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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 57762 ***
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+EDMOND ROSTAND
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+LES
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+MUSARDISES
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+ÉDITION NOUVELLE
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+1887-1893
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+PARIS
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+LIBRAIRIE CHARPENTIER ET FASQUELLE
+
+EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
+
+11, RUE DE GRENELLE, 11
+
+1911
+
+Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour
+tous les pays.
+
+Copyright by E. FASQUELLE, 1911.
+
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+OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
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+ Les Musardises, _Édition nouvelle_, 1887-1893, poésies 3 50
+
+ Les Romanesques, comédie en 3 actes, en vers, 43e mille 3 50
+
+ La Princesse Lointaine, pièce en 4 actes, en vers, 44e mille 2 »
+
+ La Samaritaine, évangile en 3 tableaux, en vers, 42e mille 3 50
+
+ Cyrano de Bergerac, comédie héroïque en 5 actes, en vers,
+ 376e mille 3 50
+
+ Pour la Grèce, poésie. Épuisé.
+
+ L'Aiglon, drame en 6 actes, en vers, 271e mille 3 50
+
+ Un Soir à Hernani, poésie 1 »
+
+ Discours de réception à l'Académie Française 1 »
+
+ Chantecler, pièce en 4 actes, en vers, 150e mille 3 50
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+
+IL A ÉTÉ TIRÉ
+
+_Cent exemplaires numérotés sur papier du Japon_
+
+
+
+
+AU LECTEUR
+
+
+MUSARDISE. _s. f._ Action de celui qui musarde.
+
+MUSARDER, _v. n._ Perdre son temps à des riens.
+
+C'est là ce que tu trouveras dans le dictionnaire, Ami Lecteur. Et
+là-dessus tu n'auras pas grande estime pour un volume de vers qui
+s'appelle «les Musardises», c'est-à-dire les bagatelles, les
+enfantillages, les riens.
+
+Mais pour peu que tu sois un lettré ayant connaissance des mots de ta
+langue et de leur sens exact, ce titre ne sera pas pour te déplaire.
+Même il t'apparaîtra comme seyant bien à un recueil de poétiques essais.
+
+Tu sauras que «musardise»--«musardie», comme on disait au vieux
+temps,--signifie rêvasserie douce, chère flânerie, paresseuse
+délectation à contempler un objet ou une idée: car l'esprit musarde
+autant que les yeux, si ce n'est plus.
+
+Tu sauras que, suivant certaines étymologies, «musarder» veut dire avoir
+le museau en l'air: ce qui est bien le fait du poète; lequel, comme on
+sait, regarde tellement là-haut que souvent il trébuche et se jette dans
+des trous.
+
+Tu sauras qu'au temps jadis les «musards» étaient de certains bateleurs
+et jongleurs, provençaux d'origine, qui s'en allaient de par le monde en
+récitant des vers.
+
+Tu ne pourras être étonné que, sous un titre qui ne semble convenir qu'à
+de très légères poésies, je me sois permis quelquefois des tristesses ou
+des mélancolies, puisqu'en langue wallonne «muzer» a pour sens: être
+triste.
+
+Enfin, tu comprendras tout à fait le choix que j'ai fait de ce mot, te
+souvenant que le savant Huet, évêque d'Avranches, le faisait venir du
+latin _Musa_,--qui, comme on le sait, signifie: la Muse.
+
+E. R.
+
+
+
+
+I
+
+LA CHAMBRE D'ÉTUDIANT
+
+
+DÉDICACE
+
+ Je vous aime et veux qu'on le sache,
+ O raillés, ô déshérités,
+ Vous qu'insulte le public lâche,
+ Vous qu'on appelle des ratés!
+
+ Donc, à cette heure où je me lance
+ En pleine mêlée, où je vais
+ Cogner, rompre plus d'une lance,
+ Recevoir plus d'un coup mauvais,
+
+ Où l'ardent désir me dévore
+ D'attaquer de front mes rivaux,
+ Sans savoir seulement encore
+ Ce que je suis, ce que je vaux,
+
+ Si je suis seulement de taille
+ A me mêler aux combattants;
+ --Dans ce matin de la bataille
+ Où vont se ruer mes vingt ans,
+
+ Je pense à vous, ô pauvres hères!
+ A vous dont peut-être, ce soir,
+ Je partagerai les misères,
+ Parmi lesquels j'irai m'asseoir;
+
+ Et très longuement j'envisage,
+ Pour bien voir si j'ai le coeur fort,
+ Pour m'assurer de mon courage,
+ La tristesse de votre sort.
+
+ Si j'étais, par le ridicule
+ Qu'on vous jette, mis en émoi,
+ Il est toujours temps qu'on recule:
+ Mieux me vaudrait rentrer chez moi.
+
+ Mais non pas! car je veux la lutte.
+ Et votre fortune n'a rien
+ Qui me répugne ou me rebute.
+ Même je la préfère bien
+
+ A celles, qu'on dit plus heureuses,
+ De ceux qu'on nommait «philistins»;
+ Je préfère les viandes creuses
+ De vos songes à leurs festins!
+
+ Si je tombe comme vous autres,
+ S'il me faut vider les arçons,
+ Eh bien, quoi! je serai des vôtres,
+ N'est-il pas vrai, les bons garçons?
+
+ A vous donc qu'on raille et qu'on hue
+ Et qu'on accable de mépris,
+ O foule innombrable, cohue
+ Des déclassés, des incompris!
+
+ A vous que hanta la chimère
+ Du définitif, du parfait,
+ Et qui, pour vouloir trop bien faire,
+ Finalement n'avez rien fait;
+
+ A vous qui portiez dans vos têtes
+ De trop beaux idéals rêvés,
+ A vous tous, à vous grands poètes
+ Aux poèmes inachevés;
+
+ A vous dont les fainéantises
+ Sont pleines de si fiers projets,
+ Et que poursuivent les hantises
+ De trop magnifiques sujets;
+
+ A vous dont la pensée énorme,
+ Trop large, ne pouvait entrer
+ Sans la briser dans une forme,
+ Dans un moule sans l'éventrer;
+
+ A vous, peintres, que désespère
+ La toujours fuyante couleur,
+ Qui devant un jeu de lumière
+ Jetez vos pinceaux de douleur;
+
+ Musiciens, pâles d'entendre
+ En vous des accords merveilleux,
+ Et qui, de ne pouvoir les rendre,
+ Avez des larmes dans les yeux;
+
+ A vous qui, ne pouvant traduire
+ Les finesses que vous sentez,
+ Préférez ne jamais produire,
+ O délicats, exquis ratés!
+
+ A vous, paresseux égoïstes,
+ Qui gardez vos oeuvres en vous;
+ A vous les vrais, les grands artistes,
+ A vous les emballés, les fous,
+
+ Qui, sans entendre les sarcasmes,
+ Triomphez dans de pauvres soirs;
+ A vous dont les enthousiasmes
+ Gesticulent sur des trottoirs,
+
+ Personnages funambulesques,
+ Laids, chevelus et grimaçants,
+ Pauvres dons Quichottes grotesques,
+ Et d'autant plus attendrissants,
+
+ Dont la Muse est la Dulcinée,
+ --O chevaliers errants de l'art,
+ A qui la gloire destinée
+ Manqua peut-être par hasard!
+
+ Étant votre ami, votre frère,
+ Un rêveur, un hurluberlu
+ Qui connaîtra votre misère
+ Peut-être demain,--j'ai voulu
+
+ Vous dédier par ce poème
+ Les premiers vers que j'ai tentés,
+ Enfants perdus de la bohème,
+ O mes bons amis les Ratés!
+
+Février 1889.
+
+
+II
+
+LA CHAMBRE
+
+ Au son d'un vieux Pleyel qu'un voisin pauvre oblige
+ A moudre des galops,
+ Chaque jour je m'éveille en murmurant: «Où suis-je?»
+ Comme dans les mélos.
+
+ Je sors de la féerie en mon rêve apparue,
+ Je sors d'une forêt...
+ Et j'habite un hôtel situé dans la rue
+ De Bourgogne, il paraît!
+
+ C'est une rue étroite, avec peu de silence
+ Et beaucoup de maisons,
+ Dont les cris les plus gais sont: «La belle Valence!»
+ Et: «Les quatre saisons!»
+
+ L'acajou de ma chambre est, ce matin, d'un style
+ Si Louis-Philippart,
+ Que de cette atmosphère ingénument hostile
+ Toute espérance part!
+
+ Quelles traces, fauteuils, sur votre velours chauve
+ Laissèrent d'humbles dos!
+ O fentes du plafond! ô papier de l'alcôve!
+ O couleur des rideaux!
+
+ C'est aujourd'hui jeudi. C'est le jour où Marseille
+ Tient ses marchés de fleurs.
+ C'est là que je serais, dans la tiédeur vermeille,
+ Au milieu des flâneurs,
+
+ Si je n'avais voulu, pour être ce poète
+ Que nul ne demandait,
+ Risquer d'être à Paris un Daniel Eyssette
+ Sans Alphonse Daudet;
+
+ Si je n'avais rêvé le vieux rêve inutile,
+ A tant d'autres pareil,
+ De me faire une place au soleil d'une ville
+ Qui n'a pas de soleil!
+
+ Je n'ai pas de soleil, et j'ai toujours décembre,
+ Et pas encor d'amour:
+ Toute mon existence est comme cette chambre
+ Qui donne sur la cour!
+
+ L'ami qui vient me voir, joyeux quand il arrive,
+ Est triste en s'en allant;
+ Et la foi chaque jour me semble être moins vive
+ Qu'il eut dans mon talent.
+
+ Sauf qu'il y a toujours sur ma table une rose,
+ Dans l'âtre une souris
+ Qui s'occupe toujours à ronger quelque chose,
+ Je suis seul à Paris.
+
+ Mais, furtif rongement, mystérieux cinname,
+ L'animal et la fleur
+ Mettent autour de moi, l'une l'odeur d'une âme,
+ L'autre le bruit d'un coeur.
+
+ Je n'ose plus penser que jamais à ma tempe
+ Verdisse aucun laurier,
+ Et crois me satisfaire en trouvant sous ma lampe
+ Un bonheur d'ouvrier.
+
+ Mais je vois sur la table une grande corolle,
+ Dans l'âtre un petit oeil;
+ L'un me dit: «Patience!»--et j'entends sa parole;
+ L'autre me dit: «Orgueil!»
+
+ Ce sont les deux conseils dont j'ai besoin pour vivre,
+ L'un gris, l'autre vermeil:
+ Mais le second conseil est moins facile à suivre
+ Que le premier conseil.
+
+ Pourtant, le bruit qui ronge et le parfum qui rêve
+ Me rendent quelque espoir,
+ Et je me sens moins seul dans l'ombre, et je me lève,
+ Et je ris dans le soir,
+
+ Sûr de pouvoir toujours, malgré l'heure grisâtre,
+ Rire comme je ris,
+ Tant qu'il me restera, sur ma table et dans l'âtre,
+ Ma rose et ma souris.
+
+Paris, 1890.
+
+
+III
+
+A MA LAMPE
+
+ O vieille lampe, ô vieille amie, à ta lumière
+ Que de bouquins je lus, que de vers j'écrivis!
+ Sous ton humble abat-jour que de fois tu me vis
+ Veiller, quand le sommeil rougissait ma paupière!
+
+ Lampe ventrue et basse, en cuivre bosselé,
+ Comme on en voit encor sur les vieilles crédences,
+ Tu reçus bien souvent de graves confidences:
+ De mes espoirs les plus secrets je t'ai parlé.
+
+ Lampe, pendant longtemps tu fus ma seule amie;
+ Et, lorsque j'habitais tout là-haut, sous le toit,
+ Seuls m'étaient doux les soirs passés autour de toi...
+ Et les fiacres roulaient dans la rue endormie.
+
+ Que de fois, accoudé sur ma table en bois blanc,
+ J'ai, de ta poudre d'or, construit des existences,
+ Et que de fois rimé, pour qui tu sais, des stances,
+ Penchant mon front pâli dans ton cercle tremblant!
+
+ Et quand le petit jour rosé venait à naître,
+ Quand, le ciel d'un bleu vert déjà se nuançant,
+ L'aurore grelottait sur Paris, le passant
+ Te voyait clignoter encore à ma fenêtre.
+
+ L'âge te faisait bien radoter quelquefois.
+ Ton mécanisme était d'une étrange faiblesse.
+ Il fallait te monter, te remonter sans cesse,
+ Et retourner ta clef sans cesse entre ses doigts.
+
+ Mais vous baissiez, méchante! et sans que je comprisse
+ Pourquoi. Vous paraissiez vouloir vous amuser.
+ La mèche s'obstinait à se carboniser.
+ Et j'enrageais, croyant que c'était un caprice.
+
+ Bien souvent j'ai maudit votre détraquement,
+ Et votre humeur, alors, me semblait une énigme.
+ Vous faisiez tout d'un coup un bruit de borborygme,
+ Puis vous vous éteigniez sans raison, brusquement.
+
+ Voilà qu'au lendemain il me fallait remettre
+ La tâche... Et vous couvrant d'injure et de mépris,
+ J'allais dormir!--Pardon! maintenant j'ai compris:
+ Vous vous intéressiez à votre pauvre maître.
+
+ Ne voulant pas le voir si longtemps se pencher
+ Pour écrire ou pour lire, un doigt contre la tempe,
+ Vous cessiez de brûler... Et c'était, bonne lampe,
+ Votre manière à vous de m'envoyer coucher.
+
+
+IV
+
+A LA MÊME
+
+EN LA COIFFANT DE SON ABAT-JOUR
+
+ Car, sans lui, tu n'es rien, puisque, sans lui, tu laisses
+ Divaguer ta clarté:
+ Elle est ton âme souple aux trop blondes mollesses;
+ Il est ta volonté.
+
+ Et je te coiffe donc de l'abat-jour sévère.
+ Il n'a pas de feston;
+ Mais on voit s'élargir en cône de lumière
+ Son cône de carton.
+
+ C'est lui qui, sur la table, avec ta clarté d'ambre,
+ Forme un cercle dans quoi
+ Tous les rêves flottant aux ombres de la chambre
+ Sont convoqués par moi.
+
+ Autour de la paroi transparente du cône,
+ Plus d'un monstre hagard
+ Vient tourner, attiré par le beau piège jaune,
+ Le flaire, et puis repart.
+
+ Mais, franchissant le cercle où l'on voit luire, au centre,
+ Le cuivre de ton pied,
+ Plus d'un autre, saisi dans le moment qu'il entre,
+ Tombe sur le papier.
+
+ C'est là qu'ils tomberont, autour du pied de cuivre,
+ Tous ces rêves, en rond!
+ Et c'est, quand on voudra les obliger à vivre,
+ Là qu'ils résisteront!
+
+ Car c'est sous l'abat-jour que se dore et se crée,
+ Tremble et se circonscrit,
+ Le champ mystérieux d'une lutte sacrée
+ Sans armes et sans cri.
+
+ Allons, lampe, venez! que d'un sage couvercle
+ On rabatte vos feux;
+ Et que sur cette table apparaisse le cercle
+ Humblement merveilleux!
+
+ Le cercle se dessine. Attendons que tout dorme;
+ Puis, forçons, quand tout dort,
+ La pensée à venir se battre avec la forme
+ Dans cette arène d'or.
+
+ C'est pour cela qu'on vit, pour amener, de l'ombre
+ Dans ce rond de lueur,
+ Des rêves... deux ou trois... on ne sait pas le nombre...
+ C'est pour cela qu'on meurt.
+
+ Les couronnes ne sont, que semble, sur les tempes,
+ Un dieu brusque apporter,
+ Que ce qui, du halo quotidien des lampes,
+ A fini par rester.
+
+1890.
+
+
+V
+
+LE DIVAN
+
+ Quand on est couché sur le divan bas
+ Devant la fenêtre,
+ C'est délicieux, car on ne sait pas
+ Où l'on peut bien être.
+
+ Mollement couché, des coussins au dos,
+ On goûte une joie:
+ On ne voit plus rien, entre les rideaux,
+ Que le ciel de soie!
+
+ Ni sordides murs, ni toits, ni sommet
+ D'arbre de décembre!
+ Mais on revoit tout sitôt qu'on se met
+ Debout dans la chambre!
+
+ Dès qu'on est debout, on revoit la cour
+ De zinc et d'asphalte,
+ Tout ce qui, soudain, quand le rêve court,
+ Vient lui dire: «Halte!»
+
+ L'envers des maisons, luxe à prix réduit,
+ Gaz et tuyautages,
+ Et l'affreux vitrail qui se reproduit
+ A tous les étages!
+
+ Dès qu'on est debout, on voit brusquement
+ Tout ça reparaître.
+ On s'étend: plus rien que du firmament
+ Dans une fenêtre!
+
+ C'est pourquoi, souvent, quand je me sens las
+ De vulgaire vie,
+ Durant tout un jour, sur le divan bas,
+ Je rêve et j'oublie.
+
+ Et j'aime rester immobile sur
+ Le vieux divan rouge,
+ Sachant qu'on détruit le carré d'azur
+ Aussitôt qu'on bouge.
+
+ Et je n'aperçois que du bleu, du bleu,
+ Du bleu dans la baie;
+ Le soleil y vient, une heure, au milieu,
+ Faire sa flambée;
+
+ Puis, le carré bleu pâlit vers le soir,
+ Prend un vert turquoise;
+ Puis il s'assombrit, devient presque noir:
+ C'est comme une ardoise.
+
+ Et de signes clairs partout la criblant,
+ L'invisible craie
+ Vient couvrir alors d'algèbre tremblant
+ L'ardoise sacrée!
+
+ Oh! ne pas bouger! ne pas faire un pas
+ Vers cette fenêtre!
+ Croire que la cour affreuse n'est pas
+ Et ne peut pas être!
+
+ Oh! dire au tableau: «Je ne te permets
+ Que ce qui s'étoile!»
+ Se placer toujours pour ne voir jamais
+ Le bas de la toile!
+
+ Ce serait trop beau!--Ne pas lire tout,
+ Choisir dans le livre!--
+ Mais on ne peut pas! Sans être debout,
+ On ne peut pas vivre!
+
+ Ce qu'il faut pouvoir, ce qu'il faut savoir,
+ C'est garder son rêve;
+ C'est se faire un ciel qu'on puisse encor voir
+ Lorsque l'on se lève;
+
+ C'est avoir des yeux qui, voyant le laid,
+ Voient le beau quand même;
+ C'est savoir rester, parmi ce qu'on hait,
+ Avec ce qu'on aime!
+
+ Ce qu'il faut, c'est voir, au-dessus d'un toit,
+ D'une cheminée,
+ Au-dessus de moi, au-dessus de toi,
+ D'une humble journée,
+
+ D'un coin de Paris,--c'est cela qu'il faut,
+ Car c'est difficile!--
+ Un ciel aussi pur, un ciel aussi haut
+ Qu'un ciel de Sicile!
+
+
+VI
+
+LA FENÊTRE
+
+OU
+
+LE BAL DES ATOMES
+
+ Un rayon d'or qui se faufile
+ Aux interstices des volets
+ Fait danser une longue file
+ De petits atomes follets.
+
+ C'est une poussière vivante
+ Qui monte, monte incessamment,
+ Puis redescend, toujours mouvante,
+ Dans un éternel tournoiement.
+
+ Elle tourbillonne et s'envole
+ Comme un peuple de moucherons;
+ Au soleil elle farandole
+ Et fait des fugues et des ronds;
+
+ Et tels d'imperceptibles gnomes,
+ De microscopiques lutins,
+ Ils valsent, les petits atomes,
+ Dans les rayons d'or des matins!
+
+ Sans cesse, dans cette traînée
+ De clair soleil éblouissant,
+ Leur troupe folle est entraînée,
+ Elle remonte et redescend.
+
+ Ils dansent, dans l'or de la bande
+ Qui tombe, oblique, des volets,
+ Une furtive sarabande
+ Et de silencieux ballets.
+
+ Qu'ont-ils donc à danser si vite
+ Sur ce pont d'Avignon vermeil?
+ Sentent-ils qu'il faut qu'on profite
+ D'un bal que donne le soleil?
+
+ D'où vient-elle cette poussière?
+ Ces atomes n'existent-ils
+ Que dans les filets de lumière
+ Qu'ils peuplent de leurs grains subtils?
+
+ Non. Leur montante farandole,
+ Que l'on distingue seulement
+ Dans la clarté qui les isole,
+ Fait partout son fourmillement;
+
+ Et tout autour de nous, dans l'ombre,
+ Ces riens, sans que nous le croyions,
+ Voltigent en aussi grand nombre
+ Que là, dans l'or de ces rayons.
+
+ Ils vont, viennent. Mais d'habitude
+ On ne peut les apercevoir.
+ L'air s'emplit de leur multitude:
+ On les respire sans les voir.
+
+ Leur existence qu'on ignore
+ Ne se révèle brusquement
+ Que lorsqu'un rai de soleil dore
+ Leur humble poussière, en passant!
+
+ Et je pense à ces pauvres diables
+ Qui s'agitent autour de vous,
+ A tous ces rêveurs misérables,
+ A tous ces admirables fous!
+
+ Ils sont là, dans l'ombre, qui riment,
+ Qui peinent sur leurs oeuvres,--mais
+ C'est pour eux seulement qu'ils triment...
+ Et vous ne les voyez jamais!
+
+ Vous ne savez pas l'existence
+ De tous ces humbles faiseurs d'art
+ A qui manque la circonstance;
+ Mais lorsque, par un pur hasard,
+
+ La lueur de gloire est tombée
+ Sur un petit groupe d'entre eux,
+ Vous les admirez bouche bée
+ Ceux-là qui furent plus heureux!
+
+ Car ils sont comme la poussière
+ Des petits atomes danseurs
+ Qu'on ne voit que dans la lumière,
+ Les poètes et les penseurs!
+
+ Le rayon faufilé dans l'ombre,
+ Dans lequel, seul, on peut les voir,
+ Est trop étroit pour leur grand nombre,
+ Et beaucoup restent dans le noir.
+
+ Dans cette clarté d'auréole
+ Tous voudraient bien un peu venir.
+ Hélas! et leur désir s'affole
+ De n'y pouvoir pas tous tenir;
+
+ Ils y voudraient vite leur place,
+ Car bientôt ils seront défunts...
+ Mais la gloire, la gloire passe,
+ Et n'en dore que quelques-uns!
+
+1888.
+
+
+VII
+
+CHARIVARI A LA LUNE
+
+ O Lune, tu souris. Je crois bien que les doutes
+ Où tu nous vois toujours errant
+ T'ont donné ce sourire. En vain tu le veloutes.
+ Ce sourire est exaspérant.
+
+ Je sens que les tourments d'une race inquiète
+ Te servent de distraction.
+ Ça t'amuse de voir hésiter un poète
+ Entre le rêve et l'action.
+
+ Je sens que voir entrer nos pas dans une voie
+ Pour en ressortir aussitôt
+ Est la chose qui fait s'écarquiller ta joie,
+ Silencieusement, là-haut.
+
+ Tu souris, car tu vois la scène et la coulisse;
+ Et quand ta douceur fait semblant
+ De vouloir consoler, ce n'est qu'une malice
+ Cousue avec un rayon blanc.
+
+ Oui, quand, les soirs d'été, nous cueillons un peu l'heure,
+ Heureux au clair de lune, enfin!
+ Tu n'apportes jamais qu'une paix qui nous leurre
+ Dans tes corbeilles d'argent fin.
+
+ Face de Pierrot grave ou de gai Monsignore,
+ Pourquoi sourire? Est-ce que c'est
+ Parce que tu connais ce que la Terre ignore?
+ Sais-tu? Ne sais-tu pas? Qui sait?
+
+ Souris-tu pour cacher des fiertés socratiques,
+ Ou des doutes à la Pyrrhon?
+ Quel genre d'ironie est-ce que tu pratiques,
+ Profil mince ou visage rond?
+
+ Sont-ce jeux de docteur qui sourit en Sorbonne
+ De ce qu'il sait qu'il ne sait rien?
+ Parfois n'a-t-elle pas, ta nonchalance bonne,
+ Quelque chose de renanien?
+
+ Quand tu fais de la grâce exacte ou fantômale
+ Au-dessus de notre bateau,
+ Ton sourire vient-il de l'École Normale,
+ Ou d'une fête de Watteau?
+
+ Si tu le sais, pourquoi ne pas faire connaître
+ Le mot qui tire d'embarras?
+ Mais puisque je te tiens, ce soir, dans ma fenêtre,
+ Je jure que tu parleras!
+
+ Tu souriais tantôt quand la nuit trop superbe
+ M'a fait pleurer. Tu as souri?
+ Eh bien! je vais, frappant sur les cuivres du verbe,
+ Te donner un charivari!
+
+ Je ferai tant de bruit avec les métaphores,
+ Je t'assourdirai tellement
+ D'interpellations rapides et sonores,
+ Que, lasse au fond du firmament,
+
+ Pour obtenir la paix, pour m'entendre me taire,
+ Tu répondras et tu diras
+ Si tu n'as promené là-haut que le mystère
+ D'un domino de Mardi-Gras!
+
+ Et j'aurai, pour user ce flegme ostentatoire
+ Avec lequel tu te défends,
+ Cette ténacité dans l'interrogatoire
+ Qu'ont les juges et les enfants;
+
+ Et sans me laisser prendre à la froideur commode
+ De tes impassibilités,
+ Je lèverai sans fin le marteau de mon ode,
+ Et, frappant à coup répétés,
+
+ Frappant, comme ces clous à crochet qu'on enfonce,
+ Le point d'interrogation,
+ Tant que je n'aurai pas obtenu la réponse,
+ Je poserai la question.
+
+ * * * * *
+
+ Pour voguer sur ton eau
+ Quel monarque fantasque
+ T'a fait creuser là-haut
+ Dans du porphyre, Vasque?
+
+ Au bout de quel fétu
+ De souffleur noctambule
+ T'arc-en-cielises-tu
+ Dans l'air bleuâtre, Bulle?
+
+ Exigeant d'un mortel
+ Une adresse impossible,
+ Pour quel Guillaume Tell
+ Sors-tu de l'ombre, Cible?
+
+ Au-dessus des coteaux
+ Qui sont barbus d'éteule,
+ Quels sont les bleus couteaux
+ Que tu repasses, Meule?
+
+ Quand, partant pour ailleurs,
+ Au voyage on se risque,
+ Quel est, des aiguilleurs,
+ Celui qui t'ouvre, Disque?
+
+ Quel est, dans ta blancheur
+ De banquise immobile,
+ L'invisible pêcheur
+ Qui peut t'aborder, Ile?
+
+ Lorsque glisse en rêvant
+ Ta forme d'or qui s'arque
+ De l'arrière à l'avant,
+ Quelle est ta voile, Barque?
+
+ Quand mincit au lointain
+ Ton bombement de toile
+ Lumineux et latin,
+ Quelle est ta barque, Voile?
+
+ Sur l'espalier du soir
+ Quel jardinier t'empêche
+ De mûrir pour pouvoir
+ Te garder blanche, Pêche?
+
+ Sur les lignes de l'air,
+ Portée où l'ombre flotte,
+ Quel est-il, le Wagner
+ Qui put t'inscrire, Note?
+
+ Es-tu la drachme, ou l'as,
+ Et, ton effigie, est-ce
+ Celle d'une Pallas
+ Ou d'un Auguste, Pièce?
+
+ Lorsqu'on voit s'assembler
+ Les nuages en groupe,
+ Qui te fait circuler
+ De l'un à l'autre, Coupe?
+
+ Pour que sorte un jardin
+ De la brume qui rampe,
+ Quel sublime Aladin
+ Frotte ton cuivre, Lampe?
+
+ L'été comme l'hiver,
+ Quand ton cadran se montre,
+ Quel est le Gulliver
+ Qui te remonte, Montre?
+
+ Quel est l'officiant
+ Qui, pâle, t'a sortie
+ D'un ciboire effrayant,
+ Et qui t'élève, Hostie?
+
+ Quelle vague, quel flot
+ Dont la crête scintille
+ Put monter assez haut
+ Pour te laisser, Coquille?
+
+ Quel vieux séditieux
+ Dont le cerveau retarde,
+ Blanche, au feutre des dieux,
+ Vint t'arborer, Cocarde?
+
+ Quel montreur, affublant
+ L'ombre d'un drap tragique,
+ Te projette, Rond blanc
+ De lanterne magique?
+
+ Loupe au cristal puissant,
+ Quel savant gigantesque
+ Par toi nous grossissant
+ Arrive à nous voir presque?
+
+ Fer à cheval d'acier,
+ Quel maréchal t'embrase
+ Pour marescalcier
+ Bucéphale ou Pégase?
+
+ Pour que nous n'en ayons
+ Jamais le goût aux lèvres,
+ Qui met sur des clayons
+ Ce fromage de chèvres?
+
+ Quel est le noir jaloux
+ Qui, sultan jusqu'aux moelles,
+ T'a placé, Piège à loups,
+ Dans son sérail d'étoiles?
+
+ Quand tu scintilles, nu,
+ Au crépuscule fourbe,
+ De quel crime inconnu
+ Reviens-tu, poignard courbe?
+
+ Hamac, quel négligent,
+ T'accrochant à deux astres,
+ Dort dans ton arc d'argent,
+ Bercé sur nos désastres?
+
+ Pour que passe un rayon,
+ Quel brave machiniste
+ Ouvre ce trappillon
+ Sur notre monde triste?
+
+ Au fond du ciel léger
+ Pétase de lumière,
+ Quel est le Grand Berger
+ Qui te porte en arrière?
+
+ Toi qui mets sur l'azur
+ Ta nacre de Byzance,
+ Es-tu d'un Être obscur
+ Le jeton de présence?
+
+ En encre de clarté,
+ D'une plume de cygne,
+ Quel dieu te fait, Pâté,
+ Sur le ciel, quand il signe?
+
+ Alourdis-tu--terreur
+ Qui surplombe ou qui tombe!--
+ Globe, un poing d'empereur?
+ Ou d'anarchiste, Bombe?
+
+ Buire, quel Cellini
+ Galbe ton métal rose?
+ Quel est, Point sur un I,
+ Le Musset qui te pose?
+
+ Te maniant encor,
+ Là-haut, mieux que personne,
+ Quel est, Faucille d'or,
+ Le Hugo qui moissonne?
+
+ Quel clown, frappant du pied,
+ Va bondir de la Ville,
+ Cerceau, dans ton papier,
+ Pour imiter Banville?
+
+ A quel char de sommeil
+ Dors-tu, Roue enrayée?
+ Cymbale de vermeil,
+ Qui t'a dépareillée?
+
+ Quelle fut--le sait-on?
+ O Tête d'Holopherne,
+ Ta Judith? Quel est ton
+ Diogène, Lanterne?
+
+ Ex-voto, pour quel voeu
+ Pends-tu sur la nuit noire?
+ Quel Roland du Mont Bleu
+ T'embouche, Cor d'ivoire?
+
+ Quel émir, Bouclier,
+ Te suspend à sa selle?
+ A quoi va se lier,
+ Cerf-Volant, ta ficelle?
+
+ Quels sont tes poids, Plateau
+ De balance romaine?
+ En mangeant ce gâteau
+ Quel enfant se promène?
+
+ Quel chiffre est ciselé
+ Sur cette tabatière?
+ Quel chat noir a filé
+ Par ton trou blanc, Chatière?
+
+ Quel garde assermenté
+ T'a sur sa blouse, Plaque?
+ Quelle Tasse de thé
+ Sert-on sur du vieux laque?
+
+ Grand Bouton de Cristal,
+ Quel mandarin te porte?
+ Poignée en clair métal,
+ Ouvres-tu quelque porte?
+
+ Fermoir étincelant,
+ Fermes-tu quelque tome?
+ Hublot, tu luis au flanc
+ De quel Vaisseau Fantôme?
+
+ Quel Coq, _escam quærens_,
+ Perle, du bec te pousse?
+ Palette, quel Rubens
+ Passe dans toi le pouce?
+
+ De cette Opale, au loin,
+ Quel turban s'agrémente?
+ Qui te grignote un coin,
+ O Pastille de menthe?
+
+ Qui va, dans les «ha! ha!»
+ Te décrocher, Timbale?
+ Quelle Nausicaa
+ Te perd dans le ciel, Balle?
+
+ Dans quel moule arrondi
+ Est-ce que l'on t'arrange,
+ Tarte? De quel midi
+ Peux-tu bien être, Orange?
+
+ De quel verre, Sorbet?
+ De quelle jatte, Crème?
+ O, de quel alphabet?
+ Zéro, de quel problème?
+
+ De quel pré, Champignon?
+ Visière, de quel Casque?
+ Pont, de quel Avignon?
+ Tambourin, de quel Basque?
+
+ Qui donc, Veilleuse, dort?
+ Quel est ton hiver, Neige?
+ Cirque, ton picador?
+ Ton écuyer, Manège?
+
+ Quel Hercule a jeté
+ Ce Peloton de laine?
+ Fleur, quel est ton été?
+ Ton Sèvres, Porcelaine?
+
+ Faïence, ton Nevers?
+ Prunelle, ton Cyclope?
+ Médaille, ton revers?
+ Cachet, ton enveloppe?
+
+ Ton portrait, Médaillon?
+ Diamant, ton satrape?
+ Grelot, ton postillon?
+ Grain de raisin, ta grappe?
+
+ Ton Versaille, OEil-de-Boeuf?
+ OEil de tigre, ta jongle?
+ Ton bilboquet, Boule? OEuf,
+ Ton nid? Arc, ta flèche? Ongle,
+
+ Ton doigt? Lotus, ton lac?
+ Ton lait, Bol? Ton puits, Cruche?
+ Fruit, ta branche? Or, ton sac?
+ Pain, ton blé? Miel, ta ruche?
+
+ * * * * *
+
+ Je m'arrête, essoufflé... Mais je sens qu'elle va
+ Parler! que cette voix va tinter, qu'on rêva
+ D'argent! que cette voix d'argent va me répondre!
+ Que la Lune a senti sa patience fondre,
+ Et qu'elle va répondre!... Et j'attends, haletant,
+ Qu'elle tinte le mot de l'énigme; et, tintant
+ Comme un timbre, en effet, tinterait dans la nue,
+ La Lune me répond froidement:
+
+ «Continue!»
+
+
+VIII
+
+LE VIEUX PION
+
+ ... Le voyans au dehors, et l'estimans par l'extérieure apparence,
+ n'en eûssiez donné un coupeau d'oignon, tant laid il était de corps et
+ ridicule en son maintien... Mais ouvrant cette boîte eûssiez au dedans
+ trouvé une céleste et impréciable drogue...
+
+ RABELAIS.
+
+ Vieux pion qu'on raillait, ô si doux philosophe
+ Aux coudes rapiécés, pauvre être marmiteux
+ Dont l'étroit paletot, d'une luisante étoffe,
+ Disait un long passé d'hivers calamiteux,
+
+ Je te revois. Ton crâne avait une houppette,
+ Une seule, au milieu, de poils,--et tu louchais.
+ Et longuement, avec un fracas de trompette,
+ Dans un mouchoir à grands carreaux tu te mouchais.
+
+ Je te revois, dans le préau, sous les arcades,
+ Grave, déambuler, et j'ai la vision
+ De ton accoutrement pendant ces promenades
+ Où tu marchais au flanc de ma division;
+
+ De ta longue, oh! si longue et noire redingote,
+ Dans laquelle plus d'un avait déjà sué;
+ De ton chapeau gibus bon pour mettre à la hotte,
+ Si fantastiquement bleuâtre et bossué!
+
+ Ton haleine odorait le vin et la bouffarde,
+ Et, quand tu paraissais à l'étude du soir,
+ Souvent ton nez flambait dans ta face blafarde,
+ Et c'est en titubant que tu venais t'asseoir.
+
+ Pochard mélancolique au crâne vénérable,
+ Parfois tu t'éveillais, quand tu cuvais ton vin,
+ Et, frappant un grand coup de règle sur la table,
+ Tu glapissais: «Messieurs, silence!...» Mais en vain.
+
+ Ou plutôt, tu dormais, sans souci des boulettes
+ Qu'on mâchait longuement pour t'envoyer au nez.
+ Et ton étude alors marchait sur des roulettes...
+ Plus de punitions ni de pensums donnés!
+
+ On t'avait surnommé Pif-Luisant. Les élèves
+ Charbonnaient ton profil grotesque sur le mur.
+ Mais tu marchais toujours égaré dans tes rêves.
+ Tu ne souffrais de rien. Tu vivais dans l'azur.
+
+ Car tu faisais des vers. Tu rimais un poème!
+ A nul autre que moi tu ne l'as avoué.
+ --Comment donc avais-tu, lamentable bohème,
+ Au fond de ce collège, en province, échoué?
+
+ Pif-Luisant, je t'aimais. Quelquefois je suis triste
+ En repensant à toi. Qu'es-tu donc devenu?
+ C'est toi qui m'as prédit que je serais artiste,
+ Et c'est toi le premier rimeur que j'ai connu.
+
+ Un jour, ayant trouvé des vers dans mon pupitre,
+ Tu fus pris d'une joie attendrie, et je vis
+ Comme un rayonnement sur ta face de pitre,
+ Et tu me contemplais avec des yeux ravis!
+
+ Dès ce jour, tu m'aimas. Et tandis que les autres
+ Jouaient en criaillant aux barres, nous causions.
+ Les conversations exquises que les nôtres!
+ Parfois tu m'expliquais un peu mes versions.
+
+ Je crois que si j'ai fait vraiment ma rhétorique,
+ C'est sous les marronniers, en t'écoutant parler.
+ Tu commentais, dans ton langage poétique,
+ Homère,--et je voyais la grande mer s'enfler,
+
+ Les galères en ligne avec leurs belles proues,
+ Et les cnémides d'or des Grecs étincelants,
+ Et je voyais passer, le rose sur les joues,
+ La merveille de grâce, Hélène, à pas très lents!
+
+ Quelquefois tu prenais Virgile, ou bien Tibulle:
+ J'entendais, sous les verts feuillages, les pipeaux,
+ Les clochettes dont la chanson tintinnabule
+ Dans les lointains du soir, quand rentrent les troupeaux.
+
+ Et puis, c'était Ovide et ses métamorphoses,
+ Cycnus qui, duveté de neige, est fait oiseau,
+ Daphné qui fuit, montrant ses talons nus et roses,
+ Syringe qui se change en flexible roseau,
+
+ En roseau chuchoteur et qui devient lui-même
+ Une flûte à six trous entre les doigts de Pan,
+ Io, génisse blanche et que Jupiter aime,
+ Les yeux d'Argus semés sur les plumes du paon!
+
+ Merci, vieux, qui, plus jeune encor, malgré ton asthme,
+ Que le gandin pédant dont nous suivions les cours,
+ Fus l'éveilleur de mon premier enthousiasme,
+ Me refaisant la classe, en plein air, dans les cours!
+
+ Merci, toi qui me mis de beaux rêves en tête,
+ Toi dont la main furtive, au dortoir, me glissait
+ Les livres défendus de plus d'un grand poète,
+ O toi qui m'as fait lire en cachette Musset!
+
+ Souvent, le professeur, corrigeant ma copie,
+ Dans un discours français trouvait, en suffoquant,
+ Quelque insulte à Boileau qui lui semblait impie,
+ Quelque néologisme horriblement choquant;
+
+ Il pâlissait de mon audace épouvantable,
+ Comme s'il s'attendait à voir crouler le toit...
+ Mais il ne s'est jamais douté que le coupable,
+ Mon affreux corrupteur, Pif-Luisant, c'était toi!
+
+ Oui, si je fus poussé vers quelque plus moderne
+ Irrégularité, celui qui me poussa
+ Fut ce pion crasseux qu'on traitait de baderne.
+ Diogène poussif et Silène poussah!
+
+ O bohème déchu dont le sort fut si rude,
+ Es-tu du grand sommeil sous la terre endormi,
+ Ou bien fais-tu toujours, là-bas, ta triste étude,
+ Et liras-tu ces vers de ton petit ami?
+
+ Grand poète incompris, ivrogne de génie,
+ Toi qui me prédisais un si bel avenir,
+ Tu fus mon maître vrai. Loin que je te renie,
+ Aujourd'hui j'ai voulu chanter ton souvenir.
+
+ Et si la mort t'a pris, ce qui vaut mieux peut-être,
+ Car tu ne souffres plus ni faim, ni froid cuisant,
+ Dors tranquille, mon vieux, repose-toi, pauvre être,
+ Toi que j'ai tant aimé... doux pochard... Pif-Luisant!
+
+1889.
+
+
+IX
+
+LES SONGE-CREUX
+
+ Nous sommes de bien douces gens
+ Qui ne faisons mal à personne,
+ Contents de peu, point exigeants,
+ Heureux d'une rime qui sonne,
+ Heureux d'un beau vers entendu,
+ D'une ballade commencée,
+ D'une chimère caressée,
+ D'un penser finement rendu.
+ De bon sens peut-être indigents,
+ Détestant tout ce qui raisonne,
+ Nous sommes de bien douces gens
+ Qui ne faisons mal à personne!
+
+ Qu'on laisse aux pauvres songe-creux,
+ Aux rimeurs, aux penseurs étiques,
+ Les choses qui les font heureux,
+ Leurs rêves et leurs esthétiques!
+ Laissez-nous poursuivre à l'écart
+ Notre amoureuse musardise;
+ Pour tout ce qui n'est pas de l'art
+ Nous sommes pleins de balourdise;
+ Nous sommes inintelligents
+ Hors de nos vers...
+ Qu'on nous pardonne,
+ Nous sommes de bien douces gens
+ Qui ne faisons mal à personne!
+
+ Sans savoir compter jusqu'à trois
+ Nous nous en allons dans la vie;
+ Nous sommes des esprits étroits
+ Qui n'avons qu'une seule envie.
+ Et nous fuyons dans nos jardins
+ Les contacts blessants du vulgaire,
+ Lui rendant dédains pour dédains...
+ Mais ne lui cherchant pas la guerre!
+ Aussi, daignez être indulgents
+ Au songe-creux qui déraisonne...
+ Nous sommes de bien douces gens
+ Qui ne faisons mal à personne!
+
+Février 1888.
+
+
+X
+
+LA FORÊT
+
+ La Nature, par qui souvent nous sommes tristes,
+ Nous tous qui l'adorons, les rêveurs, les artistes,
+ --Tandis que jour et nuit nous nous évertuons
+ A vouloir l'exprimer, et que nous nous tuons
+ Au labeur de fixer son image impossible,
+ Nous regarde souffrir et demeure impassible.
+
+ Donc, j'étais amoureux de la grande forêt.
+ Son sauvage parfum fort et doux m'enivrait;
+ Il me fallait ses chants d'oiseaux et ses murmures;
+ Et, la nuit, je rêvais d'elle, de ses ramures,
+ Des bouquets nuptiaux que font ses aubépins,
+ De ses fourrés touffus et peuplés de lapins
+ Dont on voit brusquement fuir les petits derrières,
+ Des morceaux de ciel bleu plafonnant ses clairières...
+ Je l'aimais. Cet amour m'avait pris tout entier
+ Le jour que j'avais fait un pas dans le sentier
+ Qui la traverse toute en partant de l'orée.
+ Je l'avais aussitôt follement adorée.
+ On y voyait fleurir de grandes, grandes fleurs!
+ On y sentait un tas de si bonnes odeurs!
+ Et, le soir, quand chantaient les brises étouffées,
+ Des endroits noirs semblaient habités par les fées!
+ On avait peur. Enfin ma tête s'égarait...
+ Et j'étais amoureux de la grande forêt!
+ Mais amoureux vraiment, amoureux de ses sources,
+ De ses ruisseaux croisant dans l'ombre mille courses,
+ De ses mousses, de ses insectes voltigeant,
+ De ses feuillages verts, bleu foncé, gris d'argent,
+ Des enchevêtrements épineux de ses haies,
+ De ses mûrons, de ses framboises, de ses baies,
+ De sa mystérieuse et solennelle paix;
+ Puis aussi de ses coins dans les taillis épais,
+ De ses coins retirés qui semblent des alcôves
+ Avec des lits fleuris de petites fleurs mauves!
+
+ Et j'aimais les sentiers même où l'on a des peurs
+ Quand les bras sarmenteux des arbustes grimpeurs
+ Viennent en s'étirant vous accrocher la manche,
+ Où l'on se croit suivi soudain quand une branche
+ Vous fait, malicieuse, un brusque frôlement,
+ Et vient vous chatouiller dans le cou, drôlement!
+
+ J'aimais cette forêt.
+
+ Bien souvent le poète
+ S'éprend ainsi, se met une folie en tête
+ Dont il souffre beaucoup, mais qui dure fort peu
+ Lorsqu'il la satisfait pleinement, lorsqu'il peut
+ Posséder cette idée ou cet objet qu'il aime,
+ Et lui faire un enfant, c'est-à-dire un poème.
+ C'est ainsi que j'aimais. Je mourais du désir
+ De prendre la forêt dans mes vers, de saisir
+ Son charme, son parfum, son silence, et de rendre
+ L'émoi dont m'emplissaient un feuillage vert tendre,
+ Une source, un recoin moussu, quelque oiselet
+ Qui le long du sentier, par terre, sautelait,
+ Un rayon qui glissait dans le feuillage sombre,
+ Et la fraîcheur exquise, et le murmure, et l'ombre...
+ Je mourais du désir d'exprimer tout cela!
+
+ C'est pourquoi je me dis: «Je serai toujours là
+ Dans la forêt, notant le moindre frisson d'aile.
+ Je viendrai chaque jour me remplir les yeux d'elle,
+ Tâcher de lui voler de sa beauté, m'asseoir
+ Sur le même arbre mort, s'il le faut, chaque soir,
+ Tant que je n'aurai pas bien traduit son mystère
+ Et cette forte odeur de feuillage et de terre
+ Qu'elle sent. Je veux bien me priver de sommeil:
+ Mais je la surprendrai, la gueuse, à son réveil,
+ Pour bien voir quelles sont à l'aurore ses teintes,
+ De quel vert plus brillant ses feuilles sont repeintes,
+ Et comment la rosée à leur bout vient perler,
+ Et comment tous les plus vieux arbres font trembler,
+ Dans l'azur matinal, des cimes toutes roses!»
+
+ Oui, mon rêve, c'était de traduire ces choses,
+ Mais malgré mes efforts je ne le pus jamais!
+ Je ne possédai pas la forêt que j'aimais!
+ Et mon amour devint alors de la souffrance.
+ Je fus pris tout d'un coup d'une désespérance
+ Affreuse. Et comme, un jour, pour la dernière fois,
+ Assis dans la fraîcheur exquise d'un sous-bois,
+ Je voulais découvrir les mots exacts pour dire
+ L'églantier qui fleurit, la brise qui soupire,
+ Le mystère si calme et frais du clair-obscur,
+ Les petits airs penchés des clochettes d'azur
+ Qui se livrent, sans doute, à quelque babillage,
+ Et les sourires bleus du ciel dans le feuillage,
+ Le soleil qui parfois en rais semble pleuvoir,
+ Je me mis à pleurer de ne pas le pouvoir!
+ J'étais vaincu, brisé! Soudain, tout mon courage
+ S'en allait! Je pleurais d'impuissance et de rage!
+ Je pleurais, suffoqué de douleur, étouffant
+ D'un de ces gros chagrins de poète et d'enfant!
+ Et les branches étaient doucement frémissantes,
+ Et jamais les oiseaux cheminant dans les sentes
+ N'avaient été plus gais, les merles plus siffleurs.
+ Au-dessus de mon front passaient des vols ronfleurs
+ D'abeilles, de frelons... J'étais couché dans l'herbe:
+ Et je la sentais douce, odorante. Et, superbe,
+ Sans savoir que pour elle un homme sanglotait,
+ La forêt verdoyait, fleurissait et chantait!
+
+ La Nature est toujours la grande indifférente;
+ De tous les maux humains elle reste ignorante.
+ Souvent les malheureux l'ont maudite, en voyant
+ Qu'elle les regardait en ne s'apitoyant
+ Jamais, et que devant leurs souffrances cruelles
+ Ses fleurs gardaient leur joie et fleurissaient plus belles,
+ Et qu'elle n'était rien qu'un merveilleux décor!
+ Mais, pour nous qui l'aimons, c'est bien plus dur encor,
+ Pour nous, ses amoureux, les peintres, les poètes,
+ Puisque enfin nos douleurs par elle nous sont faites!
+ C'est de son seul amour que l'artiste est martyr.
+ Ne peut-elle donc pas à ses maux compatir,
+ La toujours insensible et sereine Nature,
+ Ou paraître savoir tout au moins sa torture?
+
+ Mais non!--Et si jadis, forêt, grande forêt,
+ Si, dans son désespoir, celui qui t'adorait
+ Était allé se pendre, un soir, à quelque branche,
+ Cela n'aurait pas fait faner une pervenche,
+ S'attrister un iris, pleurer un chèvrefeuil!
+ Tes roses d'églantiers n'auraient pas pris le deuil
+ De leur pauvre amoureux, en fermant leurs pétales!
+ Calmes auraient souri tes hautes digitales!
+ Tes oiseaux n'auraient pas éloigné leurs ébats
+ Et n'auraient pas jasé ni chansonné plus bas
+ En voyant balancer ma longue forme brune!
+ Et quand un ironique et blanc rayon de lune
+ M'aurait comme vêtu du linceul des défunts,
+ Ta brise aux chauds soupirs, ta brise aux doux parfums
+ N'aurait pas tu son bruit de harpe qu'on accorde,
+ Et des liserons bleus auraient fleuri ma corde!
+
+Bellevue, 1888.
+
+
+XI
+
+OÙ L'ON RETROUVE PIF-LUISANT
+
+ Il bouquinait un vieux Hugo de chez Hetzel
+ Au seuil d'une taverne. Étant de cette race
+ Qui déjeune d'un bock et dîne d'un bretzel,
+ Il m'apparut bien maigre à cette humble terrasse.
+
+ Alors, je l'emmenai dans le soir. Il parlait.
+ Le profond Luxembourg nous ouvrit ses quinconces.
+ Je crois l'entendre encor dans le soir violet
+ Maudire l'esthétisme et les Muses absconses.
+
+ Je crois le voir encor s'arrêter.--«_Mille dious!_»
+ Dit-il au promeneur surpris qu'on l'interpelle,
+ «Notre premier devoir est de chanter pour tous!
+ Foin d'un art compliqué pour petite chapelle!
+
+ «Quand l'importance du cheveu que vous sciez
+ En huit, mes bons seigneurs, n'est pas très bien saisie,
+ Pourquoi vous figurer que des initiés
+ Peuvent seuls s'ingérer d'aimer la Poésie?
+
+ «Certe, il faut fuir les lourds et stupides moqueurs,
+ Mais craindre, quand on veut écarter le vulgaire,
+ D'y confondre certains qui n'en sont pas, les coeurs
+ Qui sentent grandement, s'ils ne comprennent guère.
+
+ «Aimez ces dédaignés et ces silencieux
+ Qui, les vers déclamés, n'en disent rien de juste,
+ Mais à qui l'on surprend des larmes dans les yeux,
+ Tant ils ont bien senti passer le vol auguste!
+
+ «Aimez ces ignorants de vos jeux, de leur prix,
+ Et leur simplicité quelquefois justicière;
+ Et songez qu'après tout ce qu'ils n'ont pas compris
+ Ce n'était, bien souvent, que tours de gibecière,
+
+ «Ah! ne préférez pas ces soi-disant experts
+ Qui pèsent au carat les beautés précieuses
+ A ces âmes qui pour répercuter les vers
+ Ont la sonorité des âmes spacieuses!»
+
+
+XII
+
+OÙ L'ON PERD PIF-LUISANT
+
+ J'allais souvent le voir tandis qu'il se mourait.
+
+ C'était à mi-chemin du ciel qu'il demeurait,
+ Dessous les toits, et dans une affreuse mansarde
+ Aux murs blanchis, au noir plafond qui se lézarde.
+ J'allais souvent le voir, et nous causions longtemps,
+ Et ses doigts amaigris étaient plus tremblotants
+ Chaque jour, et sa lèvre était plus violette.
+
+ * * * * *
+
+ Il me disait:
+
+ «Surtout, ne sois jamais poète.
+ Les vers, mon pauvre ami, c'est ce qui m'a perdu.
+ Tu le vois, je suis vieux, exténué, rendu
+ Avant l'âge, car j'ai voulu faire ce rêve.
+ La lutte m'a brisé. Non, la vie est trop brève:
+ Pourquoi passer son temps à batailler, pourquoi
+ Ne pas vivre en son coin, sage, et se tenant coi?
+ Le bonheur régulier, crois-moi, la vie intime,
+ Le foyer, une femme et des enfants, l'estime
+ De son quartier. Surtout, ne fais jamais de vers!
+ N'en fais jamais! Si c'est un innocent travers,
+ S'il te plaît, comme on dit, de courtiser la Muse,
+ Quelquefois, au dessert, en bourgeois qui s'amuse,
+ Tu le peux, et c'est sans danger.
+
+ «Mais si, le soir,
+ Quand la lune sourit, tu rêves de t'asseoir
+ Sur le vieux banc de pierre au fond du parc, d'entendre
+ La chanson de la brise, et si tu vas t'étendre
+ Par les matins d'été, dans l'herbe, sur le dos,
+ En regardant le ciel avec des yeux mi-clos,
+ Si le rythme t'émeut, si ton être tressaille
+ Quand s'envole une strophe, et si ton coeur défaille
+ Quand un ami te lit des vers à haute voix,
+ Si le désir te prend, devant ce que tu vois,
+ De l'exprimer avec une forme parfaite,
+ Si tu sens vaguement s'agiter un poète
+ En toi, n'hésite pas! étouffe dans ton coeur
+ Ce serpent! Il y va, crois-moi, de ton bonheur...
+ Et le bonheur vaut seul vraiment qu'on s'en occupe.
+ Le métier de poète est un métier de dupe.
+ Ah! mon expérience est amère! Longtemps,
+ J'ai subi les dédains, les affronts irritants
+ Des sots; j'ai combattu pour l'art, plein d'énergie!
+ Je marchais, ébloui toujours par la magie
+ De mon rêve, mes yeux de fou perdus au ciel!
+ Je ne souffrais de rien. J'étais même sans fiel
+ Pour ceux qui me raillaient. J'étais le doux bohème
+ Inoffensif; j'allais, en penaillons, tout blême,
+ Et nourri seulement des viandes de l'esprit;
+ Sans me mettre en souci du vulgaire qui rit,
+ J'allais, gonflant toujours quelque nouvelle bulle!
+ J'étais l'extravagant heureux qui noctambule,
+ Qui trouve, pour dormir, un banc délicieux,
+ Pour qui tous les plafonds sont trop bas, sauf les cieux.
+ J'étais le vagabond poète qui balade,
+ Cherchant des jours entiers un refrain de ballade,
+ Et qui va devant lui, sans souci des hivers,
+ Heureux de se chanter à lui-même ses vers!
+ Je me disais: Mon temps n'est pas venu, mon heure
+ Sonnera. Mais j'ai vu que l'espoir était leurre.
+ J'ai vieilli, je me suis lassé d'être incompris.
+ C'est absurde, mais c'est ainsi: le beau mépris
+ Que nous avons d'abord pour le goût du vulgaire
+ Tombe avec l'âge. Eh quoi! toujours faire la guerre?
+ On veut avoir son tour de gloire. On n'en peut plus
+ Des veilles sans profit, des travaux superflus.
+ J'ai fait de l'art. Cet autre fait du vaudeville:
+ Et c'est à lui que va la multitude vile.
+ C'est lui que l'on acclame. Et moi je meurs de faim!
+ Eh bien! je me révolte et je crie, à la fin!
+ Mon coeur veut déverser son trop-plein d'amertume.
+ Nous autres, je sais bien, notre gloire est posthume
+ Quelquefois. Il paraît que, quand nous sommes morts,
+ La Gloire, cette femme, a souvent des remords
+ De ne pas nous avoir aimés. On nous découvre.
+ Nos vers sont exaltés; nos tableaux vont au Louvre...
+ Mais que nous font de verts lauriers sur nos tombeaux?
+ C'est vivant que j'aurais voulu quelques lambeaux
+ De cette pourpre; et, mort, je n'en fais nul usage!
+ Vois-tu, le désespoir vous étreint avec l'âge
+ D'être plus inconnu qu'un faiseur de couplet;
+ Et l'on mendie: «Un peu de gloire, s'il vous plaît!
+ Daignez avant ma mort m'avancer quelque chose,
+ Quelques rayons sur ma future apothéose!
+ Si l'on doit m'admirer plus tard, il vaut autant
+ Commencer tout de suite, et je mourrai content.
+ J'ai trop voulu sortir de l'ornière banale,
+ Dites-vous: quand l'idée est trop originale
+ On la repousse?... Eh bien! si c'est là le récif
+ Où j'échouai, je veux bien faire du poncif.
+ Du poncif, s'il le faut! Mais avant que j'expire,
+ C'est mon rêve, je veux que le bourgeois m'admire!»
+
+ «Oui, vieillis, les plus fiers lutteurs, les plus fougueux
+ Parlent ainsi, lassés d'être incompris et gueux!
+
+ * * * * *
+
+ «Car c'est une tristesse noire
+ De vieillir toujours méconnu.
+ Alors, n'ayant pas eu la gloire
+ Dans cette vie, on n'a rien eu.
+
+ «Comme on a passé sa jeunesse
+ A chasser la chimère, on n'a
+ Rien récolté pour sa vieillesse,
+ Et quand l'heure affreuse sonna,
+
+ «L'heure de la tristesse, l'heure
+ Des ressouvenirs étouffants,
+ On se vit pauvre, sans demeure,
+ Et vieux grand-père sans enfants.
+
+ «Trimer, c'est bon quand on est jeune.
+ Mais on change en se faisant vieux.
+ On ne supporte plus le jeûne,
+ On songe qu'on serait bien mieux
+
+ «Dans un intérieur confortable
+ Que sous un plafond d'où ça pleut;
+ On songe que se mettre à table
+ Doit être un plaisir, quand on peut!
+
+ «On songe qu'une chambre chaude
+ Doit être agréable, le soir,
+ Avec une femme qui rôde
+ Autour de vous, blonde, en peignoir;
+
+ «Qu'il est doux, lorsque le vent souffle,
+ D'être, béat, au coin du feu;
+ Tout en rôtissant sa pantoufle,
+ De somnoler un petit peu;
+
+ «Qu'il est doux de prendre ses aises,
+ De mettre aux chenets son talon,
+ D'avoir, au lieu de quatre chaises,
+ De bons fauteuils dans son salon!
+
+ «Ah! que de choses on regrette
+ Lorsqu'on eut des rêves trop grands!
+ Musicien, peintre, poète,
+ Ce sont de fichus métiers. Prends
+
+ «Quelque bon métier qui rapporte;
+ Mets sur ton oreille un crayon
+ Ou des panonceaux sur ta porte,
+ Et ne cherche pas le rayon!
+
+ «Ne fais jamais d'art! Ne t'ingère
+ Jamais de penser du nouveau!
+ Fume un gros cigare. Digère.
+ Et crains les rhumes de cerveau!
+
+ «Bois frais. Tiens-toi dans l'allégresse.
+ Pas de vers, je te le défends.
+ Vis comme un coq en pâte. Engraisse.
+ Fais des ribambelles d'enfants!
+
+ «Du reste, je te dis ces choses,
+ Mon pauvre ami, mais je sais bien
+ Que les conseils des vieux moroses
+ Ne serviront jamais de rien,
+
+ «Et que, si le diable t'y pousse,
+ Tu seras poète, gamin!
+ --Mais j'ai parlé trop, et je tousse...
+ Embrasse-moi vite. A demain!»
+
+ * * * * *
+
+ Le lendemain, j'appris la mort du pauvre hère.
+ Je l'accompagnai seul jusqu'à son cimetière,
+ Puis, ayant vu glisser le cercueil dans le trou,
+ Je marchai devant moi, longtemps, sans savoir où.
+ Et je songeais: «Jamais je ne serai poète!
+ Car je n'ai pas le coeur assez brave, et ma tête
+ S'égarerait à tant souffrir. Je ne veux pas
+ Traîner cette existence affreuse, à chaque pas
+ Me blesser aux cailloux aiguisés de la route.
+ L'Art, oh! l'Art m'attirait et me grisait, sans doute!
+ Mais je veux travailler à faire mon bonheur.
+ Cet homme avait raison. Il m'a donné la peur
+ Du calvaire qu'il faut gravir pour être artiste.
+ Je veux vivre impassible et vieillir égoïste!»
+ Je m'aperçus alors que j'étais dans les champs,
+ Que les arbres, bouquets de parfums et de chants,
+ S'éveillaient au soleil, et que les verts cytises
+ Invitaient sous leur ombre à des fainéantises;
+ Que le ciel, d'un bleu pâle, avait l'air d'un satin
+ De Chine; que c'était l'adorable matin,
+ L'heure où la cime des ormeaux tremble et rougeoie.
+ Dans ces odeurs, dans ces fraîcheurs, dans cette joie,
+ J'oubliai tous les maux que l'autre avait soufferts...
+
+ --Et je rentrai chez moi pour écrire ces vers.
+
+1887.
+
+
+XIII
+
+SOUVENIRS DE VACANCES
+
+
+I
+
+LE TAMBOURINEUR
+
+ A l'heure où l'invisible orchestre des cigales
+ N'exerce pas encor ses petites cymbales,
+ Quand l'horizon est rose et vert, de bon matin,
+ Par les sentiers pierreux de la blanche colline,
+ En jouant un vieil air lentement s'achemine
+ Le tambourineur, beau comme un pâtre latin.
+
+ Sous les pins parasols d'où pleuvent les aiguilles
+ Qui rendent les sentiers glissants, il fait des trilles
+ Sur le fin gaboulet, comme un merle siffleur.
+ Sa longue caisse aux flots de rubans verts ballante,
+ Il s'en va pour donner une aubade galante
+ A la belle qui l'a choisi pour cajoleur.
+
+ Il souffle dans son fifre un air très gai de danse,
+ Pendant qu'il frappe avec la baguette, en cadence,
+ La peau du tambourin qui ronfle sourdement.
+ Le petit galoubet d'ivoire rossignole,
+ Et le tambourin suit l'alerte farandole
+ D'un monotone, un peu triste, accompagnement.
+
+ Tambourineur d'Amour, comme je te ressemble!
+ Je vais jouant du triste et du gai tout ensemble:
+ Le tambourin sonore et grave, c'est mon coeur,
+ Rien plus lourd à porter, va, que ta caisse lourde!
+ Mais, toujours, cependant qu'il fait sa plainte sourde,
+ Sifflote mon esprit, ce galoubet moqueur!
+
+1888.
+
+
+II
+
+L'ÉTANG
+
+ L'étang, dont le soleil chauffe la somnolence,
+ Est fleuri ce matin de beaux nénuphars blancs.
+ Les uns, sortis de l'eau, semblent offrir, tremblants,
+ Leur assiette de Chine où de l'or se balance.
+
+ D'autres n'ont pu fleurir, mais purent émerger,
+ Et, pointe autour de quoi l'onde en cercles se plisse,
+ Leur gros bouton bronzé qui commence à nager
+ Est une cassolette avant d'être un calice.
+
+ D'autres, encor plus loin du moment de surgir,
+ Promesse de boutons par l'eau glauque couverte,
+ Se bercent d'un remous sous l'ample feuille verte
+ Qu'on voit, comme un plateau de laque, s'élargir.
+
+ Ainsi sont mes pensers dans leur floraison lente.
+ Il en est d'achevés que leur tige me tend,
+ Complètement éclos, comme, sur cet étang,
+ Les nénuphars berçant leur soucoupe indolente.
+
+ D'autres n'ont encor pu qu'atteindre le niveau...
+ Et ce sont eux surtout que, poète, on caresse,
+ Qu'on laisse à fleur d'esprit flotter avec paresse,
+ Comme les nénuphars qui pointent à fleur d'eau.
+
+ Mais je sens la poussée en moi, vivace et sourde,
+ D'autres pensers germés mystérieusement,
+ Qui montent en secret vers leur achèvement,
+ Comme les nénuphars qui dorment sous l'eau lourde.
+
+
+III
+
+LES PAPILLONS
+
+ En Mai, quand les brises roucoulent,
+ Quand fleurissent toutes les fleurs,
+ Les papillons sont grands buveurs:
+ Les petits papillons se soûlent.
+
+ Souvent, au crépuscule gris,
+ A l'heure où le couchant se clore,
+ On en voit balocher encore:
+ C'est tout simplement qu'ils sont gris.
+
+ Le regard les suit et s'étonne
+ De les voir, dans le jour tombant,
+ S'en aller d'un vol titubant,
+ D'un vol qui zigzague et festonne.
+
+ Les pauvrets se sont attardés
+ A boire dans toutes les roses;
+ Pour chasser les ennuis moroses
+ Ils se sont un peu pochardés.
+
+ Au sortir de leur chrysalide
+ Faisant dehors leurs premiers pas,
+ Pour les parfums n'avaient-ils pas
+ Encor la tête assez solide?
+
+ Avaient-ils des chagrins d'amour,
+ Ces papillons? Voulaient-ils boire
+ Pour se consoler d'un déboire?
+ Mon Dieu, ça se voit chaque jour!
+
+ Ou par des amis en goguette
+ Se laissèrent-ils emmener
+ De fleur en fleur biberonner,
+ Comme de guinguette en guinguette?
+
+ Eux, les élégants papillons,
+ Si corrects près des marguerites,
+ Ils sont, en regagnant leurs gîtes,
+ Dépoudrés de leurs vermillons!
+
+ Et gris à rouler sous les roses,
+ Lorsqu'il leur faut rentrer chez eux,
+ Ils s'en reviennent deux par deux...
+ Et voilà qu'ils disent des choses!...
+
+ Ils se détaillent leurs amours,
+ Se vantent de leurs prétentaines,
+ Mettent de travers leurs antennes,
+ S'attendrissent, font des discours;
+
+ Eux, les doux frôleurs de corolles,
+ Les petits Platons de l'air pur,
+ Amis des lys et de l'azur,
+ Ils racontent des gaudrioles!
+
+ Quand les nectars et les rayons
+ Ont troublé leur âme sensible,
+ Il n'y a rien de plus terrible
+ Que l'ivresse des papillons!
+
+ Dons Juans récitant leurs listes,
+ Ils révèlent soudain aux fleurs
+ Quelles âmes d'écornifleurs
+ Ils cachaient, ces idéalistes!
+
+ Battant des ailes de pastel,
+ Chacun, avant la nuit, aspire
+ Un dernier lys avec sa spire,
+ Ainsi que l'on hume un cocktail!
+
+ Les roses ayant une essence
+ Qui grise mieux que le trois-six,
+ Ce qu'au buisson dit le _Tircis_
+ Est de la plus rare indécence.
+
+ Les _Machaons_ sont déchaînés.
+ Et les hautaines _Atalantes_
+ Ne fuient qu'avec des ailes lentes
+ Qui semblent leur dire: «Venez!»
+
+ Le _Mars_, gai comme un soir de solde,
+ Dit au _Tabac d'Espagne_: «Ohé!»
+ Le _Daphnis_ change de Chloé.
+ Le _Tristan_ se trompe d'Ysolde.
+
+ A demain matin les pardons!
+ Il faudra qu'on s'y reconnaisse.
+ Mais, ce soir, plus d'une _Vanesse_
+ Pour les phlox trahit les chardons.
+
+ Un obscur papillon d'avoine
+ Tutoie un lilas de jardin.
+ Le papillon du chou, soudain,
+ Appelle: «Mon chou!» la pivoine.
+
+ Le désordre règne. Il n'y a
+ Plus de lois ni de protocoles.
+ L'_Argus_ parle argot. «Tu me colles!»
+ Dit l'_Argynne_ au pétunia.
+
+ Le _Demi-Deuil_ n'est plus sévère.
+ Et: «Ma primevère n'est pas
+ Grande», dit le _Sylvain_ tout bas,
+ «Mais je bois dans ma primevère!»
+
+
+IV
+
+DÉJEUNER DE SOLEIL
+
+ Le soleil hume la rosée
+ Qui s'évapore lentement.
+ Vers lui, dans le matin charmant,
+ Elle monte, vaporisée,
+
+ L'aurore fait le firmament
+ D'une teinte exquise et rosée.
+ Le soleil hume la rosée
+ Qui s'évapore lentement.
+
+ Sur chaque brin d'herbe est posée
+ Une goutte arc-en-cielisée
+ De plus de feux qu'un diamant...
+ Et, comme il en est très gourmand,
+ Le soleil hume la rosée.
+
+
+V
+
+LES COCHONS ROSES
+
+ Le jour s'annonce à l'Orient
+ De pourpre se coloriant;
+ Le doigt du matin souriant
+ Ouvre les roses;
+ Et sous la garde d'un gamin
+ Qui tient une gaule à la main,
+ On voit passer sur le chemin
+ Les cochons roses,
+
+ Le rose rare au ton charmant
+ Qu'à l'horizon, en ce moment,
+ Là-bas, au fond du firmament,
+ On voit s'étendre,
+ Ne réjouit pas tant les yeux,
+ N'est pas si frais et si joyeux
+ Que celui des cochons soyeux
+ D'un rose tendre.
+
+ Le zéphyr, ce doux maraudeur,
+ Porte plus d'un parfum rôdeur,
+ Et, dans la matinale odeur
+ Des églantines,
+ Les petits cochons transportés
+ Ont d'exquises vivacités
+ Et d'insouciantes gaîtés
+ Presque enfantines.
+
+ Heureux, poussant de petits cris,
+ Ils vont par les sentiers fleuris,
+ Et ce sont des jeux et des ris
+ Remplis de grâces;
+ Ils vont, et tous ces corps charnus
+ Sont si roses qu'ils semblent nus,
+ Comme ceux d'amours ingénus
+ Aux formes grasses.
+
+ Des points noirs dans ce rose clair
+ Semblant des truffes dans leur chair
+ Leur donnent vaguement un air
+ De galantine,
+ Et leur petit trottinement
+ A cette graisse, incessamment,
+ Communique un tremblotement
+ De gélatine.
+
+ Le long du ruisseau floflottant
+ Ils suivent, tout en ronflotant,
+ La blouse au large dos flottant
+ De toile bleue;
+ Ils trottent, les petits cochons,
+ Les gorets gras et folichons
+ Remuant les tire-bouchons
+ Que fait leur queue.
+
+ Et quand les champs sans papillons
+ Exhaleront de leurs sillons
+ Les plaintes douces des grillons
+ Toujours pareilles,
+ Les cochons, rentrant au bercail,
+ Défileront sous le portail,
+ Agitant le double éventail
+ De leurs oreilles.
+
+ Puis, quand, là-bas, à l'Occident,
+ Croulera le soleil ardent,
+ A l'heure où le soir descendant
+ Touche les roses,
+ Paisiblement couchés en rond,
+ Près de l'auge peinte en marron,
+ Bien repus, ils s'endormiront,
+ Les cochons roses.
+
+
+VI
+
+LE PETIT CHAT
+
+ C'est un petit chat noir, effronté comme un page.
+ Je le laisse jouer sur ma table, souvent.
+ Quelquefois il s'assied sans faire de tapage;
+ On dirait un joli presse-papier vivant.
+
+ Rien de lui, pas un poil de sa toison ne bouge.
+ Longtemps il reste là, noir sur un feuillet blanc,
+ A ces matous, tirant leur langue de drap rouge,
+ Qu'on fait pour essuyer les plumes, ressemblant.
+
+ Quand il s'amuse, il est extrêmement comique.
+ Pataud et gracieux, tel un ourson drôlet.
+ Souvent je m'accroupis pour suivre sa mimique
+ Quand on met devant lui la soucoupe de lait.
+
+ Tout d'abord, de son nez délicat il le flaire,
+ Le frôle; puis, à coups de langue très petits,
+ Il le lampe; et dès lors il est à son affaire;
+ Et l'on entend, pendant qu'il boit, un clapotis.
+
+ Il boit, bougeant la queue, et sans faire une pause,
+ Et ne relève enfin son joli museau plat
+ Que lorsqu'il a passé sa langue rêche et rose
+ Partout, bien proprement débarbouillé le plat.
+
+ Alors, il se pourlèche un moment les moustaches,
+ Avec l'air étonné d'avoir déjà fini;
+ Et, comme il s'aperçoit qu'il s'est fait quelques taches,
+ Il relustre avec soin son pelage terni.
+
+ Ses yeux jaunes et bleus sont comme deux agates;
+ Il les ferme à demi, parfois, en reniflant,
+ Se renverse, ayant pris son museau dans ses pattes,
+ Avec des airs de tigre étendu sur le flanc.
+
+ Mais le voilà qui sort de cette nonchalance,
+ Et, faisant le gros dos, il a l'air d'un manchon;
+ Alors, pour l'intriguer un peu, je lui balance,
+ Au bout d'une ficelle invisible, un bouchon.
+
+ Il fuit en galopant et la mine effrayée,
+ Puis revient au bouchon, le regarde, et d'abord
+ Tient suspendue en l'air sa patte repliée,
+ Puis l'abat, et saisit le bouchon, et le mord.
+
+ Je tire la ficelle, alors, sans qu'il le voie;
+ Et le bouchon s'éloigne, et le chat noir le suit,
+ Faisant des ronds avec sa patte qu'il envoie,
+ Puis saute de côté, puis revient, puis refuit.
+
+ Mais dès que je lui dis: «Il faut que je travaille;
+ Venez vous asseoir là, sans faire le méchant!»
+ Il s'assied... Et j'entends, pendant que j'écrivaille,
+ Le petit bruit mouillé qu'il fait en se léchant.
+
+
+VII
+
+BALLADE DU PETIT BÉBÉ
+
+ Il fait un gazouillis suave,
+ Un chantonnement continu,
+ Sans souci du ton, de l'octave.
+ Son crâne au seul frison ténu
+ Est si blond qu'il paraît chenu.
+ Par une prudente planchette
+ Dans son haut fauteuil retenu,
+ Le petit bébé fait risette.
+
+ Et puis il désigne, très brave,
+ Le gros chat, de son doigt menu.
+ Et puis, quand sa bonne le lave
+ Et poudre tout son corps charnu,
+ De vive force maintenu
+ Jambes en l'air, sans chemisette,
+ En montrant son derrière nu
+ Le petit bébé fait risette.
+
+ Après quoi, longuement, il bave.
+ Et comme un objet inconnu
+ Il contemple, rêveur et grave,
+ Son pied dans ses deux mains tenu.
+ Et, pris du désir saugrenu
+ De sucer son bout de chaussette
+ Auquel il n'est pas parvenu,
+ Le petit bébé fait risette.
+
+ENVOI
+
+ Épousez-vous, couple ingénu,
+ Comme Marius et Cosette.
+ Tout rit lorsque, nouveau venu,
+ Le petit bébé fait risette.
+
+
+VIII
+
+CRÉPUSCULE
+
+ Au bord de l'horizon les collines boisées
+ Ondulent, en prenant des teintes ardoisées,
+ Cependant qu'un dernier reflet, comme un mica
+ Piqué sur les coteaux, scintille dans leur brume,
+ Et que, timidement, une étoile s'allume
+ Dans l'azur pâle et délicat.
+
+ Les arbres, sur le ciel, de leurs grêles membrures,
+ Font un dessin pareil à celui des nervures
+ D'une feuille. A présent, les étoiles sont deux,
+ Et luisent à travers la vapeur violette
+ Comme des yeux de femme à travers la voilette...
+ Les arbres ont un air frileux.
+
+ Tous les contours ont des finesses d'aquarelle.
+ Les fonds sont des lavis très clairs. Un clocher frêle
+ S'effile exquisement sur le lointain bleuté.
+ Les étoiles sont trois. La campagne repose,
+ Et dans le ciel vert d'eau monte une lune rose
+ Comme un cuivre désargenté.
+
+ De larges bandes d'or l'horizon se chamarre.
+ Mais le dernier reflet s'est éteint sur la mare.
+ On croit voir des cyprès dans les hauts peupliers.
+ Le jour traîne un moment encor son agonie.
+ Les crapauds font un chant d'une plainte infinie...
+ Les étoiles sont des milliers.
+
+
+IX
+
+ON SOUFFLE
+
+ On souffle, et vous vous envolez,
+ Duvet des chandelles de neige!
+ Le souffle qui vous désagrège
+ Met à nu des coeurs désolés!
+
+ Par un jeu bête et sacrilège
+ Pauvres coeurs désauréolés!
+ On souffle, et vous vous envolez,
+ Duvet des chandelles de neige!
+
+ Rayons blancs dont sont étoilés
+ Nos coeurs naïfs (au mien que n'ai-je
+ Votre poids encor, qui l'allège!)
+ Ainsi, vous nous êtes volés:
+ On souffle, et vous vous envolez!
+
+
+XIV
+
+LA PREMIÈRE
+
+ Or, c'est Dieu qui fit la première,
+ Qui façonna son corps si cher
+ Lui-même, dans de la lumière,
+ Et pétrit son exquise chair.
+
+ Il mit sur sa peau de l'aurore
+ Et du soir d'été dans ses yeux,
+ Puis il tissa pour elle encore
+ Le soleil en rayons soyeux.
+
+ De ses adroites mains divines
+ Le bon Dieu sculptait, il dorait.
+ Et déjà le souffle odorait
+ Entre les lèvres purpurines.
+
+ Déjà l'oeil charmant s'entr'ouvrait
+ Comme s'entr'ouvre une pervenche;
+ Et du talon fin à la hanche
+ La ligne onduleuse courait.
+
+ Pâle aux musiques de l'orchestre
+ Qu'apportaient les vents attiédis,
+ Émerveillant le paradis
+ Qui n'était alors que terrestre,
+
+ Ève s'épanouit, semblant
+ Sous les branches, nue et pudique,
+ Un tel chef-d'oeuvre doux et blanc
+ Que le lys murmura: «J'abdique!»
+
+ Dieu, riant dans sa barbe, dit:
+ «Tu feras le bonheur de l'homme.»
+ Or, c'est elle qui le perdit
+ En lui faisant croquer la pomme.
+
+ A qui serait-il donc prudent
+ D'offrir le coeur et la chaumière?
+ La première perdit Adam:
+ Et c'est Dieu qui fit la première!
+
+
+XV
+
+ Oh! les yeux, les beaux yeux des femmes!
+ Que de choses nous y voyons!
+ C'est de la lumière des âmes
+ Que nous croyons faits leurs rayons.
+
+ Nous croyons lire en leurs prunelles
+ Des perversités, des candeurs;
+ Et nous mettons du rêve en elles,
+ Nous fiant à leurs profondeurs;
+
+ Mais le trouble des yeux, leur vague,
+ Et leurs calmes de soirs d'été,
+ Leurs bleus changeants comme la vague,
+ Leur douce et vivante clarté,
+
+ La lumière exquise filtrée
+ Entre les cils frangés,--tout ça
+ N'est rien qu'un peu d'humeur vitrée
+ Qu'un peu de soleil nuança.
+
+ Les yeux sont des petites flaques
+ Reflétant du ciel sans savoir;
+ Pas plus que s'ils étaient opaques
+ Les pensers ne peuvent s'y voir;
+
+ Et, tout simplement, quand se lève
+ Leur regard profond et câlin,
+ S'ils nous paraissent pleins de rêve,
+ C'est qu'ils ont un beau cristallin.
+
+
+XVI
+
+LES TZIGANES
+
+ Un ordre fut donné par le chef à mi-voix,
+ Et des bruits d'instruments dans l'ombre s'entendirent.
+ Le silence se fit. Et, sur leurs clés de bois,
+ Harmonieusement les cordes se tendirent.
+
+ Ce ne furent d'abord, sous les arbres touffus,
+ Que des fragments épars d'harmonie essayée,
+ --Par de vagues accords, des préludes confus,
+ L'âme des violons voulant être éveillée.
+
+ Incertains un moment gémirent les altos,
+ Puis de leur gravité sonore ils s'assurèrent,
+ Et les Tziganes noirs, drapés dans leurs manteaux,
+ Brusquement, pour jouer, en cercle se levèrent.
+
+ Alors le chef, les yeux perdus, improvisant,
+ Attaqua la mesure avec un geste large,
+ Et, du son merveilleux lui-même se grisant,
+ Il partit, endiablé, comme dans une charge.
+
+ L'orchestre répandit un long bruit de sanglots;
+ Et du même côté, tous, la tête penchée,
+ Ils envoyaient l'archet, pâles, les yeux mi-clos,
+ Ivres de l'harmonie en ondes épanchée.
+
+ Ils jouaient, balançant lentement leurs grands corps,
+ Et toujours un sourire énigmatique aux lèvres.
+ Et par moments c'étaient d'étranges désaccords,
+ Ou, sous les doigts pinceurs, des pizzicati mièvres.
+
+ Agacés quelquefois par les archets frôleurs,
+ Les instruments avaient des plaintes fantastiques,
+ Comme le vent nocturne ou les dogues hurleurs
+ Montant lugubrement leurs gammes chromatiques.
+
+ Tantôt sous un baiser de lune on croyait voir
+ Quelque apparition vague en une clairière,
+ Tantôt des cavaliers passer sous un ciel noir
+ Quand le rythme prenait une fureur guerrière.
+
+ Et c'étaient, tout d'un coup, d'immenses désespoirs,
+ Plaintes de trahison, mortes chères pleurées;
+ Et puis, des souvenirs attendris de beaux soirs...
+ Et les cordes n'étaient plus qu'à peine effleurées.
+
+ Le violon du chef chantait éperdument.
+ Quel étrange génie avait donc ce grand diable?
+ Il passa tout d'un coup du sauvage au charmant:
+ Et ce fut une valse, alors, inoubliable!
+
+ Son archet, appuyé dans toute sa longueur,
+ Faisait monter un son d'une pureté grave,
+ Qui vous envahissait de trouble et de langueur,
+ Et qui se prolongeait, agonisant, suave!
+
+ Vous roulant, vous berçant, avec quelles lenteurs
+ Ondulait et mourait la vague mélodique!
+ Et plus que la nuit chaude, et plus que les senteurs,
+ Elle prenait les sens, cette rare musique!
+
+ J'écoutais, subissant comme un charme pervers.
+ Parfois, il me semblait que ces archets magiques
+ Jouaient, ayant quitté leurs cordes, sur mes nerfs...
+ Et c'étaient de beaux cris d'amour, longs et tragiques!
+
+ Car d'abord le chef seul avait improvisé.
+ Chaque musicien suivait, comme un élève,
+ Accompagnant le chant... Mais voilà que, grisé,
+ Chacun était parti maintenant dans son rêve!
+
+ Dans son rêve, les yeux fermés, chacun marchait.
+ Ce n'étaient plus du tout de simples airs de danses,
+ Car le coeur de chacun saignait sous son archet,
+ Et tous ces violons chantaient des confidences!
+
+
+XVII
+
+BALLADE DE LA NOUVELLE ANNÉE
+
+ O bon jour de l'an de demain matin,
+ Pour chacun de nous qui vivons sans trêve
+ Apporte la fleur, l'objet, le pantin
+ Qui fait oublier l'existence brève:
+ Ève pour Adam, la pomme pour Ève,
+ La noix de coco pour le sapajou,
+ La rime au rimeur dont le vers s'achève...
+ Il faut à chacun donner son joujou.
+
+ Donne un papillon aux touffes de thym
+ Et des goélands au cap de la Hève;
+ Le touriste anglais au Napolitain;
+ Au duc de Nemours Madame de Clève;
+ Au vieillard un songe, au jeune homme un rêve;
+ Donne un livre au sage, un tambour au fou,
+ Un élève au maître, un maître à l'élève...
+ Il faut à chacun donner son joujou.
+
+ Dans l'obscur gâteau qu'on nomme scrutin
+ Fais l'ambitieux découvrir la fève;
+ Donne un beau suiveur au petit trottin;
+ A ce vieux monsieur dont l'espoir endève
+ Donne l'habit vert orné de son glaive;
+ La carte au joueur et l'or au grigou;
+ A moi, jeune auteur, le rideau qu'on lève...
+ Il faut à chacun donner son joujou.
+
+ENVOI
+
+ A celle qu'un jour je vis sur la grève
+ Et dont le regard est mieux qu'andalou,
+ Donne un coeur d'enfant pour qu'elle le crève.
+ Il faut à chacun donner son joujou.
+
+
+XVIII
+
+DEUX MAGASINS
+
+I
+
+JOUJOUX
+
+ A l'heure où s'ouvrent les écoles,
+ Oubliant les pensums, les colles
+ Et les leçons,
+ En riant, en jetant des billes,
+ On voit se bousculer les filles
+ Et les garçons!
+
+ Poussant des cris épouvantables,
+ Ils courent avec leurs cartables
+ Mis en sautoir,
+ Leurs manches noires de lustrine,
+ Se grouper à chaque vitrine
+ Sur le trottoir.
+
+ Avant de gagner leurs demeures,
+ Ils regardent pendant des heures
+ Les beaux joujoux.
+ C'est leur plaisir, à ces mioches
+ Qui n'ont pas au fond de leurs poches
+ Des petits sous.
+
+ Ils regardent, les pauvres gosses,
+ Le Polichinelle à deux bosses
+ Qui coûte cher,
+ Les poupons en chaussons de laine,
+ Les bébés dont la porcelaine
+ Paraît en chair.
+
+ Ils comptent les ballons, les balles,
+ Par un clown jouant des cymbales
+ Très étonnés;
+ Et ce sont des heures d'extase
+ Devant cette vitre où s'écrase
+ Leur petit nez.
+
+ Que c'est beau! leurs sourcils s'écartent!
+ Ce sont de vrais fusils, qui partent!
+ De vrais fourneaux!
+ De vrais outils de jardinage!
+ Et les voitures d'arrosage
+ Ont des tonneaux!
+
+ Sous des arbres dont les verdures
+ Sont faites avec des frisures
+ De copeaux verts,
+ Ils voient, bêtes et gens en marche,
+ Tout ce qui s'échappe de l'Arche
+ Aux toits ouverts!
+
+ Ils regardent d'un regard tendre
+ Les filles de Noé leur tendre
+ Des petits bras;
+ (Comme, au commencement du monde,
+ On avait une tête ronde,
+ Des chapeaux plats!)
+
+ L'Auvergnat sortant de sa boîte,
+ Les soldats de plomb dans l'ouate
+ S'emmitouflant,
+ La chèvre avec ses trois noeuds roses,
+ Ils regardent toutes ces choses
+ En reniflant.
+
+ Une dame dans la boutique
+ Fait marcher un ours mécanique
+ Sur le parquet.
+ Comme il marche!--Une demoiselle
+ Entoure avec de la ficelle
+ Un grand paquet!
+
+ Un Monsieur achète un théâtre
+ Où l'on peut, en or sur du plâtre,
+ Lire: OPÉRA.
+ Le Monsieur sort. La porte sonne.
+ Oh! les beaux joujoux que personne
+ Ne leur paiera!
+
+ Les fillettes aux mains crispées
+ Regardent surtout les poupées
+ Dans leur carton.
+ Hein, Sophie? hein, Claire? hein, Louise?
+ En ont-elles de la chemise
+ Et du feston!
+
+ Sont-elles riches, les mâtines!
+ On leur enlève leurs bottines
+ Pour les coucher!
+ Et celle en bleu, près de la Cible!
+ Il ne sera jamais possible
+ De la toucher!
+
+ Et celle avec sa robe Empire
+ Qui fait que tout leur coeur soupire:
+ «Oh! je la veux!»
+ Et cette autre avec sa dînette!
+ (Leur grande soeur la midinette
+ A ces cheveux!)
+
+ Elles restent là, bouche ronde!
+ Le ménage de cette blonde
+ Aux yeux trop grands
+ Dont l'écriteau dit qu'«elle nage»
+ Est mieux monté que le ménage
+ De leurs parents!
+
+ Et les garçons, qu'est-ce qu'ils disent
+ Devant les sabres qui reluisent
+ Comme d'acier?
+ Se peut-il qu'un enfant reçoive
+ De quoi tout d'un coup être zouave
+ Ou cuirassier?
+
+ Oh! les chevaux que l'on harnache!
+ (Ils sont en vrai poil, qui s'arrache,
+ Que l'on te dit!)
+ Et le poussah sur une sphère,
+ Qui titube comme leur père
+ Le samedi!
+
+ Hein, Gaston? hein, Marcel? hein, Charle?
+ Quand viendra le jour dont on parle
+ A la maison,
+ Dont on parle en fumant des pipes,
+ Le jour où tous les pauvres types
+ Auront raison,
+
+ Pourra-t-on en être à tout âge?
+ Lorsque viendra le grand partage
+ Des partageux,
+ Les mômes, moucherons, moustiques,
+ Entreront-ils dans les boutiques
+ Prendre les jeux?
+
+ Il faut, si c'est de la justice,
+ Que tout, la petite bâtisse
+ En blocs de bois,
+ Le clown au pantalon trop large,
+ Le Grand Tir, le canon qu'on charge
+ Avec des pois,
+
+ Il faut que l'avaleur de boules,
+ Il faut que tout, les coqs, les poules,
+ Soit partagé!
+ Le singe montrant ses gencives,
+ Et les couleurs «inoffensives»
+ S. G. D. G.;
+
+ Tout: l'Anglais fumant son cigare,
+ Le chemin de fer avec gare,
+ Tunnels et ponts...
+ On prendra tous les jeux de quilles!
+ On mettra dans les bras des filles
+ Tous les poupons!
+
+ Le pain, ça manque. Oui, mais ça manque
+ Aussi, ce clown, ce saltimbanque,
+ Tous ces chiens fous,
+ Ce Polichinelle à deux bosses!...
+ Droit au pain, soit! Et, pour les gosses,
+ Droit aux joujoux!
+
+ Ainsi, sous la blouse ou le châle,
+ Pense, plus grand et déjà pâle,
+ Chaque moutard.
+ Ils restent dans le vent qui siffle.
+ Ce soir, tous vont, risquant la gifle,
+ Être en retard.
+
+ Ils en ont oublié qu'il gèle.
+ Ils ne battent plus la semelle;
+ Mais, quelquefois,
+ Leur souffle ayant terni la glace,
+ Pour mieux voir ils essuient la place
+ Avec leurs doigts!
+
+
+II
+
+FLEURS
+
+ Nous sommes les fleurs des fleuristes,
+ Nous sommes les fleurs des marchands,
+ Les petites fleurs qui sont tristes
+ De ne pas fleurir dans les champs;
+
+ Nous sommes les fleurs printanières
+ Qui n'ont jamais vu le printemps,
+ Et dont on fait des boutonnières
+ Pour des revers trop miroitants;
+
+ Nous sommes cette rose noire
+ Et ce bleuet gros comme un chou
+ Pour qui les smokings, sous leur moire,
+ Ont un oblique caoutchouc!
+
+ Nous sommes ces lilas superbes
+ Qui dans les boutiques, l'hiver,
+ Montent en monstrueuses gerbes
+ Coûtant monstrueusement cher!
+
+ Nous sommes, parmi le vertige
+ Des jours de l'an nauséabonds,
+ Les pauvres fleurs que l'on oblige
+ A faire un métier de bonbons!
+
+ Nous sommes les fleurs qu'on envoie
+ Dès qu'on a publié les bans,
+ Pour que la famille les voie
+ Dans des paniers à grands rubans;
+
+ Nous sommes les fleurs où voltige
+ La libellule de carton;
+ Nous tremblons trop sur notre tige,
+ Car notre tige est en laiton!
+
+ Nous sommes les fleurs qui sur elles
+ N'ont qu'un papillon de papier
+ Offrant sur deux plateaux, ses ailes,
+ L'adresse, en or, du boutiquier.
+
+ Pour nous la rosée est un mythe,
+ Malgré d'adroits contrefacteurs
+ Dont la ruse, sur nous, l'imite
+ Avec des vaporisateurs.
+
+ Nous sommes les fleurs sans abeilles
+ Qui trouvent les trois jours bien longs
+ Où l'on fait vivre leurs corbeilles
+ Sur les pianos des salons!
+
+ Nous voyons sur nous, parasites
+ Qui blessent nos feuillages verts,
+ Pousser des cartes de visites
+ Où parfois on écrit des vers!
+
+ C'est nous qu'un pâle accessoiriste,
+ Après les six rappels du «trois»,
+ Monte en hâte à la grande artiste
+ Par des escaliers trop étroits.
+
+ Nous sommes ces iris de nacre
+ Que les fleuristes de Paris
+ Savent envoyer dans un fiacre
+ Pendant l'absence des maris!
+
+ Nous sommes ces héliotropes,
+ Ces glaïeuls forcés de fleurir
+ Qui portent dans des enveloppes
+ Le nom qu'on sait avant d'ouvrir!
+
+ C'est nous la flore citadine
+ Qui, sous les capillaires fous,
+ Ne se penche, pendant qu'on dîne,
+ Qu'aux berges d'argent des surtouts!
+
+ C'est nous la flore dont l'arome
+ Toujours au pays flottera
+ Qui va de la Place Vendôme
+ A la Place de l'Opéra.
+
+ Les noms de cette étrange flore
+ Sont du botaniste inconnus:
+ Comment porter les noms encore
+ Des fleurs que nous ne sommes plus?
+
+ Nous sommes désormais--Nature,
+ Ne ris pas de ces noms de fleurs!--
+ Le réséda-de-la-ceinture,
+ L'oeillet-des-costumes-tailleurs!
+
+ Et, fleurs que loin de nos collines
+ Dans la fourrure on exila,
+ Le mimosa-des-zibelines
+ Et la parme-du-chinchilla!
+
+ Nous sommes ces frivoles touffes
+ Qui connaissent pour seuls étés
+ La température des Bouffes
+ Et celle des Variétés.
+
+ Nous sommes, parmi les éloges
+ Aux blondes nuques adressés,
+ Les fleurs chaudes qui, dans les loges,
+ Frayent avec les fruits glacés.
+
+ Nous sommes le lys qui se fane
+ Au vent des restaurants du soir;
+ La rose qu'on jette au tzigane
+ Qui sur l'épaule a son mouchoir;
+
+ Le muguet qui sait chaque phrase
+ Qu'on dit à la fin des soupers,
+ Et la jacinthe qu'on écrase
+ Dans les coins sombres des coupés!
+
+ Nous sommes, quand le coeur s'effraye,
+ Ces violettes d'un instant
+ Qu'on respire en prêtant l'oreille
+ Et qu'on mordille en hésitant.
+
+ Nous sommes ces oeillets de Londre
+ Et ces jonquilles de Menton
+ Dans lesquels, avant de répondre,
+ On enfonce un joli menton.
+
+ Nous enguirlandons l'aventure,
+ Et, quand le bonheur est défunt,
+ Nous assurons à la rupture
+ De l'élégance et du parfum.
+
+ Nous sommes les fleurs nécessaires
+ Aux intrigues de la Cité.
+ Nous n'avons connu, dans les serres,
+ Qu'un soleil d'électricité.
+
+ Dans les serres nous sommes nées;
+ Des saisons nous ne vîmes rien.
+ Quelles étaient nos destinées,
+ Cependant, nous le savons bien!
+
+ Nous sentons en nous, ô mystère!
+ Parler la sève d'autres fleurs
+ Qui poussèrent, libres, de terre,
+ Et nos souvenirs sont les leurs!
+
+ Nous sentons, dans ces mornes fêtes
+ Où passent d'inutiles fronts,
+ Vaguement, que nous sommes faites
+ Pour être ailleurs,--et nous souffrons.
+
+ Nous aimerions, fières, ravies,
+ Vraiment fraîches, pures toujours,
+ Nous mélanger à d'autres vies,
+ Favoriser d'autres amours!
+
+ Pourquoi donc, fleurs dont nous naquîmes,
+ Dans vos graines aviez-vous mis
+ L'amour des vallons et des cimes,
+ Puisqu'il ne nous est pas permis?
+
+ Puisqu'il nous faut vivre à distance
+ De ces choses, pourquoi faut-il
+ Que nous soupçonnions l'existence
+ D'une Nature et d'un Avril?
+
+ --Et nous sommes, dans les boutiques,
+ Sur du gazon artificiel,
+ Les petites fleurs nostalgiques.
+ D'air pur, de lumière et de ciel.
+
+Janvier 1890.
+
+
+XIX
+
+L'ALBUM DE PHOTOGRAPHIES
+
+ Cet album sur quoi tu te penches,
+ Je n'en peux voir sans un frisson
+ Les épais feuillets blancs qui sont
+ Pareils à des façades blanches!
+
+ Je vois, dans le carton glacé,
+ S'ouvrir, à chacune des pages
+ Qui sont à deux ou trois étages,
+ Six fenêtres sur le passé.
+
+ On est là, la mine ravie!
+ Et peut-être restera-t-on
+ A ces fenêtres de carton
+ Plus qu'aux fenêtres de la vie.
+
+ Jusques à quand souriront-ils
+ A ces fenêtres découpées
+ De maisonnettes de poupées,
+ Nos vieux trois-quarts, nos vieux profils?
+
+ Sous leurs fermoirs et sous leurs moires,
+ Les vieux albums de vieux portraits
+ Laisseront s'effacer nos traits
+ Plus lentement que les mémoires.
+
+ On sera morts depuis longtemps
+ Qu'aux visiteurs priés d'attendre
+ Ces portraits feront encor prendre
+ Patience quelques instants.
+
+ On sera ces oncles, ces tantes,
+ Ces bonshommes gras ou fluets,
+ Ces haut-de-forme désuets,
+ Et ces robes trop importantes!
+
+ Ces enfants dans des fauteuils, nus;
+ Ces lycéens--depuis grands-pères!--
+ Ces magistrats, ces militaires,
+ Tous ces morts, tous ces inconnus!
+
+ Cessez, fenêtres minuscules,
+ De nous offrir aux yeux moqueurs
+ Lorsqu'il n'y aura plus des coeurs
+ Pour accepter nos ridicules!
+
+ Ah! nos portraits qui s'en iront
+ Dans les albums inévitables
+ Déposés sur les coins des tables
+ Où, doucement, ils jauniront!
+
+ Morts, faudra-t-il que l'on remeure
+ D'abord dans les coeurs, puis encor
+ Sur ces cartons à biseau d'or
+ Où sinistrement on demeure?
+
+ Jetez ces rois et ces valets
+ Dont s'éternise l'agonie!
+ Puisque la partie est finie,
+ Jetez les cartes! Jetez-les!
+
+
+XX
+
+AU CIEL
+
+ «Hé, là-bas!» s'écria saint Pierre,
+ «Qui frappe à l'huis du Paradis?
+ --Oh! c'est l'âme d'un pauvre hère,
+ Mon bon Monsieur!» que je lui dis.
+
+ --«Vous croyez qu'on entre peut-être
+ Ici comme dans un moulin?
+ --Vous êtes si bon, mon doux maître...»
+ Repris-je en faisant le câlin.
+
+ --«Taisez-vous! On ne peut me plaire
+ Par des douceurs ni des cadeaux;
+ C'était bon avec leur Cerbère
+ Qu'on prenait avec des gâteaux!
+
+ «Je suis un portier sans faiblesse.
+ Répondez: sur terre, là-bas,
+ Alliez-vous entendre la messe?
+ --Pas souvent», lui dis-je tout bas.
+
+ --«On sait ce que cela veut dire,
+ Pas souvent! Mais notre bon Dieu
+ Est partout. Cela peut suffire
+ De l'adorer hors du saint lieu.
+
+ «Lui faisiez-vous votre prière
+ En vous couchant?--En me couchant?
+ Je ne me souviens pas, saint Pierre.
+ Mais peut-être bien qu'en cherchant...
+
+ --«Hum!... enfin!... Et la bonne chère?
+ --Je l'aimais assez...--Et le vin?
+ --La bouteille aussi m'était chère.
+ --Bûtes-vous trop?--Cela m'advint.
+
+ --«Mais vous viviez comme un infâme!
+ Et la vertu?...--Dame! j'aimais
+ Toujours une petite femme!
+ --Était-ce la même?--Jamais!
+
+ «Que la dernière était jolie!
+ On s'en allait, sur les gazons,
+ Par les dimanches de folie,
+ On s'en allait...--C'est bien! Gazons!
+
+ «Et vous avez encor l'audace
+ De me dire ça sous le nez?
+ Pour vous nous n'avons pas de place:
+ Allez-vous-en chez les damnés!
+
+ «Oh! là-bas on vous fera fête,
+ Monsieur le... Tiens, au fait, qu'avez-
+ Vous été sur terre?--Poète.
+ Je faisais des vers, vous savez.
+
+ --«Hein? Poète?...» Alors, m'ouvrant vite:
+ «Pourquoi,» fit-il d'un ton plus doux,
+ «Ne l'avoir pas dit tout de suite?
+ Entrez donc! Vous êtes chez vous.»
+
+
+XXI
+
+BALLADE DES VERS QU'ON NE FINIT JAMAIS
+
+ Mes vers pour qui je sens la plus grande tendresse
+ Sont tous les non-finis qui vont par un, par deux;
+ Ces vers dont on remet l'achèvement sans cesse,
+ Qu'on retrouve en fouillant dans les papiers poudreux.
+ Quand on est un poète, on est un paresseux;
+ On n'est point patient comme un graveur sur cuivre:
+ Souvent, quand la beauté d'un sujet vous enivre,
+ On se met au travail; mais le feu tombe, mais
+ Les vers vont faiblissant si l'on veut les poursuivre.
+ Les meilleurs sont les vers qu'on ne finit jamais.
+
+ L'idée est délicate, et la forme la blesse
+ Des poèmes trop faits. Elle préfère ceux
+ Qui ne l'ajustent pas avec trop d'étroitesse:
+ Elle court moins danger de s'abîmer en eux.
+ Quand on veut achever, cela devient chanceux;
+ La mort du sens exquis bien souvent doit s'ensuivre;
+ Il fond comme fondrait une étoile de givre
+ Qu'on voudrait prendre, ou bien la neige des sommets!
+ Dans des vers terminés le rêve peut-il vivre?
+ Les meilleurs sont les vers qu'on ne finit jamais.
+
+ C'est vous, vers commencés, et puis que l'on délaisse,
+ Rondels abandonnés, refrains harmonieux
+ Auxquels on n'a pas fait de chansons, par mollesse,
+ Sonnets dont on n'a fait qu'un tercet merveilleux,
+ C'est vous que le poète aime toujours le mieux.
+ Et tel alexandrin qu'un second n'a pu suivre
+ Dit un charme, un parfum léger dont on fut ivre,
+ Mieux qu'un poème long. Ce sont les plus mauvais,
+ Les vers que, du tiroir, pour la foule, on délivre...
+ Les meilleurs sont les vers qu'on ne finit jamais.
+
+ENVOI
+
+ Lecteur, je suis navré. Ces vers que je te livre
+ --Dont, peut-être, on vendra le papier à la livre,--
+ Ne sont pas, il s'en faut, hélas! ceux que j'aimais.
+ Car les meilleurs, comment les mettre dans un livre?
+ Les meilleurs sont les vers qu'on ne finit jamais.
+
+
+XXII
+
+SUR UN EXEMPLAIRE DE LA PREMIÈRE ÉDITION DE CE LIVRE
+
+ ... Le savant Huet, évêque d'Avranches, faisait venir _musard_ du
+ latin _musa_.
+
+ (PRÉFACE.)
+
+ Ainsi j'ai musardé, musardisé, musé,
+ Sans croire qu'aux lauriers pour moi fussent des branches,
+ Et sans être aussi sûr que Monseigneur d'Avranches
+ Qu'un mot comme _musard_ vînt de _Musa, Musæ_.
+
+ Ainsi j'ai soupiré, flûte, cornemusé,
+ Sans savoir que parfois sur des jeux tu te penches,
+ O Muse! et que tu prends tout d'un coup des revanches
+ Lorsqu'on pense avec toi ne s'être qu'amusé.
+
+ Je jouais, pour user ma jeunesse trop neuve,
+ En attendant le jour prédit par Sainte-Beuve
+ Où survit au musard un homme avantageux.
+
+ Je jouais... puis: «Vivons!» dis-je, en fermant ce livre.
+ Mais la Muse habitait dans le nom de mes jeux;
+ Et sans elle à présent je ne saurais plus vivre.
+
+
+
+
+II
+
+INCERTITUDES
+
+
+I
+
+CHANSON DANS LE SOIR
+
+ Il fit halte, ébloui, humant
+ Cette soirée et son haleine,
+ Au sommet de l'escarpement
+ D'où l'on découvre infiniment
+ La plaine.
+
+ Un doux crépuscule du mois
+ Des doux crépuscules--septembre--
+ Bleuissait vaguement les bois,
+ Sous un ciel de rose, à la fois,
+ Et d'ambre
+
+ La lune, basse, et n'ayant point
+ Son teint coutumier de béguine,
+ Montrait un rougeâtre embonpoint,
+ Telle une orange mûre à point,
+ Sanguine;
+
+ Et, sous cet astre de Japon,
+ Le val fuyait en molles lignes,
+ Avec le canal clair, le pont,
+ L'étang ridé comme un crépon,
+ Les vignes.
+
+ Il admirait, lorsque, soudain,
+ Un chant monta de ce théâtre,
+ De ce cirque, de ce jardin,
+ Exhalé du dernier gradin
+ Bleuâtre,
+
+ Et cet air où le soir mêla
+ Son murmure de vaste conque,
+ Cet air divinement vola...
+ C'était, d'ailleurs, un _lon lon la_
+ Quelconque.
+
+ Mais, dans le lointain de pastel,
+ Ce chant naïf, lent comme un psalme,
+ Était irrésistible,--et tel
+ Que cet instant fut immortel
+ De calme.
+
+ Il se fit un tel unisson
+ De ce chant et du paysage,
+ Que le poète eut un frisson.
+ Et nous vîmes des pleurs sur son
+ Visage.
+
+ Puis, de ce ton triste et coquet,
+ Ému, mais où du railleur passe,
+ De ce ton qui laisse inquiet,
+ Qui est son défaut, et qui est
+ Sa grâce,
+
+ Cependant que toujours, parmi
+ Le doux bruit du soir qui soupire,
+ Montait sur le val endormi
+ La chanson charmante, il se mit
+ A dire:
+
+ «O chanson qui monte, vieil air,
+ Filet lointain d'une voix pure,
+ Selon la brise vague ou clair,
+ O dentelle de son dans l'air,
+ Guipure!
+
+ «O chanson qui monte dans l'or,
+ Du ciel, sur la lande embrumée,
+ Qui flotte au-dessus du décor,
+ Ruban de son, et moins encor...
+ Fumée!
+
+ «Oh! qui donc, de cette façon
+ Mélancolieuse et touchante,
+ Quel rustique et jeune garçon,
+ Quel bouvier, quel pâtre, ô chanson,
+ Te chante?
+
+ «Quel simple, ignorant de ce qu'il,
+ Oh! de tout ce qu'il ressuscite
+ De tendre, en moi, de puéril,
+ Ajoute ce charme subtil
+ Au site?
+
+ «Charme dont, languissant musard,
+ Je suis ému jusqu'à la larme,
+ Parce que, inattendu, sans art,
+ Il éclôt d'un simple hasard,
+ Ce charme!
+
+ «Voilà! le fredon d'un vilain,
+ L'odeur d'un pré, la saison, l'heure,
+ Un peu de bleu crépusculin,
+ Voilà! ce n'est pas plus malin...
+ On pleure!
+
+ «Eh quoi! pleurer comme d'amour
+ Pour un _lon lon la_ monotone,
+ Pour le dernier soupir du jour,
+ Pour le vent dans les arbres, pour
+ L'automne?
+
+ «De quoi donc souffrent-ils, mes nerfs?
+ De quoi donc, mon âme, es-tu veuve,
+ Pour que, parmi ces champs déserts,
+ Un air tel que tous les vieux airs
+ M'émeuve?
+
+ «Est-ce là mon état normal?
+ De quel ciel suis-je nostalgique?
+ De quel pays ai-je le mal?...
+ Tais-toi, chant qui me rends ce val
+ Magique!
+
+ «Ah! de mes larmes il appert
+ Que dans un désordre je sombre!
+ Quoi! pleurer parce que Vesper
+ S'allume, et qu'une voix se perd
+ Dans l'ombre?
+
+ «Savourer le charme anxieux
+ Du moment et de l'atmosphère?
+ Jouir de l'ouïe et des yeux?
+ --Hélas! il y a pourtant mieux
+ A faire!
+
+ «Il y a pourtant plus d'un but
+ Digne d'un homme jeune et libre!
+ O chanson dans le lointain... chut!
+ Ne serai-je jamais qu'un luth
+ Qui vibre?
+
+ «Je m'en blâme... et toujours, si on
+ Chante un chant dans un lointain rose,
+ Je retourne avec passion
+ A cette délectation
+ Morose!
+
+ «La tristesse est un aconit
+ Doux et vénéneux, que j'aspire!
+ Et mon vivre est selon le rit
+ De ton Jacques d'_As you like it_,
+ Shakspeare!
+
+ «Mon coeur m'échappe, se mêlant
+ A toute fin de jour jolie;
+ Et sitôt qu'un air doux et lent
+ Monte, j'en suce la mélan-
+ Colie!
+
+ «Oui, tout le triste qui coula
+ D'un chant, à l'heure violette,
+ Est sucé par moi... lon, lon, la...
+ Comme l'oeuf est sucé par la
+ Belette!»
+
+Coteau d'Andilly, 1893.
+
+
+II
+
+EXERCICES
+
+ Secouons la léthargie
+ Où tout est trop oublié,
+ Et traitons notre énergie
+ Comme un muscle atrophié.
+
+ Veuillons pour vouloir. La chose
+ Importe peu! Mais veuillons!
+ Veuillons cueillir une rose
+ Sur un gouffre, et la cueillons;
+
+ Veuillons franchir un obstacle.
+ Devenir tireur adroit,
+ Organiser un spectacle,
+ Faire respecter un droit.
+
+ Parler la langue des Kurdes,
+ Écrire le nubien;
+ Veuillons des choses absurdes
+ Pour apprendre à vouloir bien!
+
+ Quittons l'âme inoccupée
+ Que nul désir n'effleurait:
+ On apprend la lourde épée
+ Avec le léger fleuret.
+
+ Ces petits sports volontaires
+ Ne seront pas superflus.
+ Ainsi qu'on fait des haltères,
+ Veuillons peu d'abord, puis plus.
+
+ Ramassons, aux plages molles,
+ Des cailloux, et lançons-les!
+ On devient des discoboles
+ En maniant des galets.
+
+ Lorsque nous nous fatiguâmes
+ A vouloir, soyons contents;
+ Car lorsqu'on a fait ses gammes
+ On n'a pas perdu son temps.
+
+ Telle ambition profonde,
+ Jouant un jeu qu'on moquait,
+ Guettait la boule du monde
+ Dans celle d'un bilboquet.
+
+
+III
+
+LES BARQUES ATTACHÉES
+
+ Dansez, les petites barques!
+ Dansez, les petits bateaux
+ Sur lesquels on voit des marques
+ De gros couteaux!
+
+ Dansez, les petites barges
+ Sur lesquelles sont écrits
+ Des noms cordiaux et larges
+ Comme des cris!
+
+ Dansez, le _Requin_, de Nantes,
+ Le _Marsouin_, de Paimpol,
+ Que des cordes frissonnantes
+ Tiennent au sol!
+
+ Dansez ces danses, penchées
+ Par l'effort sur un lien,
+ Que les barques attachées
+ Dansent si bien!
+
+ Quand on tient par une amarre
+ Que l'on ne peut pas casser
+ Au port plat comme une mare,
+ Il faut danser!
+
+ L'air a tant de transparence
+ Qu'on peut, au lointain de l'eau
+ Où vient se jeter la Rance,
+ Voir Saint-Malo!
+
+ Dansez!--En cognant vos quilles,
+ Faites onduler vos rangs!
+ Les paniers sont pleins d'équilles
+ Et de harengs;
+
+ Les goélands font des rondes
+ Sur les quais par l'eau vernis;
+ Les rouleaux de cordes blondes
+ Semblent des nids;
+
+ Et sur la pierre brûlante
+ Quelques mousses ingénus
+ Dorment en montrant la plante
+ De leurs pieds nus!
+
+ Dansez en roulant des hanches
+ Le long des pierres du bord,
+ Les petites barques blanches
+ Qu'on laisse au port!
+
+ Dansez, les peintes en rouge,
+ Dansez, les peintes en bleu,
+ Sur votre reflet qui bouge
+ Toujours un peu!
+
+ Dansez, les neuves, parées,
+ Et les très vieilles, qui n'ont,
+ Pour éblouir les marées,
+ Plus que leur nom!
+
+ Que chacune dans la Rance
+ Mire le beau nom qu'elle a!
+ Et dansez, _Bonne Espérance_,
+ _Maris Stella_!
+
+ Dansez, la _Belle Jeannette_,
+ Dansez, les _Trois Bonnes Gens_,
+ Le _Vieux Gabier_, la _Mouette_,
+ Les _Deux Sergents_!
+
+ Trompez, la _Nouvelle-Zemble_,
+ Votre impatience par
+ Un balancement qui semble
+ Presque un départ!
+
+ Là-bas, en blancheurs confuses,
+ Ces champignons des remous
+ Qu'on appelle des méduses
+ Naviguent, mous!
+
+ Dansez en rêvant aux vagues!
+ Ah! sur l'eau, d'un coup profond,
+ Quels colliers et quelles bagues
+ Les rames font!
+
+ Dans l'odeur d'algue et d'éponge
+ Du petit port trop serein,
+ Barques, bercez-vous d'un songe
+ Glauque et marin!
+
+ Acceptez ces ondes plates!
+ Le long de vos ventres ronds
+ Repliez, comme des pattes,
+ Vos avirons!
+
+ Faites comme les poètes:
+ Dans le banal clapotis
+ Trouvez les flots des tempêtes
+ En plus petits!
+
+ Sur l'eau verte où des bicoques
+ Mirent leurs toits renversés,
+ Vous poussant un peu des coques,
+ Barques, dansez,
+
+ En rêvant aux villes claires
+ Des pays orientaux
+ Qui, de près, sont des misères!
+ En rêvant aux
+
+ Archipels blonds et fertiles
+ Qui, si vous en approchez,
+ Vous paraîtront moins des îles
+ Que des rochers!
+
+ Sachez la vertu d'un câble,
+ Et que tout l'or du lointain
+ Est dans ce chanvre implacable
+ Qui vous retient!
+
+ On fait dans le creux d'une anse
+ Les voyages les plus beaux
+ Pendant qu'on tire en silence
+ Sur ses anneaux!
+
+ Alors, pourquoi le voyage?
+ Mon Dieu, si c'est pour laisser
+ Un sillage,--tout sillage
+ Doit s'effacer!
+
+ C'est pourquoi, dansez sur place!
+ On voit au loin Saint-Malo...
+ Le soir vient... la brise est lasse...
+ Dansez sur l'eau!
+
+Bords de la Rance, 1892.
+
+
+IV
+
+MATIN
+
+ Il fait un temps si beau que l'on n'ose pas vivre.
+ On est comme l'enfant qu'intimide et qu'enivre
+ Le cadeau trop vermeil qu'il n'ose pas toucher.
+ On est comme devant une fleur de pêcher
+ Qu'on craint, en la cueillant, de connaître fragile.
+ Il fait un temps si beau qu'on dirait que Virgile
+ A voulu, ce matin, nous parler de plus près.
+ Un paysage entier fuit entre deux cyprès.
+ C'est l'heure la plus douce encor que l'on ait eue.
+ On descend vers le lac, et, comme la statue
+ Qu'éveillait peu à peu Monsieur de Condillac,
+ On n'est plus qu'un parfum de rose près du lac.
+ On ne sait pas pourquoi, ce matin, les buées
+ Se sont, aux flancs des monts, si bien distribuées.
+ C'est trop. L'on est honteux de ce matin si pur.
+ On devrait être heureux, baigné de tant d'azur
+ Qu'il semble qu'on respire au bout d'une presqu'île,
+ Mais, quand l'air est trop doux, le coeur n'est pas tranquille.
+ Il fait un temps si beau que, gauche et stupéfait,
+ On n'ose se servir de ce beau temps qu'il fait.
+ On voudrait décliner humblement l'atmosphère.
+ Il fait un temps si beau que, tout ce qu'on peut faire,
+ C'est de vivre. Et l'on vit. Mais non sans un remords.
+ Car ce temps est si beau qu'il fait penser aux morts.
+
+
+V
+
+SILENCE
+
+ Le silence est la chose exquise. Du silence
+ Dans de l'ombre, c'est la douceur par excellence!
+ Se taire dans une ombre où l'on ferme les yeux,
+ C'est le plus grand plaisir, c'est le plus anxieux,
+ Le chant le plus parfait, la plus haute prière...
+ Et l'on voit des ronds d'or naître sous sa paupière.
+ Oh! écouter, la nuit, entendre, nuitamment,
+ «Le bruit des ailes du silence!...» (_Saint-Amant._)
+
+ O silence introublé des nuits! Fenêtre ouverte!
+ Ombre muette et bleue! O raison qui déserte!
+ Illusions qui se retrouvent au complet!
+ Chevauchement de la Chimère qui vous plaît!
+ Ou, mieux encor, chagrins bien savourés! retraites
+ D'angoisse, qui ne sont d'aucun rire distraites!
+ Souvenirs d'autant plus chéris dans le secret
+ Qu'on sent que pour personne ils n'auraient d'intérêt!
+ Descentes en soi-même! O prospecteur de l'âme,
+ Silence! pour qui seul le pur filon s'enflamme!
+ ... Plus de voix résonnant, raisonnant (mot haï
+ Par un _é_, moins encor pourtant que par _a, i_!)
+ ... Silence, ami profond qu'on écoute se taire,
+ Quand, dans le soir qui vient, on est assis par terre
+ Et qu'on est éclairé seulement par le feu!
+ Confident qui, toujours, lorsqu'il reçoit l'aveu,
+ Prend la voix de la conscience pour répondre!
+ Glaçon mystérieux qu'on sent sur l'âme fondre
+ Comme celui qu'au front porte un fiévreux brûlant!
+ Silence où l'on se met comme dans un lit blanc!
+ Oh! glisser, dans un grand silence, au fond des chambres,
+ Ses pensers, comme on glisse en un grand lit ses membres.
+ Et puis les étirer longtemps, loin des propos,
+ Et chercher les coins frais du silence!...
+
+ Repos.
+ Arrêt des boniments. Trêve des éloquences.
+ Évasion d'entre les paroles. Vacances
+ Délassement délicieux. Cerveau guéri
+ De tous les coups dont il était endolori
+ Par tout le bruit que font tous les gens qu'on rencontre
+ Et qui ne cessent pas de parler pour et contre
+ La chose indifférente ou l'individu vain.
+ Suprême réconfort. Bain d'eau fraîche... le bain
+ Où les rêves lassés laissent tremper leurs ailes!
+ (Mais, quand ces ailes-là rebattront, auront-elles
+ Jamais l'incomparable et divin battement
+ Des plumages muets qu'écoutait Saint-Amant?)
+
+ O silence!
+
+ Et surtout, ne plus jamais entendre
+ Ceux qui disent, venant par le bouton vous prendre:
+ «Expliquons-nous!».
+
+ Grands dieux! ne nous expliquons plus!
+ On ne s'entend que grâce à des malentendus.
+
+1890.
+
+
+VI
+
+BILLET DE REMERCIEMENT
+
+ Mon cher Mécène, quelques lignes
+ M'avisent que votre intendant
+ Vient de m'expédier deux cygnes
+ Pour embellir mon humble étang.
+
+ Priant les dieux qu'il ne s'égare
+ Sur leurs plumages éclatants
+ Aucun des charbons de la gare,
+ Je les attends! je les attends!
+
+ Après avoir brossé sa veste
+ Et mis dans ses poches du pain,
+ Le vieux jardinier, d'un pas leste,
+ Est allé les chercher au train.
+
+ Moi, des blancheurs plein la cervelle,
+ Fou de ce lumineux cadeau,
+ Je cours annoncer la nouvelle
+ Aux berges de ma pièce d'eau.
+
+ Je suis un peu honteux, à cause
+ Que je n'ai pas pour eux, hélas!
+ L'ombre auguste d'un laurier-rose,
+ L'eau divine d'un Eurotas!
+
+ Mais s'il vit, ce couple de cygnes,
+ Dans mon pauvre lac reflété,
+ Je croirai qu'en mes vers indignes
+ Pourra vivre un jour la beauté.
+
+
+VII
+
+ N'obligez pas le poème
+ Qui, mystérieusement,
+ Voudrait s'ouvrir de lui-même,
+ A devancer le moment.
+
+ Les bouquetières brutales,
+ Quand la fleur tarde à fleurir,
+ Lui soufflent dans les pétales
+ Pour la forcer à s'ouvrir;
+
+ Alors, sur sa tige verte,
+ La rose s'ouvre à regret:
+ Il est vrai qu'elle est ouverte,
+ Mais son parfum n'est pas prêt.
+
+ Et la fleur compare, triste
+ Dans la corbeille d'osier,
+ Ce procédé de fleuriste
+ Au procédé du rosier.
+
+
+VIII
+
+LE SOUVENIR VAGUE OU LES PARENTHÈSES
+
+ Nous étions, ce soir-là, sous un chêne superbe
+ (Un chêne qui n'était peut-être qu'un tilleul),
+ Et j'avais, pour me mettre à vos genoux dans l'herbe,
+ Laissé mon rocking-chair se balancer tout seul.
+
+ Blonde comme on ne l'est que dans les magazines,
+ Vous imprimiez au vôtre un rythme de canot;
+ Un bouvreuil sifflotait dans les branches voisines
+ (Un bouvreuil qui n'était peut-être qu'un linot).
+
+ D'un orchestre lointain arrivait un andante
+ (Andante qui n'était peut-être qu'un flon-flon),
+ Et le grand geste vert d'une branche pendante
+ Semblait, dans l'air du soir, jouer du violon.
+
+ Tout le ciel n'était plus qu'une large chamarre,
+ Et l'on voyait, au loin, dans l'or clair d'un étang
+ (D'un étang qui n'était peut-être qu'une mare),
+ Des reflets d'arbres bleus descendre en tremblotant.
+
+ Et tandis qu'un espoir ouvrait en moi des ailes
+ (Un espoir qui n'était peut-être qu'un désir),
+ Votre balancement m'éventait de dentelles
+ Que mes doigts au passage essayaient de saisir.
+
+ Sur le nombre des plis de vos volants de gazes
+ Je faisais des calculs infinitésimaux,
+ Et languissants, distraits, nous échangions des phrases
+ (Des phrases qui n'étaient peut-être que des mots).
+
+ Votre chapeau de paille agitait sa guirlande,
+ Et votre col, d'un point de Gênes merveilleux
+ (De Gênes qui n'était peut-être que d'Irlande),
+ Se soulevait parfois jusqu'à voiler vos yeux.
+
+ Noir comme un gros pâté sur la marge d'un texte
+ Tomba sur votre robe un insecte, et la peur
+ (Une peur qui n'était peut-être qu'un prétexte)
+ Vous serra contre moi.--Cher insecte grimpeur!
+
+ Un grêle rameau sec levait sur le ciel pâle,
+ Ainsi que pour me mettre en garde, un doigt crochu.
+ Le soir vint. Vous croisiez sur votre gorge un châle
+ (Un châle qui n'était peut-être qu'un fichu).
+
+ L'ombre nous fit glisser aux pires confidences;
+ Et dans votre grand oeil plus tendre et plus hagard
+ J'apercevais une âme aux profondes nuances,
+ (Une âme qui n'était peut-être qu'un regard).
+
+
+IX
+
+ Oui, sans doute, et tant pis pour ceux que l'aveu choque
+ Une âme mélangée, obscure, et de l'époque;
+ Du grave et du frivole, et des hauts et des bas;
+ De grandes lâchetés après de grands combats...
+ Mais, du moins, nulle hypocrisie, une profonde
+ Franchise, un coeur pressé de se montrer au monde,
+ Qui, simplement, toujours, à tous, se dévoila,
+ Disant: «Voici le bien, et, le mal, le voilà;
+ Voilà ce que je suis, ni plus, ni moins»; la crainte
+ Toujours d'être prisé plus qu'on ne vaut, et mainte
+ Fois, pour qu'un sentiment ne devienne trop grand,
+ Le soin de l'amoindrir, vite, en se dénigrant;
+ Pour l'injuste louange autant de gêne à l'âme
+ Que peu d'étonnement pour un injuste blâme;
+ Le mépris d'une estime usurpée et du vol
+ D'une admiration; l'orgueil peut-être fol
+ De vouloir être aimé tel quel, avec ses tares;
+ Et tandis qu'ils s'en vont chantant sur leurs guitares,
+ Tous, toutes les vertus dont le ciel les orna,
+ La fierté satisfaite et rogue, d'un qui n'a
+ Jamais voulu tromper, jamais été de force
+ A remettre au bois mort un peu de verte écorce;
+ Qui, jamais ne mentant et ne bonimentant,
+ N'a voulu de soi-même être le charlatan
+ Et proposer un coeur où la faiblesse abonde
+ Comme le plus naïf et le plus pur du monde;
+ Et qui, fardé, cherchant un traître demi-jour,
+ Jamais n'a raccroché l'amitié ni l'amour;
+ Qui ne veut pas du tout, par surprise, qu'on l'aime,
+ Et qui, s'il est aimé rarement, l'est lui-même,
+ Lui-même pour lui-même, avec son peu de bon,
+ Son beaucoup de mauvais, lui tout entier, et non
+ Je ne sais quel monsieur de haute fantaisie
+ Fabriqué sans défauts par son hypocrisie.
+
+ Et tandis que je rêve ainsi, tout exalté
+ De découvrir en moi cette ultime fierté
+ Qui loin de toute feinte abaissante me pousse,
+ Une petite voix insidieuse et douce
+ Vient murmurer tout près de moi: «Turlututu!
+ Cette franchise, est-ce vraiment de la vertu?
+ Cet effroi du mensonge à soutenir, qui gêne,
+ Ce superbe refus de se donner la peine
+ De jouer, pour les gens, tout un long rôle appris,
+ De se contraindre en quoi que ce soit, ce mépris
+ De toute hypocrisie,--entre nous, ne serait-ce
+ Pas simplement l'effet d'une extrême paresse?»
+
+
+X
+
+NOS RIRES
+
+ Malgré l'amour, la vie et l'heure et les périls,
+ Nous rions quelquefois des rires puérils,
+ Des rires dont le son doit étonner nos âmes;
+ Pour rien, pour un détail dont nous nous avisâmes,
+ Des rires fous qui sont des fous rires vraiment.
+ Et nous pour qui l'amour est un déchirement,
+ La vie un songe en pleurs, l'heure une fuite pâle,
+ Et pour qui les périls ouvrent un long dédale,
+ Malgré l'amour, la vie, et l'heure et les périls,
+ Nos rires sont parfois de si brusques avrils,
+ Nos rires font sous bois des musiques si franches,
+ Si fraîches, qu'entendus de loin, entre les branches,
+ Par le passant qui rêve et ralentit le pas,
+ Ils doivent lui donner--hélas! il ne sait pas!--
+ L'illusion que là le bonheur simple habite,
+ Que la tendresse est calme, et la maison petite,
+ Et qu'on ignore encor tous les mauvais frissons.
+ Mais nous, nous cependant, lorsque ainsi nous laissons,
+ Gourmandes de gaîtés après de trop longs jeûnes,
+ Rire un peu, malgré nous, nos lèvres... qui sont jeunes,
+ Toujours nous évitons avec les plus grands soins
+ De laisser se croiser nos yeux... qui le sont moins,
+ Et, riant, nous n'osons nous regarder en face,
+ De peur qu'en un sanglot le rire ne se casse.
+
+
+XI
+
+LES DEUX CAVALIERS
+
+ Parce que j'ai voulu tourner beaucoup de clefs,
+ Parce que j'ai voulu pousser beaucoup de portes,
+ J'ai vu pendre à des clous mes rêves étranglés,
+ J'ai vu du sang caillé dans des cheveux bouclés,
+ J'ai vu d'affreux yeux blancs,--j'ai vu les Femmes Mortes!
+
+ Et depuis que je vis ces mortes, et depuis
+ Que, pâles, je les vis dans leurs robes à queue,
+ Le vieux Seigneur des Spleens, le Sire des Ennuis
+ Plonge en mon coeur un couteau long comme mes nuits,
+ A la manière du sinistre Barbe-Bleue.
+
+ En vain, pour surveiller les chemins d'alentour,
+ --Hélas, quelle arrivée attendre, ou quel retour?--
+ J'ai fait monter mon Ame au sommet de la tour.
+ Je sens entrer en moi, lentement, cette lame
+ Que la cruelle main excelle à retenir.
+ Et je crie: «Ame, ma soeur Ame,
+ Ne vois-tu rien venir?»
+
+ Et l'Ame me répond: «Je ne vois rien que l'herbe,
+ L'herbe vulgaire, et courte, et vile, qui verdoie.
+ --Quoi! rien de clair, de grand, de chantant, de superbe?
+ --Rien que la platitude immense, qui poudroie!
+ --Quoi! vers ta blanche tour, en hâte, ne s'éploie,
+ Par le ciel de soie,
+ Aucun oiseau bleu?
+ --Non! sur le sol boueux, aussi loin que je voie,
+ Il ne vient qu'une oie
+ Claudicante un peu.»
+
+ --«Je sens qu'on m'entre cette lame!
+ Ne vois tu rien venir, soeur Ame?»
+
+ Elle répond:
+ «Je ne vois rien
+ Passer le pont!»
+
+ Elle répond:
+ «Je ne vois rien,
+ Sur l'or céleste,
+ Que le moulin
+ Du discours vain
+ Dont le seul geste
+ Répond au mien.»
+
+ «Ne vois-tu rien venir?--Non rien,
+ Sur la grand'route, que le chien,
+ Je ne vois rien, sur la grand'route,
+ Que le chien poussiéreux du Doute,
+ Que le caniche fantômal
+ Que Faust écoute,
+ Que l'éternel et le banal
+ Barbet du mal.»
+
+ Et je crie: «Ame, ma soeur Ame,
+ Ne vois-tu rien venir?--Non, rien,
+ Sinon, toujours, le même infâme
+ Troupeau de jours pareils, qui vient!»
+
+ --«Ma soeur Ame, regarde bien!
+ Ne vois-tu rien venir?--Non, rien!
+ Sur la plaine où, du regard, j'erre,
+ Rien que la stupide bergère;
+ Aucune princesse étrangère;
+ Ni messager, ni messagère;
+ Et si, quelquefois, mensongère,
+ Une blancheur va s'élevant,
+ C'est un nuage de poussière
+ Qui ne précède que du vent!»
+
+ --«Je sens qu'on m'entre cette lame!
+ Ne vois-tu rien venir, soeur Ame?
+ Ma soeur Ame, regarde bien!»
+ Et ma soeur Ame ne voit rien!
+
+ Mais, un jour, il faudra que ma soeur Ame voie
+ Arriver du lointain, sur l'herbe qui verdoie,
+ Les deux cavaliers,
+ Qui, plus vite au signal du mouchoir qui s'agite,
+ Fendent l'air en piquant des deux, et qui, plus vite,
+ Sautent les halliers.
+
+ Alors, nous n'aurons plus, mon Ame, qu'à nous taire!
+ Et, laissant leurs chevaux dans la cour solitaire,
+ Alors le noir dragon et le blanc mousquetaire
+ Monteront par l'étroit escalier, monteront
+ Si vite par l'étroit petit escalier rond,
+ Qu'étant aux pieds du monstre, encore, les mains jointes,
+ Je lui verrai soudain jaillir du sein deux pointes,
+ Car, entrés par derrière en ouvrant les rideaux,
+ Tous deux l'auront ensemble estoqué dans le dos!
+
+ Qui sera le dragon et qui le mousquetaire?
+ Seront-ils des soldats du ciel ou de la terre,
+ Les deux bons assassins qui, brusques, entreront
+ Dans la chambre où l'Ennui me tue, et le tueront?
+ Mon Ame, ces soldats, mes frères et les vôtres,
+ Seront-ils le Malheur et l'Amour... ou deux autres?
+ Deux autres?... Mais lesquels?... Lorsqu'on entend un pas,
+ Ce sont toujours ceux-là qui viennent, n'est-ce pas?
+ Sous quel nom viennent-ils? Sous quel masque? On l'ignore...
+ Mais je suis sûr qu'un jour, dans l'escalier sonore,
+ Signal de mon salut, ma soeur, nous entendrons
+ Le tintement précipité des éperons.
+
+
+XII
+
+L'HEURE CHARMANTE
+
+ Le repas s'achevait en musique, aux bougies.
+ Le vieux parc n'était plus le parc aux élégies,
+ Mais s'éclairait de ces lanternes du Japon
+ Qui, sous le fil de fer léger qui leur sert d'anse,
+ Au moindre éveil de brise entrent toutes en danse,
+ En étirant leurs corps annelés, de crépon.
+
+ Des reflets s'en allaient sous l'eau du lac moirée
+ Croiser leurs vrilles d'or. Ce fut une soirée
+ Unique. Le feuillage était notre plafond;
+ Des étoiles luisaient dans tous les interstices;
+ Les décors naturels se mêlaient aux factices;
+ L'amour était frivole, ému, libre, profond.
+
+ Le réel avait tu sa rumeur importune.
+ Les ombrelles des pins se veloutaient de lune.
+ Un désordre joyeux régnait dans le couvert.
+ Les candélabres hauts de vieille argenterie
+ Portaient, à chaque branche, une flamme fleurie
+ D'un lilliputien abat-jour, mauve ou vert.
+
+ Ce fut une soirée unique de magie
+ Et dont nous garderons toujours la nostalgie:
+ Les coeurs étaient de choix, les esprits aristos;
+ Les silences disaient des passages de rêves;
+ Puis les mots repartaient, ennoblis par ces trêves,
+ Et les âmes vibraient ainsi que les cristaux.
+
+ Le vin était d'Asti; le luxe, véritable;
+ Des violettes en tous sens jonchaient la table;
+ Les unes se mouraient: elles étaient des bois;
+ D'autres duraient encore: elles étaient de Parme;
+ D'un verre qu'on eût dit soufflé dans une larme,
+ Des roses s'effeuillaient d'un seul coup, quelquefois.
+
+ Le moindre pli, le moindre noeud, la moindre ganse,
+ Résumait en soi seul des siècles d'élégance;
+ Le moindre mot de ces charmants civilisés,
+ Des siècles de finesse; et, dans les accessoires
+ Les plus inattendus, des siècles de victoires
+ Sur la lourde matière étaient totalisés.
+
+ On disputait de poésie et de musique;
+ Un doux bavard faisait de la métaphysique;
+ Les fraises, cependant, d'un tas pyramidal
+ S'écroulaient et roulaient sous les doigts des gourmandes;
+ Les rieuses offraient moitié de leurs amandes;
+ On entendait quelqu'un qui parlait de Stendhal.
+
+ Et les glaces fondaient, minuscules banquises,
+ En délivrant des fleurs qui dedans étaient prises.
+ On se sentait parfois dans une extase, et puis
+ On ne savait plus trop d'où venait cette extase,
+ Si c'était du joli mystère d'une phrase,
+ Ou de la nouveauté d'un couteau pour les fruits.
+
+ Ce fut l'heure où, parmi les coupes de Venise,
+ Dans un accoudement satisfait, s'éternise
+ L'égrènement rêveur des grappes de muscats;
+ Alors les beaux distraits qu'être une énigme flatte
+ Sourirent d'un sourire un peu haut sur cravate
+ Et tinrent des propos obscurs et délicats.
+
+ L'amour était ému, libre, profond, frivole;
+ Ceux-ci, faux puérils, jouaient à pigeon-vole;
+ Ceux-là disaient des vers. Et quand les premiers feux
+ Palpitèrent, des cigarettes allumées,
+ Aux cheveux plus légers que de blondes fumées
+ La fumée emmêla de bleuâtres cheveux.
+
+ Le paradoxe était aux lèvres des plus sages;
+ Les fracs étaient fleuris d'oeillets pris aux corsages;
+ Et, comme on entendait de lointains violons,
+ Les femmes ne faisaient que des réponses vagues,
+ Et, machinalement, changeaient de doigts leurs bagues,
+ Avec des rires brefs et des regards très longs.
+
+ L'orchestre avait bien soin de n'être pas tzigane;
+ Sa valse eût fait valser Urgèle avec Morgane;
+ Puis, elle se taisait, pour reprendre soudain.
+ Ce fut une soirée unique de magie.
+ Contre tous les parfums d'un boudoir-tabagie
+ Luttaient tous les parfums d'un nocturne jardin.
+
+ Oh! les rires troublés! oh! les beaux bruits de jupes!
+ Les plaintes, à mi-voix, ironiques, des dupes!
+ Les mots précis partant des coins esthétisants,
+ Les mots vagues des coins philosophants, les drôles
+ Des coins moqueurs... et les blancs haussements d'épaules
+ Aux madrigaux musqués des dolents bien-disants!
+
+ Puis, les frissons frileux dans les robes ouvertes,
+ Et, le soir fraîchissant, les fichus et les berthes
+ Jetés vite aux cous nus par les prestes galants;
+ Les fuites s'estompant, doubles, sous les grands arbres;
+ Les gestes bleus parmi les gestes blancs des marbres;
+ Les barques, sur le lac, commençant des tours lents;
+
+ Les barques promenant des chants et des lumières...
+ Énervements heureux et fébrilités chères!
+ Celui-ci qui, burlesque, éveillant des frons-frons,
+ Tente un refrain narquois sur une mandoline,
+ Cet autre proposant d'aller sur la colline...
+ Et la noble pâleur de tous ces jeunes fronts!
+
+ Ce fut une soirée unique de magie.
+ Le vent malin souffla la dernière bougie
+ Devant que se fondît notre ultime sorbet.
+ Parfois, faisant pousser des cris aux robes blanches,
+ On voyait, incendie indiscret sous les branches,
+ Une lanterne japonaise qui flambait.
+
+ Et nous nous augmentions l'exquis de cette fête
+ De la sentir frivole, imprudente, inquiète;
+ Et, délicats devins d'un brutal avenir,
+ Assurés de bientôt périr,--et quels artistes!--
+ Tous, nous la savourions, charmés, finement tristes,
+ Comme on fait ce qui doit et ce qui va finir!
+
+ Et ces chants, ces propos, ces clartés et ces femmes,
+ Et la communion légère de ces âmes,
+ Et ces plaisirs polis et doux d'honnêtes gens,
+ --Honnêtes, mais pervers un peu,--ces nonchalances,
+ Ces voix discrètes, ces musiques, ces silences,
+ Cette complicité parfaite d'indulgents,
+
+ La fraîcheur, sous les doigts, de ces perles, ces grâces,
+ Cette confusion d'esprits de toutes races,
+ Ces minutes, ce parc où l'on était si bien,
+ Joignaient le charme encore, à tant de charmes rares,
+ De tout ce que déjà menacent les barbares,
+ De tout ce dont bientôt il ne restera rien!
+
+1892.
+
+
+XIII
+
+LE CAUCHEMAR
+
+ Nous étions prisonniers entre les quatre murs
+ D'une bibliothèque aux fenêtres grillées
+ Et d'où nous entendions sonner, rythmés et durs,
+ Des coups toujours suivis d'un long bruit de feuillées.
+
+ On abattait les bois autour de la prison;
+ Et, sans cesse, parmi la pénombre des branches,
+ Infligeant aux forêts de grands trous d'horizon,
+ La hache bleue avait des promptitudes blanches.
+
+ L'aubier meurtri rendait un déchirant parfum;
+ Et les hauts bûcherons triomphaient de leur force
+ Qui savent, en deux coups, faire, sur un tronc brun,
+ La blessure gommeuse aux deux lèvres d'écorce.
+
+ Et, sans cesse, à travers les barreaux, nous voyions
+ Un arbre ouvrir les bras dans l'or de la fenêtre,
+ Tournoyer comme pour s'accrocher aux rayons,
+ Et tomber. L'if tombait. L'orme tombait. Le hêtre
+
+ Tombait. Des voix criaient: «Abattez le noyer!
+ Coupez le cèdre auguste où passe le vent libre!
+ Car il nous faut du bois, du bois pour le broyer,
+ Du bois pour qu'on le râpe et pour qu'on le défibre!»
+
+ Ces cris se distinguaient dans l'innombrable cri:
+ «Pour chaque arbre abattu j'offre un billet de banque!
+ Abattez les forêts--car tout le monde écrit,
+ Le papier va manquer! Le papier manque! Il manque,
+
+ «Car le nombre croissant des écrivains profonds,
+ Puissants, probes, nouveaux, sincères, purs, utiles,
+ Devient supérieur au nombre des chiffons
+ Que trouvent les crochets dans l'ordure des villes!
+
+ «Puisque le haillon manque aux boîtes du préfet,
+ Abattez, bûcherons, tous les arbres en hâte!
+ Et qu'on mette leur bois en pâte, puisqu'on fait
+ Du bon papier avec le bois qu'on met en pâte!»
+
+ Et pour mieux faire à l'arbre une entaille en biseau,
+ Les bûcherons crachaient dans leurs mains des salives;
+ Et quand l'arbre tombait, parfois un nid d'oiseau
+ Éparpillait au loin cinq petites olives.
+
+ Et tandis que des chars emportaient ces piliers
+ Dont la longueur traînante aux chemins se profane,
+ On entendait crier des ordres singuliers:
+ «Mêlez le carbonate avec la colophane!
+
+ «Au travail! L'atmosphère est à deux cents degrés!
+ Cylindrez! Calandrez! Couchez! Mettez en colle!
+ Pour défibrer le bois nos meules sont en grès!
+ Vite! Le monde écrit comme une immense école!
+
+ «Quand passent deux passants, soyez sûr que dans l'un
+ Un Montaigne est éclos, ou va, dans l'autre, éclore.
+ C'est pourquoi, préparez la fécule et l'alun!
+ Neutralisez avec des sulfites le chlore!»
+
+ Et d'autres voix criaient: «Le papier manque! Il faut
+ Que, craquant à la place où la hache l'échancre,
+ Le cèdre se décide à tomber de son haut
+ Afin que nous puissions utiliser notre encre!
+
+ «La page de ce soir, sur quoi l'écrirons-nous?»
+ Et, la hache à leurs troncs faisant une jointure,
+ Les cèdres fléchissaient comme de grands genoux.
+ --Et la journée avait sa page d'écriture.
+
+ Et les rois, les ténors, les banquiers, les tailleurs,
+ Tous griffonnaient leur page,--et même les poètes!
+ Comme s'il se pouvait que des strophes ailleurs
+ Que sur l'onde et le sable aient jamais été faites!
+
+ «Fabriquer du papier, c'est là l'essentiel!
+ Puisqu'il est des auteurs de quoi couvrir la terre,
+ Il nous faut du papier de quoi vêtir le ciel!»
+ C'est ainsi que criaient des voix. Et le mystère,
+
+ La fraîcheur, le parfum, l'ombre, l'asile, l'eau,
+ S'en allaient avec l'arbre. Et l'on criait: «Il semble
+ Que l'on puisse employer le tremble et le bouleau!»
+ Et le bouleau tombait, abattu sur le tremble!
+
+ «Les sapins sont très bons!» Cylindre et laminoir
+ Avalaient les sapins qu'ils rendaient dans des cuves;
+ Les sapins sortaient blancs qui venaient d'entrer noirs;
+ Et le grand vent des monts ne portait plus d'effluves!
+
+ «Les peupliers sont excellents!» Les peupliers
+ Tombaient en frissonnant de leurs longues échines,
+ Et puis, broyés, blanchis, lissés, coupés, pliés,
+ S'envolaient en journaux des ardentes machines!
+
+ «A cause de ses fleurs gardez l'acacia!»
+ Ont, dans l'acacia, gémi les tourterelles.
+ Mais les femmes voulant écrire, on le scia,
+ Et l'arbre en fleurs devint trois cahiers blancs pour elles!
+
+ Et les femmes faisaient leur livre. Et les enfants
+ Faisaient leur petit livre. Et c'est pourquoi, par troupes,
+ On voyait s'échapper des biches et des faons
+ Du bois où sombrement l'on pratiquait des coupes.
+
+ Et tandis que les bois allaient se dépeuplant,
+ Sans cesse on entendait mille plumes hâtives
+ Grincer au premier plan, tandis qu'au second plan
+ Continuellement ronflaient les rotatives.
+
+ Eux-mêmes--car ceci se passait en des temps
+ Où tout ce qui venait du livre était la gloire!--
+ Afin qu'on parlât d'eux, les arbres palpitants
+ Désiraient la cognée et voulaient la doloire!
+
+ Les beaux arbres disaient--car ces temps furent tels--:
+ «Il est beau d'être beau, mais il faut qu'on le sache!
+ Émigrons dans les vers afin d'être immortels!
+ Oui, tomber dans Ronsard vaut bien un coup de hache!»
+
+ Et comme la nature et ses vertes beautés
+ Rendaient tous les humains impatients d'écrire,
+ Les arbres s'écroulaient afin d'être chantés,
+ Les bois disparaissaient pour qu'on pût les décrire!
+
+ Et, bois inspirateurs, bois pleins de souffles, bois
+ Dont Jeanne d'Arc disait, en parlant à ses juges:
+ «Si j'étais dans les bois j'entendrais bien mes voix!»
+ Ainsi vous périssiez, solitudes, refuges!
+
+ Nous, pourtant, nous lisions, penchés sur des bureaux;
+ Et quand d'un livre ouvert nous levions le visage,
+ Nous n'apercevions plus à travers les barreaux
+ Que deux ou trois forêts au fond du paysage!
+
+ Et plus on écrivait, et plus on imprimait,
+ Plus les quatre parois s'épaississant de livres,
+ Automatiquement sur nous se refermait
+ La chambre où des mots creux nous tenaient lieu de vivres.
+
+ Mais, sans même observer qu'elle se resserrât,
+ Tout joyeux d'habiter la ratière livresque,
+ Chacun de nous passait, selon ses goûts de rat,
+ Du lard scientifique au sucre romanesque.
+
+ Et toujours, lentement, sûrement, par milliers,
+ Les volumes venaient s'ajouter aux volumes,
+ Toujours, tous les brochés à tous les reliés,
+ Tous ceux que nous lirons à tous ceux que nous lûmes!
+
+ Et n'ayant que leurs noms, jamais, de différents,
+ Histoires sur romans, et romans sur poèmes,
+ Ils triplaient, quadruplaient et quintuplaient leurs rangs,
+ Faisant toujours semblant de n'être pas les mêmes!
+
+ Et plus s'élargissaient les horizons dehors,
+ Plus la prison, dedans, se rétrécissait, comme
+ Si, frappant tous ces coups, donnant tous ces efforts,
+ L'homme ne travaillait que pour étouffer l'homme!
+
+ Et mangeant peu à peu l'espace tout entier
+ Dans lequel la lecture épuisait nos fantômes,
+ Les murs ne nous laissaient maintenant qu'un sentier
+ Où nous courions encore en compulsant des tomes!
+
+ Il n'y avait plus rien dehors qu'un pays plat.
+ Rien ne méritait plus, dans l'aride nature,
+ Ni qu'on le respirât, ni qu'on le contemplât:
+ Tout était devenu de la littérature!
+
+ A peine restait-il des bois vendus sur pied
+ Ces brindilles qu'au soir, fagotier, tu recueilles:
+ Tous les arbres étaient devenus du papier;
+ On trouvait des feuillets quand on cherchait des feuilles!
+
+ Les papetiers vendaient les bois aux imprimeurs.
+ Sitôt qu'un petit homme avait offert un chèque,
+ Une forêt tombait en murmurant: «Je meurs!»
+ Et les murs avançaient dans la bibliothèque!
+
+ Mais voici que, surpris par le progrès des murs,
+ Nous vîmes tout d'un coup qu'entre ces murs, nos têtes
+ Allaient, en s'écrasant comme des fruits trop mûrs,
+ Rendre leur pauvre jus de mots et d'épithètes!
+
+ Nous connûmes trop tard les immenses regrets.
+ Le livre même en eut pour ce qu'on assassine.
+ «_Dieux! que ne suis-je assise à l'ombre des forêts!_»
+ Soupira vainement la Phèdre de Racine.
+
+ On entendit gémir le grand vers de Hugo:
+ «_Les pourpres du couchant sont dans les branches d'arbre!_»
+ Les branches n'étaient plus, ô pourpres, qu'un fagot,
+ Et vous faisiez mentir l'alexandrin de marbre!
+
+ Alors, près de mourir, lorsque le dernier bois
+ Jeta la dernière ombre au bord d'une prairie,
+ Nous comprîmes soudain, pour la première fois,
+ Que nous avions vécu dans une librairie;
+
+ Que les arbres d'avril et que les fleurs de mai
+ Avaient en vain passé devant nos âmes closes;
+ Car nous n'avions rien vu, rien connu, rien aimé,
+ Que l'image du monde et le portrait des choses!
+
+ Nous criâmes d'horreur; et pâles, voulant fuir,
+ Nous visitions les murs, nous cherchions les fenêtres,
+ De ces mains qui n'avaient caressé que du cuir,
+ De ces yeux qui n'avaient adoré que des lettres!
+
+ Nous comprîmes, pendant qu'entraient dans notre chair
+ Le maroquin rugueux ou le vélin jaunâtre,
+ Et la douceur de vivre et la beauté de l'air
+ Que chantait au lointain l'ignorance d'un pâtre!
+
+ Nous criâmes d'amour, quand craquèrent nos os,
+ Vers le soleil couchant dont s'allongeaient les cuivres,
+ Et, les livres des murs s'étant touchés du dos,
+ Nous fûmes écrasés entre des dos de livres!
+
+1891.
+
+
+
+
+III
+
+LA MAISON DES PYRÉNÉES
+
+
+I
+
+LA MAISON
+
+ O toiture, tu te dessines!
+ Asile vert, je te revois!
+ Quatre colonnes de glycines
+ Supportent deux balcons de bois.
+
+ Le store met une paupière
+ Au regard d'un miroir sans tain;
+ Et le bon jardinier Jean-Pierre
+ Flûte un petit rire enfantin.
+
+ L'étroit pont de schiste se marbre
+ Des ombres de la frondaison.
+ Le piano chante dans l'arbre,
+ Tant l'arbre est près de la maison.
+
+ La clôture est une volière
+ Où les oiseaux chantent en choeur
+ Qu'il faut bien agiter le lierre
+ Puisqu'il a la forme d'un coeur.
+
+ Toute cette maison chantante
+ Qui se mire dans un ruisseau
+ Sent le coutil, comme une tente,
+ Et sent l'iris, comme un berceau!
+
+ Décoré d'une antique huche
+ Et de trois chaises, l'escalier
+ Sent la cire, comme une ruche,
+ Et la pomme, comme un cellier.
+
+ Au salon tendu de cretonne,
+ Un doux lustre vénitien,
+ Quand nos rires montent, s'étonne
+ De se sentir moins ancien;
+
+ Les portes que le vernis dore
+ Semblent, pour rendre ce salon
+ Plus délicatement sonore,
+ Faites en bois de violon.
+
+ A voix haute on lit en famille
+ Tout ce qu'apporte le facteur,
+ Et la sonnette de la grille
+ Est la sonnette du bonheur!
+
+ Je revois tout cela!--L'abeille
+ Bourdonnait, et j'avais dix ans.
+ Ah! je crois que je me réveille
+ Dans ma chambre aux parquets luisants!
+
+ Les hauts volets de cette chambre
+ Étant de ce bois odorant,
+ De ce beau sapin couleur d'ambre
+ Que le soleil rend transparent,
+
+ Je pouvais, les fenêtres closes,
+ Dire que le ciel était bleu
+ Lorsque les volets étaient roses
+ Comme des doigts devant le feu!
+
+ Pour voir les pics couverts de neige
+ En faisant le grand tour du val,
+ Le vieil écuyer du manège
+ Venait me chercher à cheval.
+
+ Je rentrais... Abeille, je t'aime,
+ Qui, comme un miel sur du pain sec,
+ Mettais sur le grec de mon thème
+ Un murmure beaucoup plus grec!
+
+ Minutes que rendaient célestes
+ La mélodie et le travail!
+ Tous nos orgueils étaient modestes
+ Comme des bijoux de corail.
+
+ Le soleil baignait Sauvegarde.
+ Monsieur l'Inspecteur des forêts
+ Envoyait souvent, par un garde,
+ Des fougères que j'adorais!
+
+ Et cette maison de campagne
+ Sentait, lorsque tombait le jour,
+ La mousse, comme la montagne,
+ Le mystère, comme l'amour!
+
+ Un grand chapeau garni de tulle
+ Pendait aux cornes d'un isard.
+ Mon père traduisait Catulle,
+ Et ma soeur déchiffrait Mozart.
+
+
+II
+
+LES PYRÉNÉES
+
+ Pourquoi suis-je, ô mes Pyrénées,
+ Attiré sans cesse vers vous,
+ Et, riantes ou ravinées,
+ Qu'avez-vous pour moi de si doux?
+
+ Lorsque j'arrive de Provence
+ A travers des champs de maïs,
+ D'où vient que je sens à l'avance
+ Votre odeur de gouffre et de lys?
+
+ D'où vient qu'à vingt ans comme à douze
+ Je suis debout dans le wagon,
+ Dès qu'on a dépassé Toulouse,
+ Pour vous chercher à l'horizon?
+
+ Et sitôt qu'au béret d'un pâtre
+ Je connais que vous approchez,
+ Quel est ce courant d'air bleuâtre
+ Qui m'aspire entre vos rochers?
+
+ D'où vient que, lorsque à votre charme
+ Je veux résister, c'est vraiment
+ Comme si par le fer d'une arme
+ Je rendais plus fort un aimant?
+
+ D'où vient que pour moi, sur la terre,
+ Il n'est d'Alpes ni d'Apennins
+ M'attirant avec ce mystère
+ Qu'ont les grands pouvoirs féminins?
+
+ D'où vient qu'en Tyrol et qu'en Suisse,
+ Où je suis allé par hasard,
+ Il n'est pas un chamois qui puisse
+ Me sembler beau comme un isard?
+
+ Où donc est-elle cette force
+ A quoi je sens que j'obéis?
+ Dans quelle fleur? Sous quelle écorce?
+ D'où vient que j'aime ce pays?
+
+ J'aurais pu le trouver superbe
+ Sans le trouver aussi charmant:
+ Quelle est, entre ses herbes, l'herbe
+ D'où naquit cet enchantement?
+
+ Lézard vivant ou feuille morte,
+ Un talisman se glissa-t-il
+ Dans l'humble butin qu'on rapporte
+ D'une course au bord d'un péril?
+
+ Qui de vous est une amulette,
+ Caillou blanc où luit un mica,
+ Pierre à l'odeur de violette,
+ Bouquet au parfum d'arnica?
+
+ Quels cristaux, quelles marcassites,
+ Grands monts où je me trouve heureux,
+ Font-ils que, né loin de vos sites,
+ Je me sens adopté par eux?
+
+ Effleurai-je une mandragore
+ Dans les racines d'un sapin
+ Quand je me rendais à Bigorre
+ En passant par le col d'Aspin?
+
+ Je n'ai pas l'âme montagnarde:
+ D'où vient que vous me retenez,
+ Pâle ciel que le mont regarde
+ Avec de grands lacs étonnés?
+
+ Est-il une Circé des neiges
+ Versant son philtre au ruisseau clair?
+ Où donc êtes-vous, sortilèges?
+ Dans l'eau, dans la terre ou dans l'air?
+
+ Je cherche... D'où m'êtes-vous nées,
+ Tendresses pour ce haut jardin?
+ --Mais dans le soir des Pyrénées,
+ Ma mémoire s'ouvre soudain.
+
+ Dans le soir une phrase vole,
+ Par mon père dite jadis:
+ «Ta grand'mère était espagnole.»
+ Ma grand'mère était de Cadix!
+
+ Ah! je comprends, montagne verte,
+ Pourquoi, souvent, dans vos sentiers,
+ J'ai marché d'un pas plus alerte
+ En rencontrant des muletiers!
+
+ Au tournant poudreux d'une route,
+ Je comprends, quand je vous entends,
+ Pourquoi, toujours, je vous écoute,
+ Grelots sonores, si longtemps!
+
+ Voilà pourquoi, sous les étoiles,
+ Je vous guettais au coin des ponts,
+ Attelages couverts de toiles,
+ De sparterie et de pompons!
+
+ Pourquoi j'aimais voir les saccades
+ Que l'âne imprime aux cacolets
+ Lancer dans l'argent des cascades,
+ Des grains de raisins violets!
+
+ Tout s'explique,--et, bal du dimanche,
+ Pourquoi, toujours, mon coeur battit
+ Lorsque l'espadrille était blanche
+ Et que le pied était petit!
+
+ Je n'étais pas traître ou fantasque
+ Quand j'aimais, dans les bruits du bal,
+ Presque autant le tambour de basque
+ Que le tambourin provençal.
+
+ Ce n'est pas l'odeur forestière
+ Que je demande au sapin bleu,
+ C'est le parfum de la frontière
+ D'un pays dont je suis un peu.
+
+ Car l'Espagne qui me possède
+ Et qui fait que je vais, là-haut,
+ --Laissant en bas la brise tiède,--
+ A la rencontre du vent chaud,
+
+ Ce n'est pas cette espagnolade
+ Qui pendant un instant vous a
+ Lorsqu'on mord dans une grenade
+ Ou qu'on respire un mimosa;
+
+ Ni la jeune espagnolerie
+ Qui vous prend quand on lit Musset
+ Et qu'une basquine fleurie
+ Passe dans votre rêve... c'est
+
+ Une Espagne en mon coeur vivante
+ Au point que, lorsqu'il bat le soir,
+ C'est elle, à grands coups, qui s'évente
+ De son petit éventail noir!
+
+ Donc, à ma lyre--est-ce une tare?
+ Mais avec fierté je le dis!--
+ J'ai quelques cordes de guitare:
+ Ma grand'mère était de Cadix!
+
+ Et, ma race, tu m'accompagnes
+ Lorsque ici je cherche, en rôdant
+ Sur la lisière des Espagnes,
+ Un pittoresque plus ardent.
+
+ Si j'aime un nerveux paysage,
+ C'est que je promène sur lui
+ Les yeux qu'avait dans son visage
+ Celle à qui je pense aujourd'hui.
+
+ Quelques piments dans un platane,
+ Un foulard jaune, un grand manteau,
+ Éveillent la voix gaditane
+ Dont parle en moi le contralto.
+
+ Et c'est pourquoi, souvent, je semble,
+ Bien qu'immobile, voyager:
+ Un doux fil qu'on tire et qui tremble
+ Me relie à quelque oranger!
+
+ C'est la raison, blondes cigales,
+ De mon goût pour les grillons bruns,
+ Et de ces humeurs inégales
+ Que me reprochent quelques-uns!
+
+ Mes autres aïeux voient sans haine
+ Cette étrangère qu'il y a
+ Dans la famille phocéenne
+ Que je tiens de Massilia;
+
+ Mais elle! sa race est jalouse,
+ Et, quand mon âme a des sursauts,
+ Je crois bien que cette Andalouse
+ Me dispute à ces Provençaux!
+
+ Ah! quand je sens mon énergie
+ Se briser en moi d'un coup sec,
+ Je suis pris d'une nostalgie
+ Qui ne vient pas d'un marin grec!
+
+ L'ancêtre que je commémore
+ Lorsque ainsi je deviens rêveur,
+ C'est peut-être, ô Cadix! un More
+ Dont la romance est dans mon coeur.
+
+ Et ce qui vers vous, Pyrénées,
+ Sans cesse me ramènera,
+ C'est que vous êtes dessinées
+ Avec des fiertés de sierra!
+
+ C'est que le vent chaud vient vous battre,
+ Ce vent énervant et subtil
+ Qui fait rire comme Henri Quatre
+ Et pleurer comme Boabdil!
+
+ C'est que votre terre, voisine
+ D'un sol où j'ai quelque cousin,
+ Reste encore si sarrasine
+ Qu'un blé s'y nomme sarrasin;
+
+ C'est que toujours votre nature
+ Garde en son frémissant décor
+ Une arabe désinvolture,
+ --Et l'écho sublime d'un cor!
+
+ Je comprends de quel atavisme
+ M'est venu ce besoin moral
+ De sentir un fond d'héroïsme
+ Au tableau le plus pastoral.
+
+ Mon goût même devient logique:
+ Voilà pourquoi, vent africain,
+ Il me faut une Géorgique
+ Retouchée un peu par Lucain!
+
+ Et, Galice, Aragon, si proches
+ De ces cimes qu'on voit blanchir,
+ Pourquoi, toujours, devant ces roches
+ J'aime vivre--sans les franchir!
+
+ Votre Espagne, pour mon Espagne
+ Qui n'est qu'une goutte de sang,
+ Si je passais cette montagne,
+ Aurait un parfum trop puissant!
+
+ Mais ce que la France y mélange
+ Rend ici le parfum léger,
+ Et tout m'est doucement étrange
+ Sans que rien me soit étranger.
+
+ Superbe, et bien assez vermeille
+ Devant l'Espagne qui l'est trop,
+ La montagne est comme Corneille
+ Adaptant Guilhem de Castro!
+
+ Elle mêle une noble mousse
+ Aux rocs qu'un tonnerre ouvragea:
+ C'est de l'Espagne encore douce
+ Et de la France âpre déjà.
+
+ Ceux que le béret auréole
+ S'ajoutent, d'un air que je sais,
+ Ce rien de bravade espagnole
+ Qui rendit toujours plus français!
+
+ Les fouets claquent en mousquetade,
+ Les mots chantent sous le balcon,
+ Et déjà la rodomontade
+ Roule de l'_r_ dans le gascon.
+
+ Folie où la raison chuchote,
+ La bravoure du béarnais
+ Porte Sancho sous Don Quichotte
+ Comme un gilet sous un harnais.
+
+ La sombre cape où l'on s'engonce
+ Ne se voit pas encor souvent;
+ Mais l'oeil sous le sourcil s'enfonce,
+ Et la fenêtre sous l'auvent.
+
+ Lorsque tourbillonnent ces rondes
+ Que l'on noue autour des pressoirs,
+ Quelques femmes sont encor blondes,
+ Tous les raisins ne sont pas noirs!
+
+ Au seuil des blanches maisonnettes
+ Danse un couple auquel je ne vois
+ Pas encore des castagnettes...
+ Déjà des claquements de doigts!
+
+ La danseuse, brusque et gentille,
+ Est encor française... Elle l'est...
+ Mais on dirait que la mantille
+ Commence dans le capulet!
+
+ Au fond des églises agrestes,
+ Riantes comme leurs curés,
+ Les ferveurs sont encor modestes,
+ Les autels déjà trop dorés!
+
+ D'une tendresse encor française,
+ La foi qui dans ces roches vit
+ Aurait peur de sainte Thérèse,
+ Et Bernadette lui suffit!
+
+ Devant ces crêtes mitoyennes
+ Voilà pourquoi je suis si bien:
+ Toute la France de mes veines
+ Dans ce clair pays me retient;
+
+ Car, parmi tout mon sang, vous n'êtes,
+ O goutte de sang espagnol,
+ Que comme entre mille alouettes
+ Un furtif petit rossignol!
+
+ Et si j'aime, depuis l'enfance,
+ Sous ce ciel venir, et rester,
+ C'est qu'ici, sans quitter ma France,
+ J'entends mon Espagne chanter!
+
+
+III
+
+L'EAU
+
+ Luchon, ville des eaux courantes,
+ Où mon enfance avait son toit,
+ L'amour des choses transparentes
+ Me vient évidemment de toi!
+
+ Ton nom seul, plein de bulles blanches,
+ Fait pour moi des ruisseaux couler
+ Sous des passerelles de planches
+ Que mon pied soudain sent trembler!
+
+ Où voit-on les bergeronnettes,
+ Qui s'y connaissent en ruisseaux,
+ Longer plus d'eaux vives et nettes
+ Sous de plus verdoyants arceaux?
+
+ Où la neige daignerait-elle
+ Descendre ainsi du pic sacré
+ Pour former une cascatelle
+ Dès qu'un passant est altéré?
+
+ Où voit-on s'offrir une vasque
+ A chaque tournant de chemin
+ Pour qu'on puisse tenir Vénasque
+ Dans le creux glacé de sa main?
+
+ Ce Vénasque au chapeau de brume
+ Ne cesse pas de faire au val
+ Des générosités d'écume
+ Et des largesses de cristal!
+
+ Prodigue sûr de ses ressources
+ Et que la pelouse bénit,
+ Le mont jette l'argent des sources
+ Par les fenêtres de granit!
+
+ Il veut, formidable Mécène
+ Qui sait que l'eau fait toujours bien,
+ Subvenir à la mise en scène
+ De ce décor virgilien.
+
+ Dans l'herbe, au fond du précipice,
+ Caressant ou rongeant le bord,
+ Partout l'eau sourd, l'eau court, l'eau glisse,
+ L'eau fuit, l'eau bout, l'eau rit, l'eau dort!
+
+ L'eau brille dans ta robe grise
+ Comme des glaives et des socs,
+ Montagne auguste dont Moïse
+ Semble avoir frappé tous les rocs!
+
+ Quand l'eau semble absente, un bruit tendre
+ Nous avise qu'elle est tout près,
+ Et quand on ne peut pas l'entendre,
+ On la sent dans l'odeur des prés.
+
+ O sentiers! ô ruisseaux sans nombre
+ L'un à l'autre se mélangeant!
+ Les sentiers sont des ruisseaux d'ombre,
+ Les ruisseaux des sentiers d'argent!
+
+ A travers d'obliques ondées,
+ L'Aurore, dans un bleu frisson,
+ Voit les collines accoudées
+ Comme des nymphes qu'elles sont!
+
+ Sur leurs épaules incarnates
+ Des torrents glissent, éperdus!
+ Et ces éblouissantes nattes
+ Sont faites de ruisseaux tordus!
+
+ De l'eau partout! Quand la rivière
+ Déborde,--histoire de pouvoir
+ Laisser autour de la chaumière
+ Des petits morceaux de miroir,--
+
+ Les champs ont du ciel dans leurs barbes
+ Comme un vieil homme a des yeux bleus!
+ Et vous savez, chevaux de Tarbes
+ Qui broutez les prés onduleux,
+
+ Combien de ces flaques dormantes
+ Il faut savoir franchir d'un bond
+ Lorsqu'on galope sur les menthes,
+ Dont l'écrasement sent si bon!
+
+ Quelle terre ne serait sèche
+ Auprès de cette terre? Ah! si
+ L'on vivait d'amour et d'eau fraîche,
+ Ce ne pourrait être qu'ici!
+
+ Et des fontaines! des fontaines!
+ Y en a-t-il!... Il y en a
+ Pour toutes les Samaritaines
+ Et pour toutes les Rébecca!
+
+ Partout de l'eau! Toujours des gouttes
+ Aux sandales des vagabonds!
+ Tant d'eau partout que, pour les routes,
+ Il faut, partout, des ponts, des ponts!
+
+ Voûtés comme de bons esclaves,
+ Les ponts, joyeux de leurs fardeaux,
+ Pour leur faire passer les gaves
+ Prennent les routes sur leurs dos!
+
+ Et les routes d'or, qui s'amusent
+ De voir les ponts plonger aux flots
+ Leurs grands pieds de pierre qui s'usent,
+ Ont de longs rires de grelots!
+
+ A l'heure où sortent les bréviaires,
+ Le crépuscule rend divins
+ Ces paysages de rivières,
+ D'arches, de pics et de ravins.
+
+ Et toute cette eau, source ou gave,
+ Sur le roc ou sous les cressons,
+ Voix joyeuse ou silence grave,
+ Nous instruit en fraîches leçons.
+
+ Ah! quelle leçon vaudrait-elle
+ Cette claire leçon d'amour
+ Que donne la neige éternelle
+ En pensant aux ruisseaux d'un jour?
+
+ Où s'apprend la persévérance?
+ C'est au catéchisme de l'Eau
+ Qui, sous des airs d'indifférence,
+ Songe toujours à son niveau.
+
+ Contre la force ou le sarcasme,
+ L'Eau, noble et fine, nous apprend,
+ En bouillonnant, l'enthousiasme,
+ Et la patience, en filtrant!
+
+ Ses conseils n'ont rien de scolaire,
+ Car elle enseigne, en ses ruisseaux,
+ L'utilité de la colère,
+ Des belles chutes, et des sauts!
+
+ Elle murmure avec tendresse
+ --Car elle veut que nous rêvions--
+ Que bien souvent une paresse
+ Peut laisser des alluvions!
+
+ On sait tout lorsque l'on assiste
+ Aux cours délicieux de l'Eau:
+ Sous la fougère et sous le ciste
+ Elle explique, en passant, le Beau,
+
+ Prodiguant l'exemple qui frappe,
+ Elle prouve aussi bien qu'il est
+ Dans l'abondance d'une nappe
+ Que dans la grâce d'un filet.
+
+ La dignité, cet esclavage,
+ Ne rend jamais son flot boudeur;
+ On ne connaît pas le rivage
+ Où l'attachera sa grandeur!
+
+ Son orgueil n'a pas la folie
+ De se priver des jeux charmants.
+ Ah! comme elle aime qu'on oublie
+ Qu'elle est un des quatre éléments!
+
+ Quand de sa crue on s'inquiète,
+ Elle se pique de vermeil,
+ Ne dédaignant pas la paillette
+ Qu'elle sait être du soleil.
+
+ C'est par l'Eau que les blanches cimes
+ Se racontent aux peupliers:
+ Car les glaciers les plus sublimes
+ Parlent en ruisseaux familiers.
+
+ Eh quoi! l'Eau? la soeur de la Terre?
+ L'Eau qui féconde? la grande Eau?
+ L'Eau qui lave et qui désaltère
+ Daigne jouer sous ce rideau?
+
+ Elle joue avec l'écrevisse,
+ Avec le saule... Et, tout d'un coup,
+ Elle va se mettre en service,
+ Elle qui peut inonder tout!
+
+ Elle coulait, large et futile,
+ Sous les terrasses du château,
+ Et puis un besoin d'être utile
+ L'a prise brusquement, cette eau!
+
+ Lâchant la pompe fluviale,
+ Elle file, d'un air malin,
+ Dans la rigole triviale
+ Que lui propose le moulin!
+
+ Elle s'échappe des palettes,
+ Et, bravement, voulant avoir
+ De grosses bulles violettes,
+ Elle va mousser au lavoir;
+
+ Elle entre, avec un bruit de foudre,
+ Dans une scierie aux longs toits,
+ Pour y mêler sa blanche poudre
+ A la poudre blonde du bois;
+
+ Et quand on a dépecé l'arbre,
+ Elle va, toujours s'échappant,
+ S'embaucher pour scier du marbre
+ Chez un marbrier de Campan!
+
+ Elle a ses gaîtés les meilleures
+ Dans le travail et dans le bruit...
+ L'Eau divine a fait ses huit heures
+ Quand commence à tomber la nuit!
+
+ Le clair de lune y met sa traîne...
+ Le bétail y met ses naseaux...
+ Soyez, belle Eau Pyrénéenne,
+ Bénie entre toutes les eaux!
+
+ --Source calme ou torrent bravache,
+ L'Eau qui descend de la hauteur
+ Apprend tout ce qu'il faut qu'on sache
+ Pour être poète ou lutteur!
+
+ L'Eau ne cesse pas, gave ou source,
+ D'apprendre à l'homme, à chaque instant,
+ Qu'on emporte--en prenant sa course,
+ Et qu'on reflète--en s'arrêtant;
+
+ Mais que, malgré le flot qui rage,
+ L'arbre emporté d'un brusque effort,
+ O lutteur, devient un barrage
+ Lorsque le torrent n'est pas fort;
+
+ Et que, malgré l'azur, poète,
+ Quand le ruisseau n'est pas profond,
+ A travers le ciel qu'il reflète
+ On peut voir la terre du fond!
+
+1893.
+
+
+IV
+
+LA BRANCHE
+
+ Cette branche pendante et gracile de saule,
+ Qui vibre parce que l'eau vibrante la frôle,
+ Ayant voulu sans doute écouter de plus près
+ Ce que dit le ruisseau dans son tumulte frais,
+ Se pencha, d'une souple inflexion de tige,
+ Un peu d'abord, puis trop,--maladresse ou vertige!
+ Et l'eau, par une feuille, en courant, la retint:
+ Si bien qu'elle, à présent, dont c'était le destin
+ De vivre, avec toujours le même geste calme,
+ Dans l'azur, d'une vie indolente de palme,
+ Elle doit s'agiter sans cesse, trembloter.
+ Sangloter quand il plaît à l'eau de sangloter.
+ Se secouer gaîment si l'eau devient rieuse,
+ Et s'épuiser en longs émois, la curieuse,
+ Qu'estiment bien punie alors ses vertes soeurs,
+ Mais qui n'a nul regret des tranquilles douceurs,
+ Mais qui secrètement les raille et les méprise,
+ Mais qui se sent, malgré le courant qui la brise,
+ Et l'affole, et malgré l'implacable ruisseau
+ Qui ne lui fait jamais grâce d'un seul sursaut,
+ Heureuse d'être celle avec qui communique
+ Le flot, et de savoir ce qu'il dit, elle unique!
+
+
+V
+
+LA FONTAINE DE CARAOUET
+
+ La Fontaine de Caraouet
+ Est la plus charmante de toutes.
+ Elle chante comme un roue,
+ La Fontaine de Caraouet!
+ Elle est si fraîche qu'Arouet
+ Perdrait, en y buvant, ses doutes.
+ La Fontaine de Caraouet
+ Est la plus charmante de toutes.
+
+ O Fontaine de Caraouet,
+ Tu chantes sous de vertes voûtes!
+ Qui boit ton eau fait un souhait,
+ O Fontaine de Caraouet!
+ Quand celle qu'on aime vous hait,
+ En chantant tu vous désenvoûtes,
+ O Fontaine de Caraouet
+ Qui chantes sous de vertes voûtes!
+
+ O Fontaine de Caraouet,
+ De quelle ombre tu te veloutes!
+ C'est là que mon sort se jouait,
+ O Fontaine de Caraouet,
+ Là qu'un silence m'avouait
+ Ce qu'entend le coeur aux écoutes...
+ O Fontaine de Caraouet,
+ De quelle ombre tu te veloutes!
+
+ O Fontaine de Caraouet,
+ Est-ce que toujours tu glougloutes?
+ Les guides claquent-ils du fouet,
+ O Fontaine de Caraouet?
+ La villa blanche qu'on louait
+ Est-elle encor près des trois routes?
+ O Fontaine de Caraouet,
+ Est-ce que toujours tu glougloutes?
+
+ La Fontaine de Caraouet
+ Est au fond des heures dissoutes.
+ Ne me demandez plus où est
+ La Fontaine de Caraouet!
+ D'un bonheur on est le jouet,
+ Et puis, au jour, jour, tu t'ajoutes...
+ La Fontaine de Caraouet
+ Est au fond des heures dissoutes!
+
+ Les Fontaines de Caraouet
+ Nous laissent sur le coeur des gouttes.
+ Ces gouttes tremblent pour dire: «Et
+ La Fontaine de Caraouet?»
+ Même si l'on se secouait
+ Elles ne tomberaient pas toutes.
+ Les Fontaines de Caraouet
+ Nous laissent sur le coeur des gouttes!
+
+
+VI
+
+LA GLYCINE
+
+ A mon balcon cette glycine
+ Tord ses bras fleuris dans le soir,
+ Avec le tendre désespoir
+ D'une princesse de Racine.
+
+ Elle en a la fière langueur
+ Et la mortelle nonchalance;
+ Et lorsqu'un souffle la balance,
+ Et que le jour traîne en longueur,
+
+ Et tarde à partir, et recule
+ Le déchirement tant qu'il peut,
+ Elle exhale une âme d'adieu,
+ Bérénice du crépuscule!
+
+ Le livre glisse de mes mains.
+ Le petit drame se termine.
+ «Cruel!» dit au jour la glycine.
+ Les cieux blessés ont des carmins.
+
+ Par la haute porte-fenêtre,
+ Mystérieusement, alors,
+ Une des branches du dehors,
+ Comme un geste vivant, pénètre.
+
+ Du frémissant encadrement
+ Ce bras jeune et souple s'échappe;
+ Et je sens sur mon front la grappe
+ Qu'il laisse pendre tendrement!
+
+ Tout s'embaume. Et je remercie.
+ Et, pour lui dire mon amour,
+ Je donne à la fleur, tour à tour,
+ Le nom d'Esther et d'Aricie.
+
+ Et je compare, les yeux sur
+ Mon livre tombé sans secousse,
+ L'odeur plus forte d'être douce
+ Au vers plus ardent d'être pur!
+
+ Un divin poison m'assassine!
+ Et je doute, en le chérissant,
+ Si de ma glycine il descend
+ Ou s'il monte de mon Racine!
+
+
+VII
+
+LE CARILLON DE SAINT-MAMET
+
+ Le Carillon de Saint-Mamet
+ Tinte quand d'or le ciel se teinte;
+ Comme si le soir s'exprimait,
+ Le Carillon de Saint-Mamet
+ Mystérieusement se met
+ A tinter dans l'air calme... Il tinte,
+ Le Carillon de Saint-Mamet,
+ Tinte, quand d'or le ciel se teinte!
+
+ Qui plaint-il, qu'est-ce qu'il promet,
+ Ce chant de promesse et de plainte?
+ Plaint-il les gens de Saint-Mamet
+ Ou bien nous?... Est-ce qu'il promet
+ Le pardon du mal qu'on commet
+ Dans l'âpre course où l'on s'éreinte?
+ Qui plaint-il? Qu'est-ce qu'il promet,
+ Ce chant de promesse et de plainte?
+
+ Mon coeur, croyant qu'on lui parlait,
+ Frissonnait à ce chant qui tinte,
+ Quand j'étais un enfantelet!
+ Mon coeur croyait qu'on lui parlait...
+ Ah! je voudrais encor qu'il ait
+ Cette délicieuse crainte!
+ Mon coeur, croyant qu'on lui parlait,
+ Frissonnait à ce chant qui tinte!
+
+ L'odeur des herbes qu'on brûlait
+ Disait bientôt l'automne atteinte.
+ Une chauve-souris volait.
+ L'odeur des herbes qu'on brûlait
+ Venait jusqu'à notre chalet,
+ Et nous avions la gorge étreinte.
+ L'odeur des herbes qu'on brûlait
+ Disait bientôt l'automne atteinte.
+
+ Levant les yeux de son ourlet,
+ La servante disait: «Il tinte!»
+ Et regardait vers le volet,
+ Levant les yeux de son ourlet!
+ Ce tintement la consolait
+ D'être à d'humbles choses astreinte.
+ Levant les yeux de son ourlet,
+ La servante disait: «Il tinte!»
+
+ La femme qui nous vend du lait
+ Se signait mainte fois et mainte;
+ Vite mettant son capulet,
+ La femme qui nous vend du lait
+ Vers la petite église allait;
+ Et, des morts traversant l'enceinte,
+ La femme qui nous vend du lait
+ Se signait mainte fois et mainte!
+
+ Le Carillon de Saint-Mamet
+ Ne tintait pas mieux qu'il ne tinte;
+ Mais, alors, comme il nous charmait,
+ Le Carillon de Saint-Mamet!
+ La mère de ma mère aimait
+ L'écouter, la bougie éteinte...
+ Le Carillon de Saint-Mamet
+ Ne tintait pas mieux qu'il ne tinte.
+
+ Mais notre vie, alors, coulait
+ Plus profonde d'être restreinte!
+ Comme un ruisseau sur le galet,
+ Ah! notre vie, alors, coulait!
+ Nous n'avions qu'un petit valet,
+ Mais qui chantait une complainte...
+ Et notre vie, alors, coulait
+ Plus profonde d'être restreinte!
+
+ Le volubilis violet
+ Se mêlait à la coloquinte;
+ L'humble barrière où s'enroulait
+ Le volubilis violet
+ N'était pas encor ce qu'elle est:
+ Une belle grille bien peinte!
+ Le volubilis violet
+ Se mêlait à la coloquinte!
+
+ Toute aube sent le serpolet.
+ J'ignorais le mal et la feinte.
+ J'avais une âme d'oiselet.
+ Toute aube sent le serpolet.
+ Ah! si j'avais su qu'il fallait
+ Devenir Alceste ou Philinte!
+ Toute aube sent le serpolet.
+ J'ignorais le mal et la feinte.
+
+ Le Carillon tintait, fluet!
+ Au salon de perse déteinte
+ Ma soeur jouait un menuet.
+ Mais, quand tintait le son fluet,
+ Le menuet diminuait
+ Pour écouter le son qui tinte...
+ Le son, alors, entrait, fluet,
+ Au salon de perse déteinte.
+
+ Dieu! pourrait-on, si l'on voulait,
+ Te ravoir, simplicité sainte?
+ Reboire au premier gobelet?
+ Le pourrait-on, si l'on voulait?
+ C'est pourtant d'un oignon bien laid
+ Qu'on revoit fleurir la jacinthe!
+ Dieu! pourrait-on, si l'on voulait,
+ Te ravoir, simplicité sainte?
+
+ Une étoile se rallumait
+ Sur le val, obscur labyrinthe.
+ Au-dessus de chaque sommet
+ Une étoile se rallumait
+ Quand la cloche de Saint-Mamet
+ Tintait!... Oh! si, lorsqu'elle tinte,
+ Une étoile se rallumait
+ Sur la vie, obscur labyrinthe!
+
+ O Carillon de Saint-Mamet,
+ Tinte, quand d'or le soir se teinte!
+ Dans l'air bleu qui nous le transmet,
+ O Carillon de Saint-Mamet,
+ Tinte ce tintement qui met
+ Plus de calme en notre âme!... Tinte,
+ O Carillon de Saint-Mamet,
+ Tinte, quand d'or le soir se teinte!
+
+
+VIII
+
+PRIÈRE D'UN MATIN BLEU
+
+ Tout est bleu d'éther.
+ L'abeille du lys
+ Dit: «_Pater noster
+ Qui es in coelis..._»
+
+ Le moineau des toits,
+ Le lézard du mur
+ Disent à la fois:
+ «_Sanctificetur..._»
+
+ «_Nomen..._», dit le jonc.
+ «_Tuum..._», dit l'étang.
+ Et le doux et long
+ Delphinium blanc
+
+ Répète: «_Tuum..._»
+ Sur autant de tons
+ Qu'un delphinium
+ A de clochetons!
+
+ Que dit l'eau du puits?
+ «_Adveniat..._» L'air?
+ «_Regnum tuum..._» Puis
+ Tout devient plus clair!
+
+ Bien qu'entre les pins
+ Glisse un canon mat,
+ Là-bas les lapins
+ Ont gémi: «_Fiat!..._»
+
+ Ayant accepté
+ Qu'un plomb la tuât,
+ La caille a chanté:
+ «_Voluntas tua!..._»
+
+ Un pigeon luisant
+ Quitte le bouleau
+ Et monte, en disant:
+ «_Sicut in coelo!..._»
+
+ La bêche, à ce vol
+ Dont elle vibra,
+ Droite dans le sol
+ Gronde: «_Et in terra!_»
+
+ Et: «_Panem nostrum..._»,
+ Dit le sol vermeil.
+ «_Quotidianum..._»,
+ Répond le soleil!
+
+ Le ciel est si bleu
+ Que tout, ce matin,
+ Pense qu'il ne peut
+ Prier qu'en latin!
+
+ C'est le réséda
+ D'aube irradié
+ Qui murmure: «_Da
+ Nobis hodie..._»
+
+ «_Dimitte nobis
+ Debita nostra..._».
+ Bourdonne l'iris
+ Où l'abeille entra.
+
+ Le fenouil léger
+ Qu'on appelle aneth
+ Dans le potager
+ A dit: «_Sicut et..._»
+
+ «_Nos dimittimus..._»,
+ Disent à mi-voix,
+ «_Debitoribus..._»,
+ Les fourmis du bois.
+
+ Dans ses petits pots
+ Le myosotis
+ S'éveille à propos
+ Pour dire: «_Nostris..._»
+
+ Blanc d'avoir traîné,
+ Le pur Lohengrin,
+ Le cygne dit: _«Ne
+ Nos inducas in..._»
+
+ Un corbeau plus vieux
+ Que Mathusalem
+ Croasse un pieux:
+ «_Tentationem._»
+
+ «_Sed libera nos..._»,
+ Bêlent en marchant
+ Les doux mérinos
+ Qui broutent le champ.
+
+ Ayant le premier
+ Fait le mal subtil,
+ Que dit le pommier?
+ «_A malo!_» dit-il.
+
+ Il dit: «_A malo..._»
+ Et le cyclamen
+ Incliné sur l'eau
+ Lui répond: «Amen!»
+
+1891.
+
+
+IX
+
+OMBRES ET FUMÉES
+
+ J'aime les ombres, les fumées,
+ Ces fugacités et ces riens,
+ Ces formes vaguement formées,
+ Ces tremblements aériens.
+
+ Je t'aime, toi qui ne te poses
+ Jamais, Fumée, ô soeur du Vent,
+ Et je vous aime, Ombre des choses,
+ Plus que les choses bien souvent!
+
+ Je vous aime, parce que, vaines,
+ Vous me convenez, à moi, vain,
+ Et parce que, les incertaines,
+ Vous me charmez, moi, l'incertain!
+
+ Oui, j'aime toutes les fumées,
+ Celles qui traînent sur les champs,
+ Celles qui sortent des ramées,
+ Celles aux panaches penchants,
+
+ Les larges dont les hanches rondes
+ Se roulent dans l'azur profond,
+ Celles qui sont des boucles blondes
+ Qui de plus en plus se défont,
+
+ Ou des vrilles que l'air allonge,
+ Fins copeaux roulants et fuyards
+ De quelque menuisier de songe
+ Qui raboterait des brouillards;
+
+ J'aime celles qui sont, il semble,
+ --Leurs flocons ensemble étant pris
+ Et montant ainsi pris ensemble,--
+ Des grappes de gros raisins gris;
+
+ Celles dont le duvet tressaille
+ Sur les chaumes, piquant au bout
+ De ces obscurs chapeaux de paille
+ Des aigrettes de marabout;
+
+ Celles qui, tôt disséminées,
+ Par petits bonds légers s'en vont
+ Du chalumeau des cheminées,
+ Comme des bulles de savon;
+
+ Les droites et les zigzagantes,
+ Et celles qui font sur les cieux
+ Des fioritures élégantes,
+ Des paraphes prétentieux;
+
+ J'aime celles dont les spirales
+ Semblent monter d'un encensoir;
+ J'aime les roses, matinales,
+ J'aime les bleuâtres, du soir;
+
+ Et celles que j'aime entre toutes,
+ Sont les pâles, les faibles, les
+ Pas encor tout à fait dissoutes,
+ Mais presque, aux lointains violets;
+
+ Celles aux graciles volutes
+ Qui, dans les vallons assombris,
+ Dénoncent à peine les huttes
+ Et les éphémères abris;
+
+ Celles qu'un jeu de brise courbe,
+ Courbe et redresse tour à tour,
+ Sur les moribonds feux de tourbe
+ Abandonnés par le pastour,
+
+ Et dont les timides guirlandes
+ S'effacent à nos yeux ravis,
+ Et défaillent au loin des landes
+ Sur un horizon de lavis...
+
+ * * * * *
+
+ Et j'aime aussi toutes les ombres,
+ Et tous leurs caprices chinois,
+ Géantes, naines, pâles, sombres,
+ Selon l'heure et selon le mois;
+
+ Les belles ombres magistrales
+ Qui rampent solennellement;
+ Les ombres caricaturales
+ A l'hoffmannesque mouvement;
+
+ Les ombres surtout, je l'avoue,
+ Qui par des pinceaux très subtils
+ Semblent faites: sur une joue,
+ Cette fameuse ombre des cils;
+
+ Cette ombre que, minutieuse,
+ Sur le bas du roc cinabrin
+ Ou sur le pied roux de l'yeuse,
+ Projette l'herbe, brin par brin;
+
+ Sur le ruisseau, l'ombre d'un saule
+ Superposée à son reflet;
+ Au fond du ruisseau, l'ombre drôle
+ D'un têtard vif sur le galet;
+
+ Une ombre de fils d'araignée
+ Dans laquelle un insecte mort,
+ Balançant sa panse saignée,
+ Met une petite ombre encor;
+
+ Votre ombre au rideau de l'auberge,
+ Moustaches du chat accroupi;
+ L'ombre d'un cheveu de la Vierge;
+ L'ombre d'une barbe d'épi;
+
+ Et dans le lys, cadran solaire
+ A qui Mab dit: «Quelle heure est-il?»
+ En bâillant sous un capillaire,
+ L'ombre tournante du pistil!
+
+ Mais les ombres que je préfère,
+ Sont celles, naturellement,
+ Qu'un fugitif objet vient faire,
+ Les chères ombres d'un moment.
+
+ Et c'est l'ombre de ce qui vole
+ Qui me séduit le plus, étant
+ La plus vaine et la plus frivole,
+ Par son symbole inquiétant.
+
+ J'aime les ombres minuscules
+ Qui dansent sous les papillons,
+ Qui dansent sous les libellules,
+ Sur l'eau, les herbes, les sillons;
+
+ J'aime l'ombre que l'alouette
+ Laisse par terre en s'élevant,
+ Et la rapide silhouette,
+ Sur les toits, de l'engoulevent;
+
+ L'ombre d'un bond de sauterelle,
+ L'ombre, sous un zéphyr souffleur,
+ De la plume abandonnant l'aile,
+ Du pétale quittant la fleur;
+
+ Toute ombre vite évanouie,
+ Toute ombre qu'on perd brusquement:
+ Sur les lèvres de mon amie
+ L'ombre d'un attendrissement,
+
+ Dans toutes les ombres des branches
+ Toutes les ombres d'oiselets,
+ Celles, sur les poussières blanches,
+ De votre vol, duvets follets,
+
+ Et, sur la frissonnante page
+ Où j'écris ces vers, au jardin,
+ L'ombre que jette le passage
+ De quelque moucheron soudain!
+
+ Oui, lorsque à mon accoutumée
+ Je laisse aller jouer mes yeux,
+ C'est avec l'ombre et la fumée
+ Qu'ils s'amusent toujours le mieux;
+
+ Et parmi les ombres sans nombre
+ Au jeu desquelles je me plus,
+ La plus philosophique, l'ombre
+ La plus ombre, et, partant, la plus
+
+ Vraiment de mes regards aimée,
+ Ce fut,--ô deux riens s'assemblant!--
+ Ce fut l'ombre d'une fumée
+ Bleuissante sur un mur blanc!
+
+1893.
+
+
+X
+
+LA FLEUR
+
+ J'étais là, bien couché dans ce bon tas de foin,
+ Dans ce bon tas profond de foin, qui, de très loin,
+ S'était promis à moi par son parfum qui rôde;
+ J'étais là, caressé d'une chatouille chaude,
+ Presque disparaissant dans la ronde rousseur,
+ Le corps enveloppé d'une vaste douceur,
+ La tête, cependant, commodément plus haute,
+ Riant d'aise, alangui, remerciant mon hôte,
+ Lequel m'insinuait des brins astucieux;
+ J'étais là bien couché, mon chapeau sur les yeux,
+ Bercé d'un tintement de cloches éloignées,
+ Ramenant quelquefois des touffes par poignées
+ Pour hâter mon complet ensevelissement,
+ Humant la forte odeur avec enivrement,
+ Et, béat, le coeur gai, le corps las, l'esprit veule,
+ Sentant crouler sur moi l'affectueuse meule!
+ J'étais là, somnolent, monologuant, et puis
+ Attentif aux milliers de craquants petits bruits
+ Secs et fins qu'on entend dans le foin qu'on écoute;
+ Je disais, mi-parlant, mi-chantonnant: «Le doute
+ Étant un oreiller, selon Montaigne, mol,
+ Doit être un oreiller de foin... de foin... Bien fol
+ Qui de courir les prés a conservé l'envie!
+ Pour moi, je vois ici l'emblème de ma vie.
+ Après avoir longtemps dans tous les sens erré,
+ J'ai, de mes verts espoirs, fait un grand tas doré,
+ Un tas de foin... de foin... sur lequel, à ma guise,
+ J'écoute, d'une oreille artiste et qui s'aiguise,
+ Des bruits ténus que nul ne percevrait que moi;
+ Sur lequel--d'autant plus méritoire, ma foi,
+ Que moi-même, et tout seul, j'ai dû faucher mon herbe,--
+ Je goûte le repos confortable et superbe.»
+ Je me félicitais ainsi, quand, tout d'un coup,
+ Je me sentis piqué vivement dans le cou.
+ Et, furtive d'abord, insaisissable, obscure,
+ Elle devint bientôt si forte, la piqûre,
+ Que dans mon oreiller j'en cherchai la raison:
+ Et je vis qu'une fleur prise en la fauchaison,
+ Moins souple que le foin, m'avait, morte revêche,
+ Enfoncé dans la chair sa tige dure et sèche.
+
+
+XI
+
+L'IF
+
+ Le sol était jonché d'une automne craquante;
+ Et je faisais, au fond des bois où je fréquente,
+ Mon petit tour contemplatif.
+ Les buissons roux étaient comme un cercle de faunes.
+ Soudain, il me sembla, parmi les arbres jaunes,
+ Que je voyais jaunir un if.
+
+ «Eh quoi! vous, l'arbre vert, toujours vert», m'étonnai-je
+ «Vous dont le vert profond reste noir sous la neige.
+ Vous, l'If, de ce jaune honteux?»
+ Mais, semblant désigner d'un mouvement de branche
+ Les arbres dont sur lui tout l'octobre se penche,
+ L'If me répondit: «Ce sont eux...
+
+ «Eux qui, supportant mal mes insolences vertes,
+ Des feuilles qu'ils perdaient ont mes branches couvertes.
+ Ces feuilles, innombrablement,
+ Se sont, comme des mains rageuses et crispées,
+ A tous mes verts piquants si jaunes agrippées,
+ Qu'on me croira jaune, un moment!»
+
+ «--Quoi! d'autres t'ont jeté ces feuilles que tu portes?»
+ Il reprit: «L'arbre mort jette des feuilles mortes!
+ Homme, ceci vous étonna?
+ Agit-on dans vos bois autrement qu'en les nôtres?
+ On prend toujours sur soi ce que l'on jette aux autres.
+ On ne prête que ce qu'on a.
+
+ «Il faut à son prochain que l'on prête, sans cesse,
+ Flétri, sa flétrissure, et, sec, sa sécheresse,
+ Et, mort, qu'on lui prête sa mort.
+ Quand nous différons d'eux, les arbres et les hommes
+ Veulent, de ce qu'ils sont couvrant ce que nous sommes,
+ Nous étouffer comme un remord!
+
+ «Sachez-le, puisqu'il faut qu'un arbre vous éduque:
+ La feuille persistante à la feuille caduque
+ Ne devrait pas se laisser voir.
+ N'est-il pas naturel que, voyant ma verdure,
+ Ces arbres aient trouvé, pour cacher que je dure,
+ De se laisser sur moi pleuvoir?
+
+ «Ah! quand ils souffrent trop, les tilleuls et les chênes,
+ De ne laisser tomber sur les mousses prochaines
+ Que tous ces tristes haillons bruns,
+ Que ces maigres chiffons dont l'horreur tourne et vole,
+ Ils peuvent bien, mon Dieu! si cela les console,
+ M'en attribuer quelques-uns!
+
+ «Le vent n'aura besoin que d'une chiquenaude
+ Pour faire s'écrouler tout ce qui s'échafaude
+ Fallacieusement sur moi.
+ Je serai nettoyé par quelques brises fraîches.
+ Car ces feuilles ne sont que de pauvres, de sèches...
+ Que dis-tu? Calme ton émoi!
+
+ «Voilà bien les grands mots des hommes: calomnies?
+ Feuilles mortes, tout simplement! feuilles jaunies!
+ En suis-je moins vert là-dessous?
+ L'indulgence est facile aux arbres qui demeurent,
+ Et nous pouvons laisser à des arbres qui meurent
+ Le plaisir de mourir sur nous!»
+
+
+XII
+
+LA BROUETTE
+
+ Tel un prince héritier qui se déguise et rôde,
+ Afin de découvrir l'injustice et la fraude,
+ A travers les états du roi son père, tel
+ Jésus reprend parfois son jeune front mortel,
+ Quitte en secret le firmament du Dieu son père,
+ Et, blond, s'en vient un peu voyager sur la terre,
+ --Télémaque divin que, comme un vieux Mentor,
+ Le bon saint Pierre, ôtant son auréole d'or
+ Pour n'être pas trahi par ses feux, accompagne.
+
+ Un jour, ayant battu longuement la campagne,
+ Le Seigneur et le Saint--on était en hiver,--
+ Firent halte en un bois dont le feuillage vert
+ N'était plus sur le sol que de l'humus rougeâtre.
+ Saint Pierre eût bien voulu s'asseoir au coin d'un âtre
+ Et chauffer ses vieux doigts, mais la seule maison
+ Qui levât son chapeau de chaume à l'horizon
+ Ne penchait pas au vent la plume de fumée
+ Qui fait rêver bon gîte et soupe parfumée.
+ Donc, ce bois valait mieux, d'autant que le soleil
+ Y donnait, un soleil timidement vermeil,
+ Un soleil pas bien chaud, c'est vrai, mais, tout de même,
+ Point trop à dédaigner en ce matin si blême.
+ Et Pierre, tout fourbu d'aller par les chemins,
+ S'étant assis, tendait vers ce soleil ses mains
+ Et les dégourdissait dans sa lumière rose,
+ Cependant que Jésus rêvait à quelque chose,
+ Debout, et ne sentant ni fatigue ni froid.
+
+ Pierre cria soudain: «Maître! Fils de mon Roi!
+ Regardez, regardez par ici cette femme!
+ N'est-elle pas stupide ou folle? Sur mon âme,
+ Elle veut ramasser du soleil. Voyez-la!»
+
+ Jésus leva les yeux. Une vieille était là,
+ De ces vieilles des champs, au dur profil de chouette;
+ Et cette vieille, avec une énorme brouette,
+ Se tenait au milieu du sentier, à l'endroit
+ Qu'éclairait un rayon de soleil tombant droit;
+ Et sitôt qu'il venait dorer son véhicule,
+ Cette femme tentait la chose ridicule
+ D'emporter le rayon, et poussait aux brancards
+ Bien vite; mais toujours, au moindre des écarts
+ Qu'elle faisait du point frappé par la lumière,
+ Le soleil s'échappait de la brouette; et Pierre
+ Se divertissait fort à regarder ce jeu:
+ La capture, d'abord, du beau rayon de feu
+ Entre les ais boueux et gris qu'il illumine,
+ Puis sa fuite rapide, et la piteuse mine
+ De la vieille pauvresse, interdite un moment,
+ Mais qui recommençait bientôt, patiemment,
+ Sans comprendre pourquoi, dès qu'elle entrait dans l'ombre,
+ Elle ne poussait plus qu'une brouette sombre!
+ «Est-elle simple! Dieu! voyez ce qu'elle fait!
+ Bon! elle recommence!»
+ Et Pierre s'esclaffait.
+
+ Mais voici que Jésus, dont l'intérêt s'éveille,
+ S'approche, et doucement interroge la vieille:
+ «Femme, que fais-tu là? N'as-tu plus ta raison?
+ Il règne un froid terrible en cette âpre saison,
+ Et je ne comprends pas, ô femme, que tu veuilles.
+ Au lieu de ramasser du bois sec et des feuilles,
+ Ramasser ce rayon à peine réchauffant!
+
+ --C'est pour le rapporter à mon petit enfant,
+ Dit la femme, en levant le front. Je suis l'aïeule
+ D'un pauvre enfant malade à qui je reste seule,
+ Car cet hiver le père et la mère sont morts.
+ Pour travailler, mes bras ne sont plus assez forts.
+ Je ne peux que glaner, et ce travail-là chôme.
+ Et l'enfant va mourir sous notre triste chaume,
+ Sans même avoir connu ces douceurs, ces bonbons,
+ Qui font sourire encor les petits moribonds.
+ Ne pouvoir pas gâter alors qu'on est grand'mère,
+ C'est dur! Que lui donner? Je ne savais que faire;
+ Mais voici qu'il me dit, ce matin, au réveil:
+ «Je serais bien content si j'avais du soleil!»
+ Car le soleil jamais n'entre dans ma chaumière,
+ Et mon petit garçon est privé de lumière.
+ Alors, voyant qu'ici du soleil avait lui,
+ Je viens en ramasser un bon morceau pour lui.»
+ Et la vieille reprit avec foi sa besogne.
+
+ Quand il se sent ému, saint Pierre se renfrogne.
+ Il dit: «Elle est stupide! elle ne voit donc pas
+ Que son soleil s'en va dès qu'elle fait un pas!
+ Cette vieille cervelle est dure comme pierre
+ Et ne comprend plus rien!»
+
+ Mais Jésus dit à Pierre,
+ Pensif, ayant rêvé sur cette femme un peu:
+ «On ne sait pas ce que l'amour des simples peut!»
+ Et, n'ayant pas compris toute cette parole,
+ Saint Pierre répétait: «Mais cette femme est folle!
+ Elle est folle, Seigneur!...» Soudain, il s'arrêta,
+ Presque aussi confondu que quand le coq chanta:
+ Car la vieille marchait maintenant sous les branches,
+ Et les rayons restaient entre les quatre planches,
+ Et les rayons, dans l'ombre, étincelaient encor.
+ Et, paraissant pousser devant elle un tas d'or,
+ Sans s'étonner, la vieille, impassible et muette,
+ Emportait le soleil dans son humble brouette.
+
+1892.
+
+
+XIII
+
+L'AMOUREUX DE MARGARIDON
+
+ «Vierge au regard loyal, fleur de notre campagne,
+ Si je puis être aimé de vous, Margaridon,
+ Demain même, je veux, pour vous en faire don,
+ Acheter un foulard au colporteur d'Espagne.
+
+ «Si nous nous accordons sans trop tarder, je crois
+ Que je ne saurai pas vous refuser la montre
+ Qu'un bijoutier gascon dans sa boîte nous montre
+ Au milieu de coeurs d'or, de bagues et de croix!
+
+ «Si nous nous marions aux premières pervenches,
+ J'irai jusqu'à donner du ruban de velours
+ Pour que le capulet même de tous les jours
+ Soit aussi bien bordé que celui des dimanches.
+
+ «Sans être un grand Crésus, j'ai mon petit avoir.
+ J'ai des boeufs. J'ai le champ que m'a laissé mon père.
+ Un potager. Enfin, la maison est prospère,
+ Et vous aurez du linge à porter au lavoir.
+
+ «Et si vous ne voulez que goûter le jeune âge,
+ Vous vivrez sans rien faire, aussi blanche de peau
+ Que les dames d'Albi qui portent un chapeau,
+ Car la mère est vaillante et fait tout le ménage.
+
+ «La chambre est belle. Elle a trois mètres de hauteur.
+ Moi-même j'ai taillé la poutre et les lambourdes.
+ J'ai pendu deux portraits sous la Vierge de Lourdes:
+ L'un, c'est Monsieur Hugo; l'autre, Monsieur Pasteur.
+
+ «De l'huile de mon bras la commode est luisante.
+ Le lit est grand, profond: c'était le lit des vieux.
+ La mère l'a cédé pour que nous soyons mieux.
+ Tout ça sera bien beau quand vous serez présente!
+
+ «Les rideaux ont été passés à l'amidon;
+ Et j'ai fait faire un cadre avec les coquillages
+ Que l'oncle a rapporté de ses lointains voyages,
+ Pour le petit miroir de ma Margaridon.
+
+ «J'ai, pour vos pots de fleurs, élargi d'une planche
+ La fenêtre où bientôt vous viendrez vous asseoir...
+ Et lorsque je suis seul, je regarde, le soir,
+ La place où vous mettrez votre main sur ma manche.»
+
+1889.
+
+
+XIV
+
+LES BOEUFS
+
+ C'est l'heure où la nuit pose, en montant vers les cieux,
+ Son pied sur chaque mont comme sur une marche;
+ Et, déchirant le soir du cri de ses essieux,
+ Un char de foin a l'air d'une meule qui marche.
+
+ Deux boeufs trament ce char, et, de leur front têtu,
+ Ils poussent en avant, les cornes abaissées;
+ Chacun d'un tablier de toile est revêtu,
+ Qu'on voit en bas frangé de ficelles tressées.
+
+ Cette frange descend sur leurs genoux noirauds
+ Pour éloigner, pendant les chaudes matinées
+ Où des bourdonnements s'échappent des sureaux,
+ Le harcèlement bleu des mouches obstinées.
+
+ Ils avancent, coiffés de peaux d'agneaux, les boeufs,
+ Flanquant des coups de queue à leur croupe écailleuse,
+ Et sans paraître voir le tournant trop bourbeux,
+ Ni qu'après le tournant la côte est rocailleuse.
+
+ Lorsque le char s'enfonce et qu'il faut l'arracher,
+ Dans le marbre gluant des naseaux noirs et roses,
+ Ils soufflent un instant, puis, sans daigner broncher,
+ Ils partent à nouveau, les paupières mi-closes.
+
+ Et tandis qu'ils sont là peinant, poussant plus fort,
+ Les boeufs mystérieux, énormes et timides,
+ Comme s'ils demeuraient étrangers à l'effort,
+ Gardent, sous leurs cils durs, toujours, leurs yeux humides.
+
+ Un attendrissement semble être en eux monté
+ Que ne peut plus troubler la présente détresse;
+ Et, les voyant souffrir avec cette bonté,
+ J'ai compris quelle était leur profonde sagesse.
+
+ Ils ne s'étonnent plus, les paisibles boeufs roux,
+ Car ils ont longuement réfléchi sur les choses;
+ Et ce sont devenus des philosophes doux,
+ Patients rumineurs des effets et des causes.
+
+ Ils ne s'étonnent plus, ils ne s'indignent plus,
+ Sachant qu'on perd son temps en révoltes superbes,
+ Quand la route implacable ouvre ses deux talus,
+ Et qu'il vaut mieux songer en remâchant des herbes!
+
+ Ils savent qu'à leur sort ils ne changeraient rien,
+ Mais que chaque moment des plus ingrates vies
+ Peut posséder le rêve, insaisissable bien,
+ Secrète liberté des races asservies!
+
+ Qu'importent l'aiguillon cruel, le taon haineux,
+ L'accouplement au joug, les cornes qu'on attache!
+ Ils ne souffrent de rien, ne vivant plus qu'en eux,
+ Et machinalement accomplissant leur tâche.
+
+ Qu'importe la charrue et d'avoir entendu
+ Le cri que le bouvier pousse à la capvirade!...
+ Chacun, posant sans bruit son large pied fendu,
+ Rêve, et sent près de lui rêver son camarade.
+
+ Ils vont, sans s'occuper des coups ni des faux pas,
+ Trouvant que pour rêver, déjà, la vie est brève.
+ Et que, si grands qu'ils soient, des maux ne valent pas
+ De détourner le sage, un moment, de son rêve!
+
+ C'est pourquoi, quand, la ronce accrochant les moyeux,
+ L'ornière sous la roue hostilement se creuse,
+ Au plus fort de la lutte ils gardent dans leurs yeux
+ Cette belle douceur de la pensée heureuse.
+
+1889.
+
+
+XV
+
+LES GENETS
+
+ Sur ces balais--stupidement--dressés du sol
+ S'est abattu tout un doux vol.
+
+ Pour se poser--sur ces balais,--dans la campagne,
+ Des papillons viennent d'Espagne.
+
+ Des papillons--qui sont des fleurs,--des fleurs qui sont
+ Des papillons! Essaim? Buisson?
+
+ Sont-ils des fleurs?--Sentez leur souffle!--Ou bien sont-elles
+ Des papillons? Voyez leurs ailes!
+
+ Papillons-fleurs;--ces papillons--se sont, légers,
+ Sur chaque brindille étagés!
+
+ Les gros en bas,--et, tout en haut--de chaque tige,
+ Le plus petit de tous voltige!
+
+ Et tout ce vol--de papillons--tout palpitants
+ S'installe là pour quelque temps.
+
+ Et maintenant,--les vieux balais--ont une housse,
+ Et répandent une odeur douce:
+
+ Ça sent si bon--que c'est toujours--comme si on
+ Attendait la procession!
+
+ Et cette odeur--s'en va troubler--toute la lande,
+ Car le vent fait la propagande.
+
+ Balais! balais!--qui vous eût dit,--balais piteux,
+ Que vous seriez si capiteux?
+
+ Et tout d'un coup--(mais quel besoin--des fleurs ont-elles
+ Étant des fleurs, d'avoir des ailes?)
+
+ L'essaim doré,--qui se souvient--d'être espagnol,
+ Prend au vent d'Espagne son vol!
+
+ Que reste-t-il--de l'or vivant,--des ailes douces?
+ Quelques noires petites gousses!
+
+ Vous n'avez plus--qu'à frissonner,--genêts frileux,
+ En nous offrant, des balais bleus,
+
+ Des balais bleus--pour balayer--devant nos portes
+ L'amas prochain des feuilles mortes!
+
+ Balais! balais!--pauvres genêts,--vous êtes laids!
+ Vous n'êtes plus que des balais!
+
+ Et vainement--vous murmurez,--ne pouvant croire
+ A la fuite de tant de gloire:
+
+ «Qu'est-ce que c'est--que ces fleurs-là--qui fuient aux vents
+ Il faut consulter les Savants!»
+
+ «Que voulez-vous!»--vous répondront--leurs voix cassées,
+ «C'est des papilionacées!
+
+ «Il faut avoir,--quand on a peur--de ces douleurs,
+ Des fleurs qui ne soient que des fleurs!
+
+ «Mais quand on veut--des fleurs en or--ayant des ailes,
+ On sait à quoi s'attendre d'elles!»
+
+
+XVI
+
+ Derniers petits chants et derniers ébats
+ Des oiseaux, le soir, dans les arbres bas.
+
+ On entend encor fuser quelques trilles.
+ La couleur du ciel commence à muer.
+ Des coups d'ailes font encor remuer
+ La vigne des murs, le lierre des grilles.
+
+ Derniers petits chants et derniers ébats
+ Des oiseaux, le soir, dans les arbres bas.
+
+ Les échanges vifs que faisaient les branches
+ D'oiselets lancés comme des volants
+ Deviennent plus mous, deviennent plus lents.
+ La lune, au ciel clair, met ses cornes blanches.
+
+ Derniers petits chants et derniers ébats
+ Des oiseaux, le soir, dans les arbres bas.
+
+ Le doux crépuscule a jeté sa cendre;
+ Les lointains sont bleus et vont se noyant;
+ Et la feuille d'or, tout en tournoyant,
+ Du grand peuplier se met à descendre.
+
+ Derniers petits chants et derniers ébats
+ Des oiseaux, le soir, dans les arbres bas.
+
+ Une cloche tinte, une chèvre bêle.
+ Une fille passe, et chante, et suit l'eau.
+ Le chant que l'on chante à cette heure est beau;
+ La fille qui passe à cette heure est belle.
+
+ Derniers petits chants et derniers ébats
+ Des oiseaux, le soir, dans les arbres bas.
+
+ Les pas des marcheurs attardés se pressent.
+ Un rameau, quitté par son chanteur fol,
+ Est encor tremblant de l'élan du vol.
+ Où vont ces oiseaux qui tous disparaissent?
+
+ Derniers petits chants et derniers ébats
+ Des oiseaux, le soir, dans les arbres bas.
+
+ La clarté s'esquive, et déjà l'on doute
+ Si l'objet qu'on voit est loin ou tout près.
+ S'en revenant seul, lentement, des prés,
+ Un poney velu traverse la route.
+
+ Derniers petits chants et derniers ébats
+ Des oiseaux, le soir, dans les arbres bas.
+
+ Un alignement de petites meules
+ Donne aux champs l'aspect de camps endormis.
+ L'heure est aux amants, et non aux amis.
+ Les coeurs vont par deux, les âmes vont seules.
+
+ Derniers petits chants et derniers ébats
+ Des oiseaux, le soir, dans les arbres bas.
+
+ La vie est soudain comme une inconnue
+ Qui fixe sur vous de trop larges yeux.
+ Il semble que tout soit insidieux.
+ On s'entend parler d'une voix émue.
+
+ Derniers petits chants et derniers ébats
+ Des oiseaux, le soir, dans les arbres bas.
+
+ On s'entend parler d'une voix de songe
+ Dont on ignorait la sonorité.
+ C'est l'heure charmante où la vérité
+ A tout à fait l'air d'être du mensonge.
+
+ Derniers petits chants et derniers ébats
+ Des oiseaux, le soir, dans les arbres bas.
+
+ Et si maintenant la rainette chante
+ Aux bords ébréchés des petits bassins,
+ C'est que, sur ton coeur ayant des desseins,
+ Cette heure a besoin d'être trop touchante...
+
+ Derniers petits chants et derniers ébats
+ Des oiseaux, le soir, dans les arbres bas.
+
+1891.
+
+
+XVII
+
+L'OURS
+
+ Martin, ours. Une bête énorme. Un plantigrade
+ Que l'on n'aimerait pas avoir pour camarade.
+ Touffu, férocement espiègle, et reniflant.
+ Un ours qui jetterait un homme sur le flanc
+ D'un seul revers de patte, et, de deux coups de griffes,
+ Mettrait toutes ses chairs palpitantes en chiffes;
+ Un ours dont un géant ne viendrait pas à bout,
+ Et qui, s'il se montrait soudainement debout,
+ Ferait, comme devant la nuit le crépuscule,
+ S'évanouir Samson et se dissoudre Hercule:
+ Car Hercule, l'athlète aux puissantes sueurs,
+ Et Samson, le plus grand parmi les grands tueurs,
+ Ne seraient, dans les bras de la bête assaillie,
+ Malgré leur corps trapu, leurs muscles en saillie,
+ Leurs intrépides reins, leur imployable dos,
+ Qu'un giclement de sang et qu'un craquement d'os.
+
+ Et cet ours, au regard terriblement oblique,
+ Danse la mazurka sur la place publique.
+
+ L'homme qui tout petit à sa mère le prit,
+ Son montreur, l'apostrophe en faisant de l'esprit,
+ Dit qu'on peut l'approcher, le toucher, sans qu'il morde,
+ Et roule du tambour, et tire sur la corde
+ Qui s'attache à l'anneau de la narine en sang,
+ Et lui chante un refrain monotone et dansant;
+ Et docile, et craignant de perdre la cadence,
+ Le formidable ours brun de la montagne danse...
+ Soulevant le gros rire épais des hommes saouls,
+ Il danse, sous la pluie insultante des sous.
+
+ Une bosse de chair et de fourrure sale
+ Lui ballotte au sommet de l'épine dorsale;
+ Et de peur de déplaire à cet homme, cet ours
+ Fait, devant l'honorable assistance, des tours.
+ L'homme n'a qu'à parler, et l'ours obéit vite.
+ L'ours ne se fait jamais prier. L'homme l'invite,
+ Sitôt que la mazurke est dansée, à polker:
+ Et l'ours polke; à valser: l'ours valse; à mieux marquer
+ La mesure: l'ours marque avec sa patte, et volte,
+ Gracieux comme un ours qui fait le désinvolte;
+ A s'asseoir: l'ours se met, grave, sur son séant;
+ A manier un peu sa trique de géant:
+ L'ours a l'air, s'escrimant dans le vide qu'il rosse,
+ Sa trique entre les bras, d'un gros guignol féroce;
+ A montrer «comment l'ours marche en montagne»: l'ours
+ Marche, allongeant des pas silencieux et lourds;
+ A faire le bourgeois riche qui se promène:
+ Et l'ours, caricature horriblement humaine,
+ Se lève sur ses pieds; puis, plein de dignité,
+ Déposant sur sa tête énorme, de côté,
+ Un tout petit chapeau de paille ridicule,
+ L'ours vient faire un salut au public--qui recule!
+ Et puis, l'ours roule et tangue et feint d'être un peu gris;
+ Et puis, l'ours fait le mort, et les coups et les cris
+ Et les piétinements le laissent immobile...
+ Et puis, l'homme à chacun va tendre sa sébile,
+ Grommelle en la sentant légère dans sa main,
+ Relève l'ours encor couché sur le chemin
+ En donnant à l'anneau deux coups de corde brusques,
+ Lance à la bête un coup de pied, reprend ses frusques,
+ Ramasse son gourdin, rajuste son tambour,
+ Et part, suivi d'enfants.
+
+ Ainsi de bourg en bourg,
+ Ainsi de ville en ville.
+
+ Et je n'ai pas, en somme,
+ Compris pourquoi cet ours ne mangeait pas cet homme.
+
+Saint-Béat, 189...
+
+
+XVIII
+
+TOUT D'UN COUP
+
+ Les clartés qui, là-bas, piquant les ombres bleues,
+ Révèlent qu'un menu village, à bien des lieues,
+ Doit au flanc rond de quelque colline s'asseoir,
+ Les clartés, tout d'un coup, que nous voyons, ce soir,
+ Du haut d'un col, avant de descendre les rampes,
+ Luire,--et qui sont, là-bas, les chandelles, les lampes,
+ Les feux d'une gaîté, d'un travail, d'un souci,--
+ Ces clartés, tout d'un coup, nous rappellent que si
+ L'on rêve au bord des ciels, on vit au ras des terres;
+ Que si l'on rêve un peu sur les monts solitaires,
+ On vit, dans les vallons, on vit, on vit beaucoup;
+ De sorte que nos coeurs, oubliant, tout d'un coup,
+ Que les feux du méchant, ses lampes, ses chandelles,
+ Ne font pas, au lointain, des lumières moins belles
+ Que les lampes, les feux, les chandelles du bon,
+ Et que l'affreux signal qu'allume un vagabond
+ Et la douce fenêtre au seul rideau de serge
+ Qu'éclaire saintement le coucher d'une vierge
+ Sont deux étoiles d'or identiques,--nos coeurs,
+ Pour lesquels, tout d'un coup, ces petites lueurs
+ Ne sont plus, dans la nuit, que d'autres existences,
+ Nos coeurs qui, tout d'un coup, sentent qu'à ces distances
+ Vous ne différez guère, ô pires, des meilleurs,
+ Aiment également tous ces lointains veilleurs!
+
+
+XIX
+
+LE MENDIANT FLEURI
+
+ Il n'est pas du pays. D'où peut-il être?... d'où?
+ On ne sait pas. C'est un mystérieux bonhomme.
+ Sur le bord du chemin parfois il fait un somme.
+ Il porte un vieux chapeau qui paraît être--comme
+ Ceux que portent les champignons--en amadou.
+ Eut-il un nom? Lequel? On l'ignore. On le nomme
+ Le Mendiant Fleuri. C'est tout.
+
+ Il a cette folie, il a cette jolie
+ Folie: il se fleurit. Il se déguise en Mai.
+ Son chapeau d'amadou porte un phlox pour plumet.
+ Dès qu'il découvre un trou dans sa veste, il y met
+ Du lilas, un pavot. Si c'est une folie,
+ Cet affreux vagabond des routes se permet
+ La même que vous, Ophélie!
+
+ Cet homme a des crocus aux plis de ses lambeaux
+ Comme les champs en ont aux creux de leurs ornières.
+ A ses poches il a des touffes printanières
+ Comme les bois en ont aux seuils de leurs tanières.
+ Au lieu des vieux boutons de corne, il a, plus beaux,
+ Des boutons d'or. Au lieu des pailles coutumières,
+ Il a du thym dans ses sabots.
+
+ Il reprise sa cape en ajonc qui s'accroche,
+ Reborde un vieux revers avec des serpolets,
+ Pique de la tremblette aux fentes des ourlets,
+ Enrichit de bleuets roses et violets
+ Sa pauvre barbe dont le chanvre s'effiloche;
+ Puis, fume, luxueux, parmi tous ces bleuets,
+ Une pipe d'aristoloche!
+
+ Qu'il est beau quand il va de maison en maison,
+ Chamarré d'herbe-aux-gueux, d'airelle et de spargoutte!
+ La flore du moment sur lui frissonne toute.
+ Qu'il est beau quand il passe, en fleurs, et qu'il s'ajoute,
+ Comme un calendrier vivant, à l'horizon!
+ De sorte qu'il suffit de le voir sur la route
+ Pour savoir quelle est la saison!
+
+ Il réussit parfois des toilettes charmantes.
+ Je lui connus un col d'aspérule, un camail
+ De scabieuse ayant un chardon pour fermail.
+ Qu'il est beau quand il va de portail en portail,
+ Et que, chargé de coquelourdes et de menthes,
+ On le voit, rouge et vert comme un saint de vitrail,
+ Passer dans les herbes fumantes!
+
+ * * * * *
+
+ O bizarre bonhomme, ô vagabond falot,
+ Misère dont toujours embaumait le passage,
+ Vieillesse où le muguet attachait un grelot,
+ O Mendiant Fleuri, gueux parfumé, fou, sage!
+
+ Brave pauvre, qui, loin d'être un pauvre honteux,
+ Marques la déchirure avec une jonquille,
+ On t'est reconnaissant, presque, d'être boiteux,
+ Tant la guirlande est belle autour de ta béquille!
+
+ Cynique éblouissant, héroïque et finaud,
+ Je ne saurais assez préférer, quand j'y pense,
+ Tes courageuses fleurs au facile tonneau,
+ Diogène charmant de nos routes de France!
+
+ Inconscient donneur d'une grande leçon,
+ Merci, fou gracieux, poète et philosophe,
+ D'oser, sous le soleil, enseigner la façon
+ D'accommoder de fleurs les restes de l'étoffe!
+
+ Il nous apprend, ton humble et rustique talent,
+ Ce qu'on peut faire avec quelques fleurs, quelques-unes!
+ Alors, pourquoi traîner sa vie en étalant
+ Des misères, des trous, des tares, des lacunes?
+
+ Pourquoi ne pas avoir un iris au chapeau
+ Qu'on tend vers le passant--ou qu'on tend vers la gloire?
+ Ah! Mendiant Fleuri, quand rentre le troupeau,
+ Ils font bien, les bergers, de te verser à boire!
+
+ Que ton moyen me plaît! Tous mes accrocs d'hier
+ Vont aujourd'hui, du moins, servir à quelque chose.
+ Si tu fais le faraud, moi je ferai le fier.
+ Ton gilet a son lys? Mon coeur aura sa rose!
+
+ J'ai compris qu'il ne faut, qu'on ne peut, qu'on ne doit
+ Présenter au prochain nulle image cruelle,
+ Puisqu'on n'a qu'à rouvrir sa blessure du doigt
+ Pour y mettre la fleur qui va la rendre belle!
+
+ Bonhomme, j'ai compris qu'il faut être coquet
+ De sa blessure, au lieu que d'en être malade,
+ Et que, même, parfois, pour y mettre un bouquet,
+ Il convient d'élargir la simple estafilade.
+
+ On n'a plus peur de rien lorsqu'on prend ce parti.
+ Et l'on acquiert bientôt la grâce, et la manière
+ D'être reconnaissant au buisson qui, gentil,
+ Pour la fleur qu'il vous tend vous fait la boutonnière!
+
+ Dès qu'on est décousu par un poignard nouveau,
+ Il faut en profiter pour se fleurir encore.
+ Plus on est malheureux, plus on doit être beau!
+ Faisons tous nos malheurs en corolles éclore!
+
+ Servons-nous du malheur.--Un jour, un jardinier
+ M'a dit cette parole ingénue et profonde:
+ «Si Job avait planté des fleurs sur son fumier,
+ Il aurait eu les fleurs les plus belles du monde!»
+
+1891.
+
+
+XX
+
+LE CONTREBANDIER
+
+ Ayant longtemps suivi le sentier de montagne,
+ Distrait, j'avais gagné la frontière d'Espagne,
+ Et j'avais pris, au bout du pont,
+ La place où bien souvent, près du troupeau qui broute,
+ J'écoute ce que dit le douanier, et j'écoute
+ Ce que le muletier répond.
+
+ Toujours la même scène ingénument éclate:
+ Le petit gabelou galonné d'écarlate,
+ Avec un sourire entendu,
+ Écoute le récit que l'autre lui rabâche,
+ Puis va vers la charrette, et, sous un cuir de bâche.
+ Trouve le flacon défendu.
+
+ Ce jour-là, c'était l'heure où s'enflamment les vitres.
+ Le grillon, dont l'amour fait chanter les élytres,
+ Avec le grillon alternait
+ Comme un berger d'églogue avec un autre alterne.
+ Déjà le voiturier allumait sa lanterne.
+ Tout le soir sentait le genêt.
+
+ Parfois, de ces garçons passaient qui, sans rien dire,
+ Glabres, la cigarette au coin de leur sourire,
+ Vont à pas souples et prudents;
+ De ces filles riaient, si brunes, sous les branches,
+ Que, dans l'ombre, on ne peut voir que deux choses blanches:
+ Leurs espadrilles et leurs dents.
+
+ Et j'aperçus venir un vieillard maigre et brusque,
+ Un de ces paysans dont le regard s'embusque
+ Sous un béret qui se rabat.
+ Feignant de ramasser des pompons de platane,
+ Il trottinait, courbé, derrière un petit âne
+ Qui portait un sac sur son bât.
+
+ L'âne disparaissait sous le grand sac champêtre.
+ --Au moment où le vieux allait passer peut-être,
+ Inoffensif et toussotant,
+ Le douanier n'ayant eu vers lui qu'un regard vague,
+ L'âne fit un écart. Et soudain une dague
+ Tomba sur le sol en tintant.
+
+ Une très vieille dague espagnole.--Et puis, comme
+ L'âne faisait, malgré les efforts du pauvre homme,
+ Des bonds de poulain andalou,
+ On vit un ancien casque en forme d'astrolabe
+ Et deux longs éperons de style presque arabe
+ Tomber aux pieds du gabelou.
+
+ Et comme l'âne, ému par ces nouveaux vacarmes,
+ Ruait,--chaque ruade éparpilla des armes!
+ Et, tout le sac s'ouvrant dans l'air,
+ Ce fut, pendant qu'au bruit accouraient des marmailles,
+ Un envol de rivets, de tassettes, de mailles,
+ Un feu d'artifice de fer!
+
+ Quoi! c'étaient, dans ce sac, sous une avoine fourbe,
+ Des armes que cachait ce vieillard qui se courbe
+ Et craintivement s'amoindrit?
+ Prépare-t-on la guerre au fond de la vallée?
+ Ou bien veut-on passer une armure volée
+ A l'Armeria de Madrid?
+
+ Quelle armure est-ce là qui tombe et se bosselle?
+ La courroie a souvent fait place à la ficelle,
+ Les boucles n'ont plus d'ardillons.
+ Quelle est cette rapière?... Oh! comme elle est usée!
+ La coquille brimballe autour de la fusée!
+ La garde est veuve de quillons!
+
+ Une jambe de fer dont le genou se rouille
+ En rencontrant le roc un instant s'agenouille;
+ Et, de ce fantastique sac,
+ On croit voir, sur le sol rose de crépuscule,
+ Tomber un chevalier qui se désarticule
+ Avec un bruit de bric-à-brac!
+
+ La rondache, roulant comme un cerceau superbe,
+ S'échappe. Un gantelet crispe ses doigts sur l'herbe
+ Où le rejoint un vieux houseau.
+ L'âne bondit toujours. Et cependant, à terre,
+ Une cuirasse a l'air d'un grand coléoptère
+ Vidé par le bec d'un oiseau.
+
+ Enfin, de ce ballot que chaque bond déballe
+ Jaillit un cuivre étrange, une vieille cymbale,
+ Une sorte d'astre échancré,
+ On ne sait quel plateau de balance fantasque,
+ Luisant, plat comme un plat, martelé comme un casque,
+ Fourbi comme un vase sacré!
+
+ Et quand tout eut roulé devant lui, de l'air digne
+ Qu'on prend quand on observe à regret la consigne,
+ Le douanier recula d'un pas.
+ Puis--que pouvaient avoir de terrible ces armes
+ Qu'un vieillard ramassait en les couvrant de larmes?--
+ Puis il dit: «Ça ne passe pas!»
+
+ Chacun aida le vieux. Une fille d'auberge
+ Ramassa la rondache, un enfant la flamberge;
+ Et, lorsque tout fut ramassé,
+ Le vieux, s'étant laissé sur les bras tout remettre,
+ Car l'âne en bondissant avait fui loin du maître,
+ S'éloigna, pesant et cassé.
+
+ Et le douanier s'en fut boire avec une fille
+ L'anisette espagnole où trempe une brindille
+ Qu'entoure du sucre candi.
+ Moi, je suivis le vieux.--Il allait, le dos triste.
+ Bientôt, il se crut seul sous le ciel d'améthyste.
+ --Et je vis qu'il avait grandi.
+
+ Oui, l'homme, maintenant, haussant sa silhouette,
+ Droit,--comme s'il savait aussi bien qu'un poète
+ Que, lorsqu'on se retrouve seul,
+ Il n'est pas de fierté que l'on ne récupère,
+ --N'avait plus l'air d'un paysan et d'un grand-père,
+ Mais d'un seigneur et d'un aïeul.
+
+ Le vent du sud soufflait sa brûlante caresse.
+ Et je suivais ce vieux en murmurant: «Serait-ce?...»
+ Et, tout d'un coup, je dis:
+ «Mais c'est!...» Et me mis à courir à travers la campagne,
+ Pâle de voir que, plus il entrait en Espagne,
+ Plus le vieil homme grandissait.
+
+ Il jeta son béret, hocha sa tête grise;
+ Puis, comme s'il avait entendu dans la brise
+ Le nom que je n'avais pas dit,
+ Il posa sur le sol ses armes en silence,
+ Se coiffa fièrement du plateau de balance,
+ Et, se retournant, m'attendit.
+
+ Nous étions seuls, tous deux, au milieu d'une lande.
+ Basse sur l'horizon, la lune était si grande
+ Que tout prenait un air sorcier.
+ Et le vieux, dépouillant sa cape paysanne,
+ M'apparut, sec, vêtu d'une stricte basane,
+ Et jambé comme un échassier.
+
+ Alors, je reconnus sa pauvre soubreveste,
+ La beauté de son front, la largeur de son geste,
+ Et la jeunesse de ses yeux.
+ Et je crus que j'allais trouver des mots sans nombre:
+ Mais, tremblant, je ne pus que m'incliner dans l'ombre
+ En disant le nom de ce vieux!
+
+ A son nom, il grandit encor, mit sur sa lèvre
+ Un long doigt sarmenteux qui grelottait de fièvre,
+ Sourit un peu de mon émoi,
+ Puis, avec le plus noble et touchant savoir-vivre,
+ Il ôta gravement sa cymbale de cuivre,
+ Et me dit: «Eh bien! oui, c'est moi.»
+
+ Je vis sa tête, avec l'auréole immortelle
+ Que lui font, en tournant sans cesse derrière elle,
+ Les ailes des moulins à vent!
+ Mais: «Seigneur bachelier...», prononça-t-il, tandis que,
+ Très digne, il remettait sur sa tête le disque,
+ Pardonnez à votre Servant
+
+ «Si la profession qu'il exerce l'oblige
+ A demeurer coiffé d'un armet. Armet, dis-je,
+ Car je doute qu'un bachelier
+ --Le fût-il de Paris, qui vaut bien Salamanque!--
+ Prenne un armet auquel la mentonnière manque
+ Pour l'obscur bassin d'un barbier!»
+
+ Il se tut un instant. Puis, parlant par saccades,
+ En ce langage où la sierra mit ses cascades
+ Et l'Alhambra ses rossignols:
+ «Seigneur!...» et je renonce à traduire le flegme,
+ La morgue qui redonde, et le ton d'apophtegme,
+ Et les jeux de mots espagnols;
+
+ «Seigneur! mon oeil vous scrute au moment qu'il vous toise:
+ Vous n'êtes pas bien grand, mais votre âme courtoise
+ Est de celles que nous aimons.
+ Eh bien?... prétendra-t-on encor que j'exagère
+ Quand je dis que je suis Chevalier Errant?--J'erre
+ Depuis soixante ans dans ces monts.
+
+ «Je les ai parcourus de la Rhune à Vénasque,
+ Des pays catalans jusqu'à ce pays basque
+ Dont les pommiers sont pleins de gui.
+ Là, j'ai des Douze Pairs vu les douze ombres tristes,
+ Et j'ai causé, du temps des batailles carlistes,
+ Avec Zumalacarrégui.
+
+ «Fredonnant le vieil air des Rois de Pampelune,
+ Buvant le lait de chèvre et le rayon de lune
+ Au creux de l'âme et de la main,
+ Dormant contre la meule où l'on plante une perche,
+ J'erre, j'erre, Seigneur, dans ces monts où je cherche
+ Un passage, un col, un chemin!
+
+ «Je voudrais les franchir. Car la brise m'apporte
+ Je ne sais quelle odeur de conscience morte
+ Que n'aimerait pas Amadis.
+ Moi qui ne vieillis pas, je sens vieillir l'Europe.
+ Je devine combien s'épaissit et sirope
+ Le sang latin, si clair jadis!
+
+ «Oui, ce morne géant qu'il faut tuer, ce terne
+ Caraculiambro de l'époque moderne,
+ L'Égoïsme, père d'Ennui,
+ Fait régner sur le monde une nuit si grognonne
+ Que les coiffes de la duègne Quintagnone
+ Sont moins noires que cette nuit!
+
+ «Je veux franchir ces monts. Je veux, puisqu'il m'oublie,
+ Aller remettre un peu le siècle à la folie!
+ Il a besoin de me revoir
+ Et de reboire une eau qu'il n'a plus guère bue.
+ Ma lance doit piquer l'humanité fourbue
+ Pour la pousser à l'abreuvoir!
+
+ «Et quant aux vils ruisseaux où l'on se désaltère,
+ Je dois, dans leur eau grise où roule tant de terre
+ Qu'ils ne sont jamais lumineux,
+ Je dois, dans leur eau fade où s'affaiblit la race,
+ Aller jeter un clou de ma vieille cuirasse
+ Pour les rendre ferrugineux!
+
+ «En vérité, Seigneur bachelier de mon âme,
+ Je ne suis pas content d'une Europe qui blâme
+ Les héroïsmes superflus.
+ Il est temps que j'y entre, et c'est à quoi je pense.
+ Mais on n'y peut entrer qu'en passant par la France,
+ Et la France ne m'aime plus!
+
+ «Je ne dis pas cela parce qu'elle me raille.
+ Jadis, elle raillait tendrement ma ferraille.
+ Elle s'en méfie aujourd'hui.
+ Des gens, pour nous brouiller, veulent lui faire croire
+ Qu'un redresseur de torts n'est qu'un chercheur de gloire
+ Dont le geste au gouffre conduit.
+
+ «Ah! je voudrais sortir d'Espagne, où je me ronge,
+ Pour m'en aller rapprendre au vieux monde le songe,
+ L'oubli de soi, l'amour féal,
+ Et la façon dont on se fait des Dulcinées!
+ Mais, hélas! il y a toujours des Pyrénées
+ Pour les colporteurs d'idéal!
+
+ «Dès qu'elle me verrait j'aurais la France entière.
+ Et comme on le sait bien, on veille à la frontière;
+ Et toujours, quand je veux sortir,
+ Quand, déguisé, baissant le front, je me dépêche,
+ La grande armure me trahit, que rien n'empêche
+ De briller ou de retentir!
+
+ «C'est en vain qu'enlevant ma chère carapace
+ Je la mets dans un sac, parfois, pour qu'elle passe,
+ Ou sous des branches de genêt:
+ De maudits enchanteurs habitant des guérites
+ Savent percer de l'oeil les formes hypocrites,
+ Et toujours on la reconnaît!
+
+ «Je sais, vous me direz qu'on croit que je trafique.
+ Que j'exporte une armure ancienne et magnifique
+ Sans la déclarer!... C'est ainsi
+ Que toujours, quand le Sort injuste me querelle,
+ On veut me l'expliquer de façon naturelle.
+ Mais je ne suis pas fou. Merci!
+
+ «Que n'ai-je, pour franchir la douane et sa baraque,
+ Le zèbre sur lequel chevauchait Muzaraque!
+ J'aurais vite joué le tour.
+ Mais je n'ai qu'un ânon. Car Votre Grâce ignore...»
+ Il s'arrêta. Sa voix soudain fut moins sonore.
+ «... Que Rossinante est mort, un jour!
+
+ «Un jour, on me l'a pris. On m'a fait cette peine.
+ Et savez-vous la fin que réservait leur haine
+ A la monture d'un héros?
+ Elle qu'à voir la mort j'avais habituée,
+ Elle est morte _les yeux bandés!_--On l'a tuée
+ Dans une course de taureaux!»
+
+ Une larme coula sur la Triste Figure.
+ «Voilà pourquoi, Seigneur bachelier, j'inaugure
+ Une chevalerie à pied,
+ Mais qui rendrait jaloux Palmerin d'Angleterre;
+ Et Roland reviendrait qu'il mettrait pied à terre,
+ Vive Dieu! pour me copier!
+
+ «Jusqu'à ce que je puisse à travers ces montagnes
+ Passer pour aller faire en France des campagnes,
+ Je jure de ne plus m'asseoir.
+ Je n'ai plus d'autre but, d'ailleurs. Car Votre Grâce
+ Ne sait pas...» Et sa Voix soudain devint plus basse.
+ «... Que Dulcinée est morte, un soir.
+
+ «Depuis qu'en son cercueil j'ai disposé sa robe,
+ Mon existence à moi ne vaut plus une arrobe
+ De raisin sec de Malaga!
+ Mais il faut qu'un talon écraseur de couleuvre
+ Sonne aux chemins du monde. Il faut accomplir l'oeuvre
+ Pour laquelle on vous délégua.
+
+ «Je dois rapprendre aux gens des choses en grand nombre!
+ Car vous ne savez pas...» Sa voix devint plus sombre.
+ «... Que Sancho vit encore. Il vit!
+ Celui-là ne meurt pas. Et même il monte en grade.
+ J'eus tort d'aimer jadis comme un bon camarade
+ Le gros homme qui me servit!
+
+ «On l'a laissé passer, lui qui n'avait pas d'armes!
+ Tandis que contre moi la peur met ses gendarmes
+ Qu'elle voudrait qu'on centuplât!
+ Et partout, à présent, le Pança sur le monde
+ A si soigneusement roulé sa panse ronde
+ Qu'à présent, partout, tout est plat!
+
+ «Sancho règne! Il raconte en farce mon histoire.
+ On l'acclame quand il crache dans l'écritoire
+ De Gid-Hamed-Ben-Engeli.
+ Sur ses genoux cagneux la Beauté se dégrafe.
+ Il promulgue sa loi, qui n'a qu'un paragraphe:
+ «L'enthousiasme est aboli!»
+
+ «On ne reconnaît plus le drôle. Il a du linge.
+ Les ciseaux ont passé dans sa barbe de singe.
+ Il se lave. On le décrassa.
+ Il soupe avec des rois chez les femmes superbes.
+ Il fait des mots au lieu de dire des proverbes.
+ Mais c'est toujours Sancho Pança!
+
+ «Il amuse les gens assez vils pour permettre
+ Qu'il trahisse à la fois le grand Manchois son maître,
+ Et son père le grand Manchot!
+ Mais il tremble toujours, pendant qu'il les fait rire,
+ De me voir sur le seuil paraître pour lui dire:
+ «Taisez-vous. Vous êtes Sancho!»
+
+ «Il le sait bien, qu'il l'est! C'est ce qui l'importune.
+ Car on profite mal d'une bonne fortune
+ Quand on s'en étonne tout bas.
+ Il sait bien quelles sont les choses éternelles,
+ Et qu'on peut s'amuser à démoder les ailes:
+ Les pattes ne voleront pas!
+
+ «Mais, hélas! triste et long j'erre sur la colline!
+ Triste comme une nuit sans bruit de mandoline
+ Et long comme un jour sans combat!
+ Je ne peux pas aller interrompre son règne!
+ Et sans cesse je sens, à mon vieux coeur qui saigne,
+ Que quelque rêve au loin s'abat!
+
+ «Je ne pourrais passer qu'en laissant mon armure!
+ Mais ce serait faiblir, admettre une entamure.
+ Mon armure est comme mon nom.
+ Et j'en irais là-bas prendre une autre, peut-être?
+ Non, car je rougirais de ne plus reconnaître
+ La forme de mon ombre! Non,
+
+ «Car à sa silhouette on doit rester fidèle!
+ La mienne me convient si c'est à cause d'elle
+ Qu'à la sottise je déplus!
+ Qui me dessinerait un bon harnois de guerre?
+ Je n'ai pas confiance au goût de l'antiquaire,
+ Et Gustave Doré n'est plus!
+
+ «Ah! pour porter là-bas tout l'attirail en fraude,
+ Il me faudrait un page, un complice qui rôde,
+ Par les rocs, le long des ruisseaux...
+ Veux-tu faire avec moi, fils, de la contrebande?
+ Puisque pour la passer mon armure est trop grande,
+ Nous la passerons par morceaux!
+
+ «En un pareil combat la ruse est exemplaire!
+ Il ne laisserait pas, Seigneur, de me déplaire
+ Que Votre Grâce me blâmât
+ D'oser requérir d'elle une souplesse adroite,
+ Car tout le monde sait que j'ai l'âme aussi droite
+ Qu'un fuseau de Guadarrama!
+
+ «Ce n'est qu'un rôle obscur qu'ici je vous propose.
+ Mais, Seigneur, vous aurez à quelque grande cause
+ Peut-être un service rendu
+ Quand, passé par tronçons que nul n'aura vu luire,
+ On verra tout d'un coup, là-bas, se reconstruire
+ Un paladin inattendu!
+
+ «Si vous faites cela pour la moustache blanche
+ Du Très Ingénieux Hidalgo de la Manche,
+ Si vous me consacrez un peu
+ De cette jeune ardeur que le ciel vous octroie,
+ Je jure, bachelier, qu'avec bien plus de joie
+ Vous regarderez le ciel bleu!
+
+ «Allons, donne ta main! A moi tu t'affilies!
+ Quoi? Tu ne sais, dis-tu, que chanter des folies
+ Et cueillir les fleurs du buisson?
+ Chante, et cueille des fleurs d'un air de nonchalance!
+ On peut dans un bouquet passer un fer de lance,
+ Un signal dans une chanson!
+
+ «Voici l'heure! La nuit paillette sa basquine!
+ Mes armes, qu'un reflet d'étoiles damasquine,
+ Sont là, d'argent, d'or et d'airain!
+ A quoi fais-tu passer aujourd'hui la frontière?
+ Veux-tu le soleret? Veux-tu la cubitière?
+ Ou bien veux-tu le gorgerin?»
+
+ Il ouvrait ses longs bras à l'immense envergure!
+ J'hésitais... Mais je vis sur la Triste Figure
+ Une telle déception Que:
+ «Perle de l'honneur! Miroir de la bravoure!»
+ M'écriai-je, en prenant un air d'Estramadoure,
+ «A votre disposition!»
+
+ --«Choisis donc!...» Un rayon toucha comme un doigt pâle
+ Le plateau de balance--ou la vieille cymbale--
+ Ou l'espèce d'astre échancré,
+ La chose qui luisait sur le crâne fantasque,
+ L'objet plat comme un plat, martelé comme un casque,
+ Fourbi comme un vase sacré!
+
+ Et je dis: «Par le cor de Roland! par la griffe
+ De Pantafilando! par le bonnet d'Alquife
+ Et par l'âme de Galaor!
+ Je choisis--car la seule illusion m'enivre,
+ Et l'objet qui de tous était le plus en cuivre
+ Pour moi sera le plus en or!--
+
+ «Je choisis, Chevalier, ce qui, de ton armure,
+ A soulevé le plus de rire et de murmure!
+ C'est ton armet. Donne-le-moi!
+ Puisque tu l'as couvert d'un ridicule immense,
+ Il convient que ce soit par lui que je commence!
+ Je n'ai pas peur. Et j'ai la foi.
+
+ «Je jure que ceci n'est pas un plat à barbe!
+ Donne!» Et le long des rocs tout fleuris de joubarbe
+ Dont parfois j'arrachais un brin,
+ Le soir même, furtif, et de ma veste brune
+ L'empêchant d'accrocher quelque rayon de lune,
+ J'emportais l'armet de Mambrin!
+
+ Et depuis lors, dans l'ombre où passe un vent morisque,
+ Intéressé par l'oeuvre, égayé par le risque,
+ Je suis toujours sur le sentier;
+ Je cueille des bouquets, je marche, je m'arrête,
+ Et je chante... Et je dis que je suis un poète;
+ Mais je suis un contrebandier.
+
+Frontière d'Espagne, 189...
+
+
+
+
+TABLE
+
+
+ AU LECTEUR VII
+
+ I
+ LA CHAMBRE D'ÉTUDIANT
+
+ I. DÉDICACE 3
+ II. LA CHAMBRE 9
+ III. A MA LAMPE 13
+ IV. A LA MÊME, EN LA COIFFANT DE SON ABAT-JOUR 16
+ V. LE DIVAN 19
+ VI. LA FENÊTRE, OU LE BAL DES ATOMES 23
+ VII. CHARIVARI A LA LUNE 28
+ VIII. LE VIEUX PION 43
+ IX. LES SONGE-CREUX 49
+ X. LA FORÊT 51
+ XI. OÙ L'ON RETROUVE PIF-LUISANT 58
+ XII. OÙ L'ON PERD PIF-LUISANT 60
+ XIII. SOUVENIRS DE VACANCES: 69
+ I. Le Tambourineur 69
+ II. L'Étang 71
+ III. Les Papillons 72
+ IV. Déjeuner de Soleil 77
+ V. Les cochons roses 78
+ VI. Le petit chat 81
+ VII. Ballade du petit bébé 84
+ VIII. Crépuscule 85
+ IX. On souffle 87
+ XIV. LA PREMIÈRE 88
+ XV. Oh! les yeux 90
+ XVI. LES TZIGANES 92
+ XVII. BALLADE DE LA NOUVELLE ANNÉE 96
+ XVIII. DEUX MAGASINS: 98
+ I. Joujoux 98
+ II. Fleurs 105
+ XIX. L'ALBUM DE PHOTOGRAPHIES 113
+ XX. AU CIEL 116
+ XXI. BALLADE DES VERS QU'ON NE FINIT JAMAIS 119
+ XXII. SUR UN EXEMPLAIRE DE LA PREMIÈRE ÉDITION DE CE LIVRE 122
+
+ II
+ INCERTITUDES
+
+ I. CHANSON DANS LE SOIR 127
+ II. EXERCICES 134
+ III. LES BARQUES ATTACHÉES 137
+ IV. MATIN 143
+ V. SILENCE 145
+ VI. BILLET DE REMERCIEMENT 148
+ VII. N'obligez pas le poème 150
+ VIII. LE SOUVENIR VAGUE, OU LES PARENTHÈSES 152
+ IX. Oui, sans doute 155
+ X. NOS RIRES 158
+ XI. LES DEUX CAVALIERS 160
+ XII. L'HEURE CHARMANTE 165
+ XIII. LE CAUCHEMAR 171
+
+ III
+ LA MAISON DES PYRÉNÉES
+
+ I. LA MAISON 183
+ II. LES PYRÉNÉES 187
+ III. L'EAU 200
+ IV. LA BRANCHE 210
+ V. LA FONTAINE DE CARAOUET 212
+ VI. LA GLYCINE 215
+ VII. LE CARILLON DE SAINT-MAMET 218
+ VIII. PRIÈRE D'UN MATIN BLEU 224
+ IX. OMBRES ET FUMÉES 229
+ X. LA FLEUR 237
+ XI. L'IF 239
+ XII. LA BROUETTE 242
+ XIII. L'AMOUREUX DE MARGARIDON 247
+ XIV. LES BOEUFS 260
+ XV. LES GENÊTS 254
+ XVI. Derniers petits Chants 258
+ XVII. L'OURS 262
+ XVIII. TOUT D'UN COUP 266
+ XIX. LE MENDIANT FLEURI 268
+ XX. LE CONTREBANDIER 274
+
+
+ IMPRIMÉ PAR PHILIPPE RENOUARD
+ 19, rue des Saints-Pères
+ PARIS
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Les Musardises, by Edmond Rostand
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 57762 ***
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-The Project Gutenberg EBook of Les Musardises, by Edmond Rostand
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-
-Title: Les Musardises
-
-Author: Edmond Rostand
-
-Release Date: September 4, 2018 [EBook #57762]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MUSARDISES ***
-
-
-
-
-Produced by Laurent Vogel (This file was produced from
-images generously made available by the Bibliothèque
-nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
-
-
-
-
-
-
-
-EDMOND ROSTAND
-
-LES
-
-MUSARDISES
-
-ÉDITION NOUVELLE
-
-1887-1893
-
-PARIS
-
-LIBRAIRIE CHARPENTIER ET FASQUELLE
-
-EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
-
-11, RUE DE GRENELLE, 11
-
-1911
-
-Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour
-tous les pays.
-
-Copyright by E. FASQUELLE, 1911.
-
-
-
-
-OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
-
-
- Les Musardises, _Édition nouvelle_, 1887-1893, poésies 3 50
-
- Les Romanesques, comédie en 3 actes, en vers, 43e mille 3 50
-
- La Princesse Lointaine, pièce en 4 actes, en vers, 44e mille 2 »
-
- La Samaritaine, évangile en 3 tableaux, en vers, 42e mille 3 50
-
- Cyrano de Bergerac, comédie héroïque en 5 actes, en vers,
- 376e mille 3 50
-
- Pour la Grèce, poésie. Épuisé.
-
- L'Aiglon, drame en 6 actes, en vers, 271e mille 3 50
-
- Un Soir à Hernani, poésie 1 »
-
- Discours de réception à l'Académie Française 1 »
-
- Chantecler, pièce en 4 actes, en vers, 150e mille 3 50
-
-
-
-
-IL A ÉTÉ TIRÉ
-
-_Cent exemplaires numérotés sur papier du Japon_
-
-
-
-
-AU LECTEUR
-
-
-MUSARDISE. _s. f._ Action de celui qui musarde.
-
-MUSARDER, _v. n._ Perdre son temps à des riens.
-
-C'est là ce que tu trouveras dans le dictionnaire, Ami Lecteur. Et
-là-dessus tu n'auras pas grande estime pour un volume de vers qui
-s'appelle «les Musardises», c'est-à-dire les bagatelles, les
-enfantillages, les riens.
-
-Mais pour peu que tu sois un lettré ayant connaissance des mots de ta
-langue et de leur sens exact, ce titre ne sera pas pour te déplaire.
-Même il t'apparaîtra comme seyant bien à un recueil de poétiques essais.
-
-Tu sauras que «musardise»--«musardie», comme on disait au vieux
-temps,--signifie rêvasserie douce, chère flânerie, paresseuse
-délectation à contempler un objet ou une idée: car l'esprit musarde
-autant que les yeux, si ce n'est plus.
-
-Tu sauras que, suivant certaines étymologies, «musarder» veut dire avoir
-le museau en l'air: ce qui est bien le fait du poète; lequel, comme on
-sait, regarde tellement là-haut que souvent il trébuche et se jette dans
-des trous.
-
-Tu sauras qu'au temps jadis les «musards» étaient de certains bateleurs
-et jongleurs, provençaux d'origine, qui s'en allaient de par le monde en
-récitant des vers.
-
-Tu ne pourras être étonné que, sous un titre qui ne semble convenir qu'à
-de très légères poésies, je me sois permis quelquefois des tristesses ou
-des mélancolies, puisqu'en langue wallonne «muzer» a pour sens: être
-triste.
-
-Enfin, tu comprendras tout à fait le choix que j'ai fait de ce mot, te
-souvenant que le savant Huet, évêque d'Avranches, le faisait venir du
-latin _Musa_,--qui, comme on le sait, signifie: la Muse.
-
-E. R.
-
-
-
-
-I
-
-LA CHAMBRE D'ÉTUDIANT
-
-
-DÉDICACE
-
- Je vous aime et veux qu'on le sache,
- O raillés, ô déshérités,
- Vous qu'insulte le public lâche,
- Vous qu'on appelle des ratés!
-
- Donc, à cette heure où je me lance
- En pleine mêlée, où je vais
- Cogner, rompre plus d'une lance,
- Recevoir plus d'un coup mauvais,
-
- Où l'ardent désir me dévore
- D'attaquer de front mes rivaux,
- Sans savoir seulement encore
- Ce que je suis, ce que je vaux,
-
- Si je suis seulement de taille
- A me mêler aux combattants;
- --Dans ce matin de la bataille
- Où vont se ruer mes vingt ans,
-
- Je pense à vous, ô pauvres hères!
- A vous dont peut-être, ce soir,
- Je partagerai les misères,
- Parmi lesquels j'irai m'asseoir;
-
- Et très longuement j'envisage,
- Pour bien voir si j'ai le coeur fort,
- Pour m'assurer de mon courage,
- La tristesse de votre sort.
-
- Si j'étais, par le ridicule
- Qu'on vous jette, mis en émoi,
- Il est toujours temps qu'on recule:
- Mieux me vaudrait rentrer chez moi.
-
- Mais non pas! car je veux la lutte.
- Et votre fortune n'a rien
- Qui me répugne ou me rebute.
- Même je la préfère bien
-
- A celles, qu'on dit plus heureuses,
- De ceux qu'on nommait «philistins»;
- Je préfère les viandes creuses
- De vos songes à leurs festins!
-
- Si je tombe comme vous autres,
- S'il me faut vider les arçons,
- Eh bien, quoi! je serai des vôtres,
- N'est-il pas vrai, les bons garçons?
-
- A vous donc qu'on raille et qu'on hue
- Et qu'on accable de mépris,
- O foule innombrable, cohue
- Des déclassés, des incompris!
-
- A vous que hanta la chimère
- Du définitif, du parfait,
- Et qui, pour vouloir trop bien faire,
- Finalement n'avez rien fait;
-
- A vous qui portiez dans vos têtes
- De trop beaux idéals rêvés,
- A vous tous, à vous grands poètes
- Aux poèmes inachevés;
-
- A vous dont les fainéantises
- Sont pleines de si fiers projets,
- Et que poursuivent les hantises
- De trop magnifiques sujets;
-
- A vous dont la pensée énorme,
- Trop large, ne pouvait entrer
- Sans la briser dans une forme,
- Dans un moule sans l'éventrer;
-
- A vous, peintres, que désespère
- La toujours fuyante couleur,
- Qui devant un jeu de lumière
- Jetez vos pinceaux de douleur;
-
- Musiciens, pâles d'entendre
- En vous des accords merveilleux,
- Et qui, de ne pouvoir les rendre,
- Avez des larmes dans les yeux;
-
- A vous qui, ne pouvant traduire
- Les finesses que vous sentez,
- Préférez ne jamais produire,
- O délicats, exquis ratés!
-
- A vous, paresseux égoïstes,
- Qui gardez vos oeuvres en vous;
- A vous les vrais, les grands artistes,
- A vous les emballés, les fous,
-
- Qui, sans entendre les sarcasmes,
- Triomphez dans de pauvres soirs;
- A vous dont les enthousiasmes
- Gesticulent sur des trottoirs,
-
- Personnages funambulesques,
- Laids, chevelus et grimaçants,
- Pauvres dons Quichottes grotesques,
- Et d'autant plus attendrissants,
-
- Dont la Muse est la Dulcinée,
- --O chevaliers errants de l'art,
- A qui la gloire destinée
- Manqua peut-être par hasard!
-
- Étant votre ami, votre frère,
- Un rêveur, un hurluberlu
- Qui connaîtra votre misère
- Peut-être demain,--j'ai voulu
-
- Vous dédier par ce poème
- Les premiers vers que j'ai tentés,
- Enfants perdus de la bohème,
- O mes bons amis les Ratés!
-
-Février 1889.
-
-
-II
-
-LA CHAMBRE
-
- Au son d'un vieux Pleyel qu'un voisin pauvre oblige
- A moudre des galops,
- Chaque jour je m'éveille en murmurant: «Où suis-je?»
- Comme dans les mélos.
-
- Je sors de la féerie en mon rêve apparue,
- Je sors d'une forêt...
- Et j'habite un hôtel situé dans la rue
- De Bourgogne, il paraît!
-
- C'est une rue étroite, avec peu de silence
- Et beaucoup de maisons,
- Dont les cris les plus gais sont: «La belle Valence!»
- Et: «Les quatre saisons!»
-
- L'acajou de ma chambre est, ce matin, d'un style
- Si Louis-Philippart,
- Que de cette atmosphère ingénument hostile
- Toute espérance part!
-
- Quelles traces, fauteuils, sur votre velours chauve
- Laissèrent d'humbles dos!
- O fentes du plafond! ô papier de l'alcôve!
- O couleur des rideaux!
-
- C'est aujourd'hui jeudi. C'est le jour où Marseille
- Tient ses marchés de fleurs.
- C'est là que je serais, dans la tiédeur vermeille,
- Au milieu des flâneurs,
-
- Si je n'avais voulu, pour être ce poète
- Que nul ne demandait,
- Risquer d'être à Paris un Daniel Eyssette
- Sans Alphonse Daudet;
-
- Si je n'avais rêvé le vieux rêve inutile,
- A tant d'autres pareil,
- De me faire une place au soleil d'une ville
- Qui n'a pas de soleil!
-
- Je n'ai pas de soleil, et j'ai toujours décembre,
- Et pas encor d'amour:
- Toute mon existence est comme cette chambre
- Qui donne sur la cour!
-
- L'ami qui vient me voir, joyeux quand il arrive,
- Est triste en s'en allant;
- Et la foi chaque jour me semble être moins vive
- Qu'il eut dans mon talent.
-
- Sauf qu'il y a toujours sur ma table une rose,
- Dans l'âtre une souris
- Qui s'occupe toujours à ronger quelque chose,
- Je suis seul à Paris.
-
- Mais, furtif rongement, mystérieux cinname,
- L'animal et la fleur
- Mettent autour de moi, l'une l'odeur d'une âme,
- L'autre le bruit d'un coeur.
-
- Je n'ose plus penser que jamais à ma tempe
- Verdisse aucun laurier,
- Et crois me satisfaire en trouvant sous ma lampe
- Un bonheur d'ouvrier.
-
- Mais je vois sur la table une grande corolle,
- Dans l'âtre un petit oeil;
- L'un me dit: «Patience!»--et j'entends sa parole;
- L'autre me dit: «Orgueil!»
-
- Ce sont les deux conseils dont j'ai besoin pour vivre,
- L'un gris, l'autre vermeil:
- Mais le second conseil est moins facile à suivre
- Que le premier conseil.
-
- Pourtant, le bruit qui ronge et le parfum qui rêve
- Me rendent quelque espoir,
- Et je me sens moins seul dans l'ombre, et je me lève,
- Et je ris dans le soir,
-
- Sûr de pouvoir toujours, malgré l'heure grisâtre,
- Rire comme je ris,
- Tant qu'il me restera, sur ma table et dans l'âtre,
- Ma rose et ma souris.
-
-Paris, 1890.
-
-
-III
-
-A MA LAMPE
-
- O vieille lampe, ô vieille amie, à ta lumière
- Que de bouquins je lus, que de vers j'écrivis!
- Sous ton humble abat-jour que de fois tu me vis
- Veiller, quand le sommeil rougissait ma paupière!
-
- Lampe ventrue et basse, en cuivre bosselé,
- Comme on en voit encor sur les vieilles crédences,
- Tu reçus bien souvent de graves confidences:
- De mes espoirs les plus secrets je t'ai parlé.
-
- Lampe, pendant longtemps tu fus ma seule amie;
- Et, lorsque j'habitais tout là-haut, sous le toit,
- Seuls m'étaient doux les soirs passés autour de toi...
- Et les fiacres roulaient dans la rue endormie.
-
- Que de fois, accoudé sur ma table en bois blanc,
- J'ai, de ta poudre d'or, construit des existences,
- Et que de fois rimé, pour qui tu sais, des stances,
- Penchant mon front pâli dans ton cercle tremblant!
-
- Et quand le petit jour rosé venait à naître,
- Quand, le ciel d'un bleu vert déjà se nuançant,
- L'aurore grelottait sur Paris, le passant
- Te voyait clignoter encore à ma fenêtre.
-
- L'âge te faisait bien radoter quelquefois.
- Ton mécanisme était d'une étrange faiblesse.
- Il fallait te monter, te remonter sans cesse,
- Et retourner ta clef sans cesse entre ses doigts.
-
- Mais vous baissiez, méchante! et sans que je comprisse
- Pourquoi. Vous paraissiez vouloir vous amuser.
- La mèche s'obstinait à se carboniser.
- Et j'enrageais, croyant que c'était un caprice.
-
- Bien souvent j'ai maudit votre détraquement,
- Et votre humeur, alors, me semblait une énigme.
- Vous faisiez tout d'un coup un bruit de borborygme,
- Puis vous vous éteigniez sans raison, brusquement.
-
- Voilà qu'au lendemain il me fallait remettre
- La tâche... Et vous couvrant d'injure et de mépris,
- J'allais dormir!--Pardon! maintenant j'ai compris:
- Vous vous intéressiez à votre pauvre maître.
-
- Ne voulant pas le voir si longtemps se pencher
- Pour écrire ou pour lire, un doigt contre la tempe,
- Vous cessiez de brûler... Et c'était, bonne lampe,
- Votre manière à vous de m'envoyer coucher.
-
-
-IV
-
-A LA MÊME
-
-EN LA COIFFANT DE SON ABAT-JOUR
-
- Car, sans lui, tu n'es rien, puisque, sans lui, tu laisses
- Divaguer ta clarté:
- Elle est ton âme souple aux trop blondes mollesses;
- Il est ta volonté.
-
- Et je te coiffe donc de l'abat-jour sévère.
- Il n'a pas de feston;
- Mais on voit s'élargir en cône de lumière
- Son cône de carton.
-
- C'est lui qui, sur la table, avec ta clarté d'ambre,
- Forme un cercle dans quoi
- Tous les rêves flottant aux ombres de la chambre
- Sont convoqués par moi.
-
- Autour de la paroi transparente du cône,
- Plus d'un monstre hagard
- Vient tourner, attiré par le beau piège jaune,
- Le flaire, et puis repart.
-
- Mais, franchissant le cercle où l'on voit luire, au centre,
- Le cuivre de ton pied,
- Plus d'un autre, saisi dans le moment qu'il entre,
- Tombe sur le papier.
-
- C'est là qu'ils tomberont, autour du pied de cuivre,
- Tous ces rêves, en rond!
- Et c'est, quand on voudra les obliger à vivre,
- Là qu'ils résisteront!
-
- Car c'est sous l'abat-jour que se dore et se crée,
- Tremble et se circonscrit,
- Le champ mystérieux d'une lutte sacrée
- Sans armes et sans cri.
-
- Allons, lampe, venez! que d'un sage couvercle
- On rabatte vos feux;
- Et que sur cette table apparaisse le cercle
- Humblement merveilleux!
-
- Le cercle se dessine. Attendons que tout dorme;
- Puis, forçons, quand tout dort,
- La pensée à venir se battre avec la forme
- Dans cette arène d'or.
-
- C'est pour cela qu'on vit, pour amener, de l'ombre
- Dans ce rond de lueur,
- Des rêves... deux ou trois... on ne sait pas le nombre...
- C'est pour cela qu'on meurt.
-
- Les couronnes ne sont, que semble, sur les tempes,
- Un dieu brusque apporter,
- Que ce qui, du halo quotidien des lampes,
- A fini par rester.
-
-1890.
-
-
-V
-
-LE DIVAN
-
- Quand on est couché sur le divan bas
- Devant la fenêtre,
- C'est délicieux, car on ne sait pas
- Où l'on peut bien être.
-
- Mollement couché, des coussins au dos,
- On goûte une joie:
- On ne voit plus rien, entre les rideaux,
- Que le ciel de soie!
-
- Ni sordides murs, ni toits, ni sommet
- D'arbre de décembre!
- Mais on revoit tout sitôt qu'on se met
- Debout dans la chambre!
-
- Dès qu'on est debout, on revoit la cour
- De zinc et d'asphalte,
- Tout ce qui, soudain, quand le rêve court,
- Vient lui dire: «Halte!»
-
- L'envers des maisons, luxe à prix réduit,
- Gaz et tuyautages,
- Et l'affreux vitrail qui se reproduit
- A tous les étages!
-
- Dès qu'on est debout, on voit brusquement
- Tout ça reparaître.
- On s'étend: plus rien que du firmament
- Dans une fenêtre!
-
- C'est pourquoi, souvent, quand je me sens las
- De vulgaire vie,
- Durant tout un jour, sur le divan bas,
- Je rêve et j'oublie.
-
- Et j'aime rester immobile sur
- Le vieux divan rouge,
- Sachant qu'on détruit le carré d'azur
- Aussitôt qu'on bouge.
-
- Et je n'aperçois que du bleu, du bleu,
- Du bleu dans la baie;
- Le soleil y vient, une heure, au milieu,
- Faire sa flambée;
-
- Puis, le carré bleu pâlit vers le soir,
- Prend un vert turquoise;
- Puis il s'assombrit, devient presque noir:
- C'est comme une ardoise.
-
- Et de signes clairs partout la criblant,
- L'invisible craie
- Vient couvrir alors d'algèbre tremblant
- L'ardoise sacrée!
-
- Oh! ne pas bouger! ne pas faire un pas
- Vers cette fenêtre!
- Croire que la cour affreuse n'est pas
- Et ne peut pas être!
-
- Oh! dire au tableau: «Je ne te permets
- Que ce qui s'étoile!»
- Se placer toujours pour ne voir jamais
- Le bas de la toile!
-
- Ce serait trop beau!--Ne pas lire tout,
- Choisir dans le livre!--
- Mais on ne peut pas! Sans être debout,
- On ne peut pas vivre!
-
- Ce qu'il faut pouvoir, ce qu'il faut savoir,
- C'est garder son rêve;
- C'est se faire un ciel qu'on puisse encor voir
- Lorsque l'on se lève;
-
- C'est avoir des yeux qui, voyant le laid,
- Voient le beau quand même;
- C'est savoir rester, parmi ce qu'on hait,
- Avec ce qu'on aime!
-
- Ce qu'il faut, c'est voir, au-dessus d'un toit,
- D'une cheminée,
- Au-dessus de moi, au-dessus de toi,
- D'une humble journée,
-
- D'un coin de Paris,--c'est cela qu'il faut,
- Car c'est difficile!--
- Un ciel aussi pur, un ciel aussi haut
- Qu'un ciel de Sicile!
-
-
-VI
-
-LA FENÊTRE
-
-OU
-
-LE BAL DES ATOMES
-
- Un rayon d'or qui se faufile
- Aux interstices des volets
- Fait danser une longue file
- De petits atomes follets.
-
- C'est une poussière vivante
- Qui monte, monte incessamment,
- Puis redescend, toujours mouvante,
- Dans un éternel tournoiement.
-
- Elle tourbillonne et s'envole
- Comme un peuple de moucherons;
- Au soleil elle farandole
- Et fait des fugues et des ronds;
-
- Et tels d'imperceptibles gnomes,
- De microscopiques lutins,
- Ils valsent, les petits atomes,
- Dans les rayons d'or des matins!
-
- Sans cesse, dans cette traînée
- De clair soleil éblouissant,
- Leur troupe folle est entraînée,
- Elle remonte et redescend.
-
- Ils dansent, dans l'or de la bande
- Qui tombe, oblique, des volets,
- Une furtive sarabande
- Et de silencieux ballets.
-
- Qu'ont-ils donc à danser si vite
- Sur ce pont d'Avignon vermeil?
- Sentent-ils qu'il faut qu'on profite
- D'un bal que donne le soleil?
-
- D'où vient-elle cette poussière?
- Ces atomes n'existent-ils
- Que dans les filets de lumière
- Qu'ils peuplent de leurs grains subtils?
-
- Non. Leur montante farandole,
- Que l'on distingue seulement
- Dans la clarté qui les isole,
- Fait partout son fourmillement;
-
- Et tout autour de nous, dans l'ombre,
- Ces riens, sans que nous le croyions,
- Voltigent en aussi grand nombre
- Que là, dans l'or de ces rayons.
-
- Ils vont, viennent. Mais d'habitude
- On ne peut les apercevoir.
- L'air s'emplit de leur multitude:
- On les respire sans les voir.
-
- Leur existence qu'on ignore
- Ne se révèle brusquement
- Que lorsqu'un rai de soleil dore
- Leur humble poussière, en passant!
-
- Et je pense à ces pauvres diables
- Qui s'agitent autour de vous,
- A tous ces rêveurs misérables,
- A tous ces admirables fous!
-
- Ils sont là, dans l'ombre, qui riment,
- Qui peinent sur leurs oeuvres,--mais
- C'est pour eux seulement qu'ils triment...
- Et vous ne les voyez jamais!
-
- Vous ne savez pas l'existence
- De tous ces humbles faiseurs d'art
- A qui manque la circonstance;
- Mais lorsque, par un pur hasard,
-
- La lueur de gloire est tombée
- Sur un petit groupe d'entre eux,
- Vous les admirez bouche bée
- Ceux-là qui furent plus heureux!
-
- Car ils sont comme la poussière
- Des petits atomes danseurs
- Qu'on ne voit que dans la lumière,
- Les poètes et les penseurs!
-
- Le rayon faufilé dans l'ombre,
- Dans lequel, seul, on peut les voir,
- Est trop étroit pour leur grand nombre,
- Et beaucoup restent dans le noir.
-
- Dans cette clarté d'auréole
- Tous voudraient bien un peu venir.
- Hélas! et leur désir s'affole
- De n'y pouvoir pas tous tenir;
-
- Ils y voudraient vite leur place,
- Car bientôt ils seront défunts...
- Mais la gloire, la gloire passe,
- Et n'en dore que quelques-uns!
-
-1888.
-
-
-VII
-
-CHARIVARI A LA LUNE
-
- O Lune, tu souris. Je crois bien que les doutes
- Où tu nous vois toujours errant
- T'ont donné ce sourire. En vain tu le veloutes.
- Ce sourire est exaspérant.
-
- Je sens que les tourments d'une race inquiète
- Te servent de distraction.
- Ça t'amuse de voir hésiter un poète
- Entre le rêve et l'action.
-
- Je sens que voir entrer nos pas dans une voie
- Pour en ressortir aussitôt
- Est la chose qui fait s'écarquiller ta joie,
- Silencieusement, là-haut.
-
- Tu souris, car tu vois la scène et la coulisse;
- Et quand ta douceur fait semblant
- De vouloir consoler, ce n'est qu'une malice
- Cousue avec un rayon blanc.
-
- Oui, quand, les soirs d'été, nous cueillons un peu l'heure,
- Heureux au clair de lune, enfin!
- Tu n'apportes jamais qu'une paix qui nous leurre
- Dans tes corbeilles d'argent fin.
-
- Face de Pierrot grave ou de gai Monsignore,
- Pourquoi sourire? Est-ce que c'est
- Parce que tu connais ce que la Terre ignore?
- Sais-tu? Ne sais-tu pas? Qui sait?
-
- Souris-tu pour cacher des fiertés socratiques,
- Ou des doutes à la Pyrrhon?
- Quel genre d'ironie est-ce que tu pratiques,
- Profil mince ou visage rond?
-
- Sont-ce jeux de docteur qui sourit en Sorbonne
- De ce qu'il sait qu'il ne sait rien?
- Parfois n'a-t-elle pas, ta nonchalance bonne,
- Quelque chose de renanien?
-
- Quand tu fais de la grâce exacte ou fantômale
- Au-dessus de notre bateau,
- Ton sourire vient-il de l'École Normale,
- Ou d'une fête de Watteau?
-
- Si tu le sais, pourquoi ne pas faire connaître
- Le mot qui tire d'embarras?
- Mais puisque je te tiens, ce soir, dans ma fenêtre,
- Je jure que tu parleras!
-
- Tu souriais tantôt quand la nuit trop superbe
- M'a fait pleurer. Tu as souri?
- Eh bien! je vais, frappant sur les cuivres du verbe,
- Te donner un charivari!
-
- Je ferai tant de bruit avec les métaphores,
- Je t'assourdirai tellement
- D'interpellations rapides et sonores,
- Que, lasse au fond du firmament,
-
- Pour obtenir la paix, pour m'entendre me taire,
- Tu répondras et tu diras
- Si tu n'as promené là-haut que le mystère
- D'un domino de Mardi-Gras!
-
- Et j'aurai, pour user ce flegme ostentatoire
- Avec lequel tu te défends,
- Cette ténacité dans l'interrogatoire
- Qu'ont les juges et les enfants;
-
- Et sans me laisser prendre à la froideur commode
- De tes impassibilités,
- Je lèverai sans fin le marteau de mon ode,
- Et, frappant à coup répétés,
-
- Frappant, comme ces clous à crochet qu'on enfonce,
- Le point d'interrogation,
- Tant que je n'aurai pas obtenu la réponse,
- Je poserai la question.
-
- * * * * *
-
- Pour voguer sur ton eau
- Quel monarque fantasque
- T'a fait creuser là-haut
- Dans du porphyre, Vasque?
-
- Au bout de quel fétu
- De souffleur noctambule
- T'arc-en-cielises-tu
- Dans l'air bleuâtre, Bulle?
-
- Exigeant d'un mortel
- Une adresse impossible,
- Pour quel Guillaume Tell
- Sors-tu de l'ombre, Cible?
-
- Au-dessus des coteaux
- Qui sont barbus d'éteule,
- Quels sont les bleus couteaux
- Que tu repasses, Meule?
-
- Quand, partant pour ailleurs,
- Au voyage on se risque,
- Quel est, des aiguilleurs,
- Celui qui t'ouvre, Disque?
-
- Quel est, dans ta blancheur
- De banquise immobile,
- L'invisible pêcheur
- Qui peut t'aborder, Ile?
-
- Lorsque glisse en rêvant
- Ta forme d'or qui s'arque
- De l'arrière à l'avant,
- Quelle est ta voile, Barque?
-
- Quand mincit au lointain
- Ton bombement de toile
- Lumineux et latin,
- Quelle est ta barque, Voile?
-
- Sur l'espalier du soir
- Quel jardinier t'empêche
- De mûrir pour pouvoir
- Te garder blanche, Pêche?
-
- Sur les lignes de l'air,
- Portée où l'ombre flotte,
- Quel est-il, le Wagner
- Qui put t'inscrire, Note?
-
- Es-tu la drachme, ou l'as,
- Et, ton effigie, est-ce
- Celle d'une Pallas
- Ou d'un Auguste, Pièce?
-
- Lorsqu'on voit s'assembler
- Les nuages en groupe,
- Qui te fait circuler
- De l'un à l'autre, Coupe?
-
- Pour que sorte un jardin
- De la brume qui rampe,
- Quel sublime Aladin
- Frotte ton cuivre, Lampe?
-
- L'été comme l'hiver,
- Quand ton cadran se montre,
- Quel est le Gulliver
- Qui te remonte, Montre?
-
- Quel est l'officiant
- Qui, pâle, t'a sortie
- D'un ciboire effrayant,
- Et qui t'élève, Hostie?
-
- Quelle vague, quel flot
- Dont la crête scintille
- Put monter assez haut
- Pour te laisser, Coquille?
-
- Quel vieux séditieux
- Dont le cerveau retarde,
- Blanche, au feutre des dieux,
- Vint t'arborer, Cocarde?
-
- Quel montreur, affublant
- L'ombre d'un drap tragique,
- Te projette, Rond blanc
- De lanterne magique?
-
- Loupe au cristal puissant,
- Quel savant gigantesque
- Par toi nous grossissant
- Arrive à nous voir presque?
-
- Fer à cheval d'acier,
- Quel maréchal t'embrase
- Pour marescalcier
- Bucéphale ou Pégase?
-
- Pour que nous n'en ayons
- Jamais le goût aux lèvres,
- Qui met sur des clayons
- Ce fromage de chèvres?
-
- Quel est le noir jaloux
- Qui, sultan jusqu'aux moelles,
- T'a placé, Piège à loups,
- Dans son sérail d'étoiles?
-
- Quand tu scintilles, nu,
- Au crépuscule fourbe,
- De quel crime inconnu
- Reviens-tu, poignard courbe?
-
- Hamac, quel négligent,
- T'accrochant à deux astres,
- Dort dans ton arc d'argent,
- Bercé sur nos désastres?
-
- Pour que passe un rayon,
- Quel brave machiniste
- Ouvre ce trappillon
- Sur notre monde triste?
-
- Au fond du ciel léger
- Pétase de lumière,
- Quel est le Grand Berger
- Qui te porte en arrière?
-
- Toi qui mets sur l'azur
- Ta nacre de Byzance,
- Es-tu d'un Être obscur
- Le jeton de présence?
-
- En encre de clarté,
- D'une plume de cygne,
- Quel dieu te fait, Pâté,
- Sur le ciel, quand il signe?
-
- Alourdis-tu--terreur
- Qui surplombe ou qui tombe!--
- Globe, un poing d'empereur?
- Ou d'anarchiste, Bombe?
-
- Buire, quel Cellini
- Galbe ton métal rose?
- Quel est, Point sur un I,
- Le Musset qui te pose?
-
- Te maniant encor,
- Là-haut, mieux que personne,
- Quel est, Faucille d'or,
- Le Hugo qui moissonne?
-
- Quel clown, frappant du pied,
- Va bondir de la Ville,
- Cerceau, dans ton papier,
- Pour imiter Banville?
-
- A quel char de sommeil
- Dors-tu, Roue enrayée?
- Cymbale de vermeil,
- Qui t'a dépareillée?
-
- Quelle fut--le sait-on?
- O Tête d'Holopherne,
- Ta Judith? Quel est ton
- Diogène, Lanterne?
-
- Ex-voto, pour quel voeu
- Pends-tu sur la nuit noire?
- Quel Roland du Mont Bleu
- T'embouche, Cor d'ivoire?
-
- Quel émir, Bouclier,
- Te suspend à sa selle?
- A quoi va se lier,
- Cerf-Volant, ta ficelle?
-
- Quels sont tes poids, Plateau
- De balance romaine?
- En mangeant ce gâteau
- Quel enfant se promène?
-
- Quel chiffre est ciselé
- Sur cette tabatière?
- Quel chat noir a filé
- Par ton trou blanc, Chatière?
-
- Quel garde assermenté
- T'a sur sa blouse, Plaque?
- Quelle Tasse de thé
- Sert-on sur du vieux laque?
-
- Grand Bouton de Cristal,
- Quel mandarin te porte?
- Poignée en clair métal,
- Ouvres-tu quelque porte?
-
- Fermoir étincelant,
- Fermes-tu quelque tome?
- Hublot, tu luis au flanc
- De quel Vaisseau Fantôme?
-
- Quel Coq, _escam quærens_,
- Perle, du bec te pousse?
- Palette, quel Rubens
- Passe dans toi le pouce?
-
- De cette Opale, au loin,
- Quel turban s'agrémente?
- Qui te grignote un coin,
- O Pastille de menthe?
-
- Qui va, dans les «ha! ha!»
- Te décrocher, Timbale?
- Quelle Nausicaa
- Te perd dans le ciel, Balle?
-
- Dans quel moule arrondi
- Est-ce que l'on t'arrange,
- Tarte? De quel midi
- Peux-tu bien être, Orange?
-
- De quel verre, Sorbet?
- De quelle jatte, Crème?
- O, de quel alphabet?
- Zéro, de quel problème?
-
- De quel pré, Champignon?
- Visière, de quel Casque?
- Pont, de quel Avignon?
- Tambourin, de quel Basque?
-
- Qui donc, Veilleuse, dort?
- Quel est ton hiver, Neige?
- Cirque, ton picador?
- Ton écuyer, Manège?
-
- Quel Hercule a jeté
- Ce Peloton de laine?
- Fleur, quel est ton été?
- Ton Sèvres, Porcelaine?
-
- Faïence, ton Nevers?
- Prunelle, ton Cyclope?
- Médaille, ton revers?
- Cachet, ton enveloppe?
-
- Ton portrait, Médaillon?
- Diamant, ton satrape?
- Grelot, ton postillon?
- Grain de raisin, ta grappe?
-
- Ton Versaille, OEil-de-Boeuf?
- OEil de tigre, ta jongle?
- Ton bilboquet, Boule? OEuf,
- Ton nid? Arc, ta flèche? Ongle,
-
- Ton doigt? Lotus, ton lac?
- Ton lait, Bol? Ton puits, Cruche?
- Fruit, ta branche? Or, ton sac?
- Pain, ton blé? Miel, ta ruche?
-
- * * * * *
-
- Je m'arrête, essoufflé... Mais je sens qu'elle va
- Parler! que cette voix va tinter, qu'on rêva
- D'argent! que cette voix d'argent va me répondre!
- Que la Lune a senti sa patience fondre,
- Et qu'elle va répondre!... Et j'attends, haletant,
- Qu'elle tinte le mot de l'énigme; et, tintant
- Comme un timbre, en effet, tinterait dans la nue,
- La Lune me répond froidement:
-
- «Continue!»
-
-
-VIII
-
-LE VIEUX PION
-
- ... Le voyans au dehors, et l'estimans par l'extérieure apparence,
- n'en eûssiez donné un coupeau d'oignon, tant laid il était de corps et
- ridicule en son maintien... Mais ouvrant cette boîte eûssiez au dedans
- trouvé une céleste et impréciable drogue...
-
- RABELAIS.
-
- Vieux pion qu'on raillait, ô si doux philosophe
- Aux coudes rapiécés, pauvre être marmiteux
- Dont l'étroit paletot, d'une luisante étoffe,
- Disait un long passé d'hivers calamiteux,
-
- Je te revois. Ton crâne avait une houppette,
- Une seule, au milieu, de poils,--et tu louchais.
- Et longuement, avec un fracas de trompette,
- Dans un mouchoir à grands carreaux tu te mouchais.
-
- Je te revois, dans le préau, sous les arcades,
- Grave, déambuler, et j'ai la vision
- De ton accoutrement pendant ces promenades
- Où tu marchais au flanc de ma division;
-
- De ta longue, oh! si longue et noire redingote,
- Dans laquelle plus d'un avait déjà sué;
- De ton chapeau gibus bon pour mettre à la hotte,
- Si fantastiquement bleuâtre et bossué!
-
- Ton haleine odorait le vin et la bouffarde,
- Et, quand tu paraissais à l'étude du soir,
- Souvent ton nez flambait dans ta face blafarde,
- Et c'est en titubant que tu venais t'asseoir.
-
- Pochard mélancolique au crâne vénérable,
- Parfois tu t'éveillais, quand tu cuvais ton vin,
- Et, frappant un grand coup de règle sur la table,
- Tu glapissais: «Messieurs, silence!...» Mais en vain.
-
- Ou plutôt, tu dormais, sans souci des boulettes
- Qu'on mâchait longuement pour t'envoyer au nez.
- Et ton étude alors marchait sur des roulettes...
- Plus de punitions ni de pensums donnés!
-
- On t'avait surnommé Pif-Luisant. Les élèves
- Charbonnaient ton profil grotesque sur le mur.
- Mais tu marchais toujours égaré dans tes rêves.
- Tu ne souffrais de rien. Tu vivais dans l'azur.
-
- Car tu faisais des vers. Tu rimais un poème!
- A nul autre que moi tu ne l'as avoué.
- --Comment donc avais-tu, lamentable bohème,
- Au fond de ce collège, en province, échoué?
-
- Pif-Luisant, je t'aimais. Quelquefois je suis triste
- En repensant à toi. Qu'es-tu donc devenu?
- C'est toi qui m'as prédit que je serais artiste,
- Et c'est toi le premier rimeur que j'ai connu.
-
- Un jour, ayant trouvé des vers dans mon pupitre,
- Tu fus pris d'une joie attendrie, et je vis
- Comme un rayonnement sur ta face de pitre,
- Et tu me contemplais avec des yeux ravis!
-
- Dès ce jour, tu m'aimas. Et tandis que les autres
- Jouaient en criaillant aux barres, nous causions.
- Les conversations exquises que les nôtres!
- Parfois tu m'expliquais un peu mes versions.
-
- Je crois que si j'ai fait vraiment ma rhétorique,
- C'est sous les marronniers, en t'écoutant parler.
- Tu commentais, dans ton langage poétique,
- Homère,--et je voyais la grande mer s'enfler,
-
- Les galères en ligne avec leurs belles proues,
- Et les cnémides d'or des Grecs étincelants,
- Et je voyais passer, le rose sur les joues,
- La merveille de grâce, Hélène, à pas très lents!
-
- Quelquefois tu prenais Virgile, ou bien Tibulle:
- J'entendais, sous les verts feuillages, les pipeaux,
- Les clochettes dont la chanson tintinnabule
- Dans les lointains du soir, quand rentrent les troupeaux.
-
- Et puis, c'était Ovide et ses métamorphoses,
- Cycnus qui, duveté de neige, est fait oiseau,
- Daphné qui fuit, montrant ses talons nus et roses,
- Syringe qui se change en flexible roseau,
-
- En roseau chuchoteur et qui devient lui-même
- Une flûte à six trous entre les doigts de Pan,
- Io, génisse blanche et que Jupiter aime,
- Les yeux d'Argus semés sur les plumes du paon!
-
- Merci, vieux, qui, plus jeune encor, malgré ton asthme,
- Que le gandin pédant dont nous suivions les cours,
- Fus l'éveilleur de mon premier enthousiasme,
- Me refaisant la classe, en plein air, dans les cours!
-
- Merci, toi qui me mis de beaux rêves en tête,
- Toi dont la main furtive, au dortoir, me glissait
- Les livres défendus de plus d'un grand poète,
- O toi qui m'as fait lire en cachette Musset!
-
- Souvent, le professeur, corrigeant ma copie,
- Dans un discours français trouvait, en suffoquant,
- Quelque insulte à Boileau qui lui semblait impie,
- Quelque néologisme horriblement choquant;
-
- Il pâlissait de mon audace épouvantable,
- Comme s'il s'attendait à voir crouler le toit...
- Mais il ne s'est jamais douté que le coupable,
- Mon affreux corrupteur, Pif-Luisant, c'était toi!
-
- Oui, si je fus poussé vers quelque plus moderne
- Irrégularité, celui qui me poussa
- Fut ce pion crasseux qu'on traitait de baderne.
- Diogène poussif et Silène poussah!
-
- O bohème déchu dont le sort fut si rude,
- Es-tu du grand sommeil sous la terre endormi,
- Ou bien fais-tu toujours, là-bas, ta triste étude,
- Et liras-tu ces vers de ton petit ami?
-
- Grand poète incompris, ivrogne de génie,
- Toi qui me prédisais un si bel avenir,
- Tu fus mon maître vrai. Loin que je te renie,
- Aujourd'hui j'ai voulu chanter ton souvenir.
-
- Et si la mort t'a pris, ce qui vaut mieux peut-être,
- Car tu ne souffres plus ni faim, ni froid cuisant,
- Dors tranquille, mon vieux, repose-toi, pauvre être,
- Toi que j'ai tant aimé... doux pochard... Pif-Luisant!
-
-1889.
-
-
-IX
-
-LES SONGE-CREUX
-
- Nous sommes de bien douces gens
- Qui ne faisons mal à personne,
- Contents de peu, point exigeants,
- Heureux d'une rime qui sonne,
- Heureux d'un beau vers entendu,
- D'une ballade commencée,
- D'une chimère caressée,
- D'un penser finement rendu.
- De bon sens peut-être indigents,
- Détestant tout ce qui raisonne,
- Nous sommes de bien douces gens
- Qui ne faisons mal à personne!
-
- Qu'on laisse aux pauvres songe-creux,
- Aux rimeurs, aux penseurs étiques,
- Les choses qui les font heureux,
- Leurs rêves et leurs esthétiques!
- Laissez-nous poursuivre à l'écart
- Notre amoureuse musardise;
- Pour tout ce qui n'est pas de l'art
- Nous sommes pleins de balourdise;
- Nous sommes inintelligents
- Hors de nos vers...
- Qu'on nous pardonne,
- Nous sommes de bien douces gens
- Qui ne faisons mal à personne!
-
- Sans savoir compter jusqu'à trois
- Nous nous en allons dans la vie;
- Nous sommes des esprits étroits
- Qui n'avons qu'une seule envie.
- Et nous fuyons dans nos jardins
- Les contacts blessants du vulgaire,
- Lui rendant dédains pour dédains...
- Mais ne lui cherchant pas la guerre!
- Aussi, daignez être indulgents
- Au songe-creux qui déraisonne...
- Nous sommes de bien douces gens
- Qui ne faisons mal à personne!
-
-Février 1888.
-
-
-X
-
-LA FORÊT
-
- La Nature, par qui souvent nous sommes tristes,
- Nous tous qui l'adorons, les rêveurs, les artistes,
- --Tandis que jour et nuit nous nous évertuons
- A vouloir l'exprimer, et que nous nous tuons
- Au labeur de fixer son image impossible,
- Nous regarde souffrir et demeure impassible.
-
- Donc, j'étais amoureux de la grande forêt.
- Son sauvage parfum fort et doux m'enivrait;
- Il me fallait ses chants d'oiseaux et ses murmures;
- Et, la nuit, je rêvais d'elle, de ses ramures,
- Des bouquets nuptiaux que font ses aubépins,
- De ses fourrés touffus et peuplés de lapins
- Dont on voit brusquement fuir les petits derrières,
- Des morceaux de ciel bleu plafonnant ses clairières...
- Je l'aimais. Cet amour m'avait pris tout entier
- Le jour que j'avais fait un pas dans le sentier
- Qui la traverse toute en partant de l'orée.
- Je l'avais aussitôt follement adorée.
- On y voyait fleurir de grandes, grandes fleurs!
- On y sentait un tas de si bonnes odeurs!
- Et, le soir, quand chantaient les brises étouffées,
- Des endroits noirs semblaient habités par les fées!
- On avait peur. Enfin ma tête s'égarait...
- Et j'étais amoureux de la grande forêt!
- Mais amoureux vraiment, amoureux de ses sources,
- De ses ruisseaux croisant dans l'ombre mille courses,
- De ses mousses, de ses insectes voltigeant,
- De ses feuillages verts, bleu foncé, gris d'argent,
- Des enchevêtrements épineux de ses haies,
- De ses mûrons, de ses framboises, de ses baies,
- De sa mystérieuse et solennelle paix;
- Puis aussi de ses coins dans les taillis épais,
- De ses coins retirés qui semblent des alcôves
- Avec des lits fleuris de petites fleurs mauves!
-
- Et j'aimais les sentiers même où l'on a des peurs
- Quand les bras sarmenteux des arbustes grimpeurs
- Viennent en s'étirant vous accrocher la manche,
- Où l'on se croit suivi soudain quand une branche
- Vous fait, malicieuse, un brusque frôlement,
- Et vient vous chatouiller dans le cou, drôlement!
-
- J'aimais cette forêt.
-
- Bien souvent le poète
- S'éprend ainsi, se met une folie en tête
- Dont il souffre beaucoup, mais qui dure fort peu
- Lorsqu'il la satisfait pleinement, lorsqu'il peut
- Posséder cette idée ou cet objet qu'il aime,
- Et lui faire un enfant, c'est-à-dire un poème.
- C'est ainsi que j'aimais. Je mourais du désir
- De prendre la forêt dans mes vers, de saisir
- Son charme, son parfum, son silence, et de rendre
- L'émoi dont m'emplissaient un feuillage vert tendre,
- Une source, un recoin moussu, quelque oiselet
- Qui le long du sentier, par terre, sautelait,
- Un rayon qui glissait dans le feuillage sombre,
- Et la fraîcheur exquise, et le murmure, et l'ombre...
- Je mourais du désir d'exprimer tout cela!
-
- C'est pourquoi je me dis: «Je serai toujours là
- Dans la forêt, notant le moindre frisson d'aile.
- Je viendrai chaque jour me remplir les yeux d'elle,
- Tâcher de lui voler de sa beauté, m'asseoir
- Sur le même arbre mort, s'il le faut, chaque soir,
- Tant que je n'aurai pas bien traduit son mystère
- Et cette forte odeur de feuillage et de terre
- Qu'elle sent. Je veux bien me priver de sommeil:
- Mais je la surprendrai, la gueuse, à son réveil,
- Pour bien voir quelles sont à l'aurore ses teintes,
- De quel vert plus brillant ses feuilles sont repeintes,
- Et comment la rosée à leur bout vient perler,
- Et comment tous les plus vieux arbres font trembler,
- Dans l'azur matinal, des cimes toutes roses!»
-
- Oui, mon rêve, c'était de traduire ces choses,
- Mais malgré mes efforts je ne le pus jamais!
- Je ne possédai pas la forêt que j'aimais!
- Et mon amour devint alors de la souffrance.
- Je fus pris tout d'un coup d'une désespérance
- Affreuse. Et comme, un jour, pour la dernière fois,
- Assis dans la fraîcheur exquise d'un sous-bois,
- Je voulais découvrir les mots exacts pour dire
- L'églantier qui fleurit, la brise qui soupire,
- Le mystère si calme et frais du clair-obscur,
- Les petits airs penchés des clochettes d'azur
- Qui se livrent, sans doute, à quelque babillage,
- Et les sourires bleus du ciel dans le feuillage,
- Le soleil qui parfois en rais semble pleuvoir,
- Je me mis à pleurer de ne pas le pouvoir!
- J'étais vaincu, brisé! Soudain, tout mon courage
- S'en allait! Je pleurais d'impuissance et de rage!
- Je pleurais, suffoqué de douleur, étouffant
- D'un de ces gros chagrins de poète et d'enfant!
- Et les branches étaient doucement frémissantes,
- Et jamais les oiseaux cheminant dans les sentes
- N'avaient été plus gais, les merles plus siffleurs.
- Au-dessus de mon front passaient des vols ronfleurs
- D'abeilles, de frelons... J'étais couché dans l'herbe:
- Et je la sentais douce, odorante. Et, superbe,
- Sans savoir que pour elle un homme sanglotait,
- La forêt verdoyait, fleurissait et chantait!
-
- La Nature est toujours la grande indifférente;
- De tous les maux humains elle reste ignorante.
- Souvent les malheureux l'ont maudite, en voyant
- Qu'elle les regardait en ne s'apitoyant
- Jamais, et que devant leurs souffrances cruelles
- Ses fleurs gardaient leur joie et fleurissaient plus belles,
- Et qu'elle n'était rien qu'un merveilleux décor!
- Mais, pour nous qui l'aimons, c'est bien plus dur encor,
- Pour nous, ses amoureux, les peintres, les poètes,
- Puisque enfin nos douleurs par elle nous sont faites!
- C'est de son seul amour que l'artiste est martyr.
- Ne peut-elle donc pas à ses maux compatir,
- La toujours insensible et sereine Nature,
- Ou paraître savoir tout au moins sa torture?
-
- Mais non!--Et si jadis, forêt, grande forêt,
- Si, dans son désespoir, celui qui t'adorait
- Était allé se pendre, un soir, à quelque branche,
- Cela n'aurait pas fait faner une pervenche,
- S'attrister un iris, pleurer un chèvrefeuil!
- Tes roses d'églantiers n'auraient pas pris le deuil
- De leur pauvre amoureux, en fermant leurs pétales!
- Calmes auraient souri tes hautes digitales!
- Tes oiseaux n'auraient pas éloigné leurs ébats
- Et n'auraient pas jasé ni chansonné plus bas
- En voyant balancer ma longue forme brune!
- Et quand un ironique et blanc rayon de lune
- M'aurait comme vêtu du linceul des défunts,
- Ta brise aux chauds soupirs, ta brise aux doux parfums
- N'aurait pas tu son bruit de harpe qu'on accorde,
- Et des liserons bleus auraient fleuri ma corde!
-
-Bellevue, 1888.
-
-
-XI
-
-OÙ L'ON RETROUVE PIF-LUISANT
-
- Il bouquinait un vieux Hugo de chez Hetzel
- Au seuil d'une taverne. Étant de cette race
- Qui déjeune d'un bock et dîne d'un bretzel,
- Il m'apparut bien maigre à cette humble terrasse.
-
- Alors, je l'emmenai dans le soir. Il parlait.
- Le profond Luxembourg nous ouvrit ses quinconces.
- Je crois l'entendre encor dans le soir violet
- Maudire l'esthétisme et les Muses absconses.
-
- Je crois le voir encor s'arrêter.--«_Mille dious!_»
- Dit-il au promeneur surpris qu'on l'interpelle,
- «Notre premier devoir est de chanter pour tous!
- Foin d'un art compliqué pour petite chapelle!
-
- «Quand l'importance du cheveu que vous sciez
- En huit, mes bons seigneurs, n'est pas très bien saisie,
- Pourquoi vous figurer que des initiés
- Peuvent seuls s'ingérer d'aimer la Poésie?
-
- «Certe, il faut fuir les lourds et stupides moqueurs,
- Mais craindre, quand on veut écarter le vulgaire,
- D'y confondre certains qui n'en sont pas, les coeurs
- Qui sentent grandement, s'ils ne comprennent guère.
-
- «Aimez ces dédaignés et ces silencieux
- Qui, les vers déclamés, n'en disent rien de juste,
- Mais à qui l'on surprend des larmes dans les yeux,
- Tant ils ont bien senti passer le vol auguste!
-
- «Aimez ces ignorants de vos jeux, de leur prix,
- Et leur simplicité quelquefois justicière;
- Et songez qu'après tout ce qu'ils n'ont pas compris
- Ce n'était, bien souvent, que tours de gibecière,
-
- «Ah! ne préférez pas ces soi-disant experts
- Qui pèsent au carat les beautés précieuses
- A ces âmes qui pour répercuter les vers
- Ont la sonorité des âmes spacieuses!»
-
-
-XII
-
-OÙ L'ON PERD PIF-LUISANT
-
- J'allais souvent le voir tandis qu'il se mourait.
-
- C'était à mi-chemin du ciel qu'il demeurait,
- Dessous les toits, et dans une affreuse mansarde
- Aux murs blanchis, au noir plafond qui se lézarde.
- J'allais souvent le voir, et nous causions longtemps,
- Et ses doigts amaigris étaient plus tremblotants
- Chaque jour, et sa lèvre était plus violette.
-
- * * * * *
-
- Il me disait:
-
- «Surtout, ne sois jamais poète.
- Les vers, mon pauvre ami, c'est ce qui m'a perdu.
- Tu le vois, je suis vieux, exténué, rendu
- Avant l'âge, car j'ai voulu faire ce rêve.
- La lutte m'a brisé. Non, la vie est trop brève:
- Pourquoi passer son temps à batailler, pourquoi
- Ne pas vivre en son coin, sage, et se tenant coi?
- Le bonheur régulier, crois-moi, la vie intime,
- Le foyer, une femme et des enfants, l'estime
- De son quartier. Surtout, ne fais jamais de vers!
- N'en fais jamais! Si c'est un innocent travers,
- S'il te plaît, comme on dit, de courtiser la Muse,
- Quelquefois, au dessert, en bourgeois qui s'amuse,
- Tu le peux, et c'est sans danger.
-
- «Mais si, le soir,
- Quand la lune sourit, tu rêves de t'asseoir
- Sur le vieux banc de pierre au fond du parc, d'entendre
- La chanson de la brise, et si tu vas t'étendre
- Par les matins d'été, dans l'herbe, sur le dos,
- En regardant le ciel avec des yeux mi-clos,
- Si le rythme t'émeut, si ton être tressaille
- Quand s'envole une strophe, et si ton coeur défaille
- Quand un ami te lit des vers à haute voix,
- Si le désir te prend, devant ce que tu vois,
- De l'exprimer avec une forme parfaite,
- Si tu sens vaguement s'agiter un poète
- En toi, n'hésite pas! étouffe dans ton coeur
- Ce serpent! Il y va, crois-moi, de ton bonheur...
- Et le bonheur vaut seul vraiment qu'on s'en occupe.
- Le métier de poète est un métier de dupe.
- Ah! mon expérience est amère! Longtemps,
- J'ai subi les dédains, les affronts irritants
- Des sots; j'ai combattu pour l'art, plein d'énergie!
- Je marchais, ébloui toujours par la magie
- De mon rêve, mes yeux de fou perdus au ciel!
- Je ne souffrais de rien. J'étais même sans fiel
- Pour ceux qui me raillaient. J'étais le doux bohème
- Inoffensif; j'allais, en penaillons, tout blême,
- Et nourri seulement des viandes de l'esprit;
- Sans me mettre en souci du vulgaire qui rit,
- J'allais, gonflant toujours quelque nouvelle bulle!
- J'étais l'extravagant heureux qui noctambule,
- Qui trouve, pour dormir, un banc délicieux,
- Pour qui tous les plafonds sont trop bas, sauf les cieux.
- J'étais le vagabond poète qui balade,
- Cherchant des jours entiers un refrain de ballade,
- Et qui va devant lui, sans souci des hivers,
- Heureux de se chanter à lui-même ses vers!
- Je me disais: Mon temps n'est pas venu, mon heure
- Sonnera. Mais j'ai vu que l'espoir était leurre.
- J'ai vieilli, je me suis lassé d'être incompris.
- C'est absurde, mais c'est ainsi: le beau mépris
- Que nous avons d'abord pour le goût du vulgaire
- Tombe avec l'âge. Eh quoi! toujours faire la guerre?
- On veut avoir son tour de gloire. On n'en peut plus
- Des veilles sans profit, des travaux superflus.
- J'ai fait de l'art. Cet autre fait du vaudeville:
- Et c'est à lui que va la multitude vile.
- C'est lui que l'on acclame. Et moi je meurs de faim!
- Eh bien! je me révolte et je crie, à la fin!
- Mon coeur veut déverser son trop-plein d'amertume.
- Nous autres, je sais bien, notre gloire est posthume
- Quelquefois. Il paraît que, quand nous sommes morts,
- La Gloire, cette femme, a souvent des remords
- De ne pas nous avoir aimés. On nous découvre.
- Nos vers sont exaltés; nos tableaux vont au Louvre...
- Mais que nous font de verts lauriers sur nos tombeaux?
- C'est vivant que j'aurais voulu quelques lambeaux
- De cette pourpre; et, mort, je n'en fais nul usage!
- Vois-tu, le désespoir vous étreint avec l'âge
- D'être plus inconnu qu'un faiseur de couplet;
- Et l'on mendie: «Un peu de gloire, s'il vous plaît!
- Daignez avant ma mort m'avancer quelque chose,
- Quelques rayons sur ma future apothéose!
- Si l'on doit m'admirer plus tard, il vaut autant
- Commencer tout de suite, et je mourrai content.
- J'ai trop voulu sortir de l'ornière banale,
- Dites-vous: quand l'idée est trop originale
- On la repousse?... Eh bien! si c'est là le récif
- Où j'échouai, je veux bien faire du poncif.
- Du poncif, s'il le faut! Mais avant que j'expire,
- C'est mon rêve, je veux que le bourgeois m'admire!»
-
- «Oui, vieillis, les plus fiers lutteurs, les plus fougueux
- Parlent ainsi, lassés d'être incompris et gueux!
-
- * * * * *
-
- «Car c'est une tristesse noire
- De vieillir toujours méconnu.
- Alors, n'ayant pas eu la gloire
- Dans cette vie, on n'a rien eu.
-
- «Comme on a passé sa jeunesse
- A chasser la chimère, on n'a
- Rien récolté pour sa vieillesse,
- Et quand l'heure affreuse sonna,
-
- «L'heure de la tristesse, l'heure
- Des ressouvenirs étouffants,
- On se vit pauvre, sans demeure,
- Et vieux grand-père sans enfants.
-
- «Trimer, c'est bon quand on est jeune.
- Mais on change en se faisant vieux.
- On ne supporte plus le jeûne,
- On songe qu'on serait bien mieux
-
- «Dans un intérieur confortable
- Que sous un plafond d'où ça pleut;
- On songe que se mettre à table
- Doit être un plaisir, quand on peut!
-
- «On songe qu'une chambre chaude
- Doit être agréable, le soir,
- Avec une femme qui rôde
- Autour de vous, blonde, en peignoir;
-
- «Qu'il est doux, lorsque le vent souffle,
- D'être, béat, au coin du feu;
- Tout en rôtissant sa pantoufle,
- De somnoler un petit peu;
-
- «Qu'il est doux de prendre ses aises,
- De mettre aux chenets son talon,
- D'avoir, au lieu de quatre chaises,
- De bons fauteuils dans son salon!
-
- «Ah! que de choses on regrette
- Lorsqu'on eut des rêves trop grands!
- Musicien, peintre, poète,
- Ce sont de fichus métiers. Prends
-
- «Quelque bon métier qui rapporte;
- Mets sur ton oreille un crayon
- Ou des panonceaux sur ta porte,
- Et ne cherche pas le rayon!
-
- «Ne fais jamais d'art! Ne t'ingère
- Jamais de penser du nouveau!
- Fume un gros cigare. Digère.
- Et crains les rhumes de cerveau!
-
- «Bois frais. Tiens-toi dans l'allégresse.
- Pas de vers, je te le défends.
- Vis comme un coq en pâte. Engraisse.
- Fais des ribambelles d'enfants!
-
- «Du reste, je te dis ces choses,
- Mon pauvre ami, mais je sais bien
- Que les conseils des vieux moroses
- Ne serviront jamais de rien,
-
- «Et que, si le diable t'y pousse,
- Tu seras poète, gamin!
- --Mais j'ai parlé trop, et je tousse...
- Embrasse-moi vite. A demain!»
-
- * * * * *
-
- Le lendemain, j'appris la mort du pauvre hère.
- Je l'accompagnai seul jusqu'à son cimetière,
- Puis, ayant vu glisser le cercueil dans le trou,
- Je marchai devant moi, longtemps, sans savoir où.
- Et je songeais: «Jamais je ne serai poète!
- Car je n'ai pas le coeur assez brave, et ma tête
- S'égarerait à tant souffrir. Je ne veux pas
- Traîner cette existence affreuse, à chaque pas
- Me blesser aux cailloux aiguisés de la route.
- L'Art, oh! l'Art m'attirait et me grisait, sans doute!
- Mais je veux travailler à faire mon bonheur.
- Cet homme avait raison. Il m'a donné la peur
- Du calvaire qu'il faut gravir pour être artiste.
- Je veux vivre impassible et vieillir égoïste!»
- Je m'aperçus alors que j'étais dans les champs,
- Que les arbres, bouquets de parfums et de chants,
- S'éveillaient au soleil, et que les verts cytises
- Invitaient sous leur ombre à des fainéantises;
- Que le ciel, d'un bleu pâle, avait l'air d'un satin
- De Chine; que c'était l'adorable matin,
- L'heure où la cime des ormeaux tremble et rougeoie.
- Dans ces odeurs, dans ces fraîcheurs, dans cette joie,
- J'oubliai tous les maux que l'autre avait soufferts...
-
- --Et je rentrai chez moi pour écrire ces vers.
-
-1887.
-
-
-XIII
-
-SOUVENIRS DE VACANCES
-
-
-I
-
-LE TAMBOURINEUR
-
- A l'heure où l'invisible orchestre des cigales
- N'exerce pas encor ses petites cymbales,
- Quand l'horizon est rose et vert, de bon matin,
- Par les sentiers pierreux de la blanche colline,
- En jouant un vieil air lentement s'achemine
- Le tambourineur, beau comme un pâtre latin.
-
- Sous les pins parasols d'où pleuvent les aiguilles
- Qui rendent les sentiers glissants, il fait des trilles
- Sur le fin gaboulet, comme un merle siffleur.
- Sa longue caisse aux flots de rubans verts ballante,
- Il s'en va pour donner une aubade galante
- A la belle qui l'a choisi pour cajoleur.
-
- Il souffle dans son fifre un air très gai de danse,
- Pendant qu'il frappe avec la baguette, en cadence,
- La peau du tambourin qui ronfle sourdement.
- Le petit galoubet d'ivoire rossignole,
- Et le tambourin suit l'alerte farandole
- D'un monotone, un peu triste, accompagnement.
-
- Tambourineur d'Amour, comme je te ressemble!
- Je vais jouant du triste et du gai tout ensemble:
- Le tambourin sonore et grave, c'est mon coeur,
- Rien plus lourd à porter, va, que ta caisse lourde!
- Mais, toujours, cependant qu'il fait sa plainte sourde,
- Sifflote mon esprit, ce galoubet moqueur!
-
-1888.
-
-
-II
-
-L'ÉTANG
-
- L'étang, dont le soleil chauffe la somnolence,
- Est fleuri ce matin de beaux nénuphars blancs.
- Les uns, sortis de l'eau, semblent offrir, tremblants,
- Leur assiette de Chine où de l'or se balance.
-
- D'autres n'ont pu fleurir, mais purent émerger,
- Et, pointe autour de quoi l'onde en cercles se plisse,
- Leur gros bouton bronzé qui commence à nager
- Est une cassolette avant d'être un calice.
-
- D'autres, encor plus loin du moment de surgir,
- Promesse de boutons par l'eau glauque couverte,
- Se bercent d'un remous sous l'ample feuille verte
- Qu'on voit, comme un plateau de laque, s'élargir.
-
- Ainsi sont mes pensers dans leur floraison lente.
- Il en est d'achevés que leur tige me tend,
- Complètement éclos, comme, sur cet étang,
- Les nénuphars berçant leur soucoupe indolente.
-
- D'autres n'ont encor pu qu'atteindre le niveau...
- Et ce sont eux surtout que, poète, on caresse,
- Qu'on laisse à fleur d'esprit flotter avec paresse,
- Comme les nénuphars qui pointent à fleur d'eau.
-
- Mais je sens la poussée en moi, vivace et sourde,
- D'autres pensers germés mystérieusement,
- Qui montent en secret vers leur achèvement,
- Comme les nénuphars qui dorment sous l'eau lourde.
-
-
-III
-
-LES PAPILLONS
-
- En Mai, quand les brises roucoulent,
- Quand fleurissent toutes les fleurs,
- Les papillons sont grands buveurs:
- Les petits papillons se soûlent.
-
- Souvent, au crépuscule gris,
- A l'heure où le couchant se clore,
- On en voit balocher encore:
- C'est tout simplement qu'ils sont gris.
-
- Le regard les suit et s'étonne
- De les voir, dans le jour tombant,
- S'en aller d'un vol titubant,
- D'un vol qui zigzague et festonne.
-
- Les pauvrets se sont attardés
- A boire dans toutes les roses;
- Pour chasser les ennuis moroses
- Ils se sont un peu pochardés.
-
- Au sortir de leur chrysalide
- Faisant dehors leurs premiers pas,
- Pour les parfums n'avaient-ils pas
- Encor la tête assez solide?
-
- Avaient-ils des chagrins d'amour,
- Ces papillons? Voulaient-ils boire
- Pour se consoler d'un déboire?
- Mon Dieu, ça se voit chaque jour!
-
- Ou par des amis en goguette
- Se laissèrent-ils emmener
- De fleur en fleur biberonner,
- Comme de guinguette en guinguette?
-
- Eux, les élégants papillons,
- Si corrects près des marguerites,
- Ils sont, en regagnant leurs gîtes,
- Dépoudrés de leurs vermillons!
-
- Et gris à rouler sous les roses,
- Lorsqu'il leur faut rentrer chez eux,
- Ils s'en reviennent deux par deux...
- Et voilà qu'ils disent des choses!...
-
- Ils se détaillent leurs amours,
- Se vantent de leurs prétentaines,
- Mettent de travers leurs antennes,
- S'attendrissent, font des discours;
-
- Eux, les doux frôleurs de corolles,
- Les petits Platons de l'air pur,
- Amis des lys et de l'azur,
- Ils racontent des gaudrioles!
-
- Quand les nectars et les rayons
- Ont troublé leur âme sensible,
- Il n'y a rien de plus terrible
- Que l'ivresse des papillons!
-
- Dons Juans récitant leurs listes,
- Ils révèlent soudain aux fleurs
- Quelles âmes d'écornifleurs
- Ils cachaient, ces idéalistes!
-
- Battant des ailes de pastel,
- Chacun, avant la nuit, aspire
- Un dernier lys avec sa spire,
- Ainsi que l'on hume un cocktail!
-
- Les roses ayant une essence
- Qui grise mieux que le trois-six,
- Ce qu'au buisson dit le _Tircis_
- Est de la plus rare indécence.
-
- Les _Machaons_ sont déchaînés.
- Et les hautaines _Atalantes_
- Ne fuient qu'avec des ailes lentes
- Qui semblent leur dire: «Venez!»
-
- Le _Mars_, gai comme un soir de solde,
- Dit au _Tabac d'Espagne_: «Ohé!»
- Le _Daphnis_ change de Chloé.
- Le _Tristan_ se trompe d'Ysolde.
-
- A demain matin les pardons!
- Il faudra qu'on s'y reconnaisse.
- Mais, ce soir, plus d'une _Vanesse_
- Pour les phlox trahit les chardons.
-
- Un obscur papillon d'avoine
- Tutoie un lilas de jardin.
- Le papillon du chou, soudain,
- Appelle: «Mon chou!» la pivoine.
-
- Le désordre règne. Il n'y a
- Plus de lois ni de protocoles.
- L'_Argus_ parle argot. «Tu me colles!»
- Dit l'_Argynne_ au pétunia.
-
- Le _Demi-Deuil_ n'est plus sévère.
- Et: «Ma primevère n'est pas
- Grande», dit le _Sylvain_ tout bas,
- «Mais je bois dans ma primevère!»
-
-
-IV
-
-DÉJEUNER DE SOLEIL
-
- Le soleil hume la rosée
- Qui s'évapore lentement.
- Vers lui, dans le matin charmant,
- Elle monte, vaporisée,
-
- L'aurore fait le firmament
- D'une teinte exquise et rosée.
- Le soleil hume la rosée
- Qui s'évapore lentement.
-
- Sur chaque brin d'herbe est posée
- Une goutte arc-en-cielisée
- De plus de feux qu'un diamant...
- Et, comme il en est très gourmand,
- Le soleil hume la rosée.
-
-
-V
-
-LES COCHONS ROSES
-
- Le jour s'annonce à l'Orient
- De pourpre se coloriant;
- Le doigt du matin souriant
- Ouvre les roses;
- Et sous la garde d'un gamin
- Qui tient une gaule à la main,
- On voit passer sur le chemin
- Les cochons roses,
-
- Le rose rare au ton charmant
- Qu'à l'horizon, en ce moment,
- Là-bas, au fond du firmament,
- On voit s'étendre,
- Ne réjouit pas tant les yeux,
- N'est pas si frais et si joyeux
- Que celui des cochons soyeux
- D'un rose tendre.
-
- Le zéphyr, ce doux maraudeur,
- Porte plus d'un parfum rôdeur,
- Et, dans la matinale odeur
- Des églantines,
- Les petits cochons transportés
- Ont d'exquises vivacités
- Et d'insouciantes gaîtés
- Presque enfantines.
-
- Heureux, poussant de petits cris,
- Ils vont par les sentiers fleuris,
- Et ce sont des jeux et des ris
- Remplis de grâces;
- Ils vont, et tous ces corps charnus
- Sont si roses qu'ils semblent nus,
- Comme ceux d'amours ingénus
- Aux formes grasses.
-
- Des points noirs dans ce rose clair
- Semblant des truffes dans leur chair
- Leur donnent vaguement un air
- De galantine,
- Et leur petit trottinement
- A cette graisse, incessamment,
- Communique un tremblotement
- De gélatine.
-
- Le long du ruisseau floflottant
- Ils suivent, tout en ronflotant,
- La blouse au large dos flottant
- De toile bleue;
- Ils trottent, les petits cochons,
- Les gorets gras et folichons
- Remuant les tire-bouchons
- Que fait leur queue.
-
- Et quand les champs sans papillons
- Exhaleront de leurs sillons
- Les plaintes douces des grillons
- Toujours pareilles,
- Les cochons, rentrant au bercail,
- Défileront sous le portail,
- Agitant le double éventail
- De leurs oreilles.
-
- Puis, quand, là-bas, à l'Occident,
- Croulera le soleil ardent,
- A l'heure où le soir descendant
- Touche les roses,
- Paisiblement couchés en rond,
- Près de l'auge peinte en marron,
- Bien repus, ils s'endormiront,
- Les cochons roses.
-
-
-VI
-
-LE PETIT CHAT
-
- C'est un petit chat noir, effronté comme un page.
- Je le laisse jouer sur ma table, souvent.
- Quelquefois il s'assied sans faire de tapage;
- On dirait un joli presse-papier vivant.
-
- Rien de lui, pas un poil de sa toison ne bouge.
- Longtemps il reste là, noir sur un feuillet blanc,
- A ces matous, tirant leur langue de drap rouge,
- Qu'on fait pour essuyer les plumes, ressemblant.
-
- Quand il s'amuse, il est extrêmement comique.
- Pataud et gracieux, tel un ourson drôlet.
- Souvent je m'accroupis pour suivre sa mimique
- Quand on met devant lui la soucoupe de lait.
-
- Tout d'abord, de son nez délicat il le flaire,
- Le frôle; puis, à coups de langue très petits,
- Il le lampe; et dès lors il est à son affaire;
- Et l'on entend, pendant qu'il boit, un clapotis.
-
- Il boit, bougeant la queue, et sans faire une pause,
- Et ne relève enfin son joli museau plat
- Que lorsqu'il a passé sa langue rêche et rose
- Partout, bien proprement débarbouillé le plat.
-
- Alors, il se pourlèche un moment les moustaches,
- Avec l'air étonné d'avoir déjà fini;
- Et, comme il s'aperçoit qu'il s'est fait quelques taches,
- Il relustre avec soin son pelage terni.
-
- Ses yeux jaunes et bleus sont comme deux agates;
- Il les ferme à demi, parfois, en reniflant,
- Se renverse, ayant pris son museau dans ses pattes,
- Avec des airs de tigre étendu sur le flanc.
-
- Mais le voilà qui sort de cette nonchalance,
- Et, faisant le gros dos, il a l'air d'un manchon;
- Alors, pour l'intriguer un peu, je lui balance,
- Au bout d'une ficelle invisible, un bouchon.
-
- Il fuit en galopant et la mine effrayée,
- Puis revient au bouchon, le regarde, et d'abord
- Tient suspendue en l'air sa patte repliée,
- Puis l'abat, et saisit le bouchon, et le mord.
-
- Je tire la ficelle, alors, sans qu'il le voie;
- Et le bouchon s'éloigne, et le chat noir le suit,
- Faisant des ronds avec sa patte qu'il envoie,
- Puis saute de côté, puis revient, puis refuit.
-
- Mais dès que je lui dis: «Il faut que je travaille;
- Venez vous asseoir là, sans faire le méchant!»
- Il s'assied... Et j'entends, pendant que j'écrivaille,
- Le petit bruit mouillé qu'il fait en se léchant.
-
-
-VII
-
-BALLADE DU PETIT BÉBÉ
-
- Il fait un gazouillis suave,
- Un chantonnement continu,
- Sans souci du ton, de l'octave.
- Son crâne au seul frison ténu
- Est si blond qu'il paraît chenu.
- Par une prudente planchette
- Dans son haut fauteuil retenu,
- Le petit bébé fait risette.
-
- Et puis il désigne, très brave,
- Le gros chat, de son doigt menu.
- Et puis, quand sa bonne le lave
- Et poudre tout son corps charnu,
- De vive force maintenu
- Jambes en l'air, sans chemisette,
- En montrant son derrière nu
- Le petit bébé fait risette.
-
- Après quoi, longuement, il bave.
- Et comme un objet inconnu
- Il contemple, rêveur et grave,
- Son pied dans ses deux mains tenu.
- Et, pris du désir saugrenu
- De sucer son bout de chaussette
- Auquel il n'est pas parvenu,
- Le petit bébé fait risette.
-
-ENVOI
-
- Épousez-vous, couple ingénu,
- Comme Marius et Cosette.
- Tout rit lorsque, nouveau venu,
- Le petit bébé fait risette.
-
-
-VIII
-
-CRÉPUSCULE
-
- Au bord de l'horizon les collines boisées
- Ondulent, en prenant des teintes ardoisées,
- Cependant qu'un dernier reflet, comme un mica
- Piqué sur les coteaux, scintille dans leur brume,
- Et que, timidement, une étoile s'allume
- Dans l'azur pâle et délicat.
-
- Les arbres, sur le ciel, de leurs grêles membrures,
- Font un dessin pareil à celui des nervures
- D'une feuille. A présent, les étoiles sont deux,
- Et luisent à travers la vapeur violette
- Comme des yeux de femme à travers la voilette...
- Les arbres ont un air frileux.
-
- Tous les contours ont des finesses d'aquarelle.
- Les fonds sont des lavis très clairs. Un clocher frêle
- S'effile exquisement sur le lointain bleuté.
- Les étoiles sont trois. La campagne repose,
- Et dans le ciel vert d'eau monte une lune rose
- Comme un cuivre désargenté.
-
- De larges bandes d'or l'horizon se chamarre.
- Mais le dernier reflet s'est éteint sur la mare.
- On croit voir des cyprès dans les hauts peupliers.
- Le jour traîne un moment encor son agonie.
- Les crapauds font un chant d'une plainte infinie...
- Les étoiles sont des milliers.
-
-
-IX
-
-ON SOUFFLE
-
- On souffle, et vous vous envolez,
- Duvet des chandelles de neige!
- Le souffle qui vous désagrège
- Met à nu des coeurs désolés!
-
- Par un jeu bête et sacrilège
- Pauvres coeurs désauréolés!
- On souffle, et vous vous envolez,
- Duvet des chandelles de neige!
-
- Rayons blancs dont sont étoilés
- Nos coeurs naïfs (au mien que n'ai-je
- Votre poids encor, qui l'allège!)
- Ainsi, vous nous êtes volés:
- On souffle, et vous vous envolez!
-
-
-XIV
-
-LA PREMIÈRE
-
- Or, c'est Dieu qui fit la première,
- Qui façonna son corps si cher
- Lui-même, dans de la lumière,
- Et pétrit son exquise chair.
-
- Il mit sur sa peau de l'aurore
- Et du soir d'été dans ses yeux,
- Puis il tissa pour elle encore
- Le soleil en rayons soyeux.
-
- De ses adroites mains divines
- Le bon Dieu sculptait, il dorait.
- Et déjà le souffle odorait
- Entre les lèvres purpurines.
-
- Déjà l'oeil charmant s'entr'ouvrait
- Comme s'entr'ouvre une pervenche;
- Et du talon fin à la hanche
- La ligne onduleuse courait.
-
- Pâle aux musiques de l'orchestre
- Qu'apportaient les vents attiédis,
- Émerveillant le paradis
- Qui n'était alors que terrestre,
-
- Ève s'épanouit, semblant
- Sous les branches, nue et pudique,
- Un tel chef-d'oeuvre doux et blanc
- Que le lys murmura: «J'abdique!»
-
- Dieu, riant dans sa barbe, dit:
- «Tu feras le bonheur de l'homme.»
- Or, c'est elle qui le perdit
- En lui faisant croquer la pomme.
-
- A qui serait-il donc prudent
- D'offrir le coeur et la chaumière?
- La première perdit Adam:
- Et c'est Dieu qui fit la première!
-
-
-XV
-
- Oh! les yeux, les beaux yeux des femmes!
- Que de choses nous y voyons!
- C'est de la lumière des âmes
- Que nous croyons faits leurs rayons.
-
- Nous croyons lire en leurs prunelles
- Des perversités, des candeurs;
- Et nous mettons du rêve en elles,
- Nous fiant à leurs profondeurs;
-
- Mais le trouble des yeux, leur vague,
- Et leurs calmes de soirs d'été,
- Leurs bleus changeants comme la vague,
- Leur douce et vivante clarté,
-
- La lumière exquise filtrée
- Entre les cils frangés,--tout ça
- N'est rien qu'un peu d'humeur vitrée
- Qu'un peu de soleil nuança.
-
- Les yeux sont des petites flaques
- Reflétant du ciel sans savoir;
- Pas plus que s'ils étaient opaques
- Les pensers ne peuvent s'y voir;
-
- Et, tout simplement, quand se lève
- Leur regard profond et câlin,
- S'ils nous paraissent pleins de rêve,
- C'est qu'ils ont un beau cristallin.
-
-
-XVI
-
-LES TZIGANES
-
- Un ordre fut donné par le chef à mi-voix,
- Et des bruits d'instruments dans l'ombre s'entendirent.
- Le silence se fit. Et, sur leurs clés de bois,
- Harmonieusement les cordes se tendirent.
-
- Ce ne furent d'abord, sous les arbres touffus,
- Que des fragments épars d'harmonie essayée,
- --Par de vagues accords, des préludes confus,
- L'âme des violons voulant être éveillée.
-
- Incertains un moment gémirent les altos,
- Puis de leur gravité sonore ils s'assurèrent,
- Et les Tziganes noirs, drapés dans leurs manteaux,
- Brusquement, pour jouer, en cercle se levèrent.
-
- Alors le chef, les yeux perdus, improvisant,
- Attaqua la mesure avec un geste large,
- Et, du son merveilleux lui-même se grisant,
- Il partit, endiablé, comme dans une charge.
-
- L'orchestre répandit un long bruit de sanglots;
- Et du même côté, tous, la tête penchée,
- Ils envoyaient l'archet, pâles, les yeux mi-clos,
- Ivres de l'harmonie en ondes épanchée.
-
- Ils jouaient, balançant lentement leurs grands corps,
- Et toujours un sourire énigmatique aux lèvres.
- Et par moments c'étaient d'étranges désaccords,
- Ou, sous les doigts pinceurs, des pizzicati mièvres.
-
- Agacés quelquefois par les archets frôleurs,
- Les instruments avaient des plaintes fantastiques,
- Comme le vent nocturne ou les dogues hurleurs
- Montant lugubrement leurs gammes chromatiques.
-
- Tantôt sous un baiser de lune on croyait voir
- Quelque apparition vague en une clairière,
- Tantôt des cavaliers passer sous un ciel noir
- Quand le rythme prenait une fureur guerrière.
-
- Et c'étaient, tout d'un coup, d'immenses désespoirs,
- Plaintes de trahison, mortes chères pleurées;
- Et puis, des souvenirs attendris de beaux soirs...
- Et les cordes n'étaient plus qu'à peine effleurées.
-
- Le violon du chef chantait éperdument.
- Quel étrange génie avait donc ce grand diable?
- Il passa tout d'un coup du sauvage au charmant:
- Et ce fut une valse, alors, inoubliable!
-
- Son archet, appuyé dans toute sa longueur,
- Faisait monter un son d'une pureté grave,
- Qui vous envahissait de trouble et de langueur,
- Et qui se prolongeait, agonisant, suave!
-
- Vous roulant, vous berçant, avec quelles lenteurs
- Ondulait et mourait la vague mélodique!
- Et plus que la nuit chaude, et plus que les senteurs,
- Elle prenait les sens, cette rare musique!
-
- J'écoutais, subissant comme un charme pervers.
- Parfois, il me semblait que ces archets magiques
- Jouaient, ayant quitté leurs cordes, sur mes nerfs...
- Et c'étaient de beaux cris d'amour, longs et tragiques!
-
- Car d'abord le chef seul avait improvisé.
- Chaque musicien suivait, comme un élève,
- Accompagnant le chant... Mais voilà que, grisé,
- Chacun était parti maintenant dans son rêve!
-
- Dans son rêve, les yeux fermés, chacun marchait.
- Ce n'étaient plus du tout de simples airs de danses,
- Car le coeur de chacun saignait sous son archet,
- Et tous ces violons chantaient des confidences!
-
-
-XVII
-
-BALLADE DE LA NOUVELLE ANNÉE
-
- O bon jour de l'an de demain matin,
- Pour chacun de nous qui vivons sans trêve
- Apporte la fleur, l'objet, le pantin
- Qui fait oublier l'existence brève:
- Ève pour Adam, la pomme pour Ève,
- La noix de coco pour le sapajou,
- La rime au rimeur dont le vers s'achève...
- Il faut à chacun donner son joujou.
-
- Donne un papillon aux touffes de thym
- Et des goélands au cap de la Hève;
- Le touriste anglais au Napolitain;
- Au duc de Nemours Madame de Clève;
- Au vieillard un songe, au jeune homme un rêve;
- Donne un livre au sage, un tambour au fou,
- Un élève au maître, un maître à l'élève...
- Il faut à chacun donner son joujou.
-
- Dans l'obscur gâteau qu'on nomme scrutin
- Fais l'ambitieux découvrir la fève;
- Donne un beau suiveur au petit trottin;
- A ce vieux monsieur dont l'espoir endève
- Donne l'habit vert orné de son glaive;
- La carte au joueur et l'or au grigou;
- A moi, jeune auteur, le rideau qu'on lève...
- Il faut à chacun donner son joujou.
-
-ENVOI
-
- A celle qu'un jour je vis sur la grève
- Et dont le regard est mieux qu'andalou,
- Donne un coeur d'enfant pour qu'elle le crève.
- Il faut à chacun donner son joujou.
-
-
-XVIII
-
-DEUX MAGASINS
-
-I
-
-JOUJOUX
-
- A l'heure où s'ouvrent les écoles,
- Oubliant les pensums, les colles
- Et les leçons,
- En riant, en jetant des billes,
- On voit se bousculer les filles
- Et les garçons!
-
- Poussant des cris épouvantables,
- Ils courent avec leurs cartables
- Mis en sautoir,
- Leurs manches noires de lustrine,
- Se grouper à chaque vitrine
- Sur le trottoir.
-
- Avant de gagner leurs demeures,
- Ils regardent pendant des heures
- Les beaux joujoux.
- C'est leur plaisir, à ces mioches
- Qui n'ont pas au fond de leurs poches
- Des petits sous.
-
- Ils regardent, les pauvres gosses,
- Le Polichinelle à deux bosses
- Qui coûte cher,
- Les poupons en chaussons de laine,
- Les bébés dont la porcelaine
- Paraît en chair.
-
- Ils comptent les ballons, les balles,
- Par un clown jouant des cymbales
- Très étonnés;
- Et ce sont des heures d'extase
- Devant cette vitre où s'écrase
- Leur petit nez.
-
- Que c'est beau! leurs sourcils s'écartent!
- Ce sont de vrais fusils, qui partent!
- De vrais fourneaux!
- De vrais outils de jardinage!
- Et les voitures d'arrosage
- Ont des tonneaux!
-
- Sous des arbres dont les verdures
- Sont faites avec des frisures
- De copeaux verts,
- Ils voient, bêtes et gens en marche,
- Tout ce qui s'échappe de l'Arche
- Aux toits ouverts!
-
- Ils regardent d'un regard tendre
- Les filles de Noé leur tendre
- Des petits bras;
- (Comme, au commencement du monde,
- On avait une tête ronde,
- Des chapeaux plats!)
-
- L'Auvergnat sortant de sa boîte,
- Les soldats de plomb dans l'ouate
- S'emmitouflant,
- La chèvre avec ses trois noeuds roses,
- Ils regardent toutes ces choses
- En reniflant.
-
- Une dame dans la boutique
- Fait marcher un ours mécanique
- Sur le parquet.
- Comme il marche!--Une demoiselle
- Entoure avec de la ficelle
- Un grand paquet!
-
- Un Monsieur achète un théâtre
- Où l'on peut, en or sur du plâtre,
- Lire: OPÉRA.
- Le Monsieur sort. La porte sonne.
- Oh! les beaux joujoux que personne
- Ne leur paiera!
-
- Les fillettes aux mains crispées
- Regardent surtout les poupées
- Dans leur carton.
- Hein, Sophie? hein, Claire? hein, Louise?
- En ont-elles de la chemise
- Et du feston!
-
- Sont-elles riches, les mâtines!
- On leur enlève leurs bottines
- Pour les coucher!
- Et celle en bleu, près de la Cible!
- Il ne sera jamais possible
- De la toucher!
-
- Et celle avec sa robe Empire
- Qui fait que tout leur coeur soupire:
- «Oh! je la veux!»
- Et cette autre avec sa dînette!
- (Leur grande soeur la midinette
- A ces cheveux!)
-
- Elles restent là, bouche ronde!
- Le ménage de cette blonde
- Aux yeux trop grands
- Dont l'écriteau dit qu'«elle nage»
- Est mieux monté que le ménage
- De leurs parents!
-
- Et les garçons, qu'est-ce qu'ils disent
- Devant les sabres qui reluisent
- Comme d'acier?
- Se peut-il qu'un enfant reçoive
- De quoi tout d'un coup être zouave
- Ou cuirassier?
-
- Oh! les chevaux que l'on harnache!
- (Ils sont en vrai poil, qui s'arrache,
- Que l'on te dit!)
- Et le poussah sur une sphère,
- Qui titube comme leur père
- Le samedi!
-
- Hein, Gaston? hein, Marcel? hein, Charle?
- Quand viendra le jour dont on parle
- A la maison,
- Dont on parle en fumant des pipes,
- Le jour où tous les pauvres types
- Auront raison,
-
- Pourra-t-on en être à tout âge?
- Lorsque viendra le grand partage
- Des partageux,
- Les mômes, moucherons, moustiques,
- Entreront-ils dans les boutiques
- Prendre les jeux?
-
- Il faut, si c'est de la justice,
- Que tout, la petite bâtisse
- En blocs de bois,
- Le clown au pantalon trop large,
- Le Grand Tir, le canon qu'on charge
- Avec des pois,
-
- Il faut que l'avaleur de boules,
- Il faut que tout, les coqs, les poules,
- Soit partagé!
- Le singe montrant ses gencives,
- Et les couleurs «inoffensives»
- S. G. D. G.;
-
- Tout: l'Anglais fumant son cigare,
- Le chemin de fer avec gare,
- Tunnels et ponts...
- On prendra tous les jeux de quilles!
- On mettra dans les bras des filles
- Tous les poupons!
-
- Le pain, ça manque. Oui, mais ça manque
- Aussi, ce clown, ce saltimbanque,
- Tous ces chiens fous,
- Ce Polichinelle à deux bosses!...
- Droit au pain, soit! Et, pour les gosses,
- Droit aux joujoux!
-
- Ainsi, sous la blouse ou le châle,
- Pense, plus grand et déjà pâle,
- Chaque moutard.
- Ils restent dans le vent qui siffle.
- Ce soir, tous vont, risquant la gifle,
- Être en retard.
-
- Ils en ont oublié qu'il gèle.
- Ils ne battent plus la semelle;
- Mais, quelquefois,
- Leur souffle ayant terni la glace,
- Pour mieux voir ils essuient la place
- Avec leurs doigts!
-
-
-II
-
-FLEURS
-
- Nous sommes les fleurs des fleuristes,
- Nous sommes les fleurs des marchands,
- Les petites fleurs qui sont tristes
- De ne pas fleurir dans les champs;
-
- Nous sommes les fleurs printanières
- Qui n'ont jamais vu le printemps,
- Et dont on fait des boutonnières
- Pour des revers trop miroitants;
-
- Nous sommes cette rose noire
- Et ce bleuet gros comme un chou
- Pour qui les smokings, sous leur moire,
- Ont un oblique caoutchouc!
-
- Nous sommes ces lilas superbes
- Qui dans les boutiques, l'hiver,
- Montent en monstrueuses gerbes
- Coûtant monstrueusement cher!
-
- Nous sommes, parmi le vertige
- Des jours de l'an nauséabonds,
- Les pauvres fleurs que l'on oblige
- A faire un métier de bonbons!
-
- Nous sommes les fleurs qu'on envoie
- Dès qu'on a publié les bans,
- Pour que la famille les voie
- Dans des paniers à grands rubans;
-
- Nous sommes les fleurs où voltige
- La libellule de carton;
- Nous tremblons trop sur notre tige,
- Car notre tige est en laiton!
-
- Nous sommes les fleurs qui sur elles
- N'ont qu'un papillon de papier
- Offrant sur deux plateaux, ses ailes,
- L'adresse, en or, du boutiquier.
-
- Pour nous la rosée est un mythe,
- Malgré d'adroits contrefacteurs
- Dont la ruse, sur nous, l'imite
- Avec des vaporisateurs.
-
- Nous sommes les fleurs sans abeilles
- Qui trouvent les trois jours bien longs
- Où l'on fait vivre leurs corbeilles
- Sur les pianos des salons!
-
- Nous voyons sur nous, parasites
- Qui blessent nos feuillages verts,
- Pousser des cartes de visites
- Où parfois on écrit des vers!
-
- C'est nous qu'un pâle accessoiriste,
- Après les six rappels du «trois»,
- Monte en hâte à la grande artiste
- Par des escaliers trop étroits.
-
- Nous sommes ces iris de nacre
- Que les fleuristes de Paris
- Savent envoyer dans un fiacre
- Pendant l'absence des maris!
-
- Nous sommes ces héliotropes,
- Ces glaïeuls forcés de fleurir
- Qui portent dans des enveloppes
- Le nom qu'on sait avant d'ouvrir!
-
- C'est nous la flore citadine
- Qui, sous les capillaires fous,
- Ne se penche, pendant qu'on dîne,
- Qu'aux berges d'argent des surtouts!
-
- C'est nous la flore dont l'arome
- Toujours au pays flottera
- Qui va de la Place Vendôme
- A la Place de l'Opéra.
-
- Les noms de cette étrange flore
- Sont du botaniste inconnus:
- Comment porter les noms encore
- Des fleurs que nous ne sommes plus?
-
- Nous sommes désormais--Nature,
- Ne ris pas de ces noms de fleurs!--
- Le réséda-de-la-ceinture,
- L'oeillet-des-costumes-tailleurs!
-
- Et, fleurs que loin de nos collines
- Dans la fourrure on exila,
- Le mimosa-des-zibelines
- Et la parme-du-chinchilla!
-
- Nous sommes ces frivoles touffes
- Qui connaissent pour seuls étés
- La température des Bouffes
- Et celle des Variétés.
-
- Nous sommes, parmi les éloges
- Aux blondes nuques adressés,
- Les fleurs chaudes qui, dans les loges,
- Frayent avec les fruits glacés.
-
- Nous sommes le lys qui se fane
- Au vent des restaurants du soir;
- La rose qu'on jette au tzigane
- Qui sur l'épaule a son mouchoir;
-
- Le muguet qui sait chaque phrase
- Qu'on dit à la fin des soupers,
- Et la jacinthe qu'on écrase
- Dans les coins sombres des coupés!
-
- Nous sommes, quand le coeur s'effraye,
- Ces violettes d'un instant
- Qu'on respire en prêtant l'oreille
- Et qu'on mordille en hésitant.
-
- Nous sommes ces oeillets de Londre
- Et ces jonquilles de Menton
- Dans lesquels, avant de répondre,
- On enfonce un joli menton.
-
- Nous enguirlandons l'aventure,
- Et, quand le bonheur est défunt,
- Nous assurons à la rupture
- De l'élégance et du parfum.
-
- Nous sommes les fleurs nécessaires
- Aux intrigues de la Cité.
- Nous n'avons connu, dans les serres,
- Qu'un soleil d'électricité.
-
- Dans les serres nous sommes nées;
- Des saisons nous ne vîmes rien.
- Quelles étaient nos destinées,
- Cependant, nous le savons bien!
-
- Nous sentons en nous, ô mystère!
- Parler la sève d'autres fleurs
- Qui poussèrent, libres, de terre,
- Et nos souvenirs sont les leurs!
-
- Nous sentons, dans ces mornes fêtes
- Où passent d'inutiles fronts,
- Vaguement, que nous sommes faites
- Pour être ailleurs,--et nous souffrons.
-
- Nous aimerions, fières, ravies,
- Vraiment fraîches, pures toujours,
- Nous mélanger à d'autres vies,
- Favoriser d'autres amours!
-
- Pourquoi donc, fleurs dont nous naquîmes,
- Dans vos graines aviez-vous mis
- L'amour des vallons et des cimes,
- Puisqu'il ne nous est pas permis?
-
- Puisqu'il nous faut vivre à distance
- De ces choses, pourquoi faut-il
- Que nous soupçonnions l'existence
- D'une Nature et d'un Avril?
-
- --Et nous sommes, dans les boutiques,
- Sur du gazon artificiel,
- Les petites fleurs nostalgiques.
- D'air pur, de lumière et de ciel.
-
-Janvier 1890.
-
-
-XIX
-
-L'ALBUM DE PHOTOGRAPHIES
-
- Cet album sur quoi tu te penches,
- Je n'en peux voir sans un frisson
- Les épais feuillets blancs qui sont
- Pareils à des façades blanches!
-
- Je vois, dans le carton glacé,
- S'ouvrir, à chacune des pages
- Qui sont à deux ou trois étages,
- Six fenêtres sur le passé.
-
- On est là, la mine ravie!
- Et peut-être restera-t-on
- A ces fenêtres de carton
- Plus qu'aux fenêtres de la vie.
-
- Jusques à quand souriront-ils
- A ces fenêtres découpées
- De maisonnettes de poupées,
- Nos vieux trois-quarts, nos vieux profils?
-
- Sous leurs fermoirs et sous leurs moires,
- Les vieux albums de vieux portraits
- Laisseront s'effacer nos traits
- Plus lentement que les mémoires.
-
- On sera morts depuis longtemps
- Qu'aux visiteurs priés d'attendre
- Ces portraits feront encor prendre
- Patience quelques instants.
-
- On sera ces oncles, ces tantes,
- Ces bonshommes gras ou fluets,
- Ces haut-de-forme désuets,
- Et ces robes trop importantes!
-
- Ces enfants dans des fauteuils, nus;
- Ces lycéens--depuis grands-pères!--
- Ces magistrats, ces militaires,
- Tous ces morts, tous ces inconnus!
-
- Cessez, fenêtres minuscules,
- De nous offrir aux yeux moqueurs
- Lorsqu'il n'y aura plus des coeurs
- Pour accepter nos ridicules!
-
- Ah! nos portraits qui s'en iront
- Dans les albums inévitables
- Déposés sur les coins des tables
- Où, doucement, ils jauniront!
-
- Morts, faudra-t-il que l'on remeure
- D'abord dans les coeurs, puis encor
- Sur ces cartons à biseau d'or
- Où sinistrement on demeure?
-
- Jetez ces rois et ces valets
- Dont s'éternise l'agonie!
- Puisque la partie est finie,
- Jetez les cartes! Jetez-les!
-
-
-XX
-
-AU CIEL
-
- «Hé, là-bas!» s'écria saint Pierre,
- «Qui frappe à l'huis du Paradis?
- --Oh! c'est l'âme d'un pauvre hère,
- Mon bon Monsieur!» que je lui dis.
-
- --«Vous croyez qu'on entre peut-être
- Ici comme dans un moulin?
- --Vous êtes si bon, mon doux maître...»
- Repris-je en faisant le câlin.
-
- --«Taisez-vous! On ne peut me plaire
- Par des douceurs ni des cadeaux;
- C'était bon avec leur Cerbère
- Qu'on prenait avec des gâteaux!
-
- «Je suis un portier sans faiblesse.
- Répondez: sur terre, là-bas,
- Alliez-vous entendre la messe?
- --Pas souvent», lui dis-je tout bas.
-
- --«On sait ce que cela veut dire,
- Pas souvent! Mais notre bon Dieu
- Est partout. Cela peut suffire
- De l'adorer hors du saint lieu.
-
- «Lui faisiez-vous votre prière
- En vous couchant?--En me couchant?
- Je ne me souviens pas, saint Pierre.
- Mais peut-être bien qu'en cherchant...
-
- --«Hum!... enfin!... Et la bonne chère?
- --Je l'aimais assez...--Et le vin?
- --La bouteille aussi m'était chère.
- --Bûtes-vous trop?--Cela m'advint.
-
- --«Mais vous viviez comme un infâme!
- Et la vertu?...--Dame! j'aimais
- Toujours une petite femme!
- --Était-ce la même?--Jamais!
-
- «Que la dernière était jolie!
- On s'en allait, sur les gazons,
- Par les dimanches de folie,
- On s'en allait...--C'est bien! Gazons!
-
- «Et vous avez encor l'audace
- De me dire ça sous le nez?
- Pour vous nous n'avons pas de place:
- Allez-vous-en chez les damnés!
-
- «Oh! là-bas on vous fera fête,
- Monsieur le... Tiens, au fait, qu'avez-
- Vous été sur terre?--Poète.
- Je faisais des vers, vous savez.
-
- --«Hein? Poète?...» Alors, m'ouvrant vite:
- «Pourquoi,» fit-il d'un ton plus doux,
- «Ne l'avoir pas dit tout de suite?
- Entrez donc! Vous êtes chez vous.»
-
-
-XXI
-
-BALLADE DES VERS QU'ON NE FINIT JAMAIS
-
- Mes vers pour qui je sens la plus grande tendresse
- Sont tous les non-finis qui vont par un, par deux;
- Ces vers dont on remet l'achèvement sans cesse,
- Qu'on retrouve en fouillant dans les papiers poudreux.
- Quand on est un poète, on est un paresseux;
- On n'est point patient comme un graveur sur cuivre:
- Souvent, quand la beauté d'un sujet vous enivre,
- On se met au travail; mais le feu tombe, mais
- Les vers vont faiblissant si l'on veut les poursuivre.
- Les meilleurs sont les vers qu'on ne finit jamais.
-
- L'idée est délicate, et la forme la blesse
- Des poèmes trop faits. Elle préfère ceux
- Qui ne l'ajustent pas avec trop d'étroitesse:
- Elle court moins danger de s'abîmer en eux.
- Quand on veut achever, cela devient chanceux;
- La mort du sens exquis bien souvent doit s'ensuivre;
- Il fond comme fondrait une étoile de givre
- Qu'on voudrait prendre, ou bien la neige des sommets!
- Dans des vers terminés le rêve peut-il vivre?
- Les meilleurs sont les vers qu'on ne finit jamais.
-
- C'est vous, vers commencés, et puis que l'on délaisse,
- Rondels abandonnés, refrains harmonieux
- Auxquels on n'a pas fait de chansons, par mollesse,
- Sonnets dont on n'a fait qu'un tercet merveilleux,
- C'est vous que le poète aime toujours le mieux.
- Et tel alexandrin qu'un second n'a pu suivre
- Dit un charme, un parfum léger dont on fut ivre,
- Mieux qu'un poème long. Ce sont les plus mauvais,
- Les vers que, du tiroir, pour la foule, on délivre...
- Les meilleurs sont les vers qu'on ne finit jamais.
-
-ENVOI
-
- Lecteur, je suis navré. Ces vers que je te livre
- --Dont, peut-être, on vendra le papier à la livre,--
- Ne sont pas, il s'en faut, hélas! ceux que j'aimais.
- Car les meilleurs, comment les mettre dans un livre?
- Les meilleurs sont les vers qu'on ne finit jamais.
-
-
-XXII
-
-SUR UN EXEMPLAIRE DE LA PREMIÈRE ÉDITION DE CE LIVRE
-
- ... Le savant Huet, évêque d'Avranches, faisait venir _musard_ du
- latin _musa_.
-
- (PRÉFACE.)
-
- Ainsi j'ai musardé, musardisé, musé,
- Sans croire qu'aux lauriers pour moi fussent des branches,
- Et sans être aussi sûr que Monseigneur d'Avranches
- Qu'un mot comme _musard_ vînt de _Musa, Musæ_.
-
- Ainsi j'ai soupiré, flûte, cornemusé,
- Sans savoir que parfois sur des jeux tu te penches,
- O Muse! et que tu prends tout d'un coup des revanches
- Lorsqu'on pense avec toi ne s'être qu'amusé.
-
- Je jouais, pour user ma jeunesse trop neuve,
- En attendant le jour prédit par Sainte-Beuve
- Où survit au musard un homme avantageux.
-
- Je jouais... puis: «Vivons!» dis-je, en fermant ce livre.
- Mais la Muse habitait dans le nom de mes jeux;
- Et sans elle à présent je ne saurais plus vivre.
-
-
-
-
-II
-
-INCERTITUDES
-
-
-I
-
-CHANSON DANS LE SOIR
-
- Il fit halte, ébloui, humant
- Cette soirée et son haleine,
- Au sommet de l'escarpement
- D'où l'on découvre infiniment
- La plaine.
-
- Un doux crépuscule du mois
- Des doux crépuscules--septembre--
- Bleuissait vaguement les bois,
- Sous un ciel de rose, à la fois,
- Et d'ambre
-
- La lune, basse, et n'ayant point
- Son teint coutumier de béguine,
- Montrait un rougeâtre embonpoint,
- Telle une orange mûre à point,
- Sanguine;
-
- Et, sous cet astre de Japon,
- Le val fuyait en molles lignes,
- Avec le canal clair, le pont,
- L'étang ridé comme un crépon,
- Les vignes.
-
- Il admirait, lorsque, soudain,
- Un chant monta de ce théâtre,
- De ce cirque, de ce jardin,
- Exhalé du dernier gradin
- Bleuâtre,
-
- Et cet air où le soir mêla
- Son murmure de vaste conque,
- Cet air divinement vola...
- C'était, d'ailleurs, un _lon lon la_
- Quelconque.
-
- Mais, dans le lointain de pastel,
- Ce chant naïf, lent comme un psalme,
- Était irrésistible,--et tel
- Que cet instant fut immortel
- De calme.
-
- Il se fit un tel unisson
- De ce chant et du paysage,
- Que le poète eut un frisson.
- Et nous vîmes des pleurs sur son
- Visage.
-
- Puis, de ce ton triste et coquet,
- Ému, mais où du railleur passe,
- De ce ton qui laisse inquiet,
- Qui est son défaut, et qui est
- Sa grâce,
-
- Cependant que toujours, parmi
- Le doux bruit du soir qui soupire,
- Montait sur le val endormi
- La chanson charmante, il se mit
- A dire:
-
- «O chanson qui monte, vieil air,
- Filet lointain d'une voix pure,
- Selon la brise vague ou clair,
- O dentelle de son dans l'air,
- Guipure!
-
- «O chanson qui monte dans l'or,
- Du ciel, sur la lande embrumée,
- Qui flotte au-dessus du décor,
- Ruban de son, et moins encor...
- Fumée!
-
- «Oh! qui donc, de cette façon
- Mélancolieuse et touchante,
- Quel rustique et jeune garçon,
- Quel bouvier, quel pâtre, ô chanson,
- Te chante?
-
- «Quel simple, ignorant de ce qu'il,
- Oh! de tout ce qu'il ressuscite
- De tendre, en moi, de puéril,
- Ajoute ce charme subtil
- Au site?
-
- «Charme dont, languissant musard,
- Je suis ému jusqu'à la larme,
- Parce que, inattendu, sans art,
- Il éclôt d'un simple hasard,
- Ce charme!
-
- «Voilà! le fredon d'un vilain,
- L'odeur d'un pré, la saison, l'heure,
- Un peu de bleu crépusculin,
- Voilà! ce n'est pas plus malin...
- On pleure!
-
- «Eh quoi! pleurer comme d'amour
- Pour un _lon lon la_ monotone,
- Pour le dernier soupir du jour,
- Pour le vent dans les arbres, pour
- L'automne?
-
- «De quoi donc souffrent-ils, mes nerfs?
- De quoi donc, mon âme, es-tu veuve,
- Pour que, parmi ces champs déserts,
- Un air tel que tous les vieux airs
- M'émeuve?
-
- «Est-ce là mon état normal?
- De quel ciel suis-je nostalgique?
- De quel pays ai-je le mal?...
- Tais-toi, chant qui me rends ce val
- Magique!
-
- «Ah! de mes larmes il appert
- Que dans un désordre je sombre!
- Quoi! pleurer parce que Vesper
- S'allume, et qu'une voix se perd
- Dans l'ombre?
-
- «Savourer le charme anxieux
- Du moment et de l'atmosphère?
- Jouir de l'ouïe et des yeux?
- --Hélas! il y a pourtant mieux
- A faire!
-
- «Il y a pourtant plus d'un but
- Digne d'un homme jeune et libre!
- O chanson dans le lointain... chut!
- Ne serai-je jamais qu'un luth
- Qui vibre?
-
- «Je m'en blâme... et toujours, si on
- Chante un chant dans un lointain rose,
- Je retourne avec passion
- A cette délectation
- Morose!
-
- «La tristesse est un aconit
- Doux et vénéneux, que j'aspire!
- Et mon vivre est selon le rit
- De ton Jacques d'_As you like it_,
- Shakspeare!
-
- «Mon coeur m'échappe, se mêlant
- A toute fin de jour jolie;
- Et sitôt qu'un air doux et lent
- Monte, j'en suce la mélan-
- Colie!
-
- «Oui, tout le triste qui coula
- D'un chant, à l'heure violette,
- Est sucé par moi... lon, lon, la...
- Comme l'oeuf est sucé par la
- Belette!»
-
-Coteau d'Andilly, 1893.
-
-
-II
-
-EXERCICES
-
- Secouons la léthargie
- Où tout est trop oublié,
- Et traitons notre énergie
- Comme un muscle atrophié.
-
- Veuillons pour vouloir. La chose
- Importe peu! Mais veuillons!
- Veuillons cueillir une rose
- Sur un gouffre, et la cueillons;
-
- Veuillons franchir un obstacle.
- Devenir tireur adroit,
- Organiser un spectacle,
- Faire respecter un droit.
-
- Parler la langue des Kurdes,
- Écrire le nubien;
- Veuillons des choses absurdes
- Pour apprendre à vouloir bien!
-
- Quittons l'âme inoccupée
- Que nul désir n'effleurait:
- On apprend la lourde épée
- Avec le léger fleuret.
-
- Ces petits sports volontaires
- Ne seront pas superflus.
- Ainsi qu'on fait des haltères,
- Veuillons peu d'abord, puis plus.
-
- Ramassons, aux plages molles,
- Des cailloux, et lançons-les!
- On devient des discoboles
- En maniant des galets.
-
- Lorsque nous nous fatiguâmes
- A vouloir, soyons contents;
- Car lorsqu'on a fait ses gammes
- On n'a pas perdu son temps.
-
- Telle ambition profonde,
- Jouant un jeu qu'on moquait,
- Guettait la boule du monde
- Dans celle d'un bilboquet.
-
-
-III
-
-LES BARQUES ATTACHÉES
-
- Dansez, les petites barques!
- Dansez, les petits bateaux
- Sur lesquels on voit des marques
- De gros couteaux!
-
- Dansez, les petites barges
- Sur lesquelles sont écrits
- Des noms cordiaux et larges
- Comme des cris!
-
- Dansez, le _Requin_, de Nantes,
- Le _Marsouin_, de Paimpol,
- Que des cordes frissonnantes
- Tiennent au sol!
-
- Dansez ces danses, penchées
- Par l'effort sur un lien,
- Que les barques attachées
- Dansent si bien!
-
- Quand on tient par une amarre
- Que l'on ne peut pas casser
- Au port plat comme une mare,
- Il faut danser!
-
- L'air a tant de transparence
- Qu'on peut, au lointain de l'eau
- Où vient se jeter la Rance,
- Voir Saint-Malo!
-
- Dansez!--En cognant vos quilles,
- Faites onduler vos rangs!
- Les paniers sont pleins d'équilles
- Et de harengs;
-
- Les goélands font des rondes
- Sur les quais par l'eau vernis;
- Les rouleaux de cordes blondes
- Semblent des nids;
-
- Et sur la pierre brûlante
- Quelques mousses ingénus
- Dorment en montrant la plante
- De leurs pieds nus!
-
- Dansez en roulant des hanches
- Le long des pierres du bord,
- Les petites barques blanches
- Qu'on laisse au port!
-
- Dansez, les peintes en rouge,
- Dansez, les peintes en bleu,
- Sur votre reflet qui bouge
- Toujours un peu!
-
- Dansez, les neuves, parées,
- Et les très vieilles, qui n'ont,
- Pour éblouir les marées,
- Plus que leur nom!
-
- Que chacune dans la Rance
- Mire le beau nom qu'elle a!
- Et dansez, _Bonne Espérance_,
- _Maris Stella_!
-
- Dansez, la _Belle Jeannette_,
- Dansez, les _Trois Bonnes Gens_,
- Le _Vieux Gabier_, la _Mouette_,
- Les _Deux Sergents_!
-
- Trompez, la _Nouvelle-Zemble_,
- Votre impatience par
- Un balancement qui semble
- Presque un départ!
-
- Là-bas, en blancheurs confuses,
- Ces champignons des remous
- Qu'on appelle des méduses
- Naviguent, mous!
-
- Dansez en rêvant aux vagues!
- Ah! sur l'eau, d'un coup profond,
- Quels colliers et quelles bagues
- Les rames font!
-
- Dans l'odeur d'algue et d'éponge
- Du petit port trop serein,
- Barques, bercez-vous d'un songe
- Glauque et marin!
-
- Acceptez ces ondes plates!
- Le long de vos ventres ronds
- Repliez, comme des pattes,
- Vos avirons!
-
- Faites comme les poètes:
- Dans le banal clapotis
- Trouvez les flots des tempêtes
- En plus petits!
-
- Sur l'eau verte où des bicoques
- Mirent leurs toits renversés,
- Vous poussant un peu des coques,
- Barques, dansez,
-
- En rêvant aux villes claires
- Des pays orientaux
- Qui, de près, sont des misères!
- En rêvant aux
-
- Archipels blonds et fertiles
- Qui, si vous en approchez,
- Vous paraîtront moins des îles
- Que des rochers!
-
- Sachez la vertu d'un câble,
- Et que tout l'or du lointain
- Est dans ce chanvre implacable
- Qui vous retient!
-
- On fait dans le creux d'une anse
- Les voyages les plus beaux
- Pendant qu'on tire en silence
- Sur ses anneaux!
-
- Alors, pourquoi le voyage?
- Mon Dieu, si c'est pour laisser
- Un sillage,--tout sillage
- Doit s'effacer!
-
- C'est pourquoi, dansez sur place!
- On voit au loin Saint-Malo...
- Le soir vient... la brise est lasse...
- Dansez sur l'eau!
-
-Bords de la Rance, 1892.
-
-
-IV
-
-MATIN
-
- Il fait un temps si beau que l'on n'ose pas vivre.
- On est comme l'enfant qu'intimide et qu'enivre
- Le cadeau trop vermeil qu'il n'ose pas toucher.
- On est comme devant une fleur de pêcher
- Qu'on craint, en la cueillant, de connaître fragile.
- Il fait un temps si beau qu'on dirait que Virgile
- A voulu, ce matin, nous parler de plus près.
- Un paysage entier fuit entre deux cyprès.
- C'est l'heure la plus douce encor que l'on ait eue.
- On descend vers le lac, et, comme la statue
- Qu'éveillait peu à peu Monsieur de Condillac,
- On n'est plus qu'un parfum de rose près du lac.
- On ne sait pas pourquoi, ce matin, les buées
- Se sont, aux flancs des monts, si bien distribuées.
- C'est trop. L'on est honteux de ce matin si pur.
- On devrait être heureux, baigné de tant d'azur
- Qu'il semble qu'on respire au bout d'une presqu'île,
- Mais, quand l'air est trop doux, le coeur n'est pas tranquille.
- Il fait un temps si beau que, gauche et stupéfait,
- On n'ose se servir de ce beau temps qu'il fait.
- On voudrait décliner humblement l'atmosphère.
- Il fait un temps si beau que, tout ce qu'on peut faire,
- C'est de vivre. Et l'on vit. Mais non sans un remords.
- Car ce temps est si beau qu'il fait penser aux morts.
-
-
-V
-
-SILENCE
-
- Le silence est la chose exquise. Du silence
- Dans de l'ombre, c'est la douceur par excellence!
- Se taire dans une ombre où l'on ferme les yeux,
- C'est le plus grand plaisir, c'est le plus anxieux,
- Le chant le plus parfait, la plus haute prière...
- Et l'on voit des ronds d'or naître sous sa paupière.
- Oh! écouter, la nuit, entendre, nuitamment,
- «Le bruit des ailes du silence!...» (_Saint-Amant._)
-
- O silence introublé des nuits! Fenêtre ouverte!
- Ombre muette et bleue! O raison qui déserte!
- Illusions qui se retrouvent au complet!
- Chevauchement de la Chimère qui vous plaît!
- Ou, mieux encor, chagrins bien savourés! retraites
- D'angoisse, qui ne sont d'aucun rire distraites!
- Souvenirs d'autant plus chéris dans le secret
- Qu'on sent que pour personne ils n'auraient d'intérêt!
- Descentes en soi-même! O prospecteur de l'âme,
- Silence! pour qui seul le pur filon s'enflamme!
- ... Plus de voix résonnant, raisonnant (mot haï
- Par un _é_, moins encor pourtant que par _a, i_!)
- ... Silence, ami profond qu'on écoute se taire,
- Quand, dans le soir qui vient, on est assis par terre
- Et qu'on est éclairé seulement par le feu!
- Confident qui, toujours, lorsqu'il reçoit l'aveu,
- Prend la voix de la conscience pour répondre!
- Glaçon mystérieux qu'on sent sur l'âme fondre
- Comme celui qu'au front porte un fiévreux brûlant!
- Silence où l'on se met comme dans un lit blanc!
- Oh! glisser, dans un grand silence, au fond des chambres,
- Ses pensers, comme on glisse en un grand lit ses membres.
- Et puis les étirer longtemps, loin des propos,
- Et chercher les coins frais du silence!...
-
- Repos.
- Arrêt des boniments. Trêve des éloquences.
- Évasion d'entre les paroles. Vacances
- Délassement délicieux. Cerveau guéri
- De tous les coups dont il était endolori
- Par tout le bruit que font tous les gens qu'on rencontre
- Et qui ne cessent pas de parler pour et contre
- La chose indifférente ou l'individu vain.
- Suprême réconfort. Bain d'eau fraîche... le bain
- Où les rêves lassés laissent tremper leurs ailes!
- (Mais, quand ces ailes-là rebattront, auront-elles
- Jamais l'incomparable et divin battement
- Des plumages muets qu'écoutait Saint-Amant?)
-
- O silence!
-
- Et surtout, ne plus jamais entendre
- Ceux qui disent, venant par le bouton vous prendre:
- «Expliquons-nous!».
-
- Grands dieux! ne nous expliquons plus!
- On ne s'entend que grâce à des malentendus.
-
-1890.
-
-
-VI
-
-BILLET DE REMERCIEMENT
-
- Mon cher Mécène, quelques lignes
- M'avisent que votre intendant
- Vient de m'expédier deux cygnes
- Pour embellir mon humble étang.
-
- Priant les dieux qu'il ne s'égare
- Sur leurs plumages éclatants
- Aucun des charbons de la gare,
- Je les attends! je les attends!
-
- Après avoir brossé sa veste
- Et mis dans ses poches du pain,
- Le vieux jardinier, d'un pas leste,
- Est allé les chercher au train.
-
- Moi, des blancheurs plein la cervelle,
- Fou de ce lumineux cadeau,
- Je cours annoncer la nouvelle
- Aux berges de ma pièce d'eau.
-
- Je suis un peu honteux, à cause
- Que je n'ai pas pour eux, hélas!
- L'ombre auguste d'un laurier-rose,
- L'eau divine d'un Eurotas!
-
- Mais s'il vit, ce couple de cygnes,
- Dans mon pauvre lac reflété,
- Je croirai qu'en mes vers indignes
- Pourra vivre un jour la beauté.
-
-
-VII
-
- N'obligez pas le poème
- Qui, mystérieusement,
- Voudrait s'ouvrir de lui-même,
- A devancer le moment.
-
- Les bouquetières brutales,
- Quand la fleur tarde à fleurir,
- Lui soufflent dans les pétales
- Pour la forcer à s'ouvrir;
-
- Alors, sur sa tige verte,
- La rose s'ouvre à regret:
- Il est vrai qu'elle est ouverte,
- Mais son parfum n'est pas prêt.
-
- Et la fleur compare, triste
- Dans la corbeille d'osier,
- Ce procédé de fleuriste
- Au procédé du rosier.
-
-
-VIII
-
-LE SOUVENIR VAGUE OU LES PARENTHÈSES
-
- Nous étions, ce soir-là, sous un chêne superbe
- (Un chêne qui n'était peut-être qu'un tilleul),
- Et j'avais, pour me mettre à vos genoux dans l'herbe,
- Laissé mon rocking-chair se balancer tout seul.
-
- Blonde comme on ne l'est que dans les magazines,
- Vous imprimiez au vôtre un rythme de canot;
- Un bouvreuil sifflotait dans les branches voisines
- (Un bouvreuil qui n'était peut-être qu'un linot).
-
- D'un orchestre lointain arrivait un andante
- (Andante qui n'était peut-être qu'un flon-flon),
- Et le grand geste vert d'une branche pendante
- Semblait, dans l'air du soir, jouer du violon.
-
- Tout le ciel n'était plus qu'une large chamarre,
- Et l'on voyait, au loin, dans l'or clair d'un étang
- (D'un étang qui n'était peut-être qu'une mare),
- Des reflets d'arbres bleus descendre en tremblotant.
-
- Et tandis qu'un espoir ouvrait en moi des ailes
- (Un espoir qui n'était peut-être qu'un désir),
- Votre balancement m'éventait de dentelles
- Que mes doigts au passage essayaient de saisir.
-
- Sur le nombre des plis de vos volants de gazes
- Je faisais des calculs infinitésimaux,
- Et languissants, distraits, nous échangions des phrases
- (Des phrases qui n'étaient peut-être que des mots).
-
- Votre chapeau de paille agitait sa guirlande,
- Et votre col, d'un point de Gênes merveilleux
- (De Gênes qui n'était peut-être que d'Irlande),
- Se soulevait parfois jusqu'à voiler vos yeux.
-
- Noir comme un gros pâté sur la marge d'un texte
- Tomba sur votre robe un insecte, et la peur
- (Une peur qui n'était peut-être qu'un prétexte)
- Vous serra contre moi.--Cher insecte grimpeur!
-
- Un grêle rameau sec levait sur le ciel pâle,
- Ainsi que pour me mettre en garde, un doigt crochu.
- Le soir vint. Vous croisiez sur votre gorge un châle
- (Un châle qui n'était peut-être qu'un fichu).
-
- L'ombre nous fit glisser aux pires confidences;
- Et dans votre grand oeil plus tendre et plus hagard
- J'apercevais une âme aux profondes nuances,
- (Une âme qui n'était peut-être qu'un regard).
-
-
-IX
-
- Oui, sans doute, et tant pis pour ceux que l'aveu choque
- Une âme mélangée, obscure, et de l'époque;
- Du grave et du frivole, et des hauts et des bas;
- De grandes lâchetés après de grands combats...
- Mais, du moins, nulle hypocrisie, une profonde
- Franchise, un coeur pressé de se montrer au monde,
- Qui, simplement, toujours, à tous, se dévoila,
- Disant: «Voici le bien, et, le mal, le voilà;
- Voilà ce que je suis, ni plus, ni moins»; la crainte
- Toujours d'être prisé plus qu'on ne vaut, et mainte
- Fois, pour qu'un sentiment ne devienne trop grand,
- Le soin de l'amoindrir, vite, en se dénigrant;
- Pour l'injuste louange autant de gêne à l'âme
- Que peu d'étonnement pour un injuste blâme;
- Le mépris d'une estime usurpée et du vol
- D'une admiration; l'orgueil peut-être fol
- De vouloir être aimé tel quel, avec ses tares;
- Et tandis qu'ils s'en vont chantant sur leurs guitares,
- Tous, toutes les vertus dont le ciel les orna,
- La fierté satisfaite et rogue, d'un qui n'a
- Jamais voulu tromper, jamais été de force
- A remettre au bois mort un peu de verte écorce;
- Qui, jamais ne mentant et ne bonimentant,
- N'a voulu de soi-même être le charlatan
- Et proposer un coeur où la faiblesse abonde
- Comme le plus naïf et le plus pur du monde;
- Et qui, fardé, cherchant un traître demi-jour,
- Jamais n'a raccroché l'amitié ni l'amour;
- Qui ne veut pas du tout, par surprise, qu'on l'aime,
- Et qui, s'il est aimé rarement, l'est lui-même,
- Lui-même pour lui-même, avec son peu de bon,
- Son beaucoup de mauvais, lui tout entier, et non
- Je ne sais quel monsieur de haute fantaisie
- Fabriqué sans défauts par son hypocrisie.
-
- Et tandis que je rêve ainsi, tout exalté
- De découvrir en moi cette ultime fierté
- Qui loin de toute feinte abaissante me pousse,
- Une petite voix insidieuse et douce
- Vient murmurer tout près de moi: «Turlututu!
- Cette franchise, est-ce vraiment de la vertu?
- Cet effroi du mensonge à soutenir, qui gêne,
- Ce superbe refus de se donner la peine
- De jouer, pour les gens, tout un long rôle appris,
- De se contraindre en quoi que ce soit, ce mépris
- De toute hypocrisie,--entre nous, ne serait-ce
- Pas simplement l'effet d'une extrême paresse?»
-
-
-X
-
-NOS RIRES
-
- Malgré l'amour, la vie et l'heure et les périls,
- Nous rions quelquefois des rires puérils,
- Des rires dont le son doit étonner nos âmes;
- Pour rien, pour un détail dont nous nous avisâmes,
- Des rires fous qui sont des fous rires vraiment.
- Et nous pour qui l'amour est un déchirement,
- La vie un songe en pleurs, l'heure une fuite pâle,
- Et pour qui les périls ouvrent un long dédale,
- Malgré l'amour, la vie, et l'heure et les périls,
- Nos rires sont parfois de si brusques avrils,
- Nos rires font sous bois des musiques si franches,
- Si fraîches, qu'entendus de loin, entre les branches,
- Par le passant qui rêve et ralentit le pas,
- Ils doivent lui donner--hélas! il ne sait pas!--
- L'illusion que là le bonheur simple habite,
- Que la tendresse est calme, et la maison petite,
- Et qu'on ignore encor tous les mauvais frissons.
- Mais nous, nous cependant, lorsque ainsi nous laissons,
- Gourmandes de gaîtés après de trop longs jeûnes,
- Rire un peu, malgré nous, nos lèvres... qui sont jeunes,
- Toujours nous évitons avec les plus grands soins
- De laisser se croiser nos yeux... qui le sont moins,
- Et, riant, nous n'osons nous regarder en face,
- De peur qu'en un sanglot le rire ne se casse.
-
-
-XI
-
-LES DEUX CAVALIERS
-
- Parce que j'ai voulu tourner beaucoup de clefs,
- Parce que j'ai voulu pousser beaucoup de portes,
- J'ai vu pendre à des clous mes rêves étranglés,
- J'ai vu du sang caillé dans des cheveux bouclés,
- J'ai vu d'affreux yeux blancs,--j'ai vu les Femmes Mortes!
-
- Et depuis que je vis ces mortes, et depuis
- Que, pâles, je les vis dans leurs robes à queue,
- Le vieux Seigneur des Spleens, le Sire des Ennuis
- Plonge en mon coeur un couteau long comme mes nuits,
- A la manière du sinistre Barbe-Bleue.
-
- En vain, pour surveiller les chemins d'alentour,
- --Hélas, quelle arrivée attendre, ou quel retour?--
- J'ai fait monter mon Ame au sommet de la tour.
- Je sens entrer en moi, lentement, cette lame
- Que la cruelle main excelle à retenir.
- Et je crie: «Ame, ma soeur Ame,
- Ne vois-tu rien venir?»
-
- Et l'Ame me répond: «Je ne vois rien que l'herbe,
- L'herbe vulgaire, et courte, et vile, qui verdoie.
- --Quoi! rien de clair, de grand, de chantant, de superbe?
- --Rien que la platitude immense, qui poudroie!
- --Quoi! vers ta blanche tour, en hâte, ne s'éploie,
- Par le ciel de soie,
- Aucun oiseau bleu?
- --Non! sur le sol boueux, aussi loin que je voie,
- Il ne vient qu'une oie
- Claudicante un peu.»
-
- --«Je sens qu'on m'entre cette lame!
- Ne vois tu rien venir, soeur Ame?»
-
- Elle répond:
- «Je ne vois rien
- Passer le pont!»
-
- Elle répond:
- «Je ne vois rien,
- Sur l'or céleste,
- Que le moulin
- Du discours vain
- Dont le seul geste
- Répond au mien.»
-
- «Ne vois-tu rien venir?--Non rien,
- Sur la grand'route, que le chien,
- Je ne vois rien, sur la grand'route,
- Que le chien poussiéreux du Doute,
- Que le caniche fantômal
- Que Faust écoute,
- Que l'éternel et le banal
- Barbet du mal.»
-
- Et je crie: «Ame, ma soeur Ame,
- Ne vois-tu rien venir?--Non, rien,
- Sinon, toujours, le même infâme
- Troupeau de jours pareils, qui vient!»
-
- --«Ma soeur Ame, regarde bien!
- Ne vois-tu rien venir?--Non, rien!
- Sur la plaine où, du regard, j'erre,
- Rien que la stupide bergère;
- Aucune princesse étrangère;
- Ni messager, ni messagère;
- Et si, quelquefois, mensongère,
- Une blancheur va s'élevant,
- C'est un nuage de poussière
- Qui ne précède que du vent!»
-
- --«Je sens qu'on m'entre cette lame!
- Ne vois-tu rien venir, soeur Ame?
- Ma soeur Ame, regarde bien!»
- Et ma soeur Ame ne voit rien!
-
- Mais, un jour, il faudra que ma soeur Ame voie
- Arriver du lointain, sur l'herbe qui verdoie,
- Les deux cavaliers,
- Qui, plus vite au signal du mouchoir qui s'agite,
- Fendent l'air en piquant des deux, et qui, plus vite,
- Sautent les halliers.
-
- Alors, nous n'aurons plus, mon Ame, qu'à nous taire!
- Et, laissant leurs chevaux dans la cour solitaire,
- Alors le noir dragon et le blanc mousquetaire
- Monteront par l'étroit escalier, monteront
- Si vite par l'étroit petit escalier rond,
- Qu'étant aux pieds du monstre, encore, les mains jointes,
- Je lui verrai soudain jaillir du sein deux pointes,
- Car, entrés par derrière en ouvrant les rideaux,
- Tous deux l'auront ensemble estoqué dans le dos!
-
- Qui sera le dragon et qui le mousquetaire?
- Seront-ils des soldats du ciel ou de la terre,
- Les deux bons assassins qui, brusques, entreront
- Dans la chambre où l'Ennui me tue, et le tueront?
- Mon Ame, ces soldats, mes frères et les vôtres,
- Seront-ils le Malheur et l'Amour... ou deux autres?
- Deux autres?... Mais lesquels?... Lorsqu'on entend un pas,
- Ce sont toujours ceux-là qui viennent, n'est-ce pas?
- Sous quel nom viennent-ils? Sous quel masque? On l'ignore...
- Mais je suis sûr qu'un jour, dans l'escalier sonore,
- Signal de mon salut, ma soeur, nous entendrons
- Le tintement précipité des éperons.
-
-
-XII
-
-L'HEURE CHARMANTE
-
- Le repas s'achevait en musique, aux bougies.
- Le vieux parc n'était plus le parc aux élégies,
- Mais s'éclairait de ces lanternes du Japon
- Qui, sous le fil de fer léger qui leur sert d'anse,
- Au moindre éveil de brise entrent toutes en danse,
- En étirant leurs corps annelés, de crépon.
-
- Des reflets s'en allaient sous l'eau du lac moirée
- Croiser leurs vrilles d'or. Ce fut une soirée
- Unique. Le feuillage était notre plafond;
- Des étoiles luisaient dans tous les interstices;
- Les décors naturels se mêlaient aux factices;
- L'amour était frivole, ému, libre, profond.
-
- Le réel avait tu sa rumeur importune.
- Les ombrelles des pins se veloutaient de lune.
- Un désordre joyeux régnait dans le couvert.
- Les candélabres hauts de vieille argenterie
- Portaient, à chaque branche, une flamme fleurie
- D'un lilliputien abat-jour, mauve ou vert.
-
- Ce fut une soirée unique de magie
- Et dont nous garderons toujours la nostalgie:
- Les coeurs étaient de choix, les esprits aristos;
- Les silences disaient des passages de rêves;
- Puis les mots repartaient, ennoblis par ces trêves,
- Et les âmes vibraient ainsi que les cristaux.
-
- Le vin était d'Asti; le luxe, véritable;
- Des violettes en tous sens jonchaient la table;
- Les unes se mouraient: elles étaient des bois;
- D'autres duraient encore: elles étaient de Parme;
- D'un verre qu'on eût dit soufflé dans une larme,
- Des roses s'effeuillaient d'un seul coup, quelquefois.
-
- Le moindre pli, le moindre noeud, la moindre ganse,
- Résumait en soi seul des siècles d'élégance;
- Le moindre mot de ces charmants civilisés,
- Des siècles de finesse; et, dans les accessoires
- Les plus inattendus, des siècles de victoires
- Sur la lourde matière étaient totalisés.
-
- On disputait de poésie et de musique;
- Un doux bavard faisait de la métaphysique;
- Les fraises, cependant, d'un tas pyramidal
- S'écroulaient et roulaient sous les doigts des gourmandes;
- Les rieuses offraient moitié de leurs amandes;
- On entendait quelqu'un qui parlait de Stendhal.
-
- Et les glaces fondaient, minuscules banquises,
- En délivrant des fleurs qui dedans étaient prises.
- On se sentait parfois dans une extase, et puis
- On ne savait plus trop d'où venait cette extase,
- Si c'était du joli mystère d'une phrase,
- Ou de la nouveauté d'un couteau pour les fruits.
-
- Ce fut l'heure où, parmi les coupes de Venise,
- Dans un accoudement satisfait, s'éternise
- L'égrènement rêveur des grappes de muscats;
- Alors les beaux distraits qu'être une énigme flatte
- Sourirent d'un sourire un peu haut sur cravate
- Et tinrent des propos obscurs et délicats.
-
- L'amour était ému, libre, profond, frivole;
- Ceux-ci, faux puérils, jouaient à pigeon-vole;
- Ceux-là disaient des vers. Et quand les premiers feux
- Palpitèrent, des cigarettes allumées,
- Aux cheveux plus légers que de blondes fumées
- La fumée emmêla de bleuâtres cheveux.
-
- Le paradoxe était aux lèvres des plus sages;
- Les fracs étaient fleuris d'oeillets pris aux corsages;
- Et, comme on entendait de lointains violons,
- Les femmes ne faisaient que des réponses vagues,
- Et, machinalement, changeaient de doigts leurs bagues,
- Avec des rires brefs et des regards très longs.
-
- L'orchestre avait bien soin de n'être pas tzigane;
- Sa valse eût fait valser Urgèle avec Morgane;
- Puis, elle se taisait, pour reprendre soudain.
- Ce fut une soirée unique de magie.
- Contre tous les parfums d'un boudoir-tabagie
- Luttaient tous les parfums d'un nocturne jardin.
-
- Oh! les rires troublés! oh! les beaux bruits de jupes!
- Les plaintes, à mi-voix, ironiques, des dupes!
- Les mots précis partant des coins esthétisants,
- Les mots vagues des coins philosophants, les drôles
- Des coins moqueurs... et les blancs haussements d'épaules
- Aux madrigaux musqués des dolents bien-disants!
-
- Puis, les frissons frileux dans les robes ouvertes,
- Et, le soir fraîchissant, les fichus et les berthes
- Jetés vite aux cous nus par les prestes galants;
- Les fuites s'estompant, doubles, sous les grands arbres;
- Les gestes bleus parmi les gestes blancs des marbres;
- Les barques, sur le lac, commençant des tours lents;
-
- Les barques promenant des chants et des lumières...
- Énervements heureux et fébrilités chères!
- Celui-ci qui, burlesque, éveillant des frons-frons,
- Tente un refrain narquois sur une mandoline,
- Cet autre proposant d'aller sur la colline...
- Et la noble pâleur de tous ces jeunes fronts!
-
- Ce fut une soirée unique de magie.
- Le vent malin souffla la dernière bougie
- Devant que se fondît notre ultime sorbet.
- Parfois, faisant pousser des cris aux robes blanches,
- On voyait, incendie indiscret sous les branches,
- Une lanterne japonaise qui flambait.
-
- Et nous nous augmentions l'exquis de cette fête
- De la sentir frivole, imprudente, inquiète;
- Et, délicats devins d'un brutal avenir,
- Assurés de bientôt périr,--et quels artistes!--
- Tous, nous la savourions, charmés, finement tristes,
- Comme on fait ce qui doit et ce qui va finir!
-
- Et ces chants, ces propos, ces clartés et ces femmes,
- Et la communion légère de ces âmes,
- Et ces plaisirs polis et doux d'honnêtes gens,
- --Honnêtes, mais pervers un peu,--ces nonchalances,
- Ces voix discrètes, ces musiques, ces silences,
- Cette complicité parfaite d'indulgents,
-
- La fraîcheur, sous les doigts, de ces perles, ces grâces,
- Cette confusion d'esprits de toutes races,
- Ces minutes, ce parc où l'on était si bien,
- Joignaient le charme encore, à tant de charmes rares,
- De tout ce que déjà menacent les barbares,
- De tout ce dont bientôt il ne restera rien!
-
-1892.
-
-
-XIII
-
-LE CAUCHEMAR
-
- Nous étions prisonniers entre les quatre murs
- D'une bibliothèque aux fenêtres grillées
- Et d'où nous entendions sonner, rythmés et durs,
- Des coups toujours suivis d'un long bruit de feuillées.
-
- On abattait les bois autour de la prison;
- Et, sans cesse, parmi la pénombre des branches,
- Infligeant aux forêts de grands trous d'horizon,
- La hache bleue avait des promptitudes blanches.
-
- L'aubier meurtri rendait un déchirant parfum;
- Et les hauts bûcherons triomphaient de leur force
- Qui savent, en deux coups, faire, sur un tronc brun,
- La blessure gommeuse aux deux lèvres d'écorce.
-
- Et, sans cesse, à travers les barreaux, nous voyions
- Un arbre ouvrir les bras dans l'or de la fenêtre,
- Tournoyer comme pour s'accrocher aux rayons,
- Et tomber. L'if tombait. L'orme tombait. Le hêtre
-
- Tombait. Des voix criaient: «Abattez le noyer!
- Coupez le cèdre auguste où passe le vent libre!
- Car il nous faut du bois, du bois pour le broyer,
- Du bois pour qu'on le râpe et pour qu'on le défibre!»
-
- Ces cris se distinguaient dans l'innombrable cri:
- «Pour chaque arbre abattu j'offre un billet de banque!
- Abattez les forêts--car tout le monde écrit,
- Le papier va manquer! Le papier manque! Il manque,
-
- «Car le nombre croissant des écrivains profonds,
- Puissants, probes, nouveaux, sincères, purs, utiles,
- Devient supérieur au nombre des chiffons
- Que trouvent les crochets dans l'ordure des villes!
-
- «Puisque le haillon manque aux boîtes du préfet,
- Abattez, bûcherons, tous les arbres en hâte!
- Et qu'on mette leur bois en pâte, puisqu'on fait
- Du bon papier avec le bois qu'on met en pâte!»
-
- Et pour mieux faire à l'arbre une entaille en biseau,
- Les bûcherons crachaient dans leurs mains des salives;
- Et quand l'arbre tombait, parfois un nid d'oiseau
- Éparpillait au loin cinq petites olives.
-
- Et tandis que des chars emportaient ces piliers
- Dont la longueur traînante aux chemins se profane,
- On entendait crier des ordres singuliers:
- «Mêlez le carbonate avec la colophane!
-
- «Au travail! L'atmosphère est à deux cents degrés!
- Cylindrez! Calandrez! Couchez! Mettez en colle!
- Pour défibrer le bois nos meules sont en grès!
- Vite! Le monde écrit comme une immense école!
-
- «Quand passent deux passants, soyez sûr que dans l'un
- Un Montaigne est éclos, ou va, dans l'autre, éclore.
- C'est pourquoi, préparez la fécule et l'alun!
- Neutralisez avec des sulfites le chlore!»
-
- Et d'autres voix criaient: «Le papier manque! Il faut
- Que, craquant à la place où la hache l'échancre,
- Le cèdre se décide à tomber de son haut
- Afin que nous puissions utiliser notre encre!
-
- «La page de ce soir, sur quoi l'écrirons-nous?»
- Et, la hache à leurs troncs faisant une jointure,
- Les cèdres fléchissaient comme de grands genoux.
- --Et la journée avait sa page d'écriture.
-
- Et les rois, les ténors, les banquiers, les tailleurs,
- Tous griffonnaient leur page,--et même les poètes!
- Comme s'il se pouvait que des strophes ailleurs
- Que sur l'onde et le sable aient jamais été faites!
-
- «Fabriquer du papier, c'est là l'essentiel!
- Puisqu'il est des auteurs de quoi couvrir la terre,
- Il nous faut du papier de quoi vêtir le ciel!»
- C'est ainsi que criaient des voix. Et le mystère,
-
- La fraîcheur, le parfum, l'ombre, l'asile, l'eau,
- S'en allaient avec l'arbre. Et l'on criait: «Il semble
- Que l'on puisse employer le tremble et le bouleau!»
- Et le bouleau tombait, abattu sur le tremble!
-
- «Les sapins sont très bons!» Cylindre et laminoir
- Avalaient les sapins qu'ils rendaient dans des cuves;
- Les sapins sortaient blancs qui venaient d'entrer noirs;
- Et le grand vent des monts ne portait plus d'effluves!
-
- «Les peupliers sont excellents!» Les peupliers
- Tombaient en frissonnant de leurs longues échines,
- Et puis, broyés, blanchis, lissés, coupés, pliés,
- S'envolaient en journaux des ardentes machines!
-
- «A cause de ses fleurs gardez l'acacia!»
- Ont, dans l'acacia, gémi les tourterelles.
- Mais les femmes voulant écrire, on le scia,
- Et l'arbre en fleurs devint trois cahiers blancs pour elles!
-
- Et les femmes faisaient leur livre. Et les enfants
- Faisaient leur petit livre. Et c'est pourquoi, par troupes,
- On voyait s'échapper des biches et des faons
- Du bois où sombrement l'on pratiquait des coupes.
-
- Et tandis que les bois allaient se dépeuplant,
- Sans cesse on entendait mille plumes hâtives
- Grincer au premier plan, tandis qu'au second plan
- Continuellement ronflaient les rotatives.
-
- Eux-mêmes--car ceci se passait en des temps
- Où tout ce qui venait du livre était la gloire!--
- Afin qu'on parlât d'eux, les arbres palpitants
- Désiraient la cognée et voulaient la doloire!
-
- Les beaux arbres disaient--car ces temps furent tels--:
- «Il est beau d'être beau, mais il faut qu'on le sache!
- Émigrons dans les vers afin d'être immortels!
- Oui, tomber dans Ronsard vaut bien un coup de hache!»
-
- Et comme la nature et ses vertes beautés
- Rendaient tous les humains impatients d'écrire,
- Les arbres s'écroulaient afin d'être chantés,
- Les bois disparaissaient pour qu'on pût les décrire!
-
- Et, bois inspirateurs, bois pleins de souffles, bois
- Dont Jeanne d'Arc disait, en parlant à ses juges:
- «Si j'étais dans les bois j'entendrais bien mes voix!»
- Ainsi vous périssiez, solitudes, refuges!
-
- Nous, pourtant, nous lisions, penchés sur des bureaux;
- Et quand d'un livre ouvert nous levions le visage,
- Nous n'apercevions plus à travers les barreaux
- Que deux ou trois forêts au fond du paysage!
-
- Et plus on écrivait, et plus on imprimait,
- Plus les quatre parois s'épaississant de livres,
- Automatiquement sur nous se refermait
- La chambre où des mots creux nous tenaient lieu de vivres.
-
- Mais, sans même observer qu'elle se resserrât,
- Tout joyeux d'habiter la ratière livresque,
- Chacun de nous passait, selon ses goûts de rat,
- Du lard scientifique au sucre romanesque.
-
- Et toujours, lentement, sûrement, par milliers,
- Les volumes venaient s'ajouter aux volumes,
- Toujours, tous les brochés à tous les reliés,
- Tous ceux que nous lirons à tous ceux que nous lûmes!
-
- Et n'ayant que leurs noms, jamais, de différents,
- Histoires sur romans, et romans sur poèmes,
- Ils triplaient, quadruplaient et quintuplaient leurs rangs,
- Faisant toujours semblant de n'être pas les mêmes!
-
- Et plus s'élargissaient les horizons dehors,
- Plus la prison, dedans, se rétrécissait, comme
- Si, frappant tous ces coups, donnant tous ces efforts,
- L'homme ne travaillait que pour étouffer l'homme!
-
- Et mangeant peu à peu l'espace tout entier
- Dans lequel la lecture épuisait nos fantômes,
- Les murs ne nous laissaient maintenant qu'un sentier
- Où nous courions encore en compulsant des tomes!
-
- Il n'y avait plus rien dehors qu'un pays plat.
- Rien ne méritait plus, dans l'aride nature,
- Ni qu'on le respirât, ni qu'on le contemplât:
- Tout était devenu de la littérature!
-
- A peine restait-il des bois vendus sur pied
- Ces brindilles qu'au soir, fagotier, tu recueilles:
- Tous les arbres étaient devenus du papier;
- On trouvait des feuillets quand on cherchait des feuilles!
-
- Les papetiers vendaient les bois aux imprimeurs.
- Sitôt qu'un petit homme avait offert un chèque,
- Une forêt tombait en murmurant: «Je meurs!»
- Et les murs avançaient dans la bibliothèque!
-
- Mais voici que, surpris par le progrès des murs,
- Nous vîmes tout d'un coup qu'entre ces murs, nos têtes
- Allaient, en s'écrasant comme des fruits trop mûrs,
- Rendre leur pauvre jus de mots et d'épithètes!
-
- Nous connûmes trop tard les immenses regrets.
- Le livre même en eut pour ce qu'on assassine.
- «_Dieux! que ne suis-je assise à l'ombre des forêts!_»
- Soupira vainement la Phèdre de Racine.
-
- On entendit gémir le grand vers de Hugo:
- «_Les pourpres du couchant sont dans les branches d'arbre!_»
- Les branches n'étaient plus, ô pourpres, qu'un fagot,
- Et vous faisiez mentir l'alexandrin de marbre!
-
- Alors, près de mourir, lorsque le dernier bois
- Jeta la dernière ombre au bord d'une prairie,
- Nous comprîmes soudain, pour la première fois,
- Que nous avions vécu dans une librairie;
-
- Que les arbres d'avril et que les fleurs de mai
- Avaient en vain passé devant nos âmes closes;
- Car nous n'avions rien vu, rien connu, rien aimé,
- Que l'image du monde et le portrait des choses!
-
- Nous criâmes d'horreur; et pâles, voulant fuir,
- Nous visitions les murs, nous cherchions les fenêtres,
- De ces mains qui n'avaient caressé que du cuir,
- De ces yeux qui n'avaient adoré que des lettres!
-
- Nous comprîmes, pendant qu'entraient dans notre chair
- Le maroquin rugueux ou le vélin jaunâtre,
- Et la douceur de vivre et la beauté de l'air
- Que chantait au lointain l'ignorance d'un pâtre!
-
- Nous criâmes d'amour, quand craquèrent nos os,
- Vers le soleil couchant dont s'allongeaient les cuivres,
- Et, les livres des murs s'étant touchés du dos,
- Nous fûmes écrasés entre des dos de livres!
-
-1891.
-
-
-
-
-III
-
-LA MAISON DES PYRÉNÉES
-
-
-I
-
-LA MAISON
-
- O toiture, tu te dessines!
- Asile vert, je te revois!
- Quatre colonnes de glycines
- Supportent deux balcons de bois.
-
- Le store met une paupière
- Au regard d'un miroir sans tain;
- Et le bon jardinier Jean-Pierre
- Flûte un petit rire enfantin.
-
- L'étroit pont de schiste se marbre
- Des ombres de la frondaison.
- Le piano chante dans l'arbre,
- Tant l'arbre est près de la maison.
-
- La clôture est une volière
- Où les oiseaux chantent en choeur
- Qu'il faut bien agiter le lierre
- Puisqu'il a la forme d'un coeur.
-
- Toute cette maison chantante
- Qui se mire dans un ruisseau
- Sent le coutil, comme une tente,
- Et sent l'iris, comme un berceau!
-
- Décoré d'une antique huche
- Et de trois chaises, l'escalier
- Sent la cire, comme une ruche,
- Et la pomme, comme un cellier.
-
- Au salon tendu de cretonne,
- Un doux lustre vénitien,
- Quand nos rires montent, s'étonne
- De se sentir moins ancien;
-
- Les portes que le vernis dore
- Semblent, pour rendre ce salon
- Plus délicatement sonore,
- Faites en bois de violon.
-
- A voix haute on lit en famille
- Tout ce qu'apporte le facteur,
- Et la sonnette de la grille
- Est la sonnette du bonheur!
-
- Je revois tout cela!--L'abeille
- Bourdonnait, et j'avais dix ans.
- Ah! je crois que je me réveille
- Dans ma chambre aux parquets luisants!
-
- Les hauts volets de cette chambre
- Étant de ce bois odorant,
- De ce beau sapin couleur d'ambre
- Que le soleil rend transparent,
-
- Je pouvais, les fenêtres closes,
- Dire que le ciel était bleu
- Lorsque les volets étaient roses
- Comme des doigts devant le feu!
-
- Pour voir les pics couverts de neige
- En faisant le grand tour du val,
- Le vieil écuyer du manège
- Venait me chercher à cheval.
-
- Je rentrais... Abeille, je t'aime,
- Qui, comme un miel sur du pain sec,
- Mettais sur le grec de mon thème
- Un murmure beaucoup plus grec!
-
- Minutes que rendaient célestes
- La mélodie et le travail!
- Tous nos orgueils étaient modestes
- Comme des bijoux de corail.
-
- Le soleil baignait Sauvegarde.
- Monsieur l'Inspecteur des forêts
- Envoyait souvent, par un garde,
- Des fougères que j'adorais!
-
- Et cette maison de campagne
- Sentait, lorsque tombait le jour,
- La mousse, comme la montagne,
- Le mystère, comme l'amour!
-
- Un grand chapeau garni de tulle
- Pendait aux cornes d'un isard.
- Mon père traduisait Catulle,
- Et ma soeur déchiffrait Mozart.
-
-
-II
-
-LES PYRÉNÉES
-
- Pourquoi suis-je, ô mes Pyrénées,
- Attiré sans cesse vers vous,
- Et, riantes ou ravinées,
- Qu'avez-vous pour moi de si doux?
-
- Lorsque j'arrive de Provence
- A travers des champs de maïs,
- D'où vient que je sens à l'avance
- Votre odeur de gouffre et de lys?
-
- D'où vient qu'à vingt ans comme à douze
- Je suis debout dans le wagon,
- Dès qu'on a dépassé Toulouse,
- Pour vous chercher à l'horizon?
-
- Et sitôt qu'au béret d'un pâtre
- Je connais que vous approchez,
- Quel est ce courant d'air bleuâtre
- Qui m'aspire entre vos rochers?
-
- D'où vient que, lorsque à votre charme
- Je veux résister, c'est vraiment
- Comme si par le fer d'une arme
- Je rendais plus fort un aimant?
-
- D'où vient que pour moi, sur la terre,
- Il n'est d'Alpes ni d'Apennins
- M'attirant avec ce mystère
- Qu'ont les grands pouvoirs féminins?
-
- D'où vient qu'en Tyrol et qu'en Suisse,
- Où je suis allé par hasard,
- Il n'est pas un chamois qui puisse
- Me sembler beau comme un isard?
-
- Où donc est-elle cette force
- A quoi je sens que j'obéis?
- Dans quelle fleur? Sous quelle écorce?
- D'où vient que j'aime ce pays?
-
- J'aurais pu le trouver superbe
- Sans le trouver aussi charmant:
- Quelle est, entre ses herbes, l'herbe
- D'où naquit cet enchantement?
-
- Lézard vivant ou feuille morte,
- Un talisman se glissa-t-il
- Dans l'humble butin qu'on rapporte
- D'une course au bord d'un péril?
-
- Qui de vous est une amulette,
- Caillou blanc où luit un mica,
- Pierre à l'odeur de violette,
- Bouquet au parfum d'arnica?
-
- Quels cristaux, quelles marcassites,
- Grands monts où je me trouve heureux,
- Font-ils que, né loin de vos sites,
- Je me sens adopté par eux?
-
- Effleurai-je une mandragore
- Dans les racines d'un sapin
- Quand je me rendais à Bigorre
- En passant par le col d'Aspin?
-
- Je n'ai pas l'âme montagnarde:
- D'où vient que vous me retenez,
- Pâle ciel que le mont regarde
- Avec de grands lacs étonnés?
-
- Est-il une Circé des neiges
- Versant son philtre au ruisseau clair?
- Où donc êtes-vous, sortilèges?
- Dans l'eau, dans la terre ou dans l'air?
-
- Je cherche... D'où m'êtes-vous nées,
- Tendresses pour ce haut jardin?
- --Mais dans le soir des Pyrénées,
- Ma mémoire s'ouvre soudain.
-
- Dans le soir une phrase vole,
- Par mon père dite jadis:
- «Ta grand'mère était espagnole.»
- Ma grand'mère était de Cadix!
-
- Ah! je comprends, montagne verte,
- Pourquoi, souvent, dans vos sentiers,
- J'ai marché d'un pas plus alerte
- En rencontrant des muletiers!
-
- Au tournant poudreux d'une route,
- Je comprends, quand je vous entends,
- Pourquoi, toujours, je vous écoute,
- Grelots sonores, si longtemps!
-
- Voilà pourquoi, sous les étoiles,
- Je vous guettais au coin des ponts,
- Attelages couverts de toiles,
- De sparterie et de pompons!
-
- Pourquoi j'aimais voir les saccades
- Que l'âne imprime aux cacolets
- Lancer dans l'argent des cascades,
- Des grains de raisins violets!
-
- Tout s'explique,--et, bal du dimanche,
- Pourquoi, toujours, mon coeur battit
- Lorsque l'espadrille était blanche
- Et que le pied était petit!
-
- Je n'étais pas traître ou fantasque
- Quand j'aimais, dans les bruits du bal,
- Presque autant le tambour de basque
- Que le tambourin provençal.
-
- Ce n'est pas l'odeur forestière
- Que je demande au sapin bleu,
- C'est le parfum de la frontière
- D'un pays dont je suis un peu.
-
- Car l'Espagne qui me possède
- Et qui fait que je vais, là-haut,
- --Laissant en bas la brise tiède,--
- A la rencontre du vent chaud,
-
- Ce n'est pas cette espagnolade
- Qui pendant un instant vous a
- Lorsqu'on mord dans une grenade
- Ou qu'on respire un mimosa;
-
- Ni la jeune espagnolerie
- Qui vous prend quand on lit Musset
- Et qu'une basquine fleurie
- Passe dans votre rêve... c'est
-
- Une Espagne en mon coeur vivante
- Au point que, lorsqu'il bat le soir,
- C'est elle, à grands coups, qui s'évente
- De son petit éventail noir!
-
- Donc, à ma lyre--est-ce une tare?
- Mais avec fierté je le dis!--
- J'ai quelques cordes de guitare:
- Ma grand'mère était de Cadix!
-
- Et, ma race, tu m'accompagnes
- Lorsque ici je cherche, en rôdant
- Sur la lisière des Espagnes,
- Un pittoresque plus ardent.
-
- Si j'aime un nerveux paysage,
- C'est que je promène sur lui
- Les yeux qu'avait dans son visage
- Celle à qui je pense aujourd'hui.
-
- Quelques piments dans un platane,
- Un foulard jaune, un grand manteau,
- Éveillent la voix gaditane
- Dont parle en moi le contralto.
-
- Et c'est pourquoi, souvent, je semble,
- Bien qu'immobile, voyager:
- Un doux fil qu'on tire et qui tremble
- Me relie à quelque oranger!
-
- C'est la raison, blondes cigales,
- De mon goût pour les grillons bruns,
- Et de ces humeurs inégales
- Que me reprochent quelques-uns!
-
- Mes autres aïeux voient sans haine
- Cette étrangère qu'il y a
- Dans la famille phocéenne
- Que je tiens de Massilia;
-
- Mais elle! sa race est jalouse,
- Et, quand mon âme a des sursauts,
- Je crois bien que cette Andalouse
- Me dispute à ces Provençaux!
-
- Ah! quand je sens mon énergie
- Se briser en moi d'un coup sec,
- Je suis pris d'une nostalgie
- Qui ne vient pas d'un marin grec!
-
- L'ancêtre que je commémore
- Lorsque ainsi je deviens rêveur,
- C'est peut-être, ô Cadix! un More
- Dont la romance est dans mon coeur.
-
- Et ce qui vers vous, Pyrénées,
- Sans cesse me ramènera,
- C'est que vous êtes dessinées
- Avec des fiertés de sierra!
-
- C'est que le vent chaud vient vous battre,
- Ce vent énervant et subtil
- Qui fait rire comme Henri Quatre
- Et pleurer comme Boabdil!
-
- C'est que votre terre, voisine
- D'un sol où j'ai quelque cousin,
- Reste encore si sarrasine
- Qu'un blé s'y nomme sarrasin;
-
- C'est que toujours votre nature
- Garde en son frémissant décor
- Une arabe désinvolture,
- --Et l'écho sublime d'un cor!
-
- Je comprends de quel atavisme
- M'est venu ce besoin moral
- De sentir un fond d'héroïsme
- Au tableau le plus pastoral.
-
- Mon goût même devient logique:
- Voilà pourquoi, vent africain,
- Il me faut une Géorgique
- Retouchée un peu par Lucain!
-
- Et, Galice, Aragon, si proches
- De ces cimes qu'on voit blanchir,
- Pourquoi, toujours, devant ces roches
- J'aime vivre--sans les franchir!
-
- Votre Espagne, pour mon Espagne
- Qui n'est qu'une goutte de sang,
- Si je passais cette montagne,
- Aurait un parfum trop puissant!
-
- Mais ce que la France y mélange
- Rend ici le parfum léger,
- Et tout m'est doucement étrange
- Sans que rien me soit étranger.
-
- Superbe, et bien assez vermeille
- Devant l'Espagne qui l'est trop,
- La montagne est comme Corneille
- Adaptant Guilhem de Castro!
-
- Elle mêle une noble mousse
- Aux rocs qu'un tonnerre ouvragea:
- C'est de l'Espagne encore douce
- Et de la France âpre déjà.
-
- Ceux que le béret auréole
- S'ajoutent, d'un air que je sais,
- Ce rien de bravade espagnole
- Qui rendit toujours plus français!
-
- Les fouets claquent en mousquetade,
- Les mots chantent sous le balcon,
- Et déjà la rodomontade
- Roule de l'_r_ dans le gascon.
-
- Folie où la raison chuchote,
- La bravoure du béarnais
- Porte Sancho sous Don Quichotte
- Comme un gilet sous un harnais.
-
- La sombre cape où l'on s'engonce
- Ne se voit pas encor souvent;
- Mais l'oeil sous le sourcil s'enfonce,
- Et la fenêtre sous l'auvent.
-
- Lorsque tourbillonnent ces rondes
- Que l'on noue autour des pressoirs,
- Quelques femmes sont encor blondes,
- Tous les raisins ne sont pas noirs!
-
- Au seuil des blanches maisonnettes
- Danse un couple auquel je ne vois
- Pas encore des castagnettes...
- Déjà des claquements de doigts!
-
- La danseuse, brusque et gentille,
- Est encor française... Elle l'est...
- Mais on dirait que la mantille
- Commence dans le capulet!
-
- Au fond des églises agrestes,
- Riantes comme leurs curés,
- Les ferveurs sont encor modestes,
- Les autels déjà trop dorés!
-
- D'une tendresse encor française,
- La foi qui dans ces roches vit
- Aurait peur de sainte Thérèse,
- Et Bernadette lui suffit!
-
- Devant ces crêtes mitoyennes
- Voilà pourquoi je suis si bien:
- Toute la France de mes veines
- Dans ce clair pays me retient;
-
- Car, parmi tout mon sang, vous n'êtes,
- O goutte de sang espagnol,
- Que comme entre mille alouettes
- Un furtif petit rossignol!
-
- Et si j'aime, depuis l'enfance,
- Sous ce ciel venir, et rester,
- C'est qu'ici, sans quitter ma France,
- J'entends mon Espagne chanter!
-
-
-III
-
-L'EAU
-
- Luchon, ville des eaux courantes,
- Où mon enfance avait son toit,
- L'amour des choses transparentes
- Me vient évidemment de toi!
-
- Ton nom seul, plein de bulles blanches,
- Fait pour moi des ruisseaux couler
- Sous des passerelles de planches
- Que mon pied soudain sent trembler!
-
- Où voit-on les bergeronnettes,
- Qui s'y connaissent en ruisseaux,
- Longer plus d'eaux vives et nettes
- Sous de plus verdoyants arceaux?
-
- Où la neige daignerait-elle
- Descendre ainsi du pic sacré
- Pour former une cascatelle
- Dès qu'un passant est altéré?
-
- Où voit-on s'offrir une vasque
- A chaque tournant de chemin
- Pour qu'on puisse tenir Vénasque
- Dans le creux glacé de sa main?
-
- Ce Vénasque au chapeau de brume
- Ne cesse pas de faire au val
- Des générosités d'écume
- Et des largesses de cristal!
-
- Prodigue sûr de ses ressources
- Et que la pelouse bénit,
- Le mont jette l'argent des sources
- Par les fenêtres de granit!
-
- Il veut, formidable Mécène
- Qui sait que l'eau fait toujours bien,
- Subvenir à la mise en scène
- De ce décor virgilien.
-
- Dans l'herbe, au fond du précipice,
- Caressant ou rongeant le bord,
- Partout l'eau sourd, l'eau court, l'eau glisse,
- L'eau fuit, l'eau bout, l'eau rit, l'eau dort!
-
- L'eau brille dans ta robe grise
- Comme des glaives et des socs,
- Montagne auguste dont Moïse
- Semble avoir frappé tous les rocs!
-
- Quand l'eau semble absente, un bruit tendre
- Nous avise qu'elle est tout près,
- Et quand on ne peut pas l'entendre,
- On la sent dans l'odeur des prés.
-
- O sentiers! ô ruisseaux sans nombre
- L'un à l'autre se mélangeant!
- Les sentiers sont des ruisseaux d'ombre,
- Les ruisseaux des sentiers d'argent!
-
- A travers d'obliques ondées,
- L'Aurore, dans un bleu frisson,
- Voit les collines accoudées
- Comme des nymphes qu'elles sont!
-
- Sur leurs épaules incarnates
- Des torrents glissent, éperdus!
- Et ces éblouissantes nattes
- Sont faites de ruisseaux tordus!
-
- De l'eau partout! Quand la rivière
- Déborde,--histoire de pouvoir
- Laisser autour de la chaumière
- Des petits morceaux de miroir,--
-
- Les champs ont du ciel dans leurs barbes
- Comme un vieil homme a des yeux bleus!
- Et vous savez, chevaux de Tarbes
- Qui broutez les prés onduleux,
-
- Combien de ces flaques dormantes
- Il faut savoir franchir d'un bond
- Lorsqu'on galope sur les menthes,
- Dont l'écrasement sent si bon!
-
- Quelle terre ne serait sèche
- Auprès de cette terre? Ah! si
- L'on vivait d'amour et d'eau fraîche,
- Ce ne pourrait être qu'ici!
-
- Et des fontaines! des fontaines!
- Y en a-t-il!... Il y en a
- Pour toutes les Samaritaines
- Et pour toutes les Rébecca!
-
- Partout de l'eau! Toujours des gouttes
- Aux sandales des vagabonds!
- Tant d'eau partout que, pour les routes,
- Il faut, partout, des ponts, des ponts!
-
- Voûtés comme de bons esclaves,
- Les ponts, joyeux de leurs fardeaux,
- Pour leur faire passer les gaves
- Prennent les routes sur leurs dos!
-
- Et les routes d'or, qui s'amusent
- De voir les ponts plonger aux flots
- Leurs grands pieds de pierre qui s'usent,
- Ont de longs rires de grelots!
-
- A l'heure où sortent les bréviaires,
- Le crépuscule rend divins
- Ces paysages de rivières,
- D'arches, de pics et de ravins.
-
- Et toute cette eau, source ou gave,
- Sur le roc ou sous les cressons,
- Voix joyeuse ou silence grave,
- Nous instruit en fraîches leçons.
-
- Ah! quelle leçon vaudrait-elle
- Cette claire leçon d'amour
- Que donne la neige éternelle
- En pensant aux ruisseaux d'un jour?
-
- Où s'apprend la persévérance?
- C'est au catéchisme de l'Eau
- Qui, sous des airs d'indifférence,
- Songe toujours à son niveau.
-
- Contre la force ou le sarcasme,
- L'Eau, noble et fine, nous apprend,
- En bouillonnant, l'enthousiasme,
- Et la patience, en filtrant!
-
- Ses conseils n'ont rien de scolaire,
- Car elle enseigne, en ses ruisseaux,
- L'utilité de la colère,
- Des belles chutes, et des sauts!
-
- Elle murmure avec tendresse
- --Car elle veut que nous rêvions--
- Que bien souvent une paresse
- Peut laisser des alluvions!
-
- On sait tout lorsque l'on assiste
- Aux cours délicieux de l'Eau:
- Sous la fougère et sous le ciste
- Elle explique, en passant, le Beau,
-
- Prodiguant l'exemple qui frappe,
- Elle prouve aussi bien qu'il est
- Dans l'abondance d'une nappe
- Que dans la grâce d'un filet.
-
- La dignité, cet esclavage,
- Ne rend jamais son flot boudeur;
- On ne connaît pas le rivage
- Où l'attachera sa grandeur!
-
- Son orgueil n'a pas la folie
- De se priver des jeux charmants.
- Ah! comme elle aime qu'on oublie
- Qu'elle est un des quatre éléments!
-
- Quand de sa crue on s'inquiète,
- Elle se pique de vermeil,
- Ne dédaignant pas la paillette
- Qu'elle sait être du soleil.
-
- C'est par l'Eau que les blanches cimes
- Se racontent aux peupliers:
- Car les glaciers les plus sublimes
- Parlent en ruisseaux familiers.
-
- Eh quoi! l'Eau? la soeur de la Terre?
- L'Eau qui féconde? la grande Eau?
- L'Eau qui lave et qui désaltère
- Daigne jouer sous ce rideau?
-
- Elle joue avec l'écrevisse,
- Avec le saule... Et, tout d'un coup,
- Elle va se mettre en service,
- Elle qui peut inonder tout!
-
- Elle coulait, large et futile,
- Sous les terrasses du château,
- Et puis un besoin d'être utile
- L'a prise brusquement, cette eau!
-
- Lâchant la pompe fluviale,
- Elle file, d'un air malin,
- Dans la rigole triviale
- Que lui propose le moulin!
-
- Elle s'échappe des palettes,
- Et, bravement, voulant avoir
- De grosses bulles violettes,
- Elle va mousser au lavoir;
-
- Elle entre, avec un bruit de foudre,
- Dans une scierie aux longs toits,
- Pour y mêler sa blanche poudre
- A la poudre blonde du bois;
-
- Et quand on a dépecé l'arbre,
- Elle va, toujours s'échappant,
- S'embaucher pour scier du marbre
- Chez un marbrier de Campan!
-
- Elle a ses gaîtés les meilleures
- Dans le travail et dans le bruit...
- L'Eau divine a fait ses huit heures
- Quand commence à tomber la nuit!
-
- Le clair de lune y met sa traîne...
- Le bétail y met ses naseaux...
- Soyez, belle Eau Pyrénéenne,
- Bénie entre toutes les eaux!
-
- --Source calme ou torrent bravache,
- L'Eau qui descend de la hauteur
- Apprend tout ce qu'il faut qu'on sache
- Pour être poète ou lutteur!
-
- L'Eau ne cesse pas, gave ou source,
- D'apprendre à l'homme, à chaque instant,
- Qu'on emporte--en prenant sa course,
- Et qu'on reflète--en s'arrêtant;
-
- Mais que, malgré le flot qui rage,
- L'arbre emporté d'un brusque effort,
- O lutteur, devient un barrage
- Lorsque le torrent n'est pas fort;
-
- Et que, malgré l'azur, poète,
- Quand le ruisseau n'est pas profond,
- A travers le ciel qu'il reflète
- On peut voir la terre du fond!
-
-1893.
-
-
-IV
-
-LA BRANCHE
-
- Cette branche pendante et gracile de saule,
- Qui vibre parce que l'eau vibrante la frôle,
- Ayant voulu sans doute écouter de plus près
- Ce que dit le ruisseau dans son tumulte frais,
- Se pencha, d'une souple inflexion de tige,
- Un peu d'abord, puis trop,--maladresse ou vertige!
- Et l'eau, par une feuille, en courant, la retint:
- Si bien qu'elle, à présent, dont c'était le destin
- De vivre, avec toujours le même geste calme,
- Dans l'azur, d'une vie indolente de palme,
- Elle doit s'agiter sans cesse, trembloter.
- Sangloter quand il plaît à l'eau de sangloter.
- Se secouer gaîment si l'eau devient rieuse,
- Et s'épuiser en longs émois, la curieuse,
- Qu'estiment bien punie alors ses vertes soeurs,
- Mais qui n'a nul regret des tranquilles douceurs,
- Mais qui secrètement les raille et les méprise,
- Mais qui se sent, malgré le courant qui la brise,
- Et l'affole, et malgré l'implacable ruisseau
- Qui ne lui fait jamais grâce d'un seul sursaut,
- Heureuse d'être celle avec qui communique
- Le flot, et de savoir ce qu'il dit, elle unique!
-
-
-V
-
-LA FONTAINE DE CARAOUET
-
- La Fontaine de Caraouet
- Est la plus charmante de toutes.
- Elle chante comme un roue,
- La Fontaine de Caraouet!
- Elle est si fraîche qu'Arouet
- Perdrait, en y buvant, ses doutes.
- La Fontaine de Caraouet
- Est la plus charmante de toutes.
-
- O Fontaine de Caraouet,
- Tu chantes sous de vertes voûtes!
- Qui boit ton eau fait un souhait,
- O Fontaine de Caraouet!
- Quand celle qu'on aime vous hait,
- En chantant tu vous désenvoûtes,
- O Fontaine de Caraouet
- Qui chantes sous de vertes voûtes!
-
- O Fontaine de Caraouet,
- De quelle ombre tu te veloutes!
- C'est là que mon sort se jouait,
- O Fontaine de Caraouet,
- Là qu'un silence m'avouait
- Ce qu'entend le coeur aux écoutes...
- O Fontaine de Caraouet,
- De quelle ombre tu te veloutes!
-
- O Fontaine de Caraouet,
- Est-ce que toujours tu glougloutes?
- Les guides claquent-ils du fouet,
- O Fontaine de Caraouet?
- La villa blanche qu'on louait
- Est-elle encor près des trois routes?
- O Fontaine de Caraouet,
- Est-ce que toujours tu glougloutes?
-
- La Fontaine de Caraouet
- Est au fond des heures dissoutes.
- Ne me demandez plus où est
- La Fontaine de Caraouet!
- D'un bonheur on est le jouet,
- Et puis, au jour, jour, tu t'ajoutes...
- La Fontaine de Caraouet
- Est au fond des heures dissoutes!
-
- Les Fontaines de Caraouet
- Nous laissent sur le coeur des gouttes.
- Ces gouttes tremblent pour dire: «Et
- La Fontaine de Caraouet?»
- Même si l'on se secouait
- Elles ne tomberaient pas toutes.
- Les Fontaines de Caraouet
- Nous laissent sur le coeur des gouttes!
-
-
-VI
-
-LA GLYCINE
-
- A mon balcon cette glycine
- Tord ses bras fleuris dans le soir,
- Avec le tendre désespoir
- D'une princesse de Racine.
-
- Elle en a la fière langueur
- Et la mortelle nonchalance;
- Et lorsqu'un souffle la balance,
- Et que le jour traîne en longueur,
-
- Et tarde à partir, et recule
- Le déchirement tant qu'il peut,
- Elle exhale une âme d'adieu,
- Bérénice du crépuscule!
-
- Le livre glisse de mes mains.
- Le petit drame se termine.
- «Cruel!» dit au jour la glycine.
- Les cieux blessés ont des carmins.
-
- Par la haute porte-fenêtre,
- Mystérieusement, alors,
- Une des branches du dehors,
- Comme un geste vivant, pénètre.
-
- Du frémissant encadrement
- Ce bras jeune et souple s'échappe;
- Et je sens sur mon front la grappe
- Qu'il laisse pendre tendrement!
-
- Tout s'embaume. Et je remercie.
- Et, pour lui dire mon amour,
- Je donne à la fleur, tour à tour,
- Le nom d'Esther et d'Aricie.
-
- Et je compare, les yeux sur
- Mon livre tombé sans secousse,
- L'odeur plus forte d'être douce
- Au vers plus ardent d'être pur!
-
- Un divin poison m'assassine!
- Et je doute, en le chérissant,
- Si de ma glycine il descend
- Ou s'il monte de mon Racine!
-
-
-VII
-
-LE CARILLON DE SAINT-MAMET
-
- Le Carillon de Saint-Mamet
- Tinte quand d'or le ciel se teinte;
- Comme si le soir s'exprimait,
- Le Carillon de Saint-Mamet
- Mystérieusement se met
- A tinter dans l'air calme... Il tinte,
- Le Carillon de Saint-Mamet,
- Tinte, quand d'or le ciel se teinte!
-
- Qui plaint-il, qu'est-ce qu'il promet,
- Ce chant de promesse et de plainte?
- Plaint-il les gens de Saint-Mamet
- Ou bien nous?... Est-ce qu'il promet
- Le pardon du mal qu'on commet
- Dans l'âpre course où l'on s'éreinte?
- Qui plaint-il? Qu'est-ce qu'il promet,
- Ce chant de promesse et de plainte?
-
- Mon coeur, croyant qu'on lui parlait,
- Frissonnait à ce chant qui tinte,
- Quand j'étais un enfantelet!
- Mon coeur croyait qu'on lui parlait...
- Ah! je voudrais encor qu'il ait
- Cette délicieuse crainte!
- Mon coeur, croyant qu'on lui parlait,
- Frissonnait à ce chant qui tinte!
-
- L'odeur des herbes qu'on brûlait
- Disait bientôt l'automne atteinte.
- Une chauve-souris volait.
- L'odeur des herbes qu'on brûlait
- Venait jusqu'à notre chalet,
- Et nous avions la gorge étreinte.
- L'odeur des herbes qu'on brûlait
- Disait bientôt l'automne atteinte.
-
- Levant les yeux de son ourlet,
- La servante disait: «Il tinte!»
- Et regardait vers le volet,
- Levant les yeux de son ourlet!
- Ce tintement la consolait
- D'être à d'humbles choses astreinte.
- Levant les yeux de son ourlet,
- La servante disait: «Il tinte!»
-
- La femme qui nous vend du lait
- Se signait mainte fois et mainte;
- Vite mettant son capulet,
- La femme qui nous vend du lait
- Vers la petite église allait;
- Et, des morts traversant l'enceinte,
- La femme qui nous vend du lait
- Se signait mainte fois et mainte!
-
- Le Carillon de Saint-Mamet
- Ne tintait pas mieux qu'il ne tinte;
- Mais, alors, comme il nous charmait,
- Le Carillon de Saint-Mamet!
- La mère de ma mère aimait
- L'écouter, la bougie éteinte...
- Le Carillon de Saint-Mamet
- Ne tintait pas mieux qu'il ne tinte.
-
- Mais notre vie, alors, coulait
- Plus profonde d'être restreinte!
- Comme un ruisseau sur le galet,
- Ah! notre vie, alors, coulait!
- Nous n'avions qu'un petit valet,
- Mais qui chantait une complainte...
- Et notre vie, alors, coulait
- Plus profonde d'être restreinte!
-
- Le volubilis violet
- Se mêlait à la coloquinte;
- L'humble barrière où s'enroulait
- Le volubilis violet
- N'était pas encor ce qu'elle est:
- Une belle grille bien peinte!
- Le volubilis violet
- Se mêlait à la coloquinte!
-
- Toute aube sent le serpolet.
- J'ignorais le mal et la feinte.
- J'avais une âme d'oiselet.
- Toute aube sent le serpolet.
- Ah! si j'avais su qu'il fallait
- Devenir Alceste ou Philinte!
- Toute aube sent le serpolet.
- J'ignorais le mal et la feinte.
-
- Le Carillon tintait, fluet!
- Au salon de perse déteinte
- Ma soeur jouait un menuet.
- Mais, quand tintait le son fluet,
- Le menuet diminuait
- Pour écouter le son qui tinte...
- Le son, alors, entrait, fluet,
- Au salon de perse déteinte.
-
- Dieu! pourrait-on, si l'on voulait,
- Te ravoir, simplicité sainte?
- Reboire au premier gobelet?
- Le pourrait-on, si l'on voulait?
- C'est pourtant d'un oignon bien laid
- Qu'on revoit fleurir la jacinthe!
- Dieu! pourrait-on, si l'on voulait,
- Te ravoir, simplicité sainte?
-
- Une étoile se rallumait
- Sur le val, obscur labyrinthe.
- Au-dessus de chaque sommet
- Une étoile se rallumait
- Quand la cloche de Saint-Mamet
- Tintait!... Oh! si, lorsqu'elle tinte,
- Une étoile se rallumait
- Sur la vie, obscur labyrinthe!
-
- O Carillon de Saint-Mamet,
- Tinte, quand d'or le soir se teinte!
- Dans l'air bleu qui nous le transmet,
- O Carillon de Saint-Mamet,
- Tinte ce tintement qui met
- Plus de calme en notre âme!... Tinte,
- O Carillon de Saint-Mamet,
- Tinte, quand d'or le soir se teinte!
-
-
-VIII
-
-PRIÈRE D'UN MATIN BLEU
-
- Tout est bleu d'éther.
- L'abeille du lys
- Dit: «_Pater noster
- Qui es in coelis..._»
-
- Le moineau des toits,
- Le lézard du mur
- Disent à la fois:
- «_Sanctificetur..._»
-
- «_Nomen..._», dit le jonc.
- «_Tuum..._», dit l'étang.
- Et le doux et long
- Delphinium blanc
-
- Répète: «_Tuum..._»
- Sur autant de tons
- Qu'un delphinium
- A de clochetons!
-
- Que dit l'eau du puits?
- «_Adveniat..._» L'air?
- «_Regnum tuum..._» Puis
- Tout devient plus clair!
-
- Bien qu'entre les pins
- Glisse un canon mat,
- Là-bas les lapins
- Ont gémi: «_Fiat!..._»
-
- Ayant accepté
- Qu'un plomb la tuât,
- La caille a chanté:
- «_Voluntas tua!..._»
-
- Un pigeon luisant
- Quitte le bouleau
- Et monte, en disant:
- «_Sicut in coelo!..._»
-
- La bêche, à ce vol
- Dont elle vibra,
- Droite dans le sol
- Gronde: «_Et in terra!_»
-
- Et: «_Panem nostrum..._»,
- Dit le sol vermeil.
- «_Quotidianum..._»,
- Répond le soleil!
-
- Le ciel est si bleu
- Que tout, ce matin,
- Pense qu'il ne peut
- Prier qu'en latin!
-
- C'est le réséda
- D'aube irradié
- Qui murmure: «_Da
- Nobis hodie..._»
-
- «_Dimitte nobis
- Debita nostra..._».
- Bourdonne l'iris
- Où l'abeille entra.
-
- Le fenouil léger
- Qu'on appelle aneth
- Dans le potager
- A dit: «_Sicut et..._»
-
- «_Nos dimittimus..._»,
- Disent à mi-voix,
- «_Debitoribus..._»,
- Les fourmis du bois.
-
- Dans ses petits pots
- Le myosotis
- S'éveille à propos
- Pour dire: «_Nostris..._»
-
- Blanc d'avoir traîné,
- Le pur Lohengrin,
- Le cygne dit: _«Ne
- Nos inducas in..._»
-
- Un corbeau plus vieux
- Que Mathusalem
- Croasse un pieux:
- «_Tentationem._»
-
- «_Sed libera nos..._»,
- Bêlent en marchant
- Les doux mérinos
- Qui broutent le champ.
-
- Ayant le premier
- Fait le mal subtil,
- Que dit le pommier?
- «_A malo!_» dit-il.
-
- Il dit: «_A malo..._»
- Et le cyclamen
- Incliné sur l'eau
- Lui répond: «Amen!»
-
-1891.
-
-
-IX
-
-OMBRES ET FUMÉES
-
- J'aime les ombres, les fumées,
- Ces fugacités et ces riens,
- Ces formes vaguement formées,
- Ces tremblements aériens.
-
- Je t'aime, toi qui ne te poses
- Jamais, Fumée, ô soeur du Vent,
- Et je vous aime, Ombre des choses,
- Plus que les choses bien souvent!
-
- Je vous aime, parce que, vaines,
- Vous me convenez, à moi, vain,
- Et parce que, les incertaines,
- Vous me charmez, moi, l'incertain!
-
- Oui, j'aime toutes les fumées,
- Celles qui traînent sur les champs,
- Celles qui sortent des ramées,
- Celles aux panaches penchants,
-
- Les larges dont les hanches rondes
- Se roulent dans l'azur profond,
- Celles qui sont des boucles blondes
- Qui de plus en plus se défont,
-
- Ou des vrilles que l'air allonge,
- Fins copeaux roulants et fuyards
- De quelque menuisier de songe
- Qui raboterait des brouillards;
-
- J'aime celles qui sont, il semble,
- --Leurs flocons ensemble étant pris
- Et montant ainsi pris ensemble,--
- Des grappes de gros raisins gris;
-
- Celles dont le duvet tressaille
- Sur les chaumes, piquant au bout
- De ces obscurs chapeaux de paille
- Des aigrettes de marabout;
-
- Celles qui, tôt disséminées,
- Par petits bonds légers s'en vont
- Du chalumeau des cheminées,
- Comme des bulles de savon;
-
- Les droites et les zigzagantes,
- Et celles qui font sur les cieux
- Des fioritures élégantes,
- Des paraphes prétentieux;
-
- J'aime celles dont les spirales
- Semblent monter d'un encensoir;
- J'aime les roses, matinales,
- J'aime les bleuâtres, du soir;
-
- Et celles que j'aime entre toutes,
- Sont les pâles, les faibles, les
- Pas encor tout à fait dissoutes,
- Mais presque, aux lointains violets;
-
- Celles aux graciles volutes
- Qui, dans les vallons assombris,
- Dénoncent à peine les huttes
- Et les éphémères abris;
-
- Celles qu'un jeu de brise courbe,
- Courbe et redresse tour à tour,
- Sur les moribonds feux de tourbe
- Abandonnés par le pastour,
-
- Et dont les timides guirlandes
- S'effacent à nos yeux ravis,
- Et défaillent au loin des landes
- Sur un horizon de lavis...
-
- * * * * *
-
- Et j'aime aussi toutes les ombres,
- Et tous leurs caprices chinois,
- Géantes, naines, pâles, sombres,
- Selon l'heure et selon le mois;
-
- Les belles ombres magistrales
- Qui rampent solennellement;
- Les ombres caricaturales
- A l'hoffmannesque mouvement;
-
- Les ombres surtout, je l'avoue,
- Qui par des pinceaux très subtils
- Semblent faites: sur une joue,
- Cette fameuse ombre des cils;
-
- Cette ombre que, minutieuse,
- Sur le bas du roc cinabrin
- Ou sur le pied roux de l'yeuse,
- Projette l'herbe, brin par brin;
-
- Sur le ruisseau, l'ombre d'un saule
- Superposée à son reflet;
- Au fond du ruisseau, l'ombre drôle
- D'un têtard vif sur le galet;
-
- Une ombre de fils d'araignée
- Dans laquelle un insecte mort,
- Balançant sa panse saignée,
- Met une petite ombre encor;
-
- Votre ombre au rideau de l'auberge,
- Moustaches du chat accroupi;
- L'ombre d'un cheveu de la Vierge;
- L'ombre d'une barbe d'épi;
-
- Et dans le lys, cadran solaire
- A qui Mab dit: «Quelle heure est-il?»
- En bâillant sous un capillaire,
- L'ombre tournante du pistil!
-
- Mais les ombres que je préfère,
- Sont celles, naturellement,
- Qu'un fugitif objet vient faire,
- Les chères ombres d'un moment.
-
- Et c'est l'ombre de ce qui vole
- Qui me séduit le plus, étant
- La plus vaine et la plus frivole,
- Par son symbole inquiétant.
-
- J'aime les ombres minuscules
- Qui dansent sous les papillons,
- Qui dansent sous les libellules,
- Sur l'eau, les herbes, les sillons;
-
- J'aime l'ombre que l'alouette
- Laisse par terre en s'élevant,
- Et la rapide silhouette,
- Sur les toits, de l'engoulevent;
-
- L'ombre d'un bond de sauterelle,
- L'ombre, sous un zéphyr souffleur,
- De la plume abandonnant l'aile,
- Du pétale quittant la fleur;
-
- Toute ombre vite évanouie,
- Toute ombre qu'on perd brusquement:
- Sur les lèvres de mon amie
- L'ombre d'un attendrissement,
-
- Dans toutes les ombres des branches
- Toutes les ombres d'oiselets,
- Celles, sur les poussières blanches,
- De votre vol, duvets follets,
-
- Et, sur la frissonnante page
- Où j'écris ces vers, au jardin,
- L'ombre que jette le passage
- De quelque moucheron soudain!
-
- Oui, lorsque à mon accoutumée
- Je laisse aller jouer mes yeux,
- C'est avec l'ombre et la fumée
- Qu'ils s'amusent toujours le mieux;
-
- Et parmi les ombres sans nombre
- Au jeu desquelles je me plus,
- La plus philosophique, l'ombre
- La plus ombre, et, partant, la plus
-
- Vraiment de mes regards aimée,
- Ce fut,--ô deux riens s'assemblant!--
- Ce fut l'ombre d'une fumée
- Bleuissante sur un mur blanc!
-
-1893.
-
-
-X
-
-LA FLEUR
-
- J'étais là, bien couché dans ce bon tas de foin,
- Dans ce bon tas profond de foin, qui, de très loin,
- S'était promis à moi par son parfum qui rôde;
- J'étais là, caressé d'une chatouille chaude,
- Presque disparaissant dans la ronde rousseur,
- Le corps enveloppé d'une vaste douceur,
- La tête, cependant, commodément plus haute,
- Riant d'aise, alangui, remerciant mon hôte,
- Lequel m'insinuait des brins astucieux;
- J'étais là bien couché, mon chapeau sur les yeux,
- Bercé d'un tintement de cloches éloignées,
- Ramenant quelquefois des touffes par poignées
- Pour hâter mon complet ensevelissement,
- Humant la forte odeur avec enivrement,
- Et, béat, le coeur gai, le corps las, l'esprit veule,
- Sentant crouler sur moi l'affectueuse meule!
- J'étais là, somnolent, monologuant, et puis
- Attentif aux milliers de craquants petits bruits
- Secs et fins qu'on entend dans le foin qu'on écoute;
- Je disais, mi-parlant, mi-chantonnant: «Le doute
- Étant un oreiller, selon Montaigne, mol,
- Doit être un oreiller de foin... de foin... Bien fol
- Qui de courir les prés a conservé l'envie!
- Pour moi, je vois ici l'emblème de ma vie.
- Après avoir longtemps dans tous les sens erré,
- J'ai, de mes verts espoirs, fait un grand tas doré,
- Un tas de foin... de foin... sur lequel, à ma guise,
- J'écoute, d'une oreille artiste et qui s'aiguise,
- Des bruits ténus que nul ne percevrait que moi;
- Sur lequel--d'autant plus méritoire, ma foi,
- Que moi-même, et tout seul, j'ai dû faucher mon herbe,--
- Je goûte le repos confortable et superbe.»
- Je me félicitais ainsi, quand, tout d'un coup,
- Je me sentis piqué vivement dans le cou.
- Et, furtive d'abord, insaisissable, obscure,
- Elle devint bientôt si forte, la piqûre,
- Que dans mon oreiller j'en cherchai la raison:
- Et je vis qu'une fleur prise en la fauchaison,
- Moins souple que le foin, m'avait, morte revêche,
- Enfoncé dans la chair sa tige dure et sèche.
-
-
-XI
-
-L'IF
-
- Le sol était jonché d'une automne craquante;
- Et je faisais, au fond des bois où je fréquente,
- Mon petit tour contemplatif.
- Les buissons roux étaient comme un cercle de faunes.
- Soudain, il me sembla, parmi les arbres jaunes,
- Que je voyais jaunir un if.
-
- «Eh quoi! vous, l'arbre vert, toujours vert», m'étonnai-je
- «Vous dont le vert profond reste noir sous la neige.
- Vous, l'If, de ce jaune honteux?»
- Mais, semblant désigner d'un mouvement de branche
- Les arbres dont sur lui tout l'octobre se penche,
- L'If me répondit: «Ce sont eux...
-
- «Eux qui, supportant mal mes insolences vertes,
- Des feuilles qu'ils perdaient ont mes branches couvertes.
- Ces feuilles, innombrablement,
- Se sont, comme des mains rageuses et crispées,
- A tous mes verts piquants si jaunes agrippées,
- Qu'on me croira jaune, un moment!»
-
- «--Quoi! d'autres t'ont jeté ces feuilles que tu portes?»
- Il reprit: «L'arbre mort jette des feuilles mortes!
- Homme, ceci vous étonna?
- Agit-on dans vos bois autrement qu'en les nôtres?
- On prend toujours sur soi ce que l'on jette aux autres.
- On ne prête que ce qu'on a.
-
- «Il faut à son prochain que l'on prête, sans cesse,
- Flétri, sa flétrissure, et, sec, sa sécheresse,
- Et, mort, qu'on lui prête sa mort.
- Quand nous différons d'eux, les arbres et les hommes
- Veulent, de ce qu'ils sont couvrant ce que nous sommes,
- Nous étouffer comme un remord!
-
- «Sachez-le, puisqu'il faut qu'un arbre vous éduque:
- La feuille persistante à la feuille caduque
- Ne devrait pas se laisser voir.
- N'est-il pas naturel que, voyant ma verdure,
- Ces arbres aient trouvé, pour cacher que je dure,
- De se laisser sur moi pleuvoir?
-
- «Ah! quand ils souffrent trop, les tilleuls et les chênes,
- De ne laisser tomber sur les mousses prochaines
- Que tous ces tristes haillons bruns,
- Que ces maigres chiffons dont l'horreur tourne et vole,
- Ils peuvent bien, mon Dieu! si cela les console,
- M'en attribuer quelques-uns!
-
- «Le vent n'aura besoin que d'une chiquenaude
- Pour faire s'écrouler tout ce qui s'échafaude
- Fallacieusement sur moi.
- Je serai nettoyé par quelques brises fraîches.
- Car ces feuilles ne sont que de pauvres, de sèches...
- Que dis-tu? Calme ton émoi!
-
- «Voilà bien les grands mots des hommes: calomnies?
- Feuilles mortes, tout simplement! feuilles jaunies!
- En suis-je moins vert là-dessous?
- L'indulgence est facile aux arbres qui demeurent,
- Et nous pouvons laisser à des arbres qui meurent
- Le plaisir de mourir sur nous!»
-
-
-XII
-
-LA BROUETTE
-
- Tel un prince héritier qui se déguise et rôde,
- Afin de découvrir l'injustice et la fraude,
- A travers les états du roi son père, tel
- Jésus reprend parfois son jeune front mortel,
- Quitte en secret le firmament du Dieu son père,
- Et, blond, s'en vient un peu voyager sur la terre,
- --Télémaque divin que, comme un vieux Mentor,
- Le bon saint Pierre, ôtant son auréole d'or
- Pour n'être pas trahi par ses feux, accompagne.
-
- Un jour, ayant battu longuement la campagne,
- Le Seigneur et le Saint--on était en hiver,--
- Firent halte en un bois dont le feuillage vert
- N'était plus sur le sol que de l'humus rougeâtre.
- Saint Pierre eût bien voulu s'asseoir au coin d'un âtre
- Et chauffer ses vieux doigts, mais la seule maison
- Qui levât son chapeau de chaume à l'horizon
- Ne penchait pas au vent la plume de fumée
- Qui fait rêver bon gîte et soupe parfumée.
- Donc, ce bois valait mieux, d'autant que le soleil
- Y donnait, un soleil timidement vermeil,
- Un soleil pas bien chaud, c'est vrai, mais, tout de même,
- Point trop à dédaigner en ce matin si blême.
- Et Pierre, tout fourbu d'aller par les chemins,
- S'étant assis, tendait vers ce soleil ses mains
- Et les dégourdissait dans sa lumière rose,
- Cependant que Jésus rêvait à quelque chose,
- Debout, et ne sentant ni fatigue ni froid.
-
- Pierre cria soudain: «Maître! Fils de mon Roi!
- Regardez, regardez par ici cette femme!
- N'est-elle pas stupide ou folle? Sur mon âme,
- Elle veut ramasser du soleil. Voyez-la!»
-
- Jésus leva les yeux. Une vieille était là,
- De ces vieilles des champs, au dur profil de chouette;
- Et cette vieille, avec une énorme brouette,
- Se tenait au milieu du sentier, à l'endroit
- Qu'éclairait un rayon de soleil tombant droit;
- Et sitôt qu'il venait dorer son véhicule,
- Cette femme tentait la chose ridicule
- D'emporter le rayon, et poussait aux brancards
- Bien vite; mais toujours, au moindre des écarts
- Qu'elle faisait du point frappé par la lumière,
- Le soleil s'échappait de la brouette; et Pierre
- Se divertissait fort à regarder ce jeu:
- La capture, d'abord, du beau rayon de feu
- Entre les ais boueux et gris qu'il illumine,
- Puis sa fuite rapide, et la piteuse mine
- De la vieille pauvresse, interdite un moment,
- Mais qui recommençait bientôt, patiemment,
- Sans comprendre pourquoi, dès qu'elle entrait dans l'ombre,
- Elle ne poussait plus qu'une brouette sombre!
- «Est-elle simple! Dieu! voyez ce qu'elle fait!
- Bon! elle recommence!»
- Et Pierre s'esclaffait.
-
- Mais voici que Jésus, dont l'intérêt s'éveille,
- S'approche, et doucement interroge la vieille:
- «Femme, que fais-tu là? N'as-tu plus ta raison?
- Il règne un froid terrible en cette âpre saison,
- Et je ne comprends pas, ô femme, que tu veuilles.
- Au lieu de ramasser du bois sec et des feuilles,
- Ramasser ce rayon à peine réchauffant!
-
- --C'est pour le rapporter à mon petit enfant,
- Dit la femme, en levant le front. Je suis l'aïeule
- D'un pauvre enfant malade à qui je reste seule,
- Car cet hiver le père et la mère sont morts.
- Pour travailler, mes bras ne sont plus assez forts.
- Je ne peux que glaner, et ce travail-là chôme.
- Et l'enfant va mourir sous notre triste chaume,
- Sans même avoir connu ces douceurs, ces bonbons,
- Qui font sourire encor les petits moribonds.
- Ne pouvoir pas gâter alors qu'on est grand'mère,
- C'est dur! Que lui donner? Je ne savais que faire;
- Mais voici qu'il me dit, ce matin, au réveil:
- «Je serais bien content si j'avais du soleil!»
- Car le soleil jamais n'entre dans ma chaumière,
- Et mon petit garçon est privé de lumière.
- Alors, voyant qu'ici du soleil avait lui,
- Je viens en ramasser un bon morceau pour lui.»
- Et la vieille reprit avec foi sa besogne.
-
- Quand il se sent ému, saint Pierre se renfrogne.
- Il dit: «Elle est stupide! elle ne voit donc pas
- Que son soleil s'en va dès qu'elle fait un pas!
- Cette vieille cervelle est dure comme pierre
- Et ne comprend plus rien!»
-
- Mais Jésus dit à Pierre,
- Pensif, ayant rêvé sur cette femme un peu:
- «On ne sait pas ce que l'amour des simples peut!»
- Et, n'ayant pas compris toute cette parole,
- Saint Pierre répétait: «Mais cette femme est folle!
- Elle est folle, Seigneur!...» Soudain, il s'arrêta,
- Presque aussi confondu que quand le coq chanta:
- Car la vieille marchait maintenant sous les branches,
- Et les rayons restaient entre les quatre planches,
- Et les rayons, dans l'ombre, étincelaient encor.
- Et, paraissant pousser devant elle un tas d'or,
- Sans s'étonner, la vieille, impassible et muette,
- Emportait le soleil dans son humble brouette.
-
-1892.
-
-
-XIII
-
-L'AMOUREUX DE MARGARIDON
-
- «Vierge au regard loyal, fleur de notre campagne,
- Si je puis être aimé de vous, Margaridon,
- Demain même, je veux, pour vous en faire don,
- Acheter un foulard au colporteur d'Espagne.
-
- «Si nous nous accordons sans trop tarder, je crois
- Que je ne saurai pas vous refuser la montre
- Qu'un bijoutier gascon dans sa boîte nous montre
- Au milieu de coeurs d'or, de bagues et de croix!
-
- «Si nous nous marions aux premières pervenches,
- J'irai jusqu'à donner du ruban de velours
- Pour que le capulet même de tous les jours
- Soit aussi bien bordé que celui des dimanches.
-
- «Sans être un grand Crésus, j'ai mon petit avoir.
- J'ai des boeufs. J'ai le champ que m'a laissé mon père.
- Un potager. Enfin, la maison est prospère,
- Et vous aurez du linge à porter au lavoir.
-
- «Et si vous ne voulez que goûter le jeune âge,
- Vous vivrez sans rien faire, aussi blanche de peau
- Que les dames d'Albi qui portent un chapeau,
- Car la mère est vaillante et fait tout le ménage.
-
- «La chambre est belle. Elle a trois mètres de hauteur.
- Moi-même j'ai taillé la poutre et les lambourdes.
- J'ai pendu deux portraits sous la Vierge de Lourdes:
- L'un, c'est Monsieur Hugo; l'autre, Monsieur Pasteur.
-
- «De l'huile de mon bras la commode est luisante.
- Le lit est grand, profond: c'était le lit des vieux.
- La mère l'a cédé pour que nous soyons mieux.
- Tout ça sera bien beau quand vous serez présente!
-
- «Les rideaux ont été passés à l'amidon;
- Et j'ai fait faire un cadre avec les coquillages
- Que l'oncle a rapporté de ses lointains voyages,
- Pour le petit miroir de ma Margaridon.
-
- «J'ai, pour vos pots de fleurs, élargi d'une planche
- La fenêtre où bientôt vous viendrez vous asseoir...
- Et lorsque je suis seul, je regarde, le soir,
- La place où vous mettrez votre main sur ma manche.»
-
-1889.
-
-
-XIV
-
-LES BOEUFS
-
- C'est l'heure où la nuit pose, en montant vers les cieux,
- Son pied sur chaque mont comme sur une marche;
- Et, déchirant le soir du cri de ses essieux,
- Un char de foin a l'air d'une meule qui marche.
-
- Deux boeufs trament ce char, et, de leur front têtu,
- Ils poussent en avant, les cornes abaissées;
- Chacun d'un tablier de toile est revêtu,
- Qu'on voit en bas frangé de ficelles tressées.
-
- Cette frange descend sur leurs genoux noirauds
- Pour éloigner, pendant les chaudes matinées
- Où des bourdonnements s'échappent des sureaux,
- Le harcèlement bleu des mouches obstinées.
-
- Ils avancent, coiffés de peaux d'agneaux, les boeufs,
- Flanquant des coups de queue à leur croupe écailleuse,
- Et sans paraître voir le tournant trop bourbeux,
- Ni qu'après le tournant la côte est rocailleuse.
-
- Lorsque le char s'enfonce et qu'il faut l'arracher,
- Dans le marbre gluant des naseaux noirs et roses,
- Ils soufflent un instant, puis, sans daigner broncher,
- Ils partent à nouveau, les paupières mi-closes.
-
- Et tandis qu'ils sont là peinant, poussant plus fort,
- Les boeufs mystérieux, énormes et timides,
- Comme s'ils demeuraient étrangers à l'effort,
- Gardent, sous leurs cils durs, toujours, leurs yeux humides.
-
- Un attendrissement semble être en eux monté
- Que ne peut plus troubler la présente détresse;
- Et, les voyant souffrir avec cette bonté,
- J'ai compris quelle était leur profonde sagesse.
-
- Ils ne s'étonnent plus, les paisibles boeufs roux,
- Car ils ont longuement réfléchi sur les choses;
- Et ce sont devenus des philosophes doux,
- Patients rumineurs des effets et des causes.
-
- Ils ne s'étonnent plus, ils ne s'indignent plus,
- Sachant qu'on perd son temps en révoltes superbes,
- Quand la route implacable ouvre ses deux talus,
- Et qu'il vaut mieux songer en remâchant des herbes!
-
- Ils savent qu'à leur sort ils ne changeraient rien,
- Mais que chaque moment des plus ingrates vies
- Peut posséder le rêve, insaisissable bien,
- Secrète liberté des races asservies!
-
- Qu'importent l'aiguillon cruel, le taon haineux,
- L'accouplement au joug, les cornes qu'on attache!
- Ils ne souffrent de rien, ne vivant plus qu'en eux,
- Et machinalement accomplissant leur tâche.
-
- Qu'importe la charrue et d'avoir entendu
- Le cri que le bouvier pousse à la capvirade!...
- Chacun, posant sans bruit son large pied fendu,
- Rêve, et sent près de lui rêver son camarade.
-
- Ils vont, sans s'occuper des coups ni des faux pas,
- Trouvant que pour rêver, déjà, la vie est brève.
- Et que, si grands qu'ils soient, des maux ne valent pas
- De détourner le sage, un moment, de son rêve!
-
- C'est pourquoi, quand, la ronce accrochant les moyeux,
- L'ornière sous la roue hostilement se creuse,
- Au plus fort de la lutte ils gardent dans leurs yeux
- Cette belle douceur de la pensée heureuse.
-
-1889.
-
-
-XV
-
-LES GENETS
-
- Sur ces balais--stupidement--dressés du sol
- S'est abattu tout un doux vol.
-
- Pour se poser--sur ces balais,--dans la campagne,
- Des papillons viennent d'Espagne.
-
- Des papillons--qui sont des fleurs,--des fleurs qui sont
- Des papillons! Essaim? Buisson?
-
- Sont-ils des fleurs?--Sentez leur souffle!--Ou bien sont-elles
- Des papillons? Voyez leurs ailes!
-
- Papillons-fleurs;--ces papillons--se sont, légers,
- Sur chaque brindille étagés!
-
- Les gros en bas,--et, tout en haut--de chaque tige,
- Le plus petit de tous voltige!
-
- Et tout ce vol--de papillons--tout palpitants
- S'installe là pour quelque temps.
-
- Et maintenant,--les vieux balais--ont une housse,
- Et répandent une odeur douce:
-
- Ça sent si bon--que c'est toujours--comme si on
- Attendait la procession!
-
- Et cette odeur--s'en va troubler--toute la lande,
- Car le vent fait la propagande.
-
- Balais! balais!--qui vous eût dit,--balais piteux,
- Que vous seriez si capiteux?
-
- Et tout d'un coup--(mais quel besoin--des fleurs ont-elles
- Étant des fleurs, d'avoir des ailes?)
-
- L'essaim doré,--qui se souvient--d'être espagnol,
- Prend au vent d'Espagne son vol!
-
- Que reste-t-il--de l'or vivant,--des ailes douces?
- Quelques noires petites gousses!
-
- Vous n'avez plus--qu'à frissonner,--genêts frileux,
- En nous offrant, des balais bleus,
-
- Des balais bleus--pour balayer--devant nos portes
- L'amas prochain des feuilles mortes!
-
- Balais! balais!--pauvres genêts,--vous êtes laids!
- Vous n'êtes plus que des balais!
-
- Et vainement--vous murmurez,--ne pouvant croire
- A la fuite de tant de gloire:
-
- «Qu'est-ce que c'est--que ces fleurs-là--qui fuient aux vents
- Il faut consulter les Savants!»
-
- «Que voulez-vous!»--vous répondront--leurs voix cassées,
- «C'est des papilionacées!
-
- «Il faut avoir,--quand on a peur--de ces douleurs,
- Des fleurs qui ne soient que des fleurs!
-
- «Mais quand on veut--des fleurs en or--ayant des ailes,
- On sait à quoi s'attendre d'elles!»
-
-
-XVI
-
- Derniers petits chants et derniers ébats
- Des oiseaux, le soir, dans les arbres bas.
-
- On entend encor fuser quelques trilles.
- La couleur du ciel commence à muer.
- Des coups d'ailes font encor remuer
- La vigne des murs, le lierre des grilles.
-
- Derniers petits chants et derniers ébats
- Des oiseaux, le soir, dans les arbres bas.
-
- Les échanges vifs que faisaient les branches
- D'oiselets lancés comme des volants
- Deviennent plus mous, deviennent plus lents.
- La lune, au ciel clair, met ses cornes blanches.
-
- Derniers petits chants et derniers ébats
- Des oiseaux, le soir, dans les arbres bas.
-
- Le doux crépuscule a jeté sa cendre;
- Les lointains sont bleus et vont se noyant;
- Et la feuille d'or, tout en tournoyant,
- Du grand peuplier se met à descendre.
-
- Derniers petits chants et derniers ébats
- Des oiseaux, le soir, dans les arbres bas.
-
- Une cloche tinte, une chèvre bêle.
- Une fille passe, et chante, et suit l'eau.
- Le chant que l'on chante à cette heure est beau;
- La fille qui passe à cette heure est belle.
-
- Derniers petits chants et derniers ébats
- Des oiseaux, le soir, dans les arbres bas.
-
- Les pas des marcheurs attardés se pressent.
- Un rameau, quitté par son chanteur fol,
- Est encor tremblant de l'élan du vol.
- Où vont ces oiseaux qui tous disparaissent?
-
- Derniers petits chants et derniers ébats
- Des oiseaux, le soir, dans les arbres bas.
-
- La clarté s'esquive, et déjà l'on doute
- Si l'objet qu'on voit est loin ou tout près.
- S'en revenant seul, lentement, des prés,
- Un poney velu traverse la route.
-
- Derniers petits chants et derniers ébats
- Des oiseaux, le soir, dans les arbres bas.
-
- Un alignement de petites meules
- Donne aux champs l'aspect de camps endormis.
- L'heure est aux amants, et non aux amis.
- Les coeurs vont par deux, les âmes vont seules.
-
- Derniers petits chants et derniers ébats
- Des oiseaux, le soir, dans les arbres bas.
-
- La vie est soudain comme une inconnue
- Qui fixe sur vous de trop larges yeux.
- Il semble que tout soit insidieux.
- On s'entend parler d'une voix émue.
-
- Derniers petits chants et derniers ébats
- Des oiseaux, le soir, dans les arbres bas.
-
- On s'entend parler d'une voix de songe
- Dont on ignorait la sonorité.
- C'est l'heure charmante où la vérité
- A tout à fait l'air d'être du mensonge.
-
- Derniers petits chants et derniers ébats
- Des oiseaux, le soir, dans les arbres bas.
-
- Et si maintenant la rainette chante
- Aux bords ébréchés des petits bassins,
- C'est que, sur ton coeur ayant des desseins,
- Cette heure a besoin d'être trop touchante...
-
- Derniers petits chants et derniers ébats
- Des oiseaux, le soir, dans les arbres bas.
-
-1891.
-
-
-XVII
-
-L'OURS
-
- Martin, ours. Une bête énorme. Un plantigrade
- Que l'on n'aimerait pas avoir pour camarade.
- Touffu, férocement espiègle, et reniflant.
- Un ours qui jetterait un homme sur le flanc
- D'un seul revers de patte, et, de deux coups de griffes,
- Mettrait toutes ses chairs palpitantes en chiffes;
- Un ours dont un géant ne viendrait pas à bout,
- Et qui, s'il se montrait soudainement debout,
- Ferait, comme devant la nuit le crépuscule,
- S'évanouir Samson et se dissoudre Hercule:
- Car Hercule, l'athlète aux puissantes sueurs,
- Et Samson, le plus grand parmi les grands tueurs,
- Ne seraient, dans les bras de la bête assaillie,
- Malgré leur corps trapu, leurs muscles en saillie,
- Leurs intrépides reins, leur imployable dos,
- Qu'un giclement de sang et qu'un craquement d'os.
-
- Et cet ours, au regard terriblement oblique,
- Danse la mazurka sur la place publique.
-
- L'homme qui tout petit à sa mère le prit,
- Son montreur, l'apostrophe en faisant de l'esprit,
- Dit qu'on peut l'approcher, le toucher, sans qu'il morde,
- Et roule du tambour, et tire sur la corde
- Qui s'attache à l'anneau de la narine en sang,
- Et lui chante un refrain monotone et dansant;
- Et docile, et craignant de perdre la cadence,
- Le formidable ours brun de la montagne danse...
- Soulevant le gros rire épais des hommes saouls,
- Il danse, sous la pluie insultante des sous.
-
- Une bosse de chair et de fourrure sale
- Lui ballotte au sommet de l'épine dorsale;
- Et de peur de déplaire à cet homme, cet ours
- Fait, devant l'honorable assistance, des tours.
- L'homme n'a qu'à parler, et l'ours obéit vite.
- L'ours ne se fait jamais prier. L'homme l'invite,
- Sitôt que la mazurke est dansée, à polker:
- Et l'ours polke; à valser: l'ours valse; à mieux marquer
- La mesure: l'ours marque avec sa patte, et volte,
- Gracieux comme un ours qui fait le désinvolte;
- A s'asseoir: l'ours se met, grave, sur son séant;
- A manier un peu sa trique de géant:
- L'ours a l'air, s'escrimant dans le vide qu'il rosse,
- Sa trique entre les bras, d'un gros guignol féroce;
- A montrer «comment l'ours marche en montagne»: l'ours
- Marche, allongeant des pas silencieux et lourds;
- A faire le bourgeois riche qui se promène:
- Et l'ours, caricature horriblement humaine,
- Se lève sur ses pieds; puis, plein de dignité,
- Déposant sur sa tête énorme, de côté,
- Un tout petit chapeau de paille ridicule,
- L'ours vient faire un salut au public--qui recule!
- Et puis, l'ours roule et tangue et feint d'être un peu gris;
- Et puis, l'ours fait le mort, et les coups et les cris
- Et les piétinements le laissent immobile...
- Et puis, l'homme à chacun va tendre sa sébile,
- Grommelle en la sentant légère dans sa main,
- Relève l'ours encor couché sur le chemin
- En donnant à l'anneau deux coups de corde brusques,
- Lance à la bête un coup de pied, reprend ses frusques,
- Ramasse son gourdin, rajuste son tambour,
- Et part, suivi d'enfants.
-
- Ainsi de bourg en bourg,
- Ainsi de ville en ville.
-
- Et je n'ai pas, en somme,
- Compris pourquoi cet ours ne mangeait pas cet homme.
-
-Saint-Béat, 189...
-
-
-XVIII
-
-TOUT D'UN COUP
-
- Les clartés qui, là-bas, piquant les ombres bleues,
- Révèlent qu'un menu village, à bien des lieues,
- Doit au flanc rond de quelque colline s'asseoir,
- Les clartés, tout d'un coup, que nous voyons, ce soir,
- Du haut d'un col, avant de descendre les rampes,
- Luire,--et qui sont, là-bas, les chandelles, les lampes,
- Les feux d'une gaîté, d'un travail, d'un souci,--
- Ces clartés, tout d'un coup, nous rappellent que si
- L'on rêve au bord des ciels, on vit au ras des terres;
- Que si l'on rêve un peu sur les monts solitaires,
- On vit, dans les vallons, on vit, on vit beaucoup;
- De sorte que nos coeurs, oubliant, tout d'un coup,
- Que les feux du méchant, ses lampes, ses chandelles,
- Ne font pas, au lointain, des lumières moins belles
- Que les lampes, les feux, les chandelles du bon,
- Et que l'affreux signal qu'allume un vagabond
- Et la douce fenêtre au seul rideau de serge
- Qu'éclaire saintement le coucher d'une vierge
- Sont deux étoiles d'or identiques,--nos coeurs,
- Pour lesquels, tout d'un coup, ces petites lueurs
- Ne sont plus, dans la nuit, que d'autres existences,
- Nos coeurs qui, tout d'un coup, sentent qu'à ces distances
- Vous ne différez guère, ô pires, des meilleurs,
- Aiment également tous ces lointains veilleurs!
-
-
-XIX
-
-LE MENDIANT FLEURI
-
- Il n'est pas du pays. D'où peut-il être?... d'où?
- On ne sait pas. C'est un mystérieux bonhomme.
- Sur le bord du chemin parfois il fait un somme.
- Il porte un vieux chapeau qui paraît être--comme
- Ceux que portent les champignons--en amadou.
- Eut-il un nom? Lequel? On l'ignore. On le nomme
- Le Mendiant Fleuri. C'est tout.
-
- Il a cette folie, il a cette jolie
- Folie: il se fleurit. Il se déguise en Mai.
- Son chapeau d'amadou porte un phlox pour plumet.
- Dès qu'il découvre un trou dans sa veste, il y met
- Du lilas, un pavot. Si c'est une folie,
- Cet affreux vagabond des routes se permet
- La même que vous, Ophélie!
-
- Cet homme a des crocus aux plis de ses lambeaux
- Comme les champs en ont aux creux de leurs ornières.
- A ses poches il a des touffes printanières
- Comme les bois en ont aux seuils de leurs tanières.
- Au lieu des vieux boutons de corne, il a, plus beaux,
- Des boutons d'or. Au lieu des pailles coutumières,
- Il a du thym dans ses sabots.
-
- Il reprise sa cape en ajonc qui s'accroche,
- Reborde un vieux revers avec des serpolets,
- Pique de la tremblette aux fentes des ourlets,
- Enrichit de bleuets roses et violets
- Sa pauvre barbe dont le chanvre s'effiloche;
- Puis, fume, luxueux, parmi tous ces bleuets,
- Une pipe d'aristoloche!
-
- Qu'il est beau quand il va de maison en maison,
- Chamarré d'herbe-aux-gueux, d'airelle et de spargoutte!
- La flore du moment sur lui frissonne toute.
- Qu'il est beau quand il passe, en fleurs, et qu'il s'ajoute,
- Comme un calendrier vivant, à l'horizon!
- De sorte qu'il suffit de le voir sur la route
- Pour savoir quelle est la saison!
-
- Il réussit parfois des toilettes charmantes.
- Je lui connus un col d'aspérule, un camail
- De scabieuse ayant un chardon pour fermail.
- Qu'il est beau quand il va de portail en portail,
- Et que, chargé de coquelourdes et de menthes,
- On le voit, rouge et vert comme un saint de vitrail,
- Passer dans les herbes fumantes!
-
- * * * * *
-
- O bizarre bonhomme, ô vagabond falot,
- Misère dont toujours embaumait le passage,
- Vieillesse où le muguet attachait un grelot,
- O Mendiant Fleuri, gueux parfumé, fou, sage!
-
- Brave pauvre, qui, loin d'être un pauvre honteux,
- Marques la déchirure avec une jonquille,
- On t'est reconnaissant, presque, d'être boiteux,
- Tant la guirlande est belle autour de ta béquille!
-
- Cynique éblouissant, héroïque et finaud,
- Je ne saurais assez préférer, quand j'y pense,
- Tes courageuses fleurs au facile tonneau,
- Diogène charmant de nos routes de France!
-
- Inconscient donneur d'une grande leçon,
- Merci, fou gracieux, poète et philosophe,
- D'oser, sous le soleil, enseigner la façon
- D'accommoder de fleurs les restes de l'étoffe!
-
- Il nous apprend, ton humble et rustique talent,
- Ce qu'on peut faire avec quelques fleurs, quelques-unes!
- Alors, pourquoi traîner sa vie en étalant
- Des misères, des trous, des tares, des lacunes?
-
- Pourquoi ne pas avoir un iris au chapeau
- Qu'on tend vers le passant--ou qu'on tend vers la gloire?
- Ah! Mendiant Fleuri, quand rentre le troupeau,
- Ils font bien, les bergers, de te verser à boire!
-
- Que ton moyen me plaît! Tous mes accrocs d'hier
- Vont aujourd'hui, du moins, servir à quelque chose.
- Si tu fais le faraud, moi je ferai le fier.
- Ton gilet a son lys? Mon coeur aura sa rose!
-
- J'ai compris qu'il ne faut, qu'on ne peut, qu'on ne doit
- Présenter au prochain nulle image cruelle,
- Puisqu'on n'a qu'à rouvrir sa blessure du doigt
- Pour y mettre la fleur qui va la rendre belle!
-
- Bonhomme, j'ai compris qu'il faut être coquet
- De sa blessure, au lieu que d'en être malade,
- Et que, même, parfois, pour y mettre un bouquet,
- Il convient d'élargir la simple estafilade.
-
- On n'a plus peur de rien lorsqu'on prend ce parti.
- Et l'on acquiert bientôt la grâce, et la manière
- D'être reconnaissant au buisson qui, gentil,
- Pour la fleur qu'il vous tend vous fait la boutonnière!
-
- Dès qu'on est décousu par un poignard nouveau,
- Il faut en profiter pour se fleurir encore.
- Plus on est malheureux, plus on doit être beau!
- Faisons tous nos malheurs en corolles éclore!
-
- Servons-nous du malheur.--Un jour, un jardinier
- M'a dit cette parole ingénue et profonde:
- «Si Job avait planté des fleurs sur son fumier,
- Il aurait eu les fleurs les plus belles du monde!»
-
-1891.
-
-
-XX
-
-LE CONTREBANDIER
-
- Ayant longtemps suivi le sentier de montagne,
- Distrait, j'avais gagné la frontière d'Espagne,
- Et j'avais pris, au bout du pont,
- La place où bien souvent, près du troupeau qui broute,
- J'écoute ce que dit le douanier, et j'écoute
- Ce que le muletier répond.
-
- Toujours la même scène ingénument éclate:
- Le petit gabelou galonné d'écarlate,
- Avec un sourire entendu,
- Écoute le récit que l'autre lui rabâche,
- Puis va vers la charrette, et, sous un cuir de bâche.
- Trouve le flacon défendu.
-
- Ce jour-là, c'était l'heure où s'enflamment les vitres.
- Le grillon, dont l'amour fait chanter les élytres,
- Avec le grillon alternait
- Comme un berger d'églogue avec un autre alterne.
- Déjà le voiturier allumait sa lanterne.
- Tout le soir sentait le genêt.
-
- Parfois, de ces garçons passaient qui, sans rien dire,
- Glabres, la cigarette au coin de leur sourire,
- Vont à pas souples et prudents;
- De ces filles riaient, si brunes, sous les branches,
- Que, dans l'ombre, on ne peut voir que deux choses blanches:
- Leurs espadrilles et leurs dents.
-
- Et j'aperçus venir un vieillard maigre et brusque,
- Un de ces paysans dont le regard s'embusque
- Sous un béret qui se rabat.
- Feignant de ramasser des pompons de platane,
- Il trottinait, courbé, derrière un petit âne
- Qui portait un sac sur son bât.
-
- L'âne disparaissait sous le grand sac champêtre.
- --Au moment où le vieux allait passer peut-être,
- Inoffensif et toussotant,
- Le douanier n'ayant eu vers lui qu'un regard vague,
- L'âne fit un écart. Et soudain une dague
- Tomba sur le sol en tintant.
-
- Une très vieille dague espagnole.--Et puis, comme
- L'âne faisait, malgré les efforts du pauvre homme,
- Des bonds de poulain andalou,
- On vit un ancien casque en forme d'astrolabe
- Et deux longs éperons de style presque arabe
- Tomber aux pieds du gabelou.
-
- Et comme l'âne, ému par ces nouveaux vacarmes,
- Ruait,--chaque ruade éparpilla des armes!
- Et, tout le sac s'ouvrant dans l'air,
- Ce fut, pendant qu'au bruit accouraient des marmailles,
- Un envol de rivets, de tassettes, de mailles,
- Un feu d'artifice de fer!
-
- Quoi! c'étaient, dans ce sac, sous une avoine fourbe,
- Des armes que cachait ce vieillard qui se courbe
- Et craintivement s'amoindrit?
- Prépare-t-on la guerre au fond de la vallée?
- Ou bien veut-on passer une armure volée
- A l'Armeria de Madrid?
-
- Quelle armure est-ce là qui tombe et se bosselle?
- La courroie a souvent fait place à la ficelle,
- Les boucles n'ont plus d'ardillons.
- Quelle est cette rapière?... Oh! comme elle est usée!
- La coquille brimballe autour de la fusée!
- La garde est veuve de quillons!
-
- Une jambe de fer dont le genou se rouille
- En rencontrant le roc un instant s'agenouille;
- Et, de ce fantastique sac,
- On croit voir, sur le sol rose de crépuscule,
- Tomber un chevalier qui se désarticule
- Avec un bruit de bric-à-brac!
-
- La rondache, roulant comme un cerceau superbe,
- S'échappe. Un gantelet crispe ses doigts sur l'herbe
- Où le rejoint un vieux houseau.
- L'âne bondit toujours. Et cependant, à terre,
- Une cuirasse a l'air d'un grand coléoptère
- Vidé par le bec d'un oiseau.
-
- Enfin, de ce ballot que chaque bond déballe
- Jaillit un cuivre étrange, une vieille cymbale,
- Une sorte d'astre échancré,
- On ne sait quel plateau de balance fantasque,
- Luisant, plat comme un plat, martelé comme un casque,
- Fourbi comme un vase sacré!
-
- Et quand tout eut roulé devant lui, de l'air digne
- Qu'on prend quand on observe à regret la consigne,
- Le douanier recula d'un pas.
- Puis--que pouvaient avoir de terrible ces armes
- Qu'un vieillard ramassait en les couvrant de larmes?--
- Puis il dit: «Ça ne passe pas!»
-
- Chacun aida le vieux. Une fille d'auberge
- Ramassa la rondache, un enfant la flamberge;
- Et, lorsque tout fut ramassé,
- Le vieux, s'étant laissé sur les bras tout remettre,
- Car l'âne en bondissant avait fui loin du maître,
- S'éloigna, pesant et cassé.
-
- Et le douanier s'en fut boire avec une fille
- L'anisette espagnole où trempe une brindille
- Qu'entoure du sucre candi.
- Moi, je suivis le vieux.--Il allait, le dos triste.
- Bientôt, il se crut seul sous le ciel d'améthyste.
- --Et je vis qu'il avait grandi.
-
- Oui, l'homme, maintenant, haussant sa silhouette,
- Droit,--comme s'il savait aussi bien qu'un poète
- Que, lorsqu'on se retrouve seul,
- Il n'est pas de fierté que l'on ne récupère,
- --N'avait plus l'air d'un paysan et d'un grand-père,
- Mais d'un seigneur et d'un aïeul.
-
- Le vent du sud soufflait sa brûlante caresse.
- Et je suivais ce vieux en murmurant: «Serait-ce?...»
- Et, tout d'un coup, je dis:
- «Mais c'est!...» Et me mis à courir à travers la campagne,
- Pâle de voir que, plus il entrait en Espagne,
- Plus le vieil homme grandissait.
-
- Il jeta son béret, hocha sa tête grise;
- Puis, comme s'il avait entendu dans la brise
- Le nom que je n'avais pas dit,
- Il posa sur le sol ses armes en silence,
- Se coiffa fièrement du plateau de balance,
- Et, se retournant, m'attendit.
-
- Nous étions seuls, tous deux, au milieu d'une lande.
- Basse sur l'horizon, la lune était si grande
- Que tout prenait un air sorcier.
- Et le vieux, dépouillant sa cape paysanne,
- M'apparut, sec, vêtu d'une stricte basane,
- Et jambé comme un échassier.
-
- Alors, je reconnus sa pauvre soubreveste,
- La beauté de son front, la largeur de son geste,
- Et la jeunesse de ses yeux.
- Et je crus que j'allais trouver des mots sans nombre:
- Mais, tremblant, je ne pus que m'incliner dans l'ombre
- En disant le nom de ce vieux!
-
- A son nom, il grandit encor, mit sur sa lèvre
- Un long doigt sarmenteux qui grelottait de fièvre,
- Sourit un peu de mon émoi,
- Puis, avec le plus noble et touchant savoir-vivre,
- Il ôta gravement sa cymbale de cuivre,
- Et me dit: «Eh bien! oui, c'est moi.»
-
- Je vis sa tête, avec l'auréole immortelle
- Que lui font, en tournant sans cesse derrière elle,
- Les ailes des moulins à vent!
- Mais: «Seigneur bachelier...», prononça-t-il, tandis que,
- Très digne, il remettait sur sa tête le disque,
- Pardonnez à votre Servant
-
- «Si la profession qu'il exerce l'oblige
- A demeurer coiffé d'un armet. Armet, dis-je,
- Car je doute qu'un bachelier
- --Le fût-il de Paris, qui vaut bien Salamanque!--
- Prenne un armet auquel la mentonnière manque
- Pour l'obscur bassin d'un barbier!»
-
- Il se tut un instant. Puis, parlant par saccades,
- En ce langage où la sierra mit ses cascades
- Et l'Alhambra ses rossignols:
- «Seigneur!...» et je renonce à traduire le flegme,
- La morgue qui redonde, et le ton d'apophtegme,
- Et les jeux de mots espagnols;
-
- «Seigneur! mon oeil vous scrute au moment qu'il vous toise:
- Vous n'êtes pas bien grand, mais votre âme courtoise
- Est de celles que nous aimons.
- Eh bien?... prétendra-t-on encor que j'exagère
- Quand je dis que je suis Chevalier Errant?--J'erre
- Depuis soixante ans dans ces monts.
-
- «Je les ai parcourus de la Rhune à Vénasque,
- Des pays catalans jusqu'à ce pays basque
- Dont les pommiers sont pleins de gui.
- Là, j'ai des Douze Pairs vu les douze ombres tristes,
- Et j'ai causé, du temps des batailles carlistes,
- Avec Zumalacarrégui.
-
- «Fredonnant le vieil air des Rois de Pampelune,
- Buvant le lait de chèvre et le rayon de lune
- Au creux de l'âme et de la main,
- Dormant contre la meule où l'on plante une perche,
- J'erre, j'erre, Seigneur, dans ces monts où je cherche
- Un passage, un col, un chemin!
-
- «Je voudrais les franchir. Car la brise m'apporte
- Je ne sais quelle odeur de conscience morte
- Que n'aimerait pas Amadis.
- Moi qui ne vieillis pas, je sens vieillir l'Europe.
- Je devine combien s'épaissit et sirope
- Le sang latin, si clair jadis!
-
- «Oui, ce morne géant qu'il faut tuer, ce terne
- Caraculiambro de l'époque moderne,
- L'Égoïsme, père d'Ennui,
- Fait régner sur le monde une nuit si grognonne
- Que les coiffes de la duègne Quintagnone
- Sont moins noires que cette nuit!
-
- «Je veux franchir ces monts. Je veux, puisqu'il m'oublie,
- Aller remettre un peu le siècle à la folie!
- Il a besoin de me revoir
- Et de reboire une eau qu'il n'a plus guère bue.
- Ma lance doit piquer l'humanité fourbue
- Pour la pousser à l'abreuvoir!
-
- «Et quant aux vils ruisseaux où l'on se désaltère,
- Je dois, dans leur eau grise où roule tant de terre
- Qu'ils ne sont jamais lumineux,
- Je dois, dans leur eau fade où s'affaiblit la race,
- Aller jeter un clou de ma vieille cuirasse
- Pour les rendre ferrugineux!
-
- «En vérité, Seigneur bachelier de mon âme,
- Je ne suis pas content d'une Europe qui blâme
- Les héroïsmes superflus.
- Il est temps que j'y entre, et c'est à quoi je pense.
- Mais on n'y peut entrer qu'en passant par la France,
- Et la France ne m'aime plus!
-
- «Je ne dis pas cela parce qu'elle me raille.
- Jadis, elle raillait tendrement ma ferraille.
- Elle s'en méfie aujourd'hui.
- Des gens, pour nous brouiller, veulent lui faire croire
- Qu'un redresseur de torts n'est qu'un chercheur de gloire
- Dont le geste au gouffre conduit.
-
- «Ah! je voudrais sortir d'Espagne, où je me ronge,
- Pour m'en aller rapprendre au vieux monde le songe,
- L'oubli de soi, l'amour féal,
- Et la façon dont on se fait des Dulcinées!
- Mais, hélas! il y a toujours des Pyrénées
- Pour les colporteurs d'idéal!
-
- «Dès qu'elle me verrait j'aurais la France entière.
- Et comme on le sait bien, on veille à la frontière;
- Et toujours, quand je veux sortir,
- Quand, déguisé, baissant le front, je me dépêche,
- La grande armure me trahit, que rien n'empêche
- De briller ou de retentir!
-
- «C'est en vain qu'enlevant ma chère carapace
- Je la mets dans un sac, parfois, pour qu'elle passe,
- Ou sous des branches de genêt:
- De maudits enchanteurs habitant des guérites
- Savent percer de l'oeil les formes hypocrites,
- Et toujours on la reconnaît!
-
- «Je sais, vous me direz qu'on croit que je trafique.
- Que j'exporte une armure ancienne et magnifique
- Sans la déclarer!... C'est ainsi
- Que toujours, quand le Sort injuste me querelle,
- On veut me l'expliquer de façon naturelle.
- Mais je ne suis pas fou. Merci!
-
- «Que n'ai-je, pour franchir la douane et sa baraque,
- Le zèbre sur lequel chevauchait Muzaraque!
- J'aurais vite joué le tour.
- Mais je n'ai qu'un ânon. Car Votre Grâce ignore...»
- Il s'arrêta. Sa voix soudain fut moins sonore.
- «... Que Rossinante est mort, un jour!
-
- «Un jour, on me l'a pris. On m'a fait cette peine.
- Et savez-vous la fin que réservait leur haine
- A la monture d'un héros?
- Elle qu'à voir la mort j'avais habituée,
- Elle est morte _les yeux bandés!_--On l'a tuée
- Dans une course de taureaux!»
-
- Une larme coula sur la Triste Figure.
- «Voilà pourquoi, Seigneur bachelier, j'inaugure
- Une chevalerie à pied,
- Mais qui rendrait jaloux Palmerin d'Angleterre;
- Et Roland reviendrait qu'il mettrait pied à terre,
- Vive Dieu! pour me copier!
-
- «Jusqu'à ce que je puisse à travers ces montagnes
- Passer pour aller faire en France des campagnes,
- Je jure de ne plus m'asseoir.
- Je n'ai plus d'autre but, d'ailleurs. Car Votre Grâce
- Ne sait pas...» Et sa Voix soudain devint plus basse.
- «... Que Dulcinée est morte, un soir.
-
- «Depuis qu'en son cercueil j'ai disposé sa robe,
- Mon existence à moi ne vaut plus une arrobe
- De raisin sec de Malaga!
- Mais il faut qu'un talon écraseur de couleuvre
- Sonne aux chemins du monde. Il faut accomplir l'oeuvre
- Pour laquelle on vous délégua.
-
- «Je dois rapprendre aux gens des choses en grand nombre!
- Car vous ne savez pas...» Sa voix devint plus sombre.
- «... Que Sancho vit encore. Il vit!
- Celui-là ne meurt pas. Et même il monte en grade.
- J'eus tort d'aimer jadis comme un bon camarade
- Le gros homme qui me servit!
-
- «On l'a laissé passer, lui qui n'avait pas d'armes!
- Tandis que contre moi la peur met ses gendarmes
- Qu'elle voudrait qu'on centuplât!
- Et partout, à présent, le Pança sur le monde
- A si soigneusement roulé sa panse ronde
- Qu'à présent, partout, tout est plat!
-
- «Sancho règne! Il raconte en farce mon histoire.
- On l'acclame quand il crache dans l'écritoire
- De Gid-Hamed-Ben-Engeli.
- Sur ses genoux cagneux la Beauté se dégrafe.
- Il promulgue sa loi, qui n'a qu'un paragraphe:
- «L'enthousiasme est aboli!»
-
- «On ne reconnaît plus le drôle. Il a du linge.
- Les ciseaux ont passé dans sa barbe de singe.
- Il se lave. On le décrassa.
- Il soupe avec des rois chez les femmes superbes.
- Il fait des mots au lieu de dire des proverbes.
- Mais c'est toujours Sancho Pança!
-
- «Il amuse les gens assez vils pour permettre
- Qu'il trahisse à la fois le grand Manchois son maître,
- Et son père le grand Manchot!
- Mais il tremble toujours, pendant qu'il les fait rire,
- De me voir sur le seuil paraître pour lui dire:
- «Taisez-vous. Vous êtes Sancho!»
-
- «Il le sait bien, qu'il l'est! C'est ce qui l'importune.
- Car on profite mal d'une bonne fortune
- Quand on s'en étonne tout bas.
- Il sait bien quelles sont les choses éternelles,
- Et qu'on peut s'amuser à démoder les ailes:
- Les pattes ne voleront pas!
-
- «Mais, hélas! triste et long j'erre sur la colline!
- Triste comme une nuit sans bruit de mandoline
- Et long comme un jour sans combat!
- Je ne peux pas aller interrompre son règne!
- Et sans cesse je sens, à mon vieux coeur qui saigne,
- Que quelque rêve au loin s'abat!
-
- «Je ne pourrais passer qu'en laissant mon armure!
- Mais ce serait faiblir, admettre une entamure.
- Mon armure est comme mon nom.
- Et j'en irais là-bas prendre une autre, peut-être?
- Non, car je rougirais de ne plus reconnaître
- La forme de mon ombre! Non,
-
- «Car à sa silhouette on doit rester fidèle!
- La mienne me convient si c'est à cause d'elle
- Qu'à la sottise je déplus!
- Qui me dessinerait un bon harnois de guerre?
- Je n'ai pas confiance au goût de l'antiquaire,
- Et Gustave Doré n'est plus!
-
- «Ah! pour porter là-bas tout l'attirail en fraude,
- Il me faudrait un page, un complice qui rôde,
- Par les rocs, le long des ruisseaux...
- Veux-tu faire avec moi, fils, de la contrebande?
- Puisque pour la passer mon armure est trop grande,
- Nous la passerons par morceaux!
-
- «En un pareil combat la ruse est exemplaire!
- Il ne laisserait pas, Seigneur, de me déplaire
- Que Votre Grâce me blâmât
- D'oser requérir d'elle une souplesse adroite,
- Car tout le monde sait que j'ai l'âme aussi droite
- Qu'un fuseau de Guadarrama!
-
- «Ce n'est qu'un rôle obscur qu'ici je vous propose.
- Mais, Seigneur, vous aurez à quelque grande cause
- Peut-être un service rendu
- Quand, passé par tronçons que nul n'aura vu luire,
- On verra tout d'un coup, là-bas, se reconstruire
- Un paladin inattendu!
-
- «Si vous faites cela pour la moustache blanche
- Du Très Ingénieux Hidalgo de la Manche,
- Si vous me consacrez un peu
- De cette jeune ardeur que le ciel vous octroie,
- Je jure, bachelier, qu'avec bien plus de joie
- Vous regarderez le ciel bleu!
-
- «Allons, donne ta main! A moi tu t'affilies!
- Quoi? Tu ne sais, dis-tu, que chanter des folies
- Et cueillir les fleurs du buisson?
- Chante, et cueille des fleurs d'un air de nonchalance!
- On peut dans un bouquet passer un fer de lance,
- Un signal dans une chanson!
-
- «Voici l'heure! La nuit paillette sa basquine!
- Mes armes, qu'un reflet d'étoiles damasquine,
- Sont là, d'argent, d'or et d'airain!
- A quoi fais-tu passer aujourd'hui la frontière?
- Veux-tu le soleret? Veux-tu la cubitière?
- Ou bien veux-tu le gorgerin?»
-
- Il ouvrait ses longs bras à l'immense envergure!
- J'hésitais... Mais je vis sur la Triste Figure
- Une telle déception Que:
- «Perle de l'honneur! Miroir de la bravoure!»
- M'écriai-je, en prenant un air d'Estramadoure,
- «A votre disposition!»
-
- --«Choisis donc!...» Un rayon toucha comme un doigt pâle
- Le plateau de balance--ou la vieille cymbale--
- Ou l'espèce d'astre échancré,
- La chose qui luisait sur le crâne fantasque,
- L'objet plat comme un plat, martelé comme un casque,
- Fourbi comme un vase sacré!
-
- Et je dis: «Par le cor de Roland! par la griffe
- De Pantafilando! par le bonnet d'Alquife
- Et par l'âme de Galaor!
- Je choisis--car la seule illusion m'enivre,
- Et l'objet qui de tous était le plus en cuivre
- Pour moi sera le plus en or!--
-
- «Je choisis, Chevalier, ce qui, de ton armure,
- A soulevé le plus de rire et de murmure!
- C'est ton armet. Donne-le-moi!
- Puisque tu l'as couvert d'un ridicule immense,
- Il convient que ce soit par lui que je commence!
- Je n'ai pas peur. Et j'ai la foi.
-
- «Je jure que ceci n'est pas un plat à barbe!
- Donne!» Et le long des rocs tout fleuris de joubarbe
- Dont parfois j'arrachais un brin,
- Le soir même, furtif, et de ma veste brune
- L'empêchant d'accrocher quelque rayon de lune,
- J'emportais l'armet de Mambrin!
-
- Et depuis lors, dans l'ombre où passe un vent morisque,
- Intéressé par l'oeuvre, égayé par le risque,
- Je suis toujours sur le sentier;
- Je cueille des bouquets, je marche, je m'arrête,
- Et je chante... Et je dis que je suis un poète;
- Mais je suis un contrebandier.
-
-Frontière d'Espagne, 189...
-
-
-
-
-TABLE
-
-
- AU LECTEUR VII
-
- I
- LA CHAMBRE D'ÉTUDIANT
-
- I. DÉDICACE 3
- II. LA CHAMBRE 9
- III. A MA LAMPE 13
- IV. A LA MÊME, EN LA COIFFANT DE SON ABAT-JOUR 16
- V. LE DIVAN 19
- VI. LA FENÊTRE, OU LE BAL DES ATOMES 23
- VII. CHARIVARI A LA LUNE 28
- VIII. LE VIEUX PION 43
- IX. LES SONGE-CREUX 49
- X. LA FORÊT 51
- XI. OÙ L'ON RETROUVE PIF-LUISANT 58
- XII. OÙ L'ON PERD PIF-LUISANT 60
- XIII. SOUVENIRS DE VACANCES: 69
- I. Le Tambourineur 69
- II. L'Étang 71
- III. Les Papillons 72
- IV. Déjeuner de Soleil 77
- V. Les cochons roses 78
- VI. Le petit chat 81
- VII. Ballade du petit bébé 84
- VIII. Crépuscule 85
- IX. On souffle 87
- XIV. LA PREMIÈRE 88
- XV. Oh! les yeux 90
- XVI. LES TZIGANES 92
- XVII. BALLADE DE LA NOUVELLE ANNÉE 96
- XVIII. DEUX MAGASINS: 98
- I. Joujoux 98
- II. Fleurs 105
- XIX. L'ALBUM DE PHOTOGRAPHIES 113
- XX. AU CIEL 116
- XXI. BALLADE DES VERS QU'ON NE FINIT JAMAIS 119
- XXII. SUR UN EXEMPLAIRE DE LA PREMIÈRE ÉDITION DE CE LIVRE 122
-
- II
- INCERTITUDES
-
- I. CHANSON DANS LE SOIR 127
- II. EXERCICES 134
- III. LES BARQUES ATTACHÉES 137
- IV. MATIN 143
- V. SILENCE 145
- VI. BILLET DE REMERCIEMENT 148
- VII. N'obligez pas le poème 150
- VIII. LE SOUVENIR VAGUE, OU LES PARENTHÈSES 152
- IX. Oui, sans doute 155
- X. NOS RIRES 158
- XI. LES DEUX CAVALIERS 160
- XII. L'HEURE CHARMANTE 165
- XIII. LE CAUCHEMAR 171
-
- III
- LA MAISON DES PYRÉNÉES
-
- I. LA MAISON 183
- II. LES PYRÉNÉES 187
- III. L'EAU 200
- IV. LA BRANCHE 210
- V. LA FONTAINE DE CARAOUET 212
- VI. LA GLYCINE 215
- VII. LE CARILLON DE SAINT-MAMET 218
- VIII. PRIÈRE D'UN MATIN BLEU 224
- IX. OMBRES ET FUMÉES 229
- X. LA FLEUR 237
- XI. L'IF 239
- XII. LA BROUETTE 242
- XIII. L'AMOUREUX DE MARGARIDON 247
- XIV. LES BOEUFS 260
- XV. LES GENÊTS 254
- XVI. Derniers petits Chants 258
- XVII. L'OURS 262
- XVIII. TOUT D'UN COUP 266
- XIX. LE MENDIANT FLEURI 268
- XX. LE CONTREBANDIER 274
-
-
- IMPRIMÉ PAR PHILIPPE RENOUARD
- 19, rue des Saints-Pères
- PARIS
-
-
-
-
-
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-
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-opportunities to fix the problem.
-
-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
-WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
-WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
-
-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
-If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
-law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
-interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
-the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
-provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
-
-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
-providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
-with this agreement, and any volunteers associated with the production,
-promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
-harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
-that arise directly or indirectly from any of the following which you do
-or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
-work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
-Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
-
-
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of computers
-including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
-because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
-people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
-To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
-and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
-Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
-http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
-permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
-Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
-throughout numerous locations. Its business office is located at
-809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
-business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
-information can be found at the Foundation's web site and official
-page at http://pglaf.org
-
-For additional contact information:
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
-
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To
-SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
-particular state visit http://pglaf.org
-
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-
-Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations.
-To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
-
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
-works.
-
-Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
-concept of a library of electronic works that could be freely shared
-with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
-Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
-
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
-unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
-keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
-
-
-Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
-
- http://www.gutenberg.org
-
-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
diff --git a/57762-h/57762-h.htm b/57762-h/57762-h.htm
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@@ -54,41 +54,7 @@ td.num { text-align: right; vertical-align: bottom; }
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-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of Les Musardises, by Edmond Rostand
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-
-Title: Les Musardises
-
-Author: Edmond Rostand
-
-Release Date: September 4, 2018 [EBook #57762]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MUSARDISES ***
-
-
-
-
-Produced by Laurent Vogel (This file was produced from
-images generously made available by the Bibliothèque
-nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
+<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 57762 ***</div>
<p class="c">EDMOND ROSTAND</p>
@@ -8850,379 +8816,7 @@ PARIS</div>
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Les Musardises, by Edmond Rostand
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MUSARDISES ***
-
-***** This file should be named 57762-h.htm or 57762-h.zip *****
-This and all associated files of various formats will be found in:
- http://www.gutenberg.org/5/7/7/6/57762/
-
-Produced by Laurent Vogel (This file was produced from
-images generously made available by the Bibliothèque
-nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
-
-
-Updated editions will replace the previous one--the old editions
-will be renamed.
-
-Creating the works from public domain print editions means that no
-one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
-(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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-set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
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-do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
-rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
-such as creation of derivative works, reports, performances and
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-redistribution.
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-
-
-*** START: FULL LICENSE ***
-
-THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
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-To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
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-(or any other work associated in any way with the phrase "Project
-Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
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-electronic works
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-If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
-Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
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-1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
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-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
-and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
-works. See paragraph 1.E below.
-
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-or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
-Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
-collection are in the public domain in the United States. If an
-individual work is in the public domain in the United States and you are
-located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
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-works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
-are removed. Of course, we hope that you will support the Project
-Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
-freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
-this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
-the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
-keeping this work in the same format with its attached full Project
-Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
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-what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
-a constant state of change. If you are outside the United States, check
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-Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
-the copyright status of any work in any country outside the United
-States.
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-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
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-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
-terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
-to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
-permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
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-1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
-License terms from this work, or any files containing a part of this
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-compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
-word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
-distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
-"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
-posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
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-copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
-request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
-form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
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-
-1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
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-1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
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-that
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-- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
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- you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
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- has agreed to donate royalties under this paragraph to the
- Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
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- prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
- returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
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-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
-WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
-WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
-
-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
-If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
-law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
-interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
-the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
-provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
-
-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
-providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
-with this agreement, and any volunteers associated with the production,
-promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
-harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
-that arise directly or indirectly from any of the following which you do
-or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
-work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
-Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
-
-
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of computers
-including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
-because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
-people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
-To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
-and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
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-
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-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
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-number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
-http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
-permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
-Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
-throughout numerous locations. Its business office is located at
-809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
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-page at http://pglaf.org
-
-For additional contact information:
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
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-
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-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To
-SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
-particular state visit http://pglaf.org
-
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
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-Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations.
-To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
-
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
-works.
-
-Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
-concept of a library of electronic works that could be freely shared
-with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
-Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
-
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
-unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
-keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
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-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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+<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 57762 ***</div>
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