n'est un homme que
-parce qu'il vit en société. Il est difficile, au cours d'un article,
-de démontrer avec rigueur une proposition aussi générale et aussi
-importante, et qui résume les travaux de la sociologie contemporaine.
-Mais, d'abord, on peut dire qu'elle est de moins en moins contestée. De
-plus, il n'est pas impossible de rappeler sommairement les faits les
-plus essentiels qui la justifient.
-
-Tout d'abord, s'il est aujourd'hui un fait historiquement établi, c'est
-que la morale est étroitement en rapports avec la nature des sociétés,
-puisque, comme nous l'avons montré chemin faisant, elle change quand
-les sociétés changent. C'est donc qu'elle résulte de la vie en commun.
-C'est la société, en effet, qui nous tire hors de nous-même, qui nous
-oblige à compter avec d'autres intérêts que les nôtres, c'est elle qui
-nous a appris à dominer nos passions, nos instincts, à leur faire
-la loi, à nous gêner, à nous priver, à nous sacrifier, à subordonner
-nos fins personnelles à des fins plus hautes. Tout le système de
-représentation qui entretient en nous l'idée et le sentiment de la
-règle, de la discipline, tant interne qu'externe, c'est la société qui
-l'a institué dans nos consciences. C'est ainsi que nous avons acquis
-cette puissance de nous résister à nous-même, cette maîtrise sur nos
-penchants qui est un des traits distinctifs de la physionomie humaine
-et qui est d'autant plus développée que nous sommes plus pleinement des
-hommes.
-
-Nous ne devons pas moins à la société au point de vue intellectuel.
-C'est la science qui élabore les notions cardinales qui dominent notre
-pensée: notions de cause, de lois, d'espace, de nombre, notions des
-corps, de la vie, de la conscience, de la société, etc. Toutes ces
-idées fondamentales sont perpétuellement en évolution: c'est qu'elles
-sont le résumé, la résultante de tout le travail scientifique, loin
-qu'elles en soient le point de départ comme le croyait Pestalozzi. Nous
-ne nous représentons pas l'homme, la nature, les causes, l'espace même,
-comme on se les représentait au moyen âge; c'est que nos connaissances
-et nos méthodes scientifiques ne sont plus les mêmes. Or la science
-est une œuvre collective, puisqu'elle suppose une vaste coopération
-de tous les savants non seulement d'un même temps, mais de toutes les
-époques successives de l'histoire.--Avant que les sciences ne fussent
-constituées, la religion remplissait le même office; car toute
-mythologie consiste en une représentation, déjà très élaborée, de
-l'homme et de l'univers. La science, d'ailleurs, a été l'héritière de
-la religion. Or une religion est une institution sociale.--En apprenant
-une langue, nous apprenons tout un système d'idées, distinguées et
-classées, et nous héritons de tout le travail d'où sont sorties ces
-classifications qui résument des siècles d'expériences. Il y a plus:
-sans le langage, nous n'aurions pour ainsi dire pas d'idées générales;
-car c'est le mot qui, en les fixant, donne aux concepts une consistance
-suffisante pour qu'ils puissent être maniés commodément par l'esprit.
-C'est donc le langage qui nous a permis de nous élever au-dessus de la
-pure sensation; et il n'est pas nécessaire de démontrer que le langage
-est, au premier chef, une chose sociale.
-
-On voit par ces quelques exemples à quoi se réduirait l'homme, si l'on
-en retirait tout ce qu'il tient de la société: il tomberait au rang
-de l'animal. S'il a pu dépasser le stade auquel les animaux se sont
-arrêtés, c'est d'abord qu'il n'est pas réduit au seul fruit de ses
-efforts personnels, mais coopère régulièrement avec ses semblables;
-ce qui renforce le rendement de l'activité de chacun. C'est ensuite
-et surtout que les produits du travail d'une génération ne sont pas
-perdus pour celle qui suit. De ce qu'un animal a pu apprendre au cours
-de sort existence individuelle, presque rien ne peut lui survivre.
-Au contraire, les résultats de l'expérience humaine se conservent
-presque intégralement et jusque dans le détail, grâce aux livres, aux
-monuments figurés, aux outils, aux instruments de toute sorte qui
-se transmettent de génération en génération, à la tradition orale,
-etc. Le sol de la nature se recouvre ainsi d'une riche alluvion qui
-va sans cesse en croissant. Au lieu de se dissiper toutes les fois
-qu'une génération s'éteint et est remplacée par une autre, la sagesse
-humaine s'accumule sans terme, et c'est cette accumulation indéfinie
-qui élève l'homme au-dessus de la bête et au-dessus de lui-même.
-Mais, tout comme la coopération dont il était d'abord question, cette
-accumulation n'est possible que dans et par la société. Car, pour que
-le legs de chaque génération puisse être conservé et ajouté aux autres,
-il faut qu'il y ait une personnalité morale qui dure par-dessus les
-générations qui passent, qui les relie les unes aux autres: c'est la
-société. Ainsi, l'antagonisme que l'on a trop souvent admis entre la
-société et l'individu ne correspond à rien dans les faits. Bien loin
-que ces deux termes s'opposent et ne puissent se développer qu'en sens
-inverse l'un de l'autre, ils s'impliquent. L'individu, en voulant la
-société, se veut lui-même. L'action qu'elle exerce sur lui, par la voie
-de l'éducation notamment, n'a nullement pour objet et pour effet de le
-comprimer, de le diminuer, de le dénaturer, mais, au contraire, de le
-grandir et d'en faire un être vraiment humain. Sans doute il ne peut
-se grandir ainsi qu'en faisant effort. Mais c'est que précisément le
-pouvoir de faire volontairement effort est une des caractéristiques
-les plus essentielles de l'homme.
-
-
-4° _Le rôle de l'État en matière d'éducation._
-
-Cette définition de l'éducation permet de résoudre aisément la
-question, si controversée, des devoirs et des droits de l'État en
-matière d'éducation.
-
-On leur oppose les droits delà famille. L'enfant, dit-on, est d'abord
-à ses parents: c'est donc à eux qu'il appartient de diriger, comme ils
-l'entendent, son développement intellectuel et moral. L'éducation est
-alors conçue comme une chose essentiellement privée et domestique.
-Quand on se place à ce point de vue, on tend naturellement à réduire au
-minimum possible l'intervention de l'État en la matière. Il devrait,
-dit-on, se borner à servir d'auxiliaire et de substitut aux familles.
-Quand elles sont hors d'état de s'acquitter de leurs devoirs, il est
-naturel qu'il s'en charge. Il est naturel même qu'il leur rende la
-tâche le plus facile possible, en mettant à leur disposition des écoles
-où elles puissent, si elles le veulent, envoyer leurs enfants. Mais
-il doit se renfermer strictement dans ces limites, et s'interdire
-toute action positive destinée à imprimer une orientation déterminée à
-l'esprit de la jeunesse.
-
-Mais il s'en faut que son rôle doive rester aussi négatif. Si, comme
-nous avons essayé de l'établir, l'éducation a, avant tout, une
-fonction collective, si elle a pour objet d'adapter l'enfant au milieu
-social où il est destiné à vivre, il est impossible que la société
-se désintéresse d'une telle opération. Comment pourrait-elle en être
-absente, puisqu'elle est le point de repère d'après lequel l'éducation
-doit diriger son action? C'est donc à elle qu'il appartient de rappeler
-sans cesse au maître quelles sont les idées, les sentiments qu'il
-faut imprimer à l'enfant pour le mettre en harmonie avec le milieu
-dans lequel il doit vivre. Si elle n'était pas toujours présente et
-vigilante pour obliger l'action pédagogique à s'exercer dans un sens
-social, celle-ci se mettrait nécessairement au service de croyances
-particulières, et la grande âme de la patrie se diviserait et se
-résoudrait en une multitude incohérente de petites âmes fragmentaires
-en conflit les unes avec les autres. On ne peut pas aller plus
-complètement contre le but fondamental de toute éducation. Il faut
-choisir: si l'on attache quelque prix à l'existence de la société,--et
-nous venons de voir ce qu'elle est pour nous,--il faut que l'éducation
-assure entre les citoyens une suffisante communauté d'idées et de
-sentiments sans laquelle toute société est impossible; et pour qu'elle
-puisse produire ce résultat, encore faut-il qu'elle ne soit pas
-abandonnée totalement à l'arbitraire des particuliers.
-
-Du moment que l'éducation est une fonction essentiellement sociale,
-l'État ne peut s'en désintéresser. Au contraire, tout ce qui est
-éducation doit être, en quelque mesure, soumis à son action. Ce
-n'est pas à dire pour cela qu'il doive nécessairement monopoliser
-l'enseignement. La question est trop complexe pour qu'il soit possible
-de la traiter ainsi en passant: nous entendons la réserver. On peut
-croire que les progrès scolaires sont plus faciles et plus prompts là
-où une certaine marge est laissée aux initiatives individuelles; car
-l'individu est plus volontiers novateur que l'État. Mais de ce que
-l'État doive, dans l'intérêt public, laisser s'ouvrir d'autres écoles
-que celles dont il a plus directement la responsabilité, il ne suit
-pas qu'il doive rester étranger à ce qui s'y passe. Au contraire,
-l'éducation qui s'y donne doit y rester soumise à son contrôle. Il
-n'est même pas admissible que la fonction d'éducateur puisse être
-remplie par quelqu'un qui ne présente pas des garanties spéciales dont
-l'État seul peut être juge. Sans doute, les limites dans lesquelles
-doit se renfermer son intervention peuvent être assez malaisées à
-déterminer une fois pour toutes, mais le principe de l'intervention
-ne saurait être contesté. Il n'y a pas d'école qui puisse réclamer le
-droit de donner, en toute liberté, une éducation anti-sociale.
-
-Il est toutefois nécessaire de reconnaître que l'état de division où
-sont actuellement les esprits, dans notre pays, rend ce devoir de
-l'État particulièrement délicat, en même temps, d'ailleurs, que plus
-important. Il n'appartient pas, en effet, à l'État de créer cette
-communauté d'idées et de sentiments sans laquelle il if y a pas de
-société; elle doit se constituer d'elle-même, et il ne peut que la
-consacrer, la maintenir, la rendre plus consciente aux particuliers.
-Or, il est malheureusement incontestable que, chez nous, cette unité
-morale n'est pas, sur tous les points, ce qu'il faudrait qu'elle
-fût. Nous sommes partagés entre des conceptions divergentes et même
-parfois contradictoires. Il y a dans ces divergences un fait qu'il est
-impossible de nier et dont il faut tenir compte. Il ne saurait être
-question de reconnaître à la majorité le droit d'imposer ses idées aux
-enfants de la minorité. L'école ne saurait être la chose d'un parti,
-et le maître manque à ses devoirs quand il use de l'autorité dont il
-dispose pour entraîner ses élèves dans l'ornière de ses partis-pris
-personnels, si justifiés qu'ils puissent lui paraître. Mais, en dépit
-de toutes les dissidences, il y a dès à présent, à la base de notre
-civilisation, un certain nombre de principes qui, implicitement ou
-explicitement, sont communs à tous, que bien peu, en tous cas, osent
-nier ouvertement et en face: respect de la raison, de la science, des
-idées et des sentiments qui sont à la base de la morale démocratique.
-Le rôle de l'État est de dégager ces principes essentiels, de les faire
-enseigner dans ses écoles, de veiller à ce que nulle part on ne les
-laisse ignorés des enfants, à ce que partout il en soit parlé avec le
-respect qui leur est dû. Il y a, sous ce rapport, une action à exercer
-qui sera peut-être d'autant plus efficace qu'elle sera moins agressive
-et moins violente et qu'elle saura mieux se contenir dans de sages
-limites.
-
-
-5° _Pouvoir de l'éducation. Les moyens d'action._
-
-Après avoir déterminé le but de l'éducation, il nous faut chercher à
-déterminer comment et dans quelle mesure il est possible d'atteindre ce
-but, c'est-à-dire comment et dans quelle mesure l'éducation peut être
-efficace.
-
-La question a été, de tout temps, très controversée. Pour Fontenelle,
-«ni la bonne éducation ne fait le bon caractère, ni la mauvaise ne le
-détruit». Au contraire, pour Locke, pour Helvétius, l'éducation est
-toute-puissante. D'après ce dernier, «tous les hommes naissent égaux et
-avec des aptitudes égales; l'éducation seule fait les différences». La
-théorie de Jacotot se rapproche de la précédente.--La solution que l'on
-donne au problème dépend de l'idée qu'on se fait de l'importance et de
-la nature des prédispositions innées, d'une part; et, de l'autre, de la
-puissance des moyens d'action dont dispose l'éducateur.
-
-L'éducation ne fait pas l'homme de rien, comme le croyaient Locke et
-Helvétius; elle s'applique à des dispositions qu'elle trouve toutes
-faites. D'un autre côté, on peut concéder d'une manière générale
-que ces tendances congénitales sont très fortes, très difficiles
-à détruire ou à transformer radicalement; car elles dépendent de
-conditions organiques sur lesquelles l'éducateur a peu de prise. Par
-conséquent, dans la mesure où elles ont un objet défini, où elles
-inclinent l'esprit et le caractère à des manières d'agir et de penser
-étroitement déterminées, tout l'avenir de l'individu se trouve fixé par
-avance, et il ne reste pas beaucoup à faire à l'éducation.
-
-Mais heureusement, une des caractéristiques de l'homme, c'est que les
-prédispositions innées sont chez lui très générales et très vagues.
-En effet, le type de la prédisposition arrêtée, rigide, invariable,
-qui ne laisse guère de place à l'action des causes extérieures, c'est
-l'instinct. Or, on peut se demander s'il existe chez l'homme un
-seul instinct proprement dit. On parle quelquefois de l'instinct de
-conservation; mais l'expression est impropre. Car un instinct c'est un
-système de mouvements déterminés, toujours les mêmes, qui, une fois
-qu'ils sont déclanchés par la sensation, s'enchaînent automatiquement
-les uns aux autres jusqu'à ce qu'ils arrivent à leur terme naturel,
-sans que la réflexion ait nulle part à intervenir; or, les mouvements
-que nous faisons quand notre vie est en danger n'ont nullement cette
-détermination et cette invariabilité automatique. Ils changent suivant
-les situations; nous les approprions aux circonstances: c'est donc
-qu'ils ne vont pas sans un certain choix conscient, quoique rapide.
-Ce qu'on nomme instinct de conservation n'est, en définitive, qu'une
-impulsion générale à fuir la mort, sans que les moyens par lesquels
-nous cherchons à l'éviter soient prédéterminés une fois pour toutes.
-On en peut dire autant de ce qu'on appelle parfois, non moins
-inexactement, l'instinct maternel, l'instinct paternel, et même
-l'instinct sexuel. Ce sont des poussées dans une direction; mais les
-moyens par lesquels ces poussées s'actualisent changent d'un individu à
-l'autre, d'une occasion à l'autre. Une large place reste donc réservée
-aux tâtonnements, aux accommodations personnelles, et, par conséquent,
-à l'action de causes qui ne peuvent faire sentir leur influence
-qu'après la naissance. Or, l'éducation est une de ces causes.
-
-On a prétendu, il est vrai, que l'enfant héritait parfois d'une
-tendance très forte vers un acte défini, comme le suicide, le vol, le
-meurtre, la fraude, etc. Mais ces assertions ne sont nullement d'accord
-avec les faits. Quoi qu'on en ait dit, on ne naît pas criminel; encore
-moins est-on voué, dès la naissance, à tel ou tel genre de crime;
-le paradoxe des criminologistes italiens ne compte plus aujourd'hui
-beaucoup de défenseurs. Ce qui est hérité, c'est un certain manque
-d'équilibre mental, qui rend l'individu plus réfractaire à une conduite
-suivie et disciplinée. Mais un tel tempérament ne prédestine pas plus
-un homme à être un criminel qu'un explorateur amoureux d'aventures, un
-prophète, un novateur politique, un inventeur, etc. On en peut dire
-autant de toutes les aptitudes professionnelles. Comme le remarque
-Bain, «le fils d'un grand philologue n'hérite pas d'un seul vocable; le
-fils d'un grand voyageur peut, à l'école, être surpassé en géographie
-par le fils d'un mineur». Ce que l'enfant reçoit de ses parents, ce
-sont des facultés très générales; c'est quelque force d'attention,
-une certaine dose de persévérance, un jugement sain, de l'imagination,
-etc. Mais chacune de ces facultés peut servir à toute sorte de fins
-différentes. Un enfant doué d'une assez vive imagination pourra, selon
-les circonstances, selon les influences qui se feront sentir sur lui,
-devenir un peintre ou un poète, ou un ingénieur à l'esprit inventif, ou
-un hardi financier. L'écart est donc considérable entre les qualités
-naturelles et la forme spéciale qu'elles doivent prendre pour être
-utilisées dans la vie. C'est dire que l'avenir n'est pas étroitement
-prédéterminé par notre constitution congénitale. La Raison en est
-facile à comprendre. Les seules formes d'activité qui puissent se
-transmettre héréditairement sont celles qui se répètent toujours d'une
-manière assez identique pour pouvoir se fixer sous une forme rigide
-dans les tissus de l'organisme. Or là vie humaine dépend de conditions
-multiples, complexes, et, par conséquent, changeantes; il faut donc
-qu'elle-même change et se modifie sans cesse. Par suite, il est
-impossible qu'elle se cristallise sous une forme définie et définitive.
-Mais seules des dispositions très générales, très vagues, exprimant
-les caractères communs à toutes les expériences particulières, peuvent
-survivre et passer d'une génération à l'autre.
-
-Dire que les caractères innés sont, pour la plupart, très généraux,
-c'est dire qu'ils sont très malléables, très souples, puisqu'ils
-peuvent recevoir des déterminations très différentes. Entre les
-virtualités indécises qui constituent l'homme au moment où il vient
-de naître, et le personnage très défini qu'il doit devenir pour jouer
-dans la société un rôle utile, la distance est donc considérable. C'est
-celle distance que l'éducation doit faire parcourir à l'enfant. On voit
-qu'un vaste champ est ouvert à son action.
-
-Mais, pour exercer cette action, a-t-elle des moyens d'une suffisante
-énergie?
-
-Pour donner une idée de ce qui constitue l'action éducative et en
-montrer la puissance, un psychologue contemporain, Guyau, l'a comparé à
-la suggestion hypnotique; et le rapprochement n'est pas sans fondement.
-
-La suggestion hypnotique suppose, en effet, les deux conditions
-suivantes: 1° L'état où se trouve le sujet hypnotisé se caractérise
-par son exceptionnelle passivité. L'esprit est presque réduit à l'état
-de table rase; une sorte de vide a été réalisé dans la conscience; la
-volonté est comme paralysée. Par suite, l'idée suggérée, ne rencontrant
-point d'idée contraire, peut s'installer avec un minimum de résistance;
-2° Cependant, comme le vide n'est jamais complet, il faut de plus
-que l'idée tienne de la suggestion elle-même une puissance d'action
-particulière. Pour cela, il est nécessaire que le magnétiseur parle sur
-un ton de commandement, avec autorité. Il faut qu'il dise: _Je veux_;
-qu'il indique que le refus d'obéir n'est même pas concevable, que
-l'acte doit être accompli, que la chose doit être vue telle qu'il la
-montre, qu'il ne peut en être autrement. S'il faiblit, on voit le sujet
-hésiter, résister, parfois même se refuser à obéir. Si seulement il
-entre en discussion, c'en est fait de son pouvoir. Plus la suggestion
-va contre le tempérament naturel de l'hypnotisé, plus le ton impératif
-sera indispensable.
-
-Or ces deux conditions se trouvent réalisées dans les rapports que
-soutient l'éducateur avec l'enfant soumis à son action: 1° L'enfant
-est naturellement dans un état de passivité tout à fait comparable à
-celui où l'hypnotisé se trouve artificiellement placé. Sa conscience
-ne contient encore qu'un petit nombre de représentations capables de
-lutter contre celles qui lui sont suggérées; sa volonté est encore
-rudimentaire. Aussi est-il très facilement suggestionnable. Pour la
-même raison, il est très accessible à la contagion de l'exemple, très
-enclin à l'imitation; 2° L'ascendant que le maître a naturellement
-sur son élève, par suite de la supériorité de son expérience et de sa
-culture, donnera naturellement à son action la puissance efficace qui
-lui est nécessaire.
-
-Ce rapprochement montre combien il s'en faut que l'éducateur soit
-désarmé; car on sait toute la puissance de la suggestion hypnotique.
-Si donc l'action éducative a, même à un moindre degré, une efficacité
-analogue, il est permis d'en attendre beaucoup pourvu qu'on sache
-s'en servir. Bien loin que nous devions nous décourager de notre
-impuissance, nous avons plutôt lieu d'être effrayés par l'étendue de
-notre pouvoir. Si maîtres et parents sentaient, d'une manière plus
-constante, que rien ne peut se passer devant l'enfant qui ne laisse en
-lui quelque trace, que la tournure de son esprit et de son caractère
-dépend de ces milliers de petites actions insensibles qui se produisent
-à chaque instant et auxquelles nous ne faisons pas attention à cause
-de leur insignifiance apparente, comme ils surveilleraient davantage
-leur langage et leur conduite! Assurément, l'éducation ne peut arriver
-à de grands résultats quand elle procède par à-coups brusques et
-intermittents. Comme le dit Herbart, ce n'est pas en admonestant
-l'enfant avec véhémence de loin en loin que l'on peut agir fortement
-sur lui. Mais quand l'éducation est patiente et continue, quand elle ne
-recherche pas les succès immédiats et apparents, mais se poursuit avec
-lenteur dans un sens bien déterminé, sans se laisser détourner parles
-incidents extérieurs et les circonstances adventices, elle dispose de
-tous les moyens nécessaires pour marquer profondément les âmes.
-
-En même temps on voit quel est le ressort essentiel de l'action
-éducative. Ce qui fait l'influence du magnétiseur, c'est l'autorité
-qu'il tient des circonstances. Par analogie déjà, on peut dire
-que l'éducation doit être essentiellement chose d'autorité. Cette
-importante proposition peut, d'ailleurs, être établie directement.
-En effet, nous avons vu que l'éducation a pour objet de superposer,
-à l'être individuel et asocial que nous sommes en naissant, un être
-entièrement nouveau. Elle doit nous amener à dépasser notre nature
-initiale; c'est à cette condition que l'enfant deviendra un homme. Or,
-nous ne pouvons nous élever au-dessus de nous-même que par un effort
-plus ou moins pénible. Rien n'est faux et décevant comme la conception
-épicurienne de l'éducation, la conception d'un Montaigne, par exemple,
-d'après laquelle l'homme peut se former en se jouant et sans autre
-aiguillon que l'attrait du plaisir. Si la vie n'a rien de sombre et
-s'il est criminel de l'assombrir artificiellement sous le regard de
-l'enfant, elle est cependant sérieuse et grave, et l'éducation, qui
-prépare à la vie, doit participer de cette gravité. Pour apprendre à
-contenir son égoïsme naturel, à se subordonner à des fins plus hautes,
-à soumettre ses désirs à l'empire de sa volonté, à les renfermer
-dans de justes bornes, il faut que l'enfant exerce sur lui-même une
-forte contention. Or, nous ne nous contraignons, nous ne nous faisons
-violence que pour l'une ou l'autre des deux raisons suivantes: c'est
-parce qu'il le faut d'une nécessité physique, ou parce que nous le
-devons moralement. Mais l'enfant ne peut pas sentir la nécessité qui
-nous impose physiquement ces efforts, car il n'est pas immédiatement en
-contact avec les dures réalités de la vie qui rendent cette attitude
-indispensable. Il n'est pas encore engagé dans la lutte; quoi qu'en
-ait dit Spencer, nous ne pouvons pas le laisser exposé aux trop rudes
-réactions des choses. Il faut déjà qu'il soit, en grande partie, formé
-quand il les abordera pour de bon. Ce n'est donc pas sur leur pression
-que l'on peut compter pour le déterminer à tendre sa volonté et à
-acquérir sur lui-même la maîtrise nécessaire.
-
-Reste le devoir. Le sentiment du devoir, voilà, en effet, quel est,
-pour l'enfant et même pour l'adulte, le stimulant par excellence de
-l'effort. L'amour-propre lui-même le suppose. Car, pour être sensible,
-comme il convient, aux punitions et aux récompenses, il faut déjà
-avoir conscience de sa dignité et, par conséquent, de son devoir.
-Mais l'enfant ne peut connaître le devoir que par ses maîtres ou ses
-parents; il ne peut savoir ce que c'est que par la manière dont ils
-le lui révèlent, par leur langage et par leur conduite. Il faut donc
-qu'ils soient, pour lui, le devoir incarné et personnifié. C'est dire
-que l'autorité morale est la qualité maîtresse de l'éducateur. Car
-c'est par l'autorité qui est en lui que le devoir est le devoir. Ce
-qu'il a de tout à fait _sui generis_, c'est le ton impératif dont il
-parle aux consciences, le respect qu'il inspire aux volontés et qui les
-fait s'incliner dès qu'il a prononcé. Par suite, il est indispensable
-qu'une impression du même genre se dégage de la personne du maître.
-
-Il n'est pas nécessaire de montrer que l'autorité ainsi entendue n'a
-rien de violent ni de compressif: elle consiste tout entière dans un
-certain ascendant moral. Elle suppose réalisées chez le maître deux
-conditions principales. Il faut d'abord qu'il ait de la volonté.
-Car l'autorité implique la confiance, et l'enfant ne peut donner sa
-confiance à quelqu'un qu'il voit hésiter, tergiverser, revenir sur ses
-décisions. Mais cette première condition n'est pas la plus essentielle.
-Ce qui importe avant tout, c'est que l'autorité dont il doit donner le
-sentiment, le maître la sente réellement en lui. Elle constitue une
-force qu'il ne peut manifester que s'il la possède effectivement. Or
-d'où peut-elle lui venir? Serait-ce du pouvoir matériel dont il est
-armé, du droit qu'il a de punir et de récompenser? Mais la crainte
-du châtiment est tout autre chose que le respect de l'autorité. Elle
-n'a de valeur morale que si le châtiment est reconnu comme juste
-par celui-là même qui le subit: ce qui implique que l'autorité qui
-punit est déjà reconnue comme légitime. Ce qui est en question. Ce
-n'est pas du dehors que le maître peut tenir son autorité, c'est de
-lui-même; elle ne peut lui venir que d'une foi intérieure. Il faut
-qu'il croie, non en lui, sans doute, non aux qualités supérieures de
-son intelligence ou de son cœur, mais à sa tâche et à la grandeur de
-sa tâche. Ce qui fait l'autorité dont se colore si aisément la parole
-du prêtre, c'est la haute idée qu'il a de sa mission; car il parle au
-nom d'un dieu dont il se croit, dont il se sent plus proche que la
-foule des profanes. Le maître laïc peut et doit avoir quelque chose
-de ce sentiment. Lui aussi, il est l'organe d'une grande personne
-morale qui le dépasse: c'est la société. De même que le prêtre est
-l'interprète de son dieu, lui, il est l'interprète des grandes idées
-morales de son temps et de son pays. Qu'il soit attaché à ces idées,
-qu'il en sente toute la grandeur, et l'autorité qui est en elles et
-dont il a conscience ne peut manquer de se communiquer à sa personne
-et à tout ce qui en émane. Dans une autorité qui découle d'une source
-aussi impersonnelle, il ne saurait entrer ni orgueil, ni vanité, ni
-pédanterie. Elle est faite tout entière du respect qu'il a de ses
-fonctions et, si l'on peut ainsi parler, de son ministère. C'est
-ce respect qui, par le canal de la parole, du geste, passe de sa
-conscience dans la conscience de l'enfant.
-
-On a quelquefois opposé la liberté et l'autorité, comme si ces deux
-facteurs de l'éducation se contredisaient et se limitaient l'un
-l'autre. Mais cette opposition est factice. En réalité, ces deux termes
-s'impliquent loin de s'exclure. La liberté est fille de l'autorité
-bien entendue. Car être libre, ce n'est pas faire ce qui plaît; c'est
-être maître de soi, c'est savoir agir par raison et faire son devoir.
-Or c'est justement à doter l'enfant de cette maîtrise de soi que
-l'autorité du maître doit être employée. L'autorité du maître n'est
-qu'un aspect de l'autorité du devoir et de la raison. L'enfant doit
-donc être exercé à la reconnaître dans la parole de l'éducateur et à
-en subir l'ascendant; c'est à cette condition qu'il saura plus tard la
-retrouver dans sa conscience et y déférer.
-
-
-
-
-II
-
-NATURE ET MÉTHODE DE LA PÉDAGOGIE
-
-
-On a souvent confondu les deux mots d'éducation et de pédagogie, qui
-demandent pourtant à être soigneusement distingués.
-
-L'éducation, c'est l'action exercée sur les enfants par les parents
-et les maîtres. Cette action est de tous les instants, et elle est
-générale. Il n'y a pas de période dans la vie sociale, il n'y a
-même, pour ainsi dire, pas de moment dans la journée où les jeunes
-générations ne soient pas en contact avec leurs aînés, et où, par
-suite, elles ne reçoivent de ces derniers l'influence éducatrice. Car
-cette influence ne se fait pas seulement sentir aux instants très
-courts où parents ou maîtres communiquent consciemment, et par la voie
-d'un enseignement proprement dit, les résultats de leur expérience à
-ceux qui viennent après eux. Il y a une éducation inconsciente qui ne
-cesse jamais. Par notre exemple, par les paroles que nous prononçons,
-par les actes que nous accomplissons, nous façonnons d'une manière
-continue l'âme de nos enfants.
-
-Il en est tout autrement de la pédagogie. Celle-ci consiste, non
-en actions, mais en théories. Ces théories sont des manières de
-concevoir l'éducation, non des manières de la pratiquer. Parfois elles
-se distinguent des pratiques en usage au point de s'y opposer. La
-pédagogie de Rabelais, celle de Rousseau ou de Pestalozzi, sont en
-opposition avec l'éducation de leur temps. L'éducation n'est donc que
-la matière de la pédagogie. Celle-ci consiste dans une certaine manière
-de réfléchir aux choses de l'éducation.
-
-C'est ce qui fait que la pédagogie, au moins dans le passé, est
-intermittente, tandis que l'éducation est continue. Il y a des peuples
-qui n'ont pas eu de pédagogie proprement dite; elle n'apparaît même
-qu'à une époque relativement avancée de l'histoire. On ne la rencontre
-en Grèce qu'après l'époque de Périclès, avec Platon, Xénophon,
-Aristote. C'est à peine si elle a existé à Rome. Dans les sociétés
-chrétiennes, ce n'est guère qu'au seizième siècle qu'elle produit des
-œuvres importantes; et l'essor qu'elle prit alors se ralentit au siècle
-suivant, pour ne reprendre toute sa vigueur qu'au cours du dix-huitième
-siècle. C'est que l'homme ne réfléchit pas toujours, mais seulement
-quand il est nécessité à réfléchir, et que les conditions de la
-réflexion ne sont pas toujours et partout données.
-
-Ceci posé, il nous faut rechercher quels sont les caractères de la
-réflexion pédagogique et de ses produits. Faut-il y voir des doctrines
-proprement scientifiques et doit-on dire de la pédagogie qu'elle est
-une science, la science de l'éducation? Ou convient-il de lui donner un
-autre nom, et lequel? La nature de la méthode pédagogique sera entendue
-très différemment, suivant la réponse qu'on donnera à cette question.
-
-I. Que les choses de l'éducation, considérées d'un certain point de
-vue, puissent être l'objet d'une discipline qui présente tous les
-caractères des autres disciplines scientifiques, c'est, tout d'abord,
-ce qu'il est facile de démontrer.
-
-En effet, pour qu'on puisse appeler science un ensemble d'études, il
-faut et il suffit qu'elles présentent les caractères suivants:
-
-1° Il faut qu'elles portent sur des faits acquis, réalisés, donnés à
-l'observation. Une science, en effet, se définit par son objet; elle
-suppose par conséquent que cet objet existe, qu'on peut le désigner du
-doigt, en quelque sorte, marquer la place qu'il occupe dans l'ensemble
-de la réalité;
-
-2° Il faut que ces faits présentent entre eux une homogénéité
-suffisante pour pouvoir être classés dans une même catégorie. S'ils
-étaient irréductibles les uns aux autres, il y aurait, non pas une
-science, mais autant de sciences différentes que d'espèces distinctes
-de choses à étudier. Il arrive bien souvent aux sciences en train de
-naître et de se constituer d'embrasser assez confusément une pluralité
-d'objets différents; c'est le cas, par exemple, de la géographie, de
-l'anthropologie, etc. Mais ce n'est jamais là qu'une phase transitoire
-dans le développement des sciences;
-
-3° Enfin, ces faits, la science les étudie pour les connaître, et
-seulement pour les connaître, d'une manière absolument désintéressée.
-Nous nous servons à dessein de ce mot un peu général et vague
-de connaître, sans préciser autrement en quoi peut consister la
-connaissance dite scientifique. Peu importe, en effet, que le savant
-s'attache à constituer des types plutôt qu'à découvrir des lois,
-qu'il se borne à décrire ou bien qu'il cherche à expliquer. La
-science commence dès que le savoir, quel qu'il soit, est recherché
-pour lui-même. Sans doute, le savant sait bien que ses découvertes
-seront vraisemblablement susceptibles d'être utilisées. Il peut même
-se faire qu'il dirige de préférence ses recherches sur tel ou tel
-point parce qu'il pressent qu'elles seront ainsi plus profitables,
-qu'elles permettront de satisfaire à des besoins urgents. Mais en tant
-qu'il se livre à l'investigation scientifique, il se désintéresse des
-conséquences pratiques. Il dit ce qui est; il constate ce que sont les
-choses, et il s'en tient là. Il ne se préoccupe pas de savoir si les
-vérités qu'il découvre seront agréables ou déconcertantes; s'il est bon
-que les rapports qu'il établit restent ce qu'ils sont, ou s'il vaudrait
-mieux qu'ils fussent autrement. Son rôle est d'exprimer le réel, non
-de le juger.
-
-Ceci posé, il n'y a pas de raison pour que l'éducation ne devienne pas
-l'objet d'une recherche qui satisfasse à toutes ces conditions et qui,
-par conséquent, présente tous les caractères d'une science.
-
-En effet, l'éducation, en usage dans une société déterminée et
-considérée à un moment déterminé de son évolution, est un ensemble
-de pratiques, de manières de faire, de coutumes qui constituent des
-faits parfaitement définis et qui ont la même réalité que les autres
-faits sociaux. Ce ne sont pas, comme on l'a cru pendant longtemps,
-des combinaisons plus ou moins arbitraires et artificielles, qui
-ne doivent l'existence qu'à l'influence capricieuse de volontés
-toujours contingentes. Elles constituent, au contraire, de véritables
-institutions sociales. Il n'est pas d'homme qui puisse faire qu'une
-société ait, à un moment donné, un autre système d'éducation que celui
-qui est impliqué dans sa structure, de même qu'il est impossible à un
-organisme vivant d'avoir d'autres organes et d'autres fonctions que
-ceux qui sont impliqués dans sa constitution. Si, à toutes les raisons
-qui ont été données à l'appui de cette conception, il est nécessaire
-d'en ajouter de nouvelles, il suffit de prendre conscience de la
-force impérative avec laquelle ces pratiques s'imposent à nous. Il
-est vain de croire que nous élevons nos enfants comme nous voulons.
-Nous sommes forcés de suivre les règles qui règnent dans le milieu
-social où nous vivons. L'opinion nous les impose, et l'opinion est une
-force morale dont le pouvoir contraignant n'est pas moindre que celui
-des forces physiques. Des usages auxquels elle prête son autorité
-sont par cela même soustraits, dans une large mesure, à l'action des
-individus. Nous pouvons bien y contrevenir, mais alors les forces
-morales contre lesquelles nous nous insurgeons ainsi réagissent contre
-nous, et il est difficile que, en raison de leur supériorité, nous ne
-soyons pas vaincus. C'est ainsi que nous pouvons bien nous révolter
-contre les forces matérielles dont nous dépendons; nous pouvons
-tenter de vivre autrement que ne l'implique la nature de notre milieu
-physique; mais, alors, la mort ou la maladie sont la sanction de notre
-révolte. De même, nous sommes plongés dans une atmosphère d'idées et
-de sentiments collectifs que nous ne pouvons pas modifier à volonté;
-et c'est sur des idées et des sentiments de ce genre que reposent les
-pratiques éducatives. Elles sont donc des choses distinctes de nous,
-puisqu'elles nous résistent, des réalités qui ont par elles-mêmes une
-nature définie, acquise, qui s'impose à nous; par conséquent, il peut
-y avoir lieu de l'observer, de chercher à la connaître dans le seul
-but de la connaître. D'autre part, toutes les pratiques éducatives,
-quelles qu'elles puissent être, quelque différence qu'il y ait entre
-elles, ont en commun un caractère essentiel: elles résultent toutes
-de l'action exercée par une génération sur la génération suivante en
-vue d'adapter celle-ci au milieu social dans lequel elle est appelée à
-vivre. Elles sont donc toutes des modalités diverses de cette relation
-fondamentale. Par conséquent, elles sont des faits d'une même espèce,
-elles ressortissent à une même catégorie logique; elles peuvent donc
-servir d'objet à une seule et même science, qui serait la science de
-l'éducation.
-
-Il n'est pas impossible d'indiquer dès maintenant, dans le seul but de
-préciser les idées, quelques-uns des principaux problèmes que cette
-science aurait à traiter.
-
-Les pratiques éducatives ne sont pas des faits isolés les uns des
-autres; mais, pour une même société, elles sont liées en un même
-système dont toutes les parties concourent à une même fin: c'est le
-système d'éducation propre à ce pays et à ce temps. Chaque peuple
-ale sien, comme il a son système moral, religieux, économique, etc.
-Mais, d'un autre côté, des peuples de même espèce, c'est-à-dire des
-peuples qui se ressemblent par des caractères essentiels de leur
-constitution, doivent pratiquer des systèmes d'éducation comparables
-entre eux. Les similitudes que présente leur organisation générale
-doivent nécessairement en entraîner d'autres, de même importance, dans
-leur organisation éducative. Par conséquent, on peut certainement,
-par comparaison, en dégageant les ressemblances et en éliminant
-les différences, constituer les types génériques d'éducation qui
-correspondent aux différentes espèces de sociétés. Par exemple,
-sous le régime de la tribu, l'éducation a pour caractéristique
-essentielle qu'elle est diffuse; elle est donnée pour tous les membres
-du clan indistinctement. Il n'y a pas de maîtres déterminés, pas de
-surveillants spéciaux préposés à la formation de la jeunesse; c'est
-tous les anciens, c'est l'ensemble des générations antérieures qui joue
-ce rôle. Tout au plus arrive-t-il que, pour certains enseignements
-particulièrement fondamentaux, certains anciens sont plus spécialement
-désignés. Dans d'autres sociétés, plus avancées, cette diffusion prend
-fin, ou, du moins, elle s'atténue. L'éducation se concentre entre les
-mains de fonctionnaires spéciaux. Dans l'Inde, en Égypte, ce sont
-les prêtres qui sont chargés de cette fonction. L'éducation est un
-attribut du pouvoir sacerdotal. Or cette première caractéristique
-différentielle en entraîne d'autres. Quand la vie religieuse, au lieu
-de rester elle-même complètement diffuse comme elle l'est à l'origine,
-se crée un organe spécial chargé de la diriger et de l'administrer,
-c'est-à-dire quand il se forme une classe ou une caste sacerdotale, ce
-qu'il y a de proprement spéculatif et intellectuel dans la religion
-prend un développement jusqu'alors inconnu. C'est dans ces milieux
-sacerdotaux que sont apparus les premiers prodromes, les formes
-premières et rudimentaires de la science: astronomie, mathématique,
-cosmologie. C'est un fait que Comte avait remarqué depuis longtemps
-et qui s'explique aisément. Il est tout naturel qu'une organisation
-qui a pour effet de concentrer dans un groupe restreint tout ce qui
-existe alors de vie spéculative stimule et développe cette dernière.
-Par suite, l'éducation ne se borne plus, comme dans le principe, à
-inculquer à l'enfant des pratiques, à le dresser à certaines manières
-d'agir. Il y a dès lors de la matière pour une certaine instruction. Le
-prêtre enseigne les éléments de ces sciences qui sont en train de se
-former. Seulement, cette instruction, ces connaissances spéculatives
-ne sont pas enseignées pour elles-mêmes, mais en raison des rapports
-qu'elles soutiennent avec les croyances religieuses; elles ont un
-caractère sacré, elles sont toutes pleines d'éléments proprement
-religieux, parce qu'elles se sont formées au sein même de la religion
-et en sont inséparables.--Dans d'autres pays, comme dans les cités
-grecques et latines, l'éducation reste partagée suivant une proportion,
-variable avec les cités, entre l'État et la famille. Point de caste
-sacerdotale. C'est l'État qui est préposé à la vie religieuse. Par
-suite, comme il n'a pas de besoins spéculatifs, comme il est avant
-tout orienté vers l'action et la pratique, c'est en dehors de lui,
-par conséquent aussi en dehors de la religion, que la science prend
-naissance quand le besoin s'en fait sentir. Les philosophes, les
-savants de la Grèce, sont des particuliers et des laïcs. La science
-même y a très vite une tendance antireligieuse. Il en résulte, au point
-de vue qui nous intéresse, que l'instruction, elle aussi, dès qu'elle
-apparaît, a un caractère laïc et privé. Le «grammateus» d'Athènes
-est un simple citoyen, sans attaches officielles et sans caractère
-religieux.
-
-Il est inutile de multiplier ces exemples, qui n'ont qu'un intérêt
-d'illustration. Ils suffisent à montrer comment, en comparant des
-sociétés de même espèce, on pourrait constituer des types d'éducation,
-de même que l'on constitue des types de famille, d'État ou de religion.
-Cette classification n'épuiserait pas, d'ailleurs, les problèmes
-scientifiques qui peuvent se poser au sujet de l'éducation; elle
-ne fait que fournir les éléments nécessaires pour en résoudre un
-autre, plus important. Une fois les types établis, il y aurait à les
-expliquer, c'est-à-dire à chercher de quelles conditions dépendent
-les propriétés caractéristiques de chacun d'eux, et comment ils sont
-sortis les uns des autres. On obtiendrait ainsi les lois qui dominent
-l'évolution des systèmes d'éducation. On pourrait apercevoir alors et
-dans quel sens l'éducation s'est développée et quelles sont les causes
-qui ont déterminé ce développement et qui en rendent compte. Question
-toute théorique assurément, mais dont la solution, on l'entrevoit sans
-peine, serait féconde en applications pratiques.
-
-Voilà déjà un vaste champ d'études ouvert à la spéculation
-scientifique. Et pourtant, il est d'autres problèmes encore qui
-pourraient être abordés dans le même esprit. Tout ce que nous venons
-de dire se rapporte au passé; de telles recherches auraient pour
-résultat de nous faire comprendre de quelle manière se sont constituées
-nos institutions pédagogiques. Mais elles peuvent être considérées
-sous un autre point de vue. Une fois formées, elles fonctionnent,
-et l'on pourrait rechercher de quelle manière elles fonctionnent,
-c'est-à-dire quels résultats elles produisent et quelles sont les
-conditions qui font varier ces résultats. Pour cela, il faudrait une
-bonne statistique scolaire. Il y a dans chaque école une discipline,
-un système de peines et de récompenses. Combien il serait intéressant
-de savoir, non pas seulement sur la foi d'impressions empiriques, mais
-par des observations méthodiques, de quelle façon ce système fonctionne
-dans les différentes écoles d'une même localité, dans les différentes
-régions, aux différents moments de l'année, aux différents moments de
-la journée; quels sont les délits scolaires les plus fréquents; comment
-leur proportion varie sur l'ensemble du territoire ou suivant les pays,
-comment elle dépend de l'âge de l'enfant, de son état de famille, etc.!
-Toutes les questions qui se posent à propos des délits de l'adulte
-peuvent se poser ici non moins utilement. Il y a une criminologie
-de l'enfant, comme il y a une criminologie de l'homme fait. Et la
-discipline n'est pas la seule institution éducative qui pourrait être
-étudiée d'après cette méthode. Il n'est pas de méthode pédagogique dont
-les effets ne pourraient être mesurés de la même manière, à supposer,
-bien entendu, que l'instrument nécessaire pour une telle étude,
-c'est-à-dire une bonne statistique, ait été institué.
-
-II. Voilà donc deux groupes de problèmes dont le caractère purement
-scientifique ne peut être contesté. Les uns sont relatifs à la genèse,
-les autres au fonctionnement des systèmes d'éducation. Dans toutes ces
-recherches, il s'agit simplement ou de décrire des choses présentes ou
-passées, ou d'en rechercher les causes, ou d'en déterminer les effets.
-Elles constituent une science; voilà ce qu'est, ou plutôt voilà ce que
-serait la science de l'éducation.
-
-Mais de l'esquisse même que nous venons d'en tracer, il ressort avec
-évidence que les théories que l'on appelle pédagogiques sont des
-spéculations d'une tout autre sorte. En effet, ni elles ne poursuivent
-le même but, ni elles n'emploient les mêmes méthodes. Leur objectif
-n'est pas de décrire ou d'expliquer ce qui est ou ce qui a été, mais
-de déterminer ce qui doit être. Elles ne sont orientées ni vers le
-présent, ni vers le passé, mais vers l'avenir. Elles ne se proposent
-pas d'exprimer fidèlement des réalités données, mais d'édicter des
-préceptes de conduite. Elles ne nous disent pas: voilà ce qui existe
-et quel en est le pourquoi, mais voilà ce qu'il faut faire. Même,
-les théoriciens de l'éducation ne parlent généralement des pratiques
-traditionnelles du présent et du passé qu'avec un dédain presque
-systématique. Ils en signalent surtout les imperfections. Presque tous
-les grands pédagogues, Rabelais, Montaigne, Rousseau, Pestalozzi, sont
-des esprits révolutionnaires, insurgés contre les usages de leurs
-contemporains. Ils ne mentionnent les systèmes anciens ou existants
-que pour les condamner, pour déclarer qu'ils sont sans fondement
-dans la nature. Ils en font plus ou moins complètement table rase et
-entreprennent de construire à la place quelque chose d'entièrement
-nouveau.
-
-Si donc on veut s'entendre soi-même, il faut distinguer avec soin deux
-sortes de spéculations aussi différentes. La pédagogie est autre chose
-que la science de l'éducation. Mais alors qu'est-ce donc? Pour faire un
-choix motivé, il ne nous suffit pas de savoir ce qu'elle n'est pas; il
-nous faut indiquer en quoi elle consiste.
-
-Dirons-nous que c'est un art? La conclusion paraît s'imposer; car
-d'ordinaire on ne voit pas d'intermédiaire entre ces deux extrêmes et
-l'on donne le nom d'art à tout produit de la réflexion qui n'est pas
-la science. Mais c'est étendre le sens du mot art au point d'y faire
-rentrer des choses très différentes.
-
-En effet, on appelle également art l'expérience pratique acquise
-par l'instituteur au contact des enfants et dans l'exercice de sa
-profession. Or cette expérience est manifestement une chose très
-différente des théories du pédagogue. Un fait d'observation courante
-rend très sensible cette différence. On peut être un parfait éducateur
-et pourtant être tout à fait impropre aux spéculations de la
-pédagogie. Le maître habile sait faire ce qu'il faut, sans pouvoir
-toujours dire les raisons qui justifient les procédés qu'il emploie;
-inversement le pédagogue peut manquer de toute habileté pratique; nous
-n'aurions pas confié une classe ni à Rousseau ni à Montaigne. Même de
-Pestalozzi, qui pourtant était un homme du métier, on peut dire qu'il
-ne devait posséder que très incomplètement l'art de l'éducateur, comme
-le prouvent ses échecs répétés. La même confusion se retrouve dans
-d'autres domaines. On appelle art le savoir-faire de l'homme d'État,
-expert au maniement des affaires publiques. Mais on dit aussi que les
-écrits de Platon, d'Aristote, de Rousseau, sont des traités d'art
-politique; et il est certain qu'on ne peut y voir des œuvres vraiment
-scientifiques, puisqu'elles ont pour objet non d'étudier le réel,
-mais de construire un idéal. Et pourtant, il y a un abîme entre les
-démarches de l'esprit qu'implique un livre comme le _Contrat social_
-et celles que suppose l'administration de l'État; Rousseau eût été
-vraisemblablement aussi mauvais ministre que mauvais éducateur. C'est
-ainsi encore que les meilleurs théoriciens des choses médicales ne sont
-pas, il s'en faut, les meilleurs cliniciens.
-
-Il y a donc intérêt à ne pas désigner par un même mot deux formes
-d'activité aussi différentes. Il faut, croyons-nous, réserver le nom
-d'art à tout ce qui est pratique pure sans théorie. C'est 'ainsi que
-tout le monde s'entend quand on parle de l'art du soldat, de l'art de
-l'avocat, de l'art de l'instituteur. Un art est un système de manières
-de faire qui sont ajustées à des fins spéciales et qui sont le produit
-soit d'une expérience traditionnelle communiquée par l'éducation, soit
-de l'expérience personnelle de l'individu. On ne peut les acquérir
-qu'en se mettant en rapport avec les choses sur lesquelles doit
-s'exercer l'action et en agissant soi-même. Sans doute, il peut se
-faire que l'art soit éclairé par la réflexion, mais la réflexion n'en
-est pas un élément essentiel, puisqu'il peut exister sans elle. Même il
-n'existe pas un seul art où tout soit réfléchi.
-
-Mais entre l'art ainsi défini et la science proprement dite, il y a
-place pour une attitude mentale intermédiaire. Au lieu d'agir sur les
-choses ou sur les êtres suivant des modes déterminés, on réfléchit
-sur les procédés d'action qui sont ainsi employés, en vue non de les
-connaître et de les expliquer, mais d'apprécier ce qu'ils valent, s'ils
-sont ce qu'ils doivent être, s'il n'est pas utile de les modifier et de
-quelle manière, voire même de les remplacer totalement par des procédés
-nouveaux. Ces réflexions prennent la forme de théories; ce sont des
-combinaisons d'idées, non des combinaisons d'actes, et, par là, elles
-se rapprochent de la science. Mais les idées qui sont ainsi combinées
-ont pour objet, non d'exprimer la nature des choses données, mais de
-diriger l'action. Elles ne sont pas des mouvements, mais sont toutes
-proches du mouvement, qu'elles ont pour fonction d'orienter. Si ce
-ne sont pas des actions, ce sont, du moins, des programmes d'action,
-et, par là, elles se rapprochent de l'art. Telles sont les théories
-médicales, politiques, stratégiques, etc. Pour exprimer le caractère
-mixte de ces sortes de spéculations, nous proposons de les appeler des
-théories pratiques. La pédagogie est une théorie pratique de ce genre.
-Elle n'étudie pas scientifiquement les systèmes d'éducation, mais elle
-y réfléchit en vue de fournir à l'activité de l'éducateur des idées qui
-le dirigent.
-
-III. Mais la pédagogie ainsi entendue est exposée à une objection dont
-on ne peut se dissimuler la gravité. Sans doute, dit-on, une théorie
-pratique est possible et légitime quand elle peut s'appuyer sur une
-science constituée et incontestée dont elle n'est que l'application.
-Dans ce cas, en effet, les notions théoriques d'où sont déduites les
-conséquences pratiques ont une valeur scientifique qui se communique
-aux conclusions qu'on en tire. C'est ainsi que la chimie appliquée est
-une théorie pratique qui n'est que la mise en œuvre des théories de
-la chimie pure. Mais une théorie pratique ne vaut que ce que valent
-les sciences auxquelles elle emprunte ses notions fondamentales. Or,
-sur quelles sciences la pédagogie peut-elle s'appuyer? Il devrait
-d'abord y avoir la science de l'éducation. Car, pour savoir ce que
-l'éducation doit être, il faudrait avant tout savoir quelle en est la
-nature, quelles sont les conditions diverses dont elle dépend, les
-lois suivant lesquelles elle a évolué dans l'histoire. Mais la science
-de l'éducation n'existe guère qu'à l'état de projet. Restent, d'une
-part, les autres branches de la sociologie qui pourraient aider la
-pédagogie à fixer le but de l'éducation avec l'orientation générale des
-méthodes; de l'autre, la psychologie dont les enseignements pourraient
-être très utiles pour la détermination, dans le détail, des procédés
-pédagogiques. Mais la sociologie est une science à peine naissante;
-elle ne compte que bien peu de propositions établies, si tant est qu'il
-y en ait. La psychologie elle-même, bien qu'elle se soit constituée
-plus tôt que les sciences sociales, est l'objet de toutes sortes de
-controverses; il n'est pas de questions psychologiques sur lesquelles
-on ne soutienne encore les thèses les plus opposées. Dès lors, que
-peuvent valoir des conclusions pratiques qui reposent sur des données
-scientifiques à la fois aussi incertaines et aussi incomplètes? Que
-peut valoir une spéculation pédagogique qui manque de toutes bases, ou
-dont les bases, quand elles ne font pas totalement défaut, manquent à
-ce point de solidité?
-
-Le fait que l'on invoque ainsi pour dénier tout crédit à la pédagogie
-est, en lui-même, incontestable. Il est certain que la science
-de l'éducation est tout entière à faire, que la sociologie et la
-psychologie sont encore bien peu avancées. Si donc il nous était permis
-d'attendre, il serait prudent et méthodique de patienter jusqu'à ce
-que ces sciences eussent fait des progrès et pussent être utilisées
-avec plus d'assurance. Mais c'est que, justement, la patience ne
-nous est pas permise. Nous ne sommes pas libres de nous poser ou
-d'ajourner le problème: il nous est posé, ou plutôt imposé par les
-choses elles-mêmes, par les faits, par la nécessité de vivre. La
-question n'est pas entière. Nous sommes embarqués et il faut suivre.
-Sur bien des points, notre système traditionnel d'éducation n'est
-plus en harmonie avec nos idées et nos besoins. Nous n'avons donc de
-choix qu'entre les deux partis suivants: Ou bien essayer de maintenir
-quand même les pratiques que nous a léguées le passé, bien qu'elles
-ne répondent plus aux exigences de la situation, ou bien entreprendre
-résolument de rétablir l'harmonie troublée en cherchant quelles sont
-les modifications nécessaires. De ces deux partis, le premier est
-irréalisable et ne peut aboutir. Rien n'est vain comme ces tentatives
-pour donner une vie artificielle et une autorité d'apparence à des
-institutions vieillies et discréditées. L'échec est inévitable. On ne
-peut pas étouffer les idées que ces institutions contredisent: on ne
-peut pas faire taire les besoins qu'elles froissent. Les forces contre
-lesquelles on entreprend ainsi de lutter ne peuvent pas ne pas avoir le
-dessus.
-
-Il n'y a donc qu'à se mettre courageusement à l'œuvre, qu'à rechercher
-les changements qui s'imposent et à les réaliser. Mais comment les
-découvrir si ce n'est par la réflexion? Seule, la conscience réfléchie
-peut suppléer aux lacunes de la tradition, quand celle-ci vient à faire
-défaut. Or qu'est-ce que la pédagogie, sinon la réflexion appliquée
-le plus méthodiquement possible aux choses de l'éducation en vue d'en
-régler le développement? Sans doute, nous n'avons pas entre les mains
-tous les éléments qui seraient désirables pour résoudre le problème;
-mais ce n'est pas une raison pour ne pas chercher à le résoudre
-puisqu'il faut qu'il soit résolu. Nous n'avons donc rien d'autre à
-faire qu'à faire pour le mieux, qu'à rassembler le plus de faits
-instructifs qu'il nous est possible, qu'à les interpréter avec le
-plus de méthode que nous pouvons y mettre, afin de réduire au minimum
-les chances d'erreur. Tel est le rôle du pédagogue. Rien n'est vain
-et stérile comme ce puritanisme scientifique qui, sous prétexte que
-la science n'est pas faite, conseille l'abstention et recommande aux
-hommes d'assister en témoins indifférents, ou tout au moins résignés,
-à la marche des événements. A côté du sophisme d'ignorance, il y a le
-sophisme de science qui n'est pas moins dangereux. Sans doute, à agir
-dans ces conditions, on court des risques. Mais l'action ne va jamais
-sans risques; la science, si avancée qu'elle puisse être, ne saurait
-les supprimer. Tout ce qu'on peut nous demander, c'est de mettre tout
-ce que nous avons de science, si imparfaite qu'elle soit, et tout ce
-que nous avons de conscience, à prévenir ces risques autant qu'il
-est en nous. Et c'est précisément en cela que consiste le rôle de la
-pédagogie.
-
-Mais la pédagogie ne sera pas seulement utile dans ces périodes
-critiques où il faut, en toute urgence, remettre un système scolaire en
-harmonie avec les besoins du temps; aujourd'hui, tout au moins, elle
-est devenue un auxiliaire constamment indispensable de l'éducation.
-
-C'est que, en effet, si l'art de l'éducateur est fait, avant tout,
-d'instincts et d'habitudes devenues presque instinctives, il est
-cependant nécessaire que l'intelligence ne s'en retire pas. La
-réflexion ne saurait en tenir lieu, mais il ne saurait se passer de la
-réflexion, du moins à partir du moment où les peuples ont atteint un
-certain degré de civilisation. En effet, une fois que la personnalité
-individuelle est devenue un élément essentiel de la culture
-intellectuelle et morale de l'humanité, l'éducateur doit tenir compte
-du germe d'individualité qui est en chaque enfant. Il doit, par tous
-les moyens possibles, chercher à en favoriser le développement. Au lieu
-d'appliquer à tous, d'une manière invariable, la même réglementation
-impersonnelle et uniforme, il devra, au contraire, varier, diversifier
-les méthodes suivant les tempéraments et la tournure de chaque
-intelligence. Mais, pour pouvoir accommoder avec discernement les
-pratiques éducatives à la variété des cas particuliers, il faut
-savoir à quoi elles tendent, quelles sont les raisons des différents
-procédés qui les constituent, les effets qu'elles produisent dans les
-différentes circonstances; il faut, en un mot, les avoir soumises à
-la réflexion pédagogique. Une éducation empirique, machinale, ne
-peut pas ne pas être compressive et niveleuse. D'autre part, à mesure
-qu'on avance dans l'histoire, l'évolution sociale devient plus rapide;
-une époque ne ressemble pas à celle qui précède; chaque temps a sa
-physionomie. Des besoins nouveaux et de nouvelles idées surgissent
-sans cesse; pour pouvoir répondre aux changements incessants qui
-surviennent ainsi dans les opinions et dans les mœurs, il faut que
-l'éducation elle-même change, et, par conséquent, reste dans un état
-de malléabilité qui permette le changement. Or, le seul moyen de
-l'empêcher de tomber sous le joug de l'habitude et de dégénérer en
-automatisme machinal et immuable, c'est de la tenir perpétuellement
-en haleine par la réflexion. Quand l'éducateur se rend compte des
-méthodes qu'il emploie, de leur but et de leur raison d'être, il est en
-état de les juger et, par suite, il se tient prêt à les modifier s'il
-arrive à se convaincre que le but à poursuivre n'est plus le même ou
-que les moyens à employer doivent être différents. La réflexion est,
-par excellence, la force antagoniste de la routine, et la routine est
-l'obstacle aux progrès nécessaires.
-
-C'est pourquoi, s'il est vrai, comme nous le disions en commençant,
-que la pédagogie n'apparaît dans l'histoire que d'une manière
-intermittente, il faut cependant ajouter qu'elle tend de plus en plus
-à devenir une fonction continue de la vie sociale. Le moyen âge n'en
-avait pas besoin. C'était une époque de conformisme où tout le monde
-pensait et sentait de la même manière, où tous les esprits étaient
-comme coulés dans le même moule, où les dissidences individuelles
-étaient rares, et d'ailleurs proscrites. Aussi l'éducation était-elle
-impersonnelle; le maître, dans les écoles médiévales, s'adressait
-collectivement à tous ses élèves sans qu'il eût l'idée d'approprier
-son action à la nature de chacun. En même temps, l'immutabilité des
-croyances fondamentales s'opposait à ce que le système éducatif évoluât
-très rapidement. Pour ces deux raisons, il avait donc moins besoin
-d'être guidé par la pensée pédagogique. Mais, à la Renaissance, tout
-change: les personnalités individuelles se dégagent de la masse sociale
-où elles étaient, jusque-là, absorbées et confondues; les esprits se
-diversifient; en même temps le développement historique s'accélère;
-une nouvelle civilisation se constitue. Pour répondre à tous ces
-changements, la réflexion pédagogique s'éveille, et, bien qu'elle n'ait
-pas toujours brillé d'un même éclat, cependant, elle ne devait plus
-s'éteindre complètement.
-
-IV. Mais, pour que la réflexion pédagogique puisse produire les effets
-utiles qu'on est en droit d'attendre d'elle, il faut qu'elle soit
-soumise à une culture appropriée.
-
-1° Nous avons vu que la pédagogie n'est pas l'éducation et ne saurait
-en tenir lieu. Son rôle n'est pas de se substituer à la pratique, mais
-de la guider, de l'éclairer, de l'aider, au besoin, à combler les
-lacunes qui viennent à s'y produire, à remédier aux insuffisances
-qui y sont constatées. Le pédagogue n'a donc pas à construire de
-toutes pièces un système d'enseignement, comme s'il n'en existait pas
-avant lui; mais il faut, au contraire, qu'il s'applique, avant tout,
-à connaître et à comprendre le système de son temps; c'est à cette
-condition qu'il sera en mesure de s'en servir avec discernement et de
-juger ce qu'il peut s'y trouver de défectueux.
-
-Mais, pour pouvoir le comprendre, il ne suffit pas de le considérer
-tel qu'il est aujourd'hui, car ce système d'éducation est un produit
-de l'histoire que l'histoire seule peut expliquer. C'est une véritable
-institution sociale. Même il n'en est guère où toute l'histoire du
-pays vienne aussi intégralement retentir. Les écoles françaises
-traduisent, expriment l'esprit français. On ne peut donc rien entendre
-à ce qu'elles sont, au but qu'elles poursuivent, si l'on ne sait pas
-ce qui constitue notre esprit national, quels en sont les divers
-éléments, quels sont ceux qui dépendent de causes permanentes et
-profondes, ceux, au contraire, qui sont dus à l'action de facteurs
-plus ou moins accidentels et passagers: toutes questions que, seule,
-l'analyse historique peut résoudre. On discute souvent pour savoir
-quelle place doit revenir à l'école primaire dans l'ensemble de notre
-organisation scolaire et dans la vie générale de la société. Mais
-le problème est insoluble si l'on ignore comment s'est formée notre
-organisation scolaire, d'où viennent ses caractères distinctifs, ce
-qui a déterminé, dans le passé, la place qui y a été faite h l'école
-élémentaire, quelles sont les causes qui en ont favorisé ou entravé le
-développement, etc.
-
-Ainsi, l'histoire de l'enseignement, au moins de l'enseignement
-national, est la première des propédeutiques à une culture pédagogique.
-Naturellement, si c'est de pédagogie primaire qu'il s'agit, c'est
-l'histoire de l'enseignement primaire que l'on s'attache de préférence
-à connaître. Mais, pour la raison que nous venons d'indiquer, il ne
-saurait être détaché complètement du système scolaire plus vaste dont
-il n'est qu'une partie.
-
-2° Mais ce système scolaire n'est pas fait uniquement de pratiques
-établies, de méthodes consacrées par l'usage, héritage du passé. Il
-s'y trouve, de plus, des tendances vers l'avenir, des aspirations vers
-un idéal nouveau, plus ou moins clairement entrevu. Ces aspirations,
-il importe de les bien connaître pour pouvoir apprécier quelle place
-il convient de leur faire dans la réalité scolaire. Or, elles viennent
-s'exprimer dans les doctrines pédagogiques; l'histoire de ces doctrines
-doit donc compléter celle de l'enseignement.
-
-On pourrait croire, il est vrai, que, pour remplir sa fin utile, cette
-histoire n'a pas besoin de remonter très loin dans le passé et peut,
-sans inconvénient, être très courte. Ne suffit-il pas de connaître les
-théories entre lesquelles se partagent les esprits des contemporains?
-Toutes les autres, celles des siècles, antérieurs, sont aujourd'hui
-périmées et n'ont plus, semble-t-il, qu'un intérêt d'érudition.
-
-Mais ce modernisme ne peut, croyons-nous, que raréfier une des
-principales sources auxquelles doit s'alimenter la réflexion
-pédagogique.
-
-En effet, les doctrines les plus récentes ne sont pas nées d'hier;
-elles sont la suite de celles qui ont précédé, sans lesquelles, par
-conséquent, elles ne peuvent être comprises; et ainsi, de proche
-en proche, pour découvrir les causes déterminantes d'un courant
-pédagogique de quelque importance, il faut généralement revenir
-assez loin en arrière. C'est même à cette condition que l'on aura
-quelque assurance que les vues nouvelles qui passionnent le plus les
-esprits ne sont pas de brillantes improvisations, destinées à sombrer
-rapidement dans l'oubli. Par exemple, pour pouvoir comprendre la
-tendance actuelle à l'enseignement par les choses, à ce qu'on peut
-appeler le réalisme pédagogique, il ne faut pas se borner à voir
-comment elle s'exprime chez tel ou tel contemporain; il faut remonter
-jusqu'au moment où elle prend naissance, c'est-à-dire au milieu du
-dix-huitième siècle en France, et vers la fin du dix-septième dans
-certains pays protestants. Par cela seul quelle se trouvera ainsi
-rattachée à ses origines premières, la pédagogie réaliste se présentera
-sous un tout autre aspect; on se rendra mieux compte qu'elle tient à
-des causes profondes, impersonnelles, agissantes chez tous les peuples
-de l'Europe. Et en même temps, on sera dans de meilleures conditions
-pour apercevoir quelles sont ces causes, et, par conséquent, pour
-juger de la portée véritable de ce mouvement. Mais, d'un autre côté,
-ce courant pédagogique s'est constitué en opposition avec un courant
-contraire, celui de l'enseignement humaniste et livresque. On ne pourra
-donc apprécier sainement le premier qu'à condition de connaître aussi
-le second; et nous voilà obligés de remonter bien plus haut encore
-dans l'histoire. Cette histoire de la pédagogie, pour porter tous
-ses fruits, ne doit pas, d'ailleurs, être séparée de l'histoire de
-l'enseignement. Bien que nous les ayons distinguées dans l'exposition,
-elles sont, en réalité, solidaires l'une de l'autre. Car, à chaque
-moment du temps, les doctrines dépendent de l'état de l'enseignement,
-qu'elles reflètent alors même qu'elles réagissent contre lui, et,
-d'autre part, dans la mesure où elles exercent une action efficace,
-elles contribuent à le déterminer.
-
-La culture pédagogique doit donc avoir une base largement historique.
-C'est à cette condition que la pédagogie pourra échapper à un reproche
-qu'on lui a souvent adressé et qui a fortement nui à son crédit. Trop
-de pédagogues, et parmi les plus illustres, ont entrepris d'édifier
-leurs systèmes en faisant abstraction de ce qui avait existé avant eux.
-Le traitement auquel Ponocrates soumet Gargantua avant de l'initier
-aux méthodes nouvelles est, sur ce point, significatif: il lui purge
-le cerveau «avec élébore d'Anticyre» de manière à lui faire oublier
-«tout ce qu'il auoit apprins soubz ses anticques precepteurs». C'était
-dire, sous une forme allégorique, que la pédagogie nouvelle ne devait
-rien avoir de commun avec celle qui avait précédé. Mais c'était du même
-coup se placer en dehors des conditions du réel. L'avenir ne peut être
-évoqué du néant: nous ne pouvons le construire qu'avec les matériaux
-que nous a légués le passé. Un idéal que l'on construit en prenant le
-contre-pied de l'état de choses existant n'est pas réalisable puisqu'il
-n'a pas de racines dans la réalité. D'ailleurs, il est clair que le
-passé avait ses raisons d'être; il n'aurait pu durer s'il n'avait
-répondu à des besoins légitimes qui ne sauraient disparaître totalement
-du jour au lendemain; on ne peut donc en faire aussi radicalement table
-rase sans méconnaître des nécessités vitales. Voilà comment il se fait
-que la pédagogie n'a trop souvent été qu'une forme de littérature
-utopique. Nous plaindrions des enfants auxquels on appliquerait
-rigoureusement la méthode de Rousseau ou celle de Pestalozzi. Sans
-doute, ces utopies ont pu jouer un rôle utile dans l'histoire. Leur
-simplisme même leur a permis de frapper plus vivement les esprits et
-de les stimuler à l'action. Mais, d'abord, ces avantages ne sont pas
-sans inconvénients; de plus, pour cette pédagogie de tous les jours,
-dont chaque maître a besoin en vue d'éclairer et de guider sa pratique
-quotidienne, il faut moins d'entraînement passionnel et unilatéral,
-et, au contraire, plus de méthode, un sentiment plus présent de la
-réalité et des difficultés multiples auxquelles il est nécessaire de
-faire face. C'est ce sentiment que donnera une culture historique bien
-entendue.
-
-3° Seule, l'histoire de l'enseignement et de la pédagogie permet de
-déterminer les fins que doit poursuivre l'éducation à chaque moment
-du temps. Mais, pour ce qui regarde les moyens nécessaires à la
-réalisation de ces fins, c'est à la psychologie qu'il faut les demander.
-
-En effet, l'idéal pédagogique d'une époque exprime avant tout l'état
-de la société à l'époque considérée. Mais, pour que cet idéal devienne
-une réalité, encore faut-il y conformer la conscience de l'enfant. Or,
-la conscience a ses lois propres qu'il faut connaître pour pouvoir les
-modifier, si, du moins, on veut s'épargner, autant que possible, les
-tâtonnements empiriques que la pédagogie a précisément pour objet de
-réduire au minimum. Pour pouvoir exciter l'activité à se développer
-dans une certaine direction, encore faut-il savoir quels sont les
-ressorts qui la meuvent et quelle est leur nature; car c'est à cette
-condition qu'il sera possible d'y appliquer, en connaissance de cause,
-l'action qui convient. S'agit-il, par exemple, d'éveiller ou l'amour de
-la patrie ou le sens de l'humanité? Nous saurons d'autant mieux tourner
-la sensibilité morale des élèves dans l'un ou l'autre sens, que nous
-aurons des notions plus complètes et plus précises sur l'ensemble des
-phénomènes que l'on appelle tendances, habitudes, désirs, émotions,
-etc., sur les conditions diverses dont ils dépendent, sur la forme
-qu'ils présentent chez l'enfant. Suivant qu'on voit dans les tendances
-un produit des expériences agréables ou désagréables qu'a pu faire
-l'espèce, ou bien, au contraire, un fait primitif antérieur aux
-états affectifs qui en accompagnent le fonctionnement, on devra s'y
-prendre de manières très différentes pour en régler le fonctionnement.
-Or, c'est à la psychologie et, plus spécialement, à la psychologie
-infantile qu'il appartient dé résoudre ces questions. Si donc elle est
-incompétente pour fixer la fin,-—puisque la fin varie suivant les états
-sociaux,--il n'est pas douteux qu'elle n'ait un rôle utile à jouer
-dans la constitution des méthodes. Même, comme aucune méthode ne peut
-s'appliquer de la même manière aux différents enfants, c'est encore la
-psychologie qui devrait nous aider à nous reconnaître au milieu de la
-diversité des intelligences et des caractères. On sait malheureusement
-que nous sommes encore loin du moment où elle sera vraiment en état de
-satisfaire à ce desideratum.
-
-Il y a une forme spéciale de la psychologie qui a pour le pédagogue
-une importance toute particulière: c'est la psychologie collective.
-Une classe, en effet, est une petite société, et il ne faut pas la
-conduire comme si elle n'était qu'une simple agglomération de sujets
-indépendants les uns des autres. Les enfants en classe pensent, sentent
-et agissent autrement que quand ils sont isolés. Il se produit dans
-une classe des phénomènes de contagion, de démoralisation collective,
-de surexcitation mutuelle, d'effervescence salutaire, qu'il faut
-savoir discerner afin de prévenir ou de combattre les uns, d'utiliser
-les autres. Assurément, cette science est encore tout à fait dans
-l'enfance. Cependant, il y a, dès à présent, un certain nombre de
-propositions qu'il importe de ne pas ignorer.
-
-Telles sont les principales disciplines qui peuvent éveiller et
-cultiver la réflexion pédagogique. Au lieu de chercher à édicter, pour
-la pédagogie, un code abstrait de règles méthodologiques,--entreprise
-qui, en un mode de spéculation aussi composite et aussi complexe,
-n'est guère réalisable d'une manière satisfaisante,--il nous a paru
-préférable d'indiquer de quelle manière le pédagogue nous paraît devoir
-être formé. Une certaine attitude de l'esprit en face des problèmes
-qu'il lui appartient de traiter se trouve, par cela même, déterminée.
-
-
-
-
-III
-
-PÉDAGOGIE ET SOCIOLOGIE
-
-
-Messieurs,
-
-C'est pour moi un très grand honneur, et dont je sens vivement tout
-le prix, d'avoir à suppléer dans cette chaire l'homme de haute raison
-et de ferme volonté à qui la France doit, pour une si large part, la
-rénovation de son enseignement primaire. En contact intime avec les
-maîtres de nos écoles depuis quinze ans que je professe la pédagogie à
-l'Université de Bordeaux, j'ai pu voir de près l'œuvre à laquelle le
-nom de M. Buisson restera définitivement attaché, et j'en connais, par
-suite, toute la grandeur. Surtout quand on se reporte par la pensée à
-l'état dans lequel se trouvait cet enseignement au moment où la réforme
-en fut entreprise, il est impossible de ne pas admirer l'importance
-des résultats obtenus et la rapidité des progrès accomplis. Les écoles
-multipliées et matériellement transformées, des méthodes rationnelles
-substituées aux vieilles routines d'autrefois, un véritable essor donné
-à la réflexion pédagogique, une stimulation générale de toutes les
-initiatives, tout cela constitue certainement une des plus grandes et
-des plus heureuses révolutions qui se soient produites dans l'histoire
-de notre éducation nationale. Ce fut donc pour la science une véritable
-bonne fortune quand M. Buisson, jugeant sa tâche achevée, renonça à
-ses absorbantes fonctions pour communiquer au public, par la voie de
-l'enseignement, les résultats de son incomparable expérience. Une
-pratique aussi étendue des choses, éclairée d'ailleurs par une large
-philosophie, à la fois prudente et curieuse de toutes les nouveautés,
-devait nécessairement donner à sa parole une autorité que venaient
-rehausser encore le prestige moral attaché à sa personne et le souvenir
-des services rendus dans toutes les grandes causes auxquelles M.
-Buisson a consacré sa vie.
-
-Je ne vous apporte rien qui ressemble à une compétence aussi
-particulière. Aussi aurais-je lieu de me sentir singulièrement effrayé
-devant les difficultés de ma tâche, si je ne me rassurais un peu à la
-pensée que des problèmes aussi complexes peuvent être utilement étudiés
-par des esprits divers et de points de vue différents. Sociologue,
-c'est surtout en sociologue que je vous parlerai d'éducation.
-D'ailleurs, bien loin qu'à procéder ainsi on s'expose à voir et à
-montrer les choses par un biais qui les déforme, je suis, au contraire,
-convaincu qu'il n'est pas de méthode plus apte à mettre en évidence
-leur véritable nature. Je considère, en effet, comme le postulat même
-de toute spéculation pédagogique que l'éducation est chose éminemment
-sociale, par ses origines comme par ses fonctions, et que, par suite,
-la pédagogie dépend de la sociologie plus étroitement que de toute
-autre science. Et puisque cette idée est appelée à dominer tout mon
-enseignement, comme elle dominait déjà l'enseignement similaire que je
-donnais naguère dans une autre Université, il m'a paru qu'il convenait
-d'employer ce premier entretien à la dégager et à la préciser afin que
-vous puissiez mieux en suivre les applications ultérieures. Ce n'est
-pas qu'il puisse être question d'en faire une démonstration expresse
-au cours d'une seule et unique leçon. Un principe aussi général et
-dont les répercussions sont aussi étendues ne peut se vérifier que
-progressivement, au fur et à mesure que l'on avance dans le détail des
-faits et qu'on voit comment il s'y applique. Mais ce qui est possible
-dès maintenant, c'est de vous en donner un aperçu d'ensemble; c'est de
-vous indiquer les principales raisons qui doivent le faire accepter,
-dès le début de la recherche, à titre de présomption provisoire et
-sous réserve des vérifications nécessaires; c'est, enfin, d'en marquer
-la portée en même temps que les limites, et ce sera l'objet de cette
-première leçon.
-
-
-I
-
-Il est d'autant plus nécessaire d'appeler tout de suite votre attention
-sur cet axiome fondamental qu'il est plus généralement méconnu.
-Jusqu'à ces dernières années--et encore les exceptions peuvent-elles
-se compter[4]--les pédagogues modernes étaient presque unanimement
-d'accord pour voir dans l'éducation une chose éminemment individuelle
-et pour faire, par conséquent, de la pédagogie un corollaire immédiat
-et direct de la seule psychologie. Pour Kant comme pour Mill, pour
-Herbart comme pour Spencer, l'éducation aurait avant tout pour objet
-de réaliser en chaque individu, mais en les portant à leur plus haut
-point de perfection possible, les attributs constitutifs de l'espèce
-humaine en général. On posait comme une vérité d'évidence qu'il y a une
-éducation, et une seule, qui, à l'exclusion de toute autre, convient
-indifféremment à tous les hommes, quelles que soient les conditions
-historiques et sociales dont ils dépendent, et c'est cet idéal
-abstrait et unique que les théoriciens de l'éducation se proposaient
-de déterminer. On admettait qu'il y a _une_ nature humaine, dont les
-formes et les propriétés sont déterminables une fois pour toutes, et le
-problème pédagogique consistait à rechercher de quelle manière l'action
-éducatrice doit s'exercer sur la nature humaine ainsi définie. Sans
-doute, nul n'a jamais pensé que l'homme soit d'emblée, dès qu'il entre
-dans la vie, tout ce qu'il peut et doit être. Il est trop manifeste
-que l'être humain ne se constitue que progressivement, au cours d'un
-lent devenir qui commence à la naissance pour ne s'achever qu'à la
-maturité. Mais on supposait que ce devenir ne fait qu'actualiser des
-virtualités, que mettre au jour des énergies latentes qui existaient,
-toutes préformées, dans l'organisme physique et mental de l'enfant.
-L'éducateur n'aurait donc rien d'essentiel à ajouter à l'œuvre de
-la nature. Il ne créerait rien de nouveau. Son rôle se bornerait à
-empêcher que ces virtualités existantes ne s'atrophient par inaction,
-ou ne dévient de leur direction normale, ou ne se développent avec trop
-de lenteur. Dès lors, les conditions de temps et de lieu, l'état où se
-trouve le milieu social perdent tout intérêt pour la pédagogie. Puisque
-l'homme porte en lui-même tous les germes de son développement, c'est
-lui et lui seul qu'il faut observer quand on entreprend de déterminer
-dans quel sens et de quelle manière ce développement doit être dirigé.
-Ce qui importe, c'est de savoir quelles sont ses facultés natives et
-quelle est leur nature. Or la science qui a pour objet de décrire et
-d'expliquer l'homme individuel, c'est la psychologie. Il semble donc
-qu'elle doive suffire à tous les besoins du pédagogue.
-
-Malheureusement, cette conception de l'éducation se trouve en
-contradiction formelle avec tout ce que nous apprend l'histoire: il
-n'est pas un peuple, en effet, où elle ait jamais été mise en pratique.
-Tout d'abord, bien loin qu'il y ait une éducation universellement
-valable pour tout le genre humain, il n'y a, pour ainsi dire, pas de
-société où des systèmes pédagogiques différents ne coexistent et ne
-fonctionnent parallèlement. La société est-elle formée de castes?
-L'éducation varie d'une caste à l'autre; celle des patriciens n'était
-pas celle des plébéiens, celle du Brahmane n'était pas celle du Çudra.
-De même, au moyen âge, quel écart entre la culture que recevait le
-jeune page, instruit dans tous les arts de la chevalerie, et celle du
-vilain qui s'en allait apprendre à l'école de sa paroisse quelques
-maigres éléments de comput, de chant et de grammaire! Aujourd'hui
-encore ne voyons-nous pas l'éducation varier avec les classes sociales
-ou bien même avec les habitats? Celle de la ville n'est pas celle de
-la campagne, celle du bourgeois n'est pas celle de l'ouvrier. On dira
-que cette organisation n'est pas moralement justifiable, qu'on ne peut
-y voir qu'une survivance destinée à disparaître? La thèse est aisée
-à défendre. Il est évident que l'éducation de nos enfants ne devrait
-pas dépendre du hasard qui les fait naître ici plutôt que là, de tels
-parents et non de tels autres. Mais alors même que la conscience
-morale de notre temps aurait reçu sur ce point la satisfaction qu'elle
-attend, l'éducation ne deviendrait pas pour cela plus uniforme. Alors
-même que la carrière de chaque enfant ne serait plus prédéterminée,
-au moins en grande partie, par une aveugle hérédité, la diversité
-morale des professions ne laisserait pas d'entraîner à sa suite une
-grande diversité pédagogique. Chaque profession, en effet, constitue
-un milieu sui generis qui réclame des aptitudes particulières et des
-connaissances spéciales, où règnent certaines idées, certains usages,
-certaines manières de voir les choses; et comme l'enfant doit être
-préparé en vue de la fonction qu'il sera appelé à remplir, l'éducation,
-à partir d'un certain âge, ne peut plus rester la même pour tous les
-sujets auxquels elle s'applique. C'est pourquoi nous la voyons, dans
-tous les pays civilisés, qui tend de plus en plus à se diversifier et
-à se spécialiser: et cette spécialisation devient tous les jours plus
-précoce. L'hétérogénéité qui se produit ainsi ne repose pas, comme
-celle dont nous constations tout à l'heure l'existence, sur d'injustes
-inégalités; mais elle n'est pas moindre. Pour trouver une éducation
-absolument homogène et égalitaire, il faudrait remonter jusqu'aux
-sociétés pré-historiques au sein desquelles il n'existe aucune
-différenciation, et encore ces sortes de sociétés ne représentent-elles
-guère qu'un moment logique dans l'histoire de l'humanité.
-
-Or il est évident que ces éducations spéciales ne sont nullement
-organisées en vue de fins individuelles. Sans doute, il arrive parfois
-qu'elles ont pour effet de développer chez l'individu des aptitudes
-particulières qui y étaient immanentes et qui ne demandaient qu'à
-entrer en acte: en ce sens, on peut dire qu'elles l'aident à réaliser
-sa nature. Mais nous savons combien ces vocations étroitement définies
-sont exceptionnelles. Le plus généralement, nous ne sommes pas
-prédestiné par notre tempérament intellectuel ou moral aune fonction
-bien déterminée. L'homme moyen est éminemment plastique; il peut
-être également utilisé dans des emplois très variés. Si donc il se
-spécialise et s'il se spécialise sous telle forme plutôt que sous telle
-autre, ce n'est pas pour des raisons qui lui sont intérieures; il n'y
-est pas poussé par les nécessités de sa nature. Mais c'est la société
-qui, pour pouvoir se maintenir, a besoin que le travail se divise entre
-ses membres et se divise entre eux de telle façon plutôt que de telle
-autre. C'est pourquoi elle se prépare de ses propres mains, par la voie
-de l'éducation, les travailleurs spéciaux dont elle a besoin. C'est
-donc pour elle et c'est aussi par elle que l'éducation s'est ainsi
-diversifiée.
-
-Il y a plus. Bien loin que cette culture spéciale nous rapproche
-nécessairement de la perfection humaine, elle ne va pas sans une
-déchéance partielle, et cela alors même qu'elle se trouve en harmonie
-avec les prédispositions naturelles de l'individu. Car nous ne pouvons
-développer avec l'intensité nécessaire les facultés qu'implique
-spécialement notre fonction, sans laisser les autres s'engourdir dans
-l'inaction, sans abdiquer, par conséquent, toute une partie de notre
-nature. Par exemple, l'homme, en tant qu'individu, n'est pas moins
-fait pour agir que pour penser. Même, puisqu'il est avant tout un être
-vivant et que la vie c'est l'action, les facultés actives lui sont
-peut-être plus essentielles que les autres. Et cependant, à partir du
-moment où la vie intellectuelle des sociétés a atteint un certain degré
-de développement, il y a et il doit nécessairement y avoir des hommes
-qui s'y consacrent exclusivement, qui ne fassent que penser. Or la
-pensée ne peut se développer qu'en se détachant du mouvement, qu'en se
-repliant sur elle-même, qu'en détournant de l'action le sujet qui s'y
-donne. Ainsi se forment ces natures incomplètes où toutes les énergies
-de l'activité se sont, pour ainsi dire, converties en réflexion, et
-qui, pourtant, quelque tronquées qu'elles soient par certains côtés,
-constituent les agents indispensables du progrès scientifique. Jamais
-l'analyse abstraite de la constitution humaine n'aurait permis de
-prévoir que l'homme était susceptible d'altérer ainsi ce qui passe pour
-être son essence, ni qu'une éducation était nécessaire qui préparât ces
-utiles altérations.
-
-Cependant, quelle que soit l'importance de ces éducations spéciales,
-on ne saurait contester qu'elles ne sont pas toute l'éducation. Même
-on peut dire qu'elles ne se suffisent pas à elles-mêmes; partout où
-on les rencontre, elles ne divergent les unes des autres qu'à partir
-d'un certain point en deçà duquel elles se confondent. Elles reposent
-toutes sur une base commune. Il n'y a pas de peuple, en effet, où il
-n'existe un certain nombre d'idées, de sentiments et de pratiques
-que l'éducation doit inculquer à tous les enfants indistinctement,
-à quelque catégorie sociale qu'ils appartiennent. C'est même cette
-éducation commune qui passe généralement pour être la véritable
-éducation. Elle seule semble pleinement mériter d'être appelée de ce
-nom. On lui accorde sur toutes les autres une sorte de prééminence.
-C'est donc d'elle surtout qu'il importe de savoir si, comme on le
-prétend, elle est impliquée tout entière dans la notion de l'homme et
-si elle en peut être déduite.
-
-À vrai dire, la question ne se pose même pas pour tout ce qui concerne
-les systèmes d'éducation que nous fait connaître l'histoire. Ils sont
-si évidemment liés à des systèmes sociaux déterminés qu'ils en sont
-inséparables. Si, en dépit des différences qui séparaient le patriciat
-de la plèbe, il y avait pourtant à Rome une éducation commune à
-tous les Romains, cette éducation avait pour caractéristique d'être
-essentiellement romaine. Elle impliquait toute l'organisation de la
-cité en même temps qu'elle en était la base. Et ce que nous disons de
-Rome pourrait se répéter de toutes les sociétés historiques. Chaque
-type de peuple a son éducation qui lui est propre et qui peut servir
-à le définir au même titre que son organisation morale, politique et
-religieuse. C'est un des éléments de sa physionomie. Voilà pourquoi
-l'éducation a si prodigieusement varié suivant les temps et les
-pays; pourquoi, ici, elle habitue l'individu à abdiquer complètement
-sa personnalité entre les mains de l'État, alors qu'ailleurs, au
-contraire, elle s'attache à en faire un être autonome, législateur
-de sa propre conduite; pourquoi elle était ascétique au moyen âge,
-libérale à la renaissance, littéraire au XVIIe siècle, scientifique de
-nos jours. Ce n'est pas que, par une suite d'aberrations, les hommes se
-soient mépris sur leur nature d'hommes et sur leurs besoins, mais c'est
-que leurs besoins ont varié, et ils ont varié parce que les conditions
-sociales dont dépendent les besoins humains ne sont pas restées les
-mêmes.
-
-Mais, par une inconsciente contradiction, ce que l'on accorde
-facilement pour le passé, on se refuse à l'admettre pour le présent
-et, plus encore, pour l'avenir. Tout le monde reconnaît sans peine
-qu'à Rome, en Grèce, l'éducation avait pour unique objet de faire
-des Grecs et des Romains et, par conséquent, se trouvait solidaire
-de tout un ensemble d'institutions politiques, morales, économiques
-et religieuses. Mais nous nous plaisons à croire que notre éducation
-moderne échappe à la loi commune, que, dès à présent, elle est moins
-directement dépendante des contingences sociales et qu'elle est
-appelée à s'en affranchir complètement dans l'avenir. Ne répétons-nous
-pas sans cesse que nous voulons faire de nos enfants des hommes
-avant même que d'en faire des citoyens, et ne semble-t-il pas que
-notre qualité d'homme soit naturellement soustraite aux influences
-collectives puisqu'elle leur est logiquement antérieure?
-
-Et pourtant, ne serait-ce pas une sorte de miracle que l'éducation,
-après avoir eu pendant des siècles et dans toutes les Sociétés connues
-tous les caractères d'une institution sociale, ait pu changer aussi
-complètement de nature? Une pareille transformation paraîtra plus
-surprenante encore si l'on songe que le moment où elle se serait
-accomplie se trouve être précisément celui ou l'éducation a commencé
-à devenir un véritable service public: car c'est depuis la fin du
-siècle dernier qu'on la voit, non seulement en France, mais dans
-toute l'Europe, tendre à se placer de plus en plus directement sous
-le contrôle et la direction de l'État. Sans doute, les fins qu'elle
-poursuit se détachent tous les jours davantage des conditions locales
-ou ethniques qui les particularisaient autrefois; elles deviennent
-plus générales et plus abstraites. Mais elles n'en restent pas moins
-essentiellement collectives. N'est-ce pas, en effet, la collectivité
-qui nous les impose? N'est-ce pas elle qui nous commande de développer
-avant tout chez nos enfants les qualités qui leur sont communes avec
-tous les hommes? Il y a plus. Non seulement elle exerce sur nous par la
-voie de l'opinion une pression morale pour que nous entendions ainsi
-nos devoirs d'éducateur, mais elle y attache un tel prix que, comme
-je viens de le rappeler, elle se charge elle-même de la tâche. Il est
-aisé de prévoir que, si elle y tient à ce point, c'est qu'elle s'y sent
-intéressée. Et, en effet, seule, une culture largement humaine peut
-donner aux sociétés modernes les citoyens dont elle a besoin. Parce que
-chacun des grands peuples européens couvre un immense habitat, parce
-qu'il se recrute dans les races les plus diverses, parce que le travail
-y est divisé à l'infini, les individus qui le composent sont tellement
-différents les uns des autres qu'il n'y a presque plus rien de commun
-entre eux, sauf leur qualité d'homme en général. Ils ne peuvent donc
-garder l'homogénéité indispensable à tout _consensus_ social qu'à
-condition d'être aussi semblables que possible par le seul côté où ils
-se ressemblent tous, c'est-à-dire en tant qu'ils sont tous des êtres
-humains. En d'autres termes, dans des sociétés aussi différenciées, il
-ne peut guère y avoir d'autre type collectif que le type générique de
-l'homme. Qu'il vienne à perdre quelque chose de sa généralité, qu'il se
-laisse entamer par quelque retour de l'ancien particularisme, et l'on
-verra ces grands États se résoudre en une multitude de petits groupes
-parcellaires et se décomposer. Ainsi notre idéal pédagogique s'explique
-par notre structure sociale, tout comme celui des Grecs et des Romains
-ne pouvait se comprendre que par l'organisation de la cité. Si notre
-éducation moderne n'est plus étroitement nationale, c'est dans la
-constitution des nations modernes qu'il faut en aller chercher la
-raison.
-
-Ce n'est pas tout. Non seulement c'est la société qui a élevé le
-type humain à la dignité de modèle que l'éducateur doit s'efforcer
-de reproduire, mais c'est elle encore qui le construit et elle le
-construit suivant ses besoins. Car c'est une erreur de penser qu'il
-soit tout entier donné dans la constitution naturelle de l'homme,
-qu'il n'y ait qu'à l'y découvrir par une observation méthodique, sauf
-à l'embellir ensuite par l'imagination en portant par la pensée à leur
-plus haut développement tous les germes qui s'y trouvent. L'homme que
-l'éducation doit réaliser en nous, ce n'est pas l'homme tel que la
-nature l'a fait, mais tel que la société veut qu'il soit; et elle le
-veut tel que le réclame son économie intérieure. Ce qui le prouve,
-c'est la manière dont notre conception de l'homme a varié suivant les
-sociétés.
-
-Car les anciens, eux aussi, croyaient faire de leurs enfants des
-hommes, tout comme nous. S'ils se refusaient à voir leur semblable dans
-l'étranger, c'est précisément parce qu'à leurs yeux l'éducation de la
-cité pouvait seule faire des êtres vraiment et proprement humains.
-Seulement ils concevaient l'humanité à leur manière qui n'est plus
-la nôtre. Tout changement un peu important dans l'organisation d'une
-société a pour contre-coup un changement de même importance dans
-l'idée que l'homme se fait de lui-même. Que, sous la pression de la
-concurrence accrue, le travail social se divise davantage, que la
-spécialisation de chaque travailleur soit, à la fois, plus marquée et
-plus précoce, le cercle des choses que comprend l'éducation commune
-devra nécessairement se restreindre et, par suite, le type humain
-s'appauvrira en caractères. Naguère, la culture littéraire était
-considérée comme un élément essentiel de toute culture humaine; et
-voilà que nous approchons d'un temps où elle ne sera peut-être plus
-elle-même qu'une spécialité. De même, s'il existe une hiérarchie
-reconnue entre nos facultés, s'il en est auxquelles nous attribuons
-une sorte de précellence et que nous devons, pour cette raison,
-développer plus que les autres, ce n'est pas que cette dignité leur
-soit intrinsèque; ce n'est pas que la nature elle-même leur ait, de
-toute éternité, assigné ce rang éminent; mais c'est qu'elles ont
-pour la société une plus haute valeur. Aussi, comme l'échelle de ces
-valeurs change nécessairement avec les sociétés, cette hiérarchie
-n'est jamais restée la même à deux moments différents de l'histoire.
-Hier, c'était le courage qui était au premier plan, avec toutes les
-facultés qu'implique la vertu militaire; aujourd'hui, c'est la pensée
-et c'est la réflexion; demain, ce sera peut-être la finesse du goût, la
-sensibilité aux choses de l'art. Ainsi, dans le présent comme dans le
-passé, notre idéal pédagogique est, jusque dans ses détails, l'œuvre
-de la société. C'est elle qui nous trace le portrait de l'homme que
-nous devons être, et dans ce portrait viennent se refléter toutes les
-particularités de son organisation.
-
-
-II
-
-En résumé, bien loin que l'éducation ait pour objet unique ou principal
-l'individu et ses intérêts, elle est avant tout le moyen par lequel
-la société renouvelle perpétuellement les conditions do sa propre
-existence. La société ne peut vivre que s'il existe entre ses membres
-une suffisante homogénéité? L'éducation perpétue et renforce cette
-homogénéité en fixant d'avance dans l'âme de l'enfant les similitudes
-essentielles que suppose la vie collective. Mais, d'un autre côté,
-sans une certaine diversité, toute coopération serait impossible?
-L'éducation assure la persistance de cette diversité nécessaire en se
-diversifiant elle-même et en se spécialisant. Elle consiste donc, sous
-l'un ou l'autre de ses aspects, en une socialisation méthodique de
-la jeune génération. En chacun de nous, peut-on dire, il existe deux
-êtres, qui, pour être inséparables autrement que par abstraction, ne
-laissent pas d'être distincts. L'un est fait de tous les états mentaux
-qui ne se rapportent qu'à nous-même et aux événements de notre vie
-personnelle. C'est ce qu'on pourrait appeler l'être individuel. L'autre
-est un système d'idées, de sentiments, d'habitudes qui expriment
-en nous, non pas notre personnalité, mais le groupe ou les groupes
-différents dont nous faisons partie; telles sont les croyances
-religieuses, les croyances et les pratiques morales, les traditions
-nationales ou professionnelles, les opinions collectives de toute
-sorte. Leur ensemble forme l'être social. Constituer cet être en chacun
-de nous, telle est la fin de l'éducation.
-
-C'est par là, d'ailleurs, que se montre le mieux l'importance de son
-rôle et la fécondité de son action. En effet, non seulement cet être
-social n'est pas donné tout fait dans la constitution primitive de
-l'homme, mais il n'en est pas résulté par un développement spontané.
-Spontanément, l'homme n'était pas enclin à se soumettre à une autorité
-politique, à respecter une discipline morale, à se dévouer, à se
-sacrifier. Il n'y avait rien dans notre nature congénitale qui nous
-prédisposât à devenir les serviteurs de divinités, emblèmes symboliques
-de la société, à leur rendre un culte, à nous priver pour leur faire
-honneur. C'est la société elle-même qui, à mesure qu'elle s'est formée
-et consolidée, a tiré de son propre sein ces grandes forces morales
-devant lesquelles l'homme a senti son infériorité. Or, si l'on fait
-abstraction des vagues et incertaines tendances qui peuvent être dues
-à l'hérédité, l'enfant, en entrant dans la vie, n'y apporte que sa
-nature d'individu. La société se trouve donc, pour ainsi dire, à chaque
-génération nouvelle, en présence d'une table presque rase sur laquelle
-il lui faut construire à nouveaux frais. Il faut que, par les voies les
-plus rapides, à l'être égoïste et social qui vient de naître, elle
-en surajoute un autre, capable de mener une vie sociale et morale.
-Voilà quelle est l'œuvre de l'éducation et vous en apercevez toute la
-grandeur. Elle ne se borne pas à développer l'organisme individuel
-dans le sens marqué par la nature, à rendre apparentes des puissances
-cachées qui ne demandaient qu'à se révéler. Elle crée dans l'homme un
-homme nouveau et cet homme est fait de tout ce qu'il y a de meilleur
-en nous, de tout ce qui donne du prix et de la dignité à la vie. Cette
-vertu créatrice est, d'ailleurs, un privilège spécial de l'éducation
-humaine. Tout autre est celle que reçoivent les animaux, si l'on peut
-appeler de ce nom l'entraînement progressif auquel ils sont soumis de
-la part de leurs parents. Elle peut bien presser le développement de
-certains instincts qui sommeillent dans l'animal; mais elle ne l'initie
-pas à une vie nouvelle. Elle facilite le jeu des fonctions naturelles;
-mais elle ne crée rien. Instruit par sa mère, le petit sait plus vite
-voler ou faire son nid; mais il n'apprend presque rien de ses parents
-qu'il n'eût pu découvrir par son expérience personnelle. C'est que les
-animaux ou vivent en dehors de tout état social ou forment des sociétés
-assez simples qui fonctionnent grâce à des mécanismes instinctifs
-que chaque individu porte en lui, tout constitués, dès sa naissance.
-L'éducation ne peut donc rien ajouter d'essentiel à la nature, puisque
-celle-ci suffit à tout, à la vie du groupe comme à celle de l'individu.
-Au contraire, chez l'homme, les aptitudes de toute sorte que suppose
-la vie sociale sont beaucoup trop complexes pour pouvoir s'incarner,
-en quelque sorte, dans nos tissus, se matérialiser sous la forme
-de prédispositions organiques. Il s'ensuit qu'elles ne peuvent se
-transmettre d'une génération à l'autre par la voie de l'hérédité. C'est
-par l'éducation que se fait la transmission.
-
-Une cérémonie que l'on rencontre dans une multitude de sociétés met
-bien en évidence ce trait distinctif de l'éducation humaine et montre
-même que l'homme en a eu très tôt le sentiment. C'est la cérémonie de
-l'initiation. Elle a lieu une fois l'éducation terminée; généralement
-même, elle clôt une dernière période où les anciens parachèvent
-l'instruction du jeune homme en lui révélant les croyances les plus
-fondamentales et les rites les plus sacrés de la tribu. Une fois
-qu'elle est accomplie, le sujet qui l'a subie prend rang dans la
-société; il quitte les femmes au milieu desquelles s'était passée toute
-son enfance; il a désormais sa place marquée parmi les guerriers;
-en même temps, il prend conscience de son sexe dont il a dès lors
-tous les droits et tous les devoirs. Il est devenu un homme et un
-citoyen. Or, c'est une croyance universellement répandue chez tous ces
-peuples que l'initié, par le fait même de l'initiation, est devenu
-un homme entièrement nouveau; il change de personnalité, il prend un
-autre nom, et l'on sait que le nom n'est pas alors considéré comme un
-simple signe verbal, mais comme un élément essentiel de la personne.
-L'initiation est considérée comme une seconde naissance. Cette
-transformation, l'esprit primitif se la représente symboliquement en
-imaginant qu'un principe spirituel, une sorte de nouvelle âme, est venu
-s'incarner dans l'individu. Mais si l'on écarte de cette croyance les
-formes mythiques dans lesquelles elle s'enveloppe, ne trouve-t-on pas
-sous le symbole cette idée, obscurément entrevue, que l'éducation a eu
-pour effet de créer dans l'homme un être nouveau? C'est l'être social.
-
-Cependant, dira-t-on, si l'on peut concevoir en effet que les
-qualités proprement morales, parce qu'elles imposent à l'individu
-des privations, parce qu'elles gênent ses mouvements naturels, ne
-peuvent être suscitées en nous que sous une action venue du dehors,
-n'y en a-t-il pas d'autres que tout homme est intéressé à acquérir
-et recherche spontanément? Telles sont les qualités diverses de
-l'intelligence qui lui permettent de mieux approprier sa conduite
-à la nature des choses. Telles sont aussi les qualités physiques,
-et tout ce qui contribue à la vigueur et à la santé de l'organisme.
-Pour celles-là, tout au moins, il semble que l'éducation, en les
-développant, ne fasse qu'aller au-devant du développement même de la
-nature, que mener l'individu à un état de perfection relative vers
-laquelle il tend de lui-même, bien qu'il y atteigne plus rapidement
-grâce au concours de la société.--Mais ce qui montre bien, malgré les
-apparences, qu'ici comme ailleurs l'éducation répond avant tout à
-des nécessités externes, c'est-à-dire sociales, c'est qu'il est des
-sociétés où ces qualités n'ont pas été cultivées du tout et qu'en tout
-cas elles ont été entendues très différemment selon les sociétés. Il
-s'en faut que les avantage d'une solide culture intellectuelle aient
-été reconnus par tous les peuples. La science, l'esprit critique, que
-nous mettons aujourd'hui si haut, ont été pendant longtemps tenus en
-suspicion.
-
-Ne connaissons-nous pas une grande doctrine qui proclame heureux les
-pauvres d'esprit? Et il faut se garder de croire que cette indifférence
-pour le savoir ait été artificiellement imposée aux hommes en violation
-de leur nature. D'eux-mêmes, ils n'avaient alors aucun désir de la
-science, tout simplement parce que les sociétés dont ils faisaient
-partie n'en sentaient aucunement la nécessité. Pour pouvoir vivre,
-elles avaient avant tout besoin de traditions fortes et respectées. Or
-la tradition n'éveille pas, mais tend plutôt à exclure, la pensée et la
-réflexion. Il n'en est pas autrement des qualités physiques. Que l'état
-du milieu social incline la conscience publique vers l'ascétisme, et
-l'éducation physique sera spontanément rejetée au dernier plan. C'est
-un peu ce qui s'est produit dans les écoles du moyen âge. De même,
-suivant les courants de l'opinion, cette même éducation sera entendue
-dans les sens les plus différents. À Sparte, elle avait surtout pour
-objet d'endurcir les membres à la fatigue; à Athènes, elle était un
-moyen de faire des corps beaux à la vue; au temps de la chevalerie, on
-lui demandait de former des guerriers agiles et souples; de nos jours,
-elle n'a plus qu'un but hygiénique et se préoccupe surtout de contenir
-les dangereux effets d'une culture intellectuelle trop intense. Ainsi,
-même ces qualités qui paraissent, au premier abord, si spontanément
-désirables, l'individu ne les recherche que quand la société l'y
-invite, et il les recherche de la façon qu'elle lui prescrit.
-
-Vous voyez à quel point la psychologie toute seule est une ressource
-insuffisante pour le pédagogue. Non seulement, comme je vous le
-montrais tout d'abord, c'est la société qui trace à l'individu l'idéal
-qu'il doit réaliser par l'éducation, mais encore, dans la nature
-individuelle, il n'y a pas de tendances déterminées, pas d'états
-définis qui soient comme une première aspiration vers cet idéal, qui en
-puissent être regardés comme la forme intérieure et anticipée. Ce n'est
-pas sans doute qu'il n'existe en nous des aptitudes très générales
-sans lesquelles il serait évidemment irréalisable. Si l'homme peut
-apprendre à se sacrifier, c'est qu'il n'est pas incapable de sacrifice;
-s'il a pu se soumettre à la discipline de la science, c'est qu'il n'y
-était pas impropre. Par cela seul que nous faisons partie intégrante
-de l'univers, nous tenons à autre chose que nous-même; il y a ainsi
-en nous une première impersonnalité qui prépare au désintéressement.
-De même, par cela seul que nous pensons, nous avons une certaine
-inclination à connaître. Mais entre ces vagues et confuses
-prédispositions, mêlées d'ailleurs à toute sorte de prédispositions
-contraires, et la forme si définie et si particulière qu'elles prennent
-sous l'action de la société, il y a un abîme. Il est impossible à
-l'analyse même la plus pénétrante de percevoir par avance dans ces
-germes indistincts ce qu'ils sont appelés à devenir une fois que la
-collectivité les a fécondés. Car celle-ci ne se borne pas à leur donner
-un relief qui leur manquait; elle leur ajoute quelque chose. Elle leur
-ajoute son énergie propre et, par cela même, elle les transforme et
-en tire des effets qui n'y étaient pas primitivement contenus. Ainsi,
-quand même la conscience individuelle n'aurait plus pour nous de
-mystère, quand même la psychologie serait une science achevée, elle ne
-saurait renseigner l'éducateur sur le but qu'il doit poursuivre. Seule,
-la sociologie peut, soit nous aider à le comprendre, en le rattachant
-aux états sociaux dont il dépend et qu'il exprime, soit nous aider à
-le découvrir, quand la conscience publique, troublée et incertaine, ne
-sait plus quel il doit être.
-
-III
-
-Mais, si le rôle de la sociologie est prépondérant dans la
-détermination des fins que l'éducation doit poursuivre, a-t-elle la
-même importance pour ce qui regarde le choix des moyens?
-
-Ici il est incontestable que la psychologie reprend ses droits. Si
-l'idéal pédagogique exprime avant tout des nécessités sociales, ils
-ne peut cependant se réaliser que dans et par des individus. Pour
-qu'il soit autre chose qu'une simple conception de l'esprit, une vaine
-injonction de la société à ses membres, il faut trouver le moyen d'y
-conformer la conscience de l'enfant. Or la conscience a ses lois
-propres qu'il faut connaître pour pouvoir la modifier, si du moins
-on veut s'épargner les tâtonnements empiriques que la pédagogie a
-précisément pour objet de réduire au minimum. Pour pouvoir exciter
-l'activité à se développer dans une direction déterminée, encore
-faut-il savoir quels sont les ressorts qui la meuvent et quelle est
-leur nature; car c'est à cette condition qu'il sera possible d'y
-appliquer, en connaissance de cause, l'action qui convient. S'agit-il,
-par exemple, d'éveiller ou l'amour de la patrie, ou le sens de
-l'humanité? Nous saurons d'autant mieux tourner la sensibilité morale
-de nos élèves dans l'un ou l'autre sens que nous aurons des notions
-plus complètes et plus précises sur l'ensemble de phénomènes que
-l'on appelle tendances, habitudes, désirs, émotions, etc., sur les
-conditions diverses dont ils dépendent, sur la forme qu'ils présentent
-chez l'enfant. Suivant que l'on voit dans les tendances un produit des
-expériences agréables ou désagréables qu'a pu faire l'espèce, ou bien,
-au contraire, un fait primitif, antérieur aux états affectifs qui en
-accompagnent le fonctionnement, on devra s'y prendre de manières très
-différentes pour en régler le développement. Or c'est à la psychologie
-et, plus spécialement, à la psychologie infantile qu'il appartient de
-résoudre ces questions. Si donc elle est incompétente pour fixer la
-fin, ou plutôt les fins de l'éducation, il n'est pas douteux qu'elle
-n'ait un rôle utile à jouer dans la constitution des méthodes. Même,
-comme aucune méthode ne peut s'appliquer de la même manière aux
-différents enfants, c'est encore la psychologie qui devrait nous aider
-à nous reconnaître au milieu de la diversité des intelligences et des
-caractères. On sait malheureusement que nous sommes encore loin du
-moment où elle sera vraiment en état de satisfaire à ce _desideratum._
-
-Il ne saurait donc être question de méconnaître les services que peut
-rendre à la pédagogie la science de l'individu, et nous saurons lui
-faire sa part. Et cependant, même dans ce cercle de problèmes où elle
-peut utilement éclairer le pédagogue, il s'en faut qu'elle puisse se
-passer du concours de la sociologie.
-
-D'abord, parce que les fins de l'éducation sont sociales, les moyens
-par lesquels ces fins peuvent être atteintes doivent nécessairement
-avoir le même caractère. Et, en effet, parmi toutes les institutions
-pédagogiques, il n'en est peut-être pas une qui ne soit l'analogue
-d'une institution sociale dont elle reproduit, sous une forme réduite
-et comme en raccourci, les traits principaux. Il y a une discipline
-à l'école comme dans la cité. Les règles qui fixent à l'écolier ses
-devoirs sont comparables à celles qui prescrivent à l'homme fait
-sa conduite. Les peines et les récompenses qui sont attachées aux
-premières ne sont pas sans ressembler aux peines et aux récompenses
-qui sanctionnent les secondes. Nous enseignons aux enfants la science
-faite? Mais la science qui se fait s'enseigne elle aussi. Elle ne reste
-pas renfermée dans le cerveau de ceux qui la conçoivent, mais elle ne
-devient vraiment agissante qu'à condition de se communiquer aux autres
-hommes. Or cette communication, qui met en œuvre tout un réseau de
-mécanismes sociaux, constitue un enseignement qui, pour s'adresser à
-l'adulte, ne diffère pas en nature de celui que l'élève reçoit de son
-maître. Ne dit-on pas d'ailleurs que les savants sont des maîtres pour
-leurs contemporains et ne donne-t-on pas le nom d'écoles aux groupes
-qui se forment autour d'eux[5]? On pourrait multiplier les exemples.
-C'est qu'en effet, comme la vie scolaire n'est que le germe de la vie
-sociale, comme celle-ci n'est que la suite et l'épanouissement de
-celle-là, il est impossible que les principaux procédés par lesquels
-l'une fonctionne ne se retrouvent pas dans l'autre. On peut donc
-s'attendre à ce que la sociologie, science des institutions sociales,
-nous aide à comprendre ce que sont ou à conjecturer ce que doivent
-être les institutions pédagogiques. Mieux nous connaîtrons la société,
-mieux nous pourrons nous rendre compte de tout ce qui se passe dans ce
-microcosme social qu'est l'école. Au contraire, vous voyez avec quelle
-prudence et quelle mesure, même quand il s'agit de la détermination
-des méthodes, il convient d'utiliser les données de la psychologie. À
-elle seule, elle ne saurait nous fournir les éléments nécessaires à la
-construction d'une technique qui, par définition, a son prototype, non
-dans l'individu, mais dans la collectivité.
-
-D'ailleurs, les états sociaux dont dépendent les fins pédagogiques
-ne bornent pas là leur action. Ils affectent aussi la conception des
-méthodes: car la nature du but implique en partie celle des moyens. Que
-la société, par exemple, s'oriente dans un sens individualiste, et tous
-les procédés d'éducation qui peuvent avoir pour effet de faire violence
-à l'individu, de méconnaître sa spontanéité interne, apparaîtront
-comme intolérables et seront réprouvés. Au contraire, que, sous la
-pression de circonstances durables ou passagères, elle ressente le
-besoin d'imposer à tous un conformisme plus rigoureux, tout ce qui peut
-provoquer outre mesure l'initiative de l'intelligence sera proscrit.
-En fait, toutes les fois où le système des méthodes éducatives a été
-profondément transformé, c'est sous l'influence de quelqu'un de ces
-grands courants sociaux dont l'action s'est fait sentir sur toute
-l'étendue de la vie collective. Ce n'est pas à la suite de découvertes
-psychologiques que la Renaissance a opposé tout un ensemble de méthodes
-nouvelles à celles que pratiquait le Moyen Âge. Mais c'est que,
-par suite des changements survenus dans la structure des sociétés
-européennes, une nouvelle conception de l'homme et de sa place dans
-le monde avait fini par se faire jour. De même, les pédagogues qui, à
-la fin du XVIIIe siècle ou au commencement du XIXe, entreprirent de
-substituer la méthode intuitive à la méthode abstraite, étaient avant
-tout l'écho des aspirations de leur temps. Ni Basedow, ni Pestalozzi,
-ni Frœbel n'étaient de bien grands psychologues. Ce qu'exprime surtout
-leur doctrine, c'est ce respect pour la liberté intérieure, cette
-horreur pour toute compression, cet amour de l'homme et, par suite, de
-l'enfant qui sont à la base de notre individualisme moderne.
-
-
-Ainsi, sous quelque aspect que l'on considère l'éducation, elle se
-présente partout à nous avec le même caractère. Qu'il s'agisse des fins
-qu'elle poursuit ou des moyens qu'elle emploie, c'est à des nécessités
-sociales qu'elle répond; ce sont des idées et des sentiments collectifs
-qu'elle exprime. Sans doute, l'individu lui-même y trouve son profit.
-N'avons-nous pas expressément reconnu que nous devons à l'éducation
-le meilleur de nous-même? Mais c'est que ce meilleur de nous-même est
-d'origine sociale. C'est donc toujours à l'étude de la société qu'il
-en faut revenir; c'est là seulement que le pédagogue peut trouver les
-principes de sa spéculation. La psychologie pourra bien lui indiquer
-quelle est la meilleure manière de s'y prendre pour appliquer à
-l'enfant ces principes une fois posés, elle ne pourra guère nous les
-faire découvrir.
-
-J'ajoute en terminant que s'il fut jamais un temps et un pays où le
-point de vue sociologique se soit imposé d'une façon particulièrement
-urgente aux pédagogues, c'est certainement notre pays et notre temps.
-Quand une société se trouve dans un état de stabilité relative,
-d'équilibre temporaire, comme, par exemple, la société française au
-XVIIe siècle; quand, par suite, un système d'éducation s'est établi
-qui, pour un temps également, n'est contesté de personne, les seules
-questions pressantes qui se posent sont des questions d'application.
-Aucun doute grave ne s'élève ni sur le but à atteindre, ni sur
-l'orientation générale des méthodes; il ne peut donc y avoir de
-controverse que sur la meilleure manière de les mettre en pratique,
-et ce sont des difficultés que la psychologie peut résoudre. Je n'ai
-pas à vous apprendre que cette sécurité intellectuelle et morale
-n'est pas de notre siècle; c'est à la fois sa misère et sa grandeur.
-Les transformations profondes qu'ont subies ou que sont en train de
-subir les sociétés contemporaines nécessitent des transformations
-correspondantes dans l'éducation nationale. Mais si nous sentons bien
-que des changements sont nécessaires, nous savons mal ce qu'ils doivent
-être. Quelles que puissent être les convictions particulières des
-individus ou des partis, l'opinion publique reste indécise et anxieuse.
-Le problème pédagogique ne se pose donc pas pour nous avec la même
-sérénité que pour les hommes du XVIIe siècle. Il ne s'agit plus de
-mettre en œuvre des idées acquises, mais de trouver des idées qui nous
-guident. Comment les découvrir si nous ne remontons pas jusqu'à la
-source même de la vie éducative, c'est-à-dire jusqu'à la société? C'est
-donc la société qu'il faut interroger, ce sont ses besoins qu'il faut
-connaître, puisque ce sont ses besoins qu'il faut satisfaire. Se borner
-à regarder au dedans de nous-même, ce serait détourner nos regards de
-la réalité même qu'il nous faut atteindre; ce serait nous mettre dans
-l'impossibilité de rien comprendre au mouvement qui entraîne le monde
-autour de nous et nous-même avec lui. Je ne crois donc pas obéir à un
-simple préjugé ni céder à un amour immodéré pour une science que j'ai
-cultivée toute ma vie, en disant que jamais une culture sociologique
-n'a été plus nécessaire à l'éducateur. Ce n'est pas que la sociologie
-puisse nous mettre en main des procédés tout faits et dont il n'y ait
-plus qu'à se servir. En est-il, d'ailleurs, de cette sorte? Mais elle
-peut plus et elle peut mieux. Elle peut nous donner ce dont nous avons
-le plus instamment besoin, je veux dire un corps d'idées directrices
-qui soient l'âme de notre pratique et qui la soutiennent, qui donnent
-un sens à notre action, et qui nous y attachent; ce qui est la
-condition nécessaire pour que cette action soit féconde.
-
-[Footnote 4: L'idée fut déjà exprimée par Lange, dans une leçon
-d'ouverture publiée dans les _Monatshefte der Comeniusgesellschaft_,
-Bd. III, p. 107. Elle fut reprise par Lorenz von Stein dans sa
-_Verwaltungslehre_, Bd. V. À la même tendance se rattachent Willmann,
-_Didaktik als Bildungslehre_, 2 vol., 1894; Natorp, _Social-pædagogik_,
-1899; Bergemann, _Soziale Pædagogik_, 1900. Nous signalerons également
-G. Edgard Vincent, _The social mind and éducation_; Elslander,
-L'_Éducation au point de vue sociologique_, 1899.]
-
-[Footnote 5: V. Willmann, _op. cit._, I, p. 40.]
-
-
-IV
-
-L'ÉVOLUTION ET LE RÔLE DE L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN FRANCE[6]
-
-1. Mon rôle, Messieurs, n'est pas de vous enseigner la technique de
-votre métier: elle ne peut s'apprendre que par l'usâge et c'est par
-l'usâge que vous l'apprendrez l'an prochain[7]. Mais une technique,
-quelle qu'elle soit, dégénéré vite en un vulgaire empirisme, si celui
-qui s'en sert n'a jamais été mis à même de réfléchir au but qu'elle
-poursuit et aux moyens qu'elle emploie. Tourner votre réflexion vers
-les choses de l'enseignement et vous apprendre à l'y appliquer avec
-méthode, voilà précisément quelle sera ma tâche. Un enseignement
-pédagogique doit, en effet, se proposer, non de communiquer au futur
-praticien un certain nombre de procédés et de recettes, mais de lui
-donner une pleine conscience de sa function.
-
-Mais, précisément parce que cet enseignement a nécessairement un
-caractère théorique, certains doutent qu'il puisse être utile. Ce
-n'est pas qu'on aille jusqu'à soutenir que la routine puisse se
-suffire et que la tradition n'ait pas besoin d'être guidée par une
-réflexion informée et avertie. En un temps où, dans toutes les
-sphères de l'activité humaine, on voit la science, la théorie, la
-spéculation, c'est-à-dire en somme la réflexion, pénétrer de plus
-en plus la pratique et l'éclairer, il serait par trop étrange que,
-seule, l'activité de l'éducateur fît exception. Sans doute, il est
-permis de critiquer sévèrement l'emploi que trop de pédagogues ont
-fait de leur raison; on peut légitimement trouver que leurs systèmes,
-si artificiels, si abstraits, si pauvres au regard de la réalité,
-sont sans grande utilité pratique. Pourtant, ce n'est pas un motif
-suffisant pour proscrire à tout jamais la réflexion pédagogique et
-la déclarer sans raison d'être; et on reconnaît en effet volontiers
-que la conclusion serait excessive. Seulement on estime que, par
-une véritable grâce d'état, le professeur de lycée n'a pas besoin
-d'être spécialement entraîné et exercé à cette forme particulière
-de réflexion. Passe encore, dit-on, pour les maîtres de nos écoles
-primaires! En raison de la culture plus limitée qu'ils ont reçue, il
-peut être nécessaire de les provoquer à méditer sur leur profession,
-de leur expliquer les raisons des méthodes qu'ils emploient, afin
-qu'ils puissent s'en servir avec discernement. Mais avec un maître de
-l'enseignement secondaire dont l'esprit a été, au lycée d'abord, puis à
-l'Université, aiguisé de toutes les manières, rompu à toutes les hautes
-disciplines, toutes ces précautions ne sont que du temps perdu. Qu'on
-le mette en face de ses élèves, et aussitôt la puissance de réflexion
-qu'il a acquise au cours de ses études s'appliquera naturellement à
-sa classe, alors même qu'elle n'aurait été soumise à aucune éducation
-préalable.
-
-Il y a pourtant un fait qui ne paraît guère témoigner en faveur de
-cette aptitude native que l'on prête au professeur de lycée pour la
-réflexion professionnelle. Dans toutes les formes de la conduite
-humaine où la réflexion s'introduit, on voit, au fur et à mesure
-qu'elle s'y développe, la tradition devenir plus malléable et plus
-accessible aux nouveautés. La réflexion, en effet, est l'antagoniste
-naturelle, l'ennemie née de la routine. Elle seule peut empêcher les
-habitudes de se prendre sous une forme immuable, rigide, qui les
-soustraie au changement; elle seule peut les tenir en haleine, les
-entretenir dans l'état de souplesse et de flexibilité nécessaires
-pour qu'elles puissent varier, évoluer, s'adapter à la diversité et à
-la mobilité des circonstances et des milieux. Inversement, moindre est
-la part de la réflexion, plus grande est celle de l'immobilisme. Or
-il se trouve que l'enseignement secondaire se fait remarquer, non par
-un appétit immodéré de nouveautés, mais par un véritable misonéisme.
-Nous verrons, en effet, comment en France, alors que tout a changé,
-alors que le régime politique, économique, moral, s'est transformé, il
-y a eu cependant quelque chose qui est resté relativement immuable: ce
-sont les conceptions pédagogiques qui sont à la base de ce qu'on est
-convenu d'appeler l'enseignement classique. Sauf quelques additions qui
-ne touchaient pas au fond des choses, les hommes de ma génération ont
-encore été élevés d'après un idéal qui ne différait pas sensiblement
-de celui dont s'inspiraient les collèges de Jésuites au temps du grand
-Roi. Il n'y a vraiment rien là qui permette de penser que l'esprit de
-critique et d'examen ait joué dans notre vie scolaire un rôle bien
-considérable.
-
-C'est qu'en effet il n'est pas vrai qu'on soit apte à réfléchir sur un
-ordre déterminé de faits, par cela seul qu'on a l'occasion d'exercer
-sa réflexion dans un cercle de choses différentes. Nombreux sont les
-grands savants, qui ont illustré leur science, et qui pourtant, pour
-tout ce qui est en dehors de leur spécialité, sont comme des enfants.
-Ces hardis novateurs se comportent, par ailleurs, comme de simples
-routiniers qui ne pensent ni n'agissent autrement que le vulgaire
-ignorant. La raison en est que les préjugés qui entravent l'essor de la
-réflexion diffèrent selon l'ordre de choses auquel ils se rapportent;
-il peut donc se faire que les uns aient cédé, alors que les autres
-gardent toute leur force de résistance, qu'un même esprit se soit
-libéré sur un point, alors que sur l'autre il reste en servitude.
-J'ai connu un très grand historien, dont je garde fidèlement et
-respectueusement le souvenir, et qui, en matière d'enseignement, en
-était resté, ou peu s'en faut, à l'idéal de Rollin. D'ailleurs, chaque
-catégorie de faits demande à être réfléchie à sa façon, d'après les
-méthodes qui lui sont propres; et ces méthodes ne s'improvisent pas,
-mais doivent s'apprendre. Il ne suffit donc pas d'avoir réfléchi aux
-finesses des langues mortes, ou aux lois des mathématiques, ou aux
-événements de l'histoire soit ancienne, soit moderne, pour être _ipso
-facto_ en état et en disposition de réfléchir méthodiquement aux choses
-de l'enseignement. Mais cette forme déterminée de réflexion constitue
-une spécialité qui réclame une initiation préalable; la suite de ce
-cours en sera la preuve.
-
-2. Non seulement rien ne justifie le privilège que l'on entend conférer
-ainsi aux maîtres de l'enseignement secondaire; non seulement on ne
-voit pas pourquoi il serait inutile d'éveiller chez eux la réflexion
-pédagogique par une culture appropriée, mais, sous certains rapports,
-elle leur est plus indispensable qu'à d'autres.
-
-En premier lieu, l'enseignement secondaire est un organisme autrement
-complexe que ne l'est l'enseignement primaire. Or, plus un être est
-complexe et vit une vie complexe, plus il a besoin de réflexion pour
-pouvoir se conduire. Dans une école élémentaire, chaque classe, au
-moins en principe, est entre les mains d'un seul et unique maître;
-par suite, l'enseignement qu'il donne se trouve avoir une unité toute
-naturelle et très simple; c'est l'unité même de la personne qui
-enseigne. Comme elle a sous les yeux la totalité de l'enseignement,
-il lui est relativement facile de faire à chaque discipline sa part,
-de les ajuster les unes aux autres et de les faire toutes concourir
-à une même fin. Mais il en est tout autrement au lycée, où les
-divers enseignements, reçus simultanément par un même élève, sont
-généralement donnés par des maîtres différents. Ici, il existe une
-véritable division du travail pédagogique et qui croît tous les jours
-davantage, modifiant la vieille physionomie de nos lycées et soulevant
-une grave question dont nous aurons à nous occuper un jour. Par quel
-miracle l'unité pourrait-elle résulter de cette diversité? Comment
-ces enseignements pourraient-ils s'accorder les uns avec les autres,
-se compléter de manière à former un tout, si ceux qui les donnent
-n'ont pas le sentiment de ce tout et de la manière dont chacun y doit
-concourir. Bien que nous ne soyons pas actuellement en état de définir
-le but de renseignement secondaire--question qui ne pourra venir
-utilement qu'à la fin du cours--cependant nous pouvons bien dire qu'au
-lycée il ne s'agit de faire ni un mathématicien, ni un littérateur, ni
-un naturaliste, ni un historien, mais de former un esprit au moyen des
-lettres, de l'histoire, des mathématiques, etc. Mais comment chaque
-maître pourra-t-il s'acquitter de sa fonction, de la part qui lui
-revient dans l'œuvre totale, s'il ne sait pas quelle est cette œuvre,
-comment ses divers collaborateurs y concourent avec lui, de manière que
-ses efforts rejoignent les leurs?
-
-Très souvent, il est vrai, on raisonne comme si tout cela allait de
-soi, comme si cette fin commune n'avait rien d'obscur, comme si tout
-le monde savait ce que c'est que former un esprit. Mais, en réalité,
-cette vague formule est vide de tout contenu positif; et c'est pourquoi
-je pouvais l'employer tout à l'heure sans rien préjuger des résultats
-que donneront nos recherches ultérieures. Tout ce qu'elle énonce, c'est
-qu'il ne faut pas spécialiser les esprits; mais elle ne nous apprend
-pas pour autant sur quel modèle il faut les former. La manière dont
-on formait un esprit au XVIIe siècle ne saurait convenir aujourd'hui;
-on forme aussi un esprit à l'école primaire, mais autrement qu'au
-lycée. Tant donc que les maîtres n'auront pour centre de ralliement
-que des adages aussi imprécis, il est inévitable que leurs efforts se
-dispersent et se paralysent par suite de cette dispersion.
-
-Et c'est trop souvent ce spectacle que nous donne l'enseignement de nos
-lycées. Chacun y professe sa spécialité comme si elle était une fin
-en soi, alors qu'elle n'est qu'un moyen en vue d'une fin à laquelle
-elle devrait être, à tout moment, rapportée. Au temps où j'enseignais
-dans les lycées, un ministre, pour lutter contre ce morcellement
-anarchique, institua des assemblées mensuelles où tous les professeurs
-d'un même établissement devaient venir s'entretenir des questions
-qui leur sont communes. Hélas! ces assemblées ne furent jamais que
-de vaines formalités. Nous nous y rendions avec déférence, mais nous
-pûmes constater bien vite que nous n'avions rien à nous dire, parce
-que tout objectif commun nous faisait défaut. Comment en serait-il
-autrement tant que, à l'Université, chaque groupe d'étudiants reçoit
-son enseignement préféré dans une sorte de compartiment étanche? Le
-seul moyen de prévenir cet état de division, c'est d'amener tous ces
-collaborateurs de demain à se réunir et à penser en commun à leur tâche
-commune. Il faut qu'à un moment donné de leur préparation, ils soient
-mis à même d'embrasser du regard, dans toute son étendue, le système
-scolaire à la vie duquel ils seront appelés à participer; il faut
-qu'ils voient ce qui en fait l'unité, c'est-à-dire quel idéal il a pour
-fonction de réaliser, et comment toutes les parties qui le composent
-doivent concourir à ce but final. Or, cette initiation ne peut se faire
-qu'au moyen d'un enseignement, dont je déterminerai tout à l'heure le
-plan et la méthode.
-
-3. Mais il y a plus. L'enseignement secondaire se trouve aujourd'hui
-dans des conditions très spéciales qui rendent cette culture
-exceptionnellement urgente. Depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle,
-il traverse une crise très grave qui n'est pas encore parvenue à son
-dénouement. Tout le monde se rend compte qu'il ne peut pas rester ce
-qu'il a été dans le passé: mais on ne voit pas avec la même clarté
-ce qu'il est appelé à devenir. De là ces réformes qui, depuis près
-d'un siècle, se succèdent périodiquement, attestant, à la fois, la
-difficulté et l'urgence du problème. Certes, on ne pourrait, sans
-injustice, méconnaître l'importance des résultats obtenus: l'ancien
-système s'est ouvert à des idées nouvelles; un système nouveau est en
-train de se constituer qui paraît plein de jeunesse et d'ardeur. Mais
-est-il excessif de dire qu'il se cherche encore, qu'il n'a de lui-même
-qu'une conscience encore incertaine, et que le premier s'est tempéré
-par d'heureuses concessions beaucoup plus qu'il ne s'est renouvelé?
-Un fait rend particulièrement sensible le désarroi où sont, sur ce
-point, nos idées. À toutes les périodes antérieures de notre histoire,
-on pouvait définir d'un mot l'idéal que les éducateurs se proposaient
-de réaliser chez les enfants. Au Moyen Âge, le maître de la Faculté
-des arts voulait avant tout faire de ses élèves des dialecticiens.
-Après la Renaissance, les Jésuites et les régents de nos collèges
-universitaires se donnèrent comme but de faire des humanistes.
-Aujourd'hui, toute expression manque pour caractériser l'objectif que
-doit poursuivre l'enseignement de nos lycées; c'est que cet objectif,
-nous ne voyons que bien confusément quel il doit être.
-
-Et qu'on ne croie pas résoudre la difficulté, en disant que notre
-devoir est tout simplement de faire de nos élèves des hommes! La
-solution est toute verbale; car il s'agit précisément de savoir quelle
-idée nous devons nous faire de l'homme, nous. Européens, ou, plus
-spécialement encore, nous, Français du XXe siècle. Chaque peuple a,
-à chaque moment de son histoire, sa conception propre de l'homme; le
-Moyen Âge a eu la sienne, la Renaissance a eu la sienne, et la question
-est de savoir quelle doit être la notre. Cette question, d'ailleurs,
-n'est pas spéciale à notre pays. Il n'est pas de grand État européen
-où elle ne se pose et dans des termes presque identiques. Partout,
-pédagogues et hommes d'État ont conscience que les changements survenus
-dans l'organisation matérielle et morale des sociétés contemporaines
-nécessitent des transformations parallèles et non moins profondes dans
-cette partie spéciale de notre organisme scolaire.--Pourquoi est-ce
-surtout dans l'enseignement secondaire que la crise sévit avec cette
-intensité? C'est une question que nous aurons à examiner un jour; pour
-l'instant, je me borne à constater le fait, qui n'est pas contestable.
-
-Or, pour sortir de cette ère de trouble et d'incertitude, on ne
-saurait compter sur la seule efficacité des arrêtés et des règlements.
-Quelle qu'en soit l'autorité, règlements et arrêtés ne sont jamais que
-des mots qui ne peuvent devenir des réalités qu'avec le concours de
-ceux qui sont chargés de les appliquer. Si donc vous, qui aurez pour
-fonction de les faire vivre, vous ne les acceptez qu'à contre-cœur, si
-vous les subissez sans y adhérer, ils resteront lettre morte et sans
-résultats utiles; et, suivant la manière dont vous les entendrez, ils
-pourront produire des effets tout à fait différents ou même opposés.
-Ce ne sont guère que des projets dont le sort finalement dépendra
-toujours de vous et de votre état d'opinion. Combien il importe,
-par conséquent, de vous mettre en mesure de vous faire une opinion
-éclairée! Tant que l'indécision sera dans les esprits, il n'est pas de
-décision administrative qui puisse y mettre un terme. On ne décrète
-pas l'idéal, il faut qu'il soit compris, aimé, voulu par tous ceux
-qui ont le devoir de le réaliser. Il faut, en un mot, que le grand
-travail de réfection et de réorganisation qui s'impose soit l'œuvre du
-corps même qui est appelé à se refaire et à se réorganiser. Il faut
-donc lui fournir tous les moyens nécessaires pour qu'il puisse prendre
-conscience de lui-même, de ce qu'il est, des causes qui le sollicitent
-à changer, de ce qu'il doit vouloir devenir. On entend sans peine que,
-pour obtenir un tel résultat, il ne suffit pas de dresser les futurs
-maîtres à la pratique de leur métier; il faut, avant tout, provoquer de
-leur part un énergique effort de réflexion, qu'ils devront poursuivre
-dans toute la suite de leur carrière, mais qui doit commencer ici,
-à l'Université; car, ici seulement, ils trouveront les éléments
-d'information sans lesquels leurs réflexions sur la matière ne seraient
-que des constructions idéologiques et des rêveries sans efficacité.
-
-Et c'est à cette condition qu'il sera possible de réveiller, sans
-aucun procédé artificiel, la vie un peu languissante de notre
-enseignement secondaire. Car, il est impossible de se le dissimuler,
-par suite du désarroi intellectuel où il se trouve, incertain, entre
-un passé qui meurt et un avenir encore indéterminé, l'enseignement
-secondaire ne manifeste plus la même vitalité ni la même ardeur à
-vivre qu'autrefois. La remarque en peut être faite librement, car
-elle n'implique aucune critique qui s'adresse aux personnes; le fait
-qu'elle constate est le produit de causes impersonnelles. D'une part,
-l'ancien enthousiasme pour les lettres classiques, la foi qu'elles
-inspiraient sont irrémédiablement ébranlés. Certes, il ne saurait être
-question d'oublier le glorieux passé de l'humanisme, les services qu'il
-a rendus et continue même à rendre; cependant, il est difficile de se
-soustraire à l'impression qu'il se survit en partie à lui-même. Mais,
-d'un autre côté, aucune foi nouvelle n'est encore venue remplacer celle
-qui disparaît. Il en résulte que le maître se demande souvent avec
-inquiétude à quoi il sert et où tendent ses efforts; il ne voit pas
-clairement comment ses fonctions se relient aux fonctions vitales de
-la société. De là une certaine tendance au scepticisme, une sorte de
-désenchantement, un véritable malaise moral, en un mot, qui ne peut pas
-se développer sans danger. Un corps enseignant sans foi pédagogique,
-c'est un corps sans âme. Votre premier devoir et votre premier intérêt
-sont donc de refaire une âme au corps dans lequel vous devez entrer; et
-vous seuls le pouvez. Assurément, pour vous mettre en état de remplir
-cette tâche, ce ne sera pas assez d'un cours de quelques mois. Ce sera
-à vous d'y travailler toute votre vie. Mais encore faut-il commencer
-par éveiller chez vous la volonté de l'entreprendre et par vous mettre
-entre les mains les moyens les plus nécessaires pour vous en acquitter.
-Tel l'objet de l'enseignement que j'inaugure aujourd'hui.
-
-
-4. Vous connaissez maintenant le but que je voudrais poursuivre de
-concert avec vous. Je voudrais poser devant vous le problème de
-l'enseignement secondaire dans sa totalité et cela pour deux raisons:
-d'abord, pour que vous puissiez vous faire une opinion sur ce que cette
-culture doit devenir; puis, pour que, de cette recherche faite en
-commun, se dégage un sentiment commun qui facilite votre coopération de
-demain. Et maintenant, le but ainsi posé, cherchons par quelle méthode
-il peut être atteint.
-
-Un système scolaire, quel qu'il soit, est formé de deux sortes
-d'éléments. Il y a, d'une part, tout un ensemble d'arrangements définis
-et stables, de méthodes établies, en un mot d'institutions; car il
-y a des institutions pédagogiques, comme il y a des institutions
-juridiques, religieuses ou politiques. Mais, en même temps, à
-l'intérieur de la machine ainsi constituée, il y a des idées qui la
-travaillent et qui la sollicitent à changer. Sauf peut-être à de
-rares moments d'apogée et de stationnement, il y a toujours, même
-dans le système le plus arrêté et le mieux défini, un mouvement vers
-autre chose que ce qui existe, une tendance vers un idéal plus ou
-moins clairement entrevu. Vu du dehors, l'enseignement secondaire se
-présente à nous comme un ensemble d'établissements dont l'organisation
-matérielle et morale est déterminée; mais, d'un autre côté, cette même
-organisation abrite en elle des aspirations qui se cherchent. Sous
-cette vie fixée, consolidée, il y a une vie en mouvement qui, pour être
-plus cachée, n'est point négligeable. Sous le passé qui dure, il y a
-toujours du nouveau qui se fait et qui tend à être. Vis-à-vis de ces
-deux aspects de la réalité scolaire, quelle sera notre attitude?
-
-Du premier, les pédagogues se désintéressent d'ordinaire. Peu leur
-importent ces arrangements divers que le passé nous a légués: le
-problème, tel qu'ils se le posent, les dispense d'y attacher aucune
-importance. Esprits éminemment révolutionnaires, au moins pour la
-plupart, la réalité présente est sans intérêt à leurs yeux; ils ne
-la supportent qu'avec impatience et rêvent de s'en affranchir, pour
-édifier de toutes pièces un système scolaire entièrement nouveau où
-se réalise adéquatement l'idéal auquel ils aspirent. Dès lors, que
-peuvent leur faire les pratiques, les méthodes, les institutions qui
-existaient avant eux? C'est vers l'avenir qu'ils ont les yeux fixés, et
-ils croient pouvoir l'évoquer du néant.
-
-Mais nous savons aujourd'hui tout ce qu'il y a de chimérique et même
-de dangereux dans ces ardeurs d'iconoclastes. Il n'est ni possible
-ni désirable que l'organisation présente s'effondre en un instant;
-vous aurez à y vivre et à la faire vivre. Mais, pour cela, il faut la
-connaître.--Et il faut la connaître aussi pour pouvoir la changer.
-Caries créations _ex nihilo_ sont tout aussi impossibles dans l'ordre
-social que dans l'ordre physique. L'avenir ne s'improvise pas; on ne
-peut le construire qu'avec les matériaux que nous tenons du passé. Nos
-innovations les plus fécondes consistent bien souvent à couler des
-idées nouvelles dans des moules antiques, qu'il suffit de modifier
-partiellement pour les mettre en harmonie avec leur nouveau contenu.
-De même, le meilleur moyen de réaliser un nouvel idéal pédagogique est
-d'utiliser l'organisation établie, sauf à la retoucher secondairement,
-si c'est utile, pour la plier aux fins nouvelles auxquelles elle doit
-servir. Que de réformes sont faciles, sans qu'il soit nécessaire
-de bouleverser les programmes et les cours d'études! Il suffit de
-savoir mettre à profit ceux qui sont en vigueur, en les animant d'un
-esprit nouveau. Mais, pour pouvoir se servir ainsi des institutions
-pédagogiques qui existent, encore faut-il ne pas ignorer en quoi elles
-consistent. On n'agit efficacement sur les choses que dans la mesure
-où l'on connaît leur nature. On ne peut bien diriger l'évolution d'un
-système scolaire que si l'on commence par savoir ce qu'il est, de quoi
-il est fait, quelles sont les conceptions qui sont à sa base, les
-besoins auxquels il répond, les causes qui l'ont suscité. Et ainsi
-toute une étude, scientifique et objective, mais dont les conséquences
-pratiques ne sont pas difficiles à apercevoir, apparaît comme
-indispensable.
-
-Il est vrai que, d'ordinaire, cette étude ne semble pas devoir être
-très complexe. Comme une longue pratique nous a familiarisés avec les
-choses de la vie scolaire, elles nous paraissent toutes simples et de
-nature à ne soulever aucune question qui réclame, pour être résolue,
-un grand appareil de recherches. Depuis de longues années, nous avons
-connu, sous nom de secondaire, un enseignement intermédiaire entre
-l'école primaire et l'Université; nous avons toujours vu, autour do
-nous, des collèges et, dans les collèges, des classes, et, par suite,
-nous sommes portés à croire que tous ces arrangements vont de soi et
-qu'il n'est pas besoin de les étudier longuement pour savoir d'où ils
-viennent et à quelles nécessités ils répondent. Mais dès qu'au lieu de
-regarder les choses dans le présent, on les considère dans l'histoire,
-l'illusion se dissipe. Cette hiérarchie scolaire à trois degrés n'a
-pas existé de tout temps, même chez nous; elle date d'hier; jusqu'à
-des temps tout récents, l'enseignement secondaire était indistinct
-de l'enseignement supérieur; aujourd'hui, la solution de continuité
-qui le séparait de l'enseignement primaire tend à s'effacer. Les
-collèges, avec leur système déclassés, ne remontent pas au delà du
-XVIe siècle et nous verrons qu'à l'époque révolutionnaire il y eut un
-moment où ce système disparut. Tant s'en faut qu'elles correspondent
-à une sorte de nécessité éternelle! C'est donc que ces institutions
-tiennent, non à des besoins universels de l'homme parvenu à un certain
-degré de civilisation, mais à des causes définies, à des états sociaux
-très particuliers que, seule, l'analyse historique peut nous déceler.
-Or, c'est seulement dans la mesure où nous serons parvenus à les
-déterminer, que nous saurons vraiment ce qu'est cet enseignement.
-Car savoir ce qu'il est, ce n'est pas simplement en connaître la
-forme extérieure et superficielle; c'est savoir quelle en est la
-signification, quelle place il tient, quel rôle il joue dans l'ensemble
-de la vie nationale.
-
-Gardons-nous donc de croire qu'il suffit d'un peu de sens et de culture
-pour résoudre au pied levé des questions comme celle-ci: Qu'est-ce que
-l'enseignement secondaire, qu'est-ce qu'un collège, qu'est-ce qu'une
-classe? Nous pouvons bien, par une analyse mentale, dégager assez
-facilement la notion que nous nous faisons personnellement de l'une
-ou de l'autre de ces réalités. Mais de quel intérêt peut être cette
-conception toute subjective? Ce qu'il nous faut arriver à démêler,
-c'est la nature objective de l'enseignement secondaire, les courants
-d'idées d'où il est résulté, les besoins sociaux qui l'ont appelé à
-l'existence. Or, pour les connaître, il ne suffît pas de regarder
-en nous-mêmes; puisque c'est dans le passé qu'ils ont produit leurs
-effets, c'est dans le passé qu'il nous faut les voir agir. Bien loin
-que nous soyons fondés à poser comme évidente la notion que nous en
-portons en nous, il faut, au contraire, la tenir pour suspecte; car,
-produit de notre expérience restreinte d'individu, fonction de notre
-tempérament personnel, elle ne peut être que tronquée et trompeuse.
-Il faut en faire table rase, nous obliger à un doute méthodique, et
-traiter ce monde scolaire, qu'il s'agit d'explorer, comme une terre
-inconnue où il y a de véritables découvertes à faire.--La même méthode
-s'impose pour tous les problèmes, même les plus spéciaux, que peut
-soulever l'organisation de l'enseignement. D'où vient notre système
-d'émulation (car il est vraiment trop simple d'en imputer toute la
-responsabilité aux jésuites)? D'où vient notre système de discipline
-(car nous savons qu'il a varié selon les temps)? D'où viennent nos
-principaux exercices scolaires? Autant de questions à côté desquelles
-on passe sans même les soupçonner, tant qu'on se renferme dans le
-présent, et dont la complexité n'apparaît que quand on les étudie
-dans l'histoire. Nous verrons, par exemple, comment la place prise et
-gardée dans nos classes par l'exégèse des textes, soit anciens, soit
-modernes, tient à un des traits essentiels de notre mentalité et de
-notre civilisation; et c'est en étudiant l'enseignement médiéval que
-nous serons amenés à faire cette constatation.
-
-
-5. Mais il ne suffit pas de connaître et de comprendre notre machine
-scolaire, telle qu'elle est présentement organisée. Puisqu'elle
-est appelée à évoluer sans cesse, il faut pouvoir apprécier les
-tendances au changement qui la travaillent; il faut pouvoir décider,
-en connaissance de cause, ce qu'elle doit être dans l'avenir. Pour
-résoudre cette seconde partie du problème, la méthode historique et
-comparative est-elle également indispensable?
-
-Elle peut, au premier abord, paraître superflue. Toute réforme
-pédagogique n'a-t-elle pas finalement pour objet de faire en sorte
-que les élèves soient davantage des hommes de leur temps? Or, pour
-savoir ce que doit être un homme de notre temps, que peut nous
-apprendre, dit-on, l'étude du passé? Ce n'est ni au Moyen Âge, ni à la
-Renaissance, ni au XVIIe, ni au XVIIIe siècle que nous emprunterons
-le modèle humain que l'enseignement d'aujourd'hui doit avoir pour but
-de réaliser. Ce sont les hommes d'aujourd'hui qu'il faut considérer;
-c'est de nous-mêmes qu'il faut prendre conscience; et, en nous, c'est
-surtout l'homme de demain qu'il faut tâcher d'apercevoir et de dégager.
-
-Mais, tout d'abord, il s'en faut qu'il soit si facile de savoir quelles
-sont les exigences de l'heure présente. Les besoins qu'éprouve une
-grande société comme la nôtre sont infiniment multiples et complexes,
-et un regard, même attentif, jeté en nous et autour de nous, ne
-saurait suffire à nous les faire découvrir dans leur intégralité. Du
-petit milieu où chacun de nous est placé, nous ne pouvons apercevoir
-que ceux qui nous touchent de très près, ceux que notre tempérament
-et notre éducation nous préparent le mieux à comprendre. Quant aux
-autres, ne les voyant que de loin et confusément, nous n'en avons
-que des sensations faibles et nous sommes portés, par suite, à n'en
-tenir aucun compte. Sommes-nous hommes d'action, vivons-nous dans un
-milieu d'affaires? Nous sommes enclins à faire de nos enfants des
-hommes pratiques. Sommes-nous épris de spéculation? Nous vanterons
-les bienfaits de la culture scientifique, etc. Quand donc on pratique
-cette méthode, on aboutit fatalement à des conceptions unilatérales
-et exclusives qui se nient mutuellement. Si nous voulons échapper
-à cet exclusivisme, si nous voulons nous faire de notre temps une
-notion un peu plus complète, il nous faut sortir de nous-mêmes, il
-faut élargir notre point de vue et entreprendre tout un ensemble
-de recherches en vue de saisir ces aspirations si diverses que
-ressent la société. Heureusement, elles viennent, pour peu qu'elles
-soient intenses, se traduire au dehors sous une forme qui les rend
-observables. Elles prennent corps dans ces projets de réformes, ces
-plans de reconstruction qu'elles inspirent. C'est là qu'il faut
-aller les atteindre. Voilà notamment à quoi peuvent nous servir les
-doctrines édifiées par les pédagogues. Elles sont instructives, non
-comme théories, mais comme faits historiques. Chaque école pédagogique
-correspond à l'un de ces courants d'opinion que nous avons tant
-intérêt à connaître, et nous le révèle. Toute une étude se trouve donc
-nécessaire qui aura pour objet de les comparer, de les classer et de
-les interpréter.
-
-Mais ce n'est pas assez de connaître ces courants; il faut pouvoir les
-apprécier; il faut pouvoir décider s'il y a lieu de les suivre ou de
-leur résister, et, au cas où il convient de leur faire une place dans
-la réalité, sous quelle forme. Or, il est clair que nous ne serons pas
-en état d'estimer leur valeur par cela seul que nous les connaîtrons
-dans la lettre de leur expression la plus récente. On ne peut les juger
-que par rapport aux besoins réels, objectifs, qui les ont provoqués,
-et aux causes qui ont éveillé ces besoins. Suivant ce que seront ces
-causes, suivant que nous aurons ou non des raisons de les croire
-liées à l'évolution normale de notre société, nous devrons céder à
-leur impulsion ou leur faire obstacle. Ce sont donc ces causes qu'il
-nous faut atteindre. Mais comment y arriver, sinon en reconstituant
-l'histoire de ces courants, en remontant jusqu'à leurs origines, en
-cherchant de quelle manière et en fonction de quels facteurs ils se
-sont développés? Ainsi, pour pouvoir anticiper ce que le présent doit
-devenir, tout comme pour pouvoir le comprendre, il nous faut en sortir
-et nous retourner vers le passé. Vous verrez, par exemple, comment,
-pour nous rendre compte de la tendance qui nous porte aujourd'hui à
-constituer un type scolaire différent du type classique, nous devrons
-remonter, par-dessus les controverses récentes, jusqu'au XVIIIe et même
-jusqu'au XVIIe siècle. Et déjà le seul fait d'établir que ce mouvement
-d'idées dure depuis près de deux siècles, que, depuis le moment où
-il est apparu, il a pris toujours plus de force, en démontrera mieux
-la nécessité que ne pourraient le faire toutes les controverses
-dialectiques du monde.
-
-D'ailleurs, pour pouvoir conjecturer l'avenir avec un minimum de
-risques, ce n'est pas assez de s'ouvrir aux tendances réformatrices et
-d'en prendre méthodiquement conscience. Car, en dépit des illusions
-que nourrissent trop souvent les réformateurs, il n'est pas possible
-que l'idéal de demain soit original de toutes pièces; mais il y
-entrera certainement beaucoup de notre idéal d'hier, qu'il importe,
-par conséquent, de connaître. Notre mentalité ne va pas changer
-totalement du jour au lendemain; il faut donc savoir ce qu'elle a été
-dans l'histoire, et, parmi les causes qui ont contribué à la faire,
-quelles sont celles qui continuent à agir. Il est d'autant plus
-nécessaire de procéder avec cette prudence, qu'un idéal nouveau se
-présente toujours comme dans un état d'antagonisme naturel avec l'idéal
-ancien qu'il aspire à remplacer, bien qu'il n'en soit, en fait, que
-la suite et le développement. Et, au cours de cet antagonisme, il est
-toujours à craindre que l'idéal d'autrefois ne sombre complètement;
-car les idées neuves, ayant la force et la vitalité de la jeunesse,
-écrasent aisément les conceptions anciennes. Nous verrons comment une
-destruction de ce genre s'est produite à la Renaissance, au moment où
-s'est constitué l'enseignement humaniste: de renseignement médiéval, il
-n'est presque rien resté, et il est fort possible que cette abolition
-totale ait laissé une grave lacune dans notre éducation nationale. Il
-importe que nous prenions toutes les précautions possibles pour ne pas
-retomber dans la même erreur, et que si, demain, nous devons clore
-l'ère de l'humanisme, nous sachions en garder ce qui en doit être
-retenu.--Ainsi, à quelque point de vue qu'on se place, nous ne pouvons
-connaître avec quelque assurance la route qui nous reste à parcourir,
-que si nous commençons par considérer attentivement celle qui s'étend
-derrière nous.
-
-6. Vous vous expliquez maintenant ce que signifie le titre que j'ai
-donné à ce cours. Si je me propose d'étudier avec vous la manière dont
-s'est formé et développé notre enseignement secondaire, ce n'est pas
-pour me livrer à des recherches de pure érudition; c'est pour aboutir
-à des résultats pratiques. Assurément, la méthode que je suivrai sera
-exclusivement scientifique; c'est celle qu'emploient les sciences
-historiques et sociales. Si j'ai pu parler tout à l'heure de foi
-pédagogique, ce n'est pas que j'aie l'intention d'en prêcher aucune; je
-resterai ici un homme de science. Seulement, je crois que la science
-des choses humaines peut servir à guider utilement la conduite humaine.
-Pour se bien conduire, dit un vieil adage, il faut se bien connaître.
-Mais nous savons aujourd'hui que, pour se bien connaître, il ne suffit
-pas de tourner notre attention sur la partie superficielle de notre
-conscience; car les sentiments, les idées qui viennent y affleurer
-ne sont pas, il s'en faut, celles qui ont le plus d'efficacité sur
-notre conduite. Ce qu'il faut atteindre, ce sont les habitudes, les
-tendances qui se sont constituées peu à peu au cours de notre vie
-passée, ou que nous a léguées l'hérédité; ce sont là les vraies forces
-qui nous mènent. Or elles se dissimulent dans l'inconscient. Nous ne
-pouvons donc arriver à les découvrir qu'en reconstituant notre histoire
-personnelle et l'histoire de notre famille. De même, pour pouvoir
-remplir, comme il convient, notre fonction dans un système scolaire,
-quel qu'il soit, il faut le connaître, non du dehors, mais du dedans,
-c'est-à-dire par l'histoire. Car, seule, l'histoire peut pénétrer au
-delà du revêtement superficiel qui le recouvre dans le présent; seule,
-elle en peut faire l'analyse; seule, elle peut nous montrer de quels
-éléments il est formé, de quelles conditions dépend chacun d'eux, de
-quelle manière ils se sont composés les uns avec les autres; seule, en
-un mot, elle peut nous faire assister au long enchaînement de causes et
-d'effets dont il est la résultante.
-
-Tel sera, Messieurs, l'enseignement que vous receviez ici. Ce sera,
-au sens propre du mot, un enseignement pédagogique, mais qui, par
-la méthode employée, différera singulièrement de ce qu'on appelle
-ordinairement de ce nom, puisque les travaux des pédagogues seront pour
-nous, non des modèles à imiter, non des sources d'inspiration, mais
-des documents sur l'esprit du temps. J'espère donc que la pédagogie,
-ainsi renouvelée, réussira enfin à se relever du discrédit, injuste en
-partie, où elle est tombée; j'espère que vous saurez vous affranchir
-d'un préjugé qui a trop duré, que vous comprendrez l'intérêt et la
-nouveauté de l'entreprise, et que vous me prêterez, par suite, le
-concours actif que je vous demande et sans lequel je ne saurais faire
-œuvre utile.
-
-[Footnote 6: Cette leçon d'ouverture avait été précédée d'une première
-séance où M. le Recteur Liard, M. Lavisse, M. Langlois, directeur du
-Musée pédagogique, avaient mis les étudiants au courant des mesures
-prises pour organiser leur préparation professionnelle. L'allocution de
-M. Langlois a paru dans la Revue Bleue, n° du 25 novembre 1905.]
-
-[Footnote 7: Pendant leur seconde année de préparation, les candidats à
-l'agrégation font un stage dans les lycées de Paris.]
-
-
-
-
-TABLE DES MATIÈRES
-
-Introduction
-
-L'œuvre pédagogique de Durkheim
-
-I
-L'Éducation, sa nature, son rôle
-
-II
-Nature et Méthode de la Pédagogie
-
-III
-Pédagogie et Sociologie
-
-IV
-L'évolution et le rôle de l'Enseignement secondaire en France
-
-
-
-
-
-
-End of Project Gutenberg's Éducation et sociologie, by Émile Durkheim
-
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-even without complying with the full terms of this agreement. See
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-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
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-works. See paragraph 1.E below.
-
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- The Project Gutenberg eBook of Éducation et sociologie, by Émile Durkheim.
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-The Project Gutenberg EBook of Éducation et sociologie, by Émile Durkheim
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-
-Title: Éducation et sociologie
-
-Author: Émile Durkheim
-
-Contributor: Paul Fauconnet
-
-Release Date: September 7, 2017 [EBook #55501]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ÉDUCATION ET SOCIOLOGIE ***
-
-
-
-
-Produced by Laura Natal Rodriguez and Marc D'Hooghe at
-Free Literature (online soon in an extended version,also
-linking to free sources for education worldwide ... MOOC's,
-educational materials,...) Images generously made available
-by the Gallica, Biblioth{~INVALID CHARACTER 117 4233B8
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-<h1>ÉDUCATION</h1>
-
-<h3>ET</h3>
-
-<h1>SOCIOLOGIE</h1>
-
-<h3>PAR</h3>
-
-<h2>ÉMILE DURKHEIM</h2>
-
-<h4>Professeur à la Sorbonne.</h4>
-
-<h4>INTRODUCTION DE PAUL FAUCONNET</h4>
-
-<h4>Maître de conférences à la Sorbonne.</h4>
-
-<h4>L'ÉDUCATION: SA NATURE, SON RÔLE.<br />
-NATURE ET MÉTHODE DE LA PÉDAGOGIE.<br />
-PÉDAGOGIE ET SOCIOLOGIE.<br />
-L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN FRANCE.</h4>
-
-<h4>BIBLIOTHÈQUE DE PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE</h4>
-
-<h5>PARIS</h5>
-
-<h5>LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN</h5>
-
-<h5>108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, VI<sup>e</sup></h5>
-
-<h5>1922</h5>
-
-
-
-<hr class="full" />
-
-<p><a href="#TABLE_DES_MATIERES">Table</a></p>
-
-<h3>ÉDUCATION ET SOCIOLOGIE</h3>
-
-<h4><a id="INTRODUCTION"></a>INTRODUCTION</h4>
-
-<h3>L'œuvre pédagogique de Durkheim.</h3>
-
-
-<p>Durkheim a enseigné toute sa vie la pédagogie, en même temps que la
-sociologie. À la Faculté des lettres de Bordeaux, de 1887 à 1902, il a
-toujours donné, hebdomadairement, une heure de cours à la pédagogie.
-Ses auditeurs étaient surtout des membres de renseignement primaire.
-À la Sorbonne, c'est dans la chaire de <i>Science de l'Éducation</i> qu'en
-1902 il suppléa, qu'en 1906 il remplaça M. Ferdinand Buisson. Jusqu'à
-sa mort, il y a réservé, à la pédagogie, un tiers au moins, et souvent
-les deux tiers de son enseignement: cours publics, conférences pour les
-membres de l'Enseignement primaire, cours aux élèves de l'École Normale
-Supérieure. Cette œuvre pédagogique est presque entièrement inédite.
-Nul de ses auditeurs, sans doute, ne l'a embrassée dans toute son
-étendue. Nous voudrions ici la présenter en raccourci.</p>
-
-
-<h4>I</h4>
-
-<p>Durkheim n'a pas partagé son temps ni sa pensée entre deux activités
-distinctes, coordonnées l'une à l'autre d'une manière accidentelle.
-C'est par le côté où elle est un fait social qu'il aborde l'éducation:
-sa doctrine de l'éducation est un élément essentiel de sa sociologie.
-«Sociologue, dit-il, c'est surtout en sociologue que je vous parlerai
-d'éducation. D'ailleurs, bien loin qu'à procéder ainsi on s'expose à
-voir et à montrer les choses par un biais qui les déforme, je suis,
-au contraire, convaincu qu'il n'est pas de méthode plus apte à mettre
-en évidence leur véritable nature.» L'éducation est chose éminemment
-sociale.</p>
-
-<p>L'observation le prouve. D'abord, dans chaque société, il y a autant
-d'éducations spéciales qu'il y a de milieux sociaux différents. Et,
-même dans des sociétés égalitaires comme les nôtres, qui tendent
-à éliminer les différences injustes, l'éducation varie et doit
-nécessairement varier, selon les professions. Sans doute, toutes
-ces éducations spéciales reposent sur une base commune. Mais cette
-éducation commune varie d'une société à l'autre. Chaque société se
-fait un certain idéal de l'homme. C'est cet idéal «qui est le pôle de
-l'éducation». Pour chaque société, l'éducation est «le moyen par lequel
-elle prépare dans le cœur des enfants les conditions essentielles de
-sa propre existence». Ainsi, «chaque type de peuple a son éducation
-qui lui est propre et qui peut servir à le définir au même titre que
-son organisation morale, politique et religieuse». L'observation
-des faits conduit donc à la définition suivante: «L'éducation est
-l'action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont
-pas encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter
-et de développer chez l'enfant un certain nombre d'états physiques,
-intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique
-dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement
-destiné». Plus brièvement, «l'éducation est une socialisation... de la
-jeune génération».</p>
-
-<p>Mais pourquoi en est-il nécessairement ainsi? C'est «qu'en chacun de
-nous, peut-on dire, il existe deux êtres qui, pour être inséparables
-autrement que par abstraction, ne laissent pas d'être distincts.
-L'un est fait de tous les états mentaux qui ne se rapportent qu'à
-nous-mêmes et aux événements de notre vie personnelle: c'est ce qu'on
-pourrait appeler l'être individuel. L'autre est un système d'idées,
-de sentiments et d'habitudes, qui expriment en nous, non pas notre
-personnalité, mais le groupe ou les groupes différents dont nous
-faisons partie; telles sont les croyances religieuses, les croyances et
-les pratiques morales, les traditions nationales ou professionnelles,
-les opinions collectives de toutes sortes. Leur ensemble forme l'être
-social. Constituer cet être en chacun de nous, telle est la fin de
-l'éducation.» Sans la civilisation, l'homme ne serait qu'un animal.
-C'est par la coopération et par la tradition sociales que l'homme
-s'est fait homme. Moralités, langages, religions, sciences sont des
-œuvres collectives, des choses sociales. Or, c'est par la moralité
-que l'homme forme en lui la volonté, qui dépasse le désir; c'est le
-langage qui l'élève au-dessus de la pure sensation; c'est dans les
-religions d'abord, puis dans les sciences, que s'élaborent les notions
-cardinales dont est faite l'intelligence proprement humaine. «Cet
-être social n'est pas donné tout fait dans la constitution primitive
-de l'homme... C'est la société elle-même qui, à mesure qu'elle s'est
-formée et consolidée, a tiré de son propre sein ces grandes forces
-morales... L'enfant, en entrant dans la vie, n'y apporte que sa
-nature d'individu. La société se trouve donc, à chaque génération
-nouvelle, en présence d'une table presque rase sur laquelle il lui
-faut construire à nouveaux frais. Il faut que, par les voies les plus
-rapides, à l'être égoïste et asocial qui vient de naître, elle en
-surajoute un autre, capable de mener une vie morale et sociale. Voilà
-quelle est l'œuvre de l'éducation.» L'hérédité transmet les mécanismes
-instinctifs qui assurent la vie organique et, chez les animaux qui
-vivent en sociétés, une vie sociale assez simple. Mais elle ne suffit
-pas à transmettre les aptitudes que suppose la vie sociale de l'homme,
-aptitudes trop complexes pour pouvoir «se matérialiser sous la forme de
-prédispositions organiques». La transmission des attributs spécifiques
-qui distinguent l'homme se fait par une voie qui est sociale, comme ils
-sont sociaux: c'est l'éducation.</p>
-
-<p>Pour l'esprit exercé à regarder les choses de ce biais, cette
-conception sociologique de la nature et du rôle de l'éducation
-s'impose avec la force de l'évidence. Durkheim l'appelle: un axiome
-fondamental. Disons plus exactement: une vérité d'expérience. Nous
-voyons clairement, quand nous pensons en historien, que l'éducation à
-Sparte, c'est la civilisation lacédémonienne faisant des Spartiates
-pour la cité lacédémonienne;-—que l'éducation athénienne, au temps
-de Péricles, c'est la civilisation athénienne faisant des hommes
-conformes au type idéal de l'homme, tel que le conçoit Athènes à cette
-époque, pour la cité athénienne et, en même temps, pour l'humanité,
-telle qu'Athènes se la représente dans ses rapports avec elle. Il nous
-suffit d'anticiper sur l'avenir pour comprendre comment les historiens
-interpréteront l'éducation française au XX<sup>e</sup> siècle: même
-dans ses tentatives les plus audacieusement idéalistes et humanitaires,
-elle est un produit de la civilisation française; elle consiste à la
-transmettre; bref, elle cherche à faire des hommes, conformes au type
-idéal de l'homme qu'implique cette civilisation, à faire des hommes
-pour la France, et aussi pour l'humanité, telle que la France se la
-représente dans ses rapports avec elle.</p>
-
-<p>Pourtant, cette vérité d'évidence a été généralement méconnue, surtout
-au cours des derniers siècles. Philosophes et pédagogues sont d'accord
-pour voir, dans l'éducation, une chose éminemment individuelle. «Pour
-Kant, écrit Durkheim, pour Kant comme pour Mill, pour Herbart comme
-pour Spencer, l'éducation aurait avant tout pour objet de réaliser,
-en chaque individu, mais en les portant à leur plus haut point de
-perfection possible, les attributs constitutifs de l'espèce humaine
-en général.» Mais cet accord n'est pas une présomption de vérité. Car
-nous savons que la philosophie classique a presque toujours oublié
-de considérer l'homme réel d'un temps et d'un pays, le seul qui soit
-observable, pour spéculer sur une nature humaine universelle, produit
-arbitraire d'une abstraction faite, sans méthode, sur un nombre très
-restreint d'échantillons humains. On admet généralement aujourd'hui que
-son caractère abstrait a faussé, dans une large mesure, la spéculation
-politique du XVIII<sup>e</sup> siècle, par exemple: individualiste
-à l'excès, trop détachée de l'histoire, elle légifère souvent pour
-un homme de convention, indépendant de tout milieu social défini.
-Les progrès qu'ont accompli, au XIX<sup>e</sup> siècle, les sciences
-politiques, sous l'influence de l'histoire et des philosophies
-inspirées de l'histoire, progrès vers lequel s'orientent, à la fin du
-siècle, toutes les sciences morales, la philosophie de l'éducation doit
-l'accomplir à son tour.</p>
-
-<p>L'éducation est chose sociale: c'est-à-dire qu'elle met en contact
-l'enfant avec une société déterminée, et non avec la société <i>in
-genere.</i> Si cette proposition est vraie, elle ne commande pas seulement
-la réflexion spéculative sur l'éducation, elle doit faire sentir son
-influence sur l'activité éducative elle-même. En fait, cette influence
-est incontestable; en droit, elle est souvent contestée. Examinons
-quelques-unes des résistances que soulève, quand il l'énonce, la
-proposition de Durkheim.</p>
-
-<p>On entend d'abord la protestation qu'on peut appeler universaliste ou
-humaniste. Elle fera grief à la sociologie d'encourager un nationalisme
-étroit, voire d'immoler les intérêts de l'humanité à ceux de l'État,
-bien plus même, aux intérêts d'un régime politique. Au cours de la
-guerre, on a souvent opposé l'éducation germanique à l'éducation
-latine, celle-là purement nationale et tout au bénéfice de l'État,
-celle-ci libérale et humaine. Sans doute, a-t-on dit, l'éducation élève
-l'enfant pour la Patrie, mais aussi pour l'Humanité. Bref, de diverses
-manières, on établit un antagonisme entre ces termes: éducation
-sociale, éducation humaine, société et humanité. Or la pensée de
-Durkheim plane bien au-dessus d'objections de ce genre. Il n'a jamais
-eu l'intention, comme éducateur, de faire prévaloir les fins nationales
-sur les fins humaines. Dire que l'éducation est chose sociale, ce
-n'est pas formuler un programme d'éducation; c'est constater un
-fait. Durkheim tient ce fait pour vrai, partout, quelle que soit la
-tendance qui prévaut, ici ou là. Le cosmopolitisme n'est pas moins
-social que le nationalisme. Il y a des civilisations qui poussent
-l'éducateur à mettre sa Patrie au-dessus de tout, d'autres qui le
-poussent à subordonner les fins nationales aux fins humaines, ou mieux,
-à les harmoniser. L'idéal universaliste est lié à une civilisation
-synthétique qui tend à combiner toutes les autres. D'ailleurs, dans le
-monde contemporain, chaque nation a son cosmopolitisme, son humanisme
-propre, où se reconnaît son génie. Quelle est, en fait, pour nous,
-Français du XX<sup>e</sup> siècle, la valeur relative des devoirs
-envers l'Humanité et des devoirs envers la Patrie; comment peuvent-ils
-entrer en conflit; comment peut-on les concilier? Nobles et difficiles
-questions, que le sociologue ne résout pas, au profit du nationalisme,
-en définissant, comme il le fait, l'éducation. Quand il abordera ces
-problèmes, il aura les mains libres. Reconnaître le caractère social
-qui appartient réellement à l'éducation, ne préjuge rien de la manière
-dont on analysera les forces morales, qui sollicitent l'éducateur dans
-des directions diverses ou opposées.</p>
-
-<p>La même réponse vaudra contre les objections individualistes.
-Durkheim définit l'éducation une socialisation de l'enfant. Mais
-alors, pensent quelques-uns, que deviennent la valeur de la personne
-humaine, l'initiative, la responsabilité, le perfectionnement propres
-de l'individu. On est si accoutumé à opposer la société à l'individu,
-que toute doctrine, qui fait du mot société un usage fréquent,
-semble sacrifier l'individu. Ici encore, on se méprend. Si un homme
-a été un individu, une personne, dans tout ce que le terme implique
-d'originalité créatrice et de résistance aux entraînements collectifs,
-c'est Durkheim. Et sa doctrine morale correspond si bien à son propre
-caractère qu'on n'avancerait pas un paradoxe, en donnant à cette
-doctrine le nom d'individualisme. Son premier ouvrâge, <i>la Division
-du Travail social</i>, propose toute une philosophie de l'histoire,
-où la genèse, la différenciation, l'affranchissement de l'individu
-apparaissent comme le trait dominant du progrès de la civilisation,
-l'exaltation de la personne humaine, comme son terme actuel. Et cette
-philosophie de l'histoire aboutit à cette règle morale: distingue-toi,
-sois une personne. Comment donc une pareille doctrine verrait-elle,
-dans l'éducation, je ne sais quel procédé de dépersonnalisation?
-Si faire une personne est actuellement le but de l'éducation, et
-si éduquer, c'est socialiser, concluons donc que, selon Durkheim,
-il est possible d'individualiser en socialisant. Telle est bien sa
-pensée. On pourra discuter la manière dont il conçoit l'éducation de
-l'individualité. Mais sa définition de l'éducation est d'un penseur
-qui, pas un instant, ne méconnaît ou ne sous-estime le rôle ni la
-valuer de l'individu. Et il faut signaler aux sociologues que c'est
-dans son analyse de l'éducation qu'ils apercevront le mieux le fond de
-la pensée de Durkheim, sur les rapports de la société et de l'individu
-et sur le rôle des individus d'élite dans le progrès social.</p>
-
-<p>Au nom de l'idéal, enfin, il arrive qu'on résiste au réalisme de
-Durkheim. On lui reprochera d'humilier la raison et de décourâger
-l'effort, comme s'il se faisait l'apologiste systématique de ce qui
-est, et restait indifférent à ce qui doit être. Pour comprendre
-comment, au contraire, ce réalisme sociologique lui parait apte à
-diriger l'action, voyons quelle idée il s'est faite de la pédagogie.</p>
-
-
-<h4>II</h4>
-
-<p>Tout l'enseignement de Durkheim répond à un besoin profond de son
-esprit, qui est l'exigence essentielle de l'esprit scientifique
-lui-même. Durkheim éprouve une véritable répulsion pour les
-constructions arbitraires, pour les programmes d'action qui traduisent
-seulement les tendances de leur auteur. Il a besoin de réfléchir sur
-un donné, sur une réalité observable, sur ce qu'il appelle une chose.
-Considérer les faits sociaux comme des choses, telle est la première
-règle de sa méthode. Quand il prenait la parole sur des sujets de
-morale, on le voyait d'abord présenter des faits, des choses; et sa
-mimique même marquait que, bien qu'il s'agît de choses spirituelles,
-non matérielles, il ne se bornait pas à analyser des concepts, mais
-qu'il saisissait, montrait, maniait des réalités. L'éducation est
-une chose, ou, d'un autre mot, un fait. En fait, dans toutes les
-sociétés, il se donne une éducation. Conformément à des traditions, à
-des habitudes, à des règles explicites ou implicites, dans un cadre
-déterminé d'institutions, avec un outillâge propre, sous l'influence
-d'idées et de sentiments collectifs, en France, au XX<sup>e</sup>
-siècle, des éducateurs éduquent, des enfants sont éduqués. Tout cela
-peut être décrit, analysé, expliqué. La notion d'une science de
-l'éducation est donc une idée parfaitement claire. Elle a pour rôle
-unique de connaître, de comprendre ce qui est. Elle ne se confond ni
-avec l'activité effective de l'éducateur, ni même avec la pédagogie,
-qui vise à diriger cette activité. L'éducation est son objet: entendons
-par là, non pas qu'elle tend aux mêmes fins que l'éducation, mais au
-contraire qu'elle la suppose, puisqu'elle l'observe.</p>
-
-<p>Cette science, Durkheim ne conteste nullement qu'elle soit, dans une
-large mesure, d'ordre psychologique. Seule, la psychologie, appuyée sur
-la biologie, élargie par la pathologie, permet de comprendre pourquoi
-l'enfant humain a besoin d'éducation, en quoi il diffère de l'adulte,
-comment se forment et évoluent ses sens, sa mémoire, ses facultés
-d'association, d'attention, son imagination, sa pensée abstraite, son
-langage, ses sentiments, son caractère, sa volonté. La psychologie
-de l'enfant, rattachée à celle de l'homme adulte, complétée par la
-psychologie propre de l'éducateur, telle est l'une des voies par où la
-science peut aborder l'étude de l'éducation. L'idée est universellement
-reçue.</p>
-
-<p>Mais la psychologie n'est qu'une des deux voies d'accès possibles.
-Qui la suit exclusivement s'expose à n'aborder le fait éducation
-que par l'une de ses deux faces. Car la psychologie est évidemment
-incompétente, quand il s'agit de dire, non plus ce qu'est l'enfant, qui
-reçoit l'éducation, sa manière propre de l'assimiler et d'y réagir,
-mais la nature même de la civilisation que l'éducation transmet et
-de l'outillâge qu'elle emploie pour le transmettre. La France du
-XX<sup>e</sup> siècle a quatre enseignements: primaire, secondaire,
-supérieur, technique, dont les rapports ne sont pas du tout ce qu'ils
-sont en Allemagne, en Angleterre ou aux États-Unis. Son enseignement
-secondaire porte sur le français, les langues classiques, les langues
-vivantes, l'histoire, les sciences; vers 1600, il portait exclusivement
-sur le latin et le grec; au moyen âge, sur la dialectique. Notre
-enseignement fait une part à la méthode intuitive et expérimentale;
-celui des États-Unis une part bien plus grande; l'éducation médiévale
-et humaniste était exclusivement livresque. Or, il est clair que les
-institutions scolaires, les disciplines, les méthodes sont des faits
-sociaux. Le livre lui-même est un fait social; le culte du livre,
-le déclin de ce culte dépendent de causes sociales. On ne voit pas
-comment la psychologie pourrait en connaître. L'éducation physique,
-morale, intellectuelle, que donne une société, à un moment de son
-histoire, est manifestement du ressort de la sociologie. Pour étudier
-scientifiquement l'éducation, comme un fait donné à l'observation, la
-sociologie doit collaborer avec la psychologie. Sous l'un de ses deux
-aspects, la science de l'éducation est une science sociologique. C'est
-de ce biais que Durkheim l'abordait.</p>
-
-<p>Ce faisant, il frayait une voie nouvelle, poussé par la logique
-interne de sa propre pensée, précurseur, et non imitateur, de
-doctrines aujourd'hui fort en vogue, que la sienne dépasse en netteté
-et en fécondité. L'Allemagne a créé le terme <i>Sozialpädagogik</i>, les
-États-Unis, le terme <i>Educational Sociology</i>, qui marquent assurément
-la même tendance<a name="NoteRef_1_1" id="NoteRef_1_1"></a><a href="#Note_1_1" class="fnanchor">[1]</a>. Mais, sous ces mots, se mêlent encore souvent des
-choses bien distinctes, par exemple, d'une part, une orientation plus
-ou moins incertaine vers l'étude sociologique de l'éducation, telle
-que Durkheim la conçoit, et, d'autre part, un système d'éducation
-qui se préoccupe plus particulièrement de préparer l'homme à la
-vie sociale, de former le citoyen: <i>Staatsbürgerliche Erziehung</i>,
-comme l'appelle Kerschensteiner<a name="NoteRef_2_2" id="NoteRef_2_2"></a><a href="#Note_2_2" class="fnanchor">[2]</a>. L'idée américaine d'<i>Educational
-Sociology</i> s'applique confusément à l'étude sociologique de l'éducation
-et, en même temps, à l'introduction de la sociologie dans les classes,
-comme matière d'enseignement. La science de l'éducation, définie par
-Durkheim, est sociologique, dans une acception beaucoup plus claire du
-terme.</p>
-
-<p>Quant à ce qu'il entend par <i>Pédagogie</i>, ce n'est ni l'activité
-éducative elle-même, ni la science spéculative de l'éducation. C'est
-la réaction systématique de la seconde sur la première, l'œuvre de
-la réflexion qui cherche, dans les résultats de la psychologie et de
-la sociologie, des principes pour la conduite ou pour la réforme de
-l'éducation. Ainsi conçue, la pédagogie peut être idéaliste, sans
-verser dans l'utopie.</p>
-
-<p>Que bon nombre de pédagogues illustres aient cédé à l'esprit de
-système, assigné à l'éducation un but inaccessible ou arbitrairement
-choisi, proposé des procédés artificiels, non seulement Durkheim ne le
-nie pas, mais il met mieux en garde que quiconque contre leur exemple.
-La sociologie combat ici l'ennemi qu'elle a l'habitude de trouver en
-face d'elle: dans tous les domaines, en morale, en politique, même
-en économie politique, l'étude scientifique des institutions a été
-précédée par une philosophie essentiellement <i>artificialiste</i>, qui
-prétendait formuler des recettes pour assurer aux individus ou aux
-peuples le maximum de bonheur, sans connaître d'abord suffisamment
-leurs conditions d'existence. Rien n'est plus contraire aux habitudes
-intellectuelles du sociologue que de dire d'emblée: voici comme il faut
-élever l'enfant, en faisant table rase de l'éducation qu'on lui donne
-réellement. Cadres scolaires, programmes d'enseignement, méthodes,
-traditions, habitudes, tendances, idées, idéaux des maîtres, ce sont là
-des faits, dont elle cherche à découvrir pourquoi ils sont ce qu'ils
-sont, bien loin de prétendre d'abord les changer. Si l'éducation
-française est largement traditionnelle, peu disposée à se couler dans
-les formes techniques de méthodes concertées; si elle fait largement
-crédit aux facultés d'intuition, de tact, d'initiative des maîtres;
-si elle est respectueuse de l'évolution libre de l'enfant; si même
-elle résulte, pour la majeure partie, non de l'action systématique des
-maîtres, mais de l'action diffuse et non volontaire du milieu, c'est
-là un fait, qui a ses causes, et qui répond, en gros, aux conditions
-d'existence de la société française. La pédagogie, inspirée par la
-sociologie, ne risque donc pas de se faire l'apologiste d'un <i>système</i>
-aventureux, ou de conseiller une <i>mécanisation</i> de l'enfant, qui
-contrarierait son développement spontané. Ainsi, tombent les objections
-de penseurs éminents, qui s'obstinent à opposer Éducation et Pédagogie,
-comme si réfléchir sur l'action qu'on exerce, c'était nécessairement se
-condamner à fausser cette action.</p>
-
-<p>Mais ce n'est pas à dire que la réflexion scientifique soit
-pratiquement stérile, et que le réalisme soit le fait de l'esprit
-conservateur, qui accepte paresseusement tout ce qui est Savoir, pour
-prévoir et pourvoir, disait Auguste Comte, de la science positive.
-En fait, mieux on connaît la nature des choses, mieux on a chance de
-l'utiliser efficacement. L'éducateur est obligé, par exemple, de manier
-l'attention de l'enfant. Personne ne niera qu'il la maniera mieux, s'il
-en connaît plus exactement la nature. La psychologie comporte donc
-des applications pratiques, dont la pédagogie formule les règles pour
-l'éducation. De la même façon, la science sociologique de l'éducation
-peut comporter des applications pratiques. En quoi consiste la
-laïcisation de la moralité? Quelles sont ses causes? D'où proviennent
-les résistances qu'elle soulève? Quelles difficultés l'éducation morale
-a-t-elle à vaincre, quand elle se dissocie de l'éducation religieuse?
-Problème manifestement social, problème d'actualité pour les sociétés
-contemporaines: comment contester que son étude désintéressée puisse
-conduire à formuler des règles pédagogiques, dont l'instituteur
-français du XX<sup>e</sup> siècle aurait avantage à s'inspirer, dans
-sa pratique éducative? Les crises sociales, les conflits sociaux ont
-des causes: cela ne veut pas dire qu'il soit interdit de leur chercher
-des issues et des remèdes. Les institutions ne sont ni absolument
-plastiques, ni absolument réfractaires à toute modification délibérée.
-Les adapter prudemment à leur rôle respectif, les adapter les unes aux
-autres et chacune d'elles à la civilisation où elles s'incorporent:
-il y a là un beau champ d'action pour une <i>politique</i> rationnelle,
-et, s'il s'agit des institutions de l'éducation, pour une <i>pédagogie</i>
-rationnelle, ni conservatrice ni révolutionnaire, efficace dans les
-limites où l'action délibérée de l'homme peut être efficace.</p>
-
-<p>Ainsi peuvent se concilier le réalisme et l'idéalisme. Les idéaux sont
-des réalités. En fait, par exemple, la France contemporaine a un idéal
-intellectuel; elle conçoit un type idéal d'intelligence qu'elle propose
-à l'enfant. Mais cet idéal est complexe et confus. Les publicistes, qui
-prétendent l'exprimer, n'en montrent généralement chacun qu'une des
-faces, un des éléments: éléments de provenance, d'âge et, pour ainsi
-dire, d'orientation divers, solidaires, les uns de certaines tendances
-sociales, les autres de tendances différentes ou opposées. Il n'est pas
-impossible de traiter cet idéal complexe comme une chose, c'est-à-dire
-d'en analyser les composants, de déterminer leur genèse, leurs
-causes et les besoins auxquels ils correspondent. Mais cette étude,
-d'abord toute désintéressée, est la meilleure préparation au choix
-qu'une volonté raisonnable peut se proposer de faire entre les divers
-programmes d'enseignement concevables, entre les règles à suivre pour
-l'application du programme choisi. On pourrait répéter la même chose,
-<i>mutatis mutandis</i>, de l'éducation morale, et des questions de détail,
-aussi bien que des problèmes les plus généraux. Bref, l'opinion, le
-législateur, l'administration, les parents, les maîtres ont, à tout
-instant, des choix à faire, qu'il s'agisse de réformer profondément
-les institutions ou de les faire fonctionner au jour le jour. Or, ils
-travaillent sur une matière résistante qui ne se laisse pas manier
-arbitrairement: milieu social, institutions, habitudes, traditions,
-tendances collectives. La pédagogie, en tant qu'elle dépend de la
-sociologie, est la préparation rationnelle de ces choix.</p>
-
-<p>Durkheim attachait la plus haute importance, non seulement comme
-savant, mais comme citoyen, à cette conception rationaliste de
-l'action. Hostile à l'agitation réformiste, qui trouble sans améliorer,
-surtout aux réformes négatives, qui détruisent sans remplacer, il avait
-cependant le sens et le goût de l'action. Mais, pour que l'action fût
-féconde, il voulait qu'elle portât sur ce qui est possible, limité,
-défini, déterminé dans les conditions sociales où elle s'exerce. Son
-enseignement pédagogique, s'adressant à des éducateurs, a toujours eu
-un caractère immédiatement pratique. Absorbé par ses autres travaux,
-il n'a pas eu le temps de s'appliquer à des recherches purement
-spéculatives sur l'éducation. Dans ses cours, les sujets sont abordés
-selon la méthode scientifique définie tout à l'heure. Mais le choix
-des sujets est dicté par les difficultés pratiques que rencontre
-l'éducateur public dans la France contemporaine, et c'est à des
-conclusions pédagogiques que le professeur aboutit.</p>
-
-
-<h4>III</h4>
-
-<p>Durkheim a laissé le manuscrit, complètement rédigé, d'un cours en
-dix-huit leçons sur l'<i>Éducation morale à l'École primaire.</i> En voici
-l'économie générale. La première leçon est une introduction sur la
-morale laïque. Durkheim y définit la tâche morale qui, dans la France
-contemporaine, incombe à l'instituteur: il s'agit, pour lui, de donner
-une éducation morale laïque, rationaliste. Cette laïcisation de la
-moralité est commandée par tout le développement historique. Mais elle
-est difficile. La religion et la moralité ont été, dans l'histoire de
-la civilisation, si intimement unies, que leur dissociation nécessaire
-ne saurait être une opération simple. Si l'on se contente de vider
-la moralité de tout contenu religieux, on la mutile. Car la religion
-exprime, à sa manière, dans un langage symbolique, des choses vraies.
-Ces vérités, il ne faut pas les laisser perdre, avec les symboles
-qu'on élimine; il faut les retrouver, en les projetant sur le plan de
-la pensée laïque. Les systèmes rationalistes, surtout les systèmes
-non-métaphysiques, ont généralement présenté, de la moralité, une imâge
-beaucoup trop simplifiée. En se faisant sociologique, l'analyse morale
-peut donner un fondement rationnel, ni religieux ni métaphysique, à une
-moralité aussi complexe, plus riche même, sous certains rapports, que
-la moralité religieuse traditionnelle, et remonter jusqu'aux sources
-d'où jaillissent les forces morales les plus énergiques.</p>
-
-<p>Les leçons qui suivent se groupent en deux parties bien distinctes, et
-ce plan illustre ce que nous avons dit de la contribution qu'apportent
-respectivement, à la pédagogie, la sociologie d'une part, la
-psychologie de l'autre. La première partie étudie la moralité en
-elle-même, c'est-à-dire la civilisation morale que l'éducation transmet
-à l'enfant: c'est une analyse sociologique. La seconde étudie la nature
-de l'enfant qui devra s'assimiler cette moralité: ici la psychologie
-est au premier plan.</p>
-
-<p>Les huit leçons que Durkheim a consacrées à l'analyse de la moralité
-sont ce qu'il a laissé de plus achevé sur ce sujet, puisque la mort
-l'a interrompu au moment où il rédigeait, pour la publication, les
-prolégomènes de sa <i>Morale.</i> Elles sont à rapprocher des pages qui ont
-paru dans le <i>Bulletin de la Société française de philosophie</i> sur <i>La
-détermination du fait moral.</i> Il n'y traite pas des divers devoirs,
-mais des caractères généraux de la moralité. C'est l'équivalent, chez
-lui, de ce que les philosophes appellent la Morale théorique. Mais la
-méthode qu'il applique renouvelle le sujet.</p>
-
-<p>On conçoit aisément comment la sociologie peut étudier ce que sont,
-en fait, la famille, l'État, la propriété, le contrat. Mais, quand il
-s'agit du Bien et du Devoir, il semble qu'on ait affaire à de purs
-concepts, non à des institutions, et qu'une méthode d'analyse abstraite
-s'impose ici, à défaut d'une observation inapplicable. Voici le biais
-par où Durkheim aborde son sujet. L'éducation morale a, sans doute,
-pour rôle d'initier l'enfant aux divers devoirs, de susciter en lui les
-vertus particulières, prises une à une. Mais elle a aussi pour rôle de
-développer en lui l'aptitude générale à la moralité, les dispositions
-fondamentales qui sont à la racine de la vie morale, de constituer
-en lui l'agent moral, prêt aux initiatives qui sont la condition du
-progrès. Quels sont, en fait, dans la société française contemporaine,
-les éléments du tempérament moral, dont la réalisation est le but vers
-lequel doit tendre l'éducation morale générale? Ces éléments, on peut
-les décrire, comprendre leur nature et leur rôle. Et c'est, en somme,
-cette description qui forme le contenu des morales dites théoriques.
-Chaque philosophe définit, à sa manière, ces éléments fondamentaux.
-Mais il construit, plutôt qu'il ne décrit. Nous pouvons refaire le même
-travail, en prenant pour objet, non plus notre idéal personnel, mais
-l'idéal qui est, en fait, celui de notre civilisation. Ainsi l'étude de
-l'éducation morale nous permet de saisir, dans les faits, les réalités
-auxquelles correspondent les concepts très abstraits que manient les
-philosophes. Elle met la science des mœurs en mesure d'observer ce
-qu'est la moralité, dans ses caractères les plus généraux, parce que,
-dans l'éducation, nous apercevons la moralité au moment où elle se
-transmet, au moment où, par conséquent, elle se distingue le plus
-nettement des consciences individuelles, dans la complexité desquelles
-elle est, habituellement, enveloppée.</p>
-
-<p>Durkheim ramène à trois ces éléments fondamentaux de notre moralité.
-Ce sont l'esprit de discipline, l'esprit d'abnégation et l'esprit
-d'autonomie. Indiquons, à titre d'exemple, quel plan suit Durkheim
-dans l'analyse du premier élément. L'esprit de discipline est, à la
-fois, le sens et le goût de la régularité, le sens et le goût de la
-limitation des désirs, le respect de la règle, qui impose à l'individu
-l'inhibition des impulsions et l'effort. Pourquoi la vie sociale
-exige-t-elle régularité, limitation et effort? Puis, comment l'individu
-trouve-t-il, finalement, à accepter ces exigences pénibles, les
-conditions de son propre bonheur? Répondre à ces questions, c'est dire
-quelle est la fonction de la discipline. Comment la société est-elle
-apte à imposer la discipline et, notamment, à éveiller dans l'individu
-le sentiment du respect dû à l'autorité d'un impératif catégorique,
-qui apparaît comme transcendant? Répondre à cette question, c'est
-traiter de la nature de la discipline et de son fondement rationnel.
-Pourquoi, enfin, la règle peut-elle et doit-elle être conçue comme
-indépendante de tout symbolisme religieux et même métaphysique? En
-quoi cette laïcisation de la discipline modifie-t-elle le contenu même
-de l'idée de discipline, ce qu'elle exige et ce qu'elle permet? Ici,
-nous rattachons la nature et la fonction de la discipline, non plus
-aux conditions de la civilisation en général, mais aux conditions
-particulières d'existence de la civilisation où nous vivons. Et nous
-recherchons si notre esprit de discipline, à nous, Français, est bien
-tout ce qu'il doit être, s'il n'est pas pathologiquement affaibli, et
-comment l'éducation, tout en respectant ses caractères propres, peut
-améliorer notre moralité nationale.</p>
-
-<p>Une analyse symétrique s'applique à l'esprit d'abnégation. Qu'est-il,
-à quoi sert-il, du point de vue de la société, comme du point de
-vue de l'individu? Quelles sont les fins auxquelles nous, Français
-du XIX<sup>e</sup> siècle, nous devons nous dévouer? Quelle est la
-hiérarchie de ces fins, et d'où proviennent, comment peuvent se
-concilier leurs antagonismes partiels?&mdash;Mêmes questions pour l'esprit
-d'autonomie. L'analyse de ce dernier élément est particulièrement
-féconde, parce qu'il s'agit ici d'un des traits les plus récents de la
-moralité, du trait le plus caractéristique de la moralité laïque et
-rationaliste de nos sociétés démocratiques.</p>
-
-<p>Ces indications sommaires suffisent à marquer l'une des principales
-supériorités de la méthode suivie par Durkheim. Il réussit à montrer
-toute la complexité, toute la richesse de la vie morale, richesse faite
-d'oppositions qui ne peuvent jamais être que partiellement fondues
-dans une synthèse harmonieuse, richesse telle qu'aucun individu, si
-grand soit-il, ne peut jamais aspirer à porter en lui, à leur plus
-haut degré de développement, tous ces éléments et, ainsi, à réaliser,
-intégralement, en lui seul, la moralité tout entière. Personnellement,
-Durkheim, comme l'avait été Kant, fut avant tout un homme de volonté
-et de discipline. De la moralité, c'est l'aspect kantien qu'il voit
-d'abord et le plus nettement. Et l'on a parfois voulu faire, de la
-contrainte, la seule action qu'exerçait, selon lui, la société sur
-l'individu. Sa véritable doctrine est infiniment plus compréhensive, et
-il n'y a peut-être pas de philosophie morale qui le soit au même degré.
-Il a bien montré, par exemple, que les forces morales, qui contraignent
-et même violentent la nature animale de l'homme, exercent aussi, sur
-l'homme, une attraction, une séduction, et que c'est à ces deux aspects
-du fait moral que répondent les deux notions du devoir et du bien. Et
-il a montré que, vers ces deux pôles, s'orientaient deux activités
-morales distinctes, dont ni l'une ni l'autre n'est étrangère à l'agent
-moral bien constitué, mais qui, selon que prévaut l'une ou l'autre,
-distinguent les agents moraux en deux types différents, l'homme du
-sentiment, de l'enthousiasme, chez qui domine l'aptitude à se donner,
-et l'homme de volonté, plus froid et plus austère, chez qui domine le
-sens de la règle. L'eudémonisme, l'hédonisme ont eux-mêmes leur place
-dans la vie morale: il faut, disait un jour Durkheim, qu'il y ait des
-épicuriens. Ainsi, des disparates, même des contraires, se fondent dans
-la richesse de la civilisation morale, richesse que l'analyse abstraite
-des philosophes se condamne généralement à appauvrir, parce qu'elle
-veut, par exemple, déduire l'idée du bien de celle du devoir, concilier
-les concepts d'obligation et d'autonomie, et réduire ainsi au jeu
-logique de quelques idées simples une réalité très compliquée.</p>
-
-<p>Les neuf leçons qui forment la deuxième partie du cours abordent le
-problème proprement pédagogique. On vient de dénombrer et de définir
-les éléments de la moralité qu'il s'agit, pour nous, de constituer
-chez l'enfant. Comment la nature de l'enfant se prête-t-elle à la
-recevoir, quelles ressources, quels ressorts, mais aussi quels
-obstacles y rencontre l'éducateur? Les titres des leçons suffisent
-à indiquer la marche de la pensée: <i>la discipline et la psychologie
-de l'enfant</i> d'abord, <i>la discipline scolaire, la pénalité et les
-récompenses scolaires</i>; puis <i>l'altruisme chez l'enfant et l'influence
-du milieu scolaire sur la formation du sens social</i>; enfin l'influence
-générale de l'enseignement des sciences, des lettres, de l'histoire,
-de la morale elle-même, et aussi de la culture esthétique, sur la
-formation de l'esprit d'autonomie.</p>
-
-<p>L'autonomie est l'attitude d'une volonté qui accepte la règle,
-parce qu'elle la reconnaît rationnellement fondée. Elle suppose
-l'application, libre mais méthodique, de l'intelligence à l'examen des
-règles que l'enfant reçoit d'abord, toutes faites, de la société dans
-laquelle il grandit, mais que, bien loin de les accepter passivement,
-il doit, peu à peu, apprendre à vivifier, à concilier, à épurer de
-leurs éléments caducs, à réformer, pour les adapter aux conditions
-d'existence, changeantes, de la société dont il devient un membre
-actif. C'est, dit Durkheim, la science qui confère l'autonomie. Elle
-seule apprend à reconnaître ce qui est fondé dans la nature des choses,
-nature physique, mais aussi nature morale, ce qui est inéluctable, ce
-qui est modifiable, ce qui est normal, quelles sont donc les limites
-de l'action efficace pour améliorer la nature, nature physique, nature
-morale. Tout l'enseignement a, de ce point de vue, une destination
-morale, celui des sciences cosmologiques, mais surtout l'enseignement
-de l'homme lui-même, par l'histoire et par la sociologie. Et c'est
-ainsi que l'éducation morale complète réclame, aujourd'hui, un
-enseignement de la morale: deux choses que Durkheim distingue
-nettement, bien que la seconde serve à achever la première. Il lui
-paraît indispensable, même à l'École primaire, que le maître enseigne
-à l'enfant ce que sont les sociétés où il est appelé à vivre: famille,
-corporation, nation, communauté de civilisation qui tend à incorporer
-l'humanité tout entière; comment elles se sont formées et transformées;
-quelle action elles exercent sur l'individu et quel rôle il y joue. Du
-cours qu'il a fait plusieurs fois sur cet <i>Enseignement de la morale à
-l'École primaire</i>, nous n'avons que des ébauches de rédaction ou des
-plans de leçons. Durkheim y montre, aux instituteurs, comment il est
-possible de traduire, pour les mettre à la portée des intelligences
-enfantines, les résultats de ce qu'il appelait la «Physiologie du
-droit et des mœurs». C'est la vulgarisation de la science des mœurs, à
-laquelle il a, par ailleurs, consacré la majeure partie de ses ouvrages
-et de ses cours.</p>
-
-
-<h4>IV</h4>
-
-<p>L'<i>Éducation intellectuelle à l'École primaire</i> fait l'objet d'un
-cours, complètement rédigé, lui aussi, parallèle à celui qui concerne
-l'éducation morale et construit à peu près sur le même plan. Durkheim
-en était moins satisfait: il sentait la difficulté de mettre au point
-son travail. C'est que l'idéal intellectuel de notre démocratie est
-moins défini que son idéal moral, son étude scientifique a été moins
-préparée, la matière est plus nouvelle.</p>
-
-<p>Ici encore, deux parties d'orientations différentes: l'une regarde
-le but visé, l'autre les moyens employés; la première demande à la
-sociologie de définir le type intellectuel que notre société s'efforce
-de réaliser; l'autre demande à la logique et à la psychologie quel
-apport chaque discipline fournit, quelles ressources, quels ressorts,
-quelles résistances l'esprit de l'enfant présente à l'éducateur qui
-travaille à la réalisation de ce type. Parmi les leçons purement
-psychologiques, signalons seulement celles qui traitent de l'attention:
-elles témoignent de ce que Durkheim pouvait faire, quand il
-s'appliquait à la psychologie.</p>
-
-<p>Pour assigner à l'éducation intellectuelle primaire un but déterminé,
-Durkheim étudie les origines de l'Enseignement primaire et recherche
-comment il a, en fait, pris conscience de sa nature et de son
-rôle propres. Il s'est développé postérieurement à l'enseignement
-secondaire, et s'est défini, dans quelque mesure, par opposition
-avec lui. C'est chez deux de ses principaux initiateurs, Comenius et
-Pestalozzi, que Durkheim cherche à saisir son idéal en formation.
-Tous deux se sont demandé comment un enseignement pouvait être à la
-fois encyclopédique et élémentaire,&mdash;donner une idée du tout, former
-un esprit juste et équilibré, c'est-à-dire capable d'appréhender le
-réel tout entier, sans en méconnaître aucun élément essentiel,&mdash;mais
-aussi s'adresser à tous les enfants sans exception, dont le plus grand
-nombre devra se contenter de notions sommaires, faciles à assimiler
-rapidement. Par l'interprétation critique des tentatives de Comenius
-et de Pestalozzi, Durkheim élabore sa détermination de l'idéal à
-réaliser. Comme la moralité, l'intellectualité requise chez le Français
-contemporain exige la constitution, dans l'esprit, d'un certain nombre
-d'aptitudes fondamentales. Durkheim les appelle des <i>catégories</i>,
-notions-mères, centres d'intelligibilité, qui sont les cadres et
-les outils de la pensée logique. Entendez, par catégories, non pas
-seulement les formes les plus abstraites de la pensée, la notion de
-cause ou celle de substance, mais les idées, plus riches de contenu,
-qui président à notre interprétation du réel, à notre interprétation
-actuelle: <i>notre</i> idée du monde physique, <i>notre</i> idée de la vie,
-<i>notre</i> idée de l'homme, par exemple. Ces catégories, on ne voit pas
-qu'elles soient innées à l'esprit humain. Elles ont une histoire;
-elles se sont, peu à peu, construites au cours de l'évolution de la
-civilisation et, dans notre civilisation, par le développement des
-sciences physiques et morales. Un bon esprit est un esprit dont les
-idées maîtresses, qui règlent l'exercice de la pensée, sont en harmonie
-avec les sciences fondamentales, telles qu'elles sont actuellement
-constituées: ainsi armé, cet esprit peut se mouvoir dans la vérité,
-telle que nous la concevons. Il faut donc enseigner à l'enfant les
-éléments des sciences fondamentales, disons mieux, des disciplines
-fondamentales, pour bien marquer que la grammaire ou l'histoire, par
-exemple, coopèrent, elles aussi, et au plus haut degré, à la formation
-de l'entendement.</p>
-
-<p>Avec tant de grands pédagogues, Durkheim s'accorde donc à demander
-ce qu'on appelle, d'un terme barbare, la culture <i>formelle</i>: former
-l'esprit, non le remplir; ce n'est pas pour l'utilité qu'elles
-procurent que valent surtout les connaissances. Rien de moins
-utilitaire que cette conception de l'instruction. Mais son formalisme
-est original et s'oppose nettement à celui d'un Montaigne, à celui
-des humanistes. En effet, la transmission, par le maître à l'élève,
-d'un savoir positif, l'assimilation par l'enfant d'une <i>matière</i> lui
-paraît être la condition d'une véritable formation intellectuelle.
-On en voit la raison: l'analyse sociologique de l'entendement
-entraîne des conséquences pédagogiques. La mémoire, l'attention,
-la faculté d'association sont des dispositions congénitales chez
-l'enfant, que l'exercice développe, dans le champ de la seule
-expérience individuelle, quel que soit l'objet auquel ces facultés
-s'appliquent. Les idées directrices élaborées par notre civilisation
-sont, au contraire, des idées collectives qu'il faut transmettre à
-l'enfant, parce qu'il ne saurait les élaborer seul. On ne refait pas
-la science, par son expérience propre, parce qu'elle est sociale
-et non individuelle; on l'apprend. Sans doute, elle ne se transvase
-pas d'un esprit dans un autre: c'est le vase même, c'est-à-dire
-l'intelligence, qu'il s'agit, par et sur la science, de modeler.
-Ainsi, quoique les idées directrices soient des formes, il n'est pas
-possible de les transmettre vides. Auguste Comte disait déjà qu'on ne
-peut étudier la logique sans la science, la méthode des sciences sans
-leur doctrine, s'initier à leur esprit sans s'assimiler quelques-uns
-de leurs résultats. Durkheim pense avec lui qu'il faut apprendre des
-choses, acquérir du savoir, abstraction faite même de la valeur propre
-des connaissances, parce que des connaissances sont nécessairement
-impliquées dans les formes constitutives de l'entendement.</p>
-
-<p>Pour apercevoir tout ce que Durkheim tire de ces principes, il faudrait
-entrer dans le détail de la seconde partie du cours. Il y étudie
-successivement la didactique de quelques enseignements fondamentaux:
-les mathématiques et les catégories de nombre et de forme; la physique
-et la notion de réalité; la géographie et la notion de milieu
-planétaire; l'histoire et les notions de durée et de développement
-historiques. L'énumération est incomplète. Ailleurs, Durkheim a
-traité de l'éducation logique par les langues. Il donne seulement
-des exemples. La collaboration des spécialistes serait d'ailleurs
-nécessaire pour suivre, dans le détail, toutes les conséquences
-didactiques des principes posés.</p>
-
-<p>Boit, par exemple, la notion de durée historique. L'histoire est
-le développement, dans le temps, des sociétés humaines. Mais ce
-temps dépasse infiniment les durées que connaît l'individu, dont il
-a l'expérience directe. L'histoire ne peut avoir de sens pour un
-esprit qui ne possède pas une certaine représentation de cette durée
-historique; un bon esprit est, notamment, un esprit qui la possède.
-Or l'enfant ne peut pas construire seul cette représentation, dont les
-éléments ne lui sont pas fournis par la sensation, ni par la mémoire
-individuelle. Il faut donc l'aider à la construire. En fait, c'est
-l'une des fonctions que remplit l'enseignement historique. Mais il la
-remplit, peut-on dire, sans le vouloir expressément. Il est remarquable
-que le maître sente rarement l'inanité des dates et la nécessité de
-travailler systématiquement à leur donner une signification. On apprend
-à l'enfant: bataille de Tolbiac, 496. Comment l'enfant attacherait-il à
-cette date un sens précis, alors que la représentation d'un passé, même
-prochain, lui est si difficile? Tout un travail est nécessaire, dont
-les étapes pourraient être les suivantes: donner l'idée d'un siècle,
-en ajoutant, l'une à l'autre, la durée de trois ou quatre générations;
-celle de l'ère chrétienne, en expliquant pourquoi la naissance du
-Christ a été choisie comme origine. Entre le point de départ et
-l'époque actuelle, jalonner la durée par des points de repère concrets,
-biographies de personnages ou événements symboliques. Constituer ainsi
-un premier canevas, dont on serrera peu à peu la trame. Puis, faire
-sentir que le point initial de l'ère est conventionnel, qu'il y a
-d'autres ères, d'autres histoires que la nôtre, que ces ères flottent
-elles-mêmes dans une durée à laquelle la chronologie humaine ne
-s'applique plus, que les premiers commencements nous échappent, etc.
-Combien peu, parmi nous, se rappellent avoir reçu, de leurs professeurs
-d'histoire, des leçons inspirées de pareils principes. Nous avons
-bien acquis, à la longue, les notions dont il s'agit; on ne peut pas
-dire que, sauf exception, elles aient été méthodiquement constituées.
-L'un des résultats essentiels de l'enseignement historique est donc à
-peu près obtenu, en fait, sans être clairement aperçu ni voulu. Or la
-brièveté de l'éducation primaire exige qu'on marche tout droit au but,
-si cette éducation veut donner sa pleine efficacité.</p>
-
-<p>On peut dire que, jusqu'à nos jours, l'enseignement grammatical et
-littéraire est le seul qui ait eu pleinement conscience de son rôle
-logique: il apprend <i>pour former</i>; les connaissances qu'il transmet
-sont volontairement utilisées à la constitution de l'entendement. Dans
-quelque mesure, l'enseignement mathématique s'assigne le même rôle: ici
-déjà, pourtant, la fonction éducative, créatrice des connaissances est
-souvent perdue de vue, et les connaissances appréciées en elles-mêmes.
-On le voit, la didactique de Durkheim s'apparente, en la renouvelant,
-à celle de Herbart. Mise à sa place dans l'histoire des doctrines
-pédagogiques, elle paraît trancher le conflit du <i>formalisme</i> et de son
-contraire, l'opposition du savoir et de la culture. Elle fournit le
-principe qui permettra seul de résoudre les difficultés où se débattent
-nos enseignements primaire et secondaire, pris entre les aspirations
-encyclopédiques et le juste sentiment des dangers qu'elles font naître.
-Chacune des disciplines fondamentales implique une philosophie latente,
-c'est-à-dire un système de notions cardinales, qui résument les
-caractères les plus généraux des choses, telles que nous les concevons,
-et qui commandent leur interprétation. C'est cette philosophie,
-fruit du travail accumulé des générations, qu'il faut transmettre à
-l'enfant, parce qu'elle constitue l'ossature même de l'intelligence.
-<i>Philosophique</i> et <i>élémentaire</i> ne sont pas des termes qui s'excluent.
-Bien au contraire: l'enseignement le plus élémentaire doit être le plus
-philosophique. Mais il va de soi que ce qu'on appelle ici philosophie
-ne doit pas être exposé sous forme abstraite. Elle doit se dégager de
-l'enseignement le plus familier, sans jamais se formuler. Mais, pour
-s'en dégager ainsi, il faut d'abord qu'elle l'inspire.</p>
-
-
-<h4>V</h4>
-
-<p>L'éducation intellectuelle élémentaire ressortit à deux types,
-l'enseignement primaire pour la masse, l'enseignement secondaire pour
-l'élite. C'est l'éducation de l'élite qui soulève, dans la France
-contemporaine, les problèmes les plus embarrassants. Depuis plus
-d'un siècle, notre enseignement secondaire traverse une crise, dont
-l'issue est encore incertaine. On peut parler, sans exagération, de la
-question sociale de l'enseignement secondaire. Quelle est exactement sa
-nature, et quel est son rôle? Quelles causes ont déterminé la crise,
-en quoi consiste-t-elle au juste, comment peut-on prévoir qu'elle se
-dénouera? C'est à traiter ces questions que Durkheim a consacré un de
-ses plus beaux cours, sur l'<i>Évolution et le Rôle de l'Enseignement
-secondaire en France</i>: cours qu'il a professé plusieurs fois et dont il
-a laissé deux rédactions achevées. Il l'avait entrepris à la demande
-du recteur Liard, quand celui-ci voulut organiser, pour la première
-fois, un enseignement pédagogique à l'usage des futurs professeurs
-de renseignement secondaire. Destiné aux candidats à toutes les
-agrégations, tant scientifiques que littéraires, il avait pour but,
-dans la pensée de Durkheim, d'éveiller, en même temps, chez tous, le
-sentiment de la tache commune: sentiment indispensable, si l'on veut
-que des disciplines diverses concourent à un enseignement qui, comme
-l'esprit qu'il forme, doit avoir son unité. Il est vraisemblable que
-les futurs professeurs de l'enseignement secondaire sentiront un jour,
-d'eux-mêmes, le besoin de réfléchir méthodiquement, sous la direction
-d'un maître, à la nature et à la fonction propres de l'institution
-qu'ils ont à faire vivre. Et ce jour-là, le cours de Durkheim
-apparaîtra comme le guide le plus sûr pour cette réflexion. Son auteur
-estimait insuffisantes, sur plusieurs points, les recherches qu'il
-avait entreprises, la documentation sur laquelle il s'était appuyé.
-Qu'on n'oublie pas, avant de juger l'œuvre, qu'il n'a guère consacré,
-à ce sujet immense, qu'une ou deux années de travail. Tel quel, ce
-cours est un modèle incomparable de ce que peut donner l'application,
-aux choses de l'éducation, de la méthode sociologique. C'est le seul
-exemple achevé qu'ait pu laisser Durkheim de l'analyse historique d'un
-système d'institutions scolaires.</p>
-
-<p>Pour savoir ce qu'est l'enseignement secondaire actuel de la France,
-Durkheim observe comment il s'est formé. Les cadres datent dû moyen
-âge, qui a vu naître les Universités. C'est au sein de l'Université,
-par l'internement progressif, dans les collèges, de renseignement
-donné à la Faculté des arts, que l'enseignement secondaire a pris
-naissance, en se différenciant de l'enseignement supérieur. Ainsi
-s'expliquent leurs affinités: l'un prépare à l'autre. L'enseignement
-dialectique est, au moyen âge, la propédeutique générale, parce que
-la dialectique est alors la méthode universelle; enseignement formel,
-culture générale donnée à l'aide d'une discipline très spéciale, il a
-déjà les caractères que gardera, dans tout le cours de son histoire,
-l'enseignement secondaire. Mais, si les cadres sont constitués dès le
-moyen âge, la discipline éducative change au XVI<sup>e</sup> siècle:
-à la logique se substituent les humanités gréco-latines. Originaire
-de la Renaissance, l'humanisme, en France, a été mis en œuvre surtout
-par les Jésuites. Ils lui ont imprimé leur marque propre; et, bien que
-leurs rivaux, Oratoire, Port-Royal, Université, aient tempéré leur
-système, c'est l'humanisme, tel que l'ont compris les Jésuites, qui a
-été l'éducateur par excellence de l'esprit classique français. Dans
-aucune société européenne, l'influence de l'humanisme n'a été aussi
-exclusive: notre esprit national, par quelques-uns de ses caractères
-dominateurs, s'y exprime et, à la fois, en résulte, avec ses qualités
-et ses défauts. Mais, à partir du XVIII<sup>e</sup> siècle surtout,
-d'autres tendances se manifestent: la pédagogie, dite réaliste, bat
-l'humanisme en brèche. Elle produit d'abord des doctrines, sans action
-immédiate sur les institutions scolaires. Puis elle crée, avec les
-Écoles Centrales de la Convention, un système scolaire complètement
-nouveau, dont la durée est éphémère. Et le XIX<sup>e</sup> siècle met
-aux prises, sana réussir à éliminer l'un ni l'autre, ni, non plus, à
-les concilier définitivement, l'ancien système et le nouveau. Et c'est
-encore de ce conflit que nous cherchons à sortir. En nous permettant de
-le comprendre, l'histoire nous arme pour le résoudre.</p>
-
-
-<h4>VI</h4>
-
-<p>L'enseignement pédagogique fait, en général, une large part à
-l'histoire critique des doctrines de l'éducation. Durkheim reconnaît
-l'intérêt de cette étude. Il s'y est longuement appliqué. Dans les deux
-cours sur l'éducation intellectuelle, primaire et secondaire, une place
-est faite à l'histoire des doctrines: celle de Comenius, entre autres,
-a retenu son attention. Il a laissé des plans de leçons et des notes de
-cours qui forment une histoire des principales doctrines pédagogiques,
-en France, depuis la Renaissance. <i>La Revue de Métaphysique et de
-Morale</i> a publié le plan développé de ses leçons sur Jean-Jacques
-Rousseau. Enfin il a rédigé intégralement un Cours, d'une année
-entière, sur Pestalozzi et Herbart. Disons seulement ici quelle méthode
-il a suivie.</p>
-
-<p>D'abord, il distingue nettement l'histoire des théories de l'Éducation
-de l'histoire de l'Éducation elle-même. La confusion est souvent faite.
-Il y a là pourtant deux choses aussi distinctes que l'histoire de la
-philosophie politique et l'histoire des institutions politiques. Il
-serait à souhaiter que nos éducateurs connussent mieux l'histoire
-de nos institutions scolaires et ne crussent pas, comme il arrive,
-l'apercevoir à travers Rousseau ou Montaigne.</p>
-
-<p>Puis, Durkheim traite surtout les doctrines comme des faits, et c
-est l'éducation de l'esprit historique qu'il entend poursuivre,
-en les étudiant. C'est tout autrement, d'habitude, qu'on les
-aborde. Qu'on prenne, par exemple, les livres de Gabriel Compayré,
-manuels classiques d'histoire de la Pédagogie, familiers à tous nos
-instituteurs. Malgré leur nom, ce ne sont pas, à proprement parler,
-des histoires. Sans doute, ils rendent des services. Mais ils
-rappellent fâcheusement une certaine conception de l'histoire de la
-philosophie, heureusement désuète. Il semble que les grands pédagogues,
-un Rabelais, un Montaigne, un Rollin, un Rousseau, y apparaissent
-comme les collaborateurs du théoricien qui, actuellement, cherche
-à fixer la doctrine pédagogique. On dirait qu'il y a une vérité
-pédagogique éternelle, universellement valable, dont ils ont proposé
-des approximations. Dans leur doctrine, on cherche à séparer l'ivraie
-et le bon grain, à retenir les préceptes utilisables actuellement
-pour les maîtres, à rejeter leurs paradoxes et leurs erreurs. La
-critique dogmatique prend le pas sur l'histoire, l'éloge ou le blâme
-sur l'explication des idées. Le résidu et le profit intellectuels
-sont assez minces. Ce n'est pas par la confrontation dialectique
-des théories du passé, théories plutôt riches d'intuitions confuses
-que scientifiquement construites, qu'on a chance d'élaborer une
-doctrine solide et pratiquement féconde. Il arrive communément que les
-pédagogues de second ordre, éclectiques, modérés et assez platement
-raisonnables, résistent beaucoup mieux à cette critique que les esprits
-de premier ordre. La sagesse d'un Rollin s'oppose avec avantage aux
-extravagances d'un Rousseau. Si la pédagogie était une science, son
-histoire aurait ce caractère étrange que le génie l'aurait le plus
-souvent conduite à l'erreur, et la médiocrité, maintenue dans le chemin
-du vrai.</p>
-
-<p>Assurément, Durkheim conçoit qu'on puisse chercher à dégager, par une
-discussion critique, les éléments de vérité contenus dans une doctrine.
-Dans la Préface qu'il a écrite pour le livre posthume d'Hamelin,
-<i>Le Système de Descartes</i>, il a donné la formule d'une méthode
-d'interprétation, à la fois historique et critique. Et il a lui-même
-appliqué cette méthode à l'étude de Pestalozzi et de Herbart. Il aimait
-la forte et riche pensée de ces grands initiateurs, et, loin d'en
-méconnaître la fécondité, il se demandait même s'il ne leur prêtait pas
-quelqu'une des idées dont il croyait reconnaître chez eux les premières
-ébauches. Mais, quelle que puisse être leur valeur dogmatique,
-Durkheim demande surtout aux doctrines de révéler les forces sociales
-qui animent un système d'éducation ou travaillent à le modifier.
-L'histoire de la Pédagogie n'est pas l'histoire de l'éducation, car
-les théoriciens n'expriment pas exactement ce qui se passe en fait,
-et n'annoncent pas exactement ce qui se réalisera en fait. Mais les
-idées sont aussi des faits, et, quand elles ont du retentissement, des
-faits sociaux. Le prodigieux succès de l'<i>Émile</i> a d'autres causes
-que le génie de J.-J. Rousseau: il manifeste des tendances confuses,
-mais énergiques, de la société européenne du XVIII<sup>e</sup> siècle.
-Il y a des pédagogues conservateurs, tels un Jouvency, un Rollin,
-qui reflètent l'idéal pédagogique des Jésuites ou de l'Université
-du XVII<sup>e</sup> siècle. Et surtout, puisqu'on voit les grandes
-doctrines foisonner aux heures de crise, il y a des pédagogues
-révolutionnaires qui traduisent des choses collectives qu'il est
-essentiel à l'observateur d'atteindre, qu'il est presque impossible
-d'atteindre directement: aspirations, idéaux en voie de formation,
-rébellions contre des institutions devenues caduques. Durkheim a,
-par exemple, étudié de ce point de vue les idées pédagogiques de la
-Renaissance et distingué, mieux qu'on ne l'avait fait avant lui, les
-deux grands courants qui les emportent, celui qui traverse l'œuvre de
-Rabelais, l'autre, tout différent, malgré leur mélange partiel, qui
-traverse celle d'Érasme.</p>
-
-
-<p class="p2">Telle est, dans ses grandes lignes, l'œuvre pédagogique de Durkheim.
-Ce bref exposé suffit à marquer quelle est son étendue et les rapports
-étroits qu'elle soutient avec l'ensemble de son œuvre sociologique. Aux
-éducateurs, elle apporte, sur les principaux problèmes pédagogiques,
-une doctrine originale et vigoureuse. Pour les sociologues, elle
-éclaire, sur quelques points essentiels, les conceptions que Durkheim
-a exposées ailleurs: rapports de l'individu et de la société, rapports
-de la science et de la pratique, nature de la moralité, nature de
-l'entendement. Éducateurs ou sociologues, nombreux sont ceux qui
-demandent que cette œuvre pédagogique ne reste pas inédite. On
-s'efforcera de publier les principaux Cours.</p>
-
-<p>Le petit volume que nous donnons aujourd'hui leur servira
-d'introduction. Nous y réimprimons les seules études pédagogiques que
-Durkheim ait publiées lui-même<a name="NoteRef_3_3" id="NoteRef_3_3"></a><a href="#Note_3_3" class="fnanchor">[3]</a>. Les deux premières reproduisent
-les articles <i>Éducation et Pédagogie</i> du <i>Nouveau Dictionnaire de
-Pédagogie et d'Instruction primaire</i>, publié sous la direction de F.
-Buisson, Paris, Hachette, 1911; la troisième est la leçon d'ouverture,
-faite par Durkheim, lorsqu'il prit possession de sa chaire, à la
-Sorbonne, en 1902; elle a paru dans la <i>Revue de Métaphysique et de
-morale</i>, numéro de janvier 1903; la dernière est la leçon d'ouverture
-du Cours organisé pour les candidats aux agrégations de l'enseignement
-secondaire; faite en novembre 1905, cette leçon a paru dans la <i>Revue
-Politique et Littéraire</i> (<i>Revue Bleue</i>), numéro du 20 janvier 1906.</p>
-
-<p>Quelques pages font double emploi; il y a même, dans les deux premiers
-morceaux, des emprunts textuels au troisième. Nous avons pensé que des
-remaniements auraient eu plus d'inconvénients que quelques répétitions.</p>
-
-<p style="text-align: right; font-size: 0.8em;">P. F.</p>
-<hr class="r5" />
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Note_1_1" id="Note_1_1"></a><a href="#NoteRef_1_1"><span class="label">[1]</span></a> PAUL NATORP, <i>Sozialpädagogik, Theorie der
-Willenserziehung auf der Grundlage der Gemeinschaft</i>, 3. Aufl.,
-Stuttgart, 1909 (la 1<sup>re</sup> éd. est de 1899).&mdash;Voir les
-définitions de l'<i>Educational Sociology</i> dans MONROE, <i>A Cyclopedia of
-Education</i>, t. V p. 361.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Note_2_2" id="Note_2_2"></a><a href="#NoteRef_2_2"><span class="label">[2]</span></a> <i>Der Begriff der staatsbürgerlichen Erziehung</i>,
-4<sup>te</sup> Aufl. Berlin et Leipzig, 1981(?).</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Note_3_3" id="Note_3_3"></a><a href="#NoteRef_3_3"><span class="label">[3]</span></a> Mentionnons cependant: 1° l'article <i>Enfance</i>, dans le
-<i>Dictionnaire de Pédagogie</i>, que Durkheim a signé, en collaboration
-avec M. Buisson; 2° la communication sur l'<i>Éducation sexuelle</i>, faite
-à la Société française de philosophie (Bulletin), qui s'apparente
-surtout aux travaux de Durkheim sur la famille et le mariage.
-</p>
-<p>
-L'étude posthume sur l'<i>Émile</i>, parue dans la <i>Revue de Métaphysique et
-de Morale</i>, t. XXVI, 1919, p. 153, ne peut pas être séparée de l'étude
-sur <i>Le Contrat social</i> (même <i>Revue</i>, t. XXV, 1918).</p></div>
-
-
-
-<hr class="chap" />
-<h4><a name="LEDUCATION" id="LEDUCATION">L'ÉDUCATION</a></h4>
-
-
-<h4>SA NATURE ET SON RÔLE</h4>
-
-
-
-<p>1° <i><a id="Les_definitions_de_leducation"></a>Les définitions de l'éducation. Examen critique.</i></p>
-
-<p>Le mot d'éducation a été parfois employé dans un sens très étendu
-pour désigner l'ensemble des influences que la nature ou les autres
-hommes peuvent exercer soit sur notre intelligence, soit sur notre
-volonté. Elle comprend, dit Stuart Mill, «tout ce que nous faisons
-par nous-même et tout ce que les autres font pour nous dans le but de
-nous rapprocher de la perfection de notre nature. Dans son acception
-la plus large, elle comprend même les effets indirects produits sur
-le caractère et sur les facultés de l'homme par des choses dont le
-but est tout différent: par les lois, par les formes du gouvernement,
-les arts industriels, et même encore par des faits physiques,
-indépendants de la volonté de l'homme, tels que le climat, le sol et
-la position locale.» Mais cette définition comprend des faits tout à
-fait disparates et que l'on ne peut réunir sous un même vocable sans
-s'exposer à des confusions. L'action des choses sur les hommes est très
-différente, par ses procédés et ses résultats, de celle qui vient des
-hommes eux-mêmes; et l'action des contemporains sur leurs contemporains
-diffère de celle que les adultes exercent sur les plus jeunes. C'est
-cette dernière seule qui nous intéresse ici et, par conséquent, c'est à
-elle qu'il convient de réserver le mot d'éducation.</p>
-
-<p>Mais en quoi consiste cette action <i>sui generis?</i> Des réponses très
-différentes ont été faites à cette question; elles peuvent se ramener à
-deux types principaux.</p>
-
-<p>Suivant Kant, «le but de l'éducation est de développer dans chaque
-individu toute la perfection dont il est susceptible». Mais que
-faut-il entendre par perfection? C'est, a-t-on dit bien souvent, le
-développement harmonique de toutes les facultés humaines. Porter au
-point le plus élevé qui puisse être atteint toutes les puissances
-qui sont en nous, les réaliser aussi complètement que possible, mais
-sans qu'elles se nuisent les unes aux autres, n'est-ce pas un idéal
-au-dessus duquel il ne saurait y en avoir un autre?</p>
-
-<p>Mais si, dans certaine mesure, ce développement harmonique est, en
-effet, nécessaire et désirable, il n'est pas intégralement réalisable;
-car il se trouve en contradiction avec une autre règle de la conduite
-humaine qui n'est pas moins impérieuse: c'est celle qui nous ordonne de
-nous consacrer à une tâche spéciale et restreinte. Nous ne pouvons pas
-et nous ne devons pas nous vouer tous au même genre de vie; nous avons,
-suivant nos aptitudes, des fonctions différentes à remplir, et il faut
-nous mettre en harmonie avec celle qui nous incombe. Nous ne sommes
-pas tous faits pour réfléchir; il faut des hommes de sensation et
-d'action. Inversement, il en faut qui aient pour tâche de penser. Or,
-la pensée ne peut se développer qu'en se détachant du mouvement, qu'en
-se repliant sur elle-même, qu'en détournant de l'action extérieure le
-sujet qui s'y donne tout entier. De là une première différenciation
-qui ne va pas sans une rupture d'équilibre. Et l'action, de son côté,
-comme la pensée, est susceptible de prendre une multitude de formes
-différentes et spéciales. Sans doute, cette spécialisation n'exclut
-pas un certain fond commun, et, par suite, un certain balancement des
-fonctions tant organiques que psychiques, sans lequel la santé de
-l'individu serait compromise, en même temps que la cohésion sociale. Il
-n'en reste pas moins qu'une harmonie parfaite ne peut être présentée
-comme la fin dernière de la conduite et de l'éducation.</p>
-
-<p>Moins satisfaisante encore est la définition utilitaire d'après
-laquelle l'éducation aurait pour objet de «faire de l'individu un
-instrument de bonheur pour lui-même et pour ses semblables» (James
-Mill); car le bonheur est une chose essentiellement subjective que
-chacun apprécie à sa façon. Une telle formule laisse donc indéterminé
-le but de l'éducation, et, par suite, l'éducation elle-même,
-puisqu'elle l'abandonne à l'arbitraire individuel. Spencer, il est
-vrai, a essayé de définir objectivement le bonheur. Pour lui, les
-conditions du bonheur sont celles de la vie. Le bonheur complet, c'est
-la vie complète. Mais que faut-il entendre par la vie? S'il s'agit
-uniquement de la vie physique, on peut bien dire ce sans quoi elle
-serait impossible; elle implique, en effet, un certain équilibre entre
-l'organisme et son milieu, et, puisque les deux termes en rapport sont
-des données définissables, il en doit être de même de leur rapport.
-Mais on ne peut exprimer ainsi que les nécessités vitales les plus
-immédiates. Or, pour l'homme, et surtout pour l'homme d'aujourd'hui,
-cette vie-là n'est pas la vie. Nous demandons autre chose à la vie que
-le fonctionnement à peu près normal de nos organes. Un esprit cultivé
-aime mieux ne pas vivre que de renoncer aux joies de l'intelligence.
-Même au seul point de vue matériel, tout ce qui dépasse le strict
-nécessaire échappe à toute détermination. Le <i>standard of life</i>,
-l'étalon de vie, comme disent les Anglais, le minimum au-dessous
-duquel il ne nous semble pas qu'on puisse consentir à descendre, varie
-infiniment suivant les conditions, les milieux et les temps. Ce que
-nous trouvions hier suffisant nous paraît aujourd'hui au-dessous de la
-dignité de l'homme, telle que nous la sentons présentement, et tout
-fait croire que nos exigences sur ce point iront en croissant.</p>
-
-<p>Nous touchons ici au reproche général qu'encourent toutes ces
-définitions. Elles partent de ce postulat qu'il y a une éducation
-idéale, parfaite, qui vaut pour tous les hommes indistinctement; et
-c'est cette éducation universelle et unique que le théoricien s'efforce
-de définir. Mais d'abord, si l'on considère l'histoire, on n'y trouve
-rien qui confirme une pareille hypothèse. L'éducation a infiniment
-varié selon les temps et selon les pays. Dans les cités grecques et
-latines, l'éducation dressait l'individu à se subordonner aveuglément
-à la collectivité, à devenir la chose de la société. Aujourd'hui, elle
-s'efforce d'en faire une personnalité autonome. À Athènes, on cherchait
-à former des esprits délicats, avisés, subtils, épris de mesure
-et d'harmonie, capables de goûter le beau et les joies de la pure
-spéculation; à Rome, on voulait avant tout que les enfants devinssent
-des hommes d'action, passionnés pour la gloire militaire, indifférents
-à ce qui concerne les lettres et les arts. Au moyen âge, l'éducation
-était avant tout chrétienne; à la Renaissance, elle prend un caractère
-plus laïc et plus littéraire; aujourd'hui, la science tend à y prendre
-la place que l'art y occupait autrefois.&mdash;Dira-t-on que le fait n'est
-pas l'idéal; que si l'éducation a varié, c'est que les hommes se
-sont mépris sur ce qu'elle devait être? Mais si l'éducation romaine
-avait été empreinte d'un individualisme comparable au nôtre, la cité
-romaine n'aurait pu se maintenir; la civilisation latine n'aurait pu se
-constituer ni, par suite, notre civilisation moderne, qui en est, pour
-partie, descendue. Les sociétés chrétiennes du moyen âge n'auraient
-pu vivre si elles avaient fait au libre examen la place que nous lui
-accordons aujourd'hui. Il y a donc là des nécessités inéluctables dont
-il est impossible de faire abstraction. À quoi peut servir d'imaginer
-une éducation qui serait mortelle pour la société qui la mettrait en
-pratique?</p>
-
-<p>Ce postulat si contestable tient lui-même à une erreur plus générale.
-Si l'on commence par se demander ainsi quelle doit être l'éducation
-idéale, abstraction faite de toute condition de temps et de lieu,
-c'est qu'on admet implicitement qu'un système éducatif n'a rien
-de réel par lui-même. On n'y voit pas un ensemble de pratiques et
-d'institutions qui se sont organisées lentement au cours du temps,
-qui sont solidaires de toutes les autres institutions sociales et qui
-les expriment, qui, par conséquent, ne peuvent pas plus être changées
-à volonté que la structure même de la société. Mais il semble que
-ce soit un pur système de concepts réalisés; à ce titre, il paraît
-relever de la seule logique. On imagine que les hommes de chaque temps
-l'organisent volontairement pour réaliser une fin déterminée; que, si
-cette organisation n'est pas partout la même, c'est que l'on s'est
-trompé sur la nature soit du but qu'il convient de poursuivre, soit
-des moyens qui permettent de l'atteindre. De ce point de vue, les
-éducations du passé apparaissent comme autant d'erreurs, totales ou
-partielles. Il n'y a donc pas à en tenir compte; nous n'avons pas à
-nous solidariser avec les fautes d'observation ou de logique qu'ont
-pu faire nos devanciers; mais nous pouvons et nous devons nous poser
-le problème, sans nous occuper des solutions qui en ont été données,
-c'est-à-dire que, laissant de côté tout ce qui a été, nous n'avons qu'à
-nous demander ce qui doit être. Les enseignements de l'histoire peuvent
-tout au plus servir à nous épargner la récidive des erreurs qui ont été
-commises.</p>
-
-<p>Mais, en fait, chaque société, considérée à un moment déterminé de son
-développement, a un système d'éducation qui s'impose aux individus avec
-une force généralement irrésistible. Il est vain de croire que nous
-pouvons élever nos enfants comme nous voulons. Il y a des coutumes
-auxquelles nous sommes tenus de nous conformer; si nous y dérogeons
-trop gravement, elles se vengent sur nos enfants. Ceux-ci, une fois
-adultes, ne se trouvent pas en état de vivre au milieu de leurs
-contemporains, avec lesquels ils ne sont pas en harmonie. Qu'ils aient
-été élevés d'après des idées ou trop archaïques ou trop prématurées,
-il n'importe; dans un cas comme dans l'autre, ils ne sont pas de leur
-temps et, par conséquent, ils ne sont pas dans des conditions de vie
-normale. Il y a donc, à chaque moment du temps, un type régulateur
-d'éducation dont nous ne pouvons pas nous écarter sans nous heurter à
-de vives résistances qui contiennent les velléités de dissidences.</p>
-
-<p>Or, les coutumes et les idées qui déterminent ce type, ce n'est pas
-nous, individuellement, qui les avons faites. Elles sont le produit
-de la vie en commun et elles en expriment les nécessités. Elles sont
-même, en majeure partie, l'œuvre des générations antérieures. Tout le
-passé de l'humanité a contribué à faire cet ensemble de maximes qui
-dirigent l'éducation d'aujourd'hui; toute notre histoire y a laissé
-des traces et même l'histoire des peuples qui nous ont précédés. C'est
-ainsi que les organismes supérieurs portent en eux comme l'écho de
-toute révolution biologique dont ils sont l'aboutissement. Lorsqu'on
-étudie historiquement la manière dont se sont formés et développés les
-systèmes d'éducation, on s'aperçoit qu'ils dépendent de la religion,
-de l'organisation politique, du degré de développement des sciences,
-de l'état de l'industrie, etc. Si on les détache de toutes ces causes
-historiques, ils deviennent incompréhensibles. Comment, dès lors,
-l'individu peut-il prétendre à reconstruire, par le seul effort de sa
-réflexion privée, ce qui n'est pas une œuvre de la pensée individuelle?
-Il n'est pas en face d'une table rase sur laquelle il petit édifier
-ce qu'il veut, mais de réalités existantes qu'il ne peut ni créer, ni
-détruire, ni transformer à volonté. Il ne peut agir sur elles que dans
-la mesure où il a appris à les connaître, où il sait quelle est leur
-nature et les conditions dont elles dépendent; et il ne peut arriver
-à le savoir que s'il se met à leur école, que s'il commence par les
-observer, comme le physicien observe la matière brute et le biologiste
-les corps vivants.</p>
-
-<p>Comment, d'ailleurs, procéder autrement? Quand on veut déterminer par
-la seule dialectique ce que doit être l'éducation, il faut commencer
-par poser quelles fins elle doit avoir. Mais qu'est-ce qui nous permet
-de dire que l'éducation a telles fins plutôt que telles autres? Nous ne
-savons pas a priori quelle est la fonction de la respiration ou de la
-circulation chez l'être vivant. Par quel privilège serions-nous mieux
-renseignés en ce qui concerne la fonction éducative? On répondra que,
-de toute évidence, elle a pour objet d'élever les enfants. Mais c'est
-poser le problème dans des termes à peine différents; ce n'est pas le
-résoudre. Il faudrait dire en quoi consiste cet élevage, à quoi il
-tend, à quelles nécessités humaines il répond. Or, on ne peut répondre
-à ces questions qu'en commençant par observer en quoi il a consisté, à
-quelles nécessités il a répondu dans le passé. Ainsi, ne serait-ce que
-pour constituer la notion préliminaire de l'éducation, pour déterminer
-la chose que l'on dénomme ainsi, l'observation historique apparaît
-comme indispensable.</p>
-
-
-<p>2° <i><a id="Definition_de_leducation"></a>Définition de l'éducation.</i></p>
-
-<p>Pour définir l'éducation, il nous faut donc considérer les systèmes
-éducatifs qui existent ou qui ont existé, les rapprocher, dégager
-les caractères qui leur sont communs. La réunion de ces caractères
-constituera la définition que nous cherchons.</p>
-
-<p>Nous avons déjà déterminé, chemin faisant, deux éléments. Pour qu'il y
-ait éducation, il faut qu'il y ait en présence une génération d'adultes
-et une génération de jeunes, et une action exercée par les premiers sur
-les seconds. Il nous reste à définir la nature de cette action.</p>
-
-<p>Il n'est, pour ainsi dire, pas de société où le système d'éducation ne
-présente un double aspect: il est, à la fois, un et multiple.</p>
-
-<p>Il est multiple. En effet, en un sens, on peut dire qu'il y a autant
-de sortes différentes d'éducation qu'il y a de milieux différents
-dans cette société. Celle-ci est-elle formée de castes? L'éducation
-varie d'une caste à l'autre; celle des patriciens n'était pas celle
-des plébéiens; celle du Brahmane n'était pas celle du Çudra. De même,
-au moyen âge, quel écart entre la culture que recevait le jeune page,
-instruit dans tous les arts de la chevalerie, et celle du vilain
-qui s'en allait apprendre à l'école de sa paroisse quelques maigres
-éléments de comput, de chant et de grammaire! Aujourd'hui encore,
-ne voyons-nous pas l'éducation varier avec les classes sociales, ou
-même avec les habitats? Celle de la ville n'est pas celle de la
-campagne, celle du bourgeois n'est pas celle de l'ouvrier. On dira
-que cette organisation n'est pas moralement justifiable, qu'on ne
-peut y voir qu'une survivance destinée à disparaître? La thèse est
-aisée à défendre. Il est évident que l'éducation de nos enfants ne
-devrait pas dépendre du hasard qui les fait naître ici ou là, de tels
-parents plutôt que de tels autres. Mais alors même que la conscience
-morale de notre temps aurait reçu sur ce point la satisfaction qu'elle
-attend, l'éducation ne deviendrait pas pour cela plus uniforme. Alors
-même que la carrière de chaque enfant ne serait plus, en grande
-partie, prédéterminée par une aveugle hérédité, la diversité morale
-des professions ne laisserait pas d'entraîner à sa suite une grande
-diversité pédagogique. Chaque profession, en effet, constitue un
-milieu <i>sui generis</i> qui réclame des aptitudes particulières et des
-connaissances spéciales, où règnent certaines idées, certains usages,
-de certaines manières de voir les choses; et comme l'enfant doit être
-préparé en vue de la fonction qu'il sera appelé à remplir, l'éducation,
-à partir d'un certain âge, ne peut plus rester la même pour tous les
-sujets auxquels elle s'applique. C'est pourquoi nous la voyons, dans
-tous les pays civilisés, qui tend de plus en plus à se diversifier
-et à se spécialiser; et cette spécialisation devient tous les jours
-plus précoce. L'hétérogénéité qui se produit ainsi ne repose pas,
-comme celle dont nous constations tout à l'heure l'existence, sur
-d'injustes inégalités; mais elle n'est pas moindre. Pour trouver une
-éducation absolument homogène et égalitaire, il faudrait remonter
-jusqu'aux sociétés préhistoriques au sein desquelles il n'existe aucune
-différenciation; et encore ces sortes de sociétés ne représentent-elles
-guère qu'un moment logique dans l'histoire de l'humanité.</p>
-
-<p>Mais, quelle que soit l'importance de ces éducations spéciales,
-elles ne sont pas toute l'éducation. On peut même dire qu'elles ne
-se suffisent pas à elles-mêmes; partout où on les observe, elles
-ne divergent les unes des autres qu'à partir d'un certain point en
-deçà duquel elles se confondent. Elles reposent toutes sur une base
-commune. Il n'y a pas de peuple où il n'existe un certain nombre
-d'idées, de sentiments et de pratiques que l'éducation doit inculquer
-à tous les enfants indistinctement, à quelque catégorie sociale qu'ils
-appartiennent. Là même où la société est divisée en castes fermées
-les unes aux autres, il y a toujours une religion commune à tous,
-et, par suite, les principes de la culture religieuse, qui est alors
-fondamentale, sont les mêmes dans toute l'étendue de la population. Si
-chaque caste, chaque famille a ses dieux spéciaux, il y a des divinités
-générales qui sont reconnues de tout le monde et que tous les enfants
-apprennent à adorer. Et comme ces divinités incarnent et personnifient
-certains sentiments, certaines manières de concevoir le monde et la
-vie, on ne peut être initié à leur culte sans contracter, du même coup,
-toutes sortes d'habitudes mentales qui dépassent la sphère de la vie
-purement religieuse. De même, au moyen âge, serfs, vilains, bourgeois
-et nobles recevaient également une même éducation chrétienne. S'il en
-est ainsi de sociétés où la diversité intellectuelle et morale atteint
-ce degré de contraste, à combien plus forte raison en est-il de même
-des peuples plus avancés où les classes, tout en restant distinctes,
-sont pourtant séparées par un abîme moins profond! Là où ces éléments
-communs de toute éducation ne s'expriment pas sous forme de symboles
-religieux, ils ne laissent pas cependant d'exister. Au cours de notre
-histoire, il s'est constitué tout un ensemble d'idées sur la nature
-humaine, sur l'importance respective de nos différentes facultés, sur
-le droit et sur le devoir, sur la société, sur l'individu, sur le
-progrès, sur la science, sur l'art, etc., qui sont à la base même de
-notre esprit national; toute éducation, celle du riche comme celle
-du pauvre, celle qui conduit aux carrières libérales comme celle qui
-prépare aux fonctions industrielles, a pour objet de les fixer dans les
-consciences.</p>
-
-<p>Il résulte de ces faits que chaque société se fait un certain idéal
-de l'homme, de ce qu'il doit être tant au point de vue intellectuel
-que physique et moral; que cet idéal est, dans une certaine mesure,
-le même pour tous les citoyens; qu'à partir d'un certain point il
-se différencie suivant les milieux particuliers que toute société
-comprend dans son sein. C'est cet idéal, à la fois un et divers, qui
-est le pôle de l'éducation. Elle a donc pour fonction de susciter
-chez l'enfant: 1° un certain nombre d'états physiques et mentaux que
-la société à laquelle il appartient considère comme ne devant être
-absents d'aucun de ses membres; 2°certains états physiques et mentaux
-que le groupe social particulier (caste, classe, famille, profession)
-considère également comme devant se retrouver chez tous ceux qui
-le forment. Ainsi, c'est la société, dans son ensemble, et chaque
-milieu social particulier, qui déterminent cet idéal que l'éducation
-réalise. La société ne peut vivre que s'il existe entre ses membres
-une suffisante homogénéité: l'éducation perpétue et renforce cette
-homogénéité en fixant d'avance dans l'âme de l'enfant les similitudes
-essentielles que réclame la vie collective. Mais, d'un autre côté,
-sans une certaine diversité, toute coopération serait impossible:
-l'éducation assure la persistance de cette diversité nécessaire en
-se diversifiant elle-même et en se spécialisant. Si la société est
-arrivée à ce degré de développement où les anciennes divisions en
-castes et en classes ne peuvent plus se maintenir, elle prescrira
-une éducation plus une à sa base. Si, au même moment, le travail est
-plus divisé, elle provoquera chez les enfants, sur un premier fonds
-d'idées et de sentiments communs, une plus riche diversité d'aptitudes
-professionnelles. Si elle vit en état de guerre avec les sociétés
-ambiantes, elle s'efforce de former les esprits sur un modèle
-fortement national; si la concurrence internationale prend une forme
-plus pacifique, le type qu'elle cherche à réaliser est plus général et
-plus humain. L'éducation n'est donc pour elle que le moyen par lequel
-elle prépare dans le cœur des enfants les conditions essentielles de sa
-propre existence. Nous verrons plus loin comment l'individu lui-même a
-intérêt à se soumettre à ces exigences.</p>
-
-<p>Nous arrivons donc à la formule suivante: L'<i>éducation est l'action
-exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas
-encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et
-de développer chez l'enfant un certain nombre d'états physiques,
-intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique
-dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement
-destiné.</i></p>
-
-<p>3° <i><a id="Consequence_de_la_definition_precedente"></a>Conséquence de la définition précédente: caractère social de
-l'éducation.</i></p>
-
-<p>Il résulte de la définition qui précède que l'éducation consiste en
-une socialisation méthodique de la jeune génération. En chacun de
-nous, peut-on dire, il existe deux êtres qui, pour être inséparables
-autrement que par abstraction, ne laissent pas d'être distincts.
-L'un est fait de tous les états mentaux qui ne se rapportent qu'à
-nous-même et aux événements de notre vie personnelle: c'est ce qu'on
-pourrait appeler l'être individuel. L'autre est un système d'idées,
-de sentiments et d'habitudes qui expriment en nous, non pas notre
-personnalité, mais le groupe ou les groupes différents dont nous
-faisons partie; telles sont les croyances religieuses, les croyances et
-les pratiques morales, les traditions nationales ou professionnelles,
-les opinions collectives de toute sorte. Leur ensemble forme l'être
-social. Constituer cet être en chacun de nous, telle est la fin de
-l'éducation.</p>
-
-<p>C'est par là, d'ailleurs, que se montre le mieux l'importance de son
-rôle et la fécondité de son action. En effet, non seulement cet être
-social n'est pas donné tout fait dans la constitution primitive de
-l'homme; mais il n'en est pas résulté par un développement spontané.
-Spontanément, l'homme n'était pas enclin à se soumettre à une autorité
-politique, à respecter une discipline morale, à se dévouer et à se
-sacrifier. Il n'y avait rien dans notre nature congénitale qui nous
-prédisposât nécessairement à devenir les serviteurs de divinités,
-emblèmes symboliques de la société, à leur rendre un culte, à nous
-priver pour leur faire honneur. C'est la société elle-même qui, à
-mesure qu'elle s'est formée et consolidée, a tiré de son propre sein
-ces grandes forces morales devant lesquelles l'homme a senti son
-infériorité. Or, si l'on fait abstraction des vagues et incertaines
-tendances qui peuvent être dues à l'hérédité, l'enfant, en entrant
-dans la vie, n'y apporte que sa nature d'individu. La société se
-trouve donc, à chaque génération nouvelle, en présence d'une table
-presque rase sur laquelle il lui faut construire à nouveaux frais. Il
-faut que, par les voies les plus rapides, à l'être égoïste et asocial
-qui vient de naître, elle en surajoute un autre, capable de mener une
-vie morale et sociale. Voilà quelle est l'œuvre de l'éducation, et
-l'on en aperçoit toute la grandeur. Elle ne se borne pas à développer
-l'organisme individuel dans le sens marqué par sa nature, à rendre
-apparentes des puissances cachées qui ne demandaient qu'à se révéler.
-Elle crée dans l'homme un être nouveau.</p>
-
-<p>Cette vertu créatrice est, d'ailleurs, un privilège spécial de
-l'éducation humaine. Tout autre est celle que reçoivent les animaux,
-si l'on peut appeler de ce nom l'entraînement progressif auquel ils
-sont soumis de la part de leurs parents. Elle peut bien presser le
-développement de certains instincts qui sommeillent dans l'animal,
-mais elle ne l'initie pas à une vie nouvelle. Elle facilite le jeu des
-fonctions naturelles, mais elle ne crée rien. Instruit par sa mère, le
-petit sait plus vite voler ou faire son nid; mais il n'apprend presque
-rien qu'il n'eût pu découvrir par son expérience personnelle. C'est
-que les animaux ou vivent en dehors de tout état social ou forment
-des sociétés assez simples, qui fonctionnent grâce à des mécanismes
-instinctifs que chaque individu porte en soi, tout constitués, dès
-sa naissance. L'éducation ne peut donc rien ajouter d'essentiel à la
-nature, puisque celle-ci suffit à tout, à la vie du groupe comme à
-celle de l'individu. Au contraire, chez l'homme, les aptitudes de
-toute sorte que suppose la vie sociale sont beaucoup trop complexes
-pour pouvoir s'incarner, en quelque sorte, dans nos tissus et se
-matérialiser sous la forme de prédispositions organiques. Il s'ensuit
-qu'elles ne peuvent se transmettre d'une génération à l'autre par la
-voie de l'hérédité. C'est par l'éducation que se fait la transmission.</p>
-
-<p>Cependant, dira-t-on, si l'on peut concevoir, en effet, que les
-qualités proprement morales, parce qu'elles imposent à l'individu
-des privations, parce qu'elles gênent ses mouvements naturels, ne
-peuvent être suscitées en nous que sous une action venue du dehors,
-n'y en a-t-il pas d'autres que tout homme est intéressé à acquérir
-et recherche spontanément? Telles sont les qualités diverses de
-l'intelligence qui lui permettent de mieux approprier sa conduite
-à la nature des choses. Telles sont aussi les qualités physiques,
-et tout ce qui contribue à la vigueur et à la santé de l'organisme.
-Pour celles-là, tout au moins, il semble que l'éducation, en les
-développant, ne fasse qu'aller au-devant du développement même de la
-nature, que mener l'individu à un état de perfection relative vers
-laquelle il tend de lui-même, bien qu'il puisse y atteindre plus
-rapidement grâce au concours de la société.</p>
-
-<p>Mais ce qui montre bien, malgré les apparences, qu'ici comme ailleurs
-l'éducation répond avant tout à des nécessités sociales, c'est qu'il
-est des sociétés où ces qualités n'ont pas été cultivées du tout,
-et qu'en tout cas elles ont été entendues très différemment selon
-les sociétés. Il s'en faut que les avantages d'une solide culture
-intellectuelle aient été reconnus par tous les peuples. La science,
-l'esprit critique, que nous mettons aujourd'hui si haut, ont été
-pendant longtemps tenus en suspicion. Ne connaissons-nous pas une
-grande doctrine qui proclame heureux les pauvres d'esprit? Il faut
-se garder de croire que cette indifférence pour le savoir ait été
-artificiellement imposée aux hommes en violation de leur nature. Ils
-n'ont pas par eux-mêmes l'appétit instinctif de science qu'on leur a
-souvent et arbitrairement prêté. Ils ne désirent la science que dans la
-mesure où l'expérience leur a appris qu'ils ne peuvent pas s'en passer.
-Or, pour ce qui concerne l'aménagement de leur vie individuelle, ils
-n'en avaient que faire. Comme le disait déjà Rousseau, pour satisfaire
-les nécessités vitales, la sensation, l'expérience et l'instinct
-pouvaient suffire comme ils suffisent à l'animal. Si l'homme n'avait
-connu d'autres besoins que ceux, très simples, qui ont leurs racines
-dans sa constitution individuelle, il ne se serait pas mis en quête de
-la science, d'autant plus qu'elle n'a pas été acquise sans laborieux et
-douloureux efforts. Il n'a connu la soif du savoir que quand la société
-l'a éveillée en lui, et la société ne l'a éveillée que quand elle-même
-en a senti le besoin. Ce moment arriva quand la vie sociale, sous
-toutes ses formes, fut devenue trop complexe pour pouvoir fonctionner
-autrement que grâce au concours de la pensée réfléchie, c'est-à-dire
-de la pensée éclairée par la science. Alors la culture scientifique
-devint indispensable, et c'est pourquoi la société la réclame de ses
-membres et la leur impose comme un devoir. Mais, à l'origine, tant que
-l'organisation sociale est très simple, très peu variée, toujours égale
-à elle-même, l'aveugle tradition suffit, comme l'instinct à l'animal.
-Dès lors, la pensée et le libre examen sont inutiles et même dangereux,
-puisqu'ils ne peuvent que menacer la tradition. C'est pourquoi ils sont
-proscrits.</p>
-
-<p>Il n'en est pas autrement des qualités physiques. Que l'état du milieu
-social incline la conscience publique vers l'ascétisme, et l'éducation
-physique sera rejetée au second plan. C'est un peu ce qui s'est produit
-dans les écoles du moyen âge; et cet ascétisme était nécessaire, car
-la seule manière de s'adapter à la rudesse de ces temps difficiles
-était de l'aimer. De même, suivant le courant de l'opinion, cette même
-éducation sera entendue dans les sens les plus différents. À Sparte,
-elle avait surtout pour objet d'endurcir les membres à la fatigue;
-à Athènes, elle était un moyen de faire des corps beaux à la vue;
-au temps de la chevalerie, on lui demandait de former des guerriers
-agiles et souples; de nos jours, elle n'a plus qu'un but hygiénique,
-et se préoccupe surtout de contenir les dangereux effets d'une culture
-intellectuelle trop intense. Ainsi, même les qualités qui paraissent,
-au premier abord, si spontanément désirables, l'individu ne les
-recherche que quand la société l'y invite, et il les recherche de la
-façon qu'elle lui prescrit.</p>
-
-<p>Nous sommes ainsi en mesure de répondre à une question que soulevait
-tout ce qui précède. Tandis que nous montrions la société façonnant,
-suivant ses besoins, les individus, il pouvait sembler que ceux-ci
-subissaient de ce fait une insupportable tyrannie. Mais, en réalité,
-ils sont eux-mêmes intéressés à cette soumission; car l'être nouveau
-que l'action collective, par la voie de l'éducation, édifie ainsi en
-chacun de nous, représente ce qu'il y a de meilleur en nous, ce qu'il y
-a en nous de proprement humain. L'homme, en effet, n'est un homme que
-parce qu'il vit en société. Il est difficile, au cours d'un article,
-de démontrer avec rigueur une proposition aussi générale et aussi
-importante, et qui résume les travaux de la sociologie contemporaine.
-Mais, d'abord, on peut dire qu'elle est de moins en moins contestée. De
-plus, il n'est pas impossible de rappeler sommairement les faits les
-plus essentiels qui la justifient.</p>
-
-<p>Tout d'abord, s'il est aujourd'hui un fait historiquement établi, c'est
-que la morale est étroitement en rapports avec la nature des sociétés,
-puisque, comme nous l'avons montré chemin faisant, elle change quand
-les sociétés changent. C'est donc qu'elle résulte de la vie en commun.
-C'est la société, en effet, qui nous tire hors de nous-même, qui nous
-oblige à compter avec d'autres intérêts que les nôtres, c'est elle qui
-nous a appris à dominer nos passions, nos instincts, à leur faire
-la loi, à nous gêner, à nous priver, à nous sacrifier, à subordonner
-nos fins personnelles à des fins plus hautes. Tout le système de
-représentation qui entretient en nous l'idée et le sentiment de la
-règle, de la discipline, tant interne qu'externe, c'est la société qui
-l'a institué dans nos consciences. C'est ainsi que nous avons acquis
-cette puissance de nous résister à nous-même, cette maîtrise sur nos
-penchants qui est un des traits distinctifs de la physionomie humaine
-et qui est d'autant plus développée que nous sommes plus pleinement des
-hommes.</p>
-
-<p>Nous ne devons pas moins à la société au point de vue intellectuel.
-C'est la science qui élabore les notions cardinales qui dominent notre
-pensée: notions de cause, de lois, d'espace, de nombre, notions des
-corps, de la vie, de la conscience, de la société, etc. Toutes ces
-idées fondamentales sont perpétuellement en évolution: c'est qu'elles
-sont le résumé, la résultante de tout le travail scientifique, loin
-qu'elles en soient le point de départ comme le croyait Pestalozzi. Nous
-ne nous représentons pas l'homme, la nature, les causes, l'espace même,
-comme on se les représentait au moyen âge; c'est que nos connaissances
-et nos méthodes scientifiques ne sont plus les mêmes. Or la science
-est une œuvre collective, puisqu'elle suppose une vaste coopération
-de tous les savants non seulement d'un même temps, mais de toutes les
-époques successives de l'histoire.&mdash;Avant que les sciences ne fussent
-constituées, la religion remplissait le même office; car toute
-mythologie consiste en une représentation, déjà très élaborée, de
-l'homme et de l'univers. La science, d'ailleurs, a été l'héritière de
-la religion. Or une religion est une institution sociale.&mdash;En apprenant
-une langue, nous apprenons tout un système d'idées, distinguées et
-classées, et nous héritons de tout le travail d'où sont sorties ces
-classifications qui résument des siècles d'expériences. Il y a plus:
-sans le langage, nous n'aurions pour ainsi dire pas d'idées générales;
-car c'est le mot qui, en les fixant, donne aux concepts une consistance
-suffisante pour qu'ils puissent être maniés commodément par l'esprit.
-C'est donc le langage qui nous a permis de nous élever au-dessus de la
-pure sensation; et il n'est pas nécessaire de démontrer que le langage
-est, au premier chef, une chose sociale.</p>
-
-<p>On voit par ces quelques exemples à quoi se réduirait l'homme, si l'on
-en retirait tout ce qu'il tient de la société: il tomberait au rang
-de l'animal. S'il a pu dépasser le stade auquel les animaux se sont
-arrêtés, c'est d'abord qu'il n'est pas réduit au seul fruit de ses
-efforts personnels, mais coopère régulièrement avec ses semblables;
-ce qui renforce le rendement de l'activité de chacun. C'est ensuite
-et surtout que les produits du travail d'une génération ne sont pas
-perdus pour celle qui suit. De ce qu'un animal a pu apprendre au cours
-de sort existence individuelle, presque rien ne peut lui survivre.
-Au contraire, les résultats de l'expérience humaine se conservent
-presque intégralement et jusque dans le détail, grâce aux livres, aux
-monuments figurés, aux outils, aux instruments de toute sorte qui
-se transmettent de génération en génération, à la tradition orale,
-etc. Le sol de la nature se recouvre ainsi d'une riche alluvion qui
-va sans cesse en croissant. Au lieu de se dissiper toutes les fois
-qu'une génération s'éteint et est remplacée par une autre, la sagesse
-humaine s'accumule sans terme, et c'est cette accumulation indéfinie
-qui élève l'homme au-dessus de la bête et au-dessus de lui-même.
-Mais, tout comme la coopération dont il était d'abord question, cette
-accumulation n'est possible que dans et par la société. Car, pour que
-le legs de chaque génération puisse être conservé et ajouté aux autres,
-il faut qu'il y ait une personnalité morale qui dure par-dessus les
-générations qui passent, qui les relie les unes aux autres: c'est la
-société. Ainsi, l'antagonisme que l'on a trop souvent admis entre la
-société et l'individu ne correspond à rien dans les faits. Bien loin
-que ces deux termes s'opposent et ne puissent se développer qu'en sens
-inverse l'un de l'autre, ils s'impliquent. L'individu, en voulant la
-société, se veut lui-même. L'action qu'elle exerce sur lui, par la voie
-de l'éducation notamment, n'a nullement pour objet et pour effet de le
-comprimer, de le diminuer, de le dénaturer, mais, au contraire, de le
-grandir et d'en faire un être vraiment humain. Sans doute il ne peut
-se grandir ainsi qu'en faisant effort. Mais c'est que précisément le
-pouvoir de faire volontairement effort est une des caractéristiques
-les plus essentielles de l'homme.</p>
-
-
-<p>4° <i><a id="Le_role_de_lEtat"></a>Le rôle de l'État en matière d'éducation.</i></p>
-
-<p>Cette définition de l'éducation permet de résoudre aisément la
-question, si controversée, des devoirs et des droits de l'État en
-matière d'éducation.</p>
-
-<p>On leur oppose les droits delà famille. L'enfant, dit-on, est d'abord
-à ses parents: c'est donc à eux qu'il appartient de diriger, comme ils
-l'entendent, son développement intellectuel et moral. L'éducation est
-alors conçue comme une chose essentiellement privée et domestique.
-Quand on se place à ce point de vue, on tend naturellement à réduire au
-minimum possible l'intervention de l'État en la matière. Il devrait,
-dit-on, se borner à servir d'auxiliaire et de substitut aux familles.
-Quand elles sont hors d'état de s'acquitter de leurs devoirs, il est
-naturel qu'il s'en charge. Il est naturel même qu'il leur rende la
-tâche le plus facile possible, en mettant à leur disposition des écoles
-où elles puissent, si elles le veulent, envoyer leurs enfants. Mais
-il doit se renfermer strictement dans ces limites, et s'interdire
-toute action positive destinée à imprimer une orientation déterminée à
-l'esprit de la jeunesse.</p>
-
-<p>Mais il s'en faut que son rôle doive rester aussi négatif. Si, comme
-nous avons essayé de l'établir, l'éducation a, avant tout, une
-fonction collective, si elle a pour objet d'adapter l'enfant au milieu
-social où il est destiné à vivre, il est impossible que la société
-se désintéresse d'une telle opération. Comment pourrait-elle en être
-absente, puisqu'elle est le point de repère d'après lequel l'éducation
-doit diriger son action? C'est donc à elle qu'il appartient de rappeler
-sans cesse au maître quelles sont les idées, les sentiments qu'il
-faut imprimer à l'enfant pour le mettre en harmonie avec le milieu
-dans lequel il doit vivre. Si elle n'était pas toujours présente et
-vigilante pour obliger l'action pédagogique à s'exercer dans un sens
-social, celle-ci se mettrait nécessairement au service de croyances
-particulières, et la grande âme de la patrie se diviserait et se
-résoudrait en une multitude incohérente de petites âmes fragmentaires
-en conflit les unes avec les autres. On ne peut pas aller plus
-complètement contre le but fondamental de toute éducation. Il faut
-choisir: si l'on attache quelque prix à l'existence de la société,&mdash;et
-nous venons de voir ce qu'elle est pour nous,&mdash;il faut que l'éducation
-assure entre les citoyens une suffisante communauté d'idées et de
-sentiments sans laquelle toute société est impossible; et pour qu'elle
-puisse produire ce résultat, encore faut-il qu'elle ne soit pas
-abandonnée totalement à l'arbitraire des particuliers.</p>
-
-<p>Du moment que l'éducation est une fonction essentiellement sociale,
-l'État ne peut s'en désintéresser. Au contraire, tout ce qui est
-éducation doit être, en quelque mesure, soumis à son action. Ce
-n'est pas à dire pour cela qu'il doive nécessairement monopoliser
-l'enseignement. La question est trop complexe pour qu'il soit possible
-de la traiter ainsi en passant: nous entendons la réserver. On peut
-croire que les progrès scolaires sont plus faciles et plus prompts là
-où une certaine marge est laissée aux initiatives individuelles; car
-l'individu est plus volontiers novateur que l'État. Mais de ce que
-l'État doive, dans l'intérêt public, laisser s'ouvrir d'autres écoles
-que celles dont il a plus directement la responsabilité, il ne suit
-pas qu'il doive rester étranger à ce qui s'y passe. Au contraire,
-l'éducation qui s'y donne doit y rester soumise à son contrôle. Il
-n'est même pas admissible que la fonction d'éducateur puisse être
-remplie par quelqu'un qui ne présente pas des garanties spéciales dont
-l'État seul peut être juge. Sans doute, les limites dans lesquelles
-doit se renfermer son intervention peuvent être assez malaisées à
-déterminer une fois pour toutes, mais le principe de l'intervention
-ne saurait être contesté. Il n'y a pas d'école qui puisse réclamer le
-droit de donner, en toute liberté, une éducation anti-sociale.</p>
-
-<p>Il est toutefois nécessaire de reconnaître que l'état de division où
-sont actuellement les esprits, dans notre pays, rend ce devoir de
-l'État particulièrement délicat, en même temps, d'ailleurs, que plus
-important. Il n'appartient pas, en effet, à l'État de créer cette
-communauté d'idées et de sentiments sans laquelle il if y a pas de
-société; elle doit se constituer d'elle-même, et il ne peut que la
-consacrer, la maintenir, la rendre plus consciente aux particuliers.
-Or, il est malheureusement incontestable que, chez nous, cette unité
-morale n'est pas, sur tous les points, ce qu'il faudrait qu'elle
-fût. Nous sommes partagés entre des conceptions divergentes et même
-parfois contradictoires. Il y a dans ces divergences un fait qu'il est
-impossible de nier et dont il faut tenir compte. Il ne saurait être
-question de reconnaître à la majorité le droit d'imposer ses idées aux
-enfants de la minorité. L'école ne saurait être la chose d'un parti,
-et le maître manque à ses devoirs quand il use de l'autorité dont il
-dispose pour entraîner ses élèves dans l'ornière de ses partis-pris
-personnels, si justifiés qu'ils puissent lui paraître. Mais, en dépit
-de toutes les dissidences, il y a dès à présent, à la base de notre
-civilisation, un certain nombre de principes qui, implicitement ou
-explicitement, sont communs à tous, que bien peu, en tous cas, osent
-nier ouvertement et en face: respect de la raison, de la science, des
-idées et des sentiments qui sont à la base de la morale démocratique.
-Le rôle de l'État est de dégager ces principes essentiels, de les faire
-enseigner dans ses écoles, de veiller à ce que nulle part on ne les
-laisse ignorés des enfants, à ce que partout il en soit parlé avec le
-respect qui leur est dû. Il y a, sous ce rapport, une action à exercer
-qui sera peut-être d'autant plus efficace qu'elle sera moins agressive
-et moins violente et qu'elle saura mieux se contenir dans de sages
-limites.</p>
-
-
-<p>5° <i>Pouvoir de l'éducation. Les moyens d'action.</i></p>
-
-<p>Après avoir déterminé le but de l'éducation, il nous faut chercher à
-déterminer comment et dans quelle mesure il est possible d'atteindre ce
-but, c'est-à-dire comment et dans quelle mesure l'éducation peut être
-efficace.</p>
-
-<p>La question a été, de tout temps, très controversée. Pour Fontenelle,
-«ni la bonne éducation ne fait le bon caractère, ni la mauvaise ne le
-détruit». Au contraire, pour Locke, pour Helvétius, l'éducation est
-toute-puissante. D'après ce dernier, «tous les hommes naissent égaux et
-avec des aptitudes égales; l'éducation seule fait les différences». La
-théorie de Jacotot se rapproche de la précédente.&mdash;La solution que l'on
-donne au problème dépend de l'idée qu'on se fait de l'importance et de
-la nature des prédispositions innées, d'une part; et, de l'autre, de la
-puissance des moyens d'action dont dispose l'éducateur.</p>
-
-<p>L'éducation ne fait pas l'homme de rien, comme le croyaient Locke et
-Helvétius; elle s'applique à des dispositions qu'elle trouve toutes
-faites. D'un autre côté, on peut concéder d'une manière générale
-que ces tendances congénitales sont très fortes, très difficiles
-à détruire ou à transformer radicalement; car elles dépendent de
-conditions organiques sur lesquelles l'éducateur a peu de prise. Par
-conséquent, dans la mesure où elles ont un objet défini, où elles
-inclinent l'esprit et le caractère à des manières d'agir et de penser
-étroitement déterminées, tout l'avenir de l'individu se trouve fixé par
-avance, et il ne reste pas beaucoup à faire à l'éducation.</p>
-
-<p>Mais heureusement, une des caractéristiques de l'homme, c'est que les
-prédispositions innées sont chez lui très générales et très vagues.
-En effet, le type de la prédisposition arrêtée, rigide, invariable,
-qui ne laisse guère de place à l'action des causes extérieures, c'est
-l'instinct. Or, on peut se demander s'il existe chez l'homme un
-seul instinct proprement dit. On parle quelquefois de l'instinct de
-conservation; mais l'expression est impropre. Car un instinct c'est un
-système de mouvements déterminés, toujours les mêmes, qui, une fois
-qu'ils sont déclanchés par la sensation, s'enchaînent automatiquement
-les uns aux autres jusqu'à ce qu'ils arrivent à leur terme naturel,
-sans que la réflexion ait nulle part à intervenir; or, les mouvements
-que nous faisons quand notre vie est en danger n'ont nullement cette
-détermination et cette invariabilité automatique. Ils changent suivant
-les situations; nous les approprions aux circonstances: c'est donc
-qu'ils ne vont pas sans un certain choix conscient, quoique rapide.
-Ce qu'on nomme instinct de conservation n'est, en définitive, qu'une
-impulsion générale à fuir la mort, sans que les moyens par lesquels
-nous cherchons à l'éviter soient prédéterminés une fois pour toutes.
-On en peut dire autant de ce qu'on appelle parfois, non moins
-inexactement, l'instinct maternel, l'instinct paternel, et même
-l'instinct sexuel. Ce sont des poussées dans une direction; mais les
-moyens par lesquels ces poussées s'actualisent changent d'un individu à
-l'autre, d'une occasion à l'autre. Une large place reste donc réservée
-aux tâtonnements, aux accommodations personnelles, et, par conséquent,
-à l'action de causes qui ne peuvent faire sentir leur influence
-qu'après la naissance. Or, l'éducation est une de ces causes.</p>
-
-<p>On a prétendu, il est vrai, que l'enfant héritait parfois d'une
-tendance très forte vers un acte défini, comme le suicide, le vol, le
-meurtre, la fraude, etc. Mais ces assertions ne sont nullement d'accord
-avec les faits. Quoi qu'on en ait dit, on ne naît pas criminel; encore
-moins est-on voué, dès la naissance, à tel ou tel genre de crime;
-le paradoxe des criminologistes italiens ne compte plus aujourd'hui
-beaucoup de défenseurs. Ce qui est hérité, c'est un certain manque
-d'équilibre mental, qui rend l'individu plus réfractaire à une conduite
-suivie et disciplinée. Mais un tel tempérament ne prédestine pas plus
-un homme à être un criminel qu'un explorateur amoureux d'aventures, un
-prophète, un novateur politique, un inventeur, etc. On en peut dire
-autant de toutes les aptitudes professionnelles. Comme le remarque
-Bain, «le fils d'un grand philologue n'hérite pas d'un seul vocable; le
-fils d'un grand voyageur peut, à l'école, être surpassé en géographie
-par le fils d'un mineur». Ce que l'enfant reçoit de ses parents, ce
-sont des facultés très générales; c'est quelque force d'attention,
-une certaine dose de persévérance, un jugement sain, de l'imagination,
-etc. Mais chacune de ces facultés peut servir à toute sorte de fins
-différentes. Un enfant doué d'une assez vive imagination pourra, selon
-les circonstances, selon les influences qui se feront sentir sur lui,
-devenir un peintre ou un poète, ou un ingénieur à l'esprit inventif, ou
-un hardi financier. L'écart est donc considérable entre les qualités
-naturelles et la forme spéciale qu'elles doivent prendre pour être
-utilisées dans la vie. C'est dire que l'avenir n'est pas étroitement
-prédéterminé par notre constitution congénitale. La Raison en est
-facile à comprendre. Les seules formes d'activité qui puissent se
-transmettre héréditairement sont celles qui se répètent toujours d'une
-manière assez identique pour pouvoir se fixer sous une forme rigide
-dans les tissus de l'organisme. Or là vie humaine dépend de conditions
-multiples, complexes, et, par conséquent, changeantes; il faut donc
-qu'elle-même change et se modifie sans cesse. Par suite, il est
-impossible qu'elle se cristallise sous une forme définie et définitive.
-Mais seules des dispositions très générales, très vagues, exprimant
-les caractères communs à toutes les expériences particulières, peuvent
-survivre et passer d'une génération à l'autre.</p>
-
-<p>Dire que les caractères innés sont, pour la plupart, très généraux,
-c'est dire qu'ils sont très malléables, très souples, puisqu'ils
-peuvent recevoir des déterminations très différentes. Entre les
-virtualités indécises qui constituent l'homme au moment où il vient
-de naître, et le personnage très défini qu'il doit devenir pour jouer
-dans la société un rôle utile, la distance est donc considérable. C'est
-celle distance que l'éducation doit faire parcourir à l'enfant. On voit
-qu'un vaste champ est ouvert à son action.</p>
-
-<p>Mais, pour exercer cette action, a-t-elle des moyens d'une suffisante
-énergie?</p>
-
-<p>Pour donner une idée de ce qui constitue l'action éducative et en
-montrer la puissance, un psychologue contemporain, Guyau, l'a comparé à
-la suggestion hypnotique; et le rapprochement n'est pas sans fondement.</p>
-
-<p>La suggestion hypnotique suppose, en effet, les deux conditions
-suivantes: 1° L'état où se trouve le sujet hypnotisé se caractérise
-par son exceptionnelle passivité. L'esprit est presque réduit à l'état
-de table rase; une sorte de vide a été réalisé dans la conscience; la
-volonté est comme paralysée. Par suite, l'idée suggérée, ne rencontrant
-point d'idée contraire, peut s'installer avec un minimum de résistance;
-2° Cependant, comme le vide n'est jamais complet, il faut de plus
-que l'idée tienne de la suggestion elle-même une puissance d'action
-particulière. Pour cela, il est nécessaire que le magnétiseur parle sur
-un ton de commandement, avec autorité. Il faut qu'il dise: <i>Je veux</i>;
-qu'il indique que le refus d'obéir n'est même pas concevable, que
-l'acte doit être accompli, que la chose doit être vue telle qu'il la
-montre, qu'il ne peut en être autrement. S'il faiblit, on voit le sujet
-hésiter, résister, parfois même se refuser à obéir. Si seulement il
-entre en discussion, c'en est fait de son pouvoir. Plus la suggestion
-va contre le tempérament naturel de l'hypnotisé, plus le ton impératif
-sera indispensable.</p>
-
-<p>Or ces deux conditions se trouvent réalisées dans les rapports que
-soutient l'éducateur avec l'enfant soumis à son action: 1° L'enfant
-est naturellement dans un état de passivité tout à fait comparable à
-celui où l'hypnotisé se trouve artificiellement placé. Sa conscience
-ne contient encore qu'un petit nombre de représentations capables de
-lutter contre celles qui lui sont suggérées; sa volonté est encore
-rudimentaire. Aussi est-il très facilement suggestionnable. Pour la
-même raison, il est très accessible à la contagion de l'exemple, très
-enclin à l'imitation; 2° L'ascendant que le maître a naturellement
-sur son élève, par suite de la supériorité de son expérience et de sa
-culture, donnera naturellement à son action la puissance efficace qui
-lui est nécessaire.</p>
-
-<p>Ce rapprochement montre combien il s'en faut que l'éducateur soit
-désarmé; car on sait toute la puissance de la suggestion hypnotique.
-Si donc l'action éducative a, même à un moindre degré, une efficacité
-analogue, il est permis d'en attendre beaucoup pourvu qu'on sache
-s'en servir. Bien loin que nous devions nous décourager de notre
-impuissance, nous avons plutôt lieu d'être effrayés par l'étendue de
-notre pouvoir. Si maîtres et parents sentaient, d'une manière plus
-constante, que rien ne peut se passer devant l'enfant qui ne laisse en
-lui quelque trace, que la tournure de son esprit et de son caractère
-dépend de ces milliers de petites actions insensibles qui se produisent
-à chaque instant et auxquelles nous ne faisons pas attention à cause
-de leur insignifiance apparente, comme ils surveilleraient davantage
-leur langage et leur conduite! Assurément, l'éducation ne peut arriver
-à de grands résultats quand elle procède par à-coups brusques et
-intermittents. Comme le dit Herbart, ce n'est pas en admonestant
-l'enfant avec véhémence de loin en loin que l'on peut agir fortement
-sur lui. Mais quand l'éducation est patiente et continue, quand elle ne
-recherche pas les succès immédiats et apparents, mais se poursuit avec
-lenteur dans un sens bien déterminé, sans se laisser détourner parles
-incidents extérieurs et les circonstances adventices, elle dispose de
-tous les moyens nécessaires pour marquer profondément les âmes.</p>
-
-<p>En même temps on voit quel est le ressort essentiel de l'action
-éducative. Ce qui fait l'influence du magnétiseur, c'est l'autorité
-qu'il tient des circonstances. Par analogie déjà, on peut dire
-que l'éducation doit être essentiellement chose d'autorité. Cette
-importante proposition peut, d'ailleurs, être établie directement.
-En effet, nous avons vu que l'éducation a pour objet de superposer,
-à l'être individuel et asocial que nous sommes en naissant, un être
-entièrement nouveau. Elle doit nous amener à dépasser notre nature
-initiale; c'est à cette condition que l'enfant deviendra un homme. Or,
-nous ne pouvons nous élever au-dessus de nous-même que par un effort
-plus ou moins pénible. Rien n'est faux et décevant comme la conception
-épicurienne de l'éducation, la conception d'un Montaigne, par exemple,
-d'après laquelle l'homme peut se former en se jouant et sans autre
-aiguillon que l'attrait du plaisir. Si la vie n'a rien de sombre et
-s'il est criminel de l'assombrir artificiellement sous le regard de
-l'enfant, elle est cependant sérieuse et grave, et l'éducation, qui
-prépare à la vie, doit participer de cette gravité. Pour apprendre à
-contenir son égoïsme naturel, à se subordonner à des fins plus hautes,
-à soumettre ses désirs à l'empire de sa volonté, à les renfermer
-dans de justes bornes, il faut que l'enfant exerce sur lui-même une
-forte contention. Or, nous ne nous contraignons, nous ne nous faisons
-violence que pour l'une ou l'autre des deux raisons suivantes: c'est
-parce qu'il le faut d'une nécessité physique, ou parce que nous le
-devons moralement. Mais l'enfant ne peut pas sentir la nécessité qui
-nous impose physiquement ces efforts, car il n'est pas immédiatement en
-contact avec les dures réalités de la vie qui rendent cette attitude
-indispensable. Il n'est pas encore engagé dans la lutte; quoi qu'en
-ait dit Spencer, nous ne pouvons pas le laisser exposé aux trop rudes
-réactions des choses. Il faut déjà qu'il soit, en grande partie, formé
-quand il les abordera pour de bon. Ce n'est donc pas sur leur pression
-que l'on peut compter pour le déterminer à tendre sa volonté et à
-acquérir sur lui-même la maîtrise nécessaire.</p>
-
-<p>Reste le devoir. Le sentiment du devoir, voilà, en effet, quel est,
-pour l'enfant et même pour l'adulte, le stimulant par excellence de
-l'effort. L'amour-propre lui-même le suppose. Car, pour être sensible,
-comme il convient, aux punitions et aux récompenses, il faut déjà
-avoir conscience de sa dignité et, par conséquent, de son devoir.
-Mais l'enfant ne peut connaître le devoir que par ses maîtres ou ses
-parents; il ne peut savoir ce que c'est que par la manière dont ils
-le lui révèlent, par leur langage et par leur conduite. Il faut donc
-qu'ils soient, pour lui, le devoir incarné et personnifié. C'est dire
-que l'autorité morale est la qualité maîtresse de l'éducateur. Car
-c'est par l'autorité qui est en lui que le devoir est le devoir. Ce
-qu'il a de tout à fait <i>sui generis</i>, c'est le ton impératif dont il
-parle aux consciences, le respect qu'il inspire aux volontés et qui les
-fait s'incliner dès qu'il a prononcé. Par suite, il est indispensable
-qu'une impression du même genre se dégage de la personne du maître.</p>
-
-<p>Il n'est pas nécessaire de montrer que l'autorité ainsi entendue n'a
-rien de violent ni de compressif: elle consiste tout entière dans un
-certain ascendant moral. Elle suppose réalisées chez le maître deux
-conditions principales. Il faut d'abord qu'il ait de la volonté.
-Car l'autorité implique la confiance, et l'enfant ne peut donner sa
-confiance à quelqu'un qu'il voit hésiter, tergiverser, revenir sur ses
-décisions. Mais cette première condition n'est pas la plus essentielle.
-Ce qui importe avant tout, c'est que l'autorité dont il doit donner le
-sentiment, le maître la sente réellement en lui. Elle constitue une
-force qu'il ne peut manifester que s'il la possède effectivement. Or
-d'où peut-elle lui venir? Serait-ce du pouvoir matériel dont il est
-armé, du droit qu'il a de punir et de récompenser? Mais la crainte
-du châtiment est tout autre chose que le respect de l'autorité. Elle
-n'a de valeur morale que si le châtiment est reconnu comme juste
-par celui-là même qui le subit: ce qui implique que l'autorité qui
-punit est déjà reconnue comme légitime. Ce qui est en question. Ce
-n'est pas du dehors que le maître peut tenir son autorité, c'est de
-lui-même; elle ne peut lui venir que d'une foi intérieure. Il faut
-qu'il croie, non en lui, sans doute, non aux qualités supérieures de
-son intelligence ou de son cœur, mais à sa tâche et à la grandeur de
-sa tâche. Ce qui fait l'autorité dont se colore si aisément la parole
-du prêtre, c'est la haute idée qu'il a de sa mission; car il parle au
-nom d'un dieu dont il se croit, dont il se sent plus proche que la
-foule des profanes. Le maître laïc peut et doit avoir quelque chose
-de ce sentiment. Lui aussi, il est l'organe d'une grande personne
-morale qui le dépasse: c'est la société. De même que le prêtre est
-l'interprète de son dieu, lui, il est l'interprète des grandes idées
-morales de son temps et de son pays. Qu'il soit attaché à ces idées,
-qu'il en sente toute la grandeur, et l'autorité qui est en elles et
-dont il a conscience ne peut manquer de se communiquer à sa personne
-et à tout ce qui en émane. Dans une autorité qui découle d'une source
-aussi impersonnelle, il ne saurait entrer ni orgueil, ni vanité, ni
-pédanterie. Elle est faite tout entière du respect qu'il a de ses
-fonctions et, si l'on peut ainsi parler, de son ministère. C'est
-ce respect qui, par le canal de la parole, du geste, passe de sa
-conscience dans la conscience de l'enfant.</p>
-
-<p>On a quelquefois opposé la liberté et l'autorité, comme si ces deux
-facteurs de l'éducation se contredisaient et se limitaient l'un
-l'autre. Mais cette opposition est factice. En réalité, ces deux termes
-s'impliquent loin de s'exclure. La liberté est fille de l'autorité
-bien entendue. Car être libre, ce n'est pas faire ce qui plaît; c'est
-être maître de soi, c'est savoir agir par raison et faire son devoir.
-Or c'est justement à doter l'enfant de cette maîtrise de soi que
-l'autorité du maître doit être employée. L'autorité du maître n'est
-qu'un aspect de l'autorité du devoir et de la raison. L'enfant doit
-donc être exercé à la reconnaître dans la parole de l'éducateur et à
-en subir l'ascendant; c'est à cette condition qu'il saura plus tard la
-retrouver dans sa conscience et y déférer.</p>
-
-
-
-<hr class="chap" />
-<h2><a name="II" id="II">II</a></h2>
-
-<p>NATURE ET MÉTHODE DE LA PÉDAGOGIE</p>
-
-
-<p>On a souvent confondu les deux mots d'éducation et de pédagogie, qui
-demandent pourtant à être soigneusement distingués.</p>
-
-<p>L'éducation, c'est l'action exercée sur les enfants par les parents
-et les maîtres. Cette action est de tous les instants, et elle est
-générale. Il n'y a pas de période dans la vie sociale, il n'y a
-même, pour ainsi dire, pas de moment dans la journée où les jeunes
-générations ne soient pas en contact avec leurs aînés, et où, par
-suite, elles ne reçoivent de ces derniers l'influence éducatrice. Car
-cette influence ne se fait pas seulement sentir aux instants très
-courts où parents ou maîtres communiquent consciemment, et par la voie
-d'un enseignement proprement dit, les résultats de leur expérience à
-ceux qui viennent après eux. Il y a une éducation inconsciente qui ne
-cesse jamais. Par notre exemple, par les paroles que nous prononçons,
-par les actes que nous accomplissons, nous façonnons d'une manière
-continue l'âme de nos enfants.</p>
-
-<p>Il en est tout autrement de la pédagogie. Celle-ci consiste, non
-en actions, mais en théories. Ces théories sont des manières de
-concevoir l'éducation, non des manières de la pratiquer. Parfois elles
-se distinguent des pratiques en usage au point de s'y opposer. La
-pédagogie de Rabelais, celle de Rousseau ou de Pestalozzi, sont en
-opposition avec l'éducation de leur temps. L'éducation n'est donc que
-la matière de la pédagogie. Celle-ci consiste dans une certaine manière
-de réfléchir aux choses de l'éducation.</p>
-
-<p>C'est ce qui fait que la pédagogie, au moins dans le passé, est
-intermittente, tandis que l'éducation est continue. Il y a des peuples
-qui n'ont pas eu de pédagogie proprement dite; elle n'apparaît même
-qu'à une époque relativement avancée de l'histoire. On ne la rencontre
-en Grèce qu'après l'époque de Périclès, avec Platon, Xénophon,
-Aristote. C'est à peine si elle a existé à Rome. Dans les sociétés
-chrétiennes, ce n'est guère qu'au seizième siècle qu'elle produit des
-œuvres importantes; et l'essor qu'elle prit alors se ralentit au siècle
-suivant, pour ne reprendre toute sa vigueur qu'au cours du dix-huitième
-siècle. C'est que l'homme ne réfléchit pas toujours, mais seulement
-quand il est nécessité à réfléchir, et que les conditions de la
-réflexion ne sont pas toujours et partout données.</p>
-
-<p>Ceci posé, il nous faut rechercher quels sont les caractères de la
-réflexion pédagogique et de ses produits. Faut-il y voir des doctrines
-proprement scientifiques et doit-on dire de la pédagogie qu'elle est
-une science, la science de l'éducation? Ou convient-il de lui donner un
-autre nom, et lequel? La nature de la méthode pédagogique sera entendue
-très différemment, suivant la réponse qu'on donnera à cette question.</p>
-
-<p>I. Que les choses de l'éducation, considérées d'un certain point de
-vue, puissent être l'objet d'une discipline qui présente tous les
-caractères des autres disciplines scientifiques, c'est, tout d'abord,
-ce qu'il est facile de démontrer.</p>
-
-<p>En effet, pour qu'on puisse appeler science un ensemble d'études, il
-faut et il suffit qu'elles présentent les caractères suivants:</p>
-
-<p>1° Il faut qu'elles portent sur des faits acquis, réalisés, donnés à
-l'observation. Une science, en effet, se définit par son objet; elle
-suppose par conséquent que cet objet existe, qu'on peut le désigner du
-doigt, en quelque sorte, marquer la place qu'il occupe dans l'ensemble
-de la réalité;</p>
-
-<p>2° Il faut que ces faits présentent entre eux une homogénéité
-suffisante pour pouvoir être classés dans une même catégorie. S'ils
-étaient irréductibles les uns aux autres, il y aurait, non pas une
-science, mais autant de sciences différentes que d'espèces distinctes
-de choses à étudier. Il arrive bien souvent aux sciences en train de
-naître et de se constituer d'embrasser assez confusément une pluralité
-d'objets différents; c'est le cas, par exemple, de la géographie, de
-l'anthropologie, etc. Mais ce n'est jamais là qu'une phase transitoire
-dans le développement des sciences;</p>
-
-<p>3° Enfin, ces faits, la science les étudie pour les connaître, et
-seulement pour les connaître, d'une manière absolument désintéressée.
-Nous nous servons à dessein de ce mot un peu général et vague
-de connaître, sans préciser autrement en quoi peut consister la
-connaissance dite scientifique. Peu importe, en effet, que le savant
-s'attache à constituer des types plutôt qu'à découvrir des lois,
-qu'il se borne à décrire ou bien qu'il cherche à expliquer. La
-science commence dès que le savoir, quel qu'il soit, est recherché
-pour lui-même. Sans doute, le savant sait bien que ses découvertes
-seront vraisemblablement susceptibles d'être utilisées. Il peut même
-se faire qu'il dirige de préférence ses recherches sur tel ou tel
-point parce qu'il pressent qu'elles seront ainsi plus profitables,
-qu'elles permettront de satisfaire à des besoins urgents. Mais en tant
-qu'il se livre à l'investigation scientifique, il se désintéresse des
-conséquences pratiques. Il dit ce qui est; il constate ce que sont les
-choses, et il s'en tient là. Il ne se préoccupe pas de savoir si les
-vérités qu'il découvre seront agréables ou déconcertantes; s'il est bon
-que les rapports qu'il établit restent ce qu'ils sont, ou s'il vaudrait
-mieux qu'ils fussent autrement. Son rôle est d'exprimer le réel, non
-de le juger.</p>
-
-<p>Ceci posé, il n'y a pas de raison pour que l'éducation ne devienne pas
-l'objet d'une recherche qui satisfasse à toutes ces conditions et qui,
-par conséquent, présente tous les caractères d'une science.</p>
-
-<p>En effet, l'éducation, en usage dans une société déterminée et
-considérée à un moment déterminé de son évolution, est un ensemble
-de pratiques, de manières de faire, de coutumes qui constituent des
-faits parfaitement définis et qui ont la même réalité que les autres
-faits sociaux. Ce ne sont pas, comme on l'a cru pendant longtemps,
-des combinaisons plus ou moins arbitraires et artificielles, qui
-ne doivent l'existence qu'à l'influence capricieuse de volontés
-toujours contingentes. Elles constituent, au contraire, de véritables
-institutions sociales. Il n'est pas d'homme qui puisse faire qu'une
-société ait, à un moment donné, un autre système d'éducation que celui
-qui est impliqué dans sa structure, de même qu'il est impossible à un
-organisme vivant d'avoir d'autres organes et d'autres fonctions que
-ceux qui sont impliqués dans sa constitution. Si, à toutes les raisons
-qui ont été données à l'appui de cette conception, il est nécessaire
-d'en ajouter de nouvelles, il suffit de prendre conscience de la
-force impérative avec laquelle ces pratiques s'imposent à nous. Il
-est vain de croire que nous élevons nos enfants comme nous voulons.
-Nous sommes forcés de suivre les règles qui règnent dans le milieu
-social où nous vivons. L'opinion nous les impose, et l'opinion est une
-force morale dont le pouvoir contraignant n'est pas moindre que celui
-des forces physiques. Des usages auxquels elle prête son autorité
-sont par cela même soustraits, dans une large mesure, à l'action des
-individus. Nous pouvons bien y contrevenir, mais alors les forces
-morales contre lesquelles nous nous insurgeons ainsi réagissent contre
-nous, et il est difficile que, en raison de leur supériorité, nous ne
-soyons pas vaincus. C'est ainsi que nous pouvons bien nous révolter
-contre les forces matérielles dont nous dépendons; nous pouvons
-tenter de vivre autrement que ne l'implique la nature de notre milieu
-physique; mais, alors, la mort ou la maladie sont la sanction de notre
-révolte. De même, nous sommes plongés dans une atmosphère d'idées et
-de sentiments collectifs que nous ne pouvons pas modifier à volonté;
-et c'est sur des idées et des sentiments de ce genre que reposent les
-pratiques éducatives. Elles sont donc des choses distinctes de nous,
-puisqu'elles nous résistent, des réalités qui ont par elles-mêmes une
-nature définie, acquise, qui s'impose à nous; par conséquent, il peut
-y avoir lieu de l'observer, de chercher à la connaître dans le seul
-but de la connaître. D'autre part, toutes les pratiques éducatives,
-quelles qu'elles puissent être, quelque différence qu'il y ait entre
-elles, ont en commun un caractère essentiel: elles résultent toutes
-de l'action exercée par une génération sur la génération suivante en
-vue d'adapter celle-ci au milieu social dans lequel elle est appelée à
-vivre. Elles sont donc toutes des modalités diverses de cette relation
-fondamentale. Par conséquent, elles sont des faits d'une même espèce,
-elles ressortissent à une même catégorie logique; elles peuvent donc
-servir d'objet à une seule et même science, qui serait la science de
-l'éducation.</p>
-
-<p>Il n'est pas impossible d'indiquer dès maintenant, dans le seul but de
-préciser les idées, quelques-uns des principaux problèmes que cette
-science aurait à traiter.</p>
-
-<p>Les pratiques éducatives ne sont pas des faits isolés les uns des
-autres; mais, pour une même société, elles sont liées en un même
-système dont toutes les parties concourent à une même fin: c'est le
-système d'éducation propre à ce pays et à ce temps. Chaque peuple
-ale sien, comme il a son système moral, religieux, économique, etc.
-Mais, d'un autre côté, des peuples de même espèce, c'est-à-dire des
-peuples qui se ressemblent par des caractères essentiels de leur
-constitution, doivent pratiquer des systèmes d'éducation comparables
-entre eux. Les similitudes que présente leur organisation générale
-doivent nécessairement en entraîner d'autres, de même importance, dans
-leur organisation éducative. Par conséquent, on peut certainement,
-par comparaison, en dégageant les ressemblances et en éliminant
-les différences, constituer les types génériques d'éducation qui
-correspondent aux différentes espèces de sociétés. Par exemple,
-sous le régime de la tribu, l'éducation a pour caractéristique
-essentielle qu'elle est diffuse; elle est donnée pour tous les membres
-du clan indistinctement. Il n'y a pas de maîtres déterminés, pas de
-surveillants spéciaux préposés à la formation de la jeunesse; c'est
-tous les anciens, c'est l'ensemble des générations antérieures qui joue
-ce rôle. Tout au plus arrive-t-il que, pour certains enseignements
-particulièrement fondamentaux, certains anciens sont plus spécialement
-désignés. Dans d'autres sociétés, plus avancées, cette diffusion prend
-fin, ou, du moins, elle s'atténue. L'éducation se concentre entre les
-mains de fonctionnaires spéciaux. Dans l'Inde, en Égypte, ce sont
-les prêtres qui sont chargés de cette fonction. L'éducation est un
-attribut du pouvoir sacerdotal. Or cette première caractéristique
-différentielle en entraîne d'autres. Quand la vie religieuse, au lieu
-de rester elle-même complètement diffuse comme elle l'est à l'origine,
-se crée un organe spécial chargé de la diriger et de l'administrer,
-c'est-à-dire quand il se forme une classe ou une caste sacerdotale, ce
-qu'il y a de proprement spéculatif et intellectuel dans la religion
-prend un développement jusqu'alors inconnu. C'est dans ces milieux
-sacerdotaux que sont apparus les premiers prodromes, les formes
-premières et rudimentaires de la science: astronomie, mathématique,
-cosmologie. C'est un fait que Comte avait remarqué depuis longtemps
-et qui s'explique aisément. Il est tout naturel qu'une organisation
-qui a pour effet de concentrer dans un groupe restreint tout ce qui
-existe alors de vie spéculative stimule et développe cette dernière.
-Par suite, l'éducation ne se borne plus, comme dans le principe, à
-inculquer à l'enfant des pratiques, à le dresser à certaines manières
-d'agir. Il y a dès lors de la matière pour une certaine instruction. Le
-prêtre enseigne les éléments de ces sciences qui sont en train de se
-former. Seulement, cette instruction, ces connaissances spéculatives
-ne sont pas enseignées pour elles-mêmes, mais en raison des rapports
-qu'elles soutiennent avec les croyances religieuses; elles ont un
-caractère sacré, elles sont toutes pleines d'éléments proprement
-religieux, parce qu'elles se sont formées au sein même de la religion
-et en sont inséparables.&mdash;Dans d'autres pays, comme dans les cités
-grecques et latines, l'éducation reste partagée suivant une proportion,
-variable avec les cités, entre l'État et la famille. Point de caste
-sacerdotale. C'est l'État qui est préposé à la vie religieuse. Par
-suite, comme il n'a pas de besoins spéculatifs, comme il est avant
-tout orienté vers l'action et la pratique, c'est en dehors de lui,
-par conséquent aussi en dehors de la religion, que la science prend
-naissance quand le besoin s'en fait sentir. Les philosophes, les
-savants de la Grèce, sont des particuliers et des laïcs. La science
-même y a très vite une tendance antireligieuse. Il en résulte, au point
-de vue qui nous intéresse, que l'instruction, elle aussi, dès qu'elle
-apparaît, a un caractère laïc et privé. Le «grammateus» d'Athènes
-est un simple citoyen, sans attaches officielles et sans caractère
-religieux.</p>
-
-<p>Il est inutile de multiplier ces exemples, qui n'ont qu'un intérêt
-d'illustration. Ils suffisent à montrer comment, en comparant des
-sociétés de même espèce, on pourrait constituer des types d'éducation,
-de même que l'on constitue des types de famille, d'État ou de religion.
-Cette classification n'épuiserait pas, d'ailleurs, les problèmes
-scientifiques qui peuvent se poser au sujet de l'éducation; elle
-ne fait que fournir les éléments nécessaires pour en résoudre un
-autre, plus important. Une fois les types établis, il y aurait à les
-expliquer, c'est-à-dire à chercher de quelles conditions dépendent
-les propriétés caractéristiques de chacun d'eux, et comment ils sont
-sortis les uns des autres. On obtiendrait ainsi les lois qui dominent
-l'évolution des systèmes d'éducation. On pourrait apercevoir alors et
-dans quel sens l'éducation s'est développée et quelles sont les causes
-qui ont déterminé ce développement et qui en rendent compte. Question
-toute théorique assurément, mais dont la solution, on l'entrevoit sans
-peine, serait féconde en applications pratiques.</p>
-
-<p>Voilà déjà un vaste champ d'études ouvert à la spéculation
-scientifique. Et pourtant, il est d'autres problèmes encore qui
-pourraient être abordés dans le même esprit. Tout ce que nous venons
-de dire se rapporte au passé; de telles recherches auraient pour
-résultat de nous faire comprendre de quelle manière se sont constituées
-nos institutions pédagogiques. Mais elles peuvent être considérées
-sous un autre point de vue. Une fois formées, elles fonctionnent,
-et l'on pourrait rechercher de quelle manière elles fonctionnent,
-c'est-à-dire quels résultats elles produisent et quelles sont les
-conditions qui font varier ces résultats. Pour cela, il faudrait une
-bonne statistique scolaire. Il y a dans chaque école une discipline,
-un système de peines et de récompenses. Combien il serait intéressant
-de savoir, non pas seulement sur la foi d'impressions empiriques, mais
-par des observations méthodiques, de quelle façon ce système fonctionne
-dans les différentes écoles d'une même localité, dans les différentes
-régions, aux différents moments de l'année, aux différents moments de
-la journée; quels sont les délits scolaires les plus fréquents; comment
-leur proportion varie sur l'ensemble du territoire ou suivant les pays,
-comment elle dépend de l'âge de l'enfant, de son état de famille, etc.!
-Toutes les questions qui se posent à propos des délits de l'adulte
-peuvent se poser ici non moins utilement. Il y a une criminologie
-de l'enfant, comme il y a une criminologie de l'homme fait. Et la
-discipline n'est pas la seule institution éducative qui pourrait être
-étudiée d'après cette méthode. Il n'est pas de méthode pédagogique dont
-les effets ne pourraient être mesurés de la même manière, à supposer,
-bien entendu, que l'instrument nécessaire pour une telle étude,
-c'est-à-dire une bonne statistique, ait été institué.</p>
-
-<p>II. Voilà donc deux groupes de problèmes dont le caractère purement
-scientifique ne peut être contesté. Les uns sont relatifs à la genèse,
-les autres au fonctionnement des systèmes d'éducation. Dans toutes ces
-recherches, il s'agit simplement ou de décrire des choses présentes ou
-passées, ou d'en rechercher les causes, ou d'en déterminer les effets.
-Elles constituent une science; voilà ce qu'est, ou plutôt voilà ce que
-serait la science de l'éducation.</p>
-
-<p>Mais de l'esquisse même que nous venons d'en tracer, il ressort avec
-évidence que les théories que l'on appelle pédagogiques sont des
-spéculations d'une tout autre sorte. En effet, ni elles ne poursuivent
-le même but, ni elles n'emploient les mêmes méthodes. Leur objectif
-n'est pas de décrire ou d'expliquer ce qui est ou ce qui a été, mais
-de déterminer ce qui doit être. Elles ne sont orientées ni vers le
-présent, ni vers le passé, mais vers l'avenir. Elles ne se proposent
-pas d'exprimer fidèlement des réalités données, mais d'édicter des
-préceptes de conduite. Elles ne nous disent pas: voilà ce qui existe
-et quel en est le pourquoi, mais voilà ce qu'il faut faire. Même,
-les théoriciens de l'éducation ne parlent généralement des pratiques
-traditionnelles du présent et du passé qu'avec un dédain presque
-systématique. Ils en signalent surtout les imperfections. Presque tous
-les grands pédagogues, Rabelais, Montaigne, Rousseau, Pestalozzi, sont
-des esprits révolutionnaires, insurgés contre les usages de leurs
-contemporains. Ils ne mentionnent les systèmes anciens ou existants
-que pour les condamner, pour déclarer qu'ils sont sans fondement
-dans la nature. Ils en font plus ou moins complètement table rase et
-entreprennent de construire à la place quelque chose d'entièrement
-nouveau.</p>
-
-<p>Si donc on veut s'entendre soi-même, il faut distinguer avec soin deux
-sortes de spéculations aussi différentes. La pédagogie est autre chose
-que la science de l'éducation. Mais alors qu'est-ce donc? Pour faire un
-choix motivé, il ne nous suffit pas de savoir ce qu'elle n'est pas; il
-nous faut indiquer en quoi elle consiste.</p>
-
-<p>Dirons-nous que c'est un art? La conclusion paraît s'imposer; car
-d'ordinaire on ne voit pas d'intermédiaire entre ces deux extrêmes et
-l'on donne le nom d'art à tout produit de la réflexion qui n'est pas
-la science. Mais c'est étendre le sens du mot art au point d'y faire
-rentrer des choses très différentes.</p>
-
-<p>En effet, on appelle également art l'expérience pratique acquise
-par l'instituteur au contact des enfants et dans l'exercice de sa
-profession. Or cette expérience est manifestement une chose très
-différente des théories du pédagogue. Un fait d'observation courante
-rend très sensible cette différence. On peut être un parfait éducateur
-et pourtant être tout à fait impropre aux spéculations de la
-pédagogie. Le maître habile sait faire ce qu'il faut, sans pouvoir
-toujours dire les raisons qui justifient les procédés qu'il emploie;
-inversement le pédagogue peut manquer de toute habileté pratique; nous
-n'aurions pas confié une classe ni à Rousseau ni à Montaigne. Même de
-Pestalozzi, qui pourtant était un homme du métier, on peut dire qu'il
-ne devait posséder que très incomplètement l'art de l'éducateur, comme
-le prouvent ses échecs répétés. La même confusion se retrouve dans
-d'autres domaines. On appelle art le savoir-faire de l'homme d'État,
-expert au maniement des affaires publiques. Mais on dit aussi que les
-écrits de Platon, d'Aristote, de Rousseau, sont des traités d'art
-politique; et il est certain qu'on ne peut y voir des œuvres vraiment
-scientifiques, puisqu'elles ont pour objet non d'étudier le réel,
-mais de construire un idéal. Et pourtant, il y a un abîme entre les
-démarches de l'esprit qu'implique un livre comme le <i>Contrat social</i>
-et celles que suppose l'administration de l'État; Rousseau eût été
-vraisemblablement aussi mauvais ministre que mauvais éducateur. C'est
-ainsi encore que les meilleurs théoriciens des choses médicales ne sont
-pas, il s'en faut, les meilleurs cliniciens.</p>
-
-<p>Il y a donc intérêt à ne pas désigner par un même mot deux formes
-d'activité aussi différentes. Il faut, croyons-nous, réserver le nom
-d'art à tout ce qui est pratique pure sans théorie. C'est 'ainsi que
-tout le monde s'entend quand on parle de l'art du soldat, de l'art de
-l'avocat, de l'art de l'instituteur. Un art est un système de manières
-de faire qui sont ajustées à des fins spéciales et qui sont le produit
-soit d'une expérience traditionnelle communiquée par l'éducation, soit
-de l'expérience personnelle de l'individu. On ne peut les acquérir
-qu'en se mettant en rapport avec les choses sur lesquelles doit
-s'exercer l'action et en agissant soi-même. Sans doute, il peut se
-faire que l'art soit éclairé par la réflexion, mais la réflexion n'en
-est pas un élément essentiel, puisqu'il peut exister sans elle. Même il
-n'existe pas un seul art où tout soit réfléchi.</p>
-
-<p>Mais entre l'art ainsi défini et la science proprement dite, il y a
-place pour une attitude mentale intermédiaire. Au lieu d'agir sur les
-choses ou sur les êtres suivant des modes déterminés, on réfléchit
-sur les procédés d'action qui sont ainsi employés, en vue non de les
-connaître et de les expliquer, mais d'apprécier ce qu'ils valent, s'ils
-sont ce qu'ils doivent être, s'il n'est pas utile de les modifier et de
-quelle manière, voire même de les remplacer totalement par des procédés
-nouveaux. Ces réflexions prennent la forme de théories; ce sont des
-combinaisons d'idées, non des combinaisons d'actes, et, par là, elles
-se rapprochent de la science. Mais les idées qui sont ainsi combinées
-ont pour objet, non d'exprimer la nature des choses données, mais de
-diriger l'action. Elles ne sont pas des mouvements, mais sont toutes
-proches du mouvement, qu'elles ont pour fonction d'orienter. Si ce
-ne sont pas des actions, ce sont, du moins, des programmes d'action,
-et, par là, elles se rapprochent de l'art. Telles sont les théories
-médicales, politiques, stratégiques, etc. Pour exprimer le caractère
-mixte de ces sortes de spéculations, nous proposons de les appeler des
-théories pratiques. La pédagogie est une théorie pratique de ce genre.
-Elle n'étudie pas scientifiquement les systèmes d'éducation, mais elle
-y réfléchit en vue de fournir à l'activité de l'éducateur des idées qui
-le dirigent.</p>
-
-<p>III. Mais la pédagogie ainsi entendue est exposée à une objection dont
-on ne peut se dissimuler la gravité. Sans doute, dit-on, une théorie
-pratique est possible et légitime quand elle peut s'appuyer sur une
-science constituée et incontestée dont elle n'est que l'application.
-Dans ce cas, en effet, les notions théoriques d'où sont déduites les
-conséquences pratiques ont une valeur scientifique qui se communique
-aux conclusions qu'on en tire. C'est ainsi que la chimie appliquée est
-une théorie pratique qui n'est que la mise en œuvre des théories de
-la chimie pure. Mais une théorie pratique ne vaut que ce que valent
-les sciences auxquelles elle emprunte ses notions fondamentales. Or,
-sur quelles sciences la pédagogie peut-elle s'appuyer? Il devrait
-d'abord y avoir la science de l'éducation. Car, pour savoir ce que
-l'éducation doit être, il faudrait avant tout savoir quelle en est la
-nature, quelles sont les conditions diverses dont elle dépend, les
-lois suivant lesquelles elle a évolué dans l'histoire. Mais la science
-de l'éducation n'existe guère qu'à l'état de projet. Restent, d'une
-part, les autres branches de la sociologie qui pourraient aider la
-pédagogie à fixer le but de l'éducation avec l'orientation générale des
-méthodes; de l'autre, la psychologie dont les enseignements pourraient
-être très utiles pour la détermination, dans le détail, des procédés
-pédagogiques. Mais la sociologie est une science à peine naissante;
-elle ne compte que bien peu de propositions établies, si tant est qu'il
-y en ait. La psychologie elle-même, bien qu'elle se soit constituée
-plus tôt que les sciences sociales, est l'objet de toutes sortes de
-controverses; il n'est pas de questions psychologiques sur lesquelles
-on ne soutienne encore les thèses les plus opposées. Dès lors, que
-peuvent valoir des conclusions pratiques qui reposent sur des données
-scientifiques à la fois aussi incertaines et aussi incomplètes? Que
-peut valoir une spéculation pédagogique qui manque de toutes bases, ou
-dont les bases, quand elles ne font pas totalement défaut, manquent à
-ce point de solidité?</p>
-
-<p>Le fait que l'on invoque ainsi pour dénier tout crédit à la pédagogie
-est, en lui-même, incontestable. Il est certain que la science
-de l'éducation est tout entière à faire, que la sociologie et la
-psychologie sont encore bien peu avancées. Si donc il nous était permis
-d'attendre, il serait prudent et méthodique de patienter jusqu'à ce
-que ces sciences eussent fait des progrès et pussent être utilisées
-avec plus d'assurance. Mais c'est que, justement, la patience ne
-nous est pas permise. Nous ne sommes pas libres de nous poser ou
-d'ajourner le problème: il nous est posé, ou plutôt imposé par les
-choses elles-mêmes, par les faits, par la nécessité de vivre. La
-question n'est pas entière. Nous sommes embarqués et il faut suivre.
-Sur bien des points, notre système traditionnel d'éducation n'est
-plus en harmonie avec nos idées et nos besoins. Nous n'avons donc de
-choix qu'entre les deux partis suivants: Ou bien essayer de maintenir
-quand même les pratiques que nous a léguées le passé, bien qu'elles
-ne répondent plus aux exigences de la situation, ou bien entreprendre
-résolument de rétablir l'harmonie troublée en cherchant quelles sont
-les modifications nécessaires. De ces deux partis, le premier est
-irréalisable et ne peut aboutir. Rien n'est vain comme ces tentatives
-pour donner une vie artificielle et une autorité d'apparence à des
-institutions vieillies et discréditées. L'échec est inévitable. On ne
-peut pas étouffer les idées que ces institutions contredisent: on ne
-peut pas faire taire les besoins qu'elles froissent. Les forces contre
-lesquelles on entreprend ainsi de lutter ne peuvent pas ne pas avoir le
-dessus.</p>
-
-<p>Il n'y a donc qu'à se mettre courageusement à l'œuvre, qu'à rechercher
-les changements qui s'imposent et à les réaliser. Mais comment les
-découvrir si ce n'est par la réflexion? Seule, la conscience réfléchie
-peut suppléer aux lacunes de la tradition, quand celle-ci vient à faire
-défaut. Or qu'est-ce que la pédagogie, sinon la réflexion appliquée
-le plus méthodiquement possible aux choses de l'éducation en vue d'en
-régler le développement? Sans doute, nous n'avons pas entre les mains
-tous les éléments qui seraient désirables pour résoudre le problème;
-mais ce n'est pas une raison pour ne pas chercher à le résoudre
-puisqu'il faut qu'il soit résolu. Nous n'avons donc rien d'autre à
-faire qu'à faire pour le mieux, qu'à rassembler le plus de faits
-instructifs qu'il nous est possible, qu'à les interpréter avec le
-plus de méthode que nous pouvons y mettre, afin de réduire au minimum
-les chances d'erreur. Tel est le rôle du pédagogue. Rien n'est vain
-et stérile comme ce puritanisme scientifique qui, sous prétexte que
-la science n'est pas faite, conseille l'abstention et recommande aux
-hommes d'assister en témoins indifférents, ou tout au moins résignés,
-à la marche des événements. A côté du sophisme d'ignorance, il y a le
-sophisme de science qui n'est pas moins dangereux. Sans doute, à agir
-dans ces conditions, on court des risques. Mais l'action ne va jamais
-sans risques; la science, si avancée qu'elle puisse être, ne saurait
-les supprimer. Tout ce qu'on peut nous demander, c'est de mettre tout
-ce que nous avons de science, si imparfaite qu'elle soit, et tout ce
-que nous avons de conscience, à prévenir ces risques autant qu'il
-est en nous. Et c'est précisément en cela que consiste le rôle de la
-pédagogie.</p>
-
-<p>Mais la pédagogie ne sera pas seulement utile dans ces périodes
-critiques où il faut, en toute urgence, remettre un système scolaire en
-harmonie avec les besoins du temps; aujourd'hui, tout au moins, elle
-est devenue un auxiliaire constamment indispensable de l'éducation.</p>
-
-<p>C'est que, en effet, si l'art de l'éducateur est fait, avant tout,
-d'instincts et d'habitudes devenues presque instinctives, il est
-cependant nécessaire que l'intelligence ne s'en retire pas. La
-réflexion ne saurait en tenir lieu, mais il ne saurait se passer de la
-réflexion, du moins à partir du moment où les peuples ont atteint un
-certain degré de civilisation. En effet, une fois que la personnalité
-individuelle est devenue un élément essentiel de la culture
-intellectuelle et morale de l'humanité, l'éducateur doit tenir compte
-du germe d'individualité qui est en chaque enfant. Il doit, par tous
-les moyens possibles, chercher à en favoriser le développement. Au lieu
-d'appliquer à tous, d'une manière invariable, la même réglementation
-impersonnelle et uniforme, il devra, au contraire, varier, diversifier
-les méthodes suivant les tempéraments et la tournure de chaque
-intelligence. Mais, pour pouvoir accommoder avec discernement les
-pratiques éducatives à la variété des cas particuliers, il faut
-savoir à quoi elles tendent, quelles sont les raisons des différents
-procédés qui les constituent, les effets qu'elles produisent dans les
-différentes circonstances; il faut, en un mot, les avoir soumises à
-la réflexion pédagogique. Une éducation empirique, machinale, ne
-peut pas ne pas être compressive et niveleuse. D'autre part, à mesure
-qu'on avance dans l'histoire, l'évolution sociale devient plus rapide;
-une époque ne ressemble pas à celle qui précède; chaque temps a sa
-physionomie. Des besoins nouveaux et de nouvelles idées surgissent
-sans cesse; pour pouvoir répondre aux changements incessants qui
-surviennent ainsi dans les opinions et dans les mœurs, il faut que
-l'éducation elle-même change, et, par conséquent, reste dans un état
-de malléabilité qui permette le changement. Or, le seul moyen de
-l'empêcher de tomber sous le joug de l'habitude et de dégénérer en
-automatisme machinal et immuable, c'est de la tenir perpétuellement
-en haleine par la réflexion. Quand l'éducateur se rend compte des
-méthodes qu'il emploie, de leur but et de leur raison d'être, il est en
-état de les juger et, par suite, il se tient prêt à les modifier s'il
-arrive à se convaincre que le but à poursuivre n'est plus le même ou
-que les moyens à employer doivent être différents. La réflexion est,
-par excellence, la force antagoniste de la routine, et la routine est
-l'obstacle aux progrès nécessaires.</p>
-
-<p>C'est pourquoi, s'il est vrai, comme nous le disions en commençant,
-que la pédagogie n'apparaît dans l'histoire que d'une manière
-intermittente, il faut cependant ajouter qu'elle tend de plus en plus
-à devenir une fonction continue de la vie sociale. Le moyen âge n'en
-avait pas besoin. C'était une époque de conformisme où tout le monde
-pensait et sentait de la même manière, où tous les esprits étaient
-comme coulés dans le même moule, où les dissidences individuelles
-étaient rares, et d'ailleurs proscrites. Aussi l'éducation était-elle
-impersonnelle; le maître, dans les écoles médiévales, s'adressait
-collectivement à tous ses élèves sans qu'il eût l'idée d'approprier
-son action à la nature de chacun. En même temps, l'immutabilité des
-croyances fondamentales s'opposait à ce que le système éducatif évoluât
-très rapidement. Pour ces deux raisons, il avait donc moins besoin
-d'être guidé par la pensée pédagogique. Mais, à la Renaissance, tout
-change: les personnalités individuelles se dégagent de la masse sociale
-où elles étaient, jusque-là, absorbées et confondues; les esprits se
-diversifient; en même temps le développement historique s'accélère;
-une nouvelle civilisation se constitue. Pour répondre à tous ces
-changements, la réflexion pédagogique s'éveille, et, bien qu'elle n'ait
-pas toujours brillé d'un même éclat, cependant, elle ne devait plus
-s'éteindre complètement.</p>
-
-<p>IV. Mais, pour que la réflexion pédagogique puisse produire les effets
-utiles qu'on est en droit d'attendre d'elle, il faut qu'elle soit
-soumise à une culture appropriée.</p>
-
-<p>1° Nous avons vu que la pédagogie n'est pas l'éducation et ne saurait
-en tenir lieu. Son rôle n'est pas de se substituer à la pratique, mais
-de la guider, de l'éclairer, de l'aider, au besoin, à combler les
-lacunes qui viennent à s'y produire, à remédier aux insuffisances
-qui y sont constatées. Le pédagogue n'a donc pas à construire de
-toutes pièces un système d'enseignement, comme s'il n'en existait pas
-avant lui; mais il faut, au contraire, qu'il s'applique, avant tout,
-à connaître et à comprendre le système de son temps; c'est à cette
-condition qu'il sera en mesure de s'en servir avec discernement et de
-juger ce qu'il peut s'y trouver de défectueux.</p>
-
-<p>Mais, pour pouvoir le comprendre, il ne suffit pas de le considérer
-tel qu'il est aujourd'hui, car ce système d'éducation est un produit
-de l'histoire que l'histoire seule peut expliquer. C'est une véritable
-institution sociale. Même il n'en est guère où toute l'histoire du
-pays vienne aussi intégralement retentir. Les écoles françaises
-traduisent, expriment l'esprit français. On ne peut donc rien entendre
-à ce qu'elles sont, au but qu'elles poursuivent, si l'on ne sait pas
-ce qui constitue notre esprit national, quels en sont les divers
-éléments, quels sont ceux qui dépendent de causes permanentes et
-profondes, ceux, au contraire, qui sont dus à l'action de facteurs
-plus ou moins accidentels et passagers: toutes questions que, seule,
-l'analyse historique peut résoudre. On discute souvent pour savoir
-quelle place doit revenir à l'école primaire dans l'ensemble de notre
-organisation scolaire et dans la vie générale de la société. Mais
-le problème est insoluble si l'on ignore comment s'est formée notre
-organisation scolaire, d'où viennent ses caractères distinctifs, ce
-qui a déterminé, dans le passé, la place qui y a été faite h l'école
-élémentaire, quelles sont les causes qui en ont favorisé ou entravé le
-développement, etc.</p>
-
-<p>Ainsi, l'histoire de l'enseignement, au moins de l'enseignement
-national, est la première des propédeutiques à une culture pédagogique.
-Naturellement, si c'est de pédagogie primaire qu'il s'agit, c'est
-l'histoire de l'enseignement primaire que l'on s'attache de préférence
-à connaître. Mais, pour la raison que nous venons d'indiquer, il ne
-saurait être détaché complètement du système scolaire plus vaste dont
-il n'est qu'une partie.</p>
-
-<p>2° Mais ce système scolaire n'est pas fait uniquement de pratiques
-établies, de méthodes consacrées par l'usage, héritage du passé. Il
-s'y trouve, de plus, des tendances vers l'avenir, des aspirations vers
-un idéal nouveau, plus ou moins clairement entrevu. Ces aspirations,
-il importe de les bien connaître pour pouvoir apprécier quelle place
-il convient de leur faire dans la réalité scolaire. Or, elles viennent
-s'exprimer dans les doctrines pédagogiques; l'histoire de ces doctrines
-doit donc compléter celle de l'enseignement.</p>
-
-<p>On pourrait croire, il est vrai, que, pour remplir sa fin utile, cette
-histoire n'a pas besoin de remonter très loin dans le passé et peut,
-sans inconvénient, être très courte. Ne suffit-il pas de connaître les
-théories entre lesquelles se partagent les esprits des contemporains?
-Toutes les autres, celles des siècles, antérieurs, sont aujourd'hui
-périmées et n'ont plus, semble-t-il, qu'un intérêt d'érudition.</p>
-
-<p>Mais ce modernisme ne peut, croyons-nous, que raréfier une des
-principales sources auxquelles doit s'alimenter la réflexion
-pédagogique.</p>
-
-<p>En effet, les doctrines les plus récentes ne sont pas nées d'hier;
-elles sont la suite de celles qui ont précédé, sans lesquelles, par
-conséquent, elles ne peuvent être comprises; et ainsi, de proche
-en proche, pour découvrir les causes déterminantes d'un courant
-pédagogique de quelque importance, il faut généralement revenir
-assez loin en arrière. C'est même à cette condition que l'on aura
-quelque assurance que les vues nouvelles qui passionnent le plus les
-esprits ne sont pas de brillantes improvisations, destinées à sombrer
-rapidement dans l'oubli. Par exemple, pour pouvoir comprendre la
-tendance actuelle à l'enseignement par les choses, à ce qu'on peut
-appeler le réalisme pédagogique, il ne faut pas se borner à voir
-comment elle s'exprime chez tel ou tel contemporain; il faut remonter
-jusqu'au moment où elle prend naissance, c'est-à-dire au milieu du
-dix-huitième siècle en France, et vers la fin du dix-septième dans
-certains pays protestants. Par cela seul quelle se trouvera ainsi
-rattachée à ses origines premières, la pédagogie réaliste se présentera
-sous un tout autre aspect; on se rendra mieux compte qu'elle tient à
-des causes profondes, impersonnelles, agissantes chez tous les peuples
-de l'Europe. Et en même temps, on sera dans de meilleures conditions
-pour apercevoir quelles sont ces causes, et, par conséquent, pour
-juger de la portée véritable de ce mouvement. Mais, d'un autre côté,
-ce courant pédagogique s'est constitué en opposition avec un courant
-contraire, celui de l'enseignement humaniste et livresque. On ne pourra
-donc apprécier sainement le premier qu'à condition de connaître aussi
-le second; et nous voilà obligés de remonter bien plus haut encore
-dans l'histoire. Cette histoire de la pédagogie, pour porter tous
-ses fruits, ne doit pas, d'ailleurs, être séparée de l'histoire de
-l'enseignement. Bien que nous les ayons distinguées dans l'exposition,
-elles sont, en réalité, solidaires l'une de l'autre. Car, à chaque
-moment du temps, les doctrines dépendent de l'état de l'enseignement,
-qu'elles reflètent alors même qu'elles réagissent contre lui, et,
-d'autre part, dans la mesure où elles exercent une action efficace,
-elles contribuent à le déterminer.</p>
-
-<p>La culture pédagogique doit donc avoir une base largement historique.
-C'est à cette condition que la pédagogie pourra échapper à un reproche
-qu'on lui a souvent adressé et qui a fortement nui à son crédit. Trop
-de pédagogues, et parmi les plus illustres, ont entrepris d'édifier
-leurs systèmes en faisant abstraction de ce qui avait existé avant eux.
-Le traitement auquel Ponocrates soumet Gargantua avant de l'initier
-aux méthodes nouvelles est, sur ce point, significatif: il lui purge
-le cerveau «avec élébore d'Anticyre» de manière à lui faire oublier
-«tout ce qu'il auoit apprins soubz ses anticques precepteurs». C'était
-dire, sous une forme allégorique, que la pédagogie nouvelle ne devait
-rien avoir de commun avec celle qui avait précédé. Mais c'était du même
-coup se placer en dehors des conditions du réel. L'avenir ne peut être
-évoqué du néant: nous ne pouvons le construire qu'avec les matériaux
-que nous a légués le passé. Un idéal que l'on construit en prenant le
-contre-pied de l'état de choses existant n'est pas réalisable puisqu'il
-n'a pas de racines dans la réalité. D'ailleurs, il est clair que le
-passé avait ses raisons d'être; il n'aurait pu durer s'il n'avait
-répondu à des besoins légitimes qui ne sauraient disparaître totalement
-du jour au lendemain; on ne peut donc en faire aussi radicalement table
-rase sans méconnaître des nécessités vitales. Voilà comment il se fait
-que la pédagogie n'a trop souvent été qu'une forme de littérature
-utopique. Nous plaindrions des enfants auxquels on appliquerait
-rigoureusement la méthode de Rousseau ou celle de Pestalozzi. Sans
-doute, ces utopies ont pu jouer un rôle utile dans l'histoire. Leur
-simplisme même leur a permis de frapper plus vivement les esprits et
-de les stimuler à l'action. Mais, d'abord, ces avantages ne sont pas
-sans inconvénients; de plus, pour cette pédagogie de tous les jours,
-dont chaque maître a besoin en vue d'éclairer et de guider sa pratique
-quotidienne, il faut moins d'entraînement passionnel et unilatéral,
-et, au contraire, plus de méthode, un sentiment plus présent de la
-réalité et des difficultés multiples auxquelles il est nécessaire de
-faire face. C'est ce sentiment que donnera une culture historique bien
-entendue.</p>
-
-<p>3° Seule, l'histoire de l'enseignement et de la pédagogie permet de
-déterminer les fins que doit poursuivre l'éducation à chaque moment
-du temps. Mais, pour ce qui regarde les moyens nécessaires à la
-réalisation de ces fins, c'est à la psychologie qu'il faut les demander.</p>
-
-<p>En effet, l'idéal pédagogique d'une époque exprime avant tout l'état
-de la société à l'époque considérée. Mais, pour que cet idéal devienne
-une réalité, encore faut-il y conformer la conscience de l'enfant. Or,
-la conscience a ses lois propres qu'il faut connaître pour pouvoir les
-modifier, si, du moins, on veut s'épargner, autant que possible, les
-tâtonnements empiriques que la pédagogie a précisément pour objet de
-réduire au minimum. Pour pouvoir exciter l'activité à se développer
-dans une certaine direction, encore faut-il savoir quels sont les
-ressorts qui la meuvent et quelle est leur nature; car c'est à cette
-condition qu'il sera possible d'y appliquer, en connaissance de cause,
-l'action qui convient. S'agit-il, par exemple, d'éveiller ou l'amour de
-la patrie ou le sens de l'humanité? Nous saurons d'autant mieux tourner
-la sensibilité morale des élèves dans l'un ou l'autre sens, que nous
-aurons des notions plus complètes et plus précises sur l'ensemble des
-phénomènes que l'on appelle tendances, habitudes, désirs, émotions,
-etc., sur les conditions diverses dont ils dépendent, sur la forme
-qu'ils présentent chez l'enfant. Suivant qu'on voit dans les tendances
-un produit des expériences agréables ou désagréables qu'a pu faire
-l'espèce, ou bien, au contraire, un fait primitif antérieur aux
-états affectifs qui en accompagnent le fonctionnement, on devra s'y
-prendre de manières très différentes pour en régler le fonctionnement.
-Or, c'est à la psychologie et, plus spécialement, à la psychologie
-infantile qu'il appartient dé résoudre ces questions. Si donc elle est
-incompétente pour fixer la fin,-—puisque la fin varie suivant les états
-sociaux,&mdash;il n'est pas douteux qu'elle n'ait un rôle utile à jouer
-dans la constitution des méthodes. Même, comme aucune méthode ne peut
-s'appliquer de la même manière aux différents enfants, c'est encore la
-psychologie qui devrait nous aider à nous reconnaître au milieu de la
-diversité des intelligences et des caractères. On sait malheureusement
-que nous sommes encore loin du moment où elle sera vraiment en état de
-satisfaire à ce desideratum.</p>
-
-<p>Il y a une forme spéciale de la psychologie qui a pour le pédagogue
-une importance toute particulière: c'est la psychologie collective.
-Une classe, en effet, est une petite société, et il ne faut pas la
-conduire comme si elle n'était qu'une simple agglomération de sujets
-indépendants les uns des autres. Les enfants en classe pensent, sentent
-et agissent autrement que quand ils sont isolés. Il se produit dans
-une classe des phénomènes de contagion, de démoralisation collective,
-de surexcitation mutuelle, d'effervescence salutaire, qu'il faut
-savoir discerner afin de prévenir ou de combattre les uns, d'utiliser
-les autres. Assurément, cette science est encore tout à fait dans
-l'enfance. Cependant, il y a, dès à présent, un certain nombre de
-propositions qu'il importe de ne pas ignorer.</p>
-
-<p>Telles sont les principales disciplines qui peuvent éveiller et
-cultiver la réflexion pédagogique. Au lieu de chercher à édicter, pour
-la pédagogie, un code abstrait de règles méthodologiques,&mdash;entreprise
-qui, en un mode de spéculation aussi composite et aussi complexe,
-n'est guère réalisable d'une manière satisfaisante,&mdash;il nous a paru
-préférable d'indiquer de quelle manière le pédagogue nous paraît devoir
-être formé. Une certaine attitude de l'esprit en face des problèmes
-qu'il lui appartient de traiter se trouve, par cela même, déterminée.</p>
-
-
-
-<hr class="chap" />
-<h2><a name="III" id="III">III</a></h2>
-
-<p>PÉDAGOGIE ET SOCIOLOGIE</p>
-
-
-<p>Messieurs,</p>
-
-<p>C'est pour moi un très grand honneur, et dont je sens vivement tout
-le prix, d'avoir à suppléer dans cette chaire l'homme de haute raison
-et de ferme volonté à qui la France doit, pour une si large part, la
-rénovation de son enseignement primaire. En contact intime avec les
-maîtres de nos écoles depuis quinze ans que je professe la pédagogie à
-l'Université de Bordeaux, j'ai pu voir de près l'œuvre à laquelle le
-nom de M. Buisson restera définitivement attaché, et j'en connais, par
-suite, toute la grandeur. Surtout quand on se reporte par la pensée à
-l'état dans lequel se trouvait cet enseignement au moment où la réforme
-en fut entreprise, il est impossible de ne pas admirer l'importance
-des résultats obtenus et la rapidité des progrès accomplis. Les écoles
-multipliées et matériellement transformées, des méthodes rationnelles
-substituées aux vieilles routines d'autrefois, un véritable essor donné
-à la réflexion pédagogique, une stimulation générale de toutes les
-initiatives, tout cela constitue certainement une des plus grandes et
-des plus heureuses révolutions qui se soient produites dans l'histoire
-de notre éducation nationale. Ce fut donc pour la science une véritable
-bonne fortune quand M. Buisson, jugeant sa tâche achevée, renonça à
-ses absorbantes fonctions pour communiquer au public, par la voie de
-l'enseignement, les résultats de son incomparable expérience. Une
-pratique aussi étendue des choses, éclairée d'ailleurs par une large
-philosophie, à la fois prudente et curieuse de toutes les nouveautés,
-devait nécessairement donner à sa parole une autorité que venaient
-rehausser encore le prestige moral attaché à sa personne et le souvenir
-des services rendus dans toutes les grandes causes auxquelles M.
-Buisson a consacré sa vie.</p>
-
-<p>Je ne vous apporte rien qui ressemble à une compétence aussi
-particulière. Aussi aurais-je lieu de me sentir singulièrement effrayé
-devant les difficultés de ma tâche, si je ne me rassurais un peu à la
-pensée que des problèmes aussi complexes peuvent être utilement étudiés
-par des esprits divers et de points de vue différents. Sociologue,
-c'est surtout en sociologue que je vous parlerai d'éducation.
-D'ailleurs, bien loin qu'à procéder ainsi on s'expose à voir et à
-montrer les choses par un biais qui les déforme, je suis, au contraire,
-convaincu qu'il n'est pas de méthode plus apte à mettre en évidence
-leur véritable nature. Je considère, en effet, comme le postulat même
-de toute spéculation pédagogique que l'éducation est chose éminemment
-sociale, par ses origines comme par ses fonctions, et que, par suite,
-la pédagogie dépend de la sociologie plus étroitement que de toute
-autre science. Et puisque cette idée est appelée à dominer tout mon
-enseignement, comme elle dominait déjà l'enseignement similaire que je
-donnais naguère dans une autre Université, il m'a paru qu'il convenait
-d'employer ce premier entretien à la dégager et à la préciser afin que
-vous puissiez mieux en suivre les applications ultérieures. Ce n'est
-pas qu'il puisse être question d'en faire une démonstration expresse
-au cours d'une seule et unique leçon. Un principe aussi général et
-dont les répercussions sont aussi étendues ne peut se vérifier que
-progressivement, au fur et à mesure que l'on avance dans le détail des
-faits et qu'on voit comment il s'y applique. Mais ce qui est possible
-dès maintenant, c'est de vous en donner un aperçu d'ensemble; c'est de
-vous indiquer les principales raisons qui doivent le faire accepter,
-dès le début de la recherche, à titre de présomption provisoire et
-sous réserve des vérifications nécessaires; c'est, enfin, d'en marquer
-la portée en même temps que les limites, et ce sera l'objet de cette
-première leçon.</p>
-
-
-<p>I</p>
-
-<p>Il est d'autant plus nécessaire d'appeler tout de suite votre attention
-sur cet axiome fondamental qu'il est plus généralement méconnu.
-Jusqu'à ces dernières années&mdash;et encore les exceptions peuvent-elles
-se compter<a name="NoteRef_4_4" id="NoteRef_4_4"></a><a href="#Note_4_4" class="fnanchor">[4]</a>&mdash;les pédagogues modernes étaient presque unanimement
-d'accord pour voir dans l'éducation une chose éminemment individuelle
-et pour faire, par conséquent, de la pédagogie un corollaire immédiat
-et direct de la seule psychologie. Pour Kant comme pour Mill, pour
-Herbart comme pour Spencer, l'éducation aurait avant tout pour objet
-de réaliser en chaque individu, mais en les portant à leur plus haut
-point de perfection possible, les attributs constitutifs de l'espèce
-humaine en général. On posait comme une vérité d'évidence qu'il y a une
-éducation, et une seule, qui, à l'exclusion de toute autre, convient
-indifféremment à tous les hommes, quelles que soient les conditions
-historiques et sociales dont ils dépendent, et c'est cet idéal
-abstrait et unique que les théoriciens de l'éducation se proposaient
-de déterminer. On admettait qu'il y a <i>une</i> nature humaine, dont les
-formes et les propriétés sont déterminables une fois pour toutes, et le
-problème pédagogique consistait à rechercher de quelle manière l'action
-éducatrice doit s'exercer sur la nature humaine ainsi définie. Sans
-doute, nul n'a jamais pensé que l'homme soit d'emblée, dès qu'il entre
-dans la vie, tout ce qu'il peut et doit être. Il est trop manifeste
-que l'être humain ne se constitue que progressivement, au cours d'un
-lent devenir qui commence à la naissance pour ne s'achever qu'à la
-maturité. Mais on supposait que ce devenir ne fait qu'actualiser des
-virtualités, que mettre au jour des énergies latentes qui existaient,
-toutes préformées, dans l'organisme physique et mental de l'enfant.
-L'éducateur n'aurait donc rien d'essentiel à ajouter à l'œuvre de
-la nature. Il ne créerait rien de nouveau. Son rôle se bornerait à
-empêcher que ces virtualités existantes ne s'atrophient par inaction,
-ou ne dévient de leur direction normale, ou ne se développent avec trop
-de lenteur. Dès lors, les conditions de temps et de lieu, l'état où se
-trouve le milieu social perdent tout intérêt pour la pédagogie. Puisque
-l'homme porte en lui-même tous les germes de son développement, c'est
-lui et lui seul qu'il faut observer quand on entreprend de déterminer
-dans quel sens et de quelle manière ce développement doit être dirigé.
-Ce qui importe, c'est de savoir quelles sont ses facultés natives et
-quelle est leur nature. Or la science qui a pour objet de décrire et
-d'expliquer l'homme individuel, c'est la psychologie. Il semble donc
-qu'elle doive suffire à tous les besoins du pédagogue.</p>
-
-<p>Malheureusement, cette conception de l'éducation se trouve en
-contradiction formelle avec tout ce que nous apprend l'histoire: il
-n'est pas un peuple, en effet, où elle ait jamais été mise en pratique.
-Tout d'abord, bien loin qu'il y ait une éducation universellement
-valable pour tout le genre humain, il n'y a, pour ainsi dire, pas de
-société où des systèmes pédagogiques différents ne coexistent et ne
-fonctionnent parallèlement. La société est-elle formée de castes?
-L'éducation varie d'une caste à l'autre; celle des patriciens n'était
-pas celle des plébéiens, celle du Brahmane n'était pas celle du Çudra.
-De même, au moyen âge, quel écart entre la culture que recevait le
-jeune page, instruit dans tous les arts de la chevalerie, et celle du
-vilain qui s'en allait apprendre à l'école de sa paroisse quelques
-maigres éléments de comput, de chant et de grammaire! Aujourd'hui
-encore ne voyons-nous pas l'éducation varier avec les classes sociales
-ou bien même avec les habitats? Celle de la ville n'est pas celle de
-la campagne, celle du bourgeois n'est pas celle de l'ouvrier. On dira
-que cette organisation n'est pas moralement justifiable, qu'on ne peut
-y voir qu'une survivance destinée à disparaître? La thèse est aisée
-à défendre. Il est évident que l'éducation de nos enfants ne devrait
-pas dépendre du hasard qui les fait naître ici plutôt que là, de tels
-parents et non de tels autres. Mais alors même que la conscience
-morale de notre temps aurait reçu sur ce point la satisfaction qu'elle
-attend, l'éducation ne deviendrait pas pour cela plus uniforme. Alors
-même que la carrière de chaque enfant ne serait plus prédéterminée,
-au moins en grande partie, par une aveugle hérédité, la diversité
-morale des professions ne laisserait pas d'entraîner à sa suite une
-grande diversité pédagogique. Chaque profession, en effet, constitue
-un milieu sui generis qui réclame des aptitudes particulières et des
-connaissances spéciales, où règnent certaines idées, certains usages,
-certaines manières de voir les choses; et comme l'enfant doit être
-préparé en vue de la fonction qu'il sera appelé à remplir, l'éducation,
-à partir d'un certain âge, ne peut plus rester la même pour tous les
-sujets auxquels elle s'applique. C'est pourquoi nous la voyons, dans
-tous les pays civilisés, qui tend de plus en plus à se diversifier et
-à se spécialiser: et cette spécialisation devient tous les jours plus
-précoce. L'hétérogénéité qui se produit ainsi ne repose pas, comme
-celle dont nous constations tout à l'heure l'existence, sur d'injustes
-inégalités; mais elle n'est pas moindre. Pour trouver une éducation
-absolument homogène et égalitaire, il faudrait remonter jusqu'aux
-sociétés pré-historiques au sein desquelles il n'existe aucune
-différenciation, et encore ces sortes de sociétés ne représentent-elles
-guère qu'un moment logique dans l'histoire de l'humanité.</p>
-
-<p>Or il est évident que ces éducations spéciales ne sont nullement
-organisées en vue de fins individuelles. Sans doute, il arrive parfois
-qu'elles ont pour effet de développer chez l'individu des aptitudes
-particulières qui y étaient immanentes et qui ne demandaient qu'à
-entrer en acte: en ce sens, on peut dire qu'elles l'aident à réaliser
-sa nature. Mais nous savons combien ces vocations étroitement définies
-sont exceptionnelles. Le plus généralement, nous ne sommes pas
-prédestiné par notre tempérament intellectuel ou moral aune fonction
-bien déterminée. L'homme moyen est éminemment plastique; il peut
-être également utilisé dans des emplois très variés. Si donc il se
-spécialise et s'il se spécialise sous telle forme plutôt que sous telle
-autre, ce n'est pas pour des raisons qui lui sont intérieures; il n'y
-est pas poussé par les nécessités de sa nature. Mais c'est la société
-qui, pour pouvoir se maintenir, a besoin que le travail se divise entre
-ses membres et se divise entre eux de telle façon plutôt que de telle
-autre. C'est pourquoi elle se prépare de ses propres mains, par la voie
-de l'éducation, les travailleurs spéciaux dont elle a besoin. C'est
-donc pour elle et c'est aussi par elle que l'éducation s'est ainsi
-diversifiée.</p>
-
-<p>Il y a plus. Bien loin que cette culture spéciale nous rapproche
-nécessairement de la perfection humaine, elle ne va pas sans une
-déchéance partielle, et cela alors même qu'elle se trouve en harmonie
-avec les prédispositions naturelles de l'individu. Car nous ne pouvons
-développer avec l'intensité nécessaire les facultés qu'implique
-spécialement notre fonction, sans laisser les autres s'engourdir dans
-l'inaction, sans abdiquer, par conséquent, toute une partie de notre
-nature. Par exemple, l'homme, en tant qu'individu, n'est pas moins
-fait pour agir que pour penser. Même, puisqu'il est avant tout un être
-vivant et que la vie c'est l'action, les facultés actives lui sont
-peut-être plus essentielles que les autres. Et cependant, à partir du
-moment où la vie intellectuelle des sociétés a atteint un certain degré
-de développement, il y a et il doit nécessairement y avoir des hommes
-qui s'y consacrent exclusivement, qui ne fassent que penser. Or la
-pensée ne peut se développer qu'en se détachant du mouvement, qu'en se
-repliant sur elle-même, qu'en détournant de l'action le sujet qui s'y
-donne. Ainsi se forment ces natures incomplètes où toutes les énergies
-de l'activité se sont, pour ainsi dire, converties en réflexion, et
-qui, pourtant, quelque tronquées qu'elles soient par certains côtés,
-constituent les agents indispensables du progrès scientifique. Jamais
-l'analyse abstraite de la constitution humaine n'aurait permis de
-prévoir que l'homme était susceptible d'altérer ainsi ce qui passe pour
-être son essence, ni qu'une éducation était nécessaire qui préparât ces
-utiles altérations.</p>
-
-<p>Cependant, quelle que soit l'importance de ces éducations spéciales,
-on ne saurait contester qu'elles ne sont pas toute l'éducation. Même
-on peut dire qu'elles ne se suffisent pas à elles-mêmes; partout où
-on les rencontre, elles ne divergent les unes des autres qu'à partir
-d'un certain point en deçà duquel elles se confondent. Elles reposent
-toutes sur une base commune. Il n'y a pas de peuple, en effet, où il
-n'existe un certain nombre d'idées, de sentiments et de pratiques
-que l'éducation doit inculquer à tous les enfants indistinctement,
-à quelque catégorie sociale qu'ils appartiennent. C'est même cette
-éducation commune qui passe généralement pour être la véritable
-éducation. Elle seule semble pleinement mériter d'être appelée de ce
-nom. On lui accorde sur toutes les autres une sorte de prééminence.
-C'est donc d'elle surtout qu'il importe de savoir si, comme on le
-prétend, elle est impliquée tout entière dans la notion de l'homme et
-si elle en peut être déduite.</p>
-
-<p>À vrai dire, la question ne se pose même pas pour tout ce qui concerne
-les systèmes d'éducation que nous fait connaître l'histoire. Ils sont
-si évidemment liés à des systèmes sociaux déterminés qu'ils en sont
-inséparables. Si, en dépit des différences qui séparaient le patriciat
-de la plèbe, il y avait pourtant à Rome une éducation commune à
-tous les Romains, cette éducation avait pour caractéristique d'être
-essentiellement romaine. Elle impliquait toute l'organisation de la
-cité en même temps qu'elle en était la base. Et ce que nous disons
-de Rome pourrait se répéter de toutes les sociétés historiques.
-Chaque type de peuple a son éducation qui lui est propre et qui
-peut servir à le définir au même titre que son organisation morale,
-politique et religieuse. C'est un des éléments de sa physionomie.
-Voilà pourquoi l'éducation a si prodigieusement varié suivant les
-temps et les pays; pourquoi, ici, elle habitue l'individu à abdiquer
-complètement sa personnalité entre les mains de l'État, alors
-qu'ailleurs, au contraire, elle s'attache à en faire un être autonome,
-législateur de sa propre conduite; pourquoi elle était ascétique au
-moyen âge, libérale à la renaissance, littéraire au XVII<sup>e</sup>
-siècle, scientifique de nos jours. Ce n'est pas que, par une suite
-d'aberrations, les hommes se soient mépris sur leur nature d'hommes
-et sur leurs besoins, mais c'est que leurs besoins ont varié, et ils
-ont varié parce que les conditions sociales dont dépendent les besoins
-humains ne sont pas restées les mêmes.</p>
-
-<p>Mais, par une inconsciente contradiction, ce que l'on accorde
-facilement pour le passé, on se refuse à l'admettre pour le présent
-et, plus encore, pour l'avenir. Tout le monde reconnaît sans peine
-qu'à Rome, en Grèce, l'éducation avait pour unique objet de faire
-des Grecs et des Romains et, par conséquent, se trouvait solidaire
-de tout un ensemble d'institutions politiques, morales, économiques
-et religieuses. Mais nous nous plaisons à croire que notre éducation
-moderne échappe à la loi commune, que, dès à présent, elle est moins
-directement dépendante des contingences sociales et qu'elle est
-appelée à s'en affranchir complètement dans l'avenir. Ne répétons-nous
-pas sans cesse que nous voulons faire de nos enfants des hommes
-avant même que d'en faire des citoyens, et ne semble-t-il pas que
-notre qualité d'homme soit naturellement soustraite aux influences
-collectives puisqu'elle leur est logiquement antérieure?</p>
-
-<p>Et pourtant, ne serait-ce pas une sorte de miracle que l'éducation,
-après avoir eu pendant des siècles et dans toutes les Sociétés connues
-tous les caractères d'une institution sociale, ait pu changer aussi
-complètement de nature? Une pareille transformation paraîtra plus
-surprenante encore si l'on songe que le moment où elle se serait
-accomplie se trouve être précisément celui ou l'éducation a commencé
-à devenir un véritable service public: car c'est depuis la fin du
-siècle dernier qu'on la voit, non seulement en France, mais dans
-toute l'Europe, tendre à se placer de plus en plus directement sous
-le contrôle et la direction de l'État. Sans doute, les fins qu'elle
-poursuit se détachent tous les jours davantage des conditions locales
-ou ethniques qui les particularisaient autrefois; elles deviennent
-plus générales et plus abstraites. Mais elles n'en restent pas moins
-essentiellement collectives. N'est-ce pas, en effet, la collectivité
-qui nous les impose? N'est-ce pas elle qui nous commande de développer
-avant tout chez nos enfants les qualités qui leur sont communes avec
-tous les hommes? Il y a plus. Non seulement elle exerce sur nous par la
-voie de l'opinion une pression morale pour que nous entendions ainsi
-nos devoirs d'éducateur, mais elle y attache un tel prix que, comme
-je viens de le rappeler, elle se charge elle-même de la tâche. Il est
-aisé de prévoir que, si elle y tient à ce point, c'est qu'elle s'y sent
-intéressée. Et, en effet, seule, une culture largement humaine peut
-donner aux sociétés modernes les citoyens dont elle a besoin. Parce que
-chacun des grands peuples européens couvre un immense habitat, parce
-qu'il se recrute dans les races les plus diverses, parce que le travail
-y est divisé à l'infini, les individus qui le composent sont tellement
-différents les uns des autres qu'il n'y a presque plus rien de commun
-entre eux, sauf leur qualité d'homme en général. Ils ne peuvent donc
-garder l'homogénéité indispensable à tout <i>consensus</i> social qu'à
-condition d'être aussi semblables que possible par le seul côté où ils
-se ressemblent tous, c'est-à-dire en tant qu'ils sont tous des êtres
-humains. En d'autres termes, dans des sociétés aussi différenciées, il
-ne peut guère y avoir d'autre type collectif que le type générique de
-l'homme. Qu'il vienne à perdre quelque chose de sa généralité, qu'il se
-laisse entamer par quelque retour de l'ancien particularisme, et l'on
-verra ces grands États se résoudre en une multitude de petits groupes
-parcellaires et se décomposer. Ainsi notre idéal pédagogique s'explique
-par notre structure sociale, tout comme celui des Grecs et des Romains
-ne pouvait se comprendre que par l'organisation de la cité. Si notre
-éducation moderne n'est plus étroitement nationale, c'est dans la
-constitution des nations modernes qu'il faut en aller chercher la
-raison.</p>
-
-<p>Ce n'est pas tout. Non seulement c'est la société qui a élevé le
-type humain à la dignité de modèle que l'éducateur doit s'efforcer
-de reproduire, mais c'est elle encore qui le construit et elle le
-construit suivant ses besoins. Car c'est une erreur de penser qu'il
-soit tout entier donné dans la constitution naturelle de l'homme,
-qu'il n'y ait qu'à l'y découvrir par une observation méthodique, sauf
-à l'embellir ensuite par l'imagination en portant par la pensée à leur
-plus haut développement tous les germes qui s'y trouvent. L'homme que
-l'éducation doit réaliser en nous, ce n'est pas l'homme tel que la
-nature l'a fait, mais tel que la société veut qu'il soit; et elle le
-veut tel que le réclame son économie intérieure. Ce qui le prouve,
-c'est la manière dont notre conception de l'homme a varié suivant les
-sociétés.</p>
-
-<p>Car les anciens, eux aussi, croyaient faire de leurs enfants des
-hommes, tout comme nous. S'ils se refusaient à voir leur semblable dans
-l'étranger, c'est précisément parce qu'à leurs yeux l'éducation de la
-cité pouvait seule faire des êtres vraiment et proprement humains.
-Seulement ils concevaient l'humanité à leur manière qui n'est plus
-la nôtre. Tout changement un peu important dans l'organisation d'une
-société a pour contre-coup un changement de même importance dans
-l'idée que l'homme se fait de lui-même. Que, sous la pression de la
-concurrence accrue, le travail social se divise davantage, que la
-spécialisation de chaque travailleur soit, à la fois, plus marquée et
-plus précoce, le cercle des choses que comprend l'éducation commune
-devra nécessairement se restreindre et, par suite, le type humain
-s'appauvrira en caractères. Naguère, la culture littéraire était
-considérée comme un élément essentiel de toute culture humaine; et
-voilà que nous approchons d'un temps où elle ne sera peut-être plus
-elle-même qu'une spécialité. De même, s'il existe une hiérarchie
-reconnue entre nos facultés, s'il en est auxquelles nous attribuons
-une sorte de précellence et que nous devons, pour cette raison,
-développer plus que les autres, ce n'est pas que cette dignité leur
-soit intrinsèque; ce n'est pas que la nature elle-même leur ait, de
-toute éternité, assigné ce rang éminent; mais c'est qu'elles ont
-pour la société une plus haute valeur. Aussi, comme l'échelle de ces
-valeurs change nécessairement avec les sociétés, cette hiérarchie
-n'est jamais restée la même à deux moments différents de l'histoire.
-Hier, c'était le courage qui était au premier plan, avec toutes les
-facultés qu'implique la vertu militaire; aujourd'hui, c'est la pensée
-et c'est la réflexion; demain, ce sera peut-être la finesse du goût, la
-sensibilité aux choses de l'art. Ainsi, dans le présent comme dans le
-passé, notre idéal pédagogique est, jusque dans ses détails, l'œuvre
-de la société. C'est elle qui nous trace le portrait de l'homme que
-nous devons être, et dans ce portrait viennent se refléter toutes les
-particularités de son organisation.</p>
-
-
-<p>II</p>
-
-<p>En résumé, bien loin que l'éducation ait pour objet unique ou principal
-l'individu et ses intérêts, elle est avant tout le moyen par lequel
-la société renouvelle perpétuellement les conditions do sa propre
-existence. La société ne peut vivre que s'il existe entre ses membres
-une suffisante homogénéité? L'éducation perpétue et renforce cette
-homogénéité en fixant d'avance dans l'âme de l'enfant les similitudes
-essentielles que suppose la vie collective. Mais, d'un autre côté,
-sans une certaine diversité, toute coopération serait impossible?
-L'éducation assure la persistance de cette diversité nécessaire en se
-diversifiant elle-même et en se spécialisant. Elle consiste donc, sous
-l'un ou l'autre de ses aspects, en une socialisation méthodique de
-la jeune génération. En chacun de nous, peut-on dire, il existe deux
-êtres, qui, pour être inséparables autrement que par abstraction, ne
-laissent pas d'être distincts. L'un est fait de tous les états mentaux
-qui ne se rapportent qu'à nous-même et aux événements de notre vie
-personnelle. C'est ce qu'on pourrait appeler l'être individuel. L'autre
-est un système d'idées, de sentiments, d'habitudes qui expriment
-en nous, non pas notre personnalité, mais le groupe ou les groupes
-différents dont nous faisons partie; telles sont les croyances
-religieuses, les croyances et les pratiques morales, les traditions
-nationales ou professionnelles, les opinions collectives de toute
-sorte. Leur ensemble forme l'être social. Constituer cet être en chacun
-de nous, telle est la fin de l'éducation.</p>
-
-<p>C'est par là, d'ailleurs, que se montre le mieux l'importance de son
-rôle et la fécondité de son action. En effet, non seulement cet être
-social n'est pas donné tout fait dans la constitution primitive de
-l'homme, mais il n'en est pas résulté par un développement spontané.
-Spontanément, l'homme n'était pas enclin à se soumettre à une autorité
-politique, à respecter une discipline morale, à se dévouer, à se
-sacrifier. Il n'y avait rien dans notre nature congénitale qui nous
-prédisposât à devenir les serviteurs de divinités, emblèmes symboliques
-de la société, à leur rendre un culte, à nous priver pour leur faire
-honneur. C'est la société elle-même qui, à mesure qu'elle s'est formée
-et consolidée, a tiré de son propre sein ces grandes forces morales
-devant lesquelles l'homme a senti son infériorité. Or, si l'on fait
-abstraction des vagues et incertaines tendances qui peuvent être dues
-à l'hérédité, l'enfant, en entrant dans la vie, n'y apporte que sa
-nature d'individu. La société se trouve donc, pour ainsi dire, à chaque
-génération nouvelle, en présence d'une table presque rase sur laquelle
-il lui faut construire à nouveaux frais. Il faut que, par les voies les
-plus rapides, à l'être égoïste et social qui vient de naître, elle
-en surajoute un autre, capable de mener une vie sociale et morale.
-Voilà quelle est l'œuvre de l'éducation et vous en apercevez toute la
-grandeur. Elle ne se borne pas à développer l'organisme individuel
-dans le sens marqué par la nature, à rendre apparentes des puissances
-cachées qui ne demandaient qu'à se révéler. Elle crée dans l'homme un
-homme nouveau et cet homme est fait de tout ce qu'il y a de meilleur
-en nous, de tout ce qui donne du prix et de la dignité à la vie. Cette
-vertu créatrice est, d'ailleurs, un privilège spécial de l'éducation
-humaine. Tout autre est celle que reçoivent les animaux, si l'on peut
-appeler de ce nom l'entraînement progressif auquel ils sont soumis de
-la part de leurs parents. Elle peut bien presser le développement de
-certains instincts qui sommeillent dans l'animal; mais elle ne l'initie
-pas à une vie nouvelle. Elle facilite le jeu des fonctions naturelles;
-mais elle ne crée rien. Instruit par sa mère, le petit sait plus vite
-voler ou faire son nid; mais il n'apprend presque rien de ses parents
-qu'il n'eût pu découvrir par son expérience personnelle. C'est que les
-animaux ou vivent en dehors de tout état social ou forment des sociétés
-assez simples qui fonctionnent grâce à des mécanismes instinctifs
-que chaque individu porte en lui, tout constitués, dès sa naissance.
-L'éducation ne peut donc rien ajouter d'essentiel à la nature, puisque
-celle-ci suffit à tout, à la vie du groupe comme à celle de l'individu.
-Au contraire, chez l'homme, les aptitudes de toute sorte que suppose
-la vie sociale sont beaucoup trop complexes pour pouvoir s'incarner,
-en quelque sorte, dans nos tissus, se matérialiser sous la forme
-de prédispositions organiques. Il s'ensuit qu'elles ne peuvent se
-transmettre d'une génération à l'autre par la voie de l'hérédité. C'est
-par l'éducation que se fait la transmission.</p>
-
-<p>Une cérémonie que l'on rencontre dans une multitude de sociétés met
-bien en évidence ce trait distinctif de l'éducation humaine et montre
-même que l'homme en a eu très tôt le sentiment. C'est la cérémonie de
-l'initiation. Elle a lieu une fois l'éducation terminée; généralement
-même, elle clôt une dernière période où les anciens parachèvent
-l'instruction du jeune homme en lui révélant les croyances les plus
-fondamentales et les rites les plus sacrés de la tribu. Une fois
-qu'elle est accomplie, le sujet qui l'a subie prend rang dans la
-société; il quitte les femmes au milieu desquelles s'était passée toute
-son enfance; il a désormais sa place marquée parmi les guerriers;
-en même temps, il prend conscience de son sexe dont il a dès lors
-tous les droits et tous les devoirs. Il est devenu un homme et un
-citoyen. Or, c'est une croyance universellement répandue chez tous ces
-peuples que l'initié, par le fait même de l'initiation, est devenu
-un homme entièrement nouveau; il change de personnalité, il prend un
-autre nom, et l'on sait que le nom n'est pas alors considéré comme un
-simple signe verbal, mais comme un élément essentiel de la personne.
-L'initiation est considérée comme une seconde naissance. Cette
-transformation, l'esprit primitif se la représente symboliquement en
-imaginant qu'un principe spirituel, une sorte de nouvelle âme, est venu
-s'incarner dans l'individu. Mais si l'on écarte de cette croyance les
-formes mythiques dans lesquelles elle s'enveloppe, ne trouve-t-on pas
-sous le symbole cette idée, obscurément entrevue, que l'éducation a eu
-pour effet de créer dans l'homme un être nouveau? C'est l'être social.</p>
-
-<p>Cependant, dira-t-on, si l'on peut concevoir en effet que les
-qualités proprement morales, parce qu'elles imposent à l'individu
-des privations, parce qu'elles gênent ses mouvements naturels, ne
-peuvent être suscitées en nous que sous une action venue du dehors,
-n'y en a-t-il pas d'autres que tout homme est intéressé à acquérir
-et recherche spontanément? Telles sont les qualités diverses de
-l'intelligence qui lui permettent de mieux approprier sa conduite
-à la nature des choses. Telles sont aussi les qualités physiques,
-et tout ce qui contribue à la vigueur et à la santé de l'organisme.
-Pour celles-là, tout au moins, il semble que l'éducation, en les
-développant, ne fasse qu'aller au-devant du développement même de la
-nature, que mener l'individu à un état de perfection relative vers
-laquelle il tend de lui-même, bien qu'il y atteigne plus rapidement
-grâce au concours de la société.&mdash;Mais ce qui montre bien, malgré les
-apparences, qu'ici comme ailleurs l'éducation répond avant tout à
-des nécessités externes, c'est-à-dire sociales, c'est qu'il est des
-sociétés où ces qualités n'ont pas été cultivées du tout et qu'en tout
-cas elles ont été entendues très différemment selon les sociétés. Il
-s'en faut que les avantage d'une solide culture intellectuelle aient
-été reconnus par tous les peuples. La science, l'esprit critique, que
-nous mettons aujourd'hui si haut, ont été pendant longtemps tenus en
-suspicion.</p>
-
-<p>Ne connaissons-nous pas une grande doctrine qui proclame heureux les
-pauvres d'esprit? Et il faut se garder de croire que cette indifférence
-pour le savoir ait été artificiellement imposée aux hommes en violation
-de leur nature. D'eux-mêmes, ils n'avaient alors aucun désir de la
-science, tout simplement parce que les sociétés dont ils faisaient
-partie n'en sentaient aucunement la nécessité. Pour pouvoir vivre,
-elles avaient avant tout besoin de traditions fortes et respectées. Or
-la tradition n'éveille pas, mais tend plutôt à exclure, la pensée et la
-réflexion. Il n'en est pas autrement des qualités physiques. Que l'état
-du milieu social incline la conscience publique vers l'ascétisme, et
-l'éducation physique sera spontanément rejetée au dernier plan. C'est
-un peu ce qui s'est produit dans les écoles du moyen âge. De même,
-suivant les courants de l'opinion, cette même éducation sera entendue
-dans les sens les plus différents. À Sparte, elle avait surtout pour
-objet d'endurcir les membres à la fatigue; à Athènes, elle était un
-moyen de faire des corps beaux à la vue; au temps de la chevalerie, on
-lui demandait de former des guerriers agiles et souples; de nos jours,
-elle n'a plus qu'un but hygiénique et se préoccupe surtout de contenir
-les dangereux effets d'une culture intellectuelle trop intense. Ainsi,
-même ces qualités qui paraissent, au premier abord, si spontanément
-désirables, l'individu ne les recherche que quand la société l'y
-invite, et il les recherche de la façon qu'elle lui prescrit.</p>
-
-<p>Vous voyez à quel point la psychologie toute seule est une ressource
-insuffisante pour le pédagogue. Non seulement, comme je vous le
-montrais tout d'abord, c'est la société qui trace à l'individu l'idéal
-qu'il doit réaliser par l'éducation, mais encore, dans la nature
-individuelle, il n'y a pas de tendances déterminées, pas d'états
-définis qui soient comme une première aspiration vers cet idéal, qui en
-puissent être regardés comme la forme intérieure et anticipée. Ce n'est
-pas sans doute qu'il n'existe en nous des aptitudes très générales
-sans lesquelles il serait évidemment irréalisable. Si l'homme peut
-apprendre à se sacrifier, c'est qu'il n'est pas incapable de sacrifice;
-s'il a pu se soumettre à la discipline de la science, c'est qu'il n'y
-était pas impropre. Par cela seul que nous faisons partie intégrante
-de l'univers, nous tenons à autre chose que nous-même; il y a ainsi
-en nous une première impersonnalité qui prépare au désintéressement.
-De même, par cela seul que nous pensons, nous avons une certaine
-inclination à connaître. Mais entre ces vagues et confuses
-prédispositions, mêlées d'ailleurs à toute sorte de prédispositions
-contraires, et la forme si définie et si particulière qu'elles prennent
-sous l'action de la société, il y a un abîme. Il est impossible à
-l'analyse même la plus pénétrante de percevoir par avance dans ces
-germes indistincts ce qu'ils sont appelés à devenir une fois que la
-collectivité les a fécondés. Car celle-ci ne se borne pas à leur donner
-un relief qui leur manquait; elle leur ajoute quelque chose. Elle leur
-ajoute son énergie propre et, par cela même, elle les transforme et
-en tire des effets qui n'y étaient pas primitivement contenus. Ainsi,
-quand même la conscience individuelle n'aurait plus pour nous de
-mystère, quand même la psychologie serait une science achevée, elle ne
-saurait renseigner l'éducateur sur le but qu'il doit poursuivre. Seule,
-la sociologie peut, soit nous aider à le comprendre, en le rattachant
-aux états sociaux dont il dépend et qu'il exprime, soit nous aider à
-le découvrir, quand la conscience publique, troublée et incertaine, ne
-sait plus quel il doit être.</p>
-
-<p>III</p>
-
-<p>Mais, si le rôle de la sociologie est prépondérant dans la
-détermination des fins que l'éducation doit poursuivre, a-t-elle la
-même importance pour ce qui regarde le choix des moyens?</p>
-
-<p>Ici il est incontestable que la psychologie reprend ses droits. Si
-l'idéal pédagogique exprime avant tout des nécessités sociales, ils
-ne peut cependant se réaliser que dans et par des individus. Pour
-qu'il soit autre chose qu'une simple conception de l'esprit, une vaine
-injonction de la société à ses membres, il faut trouver le moyen d'y
-conformer la conscience de l'enfant. Or la conscience a ses lois
-propres qu'il faut connaître pour pouvoir la modifier, si du moins
-on veut s'épargner les tâtonnements empiriques que la pédagogie a
-précisément pour objet de réduire au minimum. Pour pouvoir exciter
-l'activité à se développer dans une direction déterminée, encore
-faut-il savoir quels sont les ressorts qui la meuvent et quelle est
-leur nature; car c'est à cette condition qu'il sera possible d'y
-appliquer, en connaissance de cause, l'action qui convient. S'agit-il,
-par exemple, d'éveiller ou l'amour de la patrie, ou le sens de
-l'humanité? Nous saurons d'autant mieux tourner la sensibilité morale
-de nos élèves dans l'un ou l'autre sens que nous aurons des notions
-plus complètes et plus précises sur l'ensemble de phénomènes que
-l'on appelle tendances, habitudes, désirs, émotions, etc., sur les
-conditions diverses dont ils dépendent, sur la forme qu'ils présentent
-chez l'enfant. Suivant que l'on voit dans les tendances un produit des
-expériences agréables ou désagréables qu'a pu faire l'espèce, ou bien,
-au contraire, un fait primitif, antérieur aux états affectifs qui en
-accompagnent le fonctionnement, on devra s'y prendre de manières très
-différentes pour en régler le développement. Or c'est à la psychologie
-et, plus spécialement, à la psychologie infantile qu'il appartient de
-résoudre ces questions. Si donc elle est incompétente pour fixer la
-fin, ou plutôt les fins de l'éducation, il n'est pas douteux qu'elle
-n'ait un rôle utile à jouer dans la constitution des méthodes. Même,
-comme aucune méthode ne peut s'appliquer de la même manière aux
-différents enfants, c'est encore la psychologie qui devrait nous aider
-à nous reconnaître au milieu de la diversité des intelligences et des
-caractères. On sait malheureusement que nous sommes encore loin du
-moment où elle sera vraiment en état de satisfaire à ce <i>desideratum.</i></p>
-
-<p>Il ne saurait donc être question de méconnaître les services que peut
-rendre à la pédagogie la science de l'individu, et nous saurons lui
-faire sa part. Et cependant, même dans ce cercle de problèmes où elle
-peut utilement éclairer le pédagogue, il s'en faut qu'elle puisse se
-passer du concours de la sociologie.</p>
-
-<p>D'abord, parce que les fins de l'éducation sont sociales, les moyens
-par lesquels ces fins peuvent être atteintes doivent nécessairement
-avoir le même caractère. Et, en effet, parmi toutes les institutions
-pédagogiques, il n'en est peut-être pas une qui ne soit l'analogue
-d'une institution sociale dont elle reproduit, sous une forme réduite
-et comme en raccourci, les traits principaux. Il y a une discipline
-à l'école comme dans la cité. Les règles qui fixent à l'écolier ses
-devoirs sont comparables à celles qui prescrivent à l'homme fait
-sa conduite. Les peines et les récompenses qui sont attachées aux
-premières ne sont pas sans ressembler aux peines et aux récompenses
-qui sanctionnent les secondes. Nous enseignons aux enfants la science
-faite? Mais la science qui se fait s'enseigne elle aussi. Elle ne reste
-pas renfermée dans le cerveau de ceux qui la conçoivent, mais elle ne
-devient vraiment agissante qu'à condition de se communiquer aux autres
-hommes. Or cette communication, qui met en œuvre tout un réseau de
-mécanismes sociaux, constitue un enseignement qui, pour s'adresser à
-l'adulte, ne diffère pas en nature de celui que l'élève reçoit de son
-maître. Ne dit-on pas d'ailleurs que les savants sont des maîtres pour
-leurs contemporains et ne donne-t-on pas le nom d'écoles aux groupes
-qui se forment autour d'eux<a name="NoteRef_5_5" id="NoteRef_5_5"></a><a href="#Note_5_5" class="fnanchor">[5]</a>? On pourrait multiplier les exemples.
-C'est qu'en effet, comme la vie scolaire n'est que le germe de la vie
-sociale, comme celle-ci n'est que la suite et l'épanouissement de
-celle-là, il est impossible que les principaux procédés par lesquels
-l'une fonctionne ne se retrouvent pas dans l'autre. On peut donc
-s'attendre à ce que la sociologie, science des institutions sociales,
-nous aide à comprendre ce que sont ou à conjecturer ce que doivent
-être les institutions pédagogiques. Mieux nous connaîtrons la société,
-mieux nous pourrons nous rendre compte de tout ce qui se passe dans ce
-microcosme social qu'est l'école. Au contraire, vous voyez avec quelle
-prudence et quelle mesure, même quand il s'agit de la détermination
-des méthodes, il convient d'utiliser les données de la psychologie. À
-elle seule, elle ne saurait nous fournir les éléments nécessaires à la
-construction d'une technique qui, par définition, a son prototype, non
-dans l'individu, mais dans la collectivité.</p>
-
-<p>D'ailleurs, les états sociaux dont dépendent les fins pédagogiques
-ne bornent pas là leur action. Ils affectent aussi la conception des
-méthodes: car la nature du but implique en partie celle des moyens. Que
-la société, par exemple, s'oriente dans un sens individualiste, et tous
-les procédés d'éducation qui peuvent avoir pour effet de faire violence
-à l'individu, de méconnaître sa spontanéité interne, apparaîtront
-comme intolérables et seront réprouvés. Au contraire, que, sous la
-pression de circonstances durables ou passagères, elle ressente le
-besoin d'imposer à tous un conformisme plus rigoureux, tout ce qui peut
-provoquer outre mesure l'initiative de l'intelligence sera proscrit.
-En fait, toutes les fois où le système des méthodes éducatives a été
-profondément transformé, c'est sous l'influence de quelqu'un de ces
-grands courants sociaux dont l'action s'est fait sentir sur toute
-l'étendue de la vie collective. Ce n'est pas à la suite de découvertes
-psychologiques que la Renaissance a opposé tout un ensemble de méthodes
-nouvelles à celles que pratiquait le Moyen Âge. Mais c'est que,
-par suite des changements survenus dans la structure des sociétés
-européennes, une nouvelle conception de l'homme et de sa place dans le
-monde avait fini par se faire jour. De même, les pédagogues qui, à la
-fin du XVIII<sup>e</sup> siècle ou au commencement du XIX<sup>e</sup>,
-entreprirent de substituer la méthode intuitive à la méthode abstraite,
-étaient avant tout l'écho des aspirations de leur temps. Ni Basedow,
-ni Pestalozzi, ni Frœbel n'étaient de bien grands psychologues. Ce
-qu'exprime surtout leur doctrine, c'est ce respect pour la liberté
-intérieure, cette horreur pour toute compression, cet amour de l'homme
-et, par suite, de l'enfant qui sont à la base de notre individualisme
-moderne.</p>
-
-
-<p>Ainsi, sous quelque aspect que l'on considère l'éducation, elle se
-présente partout à nous avec le même caractère. Qu'il s'agisse des fins
-qu'elle poursuit ou des moyens qu'elle emploie, c'est à des nécessités
-sociales qu'elle répond; ce sont des idées et des sentiments collectifs
-qu'elle exprime. Sans doute, l'individu lui-même y trouve son profit.
-N'avons-nous pas expressément reconnu que nous devons à l'éducation
-le meilleur de nous-même? Mais c'est que ce meilleur de nous-même est
-d'origine sociale. C'est donc toujours à l'étude de la société qu'il
-en faut revenir; c'est là seulement que le pédagogue peut trouver les
-principes de sa spéculation. La psychologie pourra bien lui indiquer
-quelle est la meilleure manière de s'y prendre pour appliquer à
-l'enfant ces principes une fois posés, elle ne pourra guère nous les
-faire découvrir.</p>
-
-<p>J'ajoute en terminant que s'il fut jamais un temps et un pays où le
-point de vue sociologique se soit imposé d'une façon particulièrement
-urgente aux pédagogues, c'est certainement notre pays et notre temps.
-Quand une société se trouve dans un état de stabilité relative,
-d'équilibre temporaire, comme, par exemple, la société française au
-XVII<sup>e</sup> siècle; quand, par suite, un système d'éducation
-s'est établi qui, pour un temps également, n'est contesté de personne,
-les seules questions pressantes qui se posent sont des questions
-d'application. Aucun doute grave ne s'élève ni sur le but à atteindre,
-ni sur l'orientation générale des méthodes; il ne peut donc y avoir de
-controverse que sur la meilleure manière de les mettre en pratique,
-et ce sont des difficultés que la psychologie peut résoudre. Je n'ai
-pas à vous apprendre que cette sécurité intellectuelle et morale
-n'est pas de notre siècle; c'est à la fois sa misère et sa grandeur.
-Les transformations profondes qu'ont subies ou que sont en train de
-subir les sociétés contemporaines nécessitent des transformations
-correspondantes dans l'éducation nationale. Mais si nous sentons
-bien que des changements sont nécessaires, nous savons mal ce qu'ils
-doivent être. Quelles que puissent être les convictions particulières
-des individus ou des partis, l'opinion publique reste indécise et
-anxieuse. Le problème pédagogique ne se pose donc pas pour nous avec
-la même sérénité que pour les hommes du XVII<sup>e</sup> siècle. Il
-ne s'agit plus de mettre en œuvre des idées acquises, mais de trouver
-des idées qui nous guident. Comment les découvrir si nous ne remontons
-pas jusqu'à la source même de la vie éducative, c'est-à-dire jusqu'à
-la société? C'est donc la société qu'il faut interroger, ce sont ses
-besoins qu'il faut connaître, puisque ce sont ses besoins qu'il faut
-satisfaire. Se borner à regarder au dedans de nous-même, ce serait
-détourner nos regards de la réalité même qu'il nous faut atteindre; ce
-serait nous mettre dans l'impossibilité de rien comprendre au mouvement
-qui entraîne le monde autour de nous et nous-même avec lui. Je ne crois
-donc pas obéir à un simple préjugé ni céder à un amour immodéré pour
-une science que j'ai cultivée toute ma vie, en disant que jamais une
-culture sociologique n'a été plus nécessaire à l'éducateur. Ce n'est
-pas que la sociologie puisse nous mettre en main des procédés tout
-faits et dont il n'y ait plus qu'à se servir. En est-il, d'ailleurs,
-de cette sorte? Mais elle peut plus et elle peut mieux. Elle peut nous
-donner ce dont nous avons le plus instamment besoin, je veux dire un
-corps d'idées directrices qui soient l'âme de notre pratique et qui
-la soutiennent, qui donnent un sens à notre action, et qui nous y
-attachent; ce qui est la condition nécessaire pour que cette action
-soit féconde.</p>
-<hr class="r5" />
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Note_4_4" id="Note_4_4"></a><a href="#NoteRef_4_4"><span class="label">[4]</span></a> L'idée fut déjà exprimée par Lange, dans une leçon
-d'ouverture publiée dans les <i>Monatshefte der Comeniusgesellschaft</i>,
-Bd. III, p. 107. Elle fut reprise par Lorenz von Stein dans sa
-<i>Verwaltungslehre</i>, Bd. V. À la même tendance se rattachent Willmann,
-<i>Didaktik als Bildungslehre</i>, 2 vol., 1894; Natorp, <i>Social-pædagogik</i>,
-1899; Bergemann, <i>Soziale Pædagogik</i>, 1900. Nous signalerons également
-G. Edgard Vincent, <i>The social mind and éducation</i>; Elslander,
-L'<i>Éducation au point de vue sociologique</i>, 1899.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Note_5_5" id="Note_5_5"></a><a href="#NoteRef_5_5"><span class="label">[5]</span></a> V. Willmann, <i>op. cit.</i>, I, p. 40.</p></div>
-
-
-<p>IV</p>
-
-<p>L'ÉVOLUTION ET LE RÔLE DE L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN FRANCE<a name="NoteRef_6_6" id="NoteRef_6_6"></a><a href="#Note_6_6" class="fnanchor">[6]</a></p>
-
-<p>1. Mon rôle, Messieurs, n'est pas de vous enseigner la technique de
-votre métier: elle ne peut s'apprendre que par l'usâge et c'est par
-l'usâge que vous l'apprendrez l'an prochain<a name="NoteRef_7_7" id="NoteRef_7_7"></a><a href="#Note_7_7" class="fnanchor">[7]</a>. Mais une technique,
-quelle qu'elle soit, dégénéré vite en un vulgaire empirisme, si celui
-qui s'en sert n'a jamais été mis à même de réfléchir au but qu'elle
-poursuit et aux moyens qu'elle emploie. Tourner votre réflexion vers
-les choses de l'enseignement et vous apprendre à l'y appliquer avec
-méthode, voilà précisément quelle sera ma tâche. Un enseignement
-pédagogique doit, en effet, se proposer, non de communiquer au futur
-praticien un certain nombre de procédés et de recettes, mais de lui
-donner une pleine conscience de sa function.</p>
-
-<p>Mais, précisément parce que cet enseignement a nécessairement un
-caractère théorique, certains doutent qu'il puisse être utile. Ce
-n'est pas qu'on aille jusqu'à soutenir que la routine puisse se
-suffire et que la tradition n'ait pas besoin d'être guidée par une
-réflexion informée et avertie. En un temps où, dans toutes les
-sphères de l'activité humaine, on voit la science, la théorie, la
-spéculation, c'est-à-dire en somme la réflexion, pénétrer de plus
-en plus la pratique et l'éclairer, il serait par trop étrange que,
-seule, l'activité de l'éducateur fît exception. Sans doute, il est
-permis de critiquer sévèrement l'emploi que trop de pédagogues ont
-fait de leur raison; on peut légitimement trouver que leurs systèmes,
-si artificiels, si abstraits, si pauvres au regard de la réalité,
-sont sans grande utilité pratique. Pourtant, ce n'est pas un motif
-suffisant pour proscrire à tout jamais la réflexion pédagogique et
-la déclarer sans raison d'être; et on reconnaît en effet volontiers
-que la conclusion serait excessive. Seulement on estime que, par
-une véritable grâce d'état, le professeur de lycée n'a pas besoin
-d'être spécialement entraîné et exercé à cette forme particulière
-de réflexion. Passe encore, dit-on, pour les maîtres de nos écoles
-primaires! En raison de la culture plus limitée qu'ils ont reçue, il
-peut être nécessaire de les provoquer à méditer sur leur profession,
-de leur expliquer les raisons des méthodes qu'ils emploient, afin
-qu'ils puissent s'en servir avec discernement. Mais avec un maître de
-l'enseignement secondaire dont l'esprit a été, au lycée d'abord, puis à
-l'Université, aiguisé de toutes les manières, rompu à toutes les hautes
-disciplines, toutes ces précautions ne sont que du temps perdu. Qu'on
-le mette en face de ses élèves, et aussitôt la puissance de réflexion
-qu'il a acquise au cours de ses études s'appliquera naturellement à
-sa classe, alors même qu'elle n'aurait été soumise à aucune éducation
-préalable.</p>
-
-<p>Il y a pourtant un fait qui ne paraît guère témoigner en faveur de
-cette aptitude native que l'on prête au professeur de lycée pour la
-réflexion professionnelle. Dans toutes les formes de la conduite
-humaine où la réflexion s'introduit, on voit, au fur et à mesure
-qu'elle s'y développe, la tradition devenir plus malléable et plus
-accessible aux nouveautés. La réflexion, en effet, est l'antagoniste
-naturelle, l'ennemie née de la routine. Elle seule peut empêcher les
-habitudes de se prendre sous une forme immuable, rigide, qui les
-soustraie au changement; elle seule peut les tenir en haleine, les
-entretenir dans l'état de souplesse et de flexibilité nécessaires
-pour qu'elles puissent varier, évoluer, s'adapter à la diversité et à
-la mobilité des circonstances et des milieux. Inversement, moindre est
-la part de la réflexion, plus grande est celle de l'immobilisme. Or
-il se trouve que l'enseignement secondaire se fait remarquer, non par
-un appétit immodéré de nouveautés, mais par un véritable misonéisme.
-Nous verrons, en effet, comment en France, alors que tout a changé,
-alors que le régime politique, économique, moral, s'est transformé, il
-y a eu cependant quelque chose qui est resté relativement immuable: ce
-sont les conceptions pédagogiques qui sont à la base de ce qu'on est
-convenu d'appeler l'enseignement classique. Sauf quelques additions qui
-ne touchaient pas au fond des choses, les hommes de ma génération ont
-encore été élevés d'après un idéal qui ne différait pas sensiblement
-de celui dont s'inspiraient les collèges de Jésuites au temps du grand
-Roi. Il n'y a vraiment rien là qui permette de penser que l'esprit de
-critique et d'examen ait joué dans notre vie scolaire un rôle bien
-considérable.</p>
-
-<p>C'est qu'en effet il n'est pas vrai qu'on soit apte à réfléchir sur un
-ordre déterminé de faits, par cela seul qu'on a l'occasion d'exercer
-sa réflexion dans un cercle de choses différentes. Nombreux sont les
-grands savants, qui ont illustré leur science, et qui pourtant, pour
-tout ce qui est en dehors de leur spécialité, sont comme des enfants.
-Ces hardis novateurs se comportent, par ailleurs, comme de simples
-routiniers qui ne pensent ni n'agissent autrement que le vulgaire
-ignorant. La raison en est que les préjugés qui entravent l'essor de la
-réflexion diffèrent selon l'ordre de choses auquel ils se rapportent;
-il peut donc se faire que les uns aient cédé, alors que les autres
-gardent toute leur force de résistance, qu'un même esprit se soit
-libéré sur un point, alors que sur l'autre il reste en servitude.
-J'ai connu un très grand historien, dont je garde fidèlement et
-respectueusement le souvenir, et qui, en matière d'enseignement, en
-était resté, ou peu s'en faut, à l'idéal de Rollin. D'ailleurs, chaque
-catégorie de faits demande à être réfléchie à sa façon, d'après les
-méthodes qui lui sont propres; et ces méthodes ne s'improvisent pas,
-mais doivent s'apprendre. Il ne suffit donc pas d'avoir réfléchi aux
-finesses des langues mortes, ou aux lois des mathématiques, ou aux
-événements de l'histoire soit ancienne, soit moderne, pour être <i>ipso
-facto</i> en état et en disposition de réfléchir méthodiquement aux choses
-de l'enseignement. Mais cette forme déterminée de réflexion constitue
-une spécialité qui réclame une initiation préalable; la suite de ce
-cours en sera la preuve.</p>
-
-<p>2. Non seulement rien ne justifie le privilège que l'on entend conférer
-ainsi aux maîtres de l'enseignement secondaire; non seulement on ne
-voit pas pourquoi il serait inutile d'éveiller chez eux la réflexion
-pédagogique par une culture appropriée, mais, sous certains rapports,
-elle leur est plus indispensable qu'à d'autres.</p>
-
-<p>En premier lieu, l'enseignement secondaire est un organisme autrement
-complexe que ne l'est l'enseignement primaire. Or, plus un être est
-complexe et vit une vie complexe, plus il a besoin de réflexion pour
-pouvoir se conduire. Dans une école élémentaire, chaque classe, au
-moins en principe, est entre les mains d'un seul et unique maître;
-par suite, l'enseignement qu'il donne se trouve avoir une unité toute
-naturelle et très simple; c'est l'unité même de la personne qui
-enseigne. Comme elle a sous les yeux la totalité de l'enseignement,
-il lui est relativement facile de faire à chaque discipline sa part,
-de les ajuster les unes aux autres et de les faire toutes concourir
-à une même fin. Mais il en est tout autrement au lycée, où les
-divers enseignements, reçus simultanément par un même élève, sont
-généralement donnés par des maîtres différents. Ici, il existe une
-véritable division du travail pédagogique et qui croît tous les jours
-davantage, modifiant la vieille physionomie de nos lycées et soulevant
-une grave question dont nous aurons à nous occuper un jour. Par quel
-miracle l'unité pourrait-elle résulter de cette diversité? Comment
-ces enseignements pourraient-ils s'accorder les uns avec les autres,
-se compléter de manière à former un tout, si ceux qui les donnent
-n'ont pas le sentiment de ce tout et de la manière dont chacun y doit
-concourir. Bien que nous ne soyons pas actuellement en état de définir
-le but de renseignement secondaire&mdash;question qui ne pourra venir
-utilement qu'à la fin du cours&mdash;cependant nous pouvons bien dire qu'au
-lycée il ne s'agit de faire ni un mathématicien, ni un littérateur, ni
-un naturaliste, ni un historien, mais de former un esprit au moyen des
-lettres, de l'histoire, des mathématiques, etc. Mais comment chaque
-maître pourra-t-il s'acquitter de sa fonction, de la part qui lui
-revient dans l'œuvre totale, s'il ne sait pas quelle est cette œuvre,
-comment ses divers collaborateurs y concourent avec lui, de manière que
-ses efforts rejoignent les leurs?</p>
-
-<p>Très souvent, il est vrai, on raisonne comme si tout cela allait de
-soi, comme si cette fin commune n'avait rien d'obscur, comme si tout
-le monde savait ce que c'est que former un esprit. Mais, en réalité,
-cette vague formule est vide de tout contenu positif; et c'est
-pourquoi je pouvais l'employer tout à l'heure sans rien préjuger des
-résultats que donneront nos recherches ultérieures. Tout ce qu'elle
-énonce, c'est qu'il ne faut pas spécialiser les esprits; mais elle ne
-nous apprend pas pour autant sur quel modèle il faut les former. La
-manière dont on formait un esprit au XVII<sup>e</sup> siècle ne saurait
-convenir aujourd'hui; on forme aussi un esprit à l'école primaire,
-mais autrement qu'au lycée. Tant donc que les maîtres n'auront pour
-centre de ralliement que des adages aussi imprécis, il est inévitable
-que leurs efforts se dispersent et se paralysent par suite de cette
-dispersion.</p>
-
-<p>Et c'est trop souvent ce spectacle que nous donne l'enseignement de nos
-lycées. Chacun y professe sa spécialité comme si elle était une fin
-en soi, alors qu'elle n'est qu'un moyen en vue d'une fin à laquelle
-elle devrait être, à tout moment, rapportée. Au temps où j'enseignais
-dans les lycées, un ministre, pour lutter contre ce morcellement
-anarchique, institua des assemblées mensuelles où tous les professeurs
-d'un même établissement devaient venir s'entretenir des questions
-qui leur sont communes. Hélas! ces assemblées ne furent jamais que
-de vaines formalités. Nous nous y rendions avec déférence, mais nous
-pûmes constater bien vite que nous n'avions rien à nous dire, parce
-que tout objectif commun nous faisait défaut. Comment en serait-il
-autrement tant que, à l'Université, chaque groupe d'étudiants reçoit
-son enseignement préféré dans une sorte de compartiment étanche? Le
-seul moyen de prévenir cet état de division, c'est d'amener tous ces
-collaborateurs de demain à se réunir et à penser en commun à leur tâche
-commune. Il faut qu'à un moment donné de leur préparation, ils soient
-mis à même d'embrasser du regard, dans toute son étendue, le système
-scolaire à la vie duquel ils seront appelés à participer; il faut
-qu'ils voient ce qui en fait l'unité, c'est-à-dire quel idéal il a pour
-fonction de réaliser, et comment toutes les parties qui le composent
-doivent concourir à ce but final. Or, cette initiation ne peut se faire
-qu'au moyen d'un enseignement, dont je déterminerai tout à l'heure le
-plan et la méthode.</p>
-
-<p>3. Mais il y a plus. L'enseignement secondaire se trouve
-aujourd'hui dans des conditions très spéciales qui rendent cette
-culture exceptionnellement urgente. Depuis la seconde moitié du
-XVIII<sup>e</sup> siècle, il traverse une crise très grave qui n'est
-pas encore parvenue à son dénouement. Tout le monde se rend compte
-qu'il ne peut pas rester ce qu'il a été dans le passé: mais on ne
-voit pas avec la même clarté ce qu'il est appelé à devenir. De là ces
-réformes qui, depuis près d'un siècle, se succèdent périodiquement,
-attestant, à la fois, la difficulté et l'urgence du problème. Certes,
-on ne pourrait, sans injustice, méconnaître l'importance des résultats
-obtenus: l'ancien système s'est ouvert à des idées nouvelles; un
-système nouveau est en train de se constituer qui paraît plein de
-jeunesse et d'ardeur. Mais est-il excessif de dire qu'il se cherche
-encore, qu'il n'a de lui-même qu'une conscience encore incertaine,
-et que le premier s'est tempéré par d'heureuses concessions beaucoup
-plus qu'il ne s'est renouvelé? Un fait rend particulièrement sensible
-le désarroi où sont, sur ce point, nos idées. À toutes les périodes
-antérieures de notre histoire, on pouvait définir d'un mot l'idéal que
-les éducateurs se proposaient de réaliser chez les enfants. Au Moyen
-Âge, le maître de la Faculté des arts voulait avant tout faire de ses
-élèves des dialecticiens. Après la Renaissance, les Jésuites et les
-régents de nos collèges universitaires se donnèrent comme but de faire
-des humanistes. Aujourd'hui, toute expression manque pour caractériser
-l'objectif que doit poursuivre l'enseignement de nos lycées; c'est que
-cet objectif, nous ne voyons que bien confusément quel il doit être.</p>
-
-<p>Et qu'on ne croie pas résoudre la difficulté, en disant que notre
-devoir est tout simplement de faire de nos élèves des hommes! La
-solution est toute verbale; car il s'agit précisément de savoir
-quelle idée nous devons nous faire de l'homme, nous. Européens, ou,
-plus spécialement encore, nous, Français du XX<sup>e</sup> siècle.
-Chaque peuple a, à chaque moment de son histoire, sa conception propre
-de l'homme; le Moyen Âge a eu la sienne, la Renaissance a eu la
-sienne, et la question est de savoir quelle doit être la notre. Cette
-question, d'ailleurs, n'est pas spéciale à notre pays. Il n'est pas
-de grand État européen où elle ne se pose et dans des termes presque
-identiques. Partout, pédagogues et hommes d'État ont conscience que
-les changements survenus dans l'organisation matérielle et morale des
-sociétés contemporaines nécessitent des transformations parallèles
-et non moins profondes dans cette partie spéciale de notre organisme
-scolaire.&mdash;Pourquoi est-ce surtout dans l'enseignement secondaire que
-la crise sévit avec cette intensité? C'est une question que nous aurons
-à examiner un jour; pour l'instant, je me borne à constater le fait,
-qui n'est pas contestable.</p>
-
-<p>Or, pour sortir de cette ère de trouble et d'incertitude, on ne
-saurait compter sur la seule efficacité des arrêtés et des règlements.
-Quelle qu'en soit l'autorité, règlements et arrêtés ne sont jamais que
-des mots qui ne peuvent devenir des réalités qu'avec le concours de
-ceux qui sont chargés de les appliquer. Si donc vous, qui aurez pour
-fonction de les faire vivre, vous ne les acceptez qu'à contre-cœur, si
-vous les subissez sans y adhérer, ils resteront lettre morte et sans
-résultats utiles; et, suivant la manière dont vous les entendrez, ils
-pourront produire des effets tout à fait différents ou même opposés.
-Ce ne sont guère que des projets dont le sort finalement dépendra
-toujours de vous et de votre état d'opinion. Combien il importe,
-par conséquent, de vous mettre en mesure de vous faire une opinion
-éclairée! Tant que l'indécision sera dans les esprits, il n'est pas de
-décision administrative qui puisse y mettre un terme. On ne décrète
-pas l'idéal, il faut qu'il soit compris, aimé, voulu par tous ceux
-qui ont le devoir de le réaliser. Il faut, en un mot, que le grand
-travail de réfection et de réorganisation qui s'impose soit l'œuvre du
-corps même qui est appelé à se refaire et à se réorganiser. Il faut
-donc lui fournir tous les moyens nécessaires pour qu'il puisse prendre
-conscience de lui-même, de ce qu'il est, des causes qui le sollicitent
-à changer, de ce qu'il doit vouloir devenir. On entend sans peine que,
-pour obtenir un tel résultat, il ne suffit pas de dresser les futurs
-maîtres à la pratique de leur métier; il faut, avant tout, provoquer de
-leur part un énergique effort de réflexion, qu'ils devront poursuivre
-dans toute la suite de leur carrière, mais qui doit commencer ici,
-à l'Université; car, ici seulement, ils trouveront les éléments
-d'information sans lesquels leurs réflexions sur la matière ne seraient
-que des constructions idéologiques et des rêveries sans efficacité.</p>
-
-<p>Et c'est à cette condition qu'il sera possible de réveiller, sans
-aucun procédé artificiel, la vie un peu languissante de notre
-enseignement secondaire. Car, il est impossible de se le dissimuler,
-par suite du désarroi intellectuel où il se trouve, incertain, entre
-un passé qui meurt et un avenir encore indéterminé, l'enseignement
-secondaire ne manifeste plus la même vitalité ni la même ardeur à
-vivre qu'autrefois. La remarque en peut être faite librement, car
-elle n'implique aucune critique qui s'adresse aux personnes; le fait
-qu'elle constate est le produit de causes impersonnelles. D'une part,
-l'ancien enthousiasme pour les lettres classiques, la foi qu'elles
-inspiraient sont irrémédiablement ébranlés. Certes, il ne saurait être
-question d'oublier le glorieux passé de l'humanisme, les services qu'il
-a rendus et continue même à rendre; cependant, il est difficile de se
-soustraire à l'impression qu'il se survit en partie à lui-même. Mais,
-d'un autre côté, aucune foi nouvelle n'est encore venue remplacer celle
-qui disparaît. Il en résulte que le maître se demande souvent avec
-inquiétude à quoi il sert et où tendent ses efforts; il ne voit pas
-clairement comment ses fonctions se relient aux fonctions vitales de
-la société. De là une certaine tendance au scepticisme, une sorte de
-désenchantement, un véritable malaise moral, en un mot, qui ne peut pas
-se développer sans danger. Un corps enseignant sans foi pédagogique,
-c'est un corps sans âme. Votre premier devoir et votre premier intérêt
-sont donc de refaire une âme au corps dans lequel vous devez entrer; et
-vous seuls le pouvez. Assurément, pour vous mettre en état de remplir
-cette tâche, ce ne sera pas assez d'un cours de quelques mois. Ce sera
-à vous d'y travailler toute votre vie. Mais encore faut-il commencer
-par éveiller chez vous la volonté de l'entreprendre et par vous mettre
-entre les mains les moyens les plus nécessaires pour vous en acquitter.
-Tel l'objet de l'enseignement que j'inaugure aujourd'hui.</p>
-
-
-<p>4. Vous connaissez maintenant le but que je voudrais poursuivre de
-concert avec vous. Je voudrais poser devant vous le problème de
-l'enseignement secondaire dans sa totalité et cela pour deux raisons:
-d'abord, pour que vous puissiez vous faire une opinion sur ce que cette
-culture doit devenir; puis, pour que, de cette recherche faite en
-commun, se dégage un sentiment commun qui facilite votre coopération de
-demain. Et maintenant, le but ainsi posé, cherchons par quelle méthode
-il peut être atteint.</p>
-
-<p>Un système scolaire, quel qu'il soit, est formé de deux sortes
-d'éléments. Il y a, d'une part, tout un ensemble d'arrangements définis
-et stables, de méthodes établies, en un mot d'institutions; car il
-y a des institutions pédagogiques, comme il y a des institutions
-juridiques, religieuses ou politiques. Mais, en même temps, à
-l'intérieur de la machine ainsi constituée, il y a des idées qui la
-travaillent et qui la sollicitent à changer. Sauf peut-être à de
-rares moments d'apogée et de stationnement, il y a toujours, même
-dans le système le plus arrêté et le mieux défini, un mouvement vers
-autre chose que ce qui existe, une tendance vers un idéal plus ou
-moins clairement entrevu. Vu du dehors, l'enseignement secondaire se
-présente à nous comme un ensemble d'établissements dont l'organisation
-matérielle et morale est déterminée; mais, d'un autre côté, cette même
-organisation abrite en elle des aspirations qui se cherchent. Sous
-cette vie fixée, consolidée, il y a une vie en mouvement qui, pour être
-plus cachée, n'est point négligeable. Sous le passé qui dure, il y a
-toujours du nouveau qui se fait et qui tend à être. Vis-à-vis de ces
-deux aspects de la réalité scolaire, quelle sera notre attitude?</p>
-
-<p>Du premier, les pédagogues se désintéressent d'ordinaire. Peu leur
-importent ces arrangements divers que le passé nous a légués: le
-problème, tel qu'ils se le posent, les dispense d'y attacher aucune
-importance. Esprits éminemment révolutionnaires, au moins pour la
-plupart, la réalité présente est sans intérêt à leurs yeux; ils ne
-la supportent qu'avec impatience et rêvent de s'en affranchir, pour
-édifier de toutes pièces un système scolaire entièrement nouveau où
-se réalise adéquatement l'idéal auquel ils aspirent. Dès lors, que
-peuvent leur faire les pratiques, les méthodes, les institutions qui
-existaient avant eux? C'est vers l'avenir qu'ils ont les yeux fixés, et
-ils croient pouvoir l'évoquer du néant.</p>
-
-<p>Mais nous savons aujourd'hui tout ce qu'il y a de chimérique et même
-de dangereux dans ces ardeurs d'iconoclastes. Il n'est ni possible
-ni désirable que l'organisation présente s'effondre en un instant;
-vous aurez à y vivre et à la faire vivre. Mais, pour cela, il faut la
-connaître.&mdash;Et il faut la connaître aussi pour pouvoir la changer.
-Caries créations <i>ex nihilo</i> sont tout aussi impossibles dans l'ordre
-social que dans l'ordre physique. L'avenir ne s'improvise pas; on ne
-peut le construire qu'avec les matériaux que nous tenons du passé. Nos
-innovations les plus fécondes consistent bien souvent à couler des
-idées nouvelles dans des moules antiques, qu'il suffit de modifier
-partiellement pour les mettre en harmonie avec leur nouveau contenu.
-De même, le meilleur moyen de réaliser un nouvel idéal pédagogique est
-d'utiliser l'organisation établie, sauf à la retoucher secondairement,
-si c'est utile, pour la plier aux fins nouvelles auxquelles elle doit
-servir. Que de réformes sont faciles, sans qu'il soit nécessaire
-de bouleverser les programmes et les cours d'études! Il suffit de
-savoir mettre à profit ceux qui sont en vigueur, en les animant d'un
-esprit nouveau. Mais, pour pouvoir se servir ainsi des institutions
-pédagogiques qui existent, encore faut-il ne pas ignorer en quoi elles
-consistent. On n'agit efficacement sur les choses que dans la mesure
-où l'on connaît leur nature. On ne peut bien diriger l'évolution d'un
-système scolaire que si l'on commence par savoir ce qu'il est, de quoi
-il est fait, quelles sont les conceptions qui sont à sa base, les
-besoins auxquels il répond, les causes qui l'ont suscité. Et ainsi
-toute une étude, scientifique et objective, mais dont les conséquences
-pratiques ne sont pas difficiles à apercevoir, apparaît comme
-indispensable.</p>
-
-<p>Il est vrai que, d'ordinaire, cette étude ne semble pas devoir être
-très complexe. Comme une longue pratique nous a familiarisés avec les
-choses de la vie scolaire, elles nous paraissent toutes simples et de
-nature à ne soulever aucune question qui réclame, pour être résolue,
-un grand appareil de recherches. Depuis de longues années, nous avons
-connu, sous nom de secondaire, un enseignement intermédiaire entre
-l'école primaire et l'Université; nous avons toujours vu, autour do
-nous, des collèges et, dans les collèges, des classes, et, par suite,
-nous sommes portés à croire que tous ces arrangements vont de soi et
-qu'il n'est pas besoin de les étudier longuement pour savoir d'où ils
-viennent et à quelles nécessités ils répondent. Mais dès qu'au lieu de
-regarder les choses dans le présent, on les considère dans l'histoire,
-l'illusion se dissipe. Cette hiérarchie scolaire à trois degrés n'a
-pas existé de tout temps, même chez nous; elle date d'hier; jusqu'à
-des temps tout récents, l'enseignement secondaire était indistinct
-de l'enseignement supérieur; aujourd'hui, la solution de continuité
-qui le séparait de l'enseignement primaire tend à s'effacer. Les
-collèges, avec leur système déclassés, ne remontent pas au delà du
-XVI<sup>e</sup> siècle et nous verrons qu'à l'époque révolutionnaire
-il y eut un moment où ce système disparut. Tant s'en faut qu'elles
-correspondent à une sorte de nécessité éternelle! C'est donc que ces
-institutions tiennent, non à des besoins universels de l'homme parvenu
-à un certain degré de civilisation, mais à des causes définies, à
-des états sociaux très particuliers que, seule, l'analyse historique
-peut nous déceler. Or, c'est seulement dans la mesure où nous serons
-parvenus à les déterminer, que nous saurons vraiment ce qu'est cet
-enseignement. Car savoir ce qu'il est, ce n'est pas simplement en
-connaître la forme extérieure et superficielle; c'est savoir quelle en
-est la signification, quelle place il tient, quel rôle il joue dans
-l'ensemble de la vie nationale.</p>
-
-<p>Gardons-nous donc de croire qu'il suffit d'un peu de sens et de culture
-pour résoudre au pied levé des questions comme celle-ci: Qu'est-ce que
-l'enseignement secondaire, qu'est-ce qu'un collège, qu'est-ce qu'une
-classe? Nous pouvons bien, par une analyse mentale, dégager assez
-facilement la notion que nous nous faisons personnellement de l'une
-ou de l'autre de ces réalités. Mais de quel intérêt peut être cette
-conception toute subjective? Ce qu'il nous faut arriver à démêler,
-c'est la nature objective de l'enseignement secondaire, les courants
-d'idées d'où il est résulté, les besoins sociaux qui l'ont appelé à
-l'existence. Or, pour les connaître, il ne suffît pas de regarder
-en nous-mêmes; puisque c'est dans le passé qu'ils ont produit leurs
-effets, c'est dans le passé qu'il nous faut les voir agir. Bien loin
-que nous soyons fondés à poser comme évidente la notion que nous en
-portons en nous, il faut, au contraire, la tenir pour suspecte; car,
-produit de notre expérience restreinte d'individu, fonction de notre
-tempérament personnel, elle ne peut être que tronquée et trompeuse.
-Il faut en faire table rase, nous obliger à un doute méthodique, et
-traiter ce monde scolaire, qu'il s'agit d'explorer, comme une terre
-inconnue où il y a de véritables découvertes à faire.&mdash;La même méthode
-s'impose pour tous les problèmes, même les plus spéciaux, que peut
-soulever l'organisation de l'enseignement. D'où vient notre système
-d'émulation (car il est vraiment trop simple d'en imputer toute la
-responsabilité aux jésuites)? D'où vient notre système de discipline
-(car nous savons qu'il a varié selon les temps)? D'où viennent nos
-principaux exercices scolaires? Autant de questions à côté desquelles
-on passe sans même les soupçonner, tant qu'on se renferme dans le
-présent, et dont la complexité n'apparaît que quand on les étudie
-dans l'histoire. Nous verrons, par exemple, comment la place prise et
-gardée dans nos classes par l'exégèse des textes, soit anciens, soit
-modernes, tient à un des traits essentiels de notre mentalité et de
-notre civilisation; et c'est en étudiant l'enseignement médiéval que
-nous serons amenés à faire cette constatation.</p>
-
-
-<p>5. Mais il ne suffit pas de connaître et de comprendre notre machine
-scolaire, telle qu'elle est présentement organisée. Puisqu'elle
-est appelée à évoluer sans cesse, il faut pouvoir apprécier les
-tendances au changement qui la travaillent; il faut pouvoir décider,
-en connaissance de cause, ce qu'elle doit être dans l'avenir. Pour
-résoudre cette seconde partie du problème, la méthode historique et
-comparative est-elle également indispensable?</p>
-
-<p>Elle peut, au premier abord, paraître superflue. Toute réforme
-pédagogique n'a-t-elle pas finalement pour objet de faire en sorte
-que les élèves soient davantage des hommes de leur temps? Or, pour
-savoir ce que doit être un homme de notre temps, que peut nous
-apprendre, dit-on, l'étude du passé? Ce n'est ni au Moyen Âge, ni à la
-Renaissance, ni au XVII<sup>e</sup>, ni au XVIII<sup>e</sup> siècle que
-nous emprunterons le modèle humain que l'enseignement d'aujourd'hui
-doit avoir pour but de réaliser. Ce sont les hommes d'aujourd'hui qu'il
-faut considérer; c'est de nous-mêmes qu'il faut prendre conscience;
-et, en nous, c'est surtout l'homme de demain qu'il faut tâcher
-d'apercevoir et de dégager.</p>
-
-<p>Mais, tout d'abord, il s'en faut qu'il soit si facile de savoir quelles
-sont les exigences de l'heure présente. Les besoins qu'éprouve une
-grande société comme la nôtre sont infiniment multiples et complexes,
-et un regard, même attentif, jeté en nous et autour de nous, ne
-saurait suffire à nous les faire découvrir dans leur intégralité. Du
-petit milieu où chacun de nous est placé, nous ne pouvons apercevoir
-que ceux qui nous touchent de très près, ceux que notre tempérament
-et notre éducation nous préparent le mieux à comprendre. Quant aux
-autres, ne les voyant que de loin et confusément, nous n'en avons
-que des sensations faibles et nous sommes portés, par suite, à n'en
-tenir aucun compte. Sommes-nous hommes d'action, vivons-nous dans un
-milieu d'affaires? Nous sommes enclins à faire de nos enfants des
-hommes pratiques. Sommes-nous épris de spéculation? Nous vanterons
-les bienfaits de la culture scientifique, etc. Quand donc on pratique
-cette méthode, on aboutit fatalement à des conceptions unilatérales
-et exclusives qui se nient mutuellement. Si nous voulons échapper
-à cet exclusivisme, si nous voulons nous faire de notre temps une
-notion un peu plus complète, il nous faut sortir de nous-mêmes, il
-faut élargir notre point de vue et entreprendre tout un ensemble
-de recherches en vue de saisir ces aspirations si diverses que
-ressent la société. Heureusement, elles viennent, pour peu qu'elles
-soient intenses, se traduire au dehors sous une forme qui les rend
-observables. Elles prennent corps dans ces projets de réformes, ces
-plans de reconstruction qu'elles inspirent. C'est là qu'il faut
-aller les atteindre. Voilà notamment à quoi peuvent nous servir les
-doctrines édifiées par les pédagogues. Elles sont instructives, non
-comme théories, mais comme faits historiques. Chaque école pédagogique
-correspond à l'un de ces courants d'opinion que nous avons tant
-intérêt à connaître, et nous le révèle. Toute une étude se trouve donc
-nécessaire qui aura pour objet de les comparer, de les classer et de
-les interpréter.</p>
-
-<p>Mais ce n'est pas assez de connaître ces courants; il faut pouvoir
-les apprécier; il faut pouvoir décider s'il y a lieu de les suivre ou
-de leur résister, et, au cas où il convient de leur faire une place
-dans la réalité, sous quelle forme. Or, il est clair que nous ne
-serons pas en état d'estimer leur valeur par cela seul que nous les
-connaîtrons dans la lettre de leur expression la plus récente. On ne
-peut les juger que par rapport aux besoins réels, objectifs, qui les
-ont provoqués, et aux causes qui ont éveillé ces besoins. Suivant ce
-que seront ces causes, suivant que nous aurons ou non des raisons
-de les croire liées à l'évolution normale de notre société, nous
-devrons céder à leur impulsion ou leur faire obstacle. Ce sont donc
-ces causes qu'il nous faut atteindre. Mais comment y arriver, sinon
-en reconstituant l'histoire de ces courants, en remontant jusqu'à
-leurs origines, en cherchant de quelle manière et en fonction de quels
-facteurs ils se sont développés? Ainsi, pour pouvoir anticiper ce que
-le présent doit devenir, tout comme pour pouvoir le comprendre, il
-nous faut en sortir et nous retourner vers le passé. Vous verrez, par
-exemple, comment, pour nous rendre compte de la tendance qui nous porte
-aujourd'hui à constituer un type scolaire différent du type classique,
-nous devrons remonter, par-dessus les controverses récentes, jusqu'au
-XVIII<sup>e</sup> et même jusqu'au XVII<sup>e</sup> siècle. Et déjà le
-seul fait d'établir que ce mouvement d'idées dure depuis près de deux
-siècles, que, depuis le moment où il est apparu, il a pris toujours
-plus de force, en démontrera mieux la nécessité que ne pourraient le
-faire toutes les controverses dialectiques du monde.</p>
-
-<p>D'ailleurs, pour pouvoir conjecturer l'avenir avec un minimum de
-risques, ce n'est pas assez de s'ouvrir aux tendances réformatrices et
-d'en prendre méthodiquement conscience. Car, en dépit des illusions
-que nourrissent trop souvent les réformateurs, il n'est pas possible
-que l'idéal de demain soit original de toutes pièces; mais il y
-entrera certainement beaucoup de notre idéal d'hier, qu'il importe,
-par conséquent, de connaître. Notre mentalité ne va pas changer
-totalement du jour au lendemain; il faut donc savoir ce qu'elle a été
-dans l'histoire, et, parmi les causes qui ont contribué à la faire,
-quelles sont celles qui continuent à agir. Il est d'autant plus
-nécessaire de procéder avec cette prudence, qu'un idéal nouveau se
-présente toujours comme dans un état d'antagonisme naturel avec l'idéal
-ancien qu'il aspire à remplacer, bien qu'il n'en soit, en fait, que
-la suite et le développement. Et, au cours de cet antagonisme, il est
-toujours à craindre que l'idéal d'autrefois ne sombre complètement;
-car les idées neuves, ayant la force et la vitalité de la jeunesse,
-écrasent aisément les conceptions anciennes. Nous verrons comment une
-destruction de ce genre s'est produite à la Renaissance, au moment où
-s'est constitué l'enseignement humaniste: de renseignement médiéval, il
-n'est presque rien resté, et il est fort possible que cette abolition
-totale ait laissé une grave lacune dans notre éducation nationale. Il
-importe que nous prenions toutes les précautions possibles pour ne pas
-retomber dans la même erreur, et que si, demain, nous devons clore
-l'ère de l'humanisme, nous sachions en garder ce qui en doit être
-retenu.&mdash;Ainsi, à quelque point de vue qu'on se place, nous ne pouvons
-connaître avec quelque assurance la route qui nous reste à parcourir,
-que si nous commençons par considérer attentivement celle qui s'étend
-derrière nous.</p>
-
-<p>6. Vous vous expliquez maintenant ce que signifie le titre que j'ai
-donné à ce cours. Si je me propose d'étudier avec vous la manière dont
-s'est formé et développé notre enseignement secondaire, ce n'est pas
-pour me livrer à des recherches de pure érudition; c'est pour aboutir
-à des résultats pratiques. Assurément, la méthode que je suivrai sera
-exclusivement scientifique; c'est celle qu'emploient les sciences
-historiques et sociales. Si j'ai pu parler tout à l'heure de foi
-pédagogique, ce n'est pas que j'aie l'intention d'en prêcher aucune; je
-resterai ici un homme de science. Seulement, je crois que la science
-des choses humaines peut servir à guider utilement la conduite humaine.
-Pour se bien conduire, dit un vieil adage, il faut se bien connaître.
-Mais nous savons aujourd'hui que, pour se bien connaître, il ne suffit
-pas de tourner notre attention sur la partie superficielle de notre
-conscience; car les sentiments, les idées qui viennent y affleurer
-ne sont pas, il s'en faut, celles qui ont le plus d'efficacité sur
-notre conduite. Ce qu'il faut atteindre, ce sont les habitudes, les
-tendances qui se sont constituées peu à peu au cours de notre vie
-passée, ou que nous a léguées l'hérédité; ce sont là les vraies forces
-qui nous mènent. Or elles se dissimulent dans l'inconscient. Nous ne
-pouvons donc arriver à les découvrir qu'en reconstituant notre histoire
-personnelle et l'histoire de notre famille. De même, pour pouvoir
-remplir, comme il convient, notre fonction dans un système scolaire,
-quel qu'il soit, il faut le connaître, non du dehors, mais du dedans,
-c'est-à-dire par l'histoire. Car, seule, l'histoire peut pénétrer au
-delà du revêtement superficiel qui le recouvre dans le présent; seule,
-elle en peut faire l'analyse; seule, elle peut nous montrer de quels
-éléments il est formé, de quelles conditions dépend chacun d'eux, de
-quelle manière ils se sont composés les uns avec les autres; seule, en
-un mot, elle peut nous faire assister au long enchaînement de causes et
-d'effets dont il est la résultante.</p>
-
-<p>Tel sera, Messieurs, l'enseignement que vous receviez ici. Ce sera,
-au sens propre du mot, un enseignement pédagogique, mais qui, par
-la méthode employée, différera singulièrement de ce qu'on appelle
-ordinairement de ce nom, puisque les travaux des pédagogues seront pour
-nous, non des modèles à imiter, non des sources d'inspiration, mais
-des documents sur l'esprit du temps. J'espère donc que la pédagogie,
-ainsi renouvelée, réussira enfin à se relever du discrédit, injuste en
-partie, où elle est tombée; j'espère que vous saurez vous affranchir
-d'un préjugé qui a trop duré, que vous comprendrez l'intérêt et la
-nouveauté de l'entreprise, et que vous me prêterez, par suite, le
-concours actif que je vous demande et sans lequel je ne saurais faire
-œuvre utile.</p>
-<hr class="r5" />
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Note_6_6" id="Note_6_6"></a><a href="#NoteRef_6_6"><span class="label">[6]</span></a> Cette leçon d'ouverture avait été précédée d'une première
-séance où M. le Recteur Liard, M. Lavisse, M. Langlois, directeur du
-Musée pédagogique, avaient mis les étudiants au courant des mesures
-prises pour organiser leur préparation professionnelle. L'allocution de
-M. Langlois a paru dans la Revue Bleue, n° du 25 novembre 1905.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Note_7_7" id="Note_7_7"></a><a href="#NoteRef_7_7"><span class="label">[7]</span></a> Pendant leur seconde année de préparation, les candidats à
-l'agrégation font un stage dans les lycées de Paris.</p></div>
-
-
-
-<hr class="chap" />
-<h5><a name="TABLE_DES_MATIERES" id="TABLE_DES_MATIERES">TABLE DES MATIÈRES</a></h5>
-
-<p><a href="#INTRODUCTION">Introduction</a></p>
-
-<p>L'œuvre pédagogique de Durkheim</p>
-
-<p>I
-<a href="#Les_definitions_de_leducation">L'Éducation, sa nature, son rôle</a></p>
-
-<p>II
-<a href="#Definition_de_leducation">Nature et Méthode de la Pédagogie</a></p>
-
-<p>III
-<a href="#Consequence_de_la_definition_precedente">Pédagogie et Sociologie</a></p>
-
-<p>IV
-<a href="#Le_role_de_lEtat">L'évolution et le rôle de l'Enseignement secondaire en France</a></p>
-
-
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of Project Gutenberg's Éducation et sociologie, by Émile Durkheim
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ÉDUCATION ET SOCIOLOGIE ***
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-Foundation
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-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
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