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Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..e87b3d4 --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #55501 (https://www.gutenberg.org/ebooks/55501) diff --git a/old/55501-0.txt b/old/55501-0.txt deleted file mode 100644 index 9f957b0..0000000 --- a/old/55501-0.txt +++ /dev/null @@ -1,4325 +0,0 @@ -The Project Gutenberg EBook of Éducation et sociologie, by Émile Durkheim - -This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with -almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or -re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included -with this eBook or online at www.gutenberg.org/license - - -Title: Éducation et sociologie - -Author: Émile Durkheim - -Contributor: Paul Fauconnet - -Release Date: September 7, 2017 [EBook #55501] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ÉDUCATION ET SOCIOLOGIE *** - - - - -Produced by Laura Natal Rodriguez and Marc D'Hooghe at -Free Literature (online soon in an extended version,also -linking to free sources for education worldwide ... MOOC's, -educational materials,...) Images generously made available -by the Gallica, Biblioth{~INVALID CHARACTER 117 4233B8 - - - - -ÉDUCATION - -ET - -SOCIOLOGIE - -PAR - -ÉMILE DURKHEIM - -Professeur à la Sorbonne. - -INTRODUCTION DE PAUL FAUCONNET - -Maître de conférences à la Sorbonne. - -L'ÉDUCATION: SA NATURE, SON RÔLE. -NATURE ET MÉTHODE DE LA PÉDAGOGIE. -PÉDAGOGIE ET SOCIOLOGIE. -L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN FRANCE. - -BIBLIOTHÈQUE DE PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE - -PARIS - -LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN - -108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, VIe - -1922 - - - - -ÉDUCATION ET SOCIOLOGIE - -INTRODUCTION - -L'œuvre pédagogique de Durkheim. - - -Durkheim a enseigné toute sa vie la pédagogie, en même temps que la -sociologie. À la Faculté des lettres de Bordeaux, de 1887 à 1902, il a -toujours donné, hebdomadairement, une heure de cours à la pédagogie. -Ses auditeurs étaient surtout des membres de renseignement primaire. -À la Sorbonne, c'est dans la chaire de _Science de l'Éducation_ qu'en -1902 il suppléa, qu'en 1906 il remplaça M. Ferdinand Buisson. Jusqu'à -sa mort, il y a réservé, à la pédagogie, un tiers au moins, et souvent -les deux tiers de son enseignement: cours publics, conférences pour les -membres de l'Enseignement primaire, cours aux élèves de l'École Normale -Supérieure. Cette œuvre pédagogique est presque entièrement inédite. -Nul de ses auditeurs, sans doute, ne l'a embrassée dans toute son -étendue. Nous voudrions ici la présenter en raccourci. - - -I - -Durkheim n'a pas partagé son temps ni sa pensée entre deux activités -distinctes, coordonnées l'une à l'autre d'une manière accidentelle. -C'est par le côté où elle est un fait social qu'il aborde l'éducation: -sa doctrine de l'éducation est un élément essentiel de sa sociologie. -«Sociologue, dit-il, c'est surtout en sociologue que je vous parlerai -d'éducation. D'ailleurs, bien loin qu'à procéder ainsi on s'expose à -voir et à montrer les choses par un biais qui les déforme, je suis, -au contraire, convaincu qu'il n'est pas de méthode plus apte à mettre -en évidence leur véritable nature.» L'éducation est chose éminemment -sociale. - -L'observation le prouve. D'abord, dans chaque société, il y a autant -d'éducations spéciales qu'il y a de milieux sociaux différents. Et, -même dans des sociétés égalitaires comme les nôtres, qui tendent -à éliminer les différences injustes, l'éducation varie et doit -nécessairement varier, selon les professions. Sans doute, toutes -ces éducations spéciales reposent sur une base commune. Mais cette -éducation commune varie d'une société à l'autre. Chaque société se -fait un certain idéal de l'homme. C'est cet idéal «qui est le pôle de -l'éducation». Pour chaque société, l'éducation est «le moyen par lequel -elle prépare dans le cœur des enfants les conditions essentielles de -sa propre existence». Ainsi, «chaque type de peuple a son éducation -qui lui est propre et qui peut servir à le définir au même titre que -son organisation morale, politique et religieuse». L'observation -des faits conduit donc à la définition suivante: «L'éducation est -l'action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont -pas encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter -et de développer chez l'enfant un certain nombre d'états physiques, -intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique -dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement -destiné». Plus brièvement, «l'éducation est une socialisation... de la -jeune génération». - -Mais pourquoi en est-il nécessairement ainsi? C'est «qu'en chacun de -nous, peut-on dire, il existe deux êtres qui, pour être inséparables -autrement que par abstraction, ne laissent pas d'être distincts. -L'un est fait de tous les états mentaux qui ne se rapportent qu'à -nous-mêmes et aux événements de notre vie personnelle: c'est ce qu'on -pourrait appeler l'être individuel. L'autre est un système d'idées, -de sentiments et d'habitudes, qui expriment en nous, non pas notre -personnalité, mais le groupe ou les groupes différents dont nous -faisons partie; telles sont les croyances religieuses, les croyances et -les pratiques morales, les traditions nationales ou professionnelles, -les opinions collectives de toutes sortes. Leur ensemble forme l'être -social. Constituer cet être en chacun de nous, telle est la fin de -l'éducation.» Sans la civilisation, l'homme ne serait qu'un animal. -C'est par la coopération et par la tradition sociales que l'homme -s'est fait homme. Moralités, langages, religions, sciences sont des -œuvres collectives, des choses sociales. Or, c'est par la moralité -que l'homme forme en lui la volonté, qui dépasse le désir; c'est le -langage qui l'élève au-dessus de la pure sensation; c'est dans les -religions d'abord, puis dans les sciences, que s'élaborent les notions -cardinales dont est faite l'intelligence proprement humaine. «Cet -être social n'est pas donné tout fait dans la constitution primitive -de l'homme... C'est la société elle-même qui, à mesure qu'elle s'est -formée et consolidée, a tiré de son propre sein ces grandes forces -morales... L'enfant, en entrant dans la vie, n'y apporte que sa -nature d'individu. La société se trouve donc, à chaque génération -nouvelle, en présence d'une table presque rase sur laquelle il lui -faut construire à nouveaux frais. Il faut que, par les voies les plus -rapides, à l'être égoïste et asocial qui vient de naître, elle en -surajoute un autre, capable de mener une vie morale et sociale. Voilà -quelle est l'œuvre de l'éducation.» L'hérédité transmet les mécanismes -instinctifs qui assurent la vie organique et, chez les animaux qui -vivent en sociétés, une vie sociale assez simple. Mais elle ne suffit -pas à transmettre les aptitudes que suppose la vie sociale de l'homme, -aptitudes trop complexes pour pouvoir «se matérialiser sous la forme de -prédispositions organiques». La transmission des attributs spécifiques -qui distinguent l'homme se fait par une voie qui est sociale, comme ils -sont sociaux: c'est l'éducation. - -Pour l'esprit exercé à regarder les choses de ce biais, cette -conception sociologique de la nature et du rôle de l'éducation s'impose -avec la force de l'évidence. Durkheim l'appelle: un axiome fondamental. -Disons plus exactement: une vérité d'expérience. Nous voyons -clairement, quand nous pensons en historien, que l'éducation à Sparte, -c'est la civilisation lacédémonienne faisant des Spartiates pour la -cité lacédémonienne;-—que l'éducation athénienne, au temps de Péricles, -c'est la civilisation athénienne faisant des hommes conformes au type -idéal de l'homme, tel que le conçoit Athènes à cette époque, pour la -cité athénienne et, en même temps, pour l'humanité, telle qu'Athènes se -la représente dans ses rapports avec elle. Il nous suffit d'anticiper -sur l'avenir pour comprendre comment les historiens interpréteront -l'éducation française au XXe siècle: même dans ses tentatives les -plus audacieusement idéalistes et humanitaires, elle est un produit -de la civilisation française; elle consiste à la transmettre; bref, -elle cherche à faire des hommes, conformes au type idéal de l'homme -qu'implique cette civilisation, à faire des hommes pour la France, et -aussi pour l'humanité, telle que la France se la représente dans ses -rapports avec elle. - -Pourtant, cette vérité d'évidence a été généralement méconnue, surtout -au cours des derniers siècles. Philosophes et pédagogues sont d'accord -pour voir, dans l'éducation, une chose éminemment individuelle. «Pour -Kant, écrit Durkheim, pour Kant comme pour Mill, pour Herbart comme -pour Spencer, l'éducation aurait avant tout pour objet de réaliser, -en chaque individu, mais en les portant à leur plus haut point de -perfection possible, les attributs constitutifs de l'espèce humaine -en général.» Mais cet accord n'est pas une présomption de vérité. Car -nous savons que la philosophie classique a presque toujours oublié -de considérer l'homme réel d'un temps et d'un pays, le seul qui soit -observable, pour spéculer sur une nature humaine universelle, produit -arbitraire d'une abstraction faite, sans méthode, sur un nombre très -restreint d'échantillons humains. On admet généralement aujourd'hui -que son caractère abstrait a faussé, dans une large mesure, la -spéculation politique du XVIIIe siècle, par exemple: individualiste à -l'excès, trop détachée de l'histoire, elle légifère souvent pour un -homme de convention, indépendant de tout milieu social défini. Les -progrès qu'ont accompli, au XIXe siècle, les sciences politiques, sous -l'influence de l'histoire et des philosophies inspirées de l'histoire, -progrès vers lequel s'orientent, à la fin du siècle, toutes les -sciences morales, la philosophie de l'éducation doit l'accomplir à son -tour. - -L'éducation est chose sociale: c'est-à-dire qu'elle met en contact -l'enfant avec une société déterminée, et non avec la société _in -genere._ Si cette proposition est vraie, elle ne commande pas seulement -la réflexion spéculative sur l'éducation, elle doit faire sentir son -influence sur l'activité éducative elle-même. En fait, cette influence -est incontestable; en droit, elle est souvent contestée. Examinons -quelques-unes des résistances que soulève, quand il l'énonce, la -proposition de Durkheim. - -On entend d'abord la protestation qu'on peut appeler universaliste ou -humaniste. Elle fera grief à la sociologie d'encourager un nationalisme -étroit, voire d'immoler les intérêts de l'humanité à ceux de l'État, -bien plus même, aux intérêts d'un régime politique. Au cours de la -guerre, on a souvent opposé l'éducation germanique à l'éducation -latine, celle-là purement nationale et tout au bénéfice de l'État, -celle-ci libérale et humaine. Sans doute, a-t-on dit, l'éducation élève -l'enfant pour la Patrie, mais aussi pour l'Humanité. Bref, de diverses -manières, on établit un antagonisme entre ces termes: éducation -sociale, éducation humaine, société et humanité. Or la pensée de -Durkheim plane bien au-dessus d'objections de ce genre. Il n'a jamais -eu l'intention, comme éducateur, de faire prévaloir les fins nationales -sur les fins humaines. Dire que l'éducation est chose sociale, ce -n'est pas formuler un programme d'éducation; c'est constater un -fait. Durkheim tient ce fait pour vrai, partout, quelle que soit la -tendance qui prévaut, ici ou là. Le cosmopolitisme n'est pas moins -social que le nationalisme. Il y a des civilisations qui poussent -l'éducateur à mettre sa Patrie au-dessus de tout, d'autres qui le -poussent à subordonner les fins nationales aux fins humaines, ou mieux, -à les harmoniser. L'idéal universaliste est lié à une civilisation -synthétique qui tend à combiner toutes les autres. D'ailleurs, dans -le monde contemporain, chaque nation a son cosmopolitisme, son -humanisme propre, où se reconnaît son génie. Quelle est, en fait, -pour nous, Français du XXe siècle, la valeur relative des devoirs -envers l'Humanité et des devoirs envers la Patrie; comment peuvent-ils -entrer en conflit; comment peut-on les concilier? Nobles et difficiles -questions, que le sociologue ne résout pas, au profit du nationalisme, -en définissant, comme il le fait, l'éducation. Quand il abordera ces -problèmes, il aura les mains libres. Reconnaître le caractère social -qui appartient réellement à l'éducation, ne préjuge rien de la manière -dont on analysera les forces morales, qui sollicitent l'éducateur dans -des directions diverses ou opposées. - -La même réponse vaudra contre les objections individualistes. -Durkheim définit l'éducation une socialisation de l'enfant. Mais -alors, pensent quelques-uns, que deviennent la valeur de la personne -humaine, l'initiative, la responsabilité, le perfectionnement propres -de l'individu. On est si accoutumé à opposer la société à l'individu, -que toute doctrine, qui fait du mot société un usage fréquent, -semble sacrifier l'individu. Ici encore, on se méprend. Si un homme -a été un individu, une personne, dans tout ce que le terme implique -d'originalité créatrice et de résistance aux entraînements collectifs, -c'est Durkheim. Et sa doctrine morale correspond si bien à son propre -caractère qu'on n'avancerait pas un paradoxe, en donnant à cette -doctrine le nom d'individualisme. Son premier ouvrâge, _la Division -du Travail social_, propose toute une philosophie de l'histoire, -où la genèse, la différenciation, l'affranchissement de l'individu -apparaissent comme le trait dominant du progrès de la civilisation, -l'exaltation de la personne humaine, comme son terme actuel. Et cette -philosophie de l'histoire aboutit à cette règle morale: distingue-toi, -sois une personne. Comment donc une pareille doctrine verrait-elle, -dans l'éducation, je ne sais quel procédé de dépersonnalisation? -Si faire une personne est actuellement le but de l'éducation, et -si éduquer, c'est socialiser, concluons donc que, selon Durkheim, -il est possible d'individualiser en socialisant. Telle est bien sa -pensée. On pourra discuter la manière dont il conçoit l'éducation de -l'individualité. Mais sa définition de l'éducation est d'un penseur -qui, pas un instant, ne méconnaît ou ne sous-estime le rôle ni la -valuer de l'individu. Et il faut signaler aux sociologues que c'est -dans son analyse de l'éducation qu'ils apercevront le mieux le fond de -la pensée de Durkheim, sur les rapports de la société et de l'individu -et sur le rôle des individus d'élite dans le progrès social. - -Au nom de l'idéal, enfin, il arrive qu'on résiste au réalisme de -Durkheim. On lui reprochera d'humilier la raison et de décourâger -l'effort, comme s'il se faisait l'apologiste systématique de ce qui -est, et restait indifférent à ce qui doit être. Pour comprendre -comment, au contraire, ce réalisme sociologique lui parait apte à -diriger l'action, voyons quelle idée il s'est faite de la pédagogie. - - -II - -Tout l'enseignement de Durkheim répond à un besoin profond de son -esprit, qui est l'exigence essentielle de l'esprit scientifique -lui-même. Durkheim éprouve une véritable répulsion pour les -constructions arbitraires, pour les programmes d'action qui traduisent -seulement les tendances de leur auteur. Il a besoin de réfléchir sur -un donné, sur une réalité observable, sur ce qu'il appelle une chose. -Considérer les faits sociaux comme des choses, telle est la première -règle de sa méthode. Quand il prenait la parole sur des sujets de -morale, on le voyait d'abord présenter des faits, des choses; et sa -mimique même marquait que, bien qu'il s'agît de choses spirituelles, -non matérielles, il ne se bornait pas à analyser des concepts, mais -qu'il saisissait, montrait, maniait des réalités. L'éducation est -une chose, ou, d'un autre mot, un fait. En fait, dans toutes les -sociétés, il se donne une éducation. Conformément à des traditions, à -des habitudes, à des règles explicites ou implicites, dans un cadre -déterminé d'institutions, avec un outillâge propre, sous l'influence -d'idées et de sentiments collectifs, en France, au XXe siècle, des -éducateurs éduquent, des enfants sont éduqués. Tout cela peut être -décrit, analysé, expliqué. La notion d'une science de l'éducation -est donc une idée parfaitement claire. Elle a pour rôle unique de -connaître, de comprendre ce qui est. Elle ne se confond ni avec -l'activité effective de l'éducateur, ni même avec la pédagogie, qui -vise à diriger cette activité. L'éducation est son objet: entendons -par là, non pas qu'elle tend aux mêmes fins que l'éducation, mais au -contraire qu'elle la suppose, puisqu'elle l'observe. - -Cette science, Durkheim ne conteste nullement qu'elle soit, dans une -large mesure, d'ordre psychologique. Seule, la psychologie, appuyée sur -la biologie, élargie par la pathologie, permet de comprendre pourquoi -l'enfant humain a besoin d'éducation, en quoi il diffère de l'adulte, -comment se forment et évoluent ses sens, sa mémoire, ses facultés -d'association, d'attention, son imagination, sa pensée abstraite, son -langage, ses sentiments, son caractère, sa volonté. La psychologie -de l'enfant, rattachée à celle de l'homme adulte, complétée par la -psychologie propre de l'éducateur, telle est l'une des voies par où la -science peut aborder l'étude de l'éducation. L'idée est universellement -reçue. - -Mais la psychologie n'est qu'une des deux voies d'accès possibles. -Qui la suit exclusivement s'expose à n'aborder le fait éducation -que par l'une de ses deux faces. Car la psychologie est évidemment -incompétente, quand il s'agit de dire, non plus ce qu'est l'enfant, qui -reçoit l'éducation, sa manière propre de l'assimiler et d'y réagir, -mais la nature même de la civilisation que l'éducation transmet et -de l'outillâge qu'elle emploie pour le transmettre. La France du -XXe siècle a quatre enseignements: primaire, secondaire, supérieur, -technique, dont les rapports ne sont pas du tout ce qu'ils sont -en Allemagne, en Angleterre ou aux États-Unis. Son enseignement -secondaire porte sur le français, les langues classiques, les langues -vivantes, l'histoire, les sciences; vers 1600, il portait exclusivement -sur le latin et le grec; au moyen âge, sur la dialectique. Notre -enseignement fait une part à la méthode intuitive et expérimentale; -celui des États-Unis une part bien plus grande; l'éducation médiévale -et humaniste était exclusivement livresque. Or, il est clair que les -institutions scolaires, les disciplines, les méthodes sont des faits -sociaux. Le livre lui-même est un fait social; le culte du livre, -le déclin de ce culte dépendent de causes sociales. On ne voit pas -comment la psychologie pourrait en connaître. L'éducation physique, -morale, intellectuelle, que donne une société, à un moment de son -histoire, est manifestement du ressort de la sociologie. Pour étudier -scientifiquement l'éducation, comme un fait donné à l'observation, la -sociologie doit collaborer avec la psychologie. Sous l'un de ses deux -aspects, la science de l'éducation est une science sociologique. C'est -de ce biais que Durkheim l'abordait. - -Ce faisant, il frayait une voie nouvelle, poussé par la logique -interne de sa propre pensée, précurseur, et non imitateur, de -doctrines aujourd'hui fort en vogue, que la sienne dépasse en netteté -et en fécondité. L'Allemagne a créé le terme _Sozialpädagogik_, les -États-Unis, le terme _Educational Sociology_, qui marquent assurément -la même tendance[1]. Mais, sous ces mots, se mêlent encore souvent des -choses bien distinctes, par exemple, d'une part, une orientation plus -ou moins incertaine vers l'étude sociologique de l'éducation, telle -que Durkheim la conçoit, et, d'autre part, un système d'éducation -qui se préoccupe plus particulièrement de préparer l'homme à la -vie sociale, de former le citoyen: _Staatsbürgerliche Erziehung_, -comme l'appelle Kerschensteiner[2]. L'idée américaine d'_Educational -Sociology_ s'applique confusément à l'étude sociologique de l'éducation -et, en même temps, à l'introduction de la sociologie dans les classes, -comme matière d'enseignement. La science de l'éducation, définie par -Durkheim, est sociologique, dans une acception beaucoup plus claire du -terme. - -Quant à ce qu'il entend par _Pédagogie_, ce n'est ni l'activité -éducative elle-même, ni la science spéculative de l'éducation. C'est -la réaction systématique de la seconde sur la première, l'œuvre de -la réflexion qui cherche, dans les résultats de la psychologie et de -la sociologie, des principes pour la conduite ou pour la réforme de -l'éducation. Ainsi conçue, la pédagogie peut être idéaliste, sans -verser dans l'utopie. - -Que bon nombre de pédagogues illustres aient cédé à l'esprit de -système, assigné à l'éducation un but inaccessible ou arbitrairement -choisi, proposé des procédés artificiels, non seulement Durkheim ne le -nie pas, mais il met mieux en garde que quiconque contre leur exemple. -La sociologie combat ici l'ennemi qu'elle a l'habitude de trouver en -face d'elle: dans tous les domaines, en morale, en politique, même -en économie politique, l'étude scientifique des institutions a été -précédée par une philosophie essentiellement _artificialiste_, qui -prétendait formuler des recettes pour assurer aux individus ou aux -peuples le maximum de bonheur, sans connaître d'abord suffisamment -leurs conditions d'existence. Rien n'est plus contraire aux habitudes -intellectuelles du sociologue que de dire d'emblée: voici comme il faut -élever l'enfant, en faisant table rase de l'éducation qu'on lui donne -réellement. Cadres scolaires, programmes d'enseignement, méthodes, -traditions, habitudes, tendances, idées, idéaux des maîtres, ce sont là -des faits, dont elle cherche à découvrir pourquoi ils sont ce qu'ils -sont, bien loin de prétendre d'abord les changer. Si l'éducation -française est largement traditionnelle, peu disposée à se couler dans -les formes techniques de méthodes concertées; si elle fait largement -crédit aux facultés d'intuition, de tact, d'initiative des maîtres; -si elle est respectueuse de l'évolution libre de l'enfant; si même -elle résulte, pour la majeure partie, non de l'action systématique des -maîtres, mais de l'action diffuse et non volontaire du milieu, c'est -là un fait, qui a ses causes, et qui répond, en gros, aux conditions -d'existence de la société française. La pédagogie, inspirée par la -sociologie, ne risque donc pas de se faire l'apologiste d'un _système_ -aventureux, ou de conseiller une _mécanisation_ de l'enfant, qui -contrarierait son développement spontané. Ainsi, tombent les objections -de penseurs éminents, qui s'obstinent à opposer Éducation et Pédagogie, -comme si réfléchir sur l'action qu'on exerce, c'était nécessairement se -condamner à fausser cette action. - -Mais ce n'est pas à dire que la réflexion scientifique soit -pratiquement stérile, et que le réalisme soit le fait de l'esprit -conservateur, qui accepte paresseusement tout ce qui est Savoir, pour -prévoir et pourvoir, disait Auguste Comte, de la science positive. -En fait, mieux on connaît la nature des choses, mieux on a chance de -l'utiliser efficacement. L'éducateur est obligé, par exemple, de manier -l'attention de l'enfant. Personne ne niera qu'il la maniera mieux, s'il -en connaît plus exactement la nature. La psychologie comporte donc -des applications pratiques, dont la pédagogie formule les règles pour -l'éducation. De la même façon, la science sociologique de l'éducation -peut comporter des applications pratiques. En quoi consiste la -laïcisation de la moralité? Quelles sont ses causes? D'où proviennent -les résistances qu'elle soulève? Quelles difficultés l'éducation morale -a-t-elle à vaincre, quand elle se dissocie de l'éducation religieuse? -Problème manifestement social, problème d'actualité pour les sociétés -contemporaines: comment contester que son étude désintéressée puisse -conduire à formuler des règles pédagogiques, dont l'instituteur -français du XXe siècle aurait avantage à s'inspirer, dans sa pratique -éducative? Les crises sociales, les conflits sociaux ont des causes: -cela ne veut pas dire qu'il soit interdit de leur chercher des issues -et des remèdes. Les institutions ne sont ni absolument plastiques, ni -absolument réfractaires à toute modification délibérée. Les adapter -prudemment à leur rôle respectif, les adapter les unes aux autres et -chacune d'elles à la civilisation où elles s'incorporent: il y a là un -beau champ d'action pour une _politique_ rationnelle, et, s'il s'agit -des institutions de l'éducation, pour une _pédagogie_ rationnelle, ni -conservatrice ni révolutionnaire, efficace dans les limites où l'action -délibérée de l'homme peut être efficace. - -Ainsi peuvent se concilier le réalisme et l'idéalisme. Les idéaux sont -des réalités. En fait, par exemple, la France contemporaine a un idéal -intellectuel; elle conçoit un type idéal d'intelligence qu'elle propose -à l'enfant. Mais cet idéal est complexe et confus. Les publicistes, qui -prétendent l'exprimer, n'en montrent généralement chacun qu'une des -faces, un des éléments: éléments de provenance, d'âge et, pour ainsi -dire, d'orientation divers, solidaires, les uns de certaines tendances -sociales, les autres de tendances différentes ou opposées. Il n'est pas -impossible de traiter cet idéal complexe comme une chose, c'est-à-dire -d'en analyser les composants, de déterminer leur genèse, leurs -causes et les besoins auxquels ils correspondent. Mais cette étude, -d'abord toute désintéressée, est la meilleure préparation au choix -qu'une volonté raisonnable peut se proposer de faire entre les divers -programmes d'enseignement concevables, entre les règles à suivre pour -l'application du programme choisi. On pourrait répéter la même chose, -_mutatis mutandis_, de l'éducation morale, et des questions de détail, -aussi bien que des problèmes les plus généraux. Bref, l'opinion, le -législateur, l'administration, les parents, les maîtres ont, à tout -instant, des choix à faire, qu'il s'agisse de réformer profondément -les institutions ou de les faire fonctionner au jour le jour. Or, ils -travaillent sur une matière résistante qui ne se laisse pas manier -arbitrairement: milieu social, institutions, habitudes, traditions, -tendances collectives. La pédagogie, en tant qu'elle dépend de la -sociologie, est la préparation rationnelle de ces choix. - -Durkheim attachait la plus haute importance, non seulement comme -savant, mais comme citoyen, à cette conception rationaliste de -l'action. Hostile à l'agitation réformiste, qui trouble sans améliorer, -surtout aux réformes négatives, qui détruisent sans remplacer, il avait -cependant le sens et le goût de l'action. Mais, pour que l'action fût -féconde, il voulait qu'elle portât sur ce qui est possible, limité, -défini, déterminé dans les conditions sociales où elle s'exerce. Son -enseignement pédagogique, s'adressant à des éducateurs, a toujours eu -un caractère immédiatement pratique. Absorbé par ses autres travaux, -il n'a pas eu le temps de s'appliquer à des recherches purement -spéculatives sur l'éducation. Dans ses cours, les sujets sont abordés -selon la méthode scientifique définie tout à l'heure. Mais le choix -des sujets est dicté par les difficultés pratiques que rencontre -l'éducateur public dans la France contemporaine, et c'est à des -conclusions pédagogiques que le professeur aboutit. - - -III - -Durkheim a laissé le manuscrit, complètement rédigé, d'un cours en -dix-huit leçons sur l'_Éducation morale à l'École primaire._ En voici -l'économie générale. La première leçon est une introduction sur la -morale laïque. Durkheim y définit la tâche morale qui, dans la France -contemporaine, incombe à l'instituteur: il s'agit, pour lui, de donner -une éducation morale laïque, rationaliste. Cette laïcisation de la -moralité est commandée par tout le développement historique. Mais elle -est difficile. La religion et la moralité ont été, dans l'histoire de -la civilisation, si intimement unies, que leur dissociation nécessaire -ne saurait être une opération simple. Si l'on se contente de vider -la moralité de tout contenu religieux, on la mutile. Car la religion -exprime, à sa manière, dans un langage symbolique, des choses vraies. -Ces vérités, il ne faut pas les laisser perdre, avec les symboles -qu'on élimine; il faut les retrouver, en les projetant sur le plan de -la pensée laïque. Les systèmes rationalistes, surtout les systèmes -non-métaphysiques, ont généralement présenté, de la moralité, une imâge -beaucoup trop simplifiée. En se faisant sociologique, l'analyse morale -peut donner un fondement rationnel, ni religieux ni métaphysique, à une -moralité aussi complexe, plus riche même, sous certains rapports, que -la moralité religieuse traditionnelle, et remonter jusqu'aux sources -d'où jaillissent les forces morales les plus énergiques. - -Les leçons qui suivent se groupent en deux parties bien distinctes, et -ce plan illustre ce que nous avons dit de la contribution qu'apportent -respectivement, à la pédagogie, la sociologie d'une part, la -psychologie de l'autre. La première partie étudie la moralité en -elle-même, c'est-à-dire la civilisation morale que l'éducation transmet -à l'enfant: c'est une analyse sociologique. La seconde étudie la nature -de l'enfant qui devra s'assimiler cette moralité: ici la psychologie -est au premier plan. - -Les huit leçons que Durkheim a consacrées à l'analyse de la moralité -sont ce qu'il a laissé de plus achevé sur ce sujet, puisque la mort -l'a interrompu au moment où il rédigeait, pour la publication, les -prolégomènes de sa _Morale._ Elles sont à rapprocher des pages qui ont -paru dans le _Bulletin de la Société française de philosophie_ sur _La -détermination du fait moral._ Il n'y traite pas des divers devoirs, -mais des caractères généraux de la moralité. C'est l'équivalent, chez -lui, de ce que les philosophes appellent la Morale théorique. Mais la -méthode qu'il applique renouvelle le sujet. - -On conçoit aisément comment la sociologie peut étudier ce que sont, -en fait, la famille, l'État, la propriété, le contrat. Mais, quand il -s'agit du Bien et du Devoir, il semble qu'on ait affaire à de purs -concepts, non à des institutions, et qu'une méthode d'analyse abstraite -s'impose ici, à défaut d'une observation inapplicable. Voici le biais -par où Durkheim aborde son sujet. L'éducation morale a, sans doute, -pour rôle d'initier l'enfant aux divers devoirs, de susciter en lui les -vertus particulières, prises une à une. Mais elle a aussi pour rôle de -développer en lui l'aptitude générale à la moralité, les dispositions -fondamentales qui sont à la racine de la vie morale, de constituer -en lui l'agent moral, prêt aux initiatives qui sont la condition du -progrès. Quels sont, en fait, dans la société française contemporaine, -les éléments du tempérament moral, dont la réalisation est le but vers -lequel doit tendre l'éducation morale générale? Ces éléments, on peut -les décrire, comprendre leur nature et leur rôle. Et c'est, en somme, -cette description qui forme le contenu des morales dites théoriques. -Chaque philosophe définit, à sa manière, ces éléments fondamentaux. -Mais il construit, plutôt qu'il ne décrit. Nous pouvons refaire le même -travail, en prenant pour objet, non plus notre idéal personnel, mais -l'idéal qui est, en fait, celui de notre civilisation. Ainsi l'étude de -l'éducation morale nous permet de saisir, dans les faits, les réalités -auxquelles correspondent les concepts très abstraits que manient les -philosophes. Elle met la science des mœurs en mesure d'observer ce -qu'est la moralité, dans ses caractères les plus généraux, parce que, -dans l'éducation, nous apercevons la moralité au moment où elle se -transmet, au moment où, par conséquent, elle se distingue le plus -nettement des consciences individuelles, dans la complexité desquelles -elle est, habituellement, enveloppée. - -Durkheim ramène à trois ces éléments fondamentaux de notre moralité. -Ce sont l'esprit de discipline, l'esprit d'abnégation et l'esprit -d'autonomie. Indiquons, à titre d'exemple, quel plan suit Durkheim -dans l'analyse du premier élément. L'esprit de discipline est, à la -fois, le sens et le goût de la régularité, le sens et le goût de la -limitation des désirs, le respect de la règle, qui impose à l'individu -l'inhibition des impulsions et l'effort. Pourquoi la vie sociale -exige-t-elle régularité, limitation et effort? Puis, comment l'individu -trouve-t-il, finalement, à accepter ces exigences pénibles, les -conditions de son propre bonheur? Répondre à ces questions, c'est dire -quelle est la fonction de la discipline. Comment la société est-elle -apte à imposer la discipline et, notamment, à éveiller dans l'individu -le sentiment du respect dû à l'autorité d'un impératif catégorique, -qui apparaît comme transcendant? Répondre à cette question, c'est -traiter de la nature de la discipline et de son fondement rationnel. -Pourquoi, enfin, la règle peut-elle et doit-elle être conçue comme -indépendante de tout symbolisme religieux et même métaphysique? En -quoi cette laïcisation de la discipline modifie-t-elle le contenu même -de l'idée de discipline, ce qu'elle exige et ce qu'elle permet? Ici, -nous rattachons la nature et la fonction de la discipline, non plus -aux conditions de la civilisation en général, mais aux conditions -particulières d'existence de la civilisation où nous vivons. Et nous -recherchons si notre esprit de discipline, à nous, Français, est bien -tout ce qu'il doit être, s'il n'est pas pathologiquement affaibli, et -comment l'éducation, tout en respectant ses caractères propres, peut -améliorer notre moralité nationale. - -Une analyse symétrique s'applique à l'esprit d'abnégation. Qu'est-il, -à quoi sert-il, du point de vue de la société, comme du point de vue -de l'individu? Quelles sont les fins auxquelles nous, Français du XIXe -siècle, nous devons nous dévouer? Quelle est la hiérarchie de ces fins, -et d'où proviennent, comment peuvent se concilier leurs antagonismes -partiels?--Mêmes questions pour l'esprit d'autonomie. L'analyse de -ce dernier élément est particulièrement féconde, parce qu'il s'agit -ici d'un des traits les plus récents de la moralité, du trait le plus -caractéristique de la moralité laïque et rationaliste de nos sociétés -démocratiques. - -Ces indications sommaires suffisent à marquer l'une des principales -supériorités de la méthode suivie par Durkheim. Il réussit à montrer -toute la complexité, toute la richesse de la vie morale, richesse faite -d'oppositions qui ne peuvent jamais être que partiellement fondues -dans une synthèse harmonieuse, richesse telle qu'aucun individu, si -grand soit-il, ne peut jamais aspirer à porter en lui, à leur plus -haut degré de développement, tous ces éléments et, ainsi, à réaliser, -intégralement, en lui seul, la moralité tout entière. Personnellement, -Durkheim, comme l'avait été Kant, fut avant tout un homme de volonté -et de discipline. De la moralité, c'est l'aspect kantien qu'il voit -d'abord et le plus nettement. Et l'on a parfois voulu faire, de la -contrainte, la seule action qu'exerçait, selon lui, la société sur -l'individu. Sa véritable doctrine est infiniment plus compréhensive, et -il n'y a peut-être pas de philosophie morale qui le soit au même degré. -Il a bien montré, par exemple, que les forces morales, qui contraignent -et même violentent la nature animale de l'homme, exercent aussi, sur -l'homme, une attraction, une séduction, et que c'est à ces deux aspects -du fait moral que répondent les deux notions du devoir et du bien. Et -il a montré que, vers ces deux pôles, s'orientaient deux activités -morales distinctes, dont ni l'une ni l'autre n'est étrangère à l'agent -moral bien constitué, mais qui, selon que prévaut l'une ou l'autre, -distinguent les agents moraux en deux types différents, l'homme du -sentiment, de l'enthousiasme, chez qui domine l'aptitude à se donner, -et l'homme de volonté, plus froid et plus austère, chez qui domine le -sens de la règle. L'eudémonisme, l'hédonisme ont eux-mêmes leur place -dans la vie morale: il faut, disait un jour Durkheim, qu'il y ait des -épicuriens. Ainsi, des disparates, même des contraires, se fondent dans -la richesse de la civilisation morale, richesse que l'analyse abstraite -des philosophes se condamne généralement à appauvrir, parce qu'elle -veut, par exemple, déduire l'idée du bien de celle du devoir, concilier -les concepts d'obligation et d'autonomie, et réduire ainsi au jeu -logique de quelques idées simples une réalité très compliquée. - -Les neuf leçons qui forment la deuxième partie du cours abordent le -problème proprement pédagogique. On vient de dénombrer et de définir -les éléments de la moralité qu'il s'agit, pour nous, de constituer -chez l'enfant. Comment la nature de l'enfant se prête-t-elle à la -recevoir, quelles ressources, quels ressorts, mais aussi quels -obstacles y rencontre l'éducateur? Les titres des leçons suffisent -à indiquer la marche de la pensée: _la discipline et la psychologie -de l'enfant_ d'abord, _la discipline scolaire, la pénalité et les -récompenses scolaires_; puis _l'altruisme chez l'enfant et l'influence -du milieu scolaire sur la formation du sens social_; enfin l'influence -générale de l'enseignement des sciences, des lettres, de l'histoire, -de la morale elle-même, et aussi de la culture esthétique, sur la -formation de l'esprit d'autonomie. - -L'autonomie est l'attitude d'une volonté qui accepte la règle, -parce qu'elle la reconnaît rationnellement fondée. Elle suppose -l'application, libre mais méthodique, de l'intelligence à l'examen des -règles que l'enfant reçoit d'abord, toutes faites, de la société dans -laquelle il grandit, mais que, bien loin de les accepter passivement, -il doit, peu à peu, apprendre à vivifier, à concilier, à épurer de -leurs éléments caducs, à réformer, pour les adapter aux conditions -d'existence, changeantes, de la société dont il devient un membre -actif. C'est, dit Durkheim, la science qui confère l'autonomie. Elle -seule apprend à reconnaître ce qui est fondé dans la nature des choses, -nature physique, mais aussi nature morale, ce qui est inéluctable, ce -qui est modifiable, ce qui est normal, quelles sont donc les limites -de l'action efficace pour améliorer la nature, nature physique, nature -morale. Tout l'enseignement a, de ce point de vue, une destination -morale, celui des sciences cosmologiques, mais surtout l'enseignement -de l'homme lui-même, par l'histoire et par la sociologie. Et c'est -ainsi que l'éducation morale complète réclame, aujourd'hui, un -enseignement de la morale: deux choses que Durkheim distingue -nettement, bien que la seconde serve à achever la première. Il lui -paraît indispensable, même à l'École primaire, que le maître enseigne -à l'enfant ce que sont les sociétés où il est appelé à vivre: famille, -corporation, nation, communauté de civilisation qui tend à incorporer -l'humanité tout entière; comment elles se sont formées et transformées; -quelle action elles exercent sur l'individu et quel rôle il y joue. Du -cours qu'il a fait plusieurs fois sur cet _Enseignement de la morale à -l'École primaire_, nous n'avons que des ébauches de rédaction ou des -plans de leçons. Durkheim y montre, aux instituteurs, comment il est -possible de traduire, pour les mettre à la portée des intelligences -enfantines, les résultats de ce qu'il appelait la «Physiologie du -droit et des mœurs». C'est la vulgarisation de la science des mœurs, à -laquelle il a, par ailleurs, consacré la majeure partie de ses ouvrages -et de ses cours. - - -IV - -L'_Éducation intellectuelle à l'École primaire_ fait l'objet d'un -cours, complètement rédigé, lui aussi, parallèle à celui qui concerne -l'éducation morale et construit à peu près sur le même plan. Durkheim -en était moins satisfait: il sentait la difficulté de mettre au point -son travail. C'est que l'idéal intellectuel de notre démocratie est -moins défini que son idéal moral, son étude scientifique a été moins -préparée, la matière est plus nouvelle. - -Ici encore, deux parties d'orientations différentes: l'une regarde -le but visé, l'autre les moyens employés; la première demande à la -sociologie de définir le type intellectuel que notre société s'efforce -de réaliser; l'autre demande à la logique et à la psychologie quel -apport chaque discipline fournit, quelles ressources, quels ressorts, -quelles résistances l'esprit de l'enfant présente à l'éducateur qui -travaille à la réalisation de ce type. Parmi les leçons purement -psychologiques, signalons seulement celles qui traitent de l'attention: -elles témoignent de ce que Durkheim pouvait faire, quand il -s'appliquait à la psychologie. - -Pour assigner à l'éducation intellectuelle primaire un but déterminé, -Durkheim étudie les origines de l'Enseignement primaire et recherche -comment il a, en fait, pris conscience de sa nature et de son -rôle propres. Il s'est développé postérieurement à l'enseignement -secondaire, et s'est défini, dans quelque mesure, par opposition -avec lui. C'est chez deux de ses principaux initiateurs, Comenius et -Pestalozzi, que Durkheim cherche à saisir son idéal en formation. -Tous deux se sont demandé comment un enseignement pouvait être à la -fois encyclopédique et élémentaire,--donner une idée du tout, former -un esprit juste et équilibré, c'est-à-dire capable d'appréhender le -réel tout entier, sans en méconnaître aucun élément essentiel,--mais -aussi s'adresser à tous les enfants sans exception, dont le plus grand -nombre devra se contenter de notions sommaires, faciles à assimiler -rapidement. Par l'interprétation critique des tentatives de Comenius -et de Pestalozzi, Durkheim élabore sa détermination de l'idéal à -réaliser. Comme la moralité, l'intellectualité requise chez le Français -contemporain exige la constitution, dans l'esprit, d'un certain nombre -d'aptitudes fondamentales. Durkheim les appelle des _catégories_, -notions-mères, centres d'intelligibilité, qui sont les cadres et -les outils de la pensée logique. Entendez, par catégories, non pas -seulement les formes les plus abstraites de la pensée, la notion de -cause ou celle de substance, mais les idées, plus riches de contenu, -qui président à notre interprétation du réel, à notre interprétation -actuelle: _notre_ idée du monde physique, _notre_ idée de la vie, -_notre_ idée de l'homme, par exemple. Ces catégories, on ne voit pas -qu'elles soient innées à l'esprit humain. Elles ont une histoire; -elles se sont, peu à peu, construites au cours de l'évolution de la -civilisation et, dans notre civilisation, par le développement des -sciences physiques et morales. Un bon esprit est un esprit dont les -idées maîtresses, qui règlent l'exercice de la pensée, sont en harmonie -avec les sciences fondamentales, telles qu'elles sont actuellement -constituées: ainsi armé, cet esprit peut se mouvoir dans la vérité, -telle que nous la concevons. Il faut donc enseigner à l'enfant les -éléments des sciences fondamentales, disons mieux, des disciplines -fondamentales, pour bien marquer que la grammaire ou l'histoire, par -exemple, coopèrent, elles aussi, et au plus haut degré, à la formation -de l'entendement. - -Avec tant de grands pédagogues, Durkheim s'accorde donc à demander -ce qu'on appelle, d'un terme barbare, la culture _formelle_: former -l'esprit, non le remplir; ce n'est pas pour l'utilité qu'elles -procurent que valent surtout les connaissances. Rien de moins -utilitaire que cette conception de l'instruction. Mais son formalisme -est original et s'oppose nettement à celui d'un Montaigne, à celui -des humanistes. En effet, la transmission, par le maître à l'élève, -d'un savoir positif, l'assimilation par l'enfant d'une _matière_ lui -paraît être la condition d'une véritable formation intellectuelle. -On en voit la raison: l'analyse sociologique de l'entendement -entraîne des conséquences pédagogiques. La mémoire, l'attention, -la faculté d'association sont des dispositions congénitales chez -l'enfant, que l'exercice développe, dans le champ de la seule -expérience individuelle, quel que soit l'objet auquel ces facultés -s'appliquent. Les idées directrices élaborées par notre civilisation -sont, au contraire, des idées collectives qu'il faut transmettre à -l'enfant, parce qu'il ne saurait les élaborer seul. On ne refait pas -la science, par son expérience propre, parce qu'elle est sociale -et non individuelle; on l'apprend. Sans doute, elle ne se transvase -pas d'un esprit dans un autre: c'est le vase même, c'est-à-dire -l'intelligence, qu'il s'agit, par et sur la science, de modeler. -Ainsi, quoique les idées directrices soient des formes, il n'est pas -possible de les transmettre vides. Auguste Comte disait déjà qu'on ne -peut étudier la logique sans la science, la méthode des sciences sans -leur doctrine, s'initier à leur esprit sans s'assimiler quelques-uns -de leurs résultats. Durkheim pense avec lui qu'il faut apprendre des -choses, acquérir du savoir, abstraction faite même de la valeur propre -des connaissances, parce que des connaissances sont nécessairement -impliquées dans les formes constitutives de l'entendement. - -Pour apercevoir tout ce que Durkheim tire de ces principes, il faudrait -entrer dans le détail de la seconde partie du cours. Il y étudie -successivement la didactique de quelques enseignements fondamentaux: -les mathématiques et les catégories de nombre et de forme; la physique -et la notion de réalité; la géographie et la notion de milieu -planétaire; l'histoire et les notions de durée et de développement -historiques. L'énumération est incomplète. Ailleurs, Durkheim a -traité de l'éducation logique par les langues. Il donne seulement -des exemples. La collaboration des spécialistes serait d'ailleurs -nécessaire pour suivre, dans le détail, toutes les conséquences -didactiques des principes posés. - -Boit, par exemple, la notion de durée historique. L'histoire est -le développement, dans le temps, des sociétés humaines. Mais ce -temps dépasse infiniment les durées que connaît l'individu, dont il -a l'expérience directe. L'histoire ne peut avoir de sens pour un -esprit qui ne possède pas une certaine représentation de cette durée -historique; un bon esprit est, notamment, un esprit qui la possède. -Or l'enfant ne peut pas construire seul cette représentation, dont les -éléments ne lui sont pas fournis par la sensation, ni par la mémoire -individuelle. Il faut donc l'aider à la construire. En fait, c'est -l'une des fonctions que remplit l'enseignement historique. Mais il la -remplit, peut-on dire, sans le vouloir expressément. Il est remarquable -que le maître sente rarement l'inanité des dates et la nécessité de -travailler systématiquement à leur donner une signification. On apprend -à l'enfant: bataille de Tolbiac, 496. Comment l'enfant attacherait-il à -cette date un sens précis, alors que la représentation d'un passé, même -prochain, lui est si difficile? Tout un travail est nécessaire, dont -les étapes pourraient être les suivantes: donner l'idée d'un siècle, -en ajoutant, l'une à l'autre, la durée de trois ou quatre générations; -celle de l'ère chrétienne, en expliquant pourquoi la naissance du -Christ a été choisie comme origine. Entre le point de départ et -l'époque actuelle, jalonner la durée par des points de repère concrets, -biographies de personnages ou événements symboliques. Constituer ainsi -un premier canevas, dont on serrera peu à peu la trame. Puis, faire -sentir que le point initial de l'ère est conventionnel, qu'il y a -d'autres ères, d'autres histoires que la nôtre, que ces ères flottent -elles-mêmes dans une durée à laquelle la chronologie humaine ne -s'applique plus, que les premiers commencements nous échappent, etc. -Combien peu, parmi nous, se rappellent avoir reçu, de leurs professeurs -d'histoire, des leçons inspirées de pareils principes. Nous avons -bien acquis, à la longue, les notions dont il s'agit; on ne peut pas -dire que, sauf exception, elles aient été méthodiquement constituées. -L'un des résultats essentiels de l'enseignement historique est donc à -peu près obtenu, en fait, sans être clairement aperçu ni voulu. Or la -brièveté de l'éducation primaire exige qu'on marche tout droit au but, -si cette éducation veut donner sa pleine efficacité. - -On peut dire que, jusqu'à nos jours, l'enseignement grammatical et -littéraire est le seul qui ait eu pleinement conscience de son rôle -logique: il apprend _pour former_; les connaissances qu'il transmet -sont volontairement utilisées à la constitution de l'entendement. Dans -quelque mesure, l'enseignement mathématique s'assigne le même rôle: ici -déjà, pourtant, la fonction éducative, créatrice des connaissances est -souvent perdue de vue, et les connaissances appréciées en elles-mêmes. -On le voit, la didactique de Durkheim s'apparente, en la renouvelant, -à celle de Herbart. Mise à sa place dans l'histoire des doctrines -pédagogiques, elle paraît trancher le conflit du _formalisme_ et de son -contraire, l'opposition du savoir et de la culture. Elle fournit le -principe qui permettra seul de résoudre les difficultés où se débattent -nos enseignements primaire et secondaire, pris entre les aspirations -encyclopédiques et le juste sentiment des dangers qu'elles font naître. -Chacune des disciplines fondamentales implique une philosophie latente, -c'est-à-dire un système de notions cardinales, qui résument les -caractères les plus généraux des choses, telles que nous les concevons, -et qui commandent leur interprétation. C'est cette philosophie, -fruit du travail accumulé des générations, qu'il faut transmettre à -l'enfant, parce qu'elle constitue l'ossature même de l'intelligence. -_Philosophique_ et _élémentaire_ ne sont pas des termes qui s'excluent. -Bien au contraire: l'enseignement le plus élémentaire doit être le plus -philosophique. Mais il va de soi que ce qu'on appelle ici philosophie -ne doit pas être exposé sous forme abstraite. Elle doit se dégager de -l'enseignement le plus familier, sans jamais se formuler. Mais, pour -s'en dégager ainsi, il faut d'abord qu'elle l'inspire. - - -V - -L'éducation intellectuelle élémentaire ressortit à deux types, -l'enseignement primaire pour la masse, l'enseignement secondaire pour -l'élite. C'est l'éducation de l'élite qui soulève, dans la France -contemporaine, les problèmes les plus embarrassants. Depuis plus -d'un siècle, notre enseignement secondaire traverse une crise, dont -l'issue est encore incertaine. On peut parler, sans exagération, de la -question sociale de l'enseignement secondaire. Quelle est exactement sa -nature, et quel est son rôle? Quelles causes ont déterminé la crise, -en quoi consiste-t-elle au juste, comment peut-on prévoir qu'elle se -dénouera? C'est à traiter ces questions que Durkheim a consacré un de -ses plus beaux cours, sur l'_Évolution et le Rôle de l'Enseignement -secondaire en France_: cours qu'il a professé plusieurs fois et dont il -a laissé deux rédactions achevées. Il l'avait entrepris à la demande -du recteur Liard, quand celui-ci voulut organiser, pour la première -fois, un enseignement pédagogique à l'usage des futurs professeurs -de renseignement secondaire. Destiné aux candidats à toutes les -agrégations, tant scientifiques que littéraires, il avait pour but, -dans la pensée de Durkheim, d'éveiller, en même temps, chez tous, le -sentiment de la tache commune: sentiment indispensable, si l'on veut -que des disciplines diverses concourent à un enseignement qui, comme -l'esprit qu'il forme, doit avoir son unité. Il est vraisemblable que -les futurs professeurs de l'enseignement secondaire sentiront un jour, -d'eux-mêmes, le besoin de réfléchir méthodiquement, sous la direction -d'un maître, à la nature et à la fonction propres de l'institution -qu'ils ont à faire vivre. Et ce jour-là, le cours de Durkheim -apparaîtra comme le guide le plus sûr pour cette réflexion. Son auteur -estimait insuffisantes, sur plusieurs points, les recherches qu'il -avait entreprises, la documentation sur laquelle il s'était appuyé. -Qu'on n'oublie pas, avant de juger l'œuvre, qu'il n'a guère consacré, -à ce sujet immense, qu'une ou deux années de travail. Tel quel, ce -cours est un modèle incomparable de ce que peut donner l'application, -aux choses de l'éducation, de la méthode sociologique. C'est le seul -exemple achevé qu'ait pu laisser Durkheim de l'analyse historique d'un -système d'institutions scolaires. - -Pour savoir ce qu'est l'enseignement secondaire actuel de la France, -Durkheim observe comment il s'est formé. Les cadres datent dû moyen -âge, qui a vu naître les Universités. C'est au sein de l'Université, -par l'internement progressif, dans les collèges, de renseignement -donné à la Faculté des arts, que l'enseignement secondaire a pris -naissance, en se différenciant de l'enseignement supérieur. Ainsi -s'expliquent leurs affinités: l'un prépare à l'autre. L'enseignement -dialectique est, au moyen âge, la propédeutique générale, parce que -la dialectique est alors la méthode universelle; enseignement formel, -culture générale donnée à l'aide d'une discipline très spéciale, il a -déjà les caractères que gardera, dans tout le cours de son histoire, -l'enseignement secondaire. Mais, si les cadres sont constitués dès -le moyen âge, la discipline éducative change au XVIe siècle: à la -logique se substituent les humanités gréco-latines. Originaire de la -Renaissance, l'humanisme, en France, a été mis en œuvre surtout par les -Jésuites. Ils lui ont imprimé leur marque propre; et, bien que leurs -rivaux, Oratoire, Port-Royal, Université, aient tempéré leur système, -c'est l'humanisme, tel que l'ont compris les Jésuites, qui a été -l'éducateur par excellence de l'esprit classique français. Dans aucune -société européenne, l'influence de l'humanisme n'a été aussi exclusive: -notre esprit national, par quelques-uns de ses caractères dominateurs, -s'y exprime et, à la fois, en résulte, avec ses qualités et ses -défauts. Mais, à partir du XVIIIe siècle surtout, d'autres tendances se -manifestent: la pédagogie, dite réaliste, bat l'humanisme en brèche. -Elle produit d'abord des doctrines, sans action immédiate sur les -institutions scolaires. Puis elle crée, avec les Écoles Centrales de -la Convention, un système scolaire complètement nouveau, dont la durée -est éphémère. Et le XIXe siècle met aux prises, sana réussir à éliminer -l'un ni l'autre, ni, non plus, à les concilier définitivement, l'ancien -système et le nouveau. Et c'est encore de ce conflit que nous cherchons -à sortir. En nous permettant de le comprendre, l'histoire nous arme -pour le résoudre. - - -VI - -L'enseignement pédagogique fait, en général, une large part à -l'histoire critique des doctrines de l'éducation. Durkheim reconnaît -l'intérêt de cette étude. Il s'y est longuement appliqué. Dans les deux -cours sur l'éducation intellectuelle, primaire et secondaire, une place -est faite à l'histoire des doctrines: celle de Comenius, entre autres, -a retenu son attention. Il a laissé des plans de leçons et des notes de -cours qui forment une histoire des principales doctrines pédagogiques, -en France, depuis la Renaissance. _La Revue de Métaphysique et de -Morale_ a publié le plan développé de ses leçons sur Jean-Jacques -Rousseau. Enfin il a rédigé intégralement un Cours, d'une année -entière, sur Pestalozzi et Herbart. Disons seulement ici quelle méthode -il a suivie. - -D'abord, il distingue nettement l'histoire des théories de l'Éducation -de l'histoire de l'Éducation elle-même. La confusion est souvent faite. -Il y a là pourtant deux choses aussi distinctes que l'histoire de la -philosophie politique et l'histoire des institutions politiques. Il -serait à souhaiter que nos éducateurs connussent mieux l'histoire -de nos institutions scolaires et ne crussent pas, comme il arrive, -l'apercevoir à travers Rousseau ou Montaigne. - -Puis, Durkheim traite surtout les doctrines comme des faits, et c -est l'éducation de l'esprit historique qu'il entend poursuivre, -en les étudiant. C'est tout autrement, d'habitude, qu'on les -aborde. Qu'on prenne, par exemple, les livres de Gabriel Compayré, -manuels classiques d'histoire de la Pédagogie, familiers à tous nos -instituteurs. Malgré leur nom, ce ne sont pas, à proprement parler, -des histoires. Sans doute, ils rendent des services. Mais ils -rappellent fâcheusement une certaine conception de l'histoire de la -philosophie, heureusement désuète. Il semble que les grands pédagogues, -un Rabelais, un Montaigne, un Rollin, un Rousseau, y apparaissent -comme les collaborateurs du théoricien qui, actuellement, cherche -à fixer la doctrine pédagogique. On dirait qu'il y a une vérité -pédagogique éternelle, universellement valable, dont ils ont proposé -des approximations. Dans leur doctrine, on cherche à séparer l'ivraie -et le bon grain, à retenir les préceptes utilisables actuellement -pour les maîtres, à rejeter leurs paradoxes et leurs erreurs. La -critique dogmatique prend le pas sur l'histoire, l'éloge ou le blâme -sur l'explication des idées. Le résidu et le profit intellectuels -sont assez minces. Ce n'est pas par la confrontation dialectique -des théories du passé, théories plutôt riches d'intuitions confuses -que scientifiquement construites, qu'on a chance d'élaborer une -doctrine solide et pratiquement féconde. Il arrive communément que les -pédagogues de second ordre, éclectiques, modérés et assez platement -raisonnables, résistent beaucoup mieux à cette critique que les esprits -de premier ordre. La sagesse d'un Rollin s'oppose avec avantage aux -extravagances d'un Rousseau. Si la pédagogie était une science, son -histoire aurait ce caractère étrange que le génie l'aurait le plus -souvent conduite à l'erreur, et la médiocrité, maintenue dans le chemin -du vrai. - -Assurément, Durkheim conçoit qu'on puisse chercher à dégager, par une -discussion critique, les éléments de vérité contenus dans une doctrine. -Dans la Préface qu'il a écrite pour le livre posthume d'Hamelin, -_Le Système de Descartes_, il a donné la formule d'une méthode -d'interprétation, à la fois historique et critique. Et il a lui-même -appliqué cette méthode à l'étude de Pestalozzi et de Herbart. Il aimait -la forte et riche pensée de ces grands initiateurs, et, loin d'en -méconnaître la fécondité, il se demandait même s'il ne leur prêtait pas -quelqu'une des idées dont il croyait reconnaître chez eux les premières -ébauches. Mais, quelle que puisse être leur valeur dogmatique, -Durkheim demande surtout aux doctrines de révéler les forces sociales -qui animent un système d'éducation ou travaillent à le modifier. -L'histoire de la Pédagogie n'est pas l'histoire de l'éducation, car -les théoriciens n'expriment pas exactement ce qui se passe en fait, -et n'annoncent pas exactement ce qui se réalisera en fait. Mais les -idées sont aussi des faits, et, quand elles ont du retentissement, des -faits sociaux. Le prodigieux succès de l'_Émile_ a d'autres causes -que le génie de J.-J. Rousseau: il manifeste des tendances confuses, -mais énergiques, de la société européenne du XVIIIe siècle. Il y a des -pédagogues conservateurs, tels un Jouvency, un Rollin, qui reflètent -l'idéal pédagogique des Jésuites ou de l'Université du XVIIe siècle. Et -surtout, puisqu'on voit les grandes doctrines foisonner aux heures de -crise, il y a des pédagogues révolutionnaires qui traduisent des choses -collectives qu'il est essentiel à l'observateur d'atteindre, qu'il -est presque impossible d'atteindre directement: aspirations, idéaux -en voie de formation, rébellions contre des institutions devenues -caduques. Durkheim a, par exemple, étudié de ce point de vue les idées -pédagogiques de la Renaissance et distingué, mieux qu'on ne l'avait -fait avant lui, les deux grands courants qui les emportent, celui qui -traverse l'œuvre de Rabelais, l'autre, tout différent, malgré leur -mélange partiel, qui traverse celle d'Érasme. - - -Telle est, dans ses grandes lignes, l'œuvre pédagogique de Durkheim. -Ce bref exposé suffit à marquer quelle est son étendue et les rapports -étroits qu'elle soutient avec l'ensemble de son œuvre sociologique. Aux -éducateurs, elle apporte, sur les principaux problèmes pédagogiques, -une doctrine originale et vigoureuse. Pour les sociologues, elle -éclaire, sur quelques points essentiels, les conceptions que Durkheim -a exposées ailleurs: rapports de l'individu et de la société, rapports -de la science et de la pratique, nature de la moralité, nature de -l'entendement. Éducateurs ou sociologues, nombreux sont ceux qui -demandent que cette œuvre pédagogique ne reste pas inédite. On -s'efforcera de publier les principaux Cours. - -Le petit volume que nous donnons aujourd'hui leur servira -d'introduction. Nous y réimprimons les seules études pédagogiques que -Durkheim ait publiées lui-même[3]. Les deux premières reproduisent -les articles _Éducation et Pédagogie_ du _Nouveau Dictionnaire de -Pédagogie et d'Instruction primaire_, publié sous la direction de F. -Buisson, Paris, Hachette, 1911; la troisième est la leçon d'ouverture, -faite par Durkheim, lorsqu'il prit possession de sa chaire, à la -Sorbonne, en 1902; elle a paru dans la _Revue de Métaphysique et de -morale_, numéro de janvier 1903; la dernière est la leçon d'ouverture -du Cours organisé pour les candidats aux agrégations de l'enseignement -secondaire; faite en novembre 1905, cette leçon a paru dans la _Revue -Politique et Littéraire_ (_Revue Bleue_), numéro du 20 janvier 1906. - -Quelques pages font double emploi; il y a même, dans les deux premiers -morceaux, des emprunts textuels au troisième. Nous avons pensé que des -remaniements auraient eu plus d'inconvénients que quelques répétitions. - -P. F. - -[Footnote 1: PAUL NATORP, _Sozialpädagogik, Theorie der -Willenserziehung auf der Grundlage der Gemeinschaft_, 3. Aufl., -Stuttgart, 1909 (la 1re éd. est de 1899).--Voir les définitions de -l'_Educational Sociology_ dans MONROE, _A Cyclopedia of Education_, t. -V p. 361.] - -[Footnote 2: _Der Begriff der staatsbürgerlichen Erziehung_, 4te Aufl. -Berlin et Leipzig, 1981(?).] - -[Footnote 3: Mentionnons cependant: 1° l'article _Enfance_, dans le -_Dictionnaire de Pédagogie_, que Durkheim a signé, en collaboration -avec M. Buisson; 2° la communication sur l'_Éducation sexuelle_, faite -à la Société française de philosophie (Bulletin), qui s'apparente -surtout aux travaux de Durkheim sur la famille et le mariage. - -L'étude posthume sur l'_Émile_, parue dans la _Revue de Métaphysique et -de Morale_, t. XXVI, 1919, p. 153, ne peut pas être séparée de l'étude -sur _Le Contrat social_ (même _Revue_, t. XXV, 1918).] - - - - -L'ÉDUCATION - - -SA NATURE ET SON RÔLE - - - -1° _Les définitions de l'éducation. Examen critique._ - -Le mot d'éducation a été parfois employé dans un sens très étendu -pour désigner l'ensemble des influences que la nature ou les autres -hommes peuvent exercer soit sur notre intelligence, soit sur notre -volonté. Elle comprend, dit Stuart Mill, «tout ce que nous faisons -par nous-même et tout ce que les autres font pour nous dans le but de -nous rapprocher de la perfection de notre nature. Dans son acception -la plus large, elle comprend même les effets indirects produits sur -le caractère et sur les facultés de l'homme par des choses dont le -but est tout différent: par les lois, par les formes du gouvernement, -les arts industriels, et même encore par des faits physiques, -indépendants de la volonté de l'homme, tels que le climat, le sol et -la position locale.» Mais cette définition comprend des faits tout à -fait disparates et que l'on ne peut réunir sous un même vocable sans -s'exposer à des confusions. L'action des choses sur les hommes est très -différente, par ses procédés et ses résultats, de celle qui vient des -hommes eux-mêmes; et l'action des contemporains sur leurs contemporains -diffère de celle que les adultes exercent sur les plus jeunes. C'est -cette dernière seule qui nous intéresse ici et, par conséquent, c'est à -elle qu'il convient de réserver le mot d'éducation. - -Mais en quoi consiste cette action _sui generis?_ Des réponses très -différentes ont été faites à cette question; elles peuvent se ramener à -deux types principaux. - -Suivant Kant, «le but de l'éducation est de développer dans chaque -individu toute la perfection dont il est susceptible». Mais que -faut-il entendre par perfection? C'est, a-t-on dit bien souvent, le -développement harmonique de toutes les facultés humaines. Porter au -point le plus élevé qui puisse être atteint toutes les puissances -qui sont en nous, les réaliser aussi complètement que possible, mais -sans qu'elles se nuisent les unes aux autres, n'est-ce pas un idéal -au-dessus duquel il ne saurait y en avoir un autre? - -Mais si, dans certaine mesure, ce développement harmonique est, en -effet, nécessaire et désirable, il n'est pas intégralement réalisable; -car il se trouve en contradiction avec une autre règle de la conduite -humaine qui n'est pas moins impérieuse: c'est celle qui nous ordonne de -nous consacrer à une tâche spéciale et restreinte. Nous ne pouvons pas -et nous ne devons pas nous vouer tous au même genre de vie; nous avons, -suivant nos aptitudes, des fonctions différentes à remplir, et il faut -nous mettre en harmonie avec celle qui nous incombe. Nous ne sommes -pas tous faits pour réfléchir; il faut des hommes de sensation et -d'action. Inversement, il en faut qui aient pour tâche de penser. Or, -la pensée ne peut se développer qu'en se détachant du mouvement, qu'en -se repliant sur elle-même, qu'en détournant de l'action extérieure le -sujet qui s'y donne tout entier. De là une première différenciation -qui ne va pas sans une rupture d'équilibre. Et l'action, de son côté, -comme la pensée, est susceptible de prendre une multitude de formes -différentes et spéciales. Sans doute, cette spécialisation n'exclut -pas un certain fond commun, et, par suite, un certain balancement des -fonctions tant organiques que psychiques, sans lequel la santé de -l'individu serait compromise, en même temps que la cohésion sociale. Il -n'en reste pas moins qu'une harmonie parfaite ne peut être présentée -comme la fin dernière de la conduite et de l'éducation. - -Moins satisfaisante encore est la définition utilitaire d'après -laquelle l'éducation aurait pour objet de «faire de l'individu un -instrument de bonheur pour lui-même et pour ses semblables» (James -Mill); car le bonheur est une chose essentiellement subjective que -chacun apprécie à sa façon. Une telle formule laisse donc indéterminé -le but de l'éducation, et, par suite, l'éducation elle-même, -puisqu'elle l'abandonne à l'arbitraire individuel. Spencer, il est -vrai, a essayé de définir objectivement le bonheur. Pour lui, les -conditions du bonheur sont celles de la vie. Le bonheur complet, c'est -la vie complète. Mais que faut-il entendre par la vie? S'il s'agit -uniquement de la vie physique, on peut bien dire ce sans quoi elle -serait impossible; elle implique, en effet, un certain équilibre entre -l'organisme et son milieu, et, puisque les deux termes en rapport sont -des données définissables, il en doit être de même de leur rapport. -Mais on ne peut exprimer ainsi que les nécessités vitales les plus -immédiates. Or, pour l'homme, et surtout pour l'homme d'aujourd'hui, -cette vie-là n'est pas la vie. Nous demandons autre chose à la vie que -le fonctionnement à peu près normal de nos organes. Un esprit cultivé -aime mieux ne pas vivre que de renoncer aux joies de l'intelligence. -Même au seul point de vue matériel, tout ce qui dépasse le strict -nécessaire échappe à toute détermination. Le _standard of life_, -l'étalon de vie, comme disent les Anglais, le minimum au-dessous -duquel il ne nous semble pas qu'on puisse consentir à descendre, varie -infiniment suivant les conditions, les milieux et les temps. Ce que -nous trouvions hier suffisant nous paraît aujourd'hui au-dessous de la -dignité de l'homme, telle que nous la sentons présentement, et tout -fait croire que nos exigences sur ce point iront en croissant. - -Nous touchons ici au reproche général qu'encourent toutes ces -définitions. Elles partent de ce postulat qu'il y a une éducation -idéale, parfaite, qui vaut pour tous les hommes indistinctement; et -c'est cette éducation universelle et unique que le théoricien s'efforce -de définir. Mais d'abord, si l'on considère l'histoire, on n'y trouve -rien qui confirme une pareille hypothèse. L'éducation a infiniment -varié selon les temps et selon les pays. Dans les cités grecques et -latines, l'éducation dressait l'individu à se subordonner aveuglément -à la collectivité, à devenir la chose de la société. Aujourd'hui, elle -s'efforce d'en faire une personnalité autonome. À Athènes, on cherchait -à former des esprits délicats, avisés, subtils, épris de mesure -et d'harmonie, capables de goûter le beau et les joies de la pure -spéculation; à Rome, on voulait avant tout que les enfants devinssent -des hommes d'action, passionnés pour la gloire militaire, indifférents -à ce qui concerne les lettres et les arts. Au moyen âge, l'éducation -était avant tout chrétienne; à la Renaissance, elle prend un caractère -plus laïc et plus littéraire; aujourd'hui, la science tend à y prendre -la place que l'art y occupait autrefois.--Dira-t-on que le fait n'est -pas l'idéal; que si l'éducation a varié, c'est que les hommes se -sont mépris sur ce qu'elle devait être? Mais si l'éducation romaine -avait été empreinte d'un individualisme comparable au nôtre, la cité -romaine n'aurait pu se maintenir; la civilisation latine n'aurait pu se -constituer ni, par suite, notre civilisation moderne, qui en est, pour -partie, descendue. Les sociétés chrétiennes du moyen âge n'auraient -pu vivre si elles avaient fait au libre examen la place que nous lui -accordons aujourd'hui. Il y a donc là des nécessités inéluctables dont -il est impossible de faire abstraction. À quoi peut servir d'imaginer -une éducation qui serait mortelle pour la société qui la mettrait en -pratique? - -Ce postulat si contestable tient lui-même à une erreur plus générale. -Si l'on commence par se demander ainsi quelle doit être l'éducation -idéale, abstraction faite de toute condition de temps et de lieu, -c'est qu'on admet implicitement qu'un système éducatif n'a rien -de réel par lui-même. On n'y voit pas un ensemble de pratiques et -d'institutions qui se sont organisées lentement au cours du temps, -qui sont solidaires de toutes les autres institutions sociales et qui -les expriment, qui, par conséquent, ne peuvent pas plus être changées -à volonté que la structure même de la société. Mais il semble que -ce soit un pur système de concepts réalisés; à ce titre, il paraît -relever de la seule logique. On imagine que les hommes de chaque temps -l'organisent volontairement pour réaliser une fin déterminée; que, si -cette organisation n'est pas partout la même, c'est que l'on s'est -trompé sur la nature soit du but qu'il convient de poursuivre, soit -des moyens qui permettent de l'atteindre. De ce point de vue, les -éducations du passé apparaissent comme autant d'erreurs, totales ou -partielles. Il n'y a donc pas à en tenir compte; nous n'avons pas à -nous solidariser avec les fautes d'observation ou de logique qu'ont -pu faire nos devanciers; mais nous pouvons et nous devons nous poser -le problème, sans nous occuper des solutions qui en ont été données, -c'est-à-dire que, laissant de côté tout ce qui a été, nous n'avons qu'à -nous demander ce qui doit être. Les enseignements de l'histoire peuvent -tout au plus servir à nous épargner la récidive des erreurs qui ont été -commises. - -Mais, en fait, chaque société, considérée à un moment déterminé de son -développement, a un système d'éducation qui s'impose aux individus avec -une force généralement irrésistible. Il est vain de croire que nous -pouvons élever nos enfants comme nous voulons. Il y a des coutumes -auxquelles nous sommes tenus de nous conformer; si nous y dérogeons -trop gravement, elles se vengent sur nos enfants. Ceux-ci, une fois -adultes, ne se trouvent pas en état de vivre au milieu de leurs -contemporains, avec lesquels ils ne sont pas en harmonie. Qu'ils aient -été élevés d'après des idées ou trop archaïques ou trop prématurées, -il n'importe; dans un cas comme dans l'autre, ils ne sont pas de leur -temps et, par conséquent, ils ne sont pas dans des conditions de vie -normale. Il y a donc, à chaque moment du temps, un type régulateur -d'éducation dont nous ne pouvons pas nous écarter sans nous heurter à -de vives résistances qui contiennent les velléités de dissidences. - -Or, les coutumes et les idées qui déterminent ce type, ce n'est pas -nous, individuellement, qui les avons faites. Elles sont le produit -de la vie en commun et elles en expriment les nécessités. Elles sont -même, en majeure partie, l'œuvre des générations antérieures. Tout le -passé de l'humanité a contribué à faire cet ensemble de maximes qui -dirigent l'éducation d'aujourd'hui; toute notre histoire y a laissé -des traces et même l'histoire des peuples qui nous ont précédés. C'est -ainsi que les organismes supérieurs portent en eux comme l'écho de -toute révolution biologique dont ils sont l'aboutissement. Lorsqu'on -étudie historiquement la manière dont se sont formés et développés les -systèmes d'éducation, on s'aperçoit qu'ils dépendent de la religion, -de l'organisation politique, du degré de développement des sciences, -de l'état de l'industrie, etc. Si on les détache de toutes ces causes -historiques, ils deviennent incompréhensibles. Comment, dès lors, -l'individu peut-il prétendre à reconstruire, par le seul effort de sa -réflexion privée, ce qui n'est pas une œuvre de la pensée individuelle? -Il n'est pas en face d'une table rase sur laquelle il petit édifier -ce qu'il veut, mais de réalités existantes qu'il ne peut ni créer, ni -détruire, ni transformer à volonté. Il ne peut agir sur elles que dans -la mesure où il a appris à les connaître, où il sait quelle est leur -nature et les conditions dont elles dépendent; et il ne peut arriver -à le savoir que s'il se met à leur école, que s'il commence par les -observer, comme le physicien observe la matière brute et le biologiste -les corps vivants. - -Comment, d'ailleurs, procéder autrement? Quand on veut déterminer par -la seule dialectique ce que doit être l'éducation, il faut commencer -par poser quelles fins elle doit avoir. Mais qu'est-ce qui nous permet -de dire que l'éducation a telles fins plutôt que telles autres? Nous ne -savons pas a priori quelle est la fonction de la respiration ou de la -circulation chez l'être vivant. Par quel privilège serions-nous mieux -renseignés en ce qui concerne la fonction éducative? On répondra que, -de toute évidence, elle a pour objet d'élever les enfants. Mais c'est -poser le problème dans des termes à peine différents; ce n'est pas le -résoudre. Il faudrait dire en quoi consiste cet élevage, à quoi il -tend, à quelles nécessités humaines il répond. Or, on ne peut répondre -à ces questions qu'en commençant par observer en quoi il a consisté, à -quelles nécessités il a répondu dans le passé. Ainsi, ne serait-ce que -pour constituer la notion préliminaire de l'éducation, pour déterminer -la chose que l'on dénomme ainsi, l'observation historique apparaît -comme indispensable. - - -2° _Définition de l'éducation._ - -Pour définir l'éducation, il nous faut donc considérer les systèmes -éducatifs qui existent ou qui ont existé, les rapprocher, dégager -les caractères qui leur sont communs. La réunion de ces caractères -constituera la définition que nous cherchons. - -Nous avons déjà déterminé, chemin faisant, deux éléments. Pour qu'il y -ait éducation, il faut qu'il y ait en présence une génération d'adultes -et une génération de jeunes, et une action exercée par les premiers sur -les seconds. Il nous reste à définir la nature de cette action. - -Il n'est, pour ainsi dire, pas de société où le système d'éducation ne -présente un double aspect: il est, à la fois, un et multiple. - -Il est multiple. En effet, en un sens, on peut dire qu'il y a autant -de sortes différentes d'éducation qu'il y a de milieux différents -dans cette société. Celle-ci est-elle formée de castes? L'éducation -varie d'une caste à l'autre; celle des patriciens n'était pas celle -des plébéiens; celle du Brahmane n'était pas celle du Çudra. De même, -au moyen âge, quel écart entre la culture que recevait le jeune page, -instruit dans tous les arts de la chevalerie, et celle du vilain -qui s'en allait apprendre à l'école de sa paroisse quelques maigres -éléments de comput, de chant et de grammaire! Aujourd'hui encore, -ne voyons-nous pas l'éducation varier avec les classes sociales, ou -même avec les habitats? Celle de la ville n'est pas celle de la -campagne, celle du bourgeois n'est pas celle de l'ouvrier. On dira -que cette organisation n'est pas moralement justifiable, qu'on ne -peut y voir qu'une survivance destinée à disparaître? La thèse est -aisée à défendre. Il est évident que l'éducation de nos enfants ne -devrait pas dépendre du hasard qui les fait naître ici ou là, de tels -parents plutôt que de tels autres. Mais alors même que la conscience -morale de notre temps aurait reçu sur ce point la satisfaction qu'elle -attend, l'éducation ne deviendrait pas pour cela plus uniforme. Alors -même que la carrière de chaque enfant ne serait plus, en grande -partie, prédéterminée par une aveugle hérédité, la diversité morale -des professions ne laisserait pas d'entraîner à sa suite une grande -diversité pédagogique. Chaque profession, en effet, constitue un -milieu _sui generis_ qui réclame des aptitudes particulières et des -connaissances spéciales, où règnent certaines idées, certains usages, -de certaines manières de voir les choses; et comme l'enfant doit être -préparé en vue de la fonction qu'il sera appelé à remplir, l'éducation, -à partir d'un certain âge, ne peut plus rester la même pour tous les -sujets auxquels elle s'applique. C'est pourquoi nous la voyons, dans -tous les pays civilisés, qui tend de plus en plus à se diversifier -et à se spécialiser; et cette spécialisation devient tous les jours -plus précoce. L'hétérogénéité qui se produit ainsi ne repose pas, -comme celle dont nous constations tout à l'heure l'existence, sur -d'injustes inégalités; mais elle n'est pas moindre. Pour trouver une -éducation absolument homogène et égalitaire, il faudrait remonter -jusqu'aux sociétés préhistoriques au sein desquelles il n'existe aucune -différenciation; et encore ces sortes de sociétés ne représentent-elles -guère qu'un moment logique dans l'histoire de l'humanité. - -Mais, quelle que soit l'importance de ces éducations spéciales, -elles ne sont pas toute l'éducation. On peut même dire qu'elles ne -se suffisent pas à elles-mêmes; partout où on les observe, elles -ne divergent les unes des autres qu'à partir d'un certain point en -deçà duquel elles se confondent. Elles reposent toutes sur une base -commune. Il n'y a pas de peuple où il n'existe un certain nombre -d'idées, de sentiments et de pratiques que l'éducation doit inculquer -à tous les enfants indistinctement, à quelque catégorie sociale qu'ils -appartiennent. Là même où la société est divisée en castes fermées -les unes aux autres, il y a toujours une religion commune à tous, -et, par suite, les principes de la culture religieuse, qui est alors -fondamentale, sont les mêmes dans toute l'étendue de la population. Si -chaque caste, chaque famille a ses dieux spéciaux, il y a des divinités -générales qui sont reconnues de tout le monde et que tous les enfants -apprennent à adorer. Et comme ces divinités incarnent et personnifient -certains sentiments, certaines manières de concevoir le monde et la -vie, on ne peut être initié à leur culte sans contracter, du même coup, -toutes sortes d'habitudes mentales qui dépassent la sphère de la vie -purement religieuse. De même, au moyen âge, serfs, vilains, bourgeois -et nobles recevaient également une même éducation chrétienne. S'il en -est ainsi de sociétés où la diversité intellectuelle et morale atteint -ce degré de contraste, à combien plus forte raison en est-il de même -des peuples plus avancés où les classes, tout en restant distinctes, -sont pourtant séparées par un abîme moins profond! Là où ces éléments -communs de toute éducation ne s'expriment pas sous forme de symboles -religieux, ils ne laissent pas cependant d'exister. Au cours de notre -histoire, il s'est constitué tout un ensemble d'idées sur la nature -humaine, sur l'importance respective de nos différentes facultés, sur -le droit et sur le devoir, sur la société, sur l'individu, sur le -progrès, sur la science, sur l'art, etc., qui sont à la base même de -notre esprit national; toute éducation, celle du riche comme celle -du pauvre, celle qui conduit aux carrières libérales comme celle qui -prépare aux fonctions industrielles, a pour objet de les fixer dans les -consciences. - -Il résulte de ces faits que chaque société se fait un certain idéal -de l'homme, de ce qu'il doit être tant au point de vue intellectuel -que physique et moral; que cet idéal est, dans une certaine mesure, -le même pour tous les citoyens; qu'à partir d'un certain point il -se différencie suivant les milieux particuliers que toute société -comprend dans son sein. C'est cet idéal, à la fois un et divers, qui -est le pôle de l'éducation. Elle a donc pour fonction de susciter -chez l'enfant: 1° un certain nombre d'états physiques et mentaux que -la société à laquelle il appartient considère comme ne devant être -absents d'aucun de ses membres; 2°certains états physiques et mentaux -que le groupe social particulier (caste, classe, famille, profession) -considère également comme devant se retrouver chez tous ceux qui -le forment. Ainsi, c'est la société, dans son ensemble, et chaque -milieu social particulier, qui déterminent cet idéal que l'éducation -réalise. La société ne peut vivre que s'il existe entre ses membres -une suffisante homogénéité: l'éducation perpétue et renforce cette -homogénéité en fixant d'avance dans l'âme de l'enfant les similitudes -essentielles que réclame la vie collective. Mais, d'un autre côté, -sans une certaine diversité, toute coopération serait impossible: -l'éducation assure la persistance de cette diversité nécessaire en -se diversifiant elle-même et en se spécialisant. Si la société est -arrivée à ce degré de développement où les anciennes divisions en -castes et en classes ne peuvent plus se maintenir, elle prescrira -une éducation plus une à sa base. Si, au même moment, le travail est -plus divisé, elle provoquera chez les enfants, sur un premier fonds -d'idées et de sentiments communs, une plus riche diversité d'aptitudes -professionnelles. Si elle vit en état de guerre avec les sociétés -ambiantes, elle s'efforce de former les esprits sur un modèle -fortement national; si la concurrence internationale prend une forme -plus pacifique, le type qu'elle cherche à réaliser est plus général et -plus humain. L'éducation n'est donc pour elle que le moyen par lequel -elle prépare dans le cœur des enfants les conditions essentielles de sa -propre existence. Nous verrons plus loin comment l'individu lui-même a -intérêt à se soumettre à ces exigences. - -Nous arrivons donc à la formule suivante: L'_éducation est l'action -exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas -encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et -de développer chez l'enfant un certain nombre d'états physiques, -intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique -dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement -destiné._ - -3° _Conséquence de la définition précédente: caractère social de -l'éducation._ - -Il résulte de la définition qui précède que l'éducation consiste en -une socialisation méthodique de la jeune génération. En chacun de -nous, peut-on dire, il existe deux êtres qui, pour être inséparables -autrement que par abstraction, ne laissent pas d'être distincts. -L'un est fait de tous les états mentaux qui ne se rapportent qu'à -nous-même et aux événements de notre vie personnelle: c'est ce qu'on -pourrait appeler l'être individuel. L'autre est un système d'idées, -de sentiments et d'habitudes qui expriment en nous, non pas notre -personnalité, mais le groupe ou les groupes différents dont nous -faisons partie; telles sont les croyances religieuses, les croyances et -les pratiques morales, les traditions nationales ou professionnelles, -les opinions collectives de toute sorte. Leur ensemble forme l'être -social. Constituer cet être en chacun de nous, telle est la fin de -l'éducation. - -C'est par là, d'ailleurs, que se montre le mieux l'importance de son -rôle et la fécondité de son action. En effet, non seulement cet être -social n'est pas donné tout fait dans la constitution primitive de -l'homme; mais il n'en est pas résulté par un développement spontané. -Spontanément, l'homme n'était pas enclin à se soumettre à une autorité -politique, à respecter une discipline morale, à se dévouer et à se -sacrifier. Il n'y avait rien dans notre nature congénitale qui nous -prédisposât nécessairement à devenir les serviteurs de divinités, -emblèmes symboliques de la société, à leur rendre un culte, à nous -priver pour leur faire honneur. C'est la société elle-même qui, à -mesure qu'elle s'est formée et consolidée, a tiré de son propre sein -ces grandes forces morales devant lesquelles l'homme a senti son -infériorité. Or, si l'on fait abstraction des vagues et incertaines -tendances qui peuvent être dues à l'hérédité, l'enfant, en entrant -dans la vie, n'y apporte que sa nature d'individu. La société se -trouve donc, à chaque génération nouvelle, en présence d'une table -presque rase sur laquelle il lui faut construire à nouveaux frais. Il -faut que, par les voies les plus rapides, à l'être égoïste et asocial -qui vient de naître, elle en surajoute un autre, capable de mener une -vie morale et sociale. Voilà quelle est l'œuvre de l'éducation, et -l'on en aperçoit toute la grandeur. Elle ne se borne pas à développer -l'organisme individuel dans le sens marqué par sa nature, à rendre -apparentes des puissances cachées qui ne demandaient qu'à se révéler. -Elle crée dans l'homme un être nouveau. - -Cette vertu créatrice est, d'ailleurs, un privilège spécial de -l'éducation humaine. Tout autre est celle que reçoivent les animaux, -si l'on peut appeler de ce nom l'entraînement progressif auquel ils -sont soumis de la part de leurs parents. Elle peut bien presser le -développement de certains instincts qui sommeillent dans l'animal, -mais elle ne l'initie pas à une vie nouvelle. Elle facilite le jeu des -fonctions naturelles, mais elle ne crée rien. Instruit par sa mère, le -petit sait plus vite voler ou faire son nid; mais il n'apprend presque -rien qu'il n'eût pu découvrir par son expérience personnelle. C'est -que les animaux ou vivent en dehors de tout état social ou forment -des sociétés assez simples, qui fonctionnent grâce à des mécanismes -instinctifs que chaque individu porte en soi, tout constitués, dès -sa naissance. L'éducation ne peut donc rien ajouter d'essentiel à la -nature, puisque celle-ci suffit à tout, à la vie du groupe comme à -celle de l'individu. Au contraire, chez l'homme, les aptitudes de -toute sorte que suppose la vie sociale sont beaucoup trop complexes -pour pouvoir s'incarner, en quelque sorte, dans nos tissus et se -matérialiser sous la forme de prédispositions organiques. Il s'ensuit -qu'elles ne peuvent se transmettre d'une génération à l'autre par la -voie de l'hérédité. C'est par l'éducation que se fait la transmission. - -Cependant, dira-t-on, si l'on peut concevoir, en effet, que les -qualités proprement morales, parce qu'elles imposent à l'individu -des privations, parce qu'elles gênent ses mouvements naturels, ne -peuvent être suscitées en nous que sous une action venue du dehors, -n'y en a-t-il pas d'autres que tout homme est intéressé à acquérir -et recherche spontanément? Telles sont les qualités diverses de -l'intelligence qui lui permettent de mieux approprier sa conduite -à la nature des choses. Telles sont aussi les qualités physiques, -et tout ce qui contribue à la vigueur et à la santé de l'organisme. -Pour celles-là, tout au moins, il semble que l'éducation, en les -développant, ne fasse qu'aller au-devant du développement même de la -nature, que mener l'individu à un état de perfection relative vers -laquelle il tend de lui-même, bien qu'il puisse y atteindre plus -rapidement grâce au concours de la société. - -Mais ce qui montre bien, malgré les apparences, qu'ici comme ailleurs -l'éducation répond avant tout à des nécessités sociales, c'est qu'il -est des sociétés où ces qualités n'ont pas été cultivées du tout, -et qu'en tout cas elles ont été entendues très différemment selon -les sociétés. Il s'en faut que les avantages d'une solide culture -intellectuelle aient été reconnus par tous les peuples. La science, -l'esprit critique, que nous mettons aujourd'hui si haut, ont été -pendant longtemps tenus en suspicion. Ne connaissons-nous pas une -grande doctrine qui proclame heureux les pauvres d'esprit? Il faut -se garder de croire que cette indifférence pour le savoir ait été -artificiellement imposée aux hommes en violation de leur nature. Ils -n'ont pas par eux-mêmes l'appétit instinctif de science qu'on leur a -souvent et arbitrairement prêté. Ils ne désirent la science que dans la -mesure où l'expérience leur a appris qu'ils ne peuvent pas s'en passer. -Or, pour ce qui concerne l'aménagement de leur vie individuelle, ils -n'en avaient que faire. Comme le disait déjà Rousseau, pour satisfaire -les nécessités vitales, la sensation, l'expérience et l'instinct -pouvaient suffire comme ils suffisent à l'animal. Si l'homme n'avait -connu d'autres besoins que ceux, très simples, qui ont leurs racines -dans sa constitution individuelle, il ne se serait pas mis en quête de -la science, d'autant plus qu'elle n'a pas été acquise sans laborieux et -douloureux efforts. Il n'a connu la soif du savoir que quand la société -l'a éveillée en lui, et la société ne l'a éveillée que quand elle-même -en a senti le besoin. Ce moment arriva quand la vie sociale, sous -toutes ses formes, fut devenue trop complexe pour pouvoir fonctionner -autrement que grâce au concours de la pensée réfléchie, c'est-à-dire -de la pensée éclairée par la science. Alors la culture scientifique -devint indispensable, et c'est pourquoi la société la réclame de ses -membres et la leur impose comme un devoir. Mais, à l'origine, tant que -l'organisation sociale est très simple, très peu variée, toujours égale -à elle-même, l'aveugle tradition suffit, comme l'instinct à l'animal. -Dès lors, la pensée et le libre examen sont inutiles et même dangereux, -puisqu'ils ne peuvent que menacer la tradition. C'est pourquoi ils sont -proscrits. - -Il n'en est pas autrement des qualités physiques. Que l'état du milieu -social incline la conscience publique vers l'ascétisme, et l'éducation -physique sera rejetée au second plan. C'est un peu ce qui s'est produit -dans les écoles du moyen âge; et cet ascétisme était nécessaire, car -la seule manière de s'adapter à la rudesse de ces temps difficiles -était de l'aimer. De même, suivant le courant de l'opinion, cette même -éducation sera entendue dans les sens les plus différents. À Sparte, -elle avait surtout pour objet d'endurcir les membres à la fatigue; -à Athènes, elle était un moyen de faire des corps beaux à la vue; -au temps de la chevalerie, on lui demandait de former des guerriers -agiles et souples; de nos jours, elle n'a plus qu'un but hygiénique, -et se préoccupe surtout de contenir les dangereux effets d'une culture -intellectuelle trop intense. Ainsi, même les qualités qui paraissent, -au premier abord, si spontanément désirables, l'individu ne les -recherche que quand la société l'y invite, et il les recherche de la -façon qu'elle lui prescrit. - -Nous sommes ainsi en mesure de répondre à une question que soulevait -tout ce qui précède. Tandis que nous montrions la société façonnant, -suivant ses besoins, les individus, il pouvait sembler que ceux-ci -subissaient de ce fait une insupportable tyrannie. Mais, en réalité, -ils sont eux-mêmes intéressés à cette soumission; car l'être nouveau -que l'action collective, par la voie de l'éducation, édifie ainsi en -chacun de nous, représente ce qu'il y a de meilleur en nous, ce qu'il y -a en nous de proprement humain. L'homme, en effet, n'est un homme que -parce qu'il vit en société. Il est difficile, au cours d'un article, -de démontrer avec rigueur une proposition aussi générale et aussi -importante, et qui résume les travaux de la sociologie contemporaine. -Mais, d'abord, on peut dire qu'elle est de moins en moins contestée. De -plus, il n'est pas impossible de rappeler sommairement les faits les -plus essentiels qui la justifient. - -Tout d'abord, s'il est aujourd'hui un fait historiquement établi, c'est -que la morale est étroitement en rapports avec la nature des sociétés, -puisque, comme nous l'avons montré chemin faisant, elle change quand -les sociétés changent. C'est donc qu'elle résulte de la vie en commun. -C'est la société, en effet, qui nous tire hors de nous-même, qui nous -oblige à compter avec d'autres intérêts que les nôtres, c'est elle qui -nous a appris à dominer nos passions, nos instincts, à leur faire -la loi, à nous gêner, à nous priver, à nous sacrifier, à subordonner -nos fins personnelles à des fins plus hautes. Tout le système de -représentation qui entretient en nous l'idée et le sentiment de la -règle, de la discipline, tant interne qu'externe, c'est la société qui -l'a institué dans nos consciences. C'est ainsi que nous avons acquis -cette puissance de nous résister à nous-même, cette maîtrise sur nos -penchants qui est un des traits distinctifs de la physionomie humaine -et qui est d'autant plus développée que nous sommes plus pleinement des -hommes. - -Nous ne devons pas moins à la société au point de vue intellectuel. -C'est la science qui élabore les notions cardinales qui dominent notre -pensée: notions de cause, de lois, d'espace, de nombre, notions des -corps, de la vie, de la conscience, de la société, etc. Toutes ces -idées fondamentales sont perpétuellement en évolution: c'est qu'elles -sont le résumé, la résultante de tout le travail scientifique, loin -qu'elles en soient le point de départ comme le croyait Pestalozzi. Nous -ne nous représentons pas l'homme, la nature, les causes, l'espace même, -comme on se les représentait au moyen âge; c'est que nos connaissances -et nos méthodes scientifiques ne sont plus les mêmes. Or la science -est une œuvre collective, puisqu'elle suppose une vaste coopération -de tous les savants non seulement d'un même temps, mais de toutes les -époques successives de l'histoire.--Avant que les sciences ne fussent -constituées, la religion remplissait le même office; car toute -mythologie consiste en une représentation, déjà très élaborée, de -l'homme et de l'univers. La science, d'ailleurs, a été l'héritière de -la religion. Or une religion est une institution sociale.--En apprenant -une langue, nous apprenons tout un système d'idées, distinguées et -classées, et nous héritons de tout le travail d'où sont sorties ces -classifications qui résument des siècles d'expériences. Il y a plus: -sans le langage, nous n'aurions pour ainsi dire pas d'idées générales; -car c'est le mot qui, en les fixant, donne aux concepts une consistance -suffisante pour qu'ils puissent être maniés commodément par l'esprit. -C'est donc le langage qui nous a permis de nous élever au-dessus de la -pure sensation; et il n'est pas nécessaire de démontrer que le langage -est, au premier chef, une chose sociale. - -On voit par ces quelques exemples à quoi se réduirait l'homme, si l'on -en retirait tout ce qu'il tient de la société: il tomberait au rang -de l'animal. S'il a pu dépasser le stade auquel les animaux se sont -arrêtés, c'est d'abord qu'il n'est pas réduit au seul fruit de ses -efforts personnels, mais coopère régulièrement avec ses semblables; -ce qui renforce le rendement de l'activité de chacun. C'est ensuite -et surtout que les produits du travail d'une génération ne sont pas -perdus pour celle qui suit. De ce qu'un animal a pu apprendre au cours -de sort existence individuelle, presque rien ne peut lui survivre. -Au contraire, les résultats de l'expérience humaine se conservent -presque intégralement et jusque dans le détail, grâce aux livres, aux -monuments figurés, aux outils, aux instruments de toute sorte qui -se transmettent de génération en génération, à la tradition orale, -etc. Le sol de la nature se recouvre ainsi d'une riche alluvion qui -va sans cesse en croissant. Au lieu de se dissiper toutes les fois -qu'une génération s'éteint et est remplacée par une autre, la sagesse -humaine s'accumule sans terme, et c'est cette accumulation indéfinie -qui élève l'homme au-dessus de la bête et au-dessus de lui-même. -Mais, tout comme la coopération dont il était d'abord question, cette -accumulation n'est possible que dans et par la société. Car, pour que -le legs de chaque génération puisse être conservé et ajouté aux autres, -il faut qu'il y ait une personnalité morale qui dure par-dessus les -générations qui passent, qui les relie les unes aux autres: c'est la -société. Ainsi, l'antagonisme que l'on a trop souvent admis entre la -société et l'individu ne correspond à rien dans les faits. Bien loin -que ces deux termes s'opposent et ne puissent se développer qu'en sens -inverse l'un de l'autre, ils s'impliquent. L'individu, en voulant la -société, se veut lui-même. L'action qu'elle exerce sur lui, par la voie -de l'éducation notamment, n'a nullement pour objet et pour effet de le -comprimer, de le diminuer, de le dénaturer, mais, au contraire, de le -grandir et d'en faire un être vraiment humain. Sans doute il ne peut -se grandir ainsi qu'en faisant effort. Mais c'est que précisément le -pouvoir de faire volontairement effort est une des caractéristiques -les plus essentielles de l'homme. - - -4° _Le rôle de l'État en matière d'éducation._ - -Cette définition de l'éducation permet de résoudre aisément la -question, si controversée, des devoirs et des droits de l'État en -matière d'éducation. - -On leur oppose les droits delà famille. L'enfant, dit-on, est d'abord -à ses parents: c'est donc à eux qu'il appartient de diriger, comme ils -l'entendent, son développement intellectuel et moral. L'éducation est -alors conçue comme une chose essentiellement privée et domestique. -Quand on se place à ce point de vue, on tend naturellement à réduire au -minimum possible l'intervention de l'État en la matière. Il devrait, -dit-on, se borner à servir d'auxiliaire et de substitut aux familles. -Quand elles sont hors d'état de s'acquitter de leurs devoirs, il est -naturel qu'il s'en charge. Il est naturel même qu'il leur rende la -tâche le plus facile possible, en mettant à leur disposition des écoles -où elles puissent, si elles le veulent, envoyer leurs enfants. Mais -il doit se renfermer strictement dans ces limites, et s'interdire -toute action positive destinée à imprimer une orientation déterminée à -l'esprit de la jeunesse. - -Mais il s'en faut que son rôle doive rester aussi négatif. Si, comme -nous avons essayé de l'établir, l'éducation a, avant tout, une -fonction collective, si elle a pour objet d'adapter l'enfant au milieu -social où il est destiné à vivre, il est impossible que la société -se désintéresse d'une telle opération. Comment pourrait-elle en être -absente, puisqu'elle est le point de repère d'après lequel l'éducation -doit diriger son action? C'est donc à elle qu'il appartient de rappeler -sans cesse au maître quelles sont les idées, les sentiments qu'il -faut imprimer à l'enfant pour le mettre en harmonie avec le milieu -dans lequel il doit vivre. Si elle n'était pas toujours présente et -vigilante pour obliger l'action pédagogique à s'exercer dans un sens -social, celle-ci se mettrait nécessairement au service de croyances -particulières, et la grande âme de la patrie se diviserait et se -résoudrait en une multitude incohérente de petites âmes fragmentaires -en conflit les unes avec les autres. On ne peut pas aller plus -complètement contre le but fondamental de toute éducation. Il faut -choisir: si l'on attache quelque prix à l'existence de la société,--et -nous venons de voir ce qu'elle est pour nous,--il faut que l'éducation -assure entre les citoyens une suffisante communauté d'idées et de -sentiments sans laquelle toute société est impossible; et pour qu'elle -puisse produire ce résultat, encore faut-il qu'elle ne soit pas -abandonnée totalement à l'arbitraire des particuliers. - -Du moment que l'éducation est une fonction essentiellement sociale, -l'État ne peut s'en désintéresser. Au contraire, tout ce qui est -éducation doit être, en quelque mesure, soumis à son action. Ce -n'est pas à dire pour cela qu'il doive nécessairement monopoliser -l'enseignement. La question est trop complexe pour qu'il soit possible -de la traiter ainsi en passant: nous entendons la réserver. On peut -croire que les progrès scolaires sont plus faciles et plus prompts là -où une certaine marge est laissée aux initiatives individuelles; car -l'individu est plus volontiers novateur que l'État. Mais de ce que -l'État doive, dans l'intérêt public, laisser s'ouvrir d'autres écoles -que celles dont il a plus directement la responsabilité, il ne suit -pas qu'il doive rester étranger à ce qui s'y passe. Au contraire, -l'éducation qui s'y donne doit y rester soumise à son contrôle. Il -n'est même pas admissible que la fonction d'éducateur puisse être -remplie par quelqu'un qui ne présente pas des garanties spéciales dont -l'État seul peut être juge. Sans doute, les limites dans lesquelles -doit se renfermer son intervention peuvent être assez malaisées à -déterminer une fois pour toutes, mais le principe de l'intervention -ne saurait être contesté. Il n'y a pas d'école qui puisse réclamer le -droit de donner, en toute liberté, une éducation anti-sociale. - -Il est toutefois nécessaire de reconnaître que l'état de division où -sont actuellement les esprits, dans notre pays, rend ce devoir de -l'État particulièrement délicat, en même temps, d'ailleurs, que plus -important. Il n'appartient pas, en effet, à l'État de créer cette -communauté d'idées et de sentiments sans laquelle il if y a pas de -société; elle doit se constituer d'elle-même, et il ne peut que la -consacrer, la maintenir, la rendre plus consciente aux particuliers. -Or, il est malheureusement incontestable que, chez nous, cette unité -morale n'est pas, sur tous les points, ce qu'il faudrait qu'elle -fût. Nous sommes partagés entre des conceptions divergentes et même -parfois contradictoires. Il y a dans ces divergences un fait qu'il est -impossible de nier et dont il faut tenir compte. Il ne saurait être -question de reconnaître à la majorité le droit d'imposer ses idées aux -enfants de la minorité. L'école ne saurait être la chose d'un parti, -et le maître manque à ses devoirs quand il use de l'autorité dont il -dispose pour entraîner ses élèves dans l'ornière de ses partis-pris -personnels, si justifiés qu'ils puissent lui paraître. Mais, en dépit -de toutes les dissidences, il y a dès à présent, à la base de notre -civilisation, un certain nombre de principes qui, implicitement ou -explicitement, sont communs à tous, que bien peu, en tous cas, osent -nier ouvertement et en face: respect de la raison, de la science, des -idées et des sentiments qui sont à la base de la morale démocratique. -Le rôle de l'État est de dégager ces principes essentiels, de les faire -enseigner dans ses écoles, de veiller à ce que nulle part on ne les -laisse ignorés des enfants, à ce que partout il en soit parlé avec le -respect qui leur est dû. Il y a, sous ce rapport, une action à exercer -qui sera peut-être d'autant plus efficace qu'elle sera moins agressive -et moins violente et qu'elle saura mieux se contenir dans de sages -limites. - - -5° _Pouvoir de l'éducation. Les moyens d'action._ - -Après avoir déterminé le but de l'éducation, il nous faut chercher à -déterminer comment et dans quelle mesure il est possible d'atteindre ce -but, c'est-à-dire comment et dans quelle mesure l'éducation peut être -efficace. - -La question a été, de tout temps, très controversée. Pour Fontenelle, -«ni la bonne éducation ne fait le bon caractère, ni la mauvaise ne le -détruit». Au contraire, pour Locke, pour Helvétius, l'éducation est -toute-puissante. D'après ce dernier, «tous les hommes naissent égaux et -avec des aptitudes égales; l'éducation seule fait les différences». La -théorie de Jacotot se rapproche de la précédente.--La solution que l'on -donne au problème dépend de l'idée qu'on se fait de l'importance et de -la nature des prédispositions innées, d'une part; et, de l'autre, de la -puissance des moyens d'action dont dispose l'éducateur. - -L'éducation ne fait pas l'homme de rien, comme le croyaient Locke et -Helvétius; elle s'applique à des dispositions qu'elle trouve toutes -faites. D'un autre côté, on peut concéder d'une manière générale -que ces tendances congénitales sont très fortes, très difficiles -à détruire ou à transformer radicalement; car elles dépendent de -conditions organiques sur lesquelles l'éducateur a peu de prise. Par -conséquent, dans la mesure où elles ont un objet défini, où elles -inclinent l'esprit et le caractère à des manières d'agir et de penser -étroitement déterminées, tout l'avenir de l'individu se trouve fixé par -avance, et il ne reste pas beaucoup à faire à l'éducation. - -Mais heureusement, une des caractéristiques de l'homme, c'est que les -prédispositions innées sont chez lui très générales et très vagues. -En effet, le type de la prédisposition arrêtée, rigide, invariable, -qui ne laisse guère de place à l'action des causes extérieures, c'est -l'instinct. Or, on peut se demander s'il existe chez l'homme un -seul instinct proprement dit. On parle quelquefois de l'instinct de -conservation; mais l'expression est impropre. Car un instinct c'est un -système de mouvements déterminés, toujours les mêmes, qui, une fois -qu'ils sont déclanchés par la sensation, s'enchaînent automatiquement -les uns aux autres jusqu'à ce qu'ils arrivent à leur terme naturel, -sans que la réflexion ait nulle part à intervenir; or, les mouvements -que nous faisons quand notre vie est en danger n'ont nullement cette -détermination et cette invariabilité automatique. Ils changent suivant -les situations; nous les approprions aux circonstances: c'est donc -qu'ils ne vont pas sans un certain choix conscient, quoique rapide. -Ce qu'on nomme instinct de conservation n'est, en définitive, qu'une -impulsion générale à fuir la mort, sans que les moyens par lesquels -nous cherchons à l'éviter soient prédéterminés une fois pour toutes. -On en peut dire autant de ce qu'on appelle parfois, non moins -inexactement, l'instinct maternel, l'instinct paternel, et même -l'instinct sexuel. Ce sont des poussées dans une direction; mais les -moyens par lesquels ces poussées s'actualisent changent d'un individu à -l'autre, d'une occasion à l'autre. Une large place reste donc réservée -aux tâtonnements, aux accommodations personnelles, et, par conséquent, -à l'action de causes qui ne peuvent faire sentir leur influence -qu'après la naissance. Or, l'éducation est une de ces causes. - -On a prétendu, il est vrai, que l'enfant héritait parfois d'une -tendance très forte vers un acte défini, comme le suicide, le vol, le -meurtre, la fraude, etc. Mais ces assertions ne sont nullement d'accord -avec les faits. Quoi qu'on en ait dit, on ne naît pas criminel; encore -moins est-on voué, dès la naissance, à tel ou tel genre de crime; -le paradoxe des criminologistes italiens ne compte plus aujourd'hui -beaucoup de défenseurs. Ce qui est hérité, c'est un certain manque -d'équilibre mental, qui rend l'individu plus réfractaire à une conduite -suivie et disciplinée. Mais un tel tempérament ne prédestine pas plus -un homme à être un criminel qu'un explorateur amoureux d'aventures, un -prophète, un novateur politique, un inventeur, etc. On en peut dire -autant de toutes les aptitudes professionnelles. Comme le remarque -Bain, «le fils d'un grand philologue n'hérite pas d'un seul vocable; le -fils d'un grand voyageur peut, à l'école, être surpassé en géographie -par le fils d'un mineur». Ce que l'enfant reçoit de ses parents, ce -sont des facultés très générales; c'est quelque force d'attention, -une certaine dose de persévérance, un jugement sain, de l'imagination, -etc. Mais chacune de ces facultés peut servir à toute sorte de fins -différentes. Un enfant doué d'une assez vive imagination pourra, selon -les circonstances, selon les influences qui se feront sentir sur lui, -devenir un peintre ou un poète, ou un ingénieur à l'esprit inventif, ou -un hardi financier. L'écart est donc considérable entre les qualités -naturelles et la forme spéciale qu'elles doivent prendre pour être -utilisées dans la vie. C'est dire que l'avenir n'est pas étroitement -prédéterminé par notre constitution congénitale. La Raison en est -facile à comprendre. Les seules formes d'activité qui puissent se -transmettre héréditairement sont celles qui se répètent toujours d'une -manière assez identique pour pouvoir se fixer sous une forme rigide -dans les tissus de l'organisme. Or là vie humaine dépend de conditions -multiples, complexes, et, par conséquent, changeantes; il faut donc -qu'elle-même change et se modifie sans cesse. Par suite, il est -impossible qu'elle se cristallise sous une forme définie et définitive. -Mais seules des dispositions très générales, très vagues, exprimant -les caractères communs à toutes les expériences particulières, peuvent -survivre et passer d'une génération à l'autre. - -Dire que les caractères innés sont, pour la plupart, très généraux, -c'est dire qu'ils sont très malléables, très souples, puisqu'ils -peuvent recevoir des déterminations très différentes. Entre les -virtualités indécises qui constituent l'homme au moment où il vient -de naître, et le personnage très défini qu'il doit devenir pour jouer -dans la société un rôle utile, la distance est donc considérable. C'est -celle distance que l'éducation doit faire parcourir à l'enfant. On voit -qu'un vaste champ est ouvert à son action. - -Mais, pour exercer cette action, a-t-elle des moyens d'une suffisante -énergie? - -Pour donner une idée de ce qui constitue l'action éducative et en -montrer la puissance, un psychologue contemporain, Guyau, l'a comparé à -la suggestion hypnotique; et le rapprochement n'est pas sans fondement. - -La suggestion hypnotique suppose, en effet, les deux conditions -suivantes: 1° L'état où se trouve le sujet hypnotisé se caractérise -par son exceptionnelle passivité. L'esprit est presque réduit à l'état -de table rase; une sorte de vide a été réalisé dans la conscience; la -volonté est comme paralysée. Par suite, l'idée suggérée, ne rencontrant -point d'idée contraire, peut s'installer avec un minimum de résistance; -2° Cependant, comme le vide n'est jamais complet, il faut de plus -que l'idée tienne de la suggestion elle-même une puissance d'action -particulière. Pour cela, il est nécessaire que le magnétiseur parle sur -un ton de commandement, avec autorité. Il faut qu'il dise: _Je veux_; -qu'il indique que le refus d'obéir n'est même pas concevable, que -l'acte doit être accompli, que la chose doit être vue telle qu'il la -montre, qu'il ne peut en être autrement. S'il faiblit, on voit le sujet -hésiter, résister, parfois même se refuser à obéir. Si seulement il -entre en discussion, c'en est fait de son pouvoir. Plus la suggestion -va contre le tempérament naturel de l'hypnotisé, plus le ton impératif -sera indispensable. - -Or ces deux conditions se trouvent réalisées dans les rapports que -soutient l'éducateur avec l'enfant soumis à son action: 1° L'enfant -est naturellement dans un état de passivité tout à fait comparable à -celui où l'hypnotisé se trouve artificiellement placé. Sa conscience -ne contient encore qu'un petit nombre de représentations capables de -lutter contre celles qui lui sont suggérées; sa volonté est encore -rudimentaire. Aussi est-il très facilement suggestionnable. Pour la -même raison, il est très accessible à la contagion de l'exemple, très -enclin à l'imitation; 2° L'ascendant que le maître a naturellement -sur son élève, par suite de la supériorité de son expérience et de sa -culture, donnera naturellement à son action la puissance efficace qui -lui est nécessaire. - -Ce rapprochement montre combien il s'en faut que l'éducateur soit -désarmé; car on sait toute la puissance de la suggestion hypnotique. -Si donc l'action éducative a, même à un moindre degré, une efficacité -analogue, il est permis d'en attendre beaucoup pourvu qu'on sache -s'en servir. Bien loin que nous devions nous décourager de notre -impuissance, nous avons plutôt lieu d'être effrayés par l'étendue de -notre pouvoir. Si maîtres et parents sentaient, d'une manière plus -constante, que rien ne peut se passer devant l'enfant qui ne laisse en -lui quelque trace, que la tournure de son esprit et de son caractère -dépend de ces milliers de petites actions insensibles qui se produisent -à chaque instant et auxquelles nous ne faisons pas attention à cause -de leur insignifiance apparente, comme ils surveilleraient davantage -leur langage et leur conduite! Assurément, l'éducation ne peut arriver -à de grands résultats quand elle procède par à-coups brusques et -intermittents. Comme le dit Herbart, ce n'est pas en admonestant -l'enfant avec véhémence de loin en loin que l'on peut agir fortement -sur lui. Mais quand l'éducation est patiente et continue, quand elle ne -recherche pas les succès immédiats et apparents, mais se poursuit avec -lenteur dans un sens bien déterminé, sans se laisser détourner parles -incidents extérieurs et les circonstances adventices, elle dispose de -tous les moyens nécessaires pour marquer profondément les âmes. - -En même temps on voit quel est le ressort essentiel de l'action -éducative. Ce qui fait l'influence du magnétiseur, c'est l'autorité -qu'il tient des circonstances. Par analogie déjà, on peut dire -que l'éducation doit être essentiellement chose d'autorité. Cette -importante proposition peut, d'ailleurs, être établie directement. -En effet, nous avons vu que l'éducation a pour objet de superposer, -à l'être individuel et asocial que nous sommes en naissant, un être -entièrement nouveau. Elle doit nous amener à dépasser notre nature -initiale; c'est à cette condition que l'enfant deviendra un homme. Or, -nous ne pouvons nous élever au-dessus de nous-même que par un effort -plus ou moins pénible. Rien n'est faux et décevant comme la conception -épicurienne de l'éducation, la conception d'un Montaigne, par exemple, -d'après laquelle l'homme peut se former en se jouant et sans autre -aiguillon que l'attrait du plaisir. Si la vie n'a rien de sombre et -s'il est criminel de l'assombrir artificiellement sous le regard de -l'enfant, elle est cependant sérieuse et grave, et l'éducation, qui -prépare à la vie, doit participer de cette gravité. Pour apprendre à -contenir son égoïsme naturel, à se subordonner à des fins plus hautes, -à soumettre ses désirs à l'empire de sa volonté, à les renfermer -dans de justes bornes, il faut que l'enfant exerce sur lui-même une -forte contention. Or, nous ne nous contraignons, nous ne nous faisons -violence que pour l'une ou l'autre des deux raisons suivantes: c'est -parce qu'il le faut d'une nécessité physique, ou parce que nous le -devons moralement. Mais l'enfant ne peut pas sentir la nécessité qui -nous impose physiquement ces efforts, car il n'est pas immédiatement en -contact avec les dures réalités de la vie qui rendent cette attitude -indispensable. Il n'est pas encore engagé dans la lutte; quoi qu'en -ait dit Spencer, nous ne pouvons pas le laisser exposé aux trop rudes -réactions des choses. Il faut déjà qu'il soit, en grande partie, formé -quand il les abordera pour de bon. Ce n'est donc pas sur leur pression -que l'on peut compter pour le déterminer à tendre sa volonté et à -acquérir sur lui-même la maîtrise nécessaire. - -Reste le devoir. Le sentiment du devoir, voilà, en effet, quel est, -pour l'enfant et même pour l'adulte, le stimulant par excellence de -l'effort. L'amour-propre lui-même le suppose. Car, pour être sensible, -comme il convient, aux punitions et aux récompenses, il faut déjà -avoir conscience de sa dignité et, par conséquent, de son devoir. -Mais l'enfant ne peut connaître le devoir que par ses maîtres ou ses -parents; il ne peut savoir ce que c'est que par la manière dont ils -le lui révèlent, par leur langage et par leur conduite. Il faut donc -qu'ils soient, pour lui, le devoir incarné et personnifié. C'est dire -que l'autorité morale est la qualité maîtresse de l'éducateur. Car -c'est par l'autorité qui est en lui que le devoir est le devoir. Ce -qu'il a de tout à fait _sui generis_, c'est le ton impératif dont il -parle aux consciences, le respect qu'il inspire aux volontés et qui les -fait s'incliner dès qu'il a prononcé. Par suite, il est indispensable -qu'une impression du même genre se dégage de la personne du maître. - -Il n'est pas nécessaire de montrer que l'autorité ainsi entendue n'a -rien de violent ni de compressif: elle consiste tout entière dans un -certain ascendant moral. Elle suppose réalisées chez le maître deux -conditions principales. Il faut d'abord qu'il ait de la volonté. -Car l'autorité implique la confiance, et l'enfant ne peut donner sa -confiance à quelqu'un qu'il voit hésiter, tergiverser, revenir sur ses -décisions. Mais cette première condition n'est pas la plus essentielle. -Ce qui importe avant tout, c'est que l'autorité dont il doit donner le -sentiment, le maître la sente réellement en lui. Elle constitue une -force qu'il ne peut manifester que s'il la possède effectivement. Or -d'où peut-elle lui venir? Serait-ce du pouvoir matériel dont il est -armé, du droit qu'il a de punir et de récompenser? Mais la crainte -du châtiment est tout autre chose que le respect de l'autorité. Elle -n'a de valeur morale que si le châtiment est reconnu comme juste -par celui-là même qui le subit: ce qui implique que l'autorité qui -punit est déjà reconnue comme légitime. Ce qui est en question. Ce -n'est pas du dehors que le maître peut tenir son autorité, c'est de -lui-même; elle ne peut lui venir que d'une foi intérieure. Il faut -qu'il croie, non en lui, sans doute, non aux qualités supérieures de -son intelligence ou de son cœur, mais à sa tâche et à la grandeur de -sa tâche. Ce qui fait l'autorité dont se colore si aisément la parole -du prêtre, c'est la haute idée qu'il a de sa mission; car il parle au -nom d'un dieu dont il se croit, dont il se sent plus proche que la -foule des profanes. Le maître laïc peut et doit avoir quelque chose -de ce sentiment. Lui aussi, il est l'organe d'une grande personne -morale qui le dépasse: c'est la société. De même que le prêtre est -l'interprète de son dieu, lui, il est l'interprète des grandes idées -morales de son temps et de son pays. Qu'il soit attaché à ces idées, -qu'il en sente toute la grandeur, et l'autorité qui est en elles et -dont il a conscience ne peut manquer de se communiquer à sa personne -et à tout ce qui en émane. Dans une autorité qui découle d'une source -aussi impersonnelle, il ne saurait entrer ni orgueil, ni vanité, ni -pédanterie. Elle est faite tout entière du respect qu'il a de ses -fonctions et, si l'on peut ainsi parler, de son ministère. C'est -ce respect qui, par le canal de la parole, du geste, passe de sa -conscience dans la conscience de l'enfant. - -On a quelquefois opposé la liberté et l'autorité, comme si ces deux -facteurs de l'éducation se contredisaient et se limitaient l'un -l'autre. Mais cette opposition est factice. En réalité, ces deux termes -s'impliquent loin de s'exclure. La liberté est fille de l'autorité -bien entendue. Car être libre, ce n'est pas faire ce qui plaît; c'est -être maître de soi, c'est savoir agir par raison et faire son devoir. -Or c'est justement à doter l'enfant de cette maîtrise de soi que -l'autorité du maître doit être employée. L'autorité du maître n'est -qu'un aspect de l'autorité du devoir et de la raison. L'enfant doit -donc être exercé à la reconnaître dans la parole de l'éducateur et à -en subir l'ascendant; c'est à cette condition qu'il saura plus tard la -retrouver dans sa conscience et y déférer. - - - - -II - -NATURE ET MÉTHODE DE LA PÉDAGOGIE - - -On a souvent confondu les deux mots d'éducation et de pédagogie, qui -demandent pourtant à être soigneusement distingués. - -L'éducation, c'est l'action exercée sur les enfants par les parents -et les maîtres. Cette action est de tous les instants, et elle est -générale. Il n'y a pas de période dans la vie sociale, il n'y a -même, pour ainsi dire, pas de moment dans la journée où les jeunes -générations ne soient pas en contact avec leurs aînés, et où, par -suite, elles ne reçoivent de ces derniers l'influence éducatrice. Car -cette influence ne se fait pas seulement sentir aux instants très -courts où parents ou maîtres communiquent consciemment, et par la voie -d'un enseignement proprement dit, les résultats de leur expérience à -ceux qui viennent après eux. Il y a une éducation inconsciente qui ne -cesse jamais. Par notre exemple, par les paroles que nous prononçons, -par les actes que nous accomplissons, nous façonnons d'une manière -continue l'âme de nos enfants. - -Il en est tout autrement de la pédagogie. Celle-ci consiste, non -en actions, mais en théories. Ces théories sont des manières de -concevoir l'éducation, non des manières de la pratiquer. Parfois elles -se distinguent des pratiques en usage au point de s'y opposer. La -pédagogie de Rabelais, celle de Rousseau ou de Pestalozzi, sont en -opposition avec l'éducation de leur temps. L'éducation n'est donc que -la matière de la pédagogie. Celle-ci consiste dans une certaine manière -de réfléchir aux choses de l'éducation. - -C'est ce qui fait que la pédagogie, au moins dans le passé, est -intermittente, tandis que l'éducation est continue. Il y a des peuples -qui n'ont pas eu de pédagogie proprement dite; elle n'apparaît même -qu'à une époque relativement avancée de l'histoire. On ne la rencontre -en Grèce qu'après l'époque de Périclès, avec Platon, Xénophon, -Aristote. C'est à peine si elle a existé à Rome. Dans les sociétés -chrétiennes, ce n'est guère qu'au seizième siècle qu'elle produit des -œuvres importantes; et l'essor qu'elle prit alors se ralentit au siècle -suivant, pour ne reprendre toute sa vigueur qu'au cours du dix-huitième -siècle. C'est que l'homme ne réfléchit pas toujours, mais seulement -quand il est nécessité à réfléchir, et que les conditions de la -réflexion ne sont pas toujours et partout données. - -Ceci posé, il nous faut rechercher quels sont les caractères de la -réflexion pédagogique et de ses produits. Faut-il y voir des doctrines -proprement scientifiques et doit-on dire de la pédagogie qu'elle est -une science, la science de l'éducation? Ou convient-il de lui donner un -autre nom, et lequel? La nature de la méthode pédagogique sera entendue -très différemment, suivant la réponse qu'on donnera à cette question. - -I. Que les choses de l'éducation, considérées d'un certain point de -vue, puissent être l'objet d'une discipline qui présente tous les -caractères des autres disciplines scientifiques, c'est, tout d'abord, -ce qu'il est facile de démontrer. - -En effet, pour qu'on puisse appeler science un ensemble d'études, il -faut et il suffit qu'elles présentent les caractères suivants: - -1° Il faut qu'elles portent sur des faits acquis, réalisés, donnés à -l'observation. Une science, en effet, se définit par son objet; elle -suppose par conséquent que cet objet existe, qu'on peut le désigner du -doigt, en quelque sorte, marquer la place qu'il occupe dans l'ensemble -de la réalité; - -2° Il faut que ces faits présentent entre eux une homogénéité -suffisante pour pouvoir être classés dans une même catégorie. S'ils -étaient irréductibles les uns aux autres, il y aurait, non pas une -science, mais autant de sciences différentes que d'espèces distinctes -de choses à étudier. Il arrive bien souvent aux sciences en train de -naître et de se constituer d'embrasser assez confusément une pluralité -d'objets différents; c'est le cas, par exemple, de la géographie, de -l'anthropologie, etc. Mais ce n'est jamais là qu'une phase transitoire -dans le développement des sciences; - -3° Enfin, ces faits, la science les étudie pour les connaître, et -seulement pour les connaître, d'une manière absolument désintéressée. -Nous nous servons à dessein de ce mot un peu général et vague -de connaître, sans préciser autrement en quoi peut consister la -connaissance dite scientifique. Peu importe, en effet, que le savant -s'attache à constituer des types plutôt qu'à découvrir des lois, -qu'il se borne à décrire ou bien qu'il cherche à expliquer. La -science commence dès que le savoir, quel qu'il soit, est recherché -pour lui-même. Sans doute, le savant sait bien que ses découvertes -seront vraisemblablement susceptibles d'être utilisées. Il peut même -se faire qu'il dirige de préférence ses recherches sur tel ou tel -point parce qu'il pressent qu'elles seront ainsi plus profitables, -qu'elles permettront de satisfaire à des besoins urgents. Mais en tant -qu'il se livre à l'investigation scientifique, il se désintéresse des -conséquences pratiques. Il dit ce qui est; il constate ce que sont les -choses, et il s'en tient là. Il ne se préoccupe pas de savoir si les -vérités qu'il découvre seront agréables ou déconcertantes; s'il est bon -que les rapports qu'il établit restent ce qu'ils sont, ou s'il vaudrait -mieux qu'ils fussent autrement. Son rôle est d'exprimer le réel, non -de le juger. - -Ceci posé, il n'y a pas de raison pour que l'éducation ne devienne pas -l'objet d'une recherche qui satisfasse à toutes ces conditions et qui, -par conséquent, présente tous les caractères d'une science. - -En effet, l'éducation, en usage dans une société déterminée et -considérée à un moment déterminé de son évolution, est un ensemble -de pratiques, de manières de faire, de coutumes qui constituent des -faits parfaitement définis et qui ont la même réalité que les autres -faits sociaux. Ce ne sont pas, comme on l'a cru pendant longtemps, -des combinaisons plus ou moins arbitraires et artificielles, qui -ne doivent l'existence qu'à l'influence capricieuse de volontés -toujours contingentes. Elles constituent, au contraire, de véritables -institutions sociales. Il n'est pas d'homme qui puisse faire qu'une -société ait, à un moment donné, un autre système d'éducation que celui -qui est impliqué dans sa structure, de même qu'il est impossible à un -organisme vivant d'avoir d'autres organes et d'autres fonctions que -ceux qui sont impliqués dans sa constitution. Si, à toutes les raisons -qui ont été données à l'appui de cette conception, il est nécessaire -d'en ajouter de nouvelles, il suffit de prendre conscience de la -force impérative avec laquelle ces pratiques s'imposent à nous. Il -est vain de croire que nous élevons nos enfants comme nous voulons. -Nous sommes forcés de suivre les règles qui règnent dans le milieu -social où nous vivons. L'opinion nous les impose, et l'opinion est une -force morale dont le pouvoir contraignant n'est pas moindre que celui -des forces physiques. Des usages auxquels elle prête son autorité -sont par cela même soustraits, dans une large mesure, à l'action des -individus. Nous pouvons bien y contrevenir, mais alors les forces -morales contre lesquelles nous nous insurgeons ainsi réagissent contre -nous, et il est difficile que, en raison de leur supériorité, nous ne -soyons pas vaincus. C'est ainsi que nous pouvons bien nous révolter -contre les forces matérielles dont nous dépendons; nous pouvons -tenter de vivre autrement que ne l'implique la nature de notre milieu -physique; mais, alors, la mort ou la maladie sont la sanction de notre -révolte. De même, nous sommes plongés dans une atmosphère d'idées et -de sentiments collectifs que nous ne pouvons pas modifier à volonté; -et c'est sur des idées et des sentiments de ce genre que reposent les -pratiques éducatives. Elles sont donc des choses distinctes de nous, -puisqu'elles nous résistent, des réalités qui ont par elles-mêmes une -nature définie, acquise, qui s'impose à nous; par conséquent, il peut -y avoir lieu de l'observer, de chercher à la connaître dans le seul -but de la connaître. D'autre part, toutes les pratiques éducatives, -quelles qu'elles puissent être, quelque différence qu'il y ait entre -elles, ont en commun un caractère essentiel: elles résultent toutes -de l'action exercée par une génération sur la génération suivante en -vue d'adapter celle-ci au milieu social dans lequel elle est appelée à -vivre. Elles sont donc toutes des modalités diverses de cette relation -fondamentale. Par conséquent, elles sont des faits d'une même espèce, -elles ressortissent à une même catégorie logique; elles peuvent donc -servir d'objet à une seule et même science, qui serait la science de -l'éducation. - -Il n'est pas impossible d'indiquer dès maintenant, dans le seul but de -préciser les idées, quelques-uns des principaux problèmes que cette -science aurait à traiter. - -Les pratiques éducatives ne sont pas des faits isolés les uns des -autres; mais, pour une même société, elles sont liées en un même -système dont toutes les parties concourent à une même fin: c'est le -système d'éducation propre à ce pays et à ce temps. Chaque peuple -ale sien, comme il a son système moral, religieux, économique, etc. -Mais, d'un autre côté, des peuples de même espèce, c'est-à-dire des -peuples qui se ressemblent par des caractères essentiels de leur -constitution, doivent pratiquer des systèmes d'éducation comparables -entre eux. Les similitudes que présente leur organisation générale -doivent nécessairement en entraîner d'autres, de même importance, dans -leur organisation éducative. Par conséquent, on peut certainement, -par comparaison, en dégageant les ressemblances et en éliminant -les différences, constituer les types génériques d'éducation qui -correspondent aux différentes espèces de sociétés. Par exemple, -sous le régime de la tribu, l'éducation a pour caractéristique -essentielle qu'elle est diffuse; elle est donnée pour tous les membres -du clan indistinctement. Il n'y a pas de maîtres déterminés, pas de -surveillants spéciaux préposés à la formation de la jeunesse; c'est -tous les anciens, c'est l'ensemble des générations antérieures qui joue -ce rôle. Tout au plus arrive-t-il que, pour certains enseignements -particulièrement fondamentaux, certains anciens sont plus spécialement -désignés. Dans d'autres sociétés, plus avancées, cette diffusion prend -fin, ou, du moins, elle s'atténue. L'éducation se concentre entre les -mains de fonctionnaires spéciaux. Dans l'Inde, en Égypte, ce sont -les prêtres qui sont chargés de cette fonction. L'éducation est un -attribut du pouvoir sacerdotal. Or cette première caractéristique -différentielle en entraîne d'autres. Quand la vie religieuse, au lieu -de rester elle-même complètement diffuse comme elle l'est à l'origine, -se crée un organe spécial chargé de la diriger et de l'administrer, -c'est-à-dire quand il se forme une classe ou une caste sacerdotale, ce -qu'il y a de proprement spéculatif et intellectuel dans la religion -prend un développement jusqu'alors inconnu. C'est dans ces milieux -sacerdotaux que sont apparus les premiers prodromes, les formes -premières et rudimentaires de la science: astronomie, mathématique, -cosmologie. C'est un fait que Comte avait remarqué depuis longtemps -et qui s'explique aisément. Il est tout naturel qu'une organisation -qui a pour effet de concentrer dans un groupe restreint tout ce qui -existe alors de vie spéculative stimule et développe cette dernière. -Par suite, l'éducation ne se borne plus, comme dans le principe, à -inculquer à l'enfant des pratiques, à le dresser à certaines manières -d'agir. Il y a dès lors de la matière pour une certaine instruction. Le -prêtre enseigne les éléments de ces sciences qui sont en train de se -former. Seulement, cette instruction, ces connaissances spéculatives -ne sont pas enseignées pour elles-mêmes, mais en raison des rapports -qu'elles soutiennent avec les croyances religieuses; elles ont un -caractère sacré, elles sont toutes pleines d'éléments proprement -religieux, parce qu'elles se sont formées au sein même de la religion -et en sont inséparables.--Dans d'autres pays, comme dans les cités -grecques et latines, l'éducation reste partagée suivant une proportion, -variable avec les cités, entre l'État et la famille. Point de caste -sacerdotale. C'est l'État qui est préposé à la vie religieuse. Par -suite, comme il n'a pas de besoins spéculatifs, comme il est avant -tout orienté vers l'action et la pratique, c'est en dehors de lui, -par conséquent aussi en dehors de la religion, que la science prend -naissance quand le besoin s'en fait sentir. Les philosophes, les -savants de la Grèce, sont des particuliers et des laïcs. La science -même y a très vite une tendance antireligieuse. Il en résulte, au point -de vue qui nous intéresse, que l'instruction, elle aussi, dès qu'elle -apparaît, a un caractère laïc et privé. Le «grammateus» d'Athènes -est un simple citoyen, sans attaches officielles et sans caractère -religieux. - -Il est inutile de multiplier ces exemples, qui n'ont qu'un intérêt -d'illustration. Ils suffisent à montrer comment, en comparant des -sociétés de même espèce, on pourrait constituer des types d'éducation, -de même que l'on constitue des types de famille, d'État ou de religion. -Cette classification n'épuiserait pas, d'ailleurs, les problèmes -scientifiques qui peuvent se poser au sujet de l'éducation; elle -ne fait que fournir les éléments nécessaires pour en résoudre un -autre, plus important. Une fois les types établis, il y aurait à les -expliquer, c'est-à-dire à chercher de quelles conditions dépendent -les propriétés caractéristiques de chacun d'eux, et comment ils sont -sortis les uns des autres. On obtiendrait ainsi les lois qui dominent -l'évolution des systèmes d'éducation. On pourrait apercevoir alors et -dans quel sens l'éducation s'est développée et quelles sont les causes -qui ont déterminé ce développement et qui en rendent compte. Question -toute théorique assurément, mais dont la solution, on l'entrevoit sans -peine, serait féconde en applications pratiques. - -Voilà déjà un vaste champ d'études ouvert à la spéculation -scientifique. Et pourtant, il est d'autres problèmes encore qui -pourraient être abordés dans le même esprit. Tout ce que nous venons -de dire se rapporte au passé; de telles recherches auraient pour -résultat de nous faire comprendre de quelle manière se sont constituées -nos institutions pédagogiques. Mais elles peuvent être considérées -sous un autre point de vue. Une fois formées, elles fonctionnent, -et l'on pourrait rechercher de quelle manière elles fonctionnent, -c'est-à-dire quels résultats elles produisent et quelles sont les -conditions qui font varier ces résultats. Pour cela, il faudrait une -bonne statistique scolaire. Il y a dans chaque école une discipline, -un système de peines et de récompenses. Combien il serait intéressant -de savoir, non pas seulement sur la foi d'impressions empiriques, mais -par des observations méthodiques, de quelle façon ce système fonctionne -dans les différentes écoles d'une même localité, dans les différentes -régions, aux différents moments de l'année, aux différents moments de -la journée; quels sont les délits scolaires les plus fréquents; comment -leur proportion varie sur l'ensemble du territoire ou suivant les pays, -comment elle dépend de l'âge de l'enfant, de son état de famille, etc.! -Toutes les questions qui se posent à propos des délits de l'adulte -peuvent se poser ici non moins utilement. Il y a une criminologie -de l'enfant, comme il y a une criminologie de l'homme fait. Et la -discipline n'est pas la seule institution éducative qui pourrait être -étudiée d'après cette méthode. Il n'est pas de méthode pédagogique dont -les effets ne pourraient être mesurés de la même manière, à supposer, -bien entendu, que l'instrument nécessaire pour une telle étude, -c'est-à-dire une bonne statistique, ait été institué. - -II. Voilà donc deux groupes de problèmes dont le caractère purement -scientifique ne peut être contesté. Les uns sont relatifs à la genèse, -les autres au fonctionnement des systèmes d'éducation. Dans toutes ces -recherches, il s'agit simplement ou de décrire des choses présentes ou -passées, ou d'en rechercher les causes, ou d'en déterminer les effets. -Elles constituent une science; voilà ce qu'est, ou plutôt voilà ce que -serait la science de l'éducation. - -Mais de l'esquisse même que nous venons d'en tracer, il ressort avec -évidence que les théories que l'on appelle pédagogiques sont des -spéculations d'une tout autre sorte. En effet, ni elles ne poursuivent -le même but, ni elles n'emploient les mêmes méthodes. Leur objectif -n'est pas de décrire ou d'expliquer ce qui est ou ce qui a été, mais -de déterminer ce qui doit être. Elles ne sont orientées ni vers le -présent, ni vers le passé, mais vers l'avenir. Elles ne se proposent -pas d'exprimer fidèlement des réalités données, mais d'édicter des -préceptes de conduite. Elles ne nous disent pas: voilà ce qui existe -et quel en est le pourquoi, mais voilà ce qu'il faut faire. Même, -les théoriciens de l'éducation ne parlent généralement des pratiques -traditionnelles du présent et du passé qu'avec un dédain presque -systématique. Ils en signalent surtout les imperfections. Presque tous -les grands pédagogues, Rabelais, Montaigne, Rousseau, Pestalozzi, sont -des esprits révolutionnaires, insurgés contre les usages de leurs -contemporains. Ils ne mentionnent les systèmes anciens ou existants -que pour les condamner, pour déclarer qu'ils sont sans fondement -dans la nature. Ils en font plus ou moins complètement table rase et -entreprennent de construire à la place quelque chose d'entièrement -nouveau. - -Si donc on veut s'entendre soi-même, il faut distinguer avec soin deux -sortes de spéculations aussi différentes. La pédagogie est autre chose -que la science de l'éducation. Mais alors qu'est-ce donc? Pour faire un -choix motivé, il ne nous suffit pas de savoir ce qu'elle n'est pas; il -nous faut indiquer en quoi elle consiste. - -Dirons-nous que c'est un art? La conclusion paraît s'imposer; car -d'ordinaire on ne voit pas d'intermédiaire entre ces deux extrêmes et -l'on donne le nom d'art à tout produit de la réflexion qui n'est pas -la science. Mais c'est étendre le sens du mot art au point d'y faire -rentrer des choses très différentes. - -En effet, on appelle également art l'expérience pratique acquise -par l'instituteur au contact des enfants et dans l'exercice de sa -profession. Or cette expérience est manifestement une chose très -différente des théories du pédagogue. Un fait d'observation courante -rend très sensible cette différence. On peut être un parfait éducateur -et pourtant être tout à fait impropre aux spéculations de la -pédagogie. Le maître habile sait faire ce qu'il faut, sans pouvoir -toujours dire les raisons qui justifient les procédés qu'il emploie; -inversement le pédagogue peut manquer de toute habileté pratique; nous -n'aurions pas confié une classe ni à Rousseau ni à Montaigne. Même de -Pestalozzi, qui pourtant était un homme du métier, on peut dire qu'il -ne devait posséder que très incomplètement l'art de l'éducateur, comme -le prouvent ses échecs répétés. La même confusion se retrouve dans -d'autres domaines. On appelle art le savoir-faire de l'homme d'État, -expert au maniement des affaires publiques. Mais on dit aussi que les -écrits de Platon, d'Aristote, de Rousseau, sont des traités d'art -politique; et il est certain qu'on ne peut y voir des œuvres vraiment -scientifiques, puisqu'elles ont pour objet non d'étudier le réel, -mais de construire un idéal. Et pourtant, il y a un abîme entre les -démarches de l'esprit qu'implique un livre comme le _Contrat social_ -et celles que suppose l'administration de l'État; Rousseau eût été -vraisemblablement aussi mauvais ministre que mauvais éducateur. C'est -ainsi encore que les meilleurs théoriciens des choses médicales ne sont -pas, il s'en faut, les meilleurs cliniciens. - -Il y a donc intérêt à ne pas désigner par un même mot deux formes -d'activité aussi différentes. Il faut, croyons-nous, réserver le nom -d'art à tout ce qui est pratique pure sans théorie. C'est 'ainsi que -tout le monde s'entend quand on parle de l'art du soldat, de l'art de -l'avocat, de l'art de l'instituteur. Un art est un système de manières -de faire qui sont ajustées à des fins spéciales et qui sont le produit -soit d'une expérience traditionnelle communiquée par l'éducation, soit -de l'expérience personnelle de l'individu. On ne peut les acquérir -qu'en se mettant en rapport avec les choses sur lesquelles doit -s'exercer l'action et en agissant soi-même. Sans doute, il peut se -faire que l'art soit éclairé par la réflexion, mais la réflexion n'en -est pas un élément essentiel, puisqu'il peut exister sans elle. Même il -n'existe pas un seul art où tout soit réfléchi. - -Mais entre l'art ainsi défini et la science proprement dite, il y a -place pour une attitude mentale intermédiaire. Au lieu d'agir sur les -choses ou sur les êtres suivant des modes déterminés, on réfléchit -sur les procédés d'action qui sont ainsi employés, en vue non de les -connaître et de les expliquer, mais d'apprécier ce qu'ils valent, s'ils -sont ce qu'ils doivent être, s'il n'est pas utile de les modifier et de -quelle manière, voire même de les remplacer totalement par des procédés -nouveaux. Ces réflexions prennent la forme de théories; ce sont des -combinaisons d'idées, non des combinaisons d'actes, et, par là, elles -se rapprochent de la science. Mais les idées qui sont ainsi combinées -ont pour objet, non d'exprimer la nature des choses données, mais de -diriger l'action. Elles ne sont pas des mouvements, mais sont toutes -proches du mouvement, qu'elles ont pour fonction d'orienter. Si ce -ne sont pas des actions, ce sont, du moins, des programmes d'action, -et, par là, elles se rapprochent de l'art. Telles sont les théories -médicales, politiques, stratégiques, etc. Pour exprimer le caractère -mixte de ces sortes de spéculations, nous proposons de les appeler des -théories pratiques. La pédagogie est une théorie pratique de ce genre. -Elle n'étudie pas scientifiquement les systèmes d'éducation, mais elle -y réfléchit en vue de fournir à l'activité de l'éducateur des idées qui -le dirigent. - -III. Mais la pédagogie ainsi entendue est exposée à une objection dont -on ne peut se dissimuler la gravité. Sans doute, dit-on, une théorie -pratique est possible et légitime quand elle peut s'appuyer sur une -science constituée et incontestée dont elle n'est que l'application. -Dans ce cas, en effet, les notions théoriques d'où sont déduites les -conséquences pratiques ont une valeur scientifique qui se communique -aux conclusions qu'on en tire. C'est ainsi que la chimie appliquée est -une théorie pratique qui n'est que la mise en œuvre des théories de -la chimie pure. Mais une théorie pratique ne vaut que ce que valent -les sciences auxquelles elle emprunte ses notions fondamentales. Or, -sur quelles sciences la pédagogie peut-elle s'appuyer? Il devrait -d'abord y avoir la science de l'éducation. Car, pour savoir ce que -l'éducation doit être, il faudrait avant tout savoir quelle en est la -nature, quelles sont les conditions diverses dont elle dépend, les -lois suivant lesquelles elle a évolué dans l'histoire. Mais la science -de l'éducation n'existe guère qu'à l'état de projet. Restent, d'une -part, les autres branches de la sociologie qui pourraient aider la -pédagogie à fixer le but de l'éducation avec l'orientation générale des -méthodes; de l'autre, la psychologie dont les enseignements pourraient -être très utiles pour la détermination, dans le détail, des procédés -pédagogiques. Mais la sociologie est une science à peine naissante; -elle ne compte que bien peu de propositions établies, si tant est qu'il -y en ait. La psychologie elle-même, bien qu'elle se soit constituée -plus tôt que les sciences sociales, est l'objet de toutes sortes de -controverses; il n'est pas de questions psychologiques sur lesquelles -on ne soutienne encore les thèses les plus opposées. Dès lors, que -peuvent valoir des conclusions pratiques qui reposent sur des données -scientifiques à la fois aussi incertaines et aussi incomplètes? Que -peut valoir une spéculation pédagogique qui manque de toutes bases, ou -dont les bases, quand elles ne font pas totalement défaut, manquent à -ce point de solidité? - -Le fait que l'on invoque ainsi pour dénier tout crédit à la pédagogie -est, en lui-même, incontestable. Il est certain que la science -de l'éducation est tout entière à faire, que la sociologie et la -psychologie sont encore bien peu avancées. Si donc il nous était permis -d'attendre, il serait prudent et méthodique de patienter jusqu'à ce -que ces sciences eussent fait des progrès et pussent être utilisées -avec plus d'assurance. Mais c'est que, justement, la patience ne -nous est pas permise. Nous ne sommes pas libres de nous poser ou -d'ajourner le problème: il nous est posé, ou plutôt imposé par les -choses elles-mêmes, par les faits, par la nécessité de vivre. La -question n'est pas entière. Nous sommes embarqués et il faut suivre. -Sur bien des points, notre système traditionnel d'éducation n'est -plus en harmonie avec nos idées et nos besoins. Nous n'avons donc de -choix qu'entre les deux partis suivants: Ou bien essayer de maintenir -quand même les pratiques que nous a léguées le passé, bien qu'elles -ne répondent plus aux exigences de la situation, ou bien entreprendre -résolument de rétablir l'harmonie troublée en cherchant quelles sont -les modifications nécessaires. De ces deux partis, le premier est -irréalisable et ne peut aboutir. Rien n'est vain comme ces tentatives -pour donner une vie artificielle et une autorité d'apparence à des -institutions vieillies et discréditées. L'échec est inévitable. On ne -peut pas étouffer les idées que ces institutions contredisent: on ne -peut pas faire taire les besoins qu'elles froissent. Les forces contre -lesquelles on entreprend ainsi de lutter ne peuvent pas ne pas avoir le -dessus. - -Il n'y a donc qu'à se mettre courageusement à l'œuvre, qu'à rechercher -les changements qui s'imposent et à les réaliser. Mais comment les -découvrir si ce n'est par la réflexion? Seule, la conscience réfléchie -peut suppléer aux lacunes de la tradition, quand celle-ci vient à faire -défaut. Or qu'est-ce que la pédagogie, sinon la réflexion appliquée -le plus méthodiquement possible aux choses de l'éducation en vue d'en -régler le développement? Sans doute, nous n'avons pas entre les mains -tous les éléments qui seraient désirables pour résoudre le problème; -mais ce n'est pas une raison pour ne pas chercher à le résoudre -puisqu'il faut qu'il soit résolu. Nous n'avons donc rien d'autre à -faire qu'à faire pour le mieux, qu'à rassembler le plus de faits -instructifs qu'il nous est possible, qu'à les interpréter avec le -plus de méthode que nous pouvons y mettre, afin de réduire au minimum -les chances d'erreur. Tel est le rôle du pédagogue. Rien n'est vain -et stérile comme ce puritanisme scientifique qui, sous prétexte que -la science n'est pas faite, conseille l'abstention et recommande aux -hommes d'assister en témoins indifférents, ou tout au moins résignés, -à la marche des événements. A côté du sophisme d'ignorance, il y a le -sophisme de science qui n'est pas moins dangereux. Sans doute, à agir -dans ces conditions, on court des risques. Mais l'action ne va jamais -sans risques; la science, si avancée qu'elle puisse être, ne saurait -les supprimer. Tout ce qu'on peut nous demander, c'est de mettre tout -ce que nous avons de science, si imparfaite qu'elle soit, et tout ce -que nous avons de conscience, à prévenir ces risques autant qu'il -est en nous. Et c'est précisément en cela que consiste le rôle de la -pédagogie. - -Mais la pédagogie ne sera pas seulement utile dans ces périodes -critiques où il faut, en toute urgence, remettre un système scolaire en -harmonie avec les besoins du temps; aujourd'hui, tout au moins, elle -est devenue un auxiliaire constamment indispensable de l'éducation. - -C'est que, en effet, si l'art de l'éducateur est fait, avant tout, -d'instincts et d'habitudes devenues presque instinctives, il est -cependant nécessaire que l'intelligence ne s'en retire pas. La -réflexion ne saurait en tenir lieu, mais il ne saurait se passer de la -réflexion, du moins à partir du moment où les peuples ont atteint un -certain degré de civilisation. En effet, une fois que la personnalité -individuelle est devenue un élément essentiel de la culture -intellectuelle et morale de l'humanité, l'éducateur doit tenir compte -du germe d'individualité qui est en chaque enfant. Il doit, par tous -les moyens possibles, chercher à en favoriser le développement. Au lieu -d'appliquer à tous, d'une manière invariable, la même réglementation -impersonnelle et uniforme, il devra, au contraire, varier, diversifier -les méthodes suivant les tempéraments et la tournure de chaque -intelligence. Mais, pour pouvoir accommoder avec discernement les -pratiques éducatives à la variété des cas particuliers, il faut -savoir à quoi elles tendent, quelles sont les raisons des différents -procédés qui les constituent, les effets qu'elles produisent dans les -différentes circonstances; il faut, en un mot, les avoir soumises à -la réflexion pédagogique. Une éducation empirique, machinale, ne -peut pas ne pas être compressive et niveleuse. D'autre part, à mesure -qu'on avance dans l'histoire, l'évolution sociale devient plus rapide; -une époque ne ressemble pas à celle qui précède; chaque temps a sa -physionomie. Des besoins nouveaux et de nouvelles idées surgissent -sans cesse; pour pouvoir répondre aux changements incessants qui -surviennent ainsi dans les opinions et dans les mœurs, il faut que -l'éducation elle-même change, et, par conséquent, reste dans un état -de malléabilité qui permette le changement. Or, le seul moyen de -l'empêcher de tomber sous le joug de l'habitude et de dégénérer en -automatisme machinal et immuable, c'est de la tenir perpétuellement -en haleine par la réflexion. Quand l'éducateur se rend compte des -méthodes qu'il emploie, de leur but et de leur raison d'être, il est en -état de les juger et, par suite, il se tient prêt à les modifier s'il -arrive à se convaincre que le but à poursuivre n'est plus le même ou -que les moyens à employer doivent être différents. La réflexion est, -par excellence, la force antagoniste de la routine, et la routine est -l'obstacle aux progrès nécessaires. - -C'est pourquoi, s'il est vrai, comme nous le disions en commençant, -que la pédagogie n'apparaît dans l'histoire que d'une manière -intermittente, il faut cependant ajouter qu'elle tend de plus en plus -à devenir une fonction continue de la vie sociale. Le moyen âge n'en -avait pas besoin. C'était une époque de conformisme où tout le monde -pensait et sentait de la même manière, où tous les esprits étaient -comme coulés dans le même moule, où les dissidences individuelles -étaient rares, et d'ailleurs proscrites. Aussi l'éducation était-elle -impersonnelle; le maître, dans les écoles médiévales, s'adressait -collectivement à tous ses élèves sans qu'il eût l'idée d'approprier -son action à la nature de chacun. En même temps, l'immutabilité des -croyances fondamentales s'opposait à ce que le système éducatif évoluât -très rapidement. Pour ces deux raisons, il avait donc moins besoin -d'être guidé par la pensée pédagogique. Mais, à la Renaissance, tout -change: les personnalités individuelles se dégagent de la masse sociale -où elles étaient, jusque-là, absorbées et confondues; les esprits se -diversifient; en même temps le développement historique s'accélère; -une nouvelle civilisation se constitue. Pour répondre à tous ces -changements, la réflexion pédagogique s'éveille, et, bien qu'elle n'ait -pas toujours brillé d'un même éclat, cependant, elle ne devait plus -s'éteindre complètement. - -IV. Mais, pour que la réflexion pédagogique puisse produire les effets -utiles qu'on est en droit d'attendre d'elle, il faut qu'elle soit -soumise à une culture appropriée. - -1° Nous avons vu que la pédagogie n'est pas l'éducation et ne saurait -en tenir lieu. Son rôle n'est pas de se substituer à la pratique, mais -de la guider, de l'éclairer, de l'aider, au besoin, à combler les -lacunes qui viennent à s'y produire, à remédier aux insuffisances -qui y sont constatées. Le pédagogue n'a donc pas à construire de -toutes pièces un système d'enseignement, comme s'il n'en existait pas -avant lui; mais il faut, au contraire, qu'il s'applique, avant tout, -à connaître et à comprendre le système de son temps; c'est à cette -condition qu'il sera en mesure de s'en servir avec discernement et de -juger ce qu'il peut s'y trouver de défectueux. - -Mais, pour pouvoir le comprendre, il ne suffit pas de le considérer -tel qu'il est aujourd'hui, car ce système d'éducation est un produit -de l'histoire que l'histoire seule peut expliquer. C'est une véritable -institution sociale. Même il n'en est guère où toute l'histoire du -pays vienne aussi intégralement retentir. Les écoles françaises -traduisent, expriment l'esprit français. On ne peut donc rien entendre -à ce qu'elles sont, au but qu'elles poursuivent, si l'on ne sait pas -ce qui constitue notre esprit national, quels en sont les divers -éléments, quels sont ceux qui dépendent de causes permanentes et -profondes, ceux, au contraire, qui sont dus à l'action de facteurs -plus ou moins accidentels et passagers: toutes questions que, seule, -l'analyse historique peut résoudre. On discute souvent pour savoir -quelle place doit revenir à l'école primaire dans l'ensemble de notre -organisation scolaire et dans la vie générale de la société. Mais -le problème est insoluble si l'on ignore comment s'est formée notre -organisation scolaire, d'où viennent ses caractères distinctifs, ce -qui a déterminé, dans le passé, la place qui y a été faite h l'école -élémentaire, quelles sont les causes qui en ont favorisé ou entravé le -développement, etc. - -Ainsi, l'histoire de l'enseignement, au moins de l'enseignement -national, est la première des propédeutiques à une culture pédagogique. -Naturellement, si c'est de pédagogie primaire qu'il s'agit, c'est -l'histoire de l'enseignement primaire que l'on s'attache de préférence -à connaître. Mais, pour la raison que nous venons d'indiquer, il ne -saurait être détaché complètement du système scolaire plus vaste dont -il n'est qu'une partie. - -2° Mais ce système scolaire n'est pas fait uniquement de pratiques -établies, de méthodes consacrées par l'usage, héritage du passé. Il -s'y trouve, de plus, des tendances vers l'avenir, des aspirations vers -un idéal nouveau, plus ou moins clairement entrevu. Ces aspirations, -il importe de les bien connaître pour pouvoir apprécier quelle place -il convient de leur faire dans la réalité scolaire. Or, elles viennent -s'exprimer dans les doctrines pédagogiques; l'histoire de ces doctrines -doit donc compléter celle de l'enseignement. - -On pourrait croire, il est vrai, que, pour remplir sa fin utile, cette -histoire n'a pas besoin de remonter très loin dans le passé et peut, -sans inconvénient, être très courte. Ne suffit-il pas de connaître les -théories entre lesquelles se partagent les esprits des contemporains? -Toutes les autres, celles des siècles, antérieurs, sont aujourd'hui -périmées et n'ont plus, semble-t-il, qu'un intérêt d'érudition. - -Mais ce modernisme ne peut, croyons-nous, que raréfier une des -principales sources auxquelles doit s'alimenter la réflexion -pédagogique. - -En effet, les doctrines les plus récentes ne sont pas nées d'hier; -elles sont la suite de celles qui ont précédé, sans lesquelles, par -conséquent, elles ne peuvent être comprises; et ainsi, de proche -en proche, pour découvrir les causes déterminantes d'un courant -pédagogique de quelque importance, il faut généralement revenir -assez loin en arrière. C'est même à cette condition que l'on aura -quelque assurance que les vues nouvelles qui passionnent le plus les -esprits ne sont pas de brillantes improvisations, destinées à sombrer -rapidement dans l'oubli. Par exemple, pour pouvoir comprendre la -tendance actuelle à l'enseignement par les choses, à ce qu'on peut -appeler le réalisme pédagogique, il ne faut pas se borner à voir -comment elle s'exprime chez tel ou tel contemporain; il faut remonter -jusqu'au moment où elle prend naissance, c'est-à-dire au milieu du -dix-huitième siècle en France, et vers la fin du dix-septième dans -certains pays protestants. Par cela seul quelle se trouvera ainsi -rattachée à ses origines premières, la pédagogie réaliste se présentera -sous un tout autre aspect; on se rendra mieux compte qu'elle tient à -des causes profondes, impersonnelles, agissantes chez tous les peuples -de l'Europe. Et en même temps, on sera dans de meilleures conditions -pour apercevoir quelles sont ces causes, et, par conséquent, pour -juger de la portée véritable de ce mouvement. Mais, d'un autre côté, -ce courant pédagogique s'est constitué en opposition avec un courant -contraire, celui de l'enseignement humaniste et livresque. On ne pourra -donc apprécier sainement le premier qu'à condition de connaître aussi -le second; et nous voilà obligés de remonter bien plus haut encore -dans l'histoire. Cette histoire de la pédagogie, pour porter tous -ses fruits, ne doit pas, d'ailleurs, être séparée de l'histoire de -l'enseignement. Bien que nous les ayons distinguées dans l'exposition, -elles sont, en réalité, solidaires l'une de l'autre. Car, à chaque -moment du temps, les doctrines dépendent de l'état de l'enseignement, -qu'elles reflètent alors même qu'elles réagissent contre lui, et, -d'autre part, dans la mesure où elles exercent une action efficace, -elles contribuent à le déterminer. - -La culture pédagogique doit donc avoir une base largement historique. -C'est à cette condition que la pédagogie pourra échapper à un reproche -qu'on lui a souvent adressé et qui a fortement nui à son crédit. Trop -de pédagogues, et parmi les plus illustres, ont entrepris d'édifier -leurs systèmes en faisant abstraction de ce qui avait existé avant eux. -Le traitement auquel Ponocrates soumet Gargantua avant de l'initier -aux méthodes nouvelles est, sur ce point, significatif: il lui purge -le cerveau «avec élébore d'Anticyre» de manière à lui faire oublier -«tout ce qu'il auoit apprins soubz ses anticques precepteurs». C'était -dire, sous une forme allégorique, que la pédagogie nouvelle ne devait -rien avoir de commun avec celle qui avait précédé. Mais c'était du même -coup se placer en dehors des conditions du réel. L'avenir ne peut être -évoqué du néant: nous ne pouvons le construire qu'avec les matériaux -que nous a légués le passé. Un idéal que l'on construit en prenant le -contre-pied de l'état de choses existant n'est pas réalisable puisqu'il -n'a pas de racines dans la réalité. D'ailleurs, il est clair que le -passé avait ses raisons d'être; il n'aurait pu durer s'il n'avait -répondu à des besoins légitimes qui ne sauraient disparaître totalement -du jour au lendemain; on ne peut donc en faire aussi radicalement table -rase sans méconnaître des nécessités vitales. Voilà comment il se fait -que la pédagogie n'a trop souvent été qu'une forme de littérature -utopique. Nous plaindrions des enfants auxquels on appliquerait -rigoureusement la méthode de Rousseau ou celle de Pestalozzi. Sans -doute, ces utopies ont pu jouer un rôle utile dans l'histoire. Leur -simplisme même leur a permis de frapper plus vivement les esprits et -de les stimuler à l'action. Mais, d'abord, ces avantages ne sont pas -sans inconvénients; de plus, pour cette pédagogie de tous les jours, -dont chaque maître a besoin en vue d'éclairer et de guider sa pratique -quotidienne, il faut moins d'entraînement passionnel et unilatéral, -et, au contraire, plus de méthode, un sentiment plus présent de la -réalité et des difficultés multiples auxquelles il est nécessaire de -faire face. C'est ce sentiment que donnera une culture historique bien -entendue. - -3° Seule, l'histoire de l'enseignement et de la pédagogie permet de -déterminer les fins que doit poursuivre l'éducation à chaque moment -du temps. Mais, pour ce qui regarde les moyens nécessaires à la -réalisation de ces fins, c'est à la psychologie qu'il faut les demander. - -En effet, l'idéal pédagogique d'une époque exprime avant tout l'état -de la société à l'époque considérée. Mais, pour que cet idéal devienne -une réalité, encore faut-il y conformer la conscience de l'enfant. Or, -la conscience a ses lois propres qu'il faut connaître pour pouvoir les -modifier, si, du moins, on veut s'épargner, autant que possible, les -tâtonnements empiriques que la pédagogie a précisément pour objet de -réduire au minimum. Pour pouvoir exciter l'activité à se développer -dans une certaine direction, encore faut-il savoir quels sont les -ressorts qui la meuvent et quelle est leur nature; car c'est à cette -condition qu'il sera possible d'y appliquer, en connaissance de cause, -l'action qui convient. S'agit-il, par exemple, d'éveiller ou l'amour de -la patrie ou le sens de l'humanité? Nous saurons d'autant mieux tourner -la sensibilité morale des élèves dans l'un ou l'autre sens, que nous -aurons des notions plus complètes et plus précises sur l'ensemble des -phénomènes que l'on appelle tendances, habitudes, désirs, émotions, -etc., sur les conditions diverses dont ils dépendent, sur la forme -qu'ils présentent chez l'enfant. Suivant qu'on voit dans les tendances -un produit des expériences agréables ou désagréables qu'a pu faire -l'espèce, ou bien, au contraire, un fait primitif antérieur aux -états affectifs qui en accompagnent le fonctionnement, on devra s'y -prendre de manières très différentes pour en régler le fonctionnement. -Or, c'est à la psychologie et, plus spécialement, à la psychologie -infantile qu'il appartient dé résoudre ces questions. Si donc elle est -incompétente pour fixer la fin,-—puisque la fin varie suivant les états -sociaux,--il n'est pas douteux qu'elle n'ait un rôle utile à jouer -dans la constitution des méthodes. Même, comme aucune méthode ne peut -s'appliquer de la même manière aux différents enfants, c'est encore la -psychologie qui devrait nous aider à nous reconnaître au milieu de la -diversité des intelligences et des caractères. On sait malheureusement -que nous sommes encore loin du moment où elle sera vraiment en état de -satisfaire à ce desideratum. - -Il y a une forme spéciale de la psychologie qui a pour le pédagogue -une importance toute particulière: c'est la psychologie collective. -Une classe, en effet, est une petite société, et il ne faut pas la -conduire comme si elle n'était qu'une simple agglomération de sujets -indépendants les uns des autres. Les enfants en classe pensent, sentent -et agissent autrement que quand ils sont isolés. Il se produit dans -une classe des phénomènes de contagion, de démoralisation collective, -de surexcitation mutuelle, d'effervescence salutaire, qu'il faut -savoir discerner afin de prévenir ou de combattre les uns, d'utiliser -les autres. Assurément, cette science est encore tout à fait dans -l'enfance. Cependant, il y a, dès à présent, un certain nombre de -propositions qu'il importe de ne pas ignorer. - -Telles sont les principales disciplines qui peuvent éveiller et -cultiver la réflexion pédagogique. Au lieu de chercher à édicter, pour -la pédagogie, un code abstrait de règles méthodologiques,--entreprise -qui, en un mode de spéculation aussi composite et aussi complexe, -n'est guère réalisable d'une manière satisfaisante,--il nous a paru -préférable d'indiquer de quelle manière le pédagogue nous paraît devoir -être formé. Une certaine attitude de l'esprit en face des problèmes -qu'il lui appartient de traiter se trouve, par cela même, déterminée. - - - - -III - -PÉDAGOGIE ET SOCIOLOGIE - - -Messieurs, - -C'est pour moi un très grand honneur, et dont je sens vivement tout -le prix, d'avoir à suppléer dans cette chaire l'homme de haute raison -et de ferme volonté à qui la France doit, pour une si large part, la -rénovation de son enseignement primaire. En contact intime avec les -maîtres de nos écoles depuis quinze ans que je professe la pédagogie à -l'Université de Bordeaux, j'ai pu voir de près l'œuvre à laquelle le -nom de M. Buisson restera définitivement attaché, et j'en connais, par -suite, toute la grandeur. Surtout quand on se reporte par la pensée à -l'état dans lequel se trouvait cet enseignement au moment où la réforme -en fut entreprise, il est impossible de ne pas admirer l'importance -des résultats obtenus et la rapidité des progrès accomplis. Les écoles -multipliées et matériellement transformées, des méthodes rationnelles -substituées aux vieilles routines d'autrefois, un véritable essor donné -à la réflexion pédagogique, une stimulation générale de toutes les -initiatives, tout cela constitue certainement une des plus grandes et -des plus heureuses révolutions qui se soient produites dans l'histoire -de notre éducation nationale. Ce fut donc pour la science une véritable -bonne fortune quand M. Buisson, jugeant sa tâche achevée, renonça à -ses absorbantes fonctions pour communiquer au public, par la voie de -l'enseignement, les résultats de son incomparable expérience. Une -pratique aussi étendue des choses, éclairée d'ailleurs par une large -philosophie, à la fois prudente et curieuse de toutes les nouveautés, -devait nécessairement donner à sa parole une autorité que venaient -rehausser encore le prestige moral attaché à sa personne et le souvenir -des services rendus dans toutes les grandes causes auxquelles M. -Buisson a consacré sa vie. - -Je ne vous apporte rien qui ressemble à une compétence aussi -particulière. Aussi aurais-je lieu de me sentir singulièrement effrayé -devant les difficultés de ma tâche, si je ne me rassurais un peu à la -pensée que des problèmes aussi complexes peuvent être utilement étudiés -par des esprits divers et de points de vue différents. Sociologue, -c'est surtout en sociologue que je vous parlerai d'éducation. -D'ailleurs, bien loin qu'à procéder ainsi on s'expose à voir et à -montrer les choses par un biais qui les déforme, je suis, au contraire, -convaincu qu'il n'est pas de méthode plus apte à mettre en évidence -leur véritable nature. Je considère, en effet, comme le postulat même -de toute spéculation pédagogique que l'éducation est chose éminemment -sociale, par ses origines comme par ses fonctions, et que, par suite, -la pédagogie dépend de la sociologie plus étroitement que de toute -autre science. Et puisque cette idée est appelée à dominer tout mon -enseignement, comme elle dominait déjà l'enseignement similaire que je -donnais naguère dans une autre Université, il m'a paru qu'il convenait -d'employer ce premier entretien à la dégager et à la préciser afin que -vous puissiez mieux en suivre les applications ultérieures. Ce n'est -pas qu'il puisse être question d'en faire une démonstration expresse -au cours d'une seule et unique leçon. Un principe aussi général et -dont les répercussions sont aussi étendues ne peut se vérifier que -progressivement, au fur et à mesure que l'on avance dans le détail des -faits et qu'on voit comment il s'y applique. Mais ce qui est possible -dès maintenant, c'est de vous en donner un aperçu d'ensemble; c'est de -vous indiquer les principales raisons qui doivent le faire accepter, -dès le début de la recherche, à titre de présomption provisoire et -sous réserve des vérifications nécessaires; c'est, enfin, d'en marquer -la portée en même temps que les limites, et ce sera l'objet de cette -première leçon. - - -I - -Il est d'autant plus nécessaire d'appeler tout de suite votre attention -sur cet axiome fondamental qu'il est plus généralement méconnu. -Jusqu'à ces dernières années--et encore les exceptions peuvent-elles -se compter[4]--les pédagogues modernes étaient presque unanimement -d'accord pour voir dans l'éducation une chose éminemment individuelle -et pour faire, par conséquent, de la pédagogie un corollaire immédiat -et direct de la seule psychologie. Pour Kant comme pour Mill, pour -Herbart comme pour Spencer, l'éducation aurait avant tout pour objet -de réaliser en chaque individu, mais en les portant à leur plus haut -point de perfection possible, les attributs constitutifs de l'espèce -humaine en général. On posait comme une vérité d'évidence qu'il y a une -éducation, et une seule, qui, à l'exclusion de toute autre, convient -indifféremment à tous les hommes, quelles que soient les conditions -historiques et sociales dont ils dépendent, et c'est cet idéal -abstrait et unique que les théoriciens de l'éducation se proposaient -de déterminer. On admettait qu'il y a _une_ nature humaine, dont les -formes et les propriétés sont déterminables une fois pour toutes, et le -problème pédagogique consistait à rechercher de quelle manière l'action -éducatrice doit s'exercer sur la nature humaine ainsi définie. Sans -doute, nul n'a jamais pensé que l'homme soit d'emblée, dès qu'il entre -dans la vie, tout ce qu'il peut et doit être. Il est trop manifeste -que l'être humain ne se constitue que progressivement, au cours d'un -lent devenir qui commence à la naissance pour ne s'achever qu'à la -maturité. Mais on supposait que ce devenir ne fait qu'actualiser des -virtualités, que mettre au jour des énergies latentes qui existaient, -toutes préformées, dans l'organisme physique et mental de l'enfant. -L'éducateur n'aurait donc rien d'essentiel à ajouter à l'œuvre de -la nature. Il ne créerait rien de nouveau. Son rôle se bornerait à -empêcher que ces virtualités existantes ne s'atrophient par inaction, -ou ne dévient de leur direction normale, ou ne se développent avec trop -de lenteur. Dès lors, les conditions de temps et de lieu, l'état où se -trouve le milieu social perdent tout intérêt pour la pédagogie. Puisque -l'homme porte en lui-même tous les germes de son développement, c'est -lui et lui seul qu'il faut observer quand on entreprend de déterminer -dans quel sens et de quelle manière ce développement doit être dirigé. -Ce qui importe, c'est de savoir quelles sont ses facultés natives et -quelle est leur nature. Or la science qui a pour objet de décrire et -d'expliquer l'homme individuel, c'est la psychologie. Il semble donc -qu'elle doive suffire à tous les besoins du pédagogue. - -Malheureusement, cette conception de l'éducation se trouve en -contradiction formelle avec tout ce que nous apprend l'histoire: il -n'est pas un peuple, en effet, où elle ait jamais été mise en pratique. -Tout d'abord, bien loin qu'il y ait une éducation universellement -valable pour tout le genre humain, il n'y a, pour ainsi dire, pas de -société où des systèmes pédagogiques différents ne coexistent et ne -fonctionnent parallèlement. La société est-elle formée de castes? -L'éducation varie d'une caste à l'autre; celle des patriciens n'était -pas celle des plébéiens, celle du Brahmane n'était pas celle du Çudra. -De même, au moyen âge, quel écart entre la culture que recevait le -jeune page, instruit dans tous les arts de la chevalerie, et celle du -vilain qui s'en allait apprendre à l'école de sa paroisse quelques -maigres éléments de comput, de chant et de grammaire! Aujourd'hui -encore ne voyons-nous pas l'éducation varier avec les classes sociales -ou bien même avec les habitats? Celle de la ville n'est pas celle de -la campagne, celle du bourgeois n'est pas celle de l'ouvrier. On dira -que cette organisation n'est pas moralement justifiable, qu'on ne peut -y voir qu'une survivance destinée à disparaître? La thèse est aisée -à défendre. Il est évident que l'éducation de nos enfants ne devrait -pas dépendre du hasard qui les fait naître ici plutôt que là, de tels -parents et non de tels autres. Mais alors même que la conscience -morale de notre temps aurait reçu sur ce point la satisfaction qu'elle -attend, l'éducation ne deviendrait pas pour cela plus uniforme. Alors -même que la carrière de chaque enfant ne serait plus prédéterminée, -au moins en grande partie, par une aveugle hérédité, la diversité -morale des professions ne laisserait pas d'entraîner à sa suite une -grande diversité pédagogique. Chaque profession, en effet, constitue -un milieu sui generis qui réclame des aptitudes particulières et des -connaissances spéciales, où règnent certaines idées, certains usages, -certaines manières de voir les choses; et comme l'enfant doit être -préparé en vue de la fonction qu'il sera appelé à remplir, l'éducation, -à partir d'un certain âge, ne peut plus rester la même pour tous les -sujets auxquels elle s'applique. C'est pourquoi nous la voyons, dans -tous les pays civilisés, qui tend de plus en plus à se diversifier et -à se spécialiser: et cette spécialisation devient tous les jours plus -précoce. L'hétérogénéité qui se produit ainsi ne repose pas, comme -celle dont nous constations tout à l'heure l'existence, sur d'injustes -inégalités; mais elle n'est pas moindre. Pour trouver une éducation -absolument homogène et égalitaire, il faudrait remonter jusqu'aux -sociétés pré-historiques au sein desquelles il n'existe aucune -différenciation, et encore ces sortes de sociétés ne représentent-elles -guère qu'un moment logique dans l'histoire de l'humanité. - -Or il est évident que ces éducations spéciales ne sont nullement -organisées en vue de fins individuelles. Sans doute, il arrive parfois -qu'elles ont pour effet de développer chez l'individu des aptitudes -particulières qui y étaient immanentes et qui ne demandaient qu'à -entrer en acte: en ce sens, on peut dire qu'elles l'aident à réaliser -sa nature. Mais nous savons combien ces vocations étroitement définies -sont exceptionnelles. Le plus généralement, nous ne sommes pas -prédestiné par notre tempérament intellectuel ou moral aune fonction -bien déterminée. L'homme moyen est éminemment plastique; il peut -être également utilisé dans des emplois très variés. Si donc il se -spécialise et s'il se spécialise sous telle forme plutôt que sous telle -autre, ce n'est pas pour des raisons qui lui sont intérieures; il n'y -est pas poussé par les nécessités de sa nature. Mais c'est la société -qui, pour pouvoir se maintenir, a besoin que le travail se divise entre -ses membres et se divise entre eux de telle façon plutôt que de telle -autre. C'est pourquoi elle se prépare de ses propres mains, par la voie -de l'éducation, les travailleurs spéciaux dont elle a besoin. C'est -donc pour elle et c'est aussi par elle que l'éducation s'est ainsi -diversifiée. - -Il y a plus. Bien loin que cette culture spéciale nous rapproche -nécessairement de la perfection humaine, elle ne va pas sans une -déchéance partielle, et cela alors même qu'elle se trouve en harmonie -avec les prédispositions naturelles de l'individu. Car nous ne pouvons -développer avec l'intensité nécessaire les facultés qu'implique -spécialement notre fonction, sans laisser les autres s'engourdir dans -l'inaction, sans abdiquer, par conséquent, toute une partie de notre -nature. Par exemple, l'homme, en tant qu'individu, n'est pas moins -fait pour agir que pour penser. Même, puisqu'il est avant tout un être -vivant et que la vie c'est l'action, les facultés actives lui sont -peut-être plus essentielles que les autres. Et cependant, à partir du -moment où la vie intellectuelle des sociétés a atteint un certain degré -de développement, il y a et il doit nécessairement y avoir des hommes -qui s'y consacrent exclusivement, qui ne fassent que penser. Or la -pensée ne peut se développer qu'en se détachant du mouvement, qu'en se -repliant sur elle-même, qu'en détournant de l'action le sujet qui s'y -donne. Ainsi se forment ces natures incomplètes où toutes les énergies -de l'activité se sont, pour ainsi dire, converties en réflexion, et -qui, pourtant, quelque tronquées qu'elles soient par certains côtés, -constituent les agents indispensables du progrès scientifique. Jamais -l'analyse abstraite de la constitution humaine n'aurait permis de -prévoir que l'homme était susceptible d'altérer ainsi ce qui passe pour -être son essence, ni qu'une éducation était nécessaire qui préparât ces -utiles altérations. - -Cependant, quelle que soit l'importance de ces éducations spéciales, -on ne saurait contester qu'elles ne sont pas toute l'éducation. Même -on peut dire qu'elles ne se suffisent pas à elles-mêmes; partout où -on les rencontre, elles ne divergent les unes des autres qu'à partir -d'un certain point en deçà duquel elles se confondent. Elles reposent -toutes sur une base commune. Il n'y a pas de peuple, en effet, où il -n'existe un certain nombre d'idées, de sentiments et de pratiques -que l'éducation doit inculquer à tous les enfants indistinctement, -à quelque catégorie sociale qu'ils appartiennent. C'est même cette -éducation commune qui passe généralement pour être la véritable -éducation. Elle seule semble pleinement mériter d'être appelée de ce -nom. On lui accorde sur toutes les autres une sorte de prééminence. -C'est donc d'elle surtout qu'il importe de savoir si, comme on le -prétend, elle est impliquée tout entière dans la notion de l'homme et -si elle en peut être déduite. - -À vrai dire, la question ne se pose même pas pour tout ce qui concerne -les systèmes d'éducation que nous fait connaître l'histoire. Ils sont -si évidemment liés à des systèmes sociaux déterminés qu'ils en sont -inséparables. Si, en dépit des différences qui séparaient le patriciat -de la plèbe, il y avait pourtant à Rome une éducation commune à -tous les Romains, cette éducation avait pour caractéristique d'être -essentiellement romaine. Elle impliquait toute l'organisation de la -cité en même temps qu'elle en était la base. Et ce que nous disons de -Rome pourrait se répéter de toutes les sociétés historiques. Chaque -type de peuple a son éducation qui lui est propre et qui peut servir -à le définir au même titre que son organisation morale, politique et -religieuse. C'est un des éléments de sa physionomie. Voilà pourquoi -l'éducation a si prodigieusement varié suivant les temps et les -pays; pourquoi, ici, elle habitue l'individu à abdiquer complètement -sa personnalité entre les mains de l'État, alors qu'ailleurs, au -contraire, elle s'attache à en faire un être autonome, législateur -de sa propre conduite; pourquoi elle était ascétique au moyen âge, -libérale à la renaissance, littéraire au XVIIe siècle, scientifique de -nos jours. Ce n'est pas que, par une suite d'aberrations, les hommes se -soient mépris sur leur nature d'hommes et sur leurs besoins, mais c'est -que leurs besoins ont varié, et ils ont varié parce que les conditions -sociales dont dépendent les besoins humains ne sont pas restées les -mêmes. - -Mais, par une inconsciente contradiction, ce que l'on accorde -facilement pour le passé, on se refuse à l'admettre pour le présent -et, plus encore, pour l'avenir. Tout le monde reconnaît sans peine -qu'à Rome, en Grèce, l'éducation avait pour unique objet de faire -des Grecs et des Romains et, par conséquent, se trouvait solidaire -de tout un ensemble d'institutions politiques, morales, économiques -et religieuses. Mais nous nous plaisons à croire que notre éducation -moderne échappe à la loi commune, que, dès à présent, elle est moins -directement dépendante des contingences sociales et qu'elle est -appelée à s'en affranchir complètement dans l'avenir. Ne répétons-nous -pas sans cesse que nous voulons faire de nos enfants des hommes -avant même que d'en faire des citoyens, et ne semble-t-il pas que -notre qualité d'homme soit naturellement soustraite aux influences -collectives puisqu'elle leur est logiquement antérieure? - -Et pourtant, ne serait-ce pas une sorte de miracle que l'éducation, -après avoir eu pendant des siècles et dans toutes les Sociétés connues -tous les caractères d'une institution sociale, ait pu changer aussi -complètement de nature? Une pareille transformation paraîtra plus -surprenante encore si l'on songe que le moment où elle se serait -accomplie se trouve être précisément celui ou l'éducation a commencé -à devenir un véritable service public: car c'est depuis la fin du -siècle dernier qu'on la voit, non seulement en France, mais dans -toute l'Europe, tendre à se placer de plus en plus directement sous -le contrôle et la direction de l'État. Sans doute, les fins qu'elle -poursuit se détachent tous les jours davantage des conditions locales -ou ethniques qui les particularisaient autrefois; elles deviennent -plus générales et plus abstraites. Mais elles n'en restent pas moins -essentiellement collectives. N'est-ce pas, en effet, la collectivité -qui nous les impose? N'est-ce pas elle qui nous commande de développer -avant tout chez nos enfants les qualités qui leur sont communes avec -tous les hommes? Il y a plus. Non seulement elle exerce sur nous par la -voie de l'opinion une pression morale pour que nous entendions ainsi -nos devoirs d'éducateur, mais elle y attache un tel prix que, comme -je viens de le rappeler, elle se charge elle-même de la tâche. Il est -aisé de prévoir que, si elle y tient à ce point, c'est qu'elle s'y sent -intéressée. Et, en effet, seule, une culture largement humaine peut -donner aux sociétés modernes les citoyens dont elle a besoin. Parce que -chacun des grands peuples européens couvre un immense habitat, parce -qu'il se recrute dans les races les plus diverses, parce que le travail -y est divisé à l'infini, les individus qui le composent sont tellement -différents les uns des autres qu'il n'y a presque plus rien de commun -entre eux, sauf leur qualité d'homme en général. Ils ne peuvent donc -garder l'homogénéité indispensable à tout _consensus_ social qu'à -condition d'être aussi semblables que possible par le seul côté où ils -se ressemblent tous, c'est-à-dire en tant qu'ils sont tous des êtres -humains. En d'autres termes, dans des sociétés aussi différenciées, il -ne peut guère y avoir d'autre type collectif que le type générique de -l'homme. Qu'il vienne à perdre quelque chose de sa généralité, qu'il se -laisse entamer par quelque retour de l'ancien particularisme, et l'on -verra ces grands États se résoudre en une multitude de petits groupes -parcellaires et se décomposer. Ainsi notre idéal pédagogique s'explique -par notre structure sociale, tout comme celui des Grecs et des Romains -ne pouvait se comprendre que par l'organisation de la cité. Si notre -éducation moderne n'est plus étroitement nationale, c'est dans la -constitution des nations modernes qu'il faut en aller chercher la -raison. - -Ce n'est pas tout. Non seulement c'est la société qui a élevé le -type humain à la dignité de modèle que l'éducateur doit s'efforcer -de reproduire, mais c'est elle encore qui le construit et elle le -construit suivant ses besoins. Car c'est une erreur de penser qu'il -soit tout entier donné dans la constitution naturelle de l'homme, -qu'il n'y ait qu'à l'y découvrir par une observation méthodique, sauf -à l'embellir ensuite par l'imagination en portant par la pensée à leur -plus haut développement tous les germes qui s'y trouvent. L'homme que -l'éducation doit réaliser en nous, ce n'est pas l'homme tel que la -nature l'a fait, mais tel que la société veut qu'il soit; et elle le -veut tel que le réclame son économie intérieure. Ce qui le prouve, -c'est la manière dont notre conception de l'homme a varié suivant les -sociétés. - -Car les anciens, eux aussi, croyaient faire de leurs enfants des -hommes, tout comme nous. S'ils se refusaient à voir leur semblable dans -l'étranger, c'est précisément parce qu'à leurs yeux l'éducation de la -cité pouvait seule faire des êtres vraiment et proprement humains. -Seulement ils concevaient l'humanité à leur manière qui n'est plus -la nôtre. Tout changement un peu important dans l'organisation d'une -société a pour contre-coup un changement de même importance dans -l'idée que l'homme se fait de lui-même. Que, sous la pression de la -concurrence accrue, le travail social se divise davantage, que la -spécialisation de chaque travailleur soit, à la fois, plus marquée et -plus précoce, le cercle des choses que comprend l'éducation commune -devra nécessairement se restreindre et, par suite, le type humain -s'appauvrira en caractères. Naguère, la culture littéraire était -considérée comme un élément essentiel de toute culture humaine; et -voilà que nous approchons d'un temps où elle ne sera peut-être plus -elle-même qu'une spécialité. De même, s'il existe une hiérarchie -reconnue entre nos facultés, s'il en est auxquelles nous attribuons -une sorte de précellence et que nous devons, pour cette raison, -développer plus que les autres, ce n'est pas que cette dignité leur -soit intrinsèque; ce n'est pas que la nature elle-même leur ait, de -toute éternité, assigné ce rang éminent; mais c'est qu'elles ont -pour la société une plus haute valeur. Aussi, comme l'échelle de ces -valeurs change nécessairement avec les sociétés, cette hiérarchie -n'est jamais restée la même à deux moments différents de l'histoire. -Hier, c'était le courage qui était au premier plan, avec toutes les -facultés qu'implique la vertu militaire; aujourd'hui, c'est la pensée -et c'est la réflexion; demain, ce sera peut-être la finesse du goût, la -sensibilité aux choses de l'art. Ainsi, dans le présent comme dans le -passé, notre idéal pédagogique est, jusque dans ses détails, l'œuvre -de la société. C'est elle qui nous trace le portrait de l'homme que -nous devons être, et dans ce portrait viennent se refléter toutes les -particularités de son organisation. - - -II - -En résumé, bien loin que l'éducation ait pour objet unique ou principal -l'individu et ses intérêts, elle est avant tout le moyen par lequel -la société renouvelle perpétuellement les conditions do sa propre -existence. La société ne peut vivre que s'il existe entre ses membres -une suffisante homogénéité? L'éducation perpétue et renforce cette -homogénéité en fixant d'avance dans l'âme de l'enfant les similitudes -essentielles que suppose la vie collective. Mais, d'un autre côté, -sans une certaine diversité, toute coopération serait impossible? -L'éducation assure la persistance de cette diversité nécessaire en se -diversifiant elle-même et en se spécialisant. Elle consiste donc, sous -l'un ou l'autre de ses aspects, en une socialisation méthodique de -la jeune génération. En chacun de nous, peut-on dire, il existe deux -êtres, qui, pour être inséparables autrement que par abstraction, ne -laissent pas d'être distincts. L'un est fait de tous les états mentaux -qui ne se rapportent qu'à nous-même et aux événements de notre vie -personnelle. C'est ce qu'on pourrait appeler l'être individuel. L'autre -est un système d'idées, de sentiments, d'habitudes qui expriment -en nous, non pas notre personnalité, mais le groupe ou les groupes -différents dont nous faisons partie; telles sont les croyances -religieuses, les croyances et les pratiques morales, les traditions -nationales ou professionnelles, les opinions collectives de toute -sorte. Leur ensemble forme l'être social. Constituer cet être en chacun -de nous, telle est la fin de l'éducation. - -C'est par là, d'ailleurs, que se montre le mieux l'importance de son -rôle et la fécondité de son action. En effet, non seulement cet être -social n'est pas donné tout fait dans la constitution primitive de -l'homme, mais il n'en est pas résulté par un développement spontané. -Spontanément, l'homme n'était pas enclin à se soumettre à une autorité -politique, à respecter une discipline morale, à se dévouer, à se -sacrifier. Il n'y avait rien dans notre nature congénitale qui nous -prédisposât à devenir les serviteurs de divinités, emblèmes symboliques -de la société, à leur rendre un culte, à nous priver pour leur faire -honneur. C'est la société elle-même qui, à mesure qu'elle s'est formée -et consolidée, a tiré de son propre sein ces grandes forces morales -devant lesquelles l'homme a senti son infériorité. Or, si l'on fait -abstraction des vagues et incertaines tendances qui peuvent être dues -à l'hérédité, l'enfant, en entrant dans la vie, n'y apporte que sa -nature d'individu. La société se trouve donc, pour ainsi dire, à chaque -génération nouvelle, en présence d'une table presque rase sur laquelle -il lui faut construire à nouveaux frais. Il faut que, par les voies les -plus rapides, à l'être égoïste et social qui vient de naître, elle -en surajoute un autre, capable de mener une vie sociale et morale. -Voilà quelle est l'œuvre de l'éducation et vous en apercevez toute la -grandeur. Elle ne se borne pas à développer l'organisme individuel -dans le sens marqué par la nature, à rendre apparentes des puissances -cachées qui ne demandaient qu'à se révéler. Elle crée dans l'homme un -homme nouveau et cet homme est fait de tout ce qu'il y a de meilleur -en nous, de tout ce qui donne du prix et de la dignité à la vie. Cette -vertu créatrice est, d'ailleurs, un privilège spécial de l'éducation -humaine. Tout autre est celle que reçoivent les animaux, si l'on peut -appeler de ce nom l'entraînement progressif auquel ils sont soumis de -la part de leurs parents. Elle peut bien presser le développement de -certains instincts qui sommeillent dans l'animal; mais elle ne l'initie -pas à une vie nouvelle. Elle facilite le jeu des fonctions naturelles; -mais elle ne crée rien. Instruit par sa mère, le petit sait plus vite -voler ou faire son nid; mais il n'apprend presque rien de ses parents -qu'il n'eût pu découvrir par son expérience personnelle. C'est que les -animaux ou vivent en dehors de tout état social ou forment des sociétés -assez simples qui fonctionnent grâce à des mécanismes instinctifs -que chaque individu porte en lui, tout constitués, dès sa naissance. -L'éducation ne peut donc rien ajouter d'essentiel à la nature, puisque -celle-ci suffit à tout, à la vie du groupe comme à celle de l'individu. -Au contraire, chez l'homme, les aptitudes de toute sorte que suppose -la vie sociale sont beaucoup trop complexes pour pouvoir s'incarner, -en quelque sorte, dans nos tissus, se matérialiser sous la forme -de prédispositions organiques. Il s'ensuit qu'elles ne peuvent se -transmettre d'une génération à l'autre par la voie de l'hérédité. C'est -par l'éducation que se fait la transmission. - -Une cérémonie que l'on rencontre dans une multitude de sociétés met -bien en évidence ce trait distinctif de l'éducation humaine et montre -même que l'homme en a eu très tôt le sentiment. C'est la cérémonie de -l'initiation. Elle a lieu une fois l'éducation terminée; généralement -même, elle clôt une dernière période où les anciens parachèvent -l'instruction du jeune homme en lui révélant les croyances les plus -fondamentales et les rites les plus sacrés de la tribu. Une fois -qu'elle est accomplie, le sujet qui l'a subie prend rang dans la -société; il quitte les femmes au milieu desquelles s'était passée toute -son enfance; il a désormais sa place marquée parmi les guerriers; -en même temps, il prend conscience de son sexe dont il a dès lors -tous les droits et tous les devoirs. Il est devenu un homme et un -citoyen. Or, c'est une croyance universellement répandue chez tous ces -peuples que l'initié, par le fait même de l'initiation, est devenu -un homme entièrement nouveau; il change de personnalité, il prend un -autre nom, et l'on sait que le nom n'est pas alors considéré comme un -simple signe verbal, mais comme un élément essentiel de la personne. -L'initiation est considérée comme une seconde naissance. Cette -transformation, l'esprit primitif se la représente symboliquement en -imaginant qu'un principe spirituel, une sorte de nouvelle âme, est venu -s'incarner dans l'individu. Mais si l'on écarte de cette croyance les -formes mythiques dans lesquelles elle s'enveloppe, ne trouve-t-on pas -sous le symbole cette idée, obscurément entrevue, que l'éducation a eu -pour effet de créer dans l'homme un être nouveau? C'est l'être social. - -Cependant, dira-t-on, si l'on peut concevoir en effet que les -qualités proprement morales, parce qu'elles imposent à l'individu -des privations, parce qu'elles gênent ses mouvements naturels, ne -peuvent être suscitées en nous que sous une action venue du dehors, -n'y en a-t-il pas d'autres que tout homme est intéressé à acquérir -et recherche spontanément? Telles sont les qualités diverses de -l'intelligence qui lui permettent de mieux approprier sa conduite -à la nature des choses. Telles sont aussi les qualités physiques, -et tout ce qui contribue à la vigueur et à la santé de l'organisme. -Pour celles-là, tout au moins, il semble que l'éducation, en les -développant, ne fasse qu'aller au-devant du développement même de la -nature, que mener l'individu à un état de perfection relative vers -laquelle il tend de lui-même, bien qu'il y atteigne plus rapidement -grâce au concours de la société.--Mais ce qui montre bien, malgré les -apparences, qu'ici comme ailleurs l'éducation répond avant tout à -des nécessités externes, c'est-à-dire sociales, c'est qu'il est des -sociétés où ces qualités n'ont pas été cultivées du tout et qu'en tout -cas elles ont été entendues très différemment selon les sociétés. Il -s'en faut que les avantage d'une solide culture intellectuelle aient -été reconnus par tous les peuples. La science, l'esprit critique, que -nous mettons aujourd'hui si haut, ont été pendant longtemps tenus en -suspicion. - -Ne connaissons-nous pas une grande doctrine qui proclame heureux les -pauvres d'esprit? Et il faut se garder de croire que cette indifférence -pour le savoir ait été artificiellement imposée aux hommes en violation -de leur nature. D'eux-mêmes, ils n'avaient alors aucun désir de la -science, tout simplement parce que les sociétés dont ils faisaient -partie n'en sentaient aucunement la nécessité. Pour pouvoir vivre, -elles avaient avant tout besoin de traditions fortes et respectées. Or -la tradition n'éveille pas, mais tend plutôt à exclure, la pensée et la -réflexion. Il n'en est pas autrement des qualités physiques. Que l'état -du milieu social incline la conscience publique vers l'ascétisme, et -l'éducation physique sera spontanément rejetée au dernier plan. C'est -un peu ce qui s'est produit dans les écoles du moyen âge. De même, -suivant les courants de l'opinion, cette même éducation sera entendue -dans les sens les plus différents. À Sparte, elle avait surtout pour -objet d'endurcir les membres à la fatigue; à Athènes, elle était un -moyen de faire des corps beaux à la vue; au temps de la chevalerie, on -lui demandait de former des guerriers agiles et souples; de nos jours, -elle n'a plus qu'un but hygiénique et se préoccupe surtout de contenir -les dangereux effets d'une culture intellectuelle trop intense. Ainsi, -même ces qualités qui paraissent, au premier abord, si spontanément -désirables, l'individu ne les recherche que quand la société l'y -invite, et il les recherche de la façon qu'elle lui prescrit. - -Vous voyez à quel point la psychologie toute seule est une ressource -insuffisante pour le pédagogue. Non seulement, comme je vous le -montrais tout d'abord, c'est la société qui trace à l'individu l'idéal -qu'il doit réaliser par l'éducation, mais encore, dans la nature -individuelle, il n'y a pas de tendances déterminées, pas d'états -définis qui soient comme une première aspiration vers cet idéal, qui en -puissent être regardés comme la forme intérieure et anticipée. Ce n'est -pas sans doute qu'il n'existe en nous des aptitudes très générales -sans lesquelles il serait évidemment irréalisable. Si l'homme peut -apprendre à se sacrifier, c'est qu'il n'est pas incapable de sacrifice; -s'il a pu se soumettre à la discipline de la science, c'est qu'il n'y -était pas impropre. Par cela seul que nous faisons partie intégrante -de l'univers, nous tenons à autre chose que nous-même; il y a ainsi -en nous une première impersonnalité qui prépare au désintéressement. -De même, par cela seul que nous pensons, nous avons une certaine -inclination à connaître. Mais entre ces vagues et confuses -prédispositions, mêlées d'ailleurs à toute sorte de prédispositions -contraires, et la forme si définie et si particulière qu'elles prennent -sous l'action de la société, il y a un abîme. Il est impossible à -l'analyse même la plus pénétrante de percevoir par avance dans ces -germes indistincts ce qu'ils sont appelés à devenir une fois que la -collectivité les a fécondés. Car celle-ci ne se borne pas à leur donner -un relief qui leur manquait; elle leur ajoute quelque chose. Elle leur -ajoute son énergie propre et, par cela même, elle les transforme et -en tire des effets qui n'y étaient pas primitivement contenus. Ainsi, -quand même la conscience individuelle n'aurait plus pour nous de -mystère, quand même la psychologie serait une science achevée, elle ne -saurait renseigner l'éducateur sur le but qu'il doit poursuivre. Seule, -la sociologie peut, soit nous aider à le comprendre, en le rattachant -aux états sociaux dont il dépend et qu'il exprime, soit nous aider à -le découvrir, quand la conscience publique, troublée et incertaine, ne -sait plus quel il doit être. - -III - -Mais, si le rôle de la sociologie est prépondérant dans la -détermination des fins que l'éducation doit poursuivre, a-t-elle la -même importance pour ce qui regarde le choix des moyens? - -Ici il est incontestable que la psychologie reprend ses droits. Si -l'idéal pédagogique exprime avant tout des nécessités sociales, ils -ne peut cependant se réaliser que dans et par des individus. Pour -qu'il soit autre chose qu'une simple conception de l'esprit, une vaine -injonction de la société à ses membres, il faut trouver le moyen d'y -conformer la conscience de l'enfant. Or la conscience a ses lois -propres qu'il faut connaître pour pouvoir la modifier, si du moins -on veut s'épargner les tâtonnements empiriques que la pédagogie a -précisément pour objet de réduire au minimum. Pour pouvoir exciter -l'activité à se développer dans une direction déterminée, encore -faut-il savoir quels sont les ressorts qui la meuvent et quelle est -leur nature; car c'est à cette condition qu'il sera possible d'y -appliquer, en connaissance de cause, l'action qui convient. S'agit-il, -par exemple, d'éveiller ou l'amour de la patrie, ou le sens de -l'humanité? Nous saurons d'autant mieux tourner la sensibilité morale -de nos élèves dans l'un ou l'autre sens que nous aurons des notions -plus complètes et plus précises sur l'ensemble de phénomènes que -l'on appelle tendances, habitudes, désirs, émotions, etc., sur les -conditions diverses dont ils dépendent, sur la forme qu'ils présentent -chez l'enfant. Suivant que l'on voit dans les tendances un produit des -expériences agréables ou désagréables qu'a pu faire l'espèce, ou bien, -au contraire, un fait primitif, antérieur aux états affectifs qui en -accompagnent le fonctionnement, on devra s'y prendre de manières très -différentes pour en régler le développement. Or c'est à la psychologie -et, plus spécialement, à la psychologie infantile qu'il appartient de -résoudre ces questions. Si donc elle est incompétente pour fixer la -fin, ou plutôt les fins de l'éducation, il n'est pas douteux qu'elle -n'ait un rôle utile à jouer dans la constitution des méthodes. Même, -comme aucune méthode ne peut s'appliquer de la même manière aux -différents enfants, c'est encore la psychologie qui devrait nous aider -à nous reconnaître au milieu de la diversité des intelligences et des -caractères. On sait malheureusement que nous sommes encore loin du -moment où elle sera vraiment en état de satisfaire à ce _desideratum._ - -Il ne saurait donc être question de méconnaître les services que peut -rendre à la pédagogie la science de l'individu, et nous saurons lui -faire sa part. Et cependant, même dans ce cercle de problèmes où elle -peut utilement éclairer le pédagogue, il s'en faut qu'elle puisse se -passer du concours de la sociologie. - -D'abord, parce que les fins de l'éducation sont sociales, les moyens -par lesquels ces fins peuvent être atteintes doivent nécessairement -avoir le même caractère. Et, en effet, parmi toutes les institutions -pédagogiques, il n'en est peut-être pas une qui ne soit l'analogue -d'une institution sociale dont elle reproduit, sous une forme réduite -et comme en raccourci, les traits principaux. Il y a une discipline -à l'école comme dans la cité. Les règles qui fixent à l'écolier ses -devoirs sont comparables à celles qui prescrivent à l'homme fait -sa conduite. Les peines et les récompenses qui sont attachées aux -premières ne sont pas sans ressembler aux peines et aux récompenses -qui sanctionnent les secondes. Nous enseignons aux enfants la science -faite? Mais la science qui se fait s'enseigne elle aussi. Elle ne reste -pas renfermée dans le cerveau de ceux qui la conçoivent, mais elle ne -devient vraiment agissante qu'à condition de se communiquer aux autres -hommes. Or cette communication, qui met en œuvre tout un réseau de -mécanismes sociaux, constitue un enseignement qui, pour s'adresser à -l'adulte, ne diffère pas en nature de celui que l'élève reçoit de son -maître. Ne dit-on pas d'ailleurs que les savants sont des maîtres pour -leurs contemporains et ne donne-t-on pas le nom d'écoles aux groupes -qui se forment autour d'eux[5]? On pourrait multiplier les exemples. -C'est qu'en effet, comme la vie scolaire n'est que le germe de la vie -sociale, comme celle-ci n'est que la suite et l'épanouissement de -celle-là, il est impossible que les principaux procédés par lesquels -l'une fonctionne ne se retrouvent pas dans l'autre. On peut donc -s'attendre à ce que la sociologie, science des institutions sociales, -nous aide à comprendre ce que sont ou à conjecturer ce que doivent -être les institutions pédagogiques. Mieux nous connaîtrons la société, -mieux nous pourrons nous rendre compte de tout ce qui se passe dans ce -microcosme social qu'est l'école. Au contraire, vous voyez avec quelle -prudence et quelle mesure, même quand il s'agit de la détermination -des méthodes, il convient d'utiliser les données de la psychologie. À -elle seule, elle ne saurait nous fournir les éléments nécessaires à la -construction d'une technique qui, par définition, a son prototype, non -dans l'individu, mais dans la collectivité. - -D'ailleurs, les états sociaux dont dépendent les fins pédagogiques -ne bornent pas là leur action. Ils affectent aussi la conception des -méthodes: car la nature du but implique en partie celle des moyens. Que -la société, par exemple, s'oriente dans un sens individualiste, et tous -les procédés d'éducation qui peuvent avoir pour effet de faire violence -à l'individu, de méconnaître sa spontanéité interne, apparaîtront -comme intolérables et seront réprouvés. Au contraire, que, sous la -pression de circonstances durables ou passagères, elle ressente le -besoin d'imposer à tous un conformisme plus rigoureux, tout ce qui peut -provoquer outre mesure l'initiative de l'intelligence sera proscrit. -En fait, toutes les fois où le système des méthodes éducatives a été -profondément transformé, c'est sous l'influence de quelqu'un de ces -grands courants sociaux dont l'action s'est fait sentir sur toute -l'étendue de la vie collective. Ce n'est pas à la suite de découvertes -psychologiques que la Renaissance a opposé tout un ensemble de méthodes -nouvelles à celles que pratiquait le Moyen Âge. Mais c'est que, -par suite des changements survenus dans la structure des sociétés -européennes, une nouvelle conception de l'homme et de sa place dans -le monde avait fini par se faire jour. De même, les pédagogues qui, à -la fin du XVIIIe siècle ou au commencement du XIXe, entreprirent de -substituer la méthode intuitive à la méthode abstraite, étaient avant -tout l'écho des aspirations de leur temps. Ni Basedow, ni Pestalozzi, -ni Frœbel n'étaient de bien grands psychologues. Ce qu'exprime surtout -leur doctrine, c'est ce respect pour la liberté intérieure, cette -horreur pour toute compression, cet amour de l'homme et, par suite, de -l'enfant qui sont à la base de notre individualisme moderne. - - -Ainsi, sous quelque aspect que l'on considère l'éducation, elle se -présente partout à nous avec le même caractère. Qu'il s'agisse des fins -qu'elle poursuit ou des moyens qu'elle emploie, c'est à des nécessités -sociales qu'elle répond; ce sont des idées et des sentiments collectifs -qu'elle exprime. Sans doute, l'individu lui-même y trouve son profit. -N'avons-nous pas expressément reconnu que nous devons à l'éducation -le meilleur de nous-même? Mais c'est que ce meilleur de nous-même est -d'origine sociale. C'est donc toujours à l'étude de la société qu'il -en faut revenir; c'est là seulement que le pédagogue peut trouver les -principes de sa spéculation. La psychologie pourra bien lui indiquer -quelle est la meilleure manière de s'y prendre pour appliquer à -l'enfant ces principes une fois posés, elle ne pourra guère nous les -faire découvrir. - -J'ajoute en terminant que s'il fut jamais un temps et un pays où le -point de vue sociologique se soit imposé d'une façon particulièrement -urgente aux pédagogues, c'est certainement notre pays et notre temps. -Quand une société se trouve dans un état de stabilité relative, -d'équilibre temporaire, comme, par exemple, la société française au -XVIIe siècle; quand, par suite, un système d'éducation s'est établi -qui, pour un temps également, n'est contesté de personne, les seules -questions pressantes qui se posent sont des questions d'application. -Aucun doute grave ne s'élève ni sur le but à atteindre, ni sur -l'orientation générale des méthodes; il ne peut donc y avoir de -controverse que sur la meilleure manière de les mettre en pratique, -et ce sont des difficultés que la psychologie peut résoudre. Je n'ai -pas à vous apprendre que cette sécurité intellectuelle et morale -n'est pas de notre siècle; c'est à la fois sa misère et sa grandeur. -Les transformations profondes qu'ont subies ou que sont en train de -subir les sociétés contemporaines nécessitent des transformations -correspondantes dans l'éducation nationale. Mais si nous sentons bien -que des changements sont nécessaires, nous savons mal ce qu'ils doivent -être. Quelles que puissent être les convictions particulières des -individus ou des partis, l'opinion publique reste indécise et anxieuse. -Le problème pédagogique ne se pose donc pas pour nous avec la même -sérénité que pour les hommes du XVIIe siècle. Il ne s'agit plus de -mettre en œuvre des idées acquises, mais de trouver des idées qui nous -guident. Comment les découvrir si nous ne remontons pas jusqu'à la -source même de la vie éducative, c'est-à-dire jusqu'à la société? C'est -donc la société qu'il faut interroger, ce sont ses besoins qu'il faut -connaître, puisque ce sont ses besoins qu'il faut satisfaire. Se borner -à regarder au dedans de nous-même, ce serait détourner nos regards de -la réalité même qu'il nous faut atteindre; ce serait nous mettre dans -l'impossibilité de rien comprendre au mouvement qui entraîne le monde -autour de nous et nous-même avec lui. Je ne crois donc pas obéir à un -simple préjugé ni céder à un amour immodéré pour une science que j'ai -cultivée toute ma vie, en disant que jamais une culture sociologique -n'a été plus nécessaire à l'éducateur. Ce n'est pas que la sociologie -puisse nous mettre en main des procédés tout faits et dont il n'y ait -plus qu'à se servir. En est-il, d'ailleurs, de cette sorte? Mais elle -peut plus et elle peut mieux. Elle peut nous donner ce dont nous avons -le plus instamment besoin, je veux dire un corps d'idées directrices -qui soient l'âme de notre pratique et qui la soutiennent, qui donnent -un sens à notre action, et qui nous y attachent; ce qui est la -condition nécessaire pour que cette action soit féconde. - -[Footnote 4: L'idée fut déjà exprimée par Lange, dans une leçon -d'ouverture publiée dans les _Monatshefte der Comeniusgesellschaft_, -Bd. III, p. 107. Elle fut reprise par Lorenz von Stein dans sa -_Verwaltungslehre_, Bd. V. À la même tendance se rattachent Willmann, -_Didaktik als Bildungslehre_, 2 vol., 1894; Natorp, _Social-pædagogik_, -1899; Bergemann, _Soziale Pædagogik_, 1900. Nous signalerons également -G. Edgard Vincent, _The social mind and éducation_; Elslander, -L'_Éducation au point de vue sociologique_, 1899.] - -[Footnote 5: V. Willmann, _op. cit._, I, p. 40.] - - -IV - -L'ÉVOLUTION ET LE RÔLE DE L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN FRANCE[6] - -1. Mon rôle, Messieurs, n'est pas de vous enseigner la technique de -votre métier: elle ne peut s'apprendre que par l'usâge et c'est par -l'usâge que vous l'apprendrez l'an prochain[7]. Mais une technique, -quelle qu'elle soit, dégénéré vite en un vulgaire empirisme, si celui -qui s'en sert n'a jamais été mis à même de réfléchir au but qu'elle -poursuit et aux moyens qu'elle emploie. Tourner votre réflexion vers -les choses de l'enseignement et vous apprendre à l'y appliquer avec -méthode, voilà précisément quelle sera ma tâche. Un enseignement -pédagogique doit, en effet, se proposer, non de communiquer au futur -praticien un certain nombre de procédés et de recettes, mais de lui -donner une pleine conscience de sa function. - -Mais, précisément parce que cet enseignement a nécessairement un -caractère théorique, certains doutent qu'il puisse être utile. Ce -n'est pas qu'on aille jusqu'à soutenir que la routine puisse se -suffire et que la tradition n'ait pas besoin d'être guidée par une -réflexion informée et avertie. En un temps où, dans toutes les -sphères de l'activité humaine, on voit la science, la théorie, la -spéculation, c'est-à-dire en somme la réflexion, pénétrer de plus -en plus la pratique et l'éclairer, il serait par trop étrange que, -seule, l'activité de l'éducateur fît exception. Sans doute, il est -permis de critiquer sévèrement l'emploi que trop de pédagogues ont -fait de leur raison; on peut légitimement trouver que leurs systèmes, -si artificiels, si abstraits, si pauvres au regard de la réalité, -sont sans grande utilité pratique. Pourtant, ce n'est pas un motif -suffisant pour proscrire à tout jamais la réflexion pédagogique et -la déclarer sans raison d'être; et on reconnaît en effet volontiers -que la conclusion serait excessive. Seulement on estime que, par -une véritable grâce d'état, le professeur de lycée n'a pas besoin -d'être spécialement entraîné et exercé à cette forme particulière -de réflexion. Passe encore, dit-on, pour les maîtres de nos écoles -primaires! En raison de la culture plus limitée qu'ils ont reçue, il -peut être nécessaire de les provoquer à méditer sur leur profession, -de leur expliquer les raisons des méthodes qu'ils emploient, afin -qu'ils puissent s'en servir avec discernement. Mais avec un maître de -l'enseignement secondaire dont l'esprit a été, au lycée d'abord, puis à -l'Université, aiguisé de toutes les manières, rompu à toutes les hautes -disciplines, toutes ces précautions ne sont que du temps perdu. Qu'on -le mette en face de ses élèves, et aussitôt la puissance de réflexion -qu'il a acquise au cours de ses études s'appliquera naturellement à -sa classe, alors même qu'elle n'aurait été soumise à aucune éducation -préalable. - -Il y a pourtant un fait qui ne paraît guère témoigner en faveur de -cette aptitude native que l'on prête au professeur de lycée pour la -réflexion professionnelle. Dans toutes les formes de la conduite -humaine où la réflexion s'introduit, on voit, au fur et à mesure -qu'elle s'y développe, la tradition devenir plus malléable et plus -accessible aux nouveautés. La réflexion, en effet, est l'antagoniste -naturelle, l'ennemie née de la routine. Elle seule peut empêcher les -habitudes de se prendre sous une forme immuable, rigide, qui les -soustraie au changement; elle seule peut les tenir en haleine, les -entretenir dans l'état de souplesse et de flexibilité nécessaires -pour qu'elles puissent varier, évoluer, s'adapter à la diversité et à -la mobilité des circonstances et des milieux. Inversement, moindre est -la part de la réflexion, plus grande est celle de l'immobilisme. Or -il se trouve que l'enseignement secondaire se fait remarquer, non par -un appétit immodéré de nouveautés, mais par un véritable misonéisme. -Nous verrons, en effet, comment en France, alors que tout a changé, -alors que le régime politique, économique, moral, s'est transformé, il -y a eu cependant quelque chose qui est resté relativement immuable: ce -sont les conceptions pédagogiques qui sont à la base de ce qu'on est -convenu d'appeler l'enseignement classique. Sauf quelques additions qui -ne touchaient pas au fond des choses, les hommes de ma génération ont -encore été élevés d'après un idéal qui ne différait pas sensiblement -de celui dont s'inspiraient les collèges de Jésuites au temps du grand -Roi. Il n'y a vraiment rien là qui permette de penser que l'esprit de -critique et d'examen ait joué dans notre vie scolaire un rôle bien -considérable. - -C'est qu'en effet il n'est pas vrai qu'on soit apte à réfléchir sur un -ordre déterminé de faits, par cela seul qu'on a l'occasion d'exercer -sa réflexion dans un cercle de choses différentes. Nombreux sont les -grands savants, qui ont illustré leur science, et qui pourtant, pour -tout ce qui est en dehors de leur spécialité, sont comme des enfants. -Ces hardis novateurs se comportent, par ailleurs, comme de simples -routiniers qui ne pensent ni n'agissent autrement que le vulgaire -ignorant. La raison en est que les préjugés qui entravent l'essor de la -réflexion diffèrent selon l'ordre de choses auquel ils se rapportent; -il peut donc se faire que les uns aient cédé, alors que les autres -gardent toute leur force de résistance, qu'un même esprit se soit -libéré sur un point, alors que sur l'autre il reste en servitude. -J'ai connu un très grand historien, dont je garde fidèlement et -respectueusement le souvenir, et qui, en matière d'enseignement, en -était resté, ou peu s'en faut, à l'idéal de Rollin. D'ailleurs, chaque -catégorie de faits demande à être réfléchie à sa façon, d'après les -méthodes qui lui sont propres; et ces méthodes ne s'improvisent pas, -mais doivent s'apprendre. Il ne suffit donc pas d'avoir réfléchi aux -finesses des langues mortes, ou aux lois des mathématiques, ou aux -événements de l'histoire soit ancienne, soit moderne, pour être _ipso -facto_ en état et en disposition de réfléchir méthodiquement aux choses -de l'enseignement. Mais cette forme déterminée de réflexion constitue -une spécialité qui réclame une initiation préalable; la suite de ce -cours en sera la preuve. - -2. Non seulement rien ne justifie le privilège que l'on entend conférer -ainsi aux maîtres de l'enseignement secondaire; non seulement on ne -voit pas pourquoi il serait inutile d'éveiller chez eux la réflexion -pédagogique par une culture appropriée, mais, sous certains rapports, -elle leur est plus indispensable qu'à d'autres. - -En premier lieu, l'enseignement secondaire est un organisme autrement -complexe que ne l'est l'enseignement primaire. Or, plus un être est -complexe et vit une vie complexe, plus il a besoin de réflexion pour -pouvoir se conduire. Dans une école élémentaire, chaque classe, au -moins en principe, est entre les mains d'un seul et unique maître; -par suite, l'enseignement qu'il donne se trouve avoir une unité toute -naturelle et très simple; c'est l'unité même de la personne qui -enseigne. Comme elle a sous les yeux la totalité de l'enseignement, -il lui est relativement facile de faire à chaque discipline sa part, -de les ajuster les unes aux autres et de les faire toutes concourir -à une même fin. Mais il en est tout autrement au lycée, où les -divers enseignements, reçus simultanément par un même élève, sont -généralement donnés par des maîtres différents. Ici, il existe une -véritable division du travail pédagogique et qui croît tous les jours -davantage, modifiant la vieille physionomie de nos lycées et soulevant -une grave question dont nous aurons à nous occuper un jour. Par quel -miracle l'unité pourrait-elle résulter de cette diversité? Comment -ces enseignements pourraient-ils s'accorder les uns avec les autres, -se compléter de manière à former un tout, si ceux qui les donnent -n'ont pas le sentiment de ce tout et de la manière dont chacun y doit -concourir. Bien que nous ne soyons pas actuellement en état de définir -le but de renseignement secondaire--question qui ne pourra venir -utilement qu'à la fin du cours--cependant nous pouvons bien dire qu'au -lycée il ne s'agit de faire ni un mathématicien, ni un littérateur, ni -un naturaliste, ni un historien, mais de former un esprit au moyen des -lettres, de l'histoire, des mathématiques, etc. Mais comment chaque -maître pourra-t-il s'acquitter de sa fonction, de la part qui lui -revient dans l'œuvre totale, s'il ne sait pas quelle est cette œuvre, -comment ses divers collaborateurs y concourent avec lui, de manière que -ses efforts rejoignent les leurs? - -Très souvent, il est vrai, on raisonne comme si tout cela allait de -soi, comme si cette fin commune n'avait rien d'obscur, comme si tout -le monde savait ce que c'est que former un esprit. Mais, en réalité, -cette vague formule est vide de tout contenu positif; et c'est pourquoi -je pouvais l'employer tout à l'heure sans rien préjuger des résultats -que donneront nos recherches ultérieures. Tout ce qu'elle énonce, c'est -qu'il ne faut pas spécialiser les esprits; mais elle ne nous apprend -pas pour autant sur quel modèle il faut les former. La manière dont -on formait un esprit au XVIIe siècle ne saurait convenir aujourd'hui; -on forme aussi un esprit à l'école primaire, mais autrement qu'au -lycée. Tant donc que les maîtres n'auront pour centre de ralliement -que des adages aussi imprécis, il est inévitable que leurs efforts se -dispersent et se paralysent par suite de cette dispersion. - -Et c'est trop souvent ce spectacle que nous donne l'enseignement de nos -lycées. Chacun y professe sa spécialité comme si elle était une fin -en soi, alors qu'elle n'est qu'un moyen en vue d'une fin à laquelle -elle devrait être, à tout moment, rapportée. Au temps où j'enseignais -dans les lycées, un ministre, pour lutter contre ce morcellement -anarchique, institua des assemblées mensuelles où tous les professeurs -d'un même établissement devaient venir s'entretenir des questions -qui leur sont communes. Hélas! ces assemblées ne furent jamais que -de vaines formalités. Nous nous y rendions avec déférence, mais nous -pûmes constater bien vite que nous n'avions rien à nous dire, parce -que tout objectif commun nous faisait défaut. Comment en serait-il -autrement tant que, à l'Université, chaque groupe d'étudiants reçoit -son enseignement préféré dans une sorte de compartiment étanche? Le -seul moyen de prévenir cet état de division, c'est d'amener tous ces -collaborateurs de demain à se réunir et à penser en commun à leur tâche -commune. Il faut qu'à un moment donné de leur préparation, ils soient -mis à même d'embrasser du regard, dans toute son étendue, le système -scolaire à la vie duquel ils seront appelés à participer; il faut -qu'ils voient ce qui en fait l'unité, c'est-à-dire quel idéal il a pour -fonction de réaliser, et comment toutes les parties qui le composent -doivent concourir à ce but final. Or, cette initiation ne peut se faire -qu'au moyen d'un enseignement, dont je déterminerai tout à l'heure le -plan et la méthode. - -3. Mais il y a plus. L'enseignement secondaire se trouve aujourd'hui -dans des conditions très spéciales qui rendent cette culture -exceptionnellement urgente. Depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, -il traverse une crise très grave qui n'est pas encore parvenue à son -dénouement. Tout le monde se rend compte qu'il ne peut pas rester ce -qu'il a été dans le passé: mais on ne voit pas avec la même clarté -ce qu'il est appelé à devenir. De là ces réformes qui, depuis près -d'un siècle, se succèdent périodiquement, attestant, à la fois, la -difficulté et l'urgence du problème. Certes, on ne pourrait, sans -injustice, méconnaître l'importance des résultats obtenus: l'ancien -système s'est ouvert à des idées nouvelles; un système nouveau est en -train de se constituer qui paraît plein de jeunesse et d'ardeur. Mais -est-il excessif de dire qu'il se cherche encore, qu'il n'a de lui-même -qu'une conscience encore incertaine, et que le premier s'est tempéré -par d'heureuses concessions beaucoup plus qu'il ne s'est renouvelé? -Un fait rend particulièrement sensible le désarroi où sont, sur ce -point, nos idées. À toutes les périodes antérieures de notre histoire, -on pouvait définir d'un mot l'idéal que les éducateurs se proposaient -de réaliser chez les enfants. Au Moyen Âge, le maître de la Faculté -des arts voulait avant tout faire de ses élèves des dialecticiens. -Après la Renaissance, les Jésuites et les régents de nos collèges -universitaires se donnèrent comme but de faire des humanistes. -Aujourd'hui, toute expression manque pour caractériser l'objectif que -doit poursuivre l'enseignement de nos lycées; c'est que cet objectif, -nous ne voyons que bien confusément quel il doit être. - -Et qu'on ne croie pas résoudre la difficulté, en disant que notre -devoir est tout simplement de faire de nos élèves des hommes! La -solution est toute verbale; car il s'agit précisément de savoir quelle -idée nous devons nous faire de l'homme, nous. Européens, ou, plus -spécialement encore, nous, Français du XXe siècle. Chaque peuple a, -à chaque moment de son histoire, sa conception propre de l'homme; le -Moyen Âge a eu la sienne, la Renaissance a eu la sienne, et la question -est de savoir quelle doit être la notre. Cette question, d'ailleurs, -n'est pas spéciale à notre pays. Il n'est pas de grand État européen -où elle ne se pose et dans des termes presque identiques. Partout, -pédagogues et hommes d'État ont conscience que les changements survenus -dans l'organisation matérielle et morale des sociétés contemporaines -nécessitent des transformations parallèles et non moins profondes dans -cette partie spéciale de notre organisme scolaire.--Pourquoi est-ce -surtout dans l'enseignement secondaire que la crise sévit avec cette -intensité? C'est une question que nous aurons à examiner un jour; pour -l'instant, je me borne à constater le fait, qui n'est pas contestable. - -Or, pour sortir de cette ère de trouble et d'incertitude, on ne -saurait compter sur la seule efficacité des arrêtés et des règlements. -Quelle qu'en soit l'autorité, règlements et arrêtés ne sont jamais que -des mots qui ne peuvent devenir des réalités qu'avec le concours de -ceux qui sont chargés de les appliquer. Si donc vous, qui aurez pour -fonction de les faire vivre, vous ne les acceptez qu'à contre-cœur, si -vous les subissez sans y adhérer, ils resteront lettre morte et sans -résultats utiles; et, suivant la manière dont vous les entendrez, ils -pourront produire des effets tout à fait différents ou même opposés. -Ce ne sont guère que des projets dont le sort finalement dépendra -toujours de vous et de votre état d'opinion. Combien il importe, -par conséquent, de vous mettre en mesure de vous faire une opinion -éclairée! Tant que l'indécision sera dans les esprits, il n'est pas de -décision administrative qui puisse y mettre un terme. On ne décrète -pas l'idéal, il faut qu'il soit compris, aimé, voulu par tous ceux -qui ont le devoir de le réaliser. Il faut, en un mot, que le grand -travail de réfection et de réorganisation qui s'impose soit l'œuvre du -corps même qui est appelé à se refaire et à se réorganiser. Il faut -donc lui fournir tous les moyens nécessaires pour qu'il puisse prendre -conscience de lui-même, de ce qu'il est, des causes qui le sollicitent -à changer, de ce qu'il doit vouloir devenir. On entend sans peine que, -pour obtenir un tel résultat, il ne suffit pas de dresser les futurs -maîtres à la pratique de leur métier; il faut, avant tout, provoquer de -leur part un énergique effort de réflexion, qu'ils devront poursuivre -dans toute la suite de leur carrière, mais qui doit commencer ici, -à l'Université; car, ici seulement, ils trouveront les éléments -d'information sans lesquels leurs réflexions sur la matière ne seraient -que des constructions idéologiques et des rêveries sans efficacité. - -Et c'est à cette condition qu'il sera possible de réveiller, sans -aucun procédé artificiel, la vie un peu languissante de notre -enseignement secondaire. Car, il est impossible de se le dissimuler, -par suite du désarroi intellectuel où il se trouve, incertain, entre -un passé qui meurt et un avenir encore indéterminé, l'enseignement -secondaire ne manifeste plus la même vitalité ni la même ardeur à -vivre qu'autrefois. La remarque en peut être faite librement, car -elle n'implique aucune critique qui s'adresse aux personnes; le fait -qu'elle constate est le produit de causes impersonnelles. D'une part, -l'ancien enthousiasme pour les lettres classiques, la foi qu'elles -inspiraient sont irrémédiablement ébranlés. Certes, il ne saurait être -question d'oublier le glorieux passé de l'humanisme, les services qu'il -a rendus et continue même à rendre; cependant, il est difficile de se -soustraire à l'impression qu'il se survit en partie à lui-même. Mais, -d'un autre côté, aucune foi nouvelle n'est encore venue remplacer celle -qui disparaît. Il en résulte que le maître se demande souvent avec -inquiétude à quoi il sert et où tendent ses efforts; il ne voit pas -clairement comment ses fonctions se relient aux fonctions vitales de -la société. De là une certaine tendance au scepticisme, une sorte de -désenchantement, un véritable malaise moral, en un mot, qui ne peut pas -se développer sans danger. Un corps enseignant sans foi pédagogique, -c'est un corps sans âme. Votre premier devoir et votre premier intérêt -sont donc de refaire une âme au corps dans lequel vous devez entrer; et -vous seuls le pouvez. Assurément, pour vous mettre en état de remplir -cette tâche, ce ne sera pas assez d'un cours de quelques mois. Ce sera -à vous d'y travailler toute votre vie. Mais encore faut-il commencer -par éveiller chez vous la volonté de l'entreprendre et par vous mettre -entre les mains les moyens les plus nécessaires pour vous en acquitter. -Tel l'objet de l'enseignement que j'inaugure aujourd'hui. - - -4. Vous connaissez maintenant le but que je voudrais poursuivre de -concert avec vous. Je voudrais poser devant vous le problème de -l'enseignement secondaire dans sa totalité et cela pour deux raisons: -d'abord, pour que vous puissiez vous faire une opinion sur ce que cette -culture doit devenir; puis, pour que, de cette recherche faite en -commun, se dégage un sentiment commun qui facilite votre coopération de -demain. Et maintenant, le but ainsi posé, cherchons par quelle méthode -il peut être atteint. - -Un système scolaire, quel qu'il soit, est formé de deux sortes -d'éléments. Il y a, d'une part, tout un ensemble d'arrangements définis -et stables, de méthodes établies, en un mot d'institutions; car il -y a des institutions pédagogiques, comme il y a des institutions -juridiques, religieuses ou politiques. Mais, en même temps, à -l'intérieur de la machine ainsi constituée, il y a des idées qui la -travaillent et qui la sollicitent à changer. Sauf peut-être à de -rares moments d'apogée et de stationnement, il y a toujours, même -dans le système le plus arrêté et le mieux défini, un mouvement vers -autre chose que ce qui existe, une tendance vers un idéal plus ou -moins clairement entrevu. Vu du dehors, l'enseignement secondaire se -présente à nous comme un ensemble d'établissements dont l'organisation -matérielle et morale est déterminée; mais, d'un autre côté, cette même -organisation abrite en elle des aspirations qui se cherchent. Sous -cette vie fixée, consolidée, il y a une vie en mouvement qui, pour être -plus cachée, n'est point négligeable. Sous le passé qui dure, il y a -toujours du nouveau qui se fait et qui tend à être. Vis-à-vis de ces -deux aspects de la réalité scolaire, quelle sera notre attitude? - -Du premier, les pédagogues se désintéressent d'ordinaire. Peu leur -importent ces arrangements divers que le passé nous a légués: le -problème, tel qu'ils se le posent, les dispense d'y attacher aucune -importance. Esprits éminemment révolutionnaires, au moins pour la -plupart, la réalité présente est sans intérêt à leurs yeux; ils ne -la supportent qu'avec impatience et rêvent de s'en affranchir, pour -édifier de toutes pièces un système scolaire entièrement nouveau où -se réalise adéquatement l'idéal auquel ils aspirent. Dès lors, que -peuvent leur faire les pratiques, les méthodes, les institutions qui -existaient avant eux? C'est vers l'avenir qu'ils ont les yeux fixés, et -ils croient pouvoir l'évoquer du néant. - -Mais nous savons aujourd'hui tout ce qu'il y a de chimérique et même -de dangereux dans ces ardeurs d'iconoclastes. Il n'est ni possible -ni désirable que l'organisation présente s'effondre en un instant; -vous aurez à y vivre et à la faire vivre. Mais, pour cela, il faut la -connaître.--Et il faut la connaître aussi pour pouvoir la changer. -Caries créations _ex nihilo_ sont tout aussi impossibles dans l'ordre -social que dans l'ordre physique. L'avenir ne s'improvise pas; on ne -peut le construire qu'avec les matériaux que nous tenons du passé. Nos -innovations les plus fécondes consistent bien souvent à couler des -idées nouvelles dans des moules antiques, qu'il suffit de modifier -partiellement pour les mettre en harmonie avec leur nouveau contenu. -De même, le meilleur moyen de réaliser un nouvel idéal pédagogique est -d'utiliser l'organisation établie, sauf à la retoucher secondairement, -si c'est utile, pour la plier aux fins nouvelles auxquelles elle doit -servir. Que de réformes sont faciles, sans qu'il soit nécessaire -de bouleverser les programmes et les cours d'études! Il suffit de -savoir mettre à profit ceux qui sont en vigueur, en les animant d'un -esprit nouveau. Mais, pour pouvoir se servir ainsi des institutions -pédagogiques qui existent, encore faut-il ne pas ignorer en quoi elles -consistent. On n'agit efficacement sur les choses que dans la mesure -où l'on connaît leur nature. On ne peut bien diriger l'évolution d'un -système scolaire que si l'on commence par savoir ce qu'il est, de quoi -il est fait, quelles sont les conceptions qui sont à sa base, les -besoins auxquels il répond, les causes qui l'ont suscité. Et ainsi -toute une étude, scientifique et objective, mais dont les conséquences -pratiques ne sont pas difficiles à apercevoir, apparaît comme -indispensable. - -Il est vrai que, d'ordinaire, cette étude ne semble pas devoir être -très complexe. Comme une longue pratique nous a familiarisés avec les -choses de la vie scolaire, elles nous paraissent toutes simples et de -nature à ne soulever aucune question qui réclame, pour être résolue, -un grand appareil de recherches. Depuis de longues années, nous avons -connu, sous nom de secondaire, un enseignement intermédiaire entre -l'école primaire et l'Université; nous avons toujours vu, autour do -nous, des collèges et, dans les collèges, des classes, et, par suite, -nous sommes portés à croire que tous ces arrangements vont de soi et -qu'il n'est pas besoin de les étudier longuement pour savoir d'où ils -viennent et à quelles nécessités ils répondent. Mais dès qu'au lieu de -regarder les choses dans le présent, on les considère dans l'histoire, -l'illusion se dissipe. Cette hiérarchie scolaire à trois degrés n'a -pas existé de tout temps, même chez nous; elle date d'hier; jusqu'à -des temps tout récents, l'enseignement secondaire était indistinct -de l'enseignement supérieur; aujourd'hui, la solution de continuité -qui le séparait de l'enseignement primaire tend à s'effacer. Les -collèges, avec leur système déclassés, ne remontent pas au delà du -XVIe siècle et nous verrons qu'à l'époque révolutionnaire il y eut un -moment où ce système disparut. Tant s'en faut qu'elles correspondent -à une sorte de nécessité éternelle! C'est donc que ces institutions -tiennent, non à des besoins universels de l'homme parvenu à un certain -degré de civilisation, mais à des causes définies, à des états sociaux -très particuliers que, seule, l'analyse historique peut nous déceler. -Or, c'est seulement dans la mesure où nous serons parvenus à les -déterminer, que nous saurons vraiment ce qu'est cet enseignement. -Car savoir ce qu'il est, ce n'est pas simplement en connaître la -forme extérieure et superficielle; c'est savoir quelle en est la -signification, quelle place il tient, quel rôle il joue dans l'ensemble -de la vie nationale. - -Gardons-nous donc de croire qu'il suffit d'un peu de sens et de culture -pour résoudre au pied levé des questions comme celle-ci: Qu'est-ce que -l'enseignement secondaire, qu'est-ce qu'un collège, qu'est-ce qu'une -classe? Nous pouvons bien, par une analyse mentale, dégager assez -facilement la notion que nous nous faisons personnellement de l'une -ou de l'autre de ces réalités. Mais de quel intérêt peut être cette -conception toute subjective? Ce qu'il nous faut arriver à démêler, -c'est la nature objective de l'enseignement secondaire, les courants -d'idées d'où il est résulté, les besoins sociaux qui l'ont appelé à -l'existence. Or, pour les connaître, il ne suffît pas de regarder -en nous-mêmes; puisque c'est dans le passé qu'ils ont produit leurs -effets, c'est dans le passé qu'il nous faut les voir agir. Bien loin -que nous soyons fondés à poser comme évidente la notion que nous en -portons en nous, il faut, au contraire, la tenir pour suspecte; car, -produit de notre expérience restreinte d'individu, fonction de notre -tempérament personnel, elle ne peut être que tronquée et trompeuse. -Il faut en faire table rase, nous obliger à un doute méthodique, et -traiter ce monde scolaire, qu'il s'agit d'explorer, comme une terre -inconnue où il y a de véritables découvertes à faire.--La même méthode -s'impose pour tous les problèmes, même les plus spéciaux, que peut -soulever l'organisation de l'enseignement. D'où vient notre système -d'émulation (car il est vraiment trop simple d'en imputer toute la -responsabilité aux jésuites)? D'où vient notre système de discipline -(car nous savons qu'il a varié selon les temps)? D'où viennent nos -principaux exercices scolaires? Autant de questions à côté desquelles -on passe sans même les soupçonner, tant qu'on se renferme dans le -présent, et dont la complexité n'apparaît que quand on les étudie -dans l'histoire. Nous verrons, par exemple, comment la place prise et -gardée dans nos classes par l'exégèse des textes, soit anciens, soit -modernes, tient à un des traits essentiels de notre mentalité et de -notre civilisation; et c'est en étudiant l'enseignement médiéval que -nous serons amenés à faire cette constatation. - - -5. Mais il ne suffit pas de connaître et de comprendre notre machine -scolaire, telle qu'elle est présentement organisée. Puisqu'elle -est appelée à évoluer sans cesse, il faut pouvoir apprécier les -tendances au changement qui la travaillent; il faut pouvoir décider, -en connaissance de cause, ce qu'elle doit être dans l'avenir. Pour -résoudre cette seconde partie du problème, la méthode historique et -comparative est-elle également indispensable? - -Elle peut, au premier abord, paraître superflue. Toute réforme -pédagogique n'a-t-elle pas finalement pour objet de faire en sorte -que les élèves soient davantage des hommes de leur temps? Or, pour -savoir ce que doit être un homme de notre temps, que peut nous -apprendre, dit-on, l'étude du passé? Ce n'est ni au Moyen Âge, ni à la -Renaissance, ni au XVIIe, ni au XVIIIe siècle que nous emprunterons -le modèle humain que l'enseignement d'aujourd'hui doit avoir pour but -de réaliser. Ce sont les hommes d'aujourd'hui qu'il faut considérer; -c'est de nous-mêmes qu'il faut prendre conscience; et, en nous, c'est -surtout l'homme de demain qu'il faut tâcher d'apercevoir et de dégager. - -Mais, tout d'abord, il s'en faut qu'il soit si facile de savoir quelles -sont les exigences de l'heure présente. Les besoins qu'éprouve une -grande société comme la nôtre sont infiniment multiples et complexes, -et un regard, même attentif, jeté en nous et autour de nous, ne -saurait suffire à nous les faire découvrir dans leur intégralité. Du -petit milieu où chacun de nous est placé, nous ne pouvons apercevoir -que ceux qui nous touchent de très près, ceux que notre tempérament -et notre éducation nous préparent le mieux à comprendre. Quant aux -autres, ne les voyant que de loin et confusément, nous n'en avons -que des sensations faibles et nous sommes portés, par suite, à n'en -tenir aucun compte. Sommes-nous hommes d'action, vivons-nous dans un -milieu d'affaires? Nous sommes enclins à faire de nos enfants des -hommes pratiques. Sommes-nous épris de spéculation? Nous vanterons -les bienfaits de la culture scientifique, etc. Quand donc on pratique -cette méthode, on aboutit fatalement à des conceptions unilatérales -et exclusives qui se nient mutuellement. Si nous voulons échapper -à cet exclusivisme, si nous voulons nous faire de notre temps une -notion un peu plus complète, il nous faut sortir de nous-mêmes, il -faut élargir notre point de vue et entreprendre tout un ensemble -de recherches en vue de saisir ces aspirations si diverses que -ressent la société. Heureusement, elles viennent, pour peu qu'elles -soient intenses, se traduire au dehors sous une forme qui les rend -observables. Elles prennent corps dans ces projets de réformes, ces -plans de reconstruction qu'elles inspirent. C'est là qu'il faut -aller les atteindre. Voilà notamment à quoi peuvent nous servir les -doctrines édifiées par les pédagogues. Elles sont instructives, non -comme théories, mais comme faits historiques. Chaque école pédagogique -correspond à l'un de ces courants d'opinion que nous avons tant -intérêt à connaître, et nous le révèle. Toute une étude se trouve donc -nécessaire qui aura pour objet de les comparer, de les classer et de -les interpréter. - -Mais ce n'est pas assez de connaître ces courants; il faut pouvoir les -apprécier; il faut pouvoir décider s'il y a lieu de les suivre ou de -leur résister, et, au cas où il convient de leur faire une place dans -la réalité, sous quelle forme. Or, il est clair que nous ne serons pas -en état d'estimer leur valeur par cela seul que nous les connaîtrons -dans la lettre de leur expression la plus récente. On ne peut les juger -que par rapport aux besoins réels, objectifs, qui les ont provoqués, -et aux causes qui ont éveillé ces besoins. Suivant ce que seront ces -causes, suivant que nous aurons ou non des raisons de les croire -liées à l'évolution normale de notre société, nous devrons céder à -leur impulsion ou leur faire obstacle. Ce sont donc ces causes qu'il -nous faut atteindre. Mais comment y arriver, sinon en reconstituant -l'histoire de ces courants, en remontant jusqu'à leurs origines, en -cherchant de quelle manière et en fonction de quels facteurs ils se -sont développés? Ainsi, pour pouvoir anticiper ce que le présent doit -devenir, tout comme pour pouvoir le comprendre, il nous faut en sortir -et nous retourner vers le passé. Vous verrez, par exemple, comment, -pour nous rendre compte de la tendance qui nous porte aujourd'hui à -constituer un type scolaire différent du type classique, nous devrons -remonter, par-dessus les controverses récentes, jusqu'au XVIIIe et même -jusqu'au XVIIe siècle. Et déjà le seul fait d'établir que ce mouvement -d'idées dure depuis près de deux siècles, que, depuis le moment où -il est apparu, il a pris toujours plus de force, en démontrera mieux -la nécessité que ne pourraient le faire toutes les controverses -dialectiques du monde. - -D'ailleurs, pour pouvoir conjecturer l'avenir avec un minimum de -risques, ce n'est pas assez de s'ouvrir aux tendances réformatrices et -d'en prendre méthodiquement conscience. Car, en dépit des illusions -que nourrissent trop souvent les réformateurs, il n'est pas possible -que l'idéal de demain soit original de toutes pièces; mais il y -entrera certainement beaucoup de notre idéal d'hier, qu'il importe, -par conséquent, de connaître. Notre mentalité ne va pas changer -totalement du jour au lendemain; il faut donc savoir ce qu'elle a été -dans l'histoire, et, parmi les causes qui ont contribué à la faire, -quelles sont celles qui continuent à agir. Il est d'autant plus -nécessaire de procéder avec cette prudence, qu'un idéal nouveau se -présente toujours comme dans un état d'antagonisme naturel avec l'idéal -ancien qu'il aspire à remplacer, bien qu'il n'en soit, en fait, que -la suite et le développement. Et, au cours de cet antagonisme, il est -toujours à craindre que l'idéal d'autrefois ne sombre complètement; -car les idées neuves, ayant la force et la vitalité de la jeunesse, -écrasent aisément les conceptions anciennes. Nous verrons comment une -destruction de ce genre s'est produite à la Renaissance, au moment où -s'est constitué l'enseignement humaniste: de renseignement médiéval, il -n'est presque rien resté, et il est fort possible que cette abolition -totale ait laissé une grave lacune dans notre éducation nationale. Il -importe que nous prenions toutes les précautions possibles pour ne pas -retomber dans la même erreur, et que si, demain, nous devons clore -l'ère de l'humanisme, nous sachions en garder ce qui en doit être -retenu.--Ainsi, à quelque point de vue qu'on se place, nous ne pouvons -connaître avec quelque assurance la route qui nous reste à parcourir, -que si nous commençons par considérer attentivement celle qui s'étend -derrière nous. - -6. Vous vous expliquez maintenant ce que signifie le titre que j'ai -donné à ce cours. Si je me propose d'étudier avec vous la manière dont -s'est formé et développé notre enseignement secondaire, ce n'est pas -pour me livrer à des recherches de pure érudition; c'est pour aboutir -à des résultats pratiques. Assurément, la méthode que je suivrai sera -exclusivement scientifique; c'est celle qu'emploient les sciences -historiques et sociales. Si j'ai pu parler tout à l'heure de foi -pédagogique, ce n'est pas que j'aie l'intention d'en prêcher aucune; je -resterai ici un homme de science. Seulement, je crois que la science -des choses humaines peut servir à guider utilement la conduite humaine. -Pour se bien conduire, dit un vieil adage, il faut se bien connaître. -Mais nous savons aujourd'hui que, pour se bien connaître, il ne suffit -pas de tourner notre attention sur la partie superficielle de notre -conscience; car les sentiments, les idées qui viennent y affleurer -ne sont pas, il s'en faut, celles qui ont le plus d'efficacité sur -notre conduite. Ce qu'il faut atteindre, ce sont les habitudes, les -tendances qui se sont constituées peu à peu au cours de notre vie -passée, ou que nous a léguées l'hérédité; ce sont là les vraies forces -qui nous mènent. Or elles se dissimulent dans l'inconscient. Nous ne -pouvons donc arriver à les découvrir qu'en reconstituant notre histoire -personnelle et l'histoire de notre famille. De même, pour pouvoir -remplir, comme il convient, notre fonction dans un système scolaire, -quel qu'il soit, il faut le connaître, non du dehors, mais du dedans, -c'est-à-dire par l'histoire. Car, seule, l'histoire peut pénétrer au -delà du revêtement superficiel qui le recouvre dans le présent; seule, -elle en peut faire l'analyse; seule, elle peut nous montrer de quels -éléments il est formé, de quelles conditions dépend chacun d'eux, de -quelle manière ils se sont composés les uns avec les autres; seule, en -un mot, elle peut nous faire assister au long enchaînement de causes et -d'effets dont il est la résultante. - -Tel sera, Messieurs, l'enseignement que vous receviez ici. Ce sera, -au sens propre du mot, un enseignement pédagogique, mais qui, par -la méthode employée, différera singulièrement de ce qu'on appelle -ordinairement de ce nom, puisque les travaux des pédagogues seront pour -nous, non des modèles à imiter, non des sources d'inspiration, mais -des documents sur l'esprit du temps. J'espère donc que la pédagogie, -ainsi renouvelée, réussira enfin à se relever du discrédit, injuste en -partie, où elle est tombée; j'espère que vous saurez vous affranchir -d'un préjugé qui a trop duré, que vous comprendrez l'intérêt et la -nouveauté de l'entreprise, et que vous me prêterez, par suite, le -concours actif que je vous demande et sans lequel je ne saurais faire -œuvre utile. - -[Footnote 6: Cette leçon d'ouverture avait été précédée d'une première -séance où M. le Recteur Liard, M. Lavisse, M. Langlois, directeur du -Musée pédagogique, avaient mis les étudiants au courant des mesures -prises pour organiser leur préparation professionnelle. L'allocution de -M. Langlois a paru dans la Revue Bleue, n° du 25 novembre 1905.] - -[Footnote 7: Pendant leur seconde année de préparation, les candidats à -l'agrégation font un stage dans les lycées de Paris.] - - - - -TABLE DES MATIÈRES - -Introduction - -L'œuvre pédagogique de Durkheim - -I -L'Éducation, sa nature, son rôle - -II -Nature et Méthode de la Pédagogie - -III -Pédagogie et Sociologie - -IV -L'évolution et le rôle de l'Enseignement secondaire en France - - - - - - -End of Project Gutenberg's Éducation et sociologie, by Émile Durkheim - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ÉDUCATION ET SOCIOLOGIE *** - -***** This file should be named 55501-0.txt or 55501-0.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/5/5/0/55501/ - -Produced by Laura Natal Rodriguez and Marc D'Hooghe at -Free Literature (online soon in an extended version,also -linking to free sources for education worldwide ... MOOC's, -educational materials,...) Images generously made available -by the Gallica, Biblioth{~INVALID CHARACTER 117 4233B8 - -Updated editions will replace the previous one--the old editions -will be renamed. - -Creating the works from public domain print editions means that no -one owns a United States copyright in these works, so the Foundation -(and you!) can copy and distribute it in the United States without -permission and without paying copyright royalties. Special rules, -set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to -copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to -protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project -Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you -charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you -do not charge anything for copies of this eBook, complying with the -rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose -such as creation of derivative works, reports, performances and -research. They may be modified and printed and given away--you may do -practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is -subject to the trademark license, especially commercial -redistribution. - - - -*** START: FULL LICENSE *** - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project -Gutenberg-tm License (available with this file or online at -http://gutenberg.org/license). - - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm -electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all -the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy -all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. -If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project -Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the -terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or -entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. - -1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be -used on or associated in any way with an electronic work by people who -agree to be bound by the terms of this agreement. 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Email contact links and up to date contact -information can be found at the Foundation's web site and official -page at http://pglaf.org - -For additional contact information: - Dr. Gregory B. Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. 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Thus, we do not necessarily -keep eBooks in compliance with any particular paper edition. - - -Most people start at our Web site which has the main PG search facility: - - http://www.gutenberg.org - -This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/old/55501-0.zip b/old/55501-0.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index dc0af7b..0000000 --- a/old/55501-0.zip +++ /dev/null diff --git a/old/55501-h.zip b/old/55501-h.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 4a95f0f..0000000 --- a/old/55501-h.zip +++ /dev/null diff --git a/old/55501-h/55501-h.htm b/old/55501-h/55501-h.htm deleted file mode 100644 index 1f5b672..0000000 --- a/old/55501-h/55501-h.htm +++ /dev/null @@ -1,4481 +0,0 @@ -<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" - "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> -<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" xml:lang="fr" lang="fr"> - <head> - <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=utf-8" /> - <meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" /> - <title> - The Project Gutenberg eBook of Éducation et sociologie, by Émile Durkheim. - </title> - <style type="text/css"> - -body { - margin-left: 10%; - margin-right: 10%; -} - - h1,h2,h3,h4,h5,h6 { - text-align: center; /* all headings centered */ - clear: both; -} - -p { - margin-top: .51em; - text-align: justify; - margin-bottom: .49em; -} - -.p2 {margin-top: 2em;} -.p4 {margin-top: 4em;} -.p6 {margin-top: 6em;} - -hr { - width: 33%; - margin-top: 2em; - margin-bottom: 2em; - margin-left: auto; - margin-right: auto; - clear: both; -} - -hr.tb {width: 45%;} -hr.chap {width: 65%} -hr.full {width: 95%;} - -hr.r5 {width: 5%; margin-top: 1em; margin-bottom: 1em;} -hr.r65 {width: 65%; margin-top: 3em; margin-bottom: 3em;} - -.blockquot { - margin-left: 5%; - margin-right: 10%; -} - -.center {text-align: center;} - -.right {text-align: right;} - -.smcap {font-variant: small-caps;} - - -.caption {font-weight: bold;} - -/* Images */ -.figcenter { - margin: auto; - text-align: center; -} - -.figleft { - float: left; - clear: left; - margin-left: 0; - margin-bottom: 1em; - margin-top: 1em; - margin-right: 1em; - padding: 0; - text-align: center; -} - -.figright { - float: right; - clear: right; - margin-left: 1em; - margin-bottom: - 1em; - margin-top: 1em; - margin-right: 0; - padding: 0; - text-align: center; -} - -/* Footnotes */ -.footnotes {border: dashed 1px;} - -.footnote {margin-left: 10%; margin-right: 10%; font-size: 0.9em;} - -.footnote .label {position: absolute; right: 84%; text-align: right;} - -.fnanchor { - vertical-align: super; - font-size: .8em; - text-decoration: - none; -} - - </style> - </head> -<body> - - -<pre> - -The Project Gutenberg EBook of Éducation et sociologie, by Émile Durkheim - -This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with -almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or -re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included -with this eBook or online at www.gutenberg.org/license - - -Title: Éducation et sociologie - -Author: Émile Durkheim - -Contributor: Paul Fauconnet - -Release Date: September 7, 2017 [EBook #55501] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ÉDUCATION ET SOCIOLOGIE *** - - - - -Produced by Laura Natal Rodriguez and Marc D'Hooghe at -Free Literature (online soon in an extended version,also -linking to free sources for education worldwide ... MOOC's, -educational materials,...) 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À la Faculté des lettres de Bordeaux, de 1887 à 1902, il a -toujours donné, hebdomadairement, une heure de cours à la pédagogie. -Ses auditeurs étaient surtout des membres de renseignement primaire. -À la Sorbonne, c'est dans la chaire de <i>Science de l'Éducation</i> qu'en -1902 il suppléa, qu'en 1906 il remplaça M. Ferdinand Buisson. Jusqu'à -sa mort, il y a réservé, à la pédagogie, un tiers au moins, et souvent -les deux tiers de son enseignement: cours publics, conférences pour les -membres de l'Enseignement primaire, cours aux élèves de l'École Normale -Supérieure. Cette œuvre pédagogique est presque entièrement inédite. -Nul de ses auditeurs, sans doute, ne l'a embrassée dans toute son -étendue. Nous voudrions ici la présenter en raccourci.</p> - - -<h4>I</h4> - -<p>Durkheim n'a pas partagé son temps ni sa pensée entre deux activités -distinctes, coordonnées l'une à l'autre d'une manière accidentelle. -C'est par le côté où elle est un fait social qu'il aborde l'éducation: -sa doctrine de l'éducation est un élément essentiel de sa sociologie. -«Sociologue, dit-il, c'est surtout en sociologue que je vous parlerai -d'éducation. D'ailleurs, bien loin qu'à procéder ainsi on s'expose à -voir et à montrer les choses par un biais qui les déforme, je suis, -au contraire, convaincu qu'il n'est pas de méthode plus apte à mettre -en évidence leur véritable nature.» L'éducation est chose éminemment -sociale.</p> - -<p>L'observation le prouve. D'abord, dans chaque société, il y a autant -d'éducations spéciales qu'il y a de milieux sociaux différents. Et, -même dans des sociétés égalitaires comme les nôtres, qui tendent -à éliminer les différences injustes, l'éducation varie et doit -nécessairement varier, selon les professions. Sans doute, toutes -ces éducations spéciales reposent sur une base commune. Mais cette -éducation commune varie d'une société à l'autre. Chaque société se -fait un certain idéal de l'homme. C'est cet idéal «qui est le pôle de -l'éducation». Pour chaque société, l'éducation est «le moyen par lequel -elle prépare dans le cœur des enfants les conditions essentielles de -sa propre existence». Ainsi, «chaque type de peuple a son éducation -qui lui est propre et qui peut servir à le définir au même titre que -son organisation morale, politique et religieuse». L'observation -des faits conduit donc à la définition suivante: «L'éducation est -l'action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont -pas encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter -et de développer chez l'enfant un certain nombre d'états physiques, -intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique -dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement -destiné». Plus brièvement, «l'éducation est une socialisation... de la -jeune génération».</p> - -<p>Mais pourquoi en est-il nécessairement ainsi? C'est «qu'en chacun de -nous, peut-on dire, il existe deux êtres qui, pour être inséparables -autrement que par abstraction, ne laissent pas d'être distincts. -L'un est fait de tous les états mentaux qui ne se rapportent qu'à -nous-mêmes et aux événements de notre vie personnelle: c'est ce qu'on -pourrait appeler l'être individuel. L'autre est un système d'idées, -de sentiments et d'habitudes, qui expriment en nous, non pas notre -personnalité, mais le groupe ou les groupes différents dont nous -faisons partie; telles sont les croyances religieuses, les croyances et -les pratiques morales, les traditions nationales ou professionnelles, -les opinions collectives de toutes sortes. Leur ensemble forme l'être -social. Constituer cet être en chacun de nous, telle est la fin de -l'éducation.» Sans la civilisation, l'homme ne serait qu'un animal. -C'est par la coopération et par la tradition sociales que l'homme -s'est fait homme. Moralités, langages, religions, sciences sont des -œuvres collectives, des choses sociales. Or, c'est par la moralité -que l'homme forme en lui la volonté, qui dépasse le désir; c'est le -langage qui l'élève au-dessus de la pure sensation; c'est dans les -religions d'abord, puis dans les sciences, que s'élaborent les notions -cardinales dont est faite l'intelligence proprement humaine. «Cet -être social n'est pas donné tout fait dans la constitution primitive -de l'homme... C'est la société elle-même qui, à mesure qu'elle s'est -formée et consolidée, a tiré de son propre sein ces grandes forces -morales... L'enfant, en entrant dans la vie, n'y apporte que sa -nature d'individu. La société se trouve donc, à chaque génération -nouvelle, en présence d'une table presque rase sur laquelle il lui -faut construire à nouveaux frais. Il faut que, par les voies les plus -rapides, à l'être égoïste et asocial qui vient de naître, elle en -surajoute un autre, capable de mener une vie morale et sociale. Voilà -quelle est l'œuvre de l'éducation.» L'hérédité transmet les mécanismes -instinctifs qui assurent la vie organique et, chez les animaux qui -vivent en sociétés, une vie sociale assez simple. Mais elle ne suffit -pas à transmettre les aptitudes que suppose la vie sociale de l'homme, -aptitudes trop complexes pour pouvoir «se matérialiser sous la forme de -prédispositions organiques». La transmission des attributs spécifiques -qui distinguent l'homme se fait par une voie qui est sociale, comme ils -sont sociaux: c'est l'éducation.</p> - -<p>Pour l'esprit exercé à regarder les choses de ce biais, cette -conception sociologique de la nature et du rôle de l'éducation -s'impose avec la force de l'évidence. Durkheim l'appelle: un axiome -fondamental. Disons plus exactement: une vérité d'expérience. Nous -voyons clairement, quand nous pensons en historien, que l'éducation à -Sparte, c'est la civilisation lacédémonienne faisant des Spartiates -pour la cité lacédémonienne;-—que l'éducation athénienne, au temps -de Péricles, c'est la civilisation athénienne faisant des hommes -conformes au type idéal de l'homme, tel que le conçoit Athènes à cette -époque, pour la cité athénienne et, en même temps, pour l'humanité, -telle qu'Athènes se la représente dans ses rapports avec elle. Il nous -suffit d'anticiper sur l'avenir pour comprendre comment les historiens -interpréteront l'éducation française au XX<sup>e</sup> siècle: même -dans ses tentatives les plus audacieusement idéalistes et humanitaires, -elle est un produit de la civilisation française; elle consiste à la -transmettre; bref, elle cherche à faire des hommes, conformes au type -idéal de l'homme qu'implique cette civilisation, à faire des hommes -pour la France, et aussi pour l'humanité, telle que la France se la -représente dans ses rapports avec elle.</p> - -<p>Pourtant, cette vérité d'évidence a été généralement méconnue, surtout -au cours des derniers siècles. Philosophes et pédagogues sont d'accord -pour voir, dans l'éducation, une chose éminemment individuelle. «Pour -Kant, écrit Durkheim, pour Kant comme pour Mill, pour Herbart comme -pour Spencer, l'éducation aurait avant tout pour objet de réaliser, -en chaque individu, mais en les portant à leur plus haut point de -perfection possible, les attributs constitutifs de l'espèce humaine -en général.» Mais cet accord n'est pas une présomption de vérité. Car -nous savons que la philosophie classique a presque toujours oublié -de considérer l'homme réel d'un temps et d'un pays, le seul qui soit -observable, pour spéculer sur une nature humaine universelle, produit -arbitraire d'une abstraction faite, sans méthode, sur un nombre très -restreint d'échantillons humains. On admet généralement aujourd'hui que -son caractère abstrait a faussé, dans une large mesure, la spéculation -politique du XVIII<sup>e</sup> siècle, par exemple: individualiste -à l'excès, trop détachée de l'histoire, elle légifère souvent pour -un homme de convention, indépendant de tout milieu social défini. -Les progrès qu'ont accompli, au XIX<sup>e</sup> siècle, les sciences -politiques, sous l'influence de l'histoire et des philosophies -inspirées de l'histoire, progrès vers lequel s'orientent, à la fin du -siècle, toutes les sciences morales, la philosophie de l'éducation doit -l'accomplir à son tour.</p> - -<p>L'éducation est chose sociale: c'est-à-dire qu'elle met en contact -l'enfant avec une société déterminée, et non avec la société <i>in -genere.</i> Si cette proposition est vraie, elle ne commande pas seulement -la réflexion spéculative sur l'éducation, elle doit faire sentir son -influence sur l'activité éducative elle-même. En fait, cette influence -est incontestable; en droit, elle est souvent contestée. Examinons -quelques-unes des résistances que soulève, quand il l'énonce, la -proposition de Durkheim.</p> - -<p>On entend d'abord la protestation qu'on peut appeler universaliste ou -humaniste. Elle fera grief à la sociologie d'encourager un nationalisme -étroit, voire d'immoler les intérêts de l'humanité à ceux de l'État, -bien plus même, aux intérêts d'un régime politique. Au cours de la -guerre, on a souvent opposé l'éducation germanique à l'éducation -latine, celle-là purement nationale et tout au bénéfice de l'État, -celle-ci libérale et humaine. Sans doute, a-t-on dit, l'éducation élève -l'enfant pour la Patrie, mais aussi pour l'Humanité. Bref, de diverses -manières, on établit un antagonisme entre ces termes: éducation -sociale, éducation humaine, société et humanité. Or la pensée de -Durkheim plane bien au-dessus d'objections de ce genre. Il n'a jamais -eu l'intention, comme éducateur, de faire prévaloir les fins nationales -sur les fins humaines. Dire que l'éducation est chose sociale, ce -n'est pas formuler un programme d'éducation; c'est constater un -fait. Durkheim tient ce fait pour vrai, partout, quelle que soit la -tendance qui prévaut, ici ou là. Le cosmopolitisme n'est pas moins -social que le nationalisme. Il y a des civilisations qui poussent -l'éducateur à mettre sa Patrie au-dessus de tout, d'autres qui le -poussent à subordonner les fins nationales aux fins humaines, ou mieux, -à les harmoniser. L'idéal universaliste est lié à une civilisation -synthétique qui tend à combiner toutes les autres. D'ailleurs, dans le -monde contemporain, chaque nation a son cosmopolitisme, son humanisme -propre, où se reconnaît son génie. Quelle est, en fait, pour nous, -Français du XX<sup>e</sup> siècle, la valeur relative des devoirs -envers l'Humanité et des devoirs envers la Patrie; comment peuvent-ils -entrer en conflit; comment peut-on les concilier? Nobles et difficiles -questions, que le sociologue ne résout pas, au profit du nationalisme, -en définissant, comme il le fait, l'éducation. Quand il abordera ces -problèmes, il aura les mains libres. Reconnaître le caractère social -qui appartient réellement à l'éducation, ne préjuge rien de la manière -dont on analysera les forces morales, qui sollicitent l'éducateur dans -des directions diverses ou opposées.</p> - -<p>La même réponse vaudra contre les objections individualistes. -Durkheim définit l'éducation une socialisation de l'enfant. Mais -alors, pensent quelques-uns, que deviennent la valeur de la personne -humaine, l'initiative, la responsabilité, le perfectionnement propres -de l'individu. On est si accoutumé à opposer la société à l'individu, -que toute doctrine, qui fait du mot société un usage fréquent, -semble sacrifier l'individu. Ici encore, on se méprend. Si un homme -a été un individu, une personne, dans tout ce que le terme implique -d'originalité créatrice et de résistance aux entraînements collectifs, -c'est Durkheim. Et sa doctrine morale correspond si bien à son propre -caractère qu'on n'avancerait pas un paradoxe, en donnant à cette -doctrine le nom d'individualisme. Son premier ouvrâge, <i>la Division -du Travail social</i>, propose toute une philosophie de l'histoire, -où la genèse, la différenciation, l'affranchissement de l'individu -apparaissent comme le trait dominant du progrès de la civilisation, -l'exaltation de la personne humaine, comme son terme actuel. Et cette -philosophie de l'histoire aboutit à cette règle morale: distingue-toi, -sois une personne. Comment donc une pareille doctrine verrait-elle, -dans l'éducation, je ne sais quel procédé de dépersonnalisation? -Si faire une personne est actuellement le but de l'éducation, et -si éduquer, c'est socialiser, concluons donc que, selon Durkheim, -il est possible d'individualiser en socialisant. Telle est bien sa -pensée. On pourra discuter la manière dont il conçoit l'éducation de -l'individualité. Mais sa définition de l'éducation est d'un penseur -qui, pas un instant, ne méconnaît ou ne sous-estime le rôle ni la -valuer de l'individu. Et il faut signaler aux sociologues que c'est -dans son analyse de l'éducation qu'ils apercevront le mieux le fond de -la pensée de Durkheim, sur les rapports de la société et de l'individu -et sur le rôle des individus d'élite dans le progrès social.</p> - -<p>Au nom de l'idéal, enfin, il arrive qu'on résiste au réalisme de -Durkheim. On lui reprochera d'humilier la raison et de décourâger -l'effort, comme s'il se faisait l'apologiste systématique de ce qui -est, et restait indifférent à ce qui doit être. Pour comprendre -comment, au contraire, ce réalisme sociologique lui parait apte à -diriger l'action, voyons quelle idée il s'est faite de la pédagogie.</p> - - -<h4>II</h4> - -<p>Tout l'enseignement de Durkheim répond à un besoin profond de son -esprit, qui est l'exigence essentielle de l'esprit scientifique -lui-même. Durkheim éprouve une véritable répulsion pour les -constructions arbitraires, pour les programmes d'action qui traduisent -seulement les tendances de leur auteur. Il a besoin de réfléchir sur -un donné, sur une réalité observable, sur ce qu'il appelle une chose. -Considérer les faits sociaux comme des choses, telle est la première -règle de sa méthode. Quand il prenait la parole sur des sujets de -morale, on le voyait d'abord présenter des faits, des choses; et sa -mimique même marquait que, bien qu'il s'agît de choses spirituelles, -non matérielles, il ne se bornait pas à analyser des concepts, mais -qu'il saisissait, montrait, maniait des réalités. L'éducation est -une chose, ou, d'un autre mot, un fait. En fait, dans toutes les -sociétés, il se donne une éducation. Conformément à des traditions, à -des habitudes, à des règles explicites ou implicites, dans un cadre -déterminé d'institutions, avec un outillâge propre, sous l'influence -d'idées et de sentiments collectifs, en France, au XX<sup>e</sup> -siècle, des éducateurs éduquent, des enfants sont éduqués. Tout cela -peut être décrit, analysé, expliqué. La notion d'une science de -l'éducation est donc une idée parfaitement claire. Elle a pour rôle -unique de connaître, de comprendre ce qui est. Elle ne se confond ni -avec l'activité effective de l'éducateur, ni même avec la pédagogie, -qui vise à diriger cette activité. L'éducation est son objet: entendons -par là, non pas qu'elle tend aux mêmes fins que l'éducation, mais au -contraire qu'elle la suppose, puisqu'elle l'observe.</p> - -<p>Cette science, Durkheim ne conteste nullement qu'elle soit, dans une -large mesure, d'ordre psychologique. Seule, la psychologie, appuyée sur -la biologie, élargie par la pathologie, permet de comprendre pourquoi -l'enfant humain a besoin d'éducation, en quoi il diffère de l'adulte, -comment se forment et évoluent ses sens, sa mémoire, ses facultés -d'association, d'attention, son imagination, sa pensée abstraite, son -langage, ses sentiments, son caractère, sa volonté. La psychologie -de l'enfant, rattachée à celle de l'homme adulte, complétée par la -psychologie propre de l'éducateur, telle est l'une des voies par où la -science peut aborder l'étude de l'éducation. L'idée est universellement -reçue.</p> - -<p>Mais la psychologie n'est qu'une des deux voies d'accès possibles. -Qui la suit exclusivement s'expose à n'aborder le fait éducation -que par l'une de ses deux faces. Car la psychologie est évidemment -incompétente, quand il s'agit de dire, non plus ce qu'est l'enfant, qui -reçoit l'éducation, sa manière propre de l'assimiler et d'y réagir, -mais la nature même de la civilisation que l'éducation transmet et -de l'outillâge qu'elle emploie pour le transmettre. La France du -XX<sup>e</sup> siècle a quatre enseignements: primaire, secondaire, -supérieur, technique, dont les rapports ne sont pas du tout ce qu'ils -sont en Allemagne, en Angleterre ou aux États-Unis. Son enseignement -secondaire porte sur le français, les langues classiques, les langues -vivantes, l'histoire, les sciences; vers 1600, il portait exclusivement -sur le latin et le grec; au moyen âge, sur la dialectique. Notre -enseignement fait une part à la méthode intuitive et expérimentale; -celui des États-Unis une part bien plus grande; l'éducation médiévale -et humaniste était exclusivement livresque. Or, il est clair que les -institutions scolaires, les disciplines, les méthodes sont des faits -sociaux. Le livre lui-même est un fait social; le culte du livre, -le déclin de ce culte dépendent de causes sociales. On ne voit pas -comment la psychologie pourrait en connaître. L'éducation physique, -morale, intellectuelle, que donne une société, à un moment de son -histoire, est manifestement du ressort de la sociologie. Pour étudier -scientifiquement l'éducation, comme un fait donné à l'observation, la -sociologie doit collaborer avec la psychologie. Sous l'un de ses deux -aspects, la science de l'éducation est une science sociologique. C'est -de ce biais que Durkheim l'abordait.</p> - -<p>Ce faisant, il frayait une voie nouvelle, poussé par la logique -interne de sa propre pensée, précurseur, et non imitateur, de -doctrines aujourd'hui fort en vogue, que la sienne dépasse en netteté -et en fécondité. L'Allemagne a créé le terme <i>Sozialpädagogik</i>, les -États-Unis, le terme <i>Educational Sociology</i>, qui marquent assurément -la même tendance<a name="NoteRef_1_1" id="NoteRef_1_1"></a><a href="#Note_1_1" class="fnanchor">[1]</a>. Mais, sous ces mots, se mêlent encore souvent des -choses bien distinctes, par exemple, d'une part, une orientation plus -ou moins incertaine vers l'étude sociologique de l'éducation, telle -que Durkheim la conçoit, et, d'autre part, un système d'éducation -qui se préoccupe plus particulièrement de préparer l'homme à la -vie sociale, de former le citoyen: <i>Staatsbürgerliche Erziehung</i>, -comme l'appelle Kerschensteiner<a name="NoteRef_2_2" id="NoteRef_2_2"></a><a href="#Note_2_2" class="fnanchor">[2]</a>. L'idée américaine d'<i>Educational -Sociology</i> s'applique confusément à l'étude sociologique de l'éducation -et, en même temps, à l'introduction de la sociologie dans les classes, -comme matière d'enseignement. La science de l'éducation, définie par -Durkheim, est sociologique, dans une acception beaucoup plus claire du -terme.</p> - -<p>Quant à ce qu'il entend par <i>Pédagogie</i>, ce n'est ni l'activité -éducative elle-même, ni la science spéculative de l'éducation. C'est -la réaction systématique de la seconde sur la première, l'œuvre de -la réflexion qui cherche, dans les résultats de la psychologie et de -la sociologie, des principes pour la conduite ou pour la réforme de -l'éducation. Ainsi conçue, la pédagogie peut être idéaliste, sans -verser dans l'utopie.</p> - -<p>Que bon nombre de pédagogues illustres aient cédé à l'esprit de -système, assigné à l'éducation un but inaccessible ou arbitrairement -choisi, proposé des procédés artificiels, non seulement Durkheim ne le -nie pas, mais il met mieux en garde que quiconque contre leur exemple. -La sociologie combat ici l'ennemi qu'elle a l'habitude de trouver en -face d'elle: dans tous les domaines, en morale, en politique, même -en économie politique, l'étude scientifique des institutions a été -précédée par une philosophie essentiellement <i>artificialiste</i>, qui -prétendait formuler des recettes pour assurer aux individus ou aux -peuples le maximum de bonheur, sans connaître d'abord suffisamment -leurs conditions d'existence. Rien n'est plus contraire aux habitudes -intellectuelles du sociologue que de dire d'emblée: voici comme il faut -élever l'enfant, en faisant table rase de l'éducation qu'on lui donne -réellement. Cadres scolaires, programmes d'enseignement, méthodes, -traditions, habitudes, tendances, idées, idéaux des maîtres, ce sont là -des faits, dont elle cherche à découvrir pourquoi ils sont ce qu'ils -sont, bien loin de prétendre d'abord les changer. Si l'éducation -française est largement traditionnelle, peu disposée à se couler dans -les formes techniques de méthodes concertées; si elle fait largement -crédit aux facultés d'intuition, de tact, d'initiative des maîtres; -si elle est respectueuse de l'évolution libre de l'enfant; si même -elle résulte, pour la majeure partie, non de l'action systématique des -maîtres, mais de l'action diffuse et non volontaire du milieu, c'est -là un fait, qui a ses causes, et qui répond, en gros, aux conditions -d'existence de la société française. La pédagogie, inspirée par la -sociologie, ne risque donc pas de se faire l'apologiste d'un <i>système</i> -aventureux, ou de conseiller une <i>mécanisation</i> de l'enfant, qui -contrarierait son développement spontané. Ainsi, tombent les objections -de penseurs éminents, qui s'obstinent à opposer Éducation et Pédagogie, -comme si réfléchir sur l'action qu'on exerce, c'était nécessairement se -condamner à fausser cette action.</p> - -<p>Mais ce n'est pas à dire que la réflexion scientifique soit -pratiquement stérile, et que le réalisme soit le fait de l'esprit -conservateur, qui accepte paresseusement tout ce qui est Savoir, pour -prévoir et pourvoir, disait Auguste Comte, de la science positive. -En fait, mieux on connaît la nature des choses, mieux on a chance de -l'utiliser efficacement. L'éducateur est obligé, par exemple, de manier -l'attention de l'enfant. Personne ne niera qu'il la maniera mieux, s'il -en connaît plus exactement la nature. La psychologie comporte donc -des applications pratiques, dont la pédagogie formule les règles pour -l'éducation. De la même façon, la science sociologique de l'éducation -peut comporter des applications pratiques. En quoi consiste la -laïcisation de la moralité? Quelles sont ses causes? D'où proviennent -les résistances qu'elle soulève? Quelles difficultés l'éducation morale -a-t-elle à vaincre, quand elle se dissocie de l'éducation religieuse? -Problème manifestement social, problème d'actualité pour les sociétés -contemporaines: comment contester que son étude désintéressée puisse -conduire à formuler des règles pédagogiques, dont l'instituteur -français du XX<sup>e</sup> siècle aurait avantage à s'inspirer, dans -sa pratique éducative? Les crises sociales, les conflits sociaux ont -des causes: cela ne veut pas dire qu'il soit interdit de leur chercher -des issues et des remèdes. Les institutions ne sont ni absolument -plastiques, ni absolument réfractaires à toute modification délibérée. -Les adapter prudemment à leur rôle respectif, les adapter les unes aux -autres et chacune d'elles à la civilisation où elles s'incorporent: -il y a là un beau champ d'action pour une <i>politique</i> rationnelle, -et, s'il s'agit des institutions de l'éducation, pour une <i>pédagogie</i> -rationnelle, ni conservatrice ni révolutionnaire, efficace dans les -limites où l'action délibérée de l'homme peut être efficace.</p> - -<p>Ainsi peuvent se concilier le réalisme et l'idéalisme. Les idéaux sont -des réalités. En fait, par exemple, la France contemporaine a un idéal -intellectuel; elle conçoit un type idéal d'intelligence qu'elle propose -à l'enfant. Mais cet idéal est complexe et confus. Les publicistes, qui -prétendent l'exprimer, n'en montrent généralement chacun qu'une des -faces, un des éléments: éléments de provenance, d'âge et, pour ainsi -dire, d'orientation divers, solidaires, les uns de certaines tendances -sociales, les autres de tendances différentes ou opposées. Il n'est pas -impossible de traiter cet idéal complexe comme une chose, c'est-à-dire -d'en analyser les composants, de déterminer leur genèse, leurs -causes et les besoins auxquels ils correspondent. Mais cette étude, -d'abord toute désintéressée, est la meilleure préparation au choix -qu'une volonté raisonnable peut se proposer de faire entre les divers -programmes d'enseignement concevables, entre les règles à suivre pour -l'application du programme choisi. On pourrait répéter la même chose, -<i>mutatis mutandis</i>, de l'éducation morale, et des questions de détail, -aussi bien que des problèmes les plus généraux. Bref, l'opinion, le -législateur, l'administration, les parents, les maîtres ont, à tout -instant, des choix à faire, qu'il s'agisse de réformer profondément -les institutions ou de les faire fonctionner au jour le jour. Or, ils -travaillent sur une matière résistante qui ne se laisse pas manier -arbitrairement: milieu social, institutions, habitudes, traditions, -tendances collectives. La pédagogie, en tant qu'elle dépend de la -sociologie, est la préparation rationnelle de ces choix.</p> - -<p>Durkheim attachait la plus haute importance, non seulement comme -savant, mais comme citoyen, à cette conception rationaliste de -l'action. Hostile à l'agitation réformiste, qui trouble sans améliorer, -surtout aux réformes négatives, qui détruisent sans remplacer, il avait -cependant le sens et le goût de l'action. Mais, pour que l'action fût -féconde, il voulait qu'elle portât sur ce qui est possible, limité, -défini, déterminé dans les conditions sociales où elle s'exerce. Son -enseignement pédagogique, s'adressant à des éducateurs, a toujours eu -un caractère immédiatement pratique. Absorbé par ses autres travaux, -il n'a pas eu le temps de s'appliquer à des recherches purement -spéculatives sur l'éducation. Dans ses cours, les sujets sont abordés -selon la méthode scientifique définie tout à l'heure. Mais le choix -des sujets est dicté par les difficultés pratiques que rencontre -l'éducateur public dans la France contemporaine, et c'est à des -conclusions pédagogiques que le professeur aboutit.</p> - - -<h4>III</h4> - -<p>Durkheim a laissé le manuscrit, complètement rédigé, d'un cours en -dix-huit leçons sur l'<i>Éducation morale à l'École primaire.</i> En voici -l'économie générale. La première leçon est une introduction sur la -morale laïque. Durkheim y définit la tâche morale qui, dans la France -contemporaine, incombe à l'instituteur: il s'agit, pour lui, de donner -une éducation morale laïque, rationaliste. Cette laïcisation de la -moralité est commandée par tout le développement historique. Mais elle -est difficile. La religion et la moralité ont été, dans l'histoire de -la civilisation, si intimement unies, que leur dissociation nécessaire -ne saurait être une opération simple. Si l'on se contente de vider -la moralité de tout contenu religieux, on la mutile. Car la religion -exprime, à sa manière, dans un langage symbolique, des choses vraies. -Ces vérités, il ne faut pas les laisser perdre, avec les symboles -qu'on élimine; il faut les retrouver, en les projetant sur le plan de -la pensée laïque. Les systèmes rationalistes, surtout les systèmes -non-métaphysiques, ont généralement présenté, de la moralité, une imâge -beaucoup trop simplifiée. En se faisant sociologique, l'analyse morale -peut donner un fondement rationnel, ni religieux ni métaphysique, à une -moralité aussi complexe, plus riche même, sous certains rapports, que -la moralité religieuse traditionnelle, et remonter jusqu'aux sources -d'où jaillissent les forces morales les plus énergiques.</p> - -<p>Les leçons qui suivent se groupent en deux parties bien distinctes, et -ce plan illustre ce que nous avons dit de la contribution qu'apportent -respectivement, à la pédagogie, la sociologie d'une part, la -psychologie de l'autre. La première partie étudie la moralité en -elle-même, c'est-à-dire la civilisation morale que l'éducation transmet -à l'enfant: c'est une analyse sociologique. La seconde étudie la nature -de l'enfant qui devra s'assimiler cette moralité: ici la psychologie -est au premier plan.</p> - -<p>Les huit leçons que Durkheim a consacrées à l'analyse de la moralité -sont ce qu'il a laissé de plus achevé sur ce sujet, puisque la mort -l'a interrompu au moment où il rédigeait, pour la publication, les -prolégomènes de sa <i>Morale.</i> Elles sont à rapprocher des pages qui ont -paru dans le <i>Bulletin de la Société française de philosophie</i> sur <i>La -détermination du fait moral.</i> Il n'y traite pas des divers devoirs, -mais des caractères généraux de la moralité. C'est l'équivalent, chez -lui, de ce que les philosophes appellent la Morale théorique. Mais la -méthode qu'il applique renouvelle le sujet.</p> - -<p>On conçoit aisément comment la sociologie peut étudier ce que sont, -en fait, la famille, l'État, la propriété, le contrat. Mais, quand il -s'agit du Bien et du Devoir, il semble qu'on ait affaire à de purs -concepts, non à des institutions, et qu'une méthode d'analyse abstraite -s'impose ici, à défaut d'une observation inapplicable. Voici le biais -par où Durkheim aborde son sujet. L'éducation morale a, sans doute, -pour rôle d'initier l'enfant aux divers devoirs, de susciter en lui les -vertus particulières, prises une à une. Mais elle a aussi pour rôle de -développer en lui l'aptitude générale à la moralité, les dispositions -fondamentales qui sont à la racine de la vie morale, de constituer -en lui l'agent moral, prêt aux initiatives qui sont la condition du -progrès. Quels sont, en fait, dans la société française contemporaine, -les éléments du tempérament moral, dont la réalisation est le but vers -lequel doit tendre l'éducation morale générale? Ces éléments, on peut -les décrire, comprendre leur nature et leur rôle. Et c'est, en somme, -cette description qui forme le contenu des morales dites théoriques. -Chaque philosophe définit, à sa manière, ces éléments fondamentaux. -Mais il construit, plutôt qu'il ne décrit. Nous pouvons refaire le même -travail, en prenant pour objet, non plus notre idéal personnel, mais -l'idéal qui est, en fait, celui de notre civilisation. Ainsi l'étude de -l'éducation morale nous permet de saisir, dans les faits, les réalités -auxquelles correspondent les concepts très abstraits que manient les -philosophes. Elle met la science des mœurs en mesure d'observer ce -qu'est la moralité, dans ses caractères les plus généraux, parce que, -dans l'éducation, nous apercevons la moralité au moment où elle se -transmet, au moment où, par conséquent, elle se distingue le plus -nettement des consciences individuelles, dans la complexité desquelles -elle est, habituellement, enveloppée.</p> - -<p>Durkheim ramène à trois ces éléments fondamentaux de notre moralité. -Ce sont l'esprit de discipline, l'esprit d'abnégation et l'esprit -d'autonomie. Indiquons, à titre d'exemple, quel plan suit Durkheim -dans l'analyse du premier élément. L'esprit de discipline est, à la -fois, le sens et le goût de la régularité, le sens et le goût de la -limitation des désirs, le respect de la règle, qui impose à l'individu -l'inhibition des impulsions et l'effort. Pourquoi la vie sociale -exige-t-elle régularité, limitation et effort? Puis, comment l'individu -trouve-t-il, finalement, à accepter ces exigences pénibles, les -conditions de son propre bonheur? Répondre à ces questions, c'est dire -quelle est la fonction de la discipline. Comment la société est-elle -apte à imposer la discipline et, notamment, à éveiller dans l'individu -le sentiment du respect dû à l'autorité d'un impératif catégorique, -qui apparaît comme transcendant? Répondre à cette question, c'est -traiter de la nature de la discipline et de son fondement rationnel. -Pourquoi, enfin, la règle peut-elle et doit-elle être conçue comme -indépendante de tout symbolisme religieux et même métaphysique? En -quoi cette laïcisation de la discipline modifie-t-elle le contenu même -de l'idée de discipline, ce qu'elle exige et ce qu'elle permet? Ici, -nous rattachons la nature et la fonction de la discipline, non plus -aux conditions de la civilisation en général, mais aux conditions -particulières d'existence de la civilisation où nous vivons. Et nous -recherchons si notre esprit de discipline, à nous, Français, est bien -tout ce qu'il doit être, s'il n'est pas pathologiquement affaibli, et -comment l'éducation, tout en respectant ses caractères propres, peut -améliorer notre moralité nationale.</p> - -<p>Une analyse symétrique s'applique à l'esprit d'abnégation. Qu'est-il, -à quoi sert-il, du point de vue de la société, comme du point de -vue de l'individu? Quelles sont les fins auxquelles nous, Français -du XIX<sup>e</sup> siècle, nous devons nous dévouer? Quelle est la -hiérarchie de ces fins, et d'où proviennent, comment peuvent se -concilier leurs antagonismes partiels?—Mêmes questions pour l'esprit -d'autonomie. L'analyse de ce dernier élément est particulièrement -féconde, parce qu'il s'agit ici d'un des traits les plus récents de la -moralité, du trait le plus caractéristique de la moralité laïque et -rationaliste de nos sociétés démocratiques.</p> - -<p>Ces indications sommaires suffisent à marquer l'une des principales -supériorités de la méthode suivie par Durkheim. Il réussit à montrer -toute la complexité, toute la richesse de la vie morale, richesse faite -d'oppositions qui ne peuvent jamais être que partiellement fondues -dans une synthèse harmonieuse, richesse telle qu'aucun individu, si -grand soit-il, ne peut jamais aspirer à porter en lui, à leur plus -haut degré de développement, tous ces éléments et, ainsi, à réaliser, -intégralement, en lui seul, la moralité tout entière. Personnellement, -Durkheim, comme l'avait été Kant, fut avant tout un homme de volonté -et de discipline. De la moralité, c'est l'aspect kantien qu'il voit -d'abord et le plus nettement. Et l'on a parfois voulu faire, de la -contrainte, la seule action qu'exerçait, selon lui, la société sur -l'individu. Sa véritable doctrine est infiniment plus compréhensive, et -il n'y a peut-être pas de philosophie morale qui le soit au même degré. -Il a bien montré, par exemple, que les forces morales, qui contraignent -et même violentent la nature animale de l'homme, exercent aussi, sur -l'homme, une attraction, une séduction, et que c'est à ces deux aspects -du fait moral que répondent les deux notions du devoir et du bien. Et -il a montré que, vers ces deux pôles, s'orientaient deux activités -morales distinctes, dont ni l'une ni l'autre n'est étrangère à l'agent -moral bien constitué, mais qui, selon que prévaut l'une ou l'autre, -distinguent les agents moraux en deux types différents, l'homme du -sentiment, de l'enthousiasme, chez qui domine l'aptitude à se donner, -et l'homme de volonté, plus froid et plus austère, chez qui domine le -sens de la règle. L'eudémonisme, l'hédonisme ont eux-mêmes leur place -dans la vie morale: il faut, disait un jour Durkheim, qu'il y ait des -épicuriens. Ainsi, des disparates, même des contraires, se fondent dans -la richesse de la civilisation morale, richesse que l'analyse abstraite -des philosophes se condamne généralement à appauvrir, parce qu'elle -veut, par exemple, déduire l'idée du bien de celle du devoir, concilier -les concepts d'obligation et d'autonomie, et réduire ainsi au jeu -logique de quelques idées simples une réalité très compliquée.</p> - -<p>Les neuf leçons qui forment la deuxième partie du cours abordent le -problème proprement pédagogique. On vient de dénombrer et de définir -les éléments de la moralité qu'il s'agit, pour nous, de constituer -chez l'enfant. Comment la nature de l'enfant se prête-t-elle à la -recevoir, quelles ressources, quels ressorts, mais aussi quels -obstacles y rencontre l'éducateur? Les titres des leçons suffisent -à indiquer la marche de la pensée: <i>la discipline et la psychologie -de l'enfant</i> d'abord, <i>la discipline scolaire, la pénalité et les -récompenses scolaires</i>; puis <i>l'altruisme chez l'enfant et l'influence -du milieu scolaire sur la formation du sens social</i>; enfin l'influence -générale de l'enseignement des sciences, des lettres, de l'histoire, -de la morale elle-même, et aussi de la culture esthétique, sur la -formation de l'esprit d'autonomie.</p> - -<p>L'autonomie est l'attitude d'une volonté qui accepte la règle, -parce qu'elle la reconnaît rationnellement fondée. Elle suppose -l'application, libre mais méthodique, de l'intelligence à l'examen des -règles que l'enfant reçoit d'abord, toutes faites, de la société dans -laquelle il grandit, mais que, bien loin de les accepter passivement, -il doit, peu à peu, apprendre à vivifier, à concilier, à épurer de -leurs éléments caducs, à réformer, pour les adapter aux conditions -d'existence, changeantes, de la société dont il devient un membre -actif. C'est, dit Durkheim, la science qui confère l'autonomie. Elle -seule apprend à reconnaître ce qui est fondé dans la nature des choses, -nature physique, mais aussi nature morale, ce qui est inéluctable, ce -qui est modifiable, ce qui est normal, quelles sont donc les limites -de l'action efficace pour améliorer la nature, nature physique, nature -morale. Tout l'enseignement a, de ce point de vue, une destination -morale, celui des sciences cosmologiques, mais surtout l'enseignement -de l'homme lui-même, par l'histoire et par la sociologie. Et c'est -ainsi que l'éducation morale complète réclame, aujourd'hui, un -enseignement de la morale: deux choses que Durkheim distingue -nettement, bien que la seconde serve à achever la première. Il lui -paraît indispensable, même à l'École primaire, que le maître enseigne -à l'enfant ce que sont les sociétés où il est appelé à vivre: famille, -corporation, nation, communauté de civilisation qui tend à incorporer -l'humanité tout entière; comment elles se sont formées et transformées; -quelle action elles exercent sur l'individu et quel rôle il y joue. Du -cours qu'il a fait plusieurs fois sur cet <i>Enseignement de la morale à -l'École primaire</i>, nous n'avons que des ébauches de rédaction ou des -plans de leçons. Durkheim y montre, aux instituteurs, comment il est -possible de traduire, pour les mettre à la portée des intelligences -enfantines, les résultats de ce qu'il appelait la «Physiologie du -droit et des mœurs». C'est la vulgarisation de la science des mœurs, à -laquelle il a, par ailleurs, consacré la majeure partie de ses ouvrages -et de ses cours.</p> - - -<h4>IV</h4> - -<p>L'<i>Éducation intellectuelle à l'École primaire</i> fait l'objet d'un -cours, complètement rédigé, lui aussi, parallèle à celui qui concerne -l'éducation morale et construit à peu près sur le même plan. Durkheim -en était moins satisfait: il sentait la difficulté de mettre au point -son travail. C'est que l'idéal intellectuel de notre démocratie est -moins défini que son idéal moral, son étude scientifique a été moins -préparée, la matière est plus nouvelle.</p> - -<p>Ici encore, deux parties d'orientations différentes: l'une regarde -le but visé, l'autre les moyens employés; la première demande à la -sociologie de définir le type intellectuel que notre société s'efforce -de réaliser; l'autre demande à la logique et à la psychologie quel -apport chaque discipline fournit, quelles ressources, quels ressorts, -quelles résistances l'esprit de l'enfant présente à l'éducateur qui -travaille à la réalisation de ce type. Parmi les leçons purement -psychologiques, signalons seulement celles qui traitent de l'attention: -elles témoignent de ce que Durkheim pouvait faire, quand il -s'appliquait à la psychologie.</p> - -<p>Pour assigner à l'éducation intellectuelle primaire un but déterminé, -Durkheim étudie les origines de l'Enseignement primaire et recherche -comment il a, en fait, pris conscience de sa nature et de son -rôle propres. Il s'est développé postérieurement à l'enseignement -secondaire, et s'est défini, dans quelque mesure, par opposition -avec lui. C'est chez deux de ses principaux initiateurs, Comenius et -Pestalozzi, que Durkheim cherche à saisir son idéal en formation. -Tous deux se sont demandé comment un enseignement pouvait être à la -fois encyclopédique et élémentaire,—donner une idée du tout, former -un esprit juste et équilibré, c'est-à-dire capable d'appréhender le -réel tout entier, sans en méconnaître aucun élément essentiel,—mais -aussi s'adresser à tous les enfants sans exception, dont le plus grand -nombre devra se contenter de notions sommaires, faciles à assimiler -rapidement. Par l'interprétation critique des tentatives de Comenius -et de Pestalozzi, Durkheim élabore sa détermination de l'idéal à -réaliser. Comme la moralité, l'intellectualité requise chez le Français -contemporain exige la constitution, dans l'esprit, d'un certain nombre -d'aptitudes fondamentales. Durkheim les appelle des <i>catégories</i>, -notions-mères, centres d'intelligibilité, qui sont les cadres et -les outils de la pensée logique. Entendez, par catégories, non pas -seulement les formes les plus abstraites de la pensée, la notion de -cause ou celle de substance, mais les idées, plus riches de contenu, -qui président à notre interprétation du réel, à notre interprétation -actuelle: <i>notre</i> idée du monde physique, <i>notre</i> idée de la vie, -<i>notre</i> idée de l'homme, par exemple. Ces catégories, on ne voit pas -qu'elles soient innées à l'esprit humain. Elles ont une histoire; -elles se sont, peu à peu, construites au cours de l'évolution de la -civilisation et, dans notre civilisation, par le développement des -sciences physiques et morales. Un bon esprit est un esprit dont les -idées maîtresses, qui règlent l'exercice de la pensée, sont en harmonie -avec les sciences fondamentales, telles qu'elles sont actuellement -constituées: ainsi armé, cet esprit peut se mouvoir dans la vérité, -telle que nous la concevons. Il faut donc enseigner à l'enfant les -éléments des sciences fondamentales, disons mieux, des disciplines -fondamentales, pour bien marquer que la grammaire ou l'histoire, par -exemple, coopèrent, elles aussi, et au plus haut degré, à la formation -de l'entendement.</p> - -<p>Avec tant de grands pédagogues, Durkheim s'accorde donc à demander -ce qu'on appelle, d'un terme barbare, la culture <i>formelle</i>: former -l'esprit, non le remplir; ce n'est pas pour l'utilité qu'elles -procurent que valent surtout les connaissances. Rien de moins -utilitaire que cette conception de l'instruction. Mais son formalisme -est original et s'oppose nettement à celui d'un Montaigne, à celui -des humanistes. En effet, la transmission, par le maître à l'élève, -d'un savoir positif, l'assimilation par l'enfant d'une <i>matière</i> lui -paraît être la condition d'une véritable formation intellectuelle. -On en voit la raison: l'analyse sociologique de l'entendement -entraîne des conséquences pédagogiques. La mémoire, l'attention, -la faculté d'association sont des dispositions congénitales chez -l'enfant, que l'exercice développe, dans le champ de la seule -expérience individuelle, quel que soit l'objet auquel ces facultés -s'appliquent. Les idées directrices élaborées par notre civilisation -sont, au contraire, des idées collectives qu'il faut transmettre à -l'enfant, parce qu'il ne saurait les élaborer seul. On ne refait pas -la science, par son expérience propre, parce qu'elle est sociale -et non individuelle; on l'apprend. Sans doute, elle ne se transvase -pas d'un esprit dans un autre: c'est le vase même, c'est-à-dire -l'intelligence, qu'il s'agit, par et sur la science, de modeler. -Ainsi, quoique les idées directrices soient des formes, il n'est pas -possible de les transmettre vides. Auguste Comte disait déjà qu'on ne -peut étudier la logique sans la science, la méthode des sciences sans -leur doctrine, s'initier à leur esprit sans s'assimiler quelques-uns -de leurs résultats. Durkheim pense avec lui qu'il faut apprendre des -choses, acquérir du savoir, abstraction faite même de la valeur propre -des connaissances, parce que des connaissances sont nécessairement -impliquées dans les formes constitutives de l'entendement.</p> - -<p>Pour apercevoir tout ce que Durkheim tire de ces principes, il faudrait -entrer dans le détail de la seconde partie du cours. Il y étudie -successivement la didactique de quelques enseignements fondamentaux: -les mathématiques et les catégories de nombre et de forme; la physique -et la notion de réalité; la géographie et la notion de milieu -planétaire; l'histoire et les notions de durée et de développement -historiques. L'énumération est incomplète. Ailleurs, Durkheim a -traité de l'éducation logique par les langues. Il donne seulement -des exemples. La collaboration des spécialistes serait d'ailleurs -nécessaire pour suivre, dans le détail, toutes les conséquences -didactiques des principes posés.</p> - -<p>Boit, par exemple, la notion de durée historique. L'histoire est -le développement, dans le temps, des sociétés humaines. Mais ce -temps dépasse infiniment les durées que connaît l'individu, dont il -a l'expérience directe. L'histoire ne peut avoir de sens pour un -esprit qui ne possède pas une certaine représentation de cette durée -historique; un bon esprit est, notamment, un esprit qui la possède. -Or l'enfant ne peut pas construire seul cette représentation, dont les -éléments ne lui sont pas fournis par la sensation, ni par la mémoire -individuelle. Il faut donc l'aider à la construire. En fait, c'est -l'une des fonctions que remplit l'enseignement historique. Mais il la -remplit, peut-on dire, sans le vouloir expressément. Il est remarquable -que le maître sente rarement l'inanité des dates et la nécessité de -travailler systématiquement à leur donner une signification. On apprend -à l'enfant: bataille de Tolbiac, 496. Comment l'enfant attacherait-il à -cette date un sens précis, alors que la représentation d'un passé, même -prochain, lui est si difficile? Tout un travail est nécessaire, dont -les étapes pourraient être les suivantes: donner l'idée d'un siècle, -en ajoutant, l'une à l'autre, la durée de trois ou quatre générations; -celle de l'ère chrétienne, en expliquant pourquoi la naissance du -Christ a été choisie comme origine. Entre le point de départ et -l'époque actuelle, jalonner la durée par des points de repère concrets, -biographies de personnages ou événements symboliques. Constituer ainsi -un premier canevas, dont on serrera peu à peu la trame. Puis, faire -sentir que le point initial de l'ère est conventionnel, qu'il y a -d'autres ères, d'autres histoires que la nôtre, que ces ères flottent -elles-mêmes dans une durée à laquelle la chronologie humaine ne -s'applique plus, que les premiers commencements nous échappent, etc. -Combien peu, parmi nous, se rappellent avoir reçu, de leurs professeurs -d'histoire, des leçons inspirées de pareils principes. Nous avons -bien acquis, à la longue, les notions dont il s'agit; on ne peut pas -dire que, sauf exception, elles aient été méthodiquement constituées. -L'un des résultats essentiels de l'enseignement historique est donc à -peu près obtenu, en fait, sans être clairement aperçu ni voulu. Or la -brièveté de l'éducation primaire exige qu'on marche tout droit au but, -si cette éducation veut donner sa pleine efficacité.</p> - -<p>On peut dire que, jusqu'à nos jours, l'enseignement grammatical et -littéraire est le seul qui ait eu pleinement conscience de son rôle -logique: il apprend <i>pour former</i>; les connaissances qu'il transmet -sont volontairement utilisées à la constitution de l'entendement. Dans -quelque mesure, l'enseignement mathématique s'assigne le même rôle: ici -déjà, pourtant, la fonction éducative, créatrice des connaissances est -souvent perdue de vue, et les connaissances appréciées en elles-mêmes. -On le voit, la didactique de Durkheim s'apparente, en la renouvelant, -à celle de Herbart. Mise à sa place dans l'histoire des doctrines -pédagogiques, elle paraît trancher le conflit du <i>formalisme</i> et de son -contraire, l'opposition du savoir et de la culture. Elle fournit le -principe qui permettra seul de résoudre les difficultés où se débattent -nos enseignements primaire et secondaire, pris entre les aspirations -encyclopédiques et le juste sentiment des dangers qu'elles font naître. -Chacune des disciplines fondamentales implique une philosophie latente, -c'est-à-dire un système de notions cardinales, qui résument les -caractères les plus généraux des choses, telles que nous les concevons, -et qui commandent leur interprétation. C'est cette philosophie, -fruit du travail accumulé des générations, qu'il faut transmettre à -l'enfant, parce qu'elle constitue l'ossature même de l'intelligence. -<i>Philosophique</i> et <i>élémentaire</i> ne sont pas des termes qui s'excluent. -Bien au contraire: l'enseignement le plus élémentaire doit être le plus -philosophique. Mais il va de soi que ce qu'on appelle ici philosophie -ne doit pas être exposé sous forme abstraite. Elle doit se dégager de -l'enseignement le plus familier, sans jamais se formuler. Mais, pour -s'en dégager ainsi, il faut d'abord qu'elle l'inspire.</p> - - -<h4>V</h4> - -<p>L'éducation intellectuelle élémentaire ressortit à deux types, -l'enseignement primaire pour la masse, l'enseignement secondaire pour -l'élite. C'est l'éducation de l'élite qui soulève, dans la France -contemporaine, les problèmes les plus embarrassants. Depuis plus -d'un siècle, notre enseignement secondaire traverse une crise, dont -l'issue est encore incertaine. On peut parler, sans exagération, de la -question sociale de l'enseignement secondaire. Quelle est exactement sa -nature, et quel est son rôle? Quelles causes ont déterminé la crise, -en quoi consiste-t-elle au juste, comment peut-on prévoir qu'elle se -dénouera? C'est à traiter ces questions que Durkheim a consacré un de -ses plus beaux cours, sur l'<i>Évolution et le Rôle de l'Enseignement -secondaire en France</i>: cours qu'il a professé plusieurs fois et dont il -a laissé deux rédactions achevées. Il l'avait entrepris à la demande -du recteur Liard, quand celui-ci voulut organiser, pour la première -fois, un enseignement pédagogique à l'usage des futurs professeurs -de renseignement secondaire. Destiné aux candidats à toutes les -agrégations, tant scientifiques que littéraires, il avait pour but, -dans la pensée de Durkheim, d'éveiller, en même temps, chez tous, le -sentiment de la tache commune: sentiment indispensable, si l'on veut -que des disciplines diverses concourent à un enseignement qui, comme -l'esprit qu'il forme, doit avoir son unité. Il est vraisemblable que -les futurs professeurs de l'enseignement secondaire sentiront un jour, -d'eux-mêmes, le besoin de réfléchir méthodiquement, sous la direction -d'un maître, à la nature et à la fonction propres de l'institution -qu'ils ont à faire vivre. Et ce jour-là, le cours de Durkheim -apparaîtra comme le guide le plus sûr pour cette réflexion. Son auteur -estimait insuffisantes, sur plusieurs points, les recherches qu'il -avait entreprises, la documentation sur laquelle il s'était appuyé. -Qu'on n'oublie pas, avant de juger l'œuvre, qu'il n'a guère consacré, -à ce sujet immense, qu'une ou deux années de travail. Tel quel, ce -cours est un modèle incomparable de ce que peut donner l'application, -aux choses de l'éducation, de la méthode sociologique. C'est le seul -exemple achevé qu'ait pu laisser Durkheim de l'analyse historique d'un -système d'institutions scolaires.</p> - -<p>Pour savoir ce qu'est l'enseignement secondaire actuel de la France, -Durkheim observe comment il s'est formé. Les cadres datent dû moyen -âge, qui a vu naître les Universités. C'est au sein de l'Université, -par l'internement progressif, dans les collèges, de renseignement -donné à la Faculté des arts, que l'enseignement secondaire a pris -naissance, en se différenciant de l'enseignement supérieur. Ainsi -s'expliquent leurs affinités: l'un prépare à l'autre. L'enseignement -dialectique est, au moyen âge, la propédeutique générale, parce que -la dialectique est alors la méthode universelle; enseignement formel, -culture générale donnée à l'aide d'une discipline très spéciale, il a -déjà les caractères que gardera, dans tout le cours de son histoire, -l'enseignement secondaire. Mais, si les cadres sont constitués dès le -moyen âge, la discipline éducative change au XVI<sup>e</sup> siècle: -à la logique se substituent les humanités gréco-latines. Originaire -de la Renaissance, l'humanisme, en France, a été mis en œuvre surtout -par les Jésuites. Ils lui ont imprimé leur marque propre; et, bien que -leurs rivaux, Oratoire, Port-Royal, Université, aient tempéré leur -système, c'est l'humanisme, tel que l'ont compris les Jésuites, qui a -été l'éducateur par excellence de l'esprit classique français. Dans -aucune société européenne, l'influence de l'humanisme n'a été aussi -exclusive: notre esprit national, par quelques-uns de ses caractères -dominateurs, s'y exprime et, à la fois, en résulte, avec ses qualités -et ses défauts. Mais, à partir du XVIII<sup>e</sup> siècle surtout, -d'autres tendances se manifestent: la pédagogie, dite réaliste, bat -l'humanisme en brèche. Elle produit d'abord des doctrines, sans action -immédiate sur les institutions scolaires. Puis elle crée, avec les -Écoles Centrales de la Convention, un système scolaire complètement -nouveau, dont la durée est éphémère. Et le XIX<sup>e</sup> siècle met -aux prises, sana réussir à éliminer l'un ni l'autre, ni, non plus, à -les concilier définitivement, l'ancien système et le nouveau. Et c'est -encore de ce conflit que nous cherchons à sortir. En nous permettant de -le comprendre, l'histoire nous arme pour le résoudre.</p> - - -<h4>VI</h4> - -<p>L'enseignement pédagogique fait, en général, une large part à -l'histoire critique des doctrines de l'éducation. Durkheim reconnaît -l'intérêt de cette étude. Il s'y est longuement appliqué. Dans les deux -cours sur l'éducation intellectuelle, primaire et secondaire, une place -est faite à l'histoire des doctrines: celle de Comenius, entre autres, -a retenu son attention. Il a laissé des plans de leçons et des notes de -cours qui forment une histoire des principales doctrines pédagogiques, -en France, depuis la Renaissance. <i>La Revue de Métaphysique et de -Morale</i> a publié le plan développé de ses leçons sur Jean-Jacques -Rousseau. Enfin il a rédigé intégralement un Cours, d'une année -entière, sur Pestalozzi et Herbart. Disons seulement ici quelle méthode -il a suivie.</p> - -<p>D'abord, il distingue nettement l'histoire des théories de l'Éducation -de l'histoire de l'Éducation elle-même. La confusion est souvent faite. -Il y a là pourtant deux choses aussi distinctes que l'histoire de la -philosophie politique et l'histoire des institutions politiques. Il -serait à souhaiter que nos éducateurs connussent mieux l'histoire -de nos institutions scolaires et ne crussent pas, comme il arrive, -l'apercevoir à travers Rousseau ou Montaigne.</p> - -<p>Puis, Durkheim traite surtout les doctrines comme des faits, et c -est l'éducation de l'esprit historique qu'il entend poursuivre, -en les étudiant. C'est tout autrement, d'habitude, qu'on les -aborde. Qu'on prenne, par exemple, les livres de Gabriel Compayré, -manuels classiques d'histoire de la Pédagogie, familiers à tous nos -instituteurs. Malgré leur nom, ce ne sont pas, à proprement parler, -des histoires. Sans doute, ils rendent des services. Mais ils -rappellent fâcheusement une certaine conception de l'histoire de la -philosophie, heureusement désuète. Il semble que les grands pédagogues, -un Rabelais, un Montaigne, un Rollin, un Rousseau, y apparaissent -comme les collaborateurs du théoricien qui, actuellement, cherche -à fixer la doctrine pédagogique. On dirait qu'il y a une vérité -pédagogique éternelle, universellement valable, dont ils ont proposé -des approximations. Dans leur doctrine, on cherche à séparer l'ivraie -et le bon grain, à retenir les préceptes utilisables actuellement -pour les maîtres, à rejeter leurs paradoxes et leurs erreurs. La -critique dogmatique prend le pas sur l'histoire, l'éloge ou le blâme -sur l'explication des idées. Le résidu et le profit intellectuels -sont assez minces. Ce n'est pas par la confrontation dialectique -des théories du passé, théories plutôt riches d'intuitions confuses -que scientifiquement construites, qu'on a chance d'élaborer une -doctrine solide et pratiquement féconde. Il arrive communément que les -pédagogues de second ordre, éclectiques, modérés et assez platement -raisonnables, résistent beaucoup mieux à cette critique que les esprits -de premier ordre. La sagesse d'un Rollin s'oppose avec avantage aux -extravagances d'un Rousseau. Si la pédagogie était une science, son -histoire aurait ce caractère étrange que le génie l'aurait le plus -souvent conduite à l'erreur, et la médiocrité, maintenue dans le chemin -du vrai.</p> - -<p>Assurément, Durkheim conçoit qu'on puisse chercher à dégager, par une -discussion critique, les éléments de vérité contenus dans une doctrine. -Dans la Préface qu'il a écrite pour le livre posthume d'Hamelin, -<i>Le Système de Descartes</i>, il a donné la formule d'une méthode -d'interprétation, à la fois historique et critique. Et il a lui-même -appliqué cette méthode à l'étude de Pestalozzi et de Herbart. Il aimait -la forte et riche pensée de ces grands initiateurs, et, loin d'en -méconnaître la fécondité, il se demandait même s'il ne leur prêtait pas -quelqu'une des idées dont il croyait reconnaître chez eux les premières -ébauches. Mais, quelle que puisse être leur valeur dogmatique, -Durkheim demande surtout aux doctrines de révéler les forces sociales -qui animent un système d'éducation ou travaillent à le modifier. -L'histoire de la Pédagogie n'est pas l'histoire de l'éducation, car -les théoriciens n'expriment pas exactement ce qui se passe en fait, -et n'annoncent pas exactement ce qui se réalisera en fait. Mais les -idées sont aussi des faits, et, quand elles ont du retentissement, des -faits sociaux. Le prodigieux succès de l'<i>Émile</i> a d'autres causes -que le génie de J.-J. Rousseau: il manifeste des tendances confuses, -mais énergiques, de la société européenne du XVIII<sup>e</sup> siècle. -Il y a des pédagogues conservateurs, tels un Jouvency, un Rollin, -qui reflètent l'idéal pédagogique des Jésuites ou de l'Université -du XVII<sup>e</sup> siècle. Et surtout, puisqu'on voit les grandes -doctrines foisonner aux heures de crise, il y a des pédagogues -révolutionnaires qui traduisent des choses collectives qu'il est -essentiel à l'observateur d'atteindre, qu'il est presque impossible -d'atteindre directement: aspirations, idéaux en voie de formation, -rébellions contre des institutions devenues caduques. Durkheim a, -par exemple, étudié de ce point de vue les idées pédagogiques de la -Renaissance et distingué, mieux qu'on ne l'avait fait avant lui, les -deux grands courants qui les emportent, celui qui traverse l'œuvre de -Rabelais, l'autre, tout différent, malgré leur mélange partiel, qui -traverse celle d'Érasme.</p> - - -<p class="p2">Telle est, dans ses grandes lignes, l'œuvre pédagogique de Durkheim. -Ce bref exposé suffit à marquer quelle est son étendue et les rapports -étroits qu'elle soutient avec l'ensemble de son œuvre sociologique. Aux -éducateurs, elle apporte, sur les principaux problèmes pédagogiques, -une doctrine originale et vigoureuse. Pour les sociologues, elle -éclaire, sur quelques points essentiels, les conceptions que Durkheim -a exposées ailleurs: rapports de l'individu et de la société, rapports -de la science et de la pratique, nature de la moralité, nature de -l'entendement. Éducateurs ou sociologues, nombreux sont ceux qui -demandent que cette œuvre pédagogique ne reste pas inédite. On -s'efforcera de publier les principaux Cours.</p> - -<p>Le petit volume que nous donnons aujourd'hui leur servira -d'introduction. Nous y réimprimons les seules études pédagogiques que -Durkheim ait publiées lui-même<a name="NoteRef_3_3" id="NoteRef_3_3"></a><a href="#Note_3_3" class="fnanchor">[3]</a>. Les deux premières reproduisent -les articles <i>Éducation et Pédagogie</i> du <i>Nouveau Dictionnaire de -Pédagogie et d'Instruction primaire</i>, publié sous la direction de F. -Buisson, Paris, Hachette, 1911; la troisième est la leçon d'ouverture, -faite par Durkheim, lorsqu'il prit possession de sa chaire, à la -Sorbonne, en 1902; elle a paru dans la <i>Revue de Métaphysique et de -morale</i>, numéro de janvier 1903; la dernière est la leçon d'ouverture -du Cours organisé pour les candidats aux agrégations de l'enseignement -secondaire; faite en novembre 1905, cette leçon a paru dans la <i>Revue -Politique et Littéraire</i> (<i>Revue Bleue</i>), numéro du 20 janvier 1906.</p> - -<p>Quelques pages font double emploi; il y a même, dans les deux premiers -morceaux, des emprunts textuels au troisième. Nous avons pensé que des -remaniements auraient eu plus d'inconvénients que quelques répétitions.</p> - -<p style="text-align: right; font-size: 0.8em;">P. F.</p> -<hr class="r5" /> -<div class="footnote"> - -<p><a name="Note_1_1" id="Note_1_1"></a><a href="#NoteRef_1_1"><span class="label">[1]</span></a> PAUL NATORP, <i>Sozialpädagogik, Theorie der -Willenserziehung auf der Grundlage der Gemeinschaft</i>, 3. Aufl., -Stuttgart, 1909 (la 1<sup>re</sup> éd. est de 1899).—Voir les -définitions de l'<i>Educational Sociology</i> dans MONROE, <i>A Cyclopedia of -Education</i>, t. V p. 361.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Note_2_2" id="Note_2_2"></a><a href="#NoteRef_2_2"><span class="label">[2]</span></a> <i>Der Begriff der staatsbürgerlichen Erziehung</i>, -4<sup>te</sup> Aufl. Berlin et Leipzig, 1981(?).</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Note_3_3" id="Note_3_3"></a><a href="#NoteRef_3_3"><span class="label">[3]</span></a> Mentionnons cependant: 1° l'article <i>Enfance</i>, dans le -<i>Dictionnaire de Pédagogie</i>, que Durkheim a signé, en collaboration -avec M. Buisson; 2° la communication sur l'<i>Éducation sexuelle</i>, faite -à la Société française de philosophie (Bulletin), qui s'apparente -surtout aux travaux de Durkheim sur la famille et le mariage. -</p> -<p> -L'étude posthume sur l'<i>Émile</i>, parue dans la <i>Revue de Métaphysique et -de Morale</i>, t. XXVI, 1919, p. 153, ne peut pas être séparée de l'étude -sur <i>Le Contrat social</i> (même <i>Revue</i>, t. XXV, 1918).</p></div> - - - -<hr class="chap" /> -<h4><a name="LEDUCATION" id="LEDUCATION">L'ÉDUCATION</a></h4> - - -<h4>SA NATURE ET SON RÔLE</h4> - - - -<p>1° <i><a id="Les_definitions_de_leducation"></a>Les définitions de l'éducation. Examen critique.</i></p> - -<p>Le mot d'éducation a été parfois employé dans un sens très étendu -pour désigner l'ensemble des influences que la nature ou les autres -hommes peuvent exercer soit sur notre intelligence, soit sur notre -volonté. Elle comprend, dit Stuart Mill, «tout ce que nous faisons -par nous-même et tout ce que les autres font pour nous dans le but de -nous rapprocher de la perfection de notre nature. Dans son acception -la plus large, elle comprend même les effets indirects produits sur -le caractère et sur les facultés de l'homme par des choses dont le -but est tout différent: par les lois, par les formes du gouvernement, -les arts industriels, et même encore par des faits physiques, -indépendants de la volonté de l'homme, tels que le climat, le sol et -la position locale.» Mais cette définition comprend des faits tout à -fait disparates et que l'on ne peut réunir sous un même vocable sans -s'exposer à des confusions. L'action des choses sur les hommes est très -différente, par ses procédés et ses résultats, de celle qui vient des -hommes eux-mêmes; et l'action des contemporains sur leurs contemporains -diffère de celle que les adultes exercent sur les plus jeunes. C'est -cette dernière seule qui nous intéresse ici et, par conséquent, c'est à -elle qu'il convient de réserver le mot d'éducation.</p> - -<p>Mais en quoi consiste cette action <i>sui generis?</i> Des réponses très -différentes ont été faites à cette question; elles peuvent se ramener à -deux types principaux.</p> - -<p>Suivant Kant, «le but de l'éducation est de développer dans chaque -individu toute la perfection dont il est susceptible». Mais que -faut-il entendre par perfection? C'est, a-t-on dit bien souvent, le -développement harmonique de toutes les facultés humaines. Porter au -point le plus élevé qui puisse être atteint toutes les puissances -qui sont en nous, les réaliser aussi complètement que possible, mais -sans qu'elles se nuisent les unes aux autres, n'est-ce pas un idéal -au-dessus duquel il ne saurait y en avoir un autre?</p> - -<p>Mais si, dans certaine mesure, ce développement harmonique est, en -effet, nécessaire et désirable, il n'est pas intégralement réalisable; -car il se trouve en contradiction avec une autre règle de la conduite -humaine qui n'est pas moins impérieuse: c'est celle qui nous ordonne de -nous consacrer à une tâche spéciale et restreinte. Nous ne pouvons pas -et nous ne devons pas nous vouer tous au même genre de vie; nous avons, -suivant nos aptitudes, des fonctions différentes à remplir, et il faut -nous mettre en harmonie avec celle qui nous incombe. Nous ne sommes -pas tous faits pour réfléchir; il faut des hommes de sensation et -d'action. Inversement, il en faut qui aient pour tâche de penser. Or, -la pensée ne peut se développer qu'en se détachant du mouvement, qu'en -se repliant sur elle-même, qu'en détournant de l'action extérieure le -sujet qui s'y donne tout entier. De là une première différenciation -qui ne va pas sans une rupture d'équilibre. Et l'action, de son côté, -comme la pensée, est susceptible de prendre une multitude de formes -différentes et spéciales. Sans doute, cette spécialisation n'exclut -pas un certain fond commun, et, par suite, un certain balancement des -fonctions tant organiques que psychiques, sans lequel la santé de -l'individu serait compromise, en même temps que la cohésion sociale. Il -n'en reste pas moins qu'une harmonie parfaite ne peut être présentée -comme la fin dernière de la conduite et de l'éducation.</p> - -<p>Moins satisfaisante encore est la définition utilitaire d'après -laquelle l'éducation aurait pour objet de «faire de l'individu un -instrument de bonheur pour lui-même et pour ses semblables» (James -Mill); car le bonheur est une chose essentiellement subjective que -chacun apprécie à sa façon. Une telle formule laisse donc indéterminé -le but de l'éducation, et, par suite, l'éducation elle-même, -puisqu'elle l'abandonne à l'arbitraire individuel. Spencer, il est -vrai, a essayé de définir objectivement le bonheur. Pour lui, les -conditions du bonheur sont celles de la vie. Le bonheur complet, c'est -la vie complète. Mais que faut-il entendre par la vie? S'il s'agit -uniquement de la vie physique, on peut bien dire ce sans quoi elle -serait impossible; elle implique, en effet, un certain équilibre entre -l'organisme et son milieu, et, puisque les deux termes en rapport sont -des données définissables, il en doit être de même de leur rapport. -Mais on ne peut exprimer ainsi que les nécessités vitales les plus -immédiates. Or, pour l'homme, et surtout pour l'homme d'aujourd'hui, -cette vie-là n'est pas la vie. Nous demandons autre chose à la vie que -le fonctionnement à peu près normal de nos organes. Un esprit cultivé -aime mieux ne pas vivre que de renoncer aux joies de l'intelligence. -Même au seul point de vue matériel, tout ce qui dépasse le strict -nécessaire échappe à toute détermination. Le <i>standard of life</i>, -l'étalon de vie, comme disent les Anglais, le minimum au-dessous -duquel il ne nous semble pas qu'on puisse consentir à descendre, varie -infiniment suivant les conditions, les milieux et les temps. Ce que -nous trouvions hier suffisant nous paraît aujourd'hui au-dessous de la -dignité de l'homme, telle que nous la sentons présentement, et tout -fait croire que nos exigences sur ce point iront en croissant.</p> - -<p>Nous touchons ici au reproche général qu'encourent toutes ces -définitions. Elles partent de ce postulat qu'il y a une éducation -idéale, parfaite, qui vaut pour tous les hommes indistinctement; et -c'est cette éducation universelle et unique que le théoricien s'efforce -de définir. Mais d'abord, si l'on considère l'histoire, on n'y trouve -rien qui confirme une pareille hypothèse. L'éducation a infiniment -varié selon les temps et selon les pays. Dans les cités grecques et -latines, l'éducation dressait l'individu à se subordonner aveuglément -à la collectivité, à devenir la chose de la société. Aujourd'hui, elle -s'efforce d'en faire une personnalité autonome. À Athènes, on cherchait -à former des esprits délicats, avisés, subtils, épris de mesure -et d'harmonie, capables de goûter le beau et les joies de la pure -spéculation; à Rome, on voulait avant tout que les enfants devinssent -des hommes d'action, passionnés pour la gloire militaire, indifférents -à ce qui concerne les lettres et les arts. Au moyen âge, l'éducation -était avant tout chrétienne; à la Renaissance, elle prend un caractère -plus laïc et plus littéraire; aujourd'hui, la science tend à y prendre -la place que l'art y occupait autrefois.—Dira-t-on que le fait n'est -pas l'idéal; que si l'éducation a varié, c'est que les hommes se -sont mépris sur ce qu'elle devait être? Mais si l'éducation romaine -avait été empreinte d'un individualisme comparable au nôtre, la cité -romaine n'aurait pu se maintenir; la civilisation latine n'aurait pu se -constituer ni, par suite, notre civilisation moderne, qui en est, pour -partie, descendue. Les sociétés chrétiennes du moyen âge n'auraient -pu vivre si elles avaient fait au libre examen la place que nous lui -accordons aujourd'hui. Il y a donc là des nécessités inéluctables dont -il est impossible de faire abstraction. À quoi peut servir d'imaginer -une éducation qui serait mortelle pour la société qui la mettrait en -pratique?</p> - -<p>Ce postulat si contestable tient lui-même à une erreur plus générale. -Si l'on commence par se demander ainsi quelle doit être l'éducation -idéale, abstraction faite de toute condition de temps et de lieu, -c'est qu'on admet implicitement qu'un système éducatif n'a rien -de réel par lui-même. On n'y voit pas un ensemble de pratiques et -d'institutions qui se sont organisées lentement au cours du temps, -qui sont solidaires de toutes les autres institutions sociales et qui -les expriment, qui, par conséquent, ne peuvent pas plus être changées -à volonté que la structure même de la société. Mais il semble que -ce soit un pur système de concepts réalisés; à ce titre, il paraît -relever de la seule logique. On imagine que les hommes de chaque temps -l'organisent volontairement pour réaliser une fin déterminée; que, si -cette organisation n'est pas partout la même, c'est que l'on s'est -trompé sur la nature soit du but qu'il convient de poursuivre, soit -des moyens qui permettent de l'atteindre. De ce point de vue, les -éducations du passé apparaissent comme autant d'erreurs, totales ou -partielles. Il n'y a donc pas à en tenir compte; nous n'avons pas à -nous solidariser avec les fautes d'observation ou de logique qu'ont -pu faire nos devanciers; mais nous pouvons et nous devons nous poser -le problème, sans nous occuper des solutions qui en ont été données, -c'est-à-dire que, laissant de côté tout ce qui a été, nous n'avons qu'à -nous demander ce qui doit être. Les enseignements de l'histoire peuvent -tout au plus servir à nous épargner la récidive des erreurs qui ont été -commises.</p> - -<p>Mais, en fait, chaque société, considérée à un moment déterminé de son -développement, a un système d'éducation qui s'impose aux individus avec -une force généralement irrésistible. Il est vain de croire que nous -pouvons élever nos enfants comme nous voulons. Il y a des coutumes -auxquelles nous sommes tenus de nous conformer; si nous y dérogeons -trop gravement, elles se vengent sur nos enfants. Ceux-ci, une fois -adultes, ne se trouvent pas en état de vivre au milieu de leurs -contemporains, avec lesquels ils ne sont pas en harmonie. Qu'ils aient -été élevés d'après des idées ou trop archaïques ou trop prématurées, -il n'importe; dans un cas comme dans l'autre, ils ne sont pas de leur -temps et, par conséquent, ils ne sont pas dans des conditions de vie -normale. Il y a donc, à chaque moment du temps, un type régulateur -d'éducation dont nous ne pouvons pas nous écarter sans nous heurter à -de vives résistances qui contiennent les velléités de dissidences.</p> - -<p>Or, les coutumes et les idées qui déterminent ce type, ce n'est pas -nous, individuellement, qui les avons faites. Elles sont le produit -de la vie en commun et elles en expriment les nécessités. Elles sont -même, en majeure partie, l'œuvre des générations antérieures. Tout le -passé de l'humanité a contribué à faire cet ensemble de maximes qui -dirigent l'éducation d'aujourd'hui; toute notre histoire y a laissé -des traces et même l'histoire des peuples qui nous ont précédés. C'est -ainsi que les organismes supérieurs portent en eux comme l'écho de -toute révolution biologique dont ils sont l'aboutissement. Lorsqu'on -étudie historiquement la manière dont se sont formés et développés les -systèmes d'éducation, on s'aperçoit qu'ils dépendent de la religion, -de l'organisation politique, du degré de développement des sciences, -de l'état de l'industrie, etc. Si on les détache de toutes ces causes -historiques, ils deviennent incompréhensibles. Comment, dès lors, -l'individu peut-il prétendre à reconstruire, par le seul effort de sa -réflexion privée, ce qui n'est pas une œuvre de la pensée individuelle? -Il n'est pas en face d'une table rase sur laquelle il petit édifier -ce qu'il veut, mais de réalités existantes qu'il ne peut ni créer, ni -détruire, ni transformer à volonté. Il ne peut agir sur elles que dans -la mesure où il a appris à les connaître, où il sait quelle est leur -nature et les conditions dont elles dépendent; et il ne peut arriver -à le savoir que s'il se met à leur école, que s'il commence par les -observer, comme le physicien observe la matière brute et le biologiste -les corps vivants.</p> - -<p>Comment, d'ailleurs, procéder autrement? Quand on veut déterminer par -la seule dialectique ce que doit être l'éducation, il faut commencer -par poser quelles fins elle doit avoir. Mais qu'est-ce qui nous permet -de dire que l'éducation a telles fins plutôt que telles autres? Nous ne -savons pas a priori quelle est la fonction de la respiration ou de la -circulation chez l'être vivant. Par quel privilège serions-nous mieux -renseignés en ce qui concerne la fonction éducative? On répondra que, -de toute évidence, elle a pour objet d'élever les enfants. Mais c'est -poser le problème dans des termes à peine différents; ce n'est pas le -résoudre. Il faudrait dire en quoi consiste cet élevage, à quoi il -tend, à quelles nécessités humaines il répond. Or, on ne peut répondre -à ces questions qu'en commençant par observer en quoi il a consisté, à -quelles nécessités il a répondu dans le passé. Ainsi, ne serait-ce que -pour constituer la notion préliminaire de l'éducation, pour déterminer -la chose que l'on dénomme ainsi, l'observation historique apparaît -comme indispensable.</p> - - -<p>2° <i><a id="Definition_de_leducation"></a>Définition de l'éducation.</i></p> - -<p>Pour définir l'éducation, il nous faut donc considérer les systèmes -éducatifs qui existent ou qui ont existé, les rapprocher, dégager -les caractères qui leur sont communs. La réunion de ces caractères -constituera la définition que nous cherchons.</p> - -<p>Nous avons déjà déterminé, chemin faisant, deux éléments. Pour qu'il y -ait éducation, il faut qu'il y ait en présence une génération d'adultes -et une génération de jeunes, et une action exercée par les premiers sur -les seconds. Il nous reste à définir la nature de cette action.</p> - -<p>Il n'est, pour ainsi dire, pas de société où le système d'éducation ne -présente un double aspect: il est, à la fois, un et multiple.</p> - -<p>Il est multiple. En effet, en un sens, on peut dire qu'il y a autant -de sortes différentes d'éducation qu'il y a de milieux différents -dans cette société. Celle-ci est-elle formée de castes? L'éducation -varie d'une caste à l'autre; celle des patriciens n'était pas celle -des plébéiens; celle du Brahmane n'était pas celle du Çudra. De même, -au moyen âge, quel écart entre la culture que recevait le jeune page, -instruit dans tous les arts de la chevalerie, et celle du vilain -qui s'en allait apprendre à l'école de sa paroisse quelques maigres -éléments de comput, de chant et de grammaire! Aujourd'hui encore, -ne voyons-nous pas l'éducation varier avec les classes sociales, ou -même avec les habitats? Celle de la ville n'est pas celle de la -campagne, celle du bourgeois n'est pas celle de l'ouvrier. On dira -que cette organisation n'est pas moralement justifiable, qu'on ne -peut y voir qu'une survivance destinée à disparaître? La thèse est -aisée à défendre. Il est évident que l'éducation de nos enfants ne -devrait pas dépendre du hasard qui les fait naître ici ou là, de tels -parents plutôt que de tels autres. Mais alors même que la conscience -morale de notre temps aurait reçu sur ce point la satisfaction qu'elle -attend, l'éducation ne deviendrait pas pour cela plus uniforme. Alors -même que la carrière de chaque enfant ne serait plus, en grande -partie, prédéterminée par une aveugle hérédité, la diversité morale -des professions ne laisserait pas d'entraîner à sa suite une grande -diversité pédagogique. Chaque profession, en effet, constitue un -milieu <i>sui generis</i> qui réclame des aptitudes particulières et des -connaissances spéciales, où règnent certaines idées, certains usages, -de certaines manières de voir les choses; et comme l'enfant doit être -préparé en vue de la fonction qu'il sera appelé à remplir, l'éducation, -à partir d'un certain âge, ne peut plus rester la même pour tous les -sujets auxquels elle s'applique. C'est pourquoi nous la voyons, dans -tous les pays civilisés, qui tend de plus en plus à se diversifier -et à se spécialiser; et cette spécialisation devient tous les jours -plus précoce. L'hétérogénéité qui se produit ainsi ne repose pas, -comme celle dont nous constations tout à l'heure l'existence, sur -d'injustes inégalités; mais elle n'est pas moindre. Pour trouver une -éducation absolument homogène et égalitaire, il faudrait remonter -jusqu'aux sociétés préhistoriques au sein desquelles il n'existe aucune -différenciation; et encore ces sortes de sociétés ne représentent-elles -guère qu'un moment logique dans l'histoire de l'humanité.</p> - -<p>Mais, quelle que soit l'importance de ces éducations spéciales, -elles ne sont pas toute l'éducation. On peut même dire qu'elles ne -se suffisent pas à elles-mêmes; partout où on les observe, elles -ne divergent les unes des autres qu'à partir d'un certain point en -deçà duquel elles se confondent. Elles reposent toutes sur une base -commune. Il n'y a pas de peuple où il n'existe un certain nombre -d'idées, de sentiments et de pratiques que l'éducation doit inculquer -à tous les enfants indistinctement, à quelque catégorie sociale qu'ils -appartiennent. Là même où la société est divisée en castes fermées -les unes aux autres, il y a toujours une religion commune à tous, -et, par suite, les principes de la culture religieuse, qui est alors -fondamentale, sont les mêmes dans toute l'étendue de la population. Si -chaque caste, chaque famille a ses dieux spéciaux, il y a des divinités -générales qui sont reconnues de tout le monde et que tous les enfants -apprennent à adorer. Et comme ces divinités incarnent et personnifient -certains sentiments, certaines manières de concevoir le monde et la -vie, on ne peut être initié à leur culte sans contracter, du même coup, -toutes sortes d'habitudes mentales qui dépassent la sphère de la vie -purement religieuse. De même, au moyen âge, serfs, vilains, bourgeois -et nobles recevaient également une même éducation chrétienne. S'il en -est ainsi de sociétés où la diversité intellectuelle et morale atteint -ce degré de contraste, à combien plus forte raison en est-il de même -des peuples plus avancés où les classes, tout en restant distinctes, -sont pourtant séparées par un abîme moins profond! Là où ces éléments -communs de toute éducation ne s'expriment pas sous forme de symboles -religieux, ils ne laissent pas cependant d'exister. Au cours de notre -histoire, il s'est constitué tout un ensemble d'idées sur la nature -humaine, sur l'importance respective de nos différentes facultés, sur -le droit et sur le devoir, sur la société, sur l'individu, sur le -progrès, sur la science, sur l'art, etc., qui sont à la base même de -notre esprit national; toute éducation, celle du riche comme celle -du pauvre, celle qui conduit aux carrières libérales comme celle qui -prépare aux fonctions industrielles, a pour objet de les fixer dans les -consciences.</p> - -<p>Il résulte de ces faits que chaque société se fait un certain idéal -de l'homme, de ce qu'il doit être tant au point de vue intellectuel -que physique et moral; que cet idéal est, dans une certaine mesure, -le même pour tous les citoyens; qu'à partir d'un certain point il -se différencie suivant les milieux particuliers que toute société -comprend dans son sein. C'est cet idéal, à la fois un et divers, qui -est le pôle de l'éducation. Elle a donc pour fonction de susciter -chez l'enfant: 1° un certain nombre d'états physiques et mentaux que -la société à laquelle il appartient considère comme ne devant être -absents d'aucun de ses membres; 2°certains états physiques et mentaux -que le groupe social particulier (caste, classe, famille, profession) -considère également comme devant se retrouver chez tous ceux qui -le forment. Ainsi, c'est la société, dans son ensemble, et chaque -milieu social particulier, qui déterminent cet idéal que l'éducation -réalise. La société ne peut vivre que s'il existe entre ses membres -une suffisante homogénéité: l'éducation perpétue et renforce cette -homogénéité en fixant d'avance dans l'âme de l'enfant les similitudes -essentielles que réclame la vie collective. Mais, d'un autre côté, -sans une certaine diversité, toute coopération serait impossible: -l'éducation assure la persistance de cette diversité nécessaire en -se diversifiant elle-même et en se spécialisant. Si la société est -arrivée à ce degré de développement où les anciennes divisions en -castes et en classes ne peuvent plus se maintenir, elle prescrira -une éducation plus une à sa base. Si, au même moment, le travail est -plus divisé, elle provoquera chez les enfants, sur un premier fonds -d'idées et de sentiments communs, une plus riche diversité d'aptitudes -professionnelles. Si elle vit en état de guerre avec les sociétés -ambiantes, elle s'efforce de former les esprits sur un modèle -fortement national; si la concurrence internationale prend une forme -plus pacifique, le type qu'elle cherche à réaliser est plus général et -plus humain. L'éducation n'est donc pour elle que le moyen par lequel -elle prépare dans le cœur des enfants les conditions essentielles de sa -propre existence. Nous verrons plus loin comment l'individu lui-même a -intérêt à se soumettre à ces exigences.</p> - -<p>Nous arrivons donc à la formule suivante: L'<i>éducation est l'action -exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas -encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et -de développer chez l'enfant un certain nombre d'états physiques, -intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique -dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement -destiné.</i></p> - -<p>3° <i><a id="Consequence_de_la_definition_precedente"></a>Conséquence de la définition précédente: caractère social de -l'éducation.</i></p> - -<p>Il résulte de la définition qui précède que l'éducation consiste en -une socialisation méthodique de la jeune génération. En chacun de -nous, peut-on dire, il existe deux êtres qui, pour être inséparables -autrement que par abstraction, ne laissent pas d'être distincts. -L'un est fait de tous les états mentaux qui ne se rapportent qu'à -nous-même et aux événements de notre vie personnelle: c'est ce qu'on -pourrait appeler l'être individuel. L'autre est un système d'idées, -de sentiments et d'habitudes qui expriment en nous, non pas notre -personnalité, mais le groupe ou les groupes différents dont nous -faisons partie; telles sont les croyances religieuses, les croyances et -les pratiques morales, les traditions nationales ou professionnelles, -les opinions collectives de toute sorte. Leur ensemble forme l'être -social. Constituer cet être en chacun de nous, telle est la fin de -l'éducation.</p> - -<p>C'est par là, d'ailleurs, que se montre le mieux l'importance de son -rôle et la fécondité de son action. En effet, non seulement cet être -social n'est pas donné tout fait dans la constitution primitive de -l'homme; mais il n'en est pas résulté par un développement spontané. -Spontanément, l'homme n'était pas enclin à se soumettre à une autorité -politique, à respecter une discipline morale, à se dévouer et à se -sacrifier. Il n'y avait rien dans notre nature congénitale qui nous -prédisposât nécessairement à devenir les serviteurs de divinités, -emblèmes symboliques de la société, à leur rendre un culte, à nous -priver pour leur faire honneur. C'est la société elle-même qui, à -mesure qu'elle s'est formée et consolidée, a tiré de son propre sein -ces grandes forces morales devant lesquelles l'homme a senti son -infériorité. Or, si l'on fait abstraction des vagues et incertaines -tendances qui peuvent être dues à l'hérédité, l'enfant, en entrant -dans la vie, n'y apporte que sa nature d'individu. La société se -trouve donc, à chaque génération nouvelle, en présence d'une table -presque rase sur laquelle il lui faut construire à nouveaux frais. Il -faut que, par les voies les plus rapides, à l'être égoïste et asocial -qui vient de naître, elle en surajoute un autre, capable de mener une -vie morale et sociale. Voilà quelle est l'œuvre de l'éducation, et -l'on en aperçoit toute la grandeur. Elle ne se borne pas à développer -l'organisme individuel dans le sens marqué par sa nature, à rendre -apparentes des puissances cachées qui ne demandaient qu'à se révéler. -Elle crée dans l'homme un être nouveau.</p> - -<p>Cette vertu créatrice est, d'ailleurs, un privilège spécial de -l'éducation humaine. Tout autre est celle que reçoivent les animaux, -si l'on peut appeler de ce nom l'entraînement progressif auquel ils -sont soumis de la part de leurs parents. Elle peut bien presser le -développement de certains instincts qui sommeillent dans l'animal, -mais elle ne l'initie pas à une vie nouvelle. Elle facilite le jeu des -fonctions naturelles, mais elle ne crée rien. Instruit par sa mère, le -petit sait plus vite voler ou faire son nid; mais il n'apprend presque -rien qu'il n'eût pu découvrir par son expérience personnelle. C'est -que les animaux ou vivent en dehors de tout état social ou forment -des sociétés assez simples, qui fonctionnent grâce à des mécanismes -instinctifs que chaque individu porte en soi, tout constitués, dès -sa naissance. L'éducation ne peut donc rien ajouter d'essentiel à la -nature, puisque celle-ci suffit à tout, à la vie du groupe comme à -celle de l'individu. Au contraire, chez l'homme, les aptitudes de -toute sorte que suppose la vie sociale sont beaucoup trop complexes -pour pouvoir s'incarner, en quelque sorte, dans nos tissus et se -matérialiser sous la forme de prédispositions organiques. Il s'ensuit -qu'elles ne peuvent se transmettre d'une génération à l'autre par la -voie de l'hérédité. C'est par l'éducation que se fait la transmission.</p> - -<p>Cependant, dira-t-on, si l'on peut concevoir, en effet, que les -qualités proprement morales, parce qu'elles imposent à l'individu -des privations, parce qu'elles gênent ses mouvements naturels, ne -peuvent être suscitées en nous que sous une action venue du dehors, -n'y en a-t-il pas d'autres que tout homme est intéressé à acquérir -et recherche spontanément? Telles sont les qualités diverses de -l'intelligence qui lui permettent de mieux approprier sa conduite -à la nature des choses. Telles sont aussi les qualités physiques, -et tout ce qui contribue à la vigueur et à la santé de l'organisme. -Pour celles-là, tout au moins, il semble que l'éducation, en les -développant, ne fasse qu'aller au-devant du développement même de la -nature, que mener l'individu à un état de perfection relative vers -laquelle il tend de lui-même, bien qu'il puisse y atteindre plus -rapidement grâce au concours de la société.</p> - -<p>Mais ce qui montre bien, malgré les apparences, qu'ici comme ailleurs -l'éducation répond avant tout à des nécessités sociales, c'est qu'il -est des sociétés où ces qualités n'ont pas été cultivées du tout, -et qu'en tout cas elles ont été entendues très différemment selon -les sociétés. Il s'en faut que les avantages d'une solide culture -intellectuelle aient été reconnus par tous les peuples. La science, -l'esprit critique, que nous mettons aujourd'hui si haut, ont été -pendant longtemps tenus en suspicion. Ne connaissons-nous pas une -grande doctrine qui proclame heureux les pauvres d'esprit? Il faut -se garder de croire que cette indifférence pour le savoir ait été -artificiellement imposée aux hommes en violation de leur nature. Ils -n'ont pas par eux-mêmes l'appétit instinctif de science qu'on leur a -souvent et arbitrairement prêté. Ils ne désirent la science que dans la -mesure où l'expérience leur a appris qu'ils ne peuvent pas s'en passer. -Or, pour ce qui concerne l'aménagement de leur vie individuelle, ils -n'en avaient que faire. Comme le disait déjà Rousseau, pour satisfaire -les nécessités vitales, la sensation, l'expérience et l'instinct -pouvaient suffire comme ils suffisent à l'animal. Si l'homme n'avait -connu d'autres besoins que ceux, très simples, qui ont leurs racines -dans sa constitution individuelle, il ne se serait pas mis en quête de -la science, d'autant plus qu'elle n'a pas été acquise sans laborieux et -douloureux efforts. Il n'a connu la soif du savoir que quand la société -l'a éveillée en lui, et la société ne l'a éveillée que quand elle-même -en a senti le besoin. Ce moment arriva quand la vie sociale, sous -toutes ses formes, fut devenue trop complexe pour pouvoir fonctionner -autrement que grâce au concours de la pensée réfléchie, c'est-à-dire -de la pensée éclairée par la science. Alors la culture scientifique -devint indispensable, et c'est pourquoi la société la réclame de ses -membres et la leur impose comme un devoir. Mais, à l'origine, tant que -l'organisation sociale est très simple, très peu variée, toujours égale -à elle-même, l'aveugle tradition suffit, comme l'instinct à l'animal. -Dès lors, la pensée et le libre examen sont inutiles et même dangereux, -puisqu'ils ne peuvent que menacer la tradition. C'est pourquoi ils sont -proscrits.</p> - -<p>Il n'en est pas autrement des qualités physiques. Que l'état du milieu -social incline la conscience publique vers l'ascétisme, et l'éducation -physique sera rejetée au second plan. C'est un peu ce qui s'est produit -dans les écoles du moyen âge; et cet ascétisme était nécessaire, car -la seule manière de s'adapter à la rudesse de ces temps difficiles -était de l'aimer. De même, suivant le courant de l'opinion, cette même -éducation sera entendue dans les sens les plus différents. À Sparte, -elle avait surtout pour objet d'endurcir les membres à la fatigue; -à Athènes, elle était un moyen de faire des corps beaux à la vue; -au temps de la chevalerie, on lui demandait de former des guerriers -agiles et souples; de nos jours, elle n'a plus qu'un but hygiénique, -et se préoccupe surtout de contenir les dangereux effets d'une culture -intellectuelle trop intense. Ainsi, même les qualités qui paraissent, -au premier abord, si spontanément désirables, l'individu ne les -recherche que quand la société l'y invite, et il les recherche de la -façon qu'elle lui prescrit.</p> - -<p>Nous sommes ainsi en mesure de répondre à une question que soulevait -tout ce qui précède. Tandis que nous montrions la société façonnant, -suivant ses besoins, les individus, il pouvait sembler que ceux-ci -subissaient de ce fait une insupportable tyrannie. Mais, en réalité, -ils sont eux-mêmes intéressés à cette soumission; car l'être nouveau -que l'action collective, par la voie de l'éducation, édifie ainsi en -chacun de nous, représente ce qu'il y a de meilleur en nous, ce qu'il y -a en nous de proprement humain. L'homme, en effet, n'est un homme que -parce qu'il vit en société. Il est difficile, au cours d'un article, -de démontrer avec rigueur une proposition aussi générale et aussi -importante, et qui résume les travaux de la sociologie contemporaine. -Mais, d'abord, on peut dire qu'elle est de moins en moins contestée. De -plus, il n'est pas impossible de rappeler sommairement les faits les -plus essentiels qui la justifient.</p> - -<p>Tout d'abord, s'il est aujourd'hui un fait historiquement établi, c'est -que la morale est étroitement en rapports avec la nature des sociétés, -puisque, comme nous l'avons montré chemin faisant, elle change quand -les sociétés changent. C'est donc qu'elle résulte de la vie en commun. -C'est la société, en effet, qui nous tire hors de nous-même, qui nous -oblige à compter avec d'autres intérêts que les nôtres, c'est elle qui -nous a appris à dominer nos passions, nos instincts, à leur faire -la loi, à nous gêner, à nous priver, à nous sacrifier, à subordonner -nos fins personnelles à des fins plus hautes. Tout le système de -représentation qui entretient en nous l'idée et le sentiment de la -règle, de la discipline, tant interne qu'externe, c'est la société qui -l'a institué dans nos consciences. C'est ainsi que nous avons acquis -cette puissance de nous résister à nous-même, cette maîtrise sur nos -penchants qui est un des traits distinctifs de la physionomie humaine -et qui est d'autant plus développée que nous sommes plus pleinement des -hommes.</p> - -<p>Nous ne devons pas moins à la société au point de vue intellectuel. -C'est la science qui élabore les notions cardinales qui dominent notre -pensée: notions de cause, de lois, d'espace, de nombre, notions des -corps, de la vie, de la conscience, de la société, etc. Toutes ces -idées fondamentales sont perpétuellement en évolution: c'est qu'elles -sont le résumé, la résultante de tout le travail scientifique, loin -qu'elles en soient le point de départ comme le croyait Pestalozzi. Nous -ne nous représentons pas l'homme, la nature, les causes, l'espace même, -comme on se les représentait au moyen âge; c'est que nos connaissances -et nos méthodes scientifiques ne sont plus les mêmes. Or la science -est une œuvre collective, puisqu'elle suppose une vaste coopération -de tous les savants non seulement d'un même temps, mais de toutes les -époques successives de l'histoire.—Avant que les sciences ne fussent -constituées, la religion remplissait le même office; car toute -mythologie consiste en une représentation, déjà très élaborée, de -l'homme et de l'univers. La science, d'ailleurs, a été l'héritière de -la religion. Or une religion est une institution sociale.—En apprenant -une langue, nous apprenons tout un système d'idées, distinguées et -classées, et nous héritons de tout le travail d'où sont sorties ces -classifications qui résument des siècles d'expériences. Il y a plus: -sans le langage, nous n'aurions pour ainsi dire pas d'idées générales; -car c'est le mot qui, en les fixant, donne aux concepts une consistance -suffisante pour qu'ils puissent être maniés commodément par l'esprit. -C'est donc le langage qui nous a permis de nous élever au-dessus de la -pure sensation; et il n'est pas nécessaire de démontrer que le langage -est, au premier chef, une chose sociale.</p> - -<p>On voit par ces quelques exemples à quoi se réduirait l'homme, si l'on -en retirait tout ce qu'il tient de la société: il tomberait au rang -de l'animal. S'il a pu dépasser le stade auquel les animaux se sont -arrêtés, c'est d'abord qu'il n'est pas réduit au seul fruit de ses -efforts personnels, mais coopère régulièrement avec ses semblables; -ce qui renforce le rendement de l'activité de chacun. C'est ensuite -et surtout que les produits du travail d'une génération ne sont pas -perdus pour celle qui suit. De ce qu'un animal a pu apprendre au cours -de sort existence individuelle, presque rien ne peut lui survivre. -Au contraire, les résultats de l'expérience humaine se conservent -presque intégralement et jusque dans le détail, grâce aux livres, aux -monuments figurés, aux outils, aux instruments de toute sorte qui -se transmettent de génération en génération, à la tradition orale, -etc. Le sol de la nature se recouvre ainsi d'une riche alluvion qui -va sans cesse en croissant. Au lieu de se dissiper toutes les fois -qu'une génération s'éteint et est remplacée par une autre, la sagesse -humaine s'accumule sans terme, et c'est cette accumulation indéfinie -qui élève l'homme au-dessus de la bête et au-dessus de lui-même. -Mais, tout comme la coopération dont il était d'abord question, cette -accumulation n'est possible que dans et par la société. Car, pour que -le legs de chaque génération puisse être conservé et ajouté aux autres, -il faut qu'il y ait une personnalité morale qui dure par-dessus les -générations qui passent, qui les relie les unes aux autres: c'est la -société. Ainsi, l'antagonisme que l'on a trop souvent admis entre la -société et l'individu ne correspond à rien dans les faits. Bien loin -que ces deux termes s'opposent et ne puissent se développer qu'en sens -inverse l'un de l'autre, ils s'impliquent. L'individu, en voulant la -société, se veut lui-même. L'action qu'elle exerce sur lui, par la voie -de l'éducation notamment, n'a nullement pour objet et pour effet de le -comprimer, de le diminuer, de le dénaturer, mais, au contraire, de le -grandir et d'en faire un être vraiment humain. Sans doute il ne peut -se grandir ainsi qu'en faisant effort. Mais c'est que précisément le -pouvoir de faire volontairement effort est une des caractéristiques -les plus essentielles de l'homme.</p> - - -<p>4° <i><a id="Le_role_de_lEtat"></a>Le rôle de l'État en matière d'éducation.</i></p> - -<p>Cette définition de l'éducation permet de résoudre aisément la -question, si controversée, des devoirs et des droits de l'État en -matière d'éducation.</p> - -<p>On leur oppose les droits delà famille. L'enfant, dit-on, est d'abord -à ses parents: c'est donc à eux qu'il appartient de diriger, comme ils -l'entendent, son développement intellectuel et moral. L'éducation est -alors conçue comme une chose essentiellement privée et domestique. -Quand on se place à ce point de vue, on tend naturellement à réduire au -minimum possible l'intervention de l'État en la matière. Il devrait, -dit-on, se borner à servir d'auxiliaire et de substitut aux familles. -Quand elles sont hors d'état de s'acquitter de leurs devoirs, il est -naturel qu'il s'en charge. Il est naturel même qu'il leur rende la -tâche le plus facile possible, en mettant à leur disposition des écoles -où elles puissent, si elles le veulent, envoyer leurs enfants. Mais -il doit se renfermer strictement dans ces limites, et s'interdire -toute action positive destinée à imprimer une orientation déterminée à -l'esprit de la jeunesse.</p> - -<p>Mais il s'en faut que son rôle doive rester aussi négatif. Si, comme -nous avons essayé de l'établir, l'éducation a, avant tout, une -fonction collective, si elle a pour objet d'adapter l'enfant au milieu -social où il est destiné à vivre, il est impossible que la société -se désintéresse d'une telle opération. Comment pourrait-elle en être -absente, puisqu'elle est le point de repère d'après lequel l'éducation -doit diriger son action? C'est donc à elle qu'il appartient de rappeler -sans cesse au maître quelles sont les idées, les sentiments qu'il -faut imprimer à l'enfant pour le mettre en harmonie avec le milieu -dans lequel il doit vivre. Si elle n'était pas toujours présente et -vigilante pour obliger l'action pédagogique à s'exercer dans un sens -social, celle-ci se mettrait nécessairement au service de croyances -particulières, et la grande âme de la patrie se diviserait et se -résoudrait en une multitude incohérente de petites âmes fragmentaires -en conflit les unes avec les autres. On ne peut pas aller plus -complètement contre le but fondamental de toute éducation. Il faut -choisir: si l'on attache quelque prix à l'existence de la société,—et -nous venons de voir ce qu'elle est pour nous,—il faut que l'éducation -assure entre les citoyens une suffisante communauté d'idées et de -sentiments sans laquelle toute société est impossible; et pour qu'elle -puisse produire ce résultat, encore faut-il qu'elle ne soit pas -abandonnée totalement à l'arbitraire des particuliers.</p> - -<p>Du moment que l'éducation est une fonction essentiellement sociale, -l'État ne peut s'en désintéresser. Au contraire, tout ce qui est -éducation doit être, en quelque mesure, soumis à son action. Ce -n'est pas à dire pour cela qu'il doive nécessairement monopoliser -l'enseignement. La question est trop complexe pour qu'il soit possible -de la traiter ainsi en passant: nous entendons la réserver. On peut -croire que les progrès scolaires sont plus faciles et plus prompts là -où une certaine marge est laissée aux initiatives individuelles; car -l'individu est plus volontiers novateur que l'État. Mais de ce que -l'État doive, dans l'intérêt public, laisser s'ouvrir d'autres écoles -que celles dont il a plus directement la responsabilité, il ne suit -pas qu'il doive rester étranger à ce qui s'y passe. Au contraire, -l'éducation qui s'y donne doit y rester soumise à son contrôle. Il -n'est même pas admissible que la fonction d'éducateur puisse être -remplie par quelqu'un qui ne présente pas des garanties spéciales dont -l'État seul peut être juge. Sans doute, les limites dans lesquelles -doit se renfermer son intervention peuvent être assez malaisées à -déterminer une fois pour toutes, mais le principe de l'intervention -ne saurait être contesté. Il n'y a pas d'école qui puisse réclamer le -droit de donner, en toute liberté, une éducation anti-sociale.</p> - -<p>Il est toutefois nécessaire de reconnaître que l'état de division où -sont actuellement les esprits, dans notre pays, rend ce devoir de -l'État particulièrement délicat, en même temps, d'ailleurs, que plus -important. Il n'appartient pas, en effet, à l'État de créer cette -communauté d'idées et de sentiments sans laquelle il if y a pas de -société; elle doit se constituer d'elle-même, et il ne peut que la -consacrer, la maintenir, la rendre plus consciente aux particuliers. -Or, il est malheureusement incontestable que, chez nous, cette unité -morale n'est pas, sur tous les points, ce qu'il faudrait qu'elle -fût. Nous sommes partagés entre des conceptions divergentes et même -parfois contradictoires. Il y a dans ces divergences un fait qu'il est -impossible de nier et dont il faut tenir compte. Il ne saurait être -question de reconnaître à la majorité le droit d'imposer ses idées aux -enfants de la minorité. L'école ne saurait être la chose d'un parti, -et le maître manque à ses devoirs quand il use de l'autorité dont il -dispose pour entraîner ses élèves dans l'ornière de ses partis-pris -personnels, si justifiés qu'ils puissent lui paraître. Mais, en dépit -de toutes les dissidences, il y a dès à présent, à la base de notre -civilisation, un certain nombre de principes qui, implicitement ou -explicitement, sont communs à tous, que bien peu, en tous cas, osent -nier ouvertement et en face: respect de la raison, de la science, des -idées et des sentiments qui sont à la base de la morale démocratique. -Le rôle de l'État est de dégager ces principes essentiels, de les faire -enseigner dans ses écoles, de veiller à ce que nulle part on ne les -laisse ignorés des enfants, à ce que partout il en soit parlé avec le -respect qui leur est dû. Il y a, sous ce rapport, une action à exercer -qui sera peut-être d'autant plus efficace qu'elle sera moins agressive -et moins violente et qu'elle saura mieux se contenir dans de sages -limites.</p> - - -<p>5° <i>Pouvoir de l'éducation. Les moyens d'action.</i></p> - -<p>Après avoir déterminé le but de l'éducation, il nous faut chercher à -déterminer comment et dans quelle mesure il est possible d'atteindre ce -but, c'est-à-dire comment et dans quelle mesure l'éducation peut être -efficace.</p> - -<p>La question a été, de tout temps, très controversée. Pour Fontenelle, -«ni la bonne éducation ne fait le bon caractère, ni la mauvaise ne le -détruit». Au contraire, pour Locke, pour Helvétius, l'éducation est -toute-puissante. D'après ce dernier, «tous les hommes naissent égaux et -avec des aptitudes égales; l'éducation seule fait les différences». La -théorie de Jacotot se rapproche de la précédente.—La solution que l'on -donne au problème dépend de l'idée qu'on se fait de l'importance et de -la nature des prédispositions innées, d'une part; et, de l'autre, de la -puissance des moyens d'action dont dispose l'éducateur.</p> - -<p>L'éducation ne fait pas l'homme de rien, comme le croyaient Locke et -Helvétius; elle s'applique à des dispositions qu'elle trouve toutes -faites. D'un autre côté, on peut concéder d'une manière générale -que ces tendances congénitales sont très fortes, très difficiles -à détruire ou à transformer radicalement; car elles dépendent de -conditions organiques sur lesquelles l'éducateur a peu de prise. Par -conséquent, dans la mesure où elles ont un objet défini, où elles -inclinent l'esprit et le caractère à des manières d'agir et de penser -étroitement déterminées, tout l'avenir de l'individu se trouve fixé par -avance, et il ne reste pas beaucoup à faire à l'éducation.</p> - -<p>Mais heureusement, une des caractéristiques de l'homme, c'est que les -prédispositions innées sont chez lui très générales et très vagues. -En effet, le type de la prédisposition arrêtée, rigide, invariable, -qui ne laisse guère de place à l'action des causes extérieures, c'est -l'instinct. Or, on peut se demander s'il existe chez l'homme un -seul instinct proprement dit. On parle quelquefois de l'instinct de -conservation; mais l'expression est impropre. Car un instinct c'est un -système de mouvements déterminés, toujours les mêmes, qui, une fois -qu'ils sont déclanchés par la sensation, s'enchaînent automatiquement -les uns aux autres jusqu'à ce qu'ils arrivent à leur terme naturel, -sans que la réflexion ait nulle part à intervenir; or, les mouvements -que nous faisons quand notre vie est en danger n'ont nullement cette -détermination et cette invariabilité automatique. Ils changent suivant -les situations; nous les approprions aux circonstances: c'est donc -qu'ils ne vont pas sans un certain choix conscient, quoique rapide. -Ce qu'on nomme instinct de conservation n'est, en définitive, qu'une -impulsion générale à fuir la mort, sans que les moyens par lesquels -nous cherchons à l'éviter soient prédéterminés une fois pour toutes. -On en peut dire autant de ce qu'on appelle parfois, non moins -inexactement, l'instinct maternel, l'instinct paternel, et même -l'instinct sexuel. Ce sont des poussées dans une direction; mais les -moyens par lesquels ces poussées s'actualisent changent d'un individu à -l'autre, d'une occasion à l'autre. Une large place reste donc réservée -aux tâtonnements, aux accommodations personnelles, et, par conséquent, -à l'action de causes qui ne peuvent faire sentir leur influence -qu'après la naissance. Or, l'éducation est une de ces causes.</p> - -<p>On a prétendu, il est vrai, que l'enfant héritait parfois d'une -tendance très forte vers un acte défini, comme le suicide, le vol, le -meurtre, la fraude, etc. Mais ces assertions ne sont nullement d'accord -avec les faits. Quoi qu'on en ait dit, on ne naît pas criminel; encore -moins est-on voué, dès la naissance, à tel ou tel genre de crime; -le paradoxe des criminologistes italiens ne compte plus aujourd'hui -beaucoup de défenseurs. Ce qui est hérité, c'est un certain manque -d'équilibre mental, qui rend l'individu plus réfractaire à une conduite -suivie et disciplinée. Mais un tel tempérament ne prédestine pas plus -un homme à être un criminel qu'un explorateur amoureux d'aventures, un -prophète, un novateur politique, un inventeur, etc. On en peut dire -autant de toutes les aptitudes professionnelles. Comme le remarque -Bain, «le fils d'un grand philologue n'hérite pas d'un seul vocable; le -fils d'un grand voyageur peut, à l'école, être surpassé en géographie -par le fils d'un mineur». Ce que l'enfant reçoit de ses parents, ce -sont des facultés très générales; c'est quelque force d'attention, -une certaine dose de persévérance, un jugement sain, de l'imagination, -etc. Mais chacune de ces facultés peut servir à toute sorte de fins -différentes. Un enfant doué d'une assez vive imagination pourra, selon -les circonstances, selon les influences qui se feront sentir sur lui, -devenir un peintre ou un poète, ou un ingénieur à l'esprit inventif, ou -un hardi financier. L'écart est donc considérable entre les qualités -naturelles et la forme spéciale qu'elles doivent prendre pour être -utilisées dans la vie. C'est dire que l'avenir n'est pas étroitement -prédéterminé par notre constitution congénitale. La Raison en est -facile à comprendre. Les seules formes d'activité qui puissent se -transmettre héréditairement sont celles qui se répètent toujours d'une -manière assez identique pour pouvoir se fixer sous une forme rigide -dans les tissus de l'organisme. Or là vie humaine dépend de conditions -multiples, complexes, et, par conséquent, changeantes; il faut donc -qu'elle-même change et se modifie sans cesse. Par suite, il est -impossible qu'elle se cristallise sous une forme définie et définitive. -Mais seules des dispositions très générales, très vagues, exprimant -les caractères communs à toutes les expériences particulières, peuvent -survivre et passer d'une génération à l'autre.</p> - -<p>Dire que les caractères innés sont, pour la plupart, très généraux, -c'est dire qu'ils sont très malléables, très souples, puisqu'ils -peuvent recevoir des déterminations très différentes. Entre les -virtualités indécises qui constituent l'homme au moment où il vient -de naître, et le personnage très défini qu'il doit devenir pour jouer -dans la société un rôle utile, la distance est donc considérable. C'est -celle distance que l'éducation doit faire parcourir à l'enfant. On voit -qu'un vaste champ est ouvert à son action.</p> - -<p>Mais, pour exercer cette action, a-t-elle des moyens d'une suffisante -énergie?</p> - -<p>Pour donner une idée de ce qui constitue l'action éducative et en -montrer la puissance, un psychologue contemporain, Guyau, l'a comparé à -la suggestion hypnotique; et le rapprochement n'est pas sans fondement.</p> - -<p>La suggestion hypnotique suppose, en effet, les deux conditions -suivantes: 1° L'état où se trouve le sujet hypnotisé se caractérise -par son exceptionnelle passivité. L'esprit est presque réduit à l'état -de table rase; une sorte de vide a été réalisé dans la conscience; la -volonté est comme paralysée. Par suite, l'idée suggérée, ne rencontrant -point d'idée contraire, peut s'installer avec un minimum de résistance; -2° Cependant, comme le vide n'est jamais complet, il faut de plus -que l'idée tienne de la suggestion elle-même une puissance d'action -particulière. Pour cela, il est nécessaire que le magnétiseur parle sur -un ton de commandement, avec autorité. Il faut qu'il dise: <i>Je veux</i>; -qu'il indique que le refus d'obéir n'est même pas concevable, que -l'acte doit être accompli, que la chose doit être vue telle qu'il la -montre, qu'il ne peut en être autrement. S'il faiblit, on voit le sujet -hésiter, résister, parfois même se refuser à obéir. Si seulement il -entre en discussion, c'en est fait de son pouvoir. Plus la suggestion -va contre le tempérament naturel de l'hypnotisé, plus le ton impératif -sera indispensable.</p> - -<p>Or ces deux conditions se trouvent réalisées dans les rapports que -soutient l'éducateur avec l'enfant soumis à son action: 1° L'enfant -est naturellement dans un état de passivité tout à fait comparable à -celui où l'hypnotisé se trouve artificiellement placé. Sa conscience -ne contient encore qu'un petit nombre de représentations capables de -lutter contre celles qui lui sont suggérées; sa volonté est encore -rudimentaire. Aussi est-il très facilement suggestionnable. Pour la -même raison, il est très accessible à la contagion de l'exemple, très -enclin à l'imitation; 2° L'ascendant que le maître a naturellement -sur son élève, par suite de la supériorité de son expérience et de sa -culture, donnera naturellement à son action la puissance efficace qui -lui est nécessaire.</p> - -<p>Ce rapprochement montre combien il s'en faut que l'éducateur soit -désarmé; car on sait toute la puissance de la suggestion hypnotique. -Si donc l'action éducative a, même à un moindre degré, une efficacité -analogue, il est permis d'en attendre beaucoup pourvu qu'on sache -s'en servir. Bien loin que nous devions nous décourager de notre -impuissance, nous avons plutôt lieu d'être effrayés par l'étendue de -notre pouvoir. Si maîtres et parents sentaient, d'une manière plus -constante, que rien ne peut se passer devant l'enfant qui ne laisse en -lui quelque trace, que la tournure de son esprit et de son caractère -dépend de ces milliers de petites actions insensibles qui se produisent -à chaque instant et auxquelles nous ne faisons pas attention à cause -de leur insignifiance apparente, comme ils surveilleraient davantage -leur langage et leur conduite! Assurément, l'éducation ne peut arriver -à de grands résultats quand elle procède par à-coups brusques et -intermittents. Comme le dit Herbart, ce n'est pas en admonestant -l'enfant avec véhémence de loin en loin que l'on peut agir fortement -sur lui. Mais quand l'éducation est patiente et continue, quand elle ne -recherche pas les succès immédiats et apparents, mais se poursuit avec -lenteur dans un sens bien déterminé, sans se laisser détourner parles -incidents extérieurs et les circonstances adventices, elle dispose de -tous les moyens nécessaires pour marquer profondément les âmes.</p> - -<p>En même temps on voit quel est le ressort essentiel de l'action -éducative. Ce qui fait l'influence du magnétiseur, c'est l'autorité -qu'il tient des circonstances. Par analogie déjà, on peut dire -que l'éducation doit être essentiellement chose d'autorité. Cette -importante proposition peut, d'ailleurs, être établie directement. -En effet, nous avons vu que l'éducation a pour objet de superposer, -à l'être individuel et asocial que nous sommes en naissant, un être -entièrement nouveau. Elle doit nous amener à dépasser notre nature -initiale; c'est à cette condition que l'enfant deviendra un homme. Or, -nous ne pouvons nous élever au-dessus de nous-même que par un effort -plus ou moins pénible. Rien n'est faux et décevant comme la conception -épicurienne de l'éducation, la conception d'un Montaigne, par exemple, -d'après laquelle l'homme peut se former en se jouant et sans autre -aiguillon que l'attrait du plaisir. Si la vie n'a rien de sombre et -s'il est criminel de l'assombrir artificiellement sous le regard de -l'enfant, elle est cependant sérieuse et grave, et l'éducation, qui -prépare à la vie, doit participer de cette gravité. Pour apprendre à -contenir son égoïsme naturel, à se subordonner à des fins plus hautes, -à soumettre ses désirs à l'empire de sa volonté, à les renfermer -dans de justes bornes, il faut que l'enfant exerce sur lui-même une -forte contention. Or, nous ne nous contraignons, nous ne nous faisons -violence que pour l'une ou l'autre des deux raisons suivantes: c'est -parce qu'il le faut d'une nécessité physique, ou parce que nous le -devons moralement. Mais l'enfant ne peut pas sentir la nécessité qui -nous impose physiquement ces efforts, car il n'est pas immédiatement en -contact avec les dures réalités de la vie qui rendent cette attitude -indispensable. Il n'est pas encore engagé dans la lutte; quoi qu'en -ait dit Spencer, nous ne pouvons pas le laisser exposé aux trop rudes -réactions des choses. Il faut déjà qu'il soit, en grande partie, formé -quand il les abordera pour de bon. Ce n'est donc pas sur leur pression -que l'on peut compter pour le déterminer à tendre sa volonté et à -acquérir sur lui-même la maîtrise nécessaire.</p> - -<p>Reste le devoir. Le sentiment du devoir, voilà, en effet, quel est, -pour l'enfant et même pour l'adulte, le stimulant par excellence de -l'effort. L'amour-propre lui-même le suppose. Car, pour être sensible, -comme il convient, aux punitions et aux récompenses, il faut déjà -avoir conscience de sa dignité et, par conséquent, de son devoir. -Mais l'enfant ne peut connaître le devoir que par ses maîtres ou ses -parents; il ne peut savoir ce que c'est que par la manière dont ils -le lui révèlent, par leur langage et par leur conduite. Il faut donc -qu'ils soient, pour lui, le devoir incarné et personnifié. C'est dire -que l'autorité morale est la qualité maîtresse de l'éducateur. Car -c'est par l'autorité qui est en lui que le devoir est le devoir. Ce -qu'il a de tout à fait <i>sui generis</i>, c'est le ton impératif dont il -parle aux consciences, le respect qu'il inspire aux volontés et qui les -fait s'incliner dès qu'il a prononcé. Par suite, il est indispensable -qu'une impression du même genre se dégage de la personne du maître.</p> - -<p>Il n'est pas nécessaire de montrer que l'autorité ainsi entendue n'a -rien de violent ni de compressif: elle consiste tout entière dans un -certain ascendant moral. Elle suppose réalisées chez le maître deux -conditions principales. Il faut d'abord qu'il ait de la volonté. -Car l'autorité implique la confiance, et l'enfant ne peut donner sa -confiance à quelqu'un qu'il voit hésiter, tergiverser, revenir sur ses -décisions. Mais cette première condition n'est pas la plus essentielle. -Ce qui importe avant tout, c'est que l'autorité dont il doit donner le -sentiment, le maître la sente réellement en lui. Elle constitue une -force qu'il ne peut manifester que s'il la possède effectivement. Or -d'où peut-elle lui venir? Serait-ce du pouvoir matériel dont il est -armé, du droit qu'il a de punir et de récompenser? Mais la crainte -du châtiment est tout autre chose que le respect de l'autorité. Elle -n'a de valeur morale que si le châtiment est reconnu comme juste -par celui-là même qui le subit: ce qui implique que l'autorité qui -punit est déjà reconnue comme légitime. Ce qui est en question. Ce -n'est pas du dehors que le maître peut tenir son autorité, c'est de -lui-même; elle ne peut lui venir que d'une foi intérieure. Il faut -qu'il croie, non en lui, sans doute, non aux qualités supérieures de -son intelligence ou de son cœur, mais à sa tâche et à la grandeur de -sa tâche. Ce qui fait l'autorité dont se colore si aisément la parole -du prêtre, c'est la haute idée qu'il a de sa mission; car il parle au -nom d'un dieu dont il se croit, dont il se sent plus proche que la -foule des profanes. Le maître laïc peut et doit avoir quelque chose -de ce sentiment. Lui aussi, il est l'organe d'une grande personne -morale qui le dépasse: c'est la société. De même que le prêtre est -l'interprète de son dieu, lui, il est l'interprète des grandes idées -morales de son temps et de son pays. Qu'il soit attaché à ces idées, -qu'il en sente toute la grandeur, et l'autorité qui est en elles et -dont il a conscience ne peut manquer de se communiquer à sa personne -et à tout ce qui en émane. Dans une autorité qui découle d'une source -aussi impersonnelle, il ne saurait entrer ni orgueil, ni vanité, ni -pédanterie. Elle est faite tout entière du respect qu'il a de ses -fonctions et, si l'on peut ainsi parler, de son ministère. C'est -ce respect qui, par le canal de la parole, du geste, passe de sa -conscience dans la conscience de l'enfant.</p> - -<p>On a quelquefois opposé la liberté et l'autorité, comme si ces deux -facteurs de l'éducation se contredisaient et se limitaient l'un -l'autre. Mais cette opposition est factice. En réalité, ces deux termes -s'impliquent loin de s'exclure. La liberté est fille de l'autorité -bien entendue. Car être libre, ce n'est pas faire ce qui plaît; c'est -être maître de soi, c'est savoir agir par raison et faire son devoir. -Or c'est justement à doter l'enfant de cette maîtrise de soi que -l'autorité du maître doit être employée. L'autorité du maître n'est -qu'un aspect de l'autorité du devoir et de la raison. L'enfant doit -donc être exercé à la reconnaître dans la parole de l'éducateur et à -en subir l'ascendant; c'est à cette condition qu'il saura plus tard la -retrouver dans sa conscience et y déférer.</p> - - - -<hr class="chap" /> -<h2><a name="II" id="II">II</a></h2> - -<p>NATURE ET MÉTHODE DE LA PÉDAGOGIE</p> - - -<p>On a souvent confondu les deux mots d'éducation et de pédagogie, qui -demandent pourtant à être soigneusement distingués.</p> - -<p>L'éducation, c'est l'action exercée sur les enfants par les parents -et les maîtres. Cette action est de tous les instants, et elle est -générale. Il n'y a pas de période dans la vie sociale, il n'y a -même, pour ainsi dire, pas de moment dans la journée où les jeunes -générations ne soient pas en contact avec leurs aînés, et où, par -suite, elles ne reçoivent de ces derniers l'influence éducatrice. Car -cette influence ne se fait pas seulement sentir aux instants très -courts où parents ou maîtres communiquent consciemment, et par la voie -d'un enseignement proprement dit, les résultats de leur expérience à -ceux qui viennent après eux. Il y a une éducation inconsciente qui ne -cesse jamais. Par notre exemple, par les paroles que nous prononçons, -par les actes que nous accomplissons, nous façonnons d'une manière -continue l'âme de nos enfants.</p> - -<p>Il en est tout autrement de la pédagogie. Celle-ci consiste, non -en actions, mais en théories. Ces théories sont des manières de -concevoir l'éducation, non des manières de la pratiquer. Parfois elles -se distinguent des pratiques en usage au point de s'y opposer. La -pédagogie de Rabelais, celle de Rousseau ou de Pestalozzi, sont en -opposition avec l'éducation de leur temps. L'éducation n'est donc que -la matière de la pédagogie. Celle-ci consiste dans une certaine manière -de réfléchir aux choses de l'éducation.</p> - -<p>C'est ce qui fait que la pédagogie, au moins dans le passé, est -intermittente, tandis que l'éducation est continue. Il y a des peuples -qui n'ont pas eu de pédagogie proprement dite; elle n'apparaît même -qu'à une époque relativement avancée de l'histoire. On ne la rencontre -en Grèce qu'après l'époque de Périclès, avec Platon, Xénophon, -Aristote. C'est à peine si elle a existé à Rome. Dans les sociétés -chrétiennes, ce n'est guère qu'au seizième siècle qu'elle produit des -œuvres importantes; et l'essor qu'elle prit alors se ralentit au siècle -suivant, pour ne reprendre toute sa vigueur qu'au cours du dix-huitième -siècle. C'est que l'homme ne réfléchit pas toujours, mais seulement -quand il est nécessité à réfléchir, et que les conditions de la -réflexion ne sont pas toujours et partout données.</p> - -<p>Ceci posé, il nous faut rechercher quels sont les caractères de la -réflexion pédagogique et de ses produits. Faut-il y voir des doctrines -proprement scientifiques et doit-on dire de la pédagogie qu'elle est -une science, la science de l'éducation? Ou convient-il de lui donner un -autre nom, et lequel? La nature de la méthode pédagogique sera entendue -très différemment, suivant la réponse qu'on donnera à cette question.</p> - -<p>I. Que les choses de l'éducation, considérées d'un certain point de -vue, puissent être l'objet d'une discipline qui présente tous les -caractères des autres disciplines scientifiques, c'est, tout d'abord, -ce qu'il est facile de démontrer.</p> - -<p>En effet, pour qu'on puisse appeler science un ensemble d'études, il -faut et il suffit qu'elles présentent les caractères suivants:</p> - -<p>1° Il faut qu'elles portent sur des faits acquis, réalisés, donnés à -l'observation. Une science, en effet, se définit par son objet; elle -suppose par conséquent que cet objet existe, qu'on peut le désigner du -doigt, en quelque sorte, marquer la place qu'il occupe dans l'ensemble -de la réalité;</p> - -<p>2° Il faut que ces faits présentent entre eux une homogénéité -suffisante pour pouvoir être classés dans une même catégorie. S'ils -étaient irréductibles les uns aux autres, il y aurait, non pas une -science, mais autant de sciences différentes que d'espèces distinctes -de choses à étudier. Il arrive bien souvent aux sciences en train de -naître et de se constituer d'embrasser assez confusément une pluralité -d'objets différents; c'est le cas, par exemple, de la géographie, de -l'anthropologie, etc. Mais ce n'est jamais là qu'une phase transitoire -dans le développement des sciences;</p> - -<p>3° Enfin, ces faits, la science les étudie pour les connaître, et -seulement pour les connaître, d'une manière absolument désintéressée. -Nous nous servons à dessein de ce mot un peu général et vague -de connaître, sans préciser autrement en quoi peut consister la -connaissance dite scientifique. Peu importe, en effet, que le savant -s'attache à constituer des types plutôt qu'à découvrir des lois, -qu'il se borne à décrire ou bien qu'il cherche à expliquer. La -science commence dès que le savoir, quel qu'il soit, est recherché -pour lui-même. Sans doute, le savant sait bien que ses découvertes -seront vraisemblablement susceptibles d'être utilisées. Il peut même -se faire qu'il dirige de préférence ses recherches sur tel ou tel -point parce qu'il pressent qu'elles seront ainsi plus profitables, -qu'elles permettront de satisfaire à des besoins urgents. Mais en tant -qu'il se livre à l'investigation scientifique, il se désintéresse des -conséquences pratiques. Il dit ce qui est; il constate ce que sont les -choses, et il s'en tient là. Il ne se préoccupe pas de savoir si les -vérités qu'il découvre seront agréables ou déconcertantes; s'il est bon -que les rapports qu'il établit restent ce qu'ils sont, ou s'il vaudrait -mieux qu'ils fussent autrement. Son rôle est d'exprimer le réel, non -de le juger.</p> - -<p>Ceci posé, il n'y a pas de raison pour que l'éducation ne devienne pas -l'objet d'une recherche qui satisfasse à toutes ces conditions et qui, -par conséquent, présente tous les caractères d'une science.</p> - -<p>En effet, l'éducation, en usage dans une société déterminée et -considérée à un moment déterminé de son évolution, est un ensemble -de pratiques, de manières de faire, de coutumes qui constituent des -faits parfaitement définis et qui ont la même réalité que les autres -faits sociaux. Ce ne sont pas, comme on l'a cru pendant longtemps, -des combinaisons plus ou moins arbitraires et artificielles, qui -ne doivent l'existence qu'à l'influence capricieuse de volontés -toujours contingentes. Elles constituent, au contraire, de véritables -institutions sociales. Il n'est pas d'homme qui puisse faire qu'une -société ait, à un moment donné, un autre système d'éducation que celui -qui est impliqué dans sa structure, de même qu'il est impossible à un -organisme vivant d'avoir d'autres organes et d'autres fonctions que -ceux qui sont impliqués dans sa constitution. Si, à toutes les raisons -qui ont été données à l'appui de cette conception, il est nécessaire -d'en ajouter de nouvelles, il suffit de prendre conscience de la -force impérative avec laquelle ces pratiques s'imposent à nous. Il -est vain de croire que nous élevons nos enfants comme nous voulons. -Nous sommes forcés de suivre les règles qui règnent dans le milieu -social où nous vivons. L'opinion nous les impose, et l'opinion est une -force morale dont le pouvoir contraignant n'est pas moindre que celui -des forces physiques. Des usages auxquels elle prête son autorité -sont par cela même soustraits, dans une large mesure, à l'action des -individus. Nous pouvons bien y contrevenir, mais alors les forces -morales contre lesquelles nous nous insurgeons ainsi réagissent contre -nous, et il est difficile que, en raison de leur supériorité, nous ne -soyons pas vaincus. C'est ainsi que nous pouvons bien nous révolter -contre les forces matérielles dont nous dépendons; nous pouvons -tenter de vivre autrement que ne l'implique la nature de notre milieu -physique; mais, alors, la mort ou la maladie sont la sanction de notre -révolte. De même, nous sommes plongés dans une atmosphère d'idées et -de sentiments collectifs que nous ne pouvons pas modifier à volonté; -et c'est sur des idées et des sentiments de ce genre que reposent les -pratiques éducatives. Elles sont donc des choses distinctes de nous, -puisqu'elles nous résistent, des réalités qui ont par elles-mêmes une -nature définie, acquise, qui s'impose à nous; par conséquent, il peut -y avoir lieu de l'observer, de chercher à la connaître dans le seul -but de la connaître. D'autre part, toutes les pratiques éducatives, -quelles qu'elles puissent être, quelque différence qu'il y ait entre -elles, ont en commun un caractère essentiel: elles résultent toutes -de l'action exercée par une génération sur la génération suivante en -vue d'adapter celle-ci au milieu social dans lequel elle est appelée à -vivre. Elles sont donc toutes des modalités diverses de cette relation -fondamentale. Par conséquent, elles sont des faits d'une même espèce, -elles ressortissent à une même catégorie logique; elles peuvent donc -servir d'objet à une seule et même science, qui serait la science de -l'éducation.</p> - -<p>Il n'est pas impossible d'indiquer dès maintenant, dans le seul but de -préciser les idées, quelques-uns des principaux problèmes que cette -science aurait à traiter.</p> - -<p>Les pratiques éducatives ne sont pas des faits isolés les uns des -autres; mais, pour une même société, elles sont liées en un même -système dont toutes les parties concourent à une même fin: c'est le -système d'éducation propre à ce pays et à ce temps. Chaque peuple -ale sien, comme il a son système moral, religieux, économique, etc. -Mais, d'un autre côté, des peuples de même espèce, c'est-à-dire des -peuples qui se ressemblent par des caractères essentiels de leur -constitution, doivent pratiquer des systèmes d'éducation comparables -entre eux. Les similitudes que présente leur organisation générale -doivent nécessairement en entraîner d'autres, de même importance, dans -leur organisation éducative. Par conséquent, on peut certainement, -par comparaison, en dégageant les ressemblances et en éliminant -les différences, constituer les types génériques d'éducation qui -correspondent aux différentes espèces de sociétés. Par exemple, -sous le régime de la tribu, l'éducation a pour caractéristique -essentielle qu'elle est diffuse; elle est donnée pour tous les membres -du clan indistinctement. Il n'y a pas de maîtres déterminés, pas de -surveillants spéciaux préposés à la formation de la jeunesse; c'est -tous les anciens, c'est l'ensemble des générations antérieures qui joue -ce rôle. Tout au plus arrive-t-il que, pour certains enseignements -particulièrement fondamentaux, certains anciens sont plus spécialement -désignés. Dans d'autres sociétés, plus avancées, cette diffusion prend -fin, ou, du moins, elle s'atténue. L'éducation se concentre entre les -mains de fonctionnaires spéciaux. Dans l'Inde, en Égypte, ce sont -les prêtres qui sont chargés de cette fonction. L'éducation est un -attribut du pouvoir sacerdotal. Or cette première caractéristique -différentielle en entraîne d'autres. Quand la vie religieuse, au lieu -de rester elle-même complètement diffuse comme elle l'est à l'origine, -se crée un organe spécial chargé de la diriger et de l'administrer, -c'est-à-dire quand il se forme une classe ou une caste sacerdotale, ce -qu'il y a de proprement spéculatif et intellectuel dans la religion -prend un développement jusqu'alors inconnu. C'est dans ces milieux -sacerdotaux que sont apparus les premiers prodromes, les formes -premières et rudimentaires de la science: astronomie, mathématique, -cosmologie. C'est un fait que Comte avait remarqué depuis longtemps -et qui s'explique aisément. Il est tout naturel qu'une organisation -qui a pour effet de concentrer dans un groupe restreint tout ce qui -existe alors de vie spéculative stimule et développe cette dernière. -Par suite, l'éducation ne se borne plus, comme dans le principe, à -inculquer à l'enfant des pratiques, à le dresser à certaines manières -d'agir. Il y a dès lors de la matière pour une certaine instruction. Le -prêtre enseigne les éléments de ces sciences qui sont en train de se -former. Seulement, cette instruction, ces connaissances spéculatives -ne sont pas enseignées pour elles-mêmes, mais en raison des rapports -qu'elles soutiennent avec les croyances religieuses; elles ont un -caractère sacré, elles sont toutes pleines d'éléments proprement -religieux, parce qu'elles se sont formées au sein même de la religion -et en sont inséparables.—Dans d'autres pays, comme dans les cités -grecques et latines, l'éducation reste partagée suivant une proportion, -variable avec les cités, entre l'État et la famille. Point de caste -sacerdotale. C'est l'État qui est préposé à la vie religieuse. Par -suite, comme il n'a pas de besoins spéculatifs, comme il est avant -tout orienté vers l'action et la pratique, c'est en dehors de lui, -par conséquent aussi en dehors de la religion, que la science prend -naissance quand le besoin s'en fait sentir. Les philosophes, les -savants de la Grèce, sont des particuliers et des laïcs. La science -même y a très vite une tendance antireligieuse. Il en résulte, au point -de vue qui nous intéresse, que l'instruction, elle aussi, dès qu'elle -apparaît, a un caractère laïc et privé. Le «grammateus» d'Athènes -est un simple citoyen, sans attaches officielles et sans caractère -religieux.</p> - -<p>Il est inutile de multiplier ces exemples, qui n'ont qu'un intérêt -d'illustration. Ils suffisent à montrer comment, en comparant des -sociétés de même espèce, on pourrait constituer des types d'éducation, -de même que l'on constitue des types de famille, d'État ou de religion. -Cette classification n'épuiserait pas, d'ailleurs, les problèmes -scientifiques qui peuvent se poser au sujet de l'éducation; elle -ne fait que fournir les éléments nécessaires pour en résoudre un -autre, plus important. Une fois les types établis, il y aurait à les -expliquer, c'est-à-dire à chercher de quelles conditions dépendent -les propriétés caractéristiques de chacun d'eux, et comment ils sont -sortis les uns des autres. On obtiendrait ainsi les lois qui dominent -l'évolution des systèmes d'éducation. On pourrait apercevoir alors et -dans quel sens l'éducation s'est développée et quelles sont les causes -qui ont déterminé ce développement et qui en rendent compte. Question -toute théorique assurément, mais dont la solution, on l'entrevoit sans -peine, serait féconde en applications pratiques.</p> - -<p>Voilà déjà un vaste champ d'études ouvert à la spéculation -scientifique. Et pourtant, il est d'autres problèmes encore qui -pourraient être abordés dans le même esprit. Tout ce que nous venons -de dire se rapporte au passé; de telles recherches auraient pour -résultat de nous faire comprendre de quelle manière se sont constituées -nos institutions pédagogiques. Mais elles peuvent être considérées -sous un autre point de vue. Une fois formées, elles fonctionnent, -et l'on pourrait rechercher de quelle manière elles fonctionnent, -c'est-à-dire quels résultats elles produisent et quelles sont les -conditions qui font varier ces résultats. Pour cela, il faudrait une -bonne statistique scolaire. Il y a dans chaque école une discipline, -un système de peines et de récompenses. Combien il serait intéressant -de savoir, non pas seulement sur la foi d'impressions empiriques, mais -par des observations méthodiques, de quelle façon ce système fonctionne -dans les différentes écoles d'une même localité, dans les différentes -régions, aux différents moments de l'année, aux différents moments de -la journée; quels sont les délits scolaires les plus fréquents; comment -leur proportion varie sur l'ensemble du territoire ou suivant les pays, -comment elle dépend de l'âge de l'enfant, de son état de famille, etc.! -Toutes les questions qui se posent à propos des délits de l'adulte -peuvent se poser ici non moins utilement. Il y a une criminologie -de l'enfant, comme il y a une criminologie de l'homme fait. Et la -discipline n'est pas la seule institution éducative qui pourrait être -étudiée d'après cette méthode. Il n'est pas de méthode pédagogique dont -les effets ne pourraient être mesurés de la même manière, à supposer, -bien entendu, que l'instrument nécessaire pour une telle étude, -c'est-à-dire une bonne statistique, ait été institué.</p> - -<p>II. Voilà donc deux groupes de problèmes dont le caractère purement -scientifique ne peut être contesté. Les uns sont relatifs à la genèse, -les autres au fonctionnement des systèmes d'éducation. Dans toutes ces -recherches, il s'agit simplement ou de décrire des choses présentes ou -passées, ou d'en rechercher les causes, ou d'en déterminer les effets. -Elles constituent une science; voilà ce qu'est, ou plutôt voilà ce que -serait la science de l'éducation.</p> - -<p>Mais de l'esquisse même que nous venons d'en tracer, il ressort avec -évidence que les théories que l'on appelle pédagogiques sont des -spéculations d'une tout autre sorte. En effet, ni elles ne poursuivent -le même but, ni elles n'emploient les mêmes méthodes. Leur objectif -n'est pas de décrire ou d'expliquer ce qui est ou ce qui a été, mais -de déterminer ce qui doit être. Elles ne sont orientées ni vers le -présent, ni vers le passé, mais vers l'avenir. Elles ne se proposent -pas d'exprimer fidèlement des réalités données, mais d'édicter des -préceptes de conduite. Elles ne nous disent pas: voilà ce qui existe -et quel en est le pourquoi, mais voilà ce qu'il faut faire. Même, -les théoriciens de l'éducation ne parlent généralement des pratiques -traditionnelles du présent et du passé qu'avec un dédain presque -systématique. Ils en signalent surtout les imperfections. Presque tous -les grands pédagogues, Rabelais, Montaigne, Rousseau, Pestalozzi, sont -des esprits révolutionnaires, insurgés contre les usages de leurs -contemporains. Ils ne mentionnent les systèmes anciens ou existants -que pour les condamner, pour déclarer qu'ils sont sans fondement -dans la nature. Ils en font plus ou moins complètement table rase et -entreprennent de construire à la place quelque chose d'entièrement -nouveau.</p> - -<p>Si donc on veut s'entendre soi-même, il faut distinguer avec soin deux -sortes de spéculations aussi différentes. La pédagogie est autre chose -que la science de l'éducation. Mais alors qu'est-ce donc? Pour faire un -choix motivé, il ne nous suffit pas de savoir ce qu'elle n'est pas; il -nous faut indiquer en quoi elle consiste.</p> - -<p>Dirons-nous que c'est un art? La conclusion paraît s'imposer; car -d'ordinaire on ne voit pas d'intermédiaire entre ces deux extrêmes et -l'on donne le nom d'art à tout produit de la réflexion qui n'est pas -la science. Mais c'est étendre le sens du mot art au point d'y faire -rentrer des choses très différentes.</p> - -<p>En effet, on appelle également art l'expérience pratique acquise -par l'instituteur au contact des enfants et dans l'exercice de sa -profession. Or cette expérience est manifestement une chose très -différente des théories du pédagogue. Un fait d'observation courante -rend très sensible cette différence. On peut être un parfait éducateur -et pourtant être tout à fait impropre aux spéculations de la -pédagogie. Le maître habile sait faire ce qu'il faut, sans pouvoir -toujours dire les raisons qui justifient les procédés qu'il emploie; -inversement le pédagogue peut manquer de toute habileté pratique; nous -n'aurions pas confié une classe ni à Rousseau ni à Montaigne. Même de -Pestalozzi, qui pourtant était un homme du métier, on peut dire qu'il -ne devait posséder que très incomplètement l'art de l'éducateur, comme -le prouvent ses échecs répétés. La même confusion se retrouve dans -d'autres domaines. On appelle art le savoir-faire de l'homme d'État, -expert au maniement des affaires publiques. Mais on dit aussi que les -écrits de Platon, d'Aristote, de Rousseau, sont des traités d'art -politique; et il est certain qu'on ne peut y voir des œuvres vraiment -scientifiques, puisqu'elles ont pour objet non d'étudier le réel, -mais de construire un idéal. Et pourtant, il y a un abîme entre les -démarches de l'esprit qu'implique un livre comme le <i>Contrat social</i> -et celles que suppose l'administration de l'État; Rousseau eût été -vraisemblablement aussi mauvais ministre que mauvais éducateur. C'est -ainsi encore que les meilleurs théoriciens des choses médicales ne sont -pas, il s'en faut, les meilleurs cliniciens.</p> - -<p>Il y a donc intérêt à ne pas désigner par un même mot deux formes -d'activité aussi différentes. Il faut, croyons-nous, réserver le nom -d'art à tout ce qui est pratique pure sans théorie. C'est 'ainsi que -tout le monde s'entend quand on parle de l'art du soldat, de l'art de -l'avocat, de l'art de l'instituteur. Un art est un système de manières -de faire qui sont ajustées à des fins spéciales et qui sont le produit -soit d'une expérience traditionnelle communiquée par l'éducation, soit -de l'expérience personnelle de l'individu. On ne peut les acquérir -qu'en se mettant en rapport avec les choses sur lesquelles doit -s'exercer l'action et en agissant soi-même. Sans doute, il peut se -faire que l'art soit éclairé par la réflexion, mais la réflexion n'en -est pas un élément essentiel, puisqu'il peut exister sans elle. Même il -n'existe pas un seul art où tout soit réfléchi.</p> - -<p>Mais entre l'art ainsi défini et la science proprement dite, il y a -place pour une attitude mentale intermédiaire. Au lieu d'agir sur les -choses ou sur les êtres suivant des modes déterminés, on réfléchit -sur les procédés d'action qui sont ainsi employés, en vue non de les -connaître et de les expliquer, mais d'apprécier ce qu'ils valent, s'ils -sont ce qu'ils doivent être, s'il n'est pas utile de les modifier et de -quelle manière, voire même de les remplacer totalement par des procédés -nouveaux. Ces réflexions prennent la forme de théories; ce sont des -combinaisons d'idées, non des combinaisons d'actes, et, par là, elles -se rapprochent de la science. Mais les idées qui sont ainsi combinées -ont pour objet, non d'exprimer la nature des choses données, mais de -diriger l'action. Elles ne sont pas des mouvements, mais sont toutes -proches du mouvement, qu'elles ont pour fonction d'orienter. Si ce -ne sont pas des actions, ce sont, du moins, des programmes d'action, -et, par là, elles se rapprochent de l'art. Telles sont les théories -médicales, politiques, stratégiques, etc. Pour exprimer le caractère -mixte de ces sortes de spéculations, nous proposons de les appeler des -théories pratiques. La pédagogie est une théorie pratique de ce genre. -Elle n'étudie pas scientifiquement les systèmes d'éducation, mais elle -y réfléchit en vue de fournir à l'activité de l'éducateur des idées qui -le dirigent.</p> - -<p>III. Mais la pédagogie ainsi entendue est exposée à une objection dont -on ne peut se dissimuler la gravité. Sans doute, dit-on, une théorie -pratique est possible et légitime quand elle peut s'appuyer sur une -science constituée et incontestée dont elle n'est que l'application. -Dans ce cas, en effet, les notions théoriques d'où sont déduites les -conséquences pratiques ont une valeur scientifique qui se communique -aux conclusions qu'on en tire. C'est ainsi que la chimie appliquée est -une théorie pratique qui n'est que la mise en œuvre des théories de -la chimie pure. Mais une théorie pratique ne vaut que ce que valent -les sciences auxquelles elle emprunte ses notions fondamentales. Or, -sur quelles sciences la pédagogie peut-elle s'appuyer? Il devrait -d'abord y avoir la science de l'éducation. Car, pour savoir ce que -l'éducation doit être, il faudrait avant tout savoir quelle en est la -nature, quelles sont les conditions diverses dont elle dépend, les -lois suivant lesquelles elle a évolué dans l'histoire. Mais la science -de l'éducation n'existe guère qu'à l'état de projet. Restent, d'une -part, les autres branches de la sociologie qui pourraient aider la -pédagogie à fixer le but de l'éducation avec l'orientation générale des -méthodes; de l'autre, la psychologie dont les enseignements pourraient -être très utiles pour la détermination, dans le détail, des procédés -pédagogiques. Mais la sociologie est une science à peine naissante; -elle ne compte que bien peu de propositions établies, si tant est qu'il -y en ait. La psychologie elle-même, bien qu'elle se soit constituée -plus tôt que les sciences sociales, est l'objet de toutes sortes de -controverses; il n'est pas de questions psychologiques sur lesquelles -on ne soutienne encore les thèses les plus opposées. Dès lors, que -peuvent valoir des conclusions pratiques qui reposent sur des données -scientifiques à la fois aussi incertaines et aussi incomplètes? Que -peut valoir une spéculation pédagogique qui manque de toutes bases, ou -dont les bases, quand elles ne font pas totalement défaut, manquent à -ce point de solidité?</p> - -<p>Le fait que l'on invoque ainsi pour dénier tout crédit à la pédagogie -est, en lui-même, incontestable. Il est certain que la science -de l'éducation est tout entière à faire, que la sociologie et la -psychologie sont encore bien peu avancées. Si donc il nous était permis -d'attendre, il serait prudent et méthodique de patienter jusqu'à ce -que ces sciences eussent fait des progrès et pussent être utilisées -avec plus d'assurance. Mais c'est que, justement, la patience ne -nous est pas permise. Nous ne sommes pas libres de nous poser ou -d'ajourner le problème: il nous est posé, ou plutôt imposé par les -choses elles-mêmes, par les faits, par la nécessité de vivre. La -question n'est pas entière. Nous sommes embarqués et il faut suivre. -Sur bien des points, notre système traditionnel d'éducation n'est -plus en harmonie avec nos idées et nos besoins. Nous n'avons donc de -choix qu'entre les deux partis suivants: Ou bien essayer de maintenir -quand même les pratiques que nous a léguées le passé, bien qu'elles -ne répondent plus aux exigences de la situation, ou bien entreprendre -résolument de rétablir l'harmonie troublée en cherchant quelles sont -les modifications nécessaires. De ces deux partis, le premier est -irréalisable et ne peut aboutir. Rien n'est vain comme ces tentatives -pour donner une vie artificielle et une autorité d'apparence à des -institutions vieillies et discréditées. L'échec est inévitable. On ne -peut pas étouffer les idées que ces institutions contredisent: on ne -peut pas faire taire les besoins qu'elles froissent. Les forces contre -lesquelles on entreprend ainsi de lutter ne peuvent pas ne pas avoir le -dessus.</p> - -<p>Il n'y a donc qu'à se mettre courageusement à l'œuvre, qu'à rechercher -les changements qui s'imposent et à les réaliser. Mais comment les -découvrir si ce n'est par la réflexion? Seule, la conscience réfléchie -peut suppléer aux lacunes de la tradition, quand celle-ci vient à faire -défaut. Or qu'est-ce que la pédagogie, sinon la réflexion appliquée -le plus méthodiquement possible aux choses de l'éducation en vue d'en -régler le développement? Sans doute, nous n'avons pas entre les mains -tous les éléments qui seraient désirables pour résoudre le problème; -mais ce n'est pas une raison pour ne pas chercher à le résoudre -puisqu'il faut qu'il soit résolu. Nous n'avons donc rien d'autre à -faire qu'à faire pour le mieux, qu'à rassembler le plus de faits -instructifs qu'il nous est possible, qu'à les interpréter avec le -plus de méthode que nous pouvons y mettre, afin de réduire au minimum -les chances d'erreur. Tel est le rôle du pédagogue. Rien n'est vain -et stérile comme ce puritanisme scientifique qui, sous prétexte que -la science n'est pas faite, conseille l'abstention et recommande aux -hommes d'assister en témoins indifférents, ou tout au moins résignés, -à la marche des événements. A côté du sophisme d'ignorance, il y a le -sophisme de science qui n'est pas moins dangereux. Sans doute, à agir -dans ces conditions, on court des risques. Mais l'action ne va jamais -sans risques; la science, si avancée qu'elle puisse être, ne saurait -les supprimer. Tout ce qu'on peut nous demander, c'est de mettre tout -ce que nous avons de science, si imparfaite qu'elle soit, et tout ce -que nous avons de conscience, à prévenir ces risques autant qu'il -est en nous. Et c'est précisément en cela que consiste le rôle de la -pédagogie.</p> - -<p>Mais la pédagogie ne sera pas seulement utile dans ces périodes -critiques où il faut, en toute urgence, remettre un système scolaire en -harmonie avec les besoins du temps; aujourd'hui, tout au moins, elle -est devenue un auxiliaire constamment indispensable de l'éducation.</p> - -<p>C'est que, en effet, si l'art de l'éducateur est fait, avant tout, -d'instincts et d'habitudes devenues presque instinctives, il est -cependant nécessaire que l'intelligence ne s'en retire pas. La -réflexion ne saurait en tenir lieu, mais il ne saurait se passer de la -réflexion, du moins à partir du moment où les peuples ont atteint un -certain degré de civilisation. En effet, une fois que la personnalité -individuelle est devenue un élément essentiel de la culture -intellectuelle et morale de l'humanité, l'éducateur doit tenir compte -du germe d'individualité qui est en chaque enfant. Il doit, par tous -les moyens possibles, chercher à en favoriser le développement. Au lieu -d'appliquer à tous, d'une manière invariable, la même réglementation -impersonnelle et uniforme, il devra, au contraire, varier, diversifier -les méthodes suivant les tempéraments et la tournure de chaque -intelligence. Mais, pour pouvoir accommoder avec discernement les -pratiques éducatives à la variété des cas particuliers, il faut -savoir à quoi elles tendent, quelles sont les raisons des différents -procédés qui les constituent, les effets qu'elles produisent dans les -différentes circonstances; il faut, en un mot, les avoir soumises à -la réflexion pédagogique. Une éducation empirique, machinale, ne -peut pas ne pas être compressive et niveleuse. D'autre part, à mesure -qu'on avance dans l'histoire, l'évolution sociale devient plus rapide; -une époque ne ressemble pas à celle qui précède; chaque temps a sa -physionomie. Des besoins nouveaux et de nouvelles idées surgissent -sans cesse; pour pouvoir répondre aux changements incessants qui -surviennent ainsi dans les opinions et dans les mœurs, il faut que -l'éducation elle-même change, et, par conséquent, reste dans un état -de malléabilité qui permette le changement. Or, le seul moyen de -l'empêcher de tomber sous le joug de l'habitude et de dégénérer en -automatisme machinal et immuable, c'est de la tenir perpétuellement -en haleine par la réflexion. Quand l'éducateur se rend compte des -méthodes qu'il emploie, de leur but et de leur raison d'être, il est en -état de les juger et, par suite, il se tient prêt à les modifier s'il -arrive à se convaincre que le but à poursuivre n'est plus le même ou -que les moyens à employer doivent être différents. La réflexion est, -par excellence, la force antagoniste de la routine, et la routine est -l'obstacle aux progrès nécessaires.</p> - -<p>C'est pourquoi, s'il est vrai, comme nous le disions en commençant, -que la pédagogie n'apparaît dans l'histoire que d'une manière -intermittente, il faut cependant ajouter qu'elle tend de plus en plus -à devenir une fonction continue de la vie sociale. Le moyen âge n'en -avait pas besoin. C'était une époque de conformisme où tout le monde -pensait et sentait de la même manière, où tous les esprits étaient -comme coulés dans le même moule, où les dissidences individuelles -étaient rares, et d'ailleurs proscrites. Aussi l'éducation était-elle -impersonnelle; le maître, dans les écoles médiévales, s'adressait -collectivement à tous ses élèves sans qu'il eût l'idée d'approprier -son action à la nature de chacun. En même temps, l'immutabilité des -croyances fondamentales s'opposait à ce que le système éducatif évoluât -très rapidement. Pour ces deux raisons, il avait donc moins besoin -d'être guidé par la pensée pédagogique. Mais, à la Renaissance, tout -change: les personnalités individuelles se dégagent de la masse sociale -où elles étaient, jusque-là, absorbées et confondues; les esprits se -diversifient; en même temps le développement historique s'accélère; -une nouvelle civilisation se constitue. Pour répondre à tous ces -changements, la réflexion pédagogique s'éveille, et, bien qu'elle n'ait -pas toujours brillé d'un même éclat, cependant, elle ne devait plus -s'éteindre complètement.</p> - -<p>IV. Mais, pour que la réflexion pédagogique puisse produire les effets -utiles qu'on est en droit d'attendre d'elle, il faut qu'elle soit -soumise à une culture appropriée.</p> - -<p>1° Nous avons vu que la pédagogie n'est pas l'éducation et ne saurait -en tenir lieu. Son rôle n'est pas de se substituer à la pratique, mais -de la guider, de l'éclairer, de l'aider, au besoin, à combler les -lacunes qui viennent à s'y produire, à remédier aux insuffisances -qui y sont constatées. Le pédagogue n'a donc pas à construire de -toutes pièces un système d'enseignement, comme s'il n'en existait pas -avant lui; mais il faut, au contraire, qu'il s'applique, avant tout, -à connaître et à comprendre le système de son temps; c'est à cette -condition qu'il sera en mesure de s'en servir avec discernement et de -juger ce qu'il peut s'y trouver de défectueux.</p> - -<p>Mais, pour pouvoir le comprendre, il ne suffit pas de le considérer -tel qu'il est aujourd'hui, car ce système d'éducation est un produit -de l'histoire que l'histoire seule peut expliquer. C'est une véritable -institution sociale. Même il n'en est guère où toute l'histoire du -pays vienne aussi intégralement retentir. Les écoles françaises -traduisent, expriment l'esprit français. On ne peut donc rien entendre -à ce qu'elles sont, au but qu'elles poursuivent, si l'on ne sait pas -ce qui constitue notre esprit national, quels en sont les divers -éléments, quels sont ceux qui dépendent de causes permanentes et -profondes, ceux, au contraire, qui sont dus à l'action de facteurs -plus ou moins accidentels et passagers: toutes questions que, seule, -l'analyse historique peut résoudre. On discute souvent pour savoir -quelle place doit revenir à l'école primaire dans l'ensemble de notre -organisation scolaire et dans la vie générale de la société. Mais -le problème est insoluble si l'on ignore comment s'est formée notre -organisation scolaire, d'où viennent ses caractères distinctifs, ce -qui a déterminé, dans le passé, la place qui y a été faite h l'école -élémentaire, quelles sont les causes qui en ont favorisé ou entravé le -développement, etc.</p> - -<p>Ainsi, l'histoire de l'enseignement, au moins de l'enseignement -national, est la première des propédeutiques à une culture pédagogique. -Naturellement, si c'est de pédagogie primaire qu'il s'agit, c'est -l'histoire de l'enseignement primaire que l'on s'attache de préférence -à connaître. Mais, pour la raison que nous venons d'indiquer, il ne -saurait être détaché complètement du système scolaire plus vaste dont -il n'est qu'une partie.</p> - -<p>2° Mais ce système scolaire n'est pas fait uniquement de pratiques -établies, de méthodes consacrées par l'usage, héritage du passé. Il -s'y trouve, de plus, des tendances vers l'avenir, des aspirations vers -un idéal nouveau, plus ou moins clairement entrevu. Ces aspirations, -il importe de les bien connaître pour pouvoir apprécier quelle place -il convient de leur faire dans la réalité scolaire. Or, elles viennent -s'exprimer dans les doctrines pédagogiques; l'histoire de ces doctrines -doit donc compléter celle de l'enseignement.</p> - -<p>On pourrait croire, il est vrai, que, pour remplir sa fin utile, cette -histoire n'a pas besoin de remonter très loin dans le passé et peut, -sans inconvénient, être très courte. Ne suffit-il pas de connaître les -théories entre lesquelles se partagent les esprits des contemporains? -Toutes les autres, celles des siècles, antérieurs, sont aujourd'hui -périmées et n'ont plus, semble-t-il, qu'un intérêt d'érudition.</p> - -<p>Mais ce modernisme ne peut, croyons-nous, que raréfier une des -principales sources auxquelles doit s'alimenter la réflexion -pédagogique.</p> - -<p>En effet, les doctrines les plus récentes ne sont pas nées d'hier; -elles sont la suite de celles qui ont précédé, sans lesquelles, par -conséquent, elles ne peuvent être comprises; et ainsi, de proche -en proche, pour découvrir les causes déterminantes d'un courant -pédagogique de quelque importance, il faut généralement revenir -assez loin en arrière. C'est même à cette condition que l'on aura -quelque assurance que les vues nouvelles qui passionnent le plus les -esprits ne sont pas de brillantes improvisations, destinées à sombrer -rapidement dans l'oubli. Par exemple, pour pouvoir comprendre la -tendance actuelle à l'enseignement par les choses, à ce qu'on peut -appeler le réalisme pédagogique, il ne faut pas se borner à voir -comment elle s'exprime chez tel ou tel contemporain; il faut remonter -jusqu'au moment où elle prend naissance, c'est-à-dire au milieu du -dix-huitième siècle en France, et vers la fin du dix-septième dans -certains pays protestants. Par cela seul quelle se trouvera ainsi -rattachée à ses origines premières, la pédagogie réaliste se présentera -sous un tout autre aspect; on se rendra mieux compte qu'elle tient à -des causes profondes, impersonnelles, agissantes chez tous les peuples -de l'Europe. Et en même temps, on sera dans de meilleures conditions -pour apercevoir quelles sont ces causes, et, par conséquent, pour -juger de la portée véritable de ce mouvement. Mais, d'un autre côté, -ce courant pédagogique s'est constitué en opposition avec un courant -contraire, celui de l'enseignement humaniste et livresque. On ne pourra -donc apprécier sainement le premier qu'à condition de connaître aussi -le second; et nous voilà obligés de remonter bien plus haut encore -dans l'histoire. Cette histoire de la pédagogie, pour porter tous -ses fruits, ne doit pas, d'ailleurs, être séparée de l'histoire de -l'enseignement. Bien que nous les ayons distinguées dans l'exposition, -elles sont, en réalité, solidaires l'une de l'autre. Car, à chaque -moment du temps, les doctrines dépendent de l'état de l'enseignement, -qu'elles reflètent alors même qu'elles réagissent contre lui, et, -d'autre part, dans la mesure où elles exercent une action efficace, -elles contribuent à le déterminer.</p> - -<p>La culture pédagogique doit donc avoir une base largement historique. -C'est à cette condition que la pédagogie pourra échapper à un reproche -qu'on lui a souvent adressé et qui a fortement nui à son crédit. Trop -de pédagogues, et parmi les plus illustres, ont entrepris d'édifier -leurs systèmes en faisant abstraction de ce qui avait existé avant eux. -Le traitement auquel Ponocrates soumet Gargantua avant de l'initier -aux méthodes nouvelles est, sur ce point, significatif: il lui purge -le cerveau «avec élébore d'Anticyre» de manière à lui faire oublier -«tout ce qu'il auoit apprins soubz ses anticques precepteurs». C'était -dire, sous une forme allégorique, que la pédagogie nouvelle ne devait -rien avoir de commun avec celle qui avait précédé. Mais c'était du même -coup se placer en dehors des conditions du réel. L'avenir ne peut être -évoqué du néant: nous ne pouvons le construire qu'avec les matériaux -que nous a légués le passé. Un idéal que l'on construit en prenant le -contre-pied de l'état de choses existant n'est pas réalisable puisqu'il -n'a pas de racines dans la réalité. D'ailleurs, il est clair que le -passé avait ses raisons d'être; il n'aurait pu durer s'il n'avait -répondu à des besoins légitimes qui ne sauraient disparaître totalement -du jour au lendemain; on ne peut donc en faire aussi radicalement table -rase sans méconnaître des nécessités vitales. Voilà comment il se fait -que la pédagogie n'a trop souvent été qu'une forme de littérature -utopique. Nous plaindrions des enfants auxquels on appliquerait -rigoureusement la méthode de Rousseau ou celle de Pestalozzi. Sans -doute, ces utopies ont pu jouer un rôle utile dans l'histoire. Leur -simplisme même leur a permis de frapper plus vivement les esprits et -de les stimuler à l'action. Mais, d'abord, ces avantages ne sont pas -sans inconvénients; de plus, pour cette pédagogie de tous les jours, -dont chaque maître a besoin en vue d'éclairer et de guider sa pratique -quotidienne, il faut moins d'entraînement passionnel et unilatéral, -et, au contraire, plus de méthode, un sentiment plus présent de la -réalité et des difficultés multiples auxquelles il est nécessaire de -faire face. C'est ce sentiment que donnera une culture historique bien -entendue.</p> - -<p>3° Seule, l'histoire de l'enseignement et de la pédagogie permet de -déterminer les fins que doit poursuivre l'éducation à chaque moment -du temps. Mais, pour ce qui regarde les moyens nécessaires à la -réalisation de ces fins, c'est à la psychologie qu'il faut les demander.</p> - -<p>En effet, l'idéal pédagogique d'une époque exprime avant tout l'état -de la société à l'époque considérée. Mais, pour que cet idéal devienne -une réalité, encore faut-il y conformer la conscience de l'enfant. Or, -la conscience a ses lois propres qu'il faut connaître pour pouvoir les -modifier, si, du moins, on veut s'épargner, autant que possible, les -tâtonnements empiriques que la pédagogie a précisément pour objet de -réduire au minimum. Pour pouvoir exciter l'activité à se développer -dans une certaine direction, encore faut-il savoir quels sont les -ressorts qui la meuvent et quelle est leur nature; car c'est à cette -condition qu'il sera possible d'y appliquer, en connaissance de cause, -l'action qui convient. S'agit-il, par exemple, d'éveiller ou l'amour de -la patrie ou le sens de l'humanité? Nous saurons d'autant mieux tourner -la sensibilité morale des élèves dans l'un ou l'autre sens, que nous -aurons des notions plus complètes et plus précises sur l'ensemble des -phénomènes que l'on appelle tendances, habitudes, désirs, émotions, -etc., sur les conditions diverses dont ils dépendent, sur la forme -qu'ils présentent chez l'enfant. Suivant qu'on voit dans les tendances -un produit des expériences agréables ou désagréables qu'a pu faire -l'espèce, ou bien, au contraire, un fait primitif antérieur aux -états affectifs qui en accompagnent le fonctionnement, on devra s'y -prendre de manières très différentes pour en régler le fonctionnement. -Or, c'est à la psychologie et, plus spécialement, à la psychologie -infantile qu'il appartient dé résoudre ces questions. Si donc elle est -incompétente pour fixer la fin,-—puisque la fin varie suivant les états -sociaux,—il n'est pas douteux qu'elle n'ait un rôle utile à jouer -dans la constitution des méthodes. Même, comme aucune méthode ne peut -s'appliquer de la même manière aux différents enfants, c'est encore la -psychologie qui devrait nous aider à nous reconnaître au milieu de la -diversité des intelligences et des caractères. On sait malheureusement -que nous sommes encore loin du moment où elle sera vraiment en état de -satisfaire à ce desideratum.</p> - -<p>Il y a une forme spéciale de la psychologie qui a pour le pédagogue -une importance toute particulière: c'est la psychologie collective. -Une classe, en effet, est une petite société, et il ne faut pas la -conduire comme si elle n'était qu'une simple agglomération de sujets -indépendants les uns des autres. Les enfants en classe pensent, sentent -et agissent autrement que quand ils sont isolés. Il se produit dans -une classe des phénomènes de contagion, de démoralisation collective, -de surexcitation mutuelle, d'effervescence salutaire, qu'il faut -savoir discerner afin de prévenir ou de combattre les uns, d'utiliser -les autres. Assurément, cette science est encore tout à fait dans -l'enfance. Cependant, il y a, dès à présent, un certain nombre de -propositions qu'il importe de ne pas ignorer.</p> - -<p>Telles sont les principales disciplines qui peuvent éveiller et -cultiver la réflexion pédagogique. Au lieu de chercher à édicter, pour -la pédagogie, un code abstrait de règles méthodologiques,—entreprise -qui, en un mode de spéculation aussi composite et aussi complexe, -n'est guère réalisable d'une manière satisfaisante,—il nous a paru -préférable d'indiquer de quelle manière le pédagogue nous paraît devoir -être formé. Une certaine attitude de l'esprit en face des problèmes -qu'il lui appartient de traiter se trouve, par cela même, déterminée.</p> - - - -<hr class="chap" /> -<h2><a name="III" id="III">III</a></h2> - -<p>PÉDAGOGIE ET SOCIOLOGIE</p> - - -<p>Messieurs,</p> - -<p>C'est pour moi un très grand honneur, et dont je sens vivement tout -le prix, d'avoir à suppléer dans cette chaire l'homme de haute raison -et de ferme volonté à qui la France doit, pour une si large part, la -rénovation de son enseignement primaire. En contact intime avec les -maîtres de nos écoles depuis quinze ans que je professe la pédagogie à -l'Université de Bordeaux, j'ai pu voir de près l'œuvre à laquelle le -nom de M. Buisson restera définitivement attaché, et j'en connais, par -suite, toute la grandeur. Surtout quand on se reporte par la pensée à -l'état dans lequel se trouvait cet enseignement au moment où la réforme -en fut entreprise, il est impossible de ne pas admirer l'importance -des résultats obtenus et la rapidité des progrès accomplis. Les écoles -multipliées et matériellement transformées, des méthodes rationnelles -substituées aux vieilles routines d'autrefois, un véritable essor donné -à la réflexion pédagogique, une stimulation générale de toutes les -initiatives, tout cela constitue certainement une des plus grandes et -des plus heureuses révolutions qui se soient produites dans l'histoire -de notre éducation nationale. Ce fut donc pour la science une véritable -bonne fortune quand M. Buisson, jugeant sa tâche achevée, renonça à -ses absorbantes fonctions pour communiquer au public, par la voie de -l'enseignement, les résultats de son incomparable expérience. Une -pratique aussi étendue des choses, éclairée d'ailleurs par une large -philosophie, à la fois prudente et curieuse de toutes les nouveautés, -devait nécessairement donner à sa parole une autorité que venaient -rehausser encore le prestige moral attaché à sa personne et le souvenir -des services rendus dans toutes les grandes causes auxquelles M. -Buisson a consacré sa vie.</p> - -<p>Je ne vous apporte rien qui ressemble à une compétence aussi -particulière. Aussi aurais-je lieu de me sentir singulièrement effrayé -devant les difficultés de ma tâche, si je ne me rassurais un peu à la -pensée que des problèmes aussi complexes peuvent être utilement étudiés -par des esprits divers et de points de vue différents. Sociologue, -c'est surtout en sociologue que je vous parlerai d'éducation. -D'ailleurs, bien loin qu'à procéder ainsi on s'expose à voir et à -montrer les choses par un biais qui les déforme, je suis, au contraire, -convaincu qu'il n'est pas de méthode plus apte à mettre en évidence -leur véritable nature. Je considère, en effet, comme le postulat même -de toute spéculation pédagogique que l'éducation est chose éminemment -sociale, par ses origines comme par ses fonctions, et que, par suite, -la pédagogie dépend de la sociologie plus étroitement que de toute -autre science. Et puisque cette idée est appelée à dominer tout mon -enseignement, comme elle dominait déjà l'enseignement similaire que je -donnais naguère dans une autre Université, il m'a paru qu'il convenait -d'employer ce premier entretien à la dégager et à la préciser afin que -vous puissiez mieux en suivre les applications ultérieures. Ce n'est -pas qu'il puisse être question d'en faire une démonstration expresse -au cours d'une seule et unique leçon. Un principe aussi général et -dont les répercussions sont aussi étendues ne peut se vérifier que -progressivement, au fur et à mesure que l'on avance dans le détail des -faits et qu'on voit comment il s'y applique. Mais ce qui est possible -dès maintenant, c'est de vous en donner un aperçu d'ensemble; c'est de -vous indiquer les principales raisons qui doivent le faire accepter, -dès le début de la recherche, à titre de présomption provisoire et -sous réserve des vérifications nécessaires; c'est, enfin, d'en marquer -la portée en même temps que les limites, et ce sera l'objet de cette -première leçon.</p> - - -<p>I</p> - -<p>Il est d'autant plus nécessaire d'appeler tout de suite votre attention -sur cet axiome fondamental qu'il est plus généralement méconnu. -Jusqu'à ces dernières années—et encore les exceptions peuvent-elles -se compter<a name="NoteRef_4_4" id="NoteRef_4_4"></a><a href="#Note_4_4" class="fnanchor">[4]</a>—les pédagogues modernes étaient presque unanimement -d'accord pour voir dans l'éducation une chose éminemment individuelle -et pour faire, par conséquent, de la pédagogie un corollaire immédiat -et direct de la seule psychologie. Pour Kant comme pour Mill, pour -Herbart comme pour Spencer, l'éducation aurait avant tout pour objet -de réaliser en chaque individu, mais en les portant à leur plus haut -point de perfection possible, les attributs constitutifs de l'espèce -humaine en général. On posait comme une vérité d'évidence qu'il y a une -éducation, et une seule, qui, à l'exclusion de toute autre, convient -indifféremment à tous les hommes, quelles que soient les conditions -historiques et sociales dont ils dépendent, et c'est cet idéal -abstrait et unique que les théoriciens de l'éducation se proposaient -de déterminer. On admettait qu'il y a <i>une</i> nature humaine, dont les -formes et les propriétés sont déterminables une fois pour toutes, et le -problème pédagogique consistait à rechercher de quelle manière l'action -éducatrice doit s'exercer sur la nature humaine ainsi définie. Sans -doute, nul n'a jamais pensé que l'homme soit d'emblée, dès qu'il entre -dans la vie, tout ce qu'il peut et doit être. Il est trop manifeste -que l'être humain ne se constitue que progressivement, au cours d'un -lent devenir qui commence à la naissance pour ne s'achever qu'à la -maturité. Mais on supposait que ce devenir ne fait qu'actualiser des -virtualités, que mettre au jour des énergies latentes qui existaient, -toutes préformées, dans l'organisme physique et mental de l'enfant. -L'éducateur n'aurait donc rien d'essentiel à ajouter à l'œuvre de -la nature. Il ne créerait rien de nouveau. Son rôle se bornerait à -empêcher que ces virtualités existantes ne s'atrophient par inaction, -ou ne dévient de leur direction normale, ou ne se développent avec trop -de lenteur. Dès lors, les conditions de temps et de lieu, l'état où se -trouve le milieu social perdent tout intérêt pour la pédagogie. Puisque -l'homme porte en lui-même tous les germes de son développement, c'est -lui et lui seul qu'il faut observer quand on entreprend de déterminer -dans quel sens et de quelle manière ce développement doit être dirigé. -Ce qui importe, c'est de savoir quelles sont ses facultés natives et -quelle est leur nature. Or la science qui a pour objet de décrire et -d'expliquer l'homme individuel, c'est la psychologie. Il semble donc -qu'elle doive suffire à tous les besoins du pédagogue.</p> - -<p>Malheureusement, cette conception de l'éducation se trouve en -contradiction formelle avec tout ce que nous apprend l'histoire: il -n'est pas un peuple, en effet, où elle ait jamais été mise en pratique. -Tout d'abord, bien loin qu'il y ait une éducation universellement -valable pour tout le genre humain, il n'y a, pour ainsi dire, pas de -société où des systèmes pédagogiques différents ne coexistent et ne -fonctionnent parallèlement. La société est-elle formée de castes? -L'éducation varie d'une caste à l'autre; celle des patriciens n'était -pas celle des plébéiens, celle du Brahmane n'était pas celle du Çudra. -De même, au moyen âge, quel écart entre la culture que recevait le -jeune page, instruit dans tous les arts de la chevalerie, et celle du -vilain qui s'en allait apprendre à l'école de sa paroisse quelques -maigres éléments de comput, de chant et de grammaire! Aujourd'hui -encore ne voyons-nous pas l'éducation varier avec les classes sociales -ou bien même avec les habitats? Celle de la ville n'est pas celle de -la campagne, celle du bourgeois n'est pas celle de l'ouvrier. On dira -que cette organisation n'est pas moralement justifiable, qu'on ne peut -y voir qu'une survivance destinée à disparaître? La thèse est aisée -à défendre. Il est évident que l'éducation de nos enfants ne devrait -pas dépendre du hasard qui les fait naître ici plutôt que là, de tels -parents et non de tels autres. Mais alors même que la conscience -morale de notre temps aurait reçu sur ce point la satisfaction qu'elle -attend, l'éducation ne deviendrait pas pour cela plus uniforme. Alors -même que la carrière de chaque enfant ne serait plus prédéterminée, -au moins en grande partie, par une aveugle hérédité, la diversité -morale des professions ne laisserait pas d'entraîner à sa suite une -grande diversité pédagogique. Chaque profession, en effet, constitue -un milieu sui generis qui réclame des aptitudes particulières et des -connaissances spéciales, où règnent certaines idées, certains usages, -certaines manières de voir les choses; et comme l'enfant doit être -préparé en vue de la fonction qu'il sera appelé à remplir, l'éducation, -à partir d'un certain âge, ne peut plus rester la même pour tous les -sujets auxquels elle s'applique. C'est pourquoi nous la voyons, dans -tous les pays civilisés, qui tend de plus en plus à se diversifier et -à se spécialiser: et cette spécialisation devient tous les jours plus -précoce. L'hétérogénéité qui se produit ainsi ne repose pas, comme -celle dont nous constations tout à l'heure l'existence, sur d'injustes -inégalités; mais elle n'est pas moindre. Pour trouver une éducation -absolument homogène et égalitaire, il faudrait remonter jusqu'aux -sociétés pré-historiques au sein desquelles il n'existe aucune -différenciation, et encore ces sortes de sociétés ne représentent-elles -guère qu'un moment logique dans l'histoire de l'humanité.</p> - -<p>Or il est évident que ces éducations spéciales ne sont nullement -organisées en vue de fins individuelles. Sans doute, il arrive parfois -qu'elles ont pour effet de développer chez l'individu des aptitudes -particulières qui y étaient immanentes et qui ne demandaient qu'à -entrer en acte: en ce sens, on peut dire qu'elles l'aident à réaliser -sa nature. Mais nous savons combien ces vocations étroitement définies -sont exceptionnelles. Le plus généralement, nous ne sommes pas -prédestiné par notre tempérament intellectuel ou moral aune fonction -bien déterminée. L'homme moyen est éminemment plastique; il peut -être également utilisé dans des emplois très variés. Si donc il se -spécialise et s'il se spécialise sous telle forme plutôt que sous telle -autre, ce n'est pas pour des raisons qui lui sont intérieures; il n'y -est pas poussé par les nécessités de sa nature. Mais c'est la société -qui, pour pouvoir se maintenir, a besoin que le travail se divise entre -ses membres et se divise entre eux de telle façon plutôt que de telle -autre. C'est pourquoi elle se prépare de ses propres mains, par la voie -de l'éducation, les travailleurs spéciaux dont elle a besoin. C'est -donc pour elle et c'est aussi par elle que l'éducation s'est ainsi -diversifiée.</p> - -<p>Il y a plus. Bien loin que cette culture spéciale nous rapproche -nécessairement de la perfection humaine, elle ne va pas sans une -déchéance partielle, et cela alors même qu'elle se trouve en harmonie -avec les prédispositions naturelles de l'individu. Car nous ne pouvons -développer avec l'intensité nécessaire les facultés qu'implique -spécialement notre fonction, sans laisser les autres s'engourdir dans -l'inaction, sans abdiquer, par conséquent, toute une partie de notre -nature. Par exemple, l'homme, en tant qu'individu, n'est pas moins -fait pour agir que pour penser. Même, puisqu'il est avant tout un être -vivant et que la vie c'est l'action, les facultés actives lui sont -peut-être plus essentielles que les autres. Et cependant, à partir du -moment où la vie intellectuelle des sociétés a atteint un certain degré -de développement, il y a et il doit nécessairement y avoir des hommes -qui s'y consacrent exclusivement, qui ne fassent que penser. Or la -pensée ne peut se développer qu'en se détachant du mouvement, qu'en se -repliant sur elle-même, qu'en détournant de l'action le sujet qui s'y -donne. Ainsi se forment ces natures incomplètes où toutes les énergies -de l'activité se sont, pour ainsi dire, converties en réflexion, et -qui, pourtant, quelque tronquées qu'elles soient par certains côtés, -constituent les agents indispensables du progrès scientifique. Jamais -l'analyse abstraite de la constitution humaine n'aurait permis de -prévoir que l'homme était susceptible d'altérer ainsi ce qui passe pour -être son essence, ni qu'une éducation était nécessaire qui préparât ces -utiles altérations.</p> - -<p>Cependant, quelle que soit l'importance de ces éducations spéciales, -on ne saurait contester qu'elles ne sont pas toute l'éducation. Même -on peut dire qu'elles ne se suffisent pas à elles-mêmes; partout où -on les rencontre, elles ne divergent les unes des autres qu'à partir -d'un certain point en deçà duquel elles se confondent. Elles reposent -toutes sur une base commune. Il n'y a pas de peuple, en effet, où il -n'existe un certain nombre d'idées, de sentiments et de pratiques -que l'éducation doit inculquer à tous les enfants indistinctement, -à quelque catégorie sociale qu'ils appartiennent. C'est même cette -éducation commune qui passe généralement pour être la véritable -éducation. Elle seule semble pleinement mériter d'être appelée de ce -nom. On lui accorde sur toutes les autres une sorte de prééminence. -C'est donc d'elle surtout qu'il importe de savoir si, comme on le -prétend, elle est impliquée tout entière dans la notion de l'homme et -si elle en peut être déduite.</p> - -<p>À vrai dire, la question ne se pose même pas pour tout ce qui concerne -les systèmes d'éducation que nous fait connaître l'histoire. Ils sont -si évidemment liés à des systèmes sociaux déterminés qu'ils en sont -inséparables. Si, en dépit des différences qui séparaient le patriciat -de la plèbe, il y avait pourtant à Rome une éducation commune à -tous les Romains, cette éducation avait pour caractéristique d'être -essentiellement romaine. Elle impliquait toute l'organisation de la -cité en même temps qu'elle en était la base. Et ce que nous disons -de Rome pourrait se répéter de toutes les sociétés historiques. -Chaque type de peuple a son éducation qui lui est propre et qui -peut servir à le définir au même titre que son organisation morale, -politique et religieuse. C'est un des éléments de sa physionomie. -Voilà pourquoi l'éducation a si prodigieusement varié suivant les -temps et les pays; pourquoi, ici, elle habitue l'individu à abdiquer -complètement sa personnalité entre les mains de l'État, alors -qu'ailleurs, au contraire, elle s'attache à en faire un être autonome, -législateur de sa propre conduite; pourquoi elle était ascétique au -moyen âge, libérale à la renaissance, littéraire au XVII<sup>e</sup> -siècle, scientifique de nos jours. Ce n'est pas que, par une suite -d'aberrations, les hommes se soient mépris sur leur nature d'hommes -et sur leurs besoins, mais c'est que leurs besoins ont varié, et ils -ont varié parce que les conditions sociales dont dépendent les besoins -humains ne sont pas restées les mêmes.</p> - -<p>Mais, par une inconsciente contradiction, ce que l'on accorde -facilement pour le passé, on se refuse à l'admettre pour le présent -et, plus encore, pour l'avenir. Tout le monde reconnaît sans peine -qu'à Rome, en Grèce, l'éducation avait pour unique objet de faire -des Grecs et des Romains et, par conséquent, se trouvait solidaire -de tout un ensemble d'institutions politiques, morales, économiques -et religieuses. Mais nous nous plaisons à croire que notre éducation -moderne échappe à la loi commune, que, dès à présent, elle est moins -directement dépendante des contingences sociales et qu'elle est -appelée à s'en affranchir complètement dans l'avenir. Ne répétons-nous -pas sans cesse que nous voulons faire de nos enfants des hommes -avant même que d'en faire des citoyens, et ne semble-t-il pas que -notre qualité d'homme soit naturellement soustraite aux influences -collectives puisqu'elle leur est logiquement antérieure?</p> - -<p>Et pourtant, ne serait-ce pas une sorte de miracle que l'éducation, -après avoir eu pendant des siècles et dans toutes les Sociétés connues -tous les caractères d'une institution sociale, ait pu changer aussi -complètement de nature? Une pareille transformation paraîtra plus -surprenante encore si l'on songe que le moment où elle se serait -accomplie se trouve être précisément celui ou l'éducation a commencé -à devenir un véritable service public: car c'est depuis la fin du -siècle dernier qu'on la voit, non seulement en France, mais dans -toute l'Europe, tendre à se placer de plus en plus directement sous -le contrôle et la direction de l'État. Sans doute, les fins qu'elle -poursuit se détachent tous les jours davantage des conditions locales -ou ethniques qui les particularisaient autrefois; elles deviennent -plus générales et plus abstraites. Mais elles n'en restent pas moins -essentiellement collectives. N'est-ce pas, en effet, la collectivité -qui nous les impose? N'est-ce pas elle qui nous commande de développer -avant tout chez nos enfants les qualités qui leur sont communes avec -tous les hommes? Il y a plus. Non seulement elle exerce sur nous par la -voie de l'opinion une pression morale pour que nous entendions ainsi -nos devoirs d'éducateur, mais elle y attache un tel prix que, comme -je viens de le rappeler, elle se charge elle-même de la tâche. Il est -aisé de prévoir que, si elle y tient à ce point, c'est qu'elle s'y sent -intéressée. Et, en effet, seule, une culture largement humaine peut -donner aux sociétés modernes les citoyens dont elle a besoin. Parce que -chacun des grands peuples européens couvre un immense habitat, parce -qu'il se recrute dans les races les plus diverses, parce que le travail -y est divisé à l'infini, les individus qui le composent sont tellement -différents les uns des autres qu'il n'y a presque plus rien de commun -entre eux, sauf leur qualité d'homme en général. Ils ne peuvent donc -garder l'homogénéité indispensable à tout <i>consensus</i> social qu'à -condition d'être aussi semblables que possible par le seul côté où ils -se ressemblent tous, c'est-à-dire en tant qu'ils sont tous des êtres -humains. En d'autres termes, dans des sociétés aussi différenciées, il -ne peut guère y avoir d'autre type collectif que le type générique de -l'homme. Qu'il vienne à perdre quelque chose de sa généralité, qu'il se -laisse entamer par quelque retour de l'ancien particularisme, et l'on -verra ces grands États se résoudre en une multitude de petits groupes -parcellaires et se décomposer. Ainsi notre idéal pédagogique s'explique -par notre structure sociale, tout comme celui des Grecs et des Romains -ne pouvait se comprendre que par l'organisation de la cité. Si notre -éducation moderne n'est plus étroitement nationale, c'est dans la -constitution des nations modernes qu'il faut en aller chercher la -raison.</p> - -<p>Ce n'est pas tout. Non seulement c'est la société qui a élevé le -type humain à la dignité de modèle que l'éducateur doit s'efforcer -de reproduire, mais c'est elle encore qui le construit et elle le -construit suivant ses besoins. Car c'est une erreur de penser qu'il -soit tout entier donné dans la constitution naturelle de l'homme, -qu'il n'y ait qu'à l'y découvrir par une observation méthodique, sauf -à l'embellir ensuite par l'imagination en portant par la pensée à leur -plus haut développement tous les germes qui s'y trouvent. L'homme que -l'éducation doit réaliser en nous, ce n'est pas l'homme tel que la -nature l'a fait, mais tel que la société veut qu'il soit; et elle le -veut tel que le réclame son économie intérieure. Ce qui le prouve, -c'est la manière dont notre conception de l'homme a varié suivant les -sociétés.</p> - -<p>Car les anciens, eux aussi, croyaient faire de leurs enfants des -hommes, tout comme nous. S'ils se refusaient à voir leur semblable dans -l'étranger, c'est précisément parce qu'à leurs yeux l'éducation de la -cité pouvait seule faire des êtres vraiment et proprement humains. -Seulement ils concevaient l'humanité à leur manière qui n'est plus -la nôtre. Tout changement un peu important dans l'organisation d'une -société a pour contre-coup un changement de même importance dans -l'idée que l'homme se fait de lui-même. Que, sous la pression de la -concurrence accrue, le travail social se divise davantage, que la -spécialisation de chaque travailleur soit, à la fois, plus marquée et -plus précoce, le cercle des choses que comprend l'éducation commune -devra nécessairement se restreindre et, par suite, le type humain -s'appauvrira en caractères. Naguère, la culture littéraire était -considérée comme un élément essentiel de toute culture humaine; et -voilà que nous approchons d'un temps où elle ne sera peut-être plus -elle-même qu'une spécialité. De même, s'il existe une hiérarchie -reconnue entre nos facultés, s'il en est auxquelles nous attribuons -une sorte de précellence et que nous devons, pour cette raison, -développer plus que les autres, ce n'est pas que cette dignité leur -soit intrinsèque; ce n'est pas que la nature elle-même leur ait, de -toute éternité, assigné ce rang éminent; mais c'est qu'elles ont -pour la société une plus haute valeur. Aussi, comme l'échelle de ces -valeurs change nécessairement avec les sociétés, cette hiérarchie -n'est jamais restée la même à deux moments différents de l'histoire. -Hier, c'était le courage qui était au premier plan, avec toutes les -facultés qu'implique la vertu militaire; aujourd'hui, c'est la pensée -et c'est la réflexion; demain, ce sera peut-être la finesse du goût, la -sensibilité aux choses de l'art. Ainsi, dans le présent comme dans le -passé, notre idéal pédagogique est, jusque dans ses détails, l'œuvre -de la société. C'est elle qui nous trace le portrait de l'homme que -nous devons être, et dans ce portrait viennent se refléter toutes les -particularités de son organisation.</p> - - -<p>II</p> - -<p>En résumé, bien loin que l'éducation ait pour objet unique ou principal -l'individu et ses intérêts, elle est avant tout le moyen par lequel -la société renouvelle perpétuellement les conditions do sa propre -existence. La société ne peut vivre que s'il existe entre ses membres -une suffisante homogénéité? L'éducation perpétue et renforce cette -homogénéité en fixant d'avance dans l'âme de l'enfant les similitudes -essentielles que suppose la vie collective. Mais, d'un autre côté, -sans une certaine diversité, toute coopération serait impossible? -L'éducation assure la persistance de cette diversité nécessaire en se -diversifiant elle-même et en se spécialisant. Elle consiste donc, sous -l'un ou l'autre de ses aspects, en une socialisation méthodique de -la jeune génération. En chacun de nous, peut-on dire, il existe deux -êtres, qui, pour être inséparables autrement que par abstraction, ne -laissent pas d'être distincts. L'un est fait de tous les états mentaux -qui ne se rapportent qu'à nous-même et aux événements de notre vie -personnelle. C'est ce qu'on pourrait appeler l'être individuel. L'autre -est un système d'idées, de sentiments, d'habitudes qui expriment -en nous, non pas notre personnalité, mais le groupe ou les groupes -différents dont nous faisons partie; telles sont les croyances -religieuses, les croyances et les pratiques morales, les traditions -nationales ou professionnelles, les opinions collectives de toute -sorte. Leur ensemble forme l'être social. Constituer cet être en chacun -de nous, telle est la fin de l'éducation.</p> - -<p>C'est par là, d'ailleurs, que se montre le mieux l'importance de son -rôle et la fécondité de son action. En effet, non seulement cet être -social n'est pas donné tout fait dans la constitution primitive de -l'homme, mais il n'en est pas résulté par un développement spontané. -Spontanément, l'homme n'était pas enclin à se soumettre à une autorité -politique, à respecter une discipline morale, à se dévouer, à se -sacrifier. Il n'y avait rien dans notre nature congénitale qui nous -prédisposât à devenir les serviteurs de divinités, emblèmes symboliques -de la société, à leur rendre un culte, à nous priver pour leur faire -honneur. C'est la société elle-même qui, à mesure qu'elle s'est formée -et consolidée, a tiré de son propre sein ces grandes forces morales -devant lesquelles l'homme a senti son infériorité. Or, si l'on fait -abstraction des vagues et incertaines tendances qui peuvent être dues -à l'hérédité, l'enfant, en entrant dans la vie, n'y apporte que sa -nature d'individu. La société se trouve donc, pour ainsi dire, à chaque -génération nouvelle, en présence d'une table presque rase sur laquelle -il lui faut construire à nouveaux frais. Il faut que, par les voies les -plus rapides, à l'être égoïste et social qui vient de naître, elle -en surajoute un autre, capable de mener une vie sociale et morale. -Voilà quelle est l'œuvre de l'éducation et vous en apercevez toute la -grandeur. Elle ne se borne pas à développer l'organisme individuel -dans le sens marqué par la nature, à rendre apparentes des puissances -cachées qui ne demandaient qu'à se révéler. Elle crée dans l'homme un -homme nouveau et cet homme est fait de tout ce qu'il y a de meilleur -en nous, de tout ce qui donne du prix et de la dignité à la vie. Cette -vertu créatrice est, d'ailleurs, un privilège spécial de l'éducation -humaine. Tout autre est celle que reçoivent les animaux, si l'on peut -appeler de ce nom l'entraînement progressif auquel ils sont soumis de -la part de leurs parents. Elle peut bien presser le développement de -certains instincts qui sommeillent dans l'animal; mais elle ne l'initie -pas à une vie nouvelle. Elle facilite le jeu des fonctions naturelles; -mais elle ne crée rien. Instruit par sa mère, le petit sait plus vite -voler ou faire son nid; mais il n'apprend presque rien de ses parents -qu'il n'eût pu découvrir par son expérience personnelle. C'est que les -animaux ou vivent en dehors de tout état social ou forment des sociétés -assez simples qui fonctionnent grâce à des mécanismes instinctifs -que chaque individu porte en lui, tout constitués, dès sa naissance. -L'éducation ne peut donc rien ajouter d'essentiel à la nature, puisque -celle-ci suffit à tout, à la vie du groupe comme à celle de l'individu. -Au contraire, chez l'homme, les aptitudes de toute sorte que suppose -la vie sociale sont beaucoup trop complexes pour pouvoir s'incarner, -en quelque sorte, dans nos tissus, se matérialiser sous la forme -de prédispositions organiques. Il s'ensuit qu'elles ne peuvent se -transmettre d'une génération à l'autre par la voie de l'hérédité. C'est -par l'éducation que se fait la transmission.</p> - -<p>Une cérémonie que l'on rencontre dans une multitude de sociétés met -bien en évidence ce trait distinctif de l'éducation humaine et montre -même que l'homme en a eu très tôt le sentiment. C'est la cérémonie de -l'initiation. Elle a lieu une fois l'éducation terminée; généralement -même, elle clôt une dernière période où les anciens parachèvent -l'instruction du jeune homme en lui révélant les croyances les plus -fondamentales et les rites les plus sacrés de la tribu. Une fois -qu'elle est accomplie, le sujet qui l'a subie prend rang dans la -société; il quitte les femmes au milieu desquelles s'était passée toute -son enfance; il a désormais sa place marquée parmi les guerriers; -en même temps, il prend conscience de son sexe dont il a dès lors -tous les droits et tous les devoirs. Il est devenu un homme et un -citoyen. Or, c'est une croyance universellement répandue chez tous ces -peuples que l'initié, par le fait même de l'initiation, est devenu -un homme entièrement nouveau; il change de personnalité, il prend un -autre nom, et l'on sait que le nom n'est pas alors considéré comme un -simple signe verbal, mais comme un élément essentiel de la personne. -L'initiation est considérée comme une seconde naissance. Cette -transformation, l'esprit primitif se la représente symboliquement en -imaginant qu'un principe spirituel, une sorte de nouvelle âme, est venu -s'incarner dans l'individu. Mais si l'on écarte de cette croyance les -formes mythiques dans lesquelles elle s'enveloppe, ne trouve-t-on pas -sous le symbole cette idée, obscurément entrevue, que l'éducation a eu -pour effet de créer dans l'homme un être nouveau? C'est l'être social.</p> - -<p>Cependant, dira-t-on, si l'on peut concevoir en effet que les -qualités proprement morales, parce qu'elles imposent à l'individu -des privations, parce qu'elles gênent ses mouvements naturels, ne -peuvent être suscitées en nous que sous une action venue du dehors, -n'y en a-t-il pas d'autres que tout homme est intéressé à acquérir -et recherche spontanément? Telles sont les qualités diverses de -l'intelligence qui lui permettent de mieux approprier sa conduite -à la nature des choses. Telles sont aussi les qualités physiques, -et tout ce qui contribue à la vigueur et à la santé de l'organisme. -Pour celles-là, tout au moins, il semble que l'éducation, en les -développant, ne fasse qu'aller au-devant du développement même de la -nature, que mener l'individu à un état de perfection relative vers -laquelle il tend de lui-même, bien qu'il y atteigne plus rapidement -grâce au concours de la société.—Mais ce qui montre bien, malgré les -apparences, qu'ici comme ailleurs l'éducation répond avant tout à -des nécessités externes, c'est-à-dire sociales, c'est qu'il est des -sociétés où ces qualités n'ont pas été cultivées du tout et qu'en tout -cas elles ont été entendues très différemment selon les sociétés. Il -s'en faut que les avantage d'une solide culture intellectuelle aient -été reconnus par tous les peuples. La science, l'esprit critique, que -nous mettons aujourd'hui si haut, ont été pendant longtemps tenus en -suspicion.</p> - -<p>Ne connaissons-nous pas une grande doctrine qui proclame heureux les -pauvres d'esprit? Et il faut se garder de croire que cette indifférence -pour le savoir ait été artificiellement imposée aux hommes en violation -de leur nature. D'eux-mêmes, ils n'avaient alors aucun désir de la -science, tout simplement parce que les sociétés dont ils faisaient -partie n'en sentaient aucunement la nécessité. Pour pouvoir vivre, -elles avaient avant tout besoin de traditions fortes et respectées. Or -la tradition n'éveille pas, mais tend plutôt à exclure, la pensée et la -réflexion. Il n'en est pas autrement des qualités physiques. Que l'état -du milieu social incline la conscience publique vers l'ascétisme, et -l'éducation physique sera spontanément rejetée au dernier plan. C'est -un peu ce qui s'est produit dans les écoles du moyen âge. De même, -suivant les courants de l'opinion, cette même éducation sera entendue -dans les sens les plus différents. À Sparte, elle avait surtout pour -objet d'endurcir les membres à la fatigue; à Athènes, elle était un -moyen de faire des corps beaux à la vue; au temps de la chevalerie, on -lui demandait de former des guerriers agiles et souples; de nos jours, -elle n'a plus qu'un but hygiénique et se préoccupe surtout de contenir -les dangereux effets d'une culture intellectuelle trop intense. Ainsi, -même ces qualités qui paraissent, au premier abord, si spontanément -désirables, l'individu ne les recherche que quand la société l'y -invite, et il les recherche de la façon qu'elle lui prescrit.</p> - -<p>Vous voyez à quel point la psychologie toute seule est une ressource -insuffisante pour le pédagogue. Non seulement, comme je vous le -montrais tout d'abord, c'est la société qui trace à l'individu l'idéal -qu'il doit réaliser par l'éducation, mais encore, dans la nature -individuelle, il n'y a pas de tendances déterminées, pas d'états -définis qui soient comme une première aspiration vers cet idéal, qui en -puissent être regardés comme la forme intérieure et anticipée. Ce n'est -pas sans doute qu'il n'existe en nous des aptitudes très générales -sans lesquelles il serait évidemment irréalisable. Si l'homme peut -apprendre à se sacrifier, c'est qu'il n'est pas incapable de sacrifice; -s'il a pu se soumettre à la discipline de la science, c'est qu'il n'y -était pas impropre. Par cela seul que nous faisons partie intégrante -de l'univers, nous tenons à autre chose que nous-même; il y a ainsi -en nous une première impersonnalité qui prépare au désintéressement. -De même, par cela seul que nous pensons, nous avons une certaine -inclination à connaître. Mais entre ces vagues et confuses -prédispositions, mêlées d'ailleurs à toute sorte de prédispositions -contraires, et la forme si définie et si particulière qu'elles prennent -sous l'action de la société, il y a un abîme. Il est impossible à -l'analyse même la plus pénétrante de percevoir par avance dans ces -germes indistincts ce qu'ils sont appelés à devenir une fois que la -collectivité les a fécondés. Car celle-ci ne se borne pas à leur donner -un relief qui leur manquait; elle leur ajoute quelque chose. Elle leur -ajoute son énergie propre et, par cela même, elle les transforme et -en tire des effets qui n'y étaient pas primitivement contenus. Ainsi, -quand même la conscience individuelle n'aurait plus pour nous de -mystère, quand même la psychologie serait une science achevée, elle ne -saurait renseigner l'éducateur sur le but qu'il doit poursuivre. Seule, -la sociologie peut, soit nous aider à le comprendre, en le rattachant -aux états sociaux dont il dépend et qu'il exprime, soit nous aider à -le découvrir, quand la conscience publique, troublée et incertaine, ne -sait plus quel il doit être.</p> - -<p>III</p> - -<p>Mais, si le rôle de la sociologie est prépondérant dans la -détermination des fins que l'éducation doit poursuivre, a-t-elle la -même importance pour ce qui regarde le choix des moyens?</p> - -<p>Ici il est incontestable que la psychologie reprend ses droits. Si -l'idéal pédagogique exprime avant tout des nécessités sociales, ils -ne peut cependant se réaliser que dans et par des individus. Pour -qu'il soit autre chose qu'une simple conception de l'esprit, une vaine -injonction de la société à ses membres, il faut trouver le moyen d'y -conformer la conscience de l'enfant. Or la conscience a ses lois -propres qu'il faut connaître pour pouvoir la modifier, si du moins -on veut s'épargner les tâtonnements empiriques que la pédagogie a -précisément pour objet de réduire au minimum. Pour pouvoir exciter -l'activité à se développer dans une direction déterminée, encore -faut-il savoir quels sont les ressorts qui la meuvent et quelle est -leur nature; car c'est à cette condition qu'il sera possible d'y -appliquer, en connaissance de cause, l'action qui convient. S'agit-il, -par exemple, d'éveiller ou l'amour de la patrie, ou le sens de -l'humanité? Nous saurons d'autant mieux tourner la sensibilité morale -de nos élèves dans l'un ou l'autre sens que nous aurons des notions -plus complètes et plus précises sur l'ensemble de phénomènes que -l'on appelle tendances, habitudes, désirs, émotions, etc., sur les -conditions diverses dont ils dépendent, sur la forme qu'ils présentent -chez l'enfant. Suivant que l'on voit dans les tendances un produit des -expériences agréables ou désagréables qu'a pu faire l'espèce, ou bien, -au contraire, un fait primitif, antérieur aux états affectifs qui en -accompagnent le fonctionnement, on devra s'y prendre de manières très -différentes pour en régler le développement. Or c'est à la psychologie -et, plus spécialement, à la psychologie infantile qu'il appartient de -résoudre ces questions. Si donc elle est incompétente pour fixer la -fin, ou plutôt les fins de l'éducation, il n'est pas douteux qu'elle -n'ait un rôle utile à jouer dans la constitution des méthodes. Même, -comme aucune méthode ne peut s'appliquer de la même manière aux -différents enfants, c'est encore la psychologie qui devrait nous aider -à nous reconnaître au milieu de la diversité des intelligences et des -caractères. On sait malheureusement que nous sommes encore loin du -moment où elle sera vraiment en état de satisfaire à ce <i>desideratum.</i></p> - -<p>Il ne saurait donc être question de méconnaître les services que peut -rendre à la pédagogie la science de l'individu, et nous saurons lui -faire sa part. Et cependant, même dans ce cercle de problèmes où elle -peut utilement éclairer le pédagogue, il s'en faut qu'elle puisse se -passer du concours de la sociologie.</p> - -<p>D'abord, parce que les fins de l'éducation sont sociales, les moyens -par lesquels ces fins peuvent être atteintes doivent nécessairement -avoir le même caractère. Et, en effet, parmi toutes les institutions -pédagogiques, il n'en est peut-être pas une qui ne soit l'analogue -d'une institution sociale dont elle reproduit, sous une forme réduite -et comme en raccourci, les traits principaux. Il y a une discipline -à l'école comme dans la cité. Les règles qui fixent à l'écolier ses -devoirs sont comparables à celles qui prescrivent à l'homme fait -sa conduite. Les peines et les récompenses qui sont attachées aux -premières ne sont pas sans ressembler aux peines et aux récompenses -qui sanctionnent les secondes. Nous enseignons aux enfants la science -faite? Mais la science qui se fait s'enseigne elle aussi. Elle ne reste -pas renfermée dans le cerveau de ceux qui la conçoivent, mais elle ne -devient vraiment agissante qu'à condition de se communiquer aux autres -hommes. Or cette communication, qui met en œuvre tout un réseau de -mécanismes sociaux, constitue un enseignement qui, pour s'adresser à -l'adulte, ne diffère pas en nature de celui que l'élève reçoit de son -maître. Ne dit-on pas d'ailleurs que les savants sont des maîtres pour -leurs contemporains et ne donne-t-on pas le nom d'écoles aux groupes -qui se forment autour d'eux<a name="NoteRef_5_5" id="NoteRef_5_5"></a><a href="#Note_5_5" class="fnanchor">[5]</a>? On pourrait multiplier les exemples. -C'est qu'en effet, comme la vie scolaire n'est que le germe de la vie -sociale, comme celle-ci n'est que la suite et l'épanouissement de -celle-là, il est impossible que les principaux procédés par lesquels -l'une fonctionne ne se retrouvent pas dans l'autre. On peut donc -s'attendre à ce que la sociologie, science des institutions sociales, -nous aide à comprendre ce que sont ou à conjecturer ce que doivent -être les institutions pédagogiques. Mieux nous connaîtrons la société, -mieux nous pourrons nous rendre compte de tout ce qui se passe dans ce -microcosme social qu'est l'école. Au contraire, vous voyez avec quelle -prudence et quelle mesure, même quand il s'agit de la détermination -des méthodes, il convient d'utiliser les données de la psychologie. À -elle seule, elle ne saurait nous fournir les éléments nécessaires à la -construction d'une technique qui, par définition, a son prototype, non -dans l'individu, mais dans la collectivité.</p> - -<p>D'ailleurs, les états sociaux dont dépendent les fins pédagogiques -ne bornent pas là leur action. Ils affectent aussi la conception des -méthodes: car la nature du but implique en partie celle des moyens. Que -la société, par exemple, s'oriente dans un sens individualiste, et tous -les procédés d'éducation qui peuvent avoir pour effet de faire violence -à l'individu, de méconnaître sa spontanéité interne, apparaîtront -comme intolérables et seront réprouvés. Au contraire, que, sous la -pression de circonstances durables ou passagères, elle ressente le -besoin d'imposer à tous un conformisme plus rigoureux, tout ce qui peut -provoquer outre mesure l'initiative de l'intelligence sera proscrit. -En fait, toutes les fois où le système des méthodes éducatives a été -profondément transformé, c'est sous l'influence de quelqu'un de ces -grands courants sociaux dont l'action s'est fait sentir sur toute -l'étendue de la vie collective. Ce n'est pas à la suite de découvertes -psychologiques que la Renaissance a opposé tout un ensemble de méthodes -nouvelles à celles que pratiquait le Moyen Âge. Mais c'est que, -par suite des changements survenus dans la structure des sociétés -européennes, une nouvelle conception de l'homme et de sa place dans le -monde avait fini par se faire jour. De même, les pédagogues qui, à la -fin du XVIII<sup>e</sup> siècle ou au commencement du XIX<sup>e</sup>, -entreprirent de substituer la méthode intuitive à la méthode abstraite, -étaient avant tout l'écho des aspirations de leur temps. Ni Basedow, -ni Pestalozzi, ni Frœbel n'étaient de bien grands psychologues. Ce -qu'exprime surtout leur doctrine, c'est ce respect pour la liberté -intérieure, cette horreur pour toute compression, cet amour de l'homme -et, par suite, de l'enfant qui sont à la base de notre individualisme -moderne.</p> - - -<p>Ainsi, sous quelque aspect que l'on considère l'éducation, elle se -présente partout à nous avec le même caractère. Qu'il s'agisse des fins -qu'elle poursuit ou des moyens qu'elle emploie, c'est à des nécessités -sociales qu'elle répond; ce sont des idées et des sentiments collectifs -qu'elle exprime. Sans doute, l'individu lui-même y trouve son profit. -N'avons-nous pas expressément reconnu que nous devons à l'éducation -le meilleur de nous-même? Mais c'est que ce meilleur de nous-même est -d'origine sociale. C'est donc toujours à l'étude de la société qu'il -en faut revenir; c'est là seulement que le pédagogue peut trouver les -principes de sa spéculation. La psychologie pourra bien lui indiquer -quelle est la meilleure manière de s'y prendre pour appliquer à -l'enfant ces principes une fois posés, elle ne pourra guère nous les -faire découvrir.</p> - -<p>J'ajoute en terminant que s'il fut jamais un temps et un pays où le -point de vue sociologique se soit imposé d'une façon particulièrement -urgente aux pédagogues, c'est certainement notre pays et notre temps. -Quand une société se trouve dans un état de stabilité relative, -d'équilibre temporaire, comme, par exemple, la société française au -XVII<sup>e</sup> siècle; quand, par suite, un système d'éducation -s'est établi qui, pour un temps également, n'est contesté de personne, -les seules questions pressantes qui se posent sont des questions -d'application. Aucun doute grave ne s'élève ni sur le but à atteindre, -ni sur l'orientation générale des méthodes; il ne peut donc y avoir de -controverse que sur la meilleure manière de les mettre en pratique, -et ce sont des difficultés que la psychologie peut résoudre. Je n'ai -pas à vous apprendre que cette sécurité intellectuelle et morale -n'est pas de notre siècle; c'est à la fois sa misère et sa grandeur. -Les transformations profondes qu'ont subies ou que sont en train de -subir les sociétés contemporaines nécessitent des transformations -correspondantes dans l'éducation nationale. Mais si nous sentons -bien que des changements sont nécessaires, nous savons mal ce qu'ils -doivent être. Quelles que puissent être les convictions particulières -des individus ou des partis, l'opinion publique reste indécise et -anxieuse. Le problème pédagogique ne se pose donc pas pour nous avec -la même sérénité que pour les hommes du XVII<sup>e</sup> siècle. Il -ne s'agit plus de mettre en œuvre des idées acquises, mais de trouver -des idées qui nous guident. Comment les découvrir si nous ne remontons -pas jusqu'à la source même de la vie éducative, c'est-à-dire jusqu'à -la société? C'est donc la société qu'il faut interroger, ce sont ses -besoins qu'il faut connaître, puisque ce sont ses besoins qu'il faut -satisfaire. Se borner à regarder au dedans de nous-même, ce serait -détourner nos regards de la réalité même qu'il nous faut atteindre; ce -serait nous mettre dans l'impossibilité de rien comprendre au mouvement -qui entraîne le monde autour de nous et nous-même avec lui. Je ne crois -donc pas obéir à un simple préjugé ni céder à un amour immodéré pour -une science que j'ai cultivée toute ma vie, en disant que jamais une -culture sociologique n'a été plus nécessaire à l'éducateur. Ce n'est -pas que la sociologie puisse nous mettre en main des procédés tout -faits et dont il n'y ait plus qu'à se servir. En est-il, d'ailleurs, -de cette sorte? Mais elle peut plus et elle peut mieux. Elle peut nous -donner ce dont nous avons le plus instamment besoin, je veux dire un -corps d'idées directrices qui soient l'âme de notre pratique et qui -la soutiennent, qui donnent un sens à notre action, et qui nous y -attachent; ce qui est la condition nécessaire pour que cette action -soit féconde.</p> -<hr class="r5" /> -<div class="footnote"> - -<p><a name="Note_4_4" id="Note_4_4"></a><a href="#NoteRef_4_4"><span class="label">[4]</span></a> L'idée fut déjà exprimée par Lange, dans une leçon -d'ouverture publiée dans les <i>Monatshefte der Comeniusgesellschaft</i>, -Bd. III, p. 107. Elle fut reprise par Lorenz von Stein dans sa -<i>Verwaltungslehre</i>, Bd. V. À la même tendance se rattachent Willmann, -<i>Didaktik als Bildungslehre</i>, 2 vol., 1894; Natorp, <i>Social-pædagogik</i>, -1899; Bergemann, <i>Soziale Pædagogik</i>, 1900. Nous signalerons également -G. Edgard Vincent, <i>The social mind and éducation</i>; Elslander, -L'<i>Éducation au point de vue sociologique</i>, 1899.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Note_5_5" id="Note_5_5"></a><a href="#NoteRef_5_5"><span class="label">[5]</span></a> V. Willmann, <i>op. cit.</i>, I, p. 40.</p></div> - - -<p>IV</p> - -<p>L'ÉVOLUTION ET LE RÔLE DE L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN FRANCE<a name="NoteRef_6_6" id="NoteRef_6_6"></a><a href="#Note_6_6" class="fnanchor">[6]</a></p> - -<p>1. Mon rôle, Messieurs, n'est pas de vous enseigner la technique de -votre métier: elle ne peut s'apprendre que par l'usâge et c'est par -l'usâge que vous l'apprendrez l'an prochain<a name="NoteRef_7_7" id="NoteRef_7_7"></a><a href="#Note_7_7" class="fnanchor">[7]</a>. Mais une technique, -quelle qu'elle soit, dégénéré vite en un vulgaire empirisme, si celui -qui s'en sert n'a jamais été mis à même de réfléchir au but qu'elle -poursuit et aux moyens qu'elle emploie. Tourner votre réflexion vers -les choses de l'enseignement et vous apprendre à l'y appliquer avec -méthode, voilà précisément quelle sera ma tâche. Un enseignement -pédagogique doit, en effet, se proposer, non de communiquer au futur -praticien un certain nombre de procédés et de recettes, mais de lui -donner une pleine conscience de sa function.</p> - -<p>Mais, précisément parce que cet enseignement a nécessairement un -caractère théorique, certains doutent qu'il puisse être utile. Ce -n'est pas qu'on aille jusqu'à soutenir que la routine puisse se -suffire et que la tradition n'ait pas besoin d'être guidée par une -réflexion informée et avertie. En un temps où, dans toutes les -sphères de l'activité humaine, on voit la science, la théorie, la -spéculation, c'est-à-dire en somme la réflexion, pénétrer de plus -en plus la pratique et l'éclairer, il serait par trop étrange que, -seule, l'activité de l'éducateur fît exception. Sans doute, il est -permis de critiquer sévèrement l'emploi que trop de pédagogues ont -fait de leur raison; on peut légitimement trouver que leurs systèmes, -si artificiels, si abstraits, si pauvres au regard de la réalité, -sont sans grande utilité pratique. Pourtant, ce n'est pas un motif -suffisant pour proscrire à tout jamais la réflexion pédagogique et -la déclarer sans raison d'être; et on reconnaît en effet volontiers -que la conclusion serait excessive. Seulement on estime que, par -une véritable grâce d'état, le professeur de lycée n'a pas besoin -d'être spécialement entraîné et exercé à cette forme particulière -de réflexion. Passe encore, dit-on, pour les maîtres de nos écoles -primaires! En raison de la culture plus limitée qu'ils ont reçue, il -peut être nécessaire de les provoquer à méditer sur leur profession, -de leur expliquer les raisons des méthodes qu'ils emploient, afin -qu'ils puissent s'en servir avec discernement. Mais avec un maître de -l'enseignement secondaire dont l'esprit a été, au lycée d'abord, puis à -l'Université, aiguisé de toutes les manières, rompu à toutes les hautes -disciplines, toutes ces précautions ne sont que du temps perdu. Qu'on -le mette en face de ses élèves, et aussitôt la puissance de réflexion -qu'il a acquise au cours de ses études s'appliquera naturellement à -sa classe, alors même qu'elle n'aurait été soumise à aucune éducation -préalable.</p> - -<p>Il y a pourtant un fait qui ne paraît guère témoigner en faveur de -cette aptitude native que l'on prête au professeur de lycée pour la -réflexion professionnelle. Dans toutes les formes de la conduite -humaine où la réflexion s'introduit, on voit, au fur et à mesure -qu'elle s'y développe, la tradition devenir plus malléable et plus -accessible aux nouveautés. La réflexion, en effet, est l'antagoniste -naturelle, l'ennemie née de la routine. Elle seule peut empêcher les -habitudes de se prendre sous une forme immuable, rigide, qui les -soustraie au changement; elle seule peut les tenir en haleine, les -entretenir dans l'état de souplesse et de flexibilité nécessaires -pour qu'elles puissent varier, évoluer, s'adapter à la diversité et à -la mobilité des circonstances et des milieux. Inversement, moindre est -la part de la réflexion, plus grande est celle de l'immobilisme. Or -il se trouve que l'enseignement secondaire se fait remarquer, non par -un appétit immodéré de nouveautés, mais par un véritable misonéisme. -Nous verrons, en effet, comment en France, alors que tout a changé, -alors que le régime politique, économique, moral, s'est transformé, il -y a eu cependant quelque chose qui est resté relativement immuable: ce -sont les conceptions pédagogiques qui sont à la base de ce qu'on est -convenu d'appeler l'enseignement classique. Sauf quelques additions qui -ne touchaient pas au fond des choses, les hommes de ma génération ont -encore été élevés d'après un idéal qui ne différait pas sensiblement -de celui dont s'inspiraient les collèges de Jésuites au temps du grand -Roi. Il n'y a vraiment rien là qui permette de penser que l'esprit de -critique et d'examen ait joué dans notre vie scolaire un rôle bien -considérable.</p> - -<p>C'est qu'en effet il n'est pas vrai qu'on soit apte à réfléchir sur un -ordre déterminé de faits, par cela seul qu'on a l'occasion d'exercer -sa réflexion dans un cercle de choses différentes. Nombreux sont les -grands savants, qui ont illustré leur science, et qui pourtant, pour -tout ce qui est en dehors de leur spécialité, sont comme des enfants. -Ces hardis novateurs se comportent, par ailleurs, comme de simples -routiniers qui ne pensent ni n'agissent autrement que le vulgaire -ignorant. La raison en est que les préjugés qui entravent l'essor de la -réflexion diffèrent selon l'ordre de choses auquel ils se rapportent; -il peut donc se faire que les uns aient cédé, alors que les autres -gardent toute leur force de résistance, qu'un même esprit se soit -libéré sur un point, alors que sur l'autre il reste en servitude. -J'ai connu un très grand historien, dont je garde fidèlement et -respectueusement le souvenir, et qui, en matière d'enseignement, en -était resté, ou peu s'en faut, à l'idéal de Rollin. D'ailleurs, chaque -catégorie de faits demande à être réfléchie à sa façon, d'après les -méthodes qui lui sont propres; et ces méthodes ne s'improvisent pas, -mais doivent s'apprendre. Il ne suffit donc pas d'avoir réfléchi aux -finesses des langues mortes, ou aux lois des mathématiques, ou aux -événements de l'histoire soit ancienne, soit moderne, pour être <i>ipso -facto</i> en état et en disposition de réfléchir méthodiquement aux choses -de l'enseignement. Mais cette forme déterminée de réflexion constitue -une spécialité qui réclame une initiation préalable; la suite de ce -cours en sera la preuve.</p> - -<p>2. Non seulement rien ne justifie le privilège que l'on entend conférer -ainsi aux maîtres de l'enseignement secondaire; non seulement on ne -voit pas pourquoi il serait inutile d'éveiller chez eux la réflexion -pédagogique par une culture appropriée, mais, sous certains rapports, -elle leur est plus indispensable qu'à d'autres.</p> - -<p>En premier lieu, l'enseignement secondaire est un organisme autrement -complexe que ne l'est l'enseignement primaire. Or, plus un être est -complexe et vit une vie complexe, plus il a besoin de réflexion pour -pouvoir se conduire. Dans une école élémentaire, chaque classe, au -moins en principe, est entre les mains d'un seul et unique maître; -par suite, l'enseignement qu'il donne se trouve avoir une unité toute -naturelle et très simple; c'est l'unité même de la personne qui -enseigne. Comme elle a sous les yeux la totalité de l'enseignement, -il lui est relativement facile de faire à chaque discipline sa part, -de les ajuster les unes aux autres et de les faire toutes concourir -à une même fin. Mais il en est tout autrement au lycée, où les -divers enseignements, reçus simultanément par un même élève, sont -généralement donnés par des maîtres différents. Ici, il existe une -véritable division du travail pédagogique et qui croît tous les jours -davantage, modifiant la vieille physionomie de nos lycées et soulevant -une grave question dont nous aurons à nous occuper un jour. Par quel -miracle l'unité pourrait-elle résulter de cette diversité? Comment -ces enseignements pourraient-ils s'accorder les uns avec les autres, -se compléter de manière à former un tout, si ceux qui les donnent -n'ont pas le sentiment de ce tout et de la manière dont chacun y doit -concourir. Bien que nous ne soyons pas actuellement en état de définir -le but de renseignement secondaire—question qui ne pourra venir -utilement qu'à la fin du cours—cependant nous pouvons bien dire qu'au -lycée il ne s'agit de faire ni un mathématicien, ni un littérateur, ni -un naturaliste, ni un historien, mais de former un esprit au moyen des -lettres, de l'histoire, des mathématiques, etc. Mais comment chaque -maître pourra-t-il s'acquitter de sa fonction, de la part qui lui -revient dans l'œuvre totale, s'il ne sait pas quelle est cette œuvre, -comment ses divers collaborateurs y concourent avec lui, de manière que -ses efforts rejoignent les leurs?</p> - -<p>Très souvent, il est vrai, on raisonne comme si tout cela allait de -soi, comme si cette fin commune n'avait rien d'obscur, comme si tout -le monde savait ce que c'est que former un esprit. Mais, en réalité, -cette vague formule est vide de tout contenu positif; et c'est -pourquoi je pouvais l'employer tout à l'heure sans rien préjuger des -résultats que donneront nos recherches ultérieures. Tout ce qu'elle -énonce, c'est qu'il ne faut pas spécialiser les esprits; mais elle ne -nous apprend pas pour autant sur quel modèle il faut les former. La -manière dont on formait un esprit au XVII<sup>e</sup> siècle ne saurait -convenir aujourd'hui; on forme aussi un esprit à l'école primaire, -mais autrement qu'au lycée. Tant donc que les maîtres n'auront pour -centre de ralliement que des adages aussi imprécis, il est inévitable -que leurs efforts se dispersent et se paralysent par suite de cette -dispersion.</p> - -<p>Et c'est trop souvent ce spectacle que nous donne l'enseignement de nos -lycées. Chacun y professe sa spécialité comme si elle était une fin -en soi, alors qu'elle n'est qu'un moyen en vue d'une fin à laquelle -elle devrait être, à tout moment, rapportée. Au temps où j'enseignais -dans les lycées, un ministre, pour lutter contre ce morcellement -anarchique, institua des assemblées mensuelles où tous les professeurs -d'un même établissement devaient venir s'entretenir des questions -qui leur sont communes. Hélas! ces assemblées ne furent jamais que -de vaines formalités. Nous nous y rendions avec déférence, mais nous -pûmes constater bien vite que nous n'avions rien à nous dire, parce -que tout objectif commun nous faisait défaut. Comment en serait-il -autrement tant que, à l'Université, chaque groupe d'étudiants reçoit -son enseignement préféré dans une sorte de compartiment étanche? Le -seul moyen de prévenir cet état de division, c'est d'amener tous ces -collaborateurs de demain à se réunir et à penser en commun à leur tâche -commune. Il faut qu'à un moment donné de leur préparation, ils soient -mis à même d'embrasser du regard, dans toute son étendue, le système -scolaire à la vie duquel ils seront appelés à participer; il faut -qu'ils voient ce qui en fait l'unité, c'est-à-dire quel idéal il a pour -fonction de réaliser, et comment toutes les parties qui le composent -doivent concourir à ce but final. Or, cette initiation ne peut se faire -qu'au moyen d'un enseignement, dont je déterminerai tout à l'heure le -plan et la méthode.</p> - -<p>3. Mais il y a plus. L'enseignement secondaire se trouve -aujourd'hui dans des conditions très spéciales qui rendent cette -culture exceptionnellement urgente. Depuis la seconde moitié du -XVIII<sup>e</sup> siècle, il traverse une crise très grave qui n'est -pas encore parvenue à son dénouement. Tout le monde se rend compte -qu'il ne peut pas rester ce qu'il a été dans le passé: mais on ne -voit pas avec la même clarté ce qu'il est appelé à devenir. De là ces -réformes qui, depuis près d'un siècle, se succèdent périodiquement, -attestant, à la fois, la difficulté et l'urgence du problème. Certes, -on ne pourrait, sans injustice, méconnaître l'importance des résultats -obtenus: l'ancien système s'est ouvert à des idées nouvelles; un -système nouveau est en train de se constituer qui paraît plein de -jeunesse et d'ardeur. Mais est-il excessif de dire qu'il se cherche -encore, qu'il n'a de lui-même qu'une conscience encore incertaine, -et que le premier s'est tempéré par d'heureuses concessions beaucoup -plus qu'il ne s'est renouvelé? Un fait rend particulièrement sensible -le désarroi où sont, sur ce point, nos idées. À toutes les périodes -antérieures de notre histoire, on pouvait définir d'un mot l'idéal que -les éducateurs se proposaient de réaliser chez les enfants. Au Moyen -Âge, le maître de la Faculté des arts voulait avant tout faire de ses -élèves des dialecticiens. Après la Renaissance, les Jésuites et les -régents de nos collèges universitaires se donnèrent comme but de faire -des humanistes. Aujourd'hui, toute expression manque pour caractériser -l'objectif que doit poursuivre l'enseignement de nos lycées; c'est que -cet objectif, nous ne voyons que bien confusément quel il doit être.</p> - -<p>Et qu'on ne croie pas résoudre la difficulté, en disant que notre -devoir est tout simplement de faire de nos élèves des hommes! La -solution est toute verbale; car il s'agit précisément de savoir -quelle idée nous devons nous faire de l'homme, nous. Européens, ou, -plus spécialement encore, nous, Français du XX<sup>e</sup> siècle. -Chaque peuple a, à chaque moment de son histoire, sa conception propre -de l'homme; le Moyen Âge a eu la sienne, la Renaissance a eu la -sienne, et la question est de savoir quelle doit être la notre. Cette -question, d'ailleurs, n'est pas spéciale à notre pays. Il n'est pas -de grand État européen où elle ne se pose et dans des termes presque -identiques. Partout, pédagogues et hommes d'État ont conscience que -les changements survenus dans l'organisation matérielle et morale des -sociétés contemporaines nécessitent des transformations parallèles -et non moins profondes dans cette partie spéciale de notre organisme -scolaire.—Pourquoi est-ce surtout dans l'enseignement secondaire que -la crise sévit avec cette intensité? C'est une question que nous aurons -à examiner un jour; pour l'instant, je me borne à constater le fait, -qui n'est pas contestable.</p> - -<p>Or, pour sortir de cette ère de trouble et d'incertitude, on ne -saurait compter sur la seule efficacité des arrêtés et des règlements. -Quelle qu'en soit l'autorité, règlements et arrêtés ne sont jamais que -des mots qui ne peuvent devenir des réalités qu'avec le concours de -ceux qui sont chargés de les appliquer. Si donc vous, qui aurez pour -fonction de les faire vivre, vous ne les acceptez qu'à contre-cœur, si -vous les subissez sans y adhérer, ils resteront lettre morte et sans -résultats utiles; et, suivant la manière dont vous les entendrez, ils -pourront produire des effets tout à fait différents ou même opposés. -Ce ne sont guère que des projets dont le sort finalement dépendra -toujours de vous et de votre état d'opinion. Combien il importe, -par conséquent, de vous mettre en mesure de vous faire une opinion -éclairée! Tant que l'indécision sera dans les esprits, il n'est pas de -décision administrative qui puisse y mettre un terme. On ne décrète -pas l'idéal, il faut qu'il soit compris, aimé, voulu par tous ceux -qui ont le devoir de le réaliser. Il faut, en un mot, que le grand -travail de réfection et de réorganisation qui s'impose soit l'œuvre du -corps même qui est appelé à se refaire et à se réorganiser. Il faut -donc lui fournir tous les moyens nécessaires pour qu'il puisse prendre -conscience de lui-même, de ce qu'il est, des causes qui le sollicitent -à changer, de ce qu'il doit vouloir devenir. On entend sans peine que, -pour obtenir un tel résultat, il ne suffit pas de dresser les futurs -maîtres à la pratique de leur métier; il faut, avant tout, provoquer de -leur part un énergique effort de réflexion, qu'ils devront poursuivre -dans toute la suite de leur carrière, mais qui doit commencer ici, -à l'Université; car, ici seulement, ils trouveront les éléments -d'information sans lesquels leurs réflexions sur la matière ne seraient -que des constructions idéologiques et des rêveries sans efficacité.</p> - -<p>Et c'est à cette condition qu'il sera possible de réveiller, sans -aucun procédé artificiel, la vie un peu languissante de notre -enseignement secondaire. Car, il est impossible de se le dissimuler, -par suite du désarroi intellectuel où il se trouve, incertain, entre -un passé qui meurt et un avenir encore indéterminé, l'enseignement -secondaire ne manifeste plus la même vitalité ni la même ardeur à -vivre qu'autrefois. La remarque en peut être faite librement, car -elle n'implique aucune critique qui s'adresse aux personnes; le fait -qu'elle constate est le produit de causes impersonnelles. D'une part, -l'ancien enthousiasme pour les lettres classiques, la foi qu'elles -inspiraient sont irrémédiablement ébranlés. Certes, il ne saurait être -question d'oublier le glorieux passé de l'humanisme, les services qu'il -a rendus et continue même à rendre; cependant, il est difficile de se -soustraire à l'impression qu'il se survit en partie à lui-même. Mais, -d'un autre côté, aucune foi nouvelle n'est encore venue remplacer celle -qui disparaît. Il en résulte que le maître se demande souvent avec -inquiétude à quoi il sert et où tendent ses efforts; il ne voit pas -clairement comment ses fonctions se relient aux fonctions vitales de -la société. De là une certaine tendance au scepticisme, une sorte de -désenchantement, un véritable malaise moral, en un mot, qui ne peut pas -se développer sans danger. Un corps enseignant sans foi pédagogique, -c'est un corps sans âme. Votre premier devoir et votre premier intérêt -sont donc de refaire une âme au corps dans lequel vous devez entrer; et -vous seuls le pouvez. Assurément, pour vous mettre en état de remplir -cette tâche, ce ne sera pas assez d'un cours de quelques mois. Ce sera -à vous d'y travailler toute votre vie. Mais encore faut-il commencer -par éveiller chez vous la volonté de l'entreprendre et par vous mettre -entre les mains les moyens les plus nécessaires pour vous en acquitter. -Tel l'objet de l'enseignement que j'inaugure aujourd'hui.</p> - - -<p>4. Vous connaissez maintenant le but que je voudrais poursuivre de -concert avec vous. Je voudrais poser devant vous le problème de -l'enseignement secondaire dans sa totalité et cela pour deux raisons: -d'abord, pour que vous puissiez vous faire une opinion sur ce que cette -culture doit devenir; puis, pour que, de cette recherche faite en -commun, se dégage un sentiment commun qui facilite votre coopération de -demain. Et maintenant, le but ainsi posé, cherchons par quelle méthode -il peut être atteint.</p> - -<p>Un système scolaire, quel qu'il soit, est formé de deux sortes -d'éléments. Il y a, d'une part, tout un ensemble d'arrangements définis -et stables, de méthodes établies, en un mot d'institutions; car il -y a des institutions pédagogiques, comme il y a des institutions -juridiques, religieuses ou politiques. Mais, en même temps, à -l'intérieur de la machine ainsi constituée, il y a des idées qui la -travaillent et qui la sollicitent à changer. Sauf peut-être à de -rares moments d'apogée et de stationnement, il y a toujours, même -dans le système le plus arrêté et le mieux défini, un mouvement vers -autre chose que ce qui existe, une tendance vers un idéal plus ou -moins clairement entrevu. Vu du dehors, l'enseignement secondaire se -présente à nous comme un ensemble d'établissements dont l'organisation -matérielle et morale est déterminée; mais, d'un autre côté, cette même -organisation abrite en elle des aspirations qui se cherchent. Sous -cette vie fixée, consolidée, il y a une vie en mouvement qui, pour être -plus cachée, n'est point négligeable. Sous le passé qui dure, il y a -toujours du nouveau qui se fait et qui tend à être. Vis-à-vis de ces -deux aspects de la réalité scolaire, quelle sera notre attitude?</p> - -<p>Du premier, les pédagogues se désintéressent d'ordinaire. Peu leur -importent ces arrangements divers que le passé nous a légués: le -problème, tel qu'ils se le posent, les dispense d'y attacher aucune -importance. Esprits éminemment révolutionnaires, au moins pour la -plupart, la réalité présente est sans intérêt à leurs yeux; ils ne -la supportent qu'avec impatience et rêvent de s'en affranchir, pour -édifier de toutes pièces un système scolaire entièrement nouveau où -se réalise adéquatement l'idéal auquel ils aspirent. Dès lors, que -peuvent leur faire les pratiques, les méthodes, les institutions qui -existaient avant eux? C'est vers l'avenir qu'ils ont les yeux fixés, et -ils croient pouvoir l'évoquer du néant.</p> - -<p>Mais nous savons aujourd'hui tout ce qu'il y a de chimérique et même -de dangereux dans ces ardeurs d'iconoclastes. Il n'est ni possible -ni désirable que l'organisation présente s'effondre en un instant; -vous aurez à y vivre et à la faire vivre. Mais, pour cela, il faut la -connaître.—Et il faut la connaître aussi pour pouvoir la changer. -Caries créations <i>ex nihilo</i> sont tout aussi impossibles dans l'ordre -social que dans l'ordre physique. L'avenir ne s'improvise pas; on ne -peut le construire qu'avec les matériaux que nous tenons du passé. Nos -innovations les plus fécondes consistent bien souvent à couler des -idées nouvelles dans des moules antiques, qu'il suffit de modifier -partiellement pour les mettre en harmonie avec leur nouveau contenu. -De même, le meilleur moyen de réaliser un nouvel idéal pédagogique est -d'utiliser l'organisation établie, sauf à la retoucher secondairement, -si c'est utile, pour la plier aux fins nouvelles auxquelles elle doit -servir. Que de réformes sont faciles, sans qu'il soit nécessaire -de bouleverser les programmes et les cours d'études! Il suffit de -savoir mettre à profit ceux qui sont en vigueur, en les animant d'un -esprit nouveau. Mais, pour pouvoir se servir ainsi des institutions -pédagogiques qui existent, encore faut-il ne pas ignorer en quoi elles -consistent. On n'agit efficacement sur les choses que dans la mesure -où l'on connaît leur nature. On ne peut bien diriger l'évolution d'un -système scolaire que si l'on commence par savoir ce qu'il est, de quoi -il est fait, quelles sont les conceptions qui sont à sa base, les -besoins auxquels il répond, les causes qui l'ont suscité. Et ainsi -toute une étude, scientifique et objective, mais dont les conséquences -pratiques ne sont pas difficiles à apercevoir, apparaît comme -indispensable.</p> - -<p>Il est vrai que, d'ordinaire, cette étude ne semble pas devoir être -très complexe. Comme une longue pratique nous a familiarisés avec les -choses de la vie scolaire, elles nous paraissent toutes simples et de -nature à ne soulever aucune question qui réclame, pour être résolue, -un grand appareil de recherches. Depuis de longues années, nous avons -connu, sous nom de secondaire, un enseignement intermédiaire entre -l'école primaire et l'Université; nous avons toujours vu, autour do -nous, des collèges et, dans les collèges, des classes, et, par suite, -nous sommes portés à croire que tous ces arrangements vont de soi et -qu'il n'est pas besoin de les étudier longuement pour savoir d'où ils -viennent et à quelles nécessités ils répondent. Mais dès qu'au lieu de -regarder les choses dans le présent, on les considère dans l'histoire, -l'illusion se dissipe. Cette hiérarchie scolaire à trois degrés n'a -pas existé de tout temps, même chez nous; elle date d'hier; jusqu'à -des temps tout récents, l'enseignement secondaire était indistinct -de l'enseignement supérieur; aujourd'hui, la solution de continuité -qui le séparait de l'enseignement primaire tend à s'effacer. Les -collèges, avec leur système déclassés, ne remontent pas au delà du -XVI<sup>e</sup> siècle et nous verrons qu'à l'époque révolutionnaire -il y eut un moment où ce système disparut. Tant s'en faut qu'elles -correspondent à une sorte de nécessité éternelle! C'est donc que ces -institutions tiennent, non à des besoins universels de l'homme parvenu -à un certain degré de civilisation, mais à des causes définies, à -des états sociaux très particuliers que, seule, l'analyse historique -peut nous déceler. Or, c'est seulement dans la mesure où nous serons -parvenus à les déterminer, que nous saurons vraiment ce qu'est cet -enseignement. Car savoir ce qu'il est, ce n'est pas simplement en -connaître la forme extérieure et superficielle; c'est savoir quelle en -est la signification, quelle place il tient, quel rôle il joue dans -l'ensemble de la vie nationale.</p> - -<p>Gardons-nous donc de croire qu'il suffit d'un peu de sens et de culture -pour résoudre au pied levé des questions comme celle-ci: Qu'est-ce que -l'enseignement secondaire, qu'est-ce qu'un collège, qu'est-ce qu'une -classe? Nous pouvons bien, par une analyse mentale, dégager assez -facilement la notion que nous nous faisons personnellement de l'une -ou de l'autre de ces réalités. Mais de quel intérêt peut être cette -conception toute subjective? Ce qu'il nous faut arriver à démêler, -c'est la nature objective de l'enseignement secondaire, les courants -d'idées d'où il est résulté, les besoins sociaux qui l'ont appelé à -l'existence. Or, pour les connaître, il ne suffît pas de regarder -en nous-mêmes; puisque c'est dans le passé qu'ils ont produit leurs -effets, c'est dans le passé qu'il nous faut les voir agir. Bien loin -que nous soyons fondés à poser comme évidente la notion que nous en -portons en nous, il faut, au contraire, la tenir pour suspecte; car, -produit de notre expérience restreinte d'individu, fonction de notre -tempérament personnel, elle ne peut être que tronquée et trompeuse. -Il faut en faire table rase, nous obliger à un doute méthodique, et -traiter ce monde scolaire, qu'il s'agit d'explorer, comme une terre -inconnue où il y a de véritables découvertes à faire.—La même méthode -s'impose pour tous les problèmes, même les plus spéciaux, que peut -soulever l'organisation de l'enseignement. D'où vient notre système -d'émulation (car il est vraiment trop simple d'en imputer toute la -responsabilité aux jésuites)? D'où vient notre système de discipline -(car nous savons qu'il a varié selon les temps)? D'où viennent nos -principaux exercices scolaires? Autant de questions à côté desquelles -on passe sans même les soupçonner, tant qu'on se renferme dans le -présent, et dont la complexité n'apparaît que quand on les étudie -dans l'histoire. Nous verrons, par exemple, comment la place prise et -gardée dans nos classes par l'exégèse des textes, soit anciens, soit -modernes, tient à un des traits essentiels de notre mentalité et de -notre civilisation; et c'est en étudiant l'enseignement médiéval que -nous serons amenés à faire cette constatation.</p> - - -<p>5. Mais il ne suffit pas de connaître et de comprendre notre machine -scolaire, telle qu'elle est présentement organisée. Puisqu'elle -est appelée à évoluer sans cesse, il faut pouvoir apprécier les -tendances au changement qui la travaillent; il faut pouvoir décider, -en connaissance de cause, ce qu'elle doit être dans l'avenir. Pour -résoudre cette seconde partie du problème, la méthode historique et -comparative est-elle également indispensable?</p> - -<p>Elle peut, au premier abord, paraître superflue. Toute réforme -pédagogique n'a-t-elle pas finalement pour objet de faire en sorte -que les élèves soient davantage des hommes de leur temps? Or, pour -savoir ce que doit être un homme de notre temps, que peut nous -apprendre, dit-on, l'étude du passé? Ce n'est ni au Moyen Âge, ni à la -Renaissance, ni au XVII<sup>e</sup>, ni au XVIII<sup>e</sup> siècle que -nous emprunterons le modèle humain que l'enseignement d'aujourd'hui -doit avoir pour but de réaliser. Ce sont les hommes d'aujourd'hui qu'il -faut considérer; c'est de nous-mêmes qu'il faut prendre conscience; -et, en nous, c'est surtout l'homme de demain qu'il faut tâcher -d'apercevoir et de dégager.</p> - -<p>Mais, tout d'abord, il s'en faut qu'il soit si facile de savoir quelles -sont les exigences de l'heure présente. Les besoins qu'éprouve une -grande société comme la nôtre sont infiniment multiples et complexes, -et un regard, même attentif, jeté en nous et autour de nous, ne -saurait suffire à nous les faire découvrir dans leur intégralité. Du -petit milieu où chacun de nous est placé, nous ne pouvons apercevoir -que ceux qui nous touchent de très près, ceux que notre tempérament -et notre éducation nous préparent le mieux à comprendre. Quant aux -autres, ne les voyant que de loin et confusément, nous n'en avons -que des sensations faibles et nous sommes portés, par suite, à n'en -tenir aucun compte. Sommes-nous hommes d'action, vivons-nous dans un -milieu d'affaires? Nous sommes enclins à faire de nos enfants des -hommes pratiques. Sommes-nous épris de spéculation? Nous vanterons -les bienfaits de la culture scientifique, etc. Quand donc on pratique -cette méthode, on aboutit fatalement à des conceptions unilatérales -et exclusives qui se nient mutuellement. Si nous voulons échapper -à cet exclusivisme, si nous voulons nous faire de notre temps une -notion un peu plus complète, il nous faut sortir de nous-mêmes, il -faut élargir notre point de vue et entreprendre tout un ensemble -de recherches en vue de saisir ces aspirations si diverses que -ressent la société. Heureusement, elles viennent, pour peu qu'elles -soient intenses, se traduire au dehors sous une forme qui les rend -observables. Elles prennent corps dans ces projets de réformes, ces -plans de reconstruction qu'elles inspirent. C'est là qu'il faut -aller les atteindre. Voilà notamment à quoi peuvent nous servir les -doctrines édifiées par les pédagogues. Elles sont instructives, non -comme théories, mais comme faits historiques. Chaque école pédagogique -correspond à l'un de ces courants d'opinion que nous avons tant -intérêt à connaître, et nous le révèle. Toute une étude se trouve donc -nécessaire qui aura pour objet de les comparer, de les classer et de -les interpréter.</p> - -<p>Mais ce n'est pas assez de connaître ces courants; il faut pouvoir -les apprécier; il faut pouvoir décider s'il y a lieu de les suivre ou -de leur résister, et, au cas où il convient de leur faire une place -dans la réalité, sous quelle forme. Or, il est clair que nous ne -serons pas en état d'estimer leur valeur par cela seul que nous les -connaîtrons dans la lettre de leur expression la plus récente. On ne -peut les juger que par rapport aux besoins réels, objectifs, qui les -ont provoqués, et aux causes qui ont éveillé ces besoins. Suivant ce -que seront ces causes, suivant que nous aurons ou non des raisons -de les croire liées à l'évolution normale de notre société, nous -devrons céder à leur impulsion ou leur faire obstacle. Ce sont donc -ces causes qu'il nous faut atteindre. Mais comment y arriver, sinon -en reconstituant l'histoire de ces courants, en remontant jusqu'à -leurs origines, en cherchant de quelle manière et en fonction de quels -facteurs ils se sont développés? Ainsi, pour pouvoir anticiper ce que -le présent doit devenir, tout comme pour pouvoir le comprendre, il -nous faut en sortir et nous retourner vers le passé. Vous verrez, par -exemple, comment, pour nous rendre compte de la tendance qui nous porte -aujourd'hui à constituer un type scolaire différent du type classique, -nous devrons remonter, par-dessus les controverses récentes, jusqu'au -XVIII<sup>e</sup> et même jusqu'au XVII<sup>e</sup> siècle. Et déjà le -seul fait d'établir que ce mouvement d'idées dure depuis près de deux -siècles, que, depuis le moment où il est apparu, il a pris toujours -plus de force, en démontrera mieux la nécessité que ne pourraient le -faire toutes les controverses dialectiques du monde.</p> - -<p>D'ailleurs, pour pouvoir conjecturer l'avenir avec un minimum de -risques, ce n'est pas assez de s'ouvrir aux tendances réformatrices et -d'en prendre méthodiquement conscience. Car, en dépit des illusions -que nourrissent trop souvent les réformateurs, il n'est pas possible -que l'idéal de demain soit original de toutes pièces; mais il y -entrera certainement beaucoup de notre idéal d'hier, qu'il importe, -par conséquent, de connaître. Notre mentalité ne va pas changer -totalement du jour au lendemain; il faut donc savoir ce qu'elle a été -dans l'histoire, et, parmi les causes qui ont contribué à la faire, -quelles sont celles qui continuent à agir. Il est d'autant plus -nécessaire de procéder avec cette prudence, qu'un idéal nouveau se -présente toujours comme dans un état d'antagonisme naturel avec l'idéal -ancien qu'il aspire à remplacer, bien qu'il n'en soit, en fait, que -la suite et le développement. Et, au cours de cet antagonisme, il est -toujours à craindre que l'idéal d'autrefois ne sombre complètement; -car les idées neuves, ayant la force et la vitalité de la jeunesse, -écrasent aisément les conceptions anciennes. Nous verrons comment une -destruction de ce genre s'est produite à la Renaissance, au moment où -s'est constitué l'enseignement humaniste: de renseignement médiéval, il -n'est presque rien resté, et il est fort possible que cette abolition -totale ait laissé une grave lacune dans notre éducation nationale. Il -importe que nous prenions toutes les précautions possibles pour ne pas -retomber dans la même erreur, et que si, demain, nous devons clore -l'ère de l'humanisme, nous sachions en garder ce qui en doit être -retenu.—Ainsi, à quelque point de vue qu'on se place, nous ne pouvons -connaître avec quelque assurance la route qui nous reste à parcourir, -que si nous commençons par considérer attentivement celle qui s'étend -derrière nous.</p> - -<p>6. Vous vous expliquez maintenant ce que signifie le titre que j'ai -donné à ce cours. Si je me propose d'étudier avec vous la manière dont -s'est formé et développé notre enseignement secondaire, ce n'est pas -pour me livrer à des recherches de pure érudition; c'est pour aboutir -à des résultats pratiques. Assurément, la méthode que je suivrai sera -exclusivement scientifique; c'est celle qu'emploient les sciences -historiques et sociales. Si j'ai pu parler tout à l'heure de foi -pédagogique, ce n'est pas que j'aie l'intention d'en prêcher aucune; je -resterai ici un homme de science. Seulement, je crois que la science -des choses humaines peut servir à guider utilement la conduite humaine. -Pour se bien conduire, dit un vieil adage, il faut se bien connaître. -Mais nous savons aujourd'hui que, pour se bien connaître, il ne suffit -pas de tourner notre attention sur la partie superficielle de notre -conscience; car les sentiments, les idées qui viennent y affleurer -ne sont pas, il s'en faut, celles qui ont le plus d'efficacité sur -notre conduite. Ce qu'il faut atteindre, ce sont les habitudes, les -tendances qui se sont constituées peu à peu au cours de notre vie -passée, ou que nous a léguées l'hérédité; ce sont là les vraies forces -qui nous mènent. Or elles se dissimulent dans l'inconscient. Nous ne -pouvons donc arriver à les découvrir qu'en reconstituant notre histoire -personnelle et l'histoire de notre famille. De même, pour pouvoir -remplir, comme il convient, notre fonction dans un système scolaire, -quel qu'il soit, il faut le connaître, non du dehors, mais du dedans, -c'est-à-dire par l'histoire. Car, seule, l'histoire peut pénétrer au -delà du revêtement superficiel qui le recouvre dans le présent; seule, -elle en peut faire l'analyse; seule, elle peut nous montrer de quels -éléments il est formé, de quelles conditions dépend chacun d'eux, de -quelle manière ils se sont composés les uns avec les autres; seule, en -un mot, elle peut nous faire assister au long enchaînement de causes et -d'effets dont il est la résultante.</p> - -<p>Tel sera, Messieurs, l'enseignement que vous receviez ici. Ce sera, -au sens propre du mot, un enseignement pédagogique, mais qui, par -la méthode employée, différera singulièrement de ce qu'on appelle -ordinairement de ce nom, puisque les travaux des pédagogues seront pour -nous, non des modèles à imiter, non des sources d'inspiration, mais -des documents sur l'esprit du temps. J'espère donc que la pédagogie, -ainsi renouvelée, réussira enfin à se relever du discrédit, injuste en -partie, où elle est tombée; j'espère que vous saurez vous affranchir -d'un préjugé qui a trop duré, que vous comprendrez l'intérêt et la -nouveauté de l'entreprise, et que vous me prêterez, par suite, le -concours actif que je vous demande et sans lequel je ne saurais faire -œuvre utile.</p> -<hr class="r5" /> -<div class="footnote"> - -<p><a name="Note_6_6" id="Note_6_6"></a><a href="#NoteRef_6_6"><span class="label">[6]</span></a> Cette leçon d'ouverture avait été précédée d'une première -séance où M. le Recteur Liard, M. Lavisse, M. Langlois, directeur du -Musée pédagogique, avaient mis les étudiants au courant des mesures -prises pour organiser leur préparation professionnelle. L'allocution de -M. Langlois a paru dans la Revue Bleue, n° du 25 novembre 1905.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Note_7_7" id="Note_7_7"></a><a href="#NoteRef_7_7"><span class="label">[7]</span></a> Pendant leur seconde année de préparation, les candidats à -l'agrégation font un stage dans les lycées de Paris.</p></div> - - - -<hr class="chap" /> -<h5><a name="TABLE_DES_MATIERES" id="TABLE_DES_MATIERES">TABLE DES MATIÈRES</a></h5> - -<p><a href="#INTRODUCTION">Introduction</a></p> - -<p>L'œuvre pédagogique de Durkheim</p> - -<p>I -<a href="#Les_definitions_de_leducation">L'Éducation, sa nature, son rôle</a></p> - -<p>II -<a href="#Definition_de_leducation">Nature et Méthode de la Pédagogie</a></p> - -<p>III -<a href="#Consequence_de_la_definition_precedente">Pédagogie et Sociologie</a></p> - -<p>IV -<a href="#Le_role_de_lEtat">L'évolution et le rôle de l'Enseignement secondaire en France</a></p> - - - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of Project Gutenberg's Éducation et sociologie, by Émile Durkheim - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ÉDUCATION ET SOCIOLOGIE *** - -***** This file should be named 55501-h.htm or 55501-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/5/5/0/55501/ - -Produced by Laura Natal Rodriguez and Marc D'Hooghe at -Free Literature (online soon in an extended version,also -linking to free sources for education worldwide ... MOOC's, -educational materials,...) Images generously made available -by the Gallica, Biblioth{~INVALID CHARACTER 117 4233B8 - -Updated editions will replace the previous one--the old editions -will be renamed. - -Creating the works from public domain print editions means that no -one owns a United States copyright in these works, so the Foundation -(and you!) can copy and distribute it in the United States without -permission and without paying copyright royalties. Special rules, -set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to -copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to -protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project -Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you -charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you -do not charge anything for copies of this eBook, complying with the -rules is very easy. 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