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You may copy it, give it away or -re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included -with this eBook or online at www.gutenberg.org/license - - -Title: Mauprat - -Author: George Sand - -Illustrator: Julien Le Blant - -Release Date: July 30, 2020 [EBook #62787] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MAUPRAT *** - - - - -Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images -generously made available by Hathi Trust.) - - - - - - -GEORGE SAND - -MAUPRAT - -DIX COMPOSITIONS PAR LE BLANT - -GRAVÉES À L'EAU-FORTE PAR H. TOUSSAINT - -COLLECTION CALMANN LÉVY - -A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR - -7, RUE SAINT-BENOIT, PARIS - -MDCCCLXXXVI - - - - -TABLE - -MAUPRAT - - -Notice - -Dédicace - -... _Je me cramponnais avec frayeur à la croupière du cheval ou à -l'habit de mon grand-père_...--Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. -TOUSSAINT - ---_Vous êtes un misérable! dit Edmée en me repoussant de sa -cravache_...--Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT - -... _Mon oncle Laurent, mortellement blessé, venait expirer sous nos -yeux_...--Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT - -... _Je pris Edmée dans mes bras et la portai à l'autre bord du -ruisseau_...--Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT - -... _Je couvrais de mes lèvres la blessure que j'avais faite à -Edmée_...--Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT - -... _Edmée me passa l'anneau au doigt, en adressant quelques reproches -à l'abbé_...--Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT - -... _Jean Mauprat était debout auprès du lit_...--Dessin de J. LE -BLANT, gravure de H. TOUSSAINT - -... _Edmée avait reconnu Jean Mauprat sous le capuchon du -moine_...--Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT - -... _Edmée était étendue par terre, baignant dans son -sang_...--Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT - -... _Pendant que Marcasse accomplissait son périlleux trajet, deux -coups de feu partirent de la tour_...--Dessin de J. LE BLANT, gravure de -H. TOUSSAINT - - -FIN DE LA TABLE - - - - -NOTICE - -_Quand j'écrivis le roman de Mauprat à Nohant, en 1846, je crois, je -venais de plaider en séparation. Le mariage, dont, jusque-là, j'avais -combattu les abus, laissant peut-être croire, faute d'avoir -suffisamment développé ma pensée, que j'en méconnaissais l'essence, -m'apparaissait précisément dans toute la beauté morale de son -principe._ - -_À quelque chose malheur est bon, pour qui sait réfléchir: plus je -venais de voir combien il est pénible et douloureux d'avoir à rompre -de tels liens, plus je sentais que ce qui manque au mariage, ce sont des -éléments de bonheur et d'équité d'un ordre trop élevé pour que la -société actuelle s'en préoccupe. La société s'efforce, au -contraire, de rabaisser cette institution sacrée, en l'assimilant à un -contrat d'intérêts matériels; elle l'attaque de tous les côtés à -la fois, par l'esprit de ses mœurs, par ses préjugés, par son -incrédulité hypocrite._ - -_Tout en faisant un roman, pour m'occuper et me distraire, la pensée me -vint de peindre un amour exclusif, éternel, avant, pendant et après le -mariage. Je fis donc le héros de mon livre proclamant, à quatre-vingts -ans, sa fidélité pour la seule femme qu'il eût aimée._ - -_L'idéal de l'amour est certainement la fidélité éternelle. Les lois -morales et religieuses ont voulu consacrer cet idéal; les faits -matériels le troublent, les lois civiles sont faites de manière à le -rendre souvent impossible ou illusoire; mais ce n'est pas ici le lieu de -le prouver. Le roman de Mauprat n'a pas été alourdi par cette -préoccupation; seulement, le sentiment qui me pénétrait -particulièrement à l'époque où je l'écrivis se résume dans ces -paroles de Mauprat vers la fin de l'ouvrage: «Elle fut la seule femme -que j'aimai dans toute ma vie; Jamais aucune autre n'attira mon regard -et ne connut l'étreinte de ma main._» - - -GEORGE SAND. - -5 juin 1851. - - - - -À GUSTAVE PAPET - - -Quoique la mode proscrive peut-être l'usage patriarcal des dédicaces, -je te prie, frère et ami, d'accepter celle d'un conte qui n'est pas -nouveau pour toi. Je l'ai recueilli en partie dans les chaumières de -notre vallée Noire. Puissions-nous vivre et mourir là, en redisant -chaque soir notre invocation chérie: - - -_Sancta simplicitas!_ - - -GEORGE SAND. - - - - -MAUPRAT - - -Sur les confins de la Marche et du Berry, dans le pays qu'on appelle la -Varenne, et qui n'est qu'une vaste lande coupée de bois de chênes et -de châtaigniers, on trouve, au plus fourré et au plus désert de la -contrée, un petit château en ruine, tapi dans un ravin, et dont on ne -découvre les tourelles ébréchées qu'à environ cent pas de la herse -principale. Les arbres séculaires qui l'entourent et les roches -éparses qui le dominent l'ensevelissent dans une perpétuelle -obscurité, et c'est tout au plus si, en plein midi, on peut franchir le -sentier abandonné qui y mène, sans se heurter contre les troncs noueux -et les décombres qui l'obstruent à chaque pas. Ce sombre ravin et ce -triste castel, c'est la Roche-Mauprat. - -Il n'y a pas longtemps que le dernier des Mauprat, qui cette propriété -tomba en héritage, en fit enlever la toiture et vendre tous les bois de -charpente; puis, comme s'il eut voulu donner un soufflet à la mémoire -de ses ancêtres, il fit jeter à terre le portail, éventrer la tour du -nord, fendre du haut en bas le mur d'enceinte, et partit avec ses -ouvriers, secouant la poussière de ses pieds, et abandonnant son -domaine aux renards, aux orfraies et aux vipères. Depuis ce temps, -quand les bûcherons et les charbonniers qui habitent les huttes -éparses aux environs passent dans la journée sur le haut du ravin de -la Roche-Mauprat, ils sifflent d'un air arrogant ou envoient à ces -ruines quelque énergique malédiction; mais, quand le jour baisse et -que l'engoulevent commence à glapir du haut des meurtrières, -bûcherons et charbonniers passent en silence, pressant le pas, et, de -temps en temps, font un signe de croix pour conjurer les mauvais esprits -qui règnent sur ces ruines. - -J'avoue que, moi-même, je n'ai jamais côtoyé ce ravin, la nuit, sans -éprouver un certain malaise; et je n'oserais pas affirmer par serment -que, dans certaines nuits orageuses, je n'aie pas fait sentir l'éperon -à mon cheval pour en finir plus vite avec l'impression désagréable -que me causait ce voisinage. - -C'est que, dans mon enfance, j'ai placé le nom de Mauprat entre ceux de -Cartouche et de la Barbe-Bleue, et qu'il m'est souvent arrivé alors de -confondre, dans des rêves effrayants, les légendes surannées de -l'Ogre et de Croquemitaine avec les faits tout récents qui ont donné -une sinistre illustration, dans notre province, à cette famille des -Mauprat. - -Souvent, à la chasse, lorsque mes camarades et moi, nous quittions -l'affût pour aller nous réchauffer au tas de charbons allumés que les -ouvriers surveillent toute la nuit, j'ai entendu ce nom fatal expirer -sur leurs lèvres à notre approche. Mais, lorsqu'ils nous avaient -reconnus, et qu'ils s'étaient bien assurés que le spectre d'aucun de -ces brigands n'était caché parmi nous, ils nous racontaient, à -demi-voix, des histoires à faire dresser les cheveux sur la tête, et -que je me garderai bien de vous communiquer, désolé que je suis d'en -avoir noirci et endolori ma mémoire. - -Ce n'est pas que le récit que j'ai à vous faire soit précisément -agréable et riant. Je vous demande pardon, au contraire, de vous -envoyer aujourd'hui une narration si noire; mais, dans l'impression -qu'elle m'a faite, il se mêle quelque chose de si consolant et, si -j'ose m'exprimer ainsi, de si sain à l'âme, que vous m'excuserez, -j'espère, en faveur des conclusions. D'ailleurs, cette histoire vient -de m'être racontée; vous en demandez une: l'occasion est trop belle -pour ma paresse ou pour ma stérilité. - -C'est la semaine dernière que j'ai enfin rencontré Bernard Mauprat, ce -dernier de la famille, qui, ayant depuis longtemps fait divorce avec son -infâme parenté, a voulu constater, par la démolition de son manoir, -l'horreur que lui causaient les souvenirs de son enfance. Ce Bernard est -un des hommes les plus estimés du pays; il habite une jolie maison de -campagne vers Châteauroux, en pays de plaine. Me trouvant près de chez -lui avec un de mes amis qui le connaît, j'exprimai le désir de le -voir; et mon ami, me promettant une bonne réception, m'y conduisit -sur-le-champ. - -Je savais en gros l'histoire remarquable de ce vieillard; mais j'avais -toujours vivement souhaité d'en connaître les détails, et surtout de -les tenir de lui-même. C'était pour moi tout un problème -philosophique à résoudre que cette étrange destinée. J'observai donc -ses traits, ses manières et son intérieur avec un intérêt -particulier. - -Bernard Mauprat n'a pas moins de quatre-vingts ans, quoique sa santé -robuste, sa taille droite, sa démarche ferme et l'absence de toute -infirmité annoncent quinze ou vingt ans de moins. Sa figure m'eût -semblé extrêmement belle, sans une expression de dureté qui faisait -passer, malgré moi, les ombres de ses pères devant mes yeux. Je crains -fort qu'il ne leur ressemble physiquement. C'est ce que lui seul eût pu -nous dire, car ni mon ami ni moi n'avons connu aucun des Mauprat; mais -c'est ce que nous nous gardâmes bien de lui demander. - -Il nous sembla que ses domestiques le servaient avec une promptitude et -une ponctualité fabuleuses pour des valets berrichons. Néanmoins, à -la moindre apparence de retard, il élevait la voix, fronçait un -sourcil encore très noir sous ses cheveux blancs, et murmurait quelques -paroles d'impatience qui donnaient des ailes aux plus lourds. J'en fus -presque choqué d'abord; je trouvais que cette manière d'être sentait -un peu trop le Mauprat. Mais, à la manière douce et quasi paternelle -dont il leur parlait un instant après, et à leur zèle, qui me sembla -bien différent de la crainte, je me réconciliai bientôt avec lui. Il -avait, d'ailleurs, pour nous une exquise politesse, et s'exprimait dans -les termes les plus choisis. Malheureusement, à la fin du dîner, une -porte qu'on négligeait de fermer, et qui amenait un vent froid sur son -vieux crâne, lui arracha un jurement si terrible, que, mon ami et moi, -nous échangeâmes un regard de surprise. Il s'en aperçut. - ---Pardon, messieurs, nous dit-il; je vois bien que vous me trouvez un -peu inégal; vous voyez peu de chose; je suis un vieux rameau -heureusement détaché d'un méchant tronc et transplanté dans la bonne -terre, mais toujours noueux et rude comme le houx sauvage de sa souche. -J'ai eu encore bien de la peine avant d'en venir à l'état de douceur -et de calme où vous me trouvez. Hélas! je ferais, si je l'osais, un -grand reproche à la Providence: c'est de m'avoir mesuré la vie aussi -courte qu'aux autres humains. Quand, pour se transformer de loup en -homme, il faut une lutte de quarante ou cinquante ans, il faudrait vivre -cent ans par delà pour jouir de sa victoire. Mais à quoi cela -pourrait-il me servir? ajouta-t-il avec un accent de tristesse. La fée -qui m'a transformé n'est plus là pour jouir de son ouvrage. Bah! il -est bien temps d'en finir! - -Puis il se tourna vers moi, et, me regardant avec ses grands yeux noirs -étrangement animés: - ---Allons, petit jeune homme, me dit-il, je sais ce qui vous amène: vous -êtes curieux de mon histoire. Venez près du feu, et soyez tranquille. -Tout Mauprat que je suis, je ne vous mettrai pas en guise de bûche. -Vous ne pouvez me faire un plus grand plaisir que de m'écouter. Votre -ami vous dira pourtant que je ne parle pas facilement de moi: je crains -trop souvent d'avoir affaire à des sots; mais j'ai entendu parler de -vous, je sais votre caractère et votre profession: vous êtes -observateur et narrateur, c'est-à-dire, excusez-moi, curieux et bavard. - -Il se prit à rire, et je m'efforçai de rire aussi, tout en commençant -à craindre qu'il ne se moquât de nous; et, malgré moi, je pensais aux -mauvais tours que son grand-père s'amusait à jouer aux curieux -imprudents qui allaient le voir. Mais il mit amicalement son bras sous -le mien, et, me faisant asseoir devant un bon feu, auprès d'une table -chargée de tasses: - ---Ne vous fâchez pas, me dit-il; je ne peux pas, à mon âge, guérir -de l'ironie héréditaire; la mienne n'a rien de féroce. À parler -sérieusement, je suis charmé de vous recevoir et de vous confier -l'histoire de ma vie. Un homme aussi infortuné que je l'ai été -mérite de trouver un historiographe fidèle, qui lave sa mémoire de -tout reproche. Écoutez-moi donc et buvez du café. - -Je lui en offris une tasse en silence; il la refusa d'un geste et avec -un sourire qui semblait dire: «Cela est bon pour votre génération -efféminée.» - -Puis il commença son récit en ces termes: - - - - -I - - -Vous ne demeurez pas très loin de la Roche-Mauprat, vous avez dû -passer souvent le long de ces ruines; je n'ai donc pas besoin de vous en -faire la description. Tout ce que je puis vous apprendre, c'est que -jamais ce séjour n'a été aussi agréable qu'il l'est maintenant. Le -jour où j'en fis enlever le toit, le soleil éclaira pour la première -fois les humides lambris où s'était écoulée mon enfance, et les -lézards auxquels je les ai cédés y sont beaucoup mieux logés que je -ne le fus jadis. Ils peuvent au moins contempler la lumière du jour et -réchauffer leurs membres froids au rayon de midi. - -Il y avait la branche aînée et la branche cadette des Mauprat. Je suis -de la branche aînée. Mon grand-père était ce vieux Tristan de -Mauprat qui mangea sa fortune, déshonora son nom, et fut si méchant, -que sa mémoire est déjà entourée de merveilleux. Les paysans croient -encore voir apparaître son spectre alternativement dans le corps d'un -sorcier qui enseigne aux malfaiteurs le chemin des habitations de la -Varenne, et dans celui d'un vieux lièvre blanc qui se montre aux gens -tentés de quelque mauvais dessein. La branche cadette n'existait plus, -lorsque je vins au monde, que dans la personne de M. Hubert de Mauprat, -qu'on appelait _le chevalier_ parce qu'il était dans l'ordre de Malte, -et qui était aussi bon que son cousin l'était peu. Cadet de famille, -il s'était voué au célibat; mais, resté seul de plusieurs frères et -sœurs, il se fit relever de ses vœux et prit femme un an avant ma -naissance. Avant de changer ainsi son existence, il avait fait, dit-on, -de grands efforts pour trouver dans la branche aînée un héritier -digne de relever son nom flétri et de conserver la fortune qui avait -prospéré dans les mains de la branche cadette. Il avait essayé de -remettre de l'ordre dans les affaires de son cousin Tristan, et -plusieurs fois apaisé ses créanciers. Mais, voyant que ses bontés ne -servaient qu'à favoriser les vices de la famille, et qu'au lieu de -déférence et de gratitude, il ne trouverait jamais là que haine -secrète et grossière jalousie, il renonça à tout accord, rompit avec -ses cousins, et, malgré son âge avancé (il avait plus de soixante -ans), il se maria afin d'avoir des héritiers. Il eut une fille, et là -dut finir son espoir de postérité; car sa femme mourut, peu de temps -après, d'une maladie violente que les médecins appelèrent colique de -_miserere._ Il quitta le pays et ne revint plus que très rarement -habiter ses terres, qui étaient situées à six lieues de la -Roche-Mauprat, sur la lisière de la Varenne du Fromental. C'était un -homme sage et juste, parce qu'il était éclairé, parce que son père -n'avait pas repoussé l'esprit de son siècle et lui avait fait donner -de l'éducation. Il n'en avait pas moins gardé un caractère ferme et -un esprit entreprenant; et, comme ses aïeux, il se faisait gloire de -porter en guise de prénom le surnom chevaleresque de _Casse-Tête_, -héréditaire dans l'ancienne tige des Mauprat. Quant à la branche -aînée, elle avait si mal tourné, ou plutôt elle avait gardé de -telles habitudes de brigandage féodal, qu'on l'avait surnommée Mauprat -Coupe-Jarret. Mon père, qui était le fils aîné de Tristan, fut le -seul qui se maria. Je fus son unique enfant. Il est nécessaire de dire -ici un fait que je n'ai su que fort tard. Hubert Mauprat, en apprenant -ma naissance, me demanda à mes parents, s'engageant, si on le laissait -absolument maître de mon éducation, à me constituer son héritier. -Mon père fut tué par accident à la chasse à cette époque, et mon -grand-père refusa l'offre du chevalier, déclarant que ses enfants -étaient les seuls héritiers légitimes de la branche cadette, qu'il -s'opposerait, par conséquent, de tout son pouvoir à une substitution -en ma faveur. C'est alors que Hubert eut une fille. Mais lorsque, sept -ans plus tard, sa femme mourut en lui laissant ce seul enfant, le désir -qu'avaient les nobles de cette époque de perpétuer leur nom l'engagea -à renouveler sa demande à ma mère. Je ne sais ce qu'elle répondit; -elle tomba malade et mourut. Les médecins de campagne mirent encore en -avant la colique de _miserere._ Mon grand-père était demeuré chez -elle les deux derniers jours qu'elle passa en ce monde... - -Versez-moi un verre de vin d'Espagne, car je sens le froid qui me gagne. -Ce n'est rien, c'est l'effet que me produisent mes souvenirs quand je -commence à les dérouler. Cela va se passer. - - -Il avala un grand verre de vin, et nous en fîmes autant; car nous -avions froid aussi en regardant sa figure austère et en écoutant sa -parole brève et saccadée. Il continua: - - -Je me trouvai donc orphelin à sept ans. Mon grand-père pilla dans la -maison de ma mère tout l'argent et toutes les nippes qu'il put -emporter; puis, laissant le reste et disant qu'il ne voulait point avoir -affaire aux gens de loi, il n'attendit pas que la morte fut ensevelie, -et, me prenant par le collet de ma veste, il me jeta sur la croupe de -son cheval, en me disant: - ---Ah çà! mon pupille, venez chez nous, et tâchez de ne pas pleurer -longtemps; car je n'ai pas beaucoup de patience avec les marmots. - -En effet, au bout de quelques instants, il m'appliqua de si vigoureux -coups de cravache, que je cessai de pleurer et que, me rentrant en -moi-même comme une tortue sous son écaille, je fis le voyage sans oser -respirer. - -C'était un grand vieillard, osseux et louche. Je crois le voir encore -tel qu'il était alors. Cette soirée a laissé en moi d'ineffaçables -traces. C'était la réalisation soudaine de toutes les terreurs que ma -mère m'avait inspirées en me parlant de son exécrable beau-père et -de ses brigands de fils. La lune, je m'en souviens, éclairait de temps -à autre au travers du branchage serré de la forêt. Le cheval de mon -grand-père était sec, vigoureux et méchant comme lui. Il ruait à -chaque coup de cravache, et son maître ne les lui épargnait pas. Il -franchissait, rapide comme un trait, les ravins et les petits torrents -qui coupent la Varenne en tout sens. À chaque secousse, je perdais -l'équilibre, et je me cramponnais avec frayeur à la croupière du -cheval ou à l'habit de mon grand-père. Quant à lui, il s'inquiétait -si peu de moi, que, si je fusse tombé, je doute qu'il eût pris la -peine de me ramasser. Parfois, s'apercevant de ma peur, il m'en -raillait, et, pour l'augmenter, faisait caracoler de nouveau son cheval. -Vingt fois le découragement me prit, et je faillis me jeter à la -renverse; mais l'amour instinctif de la vie m'empêcha de céder à ces -instants de désespoir. Enfin, vers minuit, nous nous arrêtâmes -brusquement devant une petite porte aiguë, et bientôt, le pont-levis -se releva derrière nous. Mon grand-père me prit, tout baigné que -j'étais d'une sueur froide, et me jeta à un grand garçon estropié, -hideux, qui me porta dans la maison. C'était mon oncle Jean, et -j'étais à la Roche-Mauprat. - - -[Figure 01] - - -Mon grand-père était dès lors, avec ses huit fils, le dernier débris -que notre province eût conservé de cette race de petits tyrans -féodaux dont la France avait été couverte et infestée pendant tant -de siècles. La civilisation, qui marchait rapidement vers la grande -convulsion révolutionnaire, effaçait de plus en plus ces exactions et -ces brigandages organisés. Les lumières de l'éducation, une sorte de -bon goût, reflet lointain d'une cour galante, et peut-être le -pressentiment d'un réveil prochain et terrible du peuple, pénétraient -dans les châteaux et jusque dans le manoir à demi rustique des -gentillâtres. Même dans nos provinces du centre, les plus arriérées -par leur situation, le sentiment de l'équité sociale l'emportait -déjà sur la coutume barbare. Plus d'un mauvais garnement avait été -obligé de s'amender en dépit de ses privilèges, et, en certains -endroits, les paysans, poussés à bout, s'étaient débarrassés de -leur seigneur, sans que les tribunaux eussent songé à s'emparer de -l'affaire et sans que les parents eussent osé demander vengeance. - -Malgré cette disposition des esprits, mon grand-père s'était -longtemps maintenu dans le pays sans éprouver de résistance. Mais, -ayant eu une nombreuse famille à élever, laquelle était pourvue comme -lui de bon nombre de vices, il se vit enfin tourmenté et obsédé de -créanciers que n'effarouchaient plus les menaces, et qui menaçaient -eux-mêmes de lui faire un mauvais parti. Il fallut songer à éviter -les recors d'un côté, et, de l'autre, les querelles qui naissaient à -chaque instant, et dans lesquelles, malgré leur nombre, leur bon accord -et leur force herculéenne, les Mauprat ne brillaient plus, toute la -population se joignant à ceux qui les insultaient et se mettant en -devoir de les lapider. Alors Tristan, ralliant sa lignée autour de lui, -comme le sanglier rassemble, après la chasse, ses marcassins -dispersés, se retira dans son castel, en fit lever le pont et s'y -renferma avec dix ou douze manants, ses valets, tous braconniers ou -déserteurs, qui avaient intérêt comme lui à se retirer du monde -(c'était son expression) et à se mettre en sûreté derrière de -bonnes murailles. Un énorme faisceau d'armes de chasse, canardières, -carabines, escopettes, pieux et coutelas, fut dressé sur la -plate-forme, et il fut enjoint au portier de ne jamais laisser approcher -plus de deux personnes en deçà de la portée de son fusil. - -Depuis ce jour, Mauprat et ses enfants rompirent avec les lois civiles, -comme ils avaient rompu avec les lois morales. Ils s'organisèrent en -bande d'aventuriers. Tandis que leurs amés et féaux braconniers -pourvoyaient la maison de gibier, ils levaient des taxes illégales sur -les métairies environnantes. Sans être lâches (et tant s'en faut), -nos paysans, vous le savez, sont doux et timides par nonchalance, et par -méfiance de la loi, que dans aucun temps ils n'ont comprise, et -qu'aujourd'hui encore ils connaissent à peine. Aucune province de -France n'a conservé plus de vieilles traditions et souffert plus -longtemps les abus de la féodalité. Nulle part ailleurs, peut-être, -on n'a maintenu, comme on l'a fait chez nous jusqu'ici, le titre de -seigneur de la commune à certains châtelains, et nulle part il n'est -aussi facile d'épouvanter le peuple par la nouvelle de quelque fait -politique absurde et impossible. Au temps dont je vous parle, les -Mauprat, seule famille puissante dans un rayon de campagnes éloignées -des villes et privées de communications avec l'extérieur, n'eurent pas -de peine à persuader à leurs vassaux que le servage allait être -rétabli et que les récalcitrants seraient malmenés. Les paysans -hésitèrent, écoutèrent avec inquiétude quelques-uns d'entre eux qui -prêchaient l'indépendance, puis réfléchirent et prirent le parti de -se soumettre. Les Mauprat ne demandaient pas d'argent. Les valeurs -monétaires sont ce que le paysan de ces contrées réalise avec le plus -de peine, ce dont il se dessaisit avec le plus de répugnance. _L'argent -est cher_ est un de ses proverbes, parce que l'argent représente pour -lui autre chose qu'un travail physique. C'est un commerce avec les -choses et les hommes du dehors, un effort de prévoyance ou de -circonspection, un marché, une sorte de lutte intellectuelle qui -l'enlève à ses habitudes d'incurie, en un mot, un travail de l'esprit; -et, pour lui, c'est le plus pénible et le plus inquiétant. - -Les Mauprat, connaissant bien le terrain et n'ayant plus de grands -besoins d'argent, puisqu'ils avaient renoncé à payer leurs dettes, -réclamèrent seulement des denrées. L'un subit la surtaxe sur ses -chapons, un autre sur ses veaux, un troisième fournit le blé, un -quatrième le fourrage, et ainsi de suite. On avait soin de rançonner -avec discernement, de demander à chacun ce qu'il pouvait donner sans se -gêner outre mesure; on promettait à tous aide et protection, et, -jusqu'à un certain point, on tenait parole. On détruisait les loups et -les renards, on accueillait et on cachait les déserteurs, on aidait à -frauder l'État, en intimidant les employés de la gabelle et les -collecteurs de l'impôt. - -On usa de la facilité d'abuser le pauvre sur ses véritables intérêts, -et de corrompre les gens simples en déplaçant le principe de leur -dignité et de leur liberté naturelle. On fit entrer toute la contrée -dans l'espèce de scission qu'on avait faite avec la loi, et on effraya -tellement les fonctionnaires chargés de la faire respecter, qu'elle -tomba en peu d'années dans une véritable désuétude; de sorte que, -tandis qu'à une faible distance de ce pays, la France marchait à -grands pas vers l'affranchissement des classes pauvres, la Varenne -suivait une marche rétrograde et retournait à plein collier vers -l'ancienne tyrannie des hobereaux. Il fut bien aisé aux Mauprat de -pervertir ces pauvres gens: ils affectèrent de se populariser, afin de -contraster avec les autres nobles de la province, qui conservaient dans -leurs manières la hauteur de leur antique puissance. Mon grand-père ne -perdait pas surtout cette occasion de faire partager aux paysans son -animadversion contre son cousin Hubert de Mauprat. Tandis que celui-ci -donnait audience à ses chevanciers, lui, assis dans son fauteuil, eux -debout et la tête nue, Tristan de Mauprat les faisait asseoir à sa -table, goûtait avec eux le vin qu'ils lui apportaient en hommage -volontaire, et les faisait reconduire par ses gens au milieu de la nuit, -tous ivres morts, la torche en main et faisant retentir la forêt de -refrains obscènes. Le libertinage acheva la démoralisation des -paysans. Les Mauprat eurent bientôt dans toutes les familles des -accointances que l'on toléra parce qu'on y trouva du profit, et, -faut-il le dire? hélas! des satisfactions de vanité. La dispersion des -habitations favorisait le mal. Là, point de scandale, point de censure. -Le plus petit village eût suffi pour faire éclore et régner une -opinion publique; mais il n'y avait que des chaumières éparses, des -métairies isolées; des landes et des taillis mettaient entre les -familles des distances assez considérables pour qu'elles ne pussent -exercer mutuellement leur contrôle. La honte fait plus que la -conscience. Il est inutile de vous dire quels nombreux liens d'infamie -s'établirent entre les maîtres et les esclaves: la débauche, -l'exaction et la banqueroute furent l'exemple et le précepte de ma -jeunesse, et l'on menait joyeuse vie. On se moquait de toute équité, -on ne remboursait aux créanciers ni intérêts ni capitaux, on rossait -les gens de loi qui se hasardaient à venir faire des sommations, on -canardait la maréchaussée lorsqu'elle approchait trop des tourelles; -on souhaitait la peste au parlement, la famine aux hommes imbus de -philosophie nouvelle, la mort à la branche cadette des Mauprat, et on -se donnait par-dessus tout des airs de paladins du XIIe siècle. Mon -grand-père ne parlait que de sa généalogie et des prouesses de ses -ancêtres; il regrettait le bon temps où les châtelains avaient chez -eux des instruments pour la torture, des oubliettes et surtout des -canons. Pour nous, nous n'avions que des fourches, des bâtons et une -mauvaise couleuvrine, que mon oncle Jean pointait, du reste, fort bien, -et qui suffisait pour tenir en respect la chétive force militaire du -canon. - - - - -II - - -Le vieux Mauprat était un animal perfide et carnassier qui tenait le -milieu entre le loup-cervier et le renard. Il avait, avec une élocution -abondante et facile, un vernis d'éducation qui aidait en lui à la -ruse. Il affectait beaucoup de politesse et ne manquait pas de moyens de -persuasion avec les objets de ses vengeances. Il savait les attirer chez -lui et leur faire subir des traitements affreux que, faute de témoins, -il leur était impossible de prouver en justice. Toutes ces -scélératesses portaient un caractère d'habileté si grande, que le -pays en fut frappé d'une consternation qui ressemblait presque à du -respect. Jamais il ne fut possible de le saisir hors de sa tanière, -quoiqu'il en sortît souvent et sans beaucoup de précautions -apparentes. C'était un homme qui avait le génie du mal, et ses fils, -à défaut de l'affection dont ils étaient incapables, subissaient -l'ascendant de sa détestable supériorité et lui obéissaient avec une -discipline et une ponctualité presque fanatiques. Il était leur -sauveur dans tous les cas désespérés, et, lorsque l'ennui de la -réclusion commençait à planer sous nos voûtes glacées, son esprit, -facétieusement féroce, le combattait chez eux par l'attrait de -spectacles dignes d'une caverne de voleurs. C'étaient parfois de -pauvres moines quêteurs qu'on s'amusait à effrayer et à tourmenter: -on leur brûlait la barbe, on les descendait dans des puits et on les -tenait suspendus entre la vie et la mort jusqu'à ce qu'ils eussent -chanté quelque gravelure ou proféré quelque blasphème. Tout le pays -connaît l'aventure du greffier qu'on laissa entrer avec quatre -huissiers, et qu'on reçut avec tous les empressements d'une -hospitalité fastueuse. Mon grand-père feignit de consentir de bonne -grâce à l'exécution de leur mandat et les aida poliment à faire -l'inventaire de son mobilier, dont la vente était décrétée; après -quoi, le dîner étant servi et les gens du roi attablés, Tristan dit -au greffier: - ---Eh! mon Dieu, j'oubliais une pauvre haridelle que j'ai à l'écurie. -Ce n'est pas grand'chose; mais encore vous pourriez être réprimandé -pour l'avoir omise, et, comme je vois que vous êtes un brave homme, je -ne veux point vous induire en erreur. Venez avec moi la voir, ce sera -l'affaire d'un instant. - -Le greffier suivit Mauprat sans défiance, et, au moment où ils -entraient ensemble dans l'écurie, Mauprat, qui marchait le premier, lui -dit d'avancer seulement la tête; ce que fit le greffier, désireux de -montrer beaucoup d'indulgence dans l'exercice de ses fonctions et de ne -point examiner les choses scrupuleusement. Alors Mauprat poussa -brusquement la porte et lui serra si fortement le cou entre le battant -et la muraille, que le malheureux en perdit la respiration. Tristan, le -jugeant assez puni, rouvrit la porte, et, lui demandant pardon de son -inadvertance avec beaucoup de civilité, lui offrit son bras pour le -reconduire à table, ce que le greffier ne jugea pas à propos de -refuser. Mais, aussitôt qu'il fut rentré dans la salle où étaient -ses confrères, il se jeta sur une chaise, et, leur montrant sa figure -livide et son cou meurtri, il demanda justice contre le guet-apens où -on venait de l'entraîner. C'est alors que mon grand-père, se livrant -à sa fourbe railleuse, joua une scène de comédie d'une audace -singulière. Il reprocha gravement au greffier de l'accuser injustement, -et, affectant de lui parler toujours avec beaucoup de politesse et de -douceur, il prit les autres à témoin de sa conduite, les suppliant de -l'excuser si sa position précaire l'empêchait de les mieux recevoir, -et leur faisant les honneurs de son dîner d'une manière splendide. Le -pauvre greffier n'osa pas insister et fut forcé de dîner, quoique à -demi mort. Ses confrères furent si complètement dupes de l'assurance -de Mauprat, qu'ils burent et mangèrent gaiement, en traitant le -greffier de fou et de malhonnête. Ils sortirent de la Roche-Mauprat -tous ivres, chantant les louanges du châtelain et raillant le greffier, -qui tomba mort sur le seuil de sa maison en descendant de cheval. - -Les huit garçons, l'orgueil et la force du vieux Mauprat, lui -ressemblaient tous également par la vigueur physique, la brutalité des -mœurs, et plus ou moins par la finesse et la méchanceté moqueuse. Il -faut le dire, c'étaient de vrais coquins, capables de tout mal et -complètement idiots devant une noble idée ou devant un bon sentiment; -cependant il y avait en eux une sorte de bravoure désespérée, qui -parfois n'était pas pour moi sans une apparence de grandeur. Mais il -est temps que je vous parle de moi et que je vous raconte le -développement de mon âme au sein du bourbier immonde où il avait plu -à Dieu de me plonger au sortir de mon berceau. - -J'aurais tort si, pour forcer votre commisération à me suivre dans ces -premières années de ma vie, je vous disais que je naquis avec une -noble organisation, avec une âme pure et incorruptible. Quant à cela, -monsieur, je n'en sais rien. Il n'y a peut-être pas d'âmes -incorruptibles, et peut-être qu'il y en a. C'est ce que ni vous ni -personne ne saurez, jamais. C'est une grande question à résoudre que -celle-ci: «Y a-t-il en nous des penchants invincibles, et l'éducation -peut-elle les modifier seulement ou les détruire?» Moi, je n'oserais -prononcer; je ne suis ni métaphysicien, ni psychologue, ni philosophe; -mais j'ai eu une terrible vie, messieurs; et, si j'étais législateur, -je ferais arracher la langue ou couper le bras à celui qui oserait -prêcher ou écrire que l'organisation des individus est fatale, et -qu'on ne refait pas plus le caractère d'un homme que l'appétit d'un -tigre. Dieu m'a préservé de le croire. - -Tout ce que je puis vous dire, c'est que j'avais reçu de ma mère de -bonnes notions sans avoir peut-être naturellement ses bonnes qualités. -Chez elle, j'étais déjà violent, mais d'une violence sombre et -concentrée, aveugle et brutal dans la colère, méfiant jusqu'à la -poltronnerie à l'approche du danger, hardi jusqu'à la folie quand -j'étais aux prises avec lui, c'est-à-dire à la fois timide et brave -par amour de la vie. J'étais d'une opiniâtreté révoltante; pourtant -ma mère seule réussissait à me vaincre; et, sans bien raisonner, car -mon intelligence fut très tardive dans son développement, je lui -obéissais comme à une sorte de nécessité magnétique. Avec ce seul -ascendant, dont je me souviens, et celui d'une autre femme que j'ai subi -par la suite, il y avait et il y a eu de quoi me mener à bien. Mais je -perdis ma mère avant qu'elle eût pu m'enseigner sérieusement quelque -chose; et, quand je fus transplanté à la Roche-Mauprat, je ne pus -éprouver pour le mal qui s'y faisait qu'une répulsion instinctive, -assez faible peut-être, si la peur ne s'y fût mêlée. - -Mais je remercie le ciel du fond du cœur pour les mauvais traitements -dont j'y fus accablé, et surtout pour la haine que mon oncle Jean -conçut pour moi. Mon malheur me préserva de l'indifférence en face du -mal, et mes souffrances m'aidèrent à détester ceux qui le -commettaient. - -Ce Jean était certainement le plus détestable de sa race: depuis -qu'une chute de cheval l'avait rendu contrefait, sa méchante humeur -s'était développée en raison de l'impossibilité de faire autant de -mal que ses compagnons. Obligé de rester au logis quand les autres -partaient pour leurs expéditions, car il ne pouvait monter à cheval, -il n'avait de plaisir que lorsque le château recevait un de ces petits -assauts inutiles que la maréchaussée lui donnait quelquefois comme -pour l'acquit de sa conscience. Retranché derrière un rempart en -pierres de taille qu'il avait fait construire à sa guise, Jean, assis -tranquillement auprès de sa couleuvrine, effleurait de temps en temps un -gendarme et retrouvait tout à coup, disait-il, le sommeil et l'appétit -que lui ôtait son inaction. Même il n'attendait pas les cas d'attaque -pour grimper à sa chère plate-forme; et là, accroupi comme un chat -qui fait le guet, dès qu'il voyait un passant se montrer au loin sans -faire le signal, il exerçait son adresse sur ce point de mire et lui -faisait rebrousser chemin. Il appelait cela donner un coup de balai sur -la route. - -Mon jeune âge me rendant incapable de suivre mes oncles à la chasse et -à la maraude, Jean devint naturellement mon gardien et mon instituteur, -c'est-à-dire mon geôlier et mon bourreau. Je ne vous raconterai pas -les détails de cette infernale existence. Pendant près de dix ans, -j'ai subi le froid, la faim, l'insulte, le cachot et les coups, selon -les caprices plus ou moins féroces de ce monstre. Sa grande haine pour -moi vint de ce qu'il ne put parvenir à me dépraver; mon caractère -rude, opiniâtre et sauvage me préserva de ses viles séductions. -Peut-être n'avais-je en moi aucune force pour la vertu; mais j'en avais -heureusement pour la haine. Plutôt que de complaire à mon tyran, -j'aurais souffert mille morts; je grandis donc sans concevoir aucun -attrait pour le vice. Cependant j'avais de si étranges notions sur la -société, que le métier de mes oncles ne me causait par lui-même -aucune répugnance. Vous pensez bien qu'élevé derrière les murs de la -Roche-Mauprat, et vivant en état de siège perpétuel, j'avais -absolument les idées qu'eût pu avoir un servant d'armes au temps de la -barbarie féodale. Ce qui, hors de notre tanière, s'appelait, pour les -autres hommes, assassiner, piller et torturer, on m'apprenait à -l'appeler combattre, vaincre et soumettre. Je savais, pour toute -histoire des hommes, les légendes et les ballades de la chevalerie que -mon grand-père me racontait le soir, lorsqu'il avait le temps de songer -à ce qu'il appelait mon éducation; et, quand je lui adressais quelque -question sur le temps présent, il me répondait que les temps étaient -bien changés, que tous les Français étaient devenus traîtres et -félons, qu'ils avaient fait peur aux rois, et que ceux-ci avaient -abandonné lâchement la noblesse, laquelle, à son tour, avait eu la -couardise de renoncer à ses privilèges et de se laisser faire la loi -par les manants. J'écoutais avec surprise, et presque avec indignation, -cette peinture de l'époque où je vivais, époque pour moi -indéfinissable. Mon grand-père n'était pas fort sur la chronologie: -aucune espèce de livre ne se trouvait à la Roche-Mauprat, si ce n'est -l'histoire des fils Aymon et quelques chroniques du même genre, -rapportées des foires du pays par nos valets. Trois noms surnageaient -seuls dans le chaos de mon ignorance, Charlemagne, Louis XI et Louis -XIV, parce que mon grand-père les faisait souvent intervenir dans ses -commentaires sur les droits méconnus de la noblesse. Et moi, en -vérité, je savais à peine la différence d'un règne à une race, et -je n'étais pas bien sûr que mon grand-père n'eût pas vu Charlemagne; -car il en parlait plus souvent et plus volontiers que de tout autre. - -Mais, en même temps que mon énergie instinctive me faisait admirer les -faits d'armes de mes oncles et m'inspirait le désir d'y prendre part, -les froides cruautés que je leur voyais exercer au retour de leurs -campagnes, et les perfidies au moyen desquelles ils attiraient des dupes -chez eux, pour les rançonner ou les torturer, me causaient des -émotions pénibles, étranges, et dont il me serait difficile, -aujourd'hui que je parle en toute sincérité, de me rendre compte bien -clairement. Dans l'absence de tout principe de morale, il eût été -naturel que je me contentasse de celui du droit du plus fort, que je -voyais mettre en pratique; mais les humiliations et les souffrances -qu'en raison de ce droit mon oncle Jean m'imposait m'avaient appris à -ne pas m'en contenter. Je comprenais le droit du plus brave et je -méprisais sincèrement ceux qui, pouvant mourir, acceptaient la vie au -prix des ignominies qu'on leur faisait subir à la Roche-Mauprat. Mais -ces affronts, ces terreurs, imposés à des prisonniers, à des femmes, -à des enfants, ne me semblaient expliqués et autorisés que par des -appétits sanguinaires. Je ne sais si j'étais assez susceptible d'un -bon sentiment pour qu'ils m'inspirassent de la pitié pour les victimes, -mais il est certain que j'éprouvais ce sentiment de commisération -égoïste qui est dans la nature, et, qui, perfectionné et ennobli, est -devenu la charité chez les hommes civilisés. Sous ma grossière -enveloppe, mon cœur n'avait sans doute que des tressaillements de peur -et de dégoût à l'aspect des supplices que, d'un jour à l'autre, je -pouvais subir pour mon compte au moindre caprice de mes oppresseurs; -d'autant plus que Jean avait l'habitude, lorsqu'il me voyait pâlir à -ces affreux spectacles, de me dire d'un air goguenard: - ---Voilà ce que je te ferai quand tu désobéiras. - -Tout ce que je sais, c'est que j'éprouvais un affreux malaise en -présence de ces actions iniques; mon sang se figeait dans mes veines, -ma gorge se serrait, et je m'enfuyais pour ne pas répéter les cris qui -frappaient mon oreille. Cependant, avec le temps, je me blasai un peu -sur ces impressions terribles. Ma fibre s'endurcit, l'habitude me donna -des forces pour cacher ce qu'on appelait ma lâcheté. J'eus honte des -signes de faiblesse que je donnais, et je forçai mon visage au sourire -d'hyène que je voyais sur le visage de mes proches. Mais je ne pus -jamais réprimer des frémissements convulsifs qui me passaient de temps -en temps dans tous les membres et un froid mortel qui descendait dans -mes veines au retour de ces scènes d'angoisse. Les femmes traînées, -moitié de gré, moitié de force, sous le toit de la Roche-Mauprat, me -causaient un trouble inconcevable. Je commençais à sentir le feu de la -jeunesse s'éveiller en moi et à jeter un regard de convoitise sur -cette part des captures de mes oncles; mais il se mêlait à ces -naissants désirs des angoisses inexprimables. Les femmes n'étaient -qu'un objet de mépris pour tout ce qui m'entourait; je faisais de vains -efforts pour séparer cette idée de celle du plaisir qui me -sollicitait. Ma tête était bouleversée, et mes nerfs, irrités, -donnaient un goût violent et maladif à toutes mes sensations. - -Du reste, j'avais le caractère aussi mal fait que mes compagnons; et, -si mon cœur valait mieux, mes manières n'étaient pas moins -arrogantes, ni mes plaisanteries de meilleur goût. Un trait de ma -méchanceté adolescente n'est pas inutile à rapporter ici, d'autant -plus que les suites de ce fait eurent de l'influence sur le reste de ma -vie. - - - - -III - - -À trois lieues de la Roche-Mauprat, en tirant vers le Fromental, vous -devez avoir vu, au milieu des bois, une vieille tour isolée, célébré -par la mort tragique d'un prisonnier que le bourreau, étant en -tournée, trouva bon de pendre, il y a une centaine d'années, sans -autre forme de procès, pour complaire à un ancien Mauprat, son -seigneur. - -À l'époque dont je vous parle, la tour Gazeau était déjà -abandonnée, menaçant ruine: elle était domaine de l'État, et on y -avait toléré, par oubli plus que par bienfaisance, la retraite d'un -vieux indigent, homme fort original, vivant complètement seul, et connu -dans le pays sous le nom du bonhomme Patience. - - ---J'en ai entendu parler à la grand'mère de ma nourrice, repris-je; -elle le tenait pour sorcier. - ---Précisément; et, puisque nous voici sur ce sujet, il faut que je -vous dise au juste quel homme était ce Patience; car j'aurai plus d'une -fois occasion de vous en parler dans le cours de mon récit, et j'ai eu -aussi celle de le connaître à fond. - - -Patience était un philosophe rustique. Le ciel lui avait départi une -haute intelligence; mais l'éducation lui avait manqué, et, par une -sorte de fatalité inconnue, son cerveau avait été complètement -rebelle au peu d'instruction qu'il avait été à même de recevoir. -Ainsi il avait été à l'école chez les Carmes de ***, et, au lieu de -ressentir ou de montrer de l'aptitude, il avait fait l'école -buissonnière avec plus de délices qu'aucun de ses camarades. C'était -une nature éminemment contemplative, douce et indolente, mais fière, -et poussant jusqu'à la sauvagerie l'amour de l'indépendance; -religieuse, mais ennemie de toute règle; un peu ergoteuse, très -méfiante, implacable aux hypocrites. Les pratiques du cloître ne lui -imposèrent pas, et, pour avoir eu une ou deux fois son franc parler -avec les moines, il fut chassé de l'école. Depuis ce temps, il fut -grand ennemi de ce qu'il appelait la monacaille et se déclara -ouvertement pour le curé de Briantes, qu'on accusait d'être -janséniste. Mais le curé ne réussit pas mieux que les moines à -instruire Patience. Le jeune paysan, quoique doué d'une force -herculéenne et d'une grande curiosité pour la science, montrait une -aversion insurmontable pour toute espèce de travail, soit physique, -soit intellectuel. Il professait une philosophie naturelle à laquelle -il était bien difficile au curé de répondre. On n'avait pas besoin de -travailler, disait-il, quand on n'avait pas besoin d'argent, et on -n'avait pas besoin d'argent quand on n'avait que des besoins modérés. -Patience prêchait d'exemple; dans l'âge des passions, il eut des -mœurs austères, ne but jamais que de l'eau, n'entra jamais dans un -cabaret, ne sut point danser, et fut toujours fort gauche et fort timide -avec les femmes, auxquelles, d'ailleurs, son caractère bizarre, sa -figure sévère et son esprit un peu railleur ne plurent point. Comme -s'il eut aimé à se venger, par le dédain, de cette défaveur, ou à -s'en consoler par la sagesse, il se plaisait, comme autrefois Diogène, -à dénigrer les vains plaisirs d'autrui; et, si quelquefois on le -voyait passer sous la ramée, au milieu des fêtes, c'était pour y -jeter quelque saillie ingénue, éclair de son inexorable bon sens. -Quelquefois aussi son intolérante moralité s'exprima d'une manière -acerbe et laissa derrière lui un nuage de tristesse ou d'effroi dans -les consciences troublées. C'est ce qui lui suscita de violents -ennemis; et les efforts d'une haine inepte, joints à l'espèce -d'étonnement qu'inspirait son allure excentrique, lui attirèrent la -réputation de sorcier. - -Quand je vous ai dit que l'instruction manqua à Patience, je me suis -mal exprimé. Avide de connaître les hauts mystères de la nature, son -intelligence voulut escalader le ciel au premier vol; et, dès les -premières leçons, le curé janséniste se vit tellement troublé et -effarouché de l'audace de son élève, il eut tant à lui dire pour le -calmer et le soumettre, il fallut soutenir un tel assaut de questions -hardies et d'objections superbes, qu'il n'eut pas le loisir de lui -enseigner l'alphabet, et qu'au bout de dix ans d'études interrompues et -reprises au gré du caprice ou de la nécessité, Patience ne savait pas -lire. C'est à grand'peine qu'en suant sur son livre, il déchiffrait -une page en deux heures, et encore ne comprenait-il pas le sens de la -plupart des mots qui exprimaient des idées abstraites. Et pourtant ces -idées abstraites étaient en lui; on les pressentait en le voyant, en -l'écoutant; et c'était merveille que la manière dont il parvenait a -les rendre dans son langage rustique, animé d'une poésie barbare, si -bien qu'on était, en l'entendant, partagé entre l'admiration et la -gaieté. - -Lui, toujours grave, toujours absolu, ne voulait composer avec aucune -dialectique. Stoïcien par nature et par principe, passionné dans la -propagande de sa doctrine du détachement des faux biens, mais -inébranlable dans la pratique de la résignation, il battait en brèche -le pauvre curé; et c'était à ces discussions, comme il me l'a -raconté souvent dans ses dernières années, qu'il avait acquis ses -connaissances en philosophie. Pour résister aux coups de bélier de la -logique naturelle, le bon janséniste était forcé d'invoquer le -témoignage de tous les Pères de l'Église et de les opposer, souvent -même de les corroborer avec la doctrine de tous les sages et savants de -l'antiquité. Alors les yeux ronds de Patience _grossissaient dans sa -tête_ (c'était son expression), la parole expirait sur ses lèvres, -et, charmé d'apprendre sans se donner la peine d'étudier, il se -faisait longuement expliquer la doctrine de ces grands hommes et -raconter leur vie. En voyant son attention et son silence, l'adversaire -triomphait; mais, au moment où il croyait avoir convaincu cette âme -rebelle, Patience, entendant sonner minuit à l'horloge du village, se -levait, prenait congé de son hôte avec affection, et, reconduit par -lui jusqu'au seuil du presbytère, le consternait avec quelque -réflexion laconique et mordante qui confondait saint Jérôme et -Platon, Eusèbe tout autant que Sénèque, Tertullien non moins -qu'Aristote. - -Le curé ne s'avouait pas trop la supériorité de cette intelligence -inculte. Néanmoins il était tout étonné de passer tant de soirs -d'hiver au coin de son feu avec ce paysan, sans éprouver ni ennui ni -fatigue; et il se demandait pourquoi le magister du village, et même le -prieur du couvent, quoique sachant grec et latin, lui semblaient, l'un -ennuyeux, l'autre erroné, dans tous leurs discours. Il connaissait -toute la pureté des mœurs de Patience, et il s'expliquait l'ascendant -de son esprit par le pouvoir et le charme que la vertu exerce et répand -autour d'elle. Puis il s'accusait humblement, chaque soir, devant Dieu -de n'avoir pas disputé avec son élève à un point de vue assez -chrétien. Il confessait à son ange gardien que l'orgueil de sa science -et le plaisir qu'il avait goûté à se voir écouté si religieusement -l'avaient un peu emporté au delà des limites de l'enseignement -religieux; qu'il avait cité trop complaisamment les auteurs profanes; -qu'il avait même trouvé un dangereux plaisir à se promener avec son -auditeur dans les champs du passé, pour y cueillir des fleurs païennes -que l'eau du baptême n'avait pas arrosées et qu'il n'était pas permis -à un prêtre de respirer avec tant de charme. - -De son côté, Patience chérissait le curé. C'était son seul ami, le -seul lien qu'il eût avec la société, le seul aussi qu'il eût avec -Dieu par la lumière de la science. Le paysan s'exagérait beaucoup le -savoir de son pasteur. Il ne savait pas que même les plus éclairés -des hommes civilisés prennent souvent à rebours, ou ne prennent pas du -tout le cours des connaissances humaines. Patience eût été délivré -de grandes anxiétés d'esprit s'il eût pu découvrir, à coup sûr, -que son maître se trompait fort souvent, et que c'était l'homme et non -la vérité qui faisait défaut. Ne le sachant pas et voyant -l'expérience des siècles en désaccord avec le sentiment inné de la -justice, il était en proie à des rêveries continuelles; et, vivant -seul, errant dans la campagne à toutes les heures du jour et de la -nuit, absorbé dans des préoccupations inconnues à ses pareils, il -donnait de plus en plus crédit aux fables de sorcellerie débitées -contre lui. - -Le couvent n'aimait pas le pasteur. Quelques moines que Patience avaient -démasqués haïssaient Patience. Le pasteur et l'élève furent -persécutés. Les moines ignares ne reculèrent pas devant la -possibilité d'accuser le curé auprès de son évêque de s'adonner aux -sciences occultes, de concert avec le magicien Patience. Une sorte de -guerre religieuse s'établit dans le village et dans les alentours. Tout -ce qui n'était pas pour le couvent fut pour le curé, et -réciproquement. Patience dédaigna d'entrer dans cette lutte. Un beau -matin, il alla embrasser son ami en pleurant et lui dit: - ---Je n'aime que vous au monde, je ne veux donc pas vous être un sujet -de persécution; comme, après vous, je ne connais et n'aime personne, -je m'en vais vivre dans les bois à la manière des hommes primitifs. -J'ai pour héritage un champ qui rapporte cinquante livres de rente; -c'est la seule terre que j'aie jamais remuée de mes mains, et la -moitié de son chétif revenu a été employée à payer la dîme de -travail que je dois au seigneur; j'espère mourir sans avoir fait pour -autrui le métier de bête de somme. Cependant, si on vous suspend de -vos fonctions, si on vous ôte votre revenu, et que vous ayez un champ -à labourer, faites-moi dire un mot, et vous verrez que mes bras ne se -seront pas engourdis dans l'inaction. - -Le pasteur combattit en vain cette résolution. Patience partit, -emportant pour tout bagage la veste qu'il avait sur le dos, et un -abrégé de la doctrine d'Épictète, pour laquelle il avait une grande -prédilection, et dans laquelle, grâce à de fréquentes études, il -pouvait lire jusqu'à trois pages par jour, sans se fatiguer outre -mesure. L'anachorète rustique alla vivre au désert. D'abord il se -construisit dans les bois une cahute de ramée. Mais, assiégé par les -loups, il se réfugia dans une salle basse de la tour Gazeau, où il se -fit, avec un lit de mousse et des troncs d'arbres, un ameublement -splendide; avec des racines, des fruits sauvages et le laitage d'une -chèvre, un ordinaire très peu inférieur à celui qu'il avait eu au -village. Ceci n'est point exagéré. Il faut voir le paysan de certaines -parties de la Varenne pour se faire une idée de la sobriété au sein -de laquelle un homme peut vivre en état de santé. Au milieu de ces -habitudes stoïques, Patience était encore une exception. Jamais le vin -n'avait rougi ses lèvres, et le pain lui avait toujours semblé une -superfluité. Il ne haïssait pas, d'ailleurs, la doctrine de Pythagore, -et, dans les rares entrevues qu'il avait désormais avec son ami, il lui -disait que, sans croire précisément à la métempsycose et sans se -faire une loi d'observer le régime végétal, il éprouvait -involontairement une secrète joie de pouvoir s'y adonner et de n'avoir -plus occasion de voir donner la mort tous les jours à des animaux -innocents. - -Patience avait pris cette étrange résolution à l'âge de quarante -ans; il en avait soixante lorsque je le vis pour la première fois, et -il jouissait d'une force physique extraordinaire. Il avait bien quelques -habitudes de promenade chaque année; mais, à mesure que je vous dirai -ma vie, j'entrerai dans le détail de la vie cénobitique de Patience. - -À l'époque dont je vais vous parler, après de nombreuses -persécutions, les gardes forestiers, par crainte de se voir jeter un -sort, plutôt que par compassion, lui avaient enfin concédé la libre -occupation de la tour Gazeau, non sans le prévenir qu'elle pourrait -bien lui tomber sur la tête au premier vent d'orage; à quoi Patience -avait philosophiquement répondu que, si sa destinée était d'être -écrasé, le premier arbre de la forêt serait tout aussi bon pour cela -que les combles de la tour Gazeau. - -Avant de vous mettre en scène mon personnage de Patience, et tout en -vous demandant pardon de la longueur trop complaisante de cette -biographie préliminaire, je dois encore vous dire que, dans l'espace de -ces vingt années, l'esprit du pasteur avait suivi une nouvelle -direction. Il aimait la philosophie, et, malgré lui, le cher homme, il -reportait cet amour sur les philosophes, même sur les moins orthodoxes. -Les ouvrages de Jean-Jacques Rousseau le transportèrent, malgré toute -sa résistance intérieure, dans des régions nouvelles; et, un matin -qu'au retour d'une visite à des malades, il avait rencontré Patience -herborisant pour son dîner sur les rochers de Grevant, il s'était -assis près de lui sur la pierre druidique, et il avait fait à son -propre insu la profession de foi du vicaire savoyard. Patience mordit -beaucoup plus volontiers à cette religion poétique qu'à l'ancienne -orthodoxie. Le plaisir avec lequel il écouta le résumé des doctrines -nouvelles engagea le curé à lui donner secrètement quelques -rendez-vous sur des points isolés de la Varenne, où ils devaient se -rencontrer comme par hasard. Dans ces conciliabules mystérieux, -l'imagination de Patience, restée si fraîche et si ardente dans la -solitude, s'enflamma de toute la magie des idées et des espérances qui -fermentaient alors en France, depuis la cour de Versailles jusqu'aux -bruyères les plus inhabitées. Il s'éprit de Jean-Jacques et s'en fit -lire tout ce qu'il lui fut possible d'en écouter sans compromettre les -devoirs du curé. Puis il se fit donner un exemplaire du _Contrat -social_ et alla l'épeler sans relâche à la tour Gazeau. D'abord le -curé ne lui avait communiqué cette manne qu'avec des restrictions, et, -tout en lui faisant admirer les grandes pensées et les grands -sentiments du philosophe, il avait cru le mettre en garde contre les -poisons de l'anarchie. Mais toute l'ancienne science, toutes les -heureuses citations d'autrefois, en un mot, toute la théologie du bon -prêtre fut emportée comme un pont fragile par le torrent d'éloquence -sauvage et d'enthousiasme irréfrénable que Patience avait amassé dans -son désert. Il fallut que le curé cédât et repliât effrayé sur -lui-même. Alors il y trouva le for intérieur lézardé et craquant de -toute part. Le nouveau soleil qui montait sur l'horizon politique et qui -bouleversait toutes les intelligences fondit la sienne comme une neige -légère au premier souffle du printemps. L'exaltation de Patience, le -spectacle de sa vie étrange et poétique qui lui donnait un air -inspiré, la tournure romanesque que prenaient leurs relations -mystérieuses (les ignobles persécutions du couvent ennoblissant -l'esprit de révolte), tout cela s'empara si fort du prêtre, qu'en 1770 -il était déjà bien loin du jansénisme et cherchait vainement dans -toutes les hérésies religieuses un point où se retenir avant de -tomber dans l'abîme de philosophie, si souvent ouvert devant lui par -Patience, si souvent refermé en vain par les exorcismes de la -théologie romaine. - - - - -IV - - -Après ce récit de la vie philosophique de Patience, rédigée par -l'homme d'aujourd'hui, continua Bernard après une pause, j'ai quelque -peine à retourner aux impressions bien différentes que reçut l'homme -d'autrefois en rencontrant le sorcier de la tour Gazeau. Je vais -m'efforcer cependant de ressaisir fidèlement mes souvenirs. - -Ce fut un soir d'été qu'au retour d'une pipée où plusieurs petits -paysans m'avaient accompagné, je passai devant la tour Gazeau pour la -première fois. J'étais âgé d'environ treize ans; j'étais le plus -grand et le plus fort de mes compagnons, et, en outre, j'exerçais sur -eux, à la rigueur, l'ascendant de mes prérogatives seigneuriales. -C'était entre nous un mélange de familiarité et d'étiquette assez -bizarre. Parfois, quand l'ardeur de la chasse ou la fatigue de la -journée les gouvernait plus que moi, j'étais forcé de céder à leurs -avis, et déjà je savais me rendre à point comme le font les despotes, -afin de n'avoir jamais l'air d'être commandé par la nécessité; mais -j'avais ma revanche dans l'occasion, et je les voyais bientôt trembler -devant l'odieux nom de ma famille. - -La nuit se faisait, et nous marchions gaiement, sifflant, abattant des -cormes à coups de pierre, imitant le cri des oiseaux, lorsque celui qui -marchait devant s'arrêta tout à coup, et, revenant sur ses pas, -déclara qu'il ne passerait pas par le sentier de la tour Gazeau, et -qu'il allait prendre à travers bois. Cet avis fut accueilli par deux -autres. Un troisième objecta que l'on risquait de se perdre si on -quittait le sentier, que la nuit était proche et que les loups étaient -en nombre. - ---Allons, canaille! m'écriai-je d'un ton de prince en poussant le -guide, suis le sentier, et laisse-nous tranquilles avec tes sottises. - ---_Non, moi_[1], dit l'enfant, je viens de voir le sorcier qui dit _des -paroles_ sur sa porte, et je n'ai pas envie d'avoir la fièvre toute -l'année. - ---Bah! dit un autre, il n'est pas méchant avec tout le monde. Il ne -fait pas de mal aux enfants; et, d'ailleurs, nous n'avons qu'à passer -bien tranquillement sans lui rien dire; qu'est-ce que vous voulez qu'il -nous fasse? - ---Oh! c'est bien, reprit le premier, si nous étions seuls!... Mais M. -Bernard est avec nous, nous sommes sûrs d'avoir _un sort._ - ---Qu'est-ce à dire, imbécile? m'écriai-je en levant le poing. - ---Ce n'est pas ma faute, _monseigneur_, reprit l'enfant. Ce vieux -_chétif_ n'aime pas les _monsieu_, et il a dit qu'il voudrait voir M. -Tristan et tous ses enfants pendus au bout de la même branche. - ---Il a dit cela? Bon! repris-je, avançons, et vous allez voir. Qui -m'aime me suive; qui me quitte est un lâche. - -Deux de mes compagnons se laissèrent entraîner par la vanité. Tous -les autres feignirent de les imiter; mais, au bout de quatre pas, chacun -avait pris la fuite en s'enfonçant dans le taillis, et je continuai -fièrement ma route, escorté de mes deux acolytes. Le petit Sylvain, -qui allait le premier, ôta son chapeau du plus loin qu'il vit Patience, -et, lorsque nous fûmes vis-à-vis de lui, quoiqu'il eût la tête -baissée et qu'il semblât ne faire aucune attention à nous, l'enfant, -frappé de terreur, lui dit d'une voix tremblante: - ---Bonsoir et bonne nuit, maître Patience! - -Le sorcier, sortant de sa rêverie, tressaillit comme un homme qui -s'éveille, et je vis, non sans une certaine émotion, sa figure -basanée, à demi couverte d'une épaisse barbe grise. Sa grosse tête -était tout à fait dépouillée, et la nudité du front contrastait -avec l'épaisseur du sourcil, derrière lequel un œil rond et enfoncé -profondément dans l'orbite lançait des éclairs comme on en voit à la -fin de l'été derrière le feuillage pâlissant. C'était un homme de -petite taille, mais large des épaules et bâti comme un gladiateur. Il -était couvert de haillons orgueilleusement malpropres. Sa figure était -courte et commune comme celle de Socrate, et, si le feu du génie -brillait dans ses traits fortement accusés, il m'était impossible de -m'en apercevoir. Il me fit l'effet d'une bête féroce, d'un animal -immonde. Un sentiment de haine s'empara de moi, et, résolu de venger -l'affront fait par lui à mon nom, je mis une pierre dans ma fronde, et, -sans autres préliminaires, je la lançai avec vigueur. - -Au moment où la pierre partit, Patience était en train de répondre à -la salutation de l'enfant. - ---Bonsoir, enfants; Dieu soit avec vous!... nous disait-il, lorsque la -pierre siffla à son oreille et alla frapper une chouette apprivoisée -qui faisait les délices de Patience et qui commençait à s'éveiller -avec la nuit dans le lierre dont la porte était couronnée. - -La chouette jeta un cri aigu et tomba sanglante aux pieds de son -maître, qui lui répondit par un rugissement et resta immobile de -surprise et de fureur pendant quelques secondes. Puis, tout à coup, -prenant par les pieds la victime palpitante, il l'enleva de terre, et, -venant à notre rencontre: - ---Lequel de vous, malheureux, s'écria-t-il d'une voix tonnante, a -lancé cette pierre? - -Celui de mes compagnons qui marchait le dernier s'enfuit avec la -rapidité du vent; mais Sylvain, saisi par la large main du sorcier, -tomba les deux genoux en terre, en jurant par la sainte Vierge et par -sainte Solange, patronne du Berry, qu'il était innocent du meurtre de -l'oiseau. J'avais, je l'avoue, une forte démangeaison de le laisser se -tirer d'affaire comme il pourrait, et d'entrer dans le fourré. Je -m'étais attendu à voir un vieux jongleur décrépit, et non à tomber -dans les mains d'un ennemi robuste; mais l'orgueil me retint. - ---Si c'est toi, disait Patience à mon compagnon tremblant, malheur à -toi, car tu es un méchant enfant, et tu seras un malhonnête homme! Tu -as fait une mauvaise action; tu as mis ton plaisir à causer de la peine -à un vieillard qui ne t'a jamais nui, et tu l'as fait avec perfidie, -avec lâcheté, en dissimulant et en lui disant le bonsoir avec -politesse. Tu es un menteur, un infâme; tu m'as arraché ma seule -société, ma seule richesse; tu t'es réjoui dans le mal. Que Dieu te -préserve de vivre, si tu dois continuer ainsi! - ---Ô monsieur Patience! criait l'enfant en joignant les mains, ne me -maudissez pas, ne me _charmez_ pas, ne me donnez pas de maladie; ce -n'est pas moi! Que Dieu m'extermine si c'est moi!... - ---Si ce n'est pas toi, c'est donc celui-là? dit Patience en me prenant -par le collet de mon habit, et en me secouant comme un arbrisseau qu'on -va déraciner. - ---Oui, c'est moi, répondis-je avec hauteur, et si vous voulez savoir -mon nom, apprenez qu'on m'appelle Bernard Mauprat, et qu'un vilain qui -touche à un gentilhomme mérite la mort. - ---La mort! toi, tu me donneras la mort, Mauprat! s'écria le vieillard -pétrifié de surprise et d'indignation. Et que serait donc Dieu si un -morveux comme toi avait le droit de menacer un homme de mon âge? La -mort! ah! tu es bien un Mauprat, et tu chasses de race, chien maudit! -Cela parle de donner la mort, et tout au plus si cela est né! La mort, -mon louveteau! sais-tu que c'est toi qui mérites la mort, non pas pour -ce que tu viens de faire, mais pour être fils de ton père et neveu de -tes oncles? Ah! je suis content de tenir un Mauprat dans le creux de ma -main et de savoir si un coquin de gentilhomme pèse autant qu'un -chrétien. - -Et en même temps il m'enlevait de terre comme il eût fait d'un -lièvre. - ---Petit, dit-il à mon compagnon, va-t'en chez toi, et ne crains rien. -Patience ne se fâche guère contre ses pareils, et il pardonne à ses -frères, parce que ses frères sont des ignorants comme lui et ne savent -pas ce qu'ils font; mais un Mauprat, vois-tu, ça sait lire et écrire, -et ça n'en est que plus méchant. Va-t'en... Mais non, reste; je veux -qu'une fois dans ta vie, tu voies un gentilhomme recevoir le fouet de la -main d'un vilain. Tu vas voir cela, et je te prie de ne pas l'oublier, -petit, et de le raconter à tes parents. - -J'étais pâle de colère, mes dents se brisaient dans ma bouche; je fis -une résistance désespérée. Patience, avec un sang-froid effrayant, -m'attacha à un arbre avec un brin de ramée. Il n'avait qu'à -m'effleurer de sa main large et calleuse pour me plier comme un roseau, -et cependant j'étais remarquablement vigoureux pour mon âge. Il -accrocha la chouette à une branche au-dessus de ma tête, et le sang de -l'oiseau, s'égouttant sur moi, me pénétrait d'horreur; car, quoiqu'il -n'y eût là qu'une correction usitée avec les chiens de chasse qui -mordent le gibier, mon cerveau, troublé par la rage, par le désespoir -et par les cris de mon compagnon, commençait à croire à quelque -affreux maléfice; mais je pense que j'eusse été moins puni s'il -m'eût métamorphosé en chouette que je ne le fus en subissant la -correction qu'il m'infligea. En vain je l'accablai de menaces, en vain -je fis d'effroyables serments de vengeance, en vain le petit paysan se -jeta encore à genoux, en répétant avec angoisse: - ---Monsieur Patience, pour l'amour de Dieu, pour l'amour de vous-même, -ne lui faites pas de mal; les Mauprat vous tueront. - -Il se prit à rire en haussant les épaules, et, s'armant d'une poignée -de houx, il me fustigea, je dois l'avouer, d'une manière plus -humiliante que cruelle; car, à peine vit-il couler quelques gouttes de -mon sang, qu'il s'arrêta, jeta ses verges, et même je remarquai une -subite altération dans ses traits et dans sa voix, comme s'il se fût -repenti de sa sévérité. - ---Mauprat, me dit-il en croisant ses bras sur sa poitrine et en me -regardant fixement, vous voilà châtié; vous voilà insulté, mon -gentilhomme: cela me suffit. Vous voyez que je pourrais vous empêcher -de me jamais nuire, en vous ôtant le souffle d'un coup de pouce, et en -vous enterrant sous la pierre de ma porte. Qui s'aviserait de venir -chercher ce bel enfant de noble chez le bonhomme Patience? Mais vous -voyez que je n'aime pas la vengeance; car, au premier cri de douleur qui -vous est échappé, j'ai cessé. Je n'aime pas à faire souffrir, moi; -je ne suis pas un Mauprat. Il était bon pour vous d'apprendre par -vous-même ce que c'est que d'être une fois la victime. Puisse cela -vous dégoûter du métier de bourreau que l'on fait de père en fils -dans votre famille! Bonsoir! allez-vous-en, je ne vous en veux plus, la -justice du bon Dieu est satisfaite. Vous pouvez dire à vos oncles de me -mettre sur le gril; ils mangeront un méchant morceau, et ils avaleront -une chair qui reprendra vie dans leur gosier pour les étouffer. - -Alors il ramassa sa chouette morte, et, la contemplant d'un air sombre: - ---Un enfant de paysan n'eût pas fait cela, dit-il. Ce sont plaisirs de -gentilhomme. - -Et, se retirant sur sa porte, il fit entendre l'exclamation qui lui -échappait dans les grandes occasions et qui lui avait fait donner le -surnom qu'il portait: - ---Patience, patience!... s'écria-t-il. - -C'était, selon les bonnes femmes, une formule cabalistique dans sa -bouche, et, toutes les fois qu'on la lui avait entendu prononcer, il -était arrivé quelque malheur à la personne qui l'avait offensé. -Sylvain se signa pour conjurer le mauvais esprit. La terrible parole -résonna sous la voûte de la tour où Patience venait de rentrer, puis -la porte se referma sur lui avec fracas. - -Mon compagnon était si pressé de fuir, qu'il faillit me laisser là -sans prendre le temps de me détacher. Dès qu'il l'eut fait: - ---Un signe de croix, me dit-il, pour l'amour du bon Dieu, un signe de -croix! Si vous ne voulez pas faire le signe de la croix, vous voilà -ensorcelé: nous serons mangés par les loups en nous en allant, ou bien -nous rencontrerons la grand'bête. - ---Imbécile! lui dis-je, il s'agit bien de cela! Écoute, si tu as -jamais le malheur de parler à qui que ce soit de ce qui vient -d'arriver, je t'étrangle. - ---Hélas! monsieur, comment donc faire? reprit-il avec un mélange de -naïveté et de malice. Le sorcier m'a commandé de le dire à mes -parents. - -Je levai le bras pour le frapper, mais la force me manqua. Suffoqué de -rage par le traitement que je venais d'essuyer, je tombai presque -évanoui, et Sylvain en profita pour s'enfuir. - -Quand je revins à moi-même, je me trouvais seul; je ne connaissais pas -cette partie de la Varenne; je n'y étais jamais venu, et elle était -horriblement déserte. Toute la journée, j'avais vu des traces de loups -et de sangliers sur le sable. La nuit régnait déjà; j'avais encore -deux lieues à faire pour arriver à la Roche-Mauprat. La porte serait -fermée, le pont levé; je serais reçu à coups de fusil si je -n'arrivais avant neuf heures. Il y avait à parier cent contre un que, -ne connaissant pas le chemin, il me serait impossible de faire deux -lieues en une heure. Cependant j'eusse mieux aimé subir mille morts que -de demander asile à l'habitant de la tour Gazeau, me l'eût-il accordé -avec grâce. Mon orgueil saignait plus que ma chair. - -Je me lançai à la course à tout hasard. Le sentier faisait mille -détours; mille autres sentiers s'entre-croisaient. J'arrivai à la -plaine par un pâturage fermé de haies. Là, toute trace de sentier -disparaissait. Je franchis la haie au hasard et tombai dans un champ. La -nuit était noire; eût-il fait jour, il n'y avait pas moyen de -s'orienter à travers des _héritages_[2] encaissés dans des talus -hérissés d'épines. Enfin je trouvai des bruyères, puis des bois, et -mes terreurs, un peu calmées, se renouvelèrent; car, je l'avoue, -j'étais en proie à des terreurs mortelles. Dressé à la bravoure -comme un chien à la chasse, je faisais bonne contenance sous les yeux -d'autrui. Mû par la vanité, j'étais audacieux quand j'avais des -spectateurs; mais, livré à moi-même dans la profonde nuit, épuisé -de fatigue et de faim, quoique je ne sentisse nulle envie de manger, -bouleversé par les émotions que je venais d'éprouver, assuré d'être -battu par mes oncles en rentrant, et pourtant aussi désireux de rentrer -que si j'eusse dû trouver le paradis terrestre à la Roche-Mauprat, -j'errai jusqu'au jour dans des angoisses impossibles à décrire. Les -hurlements des loups, heureusement lointains, vinrent plus d'une fois -frapper mon oreille et glacer mon sang dans mes veines; et, comme si ma -position n'eût pas été assez précaire en réalité, mon imagination -frappée venait y joindre mille images fantastiques. Patience passait -pour un _meneur de loups._ Vous savez que c'est une spécialité -cabalistique accréditée en tout pays. Je m'imaginais donc voir -paraître ce diabolique petit vieillard escorté de sa bande affamée, -ayant revêtu lui-même la figure d'une _moitié de loup_, et me -poursuivant à travers les taillis. Plusieurs fois des lapins me -partirent entre les jambes, et, de saisissement, je faillis tomber à la -renverse. Là, comme j'étais bien sûr de n'être pas vu, je faisais -force signes de croix; car, en affectant l'incrédulité, j'avais -nécessairement au fond de l'âme toutes les superstitions de la peur. - -Enfin j'arrivai à la Roche-Mauprat avec le jour. J'attendis dans un -fossé que les portes fussent ouvertes, et je me glissai à ma chambre -sans être vu de personne. Comme ce n'était pas précisément une -tendresse assidue qui veillait sur moi, mon absence n'avait pas été -remarquée durant la nuit; je fis croire à mon oncle Jean, que je -rencontrai dans un escalier, que je venais de me lever; et, ce -stratagème ayant réussi, j'allai dormir tout le jour dans l'abat-foin. - - -[Note 1: Locution du pays.] - -[Note 2: C'est le nom qu'on donne à la petite propriété.] - - - - -V - - -N'ayant plus rien à craindre pour moi-même, il m'eût été facile de -me venger de mon ennemi; tout m'y conviait. Le propos qu'il avait tenu -contre ma famille eût suffi, sans même invoquer l'outrage fait à ma -personne, et que je répugnais à avouer. Je n'avais donc qu'un mot à -dire: sept Mauprat eussent été à cheval au bout d'un quart d'heure, -charmés d'avoir un exemple à faire en maltraitant un homme qui ne leur -fournissait aucune redevance et qui ne leur eût semblé bon qu'à être -pendu pour effrayer les autres. - -Mais, les choses n'eussent-elles pas été aussi loin, je ne sais -comment il se fit que je sentis une répugnance insurmontable à -demander vengeance à huit hommes contre un seul. Au moment de le faire -(car, dans ma colère, je me l'étais bien promis), je fus retenu par je -ne sais quel instinct de loyauté que je ne me connaissais pas, et que -je ne pus guère m'expliquer à moi-même. Et puis les paroles de -Patience avaient peut-être fait naître en moi, à mon insu, un -sentiment de honte salutaire. Peut-être ses justes malédictions contre -les nobles m'avaient-elles fait entrevoir quelque idée de justice. -Peut-être, en un mot, ce que j'avais pris jusque-là en moi pour des -mouvements de faiblesse et de pitié commença-t-il dès lors sourdement -à me sembler plus grave et moins méprisable. - -Quoi qu'il en soit, je gardai le silence. Je me contentai de rosser -Sylvain pour le punir de m'avoir abandonné et pour le déterminer à se -taire sur ma mésaventure. Cet amer souvenir était assoupi, lorsque, -vers la fin de l'automne, il m'arriva de battre les bois avec Sylvain. -Ce pauvre Sylvain avait de l'attachement pour moi; car, en dépit de mes -brutalités, il venait toujours se placer sur mes talons, dès que -j'étais hors du château. Il me défendait contre tous ses compagnons, -en soutenant que je n'étais qu'un peu vif et point méchant. Ce sont -les âmes douces et résignées du peuple qui entretiennent l'orgueil et -la rudesse des grands. Nous chassions donc les alouettes au lacet, -lorsque mon page ensaboté, qui furetait toujours à l'avant-garde, -revint vers moi en disant textuellement: - ---_J'avise_[3] _eul_[4] _meneu d'loups anc_[5] _eul preneu d'taupes._ - -Cet avertissement fit passer un frisson dans tous mes membres. Cependant -je sentis le ressentiment faire réaction dans mon cœur, et je marchai -droit à la rencontre de mon sorcier, un peu rassuré peut-être aussi -par la présence de son compagnon, qui était un habitué de la -Roche-Mauprat, et que je supposais devoir me porter respect et -assistance. - -Marcasse, dit le _preneur de taupes_, faisait profession de purger de -fouines, belettes, rats et autres animaux malfaisants les habitations et -les champs de la contrée. Il ne bornait pas au Berry les bienfaits de -son industrie; tous les ans, il faisait le tour de la Marche, du -Nivernais, du Limousin et de la Saintonge, parcourant seul et à pied -tous les lieux où on avait le bon esprit d'apprécier ses talents; bien -reçu partout, au château comme à la chaumière, car c'était un -métier qui se faisait avec succès et probité de père en fils dans sa -famille, et que ses descendants font encore, il avait un gîte et une -besogne assurés pour tous les jours de l'année. Aussi régulier dans -sa tournée que la terre dans sa rotation, on le voyait, à époque -fixe, reparaître dans les mêmes lieux où il avait passé l'année -précédente, toujours accompagné du même chien et de la même longue -épée. - -Ce personnage était aussi curieux et plus comique, dans son genre, que -le sorcier Patience. C'était un homme bilieux et mélancolique, grand, -sec, anguleux, plein de lenteur, de majesté et de réflexion dans -toutes ses manières. Il aimait si peu à parler, qu'il répondait à -toutes les questions par monosyllabes; toutefois, il ne s'écartait -jamais des règles de la plus austère politesse, et il disait peu de -mots sans élever la main vers la corne de son chapeau en signe de -révérence et de civilité. Était-il ainsi par caractère? ou bien, -dans son métier ambulant, la crainte de s'aliéner quelques-unes de ses -nombreuses pratiques par des propos inconsidérés lui inspira-t-elle -cette sage réserve? On ne le savait point. Il avait l'œil et le pied -dans toutes les maisons; il avait, le jour, la clef de tous les greniers -et place, le soir, au foyer de toutes les cuisines. Il savait tout, -d'autant plus que son air rêveur et absorbé inspirait l'abandon en sa -présence, et pourtant jamais il ne lui était arrivé de rapporter dans -une maison ce qui se passait dans une autre. - -Si vous voulez savoir comment ce caractère m'avait frappé, je vous -dirai que j'avais été témoin des efforts de mes oncles et de mon -grand-père pour le faire parler. Ils espéraient savoir de lui ce qui -se passait au château de Sainte-Sévère, chez M. Hubert de Mauprat, -l'objet de leur haine et de leur envie. Quoique don Marcasse (on -l'appelait _don_ parce qu'on lui trouvait la démarche et la fierté -d'un hidalgo ruiné), quoique don Marcasse, dis-je, eût été -impénétrable à cet égard comme à tous les autres, les Mauprat -_Coupe-Jarret_ ne manquaient pas de l'amadouer toujours davantage, -espérant tirer de lui quelque chose de relatif à Mauprat -_Casse-Tête._ - -Nul ne pouvait donc savoir les sentiments de Marcasse sur quoi que ce -soit; le plus court eût été de supposer qu'il ne se donnait pas la -peine d'en avoir aucun. Cependant l'attrait que Patience semblait -éprouver pour lui, jusqu'à l'accompagner durant plusieurs semaines -dans ses voyages, donnait à penser qu'il y avait quelque sortilège -dans son air mystérieux, et que ce n'était pas seulement la longueur -de son épée et l'adresse de son chien qui faisaient si merveilleuse -déconfiture de taupes et de belettes. On parlait tout bas d'herbes -enchantées, au moyen desquelles il faisait sortir de leurs trous ces -animaux méfiants pour les prendre au piège; mais, comme on se trouvait -bien de cette magie, on ne songeait pas à lui en faire un crime. - -Je ne sais si vous avez assisté à ce genre de chasse. Elle est -curieuse, surtout dans les greniers à fourrage. L'homme et le chien -grimpant aux échelles et courant sur les bois de charpente avec un -aplomb et une agilité surprenants; le chien flairant les trous des -murailles, faisant l'office de chat, se mettant à fallut et veillant en -embuscade jusqu'à ce que le _gibier_ se livre à la rapière du -chasseur; celui-ci lardant des bottes de paille et passant l'ennemi au -fil de l'épée: tout cela, accompli et dirigé avec gravité et -importance par don Marcasse, était, je vous assure, aussi singulier que -divertissant. - -Lorsque j'aperçus ce féal, je crus pouvoir braver le sorcier, et -j'approchai hardiment. Sylvain me regardait avec admiration, et je -remarquai que Patience lui-même ne s'attendait pas à tant d'audace. -J'affectai d'aborder Marcasse et de lui parler, afin de braver mon -ennemi. Ce que voyant, il écarta doucement le preneur de taupes et, -posant sa lourde main sur ma tête, il me dit fort tranquillement: - ---Vous avez grandi depuis quelque temps, mon beau monsieur! - -La rougeur me monta au visage, et, reculant avec dédain: - ---Prenez garde à ce que vous faites, manant, lui dis-je; vous devriez -vous rappeler que, si vous avez encore vos deux oreilles, c'est à ma -bonté que vous le devez. - ---Mes deux oreilles! dit Patience en riant avec amertume. - -Et, faisant allusion au surnom de ma famille, il ajouta: - ---Vous voulez dire mes deux jarrets? _Patience! patience!_ un temps -n'est peut-être pas loin où les manants ne couperont aux nobles ni les -jarrets ni les oreilles, mais la tête et la bourse... - ---Taisez-vous, maître Patience, dit le preneur de taupes d'un ton -solennel, vous ne parlez pas en philosophe. - ---Tu as raison, toi, répliqua le sorcier; et, au fait, je ne sais pas -pourquoi je querelle ce petit _gars._ Il aurait dû me faire mettre en -bouillie par ses oncles; car je l'ai fouetté, l'été dernier, pour une -sottise qu'il m'avait faite et je ne sais pas ce qui est arrivé dans la -famille, mais les Mauprat ont perdu une belle occasion de faire du mal -au prochain. - ---Apprenez, paysan, lui dis-je, qu'un noble se venge toujours noblement; -je n'ai pas voulu faire punir mes injures par des gens plus forts que -vous; mais attendez deux ans, et je vous promets de vous pendre, de ma -propre main, à un certain arbre que je reconnaîtrai bien, et qui est -devant la porte de la tour Gazeau. Si je ne le fais, je veux cesser -d'être gentilhomme; si je vous épargne, je veux être appelé meneur -de loups. - -Patience sourit, et, tout d'un coup devenant sérieux, il attacha sur -moi ce regard profond qui rendait sa physionomie si remarquable. Puis, -se tournant vers le chasseur de belettes: - ---C'est singulier, dit-il, il y a quelque chose dans cette race. Voyez -le plus méchant noble: il a encore plus de cœur dans certaines choses -que le plus brave d'entre nous. Ah! c'est tout simple, ajouta-t-il en se -parlant en lui-même; on les élève comme ça, et nous, on nous dit que -nous naissons pour obéir... _Patience!_ - -Il garda un instant le silence, puis il sortit de sa rêverie pour me -dire d'un ton de bonhomie un peu railleuse: - ---Vous voulez me pendre, monseigneur _Brin de chaume?_ Mangez donc -beaucoup de soupe, car vous n'êtes pas encore assez haut pour atteindre -à la branche qui me portera; et, jusque-là... il passera peut-être -sous le pont bien de l'eau dont vous ne savez pas le goût. - ---Mal parlé, mal parlé, dit le preneur de taupes d'un air grave; -allons, la paix. Monsieur Bernard, pardon pour Patience; c'est un vieux, -un fou. - ---Non, non, dit Patience, je veux qu'il me pende; il a raison, il me -doit cela, et, au fait, cela arrivera peut-être plus vite que tout le -reste. Ne vous dépêchez pas trop de grandir, monsieur; car, moi, je me -dépêche de vieillir plus que je ne voudrais; et, puisque vous êtes si -brave, vous ne voudrez pas attaquer un homme qui ne pourrait plus se -défendre. - ---Vous avez bien usé de votre force avec moi! m'écriai-je; ne -m'avez-vous pas fait violence? dites! n'est-ce pas une lâcheté, cela? - -Il fit un geste de surprise. - ---Oh! les enfants, les enfants! dit-il, voyez comme cela raisonne! La -vérité est dans la bouche des enfants. - -Et il s'éloigna en rêvant et en se disant des sentences à lui-même, -comme il avait l'habitude de faire. Marcasse m'ôta son chapeau et me -dit d'un ton impassible: - ---Il a tort... il faut la paix... pardon... repos... salut! - -Ils disparurent, et là cessèrent mes rapports avec Patience. Ils ne -furent renoués que longtemps après. - - -[Note 3: Je vois.] - -[Note 4: Le.] - -[Note 5: Avec.] - - - - -VI - - -J'avais quinze ans quand mon grand-père mourut; sa mort ne causa point -de douleur, mais une véritable consternation à la Roche-Mauprat. Il -était l'âme de tous les vices qui y régnaient, et il est certain -qu'il y avait en lui quelque chose de plus cruel et de moins vil que -dans ses fils. Après lui, l'espèce de gloire que son audace nous avait -acquise s'éclipsa. Ses enfants, jusque-là bien disciplinés, devinrent -de plus en plus ivrognes et débauchés. D'ailleurs, les expéditions -furent chaque jour plus périlleuses. - -Excepté le petit nombre de féaux que nous traitions bien et qui nous -étaient tous dévoués, nous étions de plus en plus isolés et sans -ressources. Le pays d'alentour avait été abandonné à la suite de nos -violences. La frayeur que nous inspirions agrandissait chaque jour le -désert autour de nous. Il fallait aller loin et se hasarder sur les -confins de la plaine. Là, nous n'avions pas le dessus, et mon oncle -Laurent, le plus hardi de tous, fut grièvement blessé dans une -escarmouche. Il fallut chercher d'autres ressources. Jean les suggéra. -Ce fut de se glisser dans les foires sous divers déguisements et d'y -commettre des vols habiles. De brigands, nous devînmes filous, et notre -nom détesté s'avilit de plus en plus. Nous établîmes des -accointances avec tout ce que la province recélait de gens tarés, et, -par un échange de services frauduleux, nous échappâmes encore une -fois à la misère. - -Je dis nous, car je commençais à faire partie de cette bande de -coupe-jarrets quand mon grand-père mourut. Il avait cédé à mes -prières et m'avait associé à quelques-unes des dernières courses -qu'il tenta. Je ne vous ferai point d'excuses, mais vous voyez devant -vous un homme qui a fait le métier de bandit. C'est un souvenir qui ne -me laisse nul remords, pas plus qu'à un soldat d'avoir fait campagne -sous les ordres de son général. Je croyais encore vivre au moyen âge. -La force et la sagesse des lois établies étaient pour moi des paroles -dépourvues de sens. Je me sentais brave et vigoureux; je me battais. Il -est vrai que les résultats de nos victoires me faisaient souvent -rougir; mais, n'en profitant pas, je m'en lavais les mains, et je me -souviens avec plaisir d'avoir aidé plus d'une victime terrassée à se -relever et à s'enfuir. - -Cette existence m'étourdissait par son activité, ses dangers et ses -fatigues. Elle m'arrachait aux douloureuses réflexions qui eussent pu -naître en moi. En outre, elle me soustrayait à la tyrannie immédiate -de Jean. Mais, quand mon grand-père fut mort, et notre bande dégradée -par un autre genre d'exploits, je retombai sous cette odieuse -domination. Je n'étais nullement propre au mensonge et à la fraude. Je -montrais non seulement de l'aversion, mais encore de l'incapacité pour -cette industrie nouvelle. On me regarda comme un membre inutile, et les -mauvais procédés recommencèrent. On m'eût chassé si on n'eût -craint que, me réconciliant avec la société, je ne devinsse un ennemi -dangereux. Dans cette alternative de me nourrir ou d'avoir à me -redouter, il fut souvent délibéré (je l'ai su depuis) de me chercher -querelle et de me forcer à une rixe dans laquelle on se déferait de -moi. C'était l'avis de Jean; mais Antoine, celui qui avait perdu le -moins de l'énergie et de l'espèce d'équité domestique de Tristan, -opina et prouva que j'étais plus précieux que nuisible. J'étais un -bon soldat, on pouvait avoir besoin encore de bras dans l'occasion. Je -pouvais aussi me former à l'escroquerie: j'étais bien jeune et bien -ignorant; mais si Jean voulait me prendre par la douceur, rendre mon -sort moins malheureux, et surtout m'éclairer sur ma véritable -situation, en m'apprenant que j'étais perdu pour la société et que je -ne pouvais y reparaître sans être pendu aussitôt, peut-être mon -obstination et ma fierté plieraient-elles devant le bien-être d'une -part, et la nécessité, de l'autre. Il fallait au moins le tenter avant -de se débarrasser de moi. - ---Car, disait Antoine pour conclure son homélie, nous étions dix -Mauprat l'année dernière; notre père est mort, et, si nous tuons -Bernard, nous ne serons plus que huit. - -Cet argument l'emporta. On me tira de l'espèce de cachot où je -languissais depuis plusieurs mois; on me donna des habits neufs; on -changea mon vieux fusil pour une belle carabine que j'avais toujours -désirée; on me fit l'exposé de ma situation dans le monde; on me -versa du meilleur vin à mes repas. Je promis de réfléchir, et, en -attendant, je m'abrutis un peu plus dans l'inaction et dans l'ivrognerie -que je n'avais fait dans le brigandage. - -Cependant ma captivité me laissa de si tristes impressions, que je fis -le serment, à part moi, de m'exposer à tout ce qui pourrait m'advenir -sur les terres du roi de France, plutôt que de supporter le retour de -ces mauvais traitements. Un méchant point d'honneur me retenait seul à -la Roche-Mauprat. Il était évident que l'orage s'amassait sur nos -têtes. Les paysans étaient mécontents, malgré tout ce que nous -faisions pour nous les attacher; des doctrines d'indépendance -s'insinuaient sourdement parmi eux; nos plus fidèles serviteurs se -lassaient d'avoir le pain et les vivres en abondance; ils demandaient de -l'argent, et nous n'en avions pas. Plusieurs sommations nous avaient -été faites sérieusement de payer à l'État les impôts du fisc; et, -nos créanciers se joignant aux gens du roi et aux paysans révoltés, -tout nous menaçait d'une catastrophe semblable à celle dont le -seigneur de Pleumartin venait d'être la victime dans le pays[6]. - -Mes oncles avaient longtemps projeté de s'adjoindre aux rapines et à -la résistance de ce hobereau. Mais, au moment où Pleumartin, près de -tomber au pouvoir de ses ennemis, nous avait donné sa parole de nous -accueillir comme amis et alliés si nous marchions à son secours, nous -avions appris sa défaite et sa fin tragique. Nous étions donc à toute -heure sur nos gardes. Il fallait quitter le pays ou traverser une crise -décisive. Les uns conseillaient le premier parti; les autres -s'obstinaient à suivre le conseil du père mourant et à s'enterrer -sous les ruines du donjon. Ils traitaient de lâcheté et de couardise -toute idée de fuite ou de transaction. La crainte d'encourir un pareil -reproche et peut-être un peu d'amour instinctif du danger me retenaient -donc encore; mais mon aversion pour cette existence odieuse sommeillait -en moi, toujours prêle à éclater violemment. - -Un soir que nous avions largement soupe, nous restâmes à table, -continuant à boire et à converser, Dieu sait dans quels termes et sur -quels sujets! Il faisait un temps affreux, l'eau ruisselait sur le pavé -de la salle par les fenêtres disjointes, l'orage ébranlait les vieux -murs. Le vent de la nuit sifflait à travers les crevasses de la voûte -et faisait ondoyer la flamme de nos torches de résine. On m'avait -beaucoup raillé, pendant le repas, de ce qu'on appelait ma vertu; on -avait traité ma sauvagerie envers les femmes de continence, et c'était -surtout à ce propos qu'on me poussait à mal par la mauvaise honte. -Comme, tout en me défendant de ces moqueries grossières et en -ripostant sur le même ton, j'avais bu énormément, ma farouche -imagination s'était enflammée, et je me vantais d'être plus hardi et -mieux venu, auprès de la première femme qu'on amènerait à la -Roche-Mauprat, qu'aucun de mes oncles. Le défi fut accepté avec de -grands éclats de rire. Les roulements de la foudre répondirent à -cette gaieté infernale. - -Tout à coup le cor sonna à la herse. Tout rentra dans le silence. -C'était la fanfare dont les Mauprat se servaient entre eux pour -s'appeler et se reconnaître. C'était mon oncle Laurent qui avait été -absent tout le jour et qui demandait à rentrer. Nous avions tant de -sujets de méfiance, que nous étions nous-mêmes porte-clefs et -guichetiers de notre forteresse. Jean se leva en agitant les clefs; mais -il resta immobile aussitôt pour écouter le cor, qui annonçait par une -seconde fanfare qu'il amenait une prise, et qu'il fallait aller -au-devant de lui. En un clin d'œil, tous les Mauprat furent à la herse -avec des flambeaux, excepté moi, dont l'indifférence était profonde, -et les jambes sérieusement avinées. - ---Si c'est une femme, s'écria Antoine en sortant, je jure sur l'âme de -mon père qu'elle te sera adjugée, vaillant jeune homme! et nous -verrons si ton audace répond à tes prétentions. - -Je restai les coudes sur la table, plongé dans un malaise stupide. - -Lorsque la porte se rouvrit, je vis entrer une femme d'une démarche -assurée et revêtue d'un costume étrange. Il me fallut un effort pour -ne pas tomber dans une sorte de divagation, et pour comprendre ce que -l'un des Mauprat vint me dire à l'oreille. Au milieu d'une battue aux -loups, à laquelle plusieurs seigneurs des environs, avec leurs femmes, -avaient voulu prendre part, le cheval de cette jeune personne s'était -effrayé et l'avait emportée loin de la chasse. Lorsqu'il s'était -calmé après une pointe de près d'une lieue, elle avait voulu -retourner en arrière; mais, ne connaissant pas le pays de la Varenne, -où tous les sites se ressemblent, elle s'était de plus en plus -écartée. L'orage et la nuit avaient mis le comble à son embarras. -Laurent, l'ayant rencontrée, lui avait offert de la conduire au -château de Rochemaure, qui était en effet à plus de six lieues de -là, mais qu'il disait très voisin, et dont il feignait d'être le -garde-chasse. Cette dame avait accepté son offre. Sans connaître la -dame de Rochemaure, elle était un peu sa parente et se flattait d'être -bien accueillie. Elle n'avait jamais rencontré la figure d'aucun -Mauprat et ne songeait guère être si près de leur repaire. Elle avait -donc suivi son guide sans défiance, et, n'ayant vu de sa vie la -Roche-Mauprat ni de près ni de loin, elle fut introduite dans la salle -de nos orgies sans avoir le moindre soupçon du piège où elle était -tombée. - -Quand je frottai mes yeux appesantis et regardai cette femme si jeune et -si belle, avec un air de calme, de franchise et d'honnêteté que je -n'avais jamais trouvé sur le front d'aucune autre (toutes celles qui -avaient passé la herse de notre manoir étant d'insolentes prostituées -ou des victimes stupides), je crus faire un rêve. - -J'avais vu des fées figurer dans mes légendes de chevalerie. Je crus -presque que Morgane ou Urgande venait chez nous pour faire justice, et -j'eus envie un instant de me jeter à genoux et de protester contre -l'arrêt qui m'eût confondu avec mes oncles. Antoine, à qui Laurent -avait rapidement donné le mot, s'approcha d'elle, avec autant de -politesse qu'il était capable d'en avoir, et la pria d'excuser son -costume de chasse et celui de ses amis. Ils étaient tous neveux ou -cousins de la dame de Rochemaure, et ils attendaient, pour se mettre à -table, que cette dame, qui était fort dévote, fût sortie de la -chapelle, où elle était en conférence pieuse avec son aumônier. -L'air de candeur et de confiance avec lequel l'inconnue écouta ce -mensonge ridicule me serra le cœur; mais je ne me rendis pas compte de -ce que j'éprouvais. - ---Je ne veux pas, dit-elle à mon oncle Jean, qui faisait l'assidu d'un -air de satyre auprès d'elle, déranger cette dame; je suis trop -inquiète de l'inquiétude que je cause moi-même à mon père et à mes -amis dans ce moment pour vouloir m'arrêter ici. Dites-lui que je la -supplie de me prêter un cheval frais et un guide, afin que je retourne -vers le lieu où je présume qu'ils peuvent avoir été m'attendre. - ---Madame, répondit Jean avec assurance, il est impossible que vous vous -remettiez en route par le temps qu'il fait; d'ailleurs, cela ne -servirait qu'à retarder le moment de rejoindre ceux qui vous cherchent. -Dix de nos gens bien montés et armés de torches partent à l'instant -même par dix routes différentes et vont parcourir la Varenne sur tous -les points. Il est donc impossible que, dans deux heures au plus, vos -parents n'aient pas de vos nouvelles, et que bientôt vous ne les voyiez -arriver ici, où ils seront hébergés le mieux possible. Tenez-vous -donc en repos et acceptez quelques cordiaux pour vous remettre, car vous -êtes mouillée et accablée de fatigue. - ---Sans l'inquiétude que j'éprouve, je serais affamée, répondit-elle -en souriant. Je vais essayer de manger quelque chose; mais ne faites -rien d'extraordinaire pour moi. Vous avez déjà mille fois trop de -bonté. - -Elle s'approcha de la table où j'étais resté accoudé, et prit un -fruit tout près de moi sans m'apercevoir. Je me retournai et la -regardai effrontément d'un air abruti. Elle supporta mon regard avec -arrogance. Voilà du moins ce qu'il me sembla. J'ai su depuis qu'elle ne -me voyait seulement pas; car, tout en faisant effort sur elle-même pour -paraître calme et répondre avec confiance à l'hospitalité qu'on lui -offrait, elle était fort troublée de la présence inattendue de tant -d'hommes étranges, de mauvaise mine et grossièrement vêtus. Pourtant -nul soupçon ne lui venait. J'entendis un des Mauprat dire près de moi -à Jean: - ---Bon! tout va bien; elle donne dans le panneau; faisons-la boire, elle -causera. - ---Un instant, répondit Jean, surveillez-la, l'affaire est sérieuse; il -y a mieux à faire ici qu'à se divertir. Je vais tenir conseil, on vous -appellera pour dire votre avis; mais ayez l'œil un peu sur Bernard. - ---Qu'est-ce qu'il y a? dis-je brusquement en me retournant vers lui. -Est-ce que cette _fille_ ne m'appartient pas? N'a-t-on pas juré sur -l'âme de mon grand-père...? - ---Ah! c'est parbleu vrai! dit Antoine en s'approchant de notre groupe, -tandis que les autres Mauprat entouraient la dame. Écoute, Bernard, je -tiendrai ma parole à une condition. - ---Laquelle? - ---C'est bien simple: d'ici à dix minutes, tu ne diras pas à cette -donzelle qu'elle n'est pas chez la vieille Rochemaure. - ---Pour qui me prenez-vous? répondis-je en enfonçant mon chapeau sur -mes yeux. Croyez-vous que je sois une bête? Attendez, voulez-vous que -j'aille prendre la robe de ma grand'mère qui est là-haut, et que je me -fasse passer pour la dévote de Rochemaure? - ---Bonne idée, dit Laurent. - ---Mais, avant tout, j'ai à vous parler, reprit Jean. - -Et il les entraîna dehors, après avoir fait un signe aux autres. Au -moment où ils sortaient tous, je crus voir que Jean voulait engager -Antoine à me surveiller; mais Antoine, avec une insistance que je ne -compris pas, s'obstina à les suivre. Je restai seul avec l'inconnue. - -Je demeurai un instant étourdi, bouleversé, et plus embarrassé que -satisfait du tête-à-tête; puis, en cherchant à me rendre compte de -ce qui se passait de mystérieux autour de moi, je parvins à -m'imaginer, à travers les fumées du vin, quelque chose d'assez -vraisemblable, quoique pourtant ce fût une erreur complète. - -Je crus expliquer tout ce que je venais de voir et d'entendre, en -supposant: 1° que cette dame si tranquille et si parée était une de -ces filles de bohème que j'avais vues quelquefois dans les foires; 2° -que Laurent, l'ayant rencontrée par les champs, l'avait amenée pour -divertir la compagnie; 3° qu'on lui avait fait confidence de mon état -d'ivresse fanfaronne, et qu'on l'amenait pour mettre ma galanterie à -l'épreuve, tandis qu'on me regarderait par le trou de la serrure. Mon -premier mouvement, dès que cette pensée se fut emparée de moi, fut de -me lever et d'aller droit à la porte, que je fermai à double tour et -dont je tirai les verrous; puis je revins vers la dame, déterminé que -j'étais à ne pas lui donner lieu de railler ma timidité. - -Elle était assise sous le manteau de la cheminée; et, comme elle -était occupée à sécher ses habits mouillés et penchée vers le -foyer, elle ne s'était pas rendu compte de ce que je faisais; mais -l'expression étrange de mon visage la fit tressaillir lorsque je -m'approchai d'elle. J'étais déterminé à l'embrasser pour commencer; -mais, je ne sais par quel prodige, dès qu'elle eut levé ses yeux sur -moi, cette familiarité me devint impossible. Je ne me sentis que le -courage de lui dire: - ---Ma foi! mademoiselle, vous êtes charmante, et vous me plaisez, aussi -vrai que je m'appelle Bernard Mauprat. - ---Bernard Mauprat! s'écria-t-elle en se levant; vous êtes Bernard -Mauprat, vous? En ce cas, changez de langage et sachez à qui vous -parlez; ne vous l'a-t-on pas dit? - ---On ne me l'a pas dit, mais je le devine, répondis-je en ricanant et -en m'efforçant de lutter contre le respect que m'inspiraient sa pâleur -subite et son attitude impérieuse. - ---Si vous le devinez, dit-elle, comment est-il possible que vous me -parliez comme vous faites? Mais on m'avait bien dit que vous étiez mal -élevé, et pourtant j'avais toujours désiré vous rencontrer. - ---En vérité, dis-je en ricanant toujours, vous! princesse de grandes -routes, qui avez connu tant de gens en votre vie? Laissez mes lèvres -rencontrer les vôtres, s'il vous plaît, ma belle, et vous saurez si je -suis aussi bien élevé que messieurs mes oncles, que vous écoutiez si -bien tout à l'heure. - ---Vos oncles! s'écria-t-elle en saisissant brusquement sa chaise et en -la plaçant entre nous comme par un instinct de défense. Oh! mon Dieu! -mon Dieu! je ne suis pas chez Mme de Rochemaure! - ---Le nom commence toujours de même, et nous sommes d'aussi bonne roche -que qui que ce soit. - ---La Roche-Mauprat!... murmura-t-elle en frissonnant de la tête aux -pieds comme une biche qui entend hurler les loups. - -Et ses lèvres devinrent toutes blanches. L'angoisse passa dans tous ses -traits. Par une involontaire sympathie, je frémis moi-même et je -faillis changer tout à coup de manières et de langage. - ---Qu'est-ce que cela a donc de surprenant pour elle? me disais-je; -n'est-ce pas une comédie qu'elle joue? et, si les Mauprat ne -sont pas là derrière quelque boiserie à nous écouter, ne leur -racontera-t-elle pas mot pour mot tout ce qui se sera passé? Cependant -elle tremble comme une feuille de peuplier... Mais si c'est une -comédienne? J'en ai vu une qui faisait Geneviève de Brabant et qui -pleurait à s'y méprendre. - -J'étais dans une grande perplexité, et je promenais des yeux hagards -tantôt sur elle, tantôt sur les portes, que je croyais toujours près -de s'ouvrir toutes grandes, aux éclats de rire de mes oncles. - -Cette femme était belle comme le jour. Je ne crois pas que jamais il -ait existé une femme aussi jolie que celle-là. Ce n'est pas moi -seulement qui l'atteste; elle a laissé une réputation de beauté qui -n'est pas encore oubliée dans le pays. Elle était d'une taille assez -élevée, svelte et remarquable par l'aisance de ses mouvements. Elle -était blanche avec des yeux noirs et des cheveux d'ébène. Ses regards -et son sourire avaient une expression de bonté et de finesse dont le -mélange était incompréhensible; il semblait que le ciel lui eût -donné deux âmes, une toute d'intelligence, une toute de sentiment. -Elle était naturellement gaie et brave; c'était un ange que les -chagrins de l'humanité n'avaient pas encore osé toucher. Rien ne -l'avait fait souffrir, rien ne lui avait appris la méfiance et -l'effroi. C'était donc là la première souffrance de sa vie, et -c'était moi, brute, qui la lui inspirais. Je la prenais pour une -bohémienne, et c'était un ange de pureté. - -C'était ma jeune tante à la mode de Bretagne, Edmée de Mauprat, fille -de M. Hubert, mon grand-oncle (à la mode de Bretagne aussi), qu'on -appelait le chevalier, et qui s'était fait relever de l'ordre de Malte -pour se marier dans un âge déjà mûr; car, ma tante et moi, nous -étions du même âge. Nous avions dix-sept ans tous deux, à quelques -mois de différence, et ce fut là notre première entrevue. Celle que -j'aurais dû protéger au péril de ma vie, envers et contre tous, -était là, devant moi, palpitante et consternée comme une victime -devant le bourreau. - -Elle fit un grand effort, et, s'approchant de moi, qui marchais avec -préoccupation dans la salle, elle se nomma et ajouta: - ---Il est impossible que vous soyez un infâme comme tous ces brigands -que je viens de voir et dont je sais la vie infernale. Vous êtes jeune; -votre mère était bonne et sage. Mon père voulait vous élever et vous -adopter. Encore aujourd'hui, il regrette de ne pouvoir vous tirer de -l'abîme où vous êtes plongé. N'avez-vous pas reçu plusieurs -messages de sa part? Bernard, vous êtes mon proche parent, songez aux -liens du sang; pourquoi voulez-vous m'insulter? Veut-on m'assassiner ici -ou me donner la torture? Pourquoi m'a-t-on trompée en me disant que -j'étais à Rochemaure? pourquoi s'est-on retiré d'un air de mystère? -Que prépare-t-on? que se passe-t-il? - -La parole expira sur ses lèvres; un coup de fusil venait de se faire -entendre au dehors. Une décharge de couleuvrine y répondit, et la -trompe d'alarme ébranla de sons lugubres les tristes murailles du -donjon. Mlle de Mauprat retomba sur sa chaise. Je restai immobile, ne -sachant si c'était là une nouvelle scène de comédie imaginée pour -se divertir de moi, et décidé à ne point me mettre en peine de cette -alarme jusqu'à ce que j'eusse la preuve certaine qu'elle n'était pas -simulée. - ---Allons, lui dis-je en me rapprochant d'elle, convenez que tout ceci -est une plaisanterie. Vous n'êtes pas mademoiselle de Mauprat, et vous -voulez savoir si je suis un apprenti capable de faire l'amour. - ---J'en jure par le Christ, répondit-elle en prenant mes mains dans ses -mains froides comme la mort, je suis Edmée, votre parente, votre -prisonnière, votre amie; car je me suis toujours intéressée à vous, -j'ai toujours supplié mon père de ne pas vous abandonner... Mais -écoutez, Bernard, on se bat, on se bat à coups de fusil! C'est mon -père qui vient me chercher sans doute, et on va le tuer! Ah! -s'écria-t-elle en tombant à genoux devant moi, allez empêcher cela, -Bernard, mon enfant! Dites à vos oncles de respecter mon père, le -meilleur des hommes, si vous saviez. Dites-leur que, s'ils nous -haïssent, s'ils veulent verser du sang, eh bien, qu'ils me tuent! -qu'ils m'arrachent le cœur, mais qu'ils respectent mon père... - -On m'appela du dehors d'une voix véhémente. - ---Où est ce poltron? où est cet enfant de malheur? disait mon oncle -Laurent. - -On secoua la porte; je l'avais si bien fermée, qu'elle résista à des -secousses furieuses. - ---Ce misérable lâche s'amuse à faire l'amour pendant qu'on nous -égorge! Bernard, la maréchaussée nous attaque. Votre oncle Louis -vient d'être tué. Venez, pour Dieu, venez, Bernard! - ---Que le diable vous emporte tous! m'écriai-je, et soyez tué -vous-même, si je crois un mot de tout cela; je ne suis pas si sot que -vous pensez; il n'y a de lâches ici que ceux qui mentent. Moi, j'ai -juré que j'aurais la femme, et je ne la rendrai que quand il me plaira. - ---Allez au diable! répondit Laurent, vous faites semblant... - -Les décharges de mousqueterie redoublèrent. Des cris affreux se firent -entendre. Laurent quitta la porte et se mit à courir vers le bruit. Son -empressement marquait tant de vérité, que je n'y pus résister. -L'idée qu'on m'accuserait de lâcheté l'emporta; je m'avançai vers la -porte. - ---Ô Bernard! ô monsieur de Mauprat! s'écria Edmée en se traînant -après moi, laissez-moi aller avec vous; je me jetterai aux pieds de vos -oncles, je ferai cesser ce combat, je leur céderai tout ce que je -possède, ma vie, s'ils la veulent... pour que celle de mon père soit -sauvée. - ---Attendez, lui dis-je en me retournant vers elle, je ne peux pas savoir -si on ne se moque pas de moi. Je crois que mes oncles sont là derrière -la porte, et que, pendant que nos valets de chiens tiraillent dans la -cour, on tient une couverture pour me berner. Vous êtes ma cousine, ou -vous êtes une... Vous allez me faire un serment, et je vous en ferai un -à mon tour. Si vous êtes une princesse errante, et que, vaincu par vos -grimaces, je sorte de cette chambre, vous allez jurer d'être ma -maîtresse et de ne souffrir personne auprès de vous avant que j'aie -usé de mes droits; ou bien, moi, je vous jure que vous serez corrigée -comme j'ai corrigé ce matin Flore, ma chienne mouchetée. Si vous êtes -Edmée, et que je vous jure de me mettre entre votre père et ceux qui -voudraient le tuer, que me promettez-vous, que me jurez-vous? - ---Si vous sauviez mon père, s'écria-t-elle, je vous jure que je vous -épouserais. - ---Oui-da! lui dis-je, enhardi par son enthousiasme, dont je ne -comprenais pas la sublimité. Donnez-moi donc un gage, afin qu'en tout -cas, je ne sorte pas d'ici comme un sot. - -Elle se laissa embrasser sans faire résistance; ses joues étaient -glacées. Elle s'attachait machinalement à mes pas pour sortir; je fus -obligé de la repousser. Je le fis sans rudesse; mais elle tomba comme -évanouie. Je commençai à comprendre la réalité de ma situation; car -il n'y avait personne dans le corridor, et les bruits du dehors -devenaient de plus en plus alarmants. J'allais courir vers mes armes, -lorsqu'un dernier mouvement de méfiance, ou peut-être un autre -sentiment, me fit revenir sur mes pas et fermer à double tour la porte -de la salle où je laissais Edmée. Je mis la clef dans ma ceinture, et -j'allai aux remparts, armé de mon fusil, que je chargeai en courant. - -C'était tout simplement une attaque de la maréchaussée; il n'y avait -là rien de commun avec Mlle de Mauprat. Nos créanciers avaient obtenu -prise de corps contre nous. Les gens de loi, battus et maltraités, -avaient requis de l'avocat du roi au présidial de Bourges un mandat -d'amener, que la force armée exécutait de son mieux, espérant -s'emparer de nous avec facilité au moyen d'une surprise nocturne. Mais -nous étions en meilleur état de défense qu'ils ne pensaient; nos gens -étaient braves et bien armés, et puis nous nous battions pour notre -existence tout entière; nous avions le courage du désespoir, et -c'était un avantage immense. Notre troupe montait à vingt-quatre -personnes, la leur à plus de cinquante militaires. Une vingtaine de -paysans lançaient des pierres sur les côtés; mais ils faisaient plus -de mal à leurs alliés qu'à nous. - -Le combat fut acharné pendant une demi-heure; puis notre résistance -effraya tellement l'ennemi, qu'il se replia et suspendit ses -hostilités; mais il revint bientôt à la charge et fut de nouveau -repoussé avec perte. Les hostilités furent encore suspendues. On nous -somma de nous rendre pour la troisième fois, en nous promettant la vie -sauve. Antoine Mauprat leur répondit par une moquerie obscène. Ils -restèrent indécis, mais ne se retirèrent pas. - -Je m'étais battu bravement; j'avais fait ce que j'appelais mon devoir. -La trêve se prolongeait. Nous ne pouvions plus juger de la distance de -l'ennemi, et nous n'osions risquer une décharge dans l'obscurité, car -nos munitions de guerre étaient précieuses. Tous mes oncles étaient -cloués aux remparts dans l'incertitude d'une nouvelle attaque. L'oncle -Louis était grièvement blessé. Ma prisonnière me revint en mémoire. -J'avais, au commencement du combat, entendu dire à Jean Mauprat qu'il -fallait, en cas de défaite, l'offrir à condition qu'on lèverait le -siège, ou la pendre aux yeux de l'ennemi. Je ne pouvais plus douter de -la vérité de ce qu'elle m'avait dit. Quand la victoire parut se -déclarer pour nous, on oublia la captive. Seulement le rusé Jean se -détacha de sa chère couleuvrine qu'il pointait avec tant d'amour, et se -glissa comme un chat dans les ténèbres. Un mouvement de jalousie -incroyable s'empara de moi. Je jetai mon fusil, et je m'élançai sur -ses traces, le couteau dans la main, et résolu, je crois, à le -poignarder s'il touchait à ce que je regardais comme ma capture. Je le -vis approcher de la porte, essayer de l'ouvrir, regarder avec attention -par le trou de la serrure, pour s'assurer que sa proie ne lui avait pas -échappé. Les coups de fusil recommencèrent. Il tourna sur ses talons -inégaux avec l'agilité surprenante dont il était doué et courut aux -remparts. Pour moi, caché dans l'ombre, je le laissai passer et ne le -suivis pas. Un autre instinct que celui du carnage venait de s'emparer -de moi. Un éclair de jalousie avait enflammé mes sens. La fumée de la -poudre, la vue du sang, le bruit, le danger et plusieurs rasades -d'eau-de-vie avalées à la ronde pour entretenir l'activité, m'avaient -singulièrement échauffé la tête. Je pris la clef dans ma ceinture, -j'ouvris brusquement la porte, et, quand je reparus devant la captive, -je n'étais plus le novice méfiant et grossier qu'elle avait réussi à -ébranler; j'étais le brigand farouche de la Roche-Mauprat, cent fois -plus dangereux cette fois que la première. Elle s'élança vers moi -avec impétuosité. J'ouvris mes bras pour la saisir; mais, au lieu de -s'en effrayer, elle s'y jeta en criant: - ---Eh bien, mon père? - ---Ton père, lui dis-je en l'embrassant, n'est pas là. Il n'est pas -plus question de lui que de toi sur la brèche à l'heure qu'il est. -Nous avons _descendu_ une douzaine de gendarmes, et voilà tout. La -victoire se déclare pour nous comme de coutume. Ainsi ne t'inquiète -plus de ton père; moi, je ne m'inquiète plus des gens du roi. Vivons -en paix et fêtons l'amour. - -En parlant ainsi, je portai à mes lèvres un broc de vin qui restait -sur la table. Mais elle me l'ôta des mains d'un air d'autorité qui -m'enhardit. - ---Ne buvez plus, me dit-elle; songez à ce que vous dites. Est-ce vrai, -ce que vous avez dit? en répondez-vous sur l'honneur, sur l'âme de -votre mère? - ---Tout cela est vrai, je le jure sur votre belle bouche toute rose, lui -répondis-je en essayant de l'embrasser encore. - -Mais elle recula avec terreur. - ---Oh! mon Dieu, dit-elle, il est ivre! Bernard! Bernard! souvenez-vous -de ce que vous avez promis, gardez votre parole. Vous savez bien, à -présent, que je suis votre parente, votre sœur. - ---Vous êtes ma maîtresse ou ma femme, lui répondis-je en la -poursuivant toujours. - ---Vous êtes un misérable! reprit-elle en me repoussant de sa cravache. -Qu'avez-vous fait pour que je vous sois quelque chose? Avez-vous secouru -mon père? - ---J'ai juré de le secourir, et je l'aurais fait s'il eût été là; -c'est donc comme si je l'avais fait. Savez-vous que, si je l'avais fait -et que j'eusse échoué, il n'y aurait pas eu à la Roche-Mauprat de -supplice assez cruel et assez lent pour me punir à petit feu de cette -trahison! J'ai juré assez haut, on peut l'avoir entendu. Ma foi, je ne -m'en soucie guère, et je ne tiens pas à vivre deux jours de plus ou de -moins; mais je tiens à vos faveurs, ma belle, et à n'être pas un -chevalier langoureux dont on se moque. Allons, aimez-moi tout de-suite, -ou, ma foi, je m'en retourne là-bas, et, si je suis tué, tant pis pour -vous. Vous n'aurez plus de chevalier, et vous aurez encore sept Mauprat -à tenir en bride. Je crains que vous n'ayez pas les mains assez fortes -pour cela, ma jolie petite linotte. - -Ces paroles, que je débitais au hasard et sans y attacher d'autre -importance que de la distraire pour m'emparer de ses mains ou de sa -taille, firent une vive impression sur elle. Elle s'enfuit à l'autre -bout de la salle et s'efforça d'ouvrir la fenêtre; mais ses petites -mains ne purent seulement en ébranler le châssis de plomb aux ferrures -rouillées. Sa tentative me fit rire. Elle joignit les mains avec -anxiété et resta immobile; puis tout à coup l'expression de son -visage changea; elle sembla prendre son parti et vint à moi l'air riant -et la main ouverte. Elle était si belle ainsi, qu'un nuage passa devant -mes yeux, et pendant un instant je ne la vis plus. - - -[Figure 02] - - -Passez-moi une puérilité. Il faut que je vous dise comment elle était -habillée. Elle ne remit jamais ce costume depuis cette nuit étrange, -et pourtant je me le rappelle minutieusement. Il y a longtemps de cela. -Eh bien, je vivrais encore autant que j'ai vécu, que je n'oublierais -pas un seul détail, tant j'en fus frappé au milieu du tumulte qui se -faisait au dedans et au dehors de moi, au milieu des coups de fusil qui -battaient le rempart, des éclairs qui sillonnaient le ciel, et des -palpitations violentes qui précipitaient mon sang de mon cœur à mon -cerveau, et de ma tête à ma poitrine. - -Oh! qu'elle était belle! Il me semble que son spectre passe encore -devant mes yeux. Je crois la voir, vous dis-je, avec son costume -d'amazone qu'on portait dans ce temps-là. Ce costume consistait en une -jupe de drap très ample; le corps serré dans un gilet de satin gris de -perle boutonné, et une écharpe rouge autour de la taille; en dessus, -on portait la veste de chasse galonnée, courte et ouverte par devant; -un chapeau de feutre gris à grands bords, relevés sur le front, et -ombragé d'une demi-douzaine de plumes rouges, surmontait des cheveux -sans poudre, retroussés autour du visage et tombant par derrière en -deux longues tresses, comme ceux des Bernoises. Ceux d'Edmée étaient -si longs, qu'ils descendaient presque à terre. - -Cette parure fantastique pour moi, cette fleur de jeunesse et ce bon -accueil qu'elle semblait faire à mes prétentions, c'en était bien -assez pour me rendre fou d'amour et de joie. Je ne comprenais rien de -plus agréable qu'une belle femme qui se donnait sans paroles -grossières et sans larmes de honte. Mon premier mouvement fut de la -saisir dans mes bras; mais, comme vaincu par ce besoin irrésistible -d'adoration qui caractérise le premier amour, même chez les êtres les -plus grossiers, je tombai à ses genoux et je les pressai contre ma -poitrine; c'était pourtant, dans cette hypothèse, à une grande -dévergondée que s'adressait cet hommage. Je n'en étais pas moins -près de m'évanouir. - -Elle prit ma tête dans ses deux belles mains, en s'écriant: - ---Ah! je le voyais bien, je le savais bien, que vous n'étiez pas un de -ces réprouvés. Oh! vous allez me sauver, Dieu merci! Soyez béni, ô -Dieu! et vous, mon cher enfant, dites de quel côté... Vite, fuyons! -Faut-il sauter par la fenêtre? Oh! je n'ai pas peur, mon cher monsieur; -allons! - -Je crus sortir d'un rêve, et j'avoue que cela me fut horriblement -désagréable. - ---Qu'est-ce à dire? lui répondis-je en me relevant; vous jouez-vous de -moi? ne savez-vous pas où vous êtes, et croyez-vous que je sois un -enfant? - ---Je sais que je suis à la Roche-Mauprat, répondit-elle en redevenant -pâle, et que je vais être outragée et assassinée dans deux heures -si, d'ici là, je n'ai pas réussi à vous inspirer quelque pitié. Mais -j'y réussirai, s'écria-t-elle en tombant à son tour à mes genoux, -vous n'êtes pas un de ces hommes-là. Vous êtes trop jeune pour être -un monstre comme eux; vous avez eu l'air de me plaindre; vous me ferez -évader, n'est-ce pas, n'est-ce pas, _mon cher cœur?_ - -Elle prenait mes mains et les baisait avec ardeur pour me fléchir; je -l'écoutais et je la regardais avec une stupidité peu faite pour la -rassurer. Mon âme n'était guère accessible par elle-même à la -générosité et à la compassion, et, dans ce moment, une passion plus -violente que tout le reste faisait taire en moi ce qu'elle essayait d'y -trouver. Je la dévorais des yeux sans rien comprendre à ses discours. -Toute la question pour moi était de savoir si je lui avais plu, ou si -elle avait voulu se servir de moi pour la délivrer. - ---Je vois bien que vous avez peur, lui dis-je; vous avez tort d'avoir -peur de moi; je ne vous ferai certainement pas de mal. Vous êtes trop -jolie pour que je songe à autre chose que vous caresser. - ---Oui, mais vos oncles me tueront, s'écria-t-elle, vous le savez bien. -Est-il possible que vous vouliez me laisser tuer? Puisque je vous plais, -sauvez-moi, je vous aimerai après. - ---Oh! oui, après, après! lui répondis-je en riant d'un air niais et -méfiant, après que vous m'aurez fait pendre par les gens du roi, que -je viens d'étriller si bien. Allons, prouvez-moi que vous m'aimez tout -de suite, je vous sauverai après; après, moi aussi. - -Je la poursuivis autour de la chambre; elle fuyait. Cependant elle ne me -témoignait pas de colère et me résistait avec des paroles douces. La -malheureuse ménageait en moi son seul espoir et craignait de m'irriter. -Ah! si j'avais pu comprendre ce que c'était qu'une femme comme elle, et -ce qu'était ma situation! Mais j'en étais incapable et je n'avais -qu'une idée fixe, l'idée qu'un loup peut avoir en pareille occasion. - -Enfin, comme à toutes ses prières je répondais toujours la même -chose: «M'aimez-vous, ou vous moquez-vous?» elle vit à quelle brute -elle avait affaire; et, prenant son parti, elle se retourna vers moi, -jeta ses bras autour de mon cou, cacha son visage dans mon sein et me -laissa baiser ses cheveux. Puis elle me repoussa doucement en me disant: - ---Eh! mon Dieu, ne vois-tu pas que je t'aime et que tu m'as plu dès le -moment que je t'ai vu? Mais ne comprends-tu pas que je hais tes oncles -et que je ne veux appartenir qu'à toi? - ---Oui, lui répondis-je obstinément, parce que vous avez dit: «Voilà -un imbécile à qui je persuaderai tout ce que je voudrai en lui disant -que je l'aime; il le croira, et je le mènerai pendre.» Voyons, il n'y -a qu'un mot qui serve, si vous m'aimez... - -Elle me regardait d'un air d'angoisse, tandis que je cherchais à -rencontrer ses lèvres quand elle ne détournait pas la tête. Je tenais -ses mains dans les miennes, elle ne pouvait plus que reculer l'instant -de sa défaite. Tout à coup sa figure pâle se colora, elle se mit à -sourire, et, avec une expression de coquetterie angélique: - ---Et vous, dit-elle, m'aimez-vous? - -De ce moment, la victoire fut à elle. Je n'eus plus la force de vouloir -ce que je désirais; ma tête de loup-cervier fut bouleversée, ni plus -ni moins que celle d'un homme, et je crois que j'eus l'accent de la voix -humaine en m'écriant pour la première fois de ma vie: - ---Oui, je t'aime! oui, je t'aime! - ---Eh bien, dit-elle d'un air fou et avec un ton caressant, aimons-nous -et sauvons-nous. - ---Oui, sauvons-nous, lui répondis-je; je déteste cette maison et mes -oncles. Il y a longtemps que je veux me sauver. Mais on me pendra, tu -sais bien. - ---On ne te pendra pas, reprit-elle en riant; mon prétendu est -lieutenant général. - ---Ton prétendu! m'écriai-je, saisi d'un nouvel accès de jalousie plus -vif que le premier; tu vas te marier? - ---Pourquoi non? répondit-elle en me regardant avec attention. - -Je pâlis et je serrai les dents. - ---En ce cas..., lui dis-je en essayant de l'emporter dans mes bras. - ---En ce cas, me répondit-elle en me donnant une petite tape sur la -joue, je vois que tu es jaloux; mais c'est un singulier jaloux que celui -qui veut posséder sa maîtresse à dix heures pour la céder à minuit -à huit hommes ivres qui la lui rendront demain aussi sale que la boue -des chemins. - ---Ah! tu as raison, m'écriai-je, va-t'en! va-t'en! Je te défendrais -jusqu'à la dernière goutte de mon sang; mais je succomberais sous le -nombre et je périrais avec la pensée que tu leur restes. Quelle -horreur! tu m'y fais penser; me voilà triste. Allons, pars! - ---Oh! oui! oh! oui! mon ange, s'écria-t-elle en m'embrassant sur les -joues avec effusion. - -Cette caresse, la première qu'une femme m'eût faite depuis mon -enfance, me rappela, je ne sais comment ni pourquoi, le dernier baiser -de ma mère; et, au lieu de plaisir, elle me causa une tristesse -profonde. Je me sentis les yeux pleins de larmes. Ma suppliante s'en -aperçut et baisa mes larmes en répétant toujours: - ---Sauve-moi! sauve-moi! - ---Et ton mariage? lui dis-je. Oh! écoute, jure-moi que tu ne te -marieras pas avant que je meure; ce ne sera pas long, car mes oncles -font bonne justice et courte justice, comme ils disent. - ---Est-ce que tu ne vas pas me suivre? reprit-elle. - ---Te suivre? Non! pendu là-bas pour avoir fait le métier de bandit, -pendu ici pour t'avoir fait évader, ce sera toujours bien la même -chose, et, du moins, je n'aurai pas la honte de passer pour un délateur -et d'être pendu en place publique. - ---Je ne te laisserai pas ici, s'écria-t-elle, dussé-je y mourir; viens -avec moi; tu ne risques rien, crois-en ma parole. Je réponds de toi -devant Dieu. Tue-moi si je mens; mais partons vite... Mon Dieu! je les -entends chanter! Ils viennent! Ah! si tu ne veux pas me défendre, -tue-moi tout de suite! - -Elle se jeta dans mes bras. L'amour et la jalousie gagnaient de plus en -plus en moi; j'eus, en effet, l'idée de la tuer, et j'eus la main sur -mon couteau de chasse tout le temps que j'entendis du bruit et des voix -dans le voisinage de la salle. C'étaient des cris de victoire. Je -maudis le ciel de ne l'avoir pas donnée à nos ennemis. Je pressai -Edmée sur ma poitrine, et nous restâmes immobiles dans les bras l'un -de l'autre, jusqu'à ce qu'un nouveau coup de fusil annonçât que le -combat recommençait. Alors je la serrai avec passion sur mon cœur. - ---Tu me rappelles, lui dis-je, une pauvre tourterelle qui, étant -poursuivie par le milan, vint, un jour, se jeter dans ma veste et se -cacher jusque dans mon sein. - ---Et tu ne l'as pas livrée au milan, n'est-ce pas? reprit Edmée. - ---Non, de par tous les diables! pas plus que je ne te livrerai, toi, le -plus joli des oiseaux des bois, à ces méchants oiseaux de nuit qui te -menacent. - ---Mais comment fuirons-nous? dit-elle en écoutant avec terreur la -fusillade. - ---Aisément, lui dis-je; suis-moi. - -Je pris un flambeau, et, levant une trappe, je la fis descendre avec moi -dans la cave. De là, nous gagnâmes un souterrain creusé dans le roc, -et qui servait autrefois à risquer un grand moyen de défense quand la -garnison était plus considérable; on sortait dans la campagne par une -extrémité opposée à la herse, et on tombait sur les derrières des -assiégeants, qui se trouvaient pris entre deux feux. Mais il y avait -longtemps que la garnison de la Roche-Mauprat ne pouvait plus se diviser -en deux corps, et, d'ailleurs, durant la nuit, il y aurait eu folie à -se risquer hors de l'enceinte. Nous arrivâmes donc sans encombre à la -sortie du souterrain; mais, au dernier moment, je fus saisi d'un accès -de fureur. Je jetai ma torche par terre, et, m'appuyant contre la porte: - ---Tu ne sortiras pas d'ici, dis-je à la tremblante Edmée, sans être -à moi. - -Nous étions dans les ténèbres; le bruit du combat ne venait plus -jusqu'à nous. Avant qu'on vînt nous surprendre en ce lieu, nous avions -mille fois le temps d'échapper. Tout m'enhardissait, Edmée ne -dépendait plus que de mon caprice. Quand elle vit que les séductions -de sa beauté ne pouvaient plus agir sur moi pour me porter à -l'enthousiasme, elle cessa de m'implorer et fit quelques pas en arrière -dans l'obscurité. - ---Ouvre la porte, me dit-elle, et sors le premier, ou je me tue; car -j'ai pris ton couteau de chasse au moment où tu l'oubliais sur le bord -de la trappe, et, pour retourner chez tes oncles, tu seras obligé de -marcher dans mon sang. - -L'énergie de sa voix m'effraya. - ---Rendez ce couteau, lui dis-je, ou, à tout risque, je vous l'ôte de -force. - ---Crois-tu que j'aie peur de mourir? dit-elle avec calme. Si j'avais -tenu ce couteau là-bas, je ne me serais pas humiliée devant toi. - ---Eh bien, malheur! m'écriai-je, vous me trompez, vous ne m'aimez pas! -Partez! je vous méprise, je ne vous suivrai pas. - -En même temps, j'ouvris la porte. - ---Je ne veux pas partir sans vous, dit-elle; et vous, vous ne voulez pas -que nous partions sans que je sois déshonorée. Lequel de nous deux est -le plus généreux? - ---Vous êtes folle, lui dis-je, vous m'avez menti, et vous ne savez que -faire pour me rendre imbécile. Mais vous ne sortirez pas d'ici sans -jurer que votre mariage avec le lieutenant général ou avec tout autre -ne se fera pas avant que vous ayez été ma maîtresse. - ---Votre maîtresse? dit-elle. Y pensez-vous? Ne pouvez-vous du moins, -pour adoucir l'insolence, dire votre femme? - ---C'est ce que diraient tous mes oncles à ma place, parce qu'ils ne se -soucieraient que de votre dot. Moi, je n'ai envie de rien autre que de -votre beauté. Jurez que vous serez à moi d'abord, et, après, vous -serez libre; je le jure. Si je me sens trop jaloux pour le souffrir, un -homme n'a qu'une parole, je me ferai sauter la cervelle. - ---Je jure, dit Edmée, de n'être à personne avant d'être à vous. - ---Ce n'est pas cela; jurez d'être à moi avant d'être à qui que ce -soit. - ---C'est la même chose, répondit-elle, je le jure. - ---Sur l'Évangile? sur le nom du Christ? sur le salut de votre âme? sur -le cercueil de votre mère? - ---Sur l'Évangile, sur le nom du Christ, sur le salut de mon âme, sur -le cercueil de ma mère! - ---C'est bon. - ---Un instant, reprit-elle: vous allez jurer que ma promesse et son -exécution resteront un secret entre nous, que mon père ne le saura -jamais ni personne qui puisse le lui redire? - ---Ni qui que ce soit au monde. Qu'ai-je besoin qu'on le sache, pourvu -que cela soit? - -Elle me fit répéter la formule du serment, et nous nous élançâmes -dehors, les mains unies en signe de foi mutuelle. - -Là, notre fuite devenait périlleuse. Edmée craignait presque autant -les assiégeants que les assiégés. Nous eûmes le bonheur de n'en -rencontrer aucun; mais il n'était pas facile d'aller vite: le temps -était si sombre que nous nous heurtions contre tous les arbres, et la -terre si glissante, que nous ne pouvions nous soutenir. Un bruit -inattendu nous fit tressaillir; mais, aussitôt, au son des chaînes -qu'il traînait aux pieds, je reconnus le cheval de mon grand-père, -animal extraordinairement vieux, mais toujours vigoureux et ardent: -c'était le même qui m'avait amené dix ans auparavant, à la -Roche-Mauprat; il n'avait qu'une corde autour du cou pour toute bride. -Je la lui passai dans la bouche avec un nœud coulant; je jetai ma veste -sur sa croupe, j'y plaçai ma fugitive, je détachai les entraves, je -sautai sur l'animal, et, le talonnant avec fureur, je lui fis prendre le -galop à tout hasard. Heureusement pour nous qu'il connaissait les -chemins mieux que moi et n'avait pas besoin d'y voir pour en suivre les -détours sans se heurter aux arbres. Cependant il glissait souvent, et, -pour se retenir, il nous donnait des secousses qui nous eussent mille -fois désarçonnés (équipés comme nous l'étions) si nous n'eussions -été entre la vie et la mort. Dans de semblables situations, les -entreprises désespérées sont les meilleures, et Dieu protège ceux -que les hommes poursuivent. Nous semblions n'avoir plus rien à -craindre, lorsque tout à coup le cheval heurta une souche, son pied se -prit dans une racine à fleur de terre, et il s'abattit. Avant que nous -fussions relevés, il avait pris la fuite dans les ténèbres, et -j'entendais ses pas rapides s'éloigner de plus en plus. J'avais reçu -Edmée dans mes bras; elle n'eut aucun mal, mais je pris une entorse si -grave qu'il me fût impossible de faire un pas. Edmée crut que j'avais -la jambe cassée; je le croyais un peu moi-même tant je souffrais; mais -je ne pensai bientôt plus ni à la souffrance ni à l'inquiétude. La -tendre sollicitude que me témoignait Edmée me fit tout oublier. En -vain je la pressais de continuer sa route sans moi; elle pouvait -maintenant s'échapper. Nous avions fait beaucoup de chemin. Le jour ne -tarderait pas à paraître. Elle trouverait des habitations, et partout -on la protégerait contre les Mauprat. - ---Je ne te quitterai pas, répondit-elle avec obstination; tu t'es -dévoué à moi, je me dévoue à toi de même; nous nous sauverons tous -deux ou nous mourrons ensemble. - ---Je ne me trompe pas, m'écriai-je; c'est une lumière que j'aperçois -entre ces branches. Il y a là une habitation. Edmée, allez y frapper. -Vous m'y laisserez sans inquiétude, et vous trouverez un guide pour -vous conduire chez vous. - ---Quoi qu'il arrive, je ne vous quitterai pas, dit-elle; mais je vais -voir si l'on peut vous secourir. - ---Non, lui dis-je, je ne vous laisserai pas frapper seule à cette -porte. Cette lumière, au milieu de la nuit, dans une maison située au -fond des bois, peut cacher quelque embûche. - -Je me traînai jusqu'à la porte. Elle était froide comme du métal; -les murs étaient couverts de lierre. - ---Qui est là? cria-t-on du dedans avant que nous eussions frappé. - ---Nous sommes sauvés, s'écria Edmée: c'est la voix de Patience. - ---Nous sommes perdus, lui dis-je: nous sommes ennemis mortels, lui et -moi. - ---Ne craignez rien, dit-elle, suivez-moi; c'est Dieu qui nous amène -ici. - ---Oui, c'est Dieu qui t'amène ici, fille du ciel, étoile du matin, dit -Patience en ouvrant la porte, et quiconque te suit soit le bienvenu à -la tour Gazeau! - -Nous pénétrâmes sous une voûte surbaissée, au milieu de laquelle -pendait une lampe de fer. À la clarté de ce luminaire lugubre -et des maigres broussailles qui flambaient dans l'âtre, nous -vîmes avec surprise que la tour Gazeau était honorée d'une compagnie -inusitée. D'un côté, la figure pâle et grave d'un homme en habit -ecclésiastique recevait le reflet de la flamme; de l'autre côté, un -chapeau à grands bords ombrageait un cône olivâtre terminé par une -maigre barbe, et le mur recevait la silhouette d'un nez tellement -effilé, qu'il n'y avait rien au monde qui pût lui être comparé, si -ce n'est une longue rapière posée en travers sur les genoux du -personnage, et la face d'un petit chien qu'on eût prise, à sa forme -pointue, pour celle d'un rat gigantesque, si bien qu'il régnait une -harmonie mystérieuse entre ces trois pointes acérées, le nez de don -Marcasse, le museau de son chien et la lame de son épée. Il se leva -lentement et porta la main à son chapeau. Ainsi fit le curé -janséniste. Le chien allongea la tête entre les jambes de son maître, -et, muet comme lui, montra les dents et coucha les oreilles sans aboyer. - ---Chut! _Blaireau!_ lui dit Marcasse. - - -[Note 6: Le seigneur de Pleumartin a laissé dans le pays des souvenirs -qui préserveront le récit de Mauprat du reproche d'exagération. La -plume se refuserait à tracer les féroces obscénités et les -raffinements de torture qui signalèrent la vie de cet insensé, et qui -perpétuèrent les traditions du brigandage féodal dans le Berry -jusqu'aux derniers jours de l'ancienne monarchie. On fit le siège de -son château, et, après une résistance opiniâtre, il fut pris et -pendu. Plusieurs personnes encore vivantes, et d'un âge qui n'est pas -même très avancé, l'ont connu.] - - - - -VII - - -À peine le curé eut-il reconnu Edmée, qu'il fit trois pas en arrière -avec une exclamation de surprise; mais ce ne fut rien auprès de la -stupéfaction de Patience, lorsqu'il eut promené sur mes traits la -lueur du tison enflammé qui lui servait de torche. - ---La colombe en compagnie de l'ourson! s'écria-t-il; que se passe-t-il -donc? - ---Ami, répondit Edmée en mettant, à mon propre étonnement, sa main -blanche dans la main grossière du sorcier, recevez-le aussi bien que -moi-même. J'étais prisonnière à la Roche-Mauprat, et il m'a -délivrée. - ---Que les iniquités de sa race lui soient pardonnées pour cette -action! dit le curé. - -Patience me prit le bras sans rien dire et me conduisit auprès du feu. -On m'assit sur l'unique chaise de la résidence, et le curé se mit en -devoir d'examiner ma jambe, tandis qu'Edmée racontait, jusqu'à certain -point, notre aventure, et s'informait de la chasse et de son père. -Patience ne put lui en donner aucune nouvelle. Il avait entendu le cor -résonner dans les bois, et la fusillade contre les loups avait troublé -son repos plusieurs fois dans la journée. Mais, depuis l'orage, le -bruit du vent avait étouffé tous les autres bruits, et il ne savait -rien de ce qui se passait dans la Varenne. Marcasse monta lestement une -échelle qui, à défaut de l'escalier rompu, conduisait aux étages -supérieurs de la tour; son chien le suivit avec une merveilleuse -adresse. Ils redescendirent bientôt, et nous apprîmes qu'une lueur -rouge montait sur l'horizon du côté de la Roche-Mauprat. Malgré la -haine que j'avais pour cette demeure et pour ses hôtes, je ne pus me -défendre d'une sorte de consternation en entendant dire que, selon -toute apparence, le manoir héréditaire qui portait mon nom était pris -et livré aux flammes; c'était la honte et la défaite, et cet incendie -était comme un sceau de vasselage apposé sur mon blason par ce que -j'appelais les manants et les vilains. Je me levai en sursaut, et, si je -n'eusse été retenu par une violente douleur au pied, je crois que je -me serais élancé dehors. - ---Qu'avez-vous donc? me dit Edmée, qui était près de moi en cet -instant. - ---J'ai, répondis-je brusquement, qu'il faut que je retourne là-bas; -car mon devoir est de me faire tuer plutôt que de laisser mes oncles -parlementer avec la canaille. - ---La canaille! s'écria Patience en m'adressant pour la première fois -la parole; qui est-ce qui parle de canaille ici? J'en suis, moi, de la -canaille; c'est mon titre, et je saurai le faire respecter. - ---Ma foi! ce ne sera pas de moi, dis-je en repoussant le curé, qui -m'avait fait rasseoir. - ---Ce ne serait pourtant pas pour la première fois, répondit Patience -avec un sourire méprisant. - ---Vous me rappelez, lui dis-je, que nous avons de vieux comptes à -régler. - -Et, surmontant l'affreuse douleur de mon entorse, je me levai de -nouveau, et, d'un revers de main, j'envoyai don Marcasse, qui voulut -succéder au curé dans le rôle de pacificateur, tomber à la renverse -au milieu des cendres. Je ne lui voulais aucun mal, mais j'avais les -mouvements un peu brusques; et le pauvre homme était si grêle, qu'il -ne pesait pas plus dans ma main qu'une belette n'eût fait dans la -sienne. Patience était debout devant moi, les bras croisés, dans une -attitude de philosophe stoïcien; mais son regard laissait jaillir la -flamme de la haine. Il était évident que, retenu par ses principes -d'hospitalité, il attendait, pour m'écraser, que je lui eusse porté -le premier coup. Je ne l'eusse pas fait attendre, si Edmée, méprisant -le danger qu'il y avait à s'approcher d'un furieux, ne m'eût saisi le -bras en me disant d'un ton absolu: - ---Rasseyez-vous, tenez-vous tranquille, je vous l'ordonne. - -Tant de hardiesse et de confiance me surprit et me plut en même temps. -Les droits qu'elle s'arrogeait sur moi étaient comme une sanction de -ceux que je prétendais avoir sur elle. - ---C'est juste, répondis-je en m'asseyant. - -Et j'ajoutai en regardant Patience: - ---Cela se retrouvera. - ---_Amen_, répondit-il en levant les épaules. - -Marcasse s'était relevé avec beaucoup de sang-froid, et, secouant les -cendres dont il était sali, au lieu de s'en prendre à moi, il essayait -à sa manière de sermonner Patience. La chose n'était pas facile en -elle-même; mais rien n'était moins irritant que cette censure -monosyllabique jetant sa note au milieu des querelles comme un écho -dans la tempête. - ---À votre âge, disait-il à son hôte, pas patient du tout! Tout le -tort, oui, tort, vous! - ---Que vous êtes méchant! me disait Edmée, en laissant sa main sur mon -épaule; ne recommencez pas, ou je vous abandonne. - -Je me laissais gronder par elle avec plaisir, et sans m'apercevoir que, -depuis un instant, nous avions changé de rôle. C'était elle -maintenant qui commandait et menaçait; elle avait repris toute sa -supériorité réelle sur moi en franchissant le seuil de la tour -Gazeau; et ce lieu sauvage, ces témoins étrangers, cet hôte farouche, -représentaient déjà la société où je venais de mettre le pied, et -dont j'allais bientôt subir les entraves. - ---Allons, dit-elle en se tournant vers Patience, nous ne nous entendons -pas ici, et, moi, je suis dévorée d'inquiétude pour mon pauvre père, -qui me cherche et qui se tord les bras à l'heure qu'il est. Bon -Patience! trouve-moi un moyen de le rejoindre avec ce malheureux enfant -que je ne puis laisser à ta garde, puisque tu ne m'aimes pas assez pour -être patient et miséricordieux avec lui. - ---Qu'est-ce que vous dites? s'écria Patience en posant sa main sur son -front comme au sortir d'un rêve. Oui, vous avez raison; je suis un -vieux brutal, un vieux fou. Fille de Dieu, dites à ce garçon... à ce -gentilhomme que je lui demande pardon du passé, et que, pour le -présent, je mets ma pauvre cellule à ses ordres; est-ce bien parler? - ---Oui, Patience, dit le curé; d'ailleurs, tout peut s'arranger; mon -cheval est doux et solide, Mlle de Mauprat va le monter; vous et -Marcasse le conduirez par la bride, et, moi, je resterai ici près de -notre blessé. Je réponds de le bien soigner et de ne l'irriter en -aucune façon. N'est-ce pas, monsieur Bernard, vous n'avez rien contre -moi, vous êtes bien sûr que je ne suis pas votre ennemi? - ---Je n'en sais rien, répondis-je, c'est comme il vous plaira. Ayez soin -de _la cousine_, conduisez-la; moi, je n'ai besoin de rien et je ne me -soucie de personne. Une botte de paille et un verre de vin, c'est tout -ce que je voudrais, si c'était possible. - ---Vous aurez l'un et l'autre, dit Marcasse en me présentant sa gourde, -et voici d'abord de quoi vous réconforter; je vais à l'écurie -préparer le cheval. - ---Non, j'y vais moi-même, dit Patience; ayez soin de ce jeune homme. - -Et il passa dans une autre salle basse qui servait d'écurie au cheval -du curé, durant les visites que celui-ci lui rendait. On fit passer -l'animal par la chambre où nous étions, et Patience, arrangeant le -manteau du curé sur la selle, y déposa Edmée avec un soin paternel. - ---Un instant, dit-elle avant de se laisser emmener; monsieur le curé, -vous me promettez sur le salut de votre âme de ne pas abandonner mon -cousin avant que je sois revenue avec mon père pour le chercher? - ---Je le jure, répondit le curé. - ---Et vous, Bernard, dit Edmée, vous jurez sur l'honneur que vous -m'attendrez ici? - ---Je n'en sais rien du tout, répondis-je; cela dépendra du temps et de -ma patience; mais vous savez bien, cousine, que nous nous reverrons, -fût-ce au diable, et, quant à moi, le plus tôt possible. - -À la clarté du tison que Patience agitait autour d'elle pour examiner -le harnais du cheval, je vis son beau visage rougir et pâlir; puis elle -releva sa tête penchée tristement et me regarda fixement d'un air -étrange. - ---Partons-nous? dit Marcasse en ouvrant la porte. - ---Marchons, dit Patience en prenant la bride. Ma fille Edmée, -baissez-vous bien en passant sous la porte. - ---Qu'est-ce qu'il y a, Blaireau? dit Marcasse en s'arrêtant sur le -seuil et en mettant en avant la pointe de son épée glorieusement -rouillée dans le sang des animaux rongeurs. - -Blaireau resta immobile, et, s'il n'eût été _muet de naissance_, -comme le disait son maître, il eût aboyé; mais il avertit à sa -manière en faisant entendre une sorte de toux sèche, qui était son -plus grand signe de colère et d'inquiétude... - - -[Figure 03] - - ---Quelque chose là-dessous, dit Marcasse. - -Et il avança fort courageusement dans les ténèbres en faisant signe -à l'amazone de ne pas sortir. La détonation d'une arme à feu nous fit -tous tressaillir. Edmée sauta légèrement à bas de cheval, et, par un -mouvement instinctif qui ne m'échappa point, vint se placer derrière -ma chaise. Patience s'élança hors de la tour; le curé courut au -cheval épouvanté, qui se cabrait et reculait sur nous; Blaireau -réussit à aboyer. J'oubliai mon mal, et, d'un saut, je fus aux -avant-postes. - -Un homme, criblé de blessures et répandant un ruisseau de sang, était -couché en travers devant la porte. C'était mon oncle Laurent, -mortellement blessé au siège de la Roche-Mauprat, qui venait expirer -sous nos yeux. Avec lui était son frère Léonard, qui venait de tirer -à tout hasard son dernier coup de pistolet et qui heureusement n'avait -atteint personne. Le premier mouvement de Patience fut de se mettre en -défense; mais, en reconnaissant Marcasse, les fugitifs, loin de se -montrer hostiles, demandèrent asile et secours, et personne ne crut -devoir leur refuser l'assistance que réclamait leur déplorable -situation. La maréchaussée était à leur poursuite. La Roche-Mauprat -était la proie des flammes; Louis et Pierre s'étaient fait tuer sur la -brèche; Antoine, Jean et Gaucher étaient en fuite d'un autre côté. -Peut-être étaient-ils déjà prisonniers. Rien ne saurait rendre -l'horreur des derniers moments de Laurent. Son agonie fut rapide, mais -affreuse. Il blasphémait à faire pâlir le curé. À peine la porte -fut-elle refermée et le moribond déposé à terre, qu'un râle -horrible s'empara de lui. Malgré nos représentations, Léonard, ne -connaissant d'autre remède que l'eau-de-vie, arrachant de mes mains -(non sans m'adresser en jurant un reproche insultant pour ma fuite) la -gourde de Marcasse, desserra de force, avec la lame de son couteau de -chasse, les dents contractées de son frère, et lui versa la moitié de -la gourde. Le malheureux bondit, agita ses bras dans des convulsions -désespérées, se redressa de toute sa hauteur, et retomba raide mort -sur le carreau ensanglanté. Nous n'eûmes pas le loisir d'une oraison -funèbre; la porte retentit sous les coups redoublés de nouveaux -assaillants. - ---Ouvrez, de par le roi! crièrent plusieurs voix; ouvrez à la -maréchaussée. - ---À la défense! s'écria Léonard en relevant son couteau et en -s'élançant vers la porte. Vilains, montrez-vous gentilshommes! Et toi, -Bernard, répare ta faute, lave ta honte, ne souffre pas qu'un Mauprat -tombe vivant dans les mains des gendarmes! - -Commandé par l'instinct du courage et de la fierté, j'allais l'imiter, -quand Patience, s'élançant sur lui et le terrassant avec une force -herculéenne, lui mit le genou sur la poitrine en criant à Marcasse -d'ouvrir la porte. Cela fut fait avant que j'eusse pu prendre parti pour -mon oncle contre son hôte inexorable. Six gendarmes s'élancèrent dans -la tour et nous tinrent tous immobiles au bout de leurs fusils. - ---Holà! messieurs! dit Patience, ne faites de mal à personne et prenez -ce prisonnier. Si j'eusse été seul avec lui, je l'eusse défendu ou -fait sauver; mais il y a ici des braves gens qui ne doivent pas payer -pour un coquin, et je ne me soucie pas de les exposer dans un -engagement. Voilà le Mauprat. Songez que votre devoir est de le -remettre sain et sauf dans les mains de la justice. Cet autre est mort. - ---Monsieur, rendez-vous, dit le sous-officier de maréchaussée en -s'emparant de Léonard. - ---Jamais un Mauprat ne traînera son nom sur les bancs d'un présidial, -répondit Léonard d'un air sombre. Je me rends, mais vous n'aurez que -ma peau. - -Et il se laissa asseoir sur une chaise sans faire de résistance. - -Tandis qu'on se préparait à le lier: - ---Une seule, une dernière charité, mon père, dit-il au curé. -Passez-moi le reste de la gourde; je me meurs de soif et d'épuisement. - -Le bon curé lui passa la gourde, qu'il avala d'un trait. Sa figure -décomposée avait une sorte de calme effrayant. Il semblait absorbé, -atterré, incapable de résistance. Mais, au moment où on lui liait les -pieds, il arracha un pistolet à la ceinture d'un des gendarmes et se -fit sauter la cervelle. - -Je fus bouleversé de ce spectacle affreux. Plongé dans une morne -stupeur, ne comprenant plus rien à ce qui m'entourait, je restai -pétrifié, ne m'apercevant pas que, depuis quelques instants, j'étais -l'objet d'un débat sérieux entre la maréchaussée et mes hôtes. Un -gendarme prétendait me reconnaître pour un Mauprat Coupe-Jarret. -Patience niait que je fusse autre chose qu'un garde-chasse de M. Hubert -de Mauprat escortant sa fille. Ennuyé de ce débat, j'allais me nommer, -lorsque je vis un spectre se lever à côté de moi. C'était Edmée qui -s'était collée entre la muraille et le pauvre cheval effrayé du -curé, lequel, les jambes étendues et l'œil en feu, lui faisait comme -un rempart de son corps. Elle était pâle comme la mort, et ses lèvres -étaient tellement contractées d'horreur, qu'elle fit d'abord des -efforts inouïs pour parler, sans pouvoir s'exprimer autrement que par -signes. Le sous-officier, touché de sa jeunesse et de sa situation, -attendit avec déférence qu'elle réussît à s'expliquer. Enfin, elle -obtint qu'on ne me traitât pas en prisonnier et qu'on me conduisît -avec elle au château de son père, où elle donnait sa parole d'honneur -qu'on fournirait sur mon compte des explications et des garanties -satisfaisantes. Le curé et les deux autres témoins appuyant cette -promesse, nous partîmes tous ensemble, Edmée sur le cheval du -sous-officier, qui prit celui d'un de ses hommes, moi sur le cheval du -curé, Patience et le curé à pied entre nous, la maréchaussée sur -nos flancs, Marcasse en avant, toujours impassible au milieu de -l'épouvante et de la consternation générales. Deux gendarmes -restèrent à la tour pour garder les cadavres et constater les faits. - - - - -VIII - - -Nous avions fait une lieue environ dans les bois, nous arrêtant à -chaque embranchement de route pour appeler; car Edmée, convaincue que -son père ne rentrerait pas chez lui sans l'avoir retrouvée, suppliait -ses compagnons de voyage de l'aider à le rejoindre; ce à quoi les -gendarmes répugnaient beaucoup, craignant d'être surpris et attaqués -par quelques groupes des fuyards de la Roche-Mauprat. Chemin faisant, -ils nous apprirent que le repaire avait été conquis à la troisième -attaque. Jusque-là, les assaillants avaient ménagé leurs forces. Le -lieutenant de maréchaussée voulait qu'on s'emparât du donjon sans le -détruire, et surtout des assiégés sans les tuer; mais cela fut -impossible à cause de la résistance désespérée qu'ils firent. Les -assiégeants furent tellement maltraités à leur seconde tentative, -qu'ils n'avaient plus d'autre parti à prendre que le parti extrême ou -la retraite. Le feu fut mis aux bâtiments d'enceinte, et, au troisième -engagement, on ne ménagea plus rien. Deux Mauprat furent tués sur les -débris de leur bastion; les cinq autres disparurent. Six hommes furent -dépêchés à leur poursuite d'un côté, six de l'autre; car on avait -trouvé sur-le-champ la trace des fugitifs, et ceux qui nous -transmettaient ces détails avaient suivi de si près Laurent et -Léonard, qu'ils avaient atteint de plusieurs balles le premier de ces -infortunés, à peu de distance de la tour Gazeau. Ils l'avaient entendu -crier qu'il était mort, et, selon toute apparence, Léonard l'avait -porté jusqu'à la demeure du sorcier. Ce Léonard était le seul qui -méritât quelque pitié, car c'était le seul qui eut peut-être été -susceptible d'embrasser une meilleure vie. Il était parfois -chevaleresque dans son brigandage, et son cœur farouche était capable -d'affection. J'étais donc très touché de sa mort tragique, et je me -laissais entraîner machinalement, plongé dans de sombres pensées, et -résolu à finir mes jours de la même manière si l'on me condamnait -aux affronts qu'il n'avait pas voulu subir. - -Tout à coup le son des cors et les hurlements des chiens nous -annoncèrent l'approche d'un groupe de chasseurs. Tandis qu'on leur -répondait par des cris de notre côté, Patience courut à la -découverte. Edmée, impatiente de retrouver son père et surmontant -toutes les terreurs de cette nuit sanglante, fouetta son cheval et -atteignit les chasseurs la première. Lorsque nous les eûmes rejoints, -je vis Edmée dans les bras d'un homme de grande taille et d'une figure -vénérable. Il était vêtu avec luxe; sa veste de chasse, galonnée -d'or sur toutes les coutures, et le magnifique cheval normand qu'un -piqueur tenait derrière lui, me frappèrent tellement, que je me crus -en présence d'un prince. Les témoignages de tendresse qu'il donnait à -sa fille étaient si nouveaux pour moi, que je faillis les trouver -exagérés et indignes de la gravité d'un homme; en même temps, ils -m'inspiraient une sorte de jalousie brutale, et il ne me venait pas à -l'esprit qu'un homme si bien mis pût être mon oncle. Edmée lui parla -bas et avec vivacité. Cette conférence dura quelques instants, au bout -desquels le vieillard vint à moi et m'embrassa cordialement. Tout me -paraissait si nouveau dans ces manières, que je me tenais immobile et -muet devant les protestations et les caresses dont j'étais l'objet. Un -grand jeune homme, d'une belle figure et vêtu avec autant de recherche -que M. Hubert, vint me serrer la main et m'adresser des remerciements -auxquels je ne compris rien. Ensuite il entra en pourparlers avec les -gendarmes, et je compris qu'il était le lieutenant général de la -province et qu'il exigeait qu'on me laissât libre de suivre mon oncle -le chevalier dans son château, où il répondait de moi sur son -honneur. Les gendarmes prirent congé de nous, car le chevalier et le -lieutenant général étaient assez bien escortés par leurs gens pour -n'avoir à craindre aucune mauvaise rencontre. Un nouveau sujet de -surprise pour moi fut de voir le chevalier donner de vives marques -d'amitié à Patience et à Marcasse. Quant au curé, il était avec ces -deux seigneurs sur un pied d'égalité. Depuis quelques mois, il était -aumônier du château de Sainte-Sévère, les tracasseries du clergé -diocésain lui ayant fait abandonner sa cure. - -Toute cette tendresse dont Edmée était l'objet, ces affections de -famille dont je n'avais pas l'idée, ces cordiales et douces relations -entre des plébéiens respectueux et des patriciens bienveillants, tout -ce que je voyais et entendais ressemblait à un rêve. Je regardais et -n'avais le sens d'aucune appréciation sur quoi que ce soit. Mon cerveau -commença cependant à travailler lorsque, la caravane s'étant remise -en route, je vis le lieutenant général (M. de La Marche) pousser son -cheval entre celui d'Edmée et le mien, et se placer de droit à son -côté. Je me souvins qu'elle m'avait dit à la Roche-Mauprat qu'il -était son fiancé. La haine et la colère s'emparèrent de moi, et je -ne sais quelle absurdité j'eusse faite, si Edmée, semblant deviner ce -qui se passait dans mon âme farouche, ne lui eût dit qu'elle voulait -me parler et ne m'eût rendu ma place auprès d'elle. - ---Qu'avez-vous à me dire? lui demandai-je avec plus d'empressement que -de politesse. - ---Rien, me répondit-elle à demi-voix. J'aurai beaucoup à vous dire -plus tard; jusque-là, ferez-vous toutes mes volontés? - ---Et pourquoi diable ferais-je vos volontés, cousine? - -Elle hésita un peu à me répondre, et, faisant un effort, elle dit: - ---Parce que c'est ainsi qu'on prouve aux femmes qu'on les aime. - ---Est-ce que vous croyez que je ne vous aime pas? repris-je brusquement. - ---Qu'en sais-je? dit-elle. - -Ce doute m'étonna beaucoup, et j'essayai de le combattre à ma -manière. - ---N'êtes-vous pas belle, lui dis-je, et ne suis-je pas un jeune homme? -Peut-être croyez-vous que je suis trop enfant pour m'apercevoir de la -beauté d'une femme; mais, à présent que j'ai la tête calme et que je -suis triste et bien sérieux, je puis vous dire que je suis encore plus -amoureux de vous que je ne pensais. Plus je vous regarde, plus je vous -trouve belle. Je ne croyais pas qu'une femme pût me paraître aussi -belle. Vrai, je ne dormirai pas tant que... - ---Taisez-vous! dit-elle sèchement. - ---Oh! vous craignez que ce monsieur ne m'entende, repris-je en lui -désignant M. de La Marche. Soyez tranquille, je sais garder un serment, -et j'espère qu'étant une fille bien née, vous saurez aussi garder le -vôtre. - -Elle se tut. Nous étions dans un chemin où l'on ne pouvait marcher que -deux de front. L'obscurité était profonde, et, quoique le chevalier et -le lieutenant général fussent sur nos talons, j'allais m'enhardir à -passer mon bras autour de sa taille, lorsqu'elle me dit d'une voix -triste et affaiblie: - ---Mon cousin, je vous demande pardon si je ne vous parle pas. Je ne -comprends pas bien ce que vous me dites. Je me sens exténuée de -fatigue, il me semble que je vais mourir. Heureusement, nous voici -arrivés. Jurez-moi que vous aimerez mon père, que vous céderez à -tous ses conseils, que vous ne prendrez parti sur quoi que ce soit sans -me consulter. Jurez-le-moi si vous voulez que je croie à votre amitié. - ---Oh! mon amitié, n'y croyez pas, j'y consens, répondis-je; mais -croyez à mon amour. Je jure tout ce qu'il vous plaira; mais vous, ne me -promettez-vous rien, là, de bonne grâce? - ---Que puis-je vous promettre qui ne vous appartienne? dit-elle d'un ton -sérieux; vous m'avez sauvé l'honneur, ma vie est à vous. - -Les premières lueurs du matin blanchissaient alors l'horizon, nous -arrivions au village de Sainte-Sévère, et bientôt nous entrâmes dans -la cour du château. En descendant de cheval, Edmée tomba dans les bras -de son père; elle était pâle comme la mort. M. de La Marche fit un -cri et aida à l'emporter. Elle était évanouie. Le curé se chargea de -moi. J'étais fort inquiet sur mon sort. La méfiance naturelle aux -brigands se réveilla dès que je cessai d'être sous la fascination de -celle qui avait réussi à me tirer de mon antre. J'étais comme un loup -blessé, et je jetais des regards sombres autour de moi, prêt à -m'élancer sur le premier qui ferait un geste ou dirait un mot -équivoque. On me conduisit à un appartement splendide, et une -collation, préparée avec un luxe dont je n'avais pas l'idée, me fut -servie immédiatement. Le curé me témoigna beaucoup d'intérêt, et, -ayant réussi à me rassurer un peu, il me quitta pour s'occuper de son -ami Patience. Mon trouble et un reste d'inquiétude ne tinrent pas -contre l'appétit généreux dont est douée la jeunesse. Sans les -empressements et les respects d'un valet beaucoup mieux mis que moi, qui -se tenait derrière ma chaise, et auquel je ne pouvais m'empêcher de -rendre ses politesses chaque fois qu'il s'élançait au-devant de mes -désirs, j'eusse fait un déjeuner effrayant; mais son habit vert et ses -culottes de soie me gênaient beaucoup. Ce fut bien pis lorsque, -s'étant agenouillé, il se mit en devoir de me déchausser pour me -mettre au lit. Pour le coup, je crus qu'il se moquait de moi, et je -faillis lui assener un grand coup de poing sur la tête; mais il avait -l'air si grave en s'acquittant de cette besogne, que je restai -stupéfait à le regarder. - -Dans les premiers moments, me trouvant au lit, sans armes, et avec des -gens qui allaient et venaient autour de moi en marchant sur la pointe du -pied, il me vint encore des mouvements de méfiance. Je profitai d'un -instant où j'étais seul pour me relever, et, prenant sur la table à -demi desservie le plus long couteau que je pus choisir, je me couchai -plus tranquille et m'endormis profondément en le tenant bien serré -dans ma main. - -Quand je m'éveillai, le soleil couchant jetait sur mes draps, d'une -finesse extrême, le reflet adouci de mes rideaux de damas rouge, et -faisait étinceler les grenades dorées qui ornaient les coins du -dossier. Ce lit était si beau et si moelleux, que je faillis lui faire -des excuses de m'être couché dedans. En me soulevant, je vis une -figure douce et vénérable qui entr'ouvrait ma courtine et qui me -souriait. C'était le chevalier Hubert de Mauprat, qui m'interrogeait -avec intérêt sur l'état de ma santé. J'essayai d'être poli et -reconnaissant; mais les expressions dont je me servais ressemblaient si -peu aux siennes, que je me troublai et souffris de ma grossièreté sans -pouvoir m'en rendre compte. Pour comble de malheur, à un mouvement que -je fis, le couteau que j'avais pris pour camarade de lit tomba aux pieds -de M. de Mauprat, qui le ramassa, le regarda, et me regarda ensuite avec -une extrême surprise. Je devins rouge comme le feu et balbutiai je ne -sais quoi. Je m'attendais à des reproches pour cette insulte faite à -son hospitalité; mais il était trop poli pour pousser plus loin -l'explication. Il posa tranquillement le couteau sur la cheminée, et, -revenant à moi, il me parla ainsi: - ---Bernard, je sais maintenant que je vous dois la vie de ce que j'ai de -plus cher au monde. Toute la mienne sera consacrée à vous prouver ma -reconnaissance et mon estime. Ma fille aussi a contracté envers vous -une dette sacrée. N'ayez donc aucune inquiétude pour votre avenir. Je -sais à quelles persécutions et à quelles vengeances vous vous êtes -exposé pour venir à nous; mais je sais aussi à quelle affreuse -existence mon amitié et mon dévouement sauront vous soustraire. Vous -êtes orphelin, et je n'ai pas de fils. Voulez-vous m'accepter pour -votre père? - -Je regardai le chevalier avec des yeux égarés. Je ne pouvais en croire -mes oreilles. Toute impression était paralysée chez moi par la -surprise et la timidité. Il me fut impossible de répondre un mot; le -chevalier éprouva lui-même un peu de surprise, il ne s'attendait pas -à trouver une nature aussi brutalement inculte. - ---Allons, me dit-il, j'espère que vous vous accoutumerez à nous. -Donnez-moi seulement une poignée de main pour me prouver que vous avez -confiance en moi. Je vais vous envoyer votre domestique: commandez-lui -tout ce que vous voudrez, il est à vous. J'ai seulement une promesse à -exiger de vous, c'est que vous ne sortirez pas de l'enceinte du parc -d'ici à ce que j'aie pris des mesures pour vous soustraire aux -poursuites de la justice. On pourrait faire rejaillir sur vous les -accusations qui pèsent sur la conduite de vos oncles. - ---Mes oncles! dis-je en passant mes mains sur ma tête, est-ce un -mauvais rêve que j'ai fait? Où sont-ils? Qu'est devenue la -Roche-Mauprat? - ---La Roche-Mauprat a été préservée des flammes, répondit-il. -Quelques bâtiments accessoires ont été détruits; mais je me charge -de réparer votre maison et de racheter votre fief aux créanciers dont -il est aujourd'hui la proie. Quant à vos oncles... vous êtes -probablement le seul héritier d'un nom qu'il vous appartient de -réhabiliter. - ---Le seul! m'écriai-je. Quatre Mauprat ont succombé cette nuit; mais -les trois autres... - ---Le cinquième, Gaucher, a péri dans sa fuite; on l'a retrouvé ce -matin noyé dans l'étang des _Froids._ On n'a retrouvé ni Jean ni -Antoine; mais le cheval de l'un et le manteau de l'autre, trouvés à -peu de distance du lieu où gisait le cadavre de Gaucher, sont des -indices sinistres de quelque événement semblable. Si l'un des Mauprat -s'est échappé, c'est pour ne plus reparaître, car il n'y aurait plus -d'espoir pour lui; et, puisqu'ils ont attiré sur leur tête ces orages -inévitables, mieux vaut pour eux et pour nous, qui avons le malheur de -porter le même nom, qu'ils aient eu cette fin tragique les armes à la -main que de subir une mort infâme au bout d'une potence. Acceptons ce -que Dieu a décidé à leur égard. L'arrêt est rude. Sept hommes -pleins de force et de jeunesse appelés, dans une seule nuit, à rendre -un compte terrible!... Prions pour eux, Bernard, et, à force de bonnes -œuvres, tâchons de réparer le mal qu'ils ont fait et d'enlever les -taches qu'ils ont imprimées à notre écusson. - -Ces dernières paroles résumaient tout le caractère du chevalier. Il -était pieux, équitable, plein de charité; mais, chez lui, comme chez -la plupart des gentilshommes, les préceptes de l'humilité chrétienne -venaient échouer devant l'orgueil du rang. Il eût volontiers fait -asseoir un pauvre à sa table, et, le vendredi saint, il lavait les -pieds à douze mendiants; mais il n'en était pas moins attaché -à tous les préjugés de notre caste. Il trouvait ses cousins -beaucoup plus coupables d'avoir dérogé à leur dignité d'homme, étant -gentilshommes, que s'ils eussent été plébéiens. Dans cette -hypothèse, selon lui, leurs crimes eussent été de moitié moins -graves. J'ai partagé longtemps cette conviction; elle était dans mon -sang, si je puis m'exprimer ainsi. Je ne l'ai perdue qu'à la suite des -rudes leçons de ma destinée. - -Il me confirma ensuite ce que sa fille m'avait dit. Il avait désiré -vivement être chargé de mon éducation dès ma naissance; mais son -frère Tristan s'y était opposé avec acharnement. Ici, le front du -chevalier se rembrunit. - ---Vous ne savez pas, dit-il, combien cette velléité de ma part a eu -des suites funestes pour moi et pour vous aussi. Mais ceci doit rester -enveloppé dans le mystère... mystère affreux, sang des Atrides!... - -Il me prit la main et ajouta d'un air accablé: - ---Bernard, nous sommes victimes tous deux d'une famille atroce. Ce n'est -pas le moment de récriminer contre ceux qui paraissent à cette heure -devant le redoutable tribunal de Dieu; mais ils m'ont fait un mal -irréparable, ils m'ont brisé le cœur... Celui qu'ils vous ont fait -sera réparé, j'en jure par la mémoire de votre mère. Ils vous ont -privé d'éducation, ils vous ont associé à leurs brigandages; mais -votre âme est restée grande et pure comme était celle de l'ange qui -vous donna le jour. Vous réparerez les erreurs involontaires de votre -enfance; vous recevrez une éducation conforme à votre rang; vous -relèverez l'honneur de la famille, n'est-ce pas, vous le voulez? Moi, -je le veux; je me mettrai à vos genoux pour obtenir votre confiance, et -je l'obtiendrai, car la Providence vous destinait à être mon fils. Ah! -j'avais rêvé jadis une adoption plus complète. Si, à ma seconde -tentative, on vous eût accordé à ma tendresse, vous eussiez été -élevé avec ma fille, et vous seriez certainement devenu son époux. -Mais Dieu ne l'a pas voulu. Il faut que vous commenciez votre -éducation, et la sienne s'achève. Elle est d'âge à être établie, -et, d'ailleurs, elle a fait son choix; elle aime M. de La Marche, -qu'elle est à la veille d'épouser; elle vous l'a dit. - -Je balbutiai quelques paroles confuses. Les caresses et les paroles -généreuses de ce vieillard respectable m'avaient vivement ému, et je -sentais comme une nouvelle nature se réveiller en moi. Mais, lorsqu'il -prononça le nom de son futur gendre, tous mes instincts sauvages se -réveillèrent, et je sentis qu'aucun principe de loyauté sociale ne me -ferait renoncer à la possession de celle que je regardais comme ma -proie. Je pâlissais, je rougissais, je suffoquais. Nous fûmes -heureusement interrompus par l'abbé Aubert (le curé janséniste), qui -venait s'informer des suites de ma chute. Alors seulement le chevalier -sut que j'étais blessé, circonstance qu'il n'avait pas eu le loisir -d'apprendre dans l'agitation de tant d'événements plus graves. Il -envoya chercher son médecin, et je fus entouré de soins affectueux qui -me parurent assez puérils, et auxquels je me soumis pourtant par un -instinct de reconnaissance. - -Je n'avais pas osé demander au chevalier des nouvelles de sa fille. Je -fus plus hardi avec l'abbé. Il m'apprit que la prolongation et -l'agitation de son sommeil donnaient quelque inquiétude; et le -médecin, étant revenu le soir pour me faire un nouveau pansement, me -dit qu'elle avait beaucoup de fièvre, et qu'il craignait pour elle une -maladie grave. - -Elle fut, en effet, assez mal pendant quelques jours pour donner de -l'inquiétude. Dans les terribles émotions qu'elle avait éprouvées, -elle avait déployé beaucoup d'énergie; mais elle subit une réaction -assez violente. De mon côté, je fus retenu au lit; je ne pouvais faire -un pas sans ressentir de vives douleurs, et le médecin me menaçait d'y -rester cloué pour plusieurs mois si je ne me soumettais à -l'immobilité pendant quelques jours. Comme j'étais d'ailleurs en -pleine santé et que je n'avais jamais été malade de ma vie, la -transition de mes habitudes actives à cette molle captivité me causa -un ennui dont rien ne saurait rendre les angoisses. Il faut avoir vécu -au fond des bois, dans toute la rudesse des mœurs farouches, pour -comprendre l'espèce d'effroi et de désespoir que j'éprouvai en me -trouvant enfermé pendant plus d'une semaine entre quatre rideaux de -soie. Le luxe de mon appartement, la dorure de mon lit, les soins -minutieux des laquais, tout, jusqu'à la bonté des aliments, -puérilités auxquelles j'avais été assez sensible le premier jour, me -devint odieux au bout de vingt-quatre heures. Le chevalier me faisait de -tendres et courtes visites, car il était absorbé par la maladie de sa -fille chérie. L'abbé fut excellent pour moi. Je n'osais dire ni à -l'un ni à l'autre combien je me trouvais malheureux; mais, lorsque -j'étais seul, j'avais envie de rugir comme un lion mis en cage, et, la -nuit, je faisais des rêves où la mousse des bois, le rideau des arbres -de la forêt et jusqu'aux sombres créneaux de la Roche-Mauprat -m'apparaissaient comme le paradis terrestre. D'autres fois, les scènes -tragiques qui avaient accompagné et suivi mon évasion se retraçaient -si énergiquement à ma mémoire, que, même éveillé, j'étais en -proie à une sorte de délire. - -Une visite de M. de La Marche augmenta le désordre et l'exaspération -de mes idées. Il me témoigna beaucoup d'intérêt, me serra la main à -plusieurs reprises, me demanda mon amitié, s'écria dix fois qu'il -donnerait sa vie pour moi, et je ne sais combien d'autres protestations -que je n'entendis guère; car j'avais un torrent dans les oreilles -tandis qu'il me parlait, et, si j'avais eu mon couteau de chasse, je -crois que je me serais jeté sur lui. Mes manières farouches et mes -regards sombres l'étonnèrent beaucoup; mais, l'abbé lui ayant dit que -j'avais l'esprit frappé des événements terribles advenus dans ma -famille, il redoubla ses protestations et me quitta de la manière la -plus affectueuse et la plus courtoise. - -Cette politesse que je trouvais dans tout le monde, depuis le maître de -la maison jusqu'au dernier des serviteurs, me causait un malaise inouï, -bien qu'elle me frappât d'admiration; car, n'eût-elle pas été -inspirée par la bienveillance qu'on me portait, il m'eût été -impossible de comprendre qu'elle pouvait être une chose bien distincte -de la bonté. Elle ressemblait si peu à la faconde gasconne et -railleuse des Mauprat, qu'elle était pour moi comme une langue tout à -fait nouvelle que je comprenais, mais que je ne pouvais parler. - -Je retrouvai pourtant la faculté de répondre, lorsque l'abbé, m'ayant -annoncé qu'il était chargé de mon éducation, m'interrogea pour -savoir où j'en étais. Mon ignorance était tellement au delà de tout -ce qu'il eût pu imaginer, que j'eus honte de la lui révéler, et, ma -fierté sauvage reprenant le dessus, je lui déclarai que j'étais -gentilhomme et que je n'avais nulle envie de devenir clerc. Il ne me -répondit que par un éclat de rire qui m'offensa beaucoup. Il me tapa -doucement sur l'épaule d'un air d'amitié, en disant que je changerais -d'avis avec le temps, mais que j'étais un drôle de corps. J'étais -pourpre de colère quand le chevalier entra. L'abbé lui rapporta notre -entretien et ma réponse. M. Hubert réprima un sourire. - ---Mon enfant, me dit-il avec affection, jamais je ne veux me rendre -fâcheux pour vous, même par amitié. Ne parlons pas d'études -aujourd'hui. Avant d'en concevoir le goût, il faut que vous en -compreniez la nécessité. Vous avez l'esprit juste, puisque vous avez -le cœur noble; l'envie de vous instruire vous viendra d'elle-même. -Soupons. Avez-vous faim? aimez-vous le bon vin? - ---Beaucoup plus que le latin, répondis-je. - ---Eh bien, l'abbé, pour vous punir d'avoir fait le cuistre, reprit-il -gaiement, vous en boirez avec nous. Edmée est tout à fait hors de -danger. Le médecin permet à Bernard de se lever et de faire quelques -pas. Nous souperons dans sa chambre. - -Le souper et le vin étaient si bons, en effet, que je me grisai très -lestement, selon la coutume de la Roche-Mauprat. Je crois que l'on m'y -aida, afin de me faire parler et de connaître tout de suite à quelle -espèce de rustre on avait affaire. Mon manque d'éducation surpassait -tout ce qu'on avait prévu; mais sans doute on augura bien du fond, car -on ne m'abandonna pas et on travailla à tailler ce quartier de roc avec -un zèle qui marquait de l'espérance. Dès que je pus sortir de la -chambre, mon ennui se dissipa. L'abbé se fit mon compagnon inséparable -tout le premier jour. La longueur du second fut adoucie par l'espérance -qu'on me donna de voir Edmée le lendemain, et par les bons traitements -dont j'étais l'objet, et dont je commençais à sentir la douceur, à -mesure que je m'habituais à ne plus m'en étonner. La bonté -inséparable du chevalier était bien faite pour vaincre ma -grossièreté; elle me gagna rapidement le cœur. C'était la première -affection de ma vie. Elle s'installait en moi de pair avec un amour -violent pour sa fille, et je ne songeais pas seulement à faire lutter -un de ces deux sentiments contre l'autre. J'étais tout besoin, tout -instinct, tout désir. J'avais les passions d'un homme dans l'âme d'un -enfant. - - - - -IX - - -Enfin, un matin, M. Hubert, après déjeuner, m'emmena chez sa fille. -Quand la porte de sa chambre s'ouvrit, l'air tiède et parfumé qui me -vint au visage faillit me suffoquer. Cette chambre était simple et -charmante, tendue et meublée en toile de Perse à fond blanc, et toute -parfumée de grands vases de Chine remplis de fleurs. Il y avait des -oiseaux d'Afrique qui jouaient dans une cage dorée et qui chantaient -d'une voix douce et amoureuse. Le tapis était plus moelleux aux pieds -que la mousse des bois au mois de mars. J'étais si ému qu'à chaque -instant ma vue se troublait; mes pieds s'accrochaient gauchement l'un à -l'autre, et je heurtais tous les meubles sans pouvoir avancer. Edmée -était couchée sur une chaise longue et roulait nonchalamment un -éventail de nacre entre ses doigts. Elle me sembla encore plus belle -que je ne l'avais vue, mais si différente, que je me sentis tout glacé -de crainte au milieu de mon transport. Elle me tendit la main; je ne -savais pas que je pusse la lui baiser devant son père. Je n'entendis -pas ce qu'elle me disait; je crois que ce furent des paroles -affectueuses. Puis, comme brisée de fatigue, elle pencha sa tête en -arrière sur son oreiller et ferma les yeux. - ---J'ai à travailler, me dit le chevalier, tenez-lui compagnie; mais ne -la faites pas beaucoup parler, car elle est encore bien faible. - -Cette recommandation ressemblait vraiment à une raillerie; Edmée -feignait d'être assoupie pour cacher peut-être un peu d'embarras -intérieur; et, quant à moi, j'étais si incapable de combattre cette -réserve, que c'était vraiment pitié de me recommander le silence. - -Le chevalier ouvrit une porte au fond de l'appartement et la referma; -mais, en l'entendant tousser de temps en temps, je compris que son -cabinet n'était séparé que par une cloison de la chambre de sa fille. -Néanmoins j'eus quelques instants de bien-être en me trouvant seul -avec elle tant qu'elle parut dormir. Elle ne me voyait pas et je la -regardais à mon aise; elle était aussi pâle et aussi blanche que son -peignoir de mousseline et que ses mules de satin garnies de cygne; sa -main fine et transparente était à mes yeux comme un bijou inconnu. Je -ne m'étais jamais douté de ce que c'était qu'une femme; la beauté, -pour moi, ç'avait été jusqu'alors la jeunesse et la santé, avec une -sorte de hardiesse virile. Edmée, en amazone, s'était un peu montrée -sous cet aspect la première fois, et je l'avais mieux comprise; -maintenant je l'étudiais de nouveau, et je ne pouvais plus concevoir -que ce fut là cette femme que j'avais tenue dans mes bras à la -Roche-Mauprat. Le lieu, la situation, mes idées elles-mêmes, qui -commençaient à recevoir du dehors un faible rayon de lumière, tout -contribuait à rendre ce second tête-à-tête bien différent du -premier. - -Mais le plaisir étrange et inquiet que j'éprouvais à la contempler -fut troublé par l'arrivée d'une duègne qu'on appelait Mlle Leblanc, -et qui remplissait les fonctions de femme de chambre dans les -appartements particuliers, celles de demoiselle de compagnie au salon. -Elle avait peut-être reçu de sa maîtresse l'ordre de ne pas nous -quitter; il est certain qu'elle s'assit auprès de la chaise longue, de -manière à présenter à mon œil désappointé son dos sec et long, à -la place du beau visage d'Edmée; puis elle tira son ouvrage de sa poche -et se mit à tricoter tranquillement. Pendant ce temps, les oiseaux -gazouillaient, le chevalier toussait, Edmée dormait ou faisait semblant -de dormir, et j'étais à l'autre bout de l'appartement, la tête -penchée sur les estampes d'un livre que je tenais à l'envers. - -Au bout de quelque temps, je m'aperçus qu'Edmée ne dormait pas et -qu'elle causait à voix basse avec sa suivante; je crus voir que -celle-ci me regardait en dessous de temps en temps et comme à la -dérobée. Pour éviter l'embarras de cet examen, et aussi par un -instinct de ruse qui ne m'était pas étranger, j'appuyai mon visage sur -le livre, et le livre sur la console, et, dans cette posture, je restai -comme endormi ou absorbé. Alors elles élevèrent peu à peu la voix, -et j'entendis ce qu'elles disaient de moi. - ---C'est égal, mademoiselle a pris un drôle de page. - ---Leblanc, tu me fais rire avec tes pages. Est-ce qu'on a des pages à -présent? Tu te crois toujours avec ma grand'mère. Je te dis que c'est -le fils adoptif de mon père. - ---Certainement, M. le chevalier fait bien d'adopter un fils; mais ou -diable a-t-il pêché cette figure-là? - -Je jetai un regard de côté, et je vis qu'Edmée riait sous son -éventail; elle s'amusait du bavardage de cette vieille fille, qui -passait pour avoir de l'esprit et à qui on laissait le droit de tout -dire. Je fus très blessé de voir que ma cousine se moquait de moi. - ---Il a l'air d'un ours, d'un blaireau, d'un loup, d'un milan, de tout, -plutôt que d'un homme! continua la Leblanc. Quelles mains! quelles -jambes! et encore ce n'est rien à présent qu'il est un peu décrassé. -Il fallait le voir, le jour où il est arrivé avec son sarrau et ses -guêtres de cuir; c'était à faire trembler! - ---Tu trouves? reprit Edmée. Moi, je l'aimais mieux avec son costume de -braconnier; cela allait mieux à sa figure et à sa taille. - ---Il avait l'air d'un bandit; mademoiselle ne l'a donc pas regardé? - ---Si fait. - -Le ton dont elle prononça ce _si fait_ me fit frémir, et je ne sais -pourquoi l'impression du baiser qu'elle m'avait donné à la -Roche-Mauprat me revint sur les lèvres. - ---Encore, s'il était coiffé! reprit la duègne; mais jamais on n'a pu -le faire consentir à se laisser poudrer. Saint-Jean m'a dit qu'au -moment où il avait approché la houppe de sa tête, il s'était levé -furieux en disant: «Ah! tout ce que vous voudrez, excepté cette -farine-là. Je veux pouvoir remuer la tête sans tousser et éternuer.» -Dieu! quel sauvage! - ---Mais, au fond, il a bien raison: si la mode n'autorisait pas cette -absurdité-là, tout le monde s'apercevrait que c'est laid et incommode. -Regarde s'il n'est pas plus beau d'avoir de grands cheveux noirs. - ---Ces grands cheveux-là? Quelle crinière! cela fait peur. - ---D'ailleurs, les enfants ne portent pas de poudre, et c'est encore un -enfant que ce garçon-là. - ---Un enfant? Tudieu! quel marmot! il en mangerait à son déjeuner, des -enfants! C'est un ogre. Mais d'où sort ce gaillard-là? M. le chevalier -l'aura tiré de la charrue pour l'amener ici. Est-ce qu'il s'appelle?... -Comment donc s'appelle-t-il? - ---Curieuse, je t'ai dit qu'il s'appelle Bernard. - ---Bernard! et rien avec? - ---Rien, pour le moment. Que regardes-tu? - ---Il dort comme un loir! Voyez ce balourd! Je regarde s'il ressemble à -M. le chevalier. C'est peut-être un instant d'erreur: il aura eu un -jour d'oubli avec quelque bouvière. - ---Allons donc! Leblanc, vous allez trop loin... - ---Eh! mon Dieu! mademoiselle, est-ce que M. le chevalier n'a pas été -jeune comme un autre? et cela empêche-t-il la vertu de venir avec -l'âge? - ---Sans doute, tu sais ce qui en est par expérience. Mais écoute, ne -t'avise pas de taquiner ce jeune homme. Tu as peut-être deviné juste; -mon père exige qu'on le traite comme l'enfant de la maison. - ---Eh bien, c'est agréable pour mademoiselle! Quant à moi, qu'est-ce -que cela me fait? Je n'ai pas affaire à ce monsieur-là. - ---Ah! si tu avais trente ans de moins!... - ---Mais est-ce que monsieur a consulté mademoiselle pour installer ce -grand brigand-là chez elle? - ---Est-ce que tu en doutes? Y a-t-il au monde un meilleur père que le -mien? - ---Mademoiselle est bien bonne aussi... Il y a bien des demoiselles à -qui cela n'aurait guère convenu. - ---Et pourquoi donc? ce garçon-là n'a rien de déplaisant; quand il -sera bien élevé... - ---Il sera toujours laid à faire peur. - ---Il s'en faut de beaucoup qu'il soit laid, ma chère Leblanc; tu es -trop vieille, tu ne t'y connais plus. - -Leur conversation fut interrompue par le chevalier qui vint chercher un -livre. - ---Mademoiselle Leblanc est ici? dit-il d'un air très calme. Je vous -croyais en tête à tête avec mon fils. Eh bien, avez-vous causé -ensemble, Edmée? lui avez-vous dit que vous seriez sa sœur? Es-tu -content d'elle, Bernard? - -Mes réponses ne pouvaient compromettre personne; c'étaient toujours -quatre ou cinq paroles incohérentes, estropiées par la honte. M. de -Mauprat retourna à son cabinet, et je me rassis, espérant que ma -cousine allait renvoyer sa duègne et me parler. Mais elles -échangèrent quelques paroles tout bas; la duègne resta, et deux -mortelles heures s'écoulèrent sans que j'osasse bouger de ma chaise. -Je crois qu'Edmée dormait réellement. Quand la cloche sonna le dîner, -son père revint me prendre, et, avant de quitter son appartement, il -lui dit de nouveau: - ---Eh bien, avez-vous causé? - ---Oui, mon bon père, répondit-elle avec une assurance qui me -confondit. - -Il me parut prouvé, d'après cette conduite de ma cousine, qu'elle -s'était jouée de moi et que, maintenant, elle craignait mes reproches. -Et puis l'espérance me revint lorsque je me rappelai le ton dont elle -avait parlé de moi avec Mlle Leblanc. J'en vins même à penser qu'elle -craignait les soupçons de son père, et qu'elle n'affectait une grande -indifférence que pour m'attirer plus sûrement dans ses bras quand le -moment serait venu. Dans l'incertitude, j'attendis. Mais les jours et -les nuits se succédèrent sans qu'aucune explication arrivât et sans -qu'aucun message secret m'avertît de prendre patience. Elle descendait -au salon une heure le matin; le soir, elle venait dîner et jouait au -piquet ou aux échecs avec son père. Pendant tout ce temps, elle était -si bien gardée, que je n'aurais pas même pu échanger un regard avec -elle; le reste du jour, elle était inabordable dans sa chambre. -Plusieurs fois, voyant que je m'ennuyais de l'espèce de captivité où -j'étais forcé de vivre, le chevalier me dit: - ---Va causer avec Edmée, monte à sa chambre, dis-lui que c'est moi qui -t'envoie. - -Mais j'avais beau frapper, sans doute on m'entendait venir et on me -reconnaissait à mon pas incertain et lourd. Jamais la porte ne -s'ouvrait pour moi; j'étais désespéré, j'étais furieux. - -Il est nécessaire que j'interrompe le récit de mes impressions -personnelles pour vous dire ce qui se passait à cette époque dans la -triste famille des Mauprat. Jean et Antoine avaient réellement pris la -fuite, et, quoique les recherches eussent été sévères, il fut -impossible de s'emparer de leurs personnes. Tous leurs biens furent -saisis, et la vente du fief de la Roche-Mauprat fut décrétée par -autorité de justice. Mais on n'alla pas jusqu'au jour de -l'adjudication: M. Hubert de Mauprat fit cesser les poursuites. Il se -porta adjudicataire; les créanciers furent satisfaits, et les titres de -propriété de la Roche-Mauprat passèrent dans ses mains. - -La petite garnison des Mauprat, composée d'aventuriers de bas étage, -avait subi le même sort que ses maîtres. Elle était, comme on sait, -réduite depuis longtemps à très peu d'individus. Deux ou trois -périrent; d'autres prirent la fuite: un seul fut mis en prison. On -instruisit son procès, et il paya pour tous. Il fut grandement question -d'instruire aussi par contumace contre Jean et Antoine de Mauprat, dont -la fuite paraissait prouvée; car on n'avait pas retrouvé leurs corps -après le desséchement du vivier où celui de Gaucher avait surnagé; -mais le chevalier craignit pour l'honneur de son nom une sentence -infamante, comme si cette sentence eût pu ajouter quelque chose à -l'horreur du nom de Mauprat. Il usa de tout le crédit de M. de La -Marche et du sien propre (qui était réel dans la province, surtout à -cause de sa grande moralité) pour assoupir l'affaire, et il y réussit. -Quant à moi, quoique j'eusse certainement trempé dans plus d'une des -exactions de mes oncles, il ne fut pas question de m'accuser même au -tribunal de l'opinion publique. Au milieu du déchaînement -qu'excitaient mes oncles, on se plut à me considérer uniquement comme -un jeune captif, victime de leurs mauvais traitements et plein -d'heureuses dispositions. Le chevalier, dans sa générosité -bienveillante et dans son désir de réhabiliter la famille, exagéra -beaucoup, à coup sûr, mes mérites, et fit partout répandre le bruit -que j'étais un ange de douceur et d'intelligence. - -Le jour où M. Hubert se porta adjudicataire, il entra dès le matin -dans ma chambre, accompagné de sa fille et de l'abbé, et, me montrant -les actes par lesquels il consommait le sacrifice (la Roche-Mauprat -valait environ deux cent mille livres), il me déclara que j'allais -être mis sur-le-champ en possession, non seulement de ma part -d'héritage, qui n'était pas considérable, mais encore de la moitié -du revenu de la propriété. En même temps, la propriété totale, -fonds et produit, m'allait être assurée par testament du chevalier, le -tout à _une seule condition_: c'est que je consentirais à recevoir une -éducation _sortable à ma qualité._ - -Le chevalier avait fait toutes ces dispositions avec bonté et -simplicité, moitié par reconnaissance de ce qu'il savait de ma -conduite envers Edmée, moitié par orgueil de famille; mais il ne -s'attendait pas à la résistance qu'il trouva en moi au sujet de -l'éducation. Je ne saurais dire quel mécontentement souleva en moi le -mot de _condition._ Je crus y voir surtout le résultat de quelque -manœuvre d'Edmée pour se débarrasser de sa parole envers moi. - ---Mon oncle, répondis-je après avoir écouté toutes ses offres -magnifiques dans un silence absolu, je vous remercie de tout ce que vous -voulez faire pour moi; mais il ne me convient pas de l'accepter. Je n'ai -pas besoin de fortune. À un homme comme moi, il ne faut que du pain, un -fusil, un chien de chasse et le premier cabaret qui se trouvera sur la -lisière du bois. Puisque vous avez la complaisance de me servir de -tuteur, payez-moi la rente de mon huitième de propriété sur le fief, -et n'exigez pas que j'apprenne vos sornettes de latin. Un gentilhomme en -sait assez, quand il peut abattre une sarcelle et signer son nom. Je ne -tiens pas à être seigneur de la Roche-Mauprat, c'est assez d'y avoir -été esclave. Vous êtes un brave homme, et, sur mon honneur, je vous -aime; mais je n'aime guère les conditions. Je n'ai jamais rien fait par -intérêt; et j'aime mieux rester ignorant que de devenir bel esprit aux -gages du prochain. Quant à ma cousine, je ne consentirai jamais à -faire une pareille brèche dans sa fortune. Je sais bien qu'elle ferait -volontiers le sacrifice d'une partie de sa dot pour se dispenser... - -Edmée, qui était restée fort pâle et comme distraite jusque-là, me -lança tout à coup un regard étincelant et m'interrompit pour me dire -avec assurance: - ---Pour me dispenser de quoi, s'il vous plaît, Bernard? - -Je vis que, malgré son courage, elle était fort émue; car elle brisa -son éventail en le fermant. Je lui répondis, avec un regard où -l'honnête malice du campagnard devait se peindre: - ---Pour vous dispenser, cousine, de tenir certaine promesse que vous -m'avez faite à la Roche-Mauprat. - -Elle devint plus pâle qu'auparavant, et son visage prit une expression -de terreur que déguisait mal un sourire de mépris. - ---Quelle promesse lui avez-vous donc faite, Edmée? dit le chevalier en -se tournant vers elle avec candeur. - -En même temps, le curé me serra le bras à la dérobée, et je compris -que le confesseur de ma cousine était en possession de notre secret. - -Je haussai les épaules; leurs craintes me faisaient injure et pitié. - ---Elle m'a promis, repris-je en souriant, de me regarder toujours comme -son frère et son ami. Ne sont-ce pas là vos paroles, Edmée, et -croyez-vous que cela se prouve avec de l'argent? - -Elle se leva avec vivacité, et, me tendant la main, elle me dit d'une -voix émue: - ---Vous avez raison, Bernard, vous êtes un grand cœur, et je ne me -pardonnerais pas si j'en doutais un instant. - -Je vis une larme au bord de sa paupière, et je serrai sa main un peu -trop fort sans doute, car elle laissa échapper un petit cri accompagné -d'un charmant sourire. Le chevalier m'embrassa, et l'abbé dit à -plusieurs reprises en s'agitant sur sa chaise: - ---C'est beau! c'est noble! c'est très beau! On n'a pas besoin -d'apprendre cela dans les livres, ajouta-t-il en s'adressant au -chevalier. Dieu écrit sa parole et répand son esprit dans le cœur de -ses enfants. - ---Vous verrez, dit le chevalier vivement attendri, que ce Mauprat -relèvera l'honneur de la famille. Maintenant, mon cher Bernard, je ne -te parlerai plus d'affaires. Je sais comment je dois agir, et tu ne peux -pas m'empêcher de faire ce que bon me semblera pour que mon nom soit -réhabilité dans ta personne. La seule réhabilitation véritable m'est -garantie par tes nobles sentiments; mais il en est encore une autre que -tu ne refuseras pas de tenter: c'est celle des talents et des lumières. -Tu t'y prêteras par affection pour nous, je l'espère; mais ce n'est -pas encore le temps d'en parler. Je respecte ta fierté et veux assurer -ton existence _sans condition._ Venez, l'abbé, vous allez m'accompagner -à la ville chez mon procureur. La voiture est prête. Vous, enfants, -vous allez déjeuner ensemble. Allons, Bernard, donne le bras à ta -cousine, ou, pour mieux dire, à ta sœur. Apprends la courtoisie des -manières, puisque, avec elle, c'est l'expression de ton cœur. - ---Vous dites vrai, mon oncle, répondis-je en m'emparant un peu rudement -du bras d'Edmée pour descendre l'escalier. - -Elle tremblait; mais ses joues avaient repris leur incarnat, et un -sourire affectueux errait sur ses lèvres. - -Quand nous fûmes vis-à-vis l'un de l'autre à table, notre bon accord -se refroidit en peu d'instants. Nous redevînmes embarrassés tous les -deux; si nous eussions été seuls, je me serais tiré d'affaire par une -de ces brusques sorties que je savais m'imposer à moi-même quand -j'étais trop honteux de ma timidité; mais la présence de Saint-Jean, -qui nous servait, me condamnait au silence sur le point principal. Je -pris le parti de parler de Patience et de demander à Edmée comment il -se faisait qu'elle fût si bien avec lui, et ce que je devais penser du -prétendu sorcier. Elle me raconta en gros l'histoire du philosophe -rustique et me dit que c'était l'abbé Aubert qui l'avait menée à la -tour Gazeau. Elle avait été frappée de l'intelligence et de la -sagesse du cénobite stoïcien, et prenait à causer avec lui un plaisir -extrême. De son côté, Patience avait conçu pour elle tant d'amitié, -que, depuis quelque temps, il s'était relâché de ses habitudes et -venait assez souvent lui rendre visite en même temps qu'à l'abbé. - -Vous pensez bien qu'elle eut quelque peine à rendre ces explications -intelligibles pour moi. Je fus très frappé des éloges qu'elle donnait -à Patience et de la sympathie qu'elle éprouvait pour ses idées -révolutionnaires. C'était la première fois que j'entendais parler -d'un paysan comme d'un homme. En outre, j'avais considéré jusque-là -le sorcier de la tour Gazeau comme bien au-dessous d'un paysan -ordinaire, et voilà qu'Edmée le plaçait au-dessus de la plupart des -hommes qu'elle connaissait, et prenait parti pour lui contre la -noblesse. Je réussis à en tirer cette conclusion, que l'éducation -n'était pas si nécessaire que le chevalier et l'abbé voulaient bien -me le faire croire. - ---Je ne sais guère mieux lire que Patience, ajoutai-je, et je voudrais -bien que vous eussiez autant de plaisir dans ma société que dans la -sienne; mais il n'y parait guère, cousine, car, depuis que je suis -ici... - -Comme nous quittions alors la table et que je me réjouissais de me -trouver enfin seul avec elle, j'allais devenir beaucoup plus explicite, -lorsqu'on entrant dans le salon, nous y trouvâmes M. de La Marche, qui -venait d'arriver et qui entrait par la porte opposée. Je le donnai, -dans mon cœur, à tous les diables. - -M. de La Marche était un jeune seigneur tout à fait à la mode de son -époque. Épris de philosophie nouvelle, grand voltairien, grand -admirateur de Franklin, plus honnête qu'intelligent, comprenant moins -ses oracles qu'il n'avait le désir et la prétention de les comprendre; -assez mauvais logicien, car il trouva ses idées beaucoup moins bonnes -et ses espérances politiques beaucoup moins douces le jour où la -nation française se mit en tête de les réaliser; au demeurant, plein -de bons sentiments, se croyant beaucoup plus confiant et romanesque -qu'il ne l'était en effet; un peu plus fidèle à ses préjugés de -caste et beaucoup plus sensible à l'opinion du monde qu'il ne se -flattait et ne se piquait de l'être: voilà tout l'homme. Sa figure -était charmante; mais je la trouvais excessivement fade, car j'avais -contre lui la plus ridicule animosité. Ses manières gracieuses me -semblaient serviles auprès d'Edmée; j'eusse rougi de les imiter, et -pourtant je n'étais occupé qu'à renchérir sur les petits services -qu'il pouvait lui rendre. Nous sortîmes dans le parc, qui était -considérable et coupé par l'Indre, qui n'est là qu'un joli ruisseau. -Chemin faisant, il se rendit agréable de mille manières; il -n'apercevait pas une violette, qu'il ne la cueillît pour l'offrir à ma -cousine. Mais, quand nous arrivâmes au bord du ruisseau, nous -trouvâmes la planche sur laquelle on le traversait en cet endroit -rompue et emportée par les orages des jours précédents. Alors je pris -Edmée dans mes bras sans lui en demander la permission, et je traversai -tranquillement. J'avais de l'eau jusqu'à la ceinture, et je portais ma -cousine à bras tendus avec tant de force et de précision, qu'elle ne -mouilla pas un de ses rubans. M. de La Marche, ne voulant pas paraître -plus délicat que moi, n'hésita pas à mouiller ses beaux habits et à -me suivre avec des éclats de rire un peu forcés; mais, quoiqu'il ne -portât aucun fardeau, il trébucha plusieurs fois sur les pierres dont -le lit de la rivière était encombré et ne nous rejoignit qu'avec -peine. Edmée ne riait pas; je crois qu'en faisant malgré elle cette -épreuve de ma force et de ma hardiesse, elle fut très effrayée de -songer à l'amour qu'elle m'inspirait. Elle était même irritée et me -dit, lorsque je la déposai doucement sur le rivage: - - -[Figure 04] - - ---Bernard, je vous prie de ne jamais recommencer de pareilles -plaisanteries. - ---Ah! bon, lui dis-je, vous ne vous en fâcheriez pas de la part de -l'autre. - ---Il ne se le permettrait pas, reprit-elle. - ---Je le crois bien, répondis-je, il s'en garderait! Regardez comme le -voilà fait... Et, moi, je ne vous ai pas dérangé un cheveu. Il -ramasse très bien les violettes; mais, croyez-moi, dans un danger, ne -lui donnez pas la préférence. - -M. de La Marche me fit de grands compliments sur cet exploit. J'avais -espéré qu'il serait jaloux; il ne parut pas seulement y songer et prit -son parti gaiement sur le pitoyable état de sa toilette. Il faisait -extrêmement chaud, et nous étions séchés avant la fin de la -promenade; mais Edmée demeura triste et préoccupée. Il me sembla -qu'elle faisait effort pour me montrer autant d'amitié que pendant le -déjeuner. J'en fus affecté; car je n'étais pas seulement amoureux -d'elle, je l'aimais. Il m'eût été impossible de faire cette -distinction; mais les deux sentiments étaient en moi: la passion et la -tendresse. - -Le chevalier et l'abbé rentrèrent à l'heure du dîner. Ils -s'entretinrent à voix basse avec M. de La Marche du règlement de mes -affaires, et, au peu de mots que j'entendis malgré moi, je compris -qu'ils venaient d'assurer mon existence dans les conditions brillantes -qui m'avaient été annoncées le matin. J'eus la mauvaise honte de ne -point en témoigner naïvement ma reconnaissance. Cette générosité me -troublait, je n'y comprenais rien; je m'en méfiais presque comme d'une -embûche qu'on me tendait pour m'éloigner de ma cousine. Je n'étais -pas sensible aux avantages de la fortune. Je n'avais pas les besoins de -la civilisation, et les préjugés nobiliaires étaient chez moi un -point d'honneur, nullement une vanité sociale. - -Voyant qu'on ne me parlait pas ouvertement, je pris le parti peu -gracieux de feindre une complète ignorance. - -Edmée devint toujours plus triste. Je remarquai que ses regards se -portaient alternativement sur M. de La Marche et sur moi avec une -inquiétude vague. Toutes les fois que je lui adressais la parole, ou -même que j'élevais la voix en parlant aux autres personnes, elle -tressaillait, puis elle fronçait légèrement le sourcil, comme si ma -voix lui eût causé une douleur physique. Elle se retira aussitôt -après le dîner; son père la suivit avec inquiétude. - ---Ne remarquez-vous pas, dit l'abbé en les voyant s'éloigner et en -s'adressant à M. de La Marche, que Mlle de Mauprat est bien changée -depuis ces derniers temps? - ---Elle est maigrie, répondit le lieutenant général; mais je crois -qu'elle n'en est que plus belle. - ---Oui; mais je crains qu'elle ne soit plus malade qu'elle ne l'avoue, -repartit l'abbé. Son caractère est aussi changé que sa figure; elle -est triste. - ---Triste? Mais il me semble qu'elle n'a jamais été aussi gaie que ce -matin; n'est-il pas vrai, monsieur Bernard? C'est depuis la promenade -seulement qu'elle s'est plainte d'avoir un peu de migraine. - ---Je vous dis qu'elle est triste, reprit l'abbé. Quand elle est gaie, -maintenant, elle l'est plus que de raison; il y a en elle quelque chose -d'étrange alors et de forcé, qui n'est pas du tout dans sa manière -d'être accoutumée. Puis, un instant après, elle retombe dans une -mélancolie que je n'avais jamais remarquée avant la fameuse nuit de la -forêt. Soyez sûr que les émotions de cette nuit ont été graves. - ---Elle a été témoin, en effet, d'une scène affreuse à la tour -Gazeau, dit M. de La Marche; et puis cette course de son cheval à -travers la forêt, lorsqu'elle a été emportée loin de la chasse, a -dû la fatiguer et l'effrayer beaucoup. Cependant elle est douée d'un -courage si admirable!... Dites-moi, cher monsieur Bernard, lorsque vous -la rencontrâtes dans la forêt, vous parut-elle très épouvantée? - ---Dans la forêt? repris-je. Je ne l'ai point rencontrée dans la -forêt. - ---Non, c'est dans la Varenne que vous l'avez rencontrée, dit l'abbé -avec précipitation... À propos, monsieur Bernard, voulez-vous bien me -permettre de vous dire un mot d'affaires en particulier sur votre -propriété de... - -Il m'entraîna hors du salon et me dit à voix basse: - ---Il ne s'agit pas d'affaires; je vous supplie de ne laisser soupçonner -à qui que ce soit, pas même à M. de La Marche, que Mlle de Mauprat -ait été seulement l'espace d'une seconde à la Roche-Mauprat... - ---Et pourquoi donc? demandai-je, n'y a-t-elle pas été sous ma -protection? n'en est-elle pas sortie pure, grâce à moi? et peut-on -ignorer dans le pays qu'elle y ait passé deux heures? - ---On l'ignore entièrement, répondit-il; au moment où elle en sortait, -la Roche-Mauprat tombait sous les coups des assiégeants, et aucun de -ses hôtes ne reviendra du sein de la tombe ou du fond de l'exil pour -raconter ce fait. Quand vous connaîtrez davantage le monde, vous -comprendrez de quelle importance il est pour la réputation d'une jeune -personne qu'on ne puisse pas supposer que l'ombre d'un danger ait -seulement passé sur son honneur. En attendant, je vous adjure, au nom -de son père, au nom de l'amitié que vous avez pour elle, et que vous -lui avez exprimée ce matin d'une manière si noble et si touchante!... - ---Vous êtes très adroit, monsieur l'abbé, dis-je en l'interrompant; -toutes vos paroles ont un sens caché que je comprends fort bien, tout -grossier que je suis. Dites à ma cousine qu'elle se rassure. Je n'ai -pas sujet de nier sa vertu, très certainement, et je ne suis, -d'ailleurs, pas capable de faire manquer le mariage qu'elle désire. -Dites-lui que je ne réclame d'elle qu'une chose, c'est cette promesse -d'_amitié_ qu'elle m'a faite à la Roche-Mauprat. - ---Cette promesse a donc à vos yeux une singulière solennité? dit -l'abbé. Et quelle méfiance peut-elle vous laisser en ce cas? - -Je le regardai fixement, et, comme il me semblait troublé, je pris -plaisir à le tourmenter, espérant qu'il rapporterait mes paroles à -Edmée. - ---Aucune, répondis-je; seulement, je vois qu'on craint l'abandon de M. -de La Marche au cas où l'aventure de la Roche-Mauprat viendrait à se -découvrir. Si ce monsieur est capable de soupçonner Edmée et de lui -faire outrage à la veille de ses noces, il me semble qu'il y a un moyen -bien simple de raccommoder tout cela. - ---Et lequel, selon vous? - ---C'est de le provoquer et de le tuer. - ---Je pense que vous ferez tout pour épargner cette dure nécessité et -ce péril affreux au respectable M. Hubert. - ---Je les lui épargnerai de reste en me chargeant de venger ma cousine. -C'est mon droit, monsieur l'abbé; je connais les devoirs d'un -gentilhomme tout aussi bien que si j'avais appris le latin. Vous pouvez -le lui dire de ma part. Qu'elle dorme en paix; je me tairai, et, si cela -ne sert à rien, je me battrai. - ---Mais, Bernard, reprit l'abbé d'un ton insinuant et doux, songez-vous -à l'attachement de votre cousine pour M. de La Marche? - ---Eh bien, raison de plus, m'écriai-je, saisi d'un mouvement de rage. - -Et je lui tournai le dos brusquement. - -L'abbé rapporta toute cette conversation à sa pénitente. Le rôle de -ce digne prêtre était fort embarrassant; il avait reçu sous le sceau -de la confession une confidence à laquelle il ne pouvait que faire des -allusions très détournées, en s'entretenant avec moi. Cependant il -espérait, au moyen de ces délicates allusions, me faire comprendre le -crime de mon obstination et m'amener à y renoncer loyalement. Il -augurait trop bien de moi; tant de vertu était au-dessus de mes forces, -comme elle était au-dessus de mon intelligence. - - - - -X - - -Quelques jours se passèrent dans un calme apparent. Edmée se disait -souffrante et sortait peu de sa chambre; M. de La Marche venait presque -tous les jours, son château étant situé à peu de distance. Je le -prenais de plus en plus en aversion, malgré les politesses dont il me -comblait. Je ne comprenais rien à ses affectations de philosophie, et -je le combattais avec toute la grossièreté de préjugés et -d'expressions dont j'étais susceptible. Ce qui me consolait un peu de -mes souffrances secrètes, c'était de voir qu'il n'était pas reçu -plus que moi dans les appartements d'Edmée. - -Le seul événement de cette semaine fut l'installation de Patience dans -une cabane voisine du château. Depuis que l'abbé Aubert avait trouvé -auprès du chevalier une existence à l'abri des persécutions -ecclésiastiques, il n'y avait plus pour lui de nécessité à voir -secrètement son ami le cénobite. Il l'avait donc vivement engagé à -quitter le séjour des bois et à se rapprocher de lui. Patience -s'était fait beaucoup prier. Tant d'années passées dans la solitude -l'avaient tellement attaché à sa tour Gazeau, qu'il hésitait à lui -préférer la société de son ami. En outre, il disait que l'abbé -allait se corrompre dans le _commerce des grands_, que bientôt il -subirait à son insu l'influence des vieilles idées, et qu'il se -refroidirait à l'égard de la _cause sainte._ Il est vrai qu'Edmée -avait gagné le cœur de Patience, et qu'en lui offrant une petite -habitation appartenant à son père, et située dans un ravin -pittoresque, à la sortie de son parc, elle s'y était prise avec assez -de grâce et de délicatesse pour ne pas blesser sa fierté -chatouilleuse. C'était à l'effet de terminer cette grande négociation -que l'abbé s'était rendu à la tour Gazeau avec Marcasse, le soir où, -retenus par l'orage, ils avaient donné asile à Edmée et à moi. La -scène affreuse qui suivit notre arrivée trancha toutes les -irrésolutions de Patience. Enclin aux idées pythagoriciennes, il avait -horreur du sang répandu. La mort d'une biche lui arrachait des larmes, -comme au Jacques de Shakespeare; à plus forte raison les meurtres -humains lui étaient impossibles à contempler, et, du moment que la -tour Gazeau eut été le théâtre de deux morts tragiques, elle lui -sembla souillée, et rien n'eût pu le décider à y passer une nuit de -plus. Il nous suivit à Sainte-Sévère, et bientôt il laissa vaincre -ses scrupules philosophiques par les séductions d'Edmée. La -maisonnette dont on lui fit accepter la jouissance était assez humble -pour ne pas le faire rougir d'une transaction trop apparente avec la -civilisation. Il y trouva une solitude moins profonde qu'à la tour -Gazeau; mais les fréquentes visites de l'abbé et celles d'Edmée ne -lui laissèrent pas le droit de se plaindre. - - -Ici le narrateur interrompit de nouveau son récit pour entrer dans le -développement du caractère de Mlle de Mauprat. - - -Edmée, dit-il, et croyez bien que ce n'est pas le langage de la -prévention, était, au sein de sa modeste obscurité, une des femmes -les plus parfaites qu'il y eût en France. Pour qu'elle fût citée et -vantée entre toutes, il ne lui a manqué que le désir ou la -nécessité de se faire connaître au monde. Mais elle était heureuse -dans sa famille, et la plus douce simplicité couronnait ses facultés -et ses hautes vertus. Elle ignorait son mérite comme je l'ignorais -moi-même à cette époque, où, brute avide, je ne voyais que par les -yeux du corps et croyais ne l'aimer que parce qu'elle était belle. Il -faut dire aussi que son fiancé, M. de La Marche, ne la comprenait -guère mieux. Il avait développé la pâle intelligence dont il était -doué à la froide école de Voltaire et d'Helvétius. Edmée avait -allumé sa vaste intelligence aux brûlantes déclamations de -Jean-Jacques. Un temps est venu où j'ai compris Edmée; le temps où M. -de La Marche l'aurait comprise ne fût jamais arrivé. - -Edmée, privée de sa mère dès le berceau et abandonnée à ses jeunes -inspirations par un père plein de confiance, de bonté et d'incurie, -s'était formée à peu près seule. L'abbé Aubert, qui lui avait fait -faire sa première communion, n'avait point proscrit de ses lectures les -philosophes qui l'avaient séduit lui-même. Ne trouvant autour d'elle -ni contradiction ni même discussion, car, en toute chose, elle -entraînait son père dont elle était l'idole, Edmée était restée -fidèle à des principes en apparence bien opposés: la philosophie, qui -préparait la ruine du christianisme, et le christianisme, qui -proscrivait l'esprit d'examen. Pour expliquer cette contradiction, il -faut que vous vous reportiez à ce que je vous ai dit de l'effet que -produisit sur l'abbé Aubert la _Profession de foi du vicaire savoyard._ -Vous n'ignorez pas, d'ailleurs, que dans les âmes poétiques le -mysticisme et le doute règnent de pair. Jean-Jacques en fut un exemple -éclatant et magnifique, et vous savez quelles sympathies il éveilla -chez les prêtres et chez les nobles, alors même qu'il les gourmandait -avec tant de véhémence. Quels miracles n'opère pas la conviction, -aidée d'une éloquence sublime! Edmée avait bu à cette source vive -avec toute l'avidité d'une âme ardente. Dans ses rares voyages à -Paris, elle avait recherché les âmes sympathiques à la sienne. Mais, -là, elle avait trouvé tant de nuances, si peu d'accord, et surtout, -malgré la mode, tant de préjugés indestructibles, qu'elle s'était -rattachée avec amour à sa solitude et à ses poétiques rêveries sous -les vieux chênes de son parc. Elle parlait déjà de ses déceptions et -refusait avec un bon sens au-dessus de son âge, et peut-être de son -sexe, toutes les occasions de se mettre en rapport direct avec ces -philosophes dont les écrits faisaient sa vie intellectuelle. - ---Je suis un peu sybarite, disait-elle en souriant. J'aime mieux -respirer un bouquet de roses préparé pour moi dès le matin dans un -vase, que d'aller le chercher au milieu des épines et à l'ardeur du -soleil. - -Ce qu'elle disait de son sybaritisme n'était, d'ailleurs, qu'une -figure. Élevée aux champs, elle était forte, active, courageuse, -enjouée: elle joignait à toutes les grâces de la beauté délicate -toute l'énergie de la santé physique et morale. C'était une fière et -intrépide jeune fille autant qu'une douce et affable châtelaine. Je -l'ai trouvée souvent bien haute et bien dédaigneuse; Patience et les -pauvres de la contrée l'ont toujours trouvée humble et débonnaire. - -Edmée chérissait les poètes presque autant que les philosophes -spiritualistes; elle se promenait toujours un livre à la main. Un jour -qu'elle avait pris le Tasse, elle rencontra Patience, et, selon sa -coutume, il s'enquit avec curiosité et de l'auteur et du sujet. Il -fallut qu'Edmée lui fît comprendre les croisades: ce ne fut pas le -plus difficile. Grâce aux récits de l'abbé et à sa prodigieuse -mémoire des faits, Patience connaissait passablement le canevas de -l'histoire universelle. Mais ce qu'il eut de la peine à saisir, ce fut -le rapport et la différence de la poésie épique à l'histoire. -D'abord il était indigné des fictions des poètes et prétendait qu'on -n'eût jamais dû souffrir de telles impostures. Puis, quand il eut -compris que la poésie épique, loin d'induire les générations en -erreur, donnait, avec de plus grandes proportions, une éternelle durée -à la gloire des faits héroïques, il demanda pourquoi tous les faits -importants n'avaient pas été chantés par les bardes, et pourquoi -l'histoire de l'humanité n'avait pas trouvé une forme populaire qui -pût, sans le secours des lettres, se graver dans toutes les mémoires. -Il pria Edmée de lui expliquer une strophe de la _Jérusalem_; il y -prit goût, et elle lui en lut un chant en français. Quelques jours -plus tard, elle lui en fit connaître un second, et bientôt Patience -connut tout le poème. Il se réjouit d'apprendre que ce récit -héroïque était populaire en Italie, et essaya, en résumant ses -souvenirs, de leur donner en prose grossière une forme abrégée; mais -il n'avait nullement la mémoire des mots. Agité par ses vives -impressions, mille images grandioses passaient devant ses yeux. Il les -exprimait dans des improvisations où son génie triomphait de la -barbarie de son langage; mais il lui était impossible de ressaisir ce -qu'il avait dit. Il eut fallu qu'on pût l'écrire sous sa dictée, et -encore cela n'eût servi de rien; car, au cas où il eût réussi à le -lire, sa mémoire, n'étant exercée qu'au raisonnement, n'avait jamais -pu conserver un fragment quelconque précisé par la parole. Il citait -pourtant beaucoup, et son langage était parfois biblique; mais, au -delà de certaines expressions qu'il affectionnait et d'un nombre de -courtes sentences qu'il trouvait encore moyen de s'approprier, il -n'avait rien retenu des pages qu'il s'était fait souvent relire et -qu'il écoutait toujours avec la même émotion que la première fois. -C'était un véritable plaisir que de voir l'effet des beautés -poétiques sur cette puissante organisation. Peu à peu l'abbé, Edmée -et moi-même, par la suite, nous vînmes à bout de lui faire connaître -Homère et Dante. Il était si frappé des événements, qu'il pouvait -faire l'analyse de _la Divine Comédie_ d'un bout à l'autre sans -oublier ni transposer la moindre partie du voyage, des rencontres et des -émotions du poète: là se bornait sa puissance. Quand il essayait de -ressaisir quelques-unes des expressions qui l'avaient charmé à -l'audition, il arrivait à une abondance de métaphores et d'images qui -tenait du délire. Cette initiation de Patience à la poésie marqua -dans sa vie une époque de transformation; elle lui donna en rêve -l'action qui manquait à son existence réelle. Il contempla dans son -miroir magique des combats gigantesques, vit des héros hauts de dix -coudées; il comprit l'amour, qu'il n'avait jamais connu; il combattit, -il aima, il vainquit, il éclaira les peuples, pacifia le monde, -redressa les torts du genre humain et bâtit des temples au grand esprit -de l'univers. Il vit dans la sphère étoilée tous les dieux de -l'Olympe, pères de la primitive humanité; il lut dans les -constellations l'histoire de l'âge d'or et celle des âges d'airain; il -entendit dans le vent d'hiver les chants de Morven et salua dans les -nuées orageuses les spectres de Fingal et de Comala. - ---Avant de connaître les poètes, disait-il dans ses dernières -années, j'étais comme un homme à qui manquerait un sens. Je voyais -bien que ce sens était nécessaire, puisque tant de choses en -sollicitaient l'exercice. Je me promenais seul la nuit avec inquiétude, -me demandant pourquoi je ne pouvais dormir, pourquoi j'avais tant de -plaisir à regarder les étoiles, que je ne pouvais m'arracher à cette -contemplation; pourquoi mon cœur battait tout d'un coup de joie en -voyant certaines couleurs, ou s'attristait jusqu'aux larmes à -l'audition de certains sons. Je m'en effrayais quelquefois jusqu'à -m'imaginer, en comparant mon agitation continuelle à l'insouciance des -autres hommes de ma classe, que j'étais fou. Mais je m'en consolais -bientôt en me disant que ma folie était douce, et j'eusse mieux aimé -n'être plus que d'en guérir. À présent, il me suffit de savoir que -ces choses ont été trouvées belles de tout temps par tous les hommes -intelligents, pour comprendre ce qu'elles sont et en quoi elles sont -utiles à l'homme. Je me réjouis dans la pensée qu'il n'y a pas une -fleur, pas une nuance, pas un souffle d'air qui n'ait fixé l'attention -et ému le cœur d'autres hommes, jusqu'à recevoir un nom consacré -chez tous les peuples. Depuis que je sais qu'il est permis à l'homme, -sans dégrader sa raison, de peupler l'univers et de l'expliquer avec -ses rêves, je vis tout entier dans la contemplation de l'univers; et, -quand la vue des misères et des forfaits de la société brise mon -cœur et soulève ma raison, je me rejette dans mes rêves; je me dis -que, puisque tous les hommes se sont entendus pour aimer l'œuvre -divine, ils s'entendront aussi, un jour, pour s'aimer les uns les -autres. Je m'imagine que, de père en fils, les éducations vont en se -perfectionnant. Peut-être suis-je le premier ignorant qui ait deviné -ce dont il n'avait aucune idée communiquée du dehors. Peut-être aussi -que bien d'autres avant moi se sont inquiétés de ce qui se passait en -eux-mêmes, et sont morts sans en trouver le premier mot. Pauvres gens -que nous sommes! ajoutait Patience; on ne nous défend ni l'excès du -travail physique, ni celui du vin, ni aucune des débauches qui peuvent -détruire notre intelligence. Il y a des gens qui payent cher le travail -des bras, afin que les pauvres, pour satisfaire les besoins de leur -famille, travaillent au delà de leurs forces; il y a des cabarets et -d'autres lieux plus dangereux encore, où le gouvernement prélève, -dit-on, ses bénéfices; il y a aussi des prêtres qui montent en chaire -pour nous dire ce que nous devons au seigneur de notre village, et -jamais ce que notre seigneur nous doit. Il n'y a pas d'écoles où l'on -nous enseigne nos droits, où l'on nous apprenne à distinguer nos vrais -et honnêtes besoins des besoins honteux et funestes, où l'on nous dise -enfin à quoi nous pouvons et devons penser quand nous avons sué tout -le jour au profit d'autrui, et quand nous sommes assis, le soir, au -seuil de nos cabanes à regarder les étoiles rouges sortir de -l'horizon. - -Ainsi raisonnait Patience; et croyez bien qu'en traduisant sa parole -dans notre langue méthodique, je lui ôte toute sa grâce, toute sa -verve et toute son énergie. Mais qui pourrait redire l'expression -textuelle de Patience? Son langage n'appartenait qu'à lui seul; -c'était un composé du vocabulaire borné, mais vigoureux, des paysans, -et des métaphores les plus hardies des poètes, dont il enhardissait -encore le tour poétique. À cet idiome mélangé, son esprit -synthétique donnait l'ordre et la logique. Une incroyable abondance -naturelle suppléait à la concision de l'expression propre. Il fallait -voir quelle lutte téméraire sa volonté et sa conviction livraient à -l'impuissance de ses formules; tout autre que lui n'eût pu s'en tirer -avec honneur, et je vous assure que, pour qui songeait à quelque chose -de plus sérieux qu'à rire de ses solécismes et de ses hardiesses, il -y avait dans cet homme matière aux plus importantes observations sur le -développement de l'esprit humain, et à la plus tendre admiration pour -la beauté morale et primitive. - -À l'époque où je compris entièrement Patience, j'avais un lien -sympathique avec lui dans ma destinée exceptionnelle. Comme lui, -j'avais été inculte; comme lui, j'avais cherché au dehors -l'explication de mon être, comme on cherche le mot d'une énigme. -Grâce aux circonstances fortuites de la naissance et de la richesse, -j'étais arrivé à un développement complet, tandis que Patience se -débattit jusqu'à la mort dans les ténèbres d'une ignorance dont il -ne voulait ni ne pouvait sortir; mais ce ne fut pour moi qu'un sujet de -plus de reconnaître la supériorité de cette organisation puissante -qui se dirigeait plus hardiment à l'aide de faibles lueurs -instinctives, que moi à la clarté de tous les flambeaux de la science, -et qui n'avait pas eu, d'ailleurs, un seul mauvais penchant à vaincre, -tandis que je les avais eus tous. - -Mais, à l'époque dont j'ai à poursuivre le récit, Patience n'était, -à mes yeux, qu'un personnage grotesque, objet d'amusement pour Edmée -et de compassion charitable pour l'abbé Aubert. Lorsqu'ils me parlaient -de lui d'un ton sérieux, je ne les comprenais plus et je m'imaginais -qu'ils prenaient ce sujet comme une sorte de texte parabolique pour me -démontrer les avantages de l'éducation, la nécessité de s'y prendre -de bonne heure et les regrets inutiles des vieilles années. - -J'allais rôder cependant dans les taillis dont sa nouvelle demeure -était entourée, parce que j'avais vu Edmée s'y rendre à travers le -parc, et que j'espérais obtenir, par surprise, un tête-à-tête avec -elle au retour. Mais elle était toujours accompagnée de l'abbé, -quelquefois même de son père; et, si elle restait seule avec le vieux -paysan, il l'escortait ensuite jusqu'au château. Souvent, caché dans -les touffes d'un if monstrueux qui étendait ses nombreux rejets et ses -branches pendantes à quelques pas de cette chaumière, je vis Edmée -assise au seuil, un livre à la main, tandis que Patience l'écoutait, -les bras croisés, la tête courbée sur la poitrine et brisée en -apparence par l'effort de l'attention. Je m'imaginais alors qu'Edmée -essayait de lui apprendre à lire, et je la trouvais folle de s'obstiner -à une éducation impossible. Mais elle était belle aux reflets du -couchant, sous le pampre jaunissant de la chaumière, et je la -contemplais en me disant qu'elle m'appartenait, en me jurant à -moi-même de ne jamais céder à la force ni à la persuasion qui -voudraient m'y faire renoncer. - -Depuis quelques jours, ma souffrance était excitée au dernier point; -je ne trouvais d'autre moyen de m'y soustraire qu'en buvant beaucoup à -souper, afin d'être à peu près abruti à cette heure, si douloureuse -et si blessante pour moi, où elle quittait le salon après avoir -embrassé son père, donné sa main à baiser à M. de La Marche, et dit -en passant devant moi: «Bonsoir, Bernard!» d'un ton qui semblait dire: -«Aujourd'hui finit comme hier, et demain finira comme aujourd'hui.» - -C'est en vain que j'allais m'asseoir dans le fauteuil le plus voisin de -la porte, de manière qu'elle ne pût sortir sans que son vêtement -effleurât le mien, je n'en obtenais jamais autre chose, et je -n'avançais pas ma main pour solliciter la sienne; car elle me l'eût -accordée d'un air négligent, et je crois que je l'eusse brisée dans -ma colère. - -Grâce aux larges libations du souper, je parvenais à m'enivrer -silencieusement et tristement. Je m'enfonçais ensuite dans mon fauteuil -de prédilection, et j'y restais sombre et assoupi jusqu'à ce que, les -fumées du vin étant dissipées, j'allasse promener dans le parc mes -rêves insensés et mes projets sinistres. - -On ne semblait pas s'apercevoir de cette grossière habitude. Il y avait -pour moi dans la famille tant d'indulgence et de bonté, qu'on craignait -de me faire la plus légitime observation; mais on avait très bien -remarqué ma honteuse passion pour le vin, et le curé en avisa Edmée. -Un soir, à souper, elle me regarda fixement à plusieurs reprises et -avec une expression étrange. Je la regardais à mon tour, espérant -qu'elle me provoquerait; mais nous en fûmes quittes pour un échange de -regards malveillants. En sortant de table, elle me dit tout bas, très -vite et d'un ton impérieux: - ---Corrigez-vous de boire, et apprenez tout ce que l'abbé vous -enseignera. - -Cet ordre et ce ton d'autorité, loin de me donner de l'espérance, me -parurent si révoltants, que toute ma timidité se dissipa en un -instant. J'attendis l'heure où elle montait à sa chambre, et je sortis -un peu avant elle pour aller l'attendre sur l'escalier. - ---Croyez-vous, lui dis-je, que je sois dupe de vos mensonges, et que je -ne m'aperçoive pas très bien, depuis un mois que je suis ici sans que -vous m'adressiez la parole, que vous m'avez berné comme un sot? Vous -m'avez menti, et, aujourd'hui, vous me méprisez, parce que j'ai eu -l'honnêteté de croire à votre parole. - ---Bernard, me dit-elle d'un ton froid, ce n'est pas ici le lieu et -l'heure de nous expliquer. - ---Oh! je sais bien, repris-je, que ce ne sera jamais le lieu ni l'heure -selon vous; mais je saurai les trouver, n'en doutez pas. Vous avez dit -que vous m'aimiez; vous m'avez jeté les bras au cou, et vous m'avez -dit, en m'embrassant, ici, je sens encore vos lèvres sur ma joue: -«Sauve-moi, et je jure par l'Évangile, par l'honneur, par le souvenir -de ma mère et de la tienne, que je t'appartiendrai.» Je sais bien que -vous avez dit tout cela parce que vous aviez peur de ma force; et, ici, -je sais bien que vous me fuyez parce que vous avez peur de mon droit. -Mais vous n'y gagnerez rien; je jure que vous ne vous jouerez pas -longtemps de moi. - ---Je ne vous appartiendrai jamais, répondit-elle avec une froideur de -plus en plus glaciale, si vous ne changez pas de langage, de manières -et de sentiments. Tel que vous êtes, je ne vous crains pas. Je pouvais, -lorsque vous me paraissiez bon et généreux, vous céder moitié par -peur et moitié par sympathie; mais, du moment que je ne vous aime plus, -je ne vous crains pas davantage. Corrigez-vous, instruisez-vous, et nous -verrons. - ---Fort bien, lui dis-je; voilà une promesse que j'entends. J'agirai en -conséquence, et, ne pouvant être heureux, je serai vengé. - ---Vengez-vous tant qu'il vous plaira, dit-elle; cela fera que je vous -mépriserai. - -Elle tira, en parlant ainsi, un papier de son sein et le brûla -tranquillement à la flamme de sa bougie. - ---Qu'est-ce que vous faites là? lui dis-je. - ---Je brûle une lettre que je vous avais écrite, répondit-elle. Je -voulais vous faire entendre raison, mais c'est bien inutile; on ne -s'explique pas avec les brutes. - ---Vous allez me donner cette lettre! m'écriai-je en me jetant sur elle -pour lui arracher le papier enflammé. - -Mais elle le retira brusquement, et, l'éteignant dans sa main avec -intrépidité, elle jeta le flambeau à mes pieds et s'échappa dans les -ténèbres. Je la poursuivis en vain. Elle gagna la porte de son -appartement avant moi et la poussa sur elle. J'entendis tirer les -verrous, et la voix de Mlle Leblanc qui demandait à sa jeune maîtresse -la cause de sa frayeur. - ---Ce n'est rien, répondit la voix tremblante d'Edmée; c'est une -espièglerie. - -Je descendis au jardin et j'arpentai les allées d'un pas effréné. À -cette fureur succéda la plus profonde tristesse. Edmée, fière et -audacieuse, me paraissait plus belle et plus désirable que jamais. Il -est de la nature de tous les désirs de s'irriter et de s'alimenter de -la résistance. Je sentis que je l'avais offensée, qu'elle ne m'aimait -pas, qu'elle ne m'aimerait peut-être jamais, et, sans renoncer à la -criminelle résolution de la posséder par la force, je cédai à la -douleur que me causait sa haine. J'allai m'appuyer au hasard contre un -mur sombre, et, cachant ma tête dans mes mains, j'exhalai des sanglots -désespérés. Ma robuste poitrine se brisait, et mes larmes ne la -soulageaient pas à mon gré. J'aurais voulu rugir, et je mordais mon -mouchoir pour ne pas céder à cette tentation. Le bruit sinistre de mes -cris étouffés éveilla l'attention d'une personne qui priait dans la -chapelle, de l'autre côté du mur où je m'étais adossé à tout -hasard. Une fenêtre en ogive, garnie de ses meneaux de pierre -surmontés d'un trèfle, était située immédiatement à la hauteur de -ma tête. - ---Qui donc est là? demanda une figure pâle qu'éclairait le rayon -oblique de la lune à son lever. - -En reconnaissant Edmée, je voulus m'éloigner; mais elle passa son beau -bras entre les meneaux et me saisit par le collet de mon habit en me -disant: - ---Pourquoi donc pleurez-vous, Bernard? - -Je cédai à cette douce violence, moitié honteux d'avoir laissé -surprendre le secret de ma faiblesse, moitié ravi de voir qu'Edmée n'y -était pas insensible. - ---Quel chagrin avez-vous donc? reprit-elle. Qui peut vous arracher de -tels sanglots? - ---Vous me méprisez, vous me haïssez, et vous demandez pourquoi je -souffre, pourquoi je suis en colère! - ---C'est donc de colère que vous pleurez? dit-elle en retirant son bras. - ---C'est de colère et d'autre chose encore, répondis-je. - ---Mais quoi encore? dit Edmée. - ---Je n'en sais rien; peut-être de chagrin, comme vous avez dit. Le fait -est que je souffre; ma poitrine se brise. Il faut que je vous quitte, -Edmée, et que j'aille vivre au milieu des bois. Je ne puis pas rester -ici. - ---Pourquoi souffrez-vous tant? Expliquez-vous, Bernard; voici l'occasion -de nous expliquer. - ---Oui, avec un mur entre nous. Je conçois que vous n'ayez pas peur de -moi ici. - ---Et pourtant je ne vous témoigne que de l'intérêt, il me semble, et -n'ai-je pas été aussi affectueuse il y a une heure, lorsqu'il n'y -avait pas un mur entre nous? - ---Je crois que vous n'êtes pas craintive, Edmée, parce que vous avez -toujours la ressource d'éviter les gens ou de les attraper avec de -belles paroles. Ah! on m'avait bien dit que toutes les femmes sont -menteuses et qu'il n'en faut aimer aucune. - ---Qui est-ce qui vous disait cela? votre oncle Jean, ou votre oncle -Gaucher, ou votre grand-père Tristan? - ---Raillez, raillez-moi tant que vous voudrez! Ce n'est pas ma faute si -j'ai été élevé par eux. Mais ils pouvaient dire parfois quelque -chose de vrai. - ---Bernard, voulez-vous que je vous dise pourquoi ils croyaient les -femmes menteuses? - ---Dites. - ---C'est qu'ils employaient la violence et la tyrannie avec des êtres -plus faibles qu'eux. Toutes les fois qu'on se fait craindre, on risque -d'être trompé. Lorsque, dans votre enfance, Jean vous frappait, -n'avez-vous jamais évité ses brutales corrections en déguisant vos -petites fautes? - ---C'est vrai: c'était ma seule ressource. - ---La ruse est donc, sinon le droit, du moins la ressource des opprimés. -Ne le sentez-vous pas? - ---Je sens que je vous aime, et qu'il n'y a pas là de motif pour que -vous me trompiez. - ---Aussi qui vous dit que je vous trompe? - ---Vous m'avez trompé; vous m'avez dit que vous m'aimiez, vous ne -m'aimiez pas. - ---Je vous aimais, parce que je vous voyais, partagé entre de -détestables principes et un cœur généreux, pencher vers la justice -et l'honnêteté. Et je vous aime parce que je vois que vous triomphez -des mauvais principes, et que vos méchantes inspirations sont suivies -des larmes d'un bon cœur. Voilà ce que je puis vous dire devant Dieu -et la main sur la conscience, aux heures où je vous vois tel que vous -êtes. Il y a d'autres moments où vous me semblez si au-dessous de -vous-même que je ne vous reconnais plus et que je crois ne pas vous -aimer. Il ne tient qu'à vous, Bernard, que je ne doute jamais ni de -vous ni de moi. - ---Et comment faut-il faire pour cela? - ---Vous corriger de vos mauvaises habitudes, ouvrir l'oreille aux bons -conseils, le cœur aux préceptes de la morale. Vous êtes un sauvage, -Bernard, et soyez bien sûr que ce n'est ni votre gaucherie à faire un -salut ni votre ignorance à tourner un compliment qui me choquent en -vous. Au contraire, ce serait à mes yeux un charme très grand s'il y -avait de grandes idées et de nobles sentiments sous cette rudesse. Mais -vos sentiments et vos idées sont comme vos manières, et c'est là ce -que je ne puis souffrir. Je sais que ce n'est pas votre faute, et, si je -vous voyais décidé à vous corriger, je vous aimerais autant à cause -de vos défauts qu'à cause de vos qualités. La compassion entraîne -l'affection; mais je n'aime pas le mal, je ne peux pas l'aimer, et, si -vous le cultivez en vous-même, au lieu de l'extirper, je ne peux pas -vous aimer. Comprenez-vous cela? - ---Non. - ---Comment, non? - ---Non, vous dis-je. Je ne sens pas qu'il y ait du mal en moi. Si vous -n'êtes pas choquée du peu de grâce de mes jambes, du peu de blancheur -de mes mains et du peu d'élégance de mes paroles, je ne sais plus ce -que vous haïssez en moi. J'ai entendu de mauvais préceptes dès mon -enfance, mais je ne les ai pas acceptés. Je n'ai jamais cru qu'il fût -permis de commettre de mauvaises actions, ou du moins je ne l'ai jamais -trouvé agréable. Quand j'ai fait le mal, j'ai été contraint par la -force. J'ai toujours détesté mes oncles et leur conduite. Je n'aime -pas la souffrance d'autrui; je n'aime à dépouiller personne; je -méprise l'argent, dont on faisait un dieu à la Roche-Mauprat; je sais -être sobre et je boirais de l'eau toute ma vie, quoique j'aime le vin, -s'il fallait, comme mes oncles, répandre le sang pour me procurer un -bon souper. Cependant j'ai combattu avec eux; cependant j'ai bu avec -eux; pouvais-je faire autrement? Aujourd'hui que je peux me conduire -comme je veux, à qui fais-je du mal? Votre abbé, qui parle de vertu, -me prend-il pour un assassin et pour un voleur? Ainsi, avouez-le, -Edmée, vous savez bien que je suis honnête; vous ne me croyez pas -méchant; mais je vous déplais parce que je n'ai pas d'esprit, et vous -aimez M. de La Marche parce qu'il sait dire des niaiseries dont je -rougirais. - ---Et si, pour me plaire, dit-elle en souriant, après m'avoir écouté -avec beaucoup d'attention, et sans retirer sa main, que j'avais prise à -travers le grillage; si, pour être préféré à M. de La Marche, il -fallait acquérir de l'esprit, comme vous dites, ne le feriez-vous pas? - ---Je n'en sais rien, répondis-je après un instant d'hésitation; -peut-être serais-je assez fou pour cela, car je ne comprends rien au -pouvoir que vous avez sur moi; mais ce serait une grande lâcheté et -une grande folie. - ---Pourquoi, Bernard? - ---Parce qu'une femme qui aime un homme, non pas pour son bon cœur, mais -pour son bel esprit, ne vaut guère la peine que je me donnerais. Voilà -ce qu'il me semble. - -Elle garda le silence à son tour et me dit ensuite en me pressant la -main: - ---Vous avez bien plus de sens et d'esprit qu'on ne croirait. Me voilà -forcée d'être tout à fait sincère avec vous et de vous avouer que, -tel que vous êtes, et quand même vous ne devriez jamais changer, j'ai -pour vous une estime et une amitié qui dureront autant que ma vie. -Soyez sûr de cela, Bernard, quelque chose que je puisse vous dire dans -un moment de colère, car vous savez que je suis très vive: cela est de -famille. Le sang des Mauprat ne coulera jamais aussi tranquillement que -celui des autres humains. Ménagez donc ma fierté, vous qui savez si -bien ce que c'est que la fierté; ne vous targuez jamais avec moi des -droits acquis. L'affection ne se commande pas, elle se demande ou -s'inspire: faites que je vous aime toujours; ne me dites jamais que je -suis forcée de vous aimer. - ---Cela est juste, en effet, répondis-je; mais pourquoi me parlez-vous -quelquefois comme si j'étais forcé de vous obéir? Pourquoi, ce soir, -m'avez-vous _défendu_ de boire et _ordonné_ d'étudier? - ---Parce que, si on ne peut commander à l'affection qui n'existe pas, on -peut du moins commander à l'affection qui existe, et c'est parce que je -suis sûre de la vôtre que je lui commande. - ---C'est bien! m'écriai-je avec transport; j'ai donc le droit de -commander à la vôtre aussi, puisque vous m'avez dit qu'elle existait -certainement... Edmée, je vous commande de m'embrasser. - - -[Figure 05] - - ---Laissez, Bernard, s'écria-t-elle, vous me cassez le bras. Voyez, vous -m'avez écorchée contre le grillage. - ---Pourquoi Vous êtes-vous retranchée contre moi? lui dis-je eh -couvrant de mes lèvres la légère blessure que je lui avais faite au -bras. Ah! que je suis malheureux! Maudit grillage! Edmée, si vous -vouliez pencher votre tête, je pourrais vous embrasser... vous -embrasser comme ma sœur. Edmée, que craignez-vous? - ---Mon bon Bernard, répondit-elle, dans le monde où je vis, on -n'embrasse même pas sa sœur, et nulle part on ne s'embrasse en secret. -Je vous embrasserai devant mon père, tous les jours si vous voulez, -mais jamais ici. - ---Vous ne m'embrasserez jamais! m'écriai-je, rendu à mes fureurs -accoutumées. Et votre promesse? et mes droits?... - ---Si nous nous marions ensemble.... dit-elle avec embarras, quand vous -aurez reçu l'éducation que je vous supplie de recevoir... - ---Mort de ma vie! vous moquez-vous? Est-il question de mariage entre -nous? Nullement; je ne veux pas de votre fortune, je vous l'ai dit. - ---Ma fortune et la vôtre n'en font plus qu'une, répondit-elle. Entre -parents aussi proches que nous le sommes, le tien et le mien sont des -mots sans valeur. Jamais la pensée ne me viendra de vous croire cupide. -Je sais que vous m'aimez, que vous travaillerez à me le prouver, et -qu'un jour viendra où votre amour ne me fera plus peur, parce que je -pourrai l'accepter à la face du ciel et des hommes. - ---Si c'est là votre idée, repris-je tout à fait distrait de mes -sauvages transports par la direction nouvelle qu'elle donnait à mes -pensées, ma position est bien différente; mais, à vous dire vrai, il -faut que j'y réfléchisse... Je n'avais pas songé que vous -l'entendriez ainsi... - ---Et comment voulez-vous que je puisse l'entendre différemment? -reprit-elle. Une demoiselle ne se déshonore-t-elle pas en se donnant à -un autre homme que son époux? Je ne veux pas me déshonorer, vous ne le -voudriez pas non plus, vous qui m'aimez; vous ne voudriez pas me faire -un tort irréparable. Si vous aviez cette intention, vous seriez mon -plus mortel ennemi. - ---Attendez, Edmée, attendez, repris-je; je ne puis rien vous dire de -mes intentions, je n'en ai jamais eu d'arrêtées à votre égard. Je -n'ai eu que des désirs, et jamais je n'ai pensé à vous sans devenir -fou. Vous voulez que je vous épouse? Eh! pourquoi donc, mon Dieu? - ---Parce qu'une jeune fille qui se respecte ne peut appartenir à un -homme sans la pensée, sans la résolution, sans la certitude de lui -appartenir toujours. Ne savez-vous pas cela? - ---Il y a tant de choses que je ne sais pas, ou auxquelles je n'ai jamais -pensé! - ---L'éducation vous apprendrait, Bernard, ce que vous devez penser des -choses qui vous intéressent le plus, de votre position, de vos devoirs, -de vos sentiments. Vous ne voyez clair ni dans votre cœur ni dans votre -conscience. Moi qui suis habituée à m'interroger sur toute chose et à -me gouverner moi-même, comment voulez-vous que je prenne pour maître -un homme soumis à l'instinct et guidé par le hasard? - ---Pour maître! pour mari! Oui, je comprends que vous ne puissiez -soumettre votre vie tout entière à un animal de mon espèce... Mais je -ne vous demandais pas cela, moi!... et je n'y puis penser sans frémir! - ---Il faut que vous y pensiez cependant, Bernard; pensez-y beaucoup, et, -quand vous l'aurez fait, vous sentirez la nécessité de suivre mes -conseils et de mettre votre esprit en rapport avec la nouvelle position -où vous êtes entré en quittant la Roche-Mauprat; quand vous aurez -reconnu cette nécessité, vous me le direz, et alors nous prendrons -plusieurs résolutions nécessaires. - -Elle retira doucement sa main d'entre les miennes, et je crois qu'elle -me dit bonsoir, mais je ne l'entendis pas. Je restai absorbé dans mes -pensées, et, quand je relevai la tête pour lui parler, elle n'était -plus là. J'allai à la chapelle; elle était rentrée dans sa chambre -par une tribune supérieure qui communiquait avec ses appartements. - -Je retournai dans le jardin, je m'enfonçai dans le parc et j'y restai -toute la nuit. Ma conversation avec Edmée m'avait jeté dans un monde -nouveau. Jusque-là, je n'avais pas cessé d'être l'homme de la -Roche-Mauprat, et je n'avais pas prévu que je pusse ou que je dusse -cesser de l'être; sauf les habitudes qui avaient changé avec les -circonstances, j'étais resté dans le cercle étroit de mes pensées. -Au sein de toutes les choses nouvelles qui m'environnaient, je me -sentais blessé de leur puissance réelle et je raidissais ma volonté -en secret, afin de ne pas me sentir humilié. Je crois qu'avec la -persévérance et la force dont j'étais doué, rien n'eût pu me faire -sortir de ce retranche ment d'obstination, si Edmée ne s'en fût -mêlée. Les biens vulgaires de la vie, les satisfactions du luxe, -n'avaient pour moi d'autre charme que celui de la nouveauté. Le repos -du corps me pesait, et le calme de cette maison, pleine d'ordre et de -silence, m'eût écrasé, si la présence d'Edmée et l'orage de mes -désirs ne l'eussent remplie de mes agitations et peuplée de mes -fantômes. Je n'avais pas désiré un seul instant devenir le chef de -cette maison, le maître de cette fortune, et je venais, avec plaisir, -d'entendre Edmée rendre justice à mon désintéressement. Cependant je -répugnais encore à l'idée d'associer deux buts si distincts, ma -passion et mes intérêts. J'errai dans le parc en proie à mille -incertitudes, et je gagnai la campagne sans m'en apercevoir. La nuit -était magnifique. La pleine lune versait des flots de sa lumière -sereine sur les guérets altérés par la chaleur du jour. Les plantes -flétries se relevaient sur leur tige, chaque feuille semblait aspirer -par tous ses pores l'humide fraîcheur de la nuit. Je ressentais aussi -cette douce influence; mon cœur battait avec force, mais avec -régularité. J'étais inondé d'une vague espérance; l'image d'Edmée -flottait devant moi sur les sentiers des prairies et n'excitait plus ces -douloureux transports, ces fougueuses aspirations qui m'avaient -dévoré. - -Je traversais un lieu découvert où quelques massifs de jeunes arbres -coupaient çà et là les verts steppes des pâturages. De grands bœufs -d'un blond clair, agenouillés sur l'herbe courte, immobiles, -paraissaient plongés dans de paisibles contemplations. Des collines -adoucies montaient vers l'horizon, et leurs croupes veloutées -semblaient jouer dans les purs reflets de la lune. Pour la première -fois de ma vie, je sentis les beautés voluptueuses et les émanations -sublimes de la nuit. J'étais pénétré de je ne sais quel bien-être -inconnu; il me semblait que, pour la première fois aussi, je voyais la -lune, les coteaux et les prairies. Je me souvenais d'avoir entendu dire -à Edmée qu'il n'y avait pas de plus beau spectacle que celui de la -nature, et je m'étonnais de ne l'avoir pas su jusque-là. J'eus par -instants la pensée de me mettre à genoux et de prier Dieu; mais je -craignais de ne pas savoir lui parler et de l'offenser en le priant mal. -Vous avouerai-je une singulière fantaisie qui me vint comme une -révélation enfantine de l'amour poétique au sein du chaos de mon -ignorance? La lune éclairait si largement les objets, que je -distinguais dans le gazon les moindres fleurettes. Une petite marguerite -des prés me sembla si belle, avec sa collerette blanche frangée de -pourpre et son calice d'or plein des diamants de la rosée, que je la -cueillis et la couvris de baisers, en m'écriant, dans une sorte -d'égarement délicieux: - ---C'est toi, Edmée! oui, c'est toi! te voilà! tu ne me fuis plus! - -Mais quelle fut ma confusion lorsqu'en me relevant je vis que j'avais un -témoin de ma folie! Patience était debout devant moi. - -Je fus si mécontent d'avoir été surpris dans un tel accès -d'extravagance, que, par un reste d'habitude de coupe-jarret, je -cherchai mon couteau à ma ceinture; mais je n'avais plus ni ceinture ni -couteau. Mon gilet de soie à poches me fit souvenir que j'étais -condamné à n'égorger plus personne. Patience sourit. - ---Eh bien, eh bien, qu'y a-t-il? dit le solitaire avec calme et douceur; -croyez-vous que je ne sache pas bien ce qui en est? Je ne suis pas si -simple que je ne comprenne; je ne suis pas si vieux que je ne voie -clair. Qui est-ce qui secoue les branches de mon if toutes les fois que -la fille sainte est assise à ma porte? Qui est-ce qui nous suit comme -un jeune loup, à pas comptés, sous le taillis, quand je reconduis la -belle enfant chez son père? Et quel mal y a-t-il à cela? Vous êtes -jeunes tous deux, vous êtes beaux tous deux, vous êtes parents, et, si -vous vouliez, vous seriez un digne et honnête homme, comme elle est une -digne et honnête fille. - -Tout mon courroux était tombé en écoutant Patience parler d'Edmée. -J'avais un si grand besoin de m'entretenir d'elle, que j'en aurais -entendu dire du mal pour le seul plaisir d'entendre prononcer son nom. -Je continuai ma promenade côte à côte avec Patience. Le vieillard -marchait pieds nus dans la rosée. Il est vrai que ses pieds, ayant -oublié depuis longtemps l'usage des chaussures, étaient arrivés à un -degré de callosité qui les mettait à l'abri de tout. Il avait pour -tout vêtement un pantalon de toile bleue qui, faute de bretelles, -tombait sur ses hanches, et une chemise grossière. Il ne pouvait -souffrir aucune contrainte dans ses habits, et sa peau, endurcie par le -hâle, n'était sensible ni au chaud ni au froid. On l'a vu, jusqu'à -plus de quatre-vingts ans, aller tête nue au soleil le plus ardent, et -la veste entr'ouverte à la bise des hivers. Depuis qu'Edmée veillait -à tous ses besoins, il était arrivé à une certaine propreté; mais, -dans le désordre de sa toilette et sa haine pour tout ce qui dépassait -les bornes du strict nécessaire, se retrouvait, sauf l'impudeur, qui -lui avait toujours été odieuse, le cynique des anciens jours. Sa barbe -brillait comme de l'argent. Son crâne chauve était si luisant, que la -lune s'y reflétait comme dans l'eau. Il marchait lentement, les mains -derrière le dos, la tête levée, comme un homme qui surveille son -empire. Mais le plus souvent ses regards se perdaient vers le ciel, et -il interrompait sa conversation pour dire en montrant la voûte -étoilée: - ---Voyez cela, voyez comme c'est beau! - -C'est le seul paysan que j'aie vu admirer le ciel, ou tout au moins -c'est le seul que j'aie vu se rendre compte de son admiration. - ---Pourquoi, maître Patience, lui dis-je, pensez-vous que je serais un -honnête homme _si je voulais?_ Croyez-vous donc que je ne le sois pas? - ---Oh! ne soyez pas fâché, répondit-il; Patience a le droit de tout -dire. N'est-ce pas le fou du château? - ---Edmée prétend que vous en êtes le sage, au contraire. - ---Prétend-elle cela, la sainte fille de Dieu? Eh bien, si elle le -croit, je veux agir en sage et vous donner un bon conseil, maître -Bernard Mauprat. Voulez-vous l'entendre? - ---Il paraît que tout le monde ici se mêle de conseiller. N'importe, -j'écoute. - ---Vous êtes amoureux de votre cousine. - ---Vous êtes bien hardi de faire une pareille question. - ---Ce n'est pas une question, c'est un fait. Eh bien, je vous dis, moi: -faites-vous aimer de votre cousine et soyez son mari. - ---Et pourquoi me portez-vous cet intérêt, maître Patience? - ---Parce que je sais que vous le méritez. - ---Qui vous l'a dit? l'abbé? - ---Non pas. - ---Edmée? - ---Un peu. Et cependant elle n'est pas bien amoureuse de vous, au moins. -Mais c'est votre faute. - ---Comment cela, Patience? - ---Parce qu'elle veut que vous deveniez savant, et vous, vous ne le -voulez pas. Ah! si j'avais votre âge, moi, pauvre Patience, et si je -pouvais, sans étouffer, me tenir enfermé dans une chambre seulement -deux heures par jour, et si tous ceux que je rencontre s'occupaient de -m'instruire! si l'on me disait: «Patience, voilà ce qui s'est fait -hier; Patience, voilà ce qui se fera demain.» Mais baste! il faut que -je trouve tout moi-même, et c'est si long, que je mourrai de vieillesse -avant d'avoir trouvé le dixième de ce que je voudrais savoir. Mais -écoutez, j'ai encore une raison pour désirer que vous épousiez -Edmée. - ---Laquelle, bon monsieur Patience? - ---C'est que ce La Marche ne lui convient pas. Je le lui ai dit, oui-da! -et à lui aussi, et à l'abbé, et à tout le monde. Ce n'est pas un -homme, cela. Cela sent bon comme tout un jardin; mais j'aime mieux le -moindre brin de serpolet. - ---Ma foi! je ne l'aime guère non plus, moi. Mais si ma cousine l'aime, -hein! Patience? - ---Votre cousine ne l'aime pas. Elle le croit bon, elle le croit -_véritable_; elle se trompe, et il la trompe, et il trompe tout le -monde. Je le sais, moi, c'est un homme qui n'a pas de _cela_ (et -Patience posait la main sur son cœur). C'est un homme qui dit toujours: -«Moi, la vertu! moi, les infortunés! moi, les sages, les amis du genre -humain, etc., etc.» Eh bien, moi, Patience, je sais qu'il laisse mourir -de faim de pauvres gens à la porte de son château. Je sais que, si on -lui disait: «Donne ton château, mange du pain noir, donne tes terres, -fais-toi soldat, et il n'y aura plus d'infortunés dans le monde, le -genre humain, comme tu dis, sera sauvé», l'_homme_ dirait: «Merci, -je suis seigneur de mes terres, et je ne suis pas soûl de mon -château.» Oh! je les connais bien, ces _faux bons!_ Quelle différence -avec Edmée! Vous ne savez pas cela, vous! Vous l'aimez parce qu'elle -est belle comme la marguerite des prés, et moi je l'aime parce qu'elle -est bonne comme la lune qui éclaire tout le monde. C'est une fille qui -donne tout ce qu'elle a, qui ne porterait pas un joyau, parce qu'avec -l'or d'une bague, on peut faire vivre un homme pendant un an. Et, si -elle rencontre dans son chemin un petit pied d'enfant blessé, elle -ôtera son soulier pour le lui donner et s'en ira pied nu. Et puis, -c'est un cœur qui va droit, voyez-vous. Si demain le village de -Sainte-Sévère allait la trouver en masse et lui dire: «Demoiselle, -c'est assez vivre dans la richesse; donnez-nous ce que vous avez, et -travaillez à votre tour.--C'est juste, mes bons enfants», dirait-elle. -Et gaiement elle irait mener les troupeaux aux champs! Sa mère était -de même; car, voyez-vous, j'ai connu sa mère toute jeune, comme elle -est à présent, et la vôtre aussi, da! Et c'était une maîtresse -femme, charitable, juste. Et vous en tenez, à ce qu'on dit. - ---Hélas! non, répondis-je, saisi d'attendrissement par le discours de -Patience. Je ne connais ni la charité ni la justice. - ---Vous n'avez pu encore les pratiquer; mais cela est écrit dans votre -cœur, je le sais, moi. On dit que je suis sorcier, et je le suis un -peu. Je connais un homme tout de suite. Vous souvenez-vous de ce que -vous m'avez dit un jour sur la fougère de Validé? Vous étiez avec -Sylvain; moi, j'étais avec Marcasse. Vous me dîtes qu'un honnête -homme vengeait ses querelles lui-même. Et à propos, monsieur Mauprat, -si vous n'êtes pas content des excuses que je vous ai faites à la tour -Gazeau, il faut le dire. Voyez, il n'y a personne ici, et, tout vieux -que je suis, j'ai encore le poignet aussi bon que vous; nous pouvons -nous allonger quelques bons coups, c'est le droit de nature; et, quoique -je n'approuve pas cela, je ne refuse jamais de donner réparation à qui -la demande. Je sais qu'il y a des hommes qui mourraient de chagrin s'ils -n'étaient pas vengés, et moi qui vous parle, il m'a fallu plus de -cinquante ans pour oublier un affront que j'ai reçu... et, quand j'y -pense encore, ma haine pour les nobles se réveille, et je me fais un -crime d'avoir pu pardonner dans mon cœur à quelques-uns. - ---Je suis pleinement satisfait, maître Patience, et je sens, au -contraire, de l'amitié pour vous. - ---Ah! c'est que je gratte l'œil qui vous démange! Bonne jeunesse! -Allons, Mauprat, du courage. Suivez les conseils de l'abbé, c'est un -juste. Tâchez de plaire à votre cousine, c'est une étoile du -firmament. Connaissez la vérité; aimez le peuple; détestez ceux qui -le détestent; soyez prêt à vous sacrifier pour lui... Écoutez, -écoutez! je sais ce que je dis; faites-vous l'ami du peuple. - ---Le peuple est-il donc meilleur que la noblesse, Patience? De bonne -foi, et puisque vous êtes un sage, dites la vérité. - ---Le peuple vaut mieux que la noblesse, parce que la noblesse l'écrase -et qu'il le souffre! Mais il ne le souffrira peut-être pas toujours. -Enfin, il faut que vous le sachiez; vous voyez bien ces étoiles? Elles -ne changeront pas, elles seront à la même place et verseront autant de -feu dans dix mille ans qu'aujourd'hui; mais, avant cent ans, avant moins -peut-être, il y aura bien des changements sur la terre. Croyez-en un -homme qui pense à la vérité et qui ne se laisse pas égarer par les -grands airs des forts. Le pauvre a assez souffert; il se tournera contre -le riche, et les châteaux tomberont, et les terres seront dépecées. -Je ne verrai pas cela, mais vous le verrez; il y aura dix chaumières à -la place de ce parc, et dix familles vivront de son revenu. Il n'y aura -plus ni valets, ni maîtres, ni vilains, ni seigneurs. Il y aura des -nobles qui crieront haut et qui ne céderont qu'à la force, comme -eussent fait vos oncles s'ils eussent vécu, comme fera M. de La Marche, -malgré ses beaux discours. Il y en aura qui s'exécuteront -généreusement comme Edmée, et comme vous, si vous écoutez la -sagesse. Et alors il sera bon pour Edmée qu'elle ait pour mari un homme -et non pas un brin de muguet. Il sera bon que Bernard Mauprat sache -pousser une charrue ou tuer le gibier du bon Dieu, pour nourrir sa -famille; car le vieux Patience sera couché sous l'herbe du cimetière -et ne pourra rendre à Edmée les services qu'il aura reçus. Ne riez -pas de ce que je dis, jeune homme; c'est la voix de Dieu qui dit cela. -Voyez le ciel. Les étoiles vivent en paix, et rien ne dérange leur -ordre éternel. Les grosses ne mangent pas les petites, et nulle ne se -précipite sur ses voisines. Or un temps viendra où le même ordre -régnera parmi les hommes. Les méchants seront balayés par le vent du -Seigneur. Assurez vos jambes, seigneur Mauprat, afin de rester debout et -de soutenir Edmée; c'est Patience qui vous avertit, Patience qui ne -vous veut que du bien. Mais il y en aura d'autres qui voudront le mal, -et il faut que les bons se fassent forts. - -Nous étions arrivés jusqu'à la chaumière de Patience. Il s'était -arrêté à la barrière de son petit enclos, et, une main appuyée sur -les barreaux, gesticulant de l'autre, il parlait avec énergie. Son -regard brillait comme la flamme, son front était baigné de sueur; il y -avait en lui quelque chose de puissant comme la parole des vieux -prophètes, et la simplicité plus que plébéienne de son accoutrement -rehaussait encore la fierté de son geste et l'onction de sa voix. La -Révolution française a fait savoir, depuis ce temps, qu'il y avait -dans le peuple de fougueuses éloquences et une implacable logique; mais -ce que je voyais en ce moment était si neuf pour moi et me fit une -telle impression, que mon imagination sans règle et sans frein se -laissa entraîner aux terreurs superstitieuses de l'enfance. Il me -tendit la main, et j'obéis à cet appel avec plus d'effroi que de -sympathie. Le sorcier de la tour Gazeau, suspendant sur ma tête la -chouette ensanglantée, venait de repasser devant mes yeux. - - - - -XI - - -Lorsque, accablé de lassitude, je m'éveillai le lendemain, tous les -incidents de la veille m'apparurent comme un songe. Il me sembla -qu'Edmée, en me parlant de devenir ma femme, avait voulu reculer mes -espérances indéfiniment par un leurre perfide; et, quant à l'effet -des paroles du sorcier, je ne me les rappelais pas sans une profonde -humiliation. Quoi qu'il en soit, cet effet était produit. Les émotions -de cette journée avaient laissé en moi une trace ineffaçable; je -n'étais déjà plus l'homme de la veille, et je ne devais jamais -redevenir complètement celui de la Roche-Mauprat. - -Il était tard, et j'avais réparé dans la matinée seulement les -heures de mon insomnie. Je n'étais pas levé, et déjà j'entendais sur -le pavé de la cour résonner le sabot du cheval de M. de La Marche. -Tous les jours, il arrivait à cette heure; tous les jours, il voyait -Edmée aussitôt que moi, et, ce jour-là même, ce jour où elle avait -voulu me persuader de compter sur sa main, il allait poser avant moi son -fade baiser sur cette main qui m'appartenait. Cette pensée réveilla -tous mes doutes. Comment Edmée souffrait-elle ses assiduités, si elle -avait réellement l'intention d'en épouser un autre que lui? Peut-être -n'osait-elle pas l'éloigner; peut-être était-ce à moi de le faire. -Je ne savais pas les usages du monde où j'entrais. L'instinct me -conseillait de m'abandonner à mes impétueuses inspirations, et -l'instinct parlait haut. - -Je m'habillai à la hâte. J'entrai au salon pâle et en désordre; -Edmée était pâle aussi. La matinée était pluvieuse et fraîche. On -avait fait du feu dans la vaste cheminée. Étendue dans sa bergère, -elle chauffait ses petits pieds en sommeillant. C'était l'attitude -nonchalante et transie qu'elle avait eue durant ses jours de maladie. M. -de La Marche lisait la gazette à l'autre bout de la chambre. En voyant -Edmée brisée plus que moi par les émotions de la veille, je sentis ma -colère tomber, et, m'approchant d'elle, je m'assis sans bruit et la -regardai avec attendrissement. - ---C'est vous, Bernard? me dit-elle sans faire un mouvement et sans -ouvrir les yeux. - -Elle avait les coudes appuyés sur les bras de son fauteuil et les mains -gracieusement entrelacées sous son menton. Les femmes avaient à cette -époque et presque en toute saison les bras demi-nus. J'aperçus à -celui d'Edmée une petite bande de taffetas d'Angleterre qui me fit -battre le cœur. C'était la légère blessure que je lui avais faite la -veille contre le grillage de la croisée. Je soulevai doucement la -dentelle qui retombait sur son coude, et, enhardi par son demi-sommeil, -j'appuyai mes lèvres sur cette chère blessure. M. de La Marche pouvait -me voir, et il me voyait en effet, et j'agissais à dessein. Je brûlais -d'avoir une querelle avec lui. Edmée tressaillit et devint toute rouge; -mais, reprenant aussitôt un air d'enjouement plein d'indolence: - ---En vérité, Bernard, me dit-elle, vous êtes galant ce matin comme un -abbé de cour. N'auriez-vous pas fait quelque madrigal la nuit -dernière? - -Je fus singulièrement mortifié de cette raillerie; mais, payant -d'assurance à mon tour: - ---Oui, j'en ai fait un hier au soir à la fenêtre de la chapelle, -répondis-je; et, s'il est mauvais, cousine, c'est votre faute. - ---Dites que c'est la faute de votre éducation, reprit-elle en -s'animant. - -Et elle n'était jamais plus belle que lorsque sa fierté et sa -vivacité naturelles se réveillaient. - ---M'est avis que j'ai beaucoup trop d'éducation, en effet, -répondis-je, et que, si j'écoutais davantage mon bon sens naturel, -vous ne me railleriez pas tant. - ---Il me semble, en vérité, que vous faites assaut d'esprit et de -métaphores avec Bernard, dit M. de La Marche en pliant son journal d'un -air indifférent et en se rapprochant de nous. - ---Je l'en tiens quitte, répondis-je, blessé de cette impertinence; -qu'elle garde son esprit pour vos pareils. - -Je me levai pour l'affronter, mais il ne parut pas s'en apercevoir; et, -s'adossant à la cheminée avec une incroyable aisance, il dit, en se -penchant vers Edmée, d'une voix douce et presque affectueuse: - ---Qu'a-t-il donc? comme s'il se fut informé de la santé de son petit -chien. - ---Que sait-on? répondit Edmée du même ton. - -Puis elle se leva en ajoutant: - ---J'ai trop mal à la tête pour rester là. Donnez-moi le bras pour -remonter dans ma chambre. - -Elle sortit appuyée sur lui; je restai stupéfait. - -J'attendis, résolu à l'insulter dès qu'il serait revenu au salon; -mais l'abbé entra, et, peu après, mon oncle Hubert. Ils se mirent à -causer de sujets qui m'étaient tout à fait étrangers (et il en était -ainsi de presque tous les sujets de conversation). Je ne savais que -faire pour me venger; mais je n'osais me trahir en présence de mon -oncle. Je sentais ce que je devais au respect et aux droits de -l'hospitalité. Jamais je ne m'étais fait une telle violence à la -Roche-Mauprat. L'outrage et la colère se manifestaient spontanément; -je faillis mourir dans l'attente de ma vengeance. Plusieurs fois le -chevalier, remarquant l'altération de mes traits, me demanda avec -bonté si j'étais malade. M. de La Marche ne parut s'apercevoir ni se -douter de rien. L'abbé seul m'examinait avec attention. Je surprenais -ses yeux bleus, ou la pénétration naturelle se voilait toujours sous -une habitude de timidité, attachés sur moi avec inquiétude. L'abbé -ne m'aimait pas. Il m'était facile de voir que ses manières douces et -enjouées devenaient froides comme malgré lui dès qu'il s'adressait à -moi; je remarquais même qu'en tout temps, son visage s'attristait à -mon approche. - -Me sentant près de m'évanouir, tant la contrainte que je subissais -était hors de mes habitudes et au-dessus de mes forces, j'allai me -jeter sur l'herbe du parc. C'était là mon refuge dans toutes mes -agitations. Ces grands chênes, cette mousse centenaire qui pendait à -toutes les branches, ces fleurs de bois pâles et odorantes, emblèmes -des douleurs cachées, c'étaient là les amis de mon enfance, les seuls -que j'eusse retrouvés sans altération dans la vie sociale comme dans -la vie sauvage. Je cachai mon visage dans mes mains; je ne me rappelle -pas avoir souffert davantage dans aucune des calamités de ma vie. -Pourtant j'en éprouvai de bien réelles par la suite, et, à tout -prendre, j'eusse dû m'estimer heureux, au sortir du rude et périlleux -métier de coupe-jarret, de trouver tant de biens inespérés, -affection, sollicitude, richesse, liberté, enseignement, bons conseils -et bons exemples. Mais il est certain que, pour passer d'un état de -l'âme à un état opposé, même du mal au bien, même de la douleur à -la jouissance et de la fatigue au repos, il faut que l'homme souffre, et -que, dans cet enfantement d'une nouvelle destinée, tous les ressorts de -son être se tendent jusqu'à se briser. Ainsi, à l'approche de -l'été, le ciel se couvre de sombres nuées, et la terre, frémissante, -semble prête à s'anéantir sous les coups de la tempête. - -Je n'étais occupé en ce moment qu'à chercher un moyen d'assouvir ma -haine contre M. de La Marche, sans trahir et sans laisser même -soupçonner le lien mystérieux dont je me prévalais auprès d'Edmée. -Quoique rien ne fût moins en vigueur à la Roche-Mauprat que la -sainteté du serment, les seules lectures que j'eusse faites étant, -comme je vous l'ai dit, quelques ballades de chevalerie, je m'étais -pris d'un romanesque amour pour la fidélité des promesses, et c'était -à peu près la seule vertu que j'eusse acquise. Le secret dû à Edmée -me retenait donc invinciblement. - ---Mais ne trouverai-je pas, me disais-je, quelque prétexte plausible -pour me jeter sur mon ennemi et pour l'étrangler? - -À dire vrai, cela n'était pas facile avec un homme qui semblait avoir -un parti pris de politesse et de prévenances à mon égard. - -Dans ces perplexités, j'oubliai l'heure du dîner, et, quand je vis le -soleil descendre derrière les tours du château, je me dis trop tard -que mon absence avait dû être remarquée, et que je ne pourrais -rentrer sans subir ou les brusques questions d'Edmée ou ce clair et -froid regard de l'abbé, qui me semblait toujours éviter le mien, et -que je surprenais tout à coup plongeant au plus profond de ma -conscience. - -Je résolus de ne rentrer qu'à la nuit, et je m'étendis sur l'herbe, -essayant de dormir pour reposer ma tête brisée. Je m'endormis en -effet. Quand je m'éveillai, la lune montait dans le ciel, encore rouge -des feux du soir. Le bruit qui m'avait fait tressaillir était bien -léger; mais il est des sons qui frappent le cœur avant de frapper -l'oreille, et les plus subtiles émanations de l'amour pénètrent -quelquefois la plus rude organisation. La voix d'Edmée venait de -prononcer mon nom à peu de distance, derrière le feuillage. D'abord je -crus avoir rêvé; je restai immobile, je retins mon haleine et -j'écoutai. C'était elle qui se rendait chez le solitaire avec l'abbé. -Ils s'étaient arrêtés dans le sentier couvert, à cinq ou six pas de -moi, et ils causaient à demi-voix, mais de cette manière distincte -qui, dans les confidences, donne à l'attention tant de solennité. - ---Je crains, disait Edmée, qu'il ne fasse un esclandre à M. de La -Marche; quelque chose de plus sérieux encore, que sait-on? Vous ne -connaissez pas Bernard. - ---Il faut à tout prix l'éloigner d'ici, répondit l'abbé. Vous ne -pouvez vivre de la sorte, continuellement exposée à la brutalité d'un -brigand. - ---Il est certain que ce n'est pas vivre. Depuis qu'il a mis le pied ici, -je n'ai pas eu un instant de liberté. Prisonnière dans ma chambre, ou -forcée de recourir à la protection de mes amis, je n'ose faire un pas. -C'est tout au plus si je puis descendre l'escalier, et je ne traverse -pas la galerie sans envoyer Leblanc en éclaireur. La pauvre fille, qui -m'a vue si brave, me croit folle. Cette contrainte est odieuse. Je ne -dors plus que sous les verrous. Et voyez, l'abbé, je ne marche pas sans -un poignard, ni plus ni moins qu'une héroïne de ballade espagnole. - ---Et, si ce malheureux vous rencontre et vous effraye, vous vous en -frapperez le sein, n'est-ce pas? De pareilles chances ne peuvent -s'accepter. Edmée, il faut trouver le moyen de changer une position qui -n'est pas tenable. Je conçois que vous ne vouliez pas lui ôter -l'amitié de votre père, en confessant à celui-ci la monstrueuse -transaction que vous avez été forcée de faire avec ce bandit à la -Roche-Mauprat. Mais, quoi qu'il arrive... Ah! ma pauvre Edmée, je ne -suis pas un homme de sang, mais je me prends vingt fois le jour à -déplorer que mon caractère de prêtre m'empêche de provoquer cet -homme et de vous en débarrasser à jamais. - -Ce charitable regret, exprimé si naïvement à mon oreille, me donna -une violente démangeaison de me montrer brusquement, ne fût-ce que -pour mettre à l'épreuve l'humeur guerrière de l'abbé; mais j'étais -enchaîné par le désir de surprendre enfin les véritables sentiments -et les véritables desseins d'Edmée à mon égard. - ---Soyez donc tranquille, dit-elle d'un air dégagé; s'il lasse ma -patience, je n'hésiterai nullement à lui planter cette lame dans la -joue. Je suis bien sûre qu'une petite saignée calmera son ardeur. - -Alors ils se rapprochèrent de quelques pas. - ---Écoutez-moi, Edmée, dit l'abbé en s'arrêtant de nouveau; nous ne -pouvons parler de cela devant Patience; ne rompons pas cet entretien -sans conclure quelque chose. Vous arrivez avec Bernard à la crise -imminente. Il me semble, mon enfant, que vous ne faites pas tout ce que -vous devriez faire pour prévenir les malheurs qui peuvent nous frapper; -car tout ce qui vous sera funeste nous le sera à tous et nous frappera -au fond du cœur. - ---Je vous écoute, mon excellent ami, répondit Edmée, grondez-moi, -conseillez-moi. - -En même temps, elle s'adossa contre l'arbre au pied duquel j'étais -couché parmi les broussailles et les hautes herbes. Je pense qu'elle -eût pu me voir, car je la voyais distinctement; mais elle était loin -de soupçonner que je contemplais sa figure céleste, sur laquelle la -brise faisait passer alternativement l'ombre des feuilles agitées et -les pâles diamants que la lune sème dans les bois. - ---Je dis, Edmée, reprit l'abbé en croisant ses bras sur sa poitrine et -en se frappant le front par instants, que vous ne jugez pas nettement -votre situation. Tantôt elle vous afflige au point que vous perdez -toute espérance et que vous voulez vous laisser mourir (oui, ma chère -enfant, au point que votre santé en est visiblement altérée), et -tantôt, je dois vous le dire, au risque de vous fâcher un peu, vous -envisagez vos périls avec une légèreté et un enjouement qui -m'étonnent. - ---Ce dernier reproche est délicat, mon ami, répondit-elle; mais -laissez-moi me justifier. Votre étonnement vient de ce que vous ne -connaissez pas bien la race Mauprat. C'est une race indomptable, -incorrigible, et dont il ne peut sortir que des _casse-têtes_ ou des -_coupe-jarrets._ À ceux que l'éducation a le mieux rabotés, il reste -encore bien des nœuds: une fierté souveraine, une volonté de fer, un -profond mépris pour la vie. Vous voyez que, malgré sa bonté adorable, -mon père est si vif parfois, qu'il casse sa tabatière en la posant sur -la table, lorsque vos arguments l'emportent sur les siens en politique, -ou lorsque vous le gagnez aux échecs. Pour moi, je sens que mes veines -sont aussi larges que si j'étais née dans les nobles rangs du peuple, -et je ne crois pas que jamais aucun Mauprat ait brillé à la cour par -la grâce de ses manières. Comment donc voudriez-vous que je fisse -grand cas de la vie, étant née brave? Il est pourtant des instants de -faiblesse ou je me décourage de reste et m'apitoie sur mon sort comme -une vraie femme que je suis. Mais que l'on me fâche, que l'on me -menace, et le sang de la race forte se ranime; et alors, ne pouvant -briser mon ennemi, je me croise les bras et me mets à rire de pitié de -ce qu'il espère me faire peur. Tenez, l'abbé, que ceci ne vous -paraisse pas une exagération; car, demain, ce soir peut-être, ce que -je dis peut se réaliser: depuis que ce couteau de nacre, qui n'a pas -l'air bien matamore, mais qui est bon, voyez, a été affilé par don -Marcasse (qui s'y entend), je ne l'ai quitté ni jour ni nuit, et mon -parti a été pris. - -«Je n'ai pas le poignet bien ferme, mais je saurais me donner un coup -de couteau aussi bien que je sais donner un coup de cravache à mon -cheval. Eh bien, cela posé, mon honneur est en sûreté: ma vie seule -tient à un fil, à un verre de vin de plus ou de moins qu'aura bu un de -ces soirs M. Bernard, à une rencontre, à un regard qu'il aura cru -surprendre entre de La Marche et moi; à rien peut-être! Qu'y faire? -Quand je me désolerais, effacerais-je le passé? Nous ne pouvons -arracher une seule page de notre vie, mais nous pouvons jeter le livre -au feu. Quand je pleurerais du soir au matin, empêcherais-je que la -destinée, dans un jour de méchante humeur, ne m'ait conduite à la -chasse, qu'elle ne m'ait égarée dans les bois et fait rencontrer un -Mauprat, qui m'a conduite dans son antre, où je n'ai échappé à -l'opprobre et peut-être à la mort qu'en liant à jamais ma vie à -celle d'un enfant sauvage qui n'avait aucun de mes principes, aucune de -mes idées, aucune de mes sympathies, et qui peut-être (et qui sans -doute, devrais-je dire) ne les aura jamais? Tout cela, c'est un malheur. -J'étais dans tout l'éclat d'une heureuse destinée, j'étais l'orgueil -et la joie de mon vieux père, j'allais épouser un homme que j'estime -et qui me plaisait; aucune douleur, aucune appréhension n'avait -approché de moi; je ne connaissais ni les jours sans sécurité ni les -nuits sans sommeil. Eh bien, Dieu n'a pas voulu qu'une si belle vie -s'accomplit; que sa volonté soit faite! Il est des jours où la perte -de toutes mes espérances me semble tellement inévitable, que je me -considère comme morte et mon fiancé comme veuf. Sans mon pauvre père, -j'en rirais vraiment, car la contrariété et la peur sont si peu faites -pour moi, que je suis déjà lasse de la vie, pour le peu de temps que -je les ai connues. - ---Ce courage est héroïque, mais il est affreux! s'écria l'abbé d'une -voix altérée. C'est presque la détermination au suicide, Edmée. - ---Oh! je disputerai ma vie, répondit-elle avec chaleur; mais je ne -marchanderai pas avec elle un instant si mon honneur ne sort pas sain et -sauf de tous ces risques. Quant à cela, je ne suis pas assez pieuse -pour accepter jamais une vie souillée, par esprit de mortification pour -des fautes dont je n'eus jamais la pensée. Si Dieu est sévère à ce -point avec moi que j'aie à choisir entre la mort et la honte... - ---Il ne peut jamais y avoir de honte pour vous, Edmée; une âme aussi -chaste, une intention aussi pure... - ---Oh! n'importe, cher abbé! je ne suis peut-être pas aussi vertueuse -que vous pensez; je ne suis pas très orthodoxe en religion, ni vous non -plus, l'abbé!... Je me soucie peu du monde, je ne l'aime pas; je ne -crains ni ne méprise l'opinion, je n'aurai jamais affaire à elle. Je -ne sais pas trop quel principe de vertu serait assez puissant pour -m'empêcher de succomber, si le mauvais esprit m'entreprenait. J'ai lu -_la Nouvelle Héloïse_, et j'ai beaucoup pleuré. Mais, par la raison -que je suis une Mauprat et que j'ai un inflexible orgueil, je ne -souffrirai jamais la tyrannie de l'homme, pas plus la violence d'un -amant que le soufflet d'un mari; il n'appartient qu'à une âme vassale -et à un lâche caractère de céder à la force ce qu'elle refuse à la -prière. Sainte Solange, _la belle pastoure_, se laissa trancher la -tête plutôt que de subir le droit du seigneur. Et vous savez que, de -mère en fille, les Mauprat sont vouées au baptême sous les auspices -de la patronne du Berry. - ---Oui, je sais que vous êtes fière et forte, dit l'abbé; et, parce -que je vous estime plus qu'aucune femme au monde, je veux que vous -viviez, que vous soyez libre, que vous fassiez un mariage digne de vous, -afin de remplir, dans la famille humaine, le rôle que savent encore -ennoblir les belles âmes. Vous êtes nécessaire à votre père, -d'ailleurs; votre mort le précipiterait dans la tombe, tout vert et -tout robuste qu'est encore le Mauprat. Chassez donc ces pensées -lugubres et ces résolutions extrêmes. Il est impossible que cette -aventure de la Roche-Mauprat soit autre chose qu'un rêve sinistre. Nous -avons tous eu le cauchemar dans cette nuit d'épouvante, mais il est -temps de nous éveiller; nous ne pouvons rester accablés de stupeur -comme des enfants; vous n'avez qu'un parti à prendre, celui que je vous -ai dit. - ---Eh bien, l'abbé, c'est celui que je regarde comme le plus impossible -de tous. J'ai juré par tout ce qu'il y a de plus sacré dans l'univers -et dans le cœur humain. - ---Un serment arraché par la menace et la violence n'engage personne, -les lois humaines l'ont décrété; les lois divines, dans des -circonstances de ce genre principalement, en délient sans nul doute la -conscience humaine. Si vous étiez orthodoxe, j'irais à Rome, et -j'irais à pied, pour vous faire relever d'un vœu si téméraire; mais -vous n'êtes pas soumise au pape, Edmée..., ni moi non plus. - ---Ainsi vous voudriez que je fusse parjure? - ---Votre âme ne le serait pas. - ---Mon âme le serait! j'ai juré, sachant bien ce que je faisais, et -pouvant me tuer sur l'heure; car j'avais dans la main un couteau trois -fois grand comme celui-ci. J'ai voulu vivre, j'ai voulu surtout revoir -mon père et l'embrasser. Pour faire cesser l'angoisse où ma -disparition le laissait, j'eusse engagé plus que ma vie, j'eusse -engagé mon âme immortelle. Et depuis, je vous l'ai dit encore hier au -soir, j'ai renouvelé mon engagement, et bien librement encore; car il y -avait un mur entre mon _aimable_ fiancé et moi. - ---Comment avez-vous pu faire une telle imprudence, Edmée? Voilà encore -où je ne vous comprends plus. - ---Oh! pour cela, je le crois bien, car je ne me comprends pas moi-même, -dit Edmée avec une expression singulière. - ---Ma chère enfant, il faut que vous me parliez à cœur ouvert. Je suis -le seul ici qui puisse vous porter conseil, puisque je suis le seul à -qui vous puissiez tout dire sous le sceau d'une amitié aussi sacrée -que le secret de la confession catholique peut l'être. Répondez-moi -donc. Vous ne regardez pas comme possible un mariage entre vous et -Bernard Mauprat? - ---Comment ce qui est inévitable serait-il impossible? dit Edmée. Il -n'est rien de plus possible que de se jeter dans la rivière; rien de -plus possible que de se vouer au malheur et au désespoir; rien de plus -possible, par conséquent, que d'épouser Bernard Mauprat. - ---Ce ne sera toujours pas moi qui prêterai mon ministère à cette -union absurde et déplorable, s'écria l'abbé. Vous, la femme et -l'esclave de ce coupe-jarret! Edmée, vous disiez tout à l'heure que -vous ne supporteriez pas plus la violence de l'amant que le soufflet du -mari. - ---Vous pensez qu'il me battrait? - ---S'il ne vous tuait pas! - ---Oh! non, répondit-elle d'un air mutin en faisant sauter son couteau -dans sa main, je le tuerais auparavant. À Mauprat, Mauprat et demie! - ---Vous riez, Edmée, ô mon Dieu! vous riez à la pensée d'un tel -hymen! Mais, quand même cet homme aurait de l'affection et des égards -pour vous, songez-vous à l'impossibilité de vous entendre, à la -grossièreté de ses idées, à la bassesse de son langage? Le cœur se -lève de dégoût à l'idée d'une telle association, et dans quelle -langue lui parleriez-vous, grand Dieu! - -Je faillis encore une fois me lever et tomber sur mon panégyriste; mais -je vainquis ma colère, Edmée parlait. Je redevins tout oreilles. - ---Je sais fort bien qu'au bout de trois jours, je n'aurai certainement -rien de mieux à faire que de me couper la gorge; mais puisque, d'une -manière ou de l'autre, il faut que cela arrive, pourquoi n'irais-je pas -devant moi jusqu'à l'heure inévitable? Je vous avoue que j'ai un peu -de regret à la vie. Tous ceux qui ont été à la Roche-Mauprat n'en -sont pas revenus. Moi, j'ai été, non y subir la mort, mais me fiancer -avec elle. Eh bien, j'irai jusqu'au jour de mes noces, et, si Bernard -m'est trop odieux, je me tuerai après le bal. - ---Edmée, vous avez la tête pleine de romans à présent, dit l'abbé -fort impatienté. Votre père, Dieu merci, ne consentira pas à ce -mariage; il a donné sa parole à M. de La Marche, et vous aussi, vous -l'aviez donnée. C'est cette promesse-là qui seule est valide. - ---Mon père souscrirait avec joie à un accord qui perpétuerait -directement son nom et sa lignée. Quant à M. de La Marche, il me -relèvera de ma parole sans que je prenne la peine de le lui demander; -dès qu'il saura que j'ai passé deux heures à la Roche-Mauprat, il ne -sera pas besoin d'autre explication. - ---Il faudrait qu'il fût bien indigne de l'estime que je lui porte s'il -croyait votre nom souillé par une aventure malheureuse dont vous êtes -sortie pure. - ---Grâce à Bernard! dit Edmée, car enfin je lui dois de la -reconnaissance, et, malgré ses réserves et conditions, son action est -grande et inconcevable de la part d'un coupe-jarret. - ---Dieu me préserve de nier les bonnes qualités que l'éducation eût -pu développer dans ce jeune homme, et c'est à cause de ce bon côté -qu'il est possible de lui faire entendre raison. - ---Pour s'instruire? Jamais il n'y consentira; et, quand il s'y -prêterait, il ne le pourrait pas plus que Patience. Quand le corps est -fait à la vie animale, l'esprit ne peut plus se plier aux règles de -l'intelligence. - ---Je le crois; aussi je ne parle pas de cela. Je parle d'avoir une -explication avec lui et de lui faire comprendre que son honneur l'engage -à vous rendre votre promesse et à prendre son parti sur votre mariage -avec M. de La Marche; ou ce n'est qu'une brute indigne de toute estime -et de tout ménagement, ou il sentira son crime et sa folie et -s'exécutera honnêtement et sagement. Déliez-moi du secret que vous -m'avez imposé, autorisez-moi à m'ouvrir à lui, et je vous réponds du -succès. - ---Je vous réponds du contraire, moi, dit Edmée, d'ailleurs, je n'y -saurais consentir. Quel que soit Bernard, je tiens à sortir avec -honneur de mon duel avec lui, et il aurait sujet, si j'agissais comme -vous voulez, de croire que je l'ai indignement joué jusqu'ici. - ---Eh bien, il est un dernier moyen: c'est de vous confier à l'honneur -et à la sagesse de M. de La Marche. Qu'il juge librement votre -situation, et qu'il en décide. Vous avez bien le droit de lui confier -votre secret, et vous êtes bien sûre de son honneur. S'il a la -lâcheté de vous abandonner dans une pareille situation, il vous reste -pour dernière ressource de vous mettre à l'abri des violences de -Bernard derrière les grilles d'un couvent. Vous y resterez quelques -années; vous ferez mine de prendre le voile. Le jeune homme vous -oubliera; on vous rendra votre liberté. - ---C'est, en effet, le seul parti raisonnable, et j'y ai déjà songé; -mais il n'est pas encore temps d'y recourir. - ---Sans doute. Il faut tenter l'aveu à M. de La Marche. S'il est homme -de cœur, comme je n'en doute pas, il vous prendra sous sa protection, -et il se chargera d'éloigner Bernard, soit par la persuasion, soit par -l'autorité. - ---Quelle autorité, l'abbé, s'il vous plaît? - ---L'autorité qu'un gentilhomme peut avoir sur son égal dans nos -mœurs, l'honneur et l'épée. - ---Ah! l'abbé, vous aussi, vous êtes un homme de sang! Eh bien, voilà -ce que j'ai voulu éviter jusqu'ici, ce que j'éviterai, dût-il m'en -coûter la vie et l'honneur! Je ne veux pas de conflit entre ces deux -hommes. - ---Je le conçois; l'un des deux vous est cher à juste titre. Mais -évidemment, dans ce conflit, le danger ne serait pas pour M. de La -Marche. - ---Il serait donc pour Bernard! s'écria Edmée avec force. Eh bien, -j'aurais horreur de M. de La Marche s'il provoquait en duel ce pauvre -enfant, qui ne sait manier qu'un bâton ou une fronde. Comment de telles -idées peuvent-elles vous venir, à vous, l'abbé? Il faut que vous -haïssiez bien ce malheureux Bernard! Et moi qui le ferais égorger par -mon mari pour le remercier de m'avoir sauvée au péril de sa vie! Non, -non, je ne souffrirai ni qu'on le provoque, ni qu'on l'humilie, ni qu'on -l'afflige. C'est mon cousin, c'est un Mauprat, c'est presque un frère. -Je ne souffrirai pas qu'on le chasse de cette maison; j'en sortirai -plutôt moi-même. - ---Voilà de très généreux sentiments, Edmée, répondit l'abbé. Mais -avec quelle chaleur vous les exprimez! J'en demeure confondu, et, si je -ne craignais de vous offenser, je vous avouerais que cette sollicitude -pour le jeune Mauprat me suggère une étrange pensée. - ---Eh bien, dites-la donc, reprit Edmée avec une certaine brusquerie. - ---Je la dirai si vous l'exigez; c'est que vous semblez porter à ce -jeune homme un plus vif intérêt qu'à M. de La Marche, et j'aurais -aimé à rester dans la persuasion contraire. - ---Lequel a le plus besoin de cet intérêt, mauvais chrétien? dit -Edmée en souriant; n'est-ce pas le pêcheur endurci dont les yeux n'ont -pas vu la lumière? - ---Mais enfin, Edmée, vous aimez M. de La Marche? Ne plaisantez pas au -nom du ciel! - ---Si par _aimer_, répondit-elle d'un ton sérieux, vous entendez avoir -confiance et amitié, j'aime M. de La Marche; ou bien, si vous entendez -avoir compassion et sollicitude, j'aime Bernard. Reste à savoir -laquelle des deux affections est la plus vive. Cela vous regarde, -l'abbé; moi, je m'en inquiète peu; car je sens que je n'aime qu'une -personne avec passion, c'est mon père, et qu'une chose avec -enthousiasme, c'est mon devoir. Je regretterai peut-être les soins et -le dévouement du lieutenant général; je souffrirai du chagrin que je -serai forcée de lui faire bientôt, en lui annonçant que je ne puis -être sa femme; mais cette nécessité ne me jettera dans aucune nuance -de désespoir, parce que je sais que M. de La Marche se consolera -aisément... Je ne plaisante pas, l'abbé; M. de La Marche est un homme -léger et un peu froid. - ---Si vous ne l'aimez pas plus que cela, tant mieux! c'est une souffrance -de moins parmi tant de souffrances; et pourtant je perds, en apprenant -cette indifférence, le dernier espoir que j'eusse conservé de vous -voir échapper à Bernard Mauprat. - ---Allons, ami, ne vous désolez point: ou Bernard sera sensible à -l'amitié et à la loyauté, et il s'amendera, ou je lui échapperai. - ---Mais par quelle issue? - ---Par la porte du couvent ou par celle du cimetière. - -En parlant ainsi d'un air calme, Edmée secoua sa longue chevelure -noire, qui s'était déroulée sur ses épaules, et dont une partie -couvrait son visage pâle. - ---Allons, dit-elle, Dieu viendra à notre aide; c'est folie et impiété -que de douter de lui dans le danger. Sommes-nous donc des athées pour -nous décourager ainsi? Allons voir Patience, il nous dira quelque -sentence qui nous rassurera; il est le vieux oracle qui résout toute -chose sans en savoir aucune. - -Ils s'éloignèrent et je demeurai consterné. - -Oh! combien cette nuit fut différente de la précédente! Quel nouveau -pas je venais de faire dans la vie, non plus sur le sentier fleuri, mais -sur le roc aride! Maintenant je connaissais tout l'odieux réel de mon -rôle, et je venais de lire jusqu'au fond du cœur d'Edmée la crainte -et le dégoût que je lui inspirais. Rien ne pouvait calmer ma douleur, -car rien ne pouvait plus exciter ma colère. Elle n'aimait point M. de -La Marche, elle ne se jouait ni de lui ni de moi; elle n'aimait aucun de -nous; et comment avais-je pu croire que cette pitié généreuse envers -moi, ce dévouement sublime à la foi jurée, fussent de l'amour? -Comment, aux heures où cette présomptueuse chimère m'abandonnait, -pouvais-je croire qu'elle eût besoin, pour résister à ma passion, -d'avoir de l'amour pour un autre? Enfin, je n'avais donc plus de -ressource contre mes propres fureurs! Je ne pouvais en obtenir autre -chose que la fuite ou la mort d'Edmée! Sa mort! À cette idée, mon -sang se glaçait dans mes veines, mon cœur se serrait, et je sentais -tous les aiguillons du repentir le traverser. Cette douloureuse soirée -fut pour moi le plus énergique appel de la Providence. Je compris enfin -ces lois de la pudeur et de la liberté sainte que mon ignorance avait -outragées et blasphémées jusque-là. Elles m'étonnaient plus que -jamais, mais je les voyais; elles étaient prouvées par leur évidence. -L'âme forte et sincère d'Edmée était devant moi comme la pierre du -Sinaï, où le doigt de Dieu venait de tracer la vérité immuable. Sa -vertu n'était pas feinte, son couteau était aiguisé et toujours prêt -à laver la souillure de mon amour! Je fus si effrayé du danger que -j'avais couru de la voir expirer dans mes bras, si consterné de -l'outrage que je lui avais fait en espérant vaincre sa résistance, que -je cherchai tous les moyens extrêmes de réparer mes torts et de lui -rendre le repos. - -Le seul qui parût au-dessus de mes forces fut de m'éloigner; car, en -même temps que le sentiment de l'estime et du respect se révélait à -moi, mon amour, changeant pour ainsi dire de nature, grandissait dans -mon âme et s'emparait de mon être tout entier. Edmée m'apparaissait -sous un nouvel aspect. Ce n'était plus cette belle fille dont la -présence jetait le désordre dans mes sens; c'était un jeune homme de -mon âge, beau comme un séraphin, fier, courageux, inflexible sur le -point d'honneur, généreux, capable de cette amitié sublime qui -faisait les frères d'armes, mais n'ayant d'amour passionné que pour la -Divinité, comme ces paladins qui, à travers mille épreuves, -marchaient à la terre sainte sous une armure d'or. - -Je sentis dès ce moment mon amour descendre des orages du cerveau dans -les saines régions du cœur, et le dévouement ne me parut plus une -énigme. Je résolus de faire dès le lendemain acte de soumission et de -tendresse. Je rentrai fort tard, accablé de lassitude, mourant de faim, -brisé d'émotions. J'entrai dans l'office, je pris un morceau de pain -et je le mangeai trempé de mes larmes. J'étais appuyé contre le -poêle éteint, à la lueur mourante d'une lampe épuisée; Edmée entra -sans me voir, prit quelques cerises dans le bahut et s'approcha -lentement du poêle; elle était pâle et absorbée. En me voyant, elle -jeta un cri et laissa tomber ses cerises. - ---Edmée, lui dis-je, je vous supplie de n'avoir plus jamais peur de -moi; c'est tout ce que je puis vous dire, car je ne sais pas -m'expliquer; et pourtant j'avais résolu de vous dire bien des choses. - ---Vous me direz cela une autre fois, mon bon cousin, me répondit-elle -en essayant de me sourire. - -Mais elle ne pouvait dissimuler la peur qu'elle éprouvait en se -trouvant seule avec moi. - -Je n'essayai pas de la retenir; je ressentais vivement la douleur et -l'humiliation de sa méfiance, et je n'avais pas le droit de m'en -plaindre; cependant jamais homme n'avait eu autant besoin d'être -encouragé. - -Au moment où elle quittait l'appartement, mon cœur se brisa, et je -fondis en larmes, comme la veille, à la fenêtre de la chapelle. Edmée -s'arrêta sur le seuil, hésita un instant; puis, entraînée par la -bonté de son cœur et surmontant ses craintes, elle revint vers moi, -et, s'arrêtant à quelques pas de ma chaise: - ---Bernard, vous êtes malheureux, me dit-elle; est-ce donc ma faute? - -Je ne pus répondre, j'étais honteux de mes larmes; mais plus je -faisais d'efforts pour les retenir, plus ma poitrine se gonflait de -sanglots. Chez les êtres aussi physique ment forts que je l'étais, les -pleurs sont des convulsions; les miens ressemblaient à une agonie. - ---Voyons! dis donc ce que tu as! s'écria Edmée avec la brusquerie de -l'amitié fraternelle. - -Et elle osa poser sa main sur mon épaule. Elle me regardait d'un air -d'impatience, et une grosse larme coulait sur sa joue. Je me jetai à -genoux et j'essayai de lui parler, mais cela me fut encore impossible; -je ne pus articuler que le mot _demain_ à plusieurs reprises. - ---Demain? quoi donc, demain? dit Edmée; est-ce que tu ne te plais pas -ici? est-ce que tu veux t'en aller? - ---Je m'en irai si vous voulez, répondis-je; dites, voulez-vous ne me -revoir jamais? - ---Je ne veux point de cela, reprit-elle; vous resterez ici, n'est-ce -pas? - ---Commandez, répondis-je. - -Elle me regarda avec beaucoup de surprise; je restais à genoux; elle -s'appuya sur le dos de ma chaise. - ---Moi, je suis sure que tu es très bon, dit-elle, comme si elle eût -répondu à une objection intérieure; un Mauprat ne peut rien être à -demi, et, du moment que tu as un bon quart d'heure, il est certain que -tu dois avoir une noble vie. - ---Je l'aurai, répondis-je. - ---Vrai? dit-elle avec une joie naïve et bonne. - ---Sur mon honneur, Edmée, et sur le tien! Oses-tu me donner une -poignée de main? - ---Certainement, dit-elle. - -Elle me tendit la main; mais elle tremblait. - ---Vous avez donc pris de bonnes résolutions? me dit-elle. - ---J'en ai pris de telles, que vous n'aurez jamais un reproche à me -faire, répondis-je. Et maintenant retirez-vous dans votre chambre, -Edmée, et ne tirez plus les verrous; vous n'avez plus rien à craindre -de moi; je ne voudrai jamais que ce que vous voudrez. - -Elle attacha encore sur moi ses regards avec surprise, et, pressant ma -main, elle s'éloigna, se retourna plusieurs fois pour me regarder -encore, comme si elle n'eût pu croire à une si rapide conversion; puis -enfin, s'étant arrêtée sur la porte, elle me dit d'une voix -affectueuse: - ---Il faut aller vous reposer aussi; vous êtes fatigué, vous êtes -triste et très changé depuis deux jours. Si vous ne voulez pas -m'affliger, vous vous soignerez, Bernard. - -Elle me fit un signe de tête amical et doux. Il y avait dans ses grands -yeux, creusés déjà par la souffrance, une expression indéfinissable, -où la méfiance et l'espoir, l'affection et la curiosité, se -peignaient alternativement et parfois tous ensemble. - ---Je me soignerai, je dormirai, je ne serai pas triste, répondis-je. - ---Et vous travaillerez? - ---Et je travaillerai... Mais vous, Edmée, vous me pardonnerez tous les -chagrins que je vous ai causés, et vous m'aimerez un peu. - ---Et je vous aimerai beaucoup, répondit-elle, si vous êtes toujours -comme ce soir. - -Le lendemain, dès le point du jour, j'entrai dans la chambre de -l'abbé; il était déjà levé et lisait. - ---Monsieur Aubert, lui dis-je, vous m'avez proposé plusieurs fois de me -donner des leçons; je viens vous prier de mettre à exécution votre -offre obligeante. - -J'avais passé une partie de la nuit à préparer cette phrase de début -et le maintien que je voulais garder vis-à-vis de l'abbé. Sans le -haïr au fond, car je sentais bien qu'il était bon et n'en voulait -qu'à mes défauts, je me sentais beaucoup d'amertume contre lui. Je -reconnaissais bien intérieurement que je méritais tout le mal qu'il -avait dit de moi à Edmée; mais il me semblait qu'il eût pu insister -un peu plus sur ce bon côté dont il n'avait dit qu'un mot en passant, -et qui n'avait pu échapper à un homme aussi sagace que lui. J'étais -donc décidé à rester très froid et très fier à son égard. Pour -cela, je pensais avec assez de logique que je devais montrer beaucoup de -docilité tant que durerait la leçon, et qu'aussitôt après, je devais -le quitter avec un remerciement très bref. En un mot, je voulais -l'humilier dans son emploi de précepteur, car je n'ignorais pas qu'il -tenait son existence de mon oncle, et qu'à moins de renoncer à cette -existence ou de se montrer ingrat, il ne pouvait se refuser à faire mon -éducation. En ceci, je raisonnais très bien, mais d'après un très -mauvais sentiment; et, par la suite, j'en eus tant de regret, que je lui -en fis une sorte de confession amicale, avec demande d'absolution. - -Mais, pour ne pas anticiper sur les événements, je dirai que les -premiers jours de ma conversion me vengèrent pleinement des -préventions trop bien fondées, à beaucoup d'égards, de cet homme, -qui eût mérité le nom de juste, octroyé par Patience, si une -habitude de méfiance n'eût gêné ses premiers mouvements. Les -persécutions dont il avait été si longtemps l'objet avaient -développé en lui ce sentiment de crainte instinctive qu'il conserva -toute sa vie, et qui rendit toujours sa confiance difficile, et d'autant -plus flatteuse et plus touchante peut-être. J'ai remarqué ce -caractère, par la suite, chez beaucoup de prêtres honnêtes. Ils ont -généralement l'esprit de charité, mais non le sentiment de l'amitié. - -Je voulais le faire souffrir, et j'y réussis. Le dépit m'inspirait; je -me conduisis en véritable gentilhomme vis-à-vis de son subalterne. -J'eus une excellente tenue, beaucoup d'attention, de politesse, et une -raideur glacée. Je ne lui laissai aucune occasion de me faire rougir de -mon ignorance; et, pour cela, je pris le parti d'aller au-devant de -toutes ses observations, en m'accusant moi-même de ne rien savoir et en -l'engageant à m'enseigner les choses à l'état le plus élémentaire. -Quand j'eus pris ma première leçon, je vis dans ses yeux pénétrants, -où j'étais arrivé à pénétrer moi-même, le désir de passer de -cette froideur à une sorte d'intimité; mais je ne m'y prêtai -nullement. Il crut me désarmer en louant mon attention et mon -intelligence. - ---Vous prenez trop de soin, monsieur l'abbé, lui répondis-je; je n'ai -pas besoin d'encouragement. Je ne crois nullement à mon intelligence, -mais je suis sûr de mon attention; et, comme je ne rends service qu'à -moi-même en m'appliquant de mon mieux à l'étude, il n'y a pas de -raison pour que vous m'en fassiez compliment. - -En parlant ainsi, je le saluai et me retirai dans ma chambre, où je fis -tout de suite le thème français qu'il m'avait donné. - -Quand je descendis pour le déjeuner, je vis qu'Edmée était déjà -informée de l'exécution de mes promesses de la veille. Elle me tendit -sa main la première et m'appela son bon cousin à plusieurs reprises -durant le déjeuner, si bien que M. de La Marche, dont le visage -n'exprimait jamais rien, exprima de la surprise ou quelque chose -d'approchant. J'espérais qu'il chercherait l'occasion de me demander -l'explication de mes grossières paroles de la veille, et, quoique je -fusse déterminé à apporter beaucoup de modération à cet entretien, -je me sentis très blessé du soin qu'il prit de l'éviter. Cette -indifférence à une injure venant de moi impliquait une sorte de -mépris dont je souffris beaucoup; mais la crainte de déplaire à -Edmée me donna la force de me contenir. - -Il est incroyable que la pensée de le supplanter ne fût pas un instant -ébranlée par cet apprentissage humiliant qu'il me fallut faire avant -d'arriver seulement à saisir les premières notions de toute chose. Un -autre que moi, pénétré comme je l'étais du repentir des maux qu'il -avait causés, n'eût pas trouvé de manière plus certaine de les -réparer qu'en s'éloignant et en rendant à Edmée sa parole, son -indépendance, son repos absolu. Ce moyen fut le seul qui ne me vint -pas; ou, s'il me vint, il fut repoussé avec mépris, comme l'aveu d'une -défection. L'obstination, alliée à la témérité, coulait dans mes -veines avec le sang des Mauprat. À peine avais-je entrevu un moyen de -conquérir celle que j'aimais, que je l'avais embrassé avec audace, et -je pense qu'il n'en eût pas été autrement lors même que ses -confidences à l'abbé dans le parc m'eussent appris qu'elle avait de -l'amour pour mon rival. Une pareille confiance de la part d'un homme qui -prenait à dix-sept ans sa première leçon de grammaire française, et -qui s'exagérait de beaucoup la longueur et la difficulté des études -nécessaires pour être l'égal de M. de La Marche, accusait, vous -l'avouerez, une certaine force morale. - -Je ne sais si j'étais heureusement doué sous le rapport de -l'intelligence. L'abbé l'assura; mais je pense que je ne dois faire -honneur de mes progrès rapides qu'à mon courage. Il était tel, qu'il -me fit trop présumer de mes forces physiques. L'abbé m'avait dit -qu'avec une forte volonté on pouvait, à mon âge, en un mois, -connaître parfaitement les règles de la langue. Au bout d'un mois, je -m'exprimais avec facilité et j'écrivais purement. Edmée avait une -sorte de direction occulte sur mes études; elle voulut que l'on ne -m'enseignât pas le latin, assurant qu'il était trop tard pour -consacrer plusieurs années à une science de luxe, et que l'important -était de former mon cœur et ma raison avec des idées, au lieu d'orner -mon esprit avec des mots. - -Le soir, elle prétextait le désir de relire quelque livre favori, et -elle lisait haut, alternativement avec l'abbé, des passages de -Condillac, de Fénelon, de Bernardin de Saint-Pierre, de Jean-Jacques, -de Montaigne même et de Montesquieu. Ces passages étaient certainement -choisis d'avance et appropriés à mes forces; je les comprenais assez -bien et je m'en étonnais en secret; car, si dans la journée j'ouvrais -ces mêmes livres au hasard, il m'arrivait d'être arrêté à chaque -ligne. Dans la superstition naturelle aux jeunes amours, je m'imaginais -volontiers qu'en passant par la bouche d'Edmée, les auteurs -acquéraient une clarté magique, et que mon esprit s'ouvrait -miraculeusement au son de sa voix. Du reste, Edmée ne me montrait pas -ouvertement l'intérêt qu'elle prenait à m'instruire elle-même. Elle -se trompait sans doute en pensant qu'elle devait me cacher sa -sollicitude; j'en eusse été d'autant plus stimulé et ardent au -travail. Mais en ceci elle était imbue de l'_Émile_ et mettait en -pratique les idées systématiques de son cher philosophe. - -Au reste, je ne m'épargnai guère, et, mon courage ne souffrant pas la -prévoyance, je fus bientôt forcé de m'arrêter. Le changement d'air, -de régime et d'habitudes, les veilles, l'absence d'exercices violents, -la contention de l'esprit, en un mot, l'effroyable révolution que mon -être était forcé d'opérer sur lui-même pour passer de l'état -d'homme des bois à celui d'homme intelligent, me causa une maladie de -nerfs qui me rendit presque fou pendant quelques semaines, idiot ensuite -durant quelques jours, et qui enfin se dissipa, me laissant tout rompu, -tout anéanti à l'égard de mon existence passée, mais pétri pour mon -existence future. - -Une nuit, à l'époque de mes plus violentes crises, dans un moment -lucide, je vis Edmée dans ma chambre. Je crus d'abord faire un songe. -La veilleuse jetait une lueur vacillante; une forme pâle, immobile, -était couchée dans une grande bergère. Je distinguai une longue -tresse noire détachée et tombant sur une robe blanche. Je me soulevai, -faible, pouvant à peine me mouvoir; j'essayai de sortir de mon lit. -Aussitôt Patience m'apparut et m'arrêta doucement. Saint-Jean dormait -dans un autre fauteuil. Toutes les nuits, deux hommes veillaient ainsi -près de moi pour me tenir de force lorsque j'étais en proie aux -fureurs du délire. Souvent c'était l'abbé, parfois le brave Marcasse, -qui, avant de quitter le Berry pour faire sa tournée annuelle dans les -provinces voisines, était revenu faire une dernière chasse dans les -greniers du château, et qui obligeamment relayait les serviteurs -fatigués dans le pénible emploi de me garder. - -N'ayant pas la conscience de mon mal, il était fort naturel que la -présence inopinée du solitaire dans ma chambre me causât une grande -surprise et jetât le désordre dans mes idées. J'avais eu de si -violents accès ce soir-là, qu'il ne me restait plus de force. Je me -laissai donc aller à des divagations mélancoliques, et, prenant la -main du bonhomme, je lui demandai si c'était bien le cadavre d'Edmée -qu'il avait posé sur ce fauteuil auprès de moi. - ---C'est Edmée bien vivante, me répondit-il à voix basse; mais elle -dort, mon cher monsieur, ne la réveillons pas. Si vous avez désir de -quelque chose, je suis ici pour vous soigner, et c'est de bon cœur, -oui-da! - ---Mon bon Patience, tu me trompes, lui dis-je; elle est morte, et moi -aussi, et tu viens pour nous ensevelir. Il faut nous mettre dans le -même cercueil, entends-tu? car nous sommes fiancés. Où est son -anneau? Prends-le et mets-le à mon doigt; la nuit des noces est venue. - -Il voulut en vain combattre cette hallucination; je persistai à croire -qu'Edmée était morte, et je déclarai que je ne m'endormirais pas dans -mon linceul tant que je n'aurais pas l'anneau de ma femme. Edmée, qui -avait passé plusieurs nuits à me veiller, était si accablée, qu'elle -ne m'entendait pas. D'ailleurs, je parlais bas, comme Patience, par un -instinct d'imitation qui ne se rencontre que chez les enfants ou chez -les idiots. Je m'obstinai dans ma fantaisie, et Patience, qui craignait -qu'elle ne se changeât en fureur, alla prendre doucement une bague de -cornaline qu'Edmée avait au doigt et la passa au mien. Aussitôt que je -l'eus, je la portai à mes lèvres, puis je croisai mes mains sur ma -poitrine dans l'attitude qu'on donne aux cadavres dans le cercueil, et -je m'endormis profondément. - -Le lendemain, quand on voulut me reprendre la bague, j'entrai en fureur, -et on y renonça. Je m'endormis de nouveau, et l'abbé me l'ôta pendant -mon sommeil. Mais, quand j'ouvris les yeux, je m'aperçus du rapt et je -recommençai à divaguer. Aussitôt Edmée, qui était dans la chambre, -accourut à moi et me passa l'anneau au doigt en adressant quelques -reproches à l'abbé. Je me calmai sur-le-champ et dis en levant sur -elle des yeux éteints: - ---N'est-ce pas que tu es ma femme après ta mort comme pendant ta vie? - ---Certainement, me dit-elle; dors en paix. - ---L'éternité est longue, lui dis-je, et je voudrais l'occuper du -souvenir de tes caresses. Mais j'ai beau chercher, je ne retrouve pas la -mémoire de ton amour. - -Elle se pencha sur moi et me donna un baiser. - - -[Figure 06] - - ---Vous avez tort, Edmée, dit l'abbé: de tels remèdes se changent en -poison. - ---Laissez-moi, l'abbé, lui répondit-elle avec impatience en s'asseyant -près de mon lit; laissez-moi, je vous en prie. - -Je m'endormis une main dans les siennes, et lui répétant par -intervalles: - ---On est bien dans la tombe; on est heureux d'être mort, n'est-ce pas? - -Durant ma convalescence, Edmée fut beaucoup moins expansive, mais tout -aussi assidue. Je lui racontai mes rêves et j'appris d'elle ce qu'il y -avait de réel parmi mes souvenirs; sans cette confirmation, j'aurais -toujours cru que j'avais tout rêvé. Je la suppliai de me laisser la -bague, et elle y consentit. J'aurais dû ajouter, pour reconnaître tant -de bontés, que je gardais cet anneau comme un gage d'amitié et non -comme un anneau de fiançailles; mais l'idée d'une telle abnégation -était au-dessus de mes forces. - -Un jour, je demandai des nouvelles de M. de La Marche. Ce fut seulement -à Patience que j'osai adresser cette question. - ---Parti, répondit-il. - ---Comment! parti? repris-je; pour longtemps? - ---Pour toujours, s'il plaît à Dieu! Je n'en sais rien, je ne fais pas -de questions; mais j'étais dans le jardin par hasard quand il a fait -ses adieux, et tout cela était froid comme une nuit de décembre. On -s'est pourtant dit de part et d'autre: «Au revoir!» mais, quoique -Edmée eût l'air bon et franc qu'elle a toujours, l'autre avait la -figure d'un fermier qui voit venir la gelée en avril. Mauprat, Mauprat, -on dit que vous êtes devenu _grand étudiant_ et _grand bon sujet._ -Souvenez-vous de ce que je vous ai dit: quand vous serez vieux, il n'y -aura peut-être plus de titres ni de seigneuries. Peut-être qu'on vous -appellera le père Mauprat, comme on m'appelle le père Patience, bien -que je n'aie jamais été ni moine ni père de famille. - ---Eh bien, où veux-tu en venir? - ---Souvenez-vous de ce que je vous ai dit, répéta-t-il; il y a bien des -manières d'être sorcier, et on peut connaître l'avenir sans s'être -donné au diable; moi, je donne ma voix à votre mariage avec la -cousine. Continuez à vous bien conduire. Vous voilà savant; on dit que -vous lisez couramment dans le premier livre venu. Qu'est-ce qu'il faut -de plus? Il y a ici tant de livres, que la sueur me coule du front rien -qu'à les voir; il me semble que je recommence _à ne pouvoir pas -apprendre à lire._ Vous voilà bientôt guéri. Si M. Hubert voulait -m'en croire, on ferait la noce à la Saint-Martin. - ---Tais-toi, Patience! lui dis-je, tu me fais de la peine; ma cousine ne -m'aime pas. - ---Je vous dis que si, moi; vous mentez par la gorge! comme disent les -nobles. Je sais comme elle vous a soigné, et Marcasse, étant sur le -toit, l'a vue à travers sa fenêtre, qui était à genoux au milieu de -sa chambre à cinq heures du matin, le jour que vous étiez si mal. - -Les imprudentes assertions de Patience, les tendres soins d'Edmée, le -départ de M. de La Marche, et, plus que tout le reste, la faiblesse de -mon cerveau, furent cause que je me persuadai ce que je désirais; mais, -à mesure que je repris mes forces, Edmée rentra dans les bornes de -l'amitié tranquille et prudente. Jamais personne ne recouvra la santé -avec moins de plaisir que moi; car chaque jour rendait les visites -d'Edmée plus courtes, et, quand je pus sortir de ma chambre, je n'eus -plus que quelques heures par jour à passer près d'elle, comme avant ma -maladie. Elle avait eu l'art merveilleux de me témoigner la plus tendre -affection sans jamais se laisser amener à une explication nouvelle sur -nos mystérieuses fiançailles. Si je n'avais pas encore la grandeur -d'âme de renoncer à mes droits, du moins j'avais acquis assez -d'honneur pour ne plus les rappeler, et je me retrouvai précisément -dans les mêmes termes avec elle qu'au moment où j'étais tombé -malade. M. de La Marche était à Paris; mais, selon elle, il y avait -été appelé par les devoirs de sa charge, et il devait revenir à la -fin de l'hiver où nous entrions. Rien dans les discours du chevalier ou -de l'abbé ne témoignait qu'il y eût rupture entre les fiancés. On -parlait rarement du lieutenant général, mais on en parlait -naturellement et sans répugnance; je retombai dans mes incertitudes et -n'y trouvai d'autre remède que de ressaisir l'empire de ma volonté. -«Je la forcerai à me préférer», me disais-je en levant les yeux de -dessus mon livre et en regardant les grands yeux impénétrables -d'Edmée attachés avec calme sur les lettres de M. de La Marche, que -son père recevait de temps en temps, et qu'il lui remettait après les -avoir lues. Je me replongeai dans l'étude. Je souffris longtemps -d'atroces douleurs à la tête, mais je les surmontai avec stoïcisme; -Edmée reprit le cours d'études qu'elle faisait pour moi indirectement -durant les soirs d'hiver. J'étonnai de nouveau l'abbé par mon aptitude -et la rapidité de mes triomphes. Les soins qu'il avait eus de moi dans -ma maladie m'avaient désarmé, et, quoique je ne pusse encore l'aimer -cordialement, sachant bien qu'il ne me servait pas auprès de ma -cousine, je lui témoignai beaucoup plus de confiance et d'égards que -par le passé. Ses longs entretiens me furent aussi utiles que mes -lectures: on m'associa aux promenades du parc et aux visites -philosophiques à la cabane couverte de neige de Patience. Ce fut un -moyen de voir Edmée plus souvent et plus longtemps. Ma conduite fut -telle que toute sa méfiance se dissipa et qu'elle ne craignit plus de -se trouver seule avec moi. Mais je n'eus guère l'occasion de prouver -là mon héroïsme; car l'abbé, dont rien ne pouvait endormir la -prudence, était toujours sur nos talons. Je ne souffrais plus de cette -surveillance; au contraire, elle me satisfaisait; car, malgré toutes -mes résolutions, l'orage bouleversait mes sens dans le mystère, et, -une fois ou deux, m'étant trouvé en tête-à-tête avec Edmée, je la -quittai brusquement et la laissai seule pour lui cacher mon trouble. - -Notre vie était donc tranquille et douce en apparence, et pendant -quelque temps elle le fut en effet; mais bientôt je la troublai plus -que jamais par un vice que l'éducation développa en moi, et qui -jusque-là était resté enfoui sous des vices plus choquants, mais -moins funestes; ce vice, qui fit le désespoir de mes nouvelles années, -fut la vanité. - -Malgré leur système, l'abbé et ma cousine commirent la faute de me -savoir trop de gré de mes progrès. Ils s'étaient si peu attendus à -ma persévérance, qu'ils en firent tout l'honneur à mes hautes -facultés. Peut-être aussi y eut-il de leur part un peu de triomphe -personnel à voir avec exagération le succès de leurs idées -philosophiques appliquées à mon développement. Ce qu'il y a de -certain, c'est que je me laissai facilement persuader que j'avais une -haute, intelligence et que j'étais un homme très au-dessus du commun. -Bientôt mes chers instituteurs recueillirent le triste fruit de leur -imprudence, et déjà il était trop tard pour arrêter l'essor de cet -amour démesuré de moi-même. - -Peut-être aussi cette passion funeste, comprimée par les mauvais -traitements que j'avais subis dans mon enfance, ne fit-elle que se -réveiller. Il est à croire que nous portons en nous, dès nos premiers -ans, le germe des vertus et des vices que l'action de la vie extérieure -féconde avec le temps. Quant à moi, je n'avais pas encore trouvé -d'aliment à ma vanité; car de quoi aurais-je pu me pavaner dans les -premiers jours que je passai auprès d'Edmée? Mais, dès que cet -aliment fut trouvé, la vanité souffrante se leva dans son triomphe et -m'inspira autant de présomption qu'elle m'avait suggéré de mauvaise -honte et de farouche retenue. J'étais, en outre, aussi charmé de -pouvoir enfin communiquer facilement ma pensée que le jeune faucon qui -sort du nid et essaye ses ailes nouvellement poussées. Je devins donc -aussi bavard que j'avais été silencieux. On se plut trop à mon babil. -Je n'eus pas le bon sens de voir qu'on l'écoutait comme celui d'un -enfant gâté; je me crus un homme, et, qui plus est, un homme -remarquable. Je devins outrecuidant et souverainement ridicule. - -Mon oncle le chevalier, qui ne s'était point mêlé de mon éducation -et qui avait seulement souri avec une bonté paternelle à mes premiers -pas dans la carrière, fut le premier aussi qui s'aperçut de la fausse -voie où je m'engageais. Il trouva déplacé que j'élevasse le ton -aussi haut que lui, et en fit la remarque à sa fille. Elle m'avertit -avec douceur et me dit, pour me faire supporter ses remontrances, que -j'avais raison dans la discussion, mais que son père n'était pas -d'âge à être converti aux idées nouvelles, et que je devais à sa -dignité patriarcale le sacrifice de mes assertions enthousiastes. Je -promis de ne plus recommencer, mais je ne tins pas parole. - -Le fait est que le chevalier était imbu de beaucoup de préjugés. Il -avait reçu une très bonne éducation pour son temps et pour un noble -campagnard; mais le siècle avait marché plus vite que lui. Edmée, -ardente et romanesque; l'abbé, sentimental et systématique, avaient -marché plus vite encore que le siècle; et si l'immense désaccord qui -se trouvait entre eux et le patriarche ne se faisait guère sentir, -c'était grâce au respect qu'il inspirait ajuste titre et à la -tendresse qu'il avait pour sa fille. Je me jetai à plein collier, comme -vous pouvez croire, dans les idées d'Edmée; mais je n'eus pas, comme -elle, la délicatesse de me taire à point. La violence de mon -caractère trouvant une issue dans la politique et dans la philosophie, -je goûtais un plaisir indicible à ces orageuses disputes qui -préludaient alors en France, dans toutes les réunions et jusque dans -le sein des familles, aux tempêtes révolutionnaires. Je pense qu'il -n'était pas une maison, palais ou cabane, qui ne nourrît alors son -orateur, âpre, bouillant, absolu, et prêt à descendre dans la lice -parlementaire. J'étais donc l'orateur du château de Sainte-Sévère, -et mon bon oncle, habitué à une apparence d'autorité qui l'empêchait -de voir la révolte réelle des esprits, ne put souffrir une -contradiction aussi ingénue que la mienne. Il était fier et bouillant, -et, de plus, il avait une difficulté à s'exprimer qui augmentait son -impatience naturelle, et qui lui donnait de l'humeur contre les autres, -à force de lui en donner contre lui-même. Il frappait du pied sur les -bûches enflammées de son foyer. Il mettait en pièces ses verres de -lunettes, il répandait son tabac à grands flots sur le parquet et -faisait retentir des éclats de sa voix sonore les hauts plafonds de son -manoir. Tout cela me divertissait cruellement; car, d'un mot tout -fraîchement épelé dans mes livres, je renversais le fragile -échafaudage des idées de toute sa vie. C'était une grande sottise et -un fort sot orgueil de ma part; mais ce besoin de lutte, ce plaisir de -déployer intellectuellement l'énergie qui manquait à ma vie physique, -m'emportaient sans cesse. En vain Edmée toussait pour m'avertir de me -taire et s'efforçait, pour sauver l'amour-propre de son père, de -trouver, contre sa propre conscience, quelque raison en sa faveur; la -tiédeur de son assistance et l'espèce de concession qu'elle semblait -me commander irritaient de plus en plus mon adversaire. - ---Laissez-le donc dire, s'écriait-il; Edmée, ne vous mêlez pas de -cela; je veux le battre sur tous les points. Si vous nous interrompez -toujours, je ne pourrai jamais lui prouver son absurdité. - -Et alors la bourrasque soufflait en _crescendo_ de part et d'autre, -jusqu'à ce que le chevalier, profondément blessé, sortît de -l'appartement et allât passer sa mauvaise humeur sur son piqueur ou sur -ses chiens de chasse. - -Ce qui contribuait à ramener ces querelles déplacées et à nourrir -mon obstination ridicule, c'était la bonté extrême elle rapide retour -de mon oncle. Au bout d'une heure, il ne se souvenait plus de mes torts -ni de sa contrariété; il me parlait comme de coutume et s'enquérait -de tous mes désirs et de tous mes besoins avec cette inquiétude -paternelle qui le tenait toujours en haleine de générosité. Cet homme -incomparable n'eût pas dormi tranquille, s'il n'eût, avant de se -coucher, embrassé tous les siens, et s'il n'eût réparé, par une -parole ou un regard bienveillant, les vivacités dont le dernier de ses -valets avait eu à souffrir dans la journée. Cette bonté eût dû me -désarmer et me fermer la bouche à jamais; j'en faisais le serment -chaque soir; mais chaque matin, je retournais, comme dit l'Écriture, à -_mon vomissement._ - -Edmée souffrait chaque jour davantage du caractère qui se développait -en moi, et elle chercha le moyen de m'en corriger. S'il n'y eut jamais -de fiancée plus forte et plus réservée, jamais il n'y eut de mère -plus tendre qu'elle. Après beaucoup de conférences avec l'abbé, elle -résolut de décider son père à rompre un peu l'habitude de notre vie -et à transporter notre établissement à Paris pendant les dernières -semaines du carnaval. Le séjour de la campagne, le grand isolement où -la position de Sainte-Sévère et le mauvais état des chemins nous -laissaient depuis l'hiver, l'uniformité des habitudes, tout contribuait -à entretenir notre fastidieux ergotage; mon caractère s'y corrompait -de plus en plus; mon oncle y prenait encore plus de plaisir que moi, -mais sa santé en souffrait, et ces puériles émotions journalières -hâtaient sa caducité. L'ennui avait gagné l'abbé; Edmée était -triste, soit par suite de notre genre de vie, soit par suite de causes -cachées. Elle désira partir, et nous partîmes; car son père, inquiet -de sa mélancolie, n'avait d'autre volonté que la sienne. Je -tressaillais de joie à l'idée de connaître Paris; et tandis qu'Edmée -se flattait de voir le commerce du monde adoucir les aspérités de mon -pédantisme, je me rêvais une attitude de conquérant dans ce monde -décrit avec tant de dénigrement par nos philosophes. Nous nous mîmes -en route par une belle matinée de mars, le chevalier avec sa fille et -Mlle Leblanc dans une chaise de poste; moi dans une autre avec l'abbé, -qui dissimulait mal sa joie de voir la capitale pour la première fois -de sa vie, et mon valet de chambre Saint-Jean, qui faisait de profonds -saluts à tous les passants pour ne pas perdre ses habitudes de -politesse. - - - - -XII - - -Le vieux Bernard, fatigué d'avoir tant parlé, nous avait remis au -lendemain. Sommé par nous, à l'heure dite, de tenir sa parole, il -reprit son récit en ces termes: - -Cette époque marqua dans ma vie une nouvelle phase. À Sainte-Sévère, -j'avais été absorbé par mon amour et mes études. J'avais concentré -sur ces deux points toute mon énergie. À peine arrivé à Paris, un -épais rideau se leva devant mes yeux, et, pendant plusieurs jours, à -force de ne rien comprendre, je ne me sentis étonné de rien. -J'attribuais à tous les acteurs qui paraissaient sur la scène une -supériorité très exagérée; mais je ne m'exagérais pas moins la -facilité que j'aurais bientôt à égaler cette puissance idéale. Mon -naturel entreprenant et présomptueux voyait partout un défi et nulle -part un obstacle. - -Logé à un étage séparé dans la maison qu'occupaient mon oncle et ma -cousine, je passai désormais la plus grande partie de mon temps auprès -de l'abbé. Je ne fus point étourdi des avantages matériels de ma -position; mais, en voyant beaucoup de positions équivoques ou -pénibles, je commençai à sentir le bien-être de la mienne. Je -compris l'excellent caractère de mon gouverneur, et le respect de mon -laquais ne me sembla plus incommode. Avec la liberté dont je jouissais, -l'argent qui m'était fourni à discrétion et la vigueur athlétique de -ma jeunesse, il est étonnant que je ne sois pas tombé dans quelque -désordre, ne fût-ce que dans celui du jeu, qui n'allait pas mal à mes -instincts de _combativité._ Ce fut mon ignorance de toute chose qui me -préserva; elle me donnait une méfiance excessive, et l'abbé, qui -était très pénétrant et qui se sentait responsable de mes actions, -sut habilement exploiter ma sauvagerie dédaigneuse. Il l'augmenta à -l'égard des choses qui m'eussent été nuisibles, et la dissipa dans le -cas contraire. Puis il sut accumuler autour de moi les distractions -honnêtes, qui ne remplacent pas les joies de l'amour, mais qui -diminuent l'âcreté de ses blessures. Quant aux tentations de la -débauche, je ne les connus point. J'avais trop d'orgueil pour désirer -une femme qui ne m'eût pas semblé, comme Edmée, la première de -toutes. - -L'heure du dîner nous réunissait, et, le soir, nous allions dans le -monde. En peu de jours, j'en appris plus, à examiner d'un coin de -l'appartement ce qui se faisait là, que je ne l'aurais fait en un an de -conjectures et de recherches. Je crois que je n'aurais jamais rien -compris à la société, vue d'une certaine distance. Rien -n'établissait des rapports bien nets entre mon cerveau et ce qui -occupait le cerveau des autres hommes. Dès que je me trouvai au milieu -de ce chaos, le chaos fut forcé de se débrouiller devant moi et de me -laisser connaître une grande partie de ses éléments. Cette route qui -me menait à la vie ne fut pas sans charmes, je m'en souviens, à son -point de départ. Je n'avais rien à demander, à désirer ou à -débattre dans les intérêts sociaux. La fortune m'avait pris par la -main. Un beau matin, elle m'avait tiré d'un abîme pour m'asseoir sur -l'édredon et pour me faire enfant de famille. Les agitations des autres -étaient un amusement pour mes yeux. Mon cœur n'était intéressé à -l'avenir que par un point mystérieux, l'amour que j'éprouvais pour -Edmée. - -La maladie, loin de diminuer ma force physique, l'avait retrempée. Je -n'étais plus cet animal lourd et dormeur que la digestion fatiguait, -que la fatigue abrutissait. Je sentais la vibration de toutes mes fibres -élever dans mon âme des accords inconnus, et je m'étonnais de -découvrir en moi des facultés dont pendant si longtemps je n'avais pas -soupçonné l'usage. Mes bons parents s'en réjouissaient sans en -paraître surpris. Ils avaient si complaisamment auguré de moi dès le -principe, qu'ils semblaient n'avoir pas fait d'autre métier toute leur -vie que de civiliser des barbares. - -Le système nerveux qui venait de se développer en moi, et qui me fit -payer pendant tout le reste de ma vie, par de vives et fréquentes -souffrances, les jouissances et les avantages qu'il me procura, m'avait -rendu surtout impressionnable; et cette aptitude à ressentir l'effet -des choses extérieures était aidée d'une puissance d'organes qu'on ne -trouve que chez les animaux ou chez les sauvages. Je m'étonnais de -l'étiolement des facultés chez les autres. Ces hommes en lunettes, ces -femmes dont l'odorat était émoussé par le tabac, ces vieillards -précoces, sourds et goutteux avant l'âge, me faisaient peine. Le monde -me représentait un hôpital, et, quand je me trouvais avec mon -organisation robuste au milieu de ces infirmes, il me semblait que, d'un -souffle, je les aurais lancés dans les airs comme des graines de -chardon. - -Cela me donna le tort et le malheur de m'abandonner à un genre -d'orgueil assez sot, qui est de se prévaloir des dons de la nature. -Cela me porta à négliger longtemps leur perfectionnement véritable, -comme un progrès de luxe. La préoccupation où je fus bientôt de la -nullité d'autrui m'empêcha moi-même de m'élever au-dessus de ceux -que je croyais désormais m'être inférieurs. Je ne voyais pas que la -société est faite d'éléments de peu de valeur, mais que leur -arrangement est si savant et si solide, qu'avant d'y mettre la moindre -pièce, il faut être reçu praticien. Je ne savais pas qu'il n'y a pas -de milieu dans cette société entre le rôle de grand artiste et celui -de bon ouvrier. Or je n'étais ni l'un ni l'autre, et, s'il faut dire -vrai, toutes mes idées n'ont jamais abouti à m'affranchir de la -routine, toute ma force ne m'a servi qu'à réussir à grand'peine à -faire comme les autres. - -Ainsi, en peu de semaines, je passai d'un excès d'admiration à un -excès de dédain pour la société. Dès que j'eus saisi le sens de ses -ressorts, ils me parurent si misérablement poussés par une -génération débile, que l'attente de mes maîtres fut déçue sans -qu'ils s'en doutassent. Au lieu de me sentir dominé et de chercher à -m'effacer dans la foule, je m'imaginai que je pourrais la dominer quand -je voudrais, et je m'entretins secrètement dans des rêves dont le -souvenir me fait rougir. Si je ne me rendis pas souverainement ridicule, -c'est grâce à l'excès même de cette vanité, qui eût craint de se -commettre en se manifestant. - -Paris offrait alors un spectacle que je n'essayerai pas de vous -retracer, parce que vous l'avez sans doute étudié maintes fois avec -avidité dans les excellents tableaux qu'en ont tracés des témoins -oculaires, sous forme d'histoire générale ou de mémoires -particuliers. D'ailleurs, une telle peinture sortirait des bornes de mon -récit, et j'ai promis seulement de vous raconter le fait capital de mon -histoire morale et philosophique. Pour que vous vous fassiez une idée -du travail de mon esprit à cette époque, il suffira de vous dire que -la guerre de l'indépendance éclatait en Amérique, que Voltaire -recevait son apothéose à Paris, et que Franklin, prophète d'une -religion politique nouvelle, apportait au sein même de la cour de -France la semence de la liberté. La Fayette préparait secrètement sa -romanesque expédition, et la plupart des jeunes patriciens étaient -entraînés par la mode, par la nouveauté et par le plaisir inhérent -à toute opposition qui n'est pas dangereuse. - -L'opposition revêtait des formes plus graves et faisait un travail plus -sérieux chez les vieux nobles et parmi les membres des parlements; -l'esprit de la ligue se retrouvait dans les rangs de ces antiques -patriciens et de ces fiers magistrats, qui d'une épaule soutenaient -encore pour la forme la monarchie chancelante, et de l'autre prêtaient -un large appui aux envahissements de la philosophie. Les privilégiés -de la société donnaient ardemment les mains à la ruine prochaine de -leurs privilèges, par mécontentement de ce que les rois les avaient -restreints. Ils élevaient leurs fils dans des principes -constitutionnels, s'imaginaient qu'ils allaient fonder une monarchie -nouvelle où le peuple les aiderait à se replacer plus haut que le -trône, et c'est pour cela que les plus grandes admirations pour -Voltaire et les plus ardentes sympathies pour Franklin furent exprimées -dans les salons les plus illustres de Paris. - -Une marche si insolite, et, il faut le dire, si peu naturelle, de -l'esprit humain avait donné une impulsion toute nouvelle, une sorte de -vivacité querelleuse aux relations froides et guindées des vestiges de -la cour de Louis XIV. Elle avait aussi mêlé des formes sérieuses et -donné une apparence de fond aux frivoles manières de la Régence. La -vie pure, mais effacée, de Louis XVI ne comptait pas et n'imposait rien -à personne; jamais on ne vit tant de grave babil, tant de maximes -creuses, tant de sagesse d'apparat, tant d'inconséquences entre les -paroles et la conduite, qu'il s'en débita à cette époque parmi les -castes soi-disant éclairées. - -Il était nécessaire de vous rappeler ceci pour vous faire comprendre -l'admiration que j'eus d'abord pour un monde en apparence si -désintéressé, si courageux, si ardent à la poursuite de la vérité; -le dégoût que je ressentis bientôt pour tant d'affectation et de -légèreté, pour un tel abus des mots les plus sacrés et des -convictions les plus saintes. J'étais de bonne foi pour ma part et -j'appuyais ma ferveur philosophique, ce sentiment de la liberté -nouvellement révélé qu'on appelait alors _le culte de la raison_, sur -les bases d'une inflexible logique. J'étais jeune et bien constitué, -condition première peut-être de la santé du cerveau; mes études -n'étaient pas étendues, mais elles étaient solides; on m'avait servi -des aliments sains et une digestion facile. Le peu que je savais me -servait donc à voir que les autres ne savaient rien ou qu'ils mentaient -à eux-mêmes. - -Il ne vint pas beaucoup de monde dans les commencements chez le -chevalier. Ami d'enfance de M. Turgot et de plusieurs hommes -distingués, il ne s'était point mêlé à la jeunesse dorée de son -temps, il avait vécu sagement à la campagne après s'être loyalement -conduit à la guerre. Sa société se composait donc de quelques graves -hommes de robe, de plusieurs vieux militaires et de quelques seigneurs -de sa province, vieux et jeunes, à qui une fortune honnête permettait, -comme à lui, de venir passer à Paris un hiver sur deux; mais il avait -conservé de lointaines relations avec un monde plus brillant, où la -beauté et les excellentes manières d'Edmée furent remarquées dès -qu'elle y parut. Fille unique, convenablement riche, elle fut -recherchée par les importantes maîtresses de maison, espèce -d'entremetteuses de haut lieu qui ont toujours quelques jeunes -protégés endettés à établir aux dépens d'une famille de province. -Puis, quand on sut qu'elle était fiancée à M. de La Marche, rejeton -à peu près ruiné d'une très illustre famille, on lui fit encore plus -d'accueil, et peu à peu le petit salon qu'elle avait choisi pour les -vieux amis de son père devint trop étroit pour les beaux esprits de -qualité et de profession et les grandes dames à idées philosophiques, -qui voulurent connaître la _jeune quakeresse_ ou _la rose du Berry_ (ce -furent les noms qu'une femme à la mode lui donna). - -Ce rapide succès d'Edmée, dans un monde auquel jusque-là elle avait -été inconnue, ne l'étourdit nullement; et l'empire qu'elle possédait -sur elle-même était si grand, que jamais, malgré toute l'inquiétude -avec laquelle j'épiais ses moindres mouvements, je ne pus savoir si -elle était flattée de produire tant d'effet. Ce que je pus remarquer, -ce fut l'admirable bon sens qui présidait à toutes ses démarches et -à toutes ses paroles. Son attitude à la fois naïve et réservée, un -certain mélange d'abandon et de fierté modeste, la faisaient briller -parmi les femmes les plus admirées et les plus habituées à capter -l'attention; et c'est ici le lieu de dire que je fus extrêmement -choqué tout d'abord du ton et de la tenue de ces femmes si vantées; -elles me semblaient ridicules dans leurs grâces étudiées, et leur -grande habitude du monde me faisait l'effet d'une insupportable -effronterie. Moi, si hardi intérieurement et naguère si grossier dans -mes manières, je me sentais mal à l'aise et décontenancé auprès -d'elles; et il me fallait tous les reproches et toutes les remontrances -d'Edmée pour ne pas me livrer à un profond mépris pour cette -courtisanerie des regards, de la toilette et des agaceries, qui -s'appelait dans le monde la coquetterie _permise_, le _désir charmant_ -de plaire, l'amabilité, la grâce. L'abbé était de mon avis. Quand le -salon était vide, nous restions quelques instants en famille au coin du -feu avant de nous séparer. C'est le moment où l'on sent le besoin de -résumer ses impressions éparses et de les communiquer à des êtres -sympathiques. L'abbé rompait donc les mêmes lances que moi contre mon -oncle et ma cousine. Le chevalier, galant admirateur du beau sexe, qu'il -n'avait jamais beaucoup pratiqué, prenait, en vrai chevalier français, -la défense de toutes les beautés que nous attaquions impitoyablement. -Il accusait, en riant, l'abbé de raisonner à l'égard des femmes comme -le renard de la fable à l'égard des raisins. Moi, je renchérissais -sur les critiques de l'abbé; c'était une manière de dire avec chaleur -à Edmée combien je la préférais à toutes les autres; mais elle en -paraissait plus scandalisée que flattée et me reprochait sérieusement -cette disposition à la malveillance, qui prenait sa source, -disait-elle, dans un immense orgueil. - -Il est vrai qu'après avoir généreusement embrassé la défense des -personnes mises en cause, elle se rangeait à notre opinion dès que, -Rousseau en main, nous lui disions que les femmes du monde avaient à -Paris un air _cavalier_ et une manière de regarder un homme en face qui -n'est pas tolérable aux yeux d'un sage. Edmée ne savait rien objecter -quand Rousseau avait prononcé; elle aimait à reconnaître avec lui que -le plus grand charme d'une femme est dans l'attention intelligente et -modeste qu'elle donne aux discours graves; et je lui citais toujours la -comparaison de la femme supérieure avec un bel enfant aux grands yeux -pleins de sentiment, de douceur et de finesse, aux questions timides, -aux objections pleines de sens, afin qu'elle se reconnut dans ce -portrait, qui semblait avoir été tracé d'après elle. Je -renchérissais sur le texte, et, continuant le portrait: - ---Une femme vraiment supérieure, lui disais-je en la regardant avec -ardeur, est celle qui en sait assez pour ne jamais faire une question -ridicule ou déplacée, et pour ne jamais tenir tête à des gens de -mérite; cette femme sait se taire, surtout avec les sots qu'elle -pourrait railler et les ignorants qu'elle pourrait humilier; elle est -indulgente aux absurdités parce qu'elle ne tient pas à montrer son -savoir, et elle est attentive aux bonnes choses parce qu'elle désire -s'instruire. Son grand désir, c'est de comprendre et non d'enseigner; -son grand art (puisqu'il est reconnu qu'il faut de l'art dans l'échange -des paroles) n'est pas de mettre en présence deux fiers antagonistes, -pressés d'étaler leur science et d'amuser la compagnie en soutenant -chacun une thèse dont personne ne désire trouver la solution, mais -d'éclaircir toute discussion inutile en y faisant intervenir tous ceux -qui peuvent à point y jeter du jour. C'est un talent que je ne vois -point chez ces maîtresses de maison si prônées. Chez elles, je vois -toujours deux avocats en vogue et un auditoire ébahi, où personne -n'est juge; elles ont l'art de rendre le génie ridicule, le vulgaire -muet et inerte; et l'on sort de là en disant: «C'est bien parlé», et -rien de plus. - -Je pense bien que j'avais raison; mais je me souviens aussi que ma -grande colère contre les femmes venait de ce qu'elles ne faisaient -aucune attention aux gens qui se croyaient du mérite et qui n'avaient -pas de célébrité; et ces gens-là, c'était moi, comme vous pouvez -bien l'imaginer. D'un autre côté, et maintenant que j'y songe sans -prévention et sans vanité blessée, je suis certain que ces femmes -avaient un système d'adulation pour les favoris du public, qui -ressemblait beaucoup plus à une puérile vanité qu'à une sincère -admiration ou à une franche sympathie. Elles étaient comme une sorte -d'éditeur de la conversation, écoutant de toutes leurs oreilles, et -faisant impérieusement signe à l'auditoire d'écouter religieusement -toute niaiserie sortant d'une bouche illustre, tandis qu'elles -étouffaient un bâillement et faisaient claquer les branches de leur -éventail à toute parole, si excellente qu'elle fût, dès qu'elle -n'était pas signée d'un nom en vogue. J'ignore les airs des femmes -beaux esprits du XIXe siècle; j'ignore même si cette race subsiste -encore: il y a trente ans que je n'ai été dans le monde; mais, quant -au passé, vous pouvez croire ce que je vous en dis. Il y en avait cinq -ou six qui m'étaient réellement odieuses. L'une avait de l'esprit et -dépensait à tort et à travers ses bons mots, qui étaient aussitôt -colportés dans tous les salons, et qu'il me fallait entendre répéter -vingt fois dans un jour; une autre avait lu Montesquieu et faisait la -leçon aux plus vieux magistrats; une troisième jouait de la harpe -pitoyablement, mais il était convenu que ses bras étaient les plus -beaux de France; et il fallait supporter l'aigre grincement de ses -ongles sur les cordes, afin qu'elle pût ôter ses gants d'un air timide -et enfantin. Que sais-je des autres? Elles rivalisaient d'affectation et -de niaises hypocrisies dont tous les hommes consentaient puérilement à -paraître dupes. Une seule était vraiment belle, ne disait rien et -plaisait par la nonchalance de ses attitudes. Celle-là eût trouvé -grâce devant moi parce qu'elle était ignorante, mais elle en faisait -gloire, afin de contraster avec les autres par une piquante ingénuité. -Un jour, je découvris qu'elle avait de l'esprit, et je la pris en -aversion. - -Edmée restait seule dans toute sa fraîcheur de sincérité, dans tout -l'éclat de sa grâce naturelle. Assise sur un sofa auprès de M. de -Malesherbes, elle était la même personne que j'avais contemplée tant -de fois au soleil couchant, sur le banc de pierre au seuil de la -chaumière de Patience. - - - - -XIII - - -Vous pensez bien que les hommages dont ma cousine était entourée -rallumèrent dans mon sein la jalousie assoupie. Depuis qu'obéissant à -son ordre, je m'étais livré à l'étude, je ne saurais trop vous dire -si j'osais compter sur la promesse qu'elle m'avait faite d'être ma -femme lorsque je serais en état de comprendre ses idées et ses -sentiments. Il me semblait bien que ce temps était venu, car il est -certain que je comprenais Edmée, mieux peut-être qu'aucun des hommes -qui lui faisaient la cour en prose et en vers. J'étais bien résolu à -ne me plus prévaloir du serment arraché à la Roche-Mauprat; mais la -dernière promesse faite librement à la fenêtre de la chapelle, et la -conclusion que je pouvais tirer de l'entretien avec l'abbé, surpris par -moi dans le parc de Sainte-Sévère; mais l'insistance qu'elle avait -mise à m'empêcher de m'éloigner d'elle et à diriger mon éducation; -mais les soins maternels qu'elle m'avait prodigués durant ma maladie, -tout cela ne me donnait-il pas, sinon des droits, du moins des motifs -d'espérance? Il est vrai que son amitié était glaciale dès que ma -passion se trahissait dans mes paroles ou dans mes regards; il est vrai -que, depuis le premier jour, je n'avais pas fait un pas de plus dans son -intimité; il est vrai aussi que M. de La Marche venait souvent dans la -maison et qu'elle lui témoignait toujours la même amitié qu'à moi, -avec moins de familiarité et plus d'égards, nuance que la différence -de nos caractères et de nos âges amenait naturellement, et qui ne -prouvait aucune préférence pour l'un ou pour l'autre. Je pouvais donc -attribuer sa promesse à un arrêt de sa conscience; l'intérêt qu'elle -prenait à m'instruire, au culte qu'elle rendait à la dignité humaine -réhabilitée par la philosophie; son affection calme et continue pour -M. de La Marche, à un regret profond, dominé par la force et la -sagesse de son esprit. Ces perplexités étaient poignantes. L'espoir de -forcer son amour par ma soumission et mon dévouement m'avait longtemps -soutenu, mais cet espoir commençait à s'affaiblir, car, de l'aveu de -tous, j'avais fait des progrès extraordinaires, des efforts prodigieux, -et il s'en fallait de beaucoup que l'estime d'Edmée pour moi eût -grandi dans la même proportion. Elle n'avait pas paru étonnée de ce -qu'elle appelait _ma haute intelligence_: elle y avait toujours cru; -elle l'avait louée plus que de raison. Mais elle ne s'aveuglait pas sur -les défauts de mon caractère, sur les vices de mon âme; elle me les -reprochait avec une douceur impitoyable, avec une patience faite pour me -désespérer, car elle semblait avoir pris le parti de ne m'aimer jamais -ni plus ni moins, quoi qu'il arrivât désormais. - -Cependant tous lui faisaient la cour, et nul n'était agréé. On avait -bien dit dans le monde qu'elle était promise à M. de La Marche, mais -on ne comprenait pas plus que moi le retard indéfini apporté à cette -union. On en vint à dire qu'elle cherchait des prétextes pour se -débarrasser de lui, et on ne trouva pas à motiver cette répugnance -autrement qu'en lui supposant une grande passion pour moi. Mon histoire -singulière avait fait du bruit: les femmes m'examinaient avec -curiosité, les hommes me témoignaient de l'intérêt et une sorte de -considération que j'affectais de mépriser, mais à laquelle j'étais -assez sensible; et, comme rien n'a crédit dans le monde sans être -embelli de quelque fiction, on exagérait étrangement mon esprit, mon -aptitude et mon savoir; mais, dès qu'on avait vu, en présence -d'Edmée, M. de La Marche et moi, toutes les inductions étaient -réduites à néant par le sang-froid et l'aisance de nos manières. -Edmée était avec nous en public ce qu'elle était en particulier; M. -de La Marche, un mannequin sans âme et parfaitement dressé aux airs -convenables; moi, dévoré de passions diverses, mais impénétrable à -force d'orgueil, et aussi, je dois l'avouer, de prétentions à la -sublimité du _maintien américain._ Il faut vous dire que j'avais eu le -bonheur d'être présenté à Franklin comme un sincère adepte de la -liberté. Sir Arthur Lee m'avait honoré d'une sorte de bienveillance et -d'excellents conseils: j'avais donc la tête tournée tout comme ceux -que je raillais si durement, et au point même que cette petite gloriole -apportait à mes tourments un allègement bien nécessaire. Ne -hausserez-vous pas les épaules, si je vous avoue que je prenais le plus -grand plaisir du monde à ne point poudrer mes cheveux, à porter de -gros souliers, à me présenter partout en habit plus que simple, -rigidement propre et de couleur sombre, en un mot, à singer, autant -qu'il était permis de le faire alors sans être confondu avec un -_véritable roturier_, la mise et les allures du _bonhomme Richard!_ -J'avais dix-neuf ans et je vivais dans un temps où chacun affectait un -rôle; c'est là toute mon excuse. - -Je pourrais alléguer aussi que mon trop indulgent et trop naïf -gouverneur m'approuvait ouvertement; que mon oncle Hubert, tout en se -moquant de moi de temps en temps, me laissait faire, et qu'Edmée ne me -disait absolument rien de ce ridicule et semblait ne pas s'en -apercevoir. - -Le printemps était revenu cependant, nous allions retourner à la -campagne; les salons se dépeuplaient, et j'étais toujours dans la -même incertitude. Je remarquai un jour que M. de La Marche montrait, -malgré lui, le désir de se trouver seul avec Edmée. Je pris d'abord -plaisir à le faire souffrir en restant immobile sur ma chaise; mais je -crus voir au front d'Edmée ce léger pli que je connaissais si bien, -et, après un dialogue muet avec moi-même, je sortis, décidé à voir -les suites de ce tête-à-tête et à connaître mon sort, quel qu'il -fût. - -Je revins au salon au bout d'une heure; mon oncle était rentré; M. de -La Marche restait à dîner; Edmée était rêveuse, mais non triste; -l'abbé lui adressait avec les yeux des questions qu'elle n'entendait -pas ou ne voulait pas entendre. - -M. de La Marche accompagna mon oncle à la Comédie-Française. Edmée -dit qu'elle avait à écrire et demanda la permission de rester. Je -suivis le comte et le chevalier; mais, après le premier acte, je -m'esquivai et je rentrai à l'hôtel. Edmée avait fait défendre sa -porte, mais je ne pris pas cette défense pour moi; les domestiques -trouvaient tout simple que j'agisse en enfant de la maison. J'entrai au -salon, tremblant qu'Edmée ne fût dans sa chambre; là, je n'aurais pu -la poursuivre. Elle était près de la cheminée et s'amusait à -effeuiller les asters bleus et blancs que j'avais cueillis dans une -promenade au tombeau de Jean-Jacques Rousseau. Ces fleurs me rappelaient -une nuit d'enthousiasme, un clair de lune, les seules heures de bonheur -peut-être que je pusse mentionner dans ma vie. - ---Déjà rentré? me dit-elle sans se déranger. - ---Déjà est un mot bien dur, lui répondis-je; voulez-vous que je me -retire dans ma chambre, Edmée? - ---Non pas, vous ne me gênez nullement; mais vous auriez plus profité -à la représentation de _Mérope_ qu'en écoutant ma conversation de ce -soir, car je vous avertis que je suis idiote. - ---Tant mieux, cousine, vous ne m'humilierez pas, et, pour la première -fois, nous serons sur le pied de l'égalité. Mais voulez-vous me dire -pourquoi vous méprisez tant mes asters? Je croyais que vous les -garderiez comme une relique. - ---À cause de Rousseau, dit-elle en souriant avec malice sans lever les -yeux sur moi. - ---Oh! c'est bien ainsi que je l'entends, repris-je. - ---Je joue un jeu très intéressant, dit-elle; ne me dérangez pas. - ---Je le connais, lui dis-je; tous les enfants de la Varenne le jouent, -et toutes nos bergères croient à l'arrêt du sort que ce jeu révèle. -Voulez-vous que je vous explique vos pensées, lorsque vous arrachiez -ces pétales quatre à quatre? - ---Voyons, grand nécromant! - ---_Un peu_, c'est ainsi que _quelqu'un_ vous aime; _beaucoup_, c'est -ainsi que vous l'aimez; _passionnément_, un autre vous aime ainsi; _pas -du tout_, voilà comme vous aimez celui-là. - ---Et pourrait-on savoir, monsieur le devin, reprit Edmée, dont la -figure devint plus sérieuse, ce que signifient _quelqu'un_ et _un -autre?_ Je crois que vous êtes comme les antiques pythonisses: vous ne -savez pas vous-même le sens de vos oracles. - ---Ne sauriez-vous deviner le mien, Edmée? - ---J'essayerai d'interpréter l'énigme, si vous voulez me promettre de -faire ensuite ce que fit le sphinx vaincu par Œdipe. - ---Oh! Edmée, m'écriai-je, il y a longtemps que je me casse la tête -contre les murs à cause de vous et de vos interprétations! et -cependant vous n'avez pas deviné juste une seule fois. - ---Oh! mon Dieu, si! dit-elle en jetant le bouquet sur y la cheminée; -vous allez voir. J'aime _un peu_ M. de La Marche, et je vous aime -_beaucoup._ Il m'aime _passionnément_, et vous ne m'aimez _pas du -tout._ Voilà la vérité. - ---Je vous pardonne de tout mon cœur cette méchante interprétation à -cause du mot _beaucoup_, lui répondis-je. - -Et j'essayai de prendre ses mains; elle les retira brusquement, et, en -vérité, elle eut tort, car, si elle me les eût abandonnées, je me -fusse borné à les serrer fraternellement; mais cette sorte de -méfiance réveilla des souvenirs dangereux pour moi. Je crois qu'elle -avait ce soir-là dans son air et dans ses manières beaucoup de -coquetterie, et jusque-là je ne lui en avais jamais vu la moindre -velléité. Je me sentis enhardi sans trop savoir pourquoi, et j'osai -lui faire des remarques piquantes sur son tête-à-tête avec M. de La -Marche. Elle ne prit aucun soin pour repousser mes interprétations et -se mit à rire lorsque je la priai de me remercier de la politesse -exquise avec laquelle je m'étais retiré en lui voyant froncer le -sourcil. - -Cette légèreté superbe commençait à m'irriter un peu, lorsqu'un -domestique entra et lui remit une lettre en lui disant qu'on attendait -la réponse. - ---Approchez la table et taillez-moi une plume, me dit-elle. - -Et, d'un air nonchalant, elle décacheta et parcourut la lettre, tandis -que, sans savoir de quoi il s'agissait, je préparais tout ce qui était -nécessaire pour écrire. - -Depuis longtemps la plume de corbeau était taillée; depuis longtemps -le papier à vignettes de couleur était sorti du portefeuille ambré, -et Edmée, n'y faisant aucune attention, ne se disposait point à en -faire usage. La lettre dépliée était sur ses genoux, ses pieds -étaient sur les chenets, ses coudes sur les bras de son fauteuil dans -son attitude favorite de rêverie. Elle était complètement absorbée. -Je lui parlai doucement; elle ne m'entendit pas. Je crus qu'elle avait -oublié la lettre et qu'elle s'endormait. Au bout d'un quart d'heure, le -domestique rentra et demanda, de la part du messager, s'il y avait une -réponse. - ---Certainement, répondit-elle; qu'il attende. - -Elle relut la lettre avec une attention extraordinaire et se mit à -écrire avec lenteur; puis elle jeta au feu sa réponse, repoussa du -pied son fauteuil, fit quelques tours dans l'appartement, et tout d'un -coup s'arrêta devant moi et me regarda d'un air froid et sévère. - ---Edmée, m'écriai-je en me levant avec impétuosité, qu'avez-vous -donc, et quel rapport avec moi peut avoir cette lettre qui vous -préoccupe si fortement? - ---Qu'est-ce que cela vous fait? répondit-elle. - ---Qu'est-ce que cela me fait! m'écriai-je. Et que me fait l'air que je -respire? que m'importe le sang qui coule dans mes veines? Demandez-moi -cela, à la bonne heure! mais ne me demandez pas en quoi une de vos -paroles ou un de vos regards m'intéresse, car vous savez bien que ma -vie en dépend. - ---Ne dites pas des folies, Bernard, reprit-elle en retournant à son -fauteuil d'un air distrait: il y a temps pour tout. - ---Edmée! Edmée! ne jouez pas avec le lion endormi, ne rallumez pas le -feu qui couve sous la cendre. - -Elle haussa les épaules et se mit à écrire avec beaucoup d'animation. -Son teint était coloré, et, de temps en temps, elle passait ses doigts -dans ses longs cheveux bouclés en _repentir_ sur son épaule. Elle -était dangereusement belle dans ce désordre; elle avait l'air d'aimer: -mais qui? celui-là sans doute à qui elle écrivait. La jalousie -brûlait mes entrailles. Je sortis brusquement et je traversai -l'antichambre; je regardai l'homme qui avait apporté la lettre; il -était à la livrée de M. de La Marche. Je n'en doutai pas; mais cette -certitude augmenta ma fureur. Je rentrai au salon en jetant violemment -la porte. Edmée ne tourna pas seulement la tête; elle écrivait -toujours. Je m'assis vis-à-vis d'elle; je la regardai avec des yeux de -feu. Elle ne daigna pas lever les siens sur moi. Je crus même remarquer -sur ses lèvres vermeilles un demi-sourire qui me parut insulter à mon -angoisse. Enfin elle termina sa lettre et la cacheta. Je me levai alors -et m'approchai d'elle, violemment tenté de la lui arracher des mains. -J'avais appris à me contenir un peu plus qu'autrefois, mais je sentais -qu'un seul instant peut, dans les âmes passionnées, renverser le -travail de bien des jours. - ---Edmée, lui dis-je avec amertume et avec une effroyable grimace qui -s'efforçait d'être un sourire caustique, voulez-vous que je remette -cette lettre au laquais de M. de La Marche et que je lui dise en même -temps à l'oreille à quelle heure son maître peut venir au -rendez-vous? - ---Mais il me semble, répondit-elle avec une tranquillité qui -m'exaspéra, que j'ai pu indiquer l'heure dans ma lettre et qu'il n'est -pas besoin d'en informer les valets. - ---Edmée, vous devriez me ménager un peu plus! m'écriai-je. - ---Je ne m'en soucie pas le moins du monde, répondit-elle. - -Et, me jetant sur la table la lettre reçue, elle sortit pour remettre -elle-même sa réponse au messager. Je ne sais si elle m'avait dit de -lire cette lettre. Je sais que le mouvement qui me porta à le faire fut -irrésistible. Elle était conçue à peu près ainsi: - -«Edmée, j'ai enfin découvert le secret fatal qui a mis, selon vous, -un insurmontable obstacle à notre union. Bernard vous aime; son -agitation de ce matin l'a trahi. Mais vous ne l'aimez pas, j'en suis -sûr... cela est impossible! Vous me l'eussiez dit avec franchise. -L'obstacle est donc ailleurs. Pardonnez-moi! J'ai réussi à savoir que -vous avez passé deux heures dans la caverne des brigands! Infortunée, -votre malheur, votre prudence, votre sublime délicatesse, vous -ennoblissent encore à mes yeux. Et pourquoi ne m'avoir pas dit, dès le -commencement, de quel malheur vous étiez victime? J'aurais d'un mot -calmé vos douleurs et les miennes. Je vous aurais aidée à cacher -votre secret. J'en aurais gémi avec vous, ou plutôt j'en aurais -effacé l'odieux souvenir par le témoignage d'un attachement à toute -épreuve. Mais rien n'est désespéré; ce mot, il est toujours temps de -le dire, et le voici: Edmée, je vous aime plus que jamais; plus que -jamais je suis décidé à vous offrir mon nom; daignez l'accepter.» - -Ce billet était signé Adhémar de La Marche. - -À peine en avais-je terminé la lecture, qu'Edmée rentra et s'approcha -de la cheminée avec inquiétude, comme si elle eût oublié un objet -précieux. Je lui tendis la lettre que je venais de lire, mais elle la -prit d'un air distrait, et, se baissant vers le foyer, elle saisit avec -précipitation et avec une sorte de joie un papier chiffonné que la -flamme n'avait fait qu'effleurer. C'était la première réponse qu'elle -avait faite au billet de M. de La Marche, et qu'elle n'avait pas jugé -à propos d'envoyer. - ---Edmée, lui dis-je en me jetant à ses genoux, laissez-moi voir ce -papier. Quel qu'il soit, je me soumettrai à l'arrêt dicté par votre -premier mouvement. - ---En vérité, dit-elle avec une expression indéfinissable, le -feriez-vous? Si j'aimais M. de La Marche, si je vous faisais un grand -sacrifice en renonçant à lui, seriez-vous assez généreux pour me -rendre ma parole? - -J'eus un instant d'hésitation; une sueur froide parcourut mon corps. Je -la regardai fixement; son œil impénétrable ne trahissait pas sa -pensée. Si j'avais cru qu'elle m'aimât et qu'elle soumît ma vertu à -une épreuve, j'aurais peut-être joué l'héroïsme; mais je craignis -un piège; la passion l'emporta. Je ne me sentais pas la force de -renoncer à elle de bonne grâce, et l'hypocrisie me répugnait. Je me -levai tremblant de colère. - ---Vous l'aimez, m'écriai-je, avouez que vous l'aimez! - ---Et quand cela serait, répondit-elle en mettant le papier dans sa -poche, où serait le crime? - ---Le crime serait d'avoir menti jusqu'ici en me disant que vous ne -l'aimiez pas. - ---_Jusqu'ici_ est beaucoup dire, reprit-elle en me regardant fixement; -nous n'avons pas eu d'explication à cet égard depuis l'année passée. -À cette époque, il était possible que je n'aimasse pas beaucoup -Adhémar, et, à présent, il serait possible que je l'aimasse mieux que -vous. Si je compare la conduite de l'un et de l'autre aujourd'hui, je -vois d'un côté un homme sans orgueil et sans délicatesse, qui se -prévaut d'un engagement que mon cœur n'a peut-être pas ratifié; de -l'autre, je vois un admirable ami, dont le dévouement sublime brave -tous les préjugés, et, me croyant souillée d'un affront ineffaçable, -n'en persiste pas moins à couvrir cette tache de sa protection. - ---Quoi! ce misérable croit que je vous ai fait violence, et il ne me -provoque pas en duel? - ---Il ne le croit pas, Bernard; il sait que vous m'avez fait évader de -la Roche-Mauprat, mais il croit que vous m'avez secourue trop tard et -que j'ai été victime des autres brigands. - ---Et il veut vous épouser, Edmée? Ou c'est un homme sublime, en effet, -ou il est plus endetté qu'on ne pense. - ---Taisez-vous! dit Edmée avec colère; cette odieuse explication d'une -conduite généreuse part d'une âme insensible et d'un esprit pervers. -Taisez-vous, si vous ne voulez pas que je vous haïsse. - ---Dites que vous me haïssez, Edmée, dites-le sans crainte, je le sais. - ---Sans crainte! Vous devriez savoir aussi que je ne vous fais pas -l'honneur de vous craindre. Enfin, répondez-moi: sans savoir ce que je -prétends faire, comprenez-vous que vous devez me rendre ma liberté et -renoncer à des droits barbares? - ---Je ne comprends rien, sinon que je vous aime avec fureur et que je -déchirerai avec mes ongles le cœur de celui qui osera vous disputer à -moi. Je sais que je vous forcerai à m'aimer, et que, si je ne réussis -pas, je ne souffrirai jamais, du moins, que vous apparteniez à un -autre, moi vivant. On marchera sur mon corps criblé de blessures et -saignant par tous les pores avant de vous passer au doigt un anneau de -mariage; encore vous déshonorerai-je à mon dernier soupir en disant -que vous êtes ma maîtresse, et je troublerai ainsi la joie de celui -qui triomphera de moi; et, si je puis vous poignarder en expirant, je le -ferai, afin que dans la tombe, du moins, vous soyez ma femme. Voilà ce -que je compte faire, Edmée. Et maintenant, jouez au plus fin avec moi, -conduisez-moi de piège en piège, gouvernez-moi par votre admirable -politique: je pourrai être dupe cent fois, parce que je suis un -ignorant; mais votre intrigue arrivera toujours au même dénouement, -parce que j'ai juré par le nom de Mauprat! - ---De Mauprat Coupe-jarret! répondit-elle avec une froide ironie. - -Et elle voulut sortir. - -J'allais lui saisir le bras lorsque la sonnette se fit entendre; -c'était l'abbé qui rentrait. Aussitôt qu'il parut, Edmée lui serra -la main et se retira dans sa chambre sans m'adresser un seul mot. - -Le bon abbé, s'apercevant de mon trouble, me questionna avec -l'assurance que devaient lui donner désormais ses droits à mon -affection; mais ce point était le seul sur lequel nous ne nous fussions -jamais expliqués. Il l'avait cherché en vain. Il ne m'avait pas donné -une seule leçon d'histoire sans tirer des amours illustres un exemple -ou un précepte de modération ou de générosité; mais il n'avait pas -réussi à me faire dire un mot à ce sujet. Je ne pouvais lui pardonner -tout à fait de m'avoir desservi auprès d'Edmée. Je croyais deviner -qu'il me desservait encore, et je me tenais en garde contre tous les -arguments de sa philosophie et toutes les séductions de son amitié. Ce -soir-là, plus que jamais, je fus inattaquable. Je le laissai inquiet et -chagrin, et j'allai me jeter sur mon lit, où je cachai ma tête dans -les couvertures, afin d'étouffer les anciens sanglots, impitoyables -vainqueurs de mon orgueil et de ma colère. - - - - -XIV - - -Le lendemain, mon désespoir fut sombre. Edmée fut de glace, M. de La -Marche ne vint pas. Je crus m'apercevoir que l'abbé allait chez lui et -entretenait Edmée du résultat de leur conférence. Ils furent, du -reste, parfaitement calmes, et je dévorai mon inquiétude en silence; -je ne pus être seul un instant avec Edmée. Le soir, je me rendis à -pied chez M. de La Marche; je ne sais pas ce que je voulais lui dire; -j'étais dans un état d'exaspération qui me poussait à agir sans but -et sans plan. J'appris qu'il avait quitté Paris. Je rentrai. Je trouvai -mon oncle fort triste. Il fronça le sourcil en me voyant, et, après -avoir échangé avec moi quelques paroles oiseuses et forcées, il me -laissa avec l'abbé, qui tenta de me faire parler et qui n'y réussit -pas mieux que la veille. Je cherchai pendant plusieurs jours l'occasion -de parler à Edmée; elle sut l'éviter constamment. On faisait les -apprêts du départ pour Sainte-Sévère; elle ne montrait ni tristesse -ni gaieté. Je me résolus à glisser dans les feuillets de son livre -deux lignes pour lui demander un entretien. Je reçus la réponse -suivante au bout de cinq minutes: - -«Un entretien ne mènerait à rien. Vous persistez dans votre -indélicatesse; moi, je persévérerai dans ma loyauté. Une conscience -droite ne sait pas se dégager. J'ai juré de n'être jamais à un autre -que vous. Je ne me marierai pas, mais je n'ai pas juré d'être à vous -en dépit de tout. Si vous continuez à être indigne de mon estime, je -saurai rester libre. Mon pauvre père décline vers la tombe; un couvent -sera mon asile quand le seul lien qui m'attache à la société sera -rompu.» - -Ainsi j'avais rempli les conditions imposées par Edmée, et, pour toute -récompense, elle me prescrivait de les rompre. Je me trouvais au même -point que le jour de son entretien avec l'abbé. - -Je passai le reste de la journée enfermé dans ma chambre; toute la -nuit, je marchai avec agitation; je n'essayai pas de dormir. Je ne vous -dirai pas quelles furent mes réflexions; elles ne furent pas indignes -d'un honnête homme. Au point du jour, j'étais chez La Fayette. Il me -procura les papiers nécessaires pour sortir de France. Il me dit -d'aller l'attendre en Espagne, où il devait s'embarquer pour les -États-Unis. Je rentrai à l'hôtel pour prendre les effets et l'argent -indispensables au plus modeste voyageur. Je laissai un mot pour mon -oncle, afin qu'il ne s'inquiétât pas de mon absence, que je promettais -de lui expliquer avant peu dans une longue lettre. Je le suppliai de ne -pas me juger jusque-là et de croire que ses bontés ne sortiraient -jamais de mon cœur. - -Je partis avant que personne fût levé dans la maison; je craignais que -ma résolution ne m'abandonnât au moindre signe d'amitié, et je -sentais que j'avais abusé d'une affection trop généreuse. Je ne pus -passer devant l'appartement d'Edmée sans coller mes lèvres sur la -serrure; puis, cachant ma tête dans mes mains, je me mis à courir -comme un fou; je ne m'arrêtai guère que de l'autre côté des -Pyrénées. Là, je pris un peu de repos, et j'écrivis à Edmée -qu'elle était libre et que je ne contrarierais aucune de ses -résolutions, mais qu'il m'était impossible d'être témoin du triomphe -de mon rival. J'avais l'intime persuasion qu'elle l'aimait; j'étais -résolu à étouffer mon amour; je promettais plus que je ne pouvais -tenir, mais les premiers effets de l'orgueil blessé me donnaient -confiance en moi-même. J'écrivis aussi à mon oncle pour lui dire que -je ne me croirais pas digne des bontés illimitées qu'il avait eues -pour moi tant que je n'aurais pas gagné mes éperons de chevalier. Je -l'entretenais de mes espérances de gloire et de fortune guerrière avec -toute la naïveté de mon orgueil, et, comme je pensais bien qu'Edmée -lirait cette lettre, j'affectais une joie sans trouble et une ardeur -sans regret. Je ne savais pas si mon oncle avait connaissance des vrais -motifs de mon départ; mais ma fierté ne put se soumettre à les lui -avouer. Il en fut de même à l'égard de l'abbé, auquel j'écrivis, -d'ailleurs, une lettre pleine de reconnaissance et d'affection. Je -terminais en suppliant mon oncle de ne faire aucune dépense à mon -intention au triste donjon de la Roche-Mauprat, assurant que je ne -pourrais jamais me résoudre à l'habiter, et de considérer le fief -racheté par lui comme la propriété de sa fille. Je lui demandais -seulement de vouloir bien m'avancer deux ou trois années de revenu de -ma part, afin que je pusse faire les frais de mon équipement et ne pas -rendre onéreux pour le noble La Fayette mon dévouement à la cause -américaine. - -On fut content de ma conduite et de mes lettres. Arrivé sur les côtes -d'Espagne, je reçus de mon oncle une lettre pleine d'encouragements et -de doux reproches sur mon brusque départ. Il me donnait sa -bénédiction paternelle, déclarait sur son honneur que le fief de la -Roche-Mauprat ne serait jamais repris par Edmée, et m'envoyait une -somme considérable sans toucher à mon futur revenu. L'abbé joignait -aux mêmes reproches des encouragements plus chauds encore. Il était -facile de voir qu'il préférait le repos d'Edmée à mon bonheur, et -qu'il éprouvait une joie véritable de mon départ. Cependant il -m'aimait, et cette amitié s'exprimait d'une manière touchante à -travers la satisfaction cruelle qui s'y mêlait. Il enviait mon sort. Il -était plein d'ardeur pour la cause de l'indépendance et prétendait -avoir été tenté plus d'une fois de jeter le froc aux orties et de -prendre le mousquet; mais c'était de sa part une puérile affectation. -Son naturel doux et timide resta toujours prêtre sous le manteau de la -philosophie. - -Un billet étroit et sans suscription se trouvait comme glissé après -coup entre ces deux lettres. Je comprenais bien qu'il était de la seule -personne qui m'intéressât réellement dans le monde, mais je n'avais -pas le courage de l'ouvrir. Je marchais sur le sable au bord de la mer, -retournant ce mince papier dans ma main tremblante, et craignant de -perdre, en le lisant, l'espèce de calme désespéré que j'avais -trouvé dans mon courage. Je craignais surtout des remerciements et -l'expression d'une joie enthousiaste, derrière laquelle j'eusse aperçu -un autre amour satisfait. - ---Que peut-elle m'écrire? disais-je; pourquoi m'écrit-elle? Je ne veux -pas de sa pitié, encore moins de sa reconnaissance. - -J'étais tenté de jeter ce fatal billet à la mer. Une fois même, je -l'élevai au-dessus des flots; mais je le serrai aussitôt contre mon -cœur et l'y laissai quelques instants caché, comme si j'eusse cru à -cette vue occulte des partisans du magnétisme, qui prétendent lire -avec les organes du sentiment et de la pensée aussi bien qu'avec les -yeux. - -Enfin je me décidai à rompre le cachet et je lus ces mots: - -«Tu as bien agi, Bernard; mais je ne te remercie pas, car je souffrirai -de ton absence plus que je ne puis le dire. Va pourtant où ton honneur -et l'amour de la sainte vérité t'appellent; mes vœux et mes prières -te suivront partout. Reviens quand ta mission sera accomplie, tu ne me -retrouveras ni mariée ni religieuse.» - -Elle avait joint à ce billet la bague de cornaline qu'elle m'avait -cédée durant ma maladie, et que je lui avais renvoyée en quittant -Paris. Je fis faire une petite boîte d'or où j'enfermai le billet et -cet anneau, et que je plaçai sur moi comme un scapulaire. La Fayette, -arrêté en France par ordre du gouvernement, qui s'opposait à son -expédition, vint nous joindre bientôt, après s'être évadé de -prison. J'avais eu le temps de faire mes préparatifs; je mis à la -voile plein de tristesse, d'ambition et d'espérance. - -Vous n'attendez pas que je vous fasse le récit de la guerre -d'Amérique. Encore une fois, j'isole mon existence des faits de -l'histoire, en vous contant mes aventures. Mais ici je supprimerai même -mes aventures personnelles; elles forment dans ma mémoire un chapitre -à part, où Edmée joue le rôle d'une madone constamment invoquée, -mais invisible. Je ne puis croire que vous preniez le moindre intérêt -à entendre les incidents d'une portion de récit d'où cette figure -angélique, la seule digne d'occuper votre attention, et par elle-même -d'abord, et par son attention sur moi, serait entièrement absente. Je -vous dirai seulement que, des grades inférieurs, joyeusement acceptés -par moi au début, dans l'armée de Washington, je parvins -régulièrement, mais rapidement, au grade d'officier. Mon éducation -militaire fut prompte. Là, comme dans tout ce que j'ai entrepris durant -ma vie, je me mis tout entier; et, voulant obstinément, je triomphai -des difficultés. - -J'obtins la confiance de mes chefs illustres. Mon excellente -constitution me rendait propre aux fatigues de la guerre; mes anciennes -habitudes de brigand me furent même d'un secours immense; je supportais -les revers avec un calme que n'avaient pas tous les jeunes Français -débarqués avec moi, quel que fut d'ailleurs l'éclat de leur courage. -Le mien fut froid et tenace, à la grande surprise de nos alliés, qui -doutèrent plus d'une fois de mon origine, en voyant combien je me -familiarisais vite avec les forêts, et comme je savais lutter de ruse -et de méfiance avec les sauvages qui inquiétèrent parfois nos -manœuvres. - -Au milieu de mes travaux et de mes déplacements, j'eus le bonheur de -pouvoir cultiver mon esprit dans l'intimité d'un jeune homme de mérite -que la Providence me donna pour compagnon et pour ami. L'amour des -sciences naturelles l'avait jeté dans notre expédition, et il s'y -conduisait en bon militaire; mais il était facile de voir que la -sympathie politique ne jouait dans sa résolution qu'un rôle -secondaire. Il n'avait aucun désir d'avancement, aucune aptitude aux -études stratégiques. Son herbier et ses observations zoologiques -l'occupaient bien plus que le succès de la guerre et le triomphe de la -liberté. Il se battait trop bien dans l'occasion pour mériter jamais -le reproche de tiédeur; mais, jusqu'à la veille du combat, et dès le -lendemain, il semblait ignorer qu'il fut question d'autre chose que -d'une excursion scientifique dans les savanes du nouveau monde. Son -portemanteau était toujours rempli, non d'argent et de nippes, mais -d'échantillons d'histoire naturelle; et, tandis que, couchés sur -l'herbe, nous étions attentifs aux moindres bruits qui pouvaient nous -révéler l'approche de l'ennemi, il était absorbé dans l'analyse -d'une plante ou d'un insecte. C'était un admirable jeune homme, pur -comme un ange, désintéressé comme un stoïque, patient comme un -savant, et avec cela enjoué et affectueux. Lorsqu'une surprise nous -mettait en danger, il n'avait de soucis et d'exclamations que pour les -précieux cailloux et les inappréciables brins d'herbe qu'il portait en -groupe; et pourtant, lorsqu'un de nous était blessé, il le soignait -avec une bonté et un zèle incomparables. - -Il vit, un jour, la boîte d'or que je cachais sous mes habits, et il me -supplia instamment de la lui céder pour y mettre quelques pattes de -mouche et quelques ailes de cigale qu'il eût défendues jusqu'à la -dernière goutte de son sang. Il me fallut tout le respect que je -portais aux reliques de l'amour pour résister aux instances de -l'amitié. Tout ce qu'il put obtenir de moi, ce fut de glisser dans ma -précieuse boîte une petite plante fort jolie qu'il prétendait avoir -découverte le premier, et qui n'eut droit d'asile à côté du billet -et de l'anneau de ma fiancée qu'à la condition de s'appeler _Edmunda -sylvestris._ Il y consentit; il avait donné à un beau pommier sauvage -le nom de Samuel Adams, celui de Franklin à je ne sais quelle abeille -industrieuse, et rien ne lui plaisait comme d'associer ces nobles -enthousiasmes à ses ingénieuses observations. - -Je conçus pour lui un attachement d'autant plus vif que c'était ma -première amitié pour un homme de mon âge. Le charme que je trouvais -dans cette liaison me révéla une face de la vie, des facultés et des -besoins de l'âme que je ne connaissais pas. Comme je ne pus me -détacher jamais des premières impressions de mon enfance, dans mon -amour pour la chevalerie, je me plus à voir en lui mon frère d'armes, -et je voulus qu'il me donnât ce titre, à l'exclusion de tout autre ami -intime. Il s'y prêta avec un abandon de cœur qui me prouva combien la -sympathie était vive entre nous. Il prétendait que j'étais né pour -être naturaliste, à cause de mon aptitude à la vie nomade et aux -rudes expéditions. Il me reprochait un peu de préoccupation et me -grondait sérieusement lorsque je marchais étourdiment sur des plantes -intéressantes; mais il assurait que j'étais doué de l'esprit de -méthode et que je pourrais inventer un jour, non pas une théorie de la -nature, mais un _excellent_ système de classification. Sa prédiction -ne se réalisa point, mais ses encouragements réveillèrent en moi le -goût de l'étude et empêchèrent mon esprit de retomber en paralysie -dans la vie des camps. Il fut pour moi l'envoyé du ciel; sans lui, je -fusse redevenu peut-être, sinon le coupe-jarret de la Roche-Mauprat, du -moins le sauvage de la Varenne. Ses enseignements ranimèrent en moi le -sentiment de la vie intellectuelle. Il agrandit mes idées, il ennoblit -aussi mes instincts; car, si une merveilleuse droiture et des habitudes -de modestie l'empêchaient de se jeter dans les discussions -philosophiques, il avait l'amour inné de la justice et décidait avec -une sagacité infaillible toutes les questions de sentiment et de -moralité. Il prit sur moi un ascendant que n'eut jamais pu prendre -l'abbé dans la position où notre méfiance mutuelle nous avait placés -dès le principe. Il me révéla une grande partie du monde physique; -mais ce qu'il m'apprit de plus précieux fut de m'habituer à me -connaître moi-même et à réfléchir sur mes impressions. Je parvins -à gouverner mes mouvements jusqu'à un certain point. Je ne me -corrigeai jamais de l'orgueil et de la violence. On ne change pas -l'essence de son être, mais on dirige vers le bien ses facultés -diverses; on arrive presque à utiliser ses défauts; c'est, au reste, -le grand secret et le grand problème de l'éducation. - -Les entretiens de mon cher Arthur m'amenèrent à de telles réflexions, -que je parvins à déduire logiquement de tous mes souvenirs les motifs -de la conduite d'Edmée. Je la trouvai grande et généreuse, surtout -dans les choses qui, mal vues et mal appréciées, m'avaient le plus -blessé. Je ne l'en aimai pas davantage, c'était impossible; mais -j'arrivai à comprendre pourquoi je l'aimais invinciblement malgré tout -ce qu'elle m'avait fait souffrir. Cette flamme sainte brûla dans mon -âme, sans pâlir un seul instant, durant les six années de notre -séparation. Malgré l'excès de vie qui débordait mon être, malgré -les excitations d'une nature extérieure pleine de volupté, malgré les -mauvais exemples et les nombreuses occasions qui sollicitent la -faiblesse humaine dans la liberté de la vie errante et militaire, je -prends Dieu à témoin que je conservai intacte ma robe d'innocence et -que je ne connus pas le baiser d'une seule femme. Arthur, qu'une -organisation plus calme sollicitait moins vivement et que le travail de -l'intelligence absorbait presque tout entier, ne fut pas toujours aussi -austère; il m'engagea même plusieurs fois à ne pas courir les dangers -d'une vie exceptionnelle, contraire au vœu de la nature. Quand je lui -confiai qu'une grande passion éloignait de moi toute faiblesse et -rendait toute chute impossible, il cessa de combattre ce qu'il appelait -mon fanatisme (c'était un mot très en vogue et qui s'appliquait à -presque tout indifféremment), et je remarquai qu'il avait pour moi une -estime plus profonde, je dirai même une sorte de respect qui ne -s'exprimait point par des paroles, mais qui se révélait dans mille -petits témoignages d'adhésion et de déférence. - -Un jour qu'il me parlait de la grande puissance qu'exerce la douceur -extérieure jointe à une volonté inébranlable, me citant pour exemple -et le bien et le mal dans l'histoire des hommes, surtout la douceur des -apôtres et l'hypocrisie des prêtres de toutes les religions, il me -vint à l'idée de lui demander si, avec la fougue de mon sang et -l'emportement de mon caractère, je pourrais jamais exercer une -influence quelconque sur mes proches. En me servant de ce dernier mot, -je ne songeais qu'à Edmée. Arthur me répondit que j'aurais un autre -ascendant que celui de la douceur acquise. - ---Ce sera, dit-il, celui de la bonté naturelle. La chaleur de l'âme, -l'ardeur et la persévérance de l'affection, voilà ce qu'il faut dans -la vie de famille, et ces qualités font aimer nos défauts à ceux-là -mêmes qui habituellement en souffrent le plus. Nous devons donc tâcher -de nous vaincre par amour pour ceux qui nous aiment; mais se proposer un -système de modération dans le sein de l'amour ou de l'amitié serait, -je pense, une recherche puérile, un travail égoïste, et qui tuerait -l'affection en nous-mêmes d'abord et bientôt après dans les autres. -Je ne vous parlais de modération réfléchie que dans l'application de -l'autorité sur les masses. Or si vous avez jamais l'ambition... - ---Or vous croyez, lui dis-je sans écouter la dernière partie de son -discours, que, tel que vous me connaissez, je puis rendre une femme -heureuse et me faire aimer d'elle malgré tous mes défauts et les torts -qu'ils entraînent? - ---Ô cervelle amoureuse! s'écria-t-il, qu'il est difficile de vous -distraire!... Eh bien, si vous le voulez, Bernard, je vous dirai ce que -je pense de vos amours. La personne que vous aimez si ardemment vous -aime, à moins qu'elle ne soit incapable d'aimer ou tout à fait -dépourvue de jugement. - -Je lui assurai qu'elle était autant au-dessus de toutes les autres -femmes que le lion est au-dessus de l'écureuil, le cèdre au-dessus de -l'hysope, et, à force de métaphores, je réussis à le convaincre. -Alors il m'engagea à lui confier quelques détails, afin, disait-il, -qu'il pût juger ma position à l'égard d'Edmée. Je lui ouvris mon -cœur sans réserve et lui racontai mon histoire d'un bout à l'autre. -Nous étions alors sur la lisière d'une belle forêt vierge, aux -derniers rayons du couchant. Le parc de Sainte-Sévère, avec ses beaux -chênes seigneuriaux qui n'avaient jamais subi l'outrage de la cognée, -se représentait à ma pensée pendant que je regardais les arbres du -désert affranchis de toute culture, s'épanouissant dans leur force et -dans leur grâce primitive au-dessus de nos têtes. L'horizon brûlant -me rappelait les visites du soir à la cabane de Patience, Edmée assise -sous les pampres dorés; et le chant des perruches allègres me -retraçait celui des beaux oiseaux exotiques qu'elle élevait dans sa -chambre. Je pleurai en songeant à l'éloignement de ma patrie, au large -Océan qui nous séparait et qui a englouti tant de pèlerins au moment -où ils saluaient la rive natale. Je pensai aussi aux chances de la -fortune, aux dangers de la guerre, et, pour la première fois, j'eus -peur de mourir; car mon cher Arthur, serrant ma main dans les siennes, -m'assurait que j'étais aimé et qu'il voyait une nouvelle preuve -d'affection dans chaque trait de rigueur et de méfiance. - ---Enfant, me disait-il, si elle ne voulait pas t'épouser, ne vois-tu -pas qu'elle aurait eu cent manières de se débarrasser à jamais de tes -prétentions? Et, si elle n'avait pour toi une tendresse inépuisable, -se serait-elle donné tant de peine et imposé tant de sacrifices pour -te tirer de l'abjection où elle t'avait trouvé et pour te rendre digne -d'elle? Eh bien, toi qui ne rêves qu'aux antiques prouesses de la -chevalerie errante, ne vois-tu pas que tu es un noble preux, condamné -par ta dame à de rudes épreuves pour avoir manqué aux lois de la -galanterie, en réclamant d'un ton impérieux l'amour qu'on doit -implorer à genoux? - -Il entrait alors dans un examen détaillé de mes crimes et trouvait les -châtiments rudes, mais justes; il discutait ensuite les probabilités -de l'avenir et me donnait l'excellent conseil de me soumettre jusqu'à -ce qu'on jugeât à propos de m'absoudre. - ---Mais, lui disais-je, n'est-ce point une honte qu'un homme mûri, comme -je le suis maintenant, par la réflexion et rudement éprouvé par la -guerre se soumette comme un enfant au caprice d'une femme? - ---Non, me répondait Arthur, ce n'est point une honte, et la conduite de -cette femme n'est point dictée par le caprice. Il n'y a que de -l'honneur à réparer le mal qu'on a fait, et combien peu d'hommes en -sont capables! Il n'y a que justice dans la pudeur offensée qui -réclame ses droits et son indépendance naturelle. Vous vous êtes -conduit comme Albion, ne vous étonnez pas qu'Edmée se conduise comme -Philadelphie. Elle ne se rendra qu'à la condition d'une paix glorieuse, -et elle aura raison. - -Il voulut savoir quelle conduite avait tenue Edmée à mon égard depuis -deux ans que nous étions en Amérique. Je lui montrai les rares et -courtes lettres que j'avais reçues d'elle. Il fut frappé du grand sens -et de la parfaite loyauté qui lui parurent ressortir de l'élévation -et de la précision virile du style. Edmée ne me faisait aucune -promesse et ne m'encourageait même par aucune espérance directe; mais -elle témoignait un vif désir de mon retour et me parlait du bonheur -que nous goûterions tous, réunis autour de l'âtre, quand mes récits -extraordinaires prolongeraient les veillées du château; elle -n'hésitait pas à me dire que j'étais, avec son père, l'_unique -sollicitude de sa vie._ Cependant, malgré une tendresse si soutenue, un -terrible soupçon m'obsédait. Dans ces courtes lettres de ma cousine, -comme dans celles de son père, comme dans les longues épîtres tendres -et fleuries de l'abbé Aubert, on ne me faisait jamais part des -événements qui pouvaient et qui devaient survenir dans la famille. -Chacun m'entretenait de soi-même, et jamais ils ne me disaient un mot -les uns des autres; c'est tout au plus si on me parlait des attaques de -goutte du chevalier. Il y avait comme une convention passée entre -chacun des trois de ne me point dire les occupations et la situation -d'esprit des deux autres. - ---Éclaire-moi et rassure-moi, si tu peux, à cet égard, dis-je à -Arthur. Il y a des moments où je m'imagine qu'Edmée est mariée, et -qu'on est convenu de ne me l'apprendre qu'à mon retour; car enfin qui -l'en empêche? Est-il probable qu'elle m'aime assez pour vivre dans la -solitude par amour pour moi, tandis que cet amour, soumis aux principes -d'une froide raison et d'une austère conscience, se résigne à voir -mon absence se prolonger indéfiniment avec la guerre? J'ai des devoirs -à remplir ici, sans nul doute; l'honneur exige que je défende mon -drapeau jusqu'au jour du triomphe ou de la défaite irréparable de la -cause que je sers; mais je sens que je préfère Edmée à ces vains -honneurs et que, pour la voir une heure plus tôt, j'abandonnerais mon -nom à la risée et aux malédictions de l'univers. - ---Cette dernière pensée vous est suggérée, répondit Arthur en -souriant, par la violence de votre passion; mais vous n'agiriez point -comme vous dites, l'occasion se présentant. Quand nous sommes aux -prises avec une seule de nos facultés, nous croyons les autres -anéanties; mais qu'un choc extérieur les réveille, et nous voyons -bien que notre âme vit par plusieurs points à la fois. Vous n'êtes -pas insensible à la gloire, Bernard, et, si Edmée vous invitait à y -renoncer, vous vous apercevriez que vous y teniez plus que vous ne -pensiez; vous avez d'ardentes convictions républicaines, et c'est -Edmée qui vous les a inspirées la première. Que penseriez-vous -d'elle, et que serait-elle, en effet, si elle vous disait aujourd'hui: -«Il y a, au-dessus de la religion que je vous ai prêchée et des dieux -que je vous ai révélés, quelque chose de plus auguste et de plus -sacré: c'est mon bon plaisir?» Bernard, votre amour est plein -d'exigences contradictoires. L'inconséquence est, d'ailleurs, le propre -de tous les amours humaines. Les hommes s'imaginent que la femme n'a -point d'existence par elle-même et qu'elle doit toujours s'absorber en -eux, et pourtant ils n'aiment fortement que la femme qui paraît -s'élever, par son caractère, au-dessus de la faiblesse et de l'inertie -de son sexe. Vous voyez sous ce climat tous les colons disposer de la -beauté de leurs esclaves, mais ils ne les aiment point, quelque belles -qu'elles soient; et, lorsque par hasard ils s'attachent à une d'elles, -leur premier soin est de l'affranchir. Jusque-là, ils ne croient pas -avoir affaire à une créature humaine. L'esprit d'indépendance, la -notion de la vertu, l'amour du devoir, privilège des âmes élevées, -est donc nécessaire dans une compagne; et plus votre maîtresse vous -montre de force et de patience, plus vous la chérissez, en dépit de -vos souffrances. Sachez donc distinguer l'amour du désir; le désir -veut détruire les obstacles qui l'attirent, et il meurt sur les débris -d'une vertu vaincue; l'amour veut vivre, et, pour cela, il veut voir -l'objet de son culte longtemps défendu par cette muraille de diamant -dont la force et l'éclat font la valeur et la beauté. - -C'est ainsi qu'Arthur m'expliquait les ressorts mystérieux de ma -passion et projetait la lumière de sa sagesse dans les orages -ténébreux de mon âme. Quelquefois il ajoutait: - ---Si le ciel m'eût donné la femme que j'ai parfois rêvée, je crois -que j'aurais su faire de mon amour une passion noble et généreuse; -mais la science prend trop de temps: je n'ai pas eu le loisir de -chercher mon idéal, et, si je l'ai rencontré, je n'ai pu ni l'étudier -ni le reconnaître. Ce bonheur vous est accordé, Bernard; mais vous -n'approfondirez pas l'histoire naturelle: un seul homme ne peut pas tout -avoir. - -Quant à mon soupçon sur le mariage d'Edmée que je redoutais, il le -rejetait bien loin, comme une obsession maladive. Il trouvait, au -contraire, dans le silence d'Edmée à cet égard, une admirable -délicatesse de conduite et de sentiments. - ---Une personne vaine prendrait soin, disait-il, de vous apprendre tous -les sacrifices qu'elle vous fait, de vous énumérer les titres et les -qualités des prétendants qu'elle repousse; mais Edmée est une âme -trop élevée, un esprit trop sérieux, pour entrer dans ces détails -futiles. Elle regarde vos conventions comme inviolables et n'imite pas -ces consciences faibles qui parlent toujours de leurs victoires pour se -faire un mérite de ce que la vraie force trouve facile. Elle est née -si fidèle, qu'elle n'imagine même pas qu'on puisse la soupçonner de -ne pas l'être. - -Ces entretiens versaient un baume salutaire sur mes blessures. Lorsque -la France accorda enfin ouvertement son alliance à la cause -américaine, j'appris de l'abbé une nouvelle qui me rassura -entièrement sur un point. Il m'écrivait que probablement je -retrouverais au nouveau monde un ancien ami. Le comte de La Marche avait -obtenu un régiment, et il partait pour les États-Unis. - -«_Entre nous soit dit_, ajoutait l'abbé, il lui était bien -nécessaire de se créer une position. Ce jeune homme, quoique modeste -et sage, a toujours eu la faiblesse de céder à un préjugé de -famille. Il avait honte de sa pauvreté et la cachait comme on cache une -lèpre, si bien qu'il a achevé de se ruiner en ne voulant pas laisser -paraître les progrès de sa ruine. On attribue dans le monde la rupture -d'Edmée avec lui à ces revers de fortune, et l'on va jusqu'à dire -qu'il était peu épris de sa personne et beaucoup de sa dot. Je ne -saurais me résoudre à lui supposer des vues basses, et je crois -seulement qu'il a subi les souffrances auxquelles conduisent de faux -principes sur le prix des biens de ce monde. Si vous le rencontrez, -Edmée désire que vous lui témoigniez de l'intérêt et que vous lui -exprimiez celui qu'elle a toujours manifesté pour lui. La conduite de -votre admirable cousine a été, en ceci comme en toute chose, pleine de -douceur et de dignité.» - - - - -XV - - -La veille du départ de M. de La Marche, après l'envoi de la lettre de -l'abbé, il s'était passé dans la Varenne un petit événement qui me -causa en Amérique une surprise agréable et plaisante, et qui, -d'ailleurs, s'enchaîna d'une manière remarquable aux événements les -plus importants de ma vie, ainsi que vous le verrez plus tard. - -Quoique assez grièvement blessé à la malheureuse affaire de Savannah, -j'étais activement occupé en Virginie, sous les ordres du général -Green, à rassembler les débris de l'armée de Gates, qui était, à -mes yeux, un héros bien supérieur à son rival heureux Washington. -Nous venions d'apprendre le débarquement de l'escadre de M. de Ternay, -et la tristesse qui nous avait gagnés à cette époque de revers et de -détresse commençait à se dissiper devant l'espoir d'un secours plus -considérable que celui qui nous arrivait en effet. Je me promenais dans -les bois, à peu de distance du camp, avec Arthur, et nous profitions de -ce moment de répit pour nous entretenir enfin d'autre chose que de -Cornwallis et de l'infâme Arnolds. Longtemps affligés par le spectacle -des maux de la nation américaine, par la crainte de voir l'injustice et -la cupidité triompher de la cause des peuples, nous nous abandonnions -à une douce gaieté. Lorsque j'avais une heure de loisir, j'oubliais -mes rudes travaux pour me réfugier dans l'oasis de mes pensées, dans -la famille de Sainte-Sévère. Selon ma coutume, à ces heures-là, je -racontais au complaisant Arthur quelque scène bouffonne de mes débuts -dans la vie au sortir de la Roche-Mauprat. Je lui décrivais tantôt ma -première toilette, tantôt le mépris et l'horreur de Mlle Leblanc pour -ma personne, et ses recommandations à son ami Saint-Jean de ne jamais -approcher de moi à la portée du bras. Je ne sais comment, au milieu de -ces amusantes figures, celle du solennel hidalgo Marcasse se présenta -à mon imagination, et je me mis à faire la peinture fidèle et -détaillée de l'habillement, de la démarche et de la conversation de -cet énigmatique personnage. Ce n'est pas que Marcasse fût réellement -aussi comique qu'il m'apparaissait à travers ma fantaisie; mais, à -vingt ans, un homme n'est qu'un enfant, surtout lorsqu'il est militaire, -qu'il vient d'échapper à de grands périls, et que la conquête de sa -propre vie le remplit d'un orgueil insouciant. Arthur riait de tout son -cœur en m'écoutant et m'assurait qu'il donnerait tout son bagage de -naturaliste pour un animal aussi curieux que celui dont je lui faisais -la description. Le plaisir qu'il trouvait à partager mes enfantillages -me donnant de la verve, je ne sais si j'aurais pu résister au désir de -charger un peu mon modèle, lorsque tout à coup, au détour du chemin, -nous nous trouvâmes en présence d'un homme de haute taille, pauvrement -vêtu, pitoyablement décharné, lequel marchait à nous d'un air grave -et pensif, portant à la main une longue épée nue, dont la pointe -était pacifiquement baissée jusqu'à terre. Ce personnage ressemblait -si fort à celui que je venais de décrire, qu'Arthur, frappé de -l'à-propos, fut pris d'un rire inextinguible, et, se rangeant de côté -pour laisser passer le sosie de Marcasse, se jeta sur le gazon au milieu -d'une quinte de toux convulsive. - -Quant à moi, je ne riais point, car rien de ce qui semble surnaturel ne -manque de frapper vivement l'homme le plus habitué au danger. La jambe -en avant, l'œil fixe, le bras étendu, nous nous approchions l'un vers -l'autre, moi et lui, non pas l'ombre de Marcasse, mais la personne -respectable, en chair et en os, de l'hidalgo preneur de taupes. - -Pétrifié de surprise, lorsque je vis ce que je prenais pour un spectre -porter lentement la main à la corne de son chapeau et le soulever sans -perdre une ligne de sa taille, je reculai de trois pas, et cette -émotion, qu'Arthur prit pour une facétie de ma part, augmenta sa -gaieté. Le chasseur de belettes n'en fut aucunement ému; peut-être -pensa-t-il, dans son calme judicieux, que c'était la manière d'aborder -les gens sur l'autre rive de l'Océan. - -Mais la gaieté d'Arthur faillit redevenir contagieuse lorsque Marcasse -me dit avec un flegme incomparable: - ---Il y a longtemps, monsieur Bernard, que j'ai l'honneur de vous -chercher. - ---Il y a longtemps, en effet, mon bon Marcasse, répondis-je en serrant -gaiement la main de cet ancien ami; mais dis-moi par quel pouvoir inouï -j'ai eu le bonheur de t'attirer jusqu'ici. Autrefois, tu passais pour -sorcier; le serais-je devenu aussi sans m'en douter? - ---Je vous dirai tout cela, mon cher général, répondit Marcasse, que -mon uniforme de capitaine éblouissait apparemment; veuillez me -permettre d'aller avec vous, et je vous dirai bien des choses, bien des -choses! - -En entendant Marcasse répéter son dernier mot d'une voix affaiblie et -comme se faisant écho à lui-même, manie qu'un instant auparavant -j'étais en train de contrefaire, Arthur se remit à rire. Marcasse se -retourna vers lui, et, l'ayant regardé fixement, le salua avec une -gravité imperturbable. Arthur, reprenant tout à coup son sérieux, se -leva et lui rendit son salut jusqu'à terre avec une dignité comique. - -Nous retournâmes ensemble au camp. Chemin faisant, Marcasse me raconta -son histoire dans ce style bref, qui, forçant l'auditeur à mille -questions fatigantes, loin de simplifier le discours, le compliquait -extraordinairement. Ce fut un grand divertissement pour Arthur; mais -comme vous ne trouveriez pas le même plaisir à entendre une relation -exacte de cet interminable dialogue, je me bornerai à vous dire comment -Marcasse s'était décidé à quitter sa patrie et ses amis pour -apporter à la cause américaine le secours de sa longue épée. - -M. de La Marche partait pour l'Amérique à l'époque où Marcasse, -installé à son château du Berry pour huit jours, faisait sa ronde -annuelle sur les poutres et solives des greniers. La maison du comte, -bouleversée de ce départ, se livrait à de merveilleux commentaires -sur ce pays lointain, plein de dangers, de prodiges, d'où l'on ne -revenait jamais, suivant les beaux esprits du village, qu'avec une -fortune si considérable et tant de lingots d'or et d'argent, qu'il -fallait dix vaisseaux pour les rapporter. Sous son extérieur glacé, -don Marcasse, semblable aux volcans hyperboréens, cachait une -imagination brûlante, un amour passionné pour l'extraordinaire. -Habitué à vivre en équilibre sur les ais des charpentes, dans une -région évidemment plus élevée que les autres hommes, et n'étant pas -insensible à la gloire d'étonner chaque jour les assistants par la -hardiesse et la tranquillité de ses manœuvres acrobatiques, il se -laissa enflammer par la peinture de l'Eldorado, et cette fantaisie fut -d'autant plus vive que, selon son habitude, il ne s'en ouvrit à -personne. M. de La Marche fut donc fort surpris, lorsque, la veille de -son départ, Marcasse se présenta devant lui et lui proposa de -l'accompagner en Amérique en qualité de valet de chambre. En vain M. -de La Marche lui représenta qu'il était bien vieux pour quitter son -état et pour courir les chances d'une existence nouvelle; Marcasse -montra tant de fermeté, qu'il finit par le convaincre. Plusieurs -raisons déterminèrent M. de La Marche à faire ce singulier choix. Il -avait résolu d'emmener un domestique encore plus âgé que le chasseur -de belettes, et qui ne le suivait qu'avec beaucoup de répugnance. Mais -cet homme avait toute sa confiance, faveur que M. de La Marche accordait -difficilement, n'ayant du train d'un homme de qualité que l'apparence, -et voulant être servi avec économie, prudence et fidélité. Il -connaissait Marcasse pour un homme scrupuleusement honnête, et même -singulièrement désintéressé; car il y avait du don Quichotte dans -l'âme de Marcasse tout aussi bien que dans sa personne. Il avait -trouvé dans une ruine une sorte de trésor, c'est-à-dire un pot de -grès renfermant une somme de dix mille francs environ, en vieille -monnaie d'or et d'argent; et non seulement il l'avait remis au -possesseur de la ruine, qu'il aurait pu tromper à son aise, mais encore -il avait refusé une récompense, disant avec emphase, dans son jargon -abréviatif, que l'_honnêteté mourrait se vendant._ - -La frugalité de Marcasse, sa discrétion, sa ponctualité, devaient en -faire un homme précieux, s'il pouvait s'habituer à mettre ces -qualités au service d'autrui. Il y avait seulement à craindre qu'il ne -pût s'habituer à la perte de son indépendance; mais, avant que -l'escadre de M. de Ternay mît à la voile, M. de La Marche pensa qu'il -aurait le temps de faire une épreuve suffisante de son nouvel écuyer. - -De son côté, Marcasse éprouva bien quelque regret en prenant congé -de ses amis et de son pays; car, s'il avait des _amis partout, partout -une patrie_, comme il disait, faisant allusion à sa vie errante, il -avait pour la Varenne une préférence bien marquée; et, de tous ses -châteaux (car il avait pour coutume d'appeler siens tous ses gîtes), -le château de Sainte-Sévère était le seul où il arrivât avec -plaisir et dont il s'éloignait avec regret. Un jour que le pied lui -avait manqué sur la toiture et qu'il avait fait une chute assez grave, -Edmée, encore enfant, avait gagné son cœur par les pleurs que cet -accident lui avait fait répandre et par les soins naïfs qu'elle lui -avait donnés. Depuis que Patience habitait la lisière du parc, -Marcasse sentait encore plus d'attrait pour Sainte-Sévère, car -Patience était l'Oreste de Marcasse. Marcasse ne comprenait pas -toujours Patience; mais Patience était le seul qui comprît -parfaitement Marcasse et qui sût tout ce qu'il y avait d'honnêteté -chevaleresque et de bravoure exaltée sous cette bizarre enveloppe. -Prosterné devant la supériorité intellectuelle du solitaire, le -chasseur de belettes s'arrêtait respectueusement, lorsque la verve -poétique, s'emparant de Patience, devenait inintelligible pour son -modeste ami. Alors Marcasse, avec une touchante douceur et s'abstenant -de questions et de remarques déplacées, baissait les yeux, et, faisant -signe de la tête de temps à autre, comme s'il eût compris et -approuvé, donnait au moins à son ami l'innocent plaisir d'être -écouté sans contradiction. - -Cependant Marcasse en avait compris assez pour embrasser les idées -républicaines et pour partager les romanesques espérances de -nivellement universel et de retour à l'égalité de l'âge d'or que -nourrissait ardemment le bonhomme Patience. Ayant plusieurs fois ouï -dire à son ami qu'il fallait cultiver ces doctrines avec prudence -(précepte que, d'ailleurs, Patience n'observait guère pour son propre -compte), l'hidalgo, puissamment aidé par son habitude et son penchant, -ne parlait jamais de sa philosophie; mais il faisait une propagande plus -efficace, en colportant du château à la chaumière et de la maison -bourgeoise à la ferme ces petites éditions à bon marché de la -_Science du bonhomme Richard_, et d'autres menus traités de patriotisme -populaire, que, selon la société jésuitique, une société secrète -de philosophes voltairiens, voués aux pratiques diaboliques de la -franc-maçonnerie, faisait circuler gratis dans les basses classes. - -Il y avait donc autant d'enthousiasme révolutionnaire que d'amour pour -les aventures dans la subite résolution de Marcasse. Depuis longtemps, -le loir et la fouine lui paraissaient des ennemis trop faibles, et -l'aire aux grains un champ trop resserré pour sa valeur inquiète. Il -lisait chaque jour les journaux de la veille dans l'office des bonnes -maisons qu'il parcourait, et cette guerre d'Amérique, qu'on signalait -comme le réveil de la justice et de la liberté dans l'univers, lui -avait semblé devoir amener une révolution en France. Il est vrai qu'il -prenait au pied de la lettre cette influence des idées qui devaient -traverser les mers et venir s'emparer des esprits sur notre continent. -Il voyait en rêve une armée d'Américains victorieux descendant de -nombreux vaisseaux et apportant l'olivier de paix et la corne -d'abondance à la nation française. Il se voyait dans ce même rêve -commandant une légion héroïque et reparaissant dans la Varenne, -guerrier, législateur, émule de Washington, supprimant les abus, -renversant les grandes fortunes, dotant chaque prolétaire d'une portion -convenable, et, au milieu de ces vastes et rigoureuses mesures, -protégeant les bons et loyaux nobles et leur conservant une existence -honorable. Il est inutile de dire que les nécessités douloureuses des -grandes crises politiques n'entraient point dans l'esprit de Marcasse, -et que pas une goutte de sang répandu ne venait souiller le romanesque -tableau que Patience déroulait devant ses yeux. - -Il y avait loin de ces espérances gigantesques au métier de valet de -chambre de M. de La Marche; mais Marcasse n'avait pas d'autre chemin -pour arriver à son but. Les cadres du corps d'armée destiné pour -l'Amérique étaient remplis depuis longtemps, et ce n'était qu'en -qualité de passager attaché à l'expédition qu'il pouvait prendre -place sur un bâtiment marchand à la suite de l'escadre. Il avait -questionné l'abbé sur tout cela sans lui dire son projet. Son départ -fut un coup de théâtre pour tous les habitants de la Varenne. - -À peine eut-il mis le pied sur le rivage de l'Union, qu'il sentit un -besoin irrésistible de prendre son grand chapeau et sa grande épée, -et d'aller tout seul devant lui à travers bois, comme il avait coutume -de faire dans son pays; mais sa conscience lui défendait de quitter son -maître après avoir contracté l'engagement de le servir. Il avait -compté sur la fortune, et la fortune le seconda. La guerre étant -beaucoup plus meurtrière et plus active qu'on ne s'y attendait, M. de -La Marche craignit à tort d'être embarrassé par la santé débile de -son maigre écuyer. Pressentant, d'ailleurs, son désir de liberté, il -lui offrit une somme d'argent et des lettres de recommandation pour -qu'il pût se joindre comme volontaire aux troupes américaines. -Marcasse, sachant la fortune de son maître, refusa l'argent, n'accepta -que les recommandations, et partit léger comme la plus agile des -belettes qu'il eût jamais occises. - -Son intention était de se rendre à Philadelphie; mais un hasard -inutile à raconter lui ayant fait savoir que j'étais dans le Sud, -comptant avec raison trouver en moi un conseil et un appui, il était -venu me rejoindre, seul, à pied, à travers des contrées inconnues, -presque désertes et souvent pleines de périls de toute espèce. Son -habit seul avait souffert; sa figure jaune n'avait pas changé de -nuance, et il n'était pas plus étonné de sa nouvelle destinée que -s'il eût parcouru la distance de Sainte-Sévère à la tour Gazeau. - -La seule chose insolite que je remarquai en lui fut qu'il se retournait -de temps en temps et regardait en arrière, comme s'il eût été tenté -d'appeler quelqu'un; puis aussitôt il souriait et soupirait presque au -même instant. Je ne pus résister au désir de lui demander la cause de -son inquiétude. - ---Hélas! répondit-il, habitude ne peut se perdre; un pauvre chien! un -bon chien! Toujours dire: «Ici, Blaireau! Blaireau, ici!» - ---J'entends, lui dis-je; Blaireau est mort, et vous ne pouvez vous -habituer à l'idée que vous ne le verrez plus sur vos traces. - ---Mort? s'écria-t-il avec un geste d'épouvante. Non, Dieu merci! Ami -Patience, grand ami! Blaireau heureux, mais triste comme son maître, -son maître seul! - ---Si Blaireau est chez Patience, dit Arthur, il est heureux en effet, -car Patience ne manque de rien; Patience le chérira pour l'amour de -vous, et certainement vous reverrez votre digne ami et votre chien -fidèle. - -Marcasse leva les yeux sur la personne qui semblait si bien connaître -sa vie; mais, s'étant assuré qu'il ne l'avait jamais vue, il prit le -parti qu'il avait coutume de prendre quand il ne comprenait pas; il -souleva son chapeau et salua respectueusement. - -Marcasse fut, à ma prompte recommandation, enrôlé sous mes ordres, -et, peu de temps après, il fut nommé sergent. Ce digne homme fit toute -la campagne avec moi et la fit bravement, et, lorsqu'en 1782 je passai -sous le drapeau de ma nation et rejoignis l'armée de Rochambeau, il me -suivit, voulant partager mon sort jusqu'à la fin. Dans les premiers -jours, il fut pour moi un amusement plutôt qu'une société; mais -bientôt sa bonne conduite et son intrépidité calme lui méritèrent -l'estime de tous, et j'eus lieu d'être fier de mon protégé. Arthur -aussi le prit en grande amitié, et, hors du service, il nous -accompagnait dans toutes nos promenades, portant la boîte du -naturaliste et perforant les serpents de son épée. - -Mais, lorsque j'essayai de le faire parler de ma cousine, il ne me -satisfit point. Soit qu'il ne comprît pas l'intérêt que je mettais à -savoir tous les détails de la vie qu'elle menait loin de moi, soit -qu'il se fût fait à cet égard une de ces lois invariables qui -gouvernaient sa conscience, jamais je ne pus obtenir une solution claire -aux doutes qui me tourmentaient. Il me dit bien d'abord qu'il n'était -question de son mariage avec personne; mais, quelque habitué que je -fusse à la manière vague dont il s'exprimait, je m'imaginai qu'il -avait fait cette réponse avec embarras et de l'air d'un homme qui s'est -engagé à garder un secret. L'honneur me défendait d'insister au point -de lui laisser voir mes espérances; il y eut donc toujours entre nous -un point douloureux auquel j'évitais de toucher, et sur lequel, malgré -moi, je me trouvais revenir toujours. Tant qu'Arthur fut près de moi, -je gardai ma raison, j'interprétai les lettres d'Edmée dans le sens le -plus loyal; mais, quand j'eus la douleur de me séparer de lui, mes -souffrances se réveillèrent, et le séjour de l'Amérique me pesa de -plus en plus. - -Cette séparation eut lieu lorsque je quittai l'armée américaine pour -faire la guerre sous les ordres du général français. Arthur était -Américain, et il n'attendait, d'ailleurs, que l'issue de la guerre pour -se retirer du service et se fixer à Boston, auprès du docteur Cooper, -qui l'aimait comme son fils, et qui se chargea de l'attacher à la -bibliothèque de la société de Philadelphie, en qualité de -bibliothécaire principal. C'était tout ce qu'Arthur avait désiré -comme récompense de ses travaux. - -Les événements qui remplirent ces dernières années appartiennent à -l'histoire. Je vis, avec une joie toute personnelle, la paix proclamer -l'existence des États-Unis. Le chagrin s'était emparé de moi, ma -passion n'avait fait que grandir et ne laissait point de place aux -enivrements de la gloire militaire. J'allai, avant mon départ, -embrasser Arthur, et je m'embarquai avec le brave Marcasse, partagé -entre la douleur de quitter mon seul ami et la joie de revoir mes seules -amours. L'escadre dont je faisais partie éprouva de grandes -vicissitudes dans la traversée, et plusieurs fois je renonçai à -l'espérance de mettre jamais un genou en terre devant Edmée, sous les -grands chênes de Sainte-Sévère. Enfin, après une dernière tempête -essuyée sur les côtes de France, je mis le pied sur les grèves de la -Bretagne, et je tombai dans les bras de mon pauvre sergent, qui avait -supporté, sinon avec plus de force physique, du moins avec plus de -tranquillité morale, les maux communs, et nos larmes se confondirent. - - - - -XVI - - -Nous partîmes de Brest sans nous faire précéder d'aucune lettre. - -Lorsque nous approchâmes de la Varenne, nous mîmes pied à terre, et, -envoyant la chaise de poste par le plus long chemin, nous prîmes à -travers bois. Quand je vis les arbres du parc élever leurs têtes -vénérables au-dessus des bois taillis comme une grave phalange de -druides au milieu d'une multitude prosternée, mon cœur battit si fort, -que je fus forcé de m'arrêter. - ---Eh bien! me dit Marcasse en se retournant d'un air presque sévère, -et comme s'il m'eût reproché ma faiblesse. - -Mais, un instant après, je vis sa physionomie également compromise par -une émotion inattendue. Un petit glapissement plaintif et le frôlement -d'une queue de renard dans ses jambes l'ayant fait tressaillir, il jeta -un grand cri en reconnaissant Blaireau. Le pauvre animal avait senti son -maître de loin, il était accouru avec l'agilité de sa première -jeunesse pour se rouler à nos pieds. Nous crûmes un instant qu'il -allait y mourir, car il resta immobile et comme crispé sous la main -caressante de Marcasse; puis tout à coup, se relevant comme frappé -d'une idée digne d'un homme, il repartit avec la rapidité de l'éclair -et se dirigea vers la cabane de Patience. - ---Oui, va avertir mon ami, brave chien! s'écria Marcasse; plus ami que -toi serait plus qu'homme. - -Il se retourna vers moi, et je vis deux grosses larmes rouler sur les -joues de l'impassible hidalgo. - -Nous doublâmes le pas jusqu'à la cabane. Elle avait subi de notables -améliorations; un joli jardin rustique, clos par une haie vive adossée -à des quartiers de roc, s'étendait autour de la maisonnette; nous -arrivâmes, non plus par un sentier pierreux, mais par une belle allée, -aux deux côtés de laquelle des légumes splendides s'étalaient en -lignes régulières comme une armée en ordre de marche. Un bataillon de -choux composait l'avant-garde; les carottes et les salades formaient le -corps principal, et, le long de la haie, l'oseille modeste formait le -cortège. De jolis pommiers, déjà forts, inclinaient sur ces plantes -leur parasol de verdure, et les poiriers en quenouille, alternant avec -les poiriers en éventail, les bordures de thym et de sauge baisant le -pied des tournesols et des giroflées, trahissaient dans Patience un -singulier retour à des idées d'ordre social et à des habitudes de -luxe. - -Ce changement était si notable, que je croyais ne plus trouver Patience -dans cette habitation. Une inquiétude plus grave encore commençait à -me gagner; elle se changea presque en certitude, lorsque je vis deux -jeunes gens du village occupés à tailler des espaliers. Notre -traversée avait duré plus de quatre mois, et il y en avait bien six -que nous n'avions entendu parler du solitaire. Mais Marcasse ne -ressentait aucune crainte; Blaireau lui avait dit que Patience vivait, -et les traces du petit chien fraîchement marquées sur le sable de -l'allée attestaient la direction qu'il avait prise. Néanmoins, j'avais -tellement peur de voir troubler la joie d'un pareil jour, que je n'osai -pas faire une question aux jardiniers de Patience et que je suivis en -silence l'hidalgo, dont l'œil attendri se promenait sur ce nouvel -Éden, et dont la bouche discrète ne laissait échapper que le mot -_changement_, plusieurs fois répété. - -Enfin l'impatience me prit: l'allée était interminable, bien que très -courte en réalité, et je me mis à courir, le cœur bondissant -d'émotion. - ---Edmée, me disais-je, est peut-être là! - -Elle n'y était pourtant pas, et je n'entendis que la voix du solitaire -qui disait: - ---Ah çà! qu'est-ce qu'il y a donc? ce pauvre chien est-il devenu -enragé? À bas, Blaireau! Vous n'auriez pas tourmenté votre maître de -la sorte. Ce que c'est que de gâter les gens! - ---Blaireau n'est pas enragé, dis-je en entrant; êtes-vous donc devenu -sourd à l'approche d'un ami, maître Patience! - -Patience laissa retomber sur la table une pile d'argent qu'il était en -train de compter, et vint à moi avec son ancienne cordialité. Je -l'embrassai; il fut surpris et touché de ma joie; puis, me regardant de -la tête aux pieds, il s'émerveillait du changement opéré dans ma -personne, lorsque Marcasse parut sur le seuil de la porte. - -Alors Patience, avec une expression sublime, s'écria en levant sa large -main vers le ciel: - ---Les paroles du Cantique! Maintenant, je puis mourir: mes yeux ont vu -celui que j'attendais. - -L'hidalgo ne dit rien; il leva son chapeau comme de coutume, et, -s'asseyant sur une chaise, il devint pâle et ferma les yeux. Son chien -sauta sur ses genoux en témoignant sa tendresse par des essais de -petits cris qui se changeaient en éternuements multipliés (vous savez -qu'il était _muet de naissance_). Tout tremblant de vieillesse et de -joie, il allongea son nez pointu vers le long nez de son maître; mais -son maître ne lui répondit pas comme à l'ordinaire: - ---À bas, Blaireau! - -Marcasse était évanoui. - -Cette âme aimante, qui ne savait pas plus que celle de Blaireau se -manifester par la parole, succombait sous le poids de son bonheur. -Patience courut lui chercher un grand pichet de vin du pays, de seconde -année, c'est-à-dire du plus vieux et du meilleur possible; il lui en -fit avaler quelques gouttes dont la verdeur le ranima. L'hidalgo excusa -sa faiblesse en l'attribuant à la fatigue et à la chaleur; il ne -voulut ou ne sut pas l'attribuer à son véritable motif. Il est des -âmes qui s'éteignent, après avoir brûlé pour tout ce qu'il y a de -beau et de grand dans l'ordre moral, sans avoir trouvé le moyen et -même sans avoir senti le besoin de se manifester aux autres. - -Quand les premiers élans furent calmés chez Patience, qui était aussi -expansif que son ami l'était peu: - ---Ah çà! me dit-il, je vois, mon officier, que vous n'avez pas envie -de rester ici longtemps. Allons donc vite où vous êtes pressé -d'arriver. On va être bien surpris et bien content, je vous jure. - -Nous pénétrâmes dans le parc, et, en le traversant, Patience nous -expliqua le changement survenu dans son habitation et dans sa vie. - ---Quant à moi, vous voyez que je n'ai pas changé, nous dit-il. Même -tenue, mêmes allures; et, si je vous ai servi du vin tout à l'heure, -je n'ai pas cessé pour cela de boire de l'eau. Mais j'ai de l'argent et -des terres, et des ouvriers, da! Eh bien, tout cela, c'est malgré moi, -comme vous allez le savoir. Il y a trois ans environ, Mlle Edmée me -parla de l'embarras où elle était de faire la charité à propos. -L'abbé était aussi malhabile qu'elle. On les trompait tous les jours -en leur tirant de l'argent pour en faire un méchant usage, tandis que -des journaliers fiers et laborieux manquaient de tout sans qu'on pût le -savoir. Elle craignait de les humilier en allant s'enquérir de leurs -besoins, et, lorsque de mauvais sujets s'adressaient à elle, elle -aimait mieux être leur dupe que de se tromper au détriment de la -charité. De cette manière elle dépensait beaucoup d'argent et faisait -peu de bien. Je lui fis alors entendre que l'argent était la chose la -moins nécessaire aux nécessiteux; que ce qui rendait les hommes -vraiment malheureux, ce n'était pas de ne pouvoir se vêtir mieux que -les autres, aller au cabaret le dimanche, étaler à la grand'messe un -bas bien blanc avec une jarretière rouge sur le genou, de ne pouvoir -dire: «Ma jument, ma vache, ma vigne, mon grenier, etc.», mais bien -d'avoir _le corps faible et la saison dure_, de ne pouvoir se préserver -du froid, du chaud, des maladies, _de la grand'soif et de la -grand'faim._ Je lui dis donc de ne pas juger de la force et de la santé -des paysans d'après moi, mais d'aller s'informer elle-même de leurs -maladies et de ce qui manquait à leur ménage. Ces gens-là ne sont pas -philosophes; ils ont de la vanité, ils aiment la braverie, mangent le -peu qu'ils gagnent pour paraître, et n'ont pas la prévoyance de se -priver d'un petit plaisir pour mettre en réserve une ressource contre -les grands besoins. Enfin ils ne savent pas gouverner l'argent; ils vous -disent qu'ils ont des dettes, et, s'il est vrai qu'ils en aient, il -n'est pas vrai qu'ils emploient à les payer l'argent que vous leur -donnez. Ils ne songent pas au lendemain, ils payent l'intérêt aussi -haut qu'on veut le leur faire payer, et ils achètent avec votre argent -une chènevière ou un mobilier, afin que les voisins s'étonnent et -soient jaloux. Cependant les dettes augmentent tous les ans, et, au bout -du compte, il faut vendre chènevière et mobilier, parce que le -créancier, qui est toujours un d'entre eux, veut son remboursement ou -de tels intérêts qu'on ne peut y suffire. Tout s'en va, le fonds -emporte le fonds; les intérêts ont emporté le revenu; on est vieux, -on ne peut plus travailler. Les enfants vous abandonnent, parce que vous -les avez mal élevés et qu'ils ont les mêmes passions et les mêmes -vanités que vous; il vous faut prendre une besace et aller de porte en -porte demander du pain, parce que vous êtes habitué au pain et ne -sauriez sans mourir manger des racines comme le sorcier Patience, rebut -de la nature, que tout le monde hait et méprise, parce qu'il ne s'est -pas fait mendiant. - -«Le mendiant, au reste, n'est guère plus malheureux que le journalier, -moins peut-être. Il n'a plus ni bonne ni sotte fierté, il ne souffre -plus. Les gens du pays sont bons; aucun _besacier_ ne manque d'un gîte -et d'un souper en faisant sa ronde, les paysans lui chargent le dos de -morceaux de pain, si bien qu'il peut nourrir volaille et pourceaux dans -la petite cahute où il laisse un enfant et une vieille parente pour -soigner son bétail. Il y revient toutes les semaines passer deux ou -trois jours à ne rien faire et à compter les pièces de deux sous -qu'il a reçues. Cette pauvre monnaie lui sert souvent à satisfaire des -besoins superflus que l'oisiveté engendre. Un métayer prend bien -rarement du tabac; beaucoup de mendiants ne peuvent s'en passer et en -demandent avec plus d'avidité que du pain. Ainsi le mendiant n'est pas -plus à plaindre que le travailleur; mais il est corrompu et débauché -quand il n'est pas méchant et féroce, ce qui, du reste, est assez -rare. - -«--Voici donc ce qu'il faudrait faire, disais-je à Edmée; et l'abbé -m'a dit que cela était l'avis de vos philosophes. Il faudrait que les -personnes qui font comme vous beaucoup de charités particulières les -fissent sans consulter la fantaisie de celui qui demande, mais bien -après avoir reconnu ses véritables besoins. - -«Edmée m'objecta que cette connaissance-là lui serait impossible, -qu'il y faudrait passer toutes ses journées, et abandonner M. le -chevalier, qui se fait vieux, et qui ne peut plus lire ni rien faire -sans les yeux et la tête de sa fille. L'abbé aimait trop à -s'instruire pour son compte dans les livres des savants, pour avoir du -temps de reste. - -«--Voilà à quoi sert toute la science de la vertu, lui dis-je, elle -fait qu'on oublie d'être vertueux. - -«--Tu as bien raison, repartit Edmée; mais comment faire? - -«Je promis d'y songer, et voici ce que j'imaginai. Je me promenai tous -les jours du côté des terres, au lieu de me promener comme d'habitude -du côté des bois. Cela me coûta beaucoup; j'aime à être seul, et -partout je fuyais l'homme depuis tant d'années, que je n'en sais plus -le compte. Enfin, c'était un devoir, je le fis. J'approchai des -maisons, m'enquis d'abord par-dessus la haie et puis jusque dans -l'intérieur des habitations, et comme par manière de conversation, de -ce que je voulais savoir. D'abord on me reçut comme un chien perdu en -temps de sécheresse, et je vis, avec un chagrin que j'eus bien de la -peine à cacher, la haine et la méfiance sur toutes ces figures. Je -n'avais pas voulu vivre avec les hommes, mais je les aimais; je les -savais plus malheureux que méchants; j'avais passé tout mon temps à -m'affliger de leurs maux, à m'indigner contre ceux qui les causaient; -et, quand pour la première fois j'entrevoyais la possibilité de faire -quelque chose pour quelques-uns, ceux-là fermaient bien vite leur porte -du plus loin qu'ils m'apercevaient, et leurs enfants, de beaux enfants -que j'aime tant! se cachaient dans les fossés pour n'avoir pas la -fièvre que je donnais, disait-on, avec le regard. Cependant, comme on -savait l'amitié qu'Edmée avait pour moi, on n'osa pas me repousser -ouvertement, et je vins à bout de savoir ce qui nous intéressait. Elle -apporta remède à tous les maux que je lui fis connaître. Une maison -était lézardée, et, tandis que la jeune fille portait un tablier de -cotonnade à quatre livres l'aune, la pluie tombait sur le lit de la -grand'mère et sur le berceau des petits enfants: on fit réparer les -toits et les murailles, les matériaux furent fournis et les ouvriers -payés par nous; mais plus d'argent pour les beaux tabliers. Ailleurs, -une vieille femme était réduite à mendier, parce qu'elle n'avait -écouté que son cœur en donnant son bien à ses enfants, qui la -mettaient à la porte ou lui rendaient la vie si dure à la maison -qu'elle aimait mieux vagabonder. Nous nous fîmes les avocats de la -vieille, avec menace de porter, à nos frais, l'affaire devant les -tribunaux, et nous obtînmes pour elle une pension que nous augmentâmes -de nos deniers quand elle ne suffisait pas. Nous amenâmes plusieurs -vieillards, qui se trouvaient dans la même position, à s'associer et -à se mettre en pension chez l'un d'entre eux, à qui nous fîmes un -petit fonds, et qui, ayant de l'industrie et de l'ordre, fit de bonnes -affaires, à tel point que ses enfants vinrent faire leur paix et -demander à l'aider dans son établissement. - -«Nous fîmes bien d'autres choses encore dont le détail serait trop -long et que vous verrez de reste. Je dis _nous_, parce que peu à peu, -quoique je ne voulusse me mêler de rien au delà de ce que j'avais -fait, je fus entraîné et forcé à faire davantage, à me mêler de -beaucoup de choses, et finalement de tout. Bref, c'est moi qui prends -les informations, qui dirige les travaux et qui fais les négociations. -Mlle Edmée a voulu qu'il y eût de l'argent dans mes mains, que je -pusse en disposer sans la consulter d'avance; c'est ce que je ne me suis -jamais permis, et aussi jamais elle ne m'a contredit une seule fois dans -mes idées. Mais tout cela, voyez-vous, m'a donné bien de la fatigue et -bien du souci. Depuis que les habitants savent que je suis un _petit -Turgot_, ils se sont mis ventre à terre devant moi, et cela m'a fait de -la peine. J'ai donc des amis dont je ne me soucie pas, et j'ai aussi des -ennemis dont je me passerais bien. Les _faux besogneux_ m'en veulent de -ne pas être leur dupe; il y a des indiscrets et des gens sans vertu qui -trouvent qu'on fait toujours trop pour les autres, jamais assez pour -eux. Au milieu de ce bruit et de ces tracasseries, je ne me promène -plus la nuit, je ne dors plus le jour; je suis _monsieur_ Patience, et -non plus le sorcier de la tour Gazeau, mais je ne suis plus le -solitaire; et, croyez-moi, je voudrais de tout mon cœur être né -égoïste, et jeter là le collier pour retourner à ma vie sauvage et -à ma liberté.» - -Patience nous ayant fait ce récit, nous lui fîmes compliment; mais -nous nous permîmes une objection contre sa prétendue abnégation -personnelle; ce jardin magnifique attestait une transaction avec les -_nécessités superflues_ dont il avait toute sa vie déploré l'usage -chez les autres. - ---Cela? dit-il en allongeant le bras du côté de son enclos. Cela ne me -regarde pas; ils l'ont fait malgré moi; mais, comme c'étaient de -braves gens et que mon refus les affligeait, j'ai été forcé de le -souffrir. Sachez que, si j'ai fait bien des ingrats, j'ai fait aussi -quelques heureux reconnaissants. Or deux ou trois familles auxquelles -j'ai rendu service ont cherché tous les moyens possibles de me faire -plaisir; et, comme je refusais tout, on a imaginé de me surprendre. Une -fois, j'avais été passer plusieurs jours à la Berthenoux pour une -affaire de confiance dont on m'avait chargé; car on est venu à me -supposer un grand esprit, tant les gens sont portés à passer d'une -extrémité à l'autre. Quand je revins, je trouvai ce jardin tracé, -planté et fermé comme vous l'avez vu. J'eus beau me fâcher, dire que -je ne voulais pas travailler, que j'étais trop vieux, et que le plaisir -de manger quelques fruits de plus ne valait pas la peine que ce jardin -allait me coûter à l'entretenir; on n'en tint compte et on l'acheva, -en me déclarant que je n'aurais rien à y faire, parce qu'on se -chargeait de le cultiver pour moi. En effet, depuis deux ans, les braves -gens n'ont pas manqué de venir, tantôt celui-ci, tantôt celui-là, -passer dans chaque saison le temps nécessaire à son parfait entretien. -Au reste, quoique je n'aie rien changé à ma manière de vivre, le -produit de ce jardin m'a été utile: j'ai pu nourrir pendant l'hiver -plusieurs pauvres avec mes légumes; les fruits me servent à gagner -l'amitié des petits enfants, qui ne crient plus _au loup_ quand ils me -voient, et qui s'enhardissent jusqu'à venir embrasser le sorcier. On -m'a aussi forcé d'accepter du vin et de temps en temps du pain blanc et -des fromages de vache; mais tout cela ne me sert qu'à faire politesse -aux anciens du village, quand ils viennent m'exposer les besoins de -l'endroit et me charger d'en informer le château. Ces honneurs ne me -tournent pas la tête, voyez-vous; et même je puis dire que, quand -j'aurai fait à peu près tout ce que j'ai à faire, je laisserai là -les soucis de la grandeur et je retournerai à la vie du philosophe, -peut-être à la tour Gazeau, qui sait? - -Nous touchions au terme de notre marche. En mettant le pied sur le -perron du château, je joignis les mains, et, saisi d'un sentiment -religieux, j'invoquai le ciel avec une sorte de terreur. Je ne sais quel -vague effroi se réveilla; j'imaginai tout ce qui pouvait m'empêcher -d'être heureux, et j'hésitai à franchir le seuil de la maison, puis -je m'élançai. Un nuage passa devant mes yeux, un bourdonnement remplit -mes oreilles. Je rencontrai Saint-Jean, qui, ne me reconnaissant pas, -fit un grand cri et se jeta devant moi pour m'empêcher d'entrer sans -être annoncé; je le poussai hors de mon chemin, et il tomba consterné -sur une chaise dans l'antichambre, tandis que je gagnais la porte du -salon avec impétuosité. Mais, au moment de la pousser brusquement, je -m'arrêtai saisi d'un nouvel effroi et j'ouvris si timidement, -qu'Edmée, occupée à broder au métier, ne leva pas les yeux, croyant -reconnaître dans ce léger bruit la manière respectueuse de -Saint-Jean. Le chevalier dormait et ne s'éveilla pas. Ce vieillard, -grand et maigre comme tous les Mauprat, était affaissé sur lui-même, -et sa tête pâle et ridée, que l'insensibilité du tombeau semblait -avoir déjà enveloppée, ressemblait à une des figures anguleuses, en -chêne sculpté, qui ornaient le dossier de son grand fauteuil. Il avait -les pieds allongés devant un feu de sarment, quoique le soleil fût -chaud et qu'un clair rayon tombât sur sa tête blanche et la fît -briller comme l'argent. Comment vous peindrais-je ce que me fit -éprouver l'attitude d'Edmée? Elle était penchée sur sa tapisserie, -et de temps en temps elle levait les yeux sur son père pour interroger -les moindres mouvements de son sommeil. Mais que de patience et de -résignation dans tout son être! Edmée n'aimait pas les travaux -d'aiguille; elle avait l'esprit trop sérieux pour attacher de -l'importance à l'effet d'une nuance à côté d'une nuance et à la -régularité d'un point pressé contre un autre point. D'ailleurs, elle -avait le sang impétueux; et, quand son esprit n'était pas absorbé par -le travail de l'intelligence, il lui fallait de l'exercice et le grand -air. Mais, depuis que son père, en proie aux infirmités de la -vieillesse, ne quittait presque plus son fauteuil, elle ne quittait plus -son père un seul instant; et, ne pouvant toujours lire et vivre par -l'esprit, elle avait senti la nécessité d'adopter ces occupations -féminines, «qui sont, disait-elle, les amusements de la captivité». -Elle avait donc vaincu son caractère d'une manière héroïque. Dans -une de ces luttes obscures qui s'accomplissent souvent sous nos yeux -sans que nous en soupçonnions le mérite, elle avait fait plus que de -dompter son caractère, elle avait changé jusqu'à la circulation de -son sang. Je la trouvai maigrie, et son teint avait perdu cette -première fleur de la jeunesse, qui est comme la fraîche vapeur que -l'haleine du matin dépose sur les fruits et qui s'enlève au moindre -choc extérieur, bien que l'ardeur du soleil l'ait respectée. Mais il y -avait dans cette pâleur précoce et dans cette maigreur un peu maladive -un charme indéfinissable; son regard, plus enfoncé et toujours -impénétrable, avait moins de fierté et plus de mélancolie -qu'autrefois; sa bouche, plus mobile, avait le sourire plus fin et moins -dédaigneux. Lorsqu'elle me parla, il me sembla voir deux personnes en -elle, l'ancienne et la nouvelle; et, au lieu d'avoir perdu de sa -beauté, je trouvai qu'elle avait complété l'idéal de la perfection. -J'ai pourtant ouï dire alors à plusieurs personnes qu'elle avait -_beaucoup changé_; ce qui voulait dire, selon elles, qu'elle avait -beaucoup perdu. Mais la beauté est comme un temple dont les profanes ne -voient que les richesses extérieures. Le divin mystère de la pensée -de l'artiste ne se relève qu'aux grandes sympathies, et le moindre -détail de l'œuvre sublime renferme une inspiration qui échappe à -l'intelligence du vulgaire. Un de vos modernes écrivains a dit cela, je -crois, en d'autres termes et beaucoup mieux. Quant à moi, dans aucun -moment de sa vie je n'ai trouvé Edmée moins belle que dans un autre -moment; jusque dans les heures de souffrance où la beauté semble -effacée dans le sens matériel, la sienne se divinisait à mes yeux et -me révélait une nouvelle beauté morale dont le reflet éclairait son -visage. Au reste, je suis doué médiocrement sous le rapport des arts, -et, si j'avais été peintre, je n'aurais pu reproduire qu'un seul type, -celui dont mon âme était remplie; car une seule femme m'a semblé -belle dans le cours de ma longue vie: ce fut Edmée. - -Je restai quelques instants à la regarder, pâle et touchante, triste, -mais calme, vivante image de la piété filiale, de la force enchaînée -par l'affection; puis je m'élançai et tombai à ses pieds sans pouvoir -dire un mot. Elle ne fit pas un cri, pas une exclamation; mais elle -entoura ma tête dans ses deux bras et la tint longtemps serrée contre -sa poitrine. Dans cette forte étreinte, dans cette joie muette, je -reconnus le sang de ma race, je sentis ma sœur. Le bon chevalier, -réveillé en sursaut, l'œil fixe, le coude appuyé sur son genou et le -corps plié en avant, nous regardait en disant: - ---Eh bien, qu'est-ce donc que cela? - -Il ne pouvait voir mon visage caché dans le sein d'Edmée; elle me -poussa vers lui, et il me serra dans ses bras affaissés avec un élan -de tendresse généreuse qui lui rendit un instant la vigueur de la -jeunesse. - -Vous pouvez imaginer les questions dont on m'accabla et les soins qui me -furent prodigués. Edmée était pour moi une mère véritable. Cette -bonté expansive et confiante avait tant de sainteté, que, pendant -toute cette journée, je n'eus pas auprès d'elle d'autres pensées que -celles que j'aurais eues si j'avais été réellement son fils. - -Je fus vivement touché du soin qu'on prit d'enjoliver à l'abbé la -surprise de mon retour; j'y vis une preuve certaine de la joie qu'il en -devait ressentir. On me fit cacher sous le métier d'Edmée et on me -couvrit de la grande toile verte dont elle enveloppait son ouvrage. -L'abbé s'assit tout près de moi, et je lui fis faire un cri en lui -prenant les jambes. C'était une plaisanterie que j'avais l'habitude de -lui faire autrefois; et, lorsque je sortis de ma cachette, en renversant -brusquement le métier et en faisant rouler tous les pelotons de laine -sur le parquet, il y eut sur son visage une expression de joie et de -terreur tout à fait bizarre. - -Mais je vous tiens quittes de toutes ces scènes d'intérieur, sur -lesquelles ma mémoire se reporte malgré moi avec trop de complaisance. - - - - -XVII - - -Un immense changement s'était opéré en moi dans le cours de six -années. J'étais un homme à peu près semblable aux autres; les -instincts étaient parvenus à s'équilibrer presque avec les -affections, et les impressions avec le raisonnement. Cette éducation -sociale s'était faite naturellement. Je n'avais eu qu'à accepter les -leçons de l'expérience et les conseils de l'amitié. Il s'en fallait -de beaucoup que je fusse un homme instruit; mais j'étais arrivé à -pouvoir acquérir rapidement une instruction solide. J'avais sur toute -chose des notions aussi claires qu'on pouvait les avoir de mon temps. Je -sais que, depuis cette époque, la science de l'homme a fait des -progrès réels; je les ai suivis de loin et je n'ai jamais songé à -les nier. Or, comme je ne vois pas tous les hommes de mon âge se -montrer aussi raisonnables, j'aime à croire que j'ai été mis de bonne -heure dans une voie assez droite, puisque je ne me suis pas arrêté -dans l'impasse des erreurs et des préjugés. - -Les progrès de mon esprit et de ma raison parurent satisfaire Edmée. - ---Je n'en suis pas étonnée, me dit-elle; vos lettres me l'avaient -appris; mais j'en jouis avec un orgueil maternel. - -Mon bon oncle n'avait plus la force de se livrer, comme autrefois, à -d'orageuses discussions, et je crois vraiment que, s'il eût conservé -cette force, il eût un peu regretté de ne plus retrouver en moi -l'antagoniste infatigable qui l'avait tant contrarié jadis. Il fit -même quelques essais de contradiction pour m'éprouver; mais j'eusse -regardé alors comme un crime de lui donner ce dangereux plaisir. Il eut -un peu d'humeur et trouva que je le traitais trop en vieillard. Pour le -consoler, je détournai la conversation vers l'histoire du passé qu'il -avait traversé, et je l'interrogeai sur beaucoup de points ou son -expérience le servait mieux que mes lumières. De cette manière, -j'acquis de bonnes notions sur l'esprit de conduite dans les affaires -personnelles, et je satisfis pleinement son légitime amour-propre. Il -me prit en amitié par sympathie, comme il m'avait adopté par -générosité naturelle et par esprit de famille. Il ne me cacha pas que -son plus grand désir, avant de s'endormir du sommeil éternel, était -de me voir devenir l'époux d'Edmée; et, lorsque je lui répondis que -c'était l'unique pensée de ma vie, l'unique vœu de mon âme: - ---Je le sais, je le sais, me dit-il; tout dépend d'elle, et je crois -qu'elle n'a plus de motifs d'hésitation. Je ne vois pas, ajouta-t-il -après un instant de silence et avec un peu d'humeur, ceux qu'elle -pourrait alléguer à présent. - -D'après cette parole, la première qui lui fût échappée sur le sujet -qui m'intéressait le plus, je vis que, depuis longtemps, il était -favorable à mes désirs et que l'obstacle, s'il en existait encore un, -venait d'Edmée. La dernière réflexion de mon oncle impliquait un -doute que je n'osai pas chercher à éclaircir et qui me laissa beaucoup -d'inquiétude. La fierté chatouilleuse d'Edmée m'inspirait tant de -crainte, sa bonté ineffable m'imposait tant de respect, que je n'osai -lui demander ouvertement de se prononcer sur mon sort. Je pris le parti -d'agir comme si je n'eusse pas entretenu d'autre espérance que celle -d'être à jamais son frère et son ami. - -Un événement qui fut longtemps inexplicable vint faire diversion -pendant quelques jours à mes pensées. Je m'étais d'abord refusé à -aller prendre possession de la Roche-Mauprat. - ---Il faut absolument, m'avait dit mon oncle, que vous alliez voir les -améliorations que j'ai faites à votre domaine, les terres qu'on a -mises en bon état de culture, le cheptel que j'ai recomposé dans -chacune de vos métairies. Vous devez enfin vous mettre au courant de -vos affaires, montrer à vos paysans que vous vous intéressez à leurs -travaux; autrement, après ma mort, tout ira de mal en pis, vous serez -forcé d'affermer, ce qui vous rapportera peut-être davantage, mais -diminuera la valeur de votre fonds. Je suis trop vieux maintenant pour -aller surveiller votre bien. Il y a deux ans que je n'ai pu quitter -cette misérable robe de chambre; l'abbé n'y entend rien; Edmée est -une excellente tête, mais elle ne peut pas se décider à aller dans -cet endroit-là; elle dit qu'elle y a eu trop peur, ce qui est un -enfantillage. - ---Je sens que je dois montrer plus de courage, lui répondis-je; et -pourtant, mon bon oncle, ce que vous me prescrivez est pour moi la chose -la plus rude qui soit au monde. Je n'ai pas mis le pied sur cette terre -maudite depuis le jour où j'en suis sorti arrachant Edmée à ses -ravisseurs. Il me semble que vous me chassez du ciel pour m'envoyer -visiter l'enfer. - -Le chevalier haussa les épaules; l'abbé me conjura de prendre sur moi -de le satisfaire; c'était une véritable contrariété pour mon bon -oncle que ma résistance. Je me soumis, et, résolu à me vaincre, je -pris congé d'Edmée pour deux jours. L'abbé voulait m'accompagner pour -me distraire des tristes pensées qui allaient m'assiéger; mais je me -fis scrupule de l'éloigner d'Edmée pendant ce court espace de temps; -je savais combien il lui était nécessaire. Attachée comme elle -l'était au fauteuil du chevalier, sa vie était si grave, si retirée, -que le plus petit événement s'y faisait sentir. Chaque année avait -augmenté son isolement, et il était devenu à peu près complet depuis -que la caducité du chevalier avait chassé de sa table les chansons et -les bons mots, enfants joyeux du vin. Il avait été grand chasseur, et -la Saint-Hubert, se trouvant précisément sa fête, avait rassemblé -jadis autour de lui, à cette époque, toute la noblesse du pays. -Longtemps les cours avaient retenti des hurlements de la meute; -longtemps les écuries avaient serré deux longues files de chevaux -fringants entre leurs stalles luisantes; longtemps la voix du cor avait -plané sur les grands bois d'alentour ou sonné la fanfare sous les -fenêtres de la grande salle, à chaque toast de la brillante compagnie. -Mais ces beaux jours avaient disparu depuis longtemps; le chevalier ne -chassait plus, et l'espoir d'obtenir la main de sa fille ne retenait -plus autour de son fauteuil les jeunes gens ennuyés de sa vieillesse, -de ses attaques de goutte et des histoires qu'il redisait le soir, ne se -souvenant plus de les avoir dites le matin. Le refus obstiné d'Edmée -et le renvoi de M. de La Marche avaient causé bien de la surprise et -donné lieu à bien des recherches de curiosité. Un jeune homme -amoureux d'elle, éconduit comme les autres et poussé par un sot et -lâche orgueil à se venger de la seule femme de sa classe qui, selon -lui, eût osé le repousser, découvrit qu'Edmée avait été enlevée -par les _coupe-jarrets_, et fit courir le bruit qu'elle avait passé une -nuit d'orgie à la Roche-Mauprat. C'est tout au plus s'il daigna dire -qu'elle n'avait cédé qu'à la violence. Edmée imposait trop de -respect et d'estime pour qu'on l'accusât de complaisance avec les -brigands; mais elle passa bientôt pour avoir été victime de leur -brutalité. Marquée d'une tache ineffaçable, elle ne fut plus -recherchée de personne. Mon absence ne servit qu'à confirmer cette -opinion. Je l'avais sauvée de la mort, disait-on, mais non pas de la -honte, et je ne pouvais en faire ma femme; j'en étais amoureux, et je -la fuyais pour ne pas succomber à la tentation de l'épouser. Tout cela -avait tant de vraisemblance, qu'il eût été difficile de faire -accepter au public la véritable version. Elle le fut d'autant moins -qu'Edmée n'avait pas voulu agir en conséquence et faire cesser les -méchants bruits en donnant sa main à un homme qu'elle ne pouvait pas -aimer. Telles étaient les causes de son isolement; je ne les sus bien -que plus tard. Mais, voyant l'intérieur si austère du chevalier et la -sérénité si mélancolique d'Edmée, je craignis de faire tomber une -feuille sèche sur cette onde endormie, et je suppliai l'abbé de rester -auprès d'elle jusqu'à mon retour. Je ne pris avec moi que mon fidèle -sergent Marcasse, qu'Edmée n'avait pas voulu laisser s'éloigner de -moi, et qui partageait désormais la cabane élégante et la vie -administrative de Patience. - -J'arrivai à la Roche-Mauprat, par une soirée brumeuse, aux premiers -jours de l'automne; le soleil était voilé, la nature s'assoupissait -dans le silence et dans la brume; les plaines étaient désertes, l'air -seul était rempli du mouvement et du bruit des grandes phalanges -d'oiseaux de passage; les grues dessinaient dans le ciel des triangles -gigantesques, et les cigognes, passant à une hauteur incommensurable, -remplissaient les nuées de cris mélancoliques qui planaient sur les -campagnes attristées comme le chant funèbre des beaux jours. Pour la -première fois de l'année, je sentis le froid de l'atmosphère, et je -crois que tous les hommes sont saisis d'une tristesse instinctive à -l'approche de la saison rigoureuse. Il y a dans les premiers frimas -quelque chose qui rappelle à l'homme la prochaine dispersion des -éléments de son être. - -Nous avions traversé les bois et les bruyères, mon compagnon et moi, -sans nous dire une seule parole; nous avions fait un long détour pour -éviter la tour Gazeau, que je ne me sentais pas la force de revoir. Le -soleil se couchait dans des voiles gris quand nous franchîmes la herse -de la Roche-Mauprat. Cette herse était brisée; le pont ne se levait -plus et ne donnait plus passage qu'à de paisibles troupeaux et à leurs -insouciants _pâtours._ Les fossés étaient à demi comblés, et déjà -l'oseraie bleuâtre étendait ses rameaux flexibles sur les basses eaux; -l'ortie croissait au pied des tours écroulées, et les traces du feu -semblaient encore fraîches sur les murs. Les bâtiments de ferme -étaient tous renouvelés, et la basse-cour, pleine de bétail, de -volailles, d'enfants, de chiens de berger et d'instruments aratoires, -contrastait avec cette sombre enceinte, où je croyais encore voir -monter la flamme rouge des assaillants et couler le sang noir des -Mauprat. - -Je fus reçu avec la cordialité tranquille et un peu froide des paysans -du Berry. On n'essaya pas de me plaire, mais on ne me laissa manquer de -rien. Je fus installé dans le seul des anciens bâtiments qui n'eût -pas été endommagé lors du siège du donjon, ou abandonné depuis -cette époque à l'action du temps. C'était un corps de logis dont -l'architecture massive remontait au Xe siècle; la porte était plus -petite que les fenêtres, et les fenêtres elles-mêmes donnaient si peu -de jour, qu'il fallut allumer des flambeaux pour y pénétrer, quoique -le soleil fût à peine couché. Ce bâtiment avait été restauré -provisoirement pour servir de pied à terre au nouveau seigneur ou à -ses mandataires. Mon oncle Hubert y était venu souvent surveiller mes -intérêts tant que ses forces le lui avaient permis, et on me conduisit -à la chambre qu'il s'était réservée et qui s'appelait désormais la -chambre du maître. On y avait transporté tout ce qu'on avait sauvé de -mieux de l'ancien ameublement; et, comme elle était froide et humide -malgré tous les soins qu'on avait pris pour la rendre habitable, la -servante du métayer me précéda, un tison dans une main et un fagot -dans l'autre. - -Aveuglé par la fumée dont elle promenait le nuage autour de moi, -trompé par la nouvelle porte qu'on avait percée sur un autre point de -la cour et par certains corridors qu'on avait murés pour se dispenser -de les entretenir, je parvins jusqu'à cette chambre sans rien -reconnaître; il m'eut même été impossible de dire dans quelle partie -des anciens bâtiments je me trouvais, tant le nouvel aspect de la cour -déroutait mes souvenirs, tant mon âme assombrie et troublée était -peu frappée des objets extérieurs. - -On alluma le feu tandis que, me jetant sur une chaise et cachant ma -tête dans mes mains, je me laissais aller à de tristes rêveries. -Cette situation n'était pourtant pas sans charme, tant le passé se -revêt naturellement de formes embellies ou adoucies dans le cerveau des -jeunes gens, maîtres présomptueux de l'avenir. Quand, à force de -souffler sur son tison, la servante eut rempli la chambre d'une épaisse -fumée, elle sortit pour aller chercher de la braise et me laissa seul. -Marcasse était resté à l'écurie pour soigner nos chevaux. Blaireau -m'avait suivi; couché devant l'âtre, il me regardait de temps en temps -d'un air mécontent, comme pour me demander raison d'un si méchant -gîte et d'un si pauvre feu. - -Tout à coup, en jetant les yeux autour de moi, il me sembla que ma -mémoire se réveillait. Le feu, après avoir fait crier le bois vert, -envoya un jet de flamme dans la cheminée, et toute la chambre fut -éclairée d'une lueur brillante, mais agitée, qui donnait aux objets -une apparence douteuse et bizarre. Blaireau se releva, tourna le dos au -feu et s'assit entre mes jambes, comme s'il se fût attendu à quelque -chose d'étrange et d'imprévu. - - -[Figure 07] - - -Je reconnus alors que ce lieu n'était autre que la chambre à coucher -de mon grand-père Tristan, occupée depuis, pendant plusieurs années, -par son fils aîné, le détestable Jean, mon plus cruel oppresseur, le -plus fourbe et le plus lâche des coupe-jarrets. Je fus saisi d'un -mouvement de terreur et de dégoût en reconnaissant les meubles et -jusqu'au lit à colonnes enroulées, où mon grand-père avait rendu à -Dieu son âme criminelle dans les tortures d'une lente agonie. Le -fauteuil sur lequel j'étais assis était celui où Jean _le Tors_ -(comme il prenait plaisir, dans ses jours facétieux, à se nommer -lui-même) s'asseyait pour méditer ses scélératesses ou pour rendre -ses odieux arrêts. Je crus voir passer, en cet instant, les spectres de -tous les Mauprat avec leurs mains sanglantes et leurs yeux hébétés -par le vin. Je me levai et j'allais céder à l'horreur que j'éprouvais -en prenant la fuite, lorsque, tout à coup, je vis se dresser devant moi -une figure si distincte, si reconnaissable, si différente, par toutes -les apparences de la réalité, des chimères dont je venais d'être -assiégé, que je retombai sur mon siège, tout baigné d'une sueur -froide. Jean Mauprat était debout auprès du lit. Il venait d'en -sortir, car il tenait encore un pan du rideau entr'ouvert. Il me sembla -le même qu'autrefois; seulement il était encore plus maigre, plus -pâle et plus hideux; sa tête était rasée et son corps enveloppé -d'un suaire de couleur sombre. Il me lança un regard infernal; un -sourire haineux et méprisant effleura sa lèvre mince et flétrie. Il -resta immobile, son œil étincelant attaché sur moi, et il semblait -tout prêt à m'adresser la parole. J'étais convaincu, en cet instant, -que ce que je voyais était un être vivant, un homme de chair et d'os; -il est donc incroyable que je me sentisse glacé d'une terreur aussi -puérile. Mais je le nierais en vain, et je n'ai jamais pu ensuite me -l'expliquer à moi-même, j'étais enchaîné par la peur. Son regard me -pétrifiait, ma langue était paralysée. Blaireau s'élança sur lui; -alors il agita les plis de son lugubre vêtement, semblable a un linceul -souillé de l'humidité du sépulcre, et je m'évanouis. - -Lorsque je revins à moi-même, Marcasse était auprès de moi et me -relevait avec inquiétude. J'étais étendu à terre et raide comme un -cadavre. J'eus beaucoup de peine à rassembler mes idées; mais, -aussitôt que je pus me tenir sur mes jambes, je saisis Marcasse par le -corps, et je l'entraînai précipitamment hors de la chambre maudite. Je -faillis tomber plusieurs fois en descendant l'escalier à vis, et ce ne -fut qu'en respirant dans la cour l'air du soir et la saine odeur des -étables que je recouvrai l'usage de ma raison. - -Je n'hésitai pas à attribuer ce qui venait de se passer à une -hallucination de mon cerveau. J'avais fait mes preuves de courage à la -guerre, en présence de mon brave sergent; je ne rougissais pas devant -lui d'avouer la vérité. Je répondis sincèrement à ses questions, et -je lui peignis mon horrible vision avec de tels détails, qu'il en fut -frappé à son tour comme d'une chose réelle, et répéta plusieurs -fois d'un air pensif, en se promenant avec moi dans la cour: - ---Singulier, singulier!... étonnant! - ---Non, cela n'est pas étonnant, lui dis-je quand je me sentis tout à -fait remis. J'ai éprouvé la sensation la plus douloureuse en venant -ici; depuis plusieurs jours, je luttais pour surmonter la répugnance -que j'éprouvais à revoir la Roche-Mauprat. J'ai eu le cauchemar la -nuit dernière, et j'étais si fatigué et si triste en m'éveillant, -que, si je n'eusse craint de montrer de la mauvaise volonté à mon -oncle, j'aurais encore différé ce voyage désagréable. En entrant -ici, j'ai senti le froid me gagner; ma poitrine était oppressée, je ne -respirais pas. Peut-être aussi l'âcre fumée dont la chambre était -remplie m'a-t-elle troublé le cerveau. Enfin, après les fatigues et -les périls de notre malheureuse traversée, dont nous sommes à peine -remis l'un et l'autre, est-il étonnant que j'aie éprouvé une crise -nerveuse à la première émotion pénible? - ---Dites-moi, reprit Marcasse toujours pensif, avez-vous remarqué -Blaireau dans ce moment-là? Qu'a fait Blaireau? - ---J'ai cru voir Blaireau s'élancer sur le fantôme au moment où il a -disparu; mais j'ai rêvé cela comme le reste. - ---Hum! dit le sergent, quand je suis entré, Blaireau était tout en -feu. Il venait à vous, flairait, pleurait à sa manière, allait du -côté du lit, grattait le mur, venait à moi, allait à vous. -Singulier, cela! Étonnant, capitaine, étonnant, cela! - -Après quelques instants de silence: - ---Pas de revenants, s'écria-t-il en secouant la tête, jamais de -revenants; d'ailleurs, pourquoi mort, Jean? Pas mort! Deux Mauprat -encore. Qui le sait? Où diable? Pas de revenants; et mon maître, fou? -Jamais. Malade? Non. - -Après ce colloque, le sergent alla chercher de la lumière, tira du -fourreau son inséparable épée, siffla Blaireau, et reprit bravement -la corde qui servait de rampe à l'escalier, m'engageant à rester en -bas. Quelle que fût ma répugnance à remonter dans cette chambre, je -n'hésitai pas à suivre Marcasse, malgré ses recommandations, et notre -premier soin fut de visiter le lit; mais, pendant que nous causions dans -la cour, la servante avait mis des draps blancs et elle achevait de -lisser les couvertures. - ---Qui donc avait couché là? lui dit Marcasse avec sa prudence -accoutumée. - ---Personne autre, répondit-elle, que M. le chevalier ou M. l'abbé -Aubert, du temps qu'ils y venaient. - ---Mais, aujourd'hui ou hier, par exemple? reprit Marcasse. - ---Oh! hier et aujourd'hui, personne, monsieur; car il y a bien deux ans -que M. le chevalier n'est venu, et, pour M. l'abbé, il n'y couche -jamais depuis qu'il y vient tout seul. Il arrive le matin, déjeune chez -nous et s'en retourne le soir. - ---Mais le lit était défait, dit Marcasse en la regardant fixement. - ---Ah! dame! monsieur, répondit-elle, ça se peut; je ne sais comment on -l'a laissé la dernière fois qu'on y a couché; je n'y ai pas fait -attention en mettant les draps; tout ce que je sais, c'est qu'il y avait -le manteau à M. Bernard dessus. - ---Mon manteau? m'écriai-je. Il est resté à l'écurie. - ---Et le mien aussi, dit Marcasse; je viens de les rouler tous les deux -et de les placer sur le coffre à l'avoine. - ---Vous en aviez donc deux? reprit la servante; car je suis sûre d'en -avoir ôté un de dessus le lit, un manteau tout noir et pas neuf! - -Le mien était précisément doublé de rouge et bordé d'un galon d'or. -Celui de Marcasse était gris clair. Ce n'était donc pas un de nos -manteaux apportés un instant et rapportés à l'écurie par le garçon. - ---Mais qu'en avez-vous fait? dit le sergent. - ---Ma foi, monsieur, je l'ai mis là sur le fauteuil, répondit la grosse -fille; mais vous l'avez donc repris pendant que j'allais chercher de la -chandelle? car je ne le vois plus. - -Nous cherchâmes dans toute la chambre, le manteau fut introuvable. Nous -feignîmes d'en avoir besoin, ne niant pas qu'il fût le nôtre. La -servante défit le lit, retourna les matelas en notre présence, alla -demander au garçon ce qu'il en avait fait. Il ne se trouva rien dans le -lit ni dans la chambre; le garçon n'était même pas monté. Toute la -ferme fut en émoi, craignant que quelqu'un ne fût accusé de vol. Nous -demandâmes si un étranger n'était pas venu à la Roche-Mauprat et n'y -était pas encore. Quand nous nous fûmes assurés que ces braves gens -n'avaient logé ni vu personne, nous les rassurâmes sur le manteau -perdu en leur disant que Marcasse l'avait roulé par mégarde dans les -deux autres, et nous nous enfermâmes dans la chambre, afin de -l'explorer à notre aise; car il était à peu près évident, dès -lors, que je n'avais point vu un spectre, mais Jean Mauprat lui-même ou -un homme qui lui ressemblait et que j'avais pris pour lui. - -Marcasse, ayant excité Blaireau de la voix et du geste, observa tous -ses mouvements. - ---Soyez tranquille, me dit-il avec orgueil; le vieux chien n'a pas -oublié le vieux métier; s'il y a un trou, un trou grand comme la main, -n'ayez peur... À toi, vieux chien!... N'ayez peur!... - -Blaireau, en effet, ayant flairé partout, s'obstina à gratter la -muraille à l'endroit où j'avais vu l'apparition; il tressaillait -chaque fois que son nez pointu rencontrait une certaine partie du -lambris; puis il agitait sa queue de renard d'un air satisfait, revenait -vers son maître et semblait lui dire de fixer là son attention. Le -sergent se mit alors à examiner la muraille et la boiserie, il essaya -d'insinuer son épée dans quelque fente; rien ne céda. Néanmoins une -porte pouvait se trouver là, car les rinceaux de la boiserie sculptée -pouvaient cacher une coulisse adroitement pratiquée. Il fallait trouver -le ressort qui faisait jouer cette coulisse; mais cela nous fut -impossible, malgré tous les efforts que nous fîmes pendant deux -grandes heures. Nous essayâmes vainement d'ébranler le panneau, il -rendait le même son que les autres; tous étaient sonores et -indiquaient que la boiserie n'était pas posée immédiatement sur la -maçonnerie; mais elle pouvait n'en être éloignée que de quelques -lignes. Enfin, Marcasse, baigné de sueur, s'arrêta et me dit: - ---Nous sommes bien fous; quand nous chercherions jusqu'à demain, nous -ne trouverions pas un ressort, s'il n'y en a pas; et, quand nous -cognerions, nous n'enfoncerions pas la porte, s'il y a derrière de -grosses barres de fer, comme j'en ai vu déjà dans d'autres vieux -manoirs. - ---Nous pourrions, lui dis-je, trouver l'issue, s'il en existe une, en -nous servant de la cognée; mais pourquoi, sur la simple indication de -ton chien qui gratte le mur, t'obstiner à croire que Jean Mauprat, ou -l'homme qui lui ressemble, n'est pas entré et sorti par la porte? - ---Entré, tant que vous voudrez, répondit Marcasse, mais sorti! non, -sur mon honneur! car, comme la servante descendait, j'étais sur -l'escalier, brossant mes souliers; quand j'entendis tomber quelque chose -ici, je montai vite trois marches, voilà tout, et me voilà près de -vous. Vous mort, allongé sur le carreau et bien malade; personne dedans -ni dehors, sur mon honneur! - ---En ce cas, j'ai rêvé de mon diable d'oncle, et la servante a rêvé -d'un manteau noir; car, à coup sûr, il n'y a pas ici de porte -secrète; et, quand il y en aurait une, et que tous les Mauprat, vivants -et morts, en auraient la clef, que nous fait cela? Sommes-nous attachés -à la police pour nous enquérir de ces misérables? et, si nous les -trouvions cachés quelque part, ne les aiderions-nous pas à fuir -plutôt que de les livrer à la justice? Nous avons nos armes, nous ne -craignons pas qu'ils nous assassinent cette nuit; et, s'ils s'amusent à -nous faire peur, ma foi, malheur à eux! je ne connais ni parents ni -alliés quand on me réveille en sursaut. Ainsi donc, faisons-nous -servir l'omelette que les braves gens du domaine nous préparent; car, -si nous continuons à frapper et à gratter les murailles, ils vont nous -croire fous. - -Marcasse se rendit par obéissance plutôt que par conviction; je ne -sais quelle importance il attachait à découvrir ce mystère, ni quelle -inquiétude le tourmentait, car il ne voulait pas me laisser seul dans -la chambre enchantée. Il prétendait que je pouvais encore me trouver -malade et tomber en convulsion. - ---Oh! cette fois, lui dis-je, je ne serai pas si poltron. Le manteau m'a -guéri de la peur des revenants, et je ne conseille à personne de se -frotter à moi. - -L'hidalgo fut forcé de me laisser seul. J'amorçai mes pistolets et je -les plaçai à portée de ma main sur la table; mais ces précautions -furent en pure perte: rien ne troubla le silence de la chambre, et les -lourds rideaux de soie rouge, aux coins armoriés d'argent noirci, ne -furent pas agités par le plus léger souffle. Marcasse revint, et, -joyeux de me trouver aussi gai qu'il m'avait laissé, prépara notre -souper avec autant de soins que si nous fussions venus à la -Roche-Mauprat avec la seule intention de faire un bon repas. Il -plaisanta sur le chapon qui chantait encore à la broche, et sur le vin -qui faisait reflet d'une brosse dans le gosier. Mais le métayer vint -augmenter sa bonne humeur en nous apportant quelques bouteilles -d'excellent madère que le chevalier lui avait confiées autrefois, et -dont il aimait à boire un verre ou deux lorsqu'il mettait le pied à -l'étrier. Pour récompense, nous invitâmes le digne homme à souper -avec nous, pour causer d'affaires le moins ennuyeusement possible. - ---À la bonne heure, nous dit-il, ce sera donc comme autrefois, les -manants mangeaient à la table des seigneurs de la Roche-Mauprat; vous -faites de même, monsieur Bernard, et c'est bien. - ---Oui, monsieur, lui répondis-je très froidement; mais je le fais avec -ceux qui me doivent de l'argent, et non avec ceux à qui j'en dois. - -Cette réponse et le mot de _monsieur_ l'intimidèrent tellement, qu'il -fit beaucoup de façons pour se mettre à table; mais j'insistai, -voulant sur-le-champ lui donner la mesure de mon caractère. Je le -traitai comme un homme que j'élevais à moi, non comme un homme vers -qui je voulais descendre. Je le forçai d'être chaste dans ses -plaisanteries, et je lui permis d'être expansif et facétieux dans les -limites d'une honnête gaieté. C'était un homme jovial et franc. Je -l'examinais avec attention pour voir s'il n'aurait pas quelque -accointance avec le fantôme qui laissait traîner son manteau sur les -lits; mais cela n'était aucunement probable, et il avait au fond tant -d'aversion pour les coupe-jarrets, que, sans son respect pour ma -parenté, il les eut de bon cœur habillés, en ma présence, comme ils -méritaient de l'être. Mais je ne pus souffrir aucune liberté de sa -part sur ce sujet, et je l'engageai à me rendre compte de mes affaires, -ce qu'il fit avec intelligence, exactitude et loyauté. - -Quand il se retira, je m'aperçus que le madère lui avait fait beaucoup -d'effet, car ses jambes étaient avinées et s'accrochaient à tous les -meubles; néanmoins il avait eu assez d'empire sur son cerveau pour -raisonner juste. J'ai toujours remarqué que le vin agissait beaucoup -plus sur les muscles des paysans que sur leurs nerfs; qu'ils divaguaient -difficilement, et qu'au contraire les excitants produisaient en eux une -béatitude que nous ne connaissons pas, et qui fait de leur ivresse un -plaisir tout différent du nôtre et très supérieur à notre -exaltation fébrile. - -Quand nous nous trouvâmes seuls, Marcasse et moi, quoique nous ne -fussions pas gris, nous nous aperçûmes que le vin nous avait donné -une gaieté, une insouciance que nous n'aurions pas eues à la -Roche-Mauprat, même sans l'aventure du fantôme. Habitués à une -franchise mutuelle, nous en fîmes la réflexion, et nous convînmes que -nous étions beaucoup mieux disposés qu'avant souper à recevoir tous -les loups-garous de la Varenne. - -Ce mot de loup-garou me rappela l'aventure qui m'avait mis en relation -très peu sympathique avec Patience, à l'âge de treize ans. Marcasse -la connaissait; mais il ne connaissait guère le caractère que j'avais -à cette époque, et je m'amusai à lui raconter ma course effarée à -travers champs, après avoir été fustigé par le sorcier. - ---Cela me fait penser, lui dis-je en terminant, que j'ai l'imagination -facile à exalter et que je ne suis pas inaccessible à la peur des -choses surnaturelles. Ainsi le fantôme de tantôt... - ---N'importe, n'importe, dit Marcasse en examinant l'amorce de mes -pistolets et en les posant sur ma table de nuit; n'oubliez pas que tous -les coupe-jarrets ne sont pas morts; que si Jean est de ce monde, il -fera du mal jusqu'à ce qu'il soit enterré, enfermé à triple tour -chez le diable. - -Le vin déliait la langue de l'hidalgo, qui ne manquait pas d'esprit -lorsqu'il se permettait ces rares infractions à sa sobriété -habituelle. Il ne voulut pas me quitter et fit son lit à côté du -mien. Mes nerfs étaient excités par les émotions de la journée; je -me laissai donc aller à parler d'Edmée, non de manière à mériter de -sa part l'ombre d'un reproche si elle eût entendu mes paroles, et -cependant plus que je n'aurais dû me le permettre avec un homme qui -n'était encore que mon subalterne et non mon ami, comme il le devint -plus tard. Je ne sais pas positivement ce que je lui dis de mes -chagrins, de mes espérances et de mes inquiétudes; toutefois ces -confidences eurent un effet terrible, ainsi que vous le verrez bientôt. - -Nous nous endormîmes tout en causant, Blaireau sur les pieds de son -maître, l'épée en travers à côté du chien sur les genoux de -l'hidalgo, la lumière entre nous deux, mes pistolets au bout de mon -bras, mon couteau de chasse sous mon oreiller et les verrous tirés. -Rien ne troubla notre repos; et, quand le soleil nous éveilla, les coqs -chantaient joyeusement dans la cour, et les _boirons_ échangeaient des -facéties rustiques en _liant_[7] leurs bœufs sous nos fenêtres. - ---C'est égal, il y a quelque chose là-dessous! - -Telle fut la première parole de Marcasse en ouvrant les yeux et en -reprenant la conversation où il l'avait laissée la veille. - ---As-tu vu ou entendu quelque chose cette nuit? lui dis-je. - ---Rien du tout, répondit-il; mais c'est égal, Blaireau n'a pas bien -dormi, mon épée est tombée par terre; et puis rien de ce qui s'est -passé ici n'est expliqué. - ---L'explique qui voudra, répondis-je; je ne m'en occuperai certainement -pas. - ---Tort, tort, vous avez tort! - ---Cela se peut, mon bon sergent; mais je n'aime pas du tout cette -chambre, et elle me semble si laide au grand jour, que j'ai besoin -d'aller bien loin respirer un air pur. - ---Eh bien, moi, je vous conduirai, mais je reviendrai. Je ne veux pas -laisser aller cela au hasard. Je sais de quoi Jean Mauprat est capable -et pas vous. - ---Je ne veux pas le savoir, et s'il y a quelque danger ici pour moi ou -les miens, je ne veux pas que tu y reviennes. - -Marcasse secoua la tête et ne répondit rien. Nous fîmes encore un -tour à la métairie avant de partir. Marcasse fut très frappé d'une -chose que je n'eusse pas remarquée. Le métayer voulut me présenter à -sa femme; mais elle ne voulut jamais me voir et alla se cacher dans sa -chènevière. J'attribuais cette timidité à la sauvagerie de la -jeunesse. - ---Belle jeunesse, ma foi! dit Marcasse; une jeunesse comme moi, -cinquante ans passés! Il y a quelque chose là-dessous, quelque chose -là-dessous, je vous dis. - ---Et que diable peut-il y avoir? - ---Hum! elle a été bien dans son temps avec Jean Mauprat. Elle a -trouvé ce _tortu_ à son gré. Je sais cela, moi; je sais encore bien -des choses, bien des choses, soyez sûr! - ---Tu me les diras quand nous reviendrons ici, lui répondis-je; et ce ne -sera pas de sitôt, car mes affaires vont beaucoup mieux que si je m'en -mêlais, et je n'aimerais pas à prendre l'habitude de boire du madère -pour ne pas avoir peur de mon ombre. Si tu veux m'obliger, Marcasse, tu -ne parleras à personne de ce qui s'est passé. Tout le monde n'a pas -pour ton capitaine la même estime que toi. - ---Celui-là est un imbécile qui n'estime pas mon capitaine, répondit -l'hidalgo d'un ton doctoral; mais, si vous me l'ordonnez, je ne dirai -rien. - -Il me tint parole. Pour rien au monde, je n'eusse voulu troubler -l'esprit d'Edmée de cette sotte histoire. Mais je ne pus empêcher -Marcasse d'exécuter son projet; dès le lendemain matin, il avait -disparu, et j'appris de Patience qu'il était retourné à la -Roche-Mauprat sous prétexte d'y avoir oublié quelque chose. - - -[Note 7: Les bouviers lient le joug avec des courroies aux cornes d'une -paire de bœufs de travail.] - - - - -XVIII - - -Tandis que Marcasse se livrait à ses graves recherches, je passais -auprès d'Edmée des jours pleins de délices et d'angoisses. Sa -conduite ferme, dévouée, mais réservée à beaucoup d'égards, me -jetait dans de continuelles alternatives de joie et de douleur. Un jour, -le chevalier eut une longue conférence avec elle tandis que j'étais à -la promenade. Je rentrai au moment où leur conversation était le plus -animée, et, dès que je parus: - ---Approche, me dit mon oncle; viens dire à Edmée que tu l'aimes, que -tu la rendras heureuse, que tu es corrigé de tes anciens défauts. -Arrange-toi pour être agréé, car il faut que cela finisse. Notre -position vis-à-vis du monde n'est pas tenable, et je ne veux pas -descendre dans le tombeau sans avoir vu réhabiliter l'honneur de ma -fille, et sans être sûr que quelque sot caprice de sa part ne la -jettera pas dans un couvent, au lieu de lui laisser occuper dans le -monde le rang qui lui appartient, et que j'ai travaillé toute ma vie à -lui assurer. Allons, Bernard, à ses pieds! Ayez l'esprit de lui dire -quelque chose qui la persuade! ou bien je croirai, Dieu me pardonne, que -c'est vous qui ne l'aimez pas et qui ne désirez pas sincèrement -l'épouser. - ---Moi! juste ciel, m'écriai-je, ne pas le désirer! quand je n'ai pas -d'autre pensée depuis sept ans, quand mon cœur n'a pas d'autre vœu et -que mon esprit ne conçoit pas d'autre bonheur! - -Je dis à Edmée tout ce que me suggéra la passion la plus exaltée. -Elle m'écouta en silence et sans retirer ses mains, que je couvrais de -baisers. Mais sa physionomie était grave, et l'expression de sa voix me -fit trembler lorsqu'elle dit, après avoir réfléchi quelques instants: - ---Mon père ne devrait jamais douter de ma parole; j'ai promis -d'épouser Bernard, je l'ai promis à Bernard et à mon père; il est -donc certain que je l'épouserai. - -Puis elle ajouta après une nouvelle pause et d'un ton plus sévère -encore: - ---Mais, si mon père se croit à la veille de mourir, quelle force me -suppose-t-il donc pour m'engager à ne songer qu'à moi et me faire -revêtir ma robe de noces à l'heure de ses funérailles? Si, au -contraire, il est, comme je le crois, toujours plein de force malgré -ses souffrances, et appelé à jouir encore pendant de longues années -de l'amour de sa famille, d'où vient qu'il me presse si impérieusement -d'abréger le délai que je lui ai demandé? N'est-ce pas une chose -assez importante pour que j'y réfléchisse? Un engagement qui doit -durer toute ma vie et qui décidera, je ne dis pas de mon bonheur, je -saurais le sacrifier au moindre désir de mon père, mais de la paix de -ma conscience et de la dignité de ma conduite (car quelle femme peut -être assez sûre d'elle-même pour répondre d'un avenir enchaîné -contre son gré?); un tel engagement ne mérite-t-il pas que j'en pèse -tous les risques et tous les avantages pendant plusieurs années au -moins? - ---Dieu merci! voilà sept ans que vous passez à peser tout cela, dit le -chevalier; vous devriez savoir à quoi vous en tenir sur le compte de -votre cousin. Si vous voulez l'épouser, épousez-le; mais si vous ne le -voulez pas, pour Dieu! dites-le, et qu'un autre se présente. - ---Mon père, répondit Edmée un peu froidement, je n'épouserai que -lui. - ---Que _lui_ est fort bien, dit le chevalier en frappant avec la pincette -sur les bûches; mais cela ne veut peut-être pas dire que vous -l'épouserez. - ---Je l'épouserai, mon père, reprit Edmée. J'aurais désiré quelques -mois encore de liberté; mais puisque vous êtes mécontent de tous ces -retards, je suis prête à obéir à vos ordres, vous le savez. - ---Parbleu! voilà une jolie manière de consentir, s'écria mon oncle, -et bien engageante pour votre cousin. Ma foi! Bernard, je suis bien -vieux; mais je puis dire que je ne comprends encore rien aux femmes, et -il est probable que je mourrai sans y avoir rien compris. - ---Mon oncle, lui dis-je, je comprends fort bien l'éloignement de ma -cousine pour moi; je l'ai mérité. J'ai fait tout ce qui était en mon -pouvoir pour réparer mes crimes. Mais dépend-il d'elle d'oublier un -passé dont elle a sans doute trop souffert? Au reste, si elle ne me le -pardonne pas, j'imiterai sa rigueur, je ne me le pardonnerai pas à -moi-même; et, renonçant à tout espoir en ce monde, je m'éloignerai -d'elle et de vous pour me punir par un châtiment pire que la mort. - ---Allons, voilà que tout est rompu! dit mon oncle en jetant les -pincettes dans le feu; voilà, voilà ce que vous cherchiez, ma fille? - -J'avais fait quelques pas pour sortir; je souffrais horriblement. - -Edmée courut vers moi, me prit le bras, et, me ramenant vers son père: - ---Ce que vous dites est cruel et plein d'ingratitude, me dit-elle. -Appartient-il à un esprit modeste, à un cœur généreux, de nier une -amitié, un dévouement, j'oserai me servir d'un autre mot, une -fidélité de sept ans, parce que je vous demande encore quelques mois -d'épreuve? Et, quand même je n'aurais jamais pour vous, Bernard, une -affection aussi vive que la vôtre, celle que je vous ai témoignée -jusqu'ici est-elle donc si peu de chose que vous la méprisiez, et que -vous y renonciez par dépit de ne pas m'inspirer précisément celle que -vous croyez devoir exiger? Savez-vous qu'à ce compte une femme n'aurait -pas le droit d'éprouver l'amitié? Enfin voulez-vous me punir de vous -avoir servi de mère en vous éloignant de moi, ou ne m'en récompenser -qu'à la condition d'être votre esclave? - ---Non, Edmée, non, lui répondis-je le cœur serré et les yeux pleins -de larmes en portant sa main à mes lèvres; je sens que vous avez fait -pour moi plus que je ne méritais; je sens que je voudrais en vain -m'éloigner de votre présence; mais pouvez-vous me faire un crime de -souffrir auprès de vous? C'est, au reste, un crime si involontaire et -tellement fatal, qu'il échapperait à tous vos reproches et à tous mes -remords. N'en parlons pas, n'en parlons jamais; c'est tout ce que je -puis faire. Conservez-moi votre amitié, j'espère m'en montrer toujours -digne à l'avenir. - ---Embrassez-vous et ne vous séparez jamais l'un de l'autre, dit le -chevalier attendri. Bernard, quel que soit le caprice d'Edmée, ne -l'abandonnez jamais, si vous voulez mériter la bénédiction de votre -père adoptif. Si vous ne parvenez pas à être son mari, soyez toujours -son frère. Songez, mon enfant, que bientôt elle sera seule sur la -terre, et que je mourrai désolé si je n'emporte dans la tombe la -certitude qu'il lui reste un appui et un défenseur. Songez enfin que -c'est à cause de vous, à cause d'un serment que son inclination -désavoue peut-être, mais que sa conscience respecte, qu'elle est ainsi -abandonnée, calomniée... - -Le chevalier fondit en larmes, et toutes les douleurs de cette famille -infortunée me furent révélées en un instant. - ---Assez! assez! m'écriai-je en tombant à leurs pieds; tout cela est -trop cruel. Je serais le dernier des misérables, si j'avais besoin -qu'on me remît sous les yeux mes fautes et mes devoirs. Laissez-moi -pleurer à vos genoux; laissez-moi expier par l'éternelle douleur, par -l'éternel renoncement de ma vie, le mal que je vous ai fait! Pourquoi -ne m'avoir pas chassé lorsque je vous ai nui? pourquoi, mon oncle, ne -m'avoir pas cassé la tête d'un coup de pistolet, comme à une bête -fauve? Qu'ai-je fait pour être épargné, moi qui payais vos bienfaits -de la ruine de votre honneur? Non, non, je le sens, Edmée ne doit pas -m'épouser; ce serait accepter la honte de l'injure que j'ai attiré sur -elle. Moi, je resterai ici; je ne la verrai jamais si elle l'exige; mais -je me coucherai en travers de sa porte comme un chien Adèle, et je -déchirerai le premier qui osera se présenter devant elle autrement -qu'à genoux; et, si quelque jour un honnête homme, plus heureux que -moi, mérite de fixer son choix, loin de le combattre, je lui remettrai -le soin cher et sacré de la protéger et de la défendre; je serai son -ami, son frère; et, quand je les verrai heureux ensemble, j'irai mourir -en paix loin d'eux. - -Mes sanglots m'étouffaient, le chevalier serra sa fille et moi sur son -cœur, et nous confondîmes nos larmes, en lui jurant de ne jamais nous -séparer, ni pendant sa vie, ni après sa mort. - ---Ne perds pourtant pas l'espérance de l'épouser, me dit le chevalier -à voix basse quelques instants après, quand le calme se fut rétabli; -elle a d'étranges volontés; mais, vois-tu, rien ne m'ôtera de -l'esprit qu'elle a de l'amour pour toi. Elle ne veut pas s'expliquer -encore. Ce que femme veut, Dieu le veut. - ---Ce qu'Edmée veut, je le veux, répondis-je. - -Quelques jours après cette scène, qui fit succéder dans mon âme la -tranquillité de la mort aux agitations de la vie, je me promenais dans -le parc avec l'abbé. - ---Il faut, me dit-il, que je vous fasse part d'une aventure qui m'est -arrivée hier, et qui est passablement romanesque. J'avais été me -promener dans les bois de Briantes, et j'étais descendu à la fontaine -des Fougères. Vous savez qu'il faisait chaud comme au milieu de -l'été; nos belles plantes, rougies par l'automne, sont plus belles que -jamais autour du ruisseau qu'elles couvrent de leurs longues -découpures. Les bois n'ont plus que bien peu d'ombrage; mais le pied -foule des tapis de feuilles sèches dont le bruit est pour moi plein de -charme. Le tronc satiné des bouleaux et des jeunes chênes est couvert -de mousse et de jungermanes, qui étalent délicatement leur nuance -brune, mêlée de vert tendre, de rouge et de fauve, en étoiles, en -rosaces, en cartes de géographie de toute espèce, où l'imagination -peut rêver de nouveaux mondes en miniature. J'étudiais avec amour ces -prodiges de grâce et de finesse, ces arabesques où la variété -infinie s'allie à la régularité inaltérable, et, heureux de savoir -que vous n'êtes pas, comme le vulgaire, aveugle à ces coquetteries -adorables de la création, j'en détachai quelques-unes avec le plus -grand soin, enlevant même l'écorce de l'arbre où elles prennent -racine, afin de ne pas détruire la pureté de leurs dessins. J'en ai -fait une petite provision que j'ai déposée chez Patience en passant, -et que nous allons voir si vous le voulez. Mais, chemin faisant, je veux -vous dire ce qui m'arriva en approchant de la fontaine. J'avais la tête -baissée, je marchais sur les cailloux humides, guidé par le petit -bruit du jet clair et délicat qui s'élance du sein de la roche -moussue. J'allais m'asseoir sur la pierre qui forme un banc naturel à -côté, lorsque je vis la place occupée par un bon religieux dont le -capuchon de bure cachait à demi la tête pâle et flétrie. Il me parut -très intimidé de ma rencontre; je le rassurai de mon mieux en lui -disant que mon intention n'était pas de le déranger, mais d'approcher -seulement mes lèvres de la rigole d'écorce que les bûcherons ont -adaptée à la roche pour boire plus facilement. - -«--Ô saint ecclésiastique! me dit-il du ton le plus humble, que -n'êtes-vous le prophète dont la verge frappait aux sources de la -grâce, et pourquoi mon âme, semblable à ce rocher, ne peut-elle -donner cours à un ruisseau de larmes?» - -Frappé de la manière dont ce moine s'exprimait, de son air triste, de -son attitude rêveuse, en ce lieu poétique où j'ai souvent rêvé -l'entretien de la Samaritaine avec le Sauveur, je me laissai aller à -causer de plus en plus sympathiquement. J'appris de ce religieux qu'il -était trappiste et qu'il était en tournée pour accomplir une -pénitence. - -«--Ne me demandez ni mon nom ni mon pays, dit-il. J'appartiens à une -illustre famille que je ferais rougir en lui rappelant que j'existe; -d'ailleurs, en entrant à la Trappe, nous abjurons tout orgueil du -passé, nous nous faisons semblables à des enfants naissants; nous -mourons au monde pour revivre en Jésus-Christ. Mais soyez sûr que vous -voyez en moi un des exemples les plus frappants des miracles de la -grâce, et, si je pouvais vous faire le récit de ma vie religieuse, de -mes terreurs, de mes remords, de mes expiations, vous en seriez -certainement touché. Mais à quoi me serviront la compassion et -l'indulgence des hommes, si la miséricorde de Dieu ne daigne -m'absoudre?» - ---Vous savez, continua l'abbé, que je n'aime pas les moines, que je me -défie de leur humilité, que j'ai horreur de leur fainéantise. Mais -celui-là parlait d'une manière si triste et si affectueuse, il était -si pénétré de son devoir, il semblait si malade, si exténué -d'austérités, si plein de repentir, qu'il m'a gagné le cœur. Il y a -dans son regard et dans ses discours des éclairs qui trahissent une -grande intelligence, une activité infatigable, une persévérance à -toute épreuve. Nous avons passé deux grandes heures ensemble, et je -l'ai quitté si attendri, que j'ai désiré le revoir avant son départ. -Il avait pris gîte pour la nuit à la ferme des Goulets, et j'ai voulu -en vain l'amener au château. Il m'a dit avoir un compagnon de voyage -qu'il ne pouvait quitter. - -«--Mais, puisque vous êtes si charitable, me dit-il, je m'estimerai -heureux de vous retrouver ici demain au coucher du soleil; peut-être -même m'enhardirai-je au point de vous demander une grâce; vous pouvez -m'être utile pour une affaire importante dont je suis chargé dans ce -pays-ci. Je ne puis vous en dire davantage en ce moment.» - -Je l'assurai qu'il pouvait compter sur moi, et que j'obligerais de grand -cœur un homme comme lui. - ---Si bien que vous attendez avec impatience l'heure du rendez-vous? -dis-je à l'abbé. - ---Sans doute, répondit-il, et ma nouvelle connaissance a pour moi tant -d'attraits, que, si je ne craignais d'abuser de la confiance que cet -homme m'a témoignée, je conduirais Edmée à la fontaine des -Fougères. - ---Je crois, repris-je, qu'Edmée a beaucoup mieux à faire que -d'écouter les déclamations de votre moine, qui peut-être, après -tout, n'est qu'un intrigant, comme tant d'autres à qui vous avez fait -la charité aveuglément. Pardonnez-moi, mon bon abbé, mais vous -n'êtes pas un grand physionomiste, et vous êtes un peu sujet à vous -laisser prévenir pour ou contre les gens, sans autre motif que la -disposition bienveillante ou craintive de votre esprit romanesque. - -L'abbé sourit, prétendit que je parlais ainsi par rancune, soutint la -piété du trappiste et retomba dans la botanique. Nous passâmes assez -de temps à herboriser chez Patience; et, comme je ne cherchais qu'à -échapper à moi-même, je sortis de la cabane avec l'abbé et le -conduisis jusqu'au bois où il avait son rendez-vous. À mesure que nous -en approchions, l'abbé semblait revenir un peu de son empressement de -la veille et craindre d'avoir été trop loin. L'incertitude succédant -si vite à l'enthousiasme résumait tellement tout son caractère -mobile, aimant, timide, mélange singulier des entraînements les plus -opposés, que je recommençai à le railler avec l'abandon de l'amitié. - ---Allons, me dit-il, il faut que j'en aie le cœur net et que vous le -voyiez. Vous regarderez son visage, vous l'étudierez pendant quelques -instants, et vous nous laisserez seuls ensemble, puisque je lui ai -promis d'écouter ses confidences. - -Je suivis l'abbé par désœuvrement; mais, quand nous fûmes au-dessus -des rochers ombragés d'où la fontaine s'échappe, je m'arrêtai pour -regarder le moine à travers le branchage d'un massif de frênes. Placé -immédiatement au-dessous de nous, au bord de la fontaine, il -interrogeait l'angle du sentier que nous devions tourner pour arriver à -lui; mais il ne songeait pas à regarder l'endroit où nous étions, et -nous pouvions le contempler à l'aise sans qu'il nous vît. - -À peine l'eus-je envisagé, que, saisi d'un rire amer, je pris l'abbé -par le bras, je l'entraînai à quelque distance et lui parlai ainsi, -non sans une grande agitation: - ---Mon cher abbé, n'avez-vous jamais rencontré quelque part autrefois -la figure de mon oncle Jean de Mauprat? - ---Jamais que je sache, répondit l'abbé tout interdit; mais où -voulez-vous donc en venir? - ---À vous dire, mon ami, que vous avez fait là une jolie trouvaille, et -que ce bon et vénérable trappiste à qui vous trouvez tant de grâce, -de candeur, de componction et d'esprit, n'est autre que Jean de Mauprat -le coupe-jarret. - ---Vous êtes fou! s'écria l'abbé en reculant de trois pas. Jean -Mauprat est mort il y a longtemps. - ---Jean Mauprat n'est pas mort, ni Antoine Mauprat non plus peut-être, -et je suis moins surpris que vous parce que j'ai déjà rencontré un de -ces deux revenants. Qu'il se soit fait moine et qu'il pleure ses -péchés, cela est fort possible; mais, qu'il se soit déguisé pour -venir poursuivre ici quelque mauvais dessein, c'est ce qui n'est pas -impossible non plus, et je vous engage à vous tenir sur vos gardes... - -L'abbé fut effrayé au point de ne vouloir plus aller au rendez-vous. -Je lui démontrai qu'il était nécessaire de savoir où voulait en -venir le vieux pécheur. Mais, comme je connaissais la faiblesse de -l'abbé, comme je craignais que mon oncle Jean ne réussît à l'engager -dans quelque fausse démarche et à s'emparer de sa conscience par des -aveux mensongers, je pris le parti de me glisser dans le taillis de -manière à tout voir et tout entendre. - -Mais les choses ne se passèrent pas comme je l'aurais cru. Le -trappiste, au lieu de jouer au plus fin, dévoila sur-le-champ à -l'abbé son véritable nom. Il lui déclara que, touché de repentir et -ne croyant pas que sa conscience lui permît d'en éviter le châtiment -à l'abri du froc (car il était réellement trappiste depuis plusieurs -années), il venait se mettre entre les mains de la justice, afin -d'expier d'une manière éclatante les crimes dont il était souillé. -Cet homme, doué de facultés supérieures, avait acquis dans le -cloître une éloquence mystique. Il parlait avec tant de grâce, de -douceur, que je fus pris tout aussi bien que l'abbé. Ce fut en vain que -ce dernier essaya de combattre une résolution qui lui semblait -insensée; Jean de Mauprat montra le plus intrépide dévouement à ses -idées religieuses. Il dit qu'ayant commis les crimes de l'antique -barbarie païenne, il ne pouvait racheter son âme qu'au prix d'une -pénitence publique digne des premiers chrétiens. - ---On peut, dit-il, être lâche envers Dieu comme envers les hommes, et, -dans le silence de mes veilles, j'entends une voix terrible qui répond -à mes sanglots: - -«--Misérable poltron, c'est la peur des hommes qui te jette dans le -sein de Dieu; et, si tu ne craignais la mort temporelle, tu n'aurais -jamais songé à la vie éternelle.» - -Alors je sens que ce que je crains le plus, ce n'est pas la colère de -Dieu, mais la corde et le bourreau qui m'attendent parmi mes semblables. -Eh bien, il est temps que ma honte finisse vis-à-vis de moi-même, et -c'est le jour où les hommes me couvriront d'opprobre et de châtiment -que je me sentirai absous et réhabilité à la face du ciel. C'est -alors seulement que je me croirai digne de dire à Jésus mon sauveur: - -«Écoute-moi, victime innocente, toi qui écoutas le bon larron; -écoute la victime souillée, mais repentante, associée à la gloire de -ton martyre et rachetée par ton sang!» - ---Dans le cas où vous persisteriez dans cette volonté enthousiaste, -lui dit l'abbé après lui avoir présenté sans succès toutes les -objections possibles, veuillez du moins me dire en quoi vous avez pensé -que je consentirais à vous aider. - ---Je ne puis agir en ceci, répondit le trappiste, sans l'autorisation -d'un homme qui bientôt sera le dernier des Mauprat; car le chevalier -n'a que peu de jours à attendre la récompense céleste acquise à ses -vertus, et, quant à moi, je ne puis échapper au supplice que je viens -chercher que pour retomber dans l'éternelle nuit du cloître. Je veux -parler de Bernard Mauprat: je ne dirai pas mon neveu; car, s'il -m'entendait, il rougirait de porter ce titre funeste. J'ai su son retour -d'Amérique, et cette nouvelle m'a décidé à entreprendre le voyage au -terme douloureux duquel vous me voyez. - -Il me sembla qu'en parlant ainsi, il jetait un regard oblique sur le -massif où j'étais, comme s'il eût deviné ma présence. Peut-être -l'agitation de quelques branches m'avait-elle trahi. - ---Puis-je vous demander, dit l'abbé, ce que vous avez de commun -aujourd'hui avec ce jeune homme? Ne craignez-vous pas qu'aigri par les -mauvais traitements qui ne lui furent pas épargnés autrefois à la -Roche-Mauprat, il ne refuse de vous voir? - ---Je suis certain qu'il le refusera; car je sais la haine qu'il nourrit -contre moi, dit le trappiste en se tournant encore vers le lieu où -j'étais. Mais j'espère que vous le déciderez à m'accorder cette -entrevue, car vous êtes généreux et bon, monsieur l'abbé. Vous -m'avez promis de m'obliger, et, d'ailleurs, vous êtes l'ami du jeune -Mauprat, et vous lui ferez comprendre qu'il y va de ses intérêts et de -l'honneur de son nom. - ---Comment cela? reprit l'abbé. Sans doute, il sera peu flatté de vous -voir paraître devant les tribunaux pour des crimes effacés désormais -dans l'ombre du cloître. Il doit désirer certainement que vous -renonciez à cette expiation éclatante; comment espérez-vous qu'il y -consente? - ---Je l'espère, parce que Dieu est bon et grand, parce que sa grâce est -efficace, parce qu'elle touchera le cœur de quiconque daignera écouter -le langage d'une âme vraiment repentante et fortement convaincue; parce -que mon salut éternel est dans les mains de ce jeune homme, et qu'il ne -voudra pas se venger de moi au delà de la tombe. D'ailleurs, il faut -que je meure en paix avec ceux que j'ai offensés, il faut que je tombe -aux pieds de Bernard Mauprat et qu'il me remette mes péchés. Mes -larmes le toucheront, ou, si son âme impitoyable les méprise, j'aurai -du moins accompli un impérieux devoir. - -Voyant qu'il parlait avec la certitude d'être entendu par moi, je fus -saisi de dégoût; je crus voir la fraude et la lâcheté percer sous -cette basse hypocrisie. Je m'éloignai et j'allai attendre l'abbé à -quelque distance. Il vint bientôt me rejoindre; l'entrevue s'était -terminée par la promesse mutuelle de se revoir bientôt. L'abbé -s'était engagé à me transmettre les paroles du trappiste, qui -menaçait, du ton le plus doucereux du monde, de venir me trouver si je -me refusais à sa demande. Nous nous promîmes d'en conférer, l'abbé -et moi, sans en informer le chevalier ni Edmée, afin de ne pas les -inquiéter sans nécessité. Le trappiste avait été se loger à la -Châtre, au couvent des carmes; ce qui avait mis l'abbé tout à fait -sur ses gardes, malgré son premier engouement pour le repentir du -pécheur. Ces carmes l'avaient persécuté dans sa jeunesse, et le -prieur avait fini par le forcer à se séculariser.--Le prieur vivait -encore, vieux, mais implacable; infirme, caché, mais ardent à la haine -et à l'intrigue. L'abbé n'entendit pas son nom sans frémir; il -m'engagea à me conduire prudemment dans toute cette affaire. - ---Quoique Jean Mauprat soit sous le glaive des lois, me dit-il, et que -vous soyez au faîte de l'honneur et de la prospérité, ne méprisez -pas la faiblesse de votre ennemi. Qui sait ce que peuvent la ruse et la -haine? Elles peuvent prendre la place du juste et le jeter sur le -fumier; elles peuvent rejeter leur crime sur autrui et souiller de leur -ignominie la robe de l'innocence. Vous n'en avez peut-être pas fini -avec les Mauprat! - -Le pauvre abbé ne croyait pas dire si vrai. - - - - -XIX - - -Après avoir réfléchi mûrement sur les intentions probables du -trappiste, je crus devoir accorder l'entrevue demandée. Ce n'était pas -moi que Jean Mauprat pouvait espérer d'abuser par ses artifices, et je -voulus faire ce qui dépendait de moi pour éviter qu'il vînt -tourmenter de ses intrigues les derniers jours de mon grand-oncle. Je me -rendis donc dès le lendemain à la ville, vers la fin des vêpres, et -je sonnai, non sans émotion, à la porte des carmes. - -La retraite choisie par le trappiste était une de ces innombrables -communautés mendiantes que la France nourrissait; celle-là, quoique -soumise à une règle austère, était riche et adonnée au plaisir. À -cette époque sceptique, le petit nombre des moines n'étant plus en -rapport avec l'étendue et la richesse des établissements fondés pour -eux, les religieux errant dans les vastes abbayes au fond des provinces, -au sein du luxe, débarrassés du contrôle de l'opinion (toujours -effacée là où l'homme s'isole), menaient la vie la plus douce et la -plus oisive qu'ils eussent jamais goûtée. Mais cette obscurité, mère -des _vices aimables_, comme on disait alors, n'était chère qu'aux -ignorants. Les chefs étaient livrés aux pénibles rêves d'une -ambition nourrie dans l'ombre, aigrie dans l'inaction. Agir, même dans -le cercle le plus restreint et à l'aide des éléments les plus nuls, -agir à tout prix, telle était l'idée fixe des prieurs et des abbés. - -Le prieur des _carmes chaussés_ que j'allai voir était la vivante -image de cette impuissance agitée. Cloué par la goutte dans son grand -fauteuil, il m'offrit un étrange pendant à la vénérable figure du -chevalier, pâle et immobile comme lui, mais noble et patriarcal dans sa -mélancolie. Le prieur était court, gras et plein de pétulance. La -partie supérieure de son corps était libre, sa tête se tournait avec -vivacité à droite et à gauche; ses bras s'agitaient pour donner des -ordres; sa parole était brève et son organe voilé semblait donner un -sens mystérieux aux moindres choses. En un mot, la moitié de sa -personne paraissait lutter sans cesse pour entraîner l'autre, comme cet -homme enchanté des contes arabes, qui cachait sous sa robe son corps de -marbre jusqu'à la ceinture. - -Il me reçut avec un empressement exagéré, s'irrita de ce qu'on ne -m'apportait pas un siège assez vite, étendit sa grosse main flasque -pour attirer ce siège tout près du sien, fit signe à un grand satyre -barbu, qu'il appelait son frère trésorier, de sortir; puis, après -m'avoir accablé de questions sur mon voyage, sur mon retour, sur ma -santé, sur ma famille, et dardant sur moi de petits yeux clairs et -mobiles qui soulevaient les plis des paupières, grossies et affaissées -par l'intempérance, il entra en matière. - ---Je sais, mon cher enfant, dit-il, le sujet qui vous amène: vous -voulez rendre vos devoirs à votre saint parent, à ce trappiste, -modèle d'édification, que Dieu nous ramène pour servir d'exemple au -monde et faire éclater le miracle de la grâce. - ---Monsieur le prieur, lui répondis-je, je ne suis pas assez bon -chrétien pour apprécier le miracle dont vous parlez. Que les âmes -dévotes en rendent grâces au ciel! pour moi, je viens ici parce que M. -Jean de Mauprat désire me faire part, a-t-il dit, de projets qui me -concernent et que je suis prêt à écouter. Si vous voulez permettre -que je me rende près de lui... - ---Je n'ai pas voulu qu'il vous vît avant moi, jeune homme! s'écria le -prieur avec une affectation de franchise, et en s'emparant de mes mains, -que je ne sentais pas sans dégoût dans les siennes; j'ai une grâce à -vous demander au nom de la charité, au nom du sang qui coule dans vos -veines... - -Je dégageai une de mes mains, et le prieur, voyant l'expression de mon -mécontentement, changea sur-le-champ de langage avec une souplesse -admirable. - ---Vous êtes homme du monde, je le sais. Vous avez à vous plaindre de -celui qui fut Jean de Mauprat et qui s'appelle aujourd'hui l'humble -frère Jean-Népomucène. Mais, si les préceptes de notre divin maître -Jésus-Christ ne vous portent pas à la miséricorde, il est des -considérations de décence publique et d'esprit de famille qui doivent -vous faire partager mes craintes et mes efforts. Vous savez la -résolution pieuse, mais téméraire, qu'a formée frère Jean; vous -devez vous joindre à moi pour l'en détourner, et vous le ferez, je -n'en doute pas. - ---Peut-être, monsieur, répondis-je froidement; mais ne pourrais-je -vous demander à quels motifs ma famille doit l'intérêt que vous -voulez bien prendre à ses affaires? - ---À l'esprit de charité qui anime tous les serviteurs du Christ, -répondit le moine avec une dignité fort bien jouée. - -Retranché derrière ce prétexte, à la faveur duquel le clergé s'est -toujours immiscé dans tous les secrets de famille, il lui fut aisé de -mettre un terme à mes questions; et, sans détruire le soupçon qui -combattait contre lui dans mon esprit, il réussit à prouver à mes -oreilles que je lui devais de la reconnaissance pour le soin qu'il -prenait de l'honneur de mon nom. Il fallait bien voir où il voulait en -venir, et ce que j'avais prévu arriva. Mon oncle Jean réclamait de moi -la part qui lui revenait du fief de la Roche-Mauprat, et le prieur -était chargé de me faire entendre que j'avais à opter entre une somme -assez considérable à débourser (car on parlait du revenu arriéré de -mes sept années de jouissance, outre le fonds d'un septième de -propriété) et l'action insensée qu'il prétendait faire, et dont -l'éclat ne manquerait pas de hâter les jours du vieux chevalier et de -me créer peut-être d'étranges embarras personnels. Tout cela me fut -insinué merveilleusement sous les dehors de la plus chrétienne -sollicitude pour moi, de la plus fervente admiration pour le zèle du -trappiste, et de la plus sincère inquiétude pour les effets de cette -ferme résolution. Enfin, il me fut démontré clairement que Jean -Mauprat ne venait pas me demander des moyens d'existence, mais qu'il me -fallait le supplier humblement d'accepter la moitié de mon bien pour -l'empêcher de traîner mon nom et peut-être ma personne sur le banc -des criminels. - -J'essayai une dernière objection. - ---Si la résolution du frère Népomucène, comme vous l'appelez, -monsieur le prieur, est aussi bien arrêtée que vous le dites; si le -soin de son salut est le seul qu'il ait en ce monde, expliquez-moi -comment la séduction des biens temporels pourra l'en détourner? Il y a -là une inconséquence que je ne comprends guère. - -Le prieur fut un peu embarrassé du regard perçant que j'attachais sur -lui; mais, se jetant au même instant dans une de ces parades de -naïveté qui sont la haute ressource des fourbes: - ---Mon Dieu! mon cher fils, s'écria-t-il, vous ne savez donc pas quelles -immenses consolations la possession des biens de ce monde peut répandre -sur une âme pieuse? Autant les richesses périssables sont dignes de -mépris lorsqu'elles représentent de vains plaisirs, autant le juste -doit les réclamer avec fermeté quand elles lui assurent le moyen de -faire le bien. À la place du saint trappiste, je ne vous cache pas que -je ne céderais mes droits à personne; que je voudrais fonder une -communauté religieuse pour la propagation de la foi et la distribution -des aumônes avec les fonds qui, entre les mains d'un jeune et brillant -seigneur comme vous, ne servent qu'à entretenir à grands frais des -chevaux et des chiens. L'Église nous enseigne que, par de grands -sacrifices et de riches offrandes, nous pouvons racheter nos âmes des -plus noirs péchés. Le frère Népomucène, assiégé d'une sainte -terreur, croit qu'une expiation publique est nécessaire à son salut. -Martyr dévoué, il veut offrir son sang à l'implacable justice des -hommes. Combien ne sera-t-il pas plus doux pour vous (et plus sûr en -même temps) de lui voir élever quelque saint autel à la gloire de -Dieu et cacher dans la paix bienheureuse du cloître l'éclat funeste du -nom qu'il a déjà abjuré! Il est tellement dominé par l'esprit de la -Trappe, il a pris un tel amour de l'abnégation, de l'humilité, de la -pauvreté, qu'il me faudra bien des efforts et bien des secours d'en -haut pour le déterminer à accepter cet échange de _mérites._ - ---C'est donc vous, monsieur le prieur, qui vous chargez, par bonté -gratuite, de changer cette funeste résolution? J'admire votre zèle et -je vous en remercie, mais je ne pense pas que tant de négociations -soient nécessaires. M. Jean de Mauprat réclame sa part d'héritage, -rien n'est plus juste; et, lors même que la loi refuserait tout droit -civil à celui qui n'a dû son talent qu'à la fuite (ce que je ne veux -point examiner), mon parent peut être assuré qu'il n'y aurait jamais -la moindre contestation entre nous à cet égard, si j'étais libre -possesseur d'une fortune quelconque. Mais vous n'ignorez pas que je ne -dois la jouissance de cette fortune qu'à la bonté de mon grand-oncle, -le chevalier Hubert de Mauprat; qu'il a assez fait en payant les dettes -de la famille, qui absorbaient au delà du fonds; que je ne puis rien -aliéner sans sa permission, et que je ne suis réellement que le -dépositaire d'une fortune que je n'ai pas encore acceptée. - -Le prieur me regarda avec surprise et comme frappé d'un coup imprévu; -puis il sourit d'un air rusé et me dit: - ---Fort bien! Il paraît que je m'étais trompé et que c'est à M. -Hubert de Mauprat qu'il faut s'adresser. Je le ferai, car je ne doute -pas qu'il ne me sache très bon gré de sauver à sa famille un scandale -qui peut avoir de très bons résultats dans l'autre vie pour un de ses -parents, mais qui à coup sûr peut en avoir de très mauvais pour _un -autre parent_ dans celle-ci. - ---J'entends, monsieur, répondis-je. C'est une menace; je répondrai sur -le même ton. Si M. Jean de Mauprat se permet d'obséder mon oncle et ma -cousine, c'est à moi qu'il aura affaire, et ce ne sera pas devant les -tribunaux que je l'appellerai en réparation de certains outrages que je -n'ai point oubliés. Dites-lui que je n'accorderai point l'absolution au -pénitent de la Trappe s'il ne reste fidèle au rôle qu'il a adopté. -Si M. Jean de Mauprat est sans ressource et qu'il implore ma bonté, je -pourrai lui donner, sur les revenus qui me sont accordés, les moyens -d'exister humblement et sagement, selon l'esprit de ses vœux; mais, si -l'ambition ecclésiastique s'empare de son cerveau, et qu'il compte, -avec de folles et puériles menaces, intimider assez mon oncle pour lui -arracher de quoi satisfaire ses nouveaux goûts, qu'il se détrompe, -dites-le-lui bien de ma part. La sécurité du vieillard et l'avenir de -la jeune fille n'ont que moi pour défenseur, et je saurai les -défendre, fût-ce au péril de l'honneur et de la vie. - ---L'honneur et la vie sont pourtant de quelque importance à votre âge, -reprit l'abbé visiblement irrité, mais affectant des manières plus -douces que jamais; qui sait à quelle folie la ferveur religieuse peut -entraîner le trappiste? Car, entre nous soit dit, mon pauvre enfant... -voyez, moi, je suis un homme sans exagération; j'ai vu le monde dans ma -jeunesse et je n'approuve pas ces partis extrêmes, dictés plus souvent -par l'orgueil que par la piété. J'ai consenti à tempérer -l'austérité de la règle, mes religieux ont bonne mine et portent des -chemises... Croyez bien, mon cher monsieur, que je suis loin d'approuver -le dessein de votre parent et que je ferai tout au monde pour -l'entraver; mais enfin, s'il persiste, à quoi vous servira mon zèle? -Il a la permission de son supérieur et peut se livrer à une -inspiration funeste... Vous pouvez être gravement compromis dans une -affaire de ce genre; car enfin, quoique vous soyez, à ce qu'on assure, -un digne gentilhomme, bien que vous ayez abjuré les erreurs du -passé, bien que peut-être votre âme ait toujours haï l'iniquité, -vous avez trempé de fait dans bien des exactions que les lois -humaines réprouvent et châtient. Qui sait à quelles révélations -involontaires le frère Népomucène peut se voir entraîné, s'il -provoque l'instruction d'une procédure criminelle? Pourra-t-il la -provoquer contre lui-même sans la provoquer en même temps contre -vous?... Croyez-moi, je veux la paix... je suis un bon homme... - ---Oui, un très bon homme, mon père, répondis-je avec ironie, je le -vois parfaitement. Mais ne vous inquiétez pas trop; car il y a un -raisonnement fort clair qui doit nous rassurer l'un et l'autre. Si une -véritable vocation religieuse pousse frère Jean le trappiste à une -réparation publique, il sera facile de lui faire entendre qu'il doit -s'arrêter devant la crainte d'entraîner un autre que lui dans -l'abîme; car l'esprit du Christ le lui défend. Mais, si ce que je -présume est certain, si M. Jean de Mauprat n'a pas la moindre envie de -se livrer entre les mains de la justice, ses menaces sont peu faites -pour m'épouvanter, et je saurai empêcher qu'elles ne fassent plus de -bruit qu'il ne convient. - ---C'est donc là toute la réponse que j'aurai à lui porter? dit le -prieur en me lançant un regard où perçait le ressentiment. - ---Oui, monsieur, répondis-je; à moins qu'il ne lui plaise de recevoir -cette réponse de ma propre bouche et de paraître ici. Je suis venu, -déterminé à vaincre le dégoût que sa présence m'inspire, et je -m'étonne qu'après avoir manifesté un si vif désir de m'entretenir, -il se tienne à l'écart quand j'arrive. - ---Monsieur, reprit le prieur avec une ridicule majesté, mon devoir est -de faire régner en ce lieu saint la paix du Seigneur. Je m'opposerai -donc à toute entrevue qui pourrait amener des explications violentes... - ---Vous êtes beaucoup trop facile à effrayer, monsieur le prieur, -répondis-je; il n'y a lieu ici à aucun emportement. Mais, comme ce -n'est pas moi qui ai provoqué ces explications et que je me suis rendu -ici par pure complaisance, je renonce de grand cœur à les pousser plus -loin et vous remercie d'avoir bien voulu servir d'intermédiaire. - -Je le saluai profondément et me retirai. - - - - -XX - - -Je fis à l'abbé, qui m'attendait chez Patience, le récit de cette -conférence, et il fut entièrement de mon avis; il pensa, comme moi, -que le prieur, loin de travailler à détourner le trappiste de ses -prétendus desseins, l'engageait de tout son pouvoir à m'épouvanter -pour m'amener à de grands sacrifices d'argent. Il était tout simple, -à ses yeux, que ce vieillard, fidèle à l'esprit monacal, voulût -mettre dans les mains d'un Mauprat moine le fruit des labeurs et des -économies d'un Mauprat séculier. - ---C'est là le caractère indélébile du clergé catholique, me dit-il. -Il ne saurait vivre sans faire la guerre aux familles et sans épier -tous les moyens de les spolier. Il semble que ces biens soient sa -propriété et que toutes les voies lui soient bonnes pour les -recouvrer. Il n'est pas aussi facile que vous le pensez de se défendre -contre ce doucereux brigandage. Les moines ont l'appétit persévérant -et l'esprit ingénieux. Soyez prudent et attendez-vous à tout. Vous ne -pourrez jamais décider un trappiste à se battre; retranché sous son -capuchon, il recevra, courbé et les mains en croix, les plus sanglants -outrages; et, sachant fort bien que vous ne l'assassinerez pas, il ne -vous craindra guère. Et puis vous ne savez pas ce qu'est la justice -dans la main des hommes et de quelle manière un procès criminel est -conduit et jugé quand une des parties ne recule devant aucun moyen de -séduction et d'épouvante. Le clergé est puissant; la robe est -déclamatoire; les mots probité et intégrité résonnent depuis des -siècles sur les murs endurcis des prétoires, sans empêcher les juges -prévaricateurs et les arrêts iniques. Méfiez-vous, méfiez-vous! Le -trappiste peut lancer la meute à bonnet carré sur ses traces et la -dépister en disparaissant à point et la laissant sur les vôtres. Vous -avez blessé bien des amours-propres en faisant échouer les nombreuses -prétentions des épouseurs d'héritage. Un des plus outrés et des plus -méchants est proche parent d'un magistrat tout-puissant dans la -province. De La Marche a quitté la robe pour l'épée; mais il a pu -laisser parmi ses anciens confrères des gens portés à vous desservir. -Je suis fâché que vous n'ayez pu le joindre en Amérique et vous -mettre bien avec lui. Ne haussez pas les épaules; vous en tuerez dix, -et les choses iront de mal en pis. On se vengera, non peut-être sur -votre vie, on sait que vous en faites bon marché, mais sur votre -honneur; et votre grand-oncle mourra de chagrin... Enfin... - ---Vous avez l'habitude de voir tout en noir au premier coup d'œil, -quand par hasard vous ne voyez pas le soleil en plein minuit, mon bon -abbé, lui dis-je en l'interrompant. Laissez-moi vous dire tout ce qui -doit écarter ces sombres pressentiments. Je connais Jean Mauprat de -longue main; c'est un insigne imposteur, et, de plus, le dernier des -lâches. Il rentrera sous terre à mon aspect, et, dès le premier mot, -je lui ferai avouer qu'il n'est ni trappiste, ni moine, ni dévot. Tout -ceci est un tour de chevalier d'industrie, et je lui ai entendu jadis -faire des projets qui m'empêchent de m'étonner aujourd'hui de son -impudence; je le crains donc fort peu. - ---Et vous avez tort, reprit l'abbé. Il faut toujours craindre un -lâche, parce qu'il nous frappe par derrière au moment où nous -l'attendons en face. Si Jean Mauprat n'était pas trappiste, si les -papiers qu'il m'a montrés avaient menti, le prieur des carmes est trop -subtil et trop prudent pour s'y être laissé prendre. Jamais cet -homme-là n'embrassera la cause d'un séculier, et jamais il ne prendra -un séculier pour un des siens. Au reste, il faut aller aux -informations, et je vais écrire sur-le-champ au supérieur de la -Trappe; mais je suis certain qu'elles confirmeront ce que je sais -déjà. Il est même possible que Jean de Mauprat soit sincèrement -dévot. Rien ne sied mieux à un pareil caractère que certaines nuances -de l'esprit catholique. L'inquisition est l'âme de l'Église, et -l'inquisition doit sourire à Jean de Mauprat. Je crois volontiers qu'il -se livrerait au glaive séculier rien que pour le plaisir de vous perdre -avec lui, et que l'ambition de fonder un monastère avec vos deniers est -une inspiration subite dont tout l'honneur appartient au prieur des -carmes... - ---Cela n'est guère probable, mon cher abbé, lui dis-je. D'ailleurs, à -quoi nous mèneront ces commentaires? Agissons. Gardons à vue le -chevalier, pour que l'animal immonde ne vienne pas empoisonner la -sérénité de ses derniers jours. Écrivons à la Trappe, offrons une -pension au misérable, et voyons-le venir, tout en épiant avec soin ses -moindres démarches. Mon sergent Marcasse est un admirable limier. -Mettons-le sur la piste, et, s'il peut parvenir à nous rapporter en -langue vulgaire ce qu'il aura vu et entendu, nous saurons bientôt ce -qui se passe dans tout le pays. - -En devisant ainsi, nous arrivâmes au château à la chute du jour. Je -ne sais quelle inquiétude tendre et puérile, comme il en vient aux -mères lorsqu'elles s'éloignent un instant de leur progéniture, -s'empara de moi en entrant dans cette demeure silencieuse. Cette -sécurité éternelle que rien n'avait jamais troublée dans l'enceinte -des vieux lambris sacrés, la caducité nonchalante des serviteurs, les -portes toujours ouvertes, à tel point que les mendiants entraient -parfois dans le salon sans rencontrer personne ou sans causer d'ombrage; -toute cette atmosphère de calme, de confiance et d'isolement -contrastait avec les pensées de lutte et les soucis dont le retour de -Jean et les menaces du carme avaient rempli mon esprit durant quelques -heures. Je doublai le pas, et, saisi d'un tremblement involontaire, je -traversai la salle de billard. Il me sembla, en cet instant, voir passer -sous les fenêtres du rez-de-chaussée une ombre noire qui se glissait -parmi les jasmins, et qui disparut dans le crépuscule. Je poussai -vivement la porte du salon et m'arrêtai. Tout était silencieux et -immobile. J'allais me retirer et chercher Edmée dans la chambre de son -père, lorsque je crus voir remuer quelque chose de blanc près de la -cheminée où le chevalier se tenait toujours. - ---Edmée, êtes-vous ici? m'écriai-je. - -Rien ne me répondit. Mon front se couvrit d'une sueur froide et mes -genoux tremblèrent. Honteux d'une faiblesse si étrange, je m'élançai -vers la cheminée en répétant avec angoisse le nom d'Edmée. - ---Est-ce vous enfin, Bernard? me répondit-elle d'une voix tremblante. - -Je la saisis dans mes bras; elle était agenouillée auprès du fauteuil -de son père et pressait contre ses lèvres les mains glacées du -vieillard. - ---Grand Dieu! m'écriai-je en distinguant, à la faible clarté qui -régnait dans l'appartement, la face livide et roidie du chevalier, -notre père a-t-il cessé de vivre?... - ---Peut-être, me dit-elle avec un organe étouffé; peut-être évanoui -seulement, s'il plaît à Dieu! De la lumière, au nom du ciel, sonnez! -Il n'y a qu'un instant qu'il est dans cet état. - -Je sonnai à la hâte; l'abbé nous rejoignit, et nous eûmes le bonheur -de rappeler mon oncle à la vie. - -Mais, lorsqu'il ouvrit les yeux, son esprit semblait lutter contre les -impressions d'un rêve pénible. - ---Est-il parti, est-il parti, ce misérable fantôme? s'écria-t-il à -plusieurs reprises. Holà! Saint-Jean! mes pistolets!... Mes gens! qu'on -jette ce drôle par les fenêtres! - -Je soupçonnai la vérité. - ---Qu'est-il donc arrivé? dis-je à Edmée à voix basse; qui donc est -venu ici durant mon absence? - ---Si je vous le dis, répondit Edmée, vous le croirez à peine, et vous -nous accuserez de folie, mon père et moi; mais je vous conterai cela -tout à l'heure; occupons-nous de mon père. - -Elle parvint, par ses douces paroles et ses tendres soins, à rendre le -calme au vieillard. Nous le portâmes à son appartement, et il -s'endormit tranquille. Quand Edmée eut retiré légèrement sa main de -la sienne et abaissé le rideau ouaté sur sa tête, elle s'approcha de -l'abbé et de moi, et nous raconta qu'un quart d'heure avant notre -retour, un frère quêteur était entré dans le salon où elle brodait -selon sa coutume, près de son père assoupi. Peu surprise d'un incident -qui arrivait quelquefois, elle s'était levée pour prendre sa bourse -sur la cheminée, tout en adressant au moine des paroles de -bienveillance. Mais, au moment où elle se retournait par lui tendre son -aumône, le chevalier, éveillé en sursaut, s'était écrié en toisant -le moine d'un air à la fois courroucé et effrayé: - ---Par le diable! monsieur, que venez-vous faire ici sous ce harnais-là? - -Edmée avait alors regardé le visage du moine, et elle avait reconnu... - ---Ce que vous n'imagineriez jamais, dit-elle, l'affreux Jean Mauprat! Je -ne l'avais vu qu'une heure dans ma vie, mais cette figure repoussante -n'était jamais sortie de ma mémoire, et jamais je n'ai eu le moindre -accès de fièvre sans qu'elle se présentât devant mes yeux. Je ne pus -retenir un cri. - -«--N'ayez pas peur, nous dit-il avec un effroyable sourire, je viens -ici non en ennemi, mais en suppliant.» - -Et il se mit à genoux si près de mon père, que, ne sachant ce qu'il -voulait faire, je me jetai entre eux et je poussai violemment le -fauteuil à roulettes qui recula jusqu'à la muraille. Alors le moine, -parlant d'une voix lugubre, qui rendait encore plus effrayante -l'approche de la nuit, se mit à nous déclamer je ne sais quelle -formule lamentable de confession, demandant grâce pour ses crimes et se -disant déjà couvert du voile noir des parricides lorsqu'ils montent à -l'échafaud. - -«--Ce malheureux est devenu fou», dit mon père en tirant le cordon de -la sonnette. - -Mais Saint-Jean est sourd et il ne vint pas. Il nous fallut donc -entendre, dans une angoisse inexprimable, les discours étranges de cet -homme qui se dit trappiste et qui prétend qu'il vient se livrer au -glaive séculier en expiation de ses forfaits. Il voulait, auparavant, -demander à mon père son pardon et sa dernière bénédiction. En -disant cela, il se traînait sur ses genoux et parlait avec véhémence. -Il y avait de l'insulte et de la menace dans le son de cette voix qui -proférait les paroles d'une extravagante humilité. Comme il se -rapprochait toujours de mon père et que l'idée des sales caresses -qu'il semblait vouloir lui adresser me remplissait de dégoût, je lui -ordonnai d'un ton assez impérieux de se lever et de parler -convenablement. Mon père, courroucé, lui commanda de se taire et de se -retirer; et, comme en cet instant il s'écriait: «Non! vous me -laisserez embrasser vos genoux!» je le repoussai pour l'empêcher de -toucher à mon père. Je frémis d'horreur en songeant que mon gant a -effleuré ce froc immonde. Il se retourna vers moi, et, quoiqu'il -affectât toujours le repentir et l'humilité, je vis la colère briller -dans ses yeux. Mon père fit un violent effort pour se lever, et il se -leva en effet comme par miracle; mais aussitôt il retomba évanoui sur -son siège; des pas se firent entendre dans le billard, et le moine -sortit par la porte vitrée avec la rapidité de l'éclair. C'est alors -que vous m'avez trouvée demi-morte et glacée d'épouvante aux pieds de -mon père anéanti. - - -[Figure 08] - - ---L'abominable lâche n'a pas perdu de temps, vous le voyez, l'abbé! -m'écriai-je; il voulait effrayer mon oncle et sa fille: il y a réussi; -mais il a compté sans moi, et je jure que, fallût-il le traiter à la -mode de la Roche-Mauprat... s'il ose jamais se présenter ici de -nouveau... - ---Taisez-vous, Bernard, dit Edmée, vous me faites frémir; parlez -sagement, et dites-moi tout ce que cela signifie. - -Quand je l'eus mise au fait de ce qui était arrivé à l'abbé et à -moi, elle nous blâma de ne pas l'avoir prévenue. - ---Si j'avais su à quoi je devais m'attendre, nous dit-elle, je n'aurais -pas été effrayée, et j'eusse pris des précautions pour ne jamais -rester seule à la maison avec mon père et Saint-Jean, qui n'est guère -plus ingambe. Maintenant, je ne crains plus rien, et je me tiendrai sur -mes gardes. Mais le plus sûr, mon cher Bernard, est d'éviter tout -contact avec cet homme odieux et de lui faire l'aumône aussi largement -que possible pour nous en débarrasser. L'abbé a raison; il peut être -redoutable. Il sait que notre parenté avec lui nous empêchera toujours -de nous mettre à l'abri de ses persécutions en invoquant les lois; et, -s'il ne peut nous nuire aussi sérieusement qu'il s'en flatte, il peut -du moins nous susciter mille dégoûts que je répugne à braver. -Jetez-lui de l'or, et qu'il s'en aille; mais ne me quittez plus, -Bernard. Voyez, vous m'êtes nécessaire absolument; soyez consolé du -mal que vous prétendez m'avoir fait. - -Je pressai sa main dans les miennes et jurai de ne jamais m'éloigner -d'elle, fut-ce par son ordre, tant que ce trappiste n'aurait pas -délivré le pays de sa présence. - -L'abbé se chargea des négociations avec le couvent. Il se rendit à la -ville le lendemain et porta, de ma part, au trappiste l'assurance -expresse que je le ferais sauter par les fenêtres s'il s'avisait jamais -de reparaître au château de Sainte-Sévère. Je lui proposai en même -temps de subvenir à ses besoins, largement même, à condition qu'il se -retirerait sur-le-champ, soit à sa chartreuse, soit dans toute autre -retraite séculière ou religieuse, à son choix, et qu'il ne remettrait -jamais les pieds en Berry. - -Le prieur reçut l'abbé avec tous les témoignages d'un profond dédain -et d'une sainte aversion pour son état d'hérésie; loin de le cajoler -comme moi, il lui dit qu'il voulait rester étranger à toute cette -affaire, qu'il s'en lavait les mains et qu'il se bornerait à -transmettre les décisions de part et d'autre, et à donner asile au -frère Népomucène, autant par charité chrétienne que pour édifier -ses religieux par l'exemple d'un homme vraiment saint. À l'en croire, -le frère Népomucène serait le second du nom placé au premier rang de -la milice céleste, en vertu des canons de l'Église. - -Le jour suivant, l'abbé, rappelé au couvent par un message -particulier, eut une entrevue avec le trappiste. À sa grande surprise, -il trouva que l'ennemi avait changé de tactique. Il refusait avec -indignation toute espèce de secours, se retranchant derrière son vœu -de pauvreté et d'humilité, et blâmant avec emphase son cher hôte le -prieur d'avoir osé proposer, sans son aveu, l'échange des biens -éternels contre les biens périssables. Il refusait de s'expliquer sur -le reste et se renfermait dans des réponses ambiguës et boursouflées; -Dieu l'inspirerait, disait-il, et il comptait, à la prochaine fête de -la Vierge, à l'heure auguste et sublime de la sainte communion, -entendre la voix de Jésus parler à son cœur et lui dicter la conduite -qu'il aurait à tenir. L'abbé dut craindre de montrer de l'inquiétude -en insistant pour percer _ce saint mystère_, et il vint me rendre cette -réponse, qui était moins faite que toute autre pour me rassurer. - -Cependant les jours et les semaines s'écoulèrent sans que le trappiste -donnât le moindre signe de volonté sur quoi que ce soit. Il ne reparut -ni au château ni dans les environs, et se tint tellement enfermé aux -carmes que peu de personnes virent son visage. Cependant on sut -bientôt, et le prieur mit grand soin à en répandre la nouvelle, que -Jean de Mauprat, converti à la plus ardente et à la plus exemplaire -piété, était de passage, comme pénitent de la Trappe, au couvent des -carmes. Chaque matin on fit circuler un nouveau trait de vertu, un -nouvel acte d'austérité de ce saint personnage. Les dévotes, avides -du merveilleux, voulurent le voir et lui portèrent mille petits -présents qu'il refusa avec obstination. Quelquefois il se cachait si -bien, qu'on le disait parti pour la Trappe; mais, au moment où nous -nous flattions d'en être débarrassés, nous apprenions qu'il venait de -s'infliger, dans la cendre et sous le cilice, des mortifications -épouvantables; ou bien il avait été, pieds nus, dans les endroits les -plus déserts et les plus incultes de la Varenne, accomplir des -pèlerinages. On alla jusqu'à dire qu'il faisait des miracles; si le -prieur n'était pas guéri de la goutte, c'est que, par esprit de -pénitence, il ne voulait pas guérir. - -Cette incertitude dura près de deux mois. - - - - -XXI - - -Ces jours, qui s'écoulèrent dans l'intimité, furent pour moi -délicieux et terribles. Voir Edmée à toute heure, sans crainte -d'être indiscret, puisque elle-même m'appelait à ses côtés, lui -faire la lecture, causer avec elle de toute chose, partager les tendres -soins qu'elle rendait à son père, être de moitié dans sa vie, -absolument comme si nous eussions été frère et sœur, c'était un -grand bonheur sans doute, mais c'était un dangereux bonheur, et le -volcan se ralluma dans mon sein. Quelques paroles confuses, quelques -regards troublés me trahirent. Edmée ne fut point aveugle, mais elle -resta impénétrable; son œil noir et profond, attaché sur moi comme -sur son père avec la sollicitude d'une âme exclusive, se refroidissait -quelquefois tout à coup au moment où la violence de ma passion était -près d'éclater. Sa physionomie n'exprimait alors qu'une patiente -curiosité et la volonté inébranlable de lire jusqu'au fond de mon -âme sans me laisser voir seulement la surface de la sienne. - -Mes souffrances, quoique vives, me furent chères dans les premiers -temps; je me plaisais à les offrir intérieurement à Edmée comme une -expiation de mes fautes passées. J'espérais qu'elle les devinerait et -qu'elle m'en saurait gré. Elle les vit et ne m'en parla pas. Mon mal -s'aigrit, mais il se passa encore des jours avant que je perdisse la -force de le cacher. Je dis des jours, parce que, pour quiconque a aimé -une femme et s'est trouvé seul avec elle, contenu par sa sévérité, -les jours ont dû se compter comme des siècles. Quelle vie pleine et -pourtant dévorante! Que de langueur et d'agitation, de tendresse et de -colère! Il me semblait que les heures résumaient des années; et -aujourd'hui, si je ne rectifiais par des dates l'erreur de ma mémoire, -je me persuaderais aisément que ces deux mois remplirent la moitié de -ma vie. - -Je voudrais peut-être aussi me le persuader pour me réconcilier avec -la conduite ridicule et coupable que je tins, au mépris des bonnes -résolutions que je venais à peine de former. La rechute fut si prompte -et si complète, qu'elle me ferait rougir encore si je ne l'avais -cruellement expiée, comme vous le verrez bientôt. - -Après une nuit d'angoisse, je lui écrivis une lettre insensée, qui -faillit avoir pour moi des résultats effroyables; elle était à peu -près conçue en ces termes: - -«Vous ne m'aimez point, Edmée, vous ne m'aimerez jamais. Je le sais, -je ne demande rien, je n'espère rien; je veux rester près de vous, -consacrer ma vie à votre service et à votre défense. Je ferai, pour -vous être utile, tout ce qui sera possible à mes forces; mais je -souffrirai, et, quoi que je fasse pour le cacher, vous le verrez, et -vous attribuerez peut-être à des motifs étrangers une tristesse que -je ne pourrai pas renfermer avec un constant héroïsme. Vous m'avez -profondément affligé hier en m'engageant à sortir un peu _pour me -distraire._ Me distraire de vous, Edmée! quelle amère raillerie! Ne -soyez pas cruelle, ma pauvre sœur, car alors vous redevenez mon -impérieuse fiancée des mauvais jours... et, malgré moi, je redeviens -le brigand que vous détestiez... Ah! si vous saviez combien je suis -malheureux! Il y a en moi deux hommes qui se combattent à mort et sans -relâche; il faut bien espérer que le brigand succombera; mais il se -défend pied à pied et il rugit, parce qu'il se sent couvert de -blessures et frappé mortellement. Si vous saviez, si vous saviez, -Edmée, quelles luttes, quels combats, quelles larmes de sang mon cœur -distille, et quelles fureurs s'allument souvent dans la partie de mon -esprit que gouvernent les anges rebelles! Il y a des nuits que je -souffre tant, que, dans le délire de mes songes, il me semble que je -vous plonge un poignard dans le cœur et que, par une lugubre magie, je -vous force ainsi à m'aimer comme je vous aime. Quand je m'éveille, -baigné d'une sueur froide, égaré, hors de moi, je suis comme tenté -d'aller vous tuer, afin d'anéantir la cause de mes angoisses. Si je ne -le fais pas, c'est que je crains de vous aimer morte avec autant de -passion et de ténacité que si vous étiez vivante. Je crains d'être -contenu, gouverné, dominé par votre image, comme je le suis par votre -personne; et puis il n'y a pas de moyen de destruction dans la main de -l'homme, l'être qu'il aime et qu'il redoute existe en lui lorsqu'il a -cessé d'exister sur la terre. C'est l'âme d'un amant qui sert de -cercueil à sa maîtresse et qui conserve à jamais ses brûlantes -reliques pour s'en nourrir sans jamais les consumer... Mais, ô ciel! -dans quel désordre sont mes idées! Voyez, Edmée, à quel point mon -esprit est malade, et prenez pitié de moi. Patientez, permettez-moi -d'être triste, ne suspectez jamais mon dévouement; je suis souvent -fou, mais je vous chéris toujours. Un mot, un regard de vous me -rappellera toujours au sentiment du devoir, et ce devoir me sera doux -quand vous daignerez m'en faire souvenir... À l'heure où je vous -écris, Edmée, le ciel est chargé de nuées plus sombres et plus -lourdes que l'airain; le tonnerre gronde, et à la lueur des éclairs -semblent flotter les spectres douloureux du purgatoire. Mon âme est -sous le poids de l'orage, mon esprit troublé flotte comme ces clartés -incertaines qui jaillissent de l'horizon. Il me semble que mon être va -éclater comme la tempête. Ah! si je pouvais élever vers vous une voix -semblable à la sienne! si j'avais la puissance de produire au dehors -les angoisses et les fureurs qui me rongent! Souvent, quand la tourmente -passe sur les grands chênes, vous dites que vous aimez le spectacle de -sa colère et de leur résistance. C'est, dites-vous, la lutte des -grandes forces, et vous croyez saisir dans les bruits de l'air les -imprécations de l'aquilon et les cris douloureux des antiques rameaux. -Lequel souffre davantage, Edmée, ou de l'arbre qui résiste ou du vent -qui s'épuise à l'attaque? N'est-ce pas toujours le vent qui cède et -qui tombe? et alors le ciel, affligé de la défaite de son noble fils, -se répand sur la terre en ruisseaux de pleurs. Vous aimez ces folles -images, Edmée; et, chaque fois que vous contemplez la force vaincue par -la résistance, vous souriez cruellement, et votre regard mystérieux -semble insulter à ma misère. Eh bien, n'en doutez pas, vous m'avez -jeté à terre, et, quoique brisé, je souffre encore; sachez-le, -puisque vous voulez le savoir, puisque vous êtes impitoyable au point -de m'interroger et de feindre pour moi la compassion. Je souffre et je -n'essaye plus de soulever le pied que le vainqueur orgueilleux a posé -sur ma poitrine défaillante.» - -Le reste de cette lettre, qui était fort longue, fort décousue et -absurde d'un bout à l'autre, était conçu dans le même sens. Ce -n'était pas la première fois que j'écrivais à Edmée, quoique vivant -sous le même toit et ne la quittant qu'aux heures du repos. Ma passion -m'absorbait à tel point, que j'étais invinciblement entraîné à -prendre sur mon sommeil pour lui écrire. Je ne croyais jamais lui avoir -assez parlé d'elle, assez renouvelé la promesse d'une soumission à -laquelle je manquais à chaque instant; mais la lettre dont il s'agit -était plus hardie et plus passionnée qu'aucune des autres. Peut-être -fut-elle écrite fatalement sous l'influence de la tempête qui -éclatait au ciel, tandis que, courbé sur ma table, le front en sueur, -la main sèche et brûlante, je traçais avec exaltation la peinture de -mes souffrances. Il me semble qu'il se fit en moi un grand calme, voisin -du désespoir, lorsque je me jetai sur mon lit après être descendu au -salon et avoir glissé ma lettre dans le panier à ouvrage d'Edmée. Le -jour se levait chargé à l'horizon des ailes sombres de l'orage qui -s'envolait vers d'autres régions. Les arbres, chargés de pluie, -s'agitaient encore sous la brise fraîchissante. Profondément triste, -mais aveuglément dévoué à la souffrance, je m'endormis soulagé, -comme si j'eusse fait le sacrifice de ma vie et de mes espérances. -Edmée ne parut pas avoir trouvé ma lettre, car elle n'y répondit pas. -Elle avait coutume de le faire verbalement, et c'était pour moi un -moyen de provoquer de sa part ces effusions d'amitié fraternelle dont -il fallait bien me contenter, et qui versaient du moins un baume sur ma -plaie. J'aurais dû me dire que, cette fois, ma lettre devait amener une -explication décisive, ou être passée sous silence. Je soupçonnai -l'abbé de l'avoir soustraite et jetée au feu, j'accusai Edmée de -mépris et de dureté; néanmoins je me tus. - -Le lendemain, le temps était parfaitement rétabli. Mon oncle fit une -promenade en voiture, et, chemin faisant, nous dit qu'il ne voulait pas -mourir sans avoir fait une grande et dernière chasse au renard. Il -était passionné pour ce divertissement, et sa santé s'était -améliorée au point de rendre à son esprit des velléités de plaisir -et d'action. Une étroite berline très légère, attelée de fortes -mules, courait rapidement dans les traînes sablonneuses de nos bois, et -quelquefois déjà il avait suivi de petites chasses que nous montions -pour le distraire. Depuis la visite du trappiste, le chevalier avait -comme repris à la vie. Doué de force et d'obstination comme tous ceux -de sa race, il semblait qu'il pérît faute d'émotions, car le plus -léger appel à son énergie rendait momentanément la chaleur à son -sang engourdi. Comme il insista beaucoup sur ce projet de chasse, Edmée -s'engagea à organiser avec moi une battue générale et à y prendre -une part active. Une des grandes joies du bon vieillard était de la -voir à cheval, caracoler hardiment autour de sa voiture et lui tendre -toutes les branches fleuries qu'elle arrachait aux buissons en passant. -Il fut décidé que je monterais à cheval pour l'escorter et que -l'abbé accompagnerait le chevalier dans la berline. Le ban et -l'arrière-ban des gardes-chasse, forestiers, piqueurs, voire des -braconniers de la Varenne, furent convoqués à cette solennité de -famille. Un grand repas fut préparé à l'office pour le retour, avec -force pâtés d'oie et vin du terroir. Marcasse, dont j'avais fait mon -régisseur à la Roche-Mauprat, et qui avait de grandes connaissances -dans l'art de la chasse au renard, passa deux jours entiers à boucher -les terriers. Quelques jeunes fermiers des environs, intéressés à la -battue et capables de donner un bon conseil dans l'occasion, s'offrirent -gracieusement à être de la partie, et enfin Patience, malgré son -éloignement pour la destruction des animaux innocents, consentit à -suivre la chasse en amateur. Au jour dit, qui se leva chaud et serein -sur nos riants projets et sur mon implacable destinée, une cinquantaine -de personnes se trouva sur pied avec cors, chevaux et chiens. La -journée devait se terminer par une déconfiture de lapins dont le -nombre était excessif, et qu'il était facile de détruire en masse en -se rabattant sur la partie des bois qui n'aurait pas été traquée -pendant la chasse. Chacun de nous s'arma donc d'une carabine, et mon -oncle lui-même en prit une pour tirer de sa voiture; ce qu'il faisait -encore avec beaucoup d'adresse. - -Durant les deux premières heures, Edmée, montée sur une jolie petite -jument limousine fort vive, et qu'elle s'amusait à exciter et à -retenir avec une coquetterie touchante pour son vieux père, s'écarta -peu de la calèche, d'où le chevalier souriant, animé, attendri, la -contemplait avec amour. De même que, emportés chaque soir par la -rotation de notre globe, nous saluons, en entrant dans la nuit, l'astre -radieux qui va régner sur un autre hémisphère, ainsi le vieillard se -consolait de mourir en voyant la jeunesse, la force et la beauté de sa -fille lui survivre dans une autre génération. - -Quand la chasse fut bien _nouée_, Edmée, qui se ressentait -certainement de l'humeur guerroyante de la famille, et chez qui le calme -de l'âme n'enchaînait pas toujours la fougue du sang, céda aux signes -réitérés que lui faisait son père, dont le plus grand désir était -de la voir galoper, et elle suivit le lancer, qui était déjà un peu -en avant. - ---Suis-la, suis-la! me cria le chevalier, qui ne l'avait pas plus tôt -vue courir, que sa douce vanité paternelle avait fait place à -l'inquiétude. - -Je ne me le fis pas dire deux fois, et, enfonçant mes éperons dans le -ventre de mon cheval, je rejoignis Edmée dans un sentier de traverse -qu'elle avait pris pour retrouver les chasseurs. Je frémis en la voyant -se plier comme un jonc sous les branches, tandis que son cheval, excité -par elle, l'emportait au milieu du taillis avec la rapidité de -l'éclair. - ---Edmée, pour l'amour de Dieu! lui criai-je, n'allez pas si vite. Vous -allez vous faire tuer. - ---Laisse-moi courir, me dit-elle gaiement; mon père me l'a permis. -Laisse-moi tranquille, te dis-je; je te donne sur les doigts, si tu -arrêtes mon cheval. - ---Laisse-moi du moins te suivre, lui dis-je en la serrant de près; ton -père me l'a ordonné, et je ne suis là que pour me tuer, s'il t'arrive -malheur. - -Pourquoi étais-je obsédé par ces idées sinistres, moi qui avais vu -si souvent Edmée courir à cheval dans les bois? Je l'ignore. J'étais -dans un état bizarre; la chaleur de midi me montait au cerveau, et mes -nerfs étaient singulièrement excités. Je n'avais pas déjeuné, me -trouvant dans une mauvaise disposition en partant, et, pour me soutenir -à jeun, j'avais avalé plusieurs tasses de café mêlé de rhum. Je -sentais alors un effroi insurmontable; puis au bout de quelques instants -cet effroi fit place à un sentiment inexprimable d'amour et de joie. -L'excitation de la course devint si vive, que je m'imaginai n'avoir pas -d'autre but que de poursuivre Edmée. À la voir fuir devant moi, aussi -légère que sa cavale noire, dont les pieds volaient sans bruit sur la -mousse, on l'eut prise pour une fée apparaissant en ce lieu désert -pour troubler la raison des hommes et les entraîner sur ses traces au -fond de ses retraites perfides. J'oubliai la chasse et tout le reste. Je -ne vis qu'Edmée; un nuage passa devant mes yeux et je ne la vis plus, -mais je courais toujours; j'étais dans un état de démence muette, -lorsqu'elle s'arrêta brusquement. - ---Que faisons-nous? me dit-elle. Je n'entends plus la chasse, et -j'aperçois la rivière. Nous avons trop donné sur la gauche. - ---Au contraire, Edmée, lui répondis-je sans savoir un mot de ce que je -disais; encore un temps de galop, et nous y sommes. - ---Comme vous êtes rouge! me dit-elle. Mais comment passerons-nous la -rivière? - ---Puisqu'il y a un chemin, il y a un gué, lui répondis-je. Allons, -allons! - -J'étais possédé de la rage de courir encore; j'avais une idée, celle -de m'enfoncer de plus en plus dans le bois avec elle; mais cette idée -était couverte d'un voile, et, lorsque j'essayais de le soulever, je -n'avais plus d'autre perception que celle des battements impétueux de -ma poitrine et de mes tempes. - -Edmée lit un geste d'impatience. - ---Ces bois sont maudits; je m'y égare toujours, dit-elle. - -Et sans doute elle pensa au jour funeste où elle avait été emportée -loin de la chasse et conduite à la Roche-Mauprat; car j'y pensai aussi, -et les images qui s'offrirent à mon cerveau me causèrent une sorte de -vertige. Je suivis machinalement Edmée vers la rivière. Tout à coup -je la vis à l'autre bord. Je fus pris de fureur en voyant que son -cheval était plus agile et plus courageux que le mien; car celui-ci -fit, pour se risquer dans le gué, qui était assez mauvais, des -difficultés durant lesquelles Edmée prit encore sur moi de l'avance. -Je mis les flancs de mon cheval en sang; et, quand, après avoir failli -être renversé plusieurs fois, je me trouvai sur la rive, je me lançai -à la poursuite d'Edmée avec une colère aveugle. Je l'atteignis et je -pris la bride de sa jument en m'écriant: - ---Arrêtez-vous, Edmée, je le veux! Vous n'irez pas plus loin. - -En même temps, je secouai si rudement les rênes, que son cheval se -révolta. Elle perdit l'équilibre, et, pour ne pas tomber, elle sauta -légèrement entre nos deux chevaux, au risque d'être blessée. Je fus -à terre presque aussitôt qu'elle et repoussai vivement les chevaux. -Celui d'Edmée, qui était fort doux, s'arrêta et se mit à brouter. Le -mien s'emporta et disparut. Tout cela fut l'affaire d'un instant. - -J'avais reçu Edmée dans mes bras; elle se dégagea et me dit avec -sécheresse: - ---Vous êtes fort brutal, Bernard, et je déteste vos manières. À qui -en avez-vous? - -Troublé, confus, je lui dis que je croyais que sa jument prenait le -mors aux dents, et que je craignais qu'il ne lui arrivât malheur en -s'abandonnant de la sorte à l'ardeur de la course. - ---Et, pour me sauver, vous me faites tomber, au risque de me tuer, -répondit-elle. Cela est fort obligeant, en vérité. - ---Laissez-moi vous remettre sur votre cheval, lui dis-je. - -Et, sans attendre sa permission, je la pris dans mes bras et je -l'enlevai de terre. - ---Vous savez fort bien que je ne monte pas à cheval ainsi, -s'écria-t-elle tout à fait irritée. Laissez-moi, je n'ai pas besoin -de vos services. - -Mais il ne m'était plus permis d'obéir. Ma tête se perdait; mes bras -se crispaient autour de la taille d'Edmée, et c'était en vain que -j'essayais de les en détacher; mes lèvres effleurèrent son sein -malgré moi; elle pâlit de colère. - ---Que je suis malheureux, disais-je avec des yeux pleins de larmes, que -je suis malheureux de t'offenser toujours et d'être haï de plus en -plus à mesure que je t'aime davantage! - -Edmée était de nature impérieuse et violente. Son caractère, -habitué à la lutte, avait pris avec les années une énergie -inflexible. Ce n'était plus la jeune fille tremblante, fortement -inspirée, mais plus ingénieuse que téméraire à la défense, que -j'avais serrée dans mes bras à la Roche-Mauprat; c'était une femme -intrépide et fière, qui se fût laissé égorger plutôt que de -permettre une espérance audacieuse. D'ailleurs, c'était la femme qui -se sait aimée avec passion et qui connaît sa puissance. Elle me -repoussa donc avec dédain, et, comme je la suivais avec égarement, -elle leva sa cravache sur moi et me menaça de me tracer une marque -d'ignominie sur le visage, si j'osais toucher seulement à son étrier. - -Je tombai à genoux en la suppliant de ne pas me quitter ainsi sans me -pardonner. Elle était déjà à cheval, et, regardant autour d'elle -pour retrouver son chemin, elle s'écria: - ---Il ne me manquait plus que de revoir ces lieux détestés! Voyez, -monsieur, voyez où nous sommes! - -Je regardai à mon tour et vis que nous étions à la lisière du bois, -sur le bord ombragé du petit étang de Gazeau. À deux pas de nous, à -travers le bois épaissi depuis le départ de Patience, j'aperçus la -porte de la tour qui s'ouvrait comme une bouche noire derrière le -feuillage verdoyant. - -Je fus pris d'un nouveau vertige, il y eut en moi une lutte terrible des -deux instincts. Qui expliquera le mystère qui s'accomplit dans le -cerveau de l'homme, alors que l'âme est aux prises avec les sens et -qu'une partie de son être cherche à étouffer l'autre? Dans une -organisation comme la mienne, cette lutte devait être affreuse, -croyez-le bien, et n'imaginez pas que la volonté joue un rôle -secondaire chez les natures emportées; c'est une sotte habitude que de -dire à un homme épuisé dans de semblables combats: «Vous auriez dû -vous vaincre.» - - - - -XXII - - -Comment vous expliquerai-je ce qui se passa en moi à l'aspect inattendu -de la tour Gazeau? Je ne l'avais vue que deux fois dans ma vie; deux -fois elle avait été le témoin des scènes les plus douloureusement -émouvantes, et ces scènes n'étaient rien encore auprès de ce qui -m'était destiné à cette troisième rencontre; il est des lieux -maudits! - -Il me semble voir encore, sur cette porte demi-brisée, le sang des deux -Mauprat qui l'avait arrosée. Leur criminelle et tragique destinée me -fit rougir des instincts de violence que je sentais en moi-même. J'eus -horreur de ce que j'éprouvais et je compris pourquoi Edmée ne m'aimait -pas. Mais, comme s'il y avait eu dans ce déplorable sang des éléments -de sympathique fatalité, je sentais la force effrénée de mes passions -grandir en raison de l'effort de ma volonté pour les vaincre. J'avais -terrassé toutes les autres intempérances; il n'en restait en moi -presque plus de traces. J'étais sobre, j'étais, sinon doux et patient, -du moins affectueux et sensible; je concevais au plus haut point les -lois de l'honneur et le respect de la dignité d'autrui; mais l'amour -était le plus redoutable de mes ennemis, car il se rattachait à tout -ce que j'avais acquis de moralité et de délicatesse; c'était le lien -entre l'homme ancien et l'homme nouveau, lien indissoluble et dont le -milieu m'était presque impossible à trouver. - -Debout devant Edmée, qui s'apprêtait à me laisser seul et à pied, -furieux de la voir m'échapper pour la dernière fois, car, après -l'offense que je venais de lui faire, jamais, sans doute, elle ne -braverait le danger d'être seule avec moi, je la regardais d'une -manière effrayante. J'étais pâle, mes poings se contractaient; je -n'avais qu'à vouloir, et la plus faible de mes étreintes l'eût -arrachée de son cheval, terrassée, livrée à mes désirs. Un moment -d'abandon à mes instincts farouches, et je pouvais assouvir, éteindre, -par la possession d'un instant, le feu qui me dévorait depuis sept -années! Edmée n'a jamais su quel péril son honneur a couru dans cette -minute d'angoisses; j'en garde un éternel remords; mais Dieu seul en -sera juge, car je triomphai, et cette pensée du mal fut la dernière de -ma vie. À cette pensée, d'ailleurs, se borna tout mon crime; le reste -fut l'ouvrage de la fatalité. - -Saisi d'effroi, je tournai brusquement le dos, et, tordant mes mains -avec désespoir, je m'enfuis par le sentier qui m'avait amené, sans -savoir où j'allais, mais comprenant qu'il fallait me soustraire à ces -tentations dangereuses. Le jour était brûlant, l'odeur des bois -enivrante; leur aspect me ramenait au sentiment de ma vie sauvage: il -fallait fuir ou succomber. Edmée m'ordonnait, d'un geste impérieux, de -m'éloigner de sa présence. L'idée de tout autre danger que celui -qu'elle courait avec moi ne pouvait, en cet instant, se présenter à ma -pensée ni à la sienne; je m'enfonçai dans le bois. Je n'avais pas -franchi l'espace de trente pas, qu'un coup de feu partit du lieu où je -laissais Edmée. Je m'arrêtai glacé d'épouvante sans savoir pourquoi; -car, au milieu d'une battue, un coup de fusil n'était pas chose -étrange; mais j'avais l'âme si lugubre, que rien ne pouvait me sembler -indifférent. J'allais retourner sur mes pas et rejoindre Edmée, au -risque de l'offenser encore, lorsqu'il me sembla entendre un -gémissement humain du côté de la tour Gazeau. Je m'élançai et puis -je tombai sur mes genoux, comme foudroyé par mon émotion. Il me fallut -quelques minutes pour triompher de ma faiblesse; mon cerveau était -plein d'images et de bruits lamentables, je ne distinguais plus -l'illusion de la réalité; en plein soleil je marchais à tâtons parmi -les arbres. Tout à coup je me trouvai face à face avec l'abbé; il -était inquiet, il cherchait Edmée. Le chevalier, ayant été se placer -avec sa voiture au passage du lancer et n'ayant pas vu sa fille parmi -les chasseurs, avait été saisi de crainte. L'abbé s'était jeté à -la hâte dans le bois, et bientôt, retrouvant la trace de nos chevaux, -il venait s'informer de ce que nous étions devenus. Il avait entendu le -coup de feu, mais sans en être effrayé. En me voyant pâle, les -cheveux en désordre, l'air égaré, sans cheval et sans fusil (j'avais -laissé tomber le mien à l'endroit où je m'étais à demi évanoui, et -je n'avais pas songé à le relever), il fut aussi épouvanté que moi -et sans savoir plus que moi-même à quel propos. - ---Edmée! me dit-il, où est Edmée? - -Je lui répondis des paroles sans suite. Il fut si consterné de me voir -ainsi, qu'il m'accusa d'un crime en lui-même, comme il me l'a plus tard -avoué. - ---Malheureux enfant! me dit-il en me secouant fortement le bras pour me -rappeler à moi-même, de la prudence, du calme, je vous en supplie!... - -Je ne le comprenais pas, mais je l'entraînais vers l'endroit fatal. -Ô spectacle ineffaçable! Edmée était étendue par terre, roide et -baignée dans son sang. Sa jument broutait l'herbe à quelques pas de -là. Patience était debout auprès d'elle les bras croisés sur sa -poitrine, la face livide, et le cœur tellement gonflé, qu'il lui fut -impossible de répondre à l'abbé, qui l'interrogeait avec des sanglots -et des cris. Pour moi, je ne pus comprendre ce qui se passait. Je crois -que mon cerveau, déjà troublé par les émotions précédentes, se -paralysa entièrement. Je m'assis par terre à côté d'Edmée, dont la -poitrine était frappée de deux balles. Je regardai ses yeux éteints, -dans un état de stupidité absolue. - - -[Figure 09] - - ---Éloignez ce misérable! dit Patience à l'abbé en me jetant un -regard de mépris; le pervers ne se corrige pas. - ---Edmée! Edmée! s'écria l'abbé en se jetant sur l'herbe et en -s'efforçant d'étancher le sang avec son mouchoir. - ---Morte! morte! dit Patience, et voilà le meurtrier! Elle l'a dit en -rendant à Dieu son âme sainte, et c'est Patience qui sera le vengeur! -C'est bien dur; mais ce sera!... Dieu l'a voulu, puisque je me suis -trouvé là pour entendre la vérité. - ---C'est horrible! c'est horrible! criait l'abbé. - -J'entendais le son de cette dernière syllabe, et je souriais d'un air -égaré en la répétant comme un écho. - -Des chasseurs accoururent. Edmée fut emportée. Je crois que son père -m'apparut debout et marchant. Je ne saurais, au reste, affirmer que ce -ne fut pas une vision mensongère (car je n'avais conscience de rien, et -ces moments affreux n'ont laissé en moi que des souvenirs vagues, -semblables à ceux d'un rêve), si on ne m'eût assuré que le chevalier -sortit de sa calèche sans l'aide de personne, qu'il marcha et qu'il -agit avec autant de force et de présence d'esprit qu'un jeune homme. Le -lendemain, il tomba dans un état complet d'enfance et d'insensibilité -et ne se releva plus de son fauteuil. - -Que se passa-t-il quant à moi? Je l'ignore. Quand je repris ma raison, -je m'aperçus que j'étais dans un autre endroit de la forêt auprès -d'une petite chute d'eau, dont j'écoutais machinalement le murmure avec -une sorte de bien-être. Blaireau dormait à mes pieds, et son maître, -debout contre un arbre, me regardait attentivement. Le soleil couchant -glissait des lames d'or rougeâtre parmi les tiges élancées des jeunes -frênes; les fleurs sauvages semblaient me sourire; les oiseaux -chantaient mélodieusement. C'était un des plus beaux jours de -l'année. - ---Quelle magnifique soirée! dis-je à Marcasse. Ce lieu est aussi beau -qu'une forêt de l'Amérique. Eh bien, mon vieil ami, que fais-tu là? -Tu aurais dû m'éveiller plus tôt; j'ai fait des rêves affreux. - -Marcasse vint s'agenouiller auprès de moi; deux ruisseaux de larmes -coulaient sur ses joues sèches et bilieuses. Il y avait sur son visage, -si impassible d'ordinaire, une expression ineffable de pitié, de -chagrin et d'affection. - ---Pauvre maître! disait-il: égarement, maladie de tête, voilà tout. -Grand malheur! mais fidélité ne guérit pas. Éternellement avec vous, -quand il faudrait mourir avec vous. - -Ses larmes et ses paroles me remplirent de tristesse; mais c'était le -résultat d'un instinct sympathique aidé encore de l'affaiblissement de -mes organes, car je ne me rappelais rien. Je me jetai dans ses bras en -pleurant comme lui, et il me tint serré contre sa poitrine avec une -effusion vraiment paternelle. Je pressentais bien que quelque affreux -malheur pesait sur moi; mais je craignais de savoir en quoi il -consistait, et pour rien au monde je n'eusse voulu l'interroger. - -Il me prit par le bras et m'emmena à travers la forêt. Je me laissai -conduire comme un enfant, et puis je fus pris d'un nouvel accablement, -et il fut forcé de me laisser encore assis pendant une demi-heure. -Enfin il me releva et réussit à m'emmener à la Roche-Mauprat, où -nous arrivâmes fort tard. Je ne sais ce que j'éprouvai dans la nuit. -Marcasse m'a dit que j'avais été en proie à un délire affreux. Il -prit sur lui d'envoyer chercher au village le plus voisin un barbier qui -me saigna dès le matin, et quelques instants après je repris ma -raison. - -Mais quel affreux service il me sembla qu'on m'avait rendu! _Morte! -morte! morte!_ c'était le seul mot que je pusse articuler. Je ne -faisais que gémir et m'agiter sur mon lit. Je voulais sortir et courir -à Sainte-Sévère. Mon pauvre sergent se jetait à mes pieds et se -mettait en travers de la porte de ma chambre pour m'en empêcher. Il me -disait alors, pour me retenir, des choses que je ne comprenais -nullement, et je cédais à l'ascendant de sa tendresse et à mon propre -épuisement sans pouvoir m'expliquer sa conduite. Dans une de ces -luttes, ma saignée se rouvrit, et je me remis au lit sans que Marcasse -s'en aperçut. Je tombai peu à peu dans un évanouissement profond, et -j'étais presque mort, lorsque, voyant mes lèvres bleues et mes joues -violacées, il s'avisa de soulever mon drap et me trouva nageant dans -une mare de sang. - -C'était, au reste, ce qui pouvait m'arriver de plus heureux. Je -demeurai plusieurs jours plongé dans un anéantissement ou la veille -différait peu du sommeil, et grâce auquel, ne comprenant rien, je ne -souffrais pas. - -Un matin, ayant réussi à me faire prendre quelques aliments et voyant -qu'avec la force, la tristesse et l'inquiétude me revenaient, il -m'annonça avec une joie naïve et tendre qu'Edmée n'était pas morte -et qu'on ne désespérait pas de la sauver. Ce fut pour moi un coup de -foudre, car j'en étais encore à croire que cette affreuse aventure -était l'ouvrage de mon délire. Je me mis à crier et à me tordre les -bras d'une manière effrayante. Marcasse, à genoux près de mon lit, me -suppliait de me calmer, et vingt fois il me répéta ces paroles, qui me -faisaient toujours l'effet des mots dépourvus de sens qu'on entend dans -les rêves: - ---Vous ne l'avez pas fait exprès; je le sais bien, moi. Non, vous ne -l'avez pas fait exprès. C'est un malheur, un fusil qui part dans la -main, par hasard. - ---Allons, que veux-tu dire? m'écriai-je impatienté; quel fusil? quel -hasard? pourquoi moi? - ---Ne savez-vous donc pas comment elle a été frappée, maître? - -Je passai mes mains sur ma tête comme pour y ramener l'énergie et la -vie, et, ne pouvant m'expliquer l'événement mystérieux qui en brisait -tous les ressorts, je me crus fou et je restai muet, consterné, -craignant de laisser échapper une parole qui pût faire constater la -perte de mes facultés. - -Enfin peu à peu je ressaisis mes souvenirs; je demandai du vin pour me -fortifier, et à peine en eus-je bu quelques gouttes, que toutes les -scènes de la fatale journée se déroulèrent comme par magie devant -moi. Je me souvins même des paroles que j'avais entendu prononcer à -Patience aussitôt après l'événement. Elles étaient comme gravées -dans cette partie de la mémoire qui garde le son des mots, alors même -que sommeille celle qui sert à en pénétrer le sens. Un instant encore -je fus incertain; je me demandai si mon fusil était parti entre mes -mains au moment où je quittais Edmée. Je me rappelai clairement que je -l'avais déchargé une heure auparavant sur une huppe dont Edmée avait -envie de voir de près le plumage; et puis, lorsque le coup qui l'avait -frappée s'était fait entendre, mon fusil était dans mes mains, et je -ne l'avais jeté par terre que quelques instants après: ce ne pouvait -donc être cette arme qui fût partie en tombant. D'ailleurs, j'étais -beaucoup trop loin d'Edmée dans ce moment pour que, même en supposant -une fatalité incroyable, le coup l'atteignît. Enfin je n'avais pas eu -de la journée une seule balle sur moi, et il était impossible que mon -fusil se trouvât chargé à mon insu, puisque je ne l'avais pas ôté -de la bandoulière depuis que j'avais tué la huppe. - -Bien sûr donc que je n'étais pas la cause de l'accident funeste, il me -restait à trouver une explication à cette catastrophe foudroyante. -Elle m'embarrassa moins que personne; je pensai qu'un tirailleur -maladroit avait pris, à travers les branches, le cheval d'Edmée pour -une bête fauve, et je ne songeai pas à accuser qui que ce fût -d'assassinat volontaire; seulement j'ai compris que j'étais accusé -moi-même. J'arrachai la vérité à Marcasse. Il m'apprit que le -chevalier et toutes les personnes qui faisaient partie de la chasse -avaient attribué ce malheur à un accident fortuit, à une arme qui -s'était, à mon grand désespoir, déchargée lorsque mon cheval -m'avait renversé; car on pensait que j'avais été jeté par terre. -Telle était à peu près l'opinion que chacun émettait. Dans les rares -paroles qu'Edmée pouvait prononcer, elle répondait affirmativement à -ces commentaires. Une seule personne m'accusait, c'était Patience; mais -il m'accusait en secret et sous le sceau du serment auprès de ses deux -amis, Marcasse et l'abbé Aubert. - ---Je n'ai pas besoin, ajouta Marcasse, de vous dire que l'abbé garde un -silence absolu et se refuse à vous croire coupable. Quant à moi, je -puis vous jurer que jamais... - ---Tais-toi, tais-toi! lui dis-je; ne me dis pas même cela, ce serait -supposer que quelqu'un sur la terre peut le croire. Mais Edmée a dit -quelque chose d'inouï à Patience au moment où elle a expiré; car -elle est morte, tu veux en vain m'abuser; elle est morte, je ne la -verrai plus! - ---Elle n'est pas morte! s'écria Marcasse. - -Et il me fit des serments qui me convainquirent, car je savais qu'il -eût fait de vains efforts pour mentir; tout son être se fût mis en -révolte contre ses charitables intentions. Quant aux paroles d'Edmée, -il se refusa franchement à me les rapporter, et je compris par là -qu'elles étaient accablantes. Alors je m'arrachai de mon lit, je -repoussai inexorablement Marcasse qui voulait me retenir. Je fis jeter -une couverture sur le cheval du métayer et je partis au grand galop. -J'avais l'air d'un spectre quand j'arrivai au château. Je me traînai -jusqu'au salon sans rencontrer personne que Saint-Jean, qui fit un cri -de terreur en m'apercevant et qui disparut sans répondre à mes -questions. - -Le salon était vide. Le métier d'Edmée, enseveli sous la toile verte -que sa main ne devait peut-être plus soulever, me fit l'effet d'une -bière sous un linceul. Le grand fauteuil de mon oncle n'était plus -dans le coin de la cheminée; mon portrait, que j'avais fait faire à -Philadelphie et que j'avais envoyé pendant la guerre d'Amérique, avait -été enlevé de la muraille. C'étaient des indices de mort et de -malédiction. - -Je sortis à la hâte de cette pièce et je montai l'escalier avec la -hardiesse que donne l'innocence, mais avec le désespoir dans l'âme. -J'allai droit à la chambre d'Edmée, et je tournai la clef aussitôt -après avoir frappé. Mlle Leblanc vint à ma rencontre, fit de grands -cris et s'enfuit en cachant son visage dans ses mains, comme si elle -eût vu paraître une bête féroce. Qui donc avait pu répandre -d'affreux soupçons sur moi? L'abbé avait-il été assez peu loyal pour -le faire? Je sus plus tard qu'Edmée, quoique ferme et généreuse dans -ses instants lucides, m'avait accusé tout haut dans le délire. - -Je m'approchai de son lit, et, en proie moi-même au délire, sans -songer que mon aspect inattendu pouvait lui porter le coup de la mort, -j'écartai les rideaux d'une main avide et je regardai Edmée. Jamais je -n'ai vu une beauté plus surprenante. Ses grands yeux noirs avaient -grandi encore de moitié et brillaient d'un éclat extraordinaire, -quoique sans expression, comme des diamants. Ses joues tendues et -décolorées, ses lèvres aussi blanches que ses joues, lui donnaient -l'aspect d'une belle tête de marbre. Elle me regarda fixement, avec -aussi peu d'émotion que si elle eût regardé un tableau ou un meuble, -et, retournant un peu son visage vers la muraille, elle dit avec un -sourire mystérieux: - ---C'est la fleur qu'on appelle _Edmea sylvestris._ - -Je tombai à genoux, je pris sa main, je la couvris de baisers, -j'éclatai en sanglots; elle ne s'aperçut de rien. Sa main immobile et -glacée resta dans la mienne comme un morceau d'albâtre. - - - - -XXIII - - -L'abbé entra et me salua d'un air sombre et froid, puis il me fit -signe, et, m'éloignant du lit: - ---Vous êtes un insensé! me dit-il. Retournez chez vous, ayez la -prudence de ne pas venir ici; c'est tout ce qui vous reste à faire. - ---Et depuis quand, m'écriai-je transporté de fureur, avez-vous le -droit de me chasser du sein de ma famille? - ---Hélas! vous n'avez plus de famille, répondit-il avec un accent de -douleur qui me désarma. D'un père et d'une fille, il ne reste plus que -deux fantômes chez qui la vie morale est éteinte et que la vie -physique va bientôt abandonner. Respectez les derniers instants de ceux -qui vous ont aimé. - ---Et comment puis-je témoigner mon respect et ma douleur en les -abandonnant? répondis-je atterré. - ---À cet égard, dit l'abbé, je ne veux et ne dois rien vous dire, car -vous savez que votre présence est ici une témérité et une -profanation. Partez. Quand _ils ne seront plus_ (ce qui ne peut tarder), -si vous avez des droits sur cette maison, vous y reviendrez, et vous ne -m'y trouverez certainement pas pour vous les contester ou pour vous les -confirmer. En attendant, comme je ne connais pas ces droits, je crois -pouvoir prendre sur moi de faire respecter jusqu'au bout ces deux -saintes agonies. - ---Malheureux! m'écriai-je, je ne sais à quoi tient que je ne te mette -en pièces! Quel abominable caprice te pousse à me retourner vingt fois -le poignard dans le sein? Crains-tu que je ne survive à mon malheur? Ne -sais-tu pas que trois cercueils sortiront ensemble de cette maison? -Crois-tu que je vienne chercher ici autre chose qu'un dernier regard et -une dernière bénédiction? - ---Dites un dernier _pardon_, répondit l'abbé d'une voix sinistre et -avec un geste d'inexorable condamnation. - ---Je dis que vous êtes fou! m'écriai-je, et que, si vous n'étiez pas -un prêtre, je vous briserais dans ma main pour la manière dont vous me -parlez. - ---Je vous crains peu, monsieur, me répondit-il. M'ôter la vie serait -me rendre un grand service; mais je suis fâché que vous confirmiez par -vos menaces et votre emportement les accusations qui portent sur votre -tête. Si je vous voyais touché de repentir, je pleurerais avec vous; -mais votre assurance me fait horreur. Jusqu'ici, je n'avais vu en vous -qu'un fou furieux; aujourd'hui, je crois voir un scélérat. -Retirez-vous. - -Je tombai sur un fauteuil, suffoqué de rage et de douleur. Un instant, -j'espérai que j'allais mourir. Edmée expirante à côté de moi, et en -face de moi un juge saisi d'une telle conviction, que, de doux et timide -qu'il était par nature, il se faisait rude et implacable! La perte de -celle que j'aimais me précipitait vers le désir de la mort; mais -l'accusation horrible qui pesait sur moi réveillait mon énergie. - -Je ne pouvais croire qu'une telle accusation tint un seul instant contre -l'accent de la vérité. Je m'imaginais qu'il suffirait d'un regard et -d'un mot de moi pour la faire tomber; mais je me sentais si consterné, -si profondément blessé, que ce moyen de défense m'était refusé; et -plus l'opprobre du soupçon s'appesantit sur moi, plus je compris qu'il -est presque impossible de se défendre avec succès quand on n'a pour -soi que la fierté de l'innocence méconnue. - -Je restais accablé sans pouvoir proférer une parole. Il me semblait -qu'une voûte de plomb me pesait sur le crâne. La porte se rouvrit, et -Mlle Leblanc, s'approchant de moi d'un air haineux et guindé, me dit -qu'une personne qui était sur l'escalier demandait à me parler. Je -sortis machinalement et je trouvai Patience qui m'attendait, les bras -croisés, dans son attitude la plus austère et avec une expression de -visage qui m'eût commandé le respect et la crainte si j'eusse été -coupable. - ---Monsieur de Mauprat, dit-il, il est nécessaire que j'aie avec vous un -entretien particulier; voulez-vous bien me suivre jusque chez moi? - ---Oui, je le veux, répondis-je. Je supporterai toutes les humiliations, -pourvu que je sache ce qu'on veut de moi et pourquoi l'on se plaît à -outrager le plus infortuné des hommes. Marche, Patience, et va vite, je -suis pressé de revenir ici. - -Patience marcha devant moi d'un air impassible, et, quand nous fûmes -arrivés à sa maisonnette, nous vîmes mon pauvre sergent qui venait -d'arriver aussi à la hâte. Ne trouvant pas de cheval pour me suivre et -ne voulant pas me quitter, il était venu à pied et si vite, qu'il -était baigné de sueur. Il se releva néanmoins avec vivacité du banc -sur lequel il s'était jeté sous le berceau de vigne, pour venir à -notre rencontre. - ---Patience! s'écria-t-il d'un ton dramatique qui m'eût fait sourire -s'il m'eût été possible d'avoir une lueur de gaieté dans de tels -instants. Vieux fou!... Calomniateur à votre âge?... Fi! monsieur... -Perdu par la fortune... vous l'êtes... oui. - -Patience, toujours impassible, leva les épaules et dit à son ami: - ---Marcasse, vous ne savez ce que vous dites. Allez vous reposer au bout -du verger. Vous n'avez rien à faire ici, et je ne puis parler qu'à -votre maître. Allez, je le veux, ajouta-t-il en le poussant de la main -avec une autorité à laquelle le sergent, quoique fier et chatouilleux, -céda par instinct et par habitude. - -Quand nous fumes seuls, Patience entra en matière et procéda à un -interrogatoire que je résolus de subir afin d'obtenir plus vite -moi-même l'éclaircissement de ce qui se passait autour de moi. - ---Voulez-vous bien, monsieur, me dit-il, m'apprendre ce que vous comptez -faire maintenant? - ---Je compte rester dans ma famille, répondis-je, tant que j'aurai une -famille, et, quand je n'aurai plus de famille, ce que je ferai -n'intéresse personne. - ---Mais, monsieur, reprit Patience, si on vous disait que vous ne pouvez -pas rester dans votre famille sans porter le coup de la mort à l'un ou -à l'autre de ses membres, vous obstineriez-vous à y rester? - ---Si j'étais convaincu qu'il en fût ainsi, répondis-je, je ne me -montrerais pas devant eux; j'attendrais, au seuil de leur porte, ou le -dernier jour de leur vie ou celui de leur rétablissement pour leur -redemander une tendresse que je n'ai pas cessé de mériter... - ---Ah! nous en sommes là! dit Patience avec un sourire de mépris. Je ne -l'aurais pas cru. Au reste, j'en suis bien aise, c'est plus clair. - ---Que voulez-vous dire? m'écriai-je. Parlez, misérable! -expliquez-vous. - ---Il n'y a ici que vous de misérable, répondit-il froidement et -s'asseyant sur son unique escabeau, tandis que je restais debout devant -lui. - -Je voulais à tout prix qu'il s'expliquât. Je me contins, j'eus même -l'humilité de dire que j'écouterais un bon conseil s'il consentait à -me répéter les paroles qu'Edmée avait prononcées aussitôt après -l'événement, et celles qu'elle disait encore aux heures de la fièvre. - ---Non, certes, répondit Patience avec dureté; vous n'êtes pas digne -d'entendre un mot de cette bouche, et ce ne sera pas moi qui vous les -redirai. Qu'avez-vous besoin de les savoir? Espérez-vous cacher -désormais quelque chose aux hommes? Dieu vous a vu, il n'y a pas de -secret pour lui. Partez, restez à la Roche-Mauprat, tenez-vous -tranquille, et, quand votre oncle sera mort, que vos affaires seront -réglées, quittez le pays. Si vous m'en croyez même, quittez-le dès -à présent. Je ne veux pas vous faire poursuivre, à moins que vous ne -m'y forciez par votre conduite. Mais d'autres que moi ont, sinon la -certitude, du moins le soupçon de la vérité. Avant qu'il soit deux -jours, un mot dit au hasard dans le public, l'indiscrétion d'un -domestique, peuvent éveiller l'attention de la justice, et de là à -l'échafaud, quand on est coupable, il n'y a qu'un pas. Je ne vous -haïssais point, j'ai même eu de l'amitié pour vous; croyez donc ce -bon conseil que vous vous dites disposé à recevoir. Partez, ou -tenez-vous caché et prêt à fuir. Je ne voudrais pas votre perte, -Edmée ne la voudrait pas non plus... ainsi... Entendez-vous? - ---Vous êtes insensé de croire que j'écouterai un semblable conseil. -Moi, me cacher! moi, fuir comme un coupable! vous n'y songez pas! Allez, -allez, je vous brave tous. Je ne sais quelle fureur et quelle haine vous -rongent, vous liguent contre moi; je ne sais pourquoi vous voulez -m'empêcher de voir mon oncle et ma cousine; mais je méprise vos -folies. Ma place est ici, je ne m'en éloignerai que sur l'ordre formel -de ma cousine ou de mon oncle, et encore faudra-t-il que j'entende cet -ordre sortir de leur bouche; car je ne me laisserai transmettre d'avis -par aucun étranger. Ainsi donc, merci de votre sagesse, monsieur -Patience, la mienne ici suffira. Je vous salue. - -Je m'apprêtais à sortir de la chaumière, lorsqu'il s'élança -au-devant de moi, et un instant je le vis disposé à employer la force -pour me retenir. Malgré son âge avancé, malgré ma grande taille et -ma force athlétique, il était encore capable de soutenir une lutte de -ce genre peut-être avec avantage. Petit, voûté, large des épaules, -c'était un hercule. - -Il s'arrêta pourtant au moment où il levait le bras sur moi, et, saisi -d'un de ces accès de vive sensibilité auxquels il était sujet dans -les moments de sa plus grande rudesse, il me regarda d'un air attendri -et me parla avec douceur. - ---Malheureux! me dit-il, toi que j'ai aimé comme mon enfant, car je te -regardais comme le frère d'Edmée, ne cours pas à ta perte. Je t'en -supplie au nom de celle que tu as assassinée et que tu aimes encore, je -le sais, mais que tu ne peux plus revoir. Crois-moi, ta famille était, -hier encore, un vaisseau superbe dont tu tenais le gouvernail; -aujourd'hui c'est un vaisseau échoué qui n'a plus ni voile ni pilote; -il faut que les mousses fassent la manœuvre, comme dit l'ami Marcasse. -Eh bien, mon pauvre naufragé, ne vous obstinez pas à vous noyer; je -vous tends la corde, prenez-la; un jour de plus, et il sera trop tard. -Songez que, si la justice s'empare de vous, celui qui essaye aujourd'hui -de vous sauver sera obligé demain de vous accuser et de vous condamner. -Ne me forcez pas à faire une chose dont la seule pensée m'arrache des -larmes. Bernard, vous avez été aimé, mon enfant, vivez encore -aujourd'hui sur le passé. - -Je fondis en larmes, et le sergent, qui rentra en cet instant, se mit à -pleurer aussi et à me supplier de retourner à la Roche-Mauprat. Mais -bientôt je me relevai, et les repoussant: - ---Je sais que vous êtes des hommes excellents, leur dis-je; vous êtes -généreux et vous m'aimez bien, puisque, me croyant souillé d'un crime -effroyable, vous songez encore à me sauver la vie. Mais rassurez-vous, -mes amis, je suis pur de ce crime, et je désire, au contraire, qu'on -cherche des éclaircissements qui m'absoudront, soyez-en sûrs. Je dois -à ma famille de vivre jusqu'à ce que mon honneur soit réhabilité. -Ensuite, si je suis condamné à voir périr ma cousine, comme je n'ai -qu'elle à aimer sur la terre, je me ferai sauter la cervelle. Pourquoi -donc serais-je accablé? Je ne tiens pas à la vie. Que Dieu rende -douces et sereines les dernières heures de celle à qui je ne survivrai -certainement pas! c'est tout ce que je lui demande. - -Patience secoua la tête d'un air sombre et mécontent. Il était si -convaincu de mon crime, que toutes mes dénégations m'aliénaient sa -pitié. Marcasse m'aimait quand même; mais je n'avais pour garant de -mon innocence que moi seul au monde. - ---Si vous retournez au château, vous allez jurer ici de ne pas rentrer -dans la chambre de votre cousine ou de votre oncle sans l'autorisation -de l'abbé! s'écria Patience. - ---Je jure que je suis innocent, répondis-je, et que je ne me laisserai -convaincre de crime par personne. Arrière tous deux! laissez-moi. -Patience, si vous croyez qu'il soit de votre devoir de me dénoncer, -allez, faites-le; tout ce que je désire, c'est qu'on ne me condamne pas -sans m'entendre; j'aime mieux le tribunal des lois que celui de -l'opinion. - -Je m'élançai hors de la chaumière et je retournai au château. -Cependant, ne voulant pas faire d'esclandre devant les valets et sachant -bien qu'on ne pourrait me cacher le véritable état d'Edmée, j'allai -m'enfermer dans la chambre que j'habitais ordinairement. - -Mais, au moment où j'en sortais, vers le soir, pour savoir des -nouvelles des deux malades, Mlle Leblanc me dit de nouveau qu'on me -demandait dehors. Je remarquai sur son visage une double expression de -satisfaction et de peur. Je compris qu'on venait m'arrêter, et je -pressentis (ce qui était vrai) que Mlle Leblanc m'avait dénoncé. Je -me mis à la fenêtre, et je vis dans la cour des cavaliers de la -maréchaussée. - ---C'est bien, dis-je, il faut que mon destin s'accomplisse. - -Mais, avant de quitter, pour toujours peut-être, cette maison où je -laissais mon âme, je voulus revoir Edmée pour la dernière fois. Je -marchai droit à sa chambre. Mlle Leblanc voulut se jeter en travers de -la porte; je la poussai si rudement, qu'elle tomba, et se fit, je crois, -un peu de mal. Elle remplit la maison de ses cris et fit grand bruit -plus tard, dans les débats, de ce qu'il lui plaisait d'appeler une -tentative d'assassinat sur sa personne. J'entrai donc chez Edmée; j'y -trouvai l'abbé et le médecin. J'écoutai en silence ce que disait -celui-ci. J'appris que les blessures n'étaient pas mortelles par -elles-mêmes, qu'elles ne seraient même pas très graves, si une -violente irritation du cerveau ne compliquait le mal et ne faisait -craindre le tétanos. Ce mot affreux tomba sur moi comme un arrêt de -mort. À la suite de blessures reçues à la guerre, j'avais vu en -Amérique beaucoup de personnes mourir de cette terrible maladie. Je -m'approchai du lit. L'abbé était si consterné, qu'il ne songea point -à m'en empêcher. Je pris la main d'Edmée, toujours insensible et -froide. Je la baisai une dernière fois, et, sans dire un seul mot aux -autres personnes, j'allai me livrer à la maréchaussée. - - - - -XXIV - - -Je fus immédiatement enfermé dans la prison de la prévôté, à la -Châtre; le lieutenant criminel au bailliage d'Issoudun prit en main -l'assassinat de Mlle de Mauprat et obtint permission de faire publier un -monitoire le lendemain. Il se rendit au village de Sainte-Sévère et -dans les fermes des environs du bois de la Curat, où l'événement -s'était passé, et reçut les dépositions de plus de trente témoins. -Je fus décrété de prise de corps huit jours après mon arrestation. -Si j'avais eu l'esprit assez libre, ou si quelqu'un se fût intéressé -à moi, cette infraction à la loi et beaucoup d'autres, qui eurent lieu -durant le procès, auraient pu être hardiment invoquées en ma faveur -et eussent prouvé qu'une haine cachée présidait aux poursuites. Dans -tout le cours de l'affaire, une main invisible dirigea tout avec une -célérité et une âpreté implacables. - -La première instruction n'avait produit qu'une seule charge contre moi, -celle de Mlle Leblanc. Tandis que tous les chasseurs déclaraient ne -rien savoir et n'avoir aucune raison de regarder cet accident comme un -meurtre volontaire, Mlle Leblanc, qui me haïssait de longue main pour -quelques plaisanteries que je m'étais permises sur son compte, et qui, -d'ailleurs, avait été gagnée, comme on l'a su depuis, déclara -qu'Edmée, au sortir de son premier évanouissement, étant sans fièvre -et raisonnant fort bien, lui avait confié, en lui recommandant le -secret, qu'elle avait été insultée, menacée, jetée à bas de son -cheval et enfin assassinée par moi. Cette méchante fille, s'emparant -des révélations qu'Edmée avait faites dans la fièvre, composa assez -habilement un récit complet et l'embellit de toutes les richesses de sa -haine. Dénaturant les paroles vagues et les impressions délirantes de -sa maîtresse, elle affirma par serment qu'Edmée m'avait vu diriger le -canon de ma carabine sur elle en disant: «Je te l'ai promis, tu ne -mourras que de ma main.» - -Saint-Jean, interrogé le même jour, déclara ne rien savoir que ce que -Mlle Leblanc lui avait raconté dans la soirée, et son récit fut -exactement conforme à la déposition précédente. Saint-Jean était un -honnête homme, mais froid et borné. Par amour de la ponctualité, il -n'omit aucun des renseignements oiseux qui pouvaient être mal -interprétés contre moi. Il assura que j'avais toujours été bizarre, -brouillon, fantasque; que j'étais sujet à des maux de tête durant -lesquels je ne me connaissais plus; qu'en proie plusieurs fois déjà à -des crises nerveuses, j'avais parlé de sang et de meurtre à une -personne que je croyais toujours voir; enfin que j'étais d'un -caractère tellement emporté, que j'étais _capable de jeter n'importe -quoi à la tête d'une personne, quoique pourtant je ne me fusse jamais -porté, à sa connaissance, à aucun excès de ce genre._ Telles sont -souvent les dépositions qui décident de la vie et de la mort en -matière criminelle. - -Patience fut introuvable le jour de cette enquête. L'abbé déclara -qu'il avait des idées si incertaines sur l'événement, qu'il subirait -toutes les peines infligées aux témoins récalcitrants plutôt que de -s'expliquer avant un plus ample informé. Il engagea le lieutenant -criminel à lui donner du temps, promettant sur l'honneur de ne pas se -dérober à l'action de la justice, et représentant qu'il pouvait -acquérir au bout de quelques jours, par l'examen des choses, une -conviction quelconque; et en ce cas il s'engageait à s'expliquer -nettement, soit pour, soit contre moi. Ce délai fut accordé. - -Marcasse dit que, si j'étais l'auteur des blessures de Mlle de Mauprat, -ce dont il commençait à douter beaucoup, j'en étais du moins l'auteur -involontaire. Il engageait son honneur et sa vie sur cette assertion. - -Tel fut le résultat de la première information. Elle fut continuée à -différentes reprises les jours suivants, et plusieurs faux témoins -affirmèrent qu'ils m'avaient vu assassiner Mlle de Mauprat, après -avoir vainement essayé de la faire céder à mes désirs. - -Un des plus funestes moyens de l'ancienne procédure était le -monitoire; on appelait ainsi un avertissement par voie de prédication, -lancé par l'évêque et proclamé par tous les curés, aux habitants de -leur paroisse, enjoignant de rechercher et de révéler tous les faits -qui viendraient à leur connaissance sur le crime dont on informait. Ce -moyen était un reflet adouci du principe inquisitorial qui régnait -plus ouvertement dans d'autres contrées. La plupart du temps, le -monitoire, institué d'ailleurs pour perpétuer au nom de la religion -l'esprit de délation, était un chef-d'œuvre d'atrocité ridicule; on -y supposait souvent le crime et toutes les circonstances imaginaires que -la passion des plaignants avait besoin de prouver; c'était la -publication d'un thème tout fait sur lequel, pour gagner quelque -argent, le premier coquin venu pouvait faire une déposition mensongère -dans l'intérêt du plus offrant... Le monitoire avait pour effet -inévitable, quand la rédaction en était partiale, de soulever contre -l'accusé la haine publique. Les dévots surtout, recevant du clergé -leur opinion toute faite, poursuivaient la victime avec acharnement, et -c'est ce qui eut lieu pour moi, d'autant plus que le clergé de la -province joua en ceci un autre rôle occulte qui faillit décider de mon -sort. - -L'affaire, portée en cour criminelle au présidial de Bourges, fut -instruite en très peu de jours. - -Vous pouvez imaginer le sombre désespoir auquel je fus en proie. Edmée -était dans un état de plus en plus déplorable, sa raison était -complètement égarée. J'étais sans inquiétude sur l'issue du -procès; je ne pensais pas qu'il fût possible de me convaincre d'un -crime que je n'avais pas commis; mais que m'importaient l'honneur et la -vie si Edmée ne devait pas retrouver la faculté de me réhabiliter -vis-à-vis d'elle-même? Je la considérais comme morte, morte en me -maudissant! Aussi j'étais irrévocablement décidé à me tuer -aussitôt après mon arrêt, quel qu'il fût. Je m'imposais comme un -devoir de subir la vie jusque-là et de faire ce qui serait nécessaire -pour le triomphe de la vérité; mais j'étais accablé d'une telle -stupeur, que je ne m'informais pas même de ce qu'il y avait à faire. -Sans l'esprit et le zèle de mon avocat, sans le dévouement admirable -de Marcasse, mon incurie m'eût abandonné au sort le plus funeste. - -Marcasse passait toutes ses journées à courir et à s'employer pour -moi. Le soir, il venait se jeter sur une botte de paille au pied de mon -lit de sangle; et, après m'avoir donné des nouvelles d'Edmée et de -mon oncle, qu'il allait voir tous les jours, il me racontait le -résultat de ses démarches. Je lui serrais la main avec tendresse; -mais, la plupart du temps, absorbé par ce qu'il venait de me dire sur -Edmée, je ne l'entendais point sur le reste. - -Cette prison de la Châtre, ancienne forteresse des Elevains de Lombaud, -seigneurs de la province, ne consistait plus alors qu'en une formidable -tour carrée, noircie par les siècles et plantée sur le roc au revers -d'un ravin où l'Indre forme un vallon étroit, sinueux et riche de la -plus belle végétation. La saison était magnifique. Ma chambre, -placée au plus haut de la tour, recevait les rayons du soleil levant, -qui projetait, d'un horizon à l'autre, les ombres grêles et -gigantesques d'un triple rideau de peupliers. Jamais paysage plus riant, -plus frais et plus pastoral ne s'offrit aux regards d'un prisonnier; -mais de quoi pouvais-je jouir? Il y avait des paroles de mort et -d'outrage dans toutes les brises qui passaient dans les violiers de la -muraille crevassée. Chaque son rustique, chaque refrain de cornemuse -qui montait vers moi, semblaient renfermer une insulte ou signaler un -profond mépris pour ma douleur. Il n'y avait pas jusqu'au bêlement des -troupeaux qui ne me parût l'expression de l'oubli et de -l'indifférence. - -Marcasse avait depuis quelque temps une idée fixe: il pensait qu'Edmée -avait été assassinée par Jean de Mauprat. Cela pouvait être; mais, -comme je n'avais à cet égard aucune probabilité à faire valoir, je -lui imposai silence dès qu'il m'en parla. Il ne me convenait pas de -chercher à me disculper aux dépens d'autrui. Quoique Jean de Mauprat -fût capable de tout, il était possible que la pensée ne lui fût -jamais venue de commettre ce crime, et, n'ayant pas entendu parler de -lui depuis plus de six semaines, il me semblait qu'il y aurait eu de la -lâcheté à l'inculper. Je persistais à croire qu'un des chasseurs de -la battue avait tiré sur Edmée par mégarde et qu'un sentiment de -crainte et de honte l'empêchait d'avouer son malheur. Marcasse eut le -courage d'aller voir tous ceux qui avaient pris part à cette chasse, et -de les supplier, avec toute l'éloquence dont le ciel l'avait doué, de -ne pas craindre le châtiment d'un meurtre involontaire et de ne pas -laisser charger un innocent à leur place. Toutes ces démarches furent -sans résultat, et les réponses d'aucun des chasseurs ne purent laisser -à mon pauvre ami l'espérance de trouver là une révélation du -mystère qui nous enveloppait. - -Je fus transféré à Bourges, dans l'ancien château des ducs de Berry, -qui sert désormais de prison. Ce fut une grande douleur pour moi -d'être séparé de mon fidèle sergent. On lui eût permis de me -suivre; mais il craignait d'être arrêté bientôt, à la suggestion de -mes ennemis (car il persistait à me croire poursuivi par des haines -cachées), et de se trouver par là hors d'état de me servir. Il -voulait donc ne pas perdre un instant pour continuer ses recherches tant -qu'on ne l'_appréhenderait pas au corps._ - -Deux jours après mon installation à Bourges, Marcasse produisit un -acte dressé à sa réquisition par deux notaires de la Châtre, par -lequel, d'après les dépositions de dix témoins, on constatait qu'un -frère mendiant avait rôdé, tous les jours antérieurs à celui de -l'assassinat dans la Varenne, paru sur divers points à des distances -très rapprochées, et notamment couché à Notre-Dame de Pouligny la -veille de l'événement. Marcasse prétendait que ce moine était Jean -de Mauprat; deux femmes déposèrent qu'elles avaient cru le -reconnaître, soit pour Jean, soit pour Gaucher de Mauprat, qui lui -ressemblait beaucoup. Mais ce Gaucher était mort noyé dans un étang, -le lendemain de la prise du donjon, et toute la ville de la Châtre -ayant vu, le jour de l'assassinat d'Edmée, le trappiste conduire, -depuis le matin jusqu'au soir, avec le prieur des carmes, la procession -et les offices au pèlerinage de Vaudevant, ces dépositions, loin de -m'être favorables, firent le plus mauvais effet et jetèrent de -l'odieux sur ma défense. Le trappiste fit victorieusement prouver son -alibi, et le prieur des carmes l'aida à répandre que j'étais un -infâme scélérat. Ce fut un temps de triomphe pour Jean de Mauprat; il -disait hautement qu'il était venu se remettre à ses juges naturels -pour subir la peine due à ses fautes passées, et personne ne voulait -admettre la pensée de poursuivre un si saint homme. Le fanatisme qu'il -inspirait dans notre province éminemment dévote était tel, qu'aucun -magistrat n'eût osé braver l'opinion publique en faisant sévir contre -lui. Dans ses dépositions, Marcasse raconta l'apparition mystérieuse -et inexplicable du trappiste à la Roche-Mauprat, ses démarches pour -s'introduire auprès de M. Hubert et de sa fille, l'insolence qu'il -avait eue d'aller les effrayer jusque dans leurs appartements, et les -efforts du prieur des carmes pour obtenir de moi des sommes -considérables en faveur de ce personnage. Toutes ces dépositions -furent traitées comme un roman, car Marcasse avouait n'avoir été -témoin d'aucune des apparitions du trappiste, et ni le chevalier ni sa -fille n'étaient en état de témoigner. Mes réponses aux divers -interrogatoires que je subis confirmèrent, il est vrai, ces récits; -mais, comme je déclarai avec une parfaite sincérité que depuis deux -mois le trappiste ne m'avait donné aucun sujet d'inquiétude ou de -mécontentement, et comme je me refusai à lui attribuer le meurtre, il -sembla, pendant quelques jours, que le trappiste dût être à jamais -réhabilité dans l'opinion publique. Mon peu d'animosité contre lui -n'adoucit pourtant pas celle de mes juges. On usa des pouvoirs -arbitraires qu'avait la magistrature des temps passés, surtout au fond -des provinces, et on paralysa tous les moyens de mon avocat par une -précipitation féroce. Plusieurs personnages de robe que je ne veux pas -désigner se livrèrent sur mon compte, et publiquement, à des -déclamations qui eussent dû les faire récuser au tribunal de la -dignité et de la morale humaines. Ils intriguèrent auprès de moi pour -m'amener à des révélations et me promirent presque un arrêt -favorable si j'avouais au moins avoir blessé Mlle de Mauprat par -mégarde. Le mépris avec lequel je reçus ces ouvertures acheva de me -les aliéner. Étranger à toute intrigue, dans un temps où la justice -et la vérité ne pouvaient triompher sans l'intrigue, je fus la proie -de deux ennemis redoutables, le clergé et la robe: le premier, que -j'avais offensé dans la personne du prieur des carmes, et la seconde, -dont j'étais haï à cause des prétendants qu'Edmée avait repoussés, -et dont le plus rancuneux tenait de près au personnage le plus éminent -du présidial. - -Néanmoins quelques hommes intègres auxquels j'étais à peu près -inconnu prirent intérêt à mon sort, en raison des efforts qui furent -faits pour me rendre odieux. L'un d'eux, M. E..., qui ne manquait pas -d'influence, car il était frère de l'intendant de la province et se -trouvait en rapport avec tous les délégués, me servit par les -excellents avis qu'il ouvrit pour jeter du jour sur cette affaire -embarrassante. - -Patience eût pu servir mes ennemis sans le vouloir, par la conviction -où il était de ma culpabilité; mais il ne le voulait pas. Il avait -repris sa vie errante dans les bois, et, sans se cacher, il était -insaisissable. Marcasse était fort inquiet de ses intentions et ne -comprenait rien à sa conduite. Les cavaliers de la maréchaussée -étaient furieux de voir un vieillard se jouer d'eux sans sortir du -rayon de quelques lieues de pays. Je pense qu'avec les habitudes et la -constitution de ce vieillard, il eût pu vivre des années dans la -Varenne sans tomber entre leurs mains et sans éprouver le besoin de se -rendre, que l'ennui et l'effroi de la solitude suggèrent, la plupart du -temps, aux grands criminels eux-mêmes. - - - - -XXV - - -Le jour des débats arriva. Je m'y rendis avec calme, mais l'aspect de -la foule m'attrista profondément. Je n'avais là aucun appui, aucune -sympathie. Il me semblait que c'eût été une raison pour trouver du -moins cette apparence de respect que le malheur et l'état d'abandon -réclament. Je ne vis sur tous les visages qu'une brutale et insolente -curiosité. Des jeunes filles du peuple se récrièrent tout haut à mes -oreilles sur ma bonne mine et ma jeunesse. Un grand nombre de femmes, -appartenant à la noblesse et à la finance, étalaient aux tribunes de -brillantes toilettes, comme s'il se fût agi d'une fête. Grand nombre -de capucins montraient leur crâne rasé au milieu d'une populace qu'ils -excitaient contre moi, et des rangs serrés de laquelle j'entendais -sortir les appellations de brigand, d'impie et de bête farouche. Les -hommes à la mode du pays se dandinaient aux bancs d'honneur et -s'exprimaient sur ma passion en termes de ruelles. J'entendais et je -voyais tout avec la tranquillité d'un profond dégoût de la vie, et -comme un voyageur, arrivé au terme de sa course, voit avec -indifférence et lassitude les agitations de ceux qui repartent pour un -but plus lointain. - -Les débats commencèrent avec cette solennité emphatique qui -caractérise dans tous les temps l'exercice des fonctions de la -magistrature. Mon interrogatoire fut court, malgré la quantité -innombrable de questions qui me furent adressées sur toute ma vie. Mes -réponses déjouèrent singulièrement les espérances de la curiosité -publique et abrégèrent de beaucoup la séance. Je me renfermai dans -trois réponses principales et dont le fond était invariable: 1° à -toutes celles qui concernaient mon enfance et mon éducation, je -répondis que je n'étais point sur le banc des accusés pour faire le -métier d'accusateur; 2° à celles qui portèrent sur Edmée et sur la -nature de mes sentiments et de mes relations avec elle, je répondis que -le mérite et la réputation de Mlle de Mauprat ne permettaient pas -même la plus simple question sur la nature de ses relations avec un -homme quelconque; que, quant à mes sentiments, je n'en devais compte à -personne; 3° à celles qui eurent pour but de me faire avouer mon -prétendu crime, je répondis que je n'étais pas même l'auteur -involontaire de l'accident. J'entrai par réponses monosyllabiques dans -le détail des circonstances qui avaient précédé immédiatement -l'événement; mais, sentant que je devais à Edmée autant qu'à -moi-même de taire les mouvements tumultueux qui m'avaient agité, -j'expliquai la scène à la suite de laquelle je l'avais quittée, par -une chute de cheval, et l'éloignement où l'on m'avait trouvé de son -corps gisant, par la nécessité où je m'étais cru de courir après -mon cheval pour l'escorter de nouveau. Malheureusement tout cela -n'était pas clair et ne pouvait pas l'être. Mon cheval avait couru -dans le sens contraire à celui que je disais, et le désordre où l'on -m'avait vu avant que j'eusse connaissance de l'accident n'était pas -suffisamment expliqué par une chute de cheval. On m'interrogeait -surtout sur cette pointe que j'avais faite dans le bois avec ma cousine, -au lieu de suivre la chasse comme nous l'avions annoncé; on ne voulait -pas croire que nous nous fussions égarés, précisément guidés par la -fatalité. On ne pouvait, disait-on, se représenter le hasard comme un -être déraison, armé d'un fusil, attendant Edmée à point nommé à -la tour Gazeau pour l'assassiner au moment où j'aurais le dos tourné -pendant cinq minutes. On voulait que je l'eusse entraînée, soit par -artifice, soit par force, en ce lieu écarté, pour lui faire violence -et lui donner la mort, soit par vengeance de n'y avoir pas réussi, soit -par crainte d'être découvert et châtié de ce crime. - -On fit entendre tous les témoins à charge et à décharge. À vrai -dire, il n'y eut que Marcasse parmi ces derniers qu'on pût réellement -considérer comme tel. Tous les autres affirmaient seulement qu'un -moine, _ayant la ressemblance des Mauprat_, avait erré dans la Varenne -à l'époque fatale et qu'il avait même paru se cacher le soir qui -suivit l'événement. On ne l'avait pas revu depuis. Ces dépositions, -que je n'avais pas provoquées et que je déclarais n'avoir pas -personnellement invoquées, me causèrent beaucoup d'étonnement; car je -vis figurer parmi ces témoins les plus honnêtes gens du pays. Mais -elles n'eurent de poids qu'aux yeux de M. E..., le conseiller qui -s'intéressait réellement à la vérité. Il éleva la voix pour -demander comment il se faisait que M. Jean de Mauprat n'eût pas été -sommé de se présenter pour être confronté avec ces témoins, puisque -d'ailleurs il s'était donné la peine de faire constater son alibi par -des actes. Cette objection ne fut accueillie que par un murmure -d'indignation. Les gens qui ne regardaient pas Jean Mauprat comme un -saint n'étaient pourtant pas en petit nombre; mais ils étaient froids -à mon égard et n'étaient venus là que pour assister à un spectacle. - -L'enthousiasme des cagots fut au comble lorsque le trappiste, sortant -tout à coup de la foule et baissant son capuchon d'une manière -théâtrale, s'approcha hardiment de la barre, en disant qu'il était un -misérable pécheur digne de tous les outrages, mais qu'en cette -occasion, où la vérité était un devoir pour tous, il se regardait -comme obligé de donner l'exemple de la franchise et de la simplicité -en s'offrant de lui-même à toutes les épreuves qui pourraient -éclairer la conscience des juges. Il y eut des trépignements de joie -et de tendresse dans l'auditoire. Le trappiste fut introduit dans -l'enceinte de la cour et confronté avec les témoins, qui déclarèrent -tous, sans hésiter, que le moine qu'ils avaient vu portait le même -habit et avait un air de famille, une sorte de ressemblance éloignée -avec celui-là, mais que ce n'était pas le même, et qu'il ne leur -restait pas un doute à cet égard. - -L'issue de cet incident fut un nouveau triomphe pour le trappiste. -Personne ne se dit que les témoins avaient montré tant de candeur, -qu'il était difficile de croire qu'ils n'eussent point vu réellement -un autre trappiste. Je me souvins en cet instant que, lors de la -première entrevue de l'abbé avec Jean de Mauprat à la fontaine des -Fougères, ce dernier lui avait touché quelques mots d'un sien _frère -en religion_ qui voyageait avec lui et qui avait passé la nuit à la -ferme des Goulets. Je crus devoir communiquer cette réminiscence à mon -avocat, et il alla en conférer tout bas avec l'abbé, qui était sur le -banc des témoins et qui se rappela fort bien cette circonstance sans -pouvoir y ajouter aucun renseignement subséquent. - -Quand ce fut au tour de l'abbé à parler, il se tourna vers moi d'un -air d'angoisse; ses yeux se remplirent de larmes, et il répondit aux -questions de formalité avec trouble et d'une voix éteinte. Il fit un -grand effort sur lui-même pour répondre sur le fond, et enfin il le -fit en ces termes: - ---J'étais dans le bois lorsque M. le chevalier Hubert de Mauprat me -pria de descendre de voiture et d'aller voir ce qu'était devenue sa -fille Edmée, qui s'était écartée de la chasse depuis un temps assez -long pour lui causer de l'inquiétude. Je courus assez loin et trouvai, -à trente pas de la tour Gazeau, M. Bernard de Mauprat dans un grand -désordre. Je venais d'entendre un coup de feu. Je vis qu'il n'avait -plus sa carabine; il l'avait jetée (déchargée, comme le fait a été -constaté) à quelques pas de là. Nous courûmes ensemble jusqu'à Mlle -de Mauprat, que nous trouvâmes à terre percée de deux balles. L'homme -qui nous avait devancés et qui était près d'elle en cet instant -pourrait seul nous dire les paroles qu'il a pu recueillir de sa bouche. -Elle était sans connaissance quand je la vis. - ---Mais vous avez su ponctuellement ces paroles de cette personne, dit le -président; car il existe, dit-on, une liaison d'amitié entre vous et -ce paysan instruit qu'on appelle Patience. - -L'abbé hésita et demanda si les lois de la conscience n'étaient pas -ici en contradiction avec les lois de la procédure; si les juges -avaient le droit de demander à un homme la révélation d'un secret -confié à sa loyauté et de le faire manquer à son serment. - ---Vous avez fait serment ici, par le Christ, de dire la vérité, toute -la vérité, lui répondit-on; c'est à vous de savoir si ce serment -n'est pas plus solennel que tous ceux que vous avez pu faire -précédemment. - ---Mais si j'avais reçu cette confidence sous le sceau de la confession, -dit l'abbé, vous ne m'exhorteriez certainement pas à la révéler. - ---Il y a longtemps, dit le président, que vous ne confessez plus -personne, monsieur l'abbé. - -À cette remarque inconvenante, il y eut de la gaieté sur le visage de -Jean de Mauprat, une gaieté affreuse qui me le représenta tel -qu'autrefois je l'avais vu, se tordant de rire à la vue des souffrances -et des pleurs. - -L'abbé trouva dans le dépit que lui causa cette petite attaque -personnelle la force qui lui eût manqué sans cela. Il resta quelques -instants les yeux baissés. On le crut humilié; mais, au moment où il -se redressa, on vit briller dans son regard la maligne obstination du -prêtre. - ---Tout bien considéré, dit-il d'un ton fort doux, je crois que ma -conscience m'ordonne de taire cette révélation, je la tairai. - ---Aubert, dit l'avocat du roi avec emportement, vous ignorez apparemment -les peines portées par la loi contre les témoins qui se conduisent -comme vous le faites. - ---Je ne les ignore pas, répondit l'abbé d'un ton plus doux encore. - ---Et sans doute votre intention n'est pas de les braver? - ---Je les subirai s'il le faut, repartit l'abbé avec un imperceptible -sourire de fierté et un maintien si parfaitement noble, que toutes les -femmes s'émurent. - -Les femmes sont d'excellents appréciateurs des choses délicatement -belles. - ---C'est fort bien, reprit le ministère public. Persistez-vous dans ce -système de silence? - ---Peut-être, répondit l'abbé. - ---Nous direz-vous si, durant les jours qui ont suivi l'assassinat de -Mlle de Mauprat, vous vous êtes trouvé à portée d'entendre les -paroles qu'elle a proférées, soit dans le délire, soit dans la -lucidité de ses idées? - ---Je ne vous dirai rien de cela, répondit l'abbé. Il serait contre mes -affections et contre toute convenance à mes yeux de redire des paroles -qui, en cas de délire, ne prouveraient absolument rien, et, en cas -d'idée lucide, n'auraient été prononcées que dans l'épanchement -d'une amitié toute filiale. - ---C'est fort bien, dit l'avocat du roi en se levant; la cour sera par -nous requise de délibérer sur votre refus de témoignage en joignant -l'incident au fond. - ---Pour moi, dit le président, en attendant, et en vertu de mon pouvoir -discrétionnaire, j'ordonne qu'Aubert soit arrêté et conduit en -prison. - -L'abbé se laissa emmener avec une tranquillité modeste. Le public fut -saisi de respect, et le plus profond silence régna dans l'assemblée, -malgré les efforts et le dépit des moines et des curés, qui -fulminaient tout bas contre l'hérétique. - -Tous les témoins entendus (et je dois dire que ceux qu'on avait -subornés jouèrent leur rôle très faiblement en public), Mlle Leblanc -comparut pour couronner l'œuvre. Je fus surpris de voir cette fille si -acharnée contre moi et si bien dirigée dans sa haine. Elle avait, -d'ailleurs, des armes bien puissantes pour me nuire. En vertu du droit -d'écouter aux portes et de surprendre tous les secrets de famille que -s'arrogent les laquais, habile d'ailleurs aux interprétations et -féconde en mensonges, elle savait et arrangeait à sa guise la plupart -des faits qu'elle pouvait invoquer pour ma perte. Elle raconta de quelle -manière, sept ans auparavant, j'étais arrivé au château de -Sainte-Sévère à la suite de Mlle de Mauprat, que j'avais soustraite -à la grossièreté et à la méchanceté de mes oncles. - ---Cela soit dit, ajouta-t-elle en se tournant avec une grâce -d'antichambre vers Jean de Mauprat, sans faire allusion au saint homme -qui est dans cette enceinte, et qui, de grand pécheur, est devenu un -grand saint. Mais à quel prix, continua-t-elle en se retournant vers la -cour, ce misérable bandit avait-il sauvé ma chère maîtresse? Il -l'avait déshonorée, messieurs; et toute la suite des jours de la -pauvre demoiselle s'est passée dans les larmes et dans la honte, à -cause de la violence qu'elle avait subie et dont elle ne pouvait pas se -consoler. Trop fière pour confier son malheur à personne et trop -honnête pour tromper aucun homme, elle a rompu avec M. de La Marche, -qu'elle aimait _à la passion_, et qui l'aimait de même: elle a refusé -toutes les demandes en mariage qui lui ont été faites pendant sept -ans, et tout cela par point d'honneur, car elle détestait M. Bernard. -Dans les commencements, elle voulait se tuer; car elle avait fait -aiguiser un petit couteau de chasse de son père, et (M. Marcasse est -là pour le dire, s'il veut s'en souvenir) elle se serait tuée -certainement si je n'avais jeté ce couteau dans le puits de la maison. -Elle songeait aussi à se défendre contre les attaques nocturnes de son -persécuteur; car elle mettait toujours ce couteau, tant qu'elle l'a eu, -sous son oreiller; elle verrouillait tous les soirs la porte de sa -chambre, et plusieurs fois je l'ai vue rentrer pale et près de -s'évanouir, fout essoufflée, comme une personne qui vient d'être -poursuivie et d'avoir une grande frayeur. À mesure que ce monsieur a -_pris de l'éducation_ et des manières, mademoiselle, voyant qu'elle ne -pouvait pas avoir d'autre mari, puisqu'il parlait toujours de tuer tous -ceux qui se présenteraient, espéra qu'il se _corrigerait de sa -férocité_ et lui montra beaucoup de douceur et de bonté. Elle le -soigna même pendant sa maladie, non pas qu'elle l'aimât et -l'_estimât_ autant qu'il a plu à M. Marcasse de le dire dans _sa -version_; mais elle craignait toujours que, dans son délire, il ne -trahît, devant les domestiques ou devant son père, le secret de -l'affront qu'il lui avait fait, et qu'elle avait grand soin de cacher -par pudeur et par fierté. Toutes les dames qui sont ici doivent bien -comprendre cela. Quand la famille alla passer l'hiver de 77 à Paris, M. -Bernard redevint jaloux, despote, et fit tant de menaces de tuer M. de -La Marche, que mademoiselle fut forcée de congédier celui-ci. Après -cela, elle eut des scènes violentes avec Bernard, lui déclara qu'elle -ne l'aimait pas et ne l'aimerait jamais. De colère et de chagrin, car -on ne peut pas nier qu'il n'en fût amoureux _comme un tigre_, il partit -pour l'Amérique, et, pendant les six ans qu'il y passa, ses lettres le -montrèrent fort _amendé._ Quand il revint, mademoiselle avait pris son -parti d'être vieille fille, et elle était redevenue très tranquille. -M. Bernard paraissait devenu, de son côté, assez _bon enfant._ Mais, -à force de la voir tous les jours et d'être sans cesse appuyé sur le -dos de son fauteuil, ou de lui dévider des écheveaux de laine, en lui -parlant tout bas pendant que son père dormait, voilà qu'il en est -redevenu si amoureux, que la tête _lui en a parti._ Je ne veux pas trop -l'accuser, le pauvre malheureux, et crois que sa place est aux -Petites-Maisons plutôt qu'à la potence. Il criait et rugissait toute -la nuit, et lui écrivait des lettres _si bêtes_, qu'elle les lisait en -souriant et les mettait dans sa poche sans y répondre. Au reste, en -voici une que j'ai trouvée sur elle quand je l'ai déshabillée après -le malheureux événement; elle a été percée par une balle et tachée -de sang, mais on peut encore en lire assez pour voir que monsieur avait -souvent l'intention de tuer _mademoiselle._ - -Elle déposa sur le bureau un papier demi-brûlé, demi-sanglant, qui -produisit sur les assistants un mouvement d'horreur, sincère chez -quelques-uns, affecté chez beaucoup d'autres. - -Avant qu'on le lût, elle acheva sa déposition et la termina par des -assertions qui me troublèrent profondément, car je ne distinguais plus -la limite entre la réalité et la perfidie. - ---Depuis son accident, dit-elle, mademoiselle a toujours été entre la -vie et la mort. Elle n'en relèvera certainement pas, quoi qu'en disent -MM. les médecins. J'ose dire que ces messieurs, ne voyant la malade -qu'à de certaines heures, ne connaissent pas sa maladie comme moi, qui -ne l'ai pas quittée une seule nuit. Ils prétendent que les blessures -vont bien, mais que la tête est dérangée. Je dis, moi, que les -blessures vont mal et que la tête va mieux qu'on ne dit. Mademoiselle -déraisonne fort rarement, et, _si elle a à déraisonner_, c'est en -présence de ces messieurs, qui la troublent et l'effrayent. Elle fait -alors tant d'efforts pour ne pas sembler folle, qu'elle le devient; -mais, sitôt qu'on la laisse seule avec moi ou avec Saint-Jean ou avec -M. l'abbé, _qui a fort bien pu dire ce qui en est, s'il l'a voulu_, -elle redevient calme, douce, sensée comme à l'ordinaire. Elle dit -qu'elle souffre à en mourir, bien qu'elle prétende avec MM. les -médecins qu'elle ne souffre presque plus. Elle parle alors de son -meurtrier avec la générosité qui convient à une chrétienne, et -répète cent fois par jour: - -«--Que Dieu lui pardonne dans l'autre vie comme je lui pardonne dans -celle-ci! _Après tout, il faut bien aimer une femme pour la tuer!_ J'ai -eu tort de ne pas l'épouser, il m'aurait peut-être rendue heureuse; je -l'ai porté au désespoir, et il s'est vengé de moi. Chère Leblanc, -garde-toi de jamais trahir le secret que je te confie! Un mot indiscret -le conduirait à l'échafaud, et mon père en mourrait!... - -«La pauvre demoiselle est loin d'imaginer que les choses en sont là, -que je suis sommée par la loi et par la religion de dire ce que je -voudrais taire, et qu'au lieu de venir chercher ici un appareil pour les -douches, je suis venue confesser la vérité. Ce qui me console, c'est -que tout cela sera facile à cacher à M. le chevalier, qui n'a pas plus -sa tête que l'enfant qui vient de naître. Pour moi, j'ai fait mon -devoir; que Dieu soit mon juge!» - -Après avoir ainsi parlé avec une parfaite assurance et une grande -volubilité, Mlle Leblanc se rassit au milieu d'un murmure approbateur, -et on procéda à la lecture de la lettre trouvée sur Edmée. - -C'était bien celle que je lui avais écrite quelques jours avant le -jour funeste. On me la présenta; je ne pus me défendre de porter à -mes lèvres l'empreinte du sang d'Edmée; puis, ayant jeté les yeux sur -l'écriture, je rendis la lettre en déclarant avec calme qu'elle était -de moi. - -La lecture de cette lettre fut mon coup de grâce. La fatalité qui -semble ingénieuse à nuire à ses victimes, voulut (et peut-être une -main infâme contribua-t-elle à cette mutilation) que les passages qui -témoignaient de ma soumission et de mon respect fussent détruits. -Certaines allusions poétiques qui expliquaient et excusaient les -divagations exaltées furent illisibles. Ce qui sauta aux yeux et -s'empara de toutes les convictions, ce furent les lignes restées -intactes qui témoignèrent de la violence de ma passion et de -l'emportement de mes délires. Ce furent des phrases telles que -celles-ci: _J'ai parfois envie de me lever au milieu de la nuit et -d'aller vous tuer! Je l'aurais fait déjà cent fois, si j'étais -assuré de ne plus vous aimer quand vous serez morte. Ménagez-moi, car -il y a deux hommes en moi, et quelquefois le brigand d'autrefois règne -sur l'homme nouveau_, etc. Un sourire de délices passa sur les lèvres -de mes ennemis. Mes défenseurs furent démoralisés, et mon pauvre -sergent lui-même me regarda d'un air désespéré. Le public m'avait -déjà condamné. - -Après cet incident, l'avocat du roi eut beau jeu à déclamer un -réquisitoire fulminant, dans lequel il me présenta comme un pervers -incurable, comme un rejeton maudit d'une souche maudite, comme un -exemple de la fatalité des méchants instincts; et, après s'être -évertué à faire de moi un objet d'horreur et d'épouvante, il essaya, -pour se donner un air d'impartialité et de générosité, de provoquer -en ma faveur la compassion des juges; il voulut prouver que je n'étais -pas maître de moi-même; que ma raison, bouleversée dès l'enfance par -des spectacles atroces et des principes de perversité, n'était pas -complète et n'aurait jamais pu l'être, quels qu'eussent été les -circonstances et le développement de mes passions. Enfin, après avoir -fait de la philosophie et de la rhétorique, au grand plaisir des -assistants, il conclut contre moi à la peine d'interdiction et de -réclusion à perpétuité. - -Quoique mon avocat fût un homme de cœur et de tête, la lettre l'avait -tellement surpris, l'auditoire était si mal disposé pour moi, la cour -donnait publiquement de telles marques d'incrédulité et d'impatience -en l'écoutant (habitude indécente qui s'est perpétuée sur les -sièges de la magistrature de ce pays), que son plaidoyer fut pâle. -Tout ce qu'il parut fondé à demander avec force fut un supplément -d'instruction. Il se plaignit de ce que toutes les formalités n'avaient -pas été remplies, de ce que la justice n'avait pas suffisamment -éclairé toutes les parties de l'affaire, de ce qu'on se hâtait de -juger une cause dont plusieurs circonstances étaient encore -enveloppées de mystère. Il demanda que les médecins fussent appelés -à s'expliquer sur la possibilité de faire entendre Mlle de Mauprat. Il -démontra que la plus importante, la seule importante déposition était -celle de Patience, et que Patience pouvait se présenter au premier jour -et me disculper. Il demanda enfin qu'on fît des recherches pour -retrouver le moine quêteur dont la ressemblance avec les Mauprat -n'avait pas encore été expliquée et avait été affirmée par des -témoins dignes de foi. Il fallait, selon lui, savoir ce qu'était -devenu Antoine de Mauprat et faire expliquer le trappiste à cet égard. -Il se plaignit hautement de ce qu'on l'avait privé de tous ces moyens -de défense en refusant tout délai, et il eut la hardiesse de faire -entendre qu'il y avait de mauvaises passions intéressées à la marche -aveugle et rapide d'une telle procédure. Le président le rappela à -l'ordre; l'avocat du roi répliqua victorieusement que toutes les -formalités étaient remplies, que la cour était suffisamment -éclairée, que la recherche du moine quêteur était une puérilité de -mauvais goût, que Jean de Mauprat avait prouvé la mort de son dernier -frère, arrivée plusieurs années auparavant. La cour se retira pour -délibérer, et, au bout d'une demi-heure, elle rentra et rendit contre -moi un arrêt qui me condamnait à la peine capitale. - - - - -XXVI - - -Quoique la promptitude et la rigidité de cet arrêt fussent une chose -inique et qui frappa de stupeur les plus acharnés contre moi, je reçus -le coup avec un grand calme: je ne m'intéressais plus à rien sur la -terre. Je recommandai à Dieu mon âme et la réhabilitation de ma -mémoire. Je me dis que, si Edmée mourait, je la retrouverais dans un -monde meilleur; que, si elle me survivait et retrouvait la raison, elle -arriverait un jour à l'éclaircissement de la vérité, et qu'alors je -vivrais dans son cœur comme un souvenir cher et douloureux. Irritable -comme je le suis, et toujours disposé à la fureur envers tout ce qui -m'est obstacle ou offense, je m'étonne de la résignation philosophique -et de la fierté silencieuse que j'ai trouvées dans les grandes -occasions de ma vie, et surtout dans celle-là. - -Il était deux heures du matin. L'audience durait depuis quatorze -heures. Un silence de mort planait sur l'assemblée, qui était aussi -attentive, aussi nombreuse qu'au commencement, tant les hommes sont -avides de spectacles. Celui qu'offrait l'enceinte de la cour criminelle -en cet instant était lugubre. Ces hommes en robe rouge, aussi pâles, -aussi absolus, aussi implacables que le Conseil des Dix à Venise; ces -spectres de femmes coiffées de fleurs, que la lueur blafarde des -flambeaux faisait ressembler à des souvenirs de la vie flottant dans -les tribunes au-dessus des prêtres de la mort; les mousquets de la -garde étincelant dans l'ombre des derniers plans; l'attitude brisée de -mon pauvre sergent, qui s'était laissé tomber à mes pieds; la joie -muette et puissante du trappiste, infatigablement debout auprès de la -barre; le son lugubre d'une cloche de couvent qui se mit à sonner les -matines dans le voisinage, au milieu du silence de l'assemblée: -c'était de quoi émouvoir les nerfs des femmes de fermiers généraux -et faire battre les larges poitrines des corroyeurs du parterre. - -Tout à coup, au moment où la cour allait se disperser et annoncer la -levée de la séance, une figure, en tout semblable à celle qu'on -prête au paysan du Danube, trapue, en haillons, pieds nus, à la barbe -longue, aux cheveux en désordre, au front large et austère, au regard -imposant et sombre, se leva au milieu des mouvants reflets dont la foule -était à demi éclairée, et se dressa devant la barre en disant d'une -voix creuse et accentuée: - ---Moi, Jean Le Houx, dit _Patience_, je m'oppose à ce jugement, comme -inique quant au fond et illégal quant à la forme. Je demande qu'il -soit révisé, afin que je puisse faire ma déposition, qui est -nécessaire, souveraine peut-être, et qu'on aurait dû attendre. - ---Et, si vous aviez quelque chose à dire, s'écria l'avocat du roi avec -passion, que ne vous présentiez-vous lorsque vous en avez été requis? -Vous en imposez à la cour en prétendant que vous avez des motifs à -faire valoir. - ---Et vous, répondit Patience d'un ton plus lent et d'une voix plus -creuse encore qu'auparavant, vous en imposez au public en disant que je -n'en ai pas. Vous savez bien que je dois en avoir. - ---Songez où vous êtes, témoin, et rappelez-vous à qui vous parlez. - ---Je le sais trop et je ne dirai rien de trop. Je déclare ici que j'ai -des choses importantes à dire et que je les aurais dites à temps si -vous n'aviez pas _violenté_ le temps. Je veux les dire et je les dirai; -et, croyez-moi, il vaut mieux que je les dise pendant qu'on peut encore -revenir sur la procédure. Cela vaut mieux encore pour les juges que -pour le condamné; car celui-là revit par l'honneur, au moment où les -autres meurent par l'infamie. - ---Témoin, dit le magistrat irrité, l'âcreté et l'insolence de votre -langage seront plus nuisibles qu'avantageuses à l'accusé. - ---Et qui vous dit que je sois favorable à l'accusé? dit Patience d'une -voix de tonnerre. Que savez-vous de moi? Et s'il me plaît de faire -qu'un arrêt illégal et sans force devienne un arrêt puissant et -irrévocable? - ---Comment accorder ce désir de faire respecter les lois, dit le -magistrat, véritablement ébranlé par l'ascendant de Patience, avec -l'infraction que vous avez commise contre elles en ne vous rendant pas -à l'assignation du lieutenant criminel? - ---Parce que je ne voulais pas. - ---Il y a des peines sévères contre ceux dont la volonté ne s'accorde -pas toujours avec les lois du royaume. - ---Possible. - ---Venez-vous avec l'intention de vous y soumettre aujourd'hui? - ---Je viens avec celle de vous les faire respecter. - ---Je vous préviens que, si vous ne changez de ton, je vais vous faire -conduire en prison. - ---Je vous préviens que, si vous aimez la justice et si vous servez -Dieu, vous m'entendrez et suspendrez l'exécution de l'arrêt. Il -n'appartient pas à celui qui apporte la vérité de s'humilier devant -ceux qui la cherchent. Mais, vous qui m'entendez, hommes du peuple dont -les grands ne voudraient sans doute pas se jouer, vous dont on appelle -la voix, _voix de Dieu_, joignez-vous à moi, embrassez la défense de -la vérité, qui va être étouffée peut-être sous de malheureuses -apparences, ou bien qui va triompher par de mauvais moyens. Mettez-vous -à genoux, hommes du peuple, mes frères, mes enfants; priez, suppliez, -obtenez que justice soit faite et colère réprimée. C'est votre -devoir, c'est votre droit et votre intérêt; c'est vous qu'on insulte -et qu'on menace quand on viole les lois. - -Patience parlait avec tant de chaleur, et la sincérité éclatait en -lui avec tant de puissance, qu'il y eut un mouvement sympathique dans -tout l'auditoire. La philosophie était alors trop à la mode chez les -jeunes gens de qualité pour que ceux-ci ne répondissent pas des -premiers à un appel qui ne leur était pourtant pas adressé. Ils se -levèrent avec une impétuosité chevaleresque et se tournèrent vers le -peuple, qui se leva, entraîné par ce noble exemple. Il y eut une -clameur furieuse, et chacun, sentant sa dignité et sa force, oublia les -préventions personnelles pour se réunir dans le droit commun. Ainsi -quelquefois il suffit d'un noble élan et d'une parole vraie pour -ramener les masses égarées par de longs sophismes. - -Le sursis fut accordé, et je fus reconduit à ma prison au milieu des -applaudissements. Marcasse me suivit. Patience se déroba à ma -reconnaissance et disparut. - -La révision de mon jugement ne pouvait se faire que sur un ordre du -grand conseil. Pour ma part, j'étais décidé, avant l'arrêt, à ne -point me pourvoir auprès de cette chambre de cassation de l'ancienne -jurisprudence; mais l'action et le discours de Patience n'avaient pas -moins agi sur mon esprit que sur celui des spectateurs. L'esprit de -lutte et le sentiment de la dignité humaine, engourdis et comme -paralysés en moi par le chagrin, se réveillèrent soudainement, et je -sentis à cette heure que l'homme n'est pas fait pour cette -concentration égoïste du désespoir qu'on appelle ou l'abnégation, ou -le stoïcisme. Nul ne peut abandonner le soin de son honneur sans -abandonner le respect dû au principe de l'honneur. S'il est beau de -sacrifier sa gloire personnelle et sa vie aux mystérieux arrêts de la -conscience, c'est une lâcheté d'abandonner l'une et l'autre aux -fureurs d'une injuste persécution. Je me sentis relevé à mes propres -yeux, et je passai le reste de cette nuit importante à chercher les -moyens de me réhabiliter, avec autant de persévérance que j'en avais -mis à m'abandonner au destin. Avec le sentiment de la force je sentis -renaître celui de l'espérance. Edmée n'était peut-être ni folle ni -frappée de mort. Elle pouvait m'absoudre, elle pouvait guérir. - ---Qui sait? me disais-je, elle m'a peut-être déjà rendu justice; -peut-être est-ce elle qui envoie Patience à mon secours? Sans doute -j'accomplirai son vœu en reprenant courage, en ne me laissant pas -écraser par les fourbes. - -Mais comment obtenir cet ordre du grand conseil? Il fallait une -ordonnance du roi; qui la solliciterait? qui hâterait ces odieuses -lenteurs que la justice sait apporter quand il lui plaît, dans les -mêmes affaires où elle s'est jetée avec une précipitation aveugle? -qui empêcherait mes ennemis de me nuire et de paralyser tous mes -moyens? qui combattrait pour moi, en un mot? L'abbé seul aurait pu le -faire, mais il était en prison à cause de moi. Sa généreuse conduite -dans le procès m'avait prouvé qu'il était encore mon ami, mais son -zèle était enchaîné. Que pouvait Marcasse dans son obscure condition -et son langage énigmatique? Le soir vint, et je m'endormis avec -l'espérance d'un secours céleste, car j'avais prié Dieu avec ferveur. -Quelques heures de sommeil me rafraîchirent, et j'ouvris les yeux au -bruit des verrous qu'on tirait derrière ma porte. Ô Dieu de bonté! -quel fut mon transport en voyant Arthur, mon compagnon d'armes, cet -autre moi-même pour lequel je n'avais pas eu un secret pendant six ans, -s'élancer dans mes bras! Je pleurai comme un enfant en recevant cette -marque d'amour de la Providence. Arthur ne m'accusait pas! il avait -appris à Paris, où les intérêts scientifiques de la bibliothèque de -Philadelphie l'avaient appelé, la triste affaire où j'étais inculpé. -Il avait rompu des lances avec tous ceux qui me chargeaient, et il -n'avait pas perdu un instant pour venir me sauver ou me consoler. - -J'épanchai mon âme dans la sienne avec délices et lui dis ce qu'il -pouvait faire pour moi. Il voulait prendre la poste dès le soir même -pour Paris; mais je le priai de commencer par aller à Sainte-Sévère -me chercher des nouvelles d'Edmée; il y avait quatre mortels jours que -je n'en avais reçu, et Marcasse ne m'en avait d'ailleurs jamais donné -d'aussi exactes et d'aussi détaillées que je les aurais voulues. - ---Rassure-toi, me dit Arthur; par moi, tu sauras la vérité. Je suis -assez bon chirurgien; j'ai le coup d'œil exercé, je pourrai te dire -vraisemblablement ce que tu dois craindre ou espérer; de là, je -partirai immédiatement pour Paris. - -Il m'écrivit dès le surlendemain une lettre longue et détaillée. - -Edmée était dans un état fort extraordinaire. Elle ne parlait pas et -ne paraissait pas souffrir, tant qu'on se bornait à lui épargner toute -espèce d'excitation nerveuse; mais, au premier mot qui pouvait -réveiller la mémoire de ses douleurs, elle tombait en convulsion. -L'isolement moral où elle se trouvait était le plus grand obstacle à -sa guérison. Elle ne manquait de rien quant aux soins physiques; elle -avait deux bons médecins et une garde-malade fort dévouée. Mlle -Leblanc la soignait aussi, sous ce rapport, avec beaucoup de zèle; mais -cette fille dangereuse lui faisait souvent du mal par ses réflexions -déplacées et ses interrogations indiscrètes. Arthur m'assura -d'ailleurs que, si jamais Edmée m'avait cru coupable et s'était -expliquée à cet égard, ce devait être dans une phase précédente de -sa maladie; car, depuis au moins quinze jours, elle était dans un état -d'inertie complète. Elle sommeillait souvent, mais sans dormir tout à -fait; elle digérait quelques breuvages gélatineux et ne se plaignait -jamais; elle répondait par des signes nonchalants et toujours négatifs -aux questions des médecins sur ses souffrances; elle n'exprimait par -aucun signe le souvenir des affections qui avaient rempli sa vie. Sa -tendresse pour son père, ce sentiment si profond et si puissant en -elle, n'était pourtant pas éteint; elle versait souvent des larmes -abondantes, mais alors elle paraissait n'entendre aucun son; c'était en -vain qu'on essayait de lui faire comprendre que son père n'était pas -mort, comme elle semblait le croire. Elle repoussait d'un geste -suppliant, non le bruit (il ne semblait pas frapper son oreille), mais -le mouvement qui se faisait autour d'elle, et, cachant son visage dans -ses mains, s'enfonçant dans son fauteuil et roidissant ses genoux -jusque vers sa poitrine, elle semblait livrée à un désespoir sans -remède. Cette muette douleur, qui ne se combattait plus elle-même et -ne voulait plus être combattue; cette grande volonté, qui avait été -capable de dompter les plus violents orages et qui s'en allait à la -dérive sur une mer morte et par un calme plat, était, selon Arthur, le -spectacle le plus douloureux qu'il eut jamais contemplé. Edmée -semblait vouloir avoir rompu avec la vie. Mlle Leblanc, pour l'éprouver -et pour l'émouvoir, s'était grossièrement ingérée de lui dire que -son père était mort; elle avait fait entendre par un signe de tête -qu'elle le savait. Quelques heures plus tard, les médecins avaient -essayé de lui faire comprendre qu'il était vivant; elle avait répondu -par un autre signe qu'elle ne le croyait pas. On avait roulé le -fauteuil du chevalier dans sa chambre, on les avait mis en présence -l'un de l'autre; le père et la fille ne s'étaient pas reconnus. -Seulement, au bout de quelques instants, Edmée, prenant son père pour -un spectre, avait jeté des cris affreux et était tombée dans des -convulsions qui avaient rouvert une de ses blessures et donné à -craindre pour sa vie. On avait soin depuis ce moment de les tenir -séparés et de ne prononcer, devant Edmée, aucune parole qui eût -rapport à lui. Elle prenait Arthur pour un médecin du pays et l'avait -reçu avec la même douceur et la même indifférence que les autres. Il -n'avait pas osé essayer de lui parler de moi; mais il m'exhortait à ne -pas désespérer. L'état d'Edmée n'avait rien dont le temps et le -repos ne pussent triompher; elle avait peu de fièvre, aucune des -fonctions vitales de son être n'était réellement troublée; les -blessures étaient à peu près guéries, et le cerveau ne paraissait -pas devoir se désorganiser par un excès d'activité. L'affaiblissement -où cet organe était tombé, la prostration de tous les autres organes, -ne devaient pas lutter longtemps, selon Arthur, contre les ressources de -la jeunesse et la puissance d'une admirable constitution. Il m'engageait -enfin à songer à moi-même; je pouvais être utile à Edmée par mes -soins et devenir heureux par le retour de son affection et de son -estime. - -Au bout de quinze jours, Arthur revint de Paris avec l'ordonnance du roi -pour la révision de mon jugement. De nouveaux témoins furent entendus. -Patience ne parut pas; mais je reçus de sa part un morceau de papier, -avec ces mots d'une écriture informe: «Vous n'êtes pas coupable, -espérez donc.» Les médecins affirmèrent que Mlle de Mauprat pouvait -désormais être interrogée sans danger, mais que ses réponses -n'auraient aucun sens. Elle était mieux portante. Elle avait reconnu -son père et ne le quittait plus. Mais elle ne comprenait rien à tout -ce qui n'était pas lui. Elle paraissait éprouver un grand plaisir à -le soigner comme un enfant, et, de son côté, le chevalier -reconnaissait de temps en temps sa fille chérie; mais les forces de ce -dernier décroissaient sensiblement. On l'interrogea dans un de ses -moments lucides. Il répondit que sa fille était _effectivement_ -tombée de cheval, à la chasse, et qu'elle s'était ouvert la poitrine -sur une souche d'arbre, mais que personne n'avait tiré sur elle, même -par mégarde, et qu'il fallait être fou pour croire son cousin capable -d'un pareil crime. Ce fut tout ce qu'on put obtenir de lui. Quand on lui -demanda ce qu'il pensait de l'absence de son neveu, il répondit que son -neveu n'était point absent et qu'il le voyait tous les jours. Fidèle -à son respect pour la réputation d'une famille, hélas! si compromise, -voulut-il, par des mensonges enfantins, repousser les investigations de -la justice? C'est ce que je n'ai jamais pu savoir. Edmée ne put être -interrogée. À la première question qui lui fut adressée, elle haussa -les épaules et fit signe qu'elle voulait être tranquille. Le -lieutenant criminel insistant et devenant plus explicite, elle le -regarda fixement et parut s'efforcer de le comprendre. Il prononça mon -nom, elle poussa un grand cri et tomba évanouie. Il fallut renoncer à -l'entendre. Cependant Arthur ne désespéra point. Au contraire, le -récit de cette scène lui fit penser qu'il pouvait s'opérer dans les -facultés intellectuelles d'Edmée une crise favorable. Il repartit -aussitôt et alla s'installer à Sainte-Sévère, où il resta plusieurs -jours sans m'écrire, ce qui me jeta dans une grande anxiété. - -L'abbé, interrogé de nouveau, persista dans ses refus calmes et -laconiques. - -Mes juges, voyant que les renseignements promis par Patience -n'arrivaient pas, hâtèrent la révision de la procédure et -donnèrent, par une nouvelle précipitation, une nouvelle preuve de leur -animosité contre moi. Le jour fixé arriva. J'étais dévoré -d'inquiétude. Arthur m'avait écrit d'espérer, dans un style aussi -laconique que Patience. Mon avocat n'avait pu saisir aucune bonne preuve -à faire valoir. Je voyais bien qu'il commençait à me croire coupable. -Il n'espérait obtenir que des délais. - - - - -XXVII - - -L'auditoire fut encore plus nombreux que la première fois. La garde fut -forcée aux portes du prétoire, et la foule envahit jusqu'aux fenêtres -du manoir de Jacques Cœur, aujourd'hui l'hôtel de ville. J'étais fort -troublé, cette fois, quoique j'eusse la force et la fierté de n'en -rien laisser paraître. Je m'intéressais désormais au succès de ma -cause, et, les espérances que j'avais conçues ne semblant pas devoir -se réaliser, j'éprouvais un malaise indicible, une fureur concentrée, -une sorte de haine contre ces hommes qui n'ouvraient pas les yeux sur -mon innocence et contre ce Dieu qui semblait m'abandonner. - -Dans cet état violent, je fis un tel travail sur moi-même pour -paraître calme, que je m'aperçus à peine de ce qui se passait autour -de moi. Je retrouvai ma présence d'esprit pour répondre dans les -mêmes termes que la première fois à mon nouvel interrogatoire. Puis -un crêpe funèbre sembla s'étendre sur ma tête; un anneau de fer me -serrait le front, je sentais un froid de glace dans mes orbites, je ne -voyais plus que moi-même, et je n'entendais que des bruits vagues et -incompréhensibles. Je ne sais ce qui se passa; je ne sais si l'on -annonça l'apparition qui me frappa subitement. Je me souviens seulement -qu'une porte s'ouvrit derrière le tribunal, qu'Arthur s'avança -soutenant une femme voilée, qu'il lui ôta son voile après l'avoir -fait asseoir sur un large fauteuil que les huissiers roulèrent vers -elle avec empressement, et qu'un cri d'admiration remplit l'auditoire -lorsque la beauté pâle et sublime d'Edmée lui apparut. - -En ce moment, j'oubliai et la foule et le tribunal, et ma cause et -l'univers entier. Je crois qu'aucune force humaine n'aurait pu s'opposer -à mon élan impétueux. Je me précipitai comme la foudre au milieu de -l'enceinte, et, tombant aux pieds d'Edmée, j'embrassai ses genoux avec -effusion. On m'a dit que ce mouvement entraîna le public et que presque -toutes les dames fondirent en larmes. Les jeunes élégants n'osèrent -railler; les juges furent émus. La vérité eut un instant de triomphe -complet. - -Edmée me regarda longtemps. L'insensibilité de la mort était sur son -visage. Il ne semblait pas qu'elle pût jamais me reconnaître. -L'assemblée attendait dans un profond silence qu'elle exprimât sa -haine ou son affection pour moi. Tout à coup elle fondit en larmes, -jeta ses bras autour de mon cou et perdit connaissance. Arthur la fit -emporter aussitôt; il eut de la peine à me faire retourner à ma -place. Je ne savais plus où j'étais ni de quoi il s'agissait; je -m'attachais à la robe d'Edmée, je voulais la suivre. Arthur, -s'adressant à la cour, demanda qu'on fît constater de nouveau l'état -de la malade par les médecins qui l'avaient examinée dans la matinée. -Il demanda et obtint qu'Edmée fût de nouveau appelée en témoignage -et confrontée avec moi lorsque la crise qu'elle subissait en cet -instant serait passée. - ---Cette crise n'est pas grave, dit-il; Mlle de Mauprat en a éprouvé -plusieurs du même genre ces jours derniers et pendant son voyage. À la -suite de chacun de ces accès, ses facultés intellectuelles ont pris un -développement de plus en plus heureux. - ---Allez donner vos soins à la malade, dit le président. Elle sera -rappelée dans deux heures, si vous croyez que ce temps suffise pour -mettre fin à son évanouissement. En attendant, la cour entendra le -témoin à la requête duquel le premier jugement n'a point reçu -l'exécution. - -Arthur se retira, et Patience fut introduit. Il était vêtu proprement; -mais, après avoir dit quelques paroles, il déclara qu'il lui était -impossible de continuer si on ne lui permettait pas d'ôter son habit. -Cette toilette d'emprunt le gênait tellement et lui semblait si lourde, -qu'il suait à grosses gouttes. Il attendit à peine un signe -d'adhésion accompagné d'un sourire de mépris que lui fit le -président, pour jeter à terre ces insignes de la civilisation, et, -abaissant avec soin les manches de sa chemise sur ses bras nerveux, il -parla à peu près ainsi: - ---Je dirai la vérité, toute la vérité. Je lève la main une seconde -fois, car j'ai à dire des choses qui se contredisent et que je ne peux -pas m'expliquer moi-même. Je jure devant Dieu et devant les hommes que -je dirai ce que je sais, comme je le sais, sans être influencé pour ni -contre personne. - -Il leva sa large main et se tourna vers le peuple avec une confiance -naïve, comme pour lui dire: «Vous voyez tous que je jure, et vous -savez que l'on peut croire en moi.» - -Cette confiance de sa part n'était pas mal fondée. On s'était -beaucoup occupé, depuis l'incident du premier jugement, de cet homme -extraordinaire qui avait parlé devant le tribunal avec tant d'audace et -harangué le peuple en sa présence. Cette conduite inspirait beaucoup -de curiosité et de sympathie à tous les démocrates et _philadelphes._ -Les œuvres de Beaumarchais avaient, auprès des hautes classes, un -succès qui vous expliquera comment Patience, en opposition avec toutes -les puissances de la province, se trouvait soutenu et applaudi par tout -ce qui se piquait d'un esprit élevé. Chacun croyait voir en lui Figaro -sous une forme nouvelle. Le bruit de ses vertus privées s'était -répandu; car vous vous souvenez que, durant mon séjour en Amérique, -Patience s'était fait connaître aux habitants de la Varenne et avait -échangé sa réputation de sorcier contre celle de bienfaiteur. On lui -avait donné le surnom de _grand juge_, parce qu'il intervenait -volontiers dans les différends et les terminait à la satisfaction de -chacun avec une bonté et une habileté admirables. - -Il parla cette fois d'une voix haute et pénétrante; il avait dans la -voix plusieurs belles cordes. Son geste était lent ou animé selon la -circonstance, toujours noble et saisissant; sa figure courte et -socratique était toujours belle d'expression. Il avait toutes les -qualités de l'orateur; mais il ne mettait à les produire aucune -vanité. Il parla d'une manière claire et concise qu'il avait acquise -nécessairement dans son commerce récent avec les hommes et dans la -discussion de leurs intérêts positifs. - ---Quand Mlle de Mauprat reçut le coup, dit-il, j'étais à dix pas tout -au plus; mais le taillis est si épais dans cet endroit, que je ne -pouvais rien voir à deux pas de moi. On m'avait engagé à faire la -chasse. Cela ne m'amusait guère. Me retrouvant près de la tour Gazeau, -que j'ai habitée pendant vingt ans, j'eus envie de revoir mon ancienne -cellule, et j'y arrivais à grands pas quand j'entendis le coup. Cela ne -m'effraya pas du tout: c'était si naturel qu'on fît du bruit dans une -battue! Mais, quand je fus sorti du fourré, c'est-à-dire environ deux -minutes après, je trouvai Edmée (pardonnez-moi, j'ai l'habitude de -l'appeler comme cela, je suis avec elle comme qui dirait une sorte de -père nourricier), je trouvai Edmée à genoux par terre, blessée, -ainsi qu'on vous la dit, et tenant encore la bride de son cheval, qui se -cabrait. Elle ne savait pas si elle avait peu ou beaucoup de mal, mais -elle avait son autre main sur la poitrine et disait: - -«--Bernard, c'est affreux! je ne vous aurais jamais cru capable de me -tuer. Bernard, où êtes-vous? Venez me voir mourir. Vous tuez mon -père!» - -Elle tomba tout à fait en disant cela et lâcha la bride de son cheval. -Je m'élançai vers elle. - -«--Ah! tu l'as vu, Patience? me dit-elle. N'en parle pas, ne dis pas à -mon père...» - -Elle étendit les bras, son corps se roidit; je la crus morte, et elle -ne parla plus que dans la nuit, après qu'on eut retiré les balles de -sa poitrine. - ---Vîtes-vous alors Bernard de Mauprat? - ---Je le vis sur le lieu de l'événement, au moment où Edmée perdit -connaissance et sembla rendre l'âme; il était comme fou. Je crus que -c'était le remords qui l'accablait; je lui parlai durement, je le -traitai d'assassin. Il ne répondit rien et s'assit à terre auprès de -sa cousine. Il resta là, abruti longtemps encore après qu'on l'eut -emportée. Personne ne songea à l'accuser; on pensait qu'il était -tombé de cheval, parce qu'on voyait son cheval courir au bord de -l'étang; on crut que sa carabine s'était déchargée en tombant. M. -l'abbé Aubert fut le seul qui entendit accuser M. Bernard d'avoir -assassiné sa cousine. Les jours suivants, Edmée parla; mais ce ne fut -pas toujours en ma présence, et, d'ailleurs, depuis ce moment, elle eut -presque toujours le délire. Je soutiens qu'elle n'a confié à personne -(à Mlle Leblanc moins qu'à personne) ce qui s'était passé entre elle -et M. de Mauprat avant le coup de fusil. Elle ne me l'a pas confié plus -qu'aux autres. Dans les moments bien rares où elle avait sa tête, elle -répondait à nos questions que certainement Bernard ne l'avait pas fait -exprès, et, plusieurs fois même, durant les trois premiers jours, elle -demanda à le voir. Mais, quand elle avait la fièvre, elle criait: - -«--Bernard! Bernard! vous avez commis un grand crime, vous avez tué -mon père!» - -C'était là son idée; elle croyait réellement que son père était -mort, et elle l'a cru longtemps. Elle a donc dit très peu de chose qui -ait de la valeur. Tout ce que Mlle Leblanc lui a fait dire est faux. Au -bout de trois jours, elle a cessé de dire des paroles intelligibles, -et, au bout de huit jours, sa maladie a tourné à un silence complet. -Elle a chassé Mlle Leblanc depuis sept jours qu'elle a retrouvé sa -raison, ce qui prouverait bien quelque chose contre cette fille de -chambre. Voilà ce que j'ai à dire contre M. de Mauprat. Il ne tenait -qu'à moi de le taire; mais, ayant autre chose à dire encore, j'ai -voulu révéler toute la vérité. - -Patience fit une pause; l'auditoire et la cour elle-même, qui -commençait à s'intéresser à moi et à perdre l'âcreté de ses -préventions, restèrent comme atterrés d'une déposition si -différente de celle qu'on attendait. - -Patience reprit la parole. - ---Je suis resté convaincu pendant plusieurs semaines, dit-il, du crime -de Bernard. Et puis j'ai beaucoup réfléchi à cela; je me suis dit -bien des fois qu'un homme aussi bon et aussi instruit que l'était -Bernard, un homme dont Edmée faisait tant d'estime, et que M. le -chevalier de Mauprat aimait comme son fils, un homme enfin qui avait -tant d'idées sur la justice et sur la vérité, ne pouvait pas, du jour -au lendemain, devenir un scélérat. Et puis il m'est venu à l'idée -que ce pouvait bien être quelque autre Mauprat qui eût fait le coup. -Je ne parle pas de celui qui est trappiste, ajouta-t-il, en cherchant -dans l'auditoire Jean de Mauprat, qui n'y était pas; je parle de celui -dont la mort n'a pas été constatée, quoique la cour ait cru devoir -passer outre et en croire sur parole M. Jean de Mauprat. - ---Témoin, dit le président, je vous ferai observer que vous n'êtes -ici ni pour servir d'avocat à l'accusé ni pour réviser les arrêts de -la cour. Vous devez dire ce que vous savez du fait, et non ce que vous -préjugez du fond de l'affaire. - ---Possible, répondit Patience. Il faut pourtant que je dise pourquoi je -n'ai pas voulu témoigner la première fois contre Bernard, n'ayant à -fournir que des preuves contre lui, et n'ayant pas foi à ces preuves -mêmes. - ---On ne vous le demande pas pour le moment. Ne vous écartez pas de -votre déposition. - ---Un instant! j'ai mon honneur à défendre, j'ai ma propre conduite à -expliquer, s'il vous plaît. - ---Vous n'êtes pas l'accusé, vous n'avez pas lieu à plaider votre -propre cause. Si la cour juge à propos de vous poursuivre pour votre -désobéissance, vous aviserez à vous défendre; mais il n'est pas -question de cela maintenant. - ---Il est question de faire savoir à la cour si je suis un honnête -homme ou un faux témoin. Pardon! il me semble que cela fait quelque -chose à l'affaire; la vie de l'accusé en dépend; la cour ne peut pas -regarder cela comme indifférent. - ---Parlez, dit l'avocat du roi, et tâchez de garder le respect que vous -devez à la cour. - ---Je n'ai pas envie d'offenser la cour, reprit Patience; je dis -seulement qu'un homme peut se soustraire aux ordres de la cour par des -raisons de conscience que la cour peut condamner légalement, mais que -chaque juge en particulier peut comprendre et excuser. Je dis donc que -je n'ai pas senti en moi-même que Bernard de Mauprat fût coupable; mes -oreilles seules le savaient; ce n'était pas assez pour moi. -Excusez-moi, messieurs, je suis juge, moi aussi. Enquérez-vous de moi! -dans mon village, on m'appelle le _grand juge._ Quand mes concitoyens me -prient de prononcer sur une querelle de cabaret ou sur la limite d'un -champ, je n'écoute pas tant leur sentiment que le mien. On a d'autres -notions sur les gens qu'un fait tout court. Il y en a beaucoup d'autres -qui servent à démontrer la vérité ou la fausseté du dernier qu'on -leur impute. Ainsi, ne pouvant croire que Bernard fut un assassin et -ayant entendu témoigner à plus de dix personnes, que je regarde comme -incapables de faux serment, qu'un moine _fait en manière de Mauprat_ -avait couru le pays, ayant moi-même vu le dos et le froc de ce moine -passer à Pouligny le matin de l'événement, j'ai voulu savoir s'il -était dans la Varenne et j'ai su qu'il y était encore, c'est-à-dire -qu'après l'avoir quittée, il y était revenu aux environs du jugement -du mois dernier, et, qui plus est, qu'il avait accointance avec M. Jean -de Mauprat. Quel est donc ce moine? me disais-je; pourquoi sa figure -fait-elle peur à tous les habitants du pays? Qu'est-ce qu'il fait dans -la Varenne? S'il est du couvent des carmes, pourquoi n'en porte-t-il pas -l'habit? S'il est de l'ordre de M. Jean, pourquoi n'est-il pas logé -avec lui aux Carmes? S'il est quêteur, pourquoi, après avoir fait sa -quête, ne va-t-il pas plus loin, plutôt que de revenir importuner les -gens qui lui ont donné la veille? S'il est trappiste et qu'il ne -veuille pas rester aux Carmes comme l'autre, pourquoi ne retourne-t-il -pas dans son couvent? Qu'est-ce donc que ce moine vagabond? et pourquoi -M. Jean de Mauprat, qui a dit à plusieurs personnes ne pas le -connaître, le connaît-il si bien, qu'ils déjeunent de temps en temps -ensemble, dans un cabaret à Crevant? J'ai donc voulu alors que ma -déposition fût faite, même dût-elle nuire en partie à Bernard, afin -d'avoir le droit de dire ce que je vous dis là, même quand cela ne -servirait à rien. Mais comme, vous autres, vous ne donnez jamais le -temps aux témoins de chercher à s'éclairer sur ce qu'ils ont à -croire, je suis reparti tout de suite pour mes bois, où je vis à la -manière des renards, me promettant de n'en pas sortir tant que je -n'aurais pas découvert ce que ce moine fait dans le pays. Je me suis -donc mis sur sa piste et j'ai découvert ce qu'il est: il est l'assassin -d'Edmée de Mauprat, il s'appelle Antoine de Mauprat. - -Cette révélation causa un grand mouvement dans la cour et dans -l'auditoire. Tous les regards cherchèrent Jean de Mauprat, dont la -figure ne parut point. - ---Quelles sont vos preuves? dit le président. - ---Je vais vous les dire, répondit Patience. Sachant par la cabaretière -de Crevant, à qui j'ai eu occasion de rendre service, que les deux -trappistes déjeunaient chez elle de temps en temps, comme je vous l'ai -dit, j'ai été me loger à une demi-lieue de là, dans un ermitage -qu'on appelle le _Trou aux Fades_, et qui est au milieu des bois, -abandonné au premier venu, logis et mobilier. C'est une caverne dans le -rocher, avec une grosse pierre pour s'asseoir et rien avec. Je vécus -là deux jours de racines et d'un morceau de pain qu'on m'apportait de -temps en temps du cabaret. Il n'est pas dans mes principes de demeurer -dans un cabaret. Le troisième jour, le petit garçon de la cabaretière -vint m'avertir que les deux moines allaient se mettre à table. J'y -courus et je me cachai dans un cellier qui touche au jardin. La porte de -ce cellier est ombragée d'un pommier, sous lequel ces messieurs -déjeunaient en plein air. M. Jean était sobre; l'autre mangeait comme -un carme et buvait comme un cordelier. J'entendis et je vis tout à mon -aise. - -«--Il est temps que cela finisse, disait Antoine, que je reconnus fort -bien en le voyant boire et en l'entendant jurer, je suis las du métier -que vous me faites faire. Donnez-moi asile chez les carmes ou je fais du -bruit. - -«--Et quel bruit pouvez-vous faire qui ne vous conduise à la roue, -_lourde bête?_ lui répondit M. Jean. Soyez sûr que vous ne mettrez -pas les pieds aux Carmes; je ne me soucie pas de me voir inculpé dans -un procès criminel, car on vous découvrirait là au bout de trois -heures. - -«--Pourquoi donc, s'il vous plaît? Vous leur faites bien croire que -vous êtes un saint! - -«--Je suis capable de me conduire comme un saint, et vous vous -conduisez comme un imbécile. Est-ce que vous pouvez vous tenir une -heure de jurer et de casser les pots après dîner! - -«--Dites donc, _Népomucène_, est-ce que vous espéreriez sortir de -là bien net, si j'avais une affaire criminelle? reprit l'autre. - -«--Qui sait? répondit le trappiste: je n'ai point pris part à votre -folie ni conseillé rien de ce genre. - -«--Ah! ah! le bon apôtre! s'écria Antoine en se renversant de rire -sur sa chaise, vous en êtes bien content, à présent que cela est -fait. Vous avez toujours été lâche, et, sans moi, vous n'auriez -imaginé rien de mieux que d'aller vous faire trappiste, pour singer la -dévotion et venir ensuite vous faire absoudre du passé, afin d'avoir -le droit de tirer un peu d'argent aux _casse-têtes_ de Sainte-Sévère. -Belle ambition, ma foi! que de crever sous un froc après s'être gêné -toute sa vie et n'avoir pris que la moitié de tous les plaisirs, encore -en se cachant comme une taupe! Allez, allez, quand on aura pendu le -gentil Bernard, que la belle Edmonde sera morte, et que le vieux -casse-cou aura rendu ses grands os à la terre, quand nous hériterons -de cette jolie fortune-là, vous trouverez que c'est là un joli coup de -Jarnac: se défaire de trois à la fois! Il m'en coûtera bien un peu de -faire le dévot, moi qui n'ai pas les habitudes du couvent et qui ne -sais pas porter l'habit: aussi je jetterai le froc aux orties, et je me -contenterai de bâtir une chapelle à la Roche-Mauprat et d'y communier -quatre fois l'an. - -«--Tout ce que vous avez fait là est une sottise et une infamie! - -«--Ouais! ne parlez pas d'infamie, mon doux frère, ou je vais vous -faire avaler cette bouteille toute cachetée! - -«--Je dis que c'est une sottise et que, si cela réussit, vous devez -une belle chandelle à la Vierge; si cela ne réussit pas, je m'en lave -les mains, entendez-vous? Quand j'étais caché dans la chambre secrète -du donjon, et que j'ai entendu Bernard conter à son valet, après -souper, qu'il perdait l'esprit pour la belle Edmée, je vous ai dit en -l'air qu'il y aurait là un joli coup à faire; et, comme une brute, -vous avez pris la chose au sérieux, vous avez été, sans me consulter -et sans attendre un moment favorable, exécuter une chose qui voulait -être pesée et mûrie. - -«--Le moment favorable, cœur de lièvre que vous êtes! et où donc -l'aurais-je trouvé? _L'occasion fait le larron._ Je me vois surpris par -la chasse au milieu du bois; je me cache dans la maudite tour Gazeau; je -vois arriver mes deux tourtereaux; j'entends une conversation à crever -de rire, Bernard larmoyant, la fille faisant la fière; Bernard se -retire comme un sot, sans avoir fait métier d'homme; je me trouve sur -moi, le bon Dieu sait comment, un scélérat de pistolet tout chargé. -_Paf!_... - -«--Taisez-vous, bête sauvage! dit l'autre tout effrayé; parle-t-on de -ces choses-là dans un cabaret? Tenez votre langue, malheureux! ou je ne -vous verrai plus. - -«--Il faudra pourtant bien que vous me voyiez, mon doux frère, quand -j'irai sonner et faire carillon à la porte des Carmes. - -«--Vous n'y viendrez pas, ou je vous dénonce. - -«--Vous ne me dénoncerez pas, car j'en sais trop long sur votre -compte. - -«--Je ne vous crains pas, j'ai fait mes preuves; j'ai expié mes -péchés. - -«--Hypocrite! - -«--Allons, taisez-vous, insensé, dit l'autre; il faut que je vous -quitte. Voilà de l'argent. - -«--_Tout cela!_ - -«--Que voulez-vous que vous donne un religieux? Croyez-vous que je sois -riche? - -«--Vos carmes le sont, et vous en faites ce que vous voulez. - -«--Je pourrais vous donner davantage que je ne le ferais pas. Vous -n'auriez pas plus tôt deux louis, que vous feriez des débauches et un -bruit qui vous trahiraient. - -«--Et, si vous voulez que je quitte le pays pour quelque temps, avec -quoi voulez-vous que je voyage? - -«--Ne vous ai-je pas déjà donné trois fois de quoi partir, et -n'êtes-vous pas revenu après avoir bu tout ce que vous aviez dans le -premier mauvais lieu à la frontière de la province? Votre impudence me -révolte, après les dépositions qu'on a faites contre vous, quand la -maréchaussée a l'éveil, quand Bernard fait réviser son jugement, et -que vous allez être découvert! - -«--Mon frère, c'est à vous d'y veiller; vous menez les carmes, les -carmes mènent l'évêque, Dieu sait pour quelle petite folie qui a -été faite de compagnie, en grand secret, après souper, dans leur -couvent...» - -Ici, le président interrompit le récit de Patience. - ---Témoin, dit-il, je vous rappelle à l'ordre; vous outragez la vertu -d'un prélat par le récit scandaleux d'une telle conversation. - ---Nullement, répondit Patience, je rapporte les invectives d'un -crapuleux et d'un assassin contre le prélat; je n'en prends rien sur -moi, et chacun ici sait le cas qu'il a à en faire; mais, si vous le -voulez, je n'en dirai pas davantage sur ce sujet. Il y eut encore un -assez long débat. Le vrai trappiste voulait faire partir le faux -trappiste, et celui-ci s'obstinait à rester, disant que, s'il n'était -pas sur les lieux, son frère le ferait arrêter aussitôt après que -Bernard aurait la tête tranchée, afin d'avoir l'héritage à lui tout -seul. Jean, poussé à bout, le menaça sérieusement de le dénoncer et -de le livrer à la justice. - -«--Baste! vous vous en garderez bien, après tout, reprit Antoine; car -si Bernard est absous, adieu l'héritage.» - -C'est ainsi qu'ils se séparèrent. Le vrai trappiste s'en alla fort -soucieux, l'autre s'endormit les coudes sur la table. Je sortis de ma -cachette pour procéder à son arrestation. C'est dans ce moment que la -maréchaussée, qui est à mes trousses depuis longtemps pour me forcer -à venir témoigner, me mit la main au collet. J'eus beau désigner le -moine comme l'assassin d'Edmée, on ne voulut pas me croire, et on me -dit qu'on n'avait pas d'ordre contre lui. Je voulais ameuter le village, -on m'empêcha de parler; on m'amena ici de brigade en brigade comme un -déserteur, et, depuis huit jours, je suis au cachot, sans qu'on daigne -faire droit à mes réclamations. Je n'ai même pu voir l'avocat de M. -Bernard et lui faire savoir que j'étais en prison; c'est tout à -l'heure seulement que le geôlier est venu me dire qu'il fallait -endosser un habit et _comparoir._ Je ne sais pas si tout cela est dans -les formes de la justice; mais ce qu'il y a de certain, c'est que -l'assassin aurait pu être arrêté et qu'il ne l'est pas, et qu'il ne -le sera pas si vous ne vous assurez de la personne de M. Jean de Mauprat -pour l'empêcher d'avertir, je ne dis pas son complice, mais son -protégé. Je fais serment que dans tout ce que j'ai entendu M. Jean de -Mauprat est à l'abri de tout soupçon de complicité; quant à l'action -de laisser livrer à la rigueur des lois un innocent et de vouloir -sauver un coupable au point de feindre sa mort par de faux témoignages -et de faux actes... - -Patience, voyant que le président allait encore l'interrompre, se hâta -de terminer son discours en disant: - ---Quant à cela, messieurs, il appartient à vous et non à moi de le -juger. - - - - - -XXVIII - - -Après cette déposition importante, la cour suspendit pendant quelques -instants la séance, et, lorsqu'elle rentra, Edmée fut ramenée en sa -présence. Pâle et brisée, pouvant à peine se traîner jusqu'au -fauteuil qui lui était réservé, elle montra cependant une grande -force et une grande présence d'esprit. - ---Croyez-vous pouvoir répondre avec calme et sans trouble aux questions -qui vont vous être adressées? lui dit le président. - ---Je l'espère, monsieur, répondit-elle. Il est vrai que je sors d'une -maladie grave et que j'ai recouvré depuis peu de jours seulement -l'exercice de ma mémoire; mais je crois l'avoir très bien recouvrée, -et mon esprit ne ressent aucun trouble. - ---Votre nom? - ---Solange-Edmonde de Mauprat, _Edmea sylvestris_, ajouta-t-elle à -demi-voix. - -Je frissonnai. Son regard avait pris, en disant cette parole -intempestive, une expression étrange. Je crus qu'elle allait divaguer -plus que jamais. Mon avocat effrayé me regarda d'un air -d'interrogation. Personne autre que moi n'avait compris ces deux mots, -qu'Edmée avait pris l'habitude de répéter souvent dans les premiers -et dans les derniers jours de sa maladie. Heureusement ce fut le dernier -ébranlement de ses facultés. Elle secoua sa belle tête comme pour -chasser des idées importunes; et, le président lui ayant demandé -compte de ces mots inintelligibles, elle répondit avec douceur et -noblesse: - ---Ce n'est rien, monsieur; veuillez continuer mon interrogatoire. - ---Votre âge, mademoiselle? - ---Vingt-quatre ans. - ---Vous êtes parente de l'accusé? - ---Sa tante à la mode de Bretagne. Il est mon cousin issu de germain et -le petit-neveu de mon père. - ---Jurez-vous de dire la vérité, toute la vérité! - ---Oui, monsieur. - ---Levez la main. - -Edmée se retourna vers Arthur avec un triste sourire. Il lui ôta son -gant et l'aida à élever son bras sans force et presque sans mouvement. -Je sentis de grosses larmes couler sur mes joues. - -Edmée raconta avec finesse et naïveté qu'étant égarée dans le -bois avec moi, elle avait été jetée à bas de son cheval par -l'empressement plein de sollicitude que j'avais mis à la retenir, -croyant qu'elle était emportée; qu'il s'en était suivi une petite -altercation, à la suite de laquelle, par une _petite colère de femme -assez niaise_, elle avait voulu remonter seule sur sa jument; qu'elle -m'avait même dit des paroles dures, dont elle ne pensait pas un mot, -car elle m'aimait comme son frère; que, profondément affligé de sa -brusquerie, je m'étais éloigné de quelques pas pour lui obéir, et -qu'au moment de me suivre, affligée qu'elle était elle-même de notre -puérile querelle, elle avait senti une violente commotion à la -poitrine, et qu'elle était tombée en entendant à peine la -détonation. Il lui était impossible de dire de quel côté elle était -tournée et de quel côté était parti le coup. - ---Voilà tout ce qui est arrivé, ajouta-t-elle; je suis la dernière -personne en état de vous expliquer cet accident. Je ne puis en mon âme -et conscience l'attribuer qu'à la maladresse d'un de nos chasseurs qui -aura craint de l'avouer. Les lois sont si sévères! et la vérité est -si difficile à prouver! - ---Ainsi, mademoiselle, vous ne pensez pas que votre cousin soit l'auteur -de cet attentat? - ---Non, monsieur, certainement non! Je ne suis plus folle, et je ne me -serais pas laissé conduire devant vous, si j'avais senti mon cerveau -malade. - ---Vous semblez imputer à un état d'aliénation mentale les -révélations que vous avez faites au bonhomme Patience, à Mlle -Leblanc, votre gouvernante, et peut-être aussi à l'abbé Aubert. - ---Je n'ai fait aucune _révélation_, répondit-elle avec assurance, pas -plus au digne Patience qu'au respectable abbé et à la servante -Leblanc. Si l'on appelle révélation les paroles dépourvues de sens -qu'on dit dans la fièvre, il faut condamner à mort toutes les figures -qui nous font peur dans les rêves. Quelle _révélation_ aurais-je pu -faire d'un fait que j'ignore? - ---Mais vous avez dit au moment où vous avez reçu la blessure en -tombant de votre cheval: _Bernard, Bernard, je ne vous aurais jamais cru -capable de me tuer!_ - ---Je ne me souviens pas d'avoir jamais dit cela; et, quand je l'aurais -dit, je ne concevrais pas l'importance qu'on peut attribuer aux -impressions d'une personne frappée de la foudre et dont l'esprit est -comme anéanti. Ce que je sais, c'est que Bernard de Mauprat donnerait -sa vie pour mon père et pour moi, ce qui ne rend pas très probable -qu'il ait voulu m'assassiner. Et pour quelle raison, grand Dieu! - -Le président se servit alors, pour embarrasser Edmée, de tous les -arguments que pouvaient lui fournir les dépositions de Mlle Leblanc. Il -y avait de quoi la troubler en effet. Edmée, surprise de voir la -justice en possession de tant de choses qu'elle croyait secrètes, -reprit cependant courage et fierté lorsqu'on lui fit entendre, dans les -termes brutalement chastes qu'on emploie devant les tribunaux -en pareil cas, qu'elle avait été victime de ma grossièreté à la -Roche-Mauprat. C'est alors que, prenant avec feu la défense de mon -caractère et celle de son honneur, elle affirma que je m'étais conduit -avec une loyauté bien supérieure à celle qu'on pouvait attendre -encore de mon éducation. Mais il restait à expliquer toute la vie -d'Edmée à partir de cette époque, la rupture de son mariage avec M. -de La Marche, ses querelles fréquentes avec moi, mon brusque départ -pour l'Amérique, le refus qu'elle avait fait de se marier. - ---Cet interrogatoire est une chose odieuse, dit-elle en se levant tout -à coup et en retrouvant ses forces physiques avec l'exercice de sa -force morale. On me demande compte de mes plus intimes sentiments, on -descend dans les mystères de mon âme, on tourmente ma pudeur, on -s'arroge des droits qui n'appartiennent qu'à Dieu. Je vous déclare -que, s'il s'agissait ici de ma vie et non de celle d'autrui, vous ne -m'arracheriez pas un mot de plus. Mais, pour sauver la vie du dernier -des hommes, je sacrifierais mes répugnances; à plus forte raison le -ferais-je pour celui qui est devant vos yeux. Apprenez-le donc, puisque -vous me contraignez à faire un aveu contraire à la réserve et à la -fierté de mon sexe: tout ce qui vous semble inexplicable dans ma -conduite, tout ce que vous attribuez aux torts de Bernard et à mes -ressentiments, à ses menaces et à mes terreurs, se justifie par un -seul mot: _Je l'aime!_ - -En prononçant ce mot avec la rougeur au front et l'accent profond de -l'âme la plus passionnée et la plus orgueilleusement concentrée qui -ait jamais existé, Edmée se rassit et couvrit son visage de ses deux -mains. En ce moment, je fus si transporté, que je m'écriai sans -pouvoir me contenir: - ---Qu'on me mène à l'échafaud maintenant, je suis le roi de la terre! - ---À l'échafaud! toi! dit Edmée en se relevant; on m'y mènera plutôt -moi-même. Est-ce ta faute, malheureux enfant, si depuis sept ans, je te -cache le secret de mon affection, si j'ai voulu attendre pour te le dire -que tu fusses le premier des hommes par la sagesse et l'intelligence, -comme tu en es le premier par le cœur? Tu payes cher mon ambition, -puisqu'on l'interprète par le mépris et la haine. Tu dois bien me -haïr, puisque ma fierté t'a conduit sur le banc du crime. Mais je -laverai ta honte par une réparation éclatante, et, quand même on -t'enverrait à l'échafaud demain, tu n'y marcherais qu'avec le titre de -mon époux. - ---Votre générosité vous entraîne trop loin, Edmée de Mauprat, dit -le président; vous consentiriez presque, pour sauver votre parent, à -vous accuser de coquetterie et de dureté; car comment expliqueriez-vous -vos sept années de refus, qui ont exaspéré la passion de ce jeune -homme? - ---Peut-être, monsieur, dit Edmée avec malice, la cour n'est-elle pas -compétente sur cette matière. Beaucoup de femmes pensent que ce n'est -pas un grand crime d'avoir un peu de coquetterie avec l'homme qu'on -aime. On en a peut-être le droit, quand on lui a sacrifié tous les -autres hommes; c'est une fierté naturelle bien innocente que de vouloir -faire sentir à celui qu'on préfère qu'on est une âme de prix et -qu'on mérite d'être sollicitée et recherchée longtemps. Il est vrai -que si cette coquetterie avait pour résultat de faire condamner un -amant à la mort, on s'en corrigerait vite. Mais il est impossible, -messieurs, que vous vouliez consoler de la sorte ce pauvre jeune homme -de mes rigueurs. - -En parlant ainsi d'un air d'excitation ironique, Edmée fondit en -pleurs. Cette sensibilité nerveuse, qui mettait en dehors toutes les -qualités de son âme et de son esprit, tendresse, courage, finesse, -fierté, pudeur, donnait en même temps à son visage une expression si -mobile et si admirable sous toutes ses faces, que la grave et sombre -assemblée des juges sentit tomber la cuirasse d'airain de l'intégrité -impassible et la chape de plomb de l'hypocrite vertu. Si Edmée ne -m'avait pas défendu victorieusement par ses aveux, du moins elle avait -excité au plus haut point l'intérêt en ma faveur. Un homme aimé -d'une belle et vertueuse femme porte avec lui un talisman qui le rend -invulnérable; chacun sent que sa vie a plus de prix que celle des -autres. - -Edmée subit encore beaucoup de questions et rétablit les faits -dénaturés par Mlle Leblanc; elle m'épargna beaucoup, il est vrai; -mais elle sut, avec un art admirable, éluder certaines questions et se -soustraire à la nécessité de mentir ou de me condamner. Elle s'accusa -généreusement de tous mes torts et prétendit que, si nous avions eu -des querelles, c'était parce qu'elle y prenait un secret plaisir, parce -qu'elle y voyait la force de mon amour; qu'elle m'avait laissé partir -pour l'Amérique, voulant mettre ma vertu à l'épreuve et ne pensant -pas que la campagne durerait plus d'un an, comme on le disait alors, -qu'ensuite elle m'avait regardé comme engagé d'honneur à subir cette -prolongation illimitée, mais qu'elle avait souffert plus que moi de mon -absence; enfin elle reconnut fort bien la lettre qu'on avait trouvée -sur elle; et, la prenant, elle en rétablit les passages mutilés avec -une mémoire surprenante et en priant le greffier de suivre avec elle -les mots à demi effacés. - ---Cette lettre est si peu une lettre de menace, dit-elle, et -l'impression que j'en ai reçue est si peu celle de la crainte et de -l'aversion, qu'on l'a trouvée sur mon cœur, où je la portais depuis -huit jours, bien que je n'eusse pas seulement avoué à Bernard que je -l'eusse reçue. - ---Mais vous n'expliquez point, lui dit le président, pourquoi, il y a -sept ans, dans les premiers temps du séjour de votre cousin auprès de -vous, vous étiez armée d'un couteau que vous placiez toutes les nuits -sous votre oreiller, et que vous aviez fait aiguiser pour un cas urgent -de défense? - ---Dans ma famille, répondit-elle en rougissant, on a l'esprit assez -romanesque et l'humeur très fière. Il est vrai que j'eus plusieurs -fois dessein de me tuer, parce que je sentais naître en moi pour mon -cousin un penchant insurmontable. Me croyant liée par des engagements -indissolubles à M. de La Marche, je serais morte plutôt que de manquer -à ma parole et plutôt que d'épouser un autre homme que Bernard. Plus -tard, M. de La Marche me rendit ma promesse avec beaucoup de -délicatesse et de loyauté, et je ne songeai plus à mourir. - -Edmée se retira suivie de tous les regards et d'un murmure approbateur. -À peine avait-elle franchi la porte du prétoire, qu'elle s'évanouit -de nouveau; mais cette crise n'eut pas de suites graves et ne laissa pas -de traces au bout de quelques jours. - -J'étais si bouleversé, si enivré de ce qu'elle venait de dire, que je -ne vis plus guère ce qui se passait. Concentré dans la seule pensée -de mon amour, je doutais pourtant; car, si Edmée n'avait pas avoué -tous mes efforts, elle pouvait bien aussi avoir exagéré son -inclination pour moi dans le dessein d'atténuer mes défauts. Il -m'était impossible de croire qu'elle m'eût aimé avant mon départ -pour l'Amérique, et surtout dès les premiers temps de mon séjour -auprès d'elle. Je n'avais que cette préoccupation dans l'esprit; je ne -me souvenais même plus de la cause ni du but de mon procès. Il me -semblait que la question agitée dans ce froid aréopage était -uniquement celle-ci: _Est-il aimé ou n'est-il pas aimé?_ Le triomphe -ou la défaite, la vie ou la mort n'étaient que là pour moi. - -Je fus tiré de ces rêveries par la voix de l'abbé Aubert. Il était -maigre et défait, mais plein de calme; on l'avait tenu au secret, et il -avait souffert toutes les rigueurs de la prison avec la résignation -d'un martyr. Malgré toutes les précautions, l'adroit Marcasse, habile -à se glisser partout comme un furet, avait réussi à lui faire tenir -une lettre d'Arthur, où Edmée avait ajouté quelques mots. Autorisé -par cette lettre à tout dire, il fit une déposition conforme à celle -de Patience, avouant que, d'après les premières paroles d'Edmée -après l'événement, il m'avait accusé; mais qu'ensuite, voyant -l'état d'aliénation de la malade et se souvenant de ma conduite sans -reproche depuis plus de six ans, tirant aussi quelque lumière des -précédents débats et des bruits publics sur l'existence et la -présence d'Antoine Mauprat, il s'était senti trop convaincu de mon -innocence pour vouloir témoigner contre moi. S'il le faisait -maintenant, c'est qu'il pensait qu'un supplément d'instruction avait -éclairé la cour, et que sa déposition n'aurait pas les conséquences -graves qu'elle eût pu avoir un mois auparavant. - -Interrogé sur les sentiments d'Edmée à mon égard, il détruisit -toutes les inventions de Mlle Leblanc et déclara que, non seulement -Edmée m'aimait ardemment, mais qu'elle avait senti de l'amour pour moi -dès les premiers jours de notre entrevue. Il l'affirma par serment, -tout en appuyant un peu plus sur mes torts passés que ne l'avait fait -Edmée. Il avoua qu'il avait craint plusieurs fois alors que ma cousine -ne fît la folie de m'épouser, mais qu'il n'avait jamais eu de crainte -pour sa vie, puisque, d'un mot et d'un regard, il l'avait toujours vue -me réduire, même à l'époque de ma plus mauvaise éducation. - -La continuation des débats fut remise à l'issue des perquisitions -ordonnées pour découvrir et arrêter l'assassin. On compara mon -procès à celui de Calas, et cette comparaison n'eut pas plus tôt -cours dans les conversations, que mes juges, se voyant en butte à mille -traits sanglants, éprouvèrent par eux-mêmes que la haine et la -prévention sont de mauvais conseillers et des guides dangereux. -L'intendant de la province se déclara le champion de ma cause et le -chevalier d'Edmée, qu'il reconduisit en personne auprès de son père. -Il mit sur pied toute la maréchaussée. On agit avec vigueur, on -arrêta Jean de Mauprat. Quand il se vit saisi et menacé, il livra son -frère et déclara qu'on le trouverait toutes les nuits réfugié à la -Roche-Mauprat et caché dans une chambre secrète où la femme du -métayer l'aidait à se renfermer à l'insu de son mari. - -On conduisit le trappiste sous bonne escorte à la Roche-Mauprat, afin -qu'il révélât cette chambre secrète, à laquelle, malgré tout son -génie à explorer les murailles et les charpentes, l'ancien chasseur de -fouines, le taupeur Marcasse, n'avait jamais pu parvenir. On m'y -conduisit moi-même, afin que j'aidasse à retrouver cette chambre ou -les passages qui pouvaient y aboutir, au cas où le trappiste se -départirait de la sincérité de ses intentions. Je revis donc encore -une fois ce manoir détesté avec son ancien chef de brigands -transformé en trappiste. Il se montra si humble et si rampant -vis-à-vis de moi, il fit si bon marché de la vie de son frère et -m'exprima une si vile soumission, que, saisi de dégoût, je le priai, -au bout de quelques instants, de ne plus m'adresser la parole. Gardés -à vue par les cavaliers, nous nous mîmes à la recherche de la chambre -secrète. Jean avait prétendu d'abord qu'il en savait l'existence sans -en connaître la situation exacte depuis que le donjon était aux trois -quarts détruit. Quand il me vit, il se souvint que je l'avais surpris -dans ma chambre et qu'il avait disparu par la muraille. Il se résigna -donc à nous y conduire et à nous montrer le secret, qui était fort -curieux, et dont je ne m'amuserai pas à vous faire la description. La -chambre secrète fut ouverte, il ne s'y trouva personne. L'expédition -avait été pourtant conduite avec promptitude et mystère. Il ne -paraissait pas probable que Jean eût eu le temps de prévenir son -frère. Le donjon était entouré de cavaliers, toutes les issues -étaient bien gardées. La nuit était sombre, et nous avions fait une -invasion qui avait bouleversé d'effroi tous les habitants de la -métairie. Le métayer ne comprenait rien à ce que nous cherchions; -mais le trouble et l'angoisse de sa femme semblaient nous assurer la -présence d'Antoine dans le donjon. Elle n'eut pas la présence d'esprit -de prendre un air rassuré après que nous eûmes exploré la première -chambre, et cela fit penser à Marcasse qu'il y en avait une seconde. Le -trappiste en avait-il connaissance et feignit-il de l'ignorer? Il joua -si bien son rôle, que nous y fûmes tous pris. Il fallut explorer de -nouveau les moindres détours et recoins des ruines. Une grande tour -isolée de tous les bâtiments ne semblait pouvoir offrir aucun refuge. -La cage de l'escalier s'était entièrement écroulée lors de -l'incendie, et il ne se trouvait pas d'échelle assez longue, à -beaucoup près, même en attachant l'une à l'autre avec des cordes -celles du métayer, pour atteindre au dernier étage, qui semblait bien -conservé, et contenir une pièce éclairée par deux meurtrières. -Marcasse objecta qu'il pouvait se trouver un escalier dans l'épaisseur -du mur, ainsi qu'il arrive dans beaucoup d'anciennes tours. Mais où se -trouvait l'issue? Dans quelque souterrain peut-être. L'assassin -oserait-il sortir de sa retraite tant que nous serions là? S'il avait, -malgré la nuit obscure et le silence que nous gardions, vent de notre -présence, se risquerait-il dans la campagne tant que nous serions -postés comme nous l'étions sur tous les points? - ---Ce n'est pas probable, dit Marcasse. Il faut trouver un moyen prompt -de parvenir là-haut, et j'en vois un. - -Il montra une poutre noircie par le feu qui joignait la tour à une -hauteur effrayante, et sur une portée de vingt pieds environ, aux -greniers du bâtiment voisin. Une large crevasse, faite par -l'éboulement des parties attenantes, était située à l'extrémité de -cette poutre dans le flanc de la tour. Dans ses explorations, il avait -bien semblé à Marcasse voir au travers de cette crevasse les marches -d'un petit escalier. Le mur avait, d'ailleurs, l'épaisseur nécessaire -pour le contenir. Le taupeur n'avait jamais osé se risquer sur cette -poutre, non à cause de sa ténuité ni de son élévation, il était -habitué à ces périlleuses _traversées_, comme il les appelait; mais -la poutre était attaquée par le feu et tellement amincie par le -milieu, qu'il était impossible de savoir si elle porterait le poids -d'un homme, fût-il svelte et diaphane comme le brave sergent. -Jusque-là, aucune considération assez importante pour risquer sa vie -à cette expérience ne s'était présentée; elle s'offrait en cet -instant, Marcasse n'hésita pas. Je n'étais point auprès de lui -lorsqu'il conçut ce dessein; je l'en aurais empêché à tout prix. Je -ne m'en aperçus que lorsque Marcasse était déjà au milieu de la -poutre, à l'endroit où le bois calciné n'était peut-être qu'un -charbon. Comment vous rendre ce que j'éprouvai en voyant mon fidèle -ami debout dans les airs, marchant avec gravité vers son but? Blaireau -allait devant lui avec autant de tranquillité que s'il se fût agi -d'aller comme jadis au milieu des bottes de foin à la découverte des -fouines et des loirs. Le jour se levait et dessinait dans l'air -grisâtre la silhouette effilée et la démarche modeste et fière de -l'hidalgo. Je mis mes mains sur mon visage, il me semblait entendre -craquer la poutre fatale; j'étouffai un cri de terreur dans la crainte -de l'émouvoir en cet instant solennel et décisif. Je ne pus retenir ce -cri, je ne pus m'empêcher de relever la tête lorsque deux coups de feu -partirent de la tour. Le chapeau de Marcasse tomba au premier coup, le -second effleura son épaule. Il s'était arrêté. - - -[Figure 10] - - ---Pas touché! nous cria-t-il. - -Et, prenant son élan, il franchit au pas de course le reste du pont -aérien. Il pénétra dans la tour par la crevasse et s'élança dans -l'escalier en criant: - ---À moi, mes amis! la poutre est solide. - -Aussitôt cinq hommes hardis et vigoureux, qui l'accompagnaient, se -mirent à cheval sur la poutre en s'aidant des mains et parvinrent un à -un à l'autre extrémité. Lorsque le premier d'entre eux pénétra dans -le grenier où était retiré Antoine de Mauprat, il le trouva aux -prises avec Marcasse, qui, tout exalté de son triomphe et oubliant -qu'il ne s'agissait pas de tuer l'ennemi, mais de le prendre, s'était -mis en devoir de le larder comme une belette avec sa longue rapière. -Mais le faux trappiste était un ennemi redoutable. Il avait arraché -l'épée des mains du sergent, l'avait terrassé et l'aurait étranglé -si on ne se fût jeté sur lui par derrière. Il résista avec une force -prodigieuse aux trois premiers assaillants; mais, avec l'aide des deux -autres, on réussit à le dompter. Quand il se vit pris, il ne fit plus -de résistance et se laissa lier les mains pour descendre l'escalier, -qui venait aboutir au fond d'un puits desséché qui se trouvait au -centre de la tour. Antoine avait l'habitude d'en sortir et d'y descendre -par une échelle que lui tendait la femme du métayer, et qu'elle -retirait aussitôt après. Je me jetai avec transport dans les bras du -sergent. - ---Ce n'est rien, dit-il, cela m'a amusé. J'ai senti que j'avais encore -la jambe sûre et la tête froide. Eh! eh! vieux sergent, ajouta-t-il en -regardant sa jambe, vieil hidalgo, vieux taupeur, on ne se moquera plus -tant de ton mollet. - - - - -XXIX - - - - -Si Antoine de Mauprat eût été un homme énergique, il aurait pu me -faire un mauvais parti en se disant témoin de l'assassinat commis par -moi sur la personne d'Edmée. Comme il avait pour se cacher des raisons -antérieures à ce dernier crime, il eût expliqué le mystère dont il -s'enveloppait et son silence sur l'événement de la tour Gazeau. Je -n'avais pour moi que le témoignage de Patience. Eût-il suffi pour -m'absoudre? Tant d'autres, même ceux de mes amis, même celui d'Edmée, -qui ne pouvait nier mon caractère violent et les probabilités de mon -crime, étaient contre moi! - -Mais Antoine, le plus insolent en paroles de tous les coupe-jarrets, -était le plus lâche en action. Il ne se vit pas plus tôt au pouvoir -de la justice qu'il avoua tout, même avant de savoir que son frère -l'avait abandonné. - -Il y eut de scandaleux débats, où les deux frères se chargèrent l'un -l'autre d'une manière infâme. Le trappiste, toujours contenu par son -hypocrisie, abandonnait froidement l'assassin à son sort et se -défendait de lui avoir jamais donné le conseil de commettre le crime; -l'autre, porté au désespoir, l'accusa des forfaits les plus horribles, -de l'empoisonnement de ma mère et de celui de la mère d'Edmée, qui -étaient mortes l'une et l'autre de violentes inflammations d'entrailles -à des époques assez rapprochées. Jean de Mauprat était, disait-il, -très habile dans l'art de préparer les poisons, et s'introduisait dans -les maisons sous divers déguisements pour les mêler aux aliments. Il -assura que, le jour où Edmée avait été amenée à la Roche-Mauprat, -il avait assemblé tous ses frères pour délibérer avec eux sur le -moyen de se débarrasser de cette héritière d'une fortune -considérable, fortune qu'il avait travaillé à saisir par les voies du -crime, en essayant de détruire les effets du mariage du chevalier -Hubert. Ma mère avait payé de sa vie l'affection qui avait porté ce -dernier à vouloir adopter l'enfant de son frère. Tous les Mauprat -voulaient qu'on se débarrassât d'Edmée et de moi du même coup, et -Jean apprêtait le poison lorsque la maréchaussée vint faire diversion -à cet affreux dessein en attaquant le donjon. Jean repoussa ces -accusations avec horreur, disant humblement qu'il avait commis bien -assez de péchés mortels dans la débauche et l'irréligion, sans qu'on -lui imputât encore ceux-là. Comme ils étaient difficiles à admettre, -sans examen, de la bouche d'Antoine, que cet examen était à peu près -impossible, et que le clergé était trop puissant et trop intéressé -à empêcher ce scandale pour le permettre, Jean de Mauprat fut -déchargé de l'accusation de complicité et seulement renvoyé à la -Trappe, avec défense de l'archevêque de remettre les pieds dans le -diocèse et invitation à ses supérieurs de ne le laisser jamais sortir -de son couvent. Il y mourut peu d'années après, dans les transes d'un -repentir exalté, qui avait même le caractère de l'aliénation. Il est -vraisemblable qu'à force de feindre le remords, afin d'arriver à une -sorte de réhabilitation sociale, il avait fini, après avoir échoué -dans ses projets, par ressentir, au sein des austérités et des -châtiments terribles de son ordre, les frayeurs et les angoisses d'une -mauvaise conscience et d'un tardif repentir. La peur de l'enfer est la -seule foi des âmes viles. - -Je ne fus pas plus tôt acquitté, réhabilité et élargi, que je -courus auprès d'Edmée; j'arrivai pour assister aux derniers moments de -mon grand-oncle. Il recouvra, vers sa fin, non la mémoire des -événements, mais celle du cœur. Il me reconnut, me pressa sur sa -poitrine, me bénit en même temps qu'Edmée, et mit ma main dans celle -de sa fille. Après que nous eûmes rendu les derniers devoirs à cet -excellent et noble parent, dont la perte nous fut aussi douloureuse que -si nous ne l'eussions pas prévue et attendue depuis longtemps, nous -quittâmes pour quelque temps le pays, afin de n'être pas témoins de -l'exécution d'Antoine, qui fut condamné au supplice de la roue. Les -deux faux témoins qui m'avaient chargé furent fouettés, flétris, et -chassés du ressort du présidial. Mlle Leblanc, que l'on ne pouvait -accuser précisément de faux témoignage, car elle n'avait guère -procédé que par induction, se déroba au mécontentement public et -alla vivre dans une autre province avec assez de luxe pour faire penser -qu'elle avait reçu des sommes considérables pour me perdre. - -Nous ne voulûmes pas nous séparer, même momentanément, de nos -excellents amis, de mes seuls défenseurs, Marcasse, Patience, Arthur et -l'abbé Aubert. Nous montâmes tous dans la même voiture de voyage: les -deux premiers, habitués au grand air, occupèrent volontairement le -siège extérieur; nous les traitâmes sur le pied de la plus parfaite -égalité. Jamais, dès lors, ils n'eurent d'autre table que la nôtre. -Quelques personnes eurent le mauvais goût de s'en étonner; nous -laissâmes dire. Il est des circonstances qui effacent radicalement -toutes les distances imaginaires ou réelles du rang et de l'éducation. - -Nous visitâmes la Suisse. Arthur jugeait ce voyage nécessaire au -rétablissement complet d'Edmée; les soins tendres et ingénieux de cet -ami dévoué, le bonheur dont notre affection chercha à entourer -Edmée, ne contribuèrent pas moins que le beau spectacle des montagnes -à chasser sa mélancolie et à effacer le souvenir des orages que nous -venions de traverser. La Suisse produisit sur le cerveau poétique de -Patience un effet magique. Il entrait souvent dans une telle exaltation, -que nous en étions à la fois ravis et effrayés. Il fut tenté de se -construire un chalet au fond de quelque vallée et d'y passer le reste -de ses jours dans la contemplation de la nature; mais sa tendresse pour -nous le fit renoncer à ce projet. Marcasse déclara par la suite que, -malgré tout le plaisir qu'il avait goûté dans notre compagnie, il -regardait ce voyage comme le temps le plus funeste de sa vie. À -l'auberge de Martigny, lors de notre retour, Blaireau, dont l'âge -avancé rendait les digestions pénibles, mourut victime du trop bon -accueil qu'il reçut à la cuisine. Le sergent ne dit pas un mot, le -contempla quelque temps d'un air sombre et alla l'enterrer dans le -jardin sous le plus beau rosier; il ne parla de sa douleur que plus d'un -an après. - -Pendant ce voyage, Edmée fut pour moi un ange de bonté et de -sollicitude; s'abandonnant désormais à toutes les inspirations de son -cœur, n'ayant plus aucune méfiance contre moi, ou se disant que -j'avais été assez malheureux pour mériter ce dédommagement, elle me -confirma mille fois les célestes assurances d'amour qu'elle avait -données en public lorsqu'elle avait élevé la voix pour proclamer mon -innocence. Quelques réticences qui m'avaient frappé dans sa -déposition, et le souvenir des paroles accusatrices qui lui étaient -échappées lorsque Patience l'avait trouvée assassinée, me -laissèrent, je l'avoue, une assez longue souffrance. Je pensai, avec -raison peut-être, qu'Edmée avait fait un grand effort pour croire à -mon innocence avant les révélations de Patience. Mais elle s'expliqua -toujours avec beaucoup de délicatesse et un peu de réserve à cet -égard. Cependant, un jour, elle ferma la plaie en me disant avec sa -brusquerie charmante: - ---Et si je t'ai aimé assez pour t'absoudre dans mon cœur et pour te -défendre devant les hommes au prix d'un mensonge, qu'as-tu à dire? - -Ce qui ne m'importait pas moins, c'était de savoir à quoi m'en tenir -sur l'amour qu'elle prétendait avoir eu pour moi dès les premiers -jours de notre liaison. Ici elle se troubla un peu, comme si, dans son -invincible fierté, elle eût regretté la jalouse possession de son -secret. Ce fut l'abbé qui se chargea de me faire sa confession et de -m'assurer que dans ce temps il avait bien souvent grondé Edmée de son -penchant pour l'_enfant sauvage._ Comme je lui objectais l'entretien -confidentiel que j'avais surpris un soir dans le parc entre Edmée et -lui, et que je lui rapportais avec la grande exactitude de mémoire que -je possède, il me répondit: - ---Si vous nous eussiez suivis un peu sous les arbres, vous eussiez -entendu, ce soir-là même, une querelle qui vous eût bien rassuré, et -qui vous eût expliqué comment, d'antipathique (je dirai presque -d'odieux) que vous m'étiez, vous me devîntes supportable d'abord, et -peu à peu cher au plus haut degré. - ---Racontez-le-moi, m'écriai-je; d'où vint ce miracle? - ---D'un mot, répondit-il: Edmée vous aimait. Quand elle me l'eut -avoué, elle couvrit son visage de ses deux mains et resta un instant -comme accablée de honte et de chagrin; puis, tout à coup, relevant la -tête: - -«--Eh bien, oui, s'écria-t-elle, eh bien, oui, je l'aime! puisque vous -voulez le savoir absolument. J'en suis éprise, comme vous dites. Ce -n'est pas ma faute, pourquoi en rougirais-je? Je n'y puis rien; cela est -venu fatalement. Je n'ai jamais aimé M. de La Marche; je n'ai que de -l'amitié pour lui. Et pour Bernard, c'est un autre sentiment, un -sentiment si fort, si mobile, si rempli d'agitations, de haine, de peur, -de pitié, de colère et de tendresse, que je n'y comprends rien, et que -je n'essaye plus d'y rien comprendre. - -«--Ô femme! femme! m'écriai-je consterné en joignant les mains, tu -es un abîme, un mystère, et celui qui croit te connaître est trois -fois insensé. - -«--Tant qu'il vous plaira, l'abbé, reprit-elle avec une résolution -pleine de dépit et de trouble, cela m'est bien égal. Je me suis dit à -moi-même, à cet égard, plus que vous n'avez dit à toutes vos -ouailles dans tout le cours de votre vie. Je sais que Bernard est un -ours, un blaireau, comme dit Mlle Leblanc; un sauvage, un rustre, quoi -encore? Il n'est rien de plus hérissé, de plus épineux, de plus -sournois, de plus méchant que Bernard; c'est une brute qui sait à -peine signer son nom; c'est un homme grossier, qui croit me dompter -comme une haquenée des Varennes. Il se trompe beaucoup; je mourrai -plutôt que de lui appartenir jamais, à moins que, pour m'épouser, il -ne se civilise. Autant vaudrait compter sur un miracle; je l'essaye sans -l'espérer. Mais qu'il me force à me tuer ou à me faire religieuse, -qu'il reste tel qu'il est ou qu'il devienne pire, il n'en sera pas moins -vrai que je l'aime. Mon cher abbé, vous savez qu'il doit m'en coûter -de faire cet aveu, et vous ne devez pas, lorsque mon amitié se fait -pénitente à vos pieds et dans votre sein, m'humilier par vos -exclamations et vos exorcismes! Réfléchissez maintenant; examinez, -discutez, décidez! Voilà le mal, je l'aime! Voici les symptômes: je -ne pense qu'à lui, je ne vois que lui, et je n'ai pas pu dîner -aujourd'hui parce qu'il n'était pas rentré. Je le trouve plus beau -qu'aucun homme qui existe. Quand il me dit qu'il m'aime, je vois, je -sens que c'est vrai, cela me choque et me charme en même temps. M. de -La Marche me paraît fade et guindé depuis que je connais Bernard. -Bernard seul me semble aussi fier, aussi colère, aussi hardi que moi et -aussi faible que moi; car il pleure comme un enfant quand je l'irrite, -et voilà que je pleure aussi en songeant à lui.» - ---Cher abbé! m'écriai-je en me jetant à son cou, que je vous embrasse -jusqu'à vous étouffer, pour vous être souvenu de tout cela. - ---L'abbé brode, dit Edmée avec malice. - ---Eh quoi! lui dis-je en serrant ses mains à les briser, vous m'avez -fait souffrir sept ans, et, aujourd'hui, vous avez regret à trois -paroles qui me consolent. - ---N'aie pas regret au passé, me dit-elle; va, nous eussions été -perdus si, tel que tu étais dans ce temps-là, je n'avais pas eu de la -raison et de la force pour nous deux. Où en serions-nous aujourd'hui, -grand Dieu! Tu aurais bien autrement souffert de mes duretés et de mon -orgueil; car tu m'aurais offensée dès le premier jour de notre union, -et je t'aurais puni en t'abandonnant, ou en me donnant la mort, ou en te -tuant toi-même; car on tue dans notre famille, c'est une habitude -d'enfance. Ce qu'il y a de certain, c'est que tu aurais fait un -détestable mari; tu m'aurais fait rougir par ton ignorance, tu aurais -voulu m'opprimer, et nous nous serions brisés l'un contre l'autre; cela -eût fait le désespoir de mon père, et, tu le sais, mon père passait -avant tout! J'aurais peut-être risqué mon propre sort très -légèrement si j'avais été seule au monde, car j'ai de la témérité -dans le caractère; mais mon père _devait_ être heureux, calme et -respecté; il m'avait élevée dans le bonheur, dans l'indépendance. Je -n'aurais jamais pu me réconcilier avec moi-même, si j'avais privé sa -vieillesse des biens qu'il avait répandus sur toute ma vie. Ne crois -pas que je sois vertueuse et grande, comme l'abbé le prétend; j'aime, -voilà tout, mais j'aime avec force, avec exclusion, avec -persévérance. Je t'ai sacrifié à mon père, mon pauvre Bernard! et -le ciel, qui nous eût maudits si j'eusse sacrifié mon père, nous -récompense aujourd'hui en nous donnant éprouvés et invincibles l'un -à l'autre. À mesure que tu as grandi à mes yeux, j'ai senti que je -pouvais attendre, parce que j'avais à t'aimer longtemps, et que je ne -craignais pas de voir évanouir ma passion avant de l'avoir satisfaite, -comme font les passions dans les âmes faibles. Nous étions deux -caractères d'exception, il nous fallait des amours héroïques; les -choses ordinaires nous eussent rendus méchants l'un et l'autre. - - - - -XXX - - -Nous revînmes à Sainte-Sévère à l'expiration du deuil d'Edmée, -époque fixée pour notre mariage. Lorsque nous avions quitté cette -province où nous avions éprouvé l'un et l'autre de si profonds -dégoûts et de si grands malheurs, nous nous étions imaginé que nous -ne sentirions jamais le besoin d'y revenir; et pourtant telle est la -force des souvenirs de l'enfance et le lien des habitudes domestiques, -qu'au sein d'un pays enchanteur, et qui ne nous rappelait aucune -amertume, nous avions vite regretté notre Varenne triste et sauvage, et -soupiré après les vieux chênes de notre parc. Nous y rentrâmes avec -une joie profonde et respectueuse. Le premier soin d'Edmée fut de -cueillir les belles fleurs du jardin et d'aller les déposer à genoux -sur la tombe de son père. Nous baisâmes cette terre sacrée et nous y -fîmes le serment de travailler sans cesse à laisser un nom respectable -et vénéré comme le sien. Il avait souvent porté cette ambition -jusqu'à la faiblesse, mais c'était une faiblesse noble et une sainte -vanité. - -Notre mariage fut célébré dans la chapelle du village, et la noce se -fit en famille; aucun autre qu'Arthur, l'abbé, Marcasse et Patience ne -s'assit à notre banquet modeste. Qu'avions-nous besoin de spectateurs -étrangers à notre bonheur? Ils eussent peut-être cru nous faire une -grâce en venant couvrir de leur importance les taches de notre famille. -Nous étions assez pour être heureux et joyeux entre nous. Nos cœurs -avaient autant d'amitiés qu'ils en pouvaient contenir. Nous étions -trop fiers pour solliciter celle de personne, trop contents les uns des -autres pour aspirer à quelque chose de mieux. Patience retourna à sa -cabane, et, refusant toujours de rien changer à sa vie sobre et -retirée, reprit à certains jours de la semaine ses fonctions de _grand -juge_ et de _trésorier._ Marcasse resta près de moi jusqu'à sa mort, -qui arriva vers la fin de la révolution française; j'espère m'être -acquitté de mon mieux envers lui par une amitié sans restriction et -une intimité sans nuages. - -Arthur, qui nous avait sacrifié une année de son existence, ne put se -résoudre à abjurer l'amour de sa patrie et le désir de contribuer à -son élévation en lui apportant le tribut de ses connaissances et le -résultat de ses travaux; il repartit pour Philadelphie, où j'allai le -voir après mon veuvage. - -Je ne vous raconterai pas le bonheur que je goûtai avec ma noble et -généreuse femme; de telles années ne se racontent pas. On ne saurait -se décider à vivre après les avoir perdues, si on ne faisait tous ses -efforts pour ne pas trop se les rappeler. Elle me donna six enfants, -dont quatre vivent encore et sont avantageusement et sagement établis. -Je me flatte qu'ils achèveront d'effacer la mémoire déplorable de -leurs ancêtres. J'ai vécu pour eux, par l'ordre d'Edmée à son lit de -mort. Permettez-moi de ne vous point parler autrement de cette perte que -j'ai faite il y a seulement dix ans; elle m'est aussi sensible qu'au -premier jour, et je ne cherche point à m'en consoler, mais à me rendre -digne de rejoindre dans un monde meilleur, après avoir accompli mon -temps d'épreuve, la sainte compagne de ma vie. Elle fut la seule femme -que j'aimai; jamais aucune autre n'attira mon regard et ne connut -l'étreinte de ma main. Je suis ainsi fait; ce que j'aime, je l'aime -éternellement, dans le passé, dans le présent, dans l'avenir. - -Les orages de la Révolution ne détruisirent point notre existence, et -les passions qu'elle souleva ne troublèrent pas l'union de notre -intérieur. Nous fîmes de grand cœur, et en les considérant comme de -justes sacrifices, l'abandon d'une grande partie de nos biens aux lois -de la République. L'abbé, effrayé du sang versé, renia parfois sa -religion politique, quand les nécessités du temps dépassèrent la -force de son âme. Il fut le girondin de la famille. - -Edmée eut plus de courage sans avoir moins de sensibilité; femme et -compatissante, elle souffrit profondément des misères de tous les -partis, elle pleura tous les malheurs de son siècle, mais elle n'en -méconnut jamais la grandeur saintement fanatique. Elle resta fidèle à -ses théories d'égalité absolue. Au temps où les actes de la Montagne -irritaient et désespéraient l'abbé, elle lui fit généreusement le -sacrifice de ses élans patriotiques et eut la délicatesse de ne jamais -prononcer devant lui certains noms qui le faisaient frémir, et qu'elle -vénérait avec une sorte de persuasion que je n'ai jamais vue chez -aucune femme. - -Pour moi, je puis dire que mon éducation fut faite par elle; pendant -tout le cours de ma vie, je m'abandonnai entièrement à sa raison et à -sa droiture. Quand le désir de jouer un rôle populaire vint tenter mon -enthousiasme, elle m'arrêta, en me représentant que mon nom -paralyserait toute mon influence sur une classe qui se méfierait de moi -et qui me croirait désireux de m'appuyer sur elle pour réhabiliter mon -patriciat. Quand l'ennemi fut aux portes de la France, elle m'envoya -servir en qualité de volontaire; quand la carrière militaire devint un -moyen d'ambition et que la République fut anéantie, elle me rappela et -me dit: - ---Tu ne me quitteras plus. - -Patience joua un grand rôle dans la Révolution. Il fut nommé à -l'unanimité juge de son district. Son intégrité, son impartialité -entre le château et la chaumière, sa fermeté et sa sagesse, ont -laissé des souvenirs ineffaçables dans la Varenne. - -J'eus l'occasion, à la guerre, de sauver les jours de M. de La Marche -et de l'aider à passer en pays étranger. - -Voilà, je crois, dit le vieux Mauprat, tous les événements de ma vie -où Edmée joue un rôle. Le reste ne vaut pas la peine d'être -raconté. S'il y a quelque chose de bon et d'utile dans ce récit, -profitez-en, jeunes gens. Souhaitez d'avoir un conseiller franc, un ami -sévère; et aimez, non pas celui qui vous flatte, mais celui qui vous -corrige. Ne croyez pas trop à la phrénologie; car j'ai la bosse du -meurtre très développée, et, comme disait Edmée dans ses jours de -gaieté mélancolique, on _tue de naissance_ dans notre famille. Ne -croyez pas à la fatalité, ou du moins n'exhortez personne à s'y -abandonner. Voilà la morale de mon histoire. - - -Ainsi disant, le vieux Bernard nous donna un bon souper et nous parla -encore, sans confusion et sans fatigue, pendant une partie de la -soirée. Nous l'avions prié de développer un peu plus ce qu'il -appelait la moralité de son histoire: il s'éleva alors à des -considérations générales dont le bon sens et la netteté nous -frappèrent. - - -Je vous parlais de la phrénologie, nous dit-il, non pas pour faire la -critique d'un système qui a son bon côté en ce qu'il tend à -compléter la série d'observations physiologiques qui a pour but la -connaissance de l'homme. Je me suis servi du mot _phrénologie_ parce -que la seule fatalité à laquelle on croie de nos jours, c'est celle -que nos instincts nous créent à nous-mêmes. Je ne pense pas que la -phrénologie soit plus fataliste qu'aucun système de ce genre, et -Lavater, accusé de fatalisme aussi dans son temps, était l'homme le -plus chrétien que l'Évangile ait jamais formé. - -Ne croyez à aucune fatalité absolue et nécessaire, mes enfants, et -cependant admettez une part d'entraînement dans nos instincts, dans nos -facultés, dans les impressions qui ont entouré notre berceau, dans les -premiers spectacles qui ont frappé notre enfance; en un mot, dans tout -ce monde extérieur qui a présidé au développement de notre âme. -Admettez que nous ne sommes pas toujours absolument libres de choisir -entre le bien et le mal, si vous voulez être indulgents pour les -coupables, c'est-à-dire justes comme le ciel; car il y a beaucoup de -miséricordes dans les jugements de Dieu, autrement sa justice serait -incomplète. - -Ce que je vous dis là n'est peut-être pas très orthodoxe; mais c'est -chrétien, je vous en réponds, parce que c'est vrai. L'homme ne naît -pas méchant; il ne naît pas bon non plus, comme l'entend Jean-Jacques -Rousseau, le vieux maître de ma chère Edmée. L'homme naît avec plus -ou moins de passions, avec plus ou moins de vigueur pour les satisfaire, -avec plus ou moins d'aptitude pour en tirer un bon ou un mauvais parti -dans la société. Mais l'éducation peut et doit trouver remède à -tout; là est le grand problème à résoudre, c'est de trouver -l'éducation qui convient à chaque être en particulier. L'éducation -générale et en commun semble nécessaire, s'ensuit-il qu'elle doive -être la même pour tous? Je crois bien que, si l'on m'eût mis au -collège à dix ans, j'eusse été sociable de meilleure heure; mais -eût-on su corriger mes violents appétits et m'enseigner à les vaincre -comme Edmée l'a fait? J'en doute. Tout le monde a besoin d'être aimé -pour valoir quelque chose; mais il faut qu'on le soit de différentes -manières: celui-ci avec une indulgence infatigable, celui-là avec une -sévérité soutenue. En attendant qu'on ait résolu le problème d'une -éducation commune à tous, et cependant appropriée à chacun, -attachez-vous à vous corriger les uns les autres. - -Vous me demandez comment? Ma réponse sera courte: en vous aimant -beaucoup les uns les autres.--C'est ainsi que, les mœurs agissant sur -les lois, vous en viendrez à supprimer la plus odieuse et la plus impie -de toutes, la loi du talion, la peine de mort qui n'est autre chose que -la consécration du principe de la fatalité, puisqu'elle suppose le -coupable incorrigible et le ciel implacable. - - - - -FIN - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Mauprat, by George Sand - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MAUPRAT *** - -***** This file should be named 62787-0.txt or 62787-0.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/2/7/8/62787/ - -Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images -generously made available by Hathi Trust.) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions -will be renamed. - -Creating the works from public domain print editions means that no -one owns a United States copyright in these works, so the Foundation -(and you!) can copy and distribute it in the United States without -permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is -subject to the trademark license, especially commercial -redistribution. - - - -*** START: FULL LICENSE *** - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project -Gutenberg-tm License (available with this file or online at -http://gutenberg.org/license). - - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm -electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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It exists -because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from -people in all walks of life. - -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's -goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. -To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 -and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. - - -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive -Foundation - -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at -http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent -permitted by U.S. federal laws and your state's laws. - -The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. -Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered -throughout numerous locations. Its business office is located at -809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email -business@pglaf.org. 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Donations are accepted in a number of other -ways including checks, online payments and credit card donations. -To donate, please visit: http://pglaf.org/donate - - -Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic -works. - -Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm -concept of a library of electronic works that could be freely shared -with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project -Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. - - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. -unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily -keep eBooks in compliance with any particular paper edition. - - -Most people start at our Web site which has the main PG search facility: - - http://www.gutenberg.org - -This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/old/62787-0.zip b/old/62787-0.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index a92bcf4..0000000 --- a/old/62787-0.zip +++ /dev/null diff --git a/old/62787-h.zip b/old/62787-h.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 470e70d..0000000 --- a/old/62787-h.zip +++ /dev/null diff --git a/old/62787-h/62787-h.htm b/old/62787-h/62787-h.htm deleted file mode 100644 index 6c33841..0000000 --- a/old/62787-h/62787-h.htm +++ /dev/null @@ -1,13184 +0,0 @@ -<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" - "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> -<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" xml:lang="fr" lang="fr"> - <head> - <meta http-equiv="content-type" content="text/html; charset=utf-8" /> - <meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" /> - <title> - The Project Gutenberg eBook of Mauprat, by George Sand. - </title> - <style type="text/css"> - -body { - margin-left: 10%; - margin-right: 10%; -} - - h1,h2,h3,h4,h5,h6 { - text-align: center; /* all headings centered */ - clear: both; -} - -p { - margin-top: .51em; - text-align: justify; - margin-bottom: .49em; -} - -.p2 {margin-top: 2em;} -.p4 {margin-top: 4em;} -.p6 {margin-top: 6em;} - -hr { - width: 33%; - margin-top: 2em; - margin-bottom: 2em; - margin-left: auto; - margin-right: auto; - clear: both; -} - -hr.tb {width: 45%;} -hr.chap {width: 65%} -hr.full {width: 95%;} - -hr.r5 {width: 5%; margin-top: 1em; margin-bottom: 1em;} -hr.r65 {width: 65%; margin-top: 3em; margin-bottom: 3em;} - -ul.index { list-style-type: none; } -li.ifrst { margin-top: 1em; } -li.indx { margin-top: .5em; } -li.isub1 {text-indent: 1em;} -li.isub2 {text-indent: 2em;} -li.isub3 {text-indent: 3em;} - -table { - margin-left: auto; - margin-right: auto; -} - - .tdl {text-align: left;} - .tdr {text-align: right;} - .tdc {text-align: center;} - -.pagenum { /* uncomment the next line for invisible page numbers */ - /* visibility: hidden; */ - position: absolute; - left: 92%; - font-size: smaller; - text-align: right; -} /* page numbers */ - -.linenum { - position: absolute; - top: auto; - right: 10%; -} /* poetry number */ - -.blockquot { - margin-left: 5%; - margin-right: 10%; -} - -.sidenote { - width: 10%; - padding-bottom: .5em; - padding-top: .5em; - padding-left: .5em; - padding-right: .5em; - margin-left: .5em; - float: left; - clear: left; - margin-top: .5em; - font-size: smaller; - color: black; - background: #eeeeee; - border: dashed 1px; -} - -.bb {border-bottom: solid 2px;} - -.bl {border-left: solid 2px;} - -.bt {border-top: solid 2px;} - -.br {border-right: solid 2px;} - -.bbox {border: solid 2px;} - -.center {text-align: center;} - -.right {text-align: right;} - -.smcap {font-variant: small-caps;} - -.u {text-decoration: underline;} - -.gesperrt -{ - letter-spacing: 0.2em; - margin-right: -0.2em; -} - -em.gesperrt -{ - font-style: normal; -} - -.caption {font-weight: bold;} - -/* Images */ -.figcenter { - margin: auto; - text-align: center; -} - -.figleft { - float: left; - clear: left; - margin-left: 0; - margin-bottom: 1em; - margin-top: 1em; - margin-right: 1em; - padding: 0; - text-align: center; -} - -.figright { - float: right; - clear: right; - margin-left: 1em; - margin-bottom: - 1em; - margin-top: 1em; - margin-right: 0; - padding: 0; - text-align: center; -} - -/* Notes */ -.footnotes {border: dashed 1px;} - -.footnote {margin-left: 10%; margin-right: 10%; font-size: 0.9em;} - -.footnote .label {position: absolute; right: 84%; text-align: right;} - -.fnanchor { - vertical-align: super; - font-size: .8em; - text-decoration: - none; -} - -.actor {font-size: 0.8em; - text-align: center;} - -/* Poetry */ -.poem { - margin-left:10%; - margin-right:10%; - text-align: left; -} - -.poem br {display: none;} - -.poem .stanza {margin: 1em 0em 1em 0em;} - -/* Transcriber's notes */ -.transnote {background-color: #E6E6FA; - color: black; - font-size:smaller; - padding:0.5em; - margin-bottom:5em; - font-family:sans-serif, serif; } - </style> - </head> -<body> - - -<pre> - -The Project Gutenberg EBook of Mauprat, by George Sand - -This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with -almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or -re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included -with this eBook or online at www.gutenberg.org/license - - -Title: Mauprat - -Author: George Sand - -Illustrator: Julien Le Blant - -Release Date: July 30, 2020 [EBook #62787] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MAUPRAT *** - - - - -Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images -generously made available by Hathi Trust.) - - - - - - -</pre> - - -<div class="figcenter" style="width: 500px;"> -<img src="images/mauprat_cover.jpg" width="500" alt="" /> -</div> - - -<h3>GEORGE SAND</h3> - -<h2>MAUPRAT</h2> - -<h4>DIX COMPOSITIONS PAR LE BLANT</h4> - -<h5>GRAVÉES À L'EAU-FORTE PAR H. TOUSSAINT</h5> - -<h4>COLLECTION CALMANN LÉVY</h4> - -<h4>A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR</h4> - -<h4>7, RUE SAINT-BENOIT, PARIS</h4> - -<h5>MDCCCLXXXVI</h5> - - - -<div class="figcenter" style="width: 500px;"> -<img src="images/mauprat_innercover.jpg" width="500" alt="" /> -</div> - - - -<h4>TABLE</h4> - -<p><a href="#MAUPRAT">MAUPRAT</a><br /> - -<a href="#NOTICE">Notice</a><br /> - -<a href="#A_GUSTAVE_PAPET">Dédicace: À Gustave Papet</a></p> - -<p><a href="#figure01">... <i>Je me cramponnais avec frayeur à la croupière du cheval ou à -l'habit de mon grand-père</i>...—Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</a><br /> -<a href="#figure02">—<i>Vous êtes un misérable! dit Edmée en me repoussant de sa -cravache</i>...—Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</a><br /> -<a href="#figure03">... <i>Mon oncle Laurent, mortellement blessé, venait expirer sous nos -yeux</i>...—Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</a><br /> -<a href="#figure04">... <i>Je pris Edmée dans mes bras et la portai à l'autre bord du -ruisseau</i>...—Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</a><br /> -<a href="#figure05">... <i>Je couvrais de mes lèvres la blessure que j'avais faite à -Edmée</i>...—Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</a><br /> -<a href="#figure06">... <i>Edmée me passa l'anneau au doigt, en adressant quelques reproches -à l'abbé</i>...—Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</a><br /> -<a href="#figure07">... <i>Jean Mauprat était debout auprès du lit</i>...—Dessin -de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</a><br /> -<a href="#figure08">... <i>Edmée avait reconnu Jean Mauprat sous le capuchon du -moine</i>...—Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</a><br /> -<a href="#figure09">... <i>Edmée était étendue par terre, baignant dans son -sang</i>...—Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</a><br /> -<a href="#figure10">... <i>Pendant que Marcasse accomplissait son périlleux trajet, deux -coups de feu partirent de la tour</i>...—Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</a></p> - -<h4>FIN DE LA TABLE</h4> - - - - -<hr class="chap" /> - - -<h4><a id="NOTICE">NOTICE</a></h4> - -<p><i>Quand j'écrivis le roman de Mauprat à Nohant, en 1846, je crois, je -venais de plaider en séparation. Le mariage, dont, jusque-là, j'avais -combattu les abus, laissant peut-être croire, faute d'avoir -suffisamment développé ma pensée, que j'en méconnaissais l'essence, -m'apparaissait précisément dans toute la beauté morale de son -principe.</i></p> - -<p><i>À quelque chose malheur est bon, pour qui sait réfléchir: plus je -venais de voir combien il est pénible et douloureux d'avoir à rompre -de tels liens, plus je sentais que ce qui manque au mariage, ce sont des -éléments de bonheur et d'équité d'un ordre trop élevé pour que la -société actuelle s'en préoccupe. La société s'efforce, au -contraire, de rabaisser cette institution sacrée, en l'assimilant à un -contrat d'intérêts matériels; elle l'attaque de tous les côtés à -la fois, par l'esprit de ses mœurs, par ses préjugés, par son -incrédulité hypocrite.</i></p> - -<p><i>Tout en faisant un roman, pour m'occuper et me distraire, la pensée me -vint de peindre un amour exclusif, éternel, avant, pendant et après le -mariage. Je fis donc le héros de mon livre proclamant, à quatre-vingts -ans, sa fidélité pour la seule femme qu'il eût aimée.</i></p> - -<p><i>L'idéal de l'amour est certainement la fidélité éternelle. Les lois -morales et religieuses ont voulu consacrer cet idéal; les faits -matériels le troublent, les lois civiles sont faites de manière à le -rendre souvent impossible ou illusoire; mais ce n'est pas ici le lieu de -le prouver. Le roman de Mauprat n'a pas été alourdi par cette -préoccupation; seulement, le sentiment qui me pénétrait -particulièrement à l'époque où je l'écrivis se résume dans ces -paroles de Mauprat vers la fin de l'ouvrage: «Elle fut la seule femme -que j'aimai dans toute ma vie; Jamais aucune autre n'attira mon regard -et ne connut l'étreinte de ma main.</i>»</p> - - -<p style="margin-left: 60%;">GEORGE SAND.</p> - -<p style="margin-left: 10%;">5 juin 1851.</p> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<h4><a id="A_GUSTAVE_PAPET">À GUSTAVE PAPET</a></h4> - - -<blockquote> -<p>Quoique la mode proscrive peut-être l'usage patriarcal des dédicaces, -je te prie, frère et ami, d'accepter celle d'un conte qui n'est pas -nouveau pour toi. Je l'ai recueilli en partie dans les chaumières de -notre vallée Noire. Puissions-nous vivre et mourir là, en redisant -chaque soir notre invocation chérie:</p> - - -<p><span style="margin-left: 10em;"><i>Sancta simplicitas!</i></span></p></blockquote> - - -<p style="margin-left: 60%;">GEORGE SAND.</p> - - - - -<hr class="chap" /> - - -<h4><a id="MAUPRAT">MAUPRAT</a></h4> - - -<p>Sur les confins de la Marche et du Berry, dans le pays qu'on appelle la -Varenne, et qui n'est qu'une vaste lande coupée de bois de chênes et -de châtaigniers, on trouve, au plus fourré et au plus désert de la -contrée, un petit château en ruine, tapi dans un ravin, et dont on ne -découvre les tourelles ébréchées qu'à environ cent pas de la herse -principale. Les arbres séculaires qui l'entourent et les roches -éparses qui le dominent l'ensevelissent dans une perpétuelle -obscurité, et c'est tout au plus si, en plein midi, on peut franchir le -sentier abandonné qui y mène, sans se heurter contre les troncs noueux -et les décombres qui l'obstruent à chaque pas. Ce sombre ravin et ce -triste castel, c'est la Roche-Mauprat.</p> - -<p>Il n'y a pas longtemps que le dernier des Mauprat, qui cette propriété -tomba en héritage, en fit enlever la toiture et vendre tous les bois de -charpente; puis, comme s'il eut voulu donner un soufflet à la mémoire -de ses ancêtres, il fit jeter à terre le portail, éventrer la tour du -nord, fendre du haut en bas le mur d'enceinte, et partit avec ses -ouvriers, secouant la poussière de ses pieds, et abandonnant son -domaine aux renards, aux orfraies et aux vipères. Depuis ce temps, -quand les bûcherons et les charbonniers qui habitent les huttes -éparses aux environs passent dans la journée sur le haut du ravin de -la Roche-Mauprat, ils sifflent d'un air arrogant ou envoient à ces -ruines quelque énergique malédiction; mais, quand le jour baisse et -que l'engoulevent commence à glapir du haut des meurtrières, -bûcherons et charbonniers passent en silence, pressant le pas, et, de -temps en temps, font un signe de croix pour conjurer les mauvais esprits -qui règnent sur ces ruines.</p> - -<p>J'avoue que, moi-même, je n'ai jamais côtoyé ce ravin, la nuit, sans -éprouver un certain malaise; et je n'oserais pas affirmer par serment -que, dans certaines nuits orageuses, je n'aie pas fait sentir l'éperon -à mon cheval pour en finir plus vite avec l'impression désagréable -que me causait ce voisinage.</p> - -<p>C'est que, dans mon enfance, j'ai placé le nom de Mauprat entre ceux de -Cartouche et de la Barbe-Bleue, et qu'il m'est souvent arrivé alors de -confondre, dans des rêves effrayants, les légendes surannées de -l'Ogre et de Croquemitaine avec les faits tout récents qui ont donné -une sinistre illustration, dans notre province, à cette famille des -Mauprat.</p> - -<p>Souvent, à la chasse, lorsque mes camarades et moi, nous quittions -l'affût pour aller nous réchauffer au tas de charbons allumés que les -ouvriers surveillent toute la nuit, j'ai entendu ce nom fatal expirer -sur leurs lèvres à notre approche. Mais, lorsqu'ils nous avaient -reconnus, et qu'ils s'étaient bien assurés que le spectre d'aucun de -ces brigands n'était caché parmi nous, ils nous racontaient, à -demi-voix, des histoires à faire dresser les cheveux sur la tête, et -que je me garderai bien de vous communiquer, désolé que je suis d'en -avoir noirci et endolori ma mémoire.</p> - -<p>Ce n'est pas que le récit que j'ai à vous faire soit précisément -agréable et riant. Je vous demande pardon, au contraire, de vous -envoyer aujourd'hui une narration si noire; mais, dans l'impression -qu'elle m'a faite, il se mêle quelque chose de si consolant et, si -j'ose m'exprimer ainsi, de si sain à l'âme, que vous m'excuserez, -j'espère, en faveur des conclusions. D'ailleurs, cette histoire vient -de m'être racontée; vous en demandez une: l'occasion est trop belle -pour ma paresse ou pour ma stérilité.</p> - -<p>C'est la semaine dernière que j'ai enfin rencontré Bernard Mauprat, ce -dernier de la famille, qui, ayant depuis longtemps fait divorce avec son -infâme parenté, a voulu constater, par la démolition de son manoir, -l'horreur que lui causaient les souvenirs de son enfance. Ce Bernard est -un des hommes les plus estimés du pays; il habite une jolie maison de -campagne vers Châteauroux, en pays de plaine. Me trouvant près de chez -lui avec un de mes amis qui le connaît, j'exprimai le désir de le -voir; et mon ami, me promettant une bonne réception, m'y conduisit -sur-le-champ.</p> - -<p>Je savais en gros l'histoire remarquable de ce vieillard; mais j'avais -toujours vivement souhaité d'en connaître les détails, et surtout de -les tenir de lui-même. C'était pour moi tout un problème -philosophique à résoudre que cette étrange destinée. J'observai donc -ses traits, ses manières et son intérieur avec un intérêt -particulier.</p> - -<p>Bernard Mauprat n'a pas moins de quatre-vingts ans, quoique sa santé -robuste, sa taille droite, sa démarche ferme et l'absence de toute -infirmité annoncent quinze ou vingt ans de moins. Sa figure m'eût -semblé extrêmement belle, sans une expression de dureté qui faisait -passer, malgré moi, les ombres de ses pères devant mes yeux. Je crains -fort qu'il ne leur ressemble physiquement. C'est ce que lui seul eût pu -nous dire, car ni mon ami ni moi n'avons connu aucun des Mauprat; mais -c'est ce que nous nous gardâmes bien de lui demander.</p> - -<p>Il nous sembla que ses domestiques le servaient avec une promptitude et -une ponctualité fabuleuses pour des valets berrichons. Néanmoins, à -la moindre apparence de retard, il élevait la voix, fronçait un -sourcil encore très noir sous ses cheveux blancs, et murmurait quelques -paroles d'impatience qui donnaient des ailes aux plus lourds. J'en fus -presque choqué d'abord; je trouvais que cette manière d'être sentait -un peu trop le Mauprat. Mais, à la manière douce et quasi paternelle -dont il leur parlait un instant après, et à leur zèle, qui me sembla -bien différent de la crainte, je me réconciliai bientôt avec lui. Il -avait, d'ailleurs, pour nous une exquise politesse, et s'exprimait dans -les termes les plus choisis. Malheureusement, à la fin du dîner, une -porte qu'on négligeait de fermer, et qui amenait un vent froid sur son -vieux crâne, lui arracha un jurement si terrible, que, mon ami et moi, -nous échangeâmes un regard de surprise. Il s'en aperçut.</p> - -<p>—Pardon, messieurs, nous dit-il; je vois bien que vous me trouvez un -peu inégal; vous voyez peu de chose; je suis un vieux rameau -heureusement détaché d'un méchant tronc et transplanté dans la bonne -terre, mais toujours noueux et rude comme le houx sauvage de sa souche. -J'ai eu encore bien de la peine avant d'en venir à l'état de douceur -et de calme où vous me trouvez. Hélas! je ferais, si je l'osais, un -grand reproche à la Providence: c'est de m'avoir mesuré la vie aussi -courte qu'aux autres humains. Quand, pour se transformer de loup en -homme, il faut une lutte de quarante ou cinquante ans, il faudrait vivre -cent ans par delà pour jouir de sa victoire. Mais à quoi cela -pourrait-il me servir? ajouta-t-il avec un accent de tristesse. La fée -qui m'a transformé n'est plus là pour jouir de son ouvrage. Bah! il -est bien temps d'en finir!</p> - -<p>Puis il se tourna vers moi, et, me regardant avec ses grands yeux noirs -étrangement animés:</p> - -<p>—Allons, petit jeune homme, me dit-il, je sais ce qui vous amène: vous -êtes curieux de mon histoire. Venez près du feu, et soyez tranquille. -Tout Mauprat que je suis, je ne vous mettrai pas en guise de bûche. -Vous ne pouvez me faire un plus grand plaisir que de m'écouter. Votre -ami vous dira pourtant que je ne parle pas facilement de moi: je crains -trop souvent d'avoir affaire à des sots; mais j'ai entendu parler de -vous, je sais votre caractère et votre profession: vous êtes -observateur et narrateur, c'est-à-dire, excusez-moi, curieux et bavard.</p> - -<p>Il se prit à rire, et je m'efforçai de rire aussi, tout en commençant -à craindre qu'il ne se moquât de nous; et, malgré moi, je pensais aux -mauvais tours que son grand-père s'amusait à jouer aux curieux -imprudents qui allaient le voir. Mais il mit amicalement son bras sous -le mien, et, me faisant asseoir devant un bon feu, auprès d'une table -chargée de tasses:</p> - -<p>—Ne vous fâchez pas, me dit-il; je ne peux pas, à mon âge, guérir -de l'ironie héréditaire; la mienne n'a rien de féroce. À parler -sérieusement, je suis charmé de vous recevoir et de vous confier -l'histoire de ma vie. Un homme aussi infortuné que je l'ai été -mérite de trouver un historiographe fidèle, qui lave sa mémoire de -tout reproche. Écoutez-moi donc et buvez du café.</p> - -<p>Je lui en offris une tasse en silence; il la refusa d'un geste et avec -un sourire qui semblait dire: «Cela est bon pour votre génération -efféminée.»</p> - -<p>Puis il commença son récit en ces termes:</p> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<h4><a id="I">I</a></h4> - - -<p>Vous ne demeurez pas très loin de la Roche-Mauprat, vous avez dû -passer souvent le long de ces ruines; je n'ai donc pas besoin de vous en -faire la description. Tout ce que je puis vous apprendre, c'est que -jamais ce séjour n'a été aussi agréable qu'il l'est maintenant. Le -jour où j'en fis enlever le toit, le soleil éclaira pour la première -fois les humides lambris où s'était écoulée mon enfance, et les -lézards auxquels je les ai cédés y sont beaucoup mieux logés que je -ne le fus jadis. Ils peuvent au moins contempler la lumière du jour et -réchauffer leurs membres froids au rayon de midi.</p> - -<p>Il y avait la branche aînée et la branche cadette des Mauprat. Je suis -de la branche aînée. Mon grand-père était ce vieux Tristan de -Mauprat qui mangea sa fortune, déshonora son nom, et fut si méchant, -que sa mémoire est déjà entourée de merveilleux. Les paysans croient -encore voir apparaître son spectre alternativement dans le corps d'un -sorcier qui enseigne aux malfaiteurs le chemin des habitations de la -Varenne, et dans celui d'un vieux lièvre blanc qui se montre aux gens -tentés de quelque mauvais dessein. La branche cadette n'existait plus, -lorsque je vins au monde, que dans la personne de M. Hubert de Mauprat, -qu'on appelait <i>le chevalier</i> parce qu'il était dans l'ordre de Malte, -et qui était aussi bon que son cousin l'était peu. Cadet de famille, -il s'était voué au célibat; mais, resté seul de plusieurs frères et -sœurs, il se fit relever de ses vœux et prit femme un an avant ma -naissance. Avant de changer ainsi son existence, il avait fait, dit-on, -de grands efforts pour trouver dans la branche aînée un héritier -digne de relever son nom flétri et de conserver la fortune qui avait -prospéré dans les mains de la branche cadette. Il avait essayé de -remettre de l'ordre dans les affaires de son cousin Tristan, et -plusieurs fois apaisé ses créanciers. Mais, voyant que ses bontés ne -servaient qu'à favoriser les vices de la famille, et qu'au lieu de -déférence et de gratitude, il ne trouverait jamais là que haine -secrète et grossière jalousie, il renonça à tout accord, rompit avec -ses cousins, et, malgré son âge avancé (il avait plus de soixante -ans), il se maria afin d'avoir des héritiers. Il eut une fille, et là -dut finir son espoir de postérité; car sa femme mourut, peu de temps -après, d'une maladie violente que les médecins appelèrent colique de -<i>miserere.</i> Il quitta le pays et ne revint plus que très rarement -habiter ses terres, qui étaient situées à six lieues de la -Roche-Mauprat, sur la lisière de la Varenne du Fromental. C'était un -homme sage et juste, parce qu'il était éclairé, parce que son père -n'avait pas repoussé l'esprit de son siècle et lui avait fait donner -de l'éducation. Il n'en avait pas moins gardé un caractère ferme et -un esprit entreprenant; et, comme ses aïeux, il se faisait gloire de -porter en guise de prénom le surnom chevaleresque de <i>Casse-Tête</i>, -héréditaire dans l'ancienne tige des Mauprat. Quant à la branche -aînée, elle avait si mal tourné, ou plutôt elle avait gardé de -telles habitudes de brigandage féodal, qu'on l'avait surnommée Mauprat -Coupe-Jarret. Mon père, qui était le fils aîné de Tristan, fut le -seul qui se maria. Je fus son unique enfant. Il est nécessaire de dire -ici un fait que je n'ai su que fort tard. Hubert Mauprat, en apprenant -ma naissance, me demanda à mes parents, s'engageant, si on le laissait -absolument maître de mon éducation, à me constituer son héritier. -Mon père fut tué par accident à la chasse à cette époque, et mon -grand-père refusa l'offre du chevalier, déclarant que ses enfants -étaient les seuls héritiers légitimes de la branche cadette, qu'il -s'opposerait, par conséquent, de tout son pouvoir à une substitution -en ma faveur. C'est alors que Hubert eut une fille. Mais lorsque, sept -ans plus tard, sa femme mourut en lui laissant ce seul enfant, le désir -qu'avaient les nobles de cette époque de perpétuer leur nom l'engagea -à renouveler sa demande à ma mère. Je ne sais ce qu'elle répondit; -elle tomba malade et mourut. Les médecins de campagne mirent encore en -avant la colique de <i>miserere.</i> Mon grand-père était demeuré chez -elle les deux derniers jours qu'elle passa en ce monde...</p> - -<p>Versez-moi un verre de vin d'Espagne, car je sens le froid qui me gagne. -Ce n'est rien, c'est l'effet que me produisent mes souvenirs quand je -commence à les dérouler. Cela va se passer.</p> - -<p><br /></p> - -<p>Il avala un grand verre de vin, et nous en fîmes autant; car nous -avions froid aussi en regardant sa figure austère et en écoutant sa -parole brève et saccadée. Il continua:</p> - -<p><br /></p> - -<p>Je me trouvai donc orphelin à sept ans. Mon grand-père pilla dans la -maison de ma mère tout l'argent et toutes les nippes qu'il put -emporter; puis, laissant le reste et disant qu'il ne voulait point avoir -affaire aux gens de loi, il n'attendit pas que la morte fut ensevelie, -et, me prenant par le collet de ma veste, il me jeta sur la croupe de -son cheval, en me disant:</p> - -<p>—Ah çà! mon pupille, venez chez nous, et tâchez de ne pas pleurer -longtemps; car je n'ai pas beaucoup de patience avec les marmots.</p> - -<p>En effet, au bout de quelques instants, il m'appliqua de si vigoureux -coups de cravache, que je cessai de pleurer et que, me rentrant en -moi-même comme une tortue sous son écaille, je fis le voyage sans oser -respirer.</p> - -<p>C'était un grand vieillard, osseux et louche. Je crois le voir encore -tel qu'il était alors. Cette soirée a laissé en moi d'ineffaçables -traces. C'était la réalisation soudaine de toutes les terreurs que ma -mère m'avait inspirées en me parlant de son exécrable beau-père et -de ses brigands de fils. La lune, je m'en souviens, éclairait de temps -à autre au travers du branchage serré de la forêt. Le cheval de mon -grand-père était sec, vigoureux et méchant comme lui. Il ruait à -chaque coup de cravache, et son maître ne les lui épargnait pas. Il -franchissait, rapide comme un trait, les ravins et les petits torrents -qui coupent la Varenne en tout sens. À chaque secousse, je perdais -l'équilibre, et je me cramponnais avec frayeur à la croupière du -cheval ou à l'habit de mon grand-père. Quant à lui, il s'inquiétait -si peu de moi, que, si je fusse tombé, je doute qu'il eût pris la -peine de me ramasser. Parfois, s'apercevant de ma peur, il m'en -raillait, et, pour l'augmenter, faisait caracoler de nouveau son cheval. -Vingt fois le découragement me prit, et je faillis me jeter à la -renverse; mais l'amour instinctif de la vie m'empêcha de céder à ces -instants de désespoir. Enfin, vers minuit, nous nous arrêtâmes -brusquement devant une petite porte aiguë, et bientôt, le pont-levis -se releva derrière nous. Mon grand-père me prit, tout baigné que -j'étais d'une sueur froide, et me jeta à un grand garçon estropié, -hideux, qui me porta dans la maison. C'était mon oncle Jean, et -j'étais à la Roche-Mauprat.</p> - -<p><br /></p> - -<div class="figcenter" style="width: 500px;"> -<a id="figure01"></a> -<img src="images/figure01.jpg" width="500" alt="" /> -<p class="center">... <i>Je me cramponnais avec frayeur à la croupière du cheval ou à -l'habit de mon grand-père</i>...—Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</p> -</div> - -<p><br /></p> - -<p>Mon grand-père était dès lors, avec ses huit fils, le dernier débris -que notre province eût conservé de cette race de petits tyrans -féodaux dont la France avait été couverte et infestée pendant tant -de siècles. La civilisation, qui marchait rapidement vers la grande -convulsion révolutionnaire, effaçait de plus en plus ces exactions et -ces brigandages organisés. Les lumières de l'éducation, une sorte de -bon goût, reflet lointain d'une cour galante, et peut-être le -pressentiment d'un réveil prochain et terrible du peuple, pénétraient -dans les châteaux et jusque dans le manoir à demi rustique des -gentillâtres. Même dans nos provinces du centre, les plus arriérées -par leur situation, le sentiment de l'équité sociale l'emportait -déjà sur la coutume barbare. Plus d'un mauvais garnement avait été -obligé de s'amender en dépit de ses privilèges, et, en certains -endroits, les paysans, poussés à bout, s'étaient débarrassés de -leur seigneur, sans que les tribunaux eussent songé à s'emparer de -l'affaire et sans que les parents eussent osé demander vengeance.</p> - -<p>Malgré cette disposition des esprits, mon grand-père s'était -longtemps maintenu dans le pays sans éprouver de résistance. Mais, -ayant eu une nombreuse famille à élever, laquelle était pourvue comme -lui de bon nombre de vices, il se vit enfin tourmenté et obsédé de -créanciers que n'effarouchaient plus les menaces, et qui menaçaient -eux-mêmes de lui faire un mauvais parti. Il fallut songer à éviter -les recors d'un côté, et, de l'autre, les querelles qui naissaient à -chaque instant, et dans lesquelles, malgré leur nombre, leur bon accord -et leur force herculéenne, les Mauprat ne brillaient plus, toute la -population se joignant à ceux qui les insultaient et se mettant en -devoir de les lapider. Alors Tristan, ralliant sa lignée autour de lui, -comme le sanglier rassemble, après la chasse, ses marcassins -dispersés, se retira dans son castel, en fit lever le pont et s'y -renferma avec dix ou douze manants, ses valets, tous braconniers ou -déserteurs, qui avaient intérêt comme lui à se retirer du monde -(c'était son expression) et à se mettre en sûreté derrière de -bonnes murailles. Un énorme faisceau d'armes de chasse, canardières, -carabines, escopettes, pieux et coutelas, fut dressé sur la -plate-forme, et il fut enjoint au portier de ne jamais laisser approcher -plus de deux personnes en deçà de la portée de son fusil.</p> - -<p>Depuis ce jour, Mauprat et ses enfants rompirent avec les lois civiles, -comme ils avaient rompu avec les lois morales. Ils s'organisèrent en -bande d'aventuriers. Tandis que leurs amés et féaux braconniers -pourvoyaient la maison de gibier, ils levaient des taxes illégales sur -les métairies environnantes. Sans être lâches (et tant s'en faut), -nos paysans, vous le savez, sont doux et timides par nonchalance, et par -méfiance de la loi, que dans aucun temps ils n'ont comprise, et -qu'aujourd'hui encore ils connaissent à peine. Aucune province de -France n'a conservé plus de vieilles traditions et souffert plus -longtemps les abus de la féodalité. Nulle part ailleurs, peut-être, -on n'a maintenu, comme on l'a fait chez nous jusqu'ici, le titre de -seigneur de la commune à certains châtelains, et nulle part il n'est -aussi facile d'épouvanter le peuple par la nouvelle de quelque fait -politique absurde et impossible. Au temps dont je vous parle, les -Mauprat, seule famille puissante dans un rayon de campagnes éloignées -des villes et privées de communications avec l'extérieur, n'eurent pas -de peine à persuader à leurs vassaux que le servage allait être -rétabli et que les récalcitrants seraient malmenés. Les paysans -hésitèrent, écoutèrent avec inquiétude quelques-uns d'entre eux qui -prêchaient l'indépendance, puis réfléchirent et prirent le parti de -se soumettre. Les Mauprat ne demandaient pas d'argent. Les valeurs -monétaires sont ce que le paysan de ces contrées réalise avec le plus -de peine, ce dont il se dessaisit avec le plus de répugnance. <i>L'argent -est cher</i> est un de ses proverbes, parce que l'argent représente pour -lui autre chose qu'un travail physique. C'est un commerce avec les -choses et les hommes du dehors, un effort de prévoyance ou de -circonspection, un marché, une sorte de lutte intellectuelle qui -l'enlève à ses habitudes d'incurie, en un mot, un travail de l'esprit; -et, pour lui, c'est le plus pénible et le plus inquiétant.</p> - -<p>Les Mauprat, connaissant bien le terrain et n'ayant plus de grands -besoins d'argent, puisqu'ils avaient renoncé à payer leurs dettes, -réclamèrent seulement des denrées. L'un subit la surtaxe sur ses -chapons, un autre sur ses veaux, un troisième fournit le blé, un -quatrième le fourrage, et ainsi de suite. On avait soin de rançonner -avec discernement, de demander à chacun ce qu'il pouvait donner sans se -gêner outre mesure; on promettait à tous aide et protection, et, -jusqu'à un certain point, on tenait parole. On détruisait les loups et -les renards, on accueillait et on cachait les déserteurs, on aidait à -frauder l'État, en intimidant les employés de la gabelle et les -collecteurs de l'impôt.</p> - -<p>On usa de la facilité d'abuser le pauvre sur ses véritables intérêts, -et de corrompre les gens simples en déplaçant le principe de leur -dignité et de leur liberté naturelle. On fit entrer toute la contrée -dans l'espèce de scission qu'on avait faite avec la loi, et on effraya -tellement les fonctionnaires chargés de la faire respecter, qu'elle -tomba en peu d'années dans une véritable désuétude; de sorte que, -tandis qu'à une faible distance de ce pays, la France marchait à -grands pas vers l'affranchissement des classes pauvres, la Varenne -suivait une marche rétrograde et retournait à plein collier vers -l'ancienne tyrannie des hobereaux. Il fut bien aisé aux Mauprat de -pervertir ces pauvres gens: ils affectèrent de se populariser, afin de -contraster avec les autres nobles de la province, qui conservaient dans -leurs manières la hauteur de leur antique puissance. Mon grand-père ne -perdait pas surtout cette occasion de faire partager aux paysans son -animadversion contre son cousin Hubert de Mauprat. Tandis que celui-ci -donnait audience à ses chevanciers, lui, assis dans son fauteuil, eux -debout et la tête nue, Tristan de Mauprat les faisait asseoir à sa -table, goûtait avec eux le vin qu'ils lui apportaient en hommage -volontaire, et les faisait reconduire par ses gens au milieu de la nuit, -tous ivres morts, la torche en main et faisant retentir la forêt de -refrains obscènes. Le libertinage acheva la démoralisation des -paysans. Les Mauprat eurent bientôt dans toutes les familles des -accointances que l'on toléra parce qu'on y trouva du profit, et, -faut-il le dire? hélas! des satisfactions de vanité. La dispersion des -habitations favorisait le mal. Là, point de scandale, point de censure. -Le plus petit village eût suffi pour faire éclore et régner une -opinion publique; mais il n'y avait que des chaumières éparses, des -métairies isolées; des landes et des taillis mettaient entre les -familles des distances assez considérables pour qu'elles ne pussent -exercer mutuellement leur contrôle. La honte fait plus que la -conscience. Il est inutile de vous dire quels nombreux liens d'infamie -s'établirent entre les maîtres et les esclaves: la débauche, -l'exaction et la banqueroute furent l'exemple et le précepte de ma -jeunesse, et l'on menait joyeuse vie. On se moquait de toute équité, -on ne remboursait aux créanciers ni intérêts ni capitaux, on rossait -les gens de loi qui se hasardaient à venir faire des sommations, on -canardait la maréchaussée lorsqu'elle approchait trop des tourelles; -on souhaitait la peste au parlement, la famine aux hommes imbus de -philosophie nouvelle, la mort à la branche cadette des Mauprat, et on -se donnait par-dessus tout des airs de paladins du XII<sup>e</sup> siècle. Mon -grand-père ne parlait que de sa généalogie et des prouesses de ses -ancêtres; il regrettait le bon temps où les châtelains avaient chez -eux des instruments pour la torture, des oubliettes et surtout des -canons. Pour nous, nous n'avions que des fourches, des bâtons et une -mauvaise couleuvrine, que mon oncle Jean pointait, du reste, fort bien, -et qui suffisait pour tenir en respect la chétive force militaire du -canon.</p> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<h4><a id="II">II</a></h4> - - -<p>Le vieux Mauprat était un animal perfide et carnassier qui tenait le -milieu entre le loup-cervier et le renard. Il avait, avec une élocution -abondante et facile, un vernis d'éducation qui aidait en lui à la -ruse. Il affectait beaucoup de politesse et ne manquait pas de moyens de -persuasion avec les objets de ses vengeances. Il savait les attirer chez -lui et leur faire subir des traitements affreux que, faute de témoins, -il leur était impossible de prouver en justice. Toutes ces -scélératesses portaient un caractère d'habileté si grande, que le -pays en fut frappé d'une consternation qui ressemblait presque à du -respect. Jamais il ne fut possible de le saisir hors de sa tanière, -quoiqu'il en sortît souvent et sans beaucoup de précautions -apparentes. C'était un homme qui avait le génie du mal, et ses fils, -à défaut de l'affection dont ils étaient incapables, subissaient -l'ascendant de sa détestable supériorité et lui obéissaient avec une -discipline et une ponctualité presque fanatiques. Il était leur -sauveur dans tous les cas désespérés, et, lorsque l'ennui de la -réclusion commençait à planer sous nos voûtes glacées, son esprit, -facétieusement féroce, le combattait chez eux par l'attrait de -spectacles dignes d'une caverne de voleurs. C'étaient parfois de -pauvres moines quêteurs qu'on s'amusait à effrayer et à tourmenter: -on leur brûlait la barbe, on les descendait dans des puits et on les -tenait suspendus entre la vie et la mort jusqu'à ce qu'ils eussent -chanté quelque gravelure ou proféré quelque blasphème. Tout le pays -connaît l'aventure du greffier qu'on laissa entrer avec quatre -huissiers, et qu'on reçut avec tous les empressements d'une -hospitalité fastueuse. Mon grand-père feignit de consentir de bonne -grâce à l'exécution de leur mandat et les aida poliment à faire -l'inventaire de son mobilier, dont la vente était décrétée; après -quoi, le dîner étant servi et les gens du roi attablés, Tristan dit -au greffier:</p> - -<p>—Eh! mon Dieu, j'oubliais une pauvre haridelle que j'ai à l'écurie. -Ce n'est pas grand'chose; mais encore vous pourriez être réprimandé -pour l'avoir omise, et, comme je vois que vous êtes un brave homme, je -ne veux point vous induire en erreur. Venez avec moi la voir, ce sera -l'affaire d'un instant.</p> - -<p>Le greffier suivit Mauprat sans défiance, et, au moment où ils -entraient ensemble dans l'écurie, Mauprat, qui marchait le premier, lui -dit d'avancer seulement la tête; ce que fit le greffier, désireux de -montrer beaucoup d'indulgence dans l'exercice de ses fonctions et de ne -point examiner les choses scrupuleusement. Alors Mauprat poussa -brusquement la porte et lui serra si fortement le cou entre le battant -et la muraille, que le malheureux en perdit la respiration. Tristan, le -jugeant assez puni, rouvrit la porte, et, lui demandant pardon de son -inadvertance avec beaucoup de civilité, lui offrit son bras pour le -reconduire à table, ce que le greffier ne jugea pas à propos de -refuser. Mais, aussitôt qu'il fut rentré dans la salle où étaient -ses confrères, il se jeta sur une chaise, et, leur montrant sa figure -livide et son cou meurtri, il demanda justice contre le guet-apens où -on venait de l'entraîner. C'est alors que mon grand-père, se livrant -à sa fourbe railleuse, joua une scène de comédie d'une audace -singulière. Il reprocha gravement au greffier de l'accuser injustement, -et, affectant de lui parler toujours avec beaucoup de politesse et de -douceur, il prit les autres à témoin de sa conduite, les suppliant de -l'excuser si sa position précaire l'empêchait de les mieux recevoir, -et leur faisant les honneurs de son dîner d'une manière splendide. Le -pauvre greffier n'osa pas insister et fut forcé de dîner, quoique à -demi mort. Ses confrères furent si complètement dupes de l'assurance -de Mauprat, qu'ils burent et mangèrent gaiement, en traitant le -greffier de fou et de malhonnête. Ils sortirent de la Roche-Mauprat -tous ivres, chantant les louanges du châtelain et raillant le greffier, -qui tomba mort sur le seuil de sa maison en descendant de cheval.</p> - -<p>Les huit garçons, l'orgueil et la force du vieux Mauprat, lui -ressemblaient tous également par la vigueur physique, la brutalité des -mœurs, et plus ou moins par la finesse et la méchanceté moqueuse. Il -faut le dire, c'étaient de vrais coquins, capables de tout mal et -complètement idiots devant une noble idée ou devant un bon sentiment; -cependant il y avait en eux une sorte de bravoure désespérée, qui -parfois n'était pas pour moi sans une apparence de grandeur. Mais il -est temps que je vous parle de moi et que je vous raconte le -développement de mon âme au sein du bourbier immonde où il avait plu -à Dieu de me plonger au sortir de mon berceau.</p> - -<p>J'aurais tort si, pour forcer votre commisération à me suivre dans ces -premières années de ma vie, je vous disais que je naquis avec une -noble organisation, avec une âme pure et incorruptible. Quant à cela, -monsieur, je n'en sais rien. Il n'y a peut-être pas d'âmes -incorruptibles, et peut-être qu'il y en a. C'est ce que ni vous ni -personne ne saurez, jamais. C'est une grande question à résoudre que -celle-ci: «Y a-t-il en nous des penchants invincibles, et l'éducation -peut-elle les modifier seulement ou les détruire?» Moi, je n'oserais -prononcer; je ne suis ni métaphysicien, ni psychologue, ni philosophe; -mais j'ai eu une terrible vie, messieurs; et, si j'étais législateur, -je ferais arracher la langue ou couper le bras à celui qui oserait -prêcher ou écrire que l'organisation des individus est fatale, et -qu'on ne refait pas plus le caractère d'un homme que l'appétit d'un -tigre. Dieu m'a préservé de le croire.</p> - -<p>Tout ce que je puis vous dire, c'est que j'avais reçu de ma mère de -bonnes notions sans avoir peut-être naturellement ses bonnes qualités. -Chez elle, j'étais déjà violent, mais d'une violence sombre et -concentrée, aveugle et brutal dans la colère, méfiant jusqu'à la -poltronnerie à l'approche du danger, hardi jusqu'à la folie quand -j'étais aux prises avec lui, c'est-à-dire à la fois timide et brave -par amour de la vie. J'étais d'une opiniâtreté révoltante; pourtant -ma mère seule réussissait à me vaincre; et, sans bien raisonner, car -mon intelligence fut très tardive dans son développement, je lui -obéissais comme à une sorte de nécessité magnétique. Avec ce seul -ascendant, dont je me souviens, et celui d'une autre femme que j'ai subi -par la suite, il y avait et il y a eu de quoi me mener à bien. Mais je -perdis ma mère avant qu'elle eût pu m'enseigner sérieusement quelque -chose; et, quand je fus transplanté à la Roche-Mauprat, je ne pus -éprouver pour le mal qui s'y faisait qu'une répulsion instinctive, -assez faible peut-être, si la peur ne s'y fût mêlée.</p> - -<p>Mais je remercie le ciel du fond du cœur pour les mauvais traitements -dont j'y fus accablé, et surtout pour la haine que mon oncle Jean -conçut pour moi. Mon malheur me préserva de l'indifférence en face du -mal, et mes souffrances m'aidèrent à détester ceux qui le -commettaient.</p> - -<p>Ce Jean était certainement le plus détestable de sa race: depuis -qu'une chute de cheval l'avait rendu contrefait, sa méchante humeur -s'était développée en raison de l'impossibilité de faire autant de -mal que ses compagnons. Obligé de rester au logis quand les autres -partaient pour leurs expéditions, car il ne pouvait monter à cheval, -il n'avait de plaisir que lorsque le château recevait un de ces petits -assauts inutiles que la maréchaussée lui donnait quelquefois comme -pour l'acquit de sa conscience. Retranché derrière un rempart en -pierres de taille qu'il avait fait construire à sa guise, Jean, assis -tranquillement auprès de sa couleuvrine, effleurait de temps en temps un -gendarme et retrouvait tout à coup, disait-il, le sommeil et l'appétit -que lui ôtait son inaction. Même il n'attendait pas les cas d'attaque -pour grimper à sa chère plate-forme; et là, accroupi comme un chat -qui fait le guet, dès qu'il voyait un passant se montrer au loin sans -faire le signal, il exerçait son adresse sur ce point de mire et lui -faisait rebrousser chemin. Il appelait cela donner un coup de balai sur -la route.</p> - -<p>Mon jeune âge me rendant incapable de suivre mes oncles à la chasse et -à la maraude, Jean devint naturellement mon gardien et mon instituteur, -c'est-à-dire mon geôlier et mon bourreau. Je ne vous raconterai pas -les détails de cette infernale existence. Pendant près de dix ans, -j'ai subi le froid, la faim, l'insulte, le cachot et les coups, selon -les caprices plus ou moins féroces de ce monstre. Sa grande haine pour -moi vint de ce qu'il ne put parvenir à me dépraver; mon caractère -rude, opiniâtre et sauvage me préserva de ses viles séductions. -Peut-être n'avais-je en moi aucune force pour la vertu; mais j'en avais -heureusement pour la haine. Plutôt que de complaire à mon tyran, -j'aurais souffert mille morts; je grandis donc sans concevoir aucun -attrait pour le vice. Cependant j'avais de si étranges notions sur la -société, que le métier de mes oncles ne me causait par lui-même -aucune répugnance. Vous pensez bien qu'élevé derrière les murs de la -Roche-Mauprat, et vivant en état de siège perpétuel, j'avais -absolument les idées qu'eût pu avoir un servant d'armes au temps de la -barbarie féodale. Ce qui, hors de notre tanière, s'appelait, pour les -autres hommes, assassiner, piller et torturer, on m'apprenait à -l'appeler combattre, vaincre et soumettre. Je savais, pour toute -histoire des hommes, les légendes et les ballades de la chevalerie que -mon grand-père me racontait le soir, lorsqu'il avait le temps de songer -à ce qu'il appelait mon éducation; et, quand je lui adressais quelque -question sur le temps présent, il me répondait que les temps étaient -bien changés, que tous les Français étaient devenus traîtres et -félons, qu'ils avaient fait peur aux rois, et que ceux-ci avaient -abandonné lâchement la noblesse, laquelle, à son tour, avait eu la -couardise de renoncer à ses privilèges et de se laisser faire la loi -par les manants. J'écoutais avec surprise, et presque avec indignation, -cette peinture de l'époque où je vivais, époque pour moi -indéfinissable. Mon grand-père n'était pas fort sur la chronologie: -aucune espèce de livre ne se trouvait à la Roche-Mauprat, si ce n'est -l'histoire des fils Aymon et quelques chroniques du même genre, -rapportées des foires du pays par nos valets. Trois noms surnageaient -seuls dans le chaos de mon ignorance, Charlemagne, Louis XI et Louis -XIV, parce que mon grand-père les faisait souvent intervenir dans ses -commentaires sur les droits méconnus de la noblesse. Et moi, en -vérité, je savais à peine la différence d'un règne à une race, et -je n'étais pas bien sûr que mon grand-père n'eût pas vu Charlemagne; -car il en parlait plus souvent et plus volontiers que de tout autre.</p> - -<p>Mais, en même temps que mon énergie instinctive me faisait admirer les -faits d'armes de mes oncles et m'inspirait le désir d'y prendre part, -les froides cruautés que je leur voyais exercer au retour de leurs -campagnes, et les perfidies au moyen desquelles ils attiraient des dupes -chez eux, pour les rançonner ou les torturer, me causaient des -émotions pénibles, étranges, et dont il me serait difficile, -aujourd'hui que je parle en toute sincérité, de me rendre compte bien -clairement. Dans l'absence de tout principe de morale, il eût été -naturel que je me contentasse de celui du droit du plus fort, que je -voyais mettre en pratique; mais les humiliations et les souffrances -qu'en raison de ce droit mon oncle Jean m'imposait m'avaient appris à -ne pas m'en contenter. Je comprenais le droit du plus brave et je -méprisais sincèrement ceux qui, pouvant mourir, acceptaient la vie au -prix des ignominies qu'on leur faisait subir à la Roche-Mauprat. Mais -ces affronts, ces terreurs, imposés à des prisonniers, à des femmes, -à des enfants, ne me semblaient expliqués et autorisés que par des -appétits sanguinaires. Je ne sais si j'étais assez susceptible d'un -bon sentiment pour qu'ils m'inspirassent de la pitié pour les victimes, -mais il est certain que j'éprouvais ce sentiment de commisération -égoïste qui est dans la nature, et, qui, perfectionné et ennobli, est -devenu la charité chez les hommes civilisés. Sous ma grossière -enveloppe, mon cœur n'avait sans doute que des tressaillements de peur -et de dégoût à l'aspect des supplices que, d'un jour à l'autre, je -pouvais subir pour mon compte au moindre caprice de mes oppresseurs; -d'autant plus que Jean avait l'habitude, lorsqu'il me voyait pâlir à -ces affreux spectacles, de me dire d'un air goguenard:</p> - -<p>—Voilà ce que je te ferai quand tu désobéiras.</p> - -<p>Tout ce que je sais, c'est que j'éprouvais un affreux malaise en -présence de ces actions iniques; mon sang se figeait dans mes veines, -ma gorge se serrait, et je m'enfuyais pour ne pas répéter les cris qui -frappaient mon oreille. Cependant, avec le temps, je me blasai un peu -sur ces impressions terribles. Ma fibre s'endurcit, l'habitude me donna -des forces pour cacher ce qu'on appelait ma lâcheté. J'eus honte des -signes de faiblesse que je donnais, et je forçai mon visage au sourire -d'hyène que je voyais sur le visage de mes proches. Mais je ne pus -jamais réprimer des frémissements convulsifs qui me passaient de temps -en temps dans tous les membres et un froid mortel qui descendait dans -mes veines au retour de ces scènes d'angoisse. Les femmes traînées, -moitié de gré, moitié de force, sous le toit de la Roche-Mauprat, me -causaient un trouble inconcevable. Je commençais à sentir le feu de la -jeunesse s'éveiller en moi et à jeter un regard de convoitise sur -cette part des captures de mes oncles; mais il se mêlait à ces -naissants désirs des angoisses inexprimables. Les femmes n'étaient -qu'un objet de mépris pour tout ce qui m'entourait; je faisais de vains -efforts pour séparer cette idée de celle du plaisir qui me -sollicitait. Ma tête était bouleversée, et mes nerfs, irrités, -donnaient un goût violent et maladif à toutes mes sensations.</p> - -<p>Du reste, j'avais le caractère aussi mal fait que mes compagnons; et, -si mon cœur valait mieux, mes manières n'étaient pas moins -arrogantes, ni mes plaisanteries de meilleur goût. Un trait de ma -méchanceté adolescente n'est pas inutile à rapporter ici, d'autant -plus que les suites de ce fait eurent de l'influence sur le reste de ma -vie.</p> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<h4><a id="III">III</a></h4> - - -<p>À trois lieues de la Roche-Mauprat, en tirant vers le Fromental, vous -devez avoir vu, au milieu des bois, une vieille tour isolée, célébré -par la mort tragique d'un prisonnier que le bourreau, étant en -tournée, trouva bon de pendre, il y a une centaine d'années, sans -autre forme de procès, pour complaire à un ancien Mauprat, son -seigneur.</p> - -<p>À l'époque dont je vous parle, la tour Gazeau était déjà -abandonnée, menaçant ruine: elle était domaine de l'État, et on y -avait toléré, par oubli plus que par bienfaisance, la retraite d'un -vieux indigent, homme fort original, vivant complètement seul, et connu -dans le pays sous le nom du bonhomme Patience.</p> - -<p><br /></p> - -<p>—J'en ai entendu parler à la grand'mère de ma nourrice, repris-je; -elle le tenait pour sorcier.</p> - -<p>—Précisément; et, puisque nous voici sur ce sujet, il faut que je -vous dise au juste quel homme était ce Patience; car j'aurai plus d'une -fois occasion de vous en parler dans le cours de mon récit, et j'ai eu -aussi celle de le connaître à fond.</p> - -<p><br /></p> - -<p>Patience était un philosophe rustique. Le ciel lui avait départi une -haute intelligence; mais l'éducation lui avait manqué, et, par une -sorte de fatalité inconnue, son cerveau avait été complètement -rebelle au peu d'instruction qu'il avait été à même de recevoir. -Ainsi il avait été à l'école chez les Carmes de ***, et, au lieu de -ressentir ou de montrer de l'aptitude, il avait fait l'école -buissonnière avec plus de délices qu'aucun de ses camarades. C'était -une nature éminemment contemplative, douce et indolente, mais fière, -et poussant jusqu'à la sauvagerie l'amour de l'indépendance; -religieuse, mais ennemie de toute règle; un peu ergoteuse, très -méfiante, implacable aux hypocrites. Les pratiques du cloître ne lui -imposèrent pas, et, pour avoir eu une ou deux fois son franc parler -avec les moines, il fut chassé de l'école. Depuis ce temps, il fut -grand ennemi de ce qu'il appelait la monacaille et se déclara -ouvertement pour le curé de Briantes, qu'on accusait d'être -janséniste. Mais le curé ne réussit pas mieux que les moines à -instruire Patience. Le jeune paysan, quoique doué d'une force -herculéenne et d'une grande curiosité pour la science, montrait une -aversion insurmontable pour toute espèce de travail, soit physique, -soit intellectuel. Il professait une philosophie naturelle à laquelle -il était bien difficile au curé de répondre. On n'avait pas besoin de -travailler, disait-il, quand on n'avait pas besoin d'argent, et on -n'avait pas besoin d'argent quand on n'avait que des besoins modérés. -Patience prêchait d'exemple; dans l'âge des passions, il eut des -mœurs austères, ne but jamais que de l'eau, n'entra jamais dans un -cabaret, ne sut point danser, et fut toujours fort gauche et fort timide -avec les femmes, auxquelles, d'ailleurs, son caractère bizarre, sa -figure sévère et son esprit un peu railleur ne plurent point. Comme -s'il eut aimé à se venger, par le dédain, de cette défaveur, ou à -s'en consoler par la sagesse, il se plaisait, comme autrefois Diogène, -à dénigrer les vains plaisirs d'autrui; et, si quelquefois on le -voyait passer sous la ramée, au milieu des fêtes, c'était pour y -jeter quelque saillie ingénue, éclair de son inexorable bon sens. -Quelquefois aussi son intolérante moralité s'exprima d'une manière -acerbe et laissa derrière lui un nuage de tristesse ou d'effroi dans -les consciences troublées. C'est ce qui lui suscita de violents -ennemis; et les efforts d'une haine inepte, joints à l'espèce -d'étonnement qu'inspirait son allure excentrique, lui attirèrent la -réputation de sorcier.</p> - -<p>Quand je vous ai dit que l'instruction manqua à Patience, je me suis -mal exprimé. Avide de connaître les hauts mystères de la nature, son -intelligence voulut escalader le ciel au premier vol; et, dès les -premières leçons, le curé janséniste se vit tellement troublé et -effarouché de l'audace de son élève, il eut tant à lui dire pour le -calmer et le soumettre, il fallut soutenir un tel assaut de questions -hardies et d'objections superbes, qu'il n'eut pas le loisir de lui -enseigner l'alphabet, et qu'au bout de dix ans d'études interrompues et -reprises au gré du caprice ou de la nécessité, Patience ne savait pas -lire. C'est à grand'peine qu'en suant sur son livre, il déchiffrait -une page en deux heures, et encore ne comprenait-il pas le sens de la -plupart des mots qui exprimaient des idées abstraites. Et pourtant ces -idées abstraites étaient en lui; on les pressentait en le voyant, en -l'écoutant; et c'était merveille que la manière dont il parvenait a -les rendre dans son langage rustique, animé d'une poésie barbare, si -bien qu'on était, en l'entendant, partagé entre l'admiration et la -gaieté.</p> - -<p>Lui, toujours grave, toujours absolu, ne voulait composer avec aucune -dialectique. Stoïcien par nature et par principe, passionné dans la -propagande de sa doctrine du détachement des faux biens, mais -inébranlable dans la pratique de la résignation, il battait en brèche -le pauvre curé; et c'était à ces discussions, comme il me l'a -raconté souvent dans ses dernières années, qu'il avait acquis ses -connaissances en philosophie. Pour résister aux coups de bélier de la -logique naturelle, le bon janséniste était forcé d'invoquer le -témoignage de tous les Pères de l'Église et de les opposer, souvent -même de les corroborer avec la doctrine de tous les sages et savants de -l'antiquité. Alors les yeux ronds de Patience <i>grossissaient dans sa -tête</i> (c'était son expression), la parole expirait sur ses lèvres, -et, charmé d'apprendre sans se donner la peine d'étudier, il se -faisait longuement expliquer la doctrine de ces grands hommes et -raconter leur vie. En voyant son attention et son silence, l'adversaire -triomphait; mais, au moment où il croyait avoir convaincu cette âme -rebelle, Patience, entendant sonner minuit à l'horloge du village, se -levait, prenait congé de son hôte avec affection, et, reconduit par -lui jusqu'au seuil du presbytère, le consternait avec quelque -réflexion laconique et mordante qui confondait saint Jérôme et -Platon, Eusèbe tout autant que Sénèque, Tertullien non moins -qu'Aristote.</p> - -<p>Le curé ne s'avouait pas trop la supériorité de cette intelligence -inculte. Néanmoins il était tout étonné de passer tant de soirs -d'hiver au coin de son feu avec ce paysan, sans éprouver ni ennui ni -fatigue; et il se demandait pourquoi le magister du village, et même le -prieur du couvent, quoique sachant grec et latin, lui semblaient, l'un -ennuyeux, l'autre erroné, dans tous leurs discours. Il connaissait -toute la pureté des mœurs de Patience, et il s'expliquait l'ascendant -de son esprit par le pouvoir et le charme que la vertu exerce et répand -autour d'elle. Puis il s'accusait humblement, chaque soir, devant Dieu -de n'avoir pas disputé avec son élève à un point de vue assez -chrétien. Il confessait à son ange gardien que l'orgueil de sa science -et le plaisir qu'il avait goûté à se voir écouté si religieusement -l'avaient un peu emporté au delà des limites de l'enseignement -religieux; qu'il avait cité trop complaisamment les auteurs profanes; -qu'il avait même trouvé un dangereux plaisir à se promener avec son -auditeur dans les champs du passé, pour y cueillir des fleurs païennes -que l'eau du baptême n'avait pas arrosées et qu'il n'était pas permis -à un prêtre de respirer avec tant de charme.</p> - -<p>De son côté, Patience chérissait le curé. C'était son seul ami, le -seul lien qu'il eût avec la société, le seul aussi qu'il eût avec -Dieu par la lumière de la science. Le paysan s'exagérait beaucoup le -savoir de son pasteur. Il ne savait pas que même les plus éclairés -des hommes civilisés prennent souvent à rebours, ou ne prennent pas du -tout le cours des connaissances humaines. Patience eût été délivré -de grandes anxiétés d'esprit s'il eût pu découvrir, à coup sûr, -que son maître se trompait fort souvent, et que c'était l'homme et non -la vérité qui faisait défaut. Ne le sachant pas et voyant -l'expérience des siècles en désaccord avec le sentiment inné de la -justice, il était en proie à des rêveries continuelles; et, vivant -seul, errant dans la campagne à toutes les heures du jour et de la -nuit, absorbé dans des préoccupations inconnues à ses pareils, il -donnait de plus en plus crédit aux fables de sorcellerie débitées -contre lui.</p> - -<p>Le couvent n'aimait pas le pasteur. Quelques moines que Patience avaient -démasqués haïssaient Patience. Le pasteur et l'élève furent -persécutés. Les moines ignares ne reculèrent pas devant la -possibilité d'accuser le curé auprès de son évêque de s'adonner aux -sciences occultes, de concert avec le magicien Patience. Une sorte de -guerre religieuse s'établit dans le village et dans les alentours. Tout -ce qui n'était pas pour le couvent fut pour le curé, et -réciproquement. Patience dédaigna d'entrer dans cette lutte. Un beau -matin, il alla embrasser son ami en pleurant et lui dit:</p> - -<p>—Je n'aime que vous au monde, je ne veux donc pas vous être un sujet -de persécution; comme, après vous, je ne connais et n'aime personne, -je m'en vais vivre dans les bois à la manière des hommes primitifs. -J'ai pour héritage un champ qui rapporte cinquante livres de rente; -c'est la seule terre que j'aie jamais remuée de mes mains, et la -moitié de son chétif revenu a été employée à payer la dîme de -travail que je dois au seigneur; j'espère mourir sans avoir fait pour -autrui le métier de bête de somme. Cependant, si on vous suspend de -vos fonctions, si on vous ôte votre revenu, et que vous ayez un champ -à labourer, faites-moi dire un mot, et vous verrez que mes bras ne se -seront pas engourdis dans l'inaction.</p> - -<p>Le pasteur combattit en vain cette résolution. Patience partit, -emportant pour tout bagage la veste qu'il avait sur le dos, et un -abrégé de la doctrine d'Épictète, pour laquelle il avait une grande -prédilection, et dans laquelle, grâce à de fréquentes études, il -pouvait lire jusqu'à trois pages par jour, sans se fatiguer outre -mesure. L'anachorète rustique alla vivre au désert. D'abord il se -construisit dans les bois une cahute de ramée. Mais, assiégé par les -loups, il se réfugia dans une salle basse de la tour Gazeau, où il se -fit, avec un lit de mousse et des troncs d'arbres, un ameublement -splendide; avec des racines, des fruits sauvages et le laitage d'une -chèvre, un ordinaire très peu inférieur à celui qu'il avait eu au -village. Ceci n'est point exagéré. Il faut voir le paysan de certaines -parties de la Varenne pour se faire une idée de la sobriété au sein -de laquelle un homme peut vivre en état de santé. Au milieu de ces -habitudes stoïques, Patience était encore une exception. Jamais le vin -n'avait rougi ses lèvres, et le pain lui avait toujours semblé une -superfluité. Il ne haïssait pas, d'ailleurs, la doctrine de Pythagore, -et, dans les rares entrevues qu'il avait désormais avec son ami, il lui -disait que, sans croire précisément à la métempsycose et sans se -faire une loi d'observer le régime végétal, il éprouvait -involontairement une secrète joie de pouvoir s'y adonner et de n'avoir -plus occasion de voir donner la mort tous les jours à des animaux -innocents.</p> - -<p>Patience avait pris cette étrange résolution à l'âge de quarante -ans; il en avait soixante lorsque je le vis pour la première fois, et -il jouissait d'une force physique extraordinaire. Il avait bien quelques -habitudes de promenade chaque année; mais, à mesure que je vous dirai -ma vie, j'entrerai dans le détail de la vie cénobitique de Patience.</p> - -<p>À l'époque dont je vais vous parler, après de nombreuses -persécutions, les gardes forestiers, par crainte de se voir jeter un -sort, plutôt que par compassion, lui avaient enfin concédé la libre -occupation de la tour Gazeau, non sans le prévenir qu'elle pourrait -bien lui tomber sur la tête au premier vent d'orage; à quoi Patience -avait philosophiquement répondu que, si sa destinée était d'être -écrasé, le premier arbre de la forêt serait tout aussi bon pour cela -que les combles de la tour Gazeau.</p> - -<p>Avant de vous mettre en scène mon personnage de Patience, et tout en -vous demandant pardon de la longueur trop complaisante de cette -biographie préliminaire, je dois encore vous dire que, dans l'espace de -ces vingt années, l'esprit du pasteur avait suivi une nouvelle -direction. Il aimait la philosophie, et, malgré lui, le cher homme, il -reportait cet amour sur les philosophes, même sur les moins orthodoxes. -Les ouvrages de Jean-Jacques Rousseau le transportèrent, malgré toute -sa résistance intérieure, dans des régions nouvelles; et, un matin -qu'au retour d'une visite à des malades, il avait rencontré Patience -herborisant pour son dîner sur les rochers de Grevant, il s'était -assis près de lui sur la pierre druidique, et il avait fait à son -propre insu la profession de foi du vicaire savoyard. Patience mordit -beaucoup plus volontiers à cette religion poétique qu'à l'ancienne -orthodoxie. Le plaisir avec lequel il écouta le résumé des doctrines -nouvelles engagea le curé à lui donner secrètement quelques -rendez-vous sur des points isolés de la Varenne, où ils devaient se -rencontrer comme par hasard. Dans ces conciliabules mystérieux, -l'imagination de Patience, restée si fraîche et si ardente dans la -solitude, s'enflamma de toute la magie des idées et des espérances qui -fermentaient alors en France, depuis la cour de Versailles jusqu'aux -bruyères les plus inhabitées. Il s'éprit de Jean-Jacques et s'en fit -lire tout ce qu'il lui fut possible d'en écouter sans compromettre les -devoirs du curé. Puis il se fit donner un exemplaire du <i>Contrat -social</i> et alla l'épeler sans relâche à la tour Gazeau. D'abord le -curé ne lui avait communiqué cette manne qu'avec des restrictions, et, -tout en lui faisant admirer les grandes pensées et les grands -sentiments du philosophe, il avait cru le mettre en garde contre les -poisons de l'anarchie. Mais toute l'ancienne science, toutes les -heureuses citations d'autrefois, en un mot, toute la théologie du bon -prêtre fut emportée comme un pont fragile par le torrent d'éloquence -sauvage et d'enthousiasme irréfrénable que Patience avait amassé dans -son désert. Il fallut que le curé cédât et repliât effrayé sur -lui-même. Alors il y trouva le for intérieur lézardé et craquant de -toute part. Le nouveau soleil qui montait sur l'horizon politique et qui -bouleversait toutes les intelligences fondit la sienne comme une neige -légère au premier souffle du printemps. L'exaltation de Patience, le -spectacle de sa vie étrange et poétique qui lui donnait un air -inspiré, la tournure romanesque que prenaient leurs relations -mystérieuses (les ignobles persécutions du couvent ennoblissant -l'esprit de révolte), tout cela s'empara si fort du prêtre, qu'en 1770 -il était déjà bien loin du jansénisme et cherchait vainement dans -toutes les hérésies religieuses un point où se retenir avant de -tomber dans l'abîme de philosophie, si souvent ouvert devant lui par -Patience, si souvent refermé en vain par les exorcismes de la -théologie romaine.</p> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<h4><a id="IV">IV</a></h4> - - -<p>Après ce récit de la vie philosophique de Patience, rédigée par -l'homme d'aujourd'hui, continua Bernard après une pause, j'ai quelque -peine à retourner aux impressions bien différentes que reçut l'homme -d'autrefois en rencontrant le sorcier de la tour Gazeau. Je vais -m'efforcer cependant de ressaisir fidèlement mes souvenirs.</p> - -<p>Ce fut un soir d'été qu'au retour d'une pipée où plusieurs petits -paysans m'avaient accompagné, je passai devant la tour Gazeau pour la -première fois. J'étais âgé d'environ treize ans; j'étais le plus -grand et le plus fort de mes compagnons, et, en outre, j'exerçais sur -eux, à la rigueur, l'ascendant de mes prérogatives seigneuriales. -C'était entre nous un mélange de familiarité et d'étiquette assez -bizarre. Parfois, quand l'ardeur de la chasse ou la fatigue de la -journée les gouvernait plus que moi, j'étais forcé de céder à leurs -avis, et déjà je savais me rendre à point comme le font les despotes, -afin de n'avoir jamais l'air d'être commandé par la nécessité; mais -j'avais ma revanche dans l'occasion, et je les voyais bientôt trembler -devant l'odieux nom de ma famille.</p> - -<p>La nuit se faisait, et nous marchions gaiement, sifflant, abattant des -cormes à coups de pierre, imitant le cri des oiseaux, lorsque celui qui -marchait devant s'arrêta tout à coup, et, revenant sur ses pas, -déclara qu'il ne passerait pas par le sentier de la tour Gazeau, et -qu'il allait prendre à travers bois. Cet avis fut accueilli par deux -autres. Un troisième objecta que l'on risquait de se perdre si on -quittait le sentier, que la nuit était proche et que les loups étaient -en nombre.</p> - -<p>—Allons, canaille! m'écriai-je d'un ton de prince en poussant le -guide, suis le sentier, et laisse-nous tranquilles avec tes sottises.</p> - -<p>—<i>Non, moi</i><a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>, dit l'enfant, je viens de voir le sorcier qui dit <i>des -paroles</i> sur sa porte, et je n'ai pas envie d'avoir la fièvre toute -l'année.</p> - -<p>—Bah! dit un autre, il n'est pas méchant avec tout le monde. Il ne -fait pas de mal aux enfants; et, d'ailleurs, nous n'avons qu'à passer -bien tranquillement sans lui rien dire; qu'est-ce que vous voulez qu'il -nous fasse?</p> - -<p>—Oh! c'est bien, reprit le premier, si nous étions seuls!... Mais M. -Bernard est avec nous, nous sommes sûrs d'avoir <i>un sort.</i></p> - -<p>—Qu'est-ce à dire, imbécile? m'écriai-je en levant le poing.</p> - -<p>—Ce n'est pas ma faute, <i>monseigneur</i>, reprit l'enfant. Ce vieux -<i>chétif</i> n'aime pas les <i>monsieu</i>, et il a dit qu'il voudrait voir M. -Tristan et tous ses enfants pendus au bout de la même branche.</p> - -<p>—Il a dit cela? Bon! repris-je, avançons, et vous allez voir. Qui -m'aime me suive; qui me quitte est un lâche.</p> - -<p>Deux de mes compagnons se laissèrent entraîner par la vanité. Tous -les autres feignirent de les imiter; mais, au bout de quatre pas, chacun -avait pris la fuite en s'enfonçant dans le taillis, et je continuai -fièrement ma route, escorté de mes deux acolytes. Le petit Sylvain, -qui allait le premier, ôta son chapeau du plus loin qu'il vit Patience, -et, lorsque nous fûmes vis-à-vis de lui, quoiqu'il eût la tête -baissée et qu'il semblât ne faire aucune attention à nous, l'enfant, -frappé de terreur, lui dit d'une voix tremblante:</p> - -<p>—Bonsoir et bonne nuit, maître Patience!</p> - -<p>Le sorcier, sortant de sa rêverie, tressaillit comme un homme qui -s'éveille, et je vis, non sans une certaine émotion, sa figure -basanée, à demi couverte d'une épaisse barbe grise. Sa grosse tête -était tout à fait dépouillée, et la nudité du front contrastait -avec l'épaisseur du sourcil, derrière lequel un œil rond et enfoncé -profondément dans l'orbite lançait des éclairs comme on en voit à la -fin de l'été derrière le feuillage pâlissant. C'était un homme de -petite taille, mais large des épaules et bâti comme un gladiateur. Il -était couvert de haillons orgueilleusement malpropres. Sa figure était -courte et commune comme celle de Socrate, et, si le feu du génie -brillait dans ses traits fortement accusés, il m'était impossible de -m'en apercevoir. Il me fit l'effet d'une bête féroce, d'un animal -immonde. Un sentiment de haine s'empara de moi, et, résolu de venger -l'affront fait par lui à mon nom, je mis une pierre dans ma fronde, et, -sans autres préliminaires, je la lançai avec vigueur.</p> - -<p>Au moment où la pierre partit, Patience était en train de répondre à -la salutation de l'enfant.</p> - -<p>—Bonsoir, enfants; Dieu soit avec vous!... nous disait-il, lorsque la -pierre siffla à son oreille et alla frapper une chouette apprivoisée -qui faisait les délices de Patience et qui commençait à s'éveiller -avec la nuit dans le lierre dont la porte était couronnée.</p> - -<p>La chouette jeta un cri aigu et tomba sanglante aux pieds de son -maître, qui lui répondit par un rugissement et resta immobile de -surprise et de fureur pendant quelques secondes. Puis, tout à coup, -prenant par les pieds la victime palpitante, il l'enleva de terre, et, -venant à notre rencontre:</p> - -<p>—Lequel de vous, malheureux, s'écria-t-il d'une voix tonnante, a -lancé cette pierre?</p> - -<p>Celui de mes compagnons qui marchait le dernier s'enfuit avec la -rapidité du vent; mais Sylvain, saisi par la large main du sorcier, -tomba les deux genoux en terre, en jurant par la sainte Vierge et par -sainte Solange, patronne du Berry, qu'il était innocent du meurtre de -l'oiseau. J'avais, je l'avoue, une forte démangeaison de le laisser se -tirer d'affaire comme il pourrait, et d'entrer dans le fourré. Je -m'étais attendu à voir un vieux jongleur décrépit, et non à tomber -dans les mains d'un ennemi robuste; mais l'orgueil me retint.</p> - -<p>—Si c'est toi, disait Patience à mon compagnon tremblant, malheur à -toi, car tu es un méchant enfant, et tu seras un malhonnête homme! Tu -as fait une mauvaise action; tu as mis ton plaisir à causer de la peine -à un vieillard qui ne t'a jamais nui, et tu l'as fait avec perfidie, -avec lâcheté, en dissimulant et en lui disant le bonsoir avec -politesse. Tu es un menteur, un infâme; tu m'as arraché ma seule -société, ma seule richesse; tu t'es réjoui dans le mal. Que Dieu te -préserve de vivre, si tu dois continuer ainsi!</p> - -<p>—Ô monsieur Patience! criait l'enfant en joignant les mains, ne me -maudissez pas, ne me <i>charmez</i> pas, ne me donnez pas de maladie; ce -n'est pas moi! Que Dieu m'extermine si c'est moi!...</p> - -<p>—Si ce n'est pas toi, c'est donc celui-là? dit Patience en me prenant -par le collet de mon habit, et en me secouant comme un arbrisseau qu'on -va déraciner.</p> - -<p>—Oui, c'est moi, répondis-je avec hauteur, et si vous voulez savoir -mon nom, apprenez qu'on m'appelle Bernard Mauprat, et qu'un vilain qui -touche à un gentilhomme mérite la mort.</p> - -<p>—La mort! toi, tu me donneras la mort, Mauprat! s'écria le vieillard -pétrifié de surprise et d'indignation. Et que serait donc Dieu si un -morveux comme toi avait le droit de menacer un homme de mon âge? La -mort! ah! tu es bien un Mauprat, et tu chasses de race, chien maudit! -Cela parle de donner la mort, et tout au plus si cela est né! La mort, -mon louveteau! sais-tu que c'est toi qui mérites la mort, non pas pour -ce que tu viens de faire, mais pour être fils de ton père et neveu de -tes oncles? Ah! je suis content de tenir un Mauprat dans le creux de ma -main et de savoir si un coquin de gentilhomme pèse autant qu'un -chrétien.</p> - -<p>Et en même temps il m'enlevait de terre comme il eût fait d'un -lièvre.</p> - -<p>—Petit, dit-il à mon compagnon, va-t'en chez toi, et ne crains rien. -Patience ne se fâche guère contre ses pareils, et il pardonne à ses -frères, parce que ses frères sont des ignorants comme lui et ne savent -pas ce qu'ils font; mais un Mauprat, vois-tu, ça sait lire et écrire, -et ça n'en est que plus méchant. Va-t'en... Mais non, reste; je veux -qu'une fois dans ta vie, tu voies un gentilhomme recevoir le fouet de la -main d'un vilain. Tu vas voir cela, et je te prie de ne pas l'oublier, -petit, et de le raconter à tes parents.</p> - -<p>J'étais pâle de colère, mes dents se brisaient dans ma bouche; je fis -une résistance désespérée. Patience, avec un sang-froid effrayant, -m'attacha à un arbre avec un brin de ramée. Il n'avait qu'à -m'effleurer de sa main large et calleuse pour me plier comme un roseau, -et cependant j'étais remarquablement vigoureux pour mon âge. Il -accrocha la chouette à une branche au-dessus de ma tête, et le sang de -l'oiseau, s'égouttant sur moi, me pénétrait d'horreur; car, quoiqu'il -n'y eût là qu'une correction usitée avec les chiens de chasse qui -mordent le gibier, mon cerveau, troublé par la rage, par le désespoir -et par les cris de mon compagnon, commençait à croire à quelque -affreux maléfice; mais je pense que j'eusse été moins puni s'il -m'eût métamorphosé en chouette que je ne le fus en subissant la -correction qu'il m'infligea. En vain je l'accablai de menaces, en vain -je fis d'effroyables serments de vengeance, en vain le petit paysan se -jeta encore à genoux, en répétant avec angoisse:</p> - -<p>—Monsieur Patience, pour l'amour de Dieu, pour l'amour de vous-même, -ne lui faites pas de mal; les Mauprat vous tueront.</p> - -<p>Il se prit à rire en haussant les épaules, et, s'armant d'une poignée -de houx, il me fustigea, je dois l'avouer, d'une manière plus -humiliante que cruelle; car, à peine vit-il couler quelques gouttes de -mon sang, qu'il s'arrêta, jeta ses verges, et même je remarquai une -subite altération dans ses traits et dans sa voix, comme s'il se fût -repenti de sa sévérité.</p> - -<p>—Mauprat, me dit-il en croisant ses bras sur sa poitrine et en me -regardant fixement, vous voilà châtié; vous voilà insulté, mon -gentilhomme: cela me suffit. Vous voyez que je pourrais vous empêcher -de me jamais nuire, en vous ôtant le souffle d'un coup de pouce, et en -vous enterrant sous la pierre de ma porte. Qui s'aviserait de venir -chercher ce bel enfant de noble chez le bonhomme Patience? Mais vous -voyez que je n'aime pas la vengeance; car, au premier cri de douleur qui -vous est échappé, j'ai cessé. Je n'aime pas à faire souffrir, moi; -je ne suis pas un Mauprat. Il était bon pour vous d'apprendre par -vous-même ce que c'est que d'être une fois la victime. Puisse cela -vous dégoûter du métier de bourreau que l'on fait de père en fils -dans votre famille! Bonsoir! allez-vous-en, je ne vous en veux plus, la -justice du bon Dieu est satisfaite. Vous pouvez dire à vos oncles de me -mettre sur le gril; ils mangeront un méchant morceau, et ils avaleront -une chair qui reprendra vie dans leur gosier pour les étouffer.</p> - -<p>Alors il ramassa sa chouette morte, et, la contemplant d'un air -sombre:</p> - -<p>—Un enfant de paysan n'eût pas fait cela, dit-il. Ce sont plaisirs de -gentilhomme.</p> - -<p>Et, se retirant sur sa porte, il fit entendre l'exclamation qui lui -échappait dans les grandes occasions et qui lui avait fait donner le -surnom qu'il portait:</p> - -<p>—Patience, patience!... s'écria-t-il.</p> - -<p>C'était, selon les bonnes femmes, une formule cabalistique dans sa -bouche, et, toutes les fois qu'on la lui avait entendu prononcer, il -était arrivé quelque malheur à la personne qui l'avait offensé. -Sylvain se signa pour conjurer le mauvais esprit. La terrible parole -résonna sous la voûte de la tour où Patience venait de rentrer, puis -la porte se referma sur lui avec fracas.</p> - -<p>Mon compagnon était si pressé de fuir, qu'il faillit me laisser là -sans prendre le temps de me détacher. Dès qu'il l'eut fait:</p> - -<p>—Un signe de croix, me dit-il, pour l'amour du bon Dieu, un signe de -croix! Si vous ne voulez pas faire le signe de la croix, vous voilà -ensorcelé: nous serons mangés par les loups en nous en allant, ou bien -nous rencontrerons la grand'bête.</p> - -<p>—Imbécile! lui dis-je, il s'agit bien de cela! Écoute, si tu as -jamais le malheur de parler à qui que ce soit de ce qui vient -d'arriver, je t'étrangle.</p> - -<p>—Hélas! monsieur, comment donc faire? reprit-il avec un mélange de -naïveté et de malice. Le sorcier m'a commandé de le dire à mes -parents.</p> - -<p>Je levai le bras pour le frapper, mais la force me manqua. Suffoqué de -rage par le traitement que je venais d'essuyer, je tombai presque -évanoui, et Sylvain en profita pour s'enfuir.</p> - -<p>Quand je revins à moi-même, je me trouvais seul; je ne connaissais pas -cette partie de la Varenne; je n'y étais jamais venu, et elle était -horriblement déserte. Toute la journée, j'avais vu des traces de loups -et de sangliers sur le sable. La nuit régnait déjà; j'avais encore -deux lieues à faire pour arriver à la Roche-Mauprat. La porte serait -fermée, le pont levé; je serais reçu à coups de fusil si je -n'arrivais avant neuf heures. Il y avait à parier cent contre un que, -ne connaissant pas le chemin, il me serait impossible de faire deux -lieues en une heure. Cependant j'eusse mieux aimé subir mille morts que -de demander asile à l'habitant de la tour Gazeau, me l'eût-il accordé -avec grâce. Mon orgueil saignait plus que ma chair.</p> - -<p>Je me lançai à la course à tout hasard. Le sentier faisait mille -détours; mille autres sentiers s'entre-croisaient. J'arrivai à la -plaine par un pâturage fermé de haies. Là, toute trace de sentier -disparaissait. Je franchis la haie au hasard et tombai dans un champ. La -nuit était noire; eût-il fait jour, il n'y avait pas moyen de -s'orienter à travers des <i>héritages</i><a name="FNanchor_2_1" id="FNanchor_2_1"></a><a href="#Footnote_2_1" class="fnanchor">[2]</a> encaissés dans des talus -hérissés d'épines. Enfin je trouvai des bruyères, puis des bois, et -mes terreurs, un peu calmées, se renouvelèrent; car, je l'avoue, -j'étais en proie à des terreurs mortelles. Dressé à la bravoure -comme un chien à la chasse, je faisais bonne contenance sous les yeux -d'autrui. Mû par la vanité, j'étais audacieux quand j'avais des -spectateurs; mais, livré à moi-même dans la profonde nuit, épuisé -de fatigue et de faim, quoique je ne sentisse nulle envie de manger, -bouleversé par les émotions que je venais d'éprouver, assuré d'être -battu par mes oncles en rentrant, et pourtant aussi désireux de rentrer -que si j'eusse dû trouver le paradis terrestre à la Roche-Mauprat, -j'errai jusqu'au jour dans des angoisses impossibles à décrire. Les -hurlements des loups, heureusement lointains, vinrent plus d'une fois -frapper mon oreille et glacer mon sang dans mes veines; et, comme si ma -position n'eût pas été assez précaire en réalité, mon imagination -frappée venait y joindre mille images fantastiques. Patience passait -pour un <i>meneur de loups.</i> Vous savez que c'est une spécialité -cabalistique accréditée en tout pays. Je m'imaginais donc voir -paraître ce diabolique petit vieillard escorté de sa bande affamée, -ayant revêtu lui-même la figure d'une <i>moitié de loup</i>, et me -poursuivant à travers les taillis. Plusieurs fois des lapins me -partirent entre les jambes, et, de saisissement, je faillis tomber à la -renverse. Là, comme j'étais bien sûr de n'être pas vu, je faisais -force signes de croix; car, en affectant l'incrédulité, j'avais -nécessairement au fond de l'âme toutes les superstitions de la peur.</p> - -<p>Enfin j'arrivai à la Roche-Mauprat avec le jour. J'attendis dans un -fossé que les portes fussent ouvertes, et je me glissai à ma chambre -sans être vu de personne. Comme ce n'était pas précisément une -tendresse assidue qui veillait sur moi, mon absence n'avait pas été -remarquée durant la nuit; je fis croire à mon oncle Jean, que je -rencontrai dans un escalier, que je venais de me lever; et, ce -stratagème ayant réussi, j'allai dormir tout le jour dans l'abat-foin.</p> - -<p><br /></p> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a>Locution du pays.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_2_1" id="Footnote_2_1"></a><a href="#FNanchor_2_1"><span class="label">[2]</span></a>C'est le nom qu'on donne à la petite propriété.</p></div> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<h4><a id="V">V</a></h4> - - -<p>N'ayant plus rien à craindre pour moi-même, il m'eût été facile de -me venger de mon ennemi; tout m'y conviait. Le propos qu'il avait tenu -contre ma famille eût suffi, sans même invoquer l'outrage fait à ma -personne, et que je répugnais à avouer. Je n'avais donc qu'un mot à -dire: sept Mauprat eussent été à cheval au bout d'un quart d'heure, -charmés d'avoir un exemple à faire en maltraitant un homme qui ne leur -fournissait aucune redevance et qui ne leur eût semblé bon qu'à être -pendu pour effrayer les autres.</p> - -<p>Mais, les choses n'eussent-elles pas été aussi loin, je ne sais -comment il se fit que je sentis une répugnance insurmontable à -demander vengeance à huit hommes contre un seul. Au moment de le faire -(car, dans ma colère, je me l'étais bien promis), je fus retenu par je -ne sais quel instinct de loyauté que je ne me connaissais pas, et que -je ne pus guère m'expliquer à moi-même. Et puis les paroles de -Patience avaient peut-être fait naître en moi, à mon insu, un -sentiment de honte salutaire. Peut-être ses justes malédictions contre -les nobles m'avaient-elles fait entrevoir quelque idée de justice. -Peut-être, en un mot, ce que j'avais pris jusque-là en moi pour des -mouvements de faiblesse et de pitié commença-t-il dès lors sourdement -à me sembler plus grave et moins méprisable.</p> - -<p>Quoi qu'il en soit, je gardai le silence. Je me contentai de rosser -Sylvain pour le punir de m'avoir abandonné et pour le déterminer à se -taire sur ma mésaventure. Cet amer souvenir était assoupi, lorsque, -vers la fin de l'automne, il m'arriva de battre les bois avec Sylvain. -Ce pauvre Sylvain avait de l'attachement pour moi; car, en dépit de mes -brutalités, il venait toujours se placer sur mes talons, dès que -j'étais hors du château. Il me défendait contre tous ses compagnons, -en soutenant que je n'étais qu'un peu vif et point méchant. Ce sont -les âmes douces et résignées du peuple qui entretiennent l'orgueil et -la rudesse des grands. Nous chassions donc les alouettes au lacet, -lorsque mon page ensaboté, qui furetait toujours à l'avant-garde, -revint vers moi en disant textuellement:</p> - -<p>—<i>J'avise</i><a name="FNanchor_3_1" id="FNanchor_3_1"></a><a href="#Footnote_3_1" class="fnanchor">[3]</a> <i>eul</i><a name="FNanchor_4_1" id="FNanchor_4_1"></a><a href="#Footnote_4_1" class="fnanchor">[4]</a> <i>meneu d'loups anc</i><a name="FNanchor_5_1" id="FNanchor_5_1"></a><a href="#Footnote_5_1" class="fnanchor">[5]</a> <i>eul preneu d'taupes.</i></p> - -<p>Cet avertissement fit passer un frisson dans tous mes membres. Cependant -je sentis le ressentiment faire réaction dans mon cœur, et je marchai -droit à la rencontre de mon sorcier, un peu rassuré peut-être aussi -par la présence de son compagnon, qui était un habitué de la -Roche-Mauprat, et que je supposais devoir me porter respect et -assistance.</p> - -<p>Marcasse, dit le <i>preneur de taupes</i>, faisait profession de purger de -fouines, belettes, rats et autres animaux malfaisants les habitations et -les champs de la contrée. Il ne bornait pas au Berry les bienfaits de -son industrie; tous les ans, il faisait le tour de la Marche, du -Nivernais, du Limousin et de la Saintonge, parcourant seul et à pied -tous les lieux où on avait le bon esprit d'apprécier ses talents; bien -reçu partout, au château comme à la chaumière, car c'était un -métier qui se faisait avec succès et probité de père en fils dans sa -famille, et que ses descendants font encore, il avait un gîte et une -besogne assurés pour tous les jours de l'année. Aussi régulier dans -sa tournée que la terre dans sa rotation, on le voyait, à époque -fixe, reparaître dans les mêmes lieux où il avait passé l'année -précédente, toujours accompagné du même chien et de la même longue -épée.</p> - -<p>Ce personnage était aussi curieux et plus comique, dans son genre, que -le sorcier Patience. C'était un homme bilieux et mélancolique, grand, -sec, anguleux, plein de lenteur, de majesté et de réflexion dans -toutes ses manières. Il aimait si peu à parler, qu'il répondait à -toutes les questions par monosyllabes; toutefois, il ne s'écartait -jamais des règles de la plus austère politesse, et il disait peu de -mots sans élever la main vers la corne de son chapeau en signe de -révérence et de civilité. Était-il ainsi par caractère? ou bien, -dans son métier ambulant, la crainte de s'aliéner quelques-unes de ses -nombreuses pratiques par des propos inconsidérés lui inspira-t-elle -cette sage réserve? On ne le savait point. Il avait l'œil et le pied -dans toutes les maisons; il avait, le jour, la clef de tous les greniers -et place, le soir, au foyer de toutes les cuisines. Il savait tout, -d'autant plus que son air rêveur et absorbé inspirait l'abandon en sa -présence, et pourtant jamais il ne lui était arrivé de rapporter dans -une maison ce qui se passait dans une autre.</p> - -<p>Si vous voulez savoir comment ce caractère m'avait frappé, je vous -dirai que j'avais été témoin des efforts de mes oncles et de mon -grand-père pour le faire parler. Ils espéraient savoir de lui ce qui -se passait au château de Sainte-Sévère, chez M. Hubert de Mauprat, -l'objet de leur haine et de leur envie. Quoique don Marcasse (on -l'appelait <i>don</i> parce qu'on lui trouvait la démarche et la fierté -d'un hidalgo ruiné), quoique don Marcasse, dis-je, eût été -impénétrable à cet égard comme à tous les autres, les Mauprat -<i>Coupe-Jarret</i> ne manquaient pas de l'amadouer toujours davantage, -espérant tirer de lui quelque chose de relatif à Mauprat -<i>Casse-Tête.</i></p> - -<p>Nul ne pouvait donc savoir les sentiments de Marcasse sur quoi que ce -soit; le plus court eût été de supposer qu'il ne se donnait pas la -peine d'en avoir aucun. Cependant l'attrait que Patience semblait -éprouver pour lui, jusqu'à l'accompagner durant plusieurs semaines -dans ses voyages, donnait à penser qu'il y avait quelque sortilège -dans son air mystérieux, et que ce n'était pas seulement la longueur -de son épée et l'adresse de son chien qui faisaient si merveilleuse -déconfiture de taupes et de belettes. On parlait tout bas d'herbes -enchantées, au moyen desquelles il faisait sortir de leurs trous ces -animaux méfiants pour les prendre au piège; mais, comme on se trouvait -bien de cette magie, on ne songeait pas à lui en faire un crime.</p> - -<p>Je ne sais si vous avez assisté à ce genre de chasse. Elle est -curieuse, surtout dans les greniers à fourrage. L'homme et le chien -grimpant aux échelles et courant sur les bois de charpente avec un -aplomb et une agilité surprenants; le chien flairant les trous des -murailles, faisant l'office de chat, se mettant à fallut et veillant en -embuscade jusqu'à ce que le <i>gibier</i> se livre à la rapière du -chasseur; celui-ci lardant des bottes de paille et passant l'ennemi au -fil de l'épée: tout cela, accompli et dirigé avec gravité et -importance par don Marcasse, était, je vous assure, aussi singulier que -divertissant.</p> - -<p>Lorsque j'aperçus ce féal, je crus pouvoir braver le sorcier, et -j'approchai hardiment. Sylvain me regardait avec admiration, et je -remarquai que Patience lui-même ne s'attendait pas à tant d'audace. -J'affectai d'aborder Marcasse et de lui parler, afin de braver mon -ennemi. Ce que voyant, il écarta doucement le preneur de taupes et, -posant sa lourde main sur ma tête, il me dit fort tranquillement:</p> - -<p>—Vous avez grandi depuis quelque temps, mon beau monsieur!</p> - -<p>La rougeur me monta au visage, et, reculant avec dédain:</p> - -<p>—Prenez garde à ce que vous faites, manant, lui dis-je; vous devriez -vous rappeler que, si vous avez encore vos deux oreilles, c'est à ma -bonté que vous le devez.</p> - -<p>—Mes deux oreilles! dit Patience en riant avec amertume.</p> - -<p>Et, faisant allusion au surnom de ma famille, il ajouta:</p> - -<p>—Vous voulez dire mes deux jarrets? <i>Patience! patience!</i> un -temps n'est peut-être pas loin où les manants ne couperont aux nobles ni les -jarrets ni les oreilles, mais la tête et la bourse...</p> - -<p>—Taisez-vous, maître Patience, dit le preneur de taupes d'un ton -solennel, vous ne parlez pas en philosophe.</p> - -<p>—Tu as raison, toi, répliqua le sorcier; et, au fait, je ne sais pas -pourquoi je querelle ce petit <i>gars.</i> Il aurait dû me faire mettre en -bouillie par ses oncles; car je l'ai fouetté, l'été dernier, pour une -sottise qu'il m'avait faite et je ne sais pas ce qui est arrivé dans la -famille, mais les Mauprat ont perdu une belle occasion de faire du mal -au prochain.</p> - -<p>—Apprenez, paysan, lui dis-je, qu'un noble se venge toujours noblement; -je n'ai pas voulu faire punir mes injures par des gens plus forts que -vous; mais attendez deux ans, et je vous promets de vous pendre, de ma -propre main, à un certain arbre que je reconnaîtrai bien, et qui est -devant la porte de la tour Gazeau. Si je ne le fais, je veux cesser -d'être gentilhomme; si je vous épargne, je veux être appelé meneur -de loups.</p> - -<p>Patience sourit, et, tout d'un coup devenant sérieux, il attacha sur -moi ce regard profond qui rendait sa physionomie si remarquable. Puis, -se tournant vers le chasseur de belettes:</p> - -<p>—C'est singulier, dit-il, il y a quelque chose dans cette race. Voyez -le plus méchant noble: il a encore plus de cœur dans certaines choses -que le plus brave d'entre nous. Ah! c'est tout simple, ajouta-t-il en se -parlant en lui-même; on les élève comme ça, et nous, on nous dit que -nous naissons pour obéir... <i>Patience!</i></p> - -<p>Il garda un instant le silence, puis il sortit de sa rêverie pour me -dire d'un ton de bonhomie un peu railleuse:</p> - -<p>—Vous voulez me pendre, monseigneur <i>Brin de chaume?</i> Mangez -donc beaucoup de soupe, car vous n'êtes pas encore assez haut pour -atteindre à la branche qui me portera; et, jusque-là... il passera -peut-être sous le pont bien de l'eau dont vous ne savez pas le goût.</p> - -<p>—Mal parlé, mal parlé, dit le preneur de taupes d'un air grave; -allons, la paix. Monsieur Bernard, pardon pour Patience; c'est un vieux, -un fou.</p> - -<p>—Non, non, dit Patience, je veux qu'il me pende; il a raison, il me -doit cela, et, au fait, cela arrivera peut-être plus vite que tout le -reste. Ne vous dépêchez pas trop de grandir, monsieur; car, moi, je me -dépêche de vieillir plus que je ne voudrais; et, puisque vous êtes si -brave, vous ne voudrez pas attaquer un homme qui ne pourrait plus se -défendre.</p> - -<p>—Vous avez bien usé de votre force avec moi! m'écriai-je; ne -m'avez-vous pas fait violence? dites! n'est-ce pas une lâcheté, cela?</p> - -<p>Il fit un geste de surprise.</p> - -<p>—Oh! les enfants, les enfants! dit-il, voyez comme cela raisonne! La -vérité est dans la bouche des enfants.</p> - -<p>Et il s'éloigna en rêvant et en se disant des sentences à lui-même, -comme il avait l'habitude de faire. Marcasse m'ôta son chapeau et me -dit d'un ton impassible:</p> - -<p>—Il a tort... il faut la paix... pardon... repos... salut!</p> - -<p>Ils disparurent, et là cessèrent mes rapports avec Patience. Ils ne -furent renoués que longtemps après.</p> - -<p><br /></p> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_3_1" id="Footnote_3_1"></a><a href="#FNanchor_3_1"><span class="label">[3]</span></a>Je vois.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_4_1" id="Footnote_4_1"></a><a href="#FNanchor_4_1"><span class="label">[4]</span></a>Le.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_5_1" id="Footnote_5_1"></a><a href="#FNanchor_5_1"><span class="label">[5]</span></a>Avec.</p></div> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<h4><a id="VI">VI</a></h4> - - -<p>J'avais quinze ans quand mon grand-père mourut; sa mort ne causa point -de douleur, mais une véritable consternation à la Roche-Mauprat. Il -était l'âme de tous les vices qui y régnaient, et il est certain -qu'il y avait en lui quelque chose de plus cruel et de moins vil que -dans ses fils. Après lui, l'espèce de gloire que son audace nous avait -acquise s'éclipsa. Ses enfants, jusque-là bien disciplinés, devinrent -de plus en plus ivrognes et débauchés. D'ailleurs, les expéditions -furent chaque jour plus périlleuses.</p> - -<p>Excepté le petit nombre de féaux que nous traitions bien et qui nous -étaient tous dévoués, nous étions de plus en plus isolés et sans -ressources. Le pays d'alentour avait été abandonné à la suite de nos -violences. La frayeur que nous inspirions agrandissait chaque jour le -désert autour de nous. Il fallait aller loin et se hasarder sur les -confins de la plaine. Là, nous n'avions pas le dessus, et mon oncle -Laurent, le plus hardi de tous, fut grièvement blessé dans une -escarmouche. Il fallut chercher d'autres ressources. Jean les suggéra. -Ce fut de se glisser dans les foires sous divers déguisements et d'y -commettre des vols habiles. De brigands, nous devînmes filous, et notre -nom détesté s'avilit de plus en plus. Nous établîmes des -accointances avec tout ce que la province recélait de gens tarés, et, -par un échange de services frauduleux, nous échappâmes encore une -fois à la misère.</p> - -<p>Je dis nous, car je commençais à faire partie de cette bande de -coupe-jarrets quand mon grand-père mourut. Il avait cédé à mes -prières et m'avait associé à quelques-unes des dernières courses -qu'il tenta. Je ne vous ferai point d'excuses, mais vous voyez devant -vous un homme qui a fait le métier de bandit. C'est un souvenir qui ne -me laisse nul remords, pas plus qu'à un soldat d'avoir fait campagne -sous les ordres de son général. Je croyais encore vivre au moyen âge. -La force et la sagesse des lois établies étaient pour moi des paroles -dépourvues de sens. Je me sentais brave et vigoureux; je me battais. Il -est vrai que les résultats de nos victoires me faisaient souvent -rougir; mais, n'en profitant pas, je m'en lavais les mains, et je me -souviens avec plaisir d'avoir aidé plus d'une victime terrassée à se -relever et à s'enfuir.</p> - -<p>Cette existence m'étourdissait par son activité, ses dangers et ses -fatigues. Elle m'arrachait aux douloureuses réflexions qui eussent pu -naître en moi. En outre, elle me soustrayait à la tyrannie immédiate -de Jean. Mais, quand mon grand-père fut mort, et notre bande dégradée -par un autre genre d'exploits, je retombai sous cette odieuse -domination. Je n'étais nullement propre au mensonge et à la fraude. Je -montrais non seulement de l'aversion, mais encore de l'incapacité pour -cette industrie nouvelle. On me regarda comme un membre inutile, et les -mauvais procédés recommencèrent. On m'eût chassé si on n'eût -craint que, me réconciliant avec la société, je ne devinsse un ennemi -dangereux. Dans cette alternative de me nourrir ou d'avoir à me -redouter, il fut souvent délibéré (je l'ai su depuis) de me chercher -querelle et de me forcer à une rixe dans laquelle on se déferait de -moi. C'était l'avis de Jean; mais Antoine, celui qui avait perdu le -moins de l'énergie et de l'espèce d'équité domestique de Tristan, -opina et prouva que j'étais plus précieux que nuisible. J'étais un -bon soldat, on pouvait avoir besoin encore de bras dans l'occasion. Je -pouvais aussi me former à l'escroquerie: j'étais bien jeune et bien -ignorant; mais si Jean voulait me prendre par la douceur, rendre mon -sort moins malheureux, et surtout m'éclairer sur ma véritable -situation, en m'apprenant que j'étais perdu pour la société et que je -ne pouvais y reparaître sans être pendu aussitôt, peut-être mon -obstination et ma fierté plieraient-elles devant le bien-être d'une -part, et la nécessité, de l'autre. Il fallait au moins le tenter avant -de se débarrasser de moi.</p> - -<p>—Car, disait Antoine pour conclure son homélie, nous étions dix -Mauprat l'année dernière; notre père est mort, et, si nous tuons -Bernard, nous ne serons plus que huit.</p> - -<p>Cet argument l'emporta. On me tira de l'espèce de cachot où je -languissais depuis plusieurs mois; on me donna des habits neufs; on -changea mon vieux fusil pour une belle carabine que j'avais toujours -désirée; on me fit l'exposé de ma situation dans le monde; on me -versa du meilleur vin à mes repas. Je promis de réfléchir, et, en -attendant, je m'abrutis un peu plus dans l'inaction et dans l'ivrognerie -que je n'avais fait dans le brigandage.</p> - -<p>Cependant ma captivité me laissa de si tristes impressions, que je fis -le serment, à part moi, de m'exposer à tout ce qui pourrait m'advenir -sur les terres du roi de France, plutôt que de supporter le retour de -ces mauvais traitements. Un méchant point d'honneur me retenait seul à -la Roche-Mauprat. Il était évident que l'orage s'amassait sur nos -têtes. Les paysans étaient mécontents, malgré tout ce que nous -faisions pour nous les attacher; des doctrines d'indépendance -s'insinuaient sourdement parmi eux; nos plus fidèles serviteurs se -lassaient d'avoir le pain et les vivres en abondance; ils demandaient de -l'argent, et nous n'en avions pas. Plusieurs sommations nous avaient -été faites sérieusement de payer à l'État les impôts du fisc; et, -nos créanciers se joignant aux gens du roi et aux paysans révoltés, -tout nous menaçait d'une catastrophe semblable à celle dont le -seigneur de Pleumartin venait d'être la victime dans le pays<a name="FNanchor_6_1" id="FNanchor_6_1"></a><a href="#Footnote_6_1" class="fnanchor">[6]</a>.</p> - -<p>Mes oncles avaient longtemps projeté de s'adjoindre aux rapines et à -la résistance de ce hobereau. Mais, au moment où Pleumartin, près de -tomber au pouvoir de ses ennemis, nous avait donné sa parole de nous -accueillir comme amis et alliés si nous marchions à son secours, nous -avions appris sa défaite et sa fin tragique. Nous étions donc à toute -heure sur nos gardes. Il fallait quitter le pays ou traverser une crise -décisive. Les uns conseillaient le premier parti; les autres -s'obstinaient à suivre le conseil du père mourant et à s'enterrer -sous les ruines du donjon. Ils traitaient de lâcheté et de couardise -toute idée de fuite ou de transaction. La crainte d'encourir un pareil -reproche et peut-être un peu d'amour instinctif du danger me retenaient -donc encore; mais mon aversion pour cette existence odieuse sommeillait -en moi, toujours prêle à éclater violemment.</p> - -<p>Un soir que nous avions largement soupe, nous restâmes à table, -continuant à boire et à converser, Dieu sait dans quels termes et sur -quels sujets! Il faisait un temps affreux, l'eau ruisselait sur le pavé -de la salle par les fenêtres disjointes, l'orage ébranlait les vieux -murs. Le vent de la nuit sifflait à travers les crevasses de la voûte -et faisait ondoyer la flamme de nos torches de résine. On m'avait -beaucoup raillé, pendant le repas, de ce qu'on appelait ma vertu; on -avait traité ma sauvagerie envers les femmes de continence, et c'était -surtout à ce propos qu'on me poussait à mal par la mauvaise honte. -Comme, tout en me défendant de ces moqueries grossières et en -ripostant sur le même ton, j'avais bu énormément, ma farouche -imagination s'était enflammée, et je me vantais d'être plus hardi et -mieux venu, auprès de la première femme qu'on amènerait à la -Roche-Mauprat, qu'aucun de mes oncles. Le défi fut accepté avec de -grands éclats de rire. Les roulements de la foudre répondirent à -cette gaieté infernale.</p> - -<p>Tout à coup le cor sonna à la herse. Tout rentra dans le silence. -C'était la fanfare dont les Mauprat se servaient entre eux pour -s'appeler et se reconnaître. C'était mon oncle Laurent qui avait été -absent tout le jour et qui demandait à rentrer. Nous avions tant de -sujets de méfiance, que nous étions nous-mêmes porte-clefs et -guichetiers de notre forteresse. Jean se leva en agitant les clefs; mais -il resta immobile aussitôt pour écouter le cor, qui annonçait par une -seconde fanfare qu'il amenait une prise, et qu'il fallait aller -au-devant de lui. En un clin d'œil, tous les Mauprat furent à la herse -avec des flambeaux, excepté moi, dont l'indifférence était profonde, -et les jambes sérieusement avinées.</p> - -<p>—Si c'est une femme, s'écria Antoine en sortant, je jure sur l'âme de -mon père qu'elle te sera adjugée, vaillant jeune homme! et nous -verrons si ton audace répond à tes prétentions.</p> - -<p>Je restai les coudes sur la table, plongé dans un malaise stupide.</p> - -<p>Lorsque la porte se rouvrit, je vis entrer une femme d'une démarche -assurée et revêtue d'un costume étrange. Il me fallut un effort pour -ne pas tomber dans une sorte de divagation, et pour comprendre ce que -l'un des Mauprat vint me dire à l'oreille. Au milieu d'une battue aux -loups, à laquelle plusieurs seigneurs des environs, avec leurs femmes, -avaient voulu prendre part, le cheval de cette jeune personne s'était -effrayé et l'avait emportée loin de la chasse. Lorsqu'il s'était -calmé après une pointe de près d'une lieue, elle avait voulu -retourner en arrière; mais, ne connaissant pas le pays de la Varenne, -où tous les sites se ressemblent, elle s'était de plus en plus -écartée. L'orage et la nuit avaient mis le comble à son embarras. -Laurent, l'ayant rencontrée, lui avait offert de la conduire au -château de Rochemaure, qui était en effet à plus de six lieues de -là, mais qu'il disait très voisin, et dont il feignait d'être le -garde-chasse. Cette dame avait accepté son offre. Sans connaître la -dame de Rochemaure, elle était un peu sa parente et se flattait d'être -bien accueillie. Elle n'avait jamais rencontré la figure d'aucun -Mauprat et ne songeait guère être si près de leur repaire. Elle avait -donc suivi son guide sans défiance, et, n'ayant vu de sa vie la -Roche-Mauprat ni de près ni de loin, elle fut introduite dans la salle -de nos orgies sans avoir le moindre soupçon du piège où elle était -tombée.</p> - -<p>Quand je frottai mes yeux appesantis et regardai cette femme si jeune et -si belle, avec un air de calme, de franchise et d'honnêteté que je -n'avais jamais trouvé sur le front d'aucune autre (toutes celles qui -avaient passé la herse de notre manoir étant d'insolentes prostituées -ou des victimes stupides), je crus faire un rêve.</p> - -<p>J'avais vu des fées figurer dans mes légendes de chevalerie. Je crus -presque que Morgane ou Urgande venait chez nous pour faire justice, et -j'eus envie un instant de me jeter à genoux et de protester contre -l'arrêt qui m'eût confondu avec mes oncles. Antoine, à qui Laurent -avait rapidement donné le mot, s'approcha d'elle, avec autant de -politesse qu'il était capable d'en avoir, et la pria d'excuser son -costume de chasse et celui de ses amis. Ils étaient tous neveux ou -cousins de la dame de Rochemaure, et ils attendaient, pour se mettre à -table, que cette dame, qui était fort dévote, fût sortie de la -chapelle, où elle était en conférence pieuse avec son aumônier. -L'air de candeur et de confiance avec lequel l'inconnue écouta ce -mensonge ridicule me serra le cœur; mais je ne me rendis pas compte de -ce que j'éprouvais.</p> - -<p>—Je ne veux pas, dit-elle à mon oncle Jean, qui faisait l'assidu d'un -air de satyre auprès d'elle, déranger cette dame; je suis trop -inquiète de l'inquiétude que je cause moi-même à mon père et à mes -amis dans ce moment pour vouloir m'arrêter ici. Dites-lui que je la -supplie de me prêter un cheval frais et un guide, afin que je retourne -vers le lieu où je présume qu'ils peuvent avoir été m'attendre.</p> - -<p>—Madame, répondit Jean avec assurance, il est impossible que vous vous -remettiez en route par le temps qu'il fait; d'ailleurs, cela ne -servirait qu'à retarder le moment de rejoindre ceux qui vous cherchent. -Dix de nos gens bien montés et armés de torches partent à l'instant -même par dix routes différentes et vont parcourir la Varenne sur tous -les points. Il est donc impossible que, dans deux heures au plus, vos -parents n'aient pas de vos nouvelles, et que bientôt vous ne les voyiez -arriver ici, où ils seront hébergés le mieux possible. Tenez-vous -donc en repos et acceptez quelques cordiaux pour vous remettre, car vous -êtes mouillée et accablée de fatigue.</p> - -<p>—Sans l'inquiétude que j'éprouve, je serais affamée, répondit-elle -en souriant. Je vais essayer de manger quelque chose; mais ne faites -rien d'extraordinaire pour moi. Vous avez déjà mille fois trop de -bonté.</p> - -<p>Elle s'approcha de la table où j'étais resté accoudé, et prit un -fruit tout près de moi sans m'apercevoir. Je me retournai et la -regardai effrontément d'un air abruti. Elle supporta mon regard avec -arrogance. Voilà du moins ce qu'il me sembla. J'ai su depuis qu'elle ne -me voyait seulement pas; car, tout en faisant effort sur elle-même pour -paraître calme et répondre avec confiance à l'hospitalité qu'on lui -offrait, elle était fort troublée de la présence inattendue de tant -d'hommes étranges, de mauvaise mine et grossièrement vêtus. Pourtant -nul soupçon ne lui venait. J'entendis un des Mauprat dire près de moi -à Jean:</p> - -<p>—Bon! tout va bien; elle donne dans le panneau; faisons-la boire, elle -causera.</p> - -<p>—Un instant, répondit Jean, surveillez-la, l'affaire est sérieuse; il -y a mieux à faire ici qu'à se divertir. Je vais tenir conseil, on vous -appellera pour dire votre avis; mais ayez l'œil un peu sur Bernard.</p> - -<p>—Qu'est-ce qu'il y a? dis-je brusquement en me retournant vers lui. -Est-ce que cette <i>fille</i> ne m'appartient pas? N'a-t-on pas juré sur -l'âme de mon grand-père...?</p> - -<p>—Ah! c'est parbleu vrai! dit Antoine en s'approchant de notre groupe, -tandis que les autres Mauprat entouraient la dame. Écoute, Bernard, je -tiendrai ma parole à une condition.</p> - -<p>—Laquelle?</p> - -<p>—C'est bien simple: d'ici à dix minutes, tu ne diras pas à cette -donzelle qu'elle n'est pas chez la vieille Rochemaure.</p> - -<p>—Pour qui me prenez-vous? répondis-je en enfonçant mon chapeau sur -mes yeux. Croyez-vous que je sois une bête? Attendez, voulez-vous que -j'aille prendre la robe de ma grand'mère qui est là-haut, et que je me -fasse passer pour la dévote de Rochemaure?</p> - -<p>—Bonne idée, dit Laurent.</p> - -<p>—Mais, avant tout, j'ai à vous parler, reprit Jean.</p> - -<p>Et il les entraîna dehors, après avoir fait un signe aux autres. Au -moment où ils sortaient tous, je crus voir que Jean voulait engager -Antoine à me surveiller; mais Antoine, avec une insistance que je ne -compris pas, s'obstina à les suivre. Je restai seul avec l'inconnue.</p> - -<p>Je demeurai un instant étourdi, bouleversé, et plus embarrassé que -satisfait du tête-à-tête; puis, en cherchant à me rendre compte de -ce qui se passait de mystérieux autour de moi, je parvins à -m'imaginer, à travers les fumées du vin, quelque chose d'assez -vraisemblable, quoique pourtant ce fût une erreur complète.</p> - -<p>Je crus expliquer tout ce que je venais de voir et d'entendre, en -supposant: 1° que cette dame si tranquille et si parée était une de -ces filles de bohème que j'avais vues quelquefois dans les foires; 2° -que Laurent, l'ayant rencontrée par les champs, l'avait amenée pour -divertir la compagnie; 3° qu'on lui avait fait confidence de mon état -d'ivresse fanfaronne, et qu'on l'amenait pour mettre ma galanterie à -l'épreuve, tandis qu'on me regarderait par le trou de la serrure. Mon -premier mouvement, dès que cette pensée se fut emparée de moi, fut de -me lever et d'aller droit à la porte, que je fermai à double tour et -dont je tirai les verrous; puis je revins vers la dame, déterminé que -j'étais à ne pas lui donner lieu de railler ma timidité.</p> - -<p>Elle était assise sous le manteau de la cheminée; et, comme elle -était occupée à sécher ses habits mouillés et penchée vers le -foyer, elle ne s'était pas rendu compte de ce que je faisais; mais -l'expression étrange de mon visage la fit tressaillir lorsque je -m'approchai d'elle. J'étais déterminé à l'embrasser pour commencer; -mais, je ne sais par quel prodige, dès qu'elle eut levé ses yeux sur -moi, cette familiarité me devint impossible. Je ne me sentis que le -courage de lui dire:</p> - -<p>—Ma foi! mademoiselle, vous êtes charmante, et vous me plaisez, aussi -vrai que je m'appelle Bernard Mauprat.</p> - -<p>—Bernard Mauprat! s'écria-t-elle en se levant; vous êtes Bernard -Mauprat, vous? En ce cas, changez de langage et sachez à qui vous -parlez; ne vous l'a-t-on pas dit?</p> - -<p>—On ne me l'a pas dit, mais je le devine, répondis-je en ricanant et -en m'efforçant de lutter contre le respect que m'inspiraient sa pâleur -subite et son attitude impérieuse.</p> - -<p>—Si vous le devinez, dit-elle, comment est-il possible que vous me -parliez comme vous faites? Mais on m'avait bien dit que vous étiez mal -élevé, et pourtant j'avais toujours désiré vous rencontrer.</p> - -<p>—En vérité, dis-je en ricanant toujours, vous! princesse de grandes -routes, qui avez connu tant de gens en votre vie? Laissez mes lèvres -rencontrer les vôtres, s'il vous plaît, ma belle, et vous saurez si je -suis aussi bien élevé que messieurs mes oncles, que vous écoutiez si -bien tout à l'heure.</p> - -<p>—Vos oncles! s'écria-t-elle en saisissant brusquement sa chaise et en -la plaçant entre nous comme par un instinct de défense. Oh! mon Dieu! -mon Dieu! je ne suis pas chez M<sup>me</sup> de Rochemaure!</p> - -<p>—Le nom commence toujours de même, et nous sommes d'aussi bonne -roche que qui que ce soit.</p> - -<p>—La Roche-Mauprat!... murmura-t-elle en frissonnant de la tête aux -pieds comme une biche qui entend hurler les loups.</p> - -<p>Et ses lèvres devinrent toutes blanches. L'angoisse passa dans tous ses -traits. Par une involontaire sympathie, je frémis moi-même et je -faillis changer tout à coup de manières et de langage.</p> - -<p>—Qu'est-ce que cela a donc de surprenant pour elle? me disais-je; -n'est-ce pas une comédie qu'elle joue? et, si les Mauprat ne -sont pas là derrière quelque boiserie à nous écouter, ne leur -racontera-t-elle pas mot pour mot tout ce qui se sera passé? Cependant -elle tremble comme une feuille de peuplier... Mais si c'est une -comédienne? J'en ai vu une qui faisait Geneviève de Brabant et qui -pleurait à s'y méprendre.</p> - -<p>J'étais dans une grande perplexité, et je promenais des yeux hagards -tantôt sur elle, tantôt sur les portes, que je croyais toujours près -de s'ouvrir toutes grandes, aux éclats de rire de mes oncles.</p> - -<p>Cette femme était belle comme le jour. Je ne crois pas que jamais il -ait existé une femme aussi jolie que celle-là. Ce n'est pas moi -seulement qui l'atteste; elle a laissé une réputation de beauté qui -n'est pas encore oubliée dans le pays. Elle était d'une taille assez -élevée, svelte et remarquable par l'aisance de ses mouvements. Elle -était blanche avec des yeux noirs et des cheveux d'ébène. Ses regards -et son sourire avaient une expression de bonté et de finesse dont le -mélange était incompréhensible; il semblait que le ciel lui eût -donné deux âmes, une toute d'intelligence, une toute de sentiment. -Elle était naturellement gaie et brave; c'était un ange que les -chagrins de l'humanité n'avaient pas encore osé toucher. Rien ne -l'avait fait souffrir, rien ne lui avait appris la méfiance et -l'effroi. C'était donc là la première souffrance de sa vie, et -c'était moi, brute, qui la lui inspirais. Je la prenais pour une -bohémienne, et c'était un ange de pureté.</p> - -<p>C'était ma jeune tante à la mode de Bretagne, Edmée de Mauprat, fille -de M. Hubert, mon grand-oncle (à la mode de Bretagne aussi), qu'on -appelait le chevalier, et qui s'était fait relever de l'ordre de Malte -pour se marier dans un âge déjà mûr; car, ma tante et moi, nous -étions du même âge. Nous avions dix-sept ans tous deux, à quelques -mois de différence, et ce fut là notre première entrevue. Celle que -j'aurais dû protéger au péril de ma vie, envers et contre tous, -était là, devant moi, palpitante et consternée comme une victime -devant le bourreau.</p> - -<p>Elle fit un grand effort, et, s'approchant de moi, qui marchais avec -préoccupation dans la salle, elle se nomma et ajouta:</p> - -<p>—Il est impossible que vous soyez un infâme comme tous ces brigands -que je viens de voir et dont je sais la vie infernale. Vous êtes jeune; -votre mère était bonne et sage. Mon père voulait vous élever et vous -adopter. Encore aujourd'hui, il regrette de ne pouvoir vous tirer de -l'abîme où vous êtes plongé. N'avez-vous pas reçu plusieurs -messages de sa part? Bernard, vous êtes mon proche parent, songez aux -liens du sang; pourquoi voulez-vous m'insulter? Veut-on m'assassiner ici -ou me donner la torture? Pourquoi m'a-t-on trompée en me disant que -j'étais à Rochemaure? pourquoi s'est-on retiré d'un air de mystère? -Que prépare-t-on? que se passe-t-il?</p> - -<p>La parole expira sur ses lèvres; un coup de fusil venait de se faire -entendre au dehors. Une décharge de couleuvrine y répondit, et la -trompe d'alarme ébranla de sons lugubres les tristes murailles du -donjon. M<sup>lle</sup> de Mauprat retomba sur sa chaise. Je restai -immobile, ne sachant si c'était là une nouvelle scène de comédie imaginée -pour se divertir de moi, et décidé à ne point me mettre en peine de cette -alarme jusqu'à ce que j'eusse la preuve certaine qu'elle n'était pas -simulée.</p> - -<p>—Allons, lui dis-je en me rapprochant d'elle, convenez que tout ceci -est une plaisanterie. Vous n'êtes pas mademoiselle de Mauprat, et vous -voulez savoir si je suis un apprenti capable de faire l'amour.</p> - -<p>—J'en jure par le Christ, répondit-elle en prenant mes mains dans ses -mains froides comme la mort, je suis Edmée, votre parente, votre -prisonnière, votre amie; car je me suis toujours intéressée à vous, -j'ai toujours supplié mon père de ne pas vous abandonner... Mais -écoutez, Bernard, on se bat, on se bat à coups de fusil! C'est mon -père qui vient me chercher sans doute, et on va le tuer! Ah! -s'écria-t-elle en tombant à genoux devant moi, allez empêcher cela, -Bernard, mon enfant! Dites à vos oncles de respecter mon père, le -meilleur des hommes, si vous saviez. Dites-leur que, s'ils nous -haïssent, s'ils veulent verser du sang, eh bien, qu'ils me tuent! -qu'ils m'arrachent le cœur, mais qu'ils respectent mon père...</p> - -<p>On m'appela du dehors d'une voix véhémente.</p> - -<p>—Où est ce poltron? où est cet enfant de malheur? disait mon oncle -Laurent.</p> - -<p>On secoua la porte; je l'avais si bien fermée, qu'elle résista à des -secousses furieuses.</p> - -<p>—Ce misérable lâche s'amuse à faire l'amour pendant qu'on nous -égorge! Bernard, la maréchaussée nous attaque. Votre oncle Louis -vient d'être tué. Venez, pour Dieu, venez, Bernard!</p> - -<p>—Que le diable vous emporte tous! m'écriai-je, et soyez tué -vous-même, si je crois un mot de tout cela; je ne suis pas si sot que -vous pensez; il n'y a de lâches ici que ceux qui mentent. Moi, j'ai -juré que j'aurais la femme, et je ne la rendrai que quand il me plaira.</p> - -<p>—Allez au diable! répondit Laurent, vous faites semblant...</p> - -<p>Les décharges de mousqueterie redoublèrent. Des cris affreux se firent -entendre. Laurent quitta la porte et se mit à courir vers le bruit. Son -empressement marquait tant de vérité, que je n'y pus résister. -L'idée qu'on m'accuserait de lâcheté l'emporta; je m'avançai vers la -porte.</p> - -<p>—Ô Bernard! ô monsieur de Mauprat! s'écria Edmée en se traînant -après moi, laissez-moi aller avec vous; je me jetterai aux pieds de vos -oncles, je ferai cesser ce combat, je leur céderai tout ce que je -possède, ma vie, s'ils la veulent... pour que celle de mon père soit -sauvée.</p> - -<p>—Attendez, lui dis-je en me retournant vers elle, je ne peux pas savoir -si on ne se moque pas de moi. Je crois que mes oncles sont là derrière -la porte, et que, pendant que nos valets de chiens tiraillent dans la -cour, on tient une couverture pour me berner. Vous êtes ma cousine, ou -vous êtes une... Vous allez me faire un serment, et je vous en ferai un -à mon tour. Si vous êtes une princesse errante, et que, vaincu par vos -grimaces, je sorte de cette chambre, vous allez jurer d'être ma -maîtresse et de ne souffrir personne auprès de vous avant que j'aie -usé de mes droits; ou bien, moi, je vous jure que vous serez corrigée -comme j'ai corrigé ce matin Flore, ma chienne mouchetée. Si vous êtes -Edmée, et que je vous jure de me mettre entre votre père et ceux qui -voudraient le tuer, que me promettez-vous, que me jurez-vous?</p> - -<p>—Si vous sauviez mon père, s'écria-t-elle, je vous jure que je -vous épouserais.</p> - -<p>—Oui-da! lui dis-je, enhardi par son enthousiasme, dont je ne -comprenais pas la sublimité. Donnez-moi donc un gage, afin qu'en tout -cas, je ne sorte pas d'ici comme un sot.</p> - -<p>Elle se laissa embrasser sans faire résistance; ses joues étaient -glacées. Elle s'attachait machinalement à mes pas pour sortir; je fus -obligé de la repousser. Je le fis sans rudesse; mais elle tomba comme -évanouie. Je commençai à comprendre la réalité de ma situation; car -il n'y avait personne dans le corridor, et les bruits du dehors -devenaient de plus en plus alarmants. J'allais courir vers mes armes, -lorsqu'un dernier mouvement de méfiance, ou peut-être un autre -sentiment, me fit revenir sur mes pas et fermer à double tour la porte -de la salle où je laissais Edmée. Je mis la clef dans ma ceinture, et -j'allai aux remparts, armé de mon fusil, que je chargeai en courant.</p> - -<p>C'était tout simplement une attaque de la maréchaussée; il n'y avait -là rien de commun avec M<sup>lle</sup> de Mauprat. Nos créanciers avaient obtenu -prise de corps contre nous. Les gens de loi, battus et maltraités, -avaient requis de l'avocat du roi au présidial de Bourges un mandat -d'amener, que la force armée exécutait de son mieux, espérant -s'emparer de nous avec facilité au moyen d'une surprise nocturne. Mais -nous étions en meilleur état de défense qu'ils ne pensaient; nos gens -étaient braves et bien armés, et puis nous nous battions pour notre -existence tout entière; nous avions le courage du désespoir, et -c'était un avantage immense. Notre troupe montait à vingt-quatre -personnes, la leur à plus de cinquante militaires. Une vingtaine de -paysans lançaient des pierres sur les côtés; mais ils faisaient plus -de mal à leurs alliés qu'à nous.</p> - -<p>Le combat fut acharné pendant une demi-heure; puis notre résistance -effraya tellement l'ennemi, qu'il se replia et suspendit ses -hostilités; mais il revint bientôt à la charge et fut de nouveau -repoussé avec perte. Les hostilités furent encore suspendues. On nous -somma de nous rendre pour la troisième fois, en nous promettant la vie -sauve. Antoine Mauprat leur répondit par une moquerie obscène. Ils -restèrent indécis, mais ne se retirèrent pas.</p> - -<p>Je m'étais battu bravement; j'avais fait ce que j'appelais mon devoir. -La trêve se prolongeait. Nous ne pouvions plus juger de la distance de -l'ennemi, et nous n'osions risquer une décharge dans l'obscurité, car -nos munitions de guerre étaient précieuses. Tous mes oncles étaient -cloués aux remparts dans l'incertitude d'une nouvelle attaque. L'oncle -Louis était grièvement blessé. Ma prisonnière me revint en mémoire. -J'avais, au commencement du combat, entendu dire à Jean Mauprat qu'il -fallait, en cas de défaite, l'offrir à condition qu'on lèverait le -siège, ou la pendre aux yeux de l'ennemi. Je ne pouvais plus douter de -la vérité de ce qu'elle m'avait dit. Quand la victoire parut se -déclarer pour nous, on oublia la captive. Seulement le rusé Jean se -détacha de sa chère couleuvrine qu'il pointait avec tant d'amour, et se -glissa comme un chat dans les ténèbres. Un mouvement de jalousie -incroyable s'empara de moi. Je jetai mon fusil, et je m'élançai sur -ses traces, le couteau dans la main, et résolu, je crois, à le -poignarder s'il touchait à ce que je regardais comme ma capture. Je le -vis approcher de la porte, essayer de l'ouvrir, regarder avec attention -par le trou de la serrure, pour s'assurer que sa proie ne lui avait pas -échappé. Les coups de fusil recommencèrent. Il tourna sur ses talons -inégaux avec l'agilité surprenante dont il était doué et courut aux -remparts. Pour moi, caché dans l'ombre, je le laissai passer et ne le -suivis pas. Un autre instinct que celui du carnage venait de s'emparer -de moi. Un éclair de jalousie avait enflammé mes sens. La fumée de la -poudre, la vue du sang, le bruit, le danger et plusieurs rasades -d'eau-de-vie avalées à la ronde pour entretenir l'activité, m'avaient -singulièrement échauffé la tête. Je pris la clef dans ma ceinture, -j'ouvris brusquement la porte, et, quand je reparus devant la captive, -je n'étais plus le novice méfiant et grossier qu'elle avait réussi à -ébranler; j'étais le brigand farouche de la Roche-Mauprat, cent fois -plus dangereux cette fois que la première. Elle s'élança vers moi -avec impétuosité. J'ouvris mes bras pour la saisir; mais, au lieu de -s'en effrayer, elle s'y jeta en criant:</p> - -<p>—Eh bien, mon père?</p> - -<p>—Ton père, lui dis-je en l'embrassant, n'est pas là. Il n'est pas -plus question de lui que de toi sur la brèche à l'heure qu'il est. -Nous avons <i>descendu</i> une douzaine de gendarmes, et voilà tout. La -victoire se déclare pour nous comme de coutume. Ainsi ne t'inquiète -plus de ton père; moi, je ne m'inquiète plus des gens du roi. Vivons -en paix et fêtons l'amour.</p> - -<p>En parlant ainsi, je portai à mes lèvres un broc de vin qui restait -sur la table. Mais elle me l'ôta des mains d'un air d'autorité qui -m'enhardit.</p> - -<p>—Ne buvez plus, me dit-elle; songez à ce que vous dites. Est-ce vrai, -ce que vous avez dit? en répondez-vous sur l'honneur, sur l'âme de -votre mère?</p> - -<p>—Tout cela est vrai, je le jure sur votre belle bouche toute rose, lui -répondis-je en essayant de l'embrasser encore.</p> - -<p>Mais elle recula avec terreur.</p> - -<p>—Oh! mon Dieu, dit-elle, il est ivre! Bernard! Bernard! souvenez-vous -de ce que vous avez promis, gardez votre parole. Vous savez bien, à -présent, que je suis votre parente, votre sœur.</p> - -<p>—Vous êtes ma maîtresse ou ma femme, lui répondis-je en la -poursuivant toujours.</p> - -<p>—Vous êtes un misérable! reprit-elle en me repoussant de sa cravache. -Qu'avez-vous fait pour que je vous sois quelque chose? Avez-vous secouru -mon père?</p> - -<p>—J'ai juré de le secourir, et je l'aurais fait s'il eût été là; -c'est donc comme si je l'avais fait. Savez-vous que, si je l'avais fait -et que j'eusse échoué, il n'y aurait pas eu à la Roche-Mauprat de -supplice assez cruel et assez lent pour me punir à petit feu de cette -trahison! J'ai juré assez haut, on peut l'avoir entendu. Ma foi, je ne -m'en soucie guère, et je ne tiens pas à vivre deux jours de plus ou de -moins; mais je tiens à vos faveurs, ma belle, et à n'être pas un -chevalier langoureux dont on se moque. Allons, aimez-moi tout de-suite, -ou, ma foi, je m'en retourne là-bas, et, si je suis tué, tant pis pour -vous. Vous n'aurez plus de chevalier, et vous aurez encore sept Mauprat -à tenir en bride. Je crains que vous n'ayez pas les mains assez fortes -pour cela, ma jolie petite linotte.</p> - -<p>Ces paroles, que je débitais au hasard et sans y attacher d'autre -importance que de la distraire pour m'emparer de ses mains ou de sa -taille, firent une vive impression sur elle. Elle s'enfuit à l'autre -bout de la salle et s'efforça d'ouvrir la fenêtre; mais ses petites -mains ne purent seulement en ébranler le châssis de plomb aux ferrures -rouillées. Sa tentative me fit rire. Elle joignit les mains avec -anxiété et resta immobile; puis tout à coup l'expression de son -visage changea; elle sembla prendre son parti et vint à moi l'air riant -et la main ouverte. Elle était si belle ainsi, qu'un nuage passa devant -mes yeux, et pendant un instant je ne la vis plus.</p> - -<p><br /></p> - -<div class="figcenter" style="width: 500px;"> -<a id="figure02"></a> -<img src="images/figure02.jpg" width="500" alt="" /> -<p class="center">—<i>Vous êtes un misérable! dit Edmée en me repoussant de sa -cravache</i>...—Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</p> -</div> - -<p><br /></p> - -<p>Passez-moi une puérilité. Il faut que je vous dise comment elle était -habillée. Elle ne remit jamais ce costume depuis cette nuit étrange, -et pourtant je me le rappelle minutieusement. Il y a longtemps de cela. -Eh bien, je vivrais encore autant que j'ai vécu, que je n'oublierais -pas un seul détail, tant j'en fus frappé au milieu du tumulte qui se -faisait au dedans et au dehors de moi, au milieu des coups de fusil qui -battaient le rempart, des éclairs qui sillonnaient le ciel, et des -palpitations violentes qui précipitaient mon sang de mon cœur à mon -cerveau, et de ma tête à ma poitrine.</p> - -<p>Oh! qu'elle était belle! Il me semble que son spectre passe encore -devant mes yeux. Je crois la voir, vous dis-je, avec son costume -d'amazone qu'on portait dans ce temps-là. Ce costume consistait en une -jupe de drap très ample; le corps serré dans un gilet de satin gris de -perle boutonné, et une écharpe rouge autour de la taille; en dessus, -on portait la veste de chasse galonnée, courte et ouverte par devant; -un chapeau de feutre gris à grands bords, relevés sur le front, et -ombragé d'une demi-douzaine de plumes rouges, surmontait des cheveux -sans poudre, retroussés autour du visage et tombant par derrière en -deux longues tresses, comme ceux des Bernoises. Ceux d'Edmée étaient -si longs, qu'ils descendaient presque à terre.</p> - -<p>Cette parure fantastique pour moi, cette fleur de jeunesse et ce bon -accueil qu'elle semblait faire à mes prétentions, c'en était bien -assez pour me rendre fou d'amour et de joie. Je ne comprenais rien de -plus agréable qu'une belle femme qui se donnait sans paroles -grossières et sans larmes de honte. Mon premier mouvement fut de la -saisir dans mes bras; mais, comme vaincu par ce besoin irrésistible -d'adoration qui caractérise le premier amour, même chez les êtres les -plus grossiers, je tombai à ses genoux et je les pressai contre ma -poitrine; c'était pourtant, dans cette hypothèse, à une grande -dévergondée que s'adressait cet hommage. Je n'en étais pas moins -près de m'évanouir.</p> - -<p>Elle prit ma tête dans ses deux belles mains, en s'écriant:</p> - -<p>—Ah! je le voyais bien, je le savais bien, que vous n'étiez pas un de -ces réprouvés. Oh! vous allez me sauver, Dieu merci! Soyez béni, ô -Dieu! et vous, mon cher enfant, dites de quel côté... Vite, fuyons! -Faut-il sauter par la fenêtre? Oh! je n'ai pas peur, mon cher monsieur; -allons!</p> - -<p>Je crus sortir d'un rêve, et j'avoue que cela me fut horriblement -désagréable.</p> - -<p>—Qu'est-ce à dire? lui répondis-je en me relevant; vous jouez-vous de -moi? ne savez-vous pas où vous êtes, et croyez-vous que je sois un -enfant?</p> - -<p>—Je sais que je suis à la Roche-Mauprat, répondit-elle en redevenant -pâle, et que je vais être outragée et assassinée dans deux heures -si, d'ici là, je n'ai pas réussi à vous inspirer quelque pitié. Mais -j'y réussirai, s'écria-t-elle en tombant à son tour à mes genoux, -vous n'êtes pas un de ces hommes-là. Vous êtes trop jeune pour être -un monstre comme eux; vous avez eu l'air de me plaindre; vous me ferez -évader, n'est-ce pas, n'est-ce pas, <i>mon cher cœur?</i></p> - -<p>Elle prenait mes mains et les baisait avec ardeur pour me fléchir; je -l'écoutais et je la regardais avec une stupidité peu faite pour la -rassurer. Mon âme n'était guère accessible par elle-même à la -générosité et à la compassion, et, dans ce moment, une passion plus -violente que tout le reste faisait taire en moi ce qu'elle essayait d'y -trouver. Je la dévorais des yeux sans rien comprendre à ses discours. -Toute la question pour moi était de savoir si je lui avais plu, ou si -elle avait voulu se servir de moi pour la délivrer.</p> - -<p>—Je vois bien que vous avez peur, lui dis-je; vous avez tort d'avoir -peur de moi; je ne vous ferai certainement pas de mal. Vous êtes trop -jolie pour que je songe à autre chose que vous caresser.</p> - -<p>—Oui, mais vos oncles me tueront, s'écria-t-elle, vous le savez bien. -Est-il possible que vous vouliez me laisser tuer? Puisque je vous plais, -sauvez-moi, je vous aimerai après.</p> - -<p>—Oh! oui, après, après! lui répondis-je en riant d'un air niais et -méfiant, après que vous m'aurez fait pendre par les gens du roi, que -je viens d'étriller si bien. Allons, prouvez-moi que vous m'aimez tout -de suite, je vous sauverai après; après, moi aussi.</p> - -<p>Je la poursuivis autour de la chambre; elle fuyait. Cependant elle ne me -témoignait pas de colère et me résistait avec des paroles douces. La -malheureuse ménageait en moi son seul espoir et craignait de m'irriter. -Ah! si j'avais pu comprendre ce que c'était qu'une femme comme elle, et -ce qu'était ma situation! Mais j'en étais incapable et je n'avais -qu'une idée fixe, l'idée qu'un loup peut avoir en pareille occasion.</p> - -<p>Enfin, comme à toutes ses prières je répondais toujours la même -chose: «M'aimez-vous, ou vous moquez-vous?» elle vit à quelle brute -elle avait affaire; et, prenant son parti, elle se retourna vers moi, -jeta ses bras autour de mon cou, cacha son visage dans mon sein et me -laissa baiser ses cheveux. Puis elle me repoussa doucement en me disant:</p> - -<p>—Eh! mon Dieu, ne vois-tu pas que je t'aime et que tu m'as plu dès le -moment que je t'ai vu? Mais ne comprends-tu pas que je hais tes oncles -et que je ne veux appartenir qu'à toi?</p> - -<p>—Oui, lui répondis-je obstinément, parce que vous avez dit: «Voilà -un imbécile à qui je persuaderai tout ce que je voudrai en lui disant -que je l'aime; il le croira, et je le mènerai pendre.» Voyons, il n'y -a qu'un mot qui serve, si vous m'aimez...</p> - -<p>Elle me regardait d'un air d'angoisse, tandis que je cherchais à -rencontrer ses lèvres quand elle ne détournait pas la tête. Je tenais -ses mains dans les miennes, elle ne pouvait plus que reculer l'instant -de sa défaite. Tout à coup sa figure pâle se colora, elle se mit à -sourire, et, avec une expression de coquetterie angélique:</p> - -<p>—Et vous, dit-elle, m'aimez-vous?</p> - -<p>De ce moment, la victoire fut à elle. Je n'eus plus la force de vouloir -ce que je désirais; ma tête de loup-cervier fut bouleversée, ni plus -ni moins que celle d'un homme, et je crois que j'eus l'accent de la voix -humaine en m'écriant pour la première fois de ma vie:</p> - -<p>—Oui, je t'aime! oui, je t'aime!</p> - -<p>—Eh bien, dit-elle d'un air fou et avec un ton caressant, aimons-nous -et sauvons-nous.</p> - -<p>—Oui, sauvons-nous, lui répondis-je; je déteste cette maison et mes -oncles. Il y a longtemps que je veux me sauver. Mais on me pendra, tu -sais bien.</p> - -<p>—On ne te pendra pas, reprit-elle en riant; mon prétendu est -lieutenant général.</p> - -<p>—Ton prétendu! m'écriai-je, saisi d'un nouvel accès de jalousie plus -vif que le premier; tu vas te marier?</p> - -<p>—Pourquoi non? répondit-elle en me regardant avec attention.</p> - -<p>Je pâlis et je serrai les dents.</p> - -<p>—En ce cas..., lui dis-je en essayant de l'emporter dans mes -bras.</p> - -<p>—En ce cas, me répondit-elle en me donnant une petite tape sur la -joue, je vois que tu es jaloux; mais c'est un singulier jaloux que celui -qui veut posséder sa maîtresse à dix heures pour la céder à minuit -à huit hommes ivres qui la lui rendront demain aussi sale que la boue -des chemins.</p> - -<p>—Ah! tu as raison, m'écriai-je, va-t'en! va-t'en! Je te défendrais -jusqu'à la dernière goutte de mon sang; mais je succomberais sous le -nombre et je périrais avec la pensée que tu leur restes. Quelle -horreur! tu m'y fais penser; me voilà triste. Allons, pars!</p> - -<p>—Oh! oui! oh! oui! mon ange, s'écria-t-elle en m'embrassant sur les -joues avec effusion.</p> - -<p>Cette caresse, la première qu'une femme m'eût faite depuis mon -enfance, me rappela, je ne sais comment ni pourquoi, le dernier baiser -de ma mère; et, au lieu de plaisir, elle me causa une tristesse -profonde. Je me sentis les yeux pleins de larmes. Ma suppliante s'en -aperçut et baisa mes larmes en répétant toujours:</p> - -<p>—Sauve-moi! sauve-moi!</p> - -<p>—Et ton mariage? lui dis-je. Oh! écoute, jure-moi que tu ne te -marieras pas avant que je meure; ce ne sera pas long, car mes oncles -font bonne justice et courte justice, comme ils disent.</p> - -<p>—Est-ce que tu ne vas pas me suivre? reprit-elle.</p> - -<p>—Te suivre? Non! pendu là-bas pour avoir fait le métier de bandit, -pendu ici pour t'avoir fait évader, ce sera toujours bien la même -chose, et, du moins, je n'aurai pas la honte de passer pour un délateur -et d'être pendu en place publique.</p> - -<p>—Je ne te laisserai pas ici, s'écria-t-elle, dussé-je y mourir; viens -avec moi; tu ne risques rien, crois-en ma parole. Je réponds de toi -devant Dieu. Tue-moi si je mens; mais partons vite... Mon Dieu! je les -entends chanter! Ils viennent! Ah! si tu ne veux pas me défendre, -tue-moi tout de suite!</p> - -<p>Elle se jeta dans mes bras. L'amour et la jalousie gagnaient de plus en -plus en moi; j'eus, en effet, l'idée de la tuer, et j'eus la main sur -mon couteau de chasse tout le temps que j'entendis du bruit et des voix -dans le voisinage de la salle. C'étaient des cris de victoire. Je -maudis le ciel de ne l'avoir pas donnée à nos ennemis. Je pressai -Edmée sur ma poitrine, et nous restâmes immobiles dans les bras l'un -de l'autre, jusqu'à ce qu'un nouveau coup de fusil annonçât que le -combat recommençait. Alors je la serrai avec passion sur mon cœur.</p> - -<p>—Tu me rappelles, lui dis-je, une pauvre tourterelle qui, étant -poursuivie par le milan, vint, un jour, se jeter dans ma veste et se -cacher jusque dans mon sein.</p> - -<p>—Et tu ne l'as pas livrée au milan, n'est-ce pas? reprit Edmée.</p> - -<p>—Non, de par tous les diables! pas plus que je ne te livrerai, toi, le -plus joli des oiseaux des bois, à ces méchants oiseaux de nuit qui te -menacent.</p> - -<p>—Mais comment fuirons-nous? dit-elle en écoutant avec terreur la -fusillade.</p> - -<p>—Aisément, lui dis-je; suis-moi.</p> - -<p>Je pris un flambeau, et, levant une trappe, je la fis descendre avec moi -dans la cave. De là, nous gagnâmes un souterrain creusé dans le roc, -et qui servait autrefois à risquer un grand moyen de défense quand la -garnison était plus considérable; on sortait dans la campagne par une -extrémité opposée à la herse, et on tombait sur les derrières des -assiégeants, qui se trouvaient pris entre deux feux. Mais il y avait -longtemps que la garnison de la Roche-Mauprat ne pouvait plus se diviser -en deux corps, et, d'ailleurs, durant la nuit, il y aurait eu folie à -se risquer hors de l'enceinte. Nous arrivâmes donc sans encombre à la -sortie du souterrain; mais, au dernier moment, je fus saisi d'un accès -de fureur. Je jetai ma torche par terre, et, m'appuyant contre la porte:</p> - -<p>—Tu ne sortiras pas d'ici, dis-je à la tremblante Edmée, sans être -à moi.</p> - -<p>Nous étions dans les ténèbres; le bruit du combat ne venait plus -jusqu'à nous. Avant qu'on vînt nous surprendre en ce lieu, nous avions -mille fois le temps d'échapper. Tout m'enhardissait, Edmée ne -dépendait plus que de mon caprice. Quand elle vit que les séductions -de sa beauté ne pouvaient plus agir sur moi pour me porter à -l'enthousiasme, elle cessa de m'implorer et fit quelques pas en arrière -dans l'obscurité.</p> - -<p>—Ouvre la porte, me dit-elle, et sors le premier, ou je me tue; car -j'ai pris ton couteau de chasse au moment où tu l'oubliais sur le bord -de la trappe, et, pour retourner chez tes oncles, tu seras obligé de -marcher dans mon sang.</p> - -<p>L'énergie de sa voix m'effraya.</p> - -<p>—Rendez ce couteau, lui dis-je, ou, à tout risque, je vous l'ôte de -force.</p> - -<p>—Crois-tu que j'aie peur de mourir? dit-elle avec calme. Si j'avais -tenu ce couteau là-bas, je ne me serais pas humiliée devant toi.</p> - -<p>—Eh bien, malheur! m'écriai-je, vous me trompez, vous ne m'aimez pas! -Partez! je vous méprise, je ne vous suivrai pas.</p> - -<p>En même temps, j'ouvris la porte.</p> - -<p>—Je ne veux pas partir sans vous, dit-elle; et vous, vous ne voulez pas -que nous partions sans que je sois déshonorée. Lequel de nous deux est -le plus généreux?</p> - -<p>—Vous êtes folle, lui dis-je, vous m'avez menti, et vous ne savez que -faire pour me rendre imbécile. Mais vous ne sortirez pas d'ici sans -jurer que votre mariage avec le lieutenant général ou avec tout autre -ne se fera pas avant que vous ayez été ma maîtresse.</p> - -<p>—Votre maîtresse? dit-elle. Y pensez-vous? Ne pouvez-vous du moins, -pour adoucir l'insolence, dire votre femme?</p> - -<p>—C'est ce que diraient tous mes oncles à ma place, parce qu'ils ne se -soucieraient que de votre dot. Moi, je n'ai envie de rien autre que de -votre beauté. Jurez que vous serez à moi d'abord, et, après, vous -serez libre; je le jure. Si je me sens trop jaloux pour le souffrir, un -homme n'a qu'une parole, je me ferai sauter la cervelle.</p> - -<p>—Je jure, dit Edmée, de n'être à personne avant d'être à vous.</p> - -<p>—Ce n'est pas cela; jurez d'être à moi avant d'être à qui que ce -soit.</p> - -<p>—C'est la même chose, répondit-elle, je le jure.</p> - -<p>—Sur l'Évangile? sur le nom du Christ? sur le salut de votre âme? sur -le cercueil de votre mère?</p> - -<p>—Sur l'Évangile, sur le nom du Christ, sur le salut de mon âme, sur -le cercueil de ma mère!</p> - -<p>—C'est bon.</p> - -<p>—Un instant, reprit-elle: vous allez jurer que ma promesse et son -exécution resteront un secret entre nous, que mon père ne le saura -jamais ni personne qui puisse le lui redire?</p> - -<p>—Ni qui que ce soit au monde. Qu'ai-je besoin qu'on le sache, pourvu -que cela soit?</p> - -<p>Elle me fit répéter la formule du serment, et nous nous élançâmes -dehors, les mains unies en signe de foi mutuelle.</p> - -<p>Là, notre fuite devenait périlleuse. Edmée craignait presque autant -les assiégeants que les assiégés. Nous eûmes le bonheur de n'en -rencontrer aucun; mais il n'était pas facile d'aller vite: le temps -était si sombre que nous nous heurtions contre tous les arbres, et la -terre si glissante, que nous ne pouvions nous soutenir. Un bruit -inattendu nous fit tressaillir; mais, aussitôt, au son des chaînes -qu'il traînait aux pieds, je reconnus le cheval de mon grand-père, -animal extraordinairement vieux, mais toujours vigoureux et ardent: -c'était le même qui m'avait amené dix ans auparavant, à la -Roche-Mauprat; il n'avait qu'une corde autour du cou pour toute bride. -Je la lui passai dans la bouche avec un nœud coulant; je jetai ma veste -sur sa croupe, j'y plaçai ma fugitive, je détachai les entraves, je -sautai sur l'animal, et, le talonnant avec fureur, je lui fis prendre le -galop à tout hasard. Heureusement pour nous qu'il connaissait les -chemins mieux que moi et n'avait pas besoin d'y voir pour en suivre les -détours sans se heurter aux arbres. Cependant il glissait souvent, et, -pour se retenir, il nous donnait des secousses qui nous eussent mille -fois désarçonnés (équipés comme nous l'étions) si nous n'eussions -été entre la vie et la mort. Dans de semblables situations, les -entreprises désespérées sont les meilleures, et Dieu protège ceux -que les hommes poursuivent. Nous semblions n'avoir plus rien à -craindre, lorsque tout à coup le cheval heurta une souche, son pied se -prit dans une racine à fleur de terre, et il s'abattit. Avant que nous -fussions relevés, il avait pris la fuite dans les ténèbres, et -j'entendais ses pas rapides s'éloigner de plus en plus. J'avais reçu -Edmée dans mes bras; elle n'eut aucun mal, mais je pris une entorse si -grave qu'il me fût impossible de faire un pas. Edmée crut que j'avais -la jambe cassée; je le croyais un peu moi-même tant je souffrais; mais -je ne pensai bientôt plus ni à la souffrance ni à l'inquiétude. La -tendre sollicitude que me témoignait Edmée me fit tout oublier. En -vain je la pressais de continuer sa route sans moi; elle pouvait -maintenant s'échapper. Nous avions fait beaucoup de chemin. Le jour ne -tarderait pas à paraître. Elle trouverait des habitations, et partout -on la protégerait contre les Mauprat.</p> - -<p>—Je ne te quitterai pas, répondit-elle avec obstination; tu t'es -dévoué à moi, je me dévoue à toi de même; nous nous sauverons tous -deux ou nous mourrons ensemble.</p> - -<p>—Je ne me trompe pas, m'écriai-je; c'est une lumière que j'aperçois -entre ces branches. Il y a là une habitation. Edmée, allez y frapper. -Vous m'y laisserez sans inquiétude, et vous trouverez un guide pour -vous conduire chez vous.</p> - -<p>—Quoi qu'il arrive, je ne vous quitterai pas, dit-elle; mais je vais -voir si l'on peut vous secourir.</p> - -<p>—Non, lui dis-je, je ne vous laisserai pas frapper seule à cette -porte. Cette lumière, au milieu de la nuit, dans une maison située au -fond des bois, peut cacher quelque embûche.</p> - -<p>Je me traînai jusqu'à la porte. Elle était froide comme du métal; -les murs étaient couverts de lierre.</p> - -<p>—Qui est là? cria-t-on du dedans avant que nous eussions -frappé.</p> - -<p>—Nous sommes sauvés, s'écria Edmée: c'est la voix de Patience.</p> - -<p>—Nous sommes perdus, lui dis-je: nous sommes ennemis mortels, lui et -moi.</p> - -<p>—Ne craignez rien, dit-elle, suivez-moi; c'est Dieu qui nous amène -ici.</p> - -<p>—Oui, c'est Dieu qui t'amène ici, fille du ciel, étoile du matin, dit -Patience en ouvrant la porte, et quiconque te suit soit le bienvenu à -la tour Gazeau!</p> - -<p>Nous pénétrâmes sous une voûte surbaissée, au milieu de laquelle -pendait une lampe de fer. À la clarté de ce luminaire lugubre -et des maigres broussailles qui flambaient dans l'âtre, nous -vîmes avec surprise que la tour Gazeau était honorée d'une compagnie -inusitée. D'un côté, la figure pâle et grave d'un homme en habit -ecclésiastique recevait le reflet de la flamme; de l'autre côté, un -chapeau à grands bords ombrageait un cône olivâtre terminé par une -maigre barbe, et le mur recevait la silhouette d'un nez tellement -effilé, qu'il n'y avait rien au monde qui pût lui être comparé, si -ce n'est une longue rapière posée en travers sur les genoux du -personnage, et la face d'un petit chien qu'on eût prise, à sa forme -pointue, pour celle d'un rat gigantesque, si bien qu'il régnait une -harmonie mystérieuse entre ces trois pointes acérées, le nez de don -Marcasse, le museau de son chien et la lame de son épée. Il se leva -lentement et porta la main à son chapeau. Ainsi fit le curé -janséniste. Le chien allongea la tête entre les jambes de son maître, -et, muet comme lui, montra les dents et coucha les oreilles sans aboyer.</p> - -<p>—Chut! <i>Blaireau!</i> lui dit Marcasse.</p> - -<p><br /></p> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_6_1" id="Footnote_6_1"></a><a href="#FNanchor_6_1"><span class="label">[6]</span></a>Le seigneur de Pleumartin a laissé dans le pays des souvenirs -qui préserveront le récit de Mauprat du reproche d'exagération. La -plume se refuserait à tracer les féroces obscénités et les -raffinements de torture qui signalèrent la vie de cet insensé, et qui -perpétuèrent les traditions du brigandage féodal dans le Berry -jusqu'aux derniers jours de l'ancienne monarchie. On fit le siège de -son château, et, après une résistance opiniâtre, il fut pris et -pendu. Plusieurs personnes encore vivantes, et d'un âge qui n'est pas -même très avancé, l'ont connu.</p></div> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<h4><a id="VII">VII</a></h4> - - -<p>À peine le curé eut-il reconnu Edmée, qu'il fit trois pas en arrière -avec une exclamation de surprise; mais ce ne fut rien auprès de la -stupéfaction de Patience, lorsqu'il eut promené sur mes traits la -lueur du tison enflammé qui lui servait de torche.</p> - -<p>—La colombe en compagnie de l'ourson! s'écria-t-il; que se passe-t-il -donc?</p> - -<p>—Ami, répondit Edmée en mettant, à mon propre étonnement, sa main -blanche dans la main grossière du sorcier, recevez-le aussi bien que -moi-même. J'étais prisonnière à la Roche-Mauprat, et il m'a -délivrée.</p> - -<p>—Que les iniquités de sa race lui soient pardonnées pour cette -action! dit le curé.</p> - -<p>Patience me prit le bras sans rien dire et me conduisit auprès du feu. -On m'assit sur l'unique chaise de la résidence, et le curé se mit en -devoir d'examiner ma jambe, tandis qu'Edmée racontait, jusqu'à certain -point, notre aventure, et s'informait de la chasse et de son père. -Patience ne put lui en donner aucune nouvelle. Il avait entendu le cor -résonner dans les bois, et la fusillade contre les loups avait troublé -son repos plusieurs fois dans la journée. Mais, depuis l'orage, le -bruit du vent avait étouffé tous les autres bruits, et il ne savait -rien de ce qui se passait dans la Varenne. Marcasse monta lestement une -échelle qui, à défaut de l'escalier rompu, conduisait aux étages -supérieurs de la tour; son chien le suivit avec une merveilleuse -adresse. Ils redescendirent bientôt, et nous apprîmes qu'une lueur -rouge montait sur l'horizon du côté de la Roche-Mauprat. Malgré la -haine que j'avais pour cette demeure et pour ses hôtes, je ne pus me -défendre d'une sorte de consternation en entendant dire que, selon -toute apparence, le manoir héréditaire qui portait mon nom était pris -et livré aux flammes; c'était la honte et la défaite, et cet incendie -était comme un sceau de vasselage apposé sur mon blason par ce que -j'appelais les manants et les vilains. Je me levai en sursaut, et, si je -n'eusse été retenu par une violente douleur au pied, je crois que je -me serais élancé dehors.</p> - -<p>—Qu'avez-vous donc? me dit Edmée, qui était près de moi en cet -instant.</p> - -<p>—J'ai, répondis-je brusquement, qu'il faut que je retourne là-bas; -car mon devoir est de me faire tuer plutôt que de laisser mes oncles -parlementer avec la canaille.</p> - -<p>—La canaille! s'écria Patience en m'adressant pour la première fois -la parole; qui est-ce qui parle de canaille ici? J'en suis, moi, de la -canaille; c'est mon titre, et je saurai le faire respecter.</p> - -<p>—Ma foi! ce ne sera pas de moi, dis-je en repoussant le curé, qui -m'avait fait rasseoir.</p> - -<p>—Ce ne serait pourtant pas pour la première fois, répondit Patience -avec un sourire méprisant.</p> - -<p>—Vous me rappelez, lui dis-je, que nous avons de vieux comptes à -régler.</p> - -<p>Et, surmontant l'affreuse douleur de mon entorse, je me levai de -nouveau, et, d'un revers de main, j'envoyai don Marcasse, qui voulut -succéder au curé dans le rôle de pacificateur, tomber à la renverse -au milieu des cendres. Je ne lui voulais aucun mal, mais j'avais les -mouvements un peu brusques; et le pauvre homme était si grêle, qu'il -ne pesait pas plus dans ma main qu'une belette n'eût fait dans la -sienne. Patience était debout devant moi, les bras croisés, dans une -attitude de philosophe stoïcien; mais son regard laissait jaillir la -flamme de la haine. Il était évident que, retenu par ses principes -d'hospitalité, il attendait, pour m'écraser, que je lui eusse porté -le premier coup. Je ne l'eusse pas fait attendre, si Edmée, méprisant -le danger qu'il y avait à s'approcher d'un furieux, ne m'eût saisi le -bras en me disant d'un ton absolu:</p> - -<p>—Rasseyez-vous, tenez-vous tranquille, je vous l'ordonne.</p> - -<p>Tant de hardiesse et de confiance me surprit et me plut en même temps. -Les droits qu'elle s'arrogeait sur moi étaient comme une sanction de -ceux que je prétendais avoir sur elle.</p> - -<p>—C'est juste, répondis-je en m'asseyant.</p> - -<p>Et j'ajoutai en regardant Patience:</p> - -<p>—Cela se retrouvera.</p> - -<p>—<i>Amen</i>, répondit-il en levant les épaules.</p> - -<p>Marcasse s'était relevé avec beaucoup de sang-froid, et, secouant les -cendres dont il était sali, au lieu de s'en prendre à moi, il essayait -à sa manière de sermonner Patience. La chose n'était pas facile en -elle-même; mais rien n'était moins irritant que cette censure -monosyllabique jetant sa note au milieu des querelles comme un écho -dans la tempête.</p> - -<p>—À votre âge, disait-il à son hôte, pas patient du tout! Tout le -tort, oui, tort, vous!</p> - -<p>—Que vous êtes méchant! me disait Edmée, en laissant sa main sur mon -épaule; ne recommencez pas, ou je vous abandonne.</p> - -<p>Je me laissais gronder par elle avec plaisir, et sans m'apercevoir que, -depuis un instant, nous avions changé de rôle. C'était elle -maintenant qui commandait et menaçait; elle avait repris toute sa -supériorité réelle sur moi en franchissant le seuil de la tour -Gazeau; et ce lieu sauvage, ces témoins étrangers, cet hôte farouche, -représentaient déjà la société où je venais de mettre le pied, et -dont j'allais bientôt subir les entraves.</p> - -<p>—Allons, dit-elle en se tournant vers Patience, nous ne nous entendons -pas ici, et, moi, je suis dévorée d'inquiétude pour mon pauvre père, -qui me cherche et qui se tord les bras à l'heure qu'il est. Bon -Patience! trouve-moi un moyen de le rejoindre avec ce malheureux enfant -que je ne puis laisser à ta garde, puisque tu ne m'aimes pas assez pour -être patient et miséricordieux avec lui.</p> - -<p>—Qu'est-ce que vous dites? s'écria Patience en posant sa main sur son -front comme au sortir d'un rêve. Oui, vous avez raison; je suis un -vieux brutal, un vieux fou. Fille de Dieu, dites à ce garçon... à ce -gentilhomme que je lui demande pardon du passé, et que, pour le -présent, je mets ma pauvre cellule à ses ordres; est-ce bien parler?</p> - -<p>—Oui, Patience, dit le curé; d'ailleurs, tout peut s'arranger; mon -cheval est doux et solide, M<sup>lle</sup> de Mauprat va le monter; vous et -Marcasse le conduirez par la bride, et, moi, je resterai ici près de -notre blessé. Je réponds de le bien soigner et de ne l'irriter en -aucune façon. N'est-ce pas, monsieur Bernard, vous n'avez rien contre -moi, vous êtes bien sûr que je ne suis pas votre ennemi?</p> - -<p>—Je n'en sais rien, répondis-je, c'est comme il vous plaira. Ayez soin -de <i>la cousine</i>, conduisez-la; moi, je n'ai besoin de rien et je ne me -soucie de personne. Une botte de paille et un verre de vin, c'est tout -ce que je voudrais, si c'était possible.</p> - -<p>—Vous aurez l'un et l'autre, dit Marcasse en me présentant sa gourde, -et voici d'abord de quoi vous réconforter; je vais à l'écurie -préparer le cheval.</p> - -<p>—Non, j'y vais moi-même, dit Patience; ayez soin de ce jeune -homme.</p> - -<p>Et il passa dans une autre salle basse qui servait d'écurie au cheval -du curé, durant les visites que celui-ci lui rendait. On fit passer -l'animal par la chambre où nous étions, et Patience, arrangeant le -manteau du curé sur la selle, y déposa Edmée avec un soin paternel.</p> - -<p>—Un instant, dit-elle avant de se laisser emmener; monsieur le curé, -vous me promettez sur le salut de votre âme de ne pas abandonner mon -cousin avant que je sois revenue avec mon père pour le chercher?</p> - -<p>—Je le jure, répondit le curé.</p> - -<p>—Et vous, Bernard, dit Edmée, vous jurez sur l'honneur que vous -m'attendrez ici?</p> - -<p>—Je n'en sais rien du tout, répondis-je; cela dépendra du temps et de -ma patience; mais vous savez bien, cousine, que nous nous reverrons, -fût-ce au diable, et, quant à moi, le plus tôt possible.</p> - -<p>À la clarté du tison que Patience agitait autour d'elle pour examiner -le harnais du cheval, je vis son beau visage rougir et pâlir; puis elle -releva sa tête penchée tristement et me regarda fixement d'un air -étrange.</p> - -<p>—Partons-nous? dit Marcasse en ouvrant la porte.</p> - -<p>—Marchons, dit Patience en prenant la bride. Ma fille Edmée, -baissez-vous bien en passant sous la porte.</p> - -<p>—Qu'est-ce qu'il y a, Blaireau? dit Marcasse en s'arrêtant sur le -seuil et en mettant en avant la pointe de son épée glorieusement -rouillée dans le sang des animaux rongeurs.</p> - -<p>Blaireau resta immobile, et, s'il n'eût été <i>muet de naissance</i>, -comme le disait son maître, il eût aboyé; mais il avertit à sa -manière en faisant entendre une sorte de toux sèche, qui était son -plus grand signe de colère et d'inquiétude...</p> - -<p><br /></p> - -<div class="figcenter" style="width: 500px;"> -<a id="figure03"></a> -<img src="images/figure03.jpg" width="500" alt="" /> -<p class="center">.. <i>Mon oncle Laurent, mortellement blessé, venait expirer sous nos -yeux</i>...—Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</p> -</div> - -<p><br /></p> - -<p>—Quelque chose là-dessous, dit Marcasse.</p> - -<p>Et il avança fort courageusement dans les ténèbres en faisant signe -à l'amazone de ne pas sortir. La détonation d'une arme à feu nous fit -tous tressaillir. Edmée sauta légèrement à bas de cheval, et, par un -mouvement instinctif qui ne m'échappa point, vint se placer derrière -ma chaise. Patience s'élança hors de la tour; le curé courut au -cheval épouvanté, qui se cabrait et reculait sur nous; Blaireau -réussit à aboyer. J'oubliai mon mal, et, d'un saut, je fus aux -avant-postes.</p> - -<p>Un homme, criblé de blessures et répandant un ruisseau de sang, était -couché en travers devant la porte. C'était mon oncle Laurent, -mortellement blessé au siège de la Roche-Mauprat, qui venait expirer -sous nos yeux. Avec lui était son frère Léonard, qui venait de tirer -à tout hasard son dernier coup de pistolet et qui heureusement n'avait -atteint personne. Le premier mouvement de Patience fut de se mettre en -défense; mais, en reconnaissant Marcasse, les fugitifs, loin de se -montrer hostiles, demandèrent asile et secours, et personne ne crut -devoir leur refuser l'assistance que réclamait leur déplorable -situation. La maréchaussée était à leur poursuite. La Roche-Mauprat -était la proie des flammes; Louis et Pierre s'étaient fait tuer sur la -brèche; Antoine, Jean et Gaucher étaient en fuite d'un autre côté. -Peut-être étaient-ils déjà prisonniers. Rien ne saurait rendre -l'horreur des derniers moments de Laurent. Son agonie fut rapide, mais -affreuse. Il blasphémait à faire pâlir le curé. À peine la porte -fut-elle refermée et le moribond déposé à terre, qu'un râle -horrible s'empara de lui. Malgré nos représentations, Léonard, ne -connaissant d'autre remède que l'eau-de-vie, arrachant de mes mains -(non sans m'adresser en jurant un reproche insultant pour ma fuite) la -gourde de Marcasse, desserra de force, avec la lame de son couteau de -chasse, les dents contractées de son frère, et lui versa la moitié de -la gourde. Le malheureux bondit, agita ses bras dans des convulsions -désespérées, se redressa de toute sa hauteur, et retomba raide mort -sur le carreau ensanglanté. Nous n'eûmes pas le loisir d'une oraison -funèbre; la porte retentit sous les coups redoublés de nouveaux -assaillants.</p> - -<p>—Ouvrez, de par le roi! crièrent plusieurs voix; ouvrez à la -maréchaussée.</p> - -<p>—À la défense! s'écria Léonard en relevant son couteau et en -s'élançant vers la porte. Vilains, montrez-vous gentilshommes! Et toi, -Bernard, répare ta faute, lave ta honte, ne souffre pas qu'un Mauprat -tombe vivant dans les mains des gendarmes!</p> - -<p>Commandé par l'instinct du courage et de la fierté, j'allais l'imiter, -quand Patience, s'élançant sur lui et le terrassant avec une force -herculéenne, lui mit le genou sur la poitrine en criant à Marcasse -d'ouvrir la porte. Cela fut fait avant que j'eusse pu prendre parti pour -mon oncle contre son hôte inexorable. Six gendarmes s'élancèrent dans -la tour et nous tinrent tous immobiles au bout de leurs fusils.</p> - -<p>—Holà! messieurs! dit Patience, ne faites de mal à personne et prenez -ce prisonnier. Si j'eusse été seul avec lui, je l'eusse défendu ou -fait sauver; mais il y a ici des braves gens qui ne doivent pas payer -pour un coquin, et je ne me soucie pas de les exposer dans un -engagement. Voilà le Mauprat. Songez que votre devoir est de le -remettre sain et sauf dans les mains de la justice. Cet autre est mort.</p> - -<p>—Monsieur, rendez-vous, dit le sous-officier de maréchaussée en -s'emparant de Léonard.</p> - -<p>—Jamais un Mauprat ne traînera son nom sur les bancs d'un présidial, -répondit Léonard d'un air sombre. Je me rends, mais vous n'aurez que -ma peau.</p> - -<p>Et il se laissa asseoir sur une chaise sans faire de résistance.</p> - -<p>Tandis qu'on se préparait à le lier:</p> - -<p>—Une seule, une dernière charité, mon père, dit-il au curé. -Passez-moi le reste de la gourde; je me meurs de soif et d'épuisement.</p> - -<p>Le bon curé lui passa la gourde, qu'il avala d'un trait. Sa figure -décomposée avait une sorte de calme effrayant. Il semblait absorbé, -atterré, incapable de résistance. Mais, au moment où on lui liait les -pieds, il arracha un pistolet à la ceinture d'un des gendarmes et se -fit sauter la cervelle.</p> - -<p>Je fus bouleversé de ce spectacle affreux. Plongé dans une morne -stupeur, ne comprenant plus rien à ce qui m'entourait, je restai -pétrifié, ne m'apercevant pas que, depuis quelques instants, j'étais -l'objet d'un débat sérieux entre la maréchaussée et mes hôtes. Un -gendarme prétendait me reconnaître pour un Mauprat Coupe-Jarret. -Patience niait que je fusse autre chose qu'un garde-chasse de M. Hubert -de Mauprat escortant sa fille. Ennuyé de ce débat, j'allais me nommer, -lorsque je vis un spectre se lever à côté de moi. C'était Edmée qui -s'était collée entre la muraille et le pauvre cheval effrayé du -curé, lequel, les jambes étendues et l'œil en feu, lui faisait comme -un rempart de son corps. Elle était pâle comme la mort, et ses lèvres -étaient tellement contractées d'horreur, qu'elle fit d'abord des -efforts inouïs pour parler, sans pouvoir s'exprimer autrement que par -signes. Le sous-officier, touché de sa jeunesse et de sa situation, -attendit avec déférence qu'elle réussît à s'expliquer. Enfin, elle -obtint qu'on ne me traitât pas en prisonnier et qu'on me conduisît -avec elle au château de son père, où elle donnait sa parole d'honneur -qu'on fournirait sur mon compte des explications et des garanties -satisfaisantes. Le curé et les deux autres témoins appuyant cette -promesse, nous partîmes tous ensemble, Edmée sur le cheval du -sous-officier, qui prit celui d'un de ses hommes, moi sur le cheval du -curé, Patience et le curé à pied entre nous, la maréchaussée sur -nos flancs, Marcasse en avant, toujours impassible au milieu de -l'épouvante et de la consternation générales. Deux gendarmes -restèrent à la tour pour garder les cadavres et constater les faits.</p> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<h4><a id="VIII">VIII</a></h4> - - -<p>Nous avions fait une lieue environ dans les bois, nous arrêtant à -chaque embranchement de route pour appeler; car Edmée, convaincue que -son père ne rentrerait pas chez lui sans l'avoir retrouvée, suppliait -ses compagnons de voyage de l'aider à le rejoindre; ce à quoi les -gendarmes répugnaient beaucoup, craignant d'être surpris et attaqués -par quelques groupes des fuyards de la Roche-Mauprat. Chemin faisant, -ils nous apprirent que le repaire avait été conquis à la troisième -attaque. Jusque-là, les assaillants avaient ménagé leurs forces. Le -lieutenant de maréchaussée voulait qu'on s'emparât du donjon sans le -détruire, et surtout des assiégés sans les tuer; mais cela fut -impossible à cause de la résistance désespérée qu'ils firent. Les -assiégeants furent tellement maltraités à leur seconde tentative, -qu'ils n'avaient plus d'autre parti à prendre que le parti extrême ou -la retraite. Le feu fut mis aux bâtiments d'enceinte, et, au troisième -engagement, on ne ménagea plus rien. Deux Mauprat furent tués sur les -débris de leur bastion; les cinq autres disparurent. Six hommes furent -dépêchés à leur poursuite d'un côté, six de l'autre; car on avait -trouvé sur-le-champ la trace des fugitifs, et ceux qui nous -transmettaient ces détails avaient suivi de si près Laurent et -Léonard, qu'ils avaient atteint de plusieurs balles le premier de ces -infortunés, à peu de distance de la tour Gazeau. Ils l'avaient entendu -crier qu'il était mort, et, selon toute apparence, Léonard l'avait -porté jusqu'à la demeure du sorcier. Ce Léonard était le seul qui -méritât quelque pitié, car c'était le seul qui eut peut-être été -susceptible d'embrasser une meilleure vie. Il était parfois -chevaleresque dans son brigandage, et son cœur farouche était capable -d'affection. J'étais donc très touché de sa mort tragique, et je me -laissais entraîner machinalement, plongé dans de sombres pensées, et -résolu à finir mes jours de la même manière si l'on me condamnait -aux affronts qu'il n'avait pas voulu subir.</p> - -<p>Tout à coup le son des cors et les hurlements des chiens nous -annoncèrent l'approche d'un groupe de chasseurs. Tandis qu'on leur -répondait par des cris de notre côté, Patience courut à la -découverte. Edmée, impatiente de retrouver son père et surmontant -toutes les terreurs de cette nuit sanglante, fouetta son cheval et -atteignit les chasseurs la première. Lorsque nous les eûmes rejoints, -je vis Edmée dans les bras d'un homme de grande taille et d'une figure -vénérable. Il était vêtu avec luxe; sa veste de chasse, galonnée -d'or sur toutes les coutures, et le magnifique cheval normand qu'un -piqueur tenait derrière lui, me frappèrent tellement, que je me crus -en présence d'un prince. Les témoignages de tendresse qu'il donnait à -sa fille étaient si nouveaux pour moi, que je faillis les trouver -exagérés et indignes de la gravité d'un homme; en même temps, ils -m'inspiraient une sorte de jalousie brutale, et il ne me venait pas à -l'esprit qu'un homme si bien mis pût être mon oncle. Edmée lui parla -bas et avec vivacité. Cette conférence dura quelques instants, au bout -desquels le vieillard vint à moi et m'embrassa cordialement. Tout me -paraissait si nouveau dans ces manières, que je me tenais immobile et -muet devant les protestations et les caresses dont j'étais l'objet. Un -grand jeune homme, d'une belle figure et vêtu avec autant de recherche -que M. Hubert, vint me serrer la main et m'adresser des remerciements -auxquels je ne compris rien. Ensuite il entra en pourparlers avec les -gendarmes, et je compris qu'il était le lieutenant général de la -province et qu'il exigeait qu'on me laissât libre de suivre mon oncle -le chevalier dans son château, où il répondait de moi sur son -honneur. Les gendarmes prirent congé de nous, car le chevalier et le -lieutenant général étaient assez bien escortés par leurs gens pour -n'avoir à craindre aucune mauvaise rencontre. Un nouveau sujet de -surprise pour moi fut de voir le chevalier donner de vives marques -d'amitié à Patience et à Marcasse. Quant au curé, il était avec ces -deux seigneurs sur un pied d'égalité. Depuis quelques mois, il était -aumônier du château de Sainte-Sévère, les tracasseries du clergé -diocésain lui ayant fait abandonner sa cure.</p> - -<p>Toute cette tendresse dont Edmée était l'objet, ces affections de -famille dont je n'avais pas l'idée, ces cordiales et douces relations -entre des plébéiens respectueux et des patriciens bienveillants, tout -ce que je voyais et entendais ressemblait à un rêve. Je regardais et -n'avais le sens d'aucune appréciation sur quoi que ce soit. Mon cerveau -commença cependant à travailler lorsque, la caravane s'étant remise -en route, je vis le lieutenant général (M. de La Marche) pousser son -cheval entre celui d'Edmée et le mien, et se placer de droit à son -côté. Je me souvins qu'elle m'avait dit à la Roche-Mauprat qu'il -était son fiancé. La haine et la colère s'emparèrent de moi, et je -ne sais quelle absurdité j'eusse faite, si Edmée, semblant deviner ce -qui se passait dans mon âme farouche, ne lui eût dit qu'elle voulait -me parler et ne m'eût rendu ma place auprès d'elle.</p> - -<p>—Qu'avez-vous à me dire? lui demandai-je avec plus d'empressement -que de politesse.</p> - -<p>—Rien, me répondit-elle à demi-voix. J'aurai beaucoup à vous dire -plus tard; jusque-là, ferez-vous toutes mes volontés?</p> - -<p>—Et pourquoi diable ferais-je vos volontés, cousine?</p> - -<p>Elle hésita un peu à me répondre, et, faisant un effort, elle dit:</p> - -<p>—Parce que c'est ainsi qu'on prouve aux femmes qu'on les aime.</p> - -<p>—Est-ce que vous croyez que je ne vous aime pas? repris-je -brusquement.</p> - -<p>—Qu'en sais-je? dit-elle.</p> - -<p>Ce doute m'étonna beaucoup, et j'essayai de le combattre à ma -manière.</p> - -<p>—N'êtes-vous pas belle, lui dis-je, et ne suis-je pas un jeune homme? -Peut-être croyez-vous que je suis trop enfant pour m'apercevoir de la -beauté d'une femme; mais, à présent que j'ai la tête calme et que je -suis triste et bien sérieux, je puis vous dire que je suis encore plus -amoureux de vous que je ne pensais. Plus je vous regarde, plus je vous -trouve belle. Je ne croyais pas qu'une femme pût me paraître aussi -belle. Vrai, je ne dormirai pas tant que...</p> - -<p>—Taisez-vous! dit-elle sèchement.</p> - -<p>—Oh! vous craignez que ce monsieur ne m'entende, repris-je en lui -désignant M. de La Marche. Soyez tranquille, je sais garder un serment, -et j'espère qu'étant une fille bien née, vous saurez aussi garder le -vôtre.</p> - -<p>Elle se tut. Nous étions dans un chemin où l'on ne pouvait marcher que -deux de front. L'obscurité était profonde, et, quoique le chevalier et -le lieutenant général fussent sur nos talons, j'allais m'enhardir à -passer mon bras autour de sa taille, lorsqu'elle me dit d'une voix -triste et affaiblie:</p> - -<p>—Mon cousin, je vous demande pardon si je ne vous parle pas. Je ne -comprends pas bien ce que vous me dites. Je me sens exténuée de -fatigue, il me semble que je vais mourir. Heureusement, nous voici -arrivés. Jurez-moi que vous aimerez mon père, que vous céderez à -tous ses conseils, que vous ne prendrez parti sur quoi que ce soit sans -me consulter. Jurez-le-moi si vous voulez que je croie à votre amitié.</p> - -<p>—Oh! mon amitié, n'y croyez pas, j'y consens, répondis-je; mais -croyez à mon amour. Je jure tout ce qu'il vous plaira; mais vous, ne me -promettez-vous rien, là, de bonne grâce?</p> - -<p>—Que puis-je vous promettre qui ne vous appartienne? dit-elle d'un ton -sérieux; vous m'avez sauvé l'honneur, ma vie est à vous.</p> - -<p>Les premières lueurs du matin blanchissaient alors l'horizon, nous -arrivions au village de Sainte-Sévère, et bientôt nous entrâmes dans -la cour du château. En descendant de cheval, Edmée tomba dans les bras -de son père; elle était pâle comme la mort. M. de La Marche fit un -cri et aida à l'emporter. Elle était évanouie. Le curé se chargea de -moi. J'étais fort inquiet sur mon sort. La méfiance naturelle aux -brigands se réveilla dès que je cessai d'être sous la fascination de -celle qui avait réussi à me tirer de mon antre. J'étais comme un loup -blessé, et je jetais des regards sombres autour de moi, prêt à -m'élancer sur le premier qui ferait un geste ou dirait un mot -équivoque. On me conduisit à un appartement splendide, et une -collation, préparée avec un luxe dont je n'avais pas l'idée, me fut -servie immédiatement. Le curé me témoigna beaucoup d'intérêt, et, -ayant réussi à me rassurer un peu, il me quitta pour s'occuper de son -ami Patience. Mon trouble et un reste d'inquiétude ne tinrent pas -contre l'appétit généreux dont est douée la jeunesse. Sans les -empressements et les respects d'un valet beaucoup mieux mis que moi, qui -se tenait derrière ma chaise, et auquel je ne pouvais m'empêcher de -rendre ses politesses chaque fois qu'il s'élançait au-devant de mes -désirs, j'eusse fait un déjeuner effrayant; mais son habit vert et ses -culottes de soie me gênaient beaucoup. Ce fut bien pis lorsque, -s'étant agenouillé, il se mit en devoir de me déchausser pour me -mettre au lit. Pour le coup, je crus qu'il se moquait de moi, et je -faillis lui assener un grand coup de poing sur la tête; mais il avait -l'air si grave en s'acquittant de cette besogne, que je restai -stupéfait à le regarder.</p> - -<p>Dans les premiers moments, me trouvant au lit, sans armes, et avec des -gens qui allaient et venaient autour de moi en marchant sur la pointe du -pied, il me vint encore des mouvements de méfiance. Je profitai d'un -instant où j'étais seul pour me relever, et, prenant sur la table à -demi desservie le plus long couteau que je pus choisir, je me couchai -plus tranquille et m'endormis profondément en le tenant bien serré -dans ma main.</p> - -<p>Quand je m'éveillai, le soleil couchant jetait sur mes draps, d'une -finesse extrême, le reflet adouci de mes rideaux de damas rouge, et -faisait étinceler les grenades dorées qui ornaient les coins du -dossier. Ce lit était si beau et si moelleux, que je faillis lui faire -des excuses de m'être couché dedans. En me soulevant, je vis une -figure douce et vénérable qui entr'ouvrait ma courtine et qui me -souriait. C'était le chevalier Hubert de Mauprat, qui m'interrogeait -avec intérêt sur l'état de ma santé. J'essayai d'être poli et -reconnaissant; mais les expressions dont je me servais ressemblaient si -peu aux siennes, que je me troublai et souffris de ma grossièreté sans -pouvoir m'en rendre compte. Pour comble de malheur, à un mouvement que -je fis, le couteau que j'avais pris pour camarade de lit tomba aux pieds -de M. de Mauprat, qui le ramassa, le regarda, et me regarda ensuite avec -une extrême surprise. Je devins rouge comme le feu et balbutiai je ne -sais quoi. Je m'attendais à des reproches pour cette insulte faite à -son hospitalité; mais il était trop poli pour pousser plus loin -l'explication. Il posa tranquillement le couteau sur la cheminée, et, -revenant à moi, il me parla ainsi:</p> - -<p>—Bernard, je sais maintenant que je vous dois la vie de ce que j'ai de -plus cher au monde. Toute la mienne sera consacrée à vous prouver ma -reconnaissance et mon estime. Ma fille aussi a contracté envers vous -une dette sacrée. N'ayez donc aucune inquiétude pour votre avenir. Je -sais à quelles persécutions et à quelles vengeances vous vous êtes -exposé pour venir à nous; mais je sais aussi à quelle affreuse -existence mon amitié et mon dévouement sauront vous soustraire. Vous -êtes orphelin, et je n'ai pas de fils. Voulez-vous m'accepter pour -votre père?</p> - -<p>Je regardai le chevalier avec des yeux égarés. Je ne pouvais en croire -mes oreilles. Toute impression était paralysée chez moi par la -surprise et la timidité. Il me fut impossible de répondre un mot; le -chevalier éprouva lui-même un peu de surprise, il ne s'attendait pas -à trouver une nature aussi brutalement inculte.</p> - -<p>—Allons, me dit-il, j'espère que vous vous accoutumerez à nous. -Donnez-moi seulement une poignée de main pour me prouver que vous avez -confiance en moi. Je vais vous envoyer votre domestique: commandez-lui -tout ce que vous voudrez, il est à vous. J'ai seulement une promesse à -exiger de vous, c'est que vous ne sortirez pas de l'enceinte du parc -d'ici à ce que j'aie pris des mesures pour vous soustraire aux -poursuites de la justice. On pourrait faire rejaillir sur vous les -accusations qui pèsent sur la conduite de vos oncles.</p> - -<p>—Mes oncles! dis-je en passant mes mains sur ma tête, est-ce un -mauvais rêve que j'ai fait? Où sont-ils? Qu'est devenue la -Roche-Mauprat?</p> - -<p>—La Roche-Mauprat a été préservée des flammes, répondit-il. -Quelques bâtiments accessoires ont été détruits; mais je me charge -de réparer votre maison et de racheter votre fief aux créanciers dont -il est aujourd'hui la proie. Quant à vos oncles... vous êtes -probablement le seul héritier d'un nom qu'il vous appartient de -réhabiliter.</p> - -<p>—Le seul! m'écriai-je. Quatre Mauprat ont succombé cette nuit; mais -les trois autres...</p> - -<p>—Le cinquième, Gaucher, a péri dans sa fuite; on l'a retrouvé ce -matin noyé dans l'étang des <i>Froids.</i> On n'a retrouvé ni Jean ni -Antoine; mais le cheval de l'un et le manteau de l'autre, trouvés à -peu de distance du lieu où gisait le cadavre de Gaucher, sont des -indices sinistres de quelque événement semblable. Si l'un des Mauprat -s'est échappé, c'est pour ne plus reparaître, car il n'y aurait plus -d'espoir pour lui; et, puisqu'ils ont attiré sur leur tête ces orages -inévitables, mieux vaut pour eux et pour nous, qui avons le malheur de -porter le même nom, qu'ils aient eu cette fin tragique les armes à la -main que de subir une mort infâme au bout d'une potence. Acceptons ce -que Dieu a décidé à leur égard. L'arrêt est rude. Sept hommes -pleins de force et de jeunesse appelés, dans une seule nuit, à rendre -un compte terrible!... Prions pour eux, Bernard, et, à force de bonnes -œuvres, tâchons de réparer le mal qu'ils ont fait et d'enlever les -taches qu'ils ont imprimées à notre écusson.</p> - -<p>Ces dernières paroles résumaient tout le caractère du chevalier. Il -était pieux, équitable, plein de charité; mais, chez lui, comme chez -la plupart des gentilshommes, les préceptes de l'humilité chrétienne -venaient échouer devant l'orgueil du rang. Il eût volontiers fait -asseoir un pauvre à sa table, et, le vendredi saint, il lavait les -pieds à douze mendiants; mais il n'en était pas moins attaché -à tous les préjugés de notre caste. Il trouvait ses cousins -beaucoup plus coupables d'avoir dérogé à leur dignité d'homme, étant -gentilshommes, que s'ils eussent été plébéiens. Dans cette -hypothèse, selon lui, leurs crimes eussent été de moitié moins -graves. J'ai partagé longtemps cette conviction; elle était dans mon -sang, si je puis m'exprimer ainsi. Je ne l'ai perdue qu'à la suite des -rudes leçons de ma destinée.</p> - -<p>Il me confirma ensuite ce que sa fille m'avait dit. Il avait désiré -vivement être chargé de mon éducation dès ma naissance; mais son -frère Tristan s'y était opposé avec acharnement. Ici, le front du -chevalier se rembrunit.</p> - -<p>—Vous ne savez pas, dit-il, combien cette velléité de ma part a eu -des suites funestes pour moi et pour vous aussi. Mais ceci doit rester -enveloppé dans le mystère... mystère affreux, sang des Atrides!...</p> - -<p>Il me prit la main et ajouta d'un air accablé:</p> - -<p>—Bernard, nous sommes victimes tous deux d'une famille atroce. Ce -n'est pas le moment de récriminer contre ceux qui paraissent à cette heure -devant le redoutable tribunal de Dieu; mais ils m'ont fait un mal -irréparable, ils m'ont brisé le cœur... Celui qu'ils vous ont fait -sera réparé, j'en jure par la mémoire de votre mère. Ils vous ont -privé d'éducation, ils vous ont associé à leurs brigandages; mais -votre âme est restée grande et pure comme était celle de l'ange qui -vous donna le jour. Vous réparerez les erreurs involontaires de votre -enfance; vous recevrez une éducation conforme à votre rang; vous -relèverez l'honneur de la famille, n'est-ce pas, vous le voulez? Moi, -je le veux; je me mettrai à vos genoux pour obtenir votre confiance, et -je l'obtiendrai, car la Providence vous destinait à être mon fils. Ah! -j'avais rêvé jadis une adoption plus complète. Si, à ma seconde -tentative, on vous eût accordé à ma tendresse, vous eussiez été -élevé avec ma fille, et vous seriez certainement devenu son époux. -Mais Dieu ne l'a pas voulu. Il faut que vous commenciez votre -éducation, et la sienne s'achève. Elle est d'âge à être établie, -et, d'ailleurs, elle a fait son choix; elle aime M. de La Marche, -qu'elle est à la veille d'épouser; elle vous l'a dit.</p> - -<p>Je balbutiai quelques paroles confuses. Les caresses et les paroles -généreuses de ce vieillard respectable m'avaient vivement ému, et je -sentais comme une nouvelle nature se réveiller en moi. Mais, lorsqu'il -prononça le nom de son futur gendre, tous mes instincts sauvages se -réveillèrent, et je sentis qu'aucun principe de loyauté sociale ne me -ferait renoncer à la possession de celle que je regardais comme ma -proie. Je pâlissais, je rougissais, je suffoquais. Nous fûmes -heureusement interrompus par l'abbé Aubert (le curé janséniste), qui -venait s'informer des suites de ma chute. Alors seulement le chevalier -sut que j'étais blessé, circonstance qu'il n'avait pas eu le loisir -d'apprendre dans l'agitation de tant d'événements plus graves. Il -envoya chercher son médecin, et je fus entouré de soins affectueux qui -me parurent assez puérils, et auxquels je me soumis pourtant par un -instinct de reconnaissance.</p> - -<p>Je n'avais pas osé demander au chevalier des nouvelles de sa fille. Je -fus plus hardi avec l'abbé. Il m'apprit que la prolongation et -l'agitation de son sommeil donnaient quelque inquiétude; et le -médecin, étant revenu le soir pour me faire un nouveau pansement, me -dit qu'elle avait beaucoup de fièvre, et qu'il craignait pour elle une -maladie grave.</p> - -<p>Elle fut, en effet, assez mal pendant quelques jours pour donner de -l'inquiétude. Dans les terribles émotions qu'elle avait éprouvées, -elle avait déployé beaucoup d'énergie; mais elle subit une réaction -assez violente. De mon côté, je fus retenu au lit; je ne pouvais faire -un pas sans ressentir de vives douleurs, et le médecin me menaçait d'y -rester cloué pour plusieurs mois si je ne me soumettais à -l'immobilité pendant quelques jours. Comme j'étais d'ailleurs en -pleine santé et que je n'avais jamais été malade de ma vie, la -transition de mes habitudes actives à cette molle captivité me causa -un ennui dont rien ne saurait rendre les angoisses. Il faut avoir vécu -au fond des bois, dans toute la rudesse des mœurs farouches, pour -comprendre l'espèce d'effroi et de désespoir que j'éprouvai en me -trouvant enfermé pendant plus d'une semaine entre quatre rideaux de -soie. Le luxe de mon appartement, la dorure de mon lit, les soins -minutieux des laquais, tout, jusqu'à la bonté des aliments, -puérilités auxquelles j'avais été assez sensible le premier jour, me -devint odieux au bout de vingt-quatre heures. Le chevalier me faisait de -tendres et courtes visites, car il était absorbé par la maladie de sa -fille chérie. L'abbé fut excellent pour moi. Je n'osais dire ni à -l'un ni à l'autre combien je me trouvais malheureux; mais, lorsque -j'étais seul, j'avais envie de rugir comme un lion mis en cage, et, la -nuit, je faisais des rêves où la mousse des bois, le rideau des arbres -de la forêt et jusqu'aux sombres créneaux de la Roche-Mauprat -m'apparaissaient comme le paradis terrestre. D'autres fois, les scènes -tragiques qui avaient accompagné et suivi mon évasion se retraçaient -si énergiquement à ma mémoire, que, même éveillé, j'étais en -proie à une sorte de délire.</p> - -<p>Une visite de M. de La Marche augmenta le désordre et l'exaspération -de mes idées. Il me témoigna beaucoup d'intérêt, me serra la main à -plusieurs reprises, me demanda mon amitié, s'écria dix fois qu'il -donnerait sa vie pour moi, et je ne sais combien d'autres protestations -que je n'entendis guère; car j'avais un torrent dans les oreilles -tandis qu'il me parlait, et, si j'avais eu mon couteau de chasse, je -crois que je me serais jeté sur lui. Mes manières farouches et mes -regards sombres l'étonnèrent beaucoup; mais, l'abbé lui ayant dit que -j'avais l'esprit frappé des événements terribles advenus dans ma -famille, il redoubla ses protestations et me quitta de la manière la -plus affectueuse et la plus courtoise.</p> - -<p>Cette politesse que je trouvais dans tout le monde, depuis le maître de -la maison jusqu'au dernier des serviteurs, me causait un malaise inouï, -bien qu'elle me frappât d'admiration; car, n'eût-elle pas été -inspirée par la bienveillance qu'on me portait, il m'eût été -impossible de comprendre qu'elle pouvait être une chose bien distincte -de la bonté. Elle ressemblait si peu à la faconde gasconne et -railleuse des Mauprat, qu'elle était pour moi comme une langue tout à -fait nouvelle que je comprenais, mais que je ne pouvais parler.</p> - -<p>Je retrouvai pourtant la faculté de répondre, lorsque l'abbé, m'ayant -annoncé qu'il était chargé de mon éducation, m'interrogea pour -savoir où j'en étais. Mon ignorance était tellement au delà de tout -ce qu'il eût pu imaginer, que j'eus honte de la lui révéler, et, ma -fierté sauvage reprenant le dessus, je lui déclarai que j'étais -gentilhomme et que je n'avais nulle envie de devenir clerc. Il ne me -répondit que par un éclat de rire qui m'offensa beaucoup. Il me tapa -doucement sur l'épaule d'un air d'amitié, en disant que je changerais -d'avis avec le temps, mais que j'étais un drôle de corps. J'étais -pourpre de colère quand le chevalier entra. L'abbé lui rapporta notre -entretien et ma réponse. M. Hubert réprima un sourire.</p> - -<p>—Mon enfant, me dit-il avec affection, jamais je ne veux me rendre -fâcheux pour vous, même par amitié. Ne parlons pas d'études -aujourd'hui. Avant d'en concevoir le goût, il faut que vous en -compreniez la nécessité. Vous avez l'esprit juste, puisque vous avez -le cœur noble; l'envie de vous instruire vous viendra d'elle-même. -Soupons. Avez-vous faim? aimez-vous le bon vin?</p> - -<p>—Beaucoup plus que le latin, répondis-je.</p> - -<p>—Eh bien, l'abbé, pour vous punir d'avoir fait le cuistre, reprit-il -gaiement, vous en boirez avec nous. Edmée est tout à fait hors de -danger. Le médecin permet à Bernard de se lever et de faire quelques -pas. Nous souperons dans sa chambre.</p> - -<p>Le souper et le vin étaient si bons, en effet, que je me grisai très -lestement, selon la coutume de la Roche-Mauprat. Je crois que l'on m'y -aida, afin de me faire parler et de connaître tout de suite à quelle -espèce de rustre on avait affaire. Mon manque d'éducation surpassait -tout ce qu'on avait prévu; mais sans doute on augura bien du fond, car -on ne m'abandonna pas et on travailla à tailler ce quartier de roc avec -un zèle qui marquait de l'espérance. Dès que je pus sortir de la -chambre, mon ennui se dissipa. L'abbé se fit mon compagnon inséparable -tout le premier jour. La longueur du second fut adoucie par l'espérance -qu'on me donna de voir Edmée le lendemain, et par les bons traitements -dont j'étais l'objet, et dont je commençais à sentir la douceur, à -mesure que je m'habituais à ne plus m'en étonner. La bonté -inséparable du chevalier était bien faite pour vaincre ma -grossièreté; elle me gagna rapidement le cœur. C'était la première -affection de ma vie. Elle s'installait en moi de pair avec un amour -violent pour sa fille, et je ne songeais pas seulement à faire lutter -un de ces deux sentiments contre l'autre. J'étais tout besoin, tout -instinct, tout désir. J'avais les passions d'un homme dans l'âme d'un -enfant.</p> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<h4><a id="IX">IX</a></h4> - - -<p>Enfin, un matin, M. Hubert, après déjeuner, m'emmena chez sa fille. -Quand la porte de sa chambre s'ouvrit, l'air tiède et parfumé qui me -vint au visage faillit me suffoquer. Cette chambre était simple et -charmante, tendue et meublée en toile de Perse à fond blanc, et toute -parfumée de grands vases de Chine remplis de fleurs. Il y avait des -oiseaux d'Afrique qui jouaient dans une cage dorée et qui chantaient -d'une voix douce et amoureuse. Le tapis était plus moelleux aux pieds -que la mousse des bois au mois de mars. J'étais si ému qu'à chaque -instant ma vue se troublait; mes pieds s'accrochaient gauchement l'un à -l'autre, et je heurtais tous les meubles sans pouvoir avancer. Edmée -était couchée sur une chaise longue et roulait nonchalamment un -éventail de nacre entre ses doigts. Elle me sembla encore plus belle -que je ne l'avais vue, mais si différente, que je me sentis tout glacé -de crainte au milieu de mon transport. Elle me tendit la main; je ne -savais pas que je pusse la lui baiser devant son père. Je n'entendis -pas ce qu'elle me disait; je crois que ce furent des paroles -affectueuses. Puis, comme brisée de fatigue, elle pencha sa tête en -arrière sur son oreiller et ferma les yeux.</p> - -<p>—J'ai à travailler, me dit le chevalier, tenez-lui compagnie; mais ne -la faites pas beaucoup parler, car elle est encore bien faible.</p> - -<p>Cette recommandation ressemblait vraiment à une raillerie; Edmée -feignait d'être assoupie pour cacher peut-être un peu d'embarras -intérieur; et, quant à moi, j'étais si incapable de combattre cette -réserve, que c'était vraiment pitié de me recommander le silence.</p> - -<p>Le chevalier ouvrit une porte au fond de l'appartement et la referma; -mais, en l'entendant tousser de temps en temps, je compris que son -cabinet n'était séparé que par une cloison de la chambre de sa fille. -Néanmoins j'eus quelques instants de bien-être en me trouvant seul -avec elle tant qu'elle parut dormir. Elle ne me voyait pas et je la -regardais à mon aise; elle était aussi pâle et aussi blanche que son -peignoir de mousseline et que ses mules de satin garnies de cygne; sa -main fine et transparente était à mes yeux comme un bijou inconnu. Je -ne m'étais jamais douté de ce que c'était qu'une femme; la beauté, -pour moi, ç'avait été jusqu'alors la jeunesse et la santé, avec une -sorte de hardiesse virile. Edmée, en amazone, s'était un peu montrée -sous cet aspect la première fois, et je l'avais mieux comprise; -maintenant je l'étudiais de nouveau, et je ne pouvais plus concevoir -que ce fut là cette femme que j'avais tenue dans mes bras à la -Roche-Mauprat. Le lieu, la situation, mes idées elles-mêmes, qui -commençaient à recevoir du dehors un faible rayon de lumière, tout -contribuait à rendre ce second tête-à-tête bien différent du -premier.</p> - -<p>Mais le plaisir étrange et inquiet que j'éprouvais à la contempler -fut troublé par l'arrivée d'une duègne qu'on appelait M<sup>lle</sup> Leblanc, -et qui remplissait les fonctions de femme de chambre dans les -appartements particuliers, celles de demoiselle de compagnie au salon. -Elle avait peut-être reçu de sa maîtresse l'ordre de ne pas nous -quitter; il est certain qu'elle s'assit auprès de la chaise longue, de -manière à présenter à mon œil désappointé son dos sec et long, à -la place du beau visage d'Edmée; puis elle tira son ouvrage de sa poche -et se mit à tricoter tranquillement. Pendant ce temps, les oiseaux -gazouillaient, le chevalier toussait, Edmée dormait ou faisait semblant -de dormir, et j'étais à l'autre bout de l'appartement, la tête -penchée sur les estampes d'un livre que je tenais à l'envers.</p> - -<p>Au bout de quelque temps, je m'aperçus qu'Edmée ne dormait pas et -qu'elle causait à voix basse avec sa suivante; je crus voir que -celle-ci me regardait en dessous de temps en temps et comme à la -dérobée. Pour éviter l'embarras de cet examen, et aussi par un -instinct de ruse qui ne m'était pas étranger, j'appuyai mon visage sur -le livre, et le livre sur la console, et, dans cette posture, je restai -comme endormi ou absorbé. Alors elles élevèrent peu à peu la voix, -et j'entendis ce qu'elles disaient de moi.</p> - -<p>—C'est égal, mademoiselle a pris un drôle de page.</p> - -<p>—Leblanc, tu me fais rire avec tes pages. Est-ce qu'on a des pages à -présent? Tu te crois toujours avec ma grand'mère. Je te dis que c'est -le fils adoptif de mon père.</p> - -<p>—Certainement, M. le chevalier fait bien d'adopter un fils; mais ou -diable a-t-il pêché cette figure-là?</p> - -<p>Je jetai un regard de côté, et je vis qu'Edmée riait sous son -éventail; elle s'amusait du bavardage de cette vieille fille, qui -passait pour avoir de l'esprit et à qui on laissait le droit de tout -dire. Je fus très blessé de voir que ma cousine se moquait de moi.</p> - -<p>—Il a l'air d'un ours, d'un blaireau, d'un loup, d'un milan, de tout, -plutôt que d'un homme! continua la Leblanc. Quelles mains! quelles -jambes! et encore ce n'est rien à présent qu'il est un peu décrassé. -Il fallait le voir, le jour où il est arrivé avec son sarrau et ses -guêtres de cuir; c'était à faire trembler!</p> - -<p>—Tu trouves? reprit Edmée. Moi, je l'aimais mieux avec son costume de -braconnier; cela allait mieux à sa figure et à sa taille.</p> - -<p>—Il avait l'air d'un bandit; mademoiselle ne l'a donc pas regardé?</p> - -<p>—Si fait.</p> - -<p>Le ton dont elle prononça ce <i>si fait</i> me fit frémir, et je ne sais -pourquoi l'impression du baiser qu'elle m'avait donné à la -Roche-Mauprat me revint sur les lèvres.</p> - -<p>—Encore, s'il était coiffé! reprit la duègne; mais jamais on n'a pu -le faire consentir à se laisser poudrer. Saint-Jean m'a dit qu'au -moment où il avait approché la houppe de sa tête, il s'était levé -furieux en disant: «Ah! tout ce que vous voudrez, excepté cette -farine-là. Je veux pouvoir remuer la tête sans tousser et éternuer.» -Dieu! quel sauvage!</p> - -<p>—Mais, au fond, il a bien raison: si la mode n'autorisait pas cette -absurdité-là, tout le monde s'apercevrait que c'est laid et incommode. -Regarde s'il n'est pas plus beau d'avoir de grands cheveux noirs.</p> - -<p>—Ces grands cheveux-là? Quelle crinière! cela fait peur.</p> - -<p>—D'ailleurs, les enfants ne portent pas de poudre, et c'est encore un -enfant que ce garçon-là.</p> - -<p>—Un enfant? Tudieu! quel marmot! il en mangerait à son déjeuner, des -enfants! C'est un ogre. Mais d'où sort ce gaillard-là? M. le chevalier -l'aura tiré de la charrue pour l'amener ici. Est-ce qu'il s'appelle?... -Comment donc s'appelle-t-il?</p> - -<p>—Curieuse, je t'ai dit qu'il s'appelle Bernard.</p> - -<p>—Bernard! et rien avec?</p> - -<p>—Rien, pour le moment. Que regardes-tu?</p> - -<p>—Il dort comme un loir! Voyez ce balourd! Je regarde s'il ressemble à -M. le chevalier. C'est peut-être un instant d'erreur: il aura eu un -jour d'oubli avec quelque bouvière.</p> - -<p>—Allons donc! Leblanc, vous allez trop loin...</p> - -<p>—Eh! mon Dieu! mademoiselle, est-ce que M. le chevalier n'a pas été -jeune comme un autre? et cela empêche-t-il la vertu de venir avec -l'âge?</p> - -<p>—Sans doute, tu sais ce qui en est par expérience. Mais écoute, ne -t'avise pas de taquiner ce jeune homme. Tu as peut-être deviné juste; -mon père exige qu'on le traite comme l'enfant de la maison.</p> - -<p>—Eh bien, c'est agréable pour mademoiselle! Quant à moi, qu'est-ce -que cela me fait? Je n'ai pas affaire à ce monsieur-là.</p> - -<p>—Ah! si tu avais trente ans de moins!...</p> - -<p>—Mais est-ce que monsieur a consulté mademoiselle pour installer ce -grand brigand-là chez elle?</p> - -<p>—Est-ce que tu en doutes? Y a-t-il au monde un meilleur père que le -mien?</p> - -<p>—Mademoiselle est bien bonne aussi... Il y a bien des demoiselles à -qui cela n'aurait guère convenu.</p> - -<p>—Et pourquoi donc? ce garçon-là n'a rien de déplaisant; quand il -sera bien élevé...</p> - -<p>—Il sera toujours laid à faire peur.</p> - -<p>—Il s'en faut de beaucoup qu'il soit laid, ma chère Leblanc; tu es -trop vieille, tu ne t'y connais plus.</p> - -<p>Leur conversation fut interrompue par le chevalier qui vint chercher un -livre.</p> - -<p>—Mademoiselle Leblanc est ici? dit-il d'un air très calme. Je vous -croyais en tête à tête avec mon fils. Eh bien, avez-vous causé -ensemble, Edmée? lui avez-vous dit que vous seriez sa sœur? Es-tu -content d'elle, Bernard?</p> - -<p>Mes réponses ne pouvaient compromettre personne; c'étaient toujours -quatre ou cinq paroles incohérentes, estropiées par la honte. M. de -Mauprat retourna à son cabinet, et je me rassis, espérant que ma -cousine allait renvoyer sa duègne et me parler. Mais elles -échangèrent quelques paroles tout bas; la duègne resta, et deux -mortelles heures s'écoulèrent sans que j'osasse bouger de ma chaise. -Je crois qu'Edmée dormait réellement. Quand la cloche sonna le dîner, -son père revint me prendre, et, avant de quitter son appartement, il -lui dit de nouveau:</p> - -<p>—Eh bien, avez-vous causé?</p> - -<p>—Oui, mon bon père, répondit-elle avec une assurance qui me -confondit.</p> - -<p>Il me parut prouvé, d'après cette conduite de ma cousine, qu'elle -s'était jouée de moi et que, maintenant, elle craignait mes reproches. -Et puis l'espérance me revint lorsque je me rappelai le ton dont elle -avait parlé de moi avec M<sup>lle</sup> Leblanc. J'en vins même à penser qu'elle -craignait les soupçons de son père, et qu'elle n'affectait une grande -indifférence que pour m'attirer plus sûrement dans ses bras quand le -moment serait venu. Dans l'incertitude, j'attendis. Mais les jours et -les nuits se succédèrent sans qu'aucune explication arrivât et sans -qu'aucun message secret m'avertît de prendre patience. Elle descendait -au salon une heure le matin; le soir, elle venait dîner et jouait au -piquet ou aux échecs avec son père. Pendant tout ce temps, elle était -si bien gardée, que je n'aurais pas même pu échanger un regard avec -elle; le reste du jour, elle était inabordable dans sa chambre. -Plusieurs fois, voyant que je m'ennuyais de l'espèce de captivité où -j'étais forcé de vivre, le chevalier me dit:</p> - -<p>—Va causer avec Edmée, monte à sa chambre, dis-lui que c'est moi qui -t'envoie.</p> - -<p>Mais j'avais beau frapper, sans doute on m'entendait venir et on me -reconnaissait à mon pas incertain et lourd. Jamais la porte ne -s'ouvrait pour moi; j'étais désespéré, j'étais furieux.</p> - -<p>Il est nécessaire que j'interrompe le récit de mes impressions -personnelles pour vous dire ce qui se passait à cette époque dans la -triste famille des Mauprat. Jean et Antoine avaient réellement pris la -fuite, et, quoique les recherches eussent été sévères, il fut -impossible de s'emparer de leurs personnes. Tous leurs biens furent -saisis, et la vente du fief de la Roche-Mauprat fut décrétée par -autorité de justice. Mais on n'alla pas jusqu'au jour de -l'adjudication: M. Hubert de Mauprat fit cesser les poursuites. Il se -porta adjudicataire; les créanciers furent satisfaits, et les titres de -propriété de la Roche-Mauprat passèrent dans ses mains.</p> - -<p>La petite garnison des Mauprat, composée d'aventuriers de bas étage, -avait subi le même sort que ses maîtres. Elle était, comme on sait, -réduite depuis longtemps à très peu d'individus. Deux ou trois -périrent; d'autres prirent la fuite: un seul fut mis en prison. On -instruisit son procès, et il paya pour tous. Il fut grandement question -d'instruire aussi par contumace contre Jean et Antoine de Mauprat, dont -la fuite paraissait prouvée; car on n'avait pas retrouvé leurs corps -après le desséchement du vivier où celui de Gaucher avait surnagé; -mais le chevalier craignit pour l'honneur de son nom une sentence -infamante, comme si cette sentence eût pu ajouter quelque chose à -l'horreur du nom de Mauprat. Il usa de tout le crédit de M. de La -Marche et du sien propre (qui était réel dans la province, surtout à -cause de sa grande moralité) pour assoupir l'affaire, et il y réussit. -Quant à moi, quoique j'eusse certainement trempé dans plus d'une des -exactions de mes oncles, il ne fut pas question de m'accuser même au -tribunal de l'opinion publique. Au milieu du déchaînement -qu'excitaient mes oncles, on se plut à me considérer uniquement comme -un jeune captif, victime de leurs mauvais traitements et plein -d'heureuses dispositions. Le chevalier, dans sa générosité -bienveillante et dans son désir de réhabiliter la famille, exagéra -beaucoup, à coup sûr, mes mérites, et fit partout répandre le bruit -que j'étais un ange de douceur et d'intelligence.</p> - -<p>Le jour où M. Hubert se porta adjudicataire, il entra dès le matin -dans ma chambre, accompagné de sa fille et de l'abbé, et, me montrant -les actes par lesquels il consommait le sacrifice (la Roche-Mauprat -valait environ deux cent mille livres), il me déclara que j'allais -être mis sur-le-champ en possession, non seulement de ma part -d'héritage, qui n'était pas considérable, mais encore de la moitié -du revenu de la propriété. En même temps, la propriété totale, -fonds et produit, m'allait être assurée par testament du chevalier, le -tout à <i>une seule condition</i>: c'est que je consentirais à recevoir une -éducation <i>sortable à ma qualité.</i></p> - -<p>Le chevalier avait fait toutes ces dispositions avec bonté et -simplicité, moitié par reconnaissance de ce qu'il savait de ma -conduite envers Edmée, moitié par orgueil de famille; mais il ne -s'attendait pas à la résistance qu'il trouva en moi au sujet de -l'éducation. Je ne saurais dire quel mécontentement souleva en moi le -mot de <i>condition.</i> Je crus y voir surtout le résultat de quelque -manœuvre d'Edmée pour se débarrasser de sa parole envers moi.</p> - -<p>—Mon oncle, répondis-je après avoir écouté toutes ses offres -magnifiques dans un silence absolu, je vous remercie de tout ce que vous -voulez faire pour moi; mais il ne me convient pas de l'accepter. Je n'ai -pas besoin de fortune. À un homme comme moi, il ne faut que du pain, un -fusil, un chien de chasse et le premier cabaret qui se trouvera sur la -lisière du bois. Puisque vous avez la complaisance de me servir de -tuteur, payez-moi la rente de mon huitième de propriété sur le fief, -et n'exigez pas que j'apprenne vos sornettes de latin. Un gentilhomme en -sait assez, quand il peut abattre une sarcelle et signer son nom. Je ne -tiens pas à être seigneur de la Roche-Mauprat, c'est assez d'y avoir -été esclave. Vous êtes un brave homme, et, sur mon honneur, je vous -aime; mais je n'aime guère les conditions. Je n'ai jamais rien fait par -intérêt; et j'aime mieux rester ignorant que de devenir bel esprit aux -gages du prochain. Quant à ma cousine, je ne consentirai jamais à -faire une pareille brèche dans sa fortune. Je sais bien qu'elle ferait -volontiers le sacrifice d'une partie de sa dot pour se dispenser...</p> - -<p>Edmée, qui était restée fort pâle et comme distraite jusque-là, me -lança tout à coup un regard étincelant et m'interrompit pour me dire -avec assurance:</p> - -<p>—Pour me dispenser de quoi, s'il vous plaît, Bernard?</p> - -<p>Je vis que, malgré son courage, elle était fort émue; car elle brisa -son éventail en le fermant. Je lui répondis, avec un regard où -l'honnête malice du campagnard devait se peindre:</p> - -<p>—Pour vous dispenser, cousine, de tenir certaine promesse que vous -m'avez faite à la Roche-Mauprat.</p> - -<p>Elle devint plus pâle qu'auparavant, et son visage prit une expression -de terreur que déguisait mal un sourire de mépris.</p> - -<p>—Quelle promesse lui avez-vous donc faite, Edmée? dit le chevalier en -se tournant vers elle avec candeur.</p> - -<p>En même temps, le curé me serra le bras à la dérobée, et je compris -que le confesseur de ma cousine était en possession de notre secret.</p> - -<p>Je haussai les épaules; leurs craintes me faisaient injure et pitié.</p> - -<p>—Elle m'a promis, repris-je en souriant, de me regarder toujours -comme son frère et son ami. Ne sont-ce pas là vos paroles, Edmée, et -croyez-vous que cela se prouve avec de l'argent?</p> - -<p>Elle se leva avec vivacité, et, me tendant la main, elle me dit d'une -voix émue:</p> - -<p>—Vous avez raison, Bernard, vous êtes un grand cœur, et je ne me -pardonnerais pas si j'en doutais un instant.</p> - -<p>Je vis une larme au bord de sa paupière, et je serrai sa main un peu -trop fort sans doute, car elle laissa échapper un petit cri accompagné -d'un charmant sourire. Le chevalier m'embrassa, et l'abbé dit à -plusieurs reprises en s'agitant sur sa chaise:</p> - -<p>—C'est beau! c'est noble! c'est très beau! On n'a pas besoin -d'apprendre cela dans les livres, ajouta-t-il en s'adressant au -chevalier. Dieu écrit sa parole et répand son esprit dans le cœur de -ses enfants.</p> - -<p>—Vous verrez, dit le chevalier vivement attendri, que ce Mauprat -relèvera l'honneur de la famille. Maintenant, mon cher Bernard, je ne -te parlerai plus d'affaires. Je sais comment je dois agir, et tu ne peux -pas m'empêcher de faire ce que bon me semblera pour que mon nom soit -réhabilité dans ta personne. La seule réhabilitation véritable m'est -garantie par tes nobles sentiments; mais il en est encore une autre que -tu ne refuseras pas de tenter: c'est celle des talents et des lumières. -Tu t'y prêteras par affection pour nous, je l'espère; mais ce n'est -pas encore le temps d'en parler. Je respecte ta fierté et veux assurer -ton existence <i>sans condition.</i> Venez, l'abbé, vous allez m'accompagner -à la ville chez mon procureur. La voiture est prête. Vous, enfants, -vous allez déjeuner ensemble. Allons, Bernard, donne le bras à ta -cousine, ou, pour mieux dire, à ta sœur. Apprends la courtoisie des -manières, puisque, avec elle, c'est l'expression de ton cœur.</p> - -<p>—Vous dites vrai, mon oncle, répondis-je en m'emparant un peu rudement -du bras d'Edmée pour descendre l'escalier.</p> - -<p>Elle tremblait; mais ses joues avaient repris leur incarnat, et un -sourire affectueux errait sur ses lèvres.</p> - -<p>Quand nous fûmes vis-à-vis l'un de l'autre à table, notre bon accord -se refroidit en peu d'instants. Nous redevînmes embarrassés tous les -deux; si nous eussions été seuls, je me serais tiré d'affaire par une -de ces brusques sorties que je savais m'imposer à moi-même quand -j'étais trop honteux de ma timidité; mais la présence de Saint-Jean, -qui nous servait, me condamnait au silence sur le point principal. Je -pris le parti de parler de Patience et de demander à Edmée comment il -se faisait qu'elle fût si bien avec lui, et ce que je devais penser du -prétendu sorcier. Elle me raconta en gros l'histoire du philosophe -rustique et me dit que c'était l'abbé Aubert qui l'avait menée à la -tour Gazeau. Elle avait été frappée de l'intelligence et de la -sagesse du cénobite stoïcien, et prenait à causer avec lui un plaisir -extrême. De son côté, Patience avait conçu pour elle tant d'amitié, -que, depuis quelque temps, il s'était relâché de ses habitudes et -venait assez souvent lui rendre visite en même temps qu'à l'abbé.</p> - -<p>Vous pensez bien qu'elle eut quelque peine à rendre ces explications -intelligibles pour moi. Je fus très frappé des éloges qu'elle donnait -à Patience et de la sympathie qu'elle éprouvait pour ses idées -révolutionnaires. C'était la première fois que j'entendais parler -d'un paysan comme d'un homme. En outre, j'avais considéré jusque-là -le sorcier de la tour Gazeau comme bien au-dessous d'un paysan -ordinaire, et voilà qu'Edmée le plaçait au-dessus de la plupart des -hommes qu'elle connaissait, et prenait parti pour lui contre la -noblesse. Je réussis à en tirer cette conclusion, que l'éducation -n'était pas si nécessaire que le chevalier et l'abbé voulaient bien -me le faire croire.</p> - -<p>—Je ne sais guère mieux lire que Patience, ajoutai-je, et je voudrais -bien que vous eussiez autant de plaisir dans ma société que dans la -sienne; mais il n'y parait guère, cousine, car, depuis que je suis -ici...</p> - -<p>Comme nous quittions alors la table et que je me réjouissais de me -trouver enfin seul avec elle, j'allais devenir beaucoup plus explicite, -lorsqu'on entrant dans le salon, nous y trouvâmes M. de La Marche, qui -venait d'arriver et qui entrait par la porte opposée. Je le donnai, -dans mon cœur, à tous les diables.</p> - -<p>M. de La Marche était un jeune seigneur tout à fait à la mode de son -époque. Épris de philosophie nouvelle, grand voltairien, grand -admirateur de Franklin, plus honnête qu'intelligent, comprenant moins -ses oracles qu'il n'avait le désir et la prétention de les comprendre; -assez mauvais logicien, car il trouva ses idées beaucoup moins bonnes -et ses espérances politiques beaucoup moins douces le jour où la -nation française se mit en tête de les réaliser; au demeurant, plein -de bons sentiments, se croyant beaucoup plus confiant et romanesque -qu'il ne l'était en effet; un peu plus fidèle à ses préjugés de -caste et beaucoup plus sensible à l'opinion du monde qu'il ne se -flattait et ne se piquait de l'être: voilà tout l'homme. Sa figure -était charmante; mais je la trouvais excessivement fade, car j'avais -contre lui la plus ridicule animosité. Ses manières gracieuses me -semblaient serviles auprès d'Edmée; j'eusse rougi de les imiter, et -pourtant je n'étais occupé qu'à renchérir sur les petits services -qu'il pouvait lui rendre. Nous sortîmes dans le parc, qui était -considérable et coupé par l'Indre, qui n'est là qu'un joli ruisseau. -Chemin faisant, il se rendit agréable de mille manières; il -n'apercevait pas une violette, qu'il ne la cueillît pour l'offrir à ma -cousine. Mais, quand nous arrivâmes au bord du ruisseau, nous -trouvâmes la planche sur laquelle on le traversait en cet endroit -rompue et emportée par les orages des jours précédents. Alors je pris -Edmée dans mes bras sans lui en demander la permission, et je traversai -tranquillement. J'avais de l'eau jusqu'à la ceinture, et je portais ma -cousine à bras tendus avec tant de force et de précision, qu'elle ne -mouilla pas un de ses rubans. M. de La Marche, ne voulant pas paraître -plus délicat que moi, n'hésita pas à mouiller ses beaux habits et à -me suivre avec des éclats de rire un peu forcés; mais, quoiqu'il ne -portât aucun fardeau, il trébucha plusieurs fois sur les pierres dont -le lit de la rivière était encombré et ne nous rejoignit qu'avec -peine. Edmée ne riait pas; je crois qu'en faisant malgré elle cette -épreuve de ma force et de ma hardiesse, elle fut très effrayée de -songer à l'amour qu'elle m'inspirait. Elle était même irritée et me -dit, lorsque je la déposai doucement sur le rivage:</p> - -<p><br /></p> - -<div class="figcenter" style="width: 500px;"> -<a id="figure04"></a> -<img src="images/figure04.jpg" width="500" alt="" /> -<p class="center">.. <i>Je pris Edmée dans mes bras et la portai à l'autre bord du -ruisseau</i>...—Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</p> -</div> - -<p><br /></p> - -<p>—Bernard, je vous prie de ne jamais recommencer de pareilles -plaisanteries.</p> - -<p>—Ah! bon, lui dis-je, vous ne vous en fâcheriez pas de la part de -l'autre.</p> - -<p>—Il ne se le permettrait pas, reprit-elle.</p> - -<p>—Je le crois bien, répondis-je, il s'en garderait! Regardez comme le -voilà fait... Et, moi, je ne vous ai pas dérangé un cheveu. Il -ramasse très bien les violettes; mais, croyez-moi, dans un danger, ne -lui donnez pas la préférence.</p> - -<p>M. de La Marche me fit de grands compliments sur cet exploit. J'avais -espéré qu'il serait jaloux; il ne parut pas seulement y songer et prit -son parti gaiement sur le pitoyable état de sa toilette. Il faisait -extrêmement chaud, et nous étions séchés avant la fin de la -promenade; mais Edmée demeura triste et préoccupée. Il me sembla -qu'elle faisait effort pour me montrer autant d'amitié que pendant le -déjeuner. J'en fus affecté; car je n'étais pas seulement amoureux -d'elle, je l'aimais. Il m'eût été impossible de faire cette -distinction; mais les deux sentiments étaient en moi: la passion et la -tendresse.</p> - -<p>Le chevalier et l'abbé rentrèrent à l'heure du dîner. Ils -s'entretinrent à voix basse avec M. de La Marche du règlement de mes -affaires, et, au peu de mots que j'entendis malgré moi, je compris -qu'ils venaient d'assurer mon existence dans les conditions brillantes -qui m'avaient été annoncées le matin. J'eus la mauvaise honte de ne -point en témoigner naïvement ma reconnaissance. Cette générosité me -troublait, je n'y comprenais rien; je m'en méfiais presque comme d'une -embûche qu'on me tendait pour m'éloigner de ma cousine. Je n'étais -pas sensible aux avantages de la fortune. Je n'avais pas les besoins de -la civilisation, et les préjugés nobiliaires étaient chez moi un -point d'honneur, nullement une vanité sociale.</p> - -<p>Voyant qu'on ne me parlait pas ouvertement, je pris le parti peu -gracieux de feindre une complète ignorance.</p> - -<p>Edmée devint toujours plus triste. Je remarquai que ses regards se -portaient alternativement sur M. de La Marche et sur moi avec une -inquiétude vague. Toutes les fois que je lui adressais la parole, ou -même que j'élevais la voix en parlant aux autres personnes, elle -tressaillait, puis elle fronçait légèrement le sourcil, comme si ma -voix lui eût causé une douleur physique. Elle se retira aussitôt -après le dîner; son père la suivit avec inquiétude.</p> - -<p>—Ne remarquez-vous pas, dit l'abbé en les voyant s'éloigner et en -s'adressant à M. de La Marche, que M<sup>lle</sup> de Mauprat est bien changée -depuis ces derniers temps?</p> - -<p>—Elle est maigrie, répondit le lieutenant général; mais je crois -qu'elle n'en est que plus belle.</p> - -<p>—Oui; mais je crains qu'elle ne soit plus malade qu'elle ne l'avoue, -repartit l'abbé. Son caractère est aussi changé que sa figure; elle -est triste.</p> - -<p>—Triste? Mais il me semble qu'elle n'a jamais été aussi gaie que ce -matin; n'est-il pas vrai, monsieur Bernard? C'est depuis la promenade -seulement qu'elle s'est plainte d'avoir un peu de migraine.</p> - -<p>—Je vous dis qu'elle est triste, reprit l'abbé. Quand elle est gaie, -maintenant, elle l'est plus que de raison; il y a en elle quelque chose -d'étrange alors et de forcé, qui n'est pas du tout dans sa manière -d'être accoutumée. Puis, un instant après, elle retombe dans une -mélancolie que je n'avais jamais remarquée avant la fameuse nuit de la -forêt. Soyez sûr que les émotions de cette nuit ont été graves.</p> - -<p>—Elle a été témoin, en effet, d'une scène affreuse à la tour -Gazeau, dit M. de La Marche; et puis cette course de son cheval à -travers la forêt, lorsqu'elle a été emportée loin de la chasse, a -dû la fatiguer et l'effrayer beaucoup. Cependant elle est douée d'un -courage si admirable!... Dites-moi, cher monsieur Bernard, lorsque vous -la rencontrâtes dans la forêt, vous parut-elle très épouvantée?</p> - -<p>—Dans la forêt? repris-je. Je ne l'ai point rencontrée dans la -forêt.</p> - -<p>—Non, c'est dans la Varenne que vous l'avez rencontrée, dit l'abbé -avec précipitation... À propos, monsieur Bernard, voulez-vous bien me -permettre de vous dire un mot d'affaires en particulier sur votre -propriété de...</p> - -<p>Il m'entraîna hors du salon et me dit à voix basse:</p> - -<p>—Il ne s'agit pas d'affaires; je vous supplie de ne laisser soupçonner -à qui que ce soit, pas même à M. de La Marche, que M<sup>lle</sup> de Mauprat -ait été seulement l'espace d'une seconde à la Roche-Mauprat...</p> - -<p>—Et pourquoi donc? demandai-je, n'y a-t-elle pas été sous ma -protection? n'en est-elle pas sortie pure, grâce à moi? et peut-on -ignorer dans le pays qu'elle y ait passé deux heures?</p> - -<p>—On l'ignore entièrement, répondit-il; au moment où elle en sortait, -la Roche-Mauprat tombait sous les coups des assiégeants, et aucun de -ses hôtes ne reviendra du sein de la tombe ou du fond de l'exil pour -raconter ce fait. Quand vous connaîtrez davantage le monde, vous -comprendrez de quelle importance il est pour la réputation d'une jeune -personne qu'on ne puisse pas supposer que l'ombre d'un danger ait -seulement passé sur son honneur. En attendant, je vous adjure, au nom -de son père, au nom de l'amitié que vous avez pour elle, et que vous -lui avez exprimée ce matin d'une manière si noble et si touchante!...</p> - -<p>—Vous êtes très adroit, monsieur l'abbé, dis-je en l'interrompant; -toutes vos paroles ont un sens caché que je comprends fort bien, tout -grossier que je suis. Dites à ma cousine qu'elle se rassure. Je n'ai -pas sujet de nier sa vertu, très certainement, et je ne suis, -d'ailleurs, pas capable de faire manquer le mariage qu'elle désire. -Dites-lui que je ne réclame d'elle qu'une chose, c'est cette promesse -d'<i>amitié</i> qu'elle m'a faite à la Roche-Mauprat.</p> - -<p>—Cette promesse a donc à vos yeux une singulière solennité? dit -l'abbé. Et quelle méfiance peut-elle vous laisser en ce cas?</p> - -<p>Je le regardai fixement, et, comme il me semblait troublé, je pris -plaisir à le tourmenter, espérant qu'il rapporterait mes paroles à -Edmée.</p> - -<p>—Aucune, répondis-je; seulement, je vois qu'on craint l'abandon de M. -de La Marche au cas où l'aventure de la Roche-Mauprat viendrait à se -découvrir. Si ce monsieur est capable de soupçonner Edmée et de lui -faire outrage à la veille de ses noces, il me semble qu'il y a un moyen -bien simple de raccommoder tout cela.</p> - -<p>—Et lequel, selon vous?</p> - -<p>—C'est de le provoquer et de le tuer.</p> - -<p>—Je pense que vous ferez tout pour épargner cette dure nécessité et -ce péril affreux au respectable M. Hubert.</p> - -<p>—Je les lui épargnerai de reste en me chargeant de venger ma cousine. -C'est mon droit, monsieur l'abbé; je connais les devoirs d'un -gentilhomme tout aussi bien que si j'avais appris le latin. Vous pouvez -le lui dire de ma part. Qu'elle dorme en paix; je me tairai, et, si cela -ne sert à rien, je me battrai.</p> - -<p>—Mais, Bernard, reprit l'abbé d'un ton insinuant et doux, songez-vous -à l'attachement de votre cousine pour M. de La Marche?</p> - -<p>—Eh bien, raison de plus, m'écriai-je, saisi d'un mouvement de -rage.</p> - -<p>Et je lui tournai le dos brusquement.</p> - -<p>L'abbé rapporta toute cette conversation à sa pénitente. Le rôle de -ce digne prêtre était fort embarrassant; il avait reçu sous le sceau -de la confession une confidence à laquelle il ne pouvait que faire des -allusions très détournées, en s'entretenant avec moi. Cependant il -espérait, au moyen de ces délicates allusions, me faire comprendre le -crime de mon obstination et m'amener à y renoncer loyalement. Il -augurait trop bien de moi; tant de vertu était au-dessus de mes forces, -comme elle était au-dessus de mon intelligence.</p> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<h4><a id="X">X</a></h4> - - -<p>Quelques jours se passèrent dans un calme apparent. Edmée se disait -souffrante et sortait peu de sa chambre; M. de La Marche venait presque -tous les jours, son château étant situé à peu de distance. Je le -prenais de plus en plus en aversion, malgré les politesses dont il me -comblait. Je ne comprenais rien à ses affectations de philosophie, et -je le combattais avec toute la grossièreté de préjugés et -d'expressions dont j'étais susceptible. Ce qui me consolait un peu de -mes souffrances secrètes, c'était de voir qu'il n'était pas reçu -plus que moi dans les appartements d'Edmée.</p> - -<p>Le seul événement de cette semaine fut l'installation de Patience dans -une cabane voisine du château. Depuis que l'abbé Aubert avait trouvé -auprès du chevalier une existence à l'abri des persécutions -ecclésiastiques, il n'y avait plus pour lui de nécessité à voir -secrètement son ami le cénobite. Il l'avait donc vivement engagé à -quitter le séjour des bois et à se rapprocher de lui. Patience -s'était fait beaucoup prier. Tant d'années passées dans la solitude -l'avaient tellement attaché à sa tour Gazeau, qu'il hésitait à lui -préférer la société de son ami. En outre, il disait que l'abbé -allait se corrompre dans le <i>commerce des grands</i>, que bientôt il -subirait à son insu l'influence des vieilles idées, et qu'il se -refroidirait à l'égard de la <i>cause sainte.</i> Il est vrai qu'Edmée -avait gagné le cœur de Patience, et qu'en lui offrant une petite -habitation appartenant à son père, et située dans un ravin -pittoresque, à la sortie de son parc, elle s'y était prise avec assez -de grâce et de délicatesse pour ne pas blesser sa fierté -chatouilleuse. C'était à l'effet de terminer cette grande négociation -que l'abbé s'était rendu à la tour Gazeau avec Marcasse, le soir où, -retenus par l'orage, ils avaient donné asile à Edmée et à moi. La -scène affreuse qui suivit notre arrivée trancha toutes les -irrésolutions de Patience. Enclin aux idées pythagoriciennes, il avait -horreur du sang répandu. La mort d'une biche lui arrachait des larmes, -comme au Jacques de Shakespeare; à plus forte raison les meurtres -humains lui étaient impossibles à contempler, et, du moment que la -tour Gazeau eut été le théâtre de deux morts tragiques, elle lui -sembla souillée, et rien n'eût pu le décider à y passer une nuit de -plus. Il nous suivit à Sainte-Sévère, et bientôt il laissa vaincre -ses scrupules philosophiques par les séductions d'Edmée. La -maisonnette dont on lui fit accepter la jouissance était assez humble -pour ne pas le faire rougir d'une transaction trop apparente avec la -civilisation. Il y trouva une solitude moins profonde qu'à la tour -Gazeau; mais les fréquentes visites de l'abbé et celles d'Edmée ne -lui laissèrent pas le droit de se plaindre.</p> - -<p><br /></p> - -<p>Ici le narrateur interrompit de nouveau son récit pour entrer dans le -développement du caractère de M<sup>lle</sup> de Mauprat.</p> - -<p><br /></p> - -<p>Edmée, dit-il, et croyez bien que ce n'est pas le langage de la -prévention, était, au sein de sa modeste obscurité, une des femmes -les plus parfaites qu'il y eût en France. Pour qu'elle fût citée et -vantée entre toutes, il ne lui a manqué que le désir ou la -nécessité de se faire connaître au monde. Mais elle était heureuse -dans sa famille, et la plus douce simplicité couronnait ses facultés -et ses hautes vertus. Elle ignorait son mérite comme je l'ignorais -moi-même à cette époque, où, brute avide, je ne voyais que par les -yeux du corps et croyais ne l'aimer que parce qu'elle était belle. Il -faut dire aussi que son fiancé, M. de La Marche, ne la comprenait -guère mieux. Il avait développé la pâle intelligence dont il était -doué à la froide école de Voltaire et d'Helvétius. Edmée avait -allumé sa vaste intelligence aux brûlantes déclamations de -Jean-Jacques. Un temps est venu où j'ai compris Edmée; le temps où M. -de La Marche l'aurait comprise ne fût jamais arrivé.</p> - -<p>Edmée, privée de sa mère dès le berceau et abandonnée à ses jeunes -inspirations par un père plein de confiance, de bonté et d'incurie, -s'était formée à peu près seule. L'abbé Aubert, qui lui avait fait -faire sa première communion, n'avait point proscrit de ses lectures les -philosophes qui l'avaient séduit lui-même. Ne trouvant autour d'elle -ni contradiction ni même discussion, car, en toute chose, elle -entraînait son père dont elle était l'idole, Edmée était restée -fidèle à des principes en apparence bien opposés: la philosophie, qui -préparait la ruine du christianisme, et le christianisme, qui -proscrivait l'esprit d'examen. Pour expliquer cette contradiction, il -faut que vous vous reportiez à ce que je vous ai dit de l'effet que -produisit sur l'abbé Aubert la <i>Profession de foi du vicaire savoyard.</i> -Vous n'ignorez pas, d'ailleurs, que dans les âmes poétiques le -mysticisme et le doute règnent de pair. Jean-Jacques en fut un exemple -éclatant et magnifique, et vous savez quelles sympathies il éveilla -chez les prêtres et chez les nobles, alors même qu'il les gourmandait -avec tant de véhémence. Quels miracles n'opère pas la conviction, -aidée d'une éloquence sublime! Edmée avait bu à cette source vive -avec toute l'avidité d'une âme ardente. Dans ses rares voyages à -Paris, elle avait recherché les âmes sympathiques à la sienne. Mais, -là, elle avait trouvé tant de nuances, si peu d'accord, et surtout, -malgré la mode, tant de préjugés indestructibles, qu'elle s'était -rattachée avec amour à sa solitude et à ses poétiques rêveries sous -les vieux chênes de son parc. Elle parlait déjà de ses déceptions et -refusait avec un bon sens au-dessus de son âge, et peut-être de son -sexe, toutes les occasions de se mettre en rapport direct avec ces -philosophes dont les écrits faisaient sa vie intellectuelle.</p> - -<p>—Je suis un peu sybarite, disait-elle en souriant. J'aime mieux -respirer un bouquet de roses préparé pour moi dès le matin dans un -vase, que d'aller le chercher au milieu des épines et à l'ardeur du -soleil.</p> - -<p>Ce qu'elle disait de son sybaritisme n'était, d'ailleurs, qu'une -figure. Élevée aux champs, elle était forte, active, courageuse, -enjouée: elle joignait à toutes les grâces de la beauté délicate -toute l'énergie de la santé physique et morale. C'était une fière et -intrépide jeune fille autant qu'une douce et affable châtelaine. Je -l'ai trouvée souvent bien haute et bien dédaigneuse; Patience et les -pauvres de la contrée l'ont toujours trouvée humble et débonnaire.</p> - -<p>Edmée chérissait les poètes presque autant que les philosophes -spiritualistes; elle se promenait toujours un livre à la main. Un jour -qu'elle avait pris le Tasse, elle rencontra Patience, et, selon sa -coutume, il s'enquit avec curiosité et de l'auteur et du sujet. Il -fallut qu'Edmée lui fît comprendre les croisades: ce ne fut pas le -plus difficile. Grâce aux récits de l'abbé et à sa prodigieuse -mémoire des faits, Patience connaissait passablement le canevas de -l'histoire universelle. Mais ce qu'il eut de la peine à saisir, ce fut -le rapport et la différence de la poésie épique à l'histoire. -D'abord il était indigné des fictions des poètes et prétendait qu'on -n'eût jamais dû souffrir de telles impostures. Puis, quand il eut -compris que la poésie épique, loin d'induire les générations en -erreur, donnait, avec de plus grandes proportions, une éternelle durée -à la gloire des faits héroïques, il demanda pourquoi tous les faits -importants n'avaient pas été chantés par les bardes, et pourquoi -l'histoire de l'humanité n'avait pas trouvé une forme populaire qui -pût, sans le secours des lettres, se graver dans toutes les mémoires. -Il pria Edmée de lui expliquer une strophe de la <i>Jérusalem</i>; il y -prit goût, et elle lui en lut un chant en français. Quelques jours -plus tard, elle lui en fit connaître un second, et bientôt Patience -connut tout le poème. Il se réjouit d'apprendre que ce récit -héroïque était populaire en Italie, et essaya, en résumant ses -souvenirs, de leur donner en prose grossière une forme abrégée; mais -il n'avait nullement la mémoire des mots. Agité par ses vives -impressions, mille images grandioses passaient devant ses yeux. Il les -exprimait dans des improvisations où son génie triomphait de la -barbarie de son langage; mais il lui était impossible de ressaisir ce -qu'il avait dit. Il eut fallu qu'on pût l'écrire sous sa dictée, et -encore cela n'eût servi de rien; car, au cas où il eût réussi à le -lire, sa mémoire, n'étant exercée qu'au raisonnement, n'avait jamais -pu conserver un fragment quelconque précisé par la parole. Il citait -pourtant beaucoup, et son langage était parfois biblique; mais, au -delà de certaines expressions qu'il affectionnait et d'un nombre de -courtes sentences qu'il trouvait encore moyen de s'approprier, il -n'avait rien retenu des pages qu'il s'était fait souvent relire et -qu'il écoutait toujours avec la même émotion que la première fois. -C'était un véritable plaisir que de voir l'effet des beautés -poétiques sur cette puissante organisation. Peu à peu l'abbé, Edmée -et moi-même, par la suite, nous vînmes à bout de lui faire connaître -Homère et Dante. Il était si frappé des événements, qu'il pouvait -faire l'analyse de <i>la Divine Comédie</i> d'un bout à l'autre sans -oublier ni transposer la moindre partie du voyage, des rencontres et des -émotions du poète: là se bornait sa puissance. Quand il essayait de -ressaisir quelques-unes des expressions qui l'avaient charmé à -l'audition, il arrivait à une abondance de métaphores et d'images qui -tenait du délire. Cette initiation de Patience à la poésie marqua -dans sa vie une époque de transformation; elle lui donna en rêve -l'action qui manquait à son existence réelle. Il contempla dans son -miroir magique des combats gigantesques, vit des héros hauts de dix -coudées; il comprit l'amour, qu'il n'avait jamais connu; il combattit, -il aima, il vainquit, il éclaira les peuples, pacifia le monde, -redressa les torts du genre humain et bâtit des temples au grand esprit -de l'univers. Il vit dans la sphère étoilée tous les dieux de -l'Olympe, pères de la primitive humanité; il lut dans les -constellations l'histoire de l'âge d'or et celle des âges d'airain; il -entendit dans le vent d'hiver les chants de Morven et salua dans les -nuées orageuses les spectres de Fingal et de Comala.</p> - -<p>—Avant de connaître les poètes, disait-il dans ses dernières -années, j'étais comme un homme à qui manquerait un sens. Je voyais -bien que ce sens était nécessaire, puisque tant de choses en -sollicitaient l'exercice. Je me promenais seul la nuit avec inquiétude, -me demandant pourquoi je ne pouvais dormir, pourquoi j'avais tant de -plaisir à regarder les étoiles, que je ne pouvais m'arracher à cette -contemplation; pourquoi mon cœur battait tout d'un coup de joie en -voyant certaines couleurs, ou s'attristait jusqu'aux larmes à -l'audition de certains sons. Je m'en effrayais quelquefois jusqu'à -m'imaginer, en comparant mon agitation continuelle à l'insouciance des -autres hommes de ma classe, que j'étais fou. Mais je m'en consolais -bientôt en me disant que ma folie était douce, et j'eusse mieux aimé -n'être plus que d'en guérir. À présent, il me suffit de savoir que -ces choses ont été trouvées belles de tout temps par tous les hommes -intelligents, pour comprendre ce qu'elles sont et en quoi elles sont -utiles à l'homme. Je me réjouis dans la pensée qu'il n'y a pas une -fleur, pas une nuance, pas un souffle d'air qui n'ait fixé l'attention -et ému le cœur d'autres hommes, jusqu'à recevoir un nom consacré -chez tous les peuples. Depuis que je sais qu'il est permis à l'homme, -sans dégrader sa raison, de peupler l'univers et de l'expliquer avec -ses rêves, je vis tout entier dans la contemplation de l'univers; et, -quand la vue des misères et des forfaits de la société brise mon -cœur et soulève ma raison, je me rejette dans mes rêves; je me dis -que, puisque tous les hommes se sont entendus pour aimer l'œuvre -divine, ils s'entendront aussi, un jour, pour s'aimer les uns les -autres. Je m'imagine que, de père en fils, les éducations vont en se -perfectionnant. Peut-être suis-je le premier ignorant qui ait deviné -ce dont il n'avait aucune idée communiquée du dehors. Peut-être aussi -que bien d'autres avant moi se sont inquiétés de ce qui se passait en -eux-mêmes, et sont morts sans en trouver le premier mot. Pauvres gens -que nous sommes! ajoutait Patience; on ne nous défend ni l'excès du -travail physique, ni celui du vin, ni aucune des débauches qui peuvent -détruire notre intelligence. Il y a des gens qui payent cher le travail -des bras, afin que les pauvres, pour satisfaire les besoins de leur -famille, travaillent au delà de leurs forces; il y a des cabarets et -d'autres lieux plus dangereux encore, où le gouvernement prélève, -dit-on, ses bénéfices; il y a aussi des prêtres qui montent en chaire -pour nous dire ce que nous devons au seigneur de notre village, et -jamais ce que notre seigneur nous doit. Il n'y a pas d'écoles où l'on -nous enseigne nos droits, où l'on nous apprenne à distinguer nos vrais -et honnêtes besoins des besoins honteux et funestes, où l'on nous dise -enfin à quoi nous pouvons et devons penser quand nous avons sué tout -le jour au profit d'autrui, et quand nous sommes assis, le soir, au -seuil de nos cabanes à regarder les étoiles rouges sortir de -l'horizon.</p> - -<p>Ainsi raisonnait Patience; et croyez bien qu'en traduisant sa parole -dans notre langue méthodique, je lui ôte toute sa grâce, toute sa -verve et toute son énergie. Mais qui pourrait redire l'expression -textuelle de Patience? Son langage n'appartenait qu'à lui seul; -c'était un composé du vocabulaire borné, mais vigoureux, des paysans, -et des métaphores les plus hardies des poètes, dont il enhardissait -encore le tour poétique. À cet idiome mélangé, son esprit -synthétique donnait l'ordre et la logique. Une incroyable abondance -naturelle suppléait à la concision de l'expression propre. Il fallait -voir quelle lutte téméraire sa volonté et sa conviction livraient à -l'impuissance de ses formules; tout autre que lui n'eût pu s'en tirer -avec honneur, et je vous assure que, pour qui songeait à quelque chose -de plus sérieux qu'à rire de ses solécismes et de ses hardiesses, il -y avait dans cet homme matière aux plus importantes observations sur le -développement de l'esprit humain, et à la plus tendre admiration pour -la beauté morale et primitive.</p> - -<p>À l'époque où je compris entièrement Patience, j'avais un lien -sympathique avec lui dans ma destinée exceptionnelle. Comme lui, -j'avais été inculte; comme lui, j'avais cherché au dehors -l'explication de mon être, comme on cherche le mot d'une énigme. -Grâce aux circonstances fortuites de la naissance et de la richesse, -j'étais arrivé à un développement complet, tandis que Patience se -débattit jusqu'à la mort dans les ténèbres d'une ignorance dont il -ne voulait ni ne pouvait sortir; mais ce ne fut pour moi qu'un sujet de -plus de reconnaître la supériorité de cette organisation puissante -qui se dirigeait plus hardiment à l'aide de faibles lueurs -instinctives, que moi à la clarté de tous les flambeaux de la science, -et qui n'avait pas eu, d'ailleurs, un seul mauvais penchant à vaincre, -tandis que je les avais eus tous.</p> - -<p>Mais, à l'époque dont j'ai à poursuivre le récit, Patience n'était, -à mes yeux, qu'un personnage grotesque, objet d'amusement pour Edmée -et de compassion charitable pour l'abbé Aubert. Lorsqu'ils me parlaient -de lui d'un ton sérieux, je ne les comprenais plus et je m'imaginais -qu'ils prenaient ce sujet comme une sorte de texte parabolique pour me -démontrer les avantages de l'éducation, la nécessité de s'y prendre -de bonne heure et les regrets inutiles des vieilles années.</p> - -<p>J'allais rôder cependant dans les taillis dont sa nouvelle demeure -était entourée, parce que j'avais vu Edmée s'y rendre à travers le -parc, et que j'espérais obtenir, par surprise, un tête-à-tête avec -elle au retour. Mais elle était toujours accompagnée de l'abbé, -quelquefois même de son père; et, si elle restait seule avec le vieux -paysan, il l'escortait ensuite jusqu'au château. Souvent, caché dans -les touffes d'un if monstrueux qui étendait ses nombreux rejets et ses -branches pendantes à quelques pas de cette chaumière, je vis Edmée -assise au seuil, un livre à la main, tandis que Patience l'écoutait, -les bras croisés, la tête courbée sur la poitrine et brisée en -apparence par l'effort de l'attention. Je m'imaginais alors qu'Edmée -essayait de lui apprendre à lire, et je la trouvais folle de s'obstiner -à une éducation impossible. Mais elle était belle aux reflets du -couchant, sous le pampre jaunissant de la chaumière, et je la -contemplais en me disant qu'elle m'appartenait, en me jurant à -moi-même de ne jamais céder à la force ni à la persuasion qui -voudraient m'y faire renoncer.</p> - -<p>Depuis quelques jours, ma souffrance était excitée au dernier point; -je ne trouvais d'autre moyen de m'y soustraire qu'en buvant beaucoup à -souper, afin d'être à peu près abruti à cette heure, si douloureuse -et si blessante pour moi, où elle quittait le salon après avoir -embrassé son père, donné sa main à baiser à M. de La Marche, et dit -en passant devant moi: «Bonsoir, Bernard!» d'un ton qui semblait dire: -«Aujourd'hui finit comme hier, et demain finira comme aujourd'hui.»</p> - -<p>C'est en vain que j'allais m'asseoir dans le fauteuil le plus voisin de -la porte, de manière qu'elle ne pût sortir sans que son vêtement -effleurât le mien, je n'en obtenais jamais autre chose, et je -n'avançais pas ma main pour solliciter la sienne; car elle me l'eût -accordée d'un air négligent, et je crois que je l'eusse brisée dans -ma colère.</p> - -<p>Grâce aux larges libations du souper, je parvenais à m'enivrer -silencieusement et tristement. Je m'enfonçais ensuite dans mon fauteuil -de prédilection, et j'y restais sombre et assoupi jusqu'à ce que, les -fumées du vin étant dissipées, j'allasse promener dans le parc mes -rêves insensés et mes projets sinistres.</p> - -<p>On ne semblait pas s'apercevoir de cette grossière habitude. Il y avait -pour moi dans la famille tant d'indulgence et de bonté, qu'on craignait -de me faire la plus légitime observation; mais on avait très bien -remarqué ma honteuse passion pour le vin, et le curé en avisa Edmée. -Un soir, à souper, elle me regarda fixement à plusieurs reprises et -avec une expression étrange. Je la regardais à mon tour, espérant -qu'elle me provoquerait; mais nous en fûmes quittes pour un échange de -regards malveillants. En sortant de table, elle me dit tout bas, très -vite et d'un ton impérieux:</p> - -<p>—Corrigez-vous de boire, et apprenez tout ce que l'abbé vous -enseignera.</p> - -<p>Cet ordre et ce ton d'autorité, loin de me donner de l'espérance, me -parurent si révoltants, que toute ma timidité se dissipa en un -instant. J'attendis l'heure où elle montait à sa chambre, et je sortis -un peu avant elle pour aller l'attendre sur l'escalier.</p> - -<p>—Croyez-vous, lui dis-je, que je sois dupe de vos mensonges, et que je -ne m'aperçoive pas très bien, depuis un mois que je suis ici sans que -vous m'adressiez la parole, que vous m'avez berné comme un sot? Vous -m'avez menti, et, aujourd'hui, vous me méprisez, parce que j'ai eu -l'honnêteté de croire à votre parole.</p> - -<p>—Bernard, me dit-elle d'un ton froid, ce n'est pas ici le lieu et -l'heure de nous expliquer.</p> - -<p>—Oh! je sais bien, repris-je, que ce ne sera jamais le lieu ni l'heure -selon vous; mais je saurai les trouver, n'en doutez pas. Vous avez dit -que vous m'aimiez; vous m'avez jeté les bras au cou, et vous m'avez -dit, en m'embrassant, ici, je sens encore vos lèvres sur ma joue: -«Sauve-moi, et je jure par l'Évangile, par l'honneur, par le souvenir -de ma mère et de la tienne, que je t'appartiendrai.» Je sais bien que -vous avez dit tout cela parce que vous aviez peur de ma force; et, ici, -je sais bien que vous me fuyez parce que vous avez peur de mon droit. -Mais vous n'y gagnerez rien; je jure que vous ne vous jouerez pas -longtemps de moi.</p> - -<p>—Je ne vous appartiendrai jamais, répondit-elle avec une froideur de -plus en plus glaciale, si vous ne changez pas de langage, de manières -et de sentiments. Tel que vous êtes, je ne vous crains pas. Je pouvais, -lorsque vous me paraissiez bon et généreux, vous céder moitié par -peur et moitié par sympathie; mais, du moment que je ne vous aime plus, -je ne vous crains pas davantage. Corrigez-vous, instruisez-vous, et nous -verrons.</p> - -<p>—Fort bien, lui dis-je; voilà une promesse que j'entends. J'agirai en -conséquence, et, ne pouvant être heureux, je serai vengé.</p> - -<p>—Vengez-vous tant qu'il vous plaira, dit-elle; cela fera que je vous -mépriserai.</p> - -<p>Elle tira, en parlant ainsi, un papier de son sein et le brûla -tranquillement à la flamme de sa bougie.</p> - -<p>—Qu'est-ce que vous faites là? lui dis-je.</p> - -<p>—Je brûle une lettre que je vous avais écrite, répondit-elle. Je -voulais vous faire entendre raison, mais c'est bien inutile; on ne -s'explique pas avec les brutes.</p> - -<p>—Vous allez me donner cette lettre! m'écriai-je en me jetant sur elle -pour lui arracher le papier enflammé.</p> - -<p>Mais elle le retira brusquement, et, l'éteignant dans sa main avec -intrépidité, elle jeta le flambeau à mes pieds et s'échappa dans les -ténèbres. Je la poursuivis en vain. Elle gagna la porte de son -appartement avant moi et la poussa sur elle. J'entendis tirer les -verrous, et la voix de M<sup>lle</sup> Leblanc qui demandait à sa jeune maîtresse -la cause de sa frayeur.</p> - -<p>—Ce n'est rien, répondit la voix tremblante d'Edmée; c'est une -espièglerie.</p> - -<p>Je descendis au jardin et j'arpentai les allées d'un pas effréné. À -cette fureur succéda la plus profonde tristesse. Edmée, fière et -audacieuse, me paraissait plus belle et plus désirable que jamais. Il -est de la nature de tous les désirs de s'irriter et de s'alimenter de -la résistance. Je sentis que je l'avais offensée, qu'elle ne m'aimait -pas, qu'elle ne m'aimerait peut-être jamais, et, sans renoncer à la -criminelle résolution de la posséder par la force, je cédai à la -douleur que me causait sa haine. J'allai m'appuyer au hasard contre un -mur sombre, et, cachant ma tête dans mes mains, j'exhalai des sanglots -désespérés. Ma robuste poitrine se brisait, et mes larmes ne la -soulageaient pas à mon gré. J'aurais voulu rugir, et je mordais mon -mouchoir pour ne pas céder à cette tentation. Le bruit sinistre de mes -cris étouffés éveilla l'attention d'une personne qui priait dans la -chapelle, de l'autre côté du mur où je m'étais adossé à tout -hasard. Une fenêtre en ogive, garnie de ses meneaux de pierre -surmontés d'un trèfle, était située immédiatement à la hauteur de -ma tête.</p> - -<p>—Qui donc est là? demanda une figure pâle qu'éclairait le rayon -oblique de la lune à son lever.</p> - -<p>En reconnaissant Edmée, je voulus m'éloigner; mais elle passa son beau -bras entre les meneaux et me saisit par le collet de mon habit en me -disant:</p> - -<p>—Pourquoi donc pleurez-vous, Bernard?</p> - -<p>Je cédai à cette douce violence, moitié honteux d'avoir laissé -surprendre le secret de ma faiblesse, moitié ravi de voir qu'Edmée n'y -était pas insensible.</p> - -<p>—Quel chagrin avez-vous donc? reprit-elle. Qui peut vous arracher de -tels sanglots?</p> - -<p>—Vous me méprisez, vous me haïssez, et vous demandez pourquoi je -souffre, pourquoi je suis en colère!</p> - -<p>—C'est donc de colère que vous pleurez? dit-elle en retirant son -bras.</p> - -<p>—C'est de colère et d'autre chose encore, répondis-je.</p> - -<p>—Mais quoi encore? dit Edmée.</p> - -<p>—Je n'en sais rien; peut-être de chagrin, comme vous avez dit. Le fait -est que je souffre; ma poitrine se brise. Il faut que je vous quitte, -Edmée, et que j'aille vivre au milieu des bois. Je ne puis pas rester -ici.</p> - -<p>—Pourquoi souffrez-vous tant? Expliquez-vous, Bernard; voici l'occasion -de nous expliquer.</p> - -<p>—Oui, avec un mur entre nous. Je conçois que vous n'ayez pas peur de -moi ici.</p> - -<p>—Et pourtant je ne vous témoigne que de l'intérêt, il me semble, et -n'ai-je pas été aussi affectueuse il y a une heure, lorsqu'il n'y -avait pas un mur entre nous?</p> - -<p>—Je crois que vous n'êtes pas craintive, Edmée, parce que vous avez -toujours la ressource d'éviter les gens ou de les attraper avec de -belles paroles. Ah! on m'avait bien dit que toutes les femmes sont -menteuses et qu'il n'en faut aimer aucune.</p> - -<p>—Qui est-ce qui vous disait cela? votre oncle Jean, ou votre oncle -Gaucher, ou votre grand-père Tristan?</p> - -<p>—Raillez, raillez-moi tant que vous voudrez! Ce n'est pas ma faute si -j'ai été élevé par eux. Mais ils pouvaient dire parfois quelque -chose de vrai.</p> - -<p>—Bernard, voulez-vous que je vous dise pourquoi ils croyaient les -femmes menteuses?</p> - -<p>—Dites.</p> - -<p>—C'est qu'ils employaient la violence et la tyrannie avec des êtres -plus faibles qu'eux. Toutes les fois qu'on se fait craindre, on risque -d'être trompé. Lorsque, dans votre enfance, Jean vous frappait, -n'avez-vous jamais évité ses brutales corrections en déguisant vos -petites fautes?</p> - -<p>—C'est vrai: c'était ma seule ressource.</p> - -<p>—La ruse est donc, sinon le droit, du moins la ressource des opprimés. -Ne le sentez-vous pas?</p> - -<p>—Je sens que je vous aime, et qu'il n'y a pas là de motif pour que -vous me trompiez.</p> - -<p>—Aussi qui vous dit que je vous trompe?</p> - -<p>—Vous m'avez trompé; vous m'avez dit que vous m'aimiez, vous ne -m'aimiez pas.</p> - -<p>—Je vous aimais, parce que je vous voyais, partagé entre de -détestables principes et un cœur généreux, pencher vers la justice -et l'honnêteté. Et je vous aime parce que je vois que vous triomphez -des mauvais principes, et que vos méchantes inspirations sont suivies -des larmes d'un bon cœur. Voilà ce que je puis vous dire devant Dieu -et la main sur la conscience, aux heures où je vous vois tel que vous -êtes. Il y a d'autres moments où vous me semblez si au-dessous de -vous-même que je ne vous reconnais plus et que je crois ne pas vous -aimer. Il ne tient qu'à vous, Bernard, que je ne doute jamais ni de -vous ni de moi.</p> - -<p>—Et comment faut-il faire pour cela?</p> - -<p>—Vous corriger de vos mauvaises habitudes, ouvrir l'oreille aux bons -conseils, le cœur aux préceptes de la morale. Vous êtes un sauvage, -Bernard, et soyez bien sûr que ce n'est ni votre gaucherie à faire un -salut ni votre ignorance à tourner un compliment qui me choquent en -vous. Au contraire, ce serait à mes yeux un charme très grand s'il y -avait de grandes idées et de nobles sentiments sous cette rudesse. Mais -vos sentiments et vos idées sont comme vos manières, et c'est là ce -que je ne puis souffrir. Je sais que ce n'est pas votre faute, et, si je -vous voyais décidé à vous corriger, je vous aimerais autant à cause -de vos défauts qu'à cause de vos qualités. La compassion entraîne -l'affection; mais je n'aime pas le mal, je ne peux pas l'aimer, et, si -vous le cultivez en vous-même, au lieu de l'extirper, je ne peux pas -vous aimer. Comprenez-vous cela?</p> - -<p>—Non.</p> - -<p>—Comment, non?</p> - -<p>—Non, vous dis-je. Je ne sens pas qu'il y ait du mal en moi. Si vous -n'êtes pas choquée du peu de grâce de mes jambes, du peu de blancheur -de mes mains et du peu d'élégance de mes paroles, je ne sais plus ce -que vous haïssez en moi. J'ai entendu de mauvais préceptes dès mon -enfance, mais je ne les ai pas acceptés. Je n'ai jamais cru qu'il fût -permis de commettre de mauvaises actions, ou du moins je ne l'ai jamais -trouvé agréable. Quand j'ai fait le mal, j'ai été contraint par la -force. J'ai toujours détesté mes oncles et leur conduite. Je n'aime -pas la souffrance d'autrui; je n'aime à dépouiller personne; je -méprise l'argent, dont on faisait un dieu à la Roche-Mauprat; je sais -être sobre et je boirais de l'eau toute ma vie, quoique j'aime le vin, -s'il fallait, comme mes oncles, répandre le sang pour me procurer un -bon souper. Cependant j'ai combattu avec eux; cependant j'ai bu avec -eux; pouvais-je faire autrement? Aujourd'hui que je peux me conduire -comme je veux, à qui fais-je du mal? Votre abbé, qui parle de vertu, -me prend-il pour un assassin et pour un voleur? Ainsi, avouez-le, -Edmée, vous savez bien que je suis honnête; vous ne me croyez pas -méchant; mais je vous déplais parce que je n'ai pas d'esprit, et vous -aimez M. de La Marche parce qu'il sait dire des niaiseries dont je -rougirais.</p> - -<p>—Et si, pour me plaire, dit-elle en souriant, après m'avoir écouté -avec beaucoup d'attention, et sans retirer sa main, que j'avais prise à -travers le grillage; si, pour être préféré à M. de La Marche, il -fallait acquérir de l'esprit, comme vous dites, ne le feriez-vous pas?</p> - -<p>—Je n'en sais rien, répondis-je après un instant d'hésitation; -peut-être serais-je assez fou pour cela, car je ne comprends rien au -pouvoir que vous avez sur moi; mais ce serait une grande lâcheté et -une grande folie.</p> - -<p>—Pourquoi, Bernard?</p> - -<p>—Parce qu'une femme qui aime un homme, non pas pour son bon cœur, -mais pour son bel esprit, ne vaut guère la peine que je me donnerais. Voilà -ce qu'il me semble.</p> - -<p>Elle garda le silence à son tour et me dit ensuite en me pressant la -main:</p> - -<p>—Vous avez bien plus de sens et d'esprit qu'on ne croirait. Me voilà -forcée d'être tout à fait sincère avec vous et de vous avouer que, -tel que vous êtes, et quand même vous ne devriez jamais changer, j'ai -pour vous une estime et une amitié qui dureront autant que ma vie. -Soyez sûr de cela, Bernard, quelque chose que je puisse vous dire dans -un moment de colère, car vous savez que je suis très vive: cela est de -famille. Le sang des Mauprat ne coulera jamais aussi tranquillement que -celui des autres humains. Ménagez donc ma fierté, vous qui savez si -bien ce que c'est que la fierté; ne vous targuez jamais avec moi des -droits acquis. L'affection ne se commande pas, elle se demande ou -s'inspire: faites que je vous aime toujours; ne me dites jamais que je -suis forcée de vous aimer.</p> - -<p>—Cela est juste, en effet, répondis-je; mais pourquoi me parlez-vous -quelquefois comme si j'étais forcé de vous obéir? Pourquoi, ce soir, -m'avez-vous <i>défendu</i> de boire et <i>ordonné</i> d'étudier?</p> - -<p>—Parce que, si on ne peut commander à l'affection qui n'existe pas, on -peut du moins commander à l'affection qui existe, et c'est parce que je -suis sûre de la vôtre que je lui commande.</p> - -<p>—C'est bien! m'écriai-je avec transport; j'ai donc le droit de -commander à la vôtre aussi, puisque vous m'avez dit qu'elle existait -certainement... Edmée, je vous commande de m'embrasser.</p> - -<p><br /></p> - -<div class="figcenter" style="width: 500px;"> -<a id="figure05"></a> -<img src="images/figure05.jpg" width="500" alt="" /> -<p class="center">... <i>Je couvrais de mes lèvres la blessure que j'avais faite à -Edmée</i>...—Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</p> -</div> - -<p><br /></p> - -<p>—Laissez, Bernard, s'écria-t-elle, vous me cassez le bras. Voyez, vous -m'avez écorchée contre le grillage.</p> - -<p>—Pourquoi Vous êtes-vous retranchée contre moi? lui dis-je eh -couvrant de mes lèvres la légère blessure que je lui avais faite au -bras. Ah! que je suis malheureux! Maudit grillage! Edmée, si vous -vouliez pencher votre tête, je pourrais vous embrasser... vous -embrasser comme ma sœur. Edmée, que craignez-vous?</p> - -<p>—Mon bon Bernard, répondit-elle, dans le monde où je vis, on -n'embrasse même pas sa sœur, et nulle part on ne s'embrasse en secret. -Je vous embrasserai devant mon père, tous les jours si vous voulez, -mais jamais ici.</p> - -<p>—Vous ne m'embrasserez jamais! m'écriai-je, rendu à mes fureurs -accoutumées. Et votre promesse? et mes droits?...</p> - -<p>—Si nous nous marions ensemble.... dit-elle avec embarras, quand vous -aurez reçu l'éducation que je vous supplie de recevoir...</p> - -<p>—Mort de ma vie! vous moquez-vous? Est-il question de mariage entre -nous? Nullement; je ne veux pas de votre fortune, je vous l'ai dit.</p> - -<p>—Ma fortune et la vôtre n'en font plus qu'une, répondit-elle. Entre -parents aussi proches que nous le sommes, le tien et le mien sont des -mots sans valeur. Jamais la pensée ne me viendra de vous croire cupide. -Je sais que vous m'aimez, que vous travaillerez à me le prouver, et -qu'un jour viendra où votre amour ne me fera plus peur, parce que je -pourrai l'accepter à la face du ciel et des hommes.</p> - -<p>—Si c'est là votre idée, repris-je tout à fait distrait de mes -sauvages transports par la direction nouvelle qu'elle donnait à mes -pensées, ma position est bien différente; mais, à vous dire vrai, il -faut que j'y réfléchisse... Je n'avais pas songé que vous -l'entendriez ainsi...</p> - -<p>—Et comment voulez-vous que je puisse l'entendre différemment? -reprit-elle. Une demoiselle ne se déshonore-t-elle pas en se donnant à -un autre homme que son époux? Je ne veux pas me déshonorer, vous ne le -voudriez pas non plus, vous qui m'aimez; vous ne voudriez pas me faire -un tort irréparable. Si vous aviez cette intention, vous seriez mon -plus mortel ennemi.</p> - -<p>—Attendez, Edmée, attendez, repris-je; je ne puis rien vous dire de -mes intentions, je n'en ai jamais eu d'arrêtées à votre égard. Je -n'ai eu que des désirs, et jamais je n'ai pensé à vous sans devenir -fou. Vous voulez que je vous épouse? Eh! pourquoi donc, mon Dieu?</p> - -<p>—Parce qu'une jeune fille qui se respecte ne peut appartenir à un -homme sans la pensée, sans la résolution, sans la certitude de lui -appartenir toujours. Ne savez-vous pas cela?</p> - -<p>—Il y a tant de choses que je ne sais pas, ou auxquelles je n'ai jamais -pensé!</p> - -<p>—L'éducation vous apprendrait, Bernard, ce que vous devez penser des -choses qui vous intéressent le plus, de votre position, de vos devoirs, -de vos sentiments. Vous ne voyez clair ni dans votre cœur ni dans votre -conscience. Moi qui suis habituée à m'interroger sur toute chose et à -me gouverner moi-même, comment voulez-vous que je prenne pour maître -un homme soumis à l'instinct et guidé par le hasard?</p> - -<p>—Pour maître! pour mari! Oui, je comprends que vous ne puissiez -soumettre votre vie tout entière à un animal de mon espèce... Mais je -ne vous demandais pas cela, moi!... et je n'y puis penser sans frémir!</p> - -<p>—Il faut que vous y pensiez cependant, Bernard; pensez-y beaucoup, et, -quand vous l'aurez fait, vous sentirez la nécessité de suivre mes -conseils et de mettre votre esprit en rapport avec la nouvelle position -où vous êtes entré en quittant la Roche-Mauprat; quand vous aurez -reconnu cette nécessité, vous me le direz, et alors nous prendrons -plusieurs résolutions nécessaires.</p> - -<p>Elle retira doucement sa main d'entre les miennes, et je crois qu'elle -me dit bonsoir, mais je ne l'entendis pas. Je restai absorbé dans mes -pensées, et, quand je relevai la tête pour lui parler, elle n'était -plus là. J'allai à la chapelle; elle était rentrée dans sa chambre -par une tribune supérieure qui communiquait avec ses appartements.</p> - -<p>Je retournai dans le jardin, je m'enfonçai dans le parc et j'y restai -toute la nuit. Ma conversation avec Edmée m'avait jeté dans un monde -nouveau. Jusque-là, je n'avais pas cessé d'être l'homme de la -Roche-Mauprat, et je n'avais pas prévu que je pusse ou que je dusse -cesser de l'être; sauf les habitudes qui avaient changé avec les -circonstances, j'étais resté dans le cercle étroit de mes pensées. -Au sein de toutes les choses nouvelles qui m'environnaient, je me -sentais blessé de leur puissance réelle et je raidissais ma volonté -en secret, afin de ne pas me sentir humilié. Je crois qu'avec la -persévérance et la force dont j'étais doué, rien n'eût pu me faire -sortir de ce retranche ment d'obstination, si Edmée ne s'en fût -mêlée. Les biens vulgaires de la vie, les satisfactions du luxe, -n'avaient pour moi d'autre charme que celui de la nouveauté. Le repos -du corps me pesait, et le calme de cette maison, pleine d'ordre et de -silence, m'eût écrasé, si la présence d'Edmée et l'orage de mes -désirs ne l'eussent remplie de mes agitations et peuplée de mes -fantômes. Je n'avais pas désiré un seul instant devenir le chef de -cette maison, le maître de cette fortune, et je venais, avec plaisir, -d'entendre Edmée rendre justice à mon désintéressement. Cependant je -répugnais encore à l'idée d'associer deux buts si distincts, ma -passion et mes intérêts. J'errai dans le parc en proie à mille -incertitudes, et je gagnai la campagne sans m'en apercevoir. La nuit -était magnifique. La pleine lune versait des flots de sa lumière -sereine sur les guérets altérés par la chaleur du jour. Les plantes -flétries se relevaient sur leur tige, chaque feuille semblait aspirer -par tous ses pores l'humide fraîcheur de la nuit. Je ressentais aussi -cette douce influence; mon cœur battait avec force, mais avec -régularité. J'étais inondé d'une vague espérance; l'image d'Edmée -flottait devant moi sur les sentiers des prairies et n'excitait plus ces -douloureux transports, ces fougueuses aspirations qui m'avaient -dévoré.</p> - -<p>Je traversais un lieu découvert où quelques massifs de jeunes arbres -coupaient çà et là les verts steppes des pâturages. De grands bœufs -d'un blond clair, agenouillés sur l'herbe courte, immobiles, -paraissaient plongés dans de paisibles contemplations. Des collines -adoucies montaient vers l'horizon, et leurs croupes veloutées -semblaient jouer dans les purs reflets de la lune. Pour la première -fois de ma vie, je sentis les beautés voluptueuses et les émanations -sublimes de la nuit. J'étais pénétré de je ne sais quel bien-être -inconnu; il me semblait que, pour la première fois aussi, je voyais la -lune, les coteaux et les prairies. Je me souvenais d'avoir entendu dire -à Edmée qu'il n'y avait pas de plus beau spectacle que celui de la -nature, et je m'étonnais de ne l'avoir pas su jusque-là. J'eus par -instants la pensée de me mettre à genoux et de prier Dieu; mais je -craignais de ne pas savoir lui parler et de l'offenser en le priant mal. -Vous avouerai-je une singulière fantaisie qui me vint comme une -révélation enfantine de l'amour poétique au sein du chaos de mon -ignorance? La lune éclairait si largement les objets, que je -distinguais dans le gazon les moindres fleurettes. Une petite marguerite -des prés me sembla si belle, avec sa collerette blanche frangée de -pourpre et son calice d'or plein des diamants de la rosée, que je la -cueillis et la couvris de baisers, en m'écriant, dans une sorte -d'égarement délicieux:</p> - -<p>—C'est toi, Edmée! oui, c'est toi! te voilà! tu ne me fuis plus!</p> - -<p>Mais quelle fut ma confusion lorsqu'en me relevant je vis que j'avais un -témoin de ma folie! Patience était debout devant moi.</p> - -<p>Je fus si mécontent d'avoir été surpris dans un tel accès -d'extravagance, que, par un reste d'habitude de coupe-jarret, je -cherchai mon couteau à ma ceinture; mais je n'avais plus ni ceinture ni -couteau. Mon gilet de soie à poches me fit souvenir que j'étais -condamné à n'égorger plus personne. Patience sourit.</p> - -<p>—Eh bien, eh bien, qu'y a-t-il? dit le solitaire avec calme et douceur; -croyez-vous que je ne sache pas bien ce qui en est? Je ne suis pas si -simple que je ne comprenne; je ne suis pas si vieux que je ne voie -clair. Qui est-ce qui secoue les branches de mon if toutes les fois que -la fille sainte est assise à ma porte? Qui est-ce qui nous suit comme -un jeune loup, à pas comptés, sous le taillis, quand je reconduis la -belle enfant chez son père? Et quel mal y a-t-il à cela? Vous êtes -jeunes tous deux, vous êtes beaux tous deux, vous êtes parents, et, si -vous vouliez, vous seriez un digne et honnête homme, comme elle est une -digne et honnête fille.</p> - -<p>Tout mon courroux était tombé en écoutant Patience parler d'Edmée. -J'avais un si grand besoin de m'entretenir d'elle, que j'en aurais -entendu dire du mal pour le seul plaisir d'entendre prononcer son nom. -Je continuai ma promenade côte à côte avec Patience. Le vieillard -marchait pieds nus dans la rosée. Il est vrai que ses pieds, ayant -oublié depuis longtemps l'usage des chaussures, étaient arrivés à un -degré de callosité qui les mettait à l'abri de tout. Il avait pour -tout vêtement un pantalon de toile bleue qui, faute de bretelles, -tombait sur ses hanches, et une chemise grossière. Il ne pouvait -souffrir aucune contrainte dans ses habits, et sa peau, endurcie par le -hâle, n'était sensible ni au chaud ni au froid. On l'a vu, jusqu'à -plus de quatre-vingts ans, aller tête nue au soleil le plus ardent, et -la veste entr'ouverte à la bise des hivers. Depuis qu'Edmée veillait -à tous ses besoins, il était arrivé à une certaine propreté; mais, -dans le désordre de sa toilette et sa haine pour tout ce qui dépassait -les bornes du strict nécessaire, se retrouvait, sauf l'impudeur, qui -lui avait toujours été odieuse, le cynique des anciens jours. Sa barbe -brillait comme de l'argent. Son crâne chauve était si luisant, que la -lune s'y reflétait comme dans l'eau. Il marchait lentement, les mains -derrière le dos, la tête levée, comme un homme qui surveille son -empire. Mais le plus souvent ses regards se perdaient vers le ciel, et -il interrompait sa conversation pour dire en montrant la voûte -étoilée:</p> - -<p>—Voyez cela, voyez comme c'est beau!</p> - -<p>C'est le seul paysan que j'aie vu admirer le ciel, ou tout au moins -c'est le seul que j'aie vu se rendre compte de son admiration.</p> - -<p>—Pourquoi, maître Patience, lui dis-je, pensez-vous que je serais un -honnête homme <i>si je voulais?</i> Croyez-vous donc que je ne le sois pas?</p> - -<p>—Oh! ne soyez pas fâché, répondit-il; Patience a le droit de tout -dire. N'est-ce pas le fou du château?</p> - -<p>—Edmée prétend que vous en êtes le sage, au contraire.</p> - -<p>—Prétend-elle cela, la sainte fille de Dieu? Eh bien, si elle le -croit, je veux agir en sage et vous donner un bon conseil, maître -Bernard Mauprat. Voulez-vous l'entendre?</p> - -<p>—Il paraît que tout le monde ici se mêle de conseiller. N'importe, -j'écoute.</p> - -<p>—Vous êtes amoureux de votre cousine.</p> - -<p>—Vous êtes bien hardi de faire une pareille question.</p> - -<p>—Ce n'est pas une question, c'est un fait. Eh bien, je vous dis, moi: -faites-vous aimer de votre cousine et soyez son mari.</p> - -<p>—Et pourquoi me portez-vous cet intérêt, maître Patience?</p> - -<p>—Parce que je sais que vous le méritez.</p> - -<p>—Qui vous l'a dit? l'abbé?</p> - -<p>—Non pas.</p> - -<p>—Edmée?</p> - -<p>—Un peu. Et cependant elle n'est pas bien amoureuse de vous, au moins. -Mais c'est votre faute.</p> - -<p>—Comment cela, Patience?</p> - -<p>—Parce qu'elle veut que vous deveniez savant, et vous, vous ne le -voulez pas. Ah! si j'avais votre âge, moi, pauvre Patience, et si je -pouvais, sans étouffer, me tenir enfermé dans une chambre seulement -deux heures par jour, et si tous ceux que je rencontre s'occupaient de -m'instruire! si l'on me disait: «Patience, voilà ce qui s'est fait -hier; Patience, voilà ce qui se fera demain.» Mais baste! il faut que -je trouve tout moi-même, et c'est si long, que je mourrai de vieillesse -avant d'avoir trouvé le dixième de ce que je voudrais savoir. Mais -écoutez, j'ai encore une raison pour désirer que vous épousiez -Edmée.</p> - -<p>—Laquelle, bon monsieur Patience?</p> - -<p>—C'est que ce La Marche ne lui convient pas. Je le lui ai dit, oui-da! -et à lui aussi, et à l'abbé, et à tout le monde. Ce n'est pas un -homme, cela. Cela sent bon comme tout un jardin; mais j'aime mieux le -moindre brin de serpolet.</p> - -<p>—Ma foi! je ne l'aime guère non plus, moi. Mais si ma cousine l'aime, -hein! Patience?</p> - -<p>—Votre cousine ne l'aime pas. Elle le croit bon, elle le croit -<i>véritable</i>; elle se trompe, et il la trompe, et il trompe tout le -monde. Je le sais, moi, c'est un homme qui n'a pas de <i>cela</i> (et -Patience posait la main sur son cœur). C'est un homme qui dit toujours: -«Moi, la vertu! moi, les infortunés! moi, les sages, les amis du genre -humain, etc., etc.» Eh bien, moi, Patience, je sais qu'il laisse mourir -de faim de pauvres gens à la porte de son château. Je sais que, si on -lui disait: «Donne ton château, mange du pain noir, donne tes terres, -fais-toi soldat, et il n'y aura plus d'infortunés dans le monde, le -genre humain, comme tu dis, sera sauvé», l'<i>homme</i> dirait: «Merci, -je suis seigneur de mes terres, et je ne suis pas soûl de mon -château.» Oh! je les connais bien, ces <i>faux bons!</i> Quelle différence -avec Edmée! Vous ne savez pas cela, vous! Vous l'aimez parce qu'elle -est belle comme la marguerite des prés, et moi je l'aime parce qu'elle -est bonne comme la lune qui éclaire tout le monde. C'est une fille qui -donne tout ce qu'elle a, qui ne porterait pas un joyau, parce qu'avec -l'or d'une bague, on peut faire vivre un homme pendant un an. Et, si -elle rencontre dans son chemin un petit pied d'enfant blessé, elle -ôtera son soulier pour le lui donner et s'en ira pied nu. Et puis, -c'est un cœur qui va droit, voyez-vous. Si demain le village de -Sainte-Sévère allait la trouver en masse et lui dire: «Demoiselle, -c'est assez vivre dans la richesse; donnez-nous ce que vous avez, et -travaillez à votre tour.—C'est juste, mes bons enfants», dirait-elle. -Et gaiement elle irait mener les troupeaux aux champs! Sa mère était -de même; car, voyez-vous, j'ai connu sa mère toute jeune, comme elle -est à présent, et la vôtre aussi, da! Et c'était une maîtresse -femme, charitable, juste. Et vous en tenez, à ce qu'on dit.</p> - -<p>—Hélas! non, répondis-je, saisi d'attendrissement par le discours de -Patience. Je ne connais ni la charité ni la justice.</p> - -<p>—Vous n'avez pu encore les pratiquer; mais cela est écrit dans votre -cœur, je le sais, moi. On dit que je suis sorcier, et je le suis un -peu. Je connais un homme tout de suite. Vous souvenez-vous de ce que -vous m'avez dit un jour sur la fougère de Validé? Vous étiez avec -Sylvain; moi, j'étais avec Marcasse. Vous me dîtes qu'un honnête -homme vengeait ses querelles lui-même. Et à propos, monsieur Mauprat, -si vous n'êtes pas content des excuses que je vous ai faites à la tour -Gazeau, il faut le dire. Voyez, il n'y a personne ici, et, tout vieux -que je suis, j'ai encore le poignet aussi bon que vous; nous pouvons -nous allonger quelques bons coups, c'est le droit de nature; et, quoique -je n'approuve pas cela, je ne refuse jamais de donner réparation à qui -la demande. Je sais qu'il y a des hommes qui mourraient de chagrin s'ils -n'étaient pas vengés, et moi qui vous parle, il m'a fallu plus de -cinquante ans pour oublier un affront que j'ai reçu... et, quand j'y -pense encore, ma haine pour les nobles se réveille, et je me fais un -crime d'avoir pu pardonner dans mon cœur à quelques-uns.</p> - -<p>—Je suis pleinement satisfait, maître Patience, et je sens, au -contraire, de l'amitié pour vous.</p> - -<p>—Ah! c'est que je gratte l'œil qui vous démange! Bonne jeunesse! -Allons, Mauprat, du courage. Suivez les conseils de l'abbé, c'est un -juste. Tâchez de plaire à votre cousine, c'est une étoile du -firmament. Connaissez la vérité; aimez le peuple; détestez ceux qui -le détestent; soyez prêt à vous sacrifier pour lui... Écoutez, -écoutez! je sais ce que je dis; faites-vous l'ami du peuple.</p> - -<p>—Le peuple est-il donc meilleur que la noblesse, Patience? De bonne -foi, et puisque vous êtes un sage, dites la vérité.</p> - -<p>—Le peuple vaut mieux que la noblesse, parce que la noblesse l'écrase -et qu'il le souffre! Mais il ne le souffrira peut-être pas toujours. -Enfin, il faut que vous le sachiez; vous voyez bien ces étoiles? Elles -ne changeront pas, elles seront à la même place et verseront autant de -feu dans dix mille ans qu'aujourd'hui; mais, avant cent ans, avant moins -peut-être, il y aura bien des changements sur la terre. Croyez-en un -homme qui pense à la vérité et qui ne se laisse pas égarer par les -grands airs des forts. Le pauvre a assez souffert; il se tournera contre -le riche, et les châteaux tomberont, et les terres seront dépecées. -Je ne verrai pas cela, mais vous le verrez; il y aura dix chaumières à -la place de ce parc, et dix familles vivront de son revenu. Il n'y aura -plus ni valets, ni maîtres, ni vilains, ni seigneurs. Il y aura des -nobles qui crieront haut et qui ne céderont qu'à la force, comme -eussent fait vos oncles s'ils eussent vécu, comme fera M. de La Marche, -malgré ses beaux discours. Il y en aura qui s'exécuteront -généreusement comme Edmée, et comme vous, si vous écoutez la -sagesse. Et alors il sera bon pour Edmée qu'elle ait pour mari un homme -et non pas un brin de muguet. Il sera bon que Bernard Mauprat sache -pousser une charrue ou tuer le gibier du bon Dieu, pour nourrir sa -famille; car le vieux Patience sera couché sous l'herbe du cimetière -et ne pourra rendre à Edmée les services qu'il aura reçus. Ne riez -pas de ce que je dis, jeune homme; c'est la voix de Dieu qui dit cela. -Voyez le ciel. Les étoiles vivent en paix, et rien ne dérange leur -ordre éternel. Les grosses ne mangent pas les petites, et nulle ne se -précipite sur ses voisines. Or un temps viendra où le même ordre -régnera parmi les hommes. Les méchants seront balayés par le vent du -Seigneur. Assurez vos jambes, seigneur Mauprat, afin de rester debout et -de soutenir Edmée; c'est Patience qui vous avertit, Patience qui ne -vous veut que du bien. Mais il y en aura d'autres qui voudront le mal, -et il faut que les bons se fassent forts.</p> - -<p>Nous étions arrivés jusqu'à la chaumière de Patience. Il s'était -arrêté à la barrière de son petit enclos, et, une main appuyée sur -les barreaux, gesticulant de l'autre, il parlait avec énergie. Son -regard brillait comme la flamme, son front était baigné de sueur; il y -avait en lui quelque chose de puissant comme la parole des vieux -prophètes, et la simplicité plus que plébéienne de son accoutrement -rehaussait encore la fierté de son geste et l'onction de sa voix. La -Révolution française a fait savoir, depuis ce temps, qu'il y avait -dans le peuple de fougueuses éloquences et une implacable logique; mais -ce que je voyais en ce moment était si neuf pour moi et me fit une -telle impression, que mon imagination sans règle et sans frein se -laissa entraîner aux terreurs superstitieuses de l'enfance. Il me -tendit la main, et j'obéis à cet appel avec plus d'effroi que de -sympathie. Le sorcier de la tour Gazeau, suspendant sur ma tête la -chouette ensanglantée, venait de repasser devant mes yeux.</p> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<h4><a id="XI">XI</a></h4> - - -<p>Lorsque, accablé de lassitude, je m'éveillai le lendemain, tous les -incidents de la veille m'apparurent comme un songe. Il me sembla -qu'Edmée, en me parlant de devenir ma femme, avait voulu reculer mes -espérances indéfiniment par un leurre perfide; et, quant à l'effet -des paroles du sorcier, je ne me les rappelais pas sans une profonde -humiliation. Quoi qu'il en soit, cet effet était produit. Les émotions -de cette journée avaient laissé en moi une trace ineffaçable; je -n'étais déjà plus l'homme de la veille, et je ne devais jamais -redevenir complètement celui de la Roche-Mauprat.</p> - -<p>Il était tard, et j'avais réparé dans la matinée seulement les -heures de mon insomnie. Je n'étais pas levé, et déjà j'entendais sur -le pavé de la cour résonner le sabot du cheval de M. de La Marche. -Tous les jours, il arrivait à cette heure; tous les jours, il voyait -Edmée aussitôt que moi, et, ce jour-là même, ce jour où elle avait -voulu me persuader de compter sur sa main, il allait poser avant moi son -fade baiser sur cette main qui m'appartenait. Cette pensée réveilla -tous mes doutes. Comment Edmée souffrait-elle ses assiduités, si elle -avait réellement l'intention d'en épouser un autre que lui? Peut-être -n'osait-elle pas l'éloigner; peut-être était-ce à moi de le faire. -Je ne savais pas les usages du monde où j'entrais. L'instinct me -conseillait de m'abandonner à mes impétueuses inspirations, et -l'instinct parlait haut.</p> - -<p>Je m'habillai à la hâte. J'entrai au salon pâle et en désordre; -Edmée était pâle aussi. La matinée était pluvieuse et fraîche. On -avait fait du feu dans la vaste cheminée. Étendue dans sa bergère, -elle chauffait ses petits pieds en sommeillant. C'était l'attitude -nonchalante et transie qu'elle avait eue durant ses jours de maladie. M. -de La Marche lisait la gazette à l'autre bout de la chambre. En voyant -Edmée brisée plus que moi par les émotions de la veille, je sentis ma -colère tomber, et, m'approchant d'elle, je m'assis sans bruit et la -regardai avec attendrissement.</p> - -<p>—C'est vous, Bernard? me dit-elle sans faire un mouvement et sans -ouvrir les yeux.</p> - -<p>Elle avait les coudes appuyés sur les bras de son fauteuil et les mains -gracieusement entrelacées sous son menton. Les femmes avaient à cette -époque et presque en toute saison les bras demi-nus. J'aperçus à -celui d'Edmée une petite bande de taffetas d'Angleterre qui me fit -battre le cœur. C'était la légère blessure que je lui avais faite la -veille contre le grillage de la croisée. Je soulevai doucement la -dentelle qui retombait sur son coude, et, enhardi par son demi-sommeil, -j'appuyai mes lèvres sur cette chère blessure. M. de La Marche pouvait -me voir, et il me voyait en effet, et j'agissais à dessein. Je brûlais -d'avoir une querelle avec lui. Edmée tressaillit et devint toute rouge; -mais, reprenant aussitôt un air d'enjouement plein d'indolence:</p> - -<p>—En vérité, Bernard, me dit-elle, vous êtes galant ce matin comme un -abbé de cour. N'auriez-vous pas fait quelque madrigal la nuit -dernière?</p> - -<p>Je fus singulièrement mortifié de cette raillerie; mais, payant -d'assurance à mon tour:</p> - -<p>—Oui, j'en ai fait un hier au soir à la fenêtre de la chapelle, -répondis-je; et, s'il est mauvais, cousine, c'est votre faute.</p> - -<p>—Dites que c'est la faute de votre éducation, reprit-elle en -s'animant.</p> - -<p>Et elle n'était jamais plus belle que lorsque sa fierté et sa -vivacité naturelles se réveillaient.</p> - -<p>—M'est avis que j'ai beaucoup trop d'éducation, en effet, -répondis-je, et que, si j'écoutais davantage mon bon sens naturel, -vous ne me railleriez pas tant.</p> - -<p>—Il me semble, en vérité, que vous faites assaut d'esprit et de -métaphores avec Bernard, dit M. de La Marche en pliant son journal d'un -air indifférent et en se rapprochant de nous.</p> - -<p>—Je l'en tiens quitte, répondis-je, blessé de cette impertinence; -qu'elle garde son esprit pour vos pareils.</p> - -<p>Je me levai pour l'affronter, mais il ne parut pas s'en apercevoir; et, -s'adossant à la cheminée avec une incroyable aisance, il dit, en se -penchant vers Edmée, d'une voix douce et presque affectueuse:</p> - -<p>—Qu'a-t-il donc? comme s'il se fut informé de la santé de son petit -chien.</p> - -<p>—Que sait-on? répondit Edmée du même ton.</p> - -<p>Puis elle se leva en ajoutant:</p> - -<p>—J'ai trop mal à la tête pour rester là. Donnez-moi le bras pour -remonter dans ma chambre.</p> - -<p>Elle sortit appuyée sur lui; je restai stupéfait.</p> - -<p>J'attendis, résolu à l'insulter dès qu'il serait revenu au salon; -mais l'abbé entra, et, peu après, mon oncle Hubert. Ils se mirent à -causer de sujets qui m'étaient tout à fait étrangers (et il en était -ainsi de presque tous les sujets de conversation). Je ne savais que -faire pour me venger; mais je n'osais me trahir en présence de mon -oncle. Je sentais ce que je devais au respect et aux droits de -l'hospitalité. Jamais je ne m'étais fait une telle violence à la -Roche-Mauprat. L'outrage et la colère se manifestaient spontanément; -je faillis mourir dans l'attente de ma vengeance. Plusieurs fois le -chevalier, remarquant l'altération de mes traits, me demanda avec -bonté si j'étais malade. M. de La Marche ne parut s'apercevoir ni se -douter de rien. L'abbé seul m'examinait avec attention. Je surprenais -ses yeux bleus, ou la pénétration naturelle se voilait toujours sous -une habitude de timidité, attachés sur moi avec inquiétude. L'abbé -ne m'aimait pas. Il m'était facile de voir que ses manières douces et -enjouées devenaient froides comme malgré lui dès qu'il s'adressait à -moi; je remarquais même qu'en tout temps, son visage s'attristait à -mon approche.</p> - -<p>Me sentant près de m'évanouir, tant la contrainte que je subissais -était hors de mes habitudes et au-dessus de mes forces, j'allai me -jeter sur l'herbe du parc. C'était là mon refuge dans toutes mes -agitations. Ces grands chênes, cette mousse centenaire qui pendait à -toutes les branches, ces fleurs de bois pâles et odorantes, emblèmes -des douleurs cachées, c'étaient là les amis de mon enfance, les seuls -que j'eusse retrouvés sans altération dans la vie sociale comme dans -la vie sauvage. Je cachai mon visage dans mes mains; je ne me rappelle -pas avoir souffert davantage dans aucune des calamités de ma vie. -Pourtant j'en éprouvai de bien réelles par la suite, et, à tout -prendre, j'eusse dû m'estimer heureux, au sortir du rude et périlleux -métier de coupe-jarret, de trouver tant de biens inespérés, -affection, sollicitude, richesse, liberté, enseignement, bons conseils -et bons exemples. Mais il est certain que, pour passer d'un état de -l'âme à un état opposé, même du mal au bien, même de la douleur à -la jouissance et de la fatigue au repos, il faut que l'homme souffre, et -que, dans cet enfantement d'une nouvelle destinée, tous les ressorts de -son être se tendent jusqu'à se briser. Ainsi, à l'approche de -l'été, le ciel se couvre de sombres nuées, et la terre, frémissante, -semble prête à s'anéantir sous les coups de la tempête.</p> - -<p>Je n'étais occupé en ce moment qu'à chercher un moyen d'assouvir ma -haine contre M. de La Marche, sans trahir et sans laisser même -soupçonner le lien mystérieux dont je me prévalais auprès d'Edmée. -Quoique rien ne fût moins en vigueur à la Roche-Mauprat que la -sainteté du serment, les seules lectures que j'eusse faites étant, -comme je vous l'ai dit, quelques ballades de chevalerie, je m'étais -pris d'un romanesque amour pour la fidélité des promesses, et c'était -à peu près la seule vertu que j'eusse acquise. Le secret dû à Edmée -me retenait donc invinciblement.</p> - -<p>—Mais ne trouverai-je pas, me disais-je, quelque prétexte plausible -pour me jeter sur mon ennemi et pour l'étrangler?</p> - -<p>À dire vrai, cela n'était pas facile avec un homme qui semblait avoir -un parti pris de politesse et de prévenances à mon égard.</p> - -<p>Dans ces perplexités, j'oubliai l'heure du dîner, et, quand je vis le -soleil descendre derrière les tours du château, je me dis trop tard -que mon absence avait dû être remarquée, et que je ne pourrais -rentrer sans subir ou les brusques questions d'Edmée ou ce clair et -froid regard de l'abbé, qui me semblait toujours éviter le mien, et -que je surprenais tout à coup plongeant au plus profond de ma -conscience.</p> - -<p>Je résolus de ne rentrer qu'à la nuit, et je m'étendis sur l'herbe, -essayant de dormir pour reposer ma tête brisée. Je m'endormis en -effet. Quand je m'éveillai, la lune montait dans le ciel, encore rouge -des feux du soir. Le bruit qui m'avait fait tressaillir était bien -léger; mais il est des sons qui frappent le cœur avant de frapper -l'oreille, et les plus subtiles émanations de l'amour pénètrent -quelquefois la plus rude organisation. La voix d'Edmée venait de -prononcer mon nom à peu de distance, derrière le feuillage. D'abord je -crus avoir rêvé; je restai immobile, je retins mon haleine et -j'écoutai. C'était elle qui se rendait chez le solitaire avec l'abbé. -Ils s'étaient arrêtés dans le sentier couvert, à cinq ou six pas de -moi, et ils causaient à demi-voix, mais de cette manière distincte -qui, dans les confidences, donne à l'attention tant de solennité.</p> - -<p>—Je crains, disait Edmée, qu'il ne fasse un esclandre à M. de La -Marche; quelque chose de plus sérieux encore, que sait-on? Vous ne -connaissez pas Bernard.</p> - -<p>—Il faut à tout prix l'éloigner d'ici, répondit l'abbé. Vous ne -pouvez vivre de la sorte, continuellement exposée à la brutalité d'un -brigand.</p> - -<p>—Il est certain que ce n'est pas vivre. Depuis qu'il a mis le pied ici, -je n'ai pas eu un instant de liberté. Prisonnière dans ma chambre, ou -forcée de recourir à la protection de mes amis, je n'ose faire un pas. -C'est tout au plus si je puis descendre l'escalier, et je ne traverse -pas la galerie sans envoyer Leblanc en éclaireur. La pauvre fille, qui -m'a vue si brave, me croit folle. Cette contrainte est odieuse. Je ne -dors plus que sous les verrous. Et voyez, l'abbé, je ne marche pas sans -un poignard, ni plus ni moins qu'une héroïne de ballade espagnole.</p> - -<p>—Et, si ce malheureux vous rencontre et vous effraye, vous vous en -frapperez le sein, n'est-ce pas? De pareilles chances ne peuvent -s'accepter. Edmée, il faut trouver le moyen de changer une position qui -n'est pas tenable. Je conçois que vous ne vouliez pas lui ôter -l'amitié de votre père, en confessant à celui-ci la monstrueuse -transaction que vous avez été forcée de faire avec ce bandit à la -Roche-Mauprat. Mais, quoi qu'il arrive... Ah! ma pauvre Edmée, je ne -suis pas un homme de sang, mais je me prends vingt fois le jour à -déplorer que mon caractère de prêtre m'empêche de provoquer cet -homme et de vous en débarrasser à jamais.</p> - -<p>Ce charitable regret, exprimé si naïvement à mon oreille, me donna -une violente démangeaison de me montrer brusquement, ne fût-ce que -pour mettre à l'épreuve l'humeur guerrière de l'abbé; mais j'étais -enchaîné par le désir de surprendre enfin les véritables sentiments -et les véritables desseins d'Edmée à mon égard.</p> - -<p>—Soyez donc tranquille, dit-elle d'un air dégagé; s'il lasse ma -patience, je n'hésiterai nullement à lui planter cette lame dans la -joue. Je suis bien sûre qu'une petite saignée calmera son ardeur.</p> - -<p>Alors ils se rapprochèrent de quelques pas.</p> - -<p>—Écoutez-moi, Edmée, dit l'abbé en s'arrêtant de nouveau; nous ne -pouvons parler de cela devant Patience; ne rompons pas cet entretien -sans conclure quelque chose. Vous arrivez avec Bernard à la crise -imminente. Il me semble, mon enfant, que vous ne faites pas tout ce que -vous devriez faire pour prévenir les malheurs qui peuvent nous frapper; -car tout ce qui vous sera funeste nous le sera à tous et nous frappera -au fond du cœur.</p> - -<p>—Je vous écoute, mon excellent ami, répondit Edmée, grondez-moi, -conseillez-moi.</p> - -<p>En même temps, elle s'adossa contre l'arbre au pied duquel j'étais -couché parmi les broussailles et les hautes herbes. Je pense qu'elle -eût pu me voir, car je la voyais distinctement; mais elle était loin -de soupçonner que je contemplais sa figure céleste, sur laquelle la -brise faisait passer alternativement l'ombre des feuilles agitées et -les pâles diamants que la lune sème dans les bois.</p> - -<p>—Je dis, Edmée, reprit l'abbé en croisant ses bras sur sa poitrine et -en se frappant le front par instants, que vous ne jugez pas nettement -votre situation. Tantôt elle vous afflige au point que vous perdez -toute espérance et que vous voulez vous laisser mourir (oui, ma chère -enfant, au point que votre santé en est visiblement altérée), et -tantôt, je dois vous le dire, au risque de vous fâcher un peu, vous -envisagez vos périls avec une légèreté et un enjouement qui -m'étonnent.</p> - -<p>—Ce dernier reproche est délicat, mon ami, répondit-elle; mais -laissez-moi me justifier. Votre étonnement vient de ce que vous ne -connaissez pas bien la race Mauprat. C'est une race indomptable, -incorrigible, et dont il ne peut sortir que des <i>casse-têtes</i> ou des -<i>coupe-jarrets.</i> À ceux que l'éducation a le mieux rabotés, il reste -encore bien des nœuds: une fierté souveraine, une volonté de fer, un -profond mépris pour la vie. Vous voyez que, malgré sa bonté adorable, -mon père est si vif parfois, qu'il casse sa tabatière en la posant sur -la table, lorsque vos arguments l'emportent sur les siens en politique, -ou lorsque vous le gagnez aux échecs. Pour moi, je sens que mes veines -sont aussi larges que si j'étais née dans les nobles rangs du peuple, -et je ne crois pas que jamais aucun Mauprat ait brillé à la cour par -la grâce de ses manières. Comment donc voudriez-vous que je fisse -grand cas de la vie, étant née brave? Il est pourtant des instants de -faiblesse ou je me décourage de reste et m'apitoie sur mon sort comme -une vraie femme que je suis. Mais que l'on me fâche, que l'on me -menace, et le sang de la race forte se ranime; et alors, ne pouvant -briser mon ennemi, je me croise les bras et me mets à rire de pitié de -ce qu'il espère me faire peur. Tenez, l'abbé, que ceci ne vous -paraisse pas une exagération; car, demain, ce soir peut-être, ce que -je dis peut se réaliser: depuis que ce couteau de nacre, qui n'a pas -l'air bien matamore, mais qui est bon, voyez, a été affilé par don -Marcasse (qui s'y entend), je ne l'ai quitté ni jour ni nuit, et mon -parti a été pris.</p> - -<p>«Je n'ai pas le poignet bien ferme, mais je saurais me donner un coup -de couteau aussi bien que je sais donner un coup de cravache à mon -cheval. Eh bien, cela posé, mon honneur est en sûreté: ma vie seule -tient à un fil, à un verre de vin de plus ou de moins qu'aura bu un de -ces soirs M. Bernard, à une rencontre, à un regard qu'il aura cru -surprendre entre de La Marche et moi; à rien peut-être! Qu'y faire? -Quand je me désolerais, effacerais-je le passé? Nous ne pouvons -arracher une seule page de notre vie, mais nous pouvons jeter le livre -au feu. Quand je pleurerais du soir au matin, empêcherais-je que la -destinée, dans un jour de méchante humeur, ne m'ait conduite à la -chasse, qu'elle ne m'ait égarée dans les bois et fait rencontrer un -Mauprat, qui m'a conduite dans son antre, où je n'ai échappé à -l'opprobre et peut-être à la mort qu'en liant à jamais ma vie à -celle d'un enfant sauvage qui n'avait aucun de mes principes, aucune de -mes idées, aucune de mes sympathies, et qui peut-être (et qui sans -doute, devrais-je dire) ne les aura jamais? Tout cela, c'est un malheur. -J'étais dans tout l'éclat d'une heureuse destinée, j'étais l'orgueil -et la joie de mon vieux père, j'allais épouser un homme que j'estime -et qui me plaisait; aucune douleur, aucune appréhension n'avait -approché de moi; je ne connaissais ni les jours sans sécurité ni les -nuits sans sommeil. Eh bien, Dieu n'a pas voulu qu'une si belle vie -s'accomplit; que sa volonté soit faite! Il est des jours où la perte -de toutes mes espérances me semble tellement inévitable, que je me -considère comme morte et mon fiancé comme veuf. Sans mon pauvre père, -j'en rirais vraiment, car la contrariété et la peur sont si peu faites -pour moi, que je suis déjà lasse de la vie, pour le peu de temps que -je les ai connues.</p> - -<p>—Ce courage est héroïque, mais il est affreux! s'écria l'abbé d'une -voix altérée. C'est presque la détermination au suicide, Edmée.</p> - -<p>—Oh! je disputerai ma vie, répondit-elle avec chaleur; mais je ne -marchanderai pas avec elle un instant si mon honneur ne sort pas sain et -sauf de tous ces risques. Quant à cela, je ne suis pas assez pieuse -pour accepter jamais une vie souillée, par esprit de mortification pour -des fautes dont je n'eus jamais la pensée. Si Dieu est sévère à ce -point avec moi que j'aie à choisir entre la mort et la honte...</p> - -<p>—Il ne peut jamais y avoir de honte pour vous, Edmée; une âme aussi -chaste, une intention aussi pure...</p> - -<p>—Oh! n'importe, cher abbé! je ne suis peut-être pas aussi vertueuse -que vous pensez; je ne suis pas très orthodoxe en religion, ni vous non -plus, l'abbé!... Je me soucie peu du monde, je ne l'aime pas; je ne -crains ni ne méprise l'opinion, je n'aurai jamais affaire à elle. Je -ne sais pas trop quel principe de vertu serait assez puissant pour -m'empêcher de succomber, si le mauvais esprit m'entreprenait. J'ai lu -<i>la Nouvelle Héloïse</i>, et j'ai beaucoup pleuré. Mais, par la raison -que je suis une Mauprat et que j'ai un inflexible orgueil, je ne -souffrirai jamais la tyrannie de l'homme, pas plus la violence d'un -amant que le soufflet d'un mari; il n'appartient qu'à une âme vassale -et à un lâche caractère de céder à la force ce qu'elle refuse à la -prière. Sainte Solange, <i>la belle pastoure</i>, se laissa trancher la -tête plutôt que de subir le droit du seigneur. Et vous savez que, de -mère en fille, les Mauprat sont vouées au baptême sous les auspices -de la patronne du Berry.</p> - -<p>—Oui, je sais que vous êtes fière et forte, dit l'abbé; et, parce -que je vous estime plus qu'aucune femme au monde, je veux que vous -viviez, que vous soyez libre, que vous fassiez un mariage digne de vous, -afin de remplir, dans la famille humaine, le rôle que savent encore -ennoblir les belles âmes. Vous êtes nécessaire à votre père, -d'ailleurs; votre mort le précipiterait dans la tombe, tout vert et -tout robuste qu'est encore le Mauprat. Chassez donc ces pensées -lugubres et ces résolutions extrêmes. Il est impossible que cette -aventure de la Roche-Mauprat soit autre chose qu'un rêve sinistre. Nous -avons tous eu le cauchemar dans cette nuit d'épouvante, mais il est -temps de nous éveiller; nous ne pouvons rester accablés de stupeur -comme des enfants; vous n'avez qu'un parti à prendre, celui que je vous -ai dit.</p> - -<p>—Eh bien, l'abbé, c'est celui que je regarde comme le plus impossible -de tous. J'ai juré par tout ce qu'il y a de plus sacré dans l'univers -et dans le cœur humain.</p> - -<p>—Un serment arraché par la menace et la violence n'engage personne, -les lois humaines l'ont décrété; les lois divines, dans des -circonstances de ce genre principalement, en délient sans nul doute la -conscience humaine. Si vous étiez orthodoxe, j'irais à Rome, et -j'irais à pied, pour vous faire relever d'un vœu si téméraire; mais -vous n'êtes pas soumise au pape, Edmée..., ni moi non plus.</p> - -<p>—Ainsi vous voudriez que je fusse parjure?</p> - -<p>—Votre âme ne le serait pas.</p> - -<p>—Mon âme le serait! j'ai juré, sachant bien ce que je faisais, et -pouvant me tuer sur l'heure; car j'avais dans la main un couteau trois -fois grand comme celui-ci. J'ai voulu vivre, j'ai voulu surtout revoir -mon père et l'embrasser. Pour faire cesser l'angoisse où ma -disparition le laissait, j'eusse engagé plus que ma vie, j'eusse -engagé mon âme immortelle. Et depuis, je vous l'ai dit encore hier au -soir, j'ai renouvelé mon engagement, et bien librement encore; car il y -avait un mur entre mon <i>aimable</i> fiancé et moi.</p> - -<p>—Comment avez-vous pu faire une telle imprudence, Edmée? Voilà encore -où je ne vous comprends plus.</p> - -<p>—Oh! pour cela, je le crois bien, car je ne me comprends pas moi-même, -dit Edmée avec une expression singulière.</p> - -<p>—Ma chère enfant, il faut que vous me parliez à cœur ouvert. Je suis -le seul ici qui puisse vous porter conseil, puisque je suis le seul à -qui vous puissiez tout dire sous le sceau d'une amitié aussi sacrée -que le secret de la confession catholique peut l'être. Répondez-moi -donc. Vous ne regardez pas comme possible un mariage entre vous et -Bernard Mauprat?</p> - -<p>—Comment ce qui est inévitable serait-il impossible? dit Edmée. Il -n'est rien de plus possible que de se jeter dans la rivière; rien de -plus possible que de se vouer au malheur et au désespoir; rien de plus -possible, par conséquent, que d'épouser Bernard Mauprat.</p> - -<p>—Ce ne sera toujours pas moi qui prêterai mon ministère à cette -union absurde et déplorable, s'écria l'abbé. Vous, la femme et -l'esclave de ce coupe-jarret! Edmée, vous disiez tout à l'heure que -vous ne supporteriez pas plus la violence de l'amant que le soufflet du -mari.</p> - -<p>—Vous pensez qu'il me battrait?</p> - -<p>—S'il ne vous tuait pas!</p> - -<p>—Oh! non, répondit-elle d'un air mutin en faisant sauter son couteau -dans sa main, je le tuerais auparavant. À Mauprat, Mauprat et demie!</p> - -<p>—Vous riez, Edmée, ô mon Dieu! vous riez à la pensée d'un tel -hymen! Mais, quand même cet homme aurait de l'affection et des égards -pour vous, songez-vous à l'impossibilité de vous entendre, à la -grossièreté de ses idées, à la bassesse de son langage? Le cœur se -lève de dégoût à l'idée d'une telle association, et dans quelle -langue lui parleriez-vous, grand Dieu!</p> - -<p>Je faillis encore une fois me lever et tomber sur mon panégyriste; mais -je vainquis ma colère, Edmée parlait. Je redevins tout oreilles.</p> - -<p>—Je sais fort bien qu'au bout de trois jours, je n'aurai certainement -rien de mieux à faire que de me couper la gorge; mais puisque, d'une -manière ou de l'autre, il faut que cela arrive, pourquoi n'irais-je pas -devant moi jusqu'à l'heure inévitable? Je vous avoue que j'ai un peu -de regret à la vie. Tous ceux qui ont été à la Roche-Mauprat n'en -sont pas revenus. Moi, j'ai été, non y subir la mort, mais me fiancer -avec elle. Eh bien, j'irai jusqu'au jour de mes noces, et, si Bernard -m'est trop odieux, je me tuerai après le bal.</p> - -<p>—Edmée, vous avez la tête pleine de romans à présent, dit l'abbé -fort impatienté. Votre père, Dieu merci, ne consentira pas à ce -mariage; il a donné sa parole à M. de La Marche, et vous aussi, vous -l'aviez donnée. C'est cette promesse-là qui seule est valide.</p> - -<p>—Mon père souscrirait avec joie à un accord qui perpétuerait -directement son nom et sa lignée. Quant à M. de La Marche, il me -relèvera de ma parole sans que je prenne la peine de le lui demander; -dès qu'il saura que j'ai passé deux heures à la Roche-Mauprat, il ne -sera pas besoin d'autre explication.</p> - -<p>—Il faudrait qu'il fût bien indigne de l'estime que je lui porte s'il -croyait votre nom souillé par une aventure malheureuse dont vous êtes -sortie pure.</p> - -<p>—Grâce à Bernard! dit Edmée, car enfin je lui dois de la -reconnaissance, et, malgré ses réserves et conditions, son action est -grande et inconcevable de la part d'un coupe-jarret.</p> - -<p>—Dieu me préserve de nier les bonnes qualités que l'éducation eût -pu développer dans ce jeune homme, et c'est à cause de ce bon côté -qu'il est possible de lui faire entendre raison.</p> - -<p>—Pour s'instruire? Jamais il n'y consentira; et, quand il s'y -prêterait, il ne le pourrait pas plus que Patience. Quand le corps est -fait à la vie animale, l'esprit ne peut plus se plier aux règles de -l'intelligence.</p> - -<p>—Je le crois; aussi je ne parle pas de cela. Je parle d'avoir une -explication avec lui et de lui faire comprendre que son honneur l'engage -à vous rendre votre promesse et à prendre son parti sur votre mariage -avec M. de La Marche; ou ce n'est qu'une brute indigne de toute estime -et de tout ménagement, ou il sentira son crime et sa folie et -s'exécutera honnêtement et sagement. Déliez-moi du secret que vous -m'avez imposé, autorisez-moi à m'ouvrir à lui, et je vous réponds du -succès.</p> - -<p>—Je vous réponds du contraire, moi, dit Edmée, d'ailleurs, je n'y -saurais consentir. Quel que soit Bernard, je tiens à sortir avec -honneur de mon duel avec lui, et il aurait sujet, si j'agissais comme -vous voulez, de croire que je l'ai indignement joué jusqu'ici.</p> - -<p>—Eh bien, il est un dernier moyen: c'est de vous confier à l'honneur -et à la sagesse de M. de La Marche. Qu'il juge librement votre -situation, et qu'il en décide. Vous avez bien le droit de lui confier -votre secret, et vous êtes bien sûre de son honneur. S'il a la -lâcheté de vous abandonner dans une pareille situation, il vous reste -pour dernière ressource de vous mettre à l'abri des violences de -Bernard derrière les grilles d'un couvent. Vous y resterez quelques -années; vous ferez mine de prendre le voile. Le jeune homme vous -oubliera; on vous rendra votre liberté.</p> - -<p>—C'est, en effet, le seul parti raisonnable, et j'y ai déjà songé; -mais il n'est pas encore temps d'y recourir.</p> - -<p>—Sans doute. Il faut tenter l'aveu à M. de La Marche. S'il est homme -de cœur, comme je n'en doute pas, il vous prendra sous sa protection, -et il se chargera d'éloigner Bernard, soit par la persuasion, soit par -l'autorité.</p> - -<p>—Quelle autorité, l'abbé, s'il vous plaît?</p> - -<p>—L'autorité qu'un gentilhomme peut avoir sur son égal dans nos -mœurs, l'honneur et l'épée.</p> - -<p>—Ah! l'abbé, vous aussi, vous êtes un homme de sang! Eh bien, voilà -ce que j'ai voulu éviter jusqu'ici, ce que j'éviterai, dût-il m'en -coûter la vie et l'honneur! Je ne veux pas de conflit entre ces deux -hommes.</p> - -<p>—Je le conçois; l'un des deux vous est cher à juste titre. Mais -évidemment, dans ce conflit, le danger ne serait pas pour M. de La -Marche.</p> - -<p>—Il serait donc pour Bernard! s'écria Edmée avec force. Eh bien, -j'aurais horreur de M. de La Marche s'il provoquait en duel ce pauvre -enfant, qui ne sait manier qu'un bâton ou une fronde. Comment de telles -idées peuvent-elles vous venir, à vous, l'abbé? Il faut que vous -haïssiez bien ce malheureux Bernard! Et moi qui le ferais égorger par -mon mari pour le remercier de m'avoir sauvée au péril de sa vie! Non, -non, je ne souffrirai ni qu'on le provoque, ni qu'on l'humilie, ni qu'on -l'afflige. C'est mon cousin, c'est un Mauprat, c'est presque un frère. -Je ne souffrirai pas qu'on le chasse de cette maison; j'en sortirai -plutôt moi-même.</p> - -<p>—Voilà de très généreux sentiments, Edmée, répondit l'abbé. Mais -avec quelle chaleur vous les exprimez! J'en demeure confondu, et, si je -ne craignais de vous offenser, je vous avouerais que cette sollicitude -pour le jeune Mauprat me suggère une étrange pensée.</p> - -<p>—Eh bien, dites-la donc, reprit Edmée avec une certaine -brusquerie.</p> - -<p>—Je la dirai si vous l'exigez; c'est que vous semblez porter à ce -jeune homme un plus vif intérêt qu'à M. de La Marche, et j'aurais -aimé à rester dans la persuasion contraire.</p> - -<p>—Lequel a le plus besoin de cet intérêt, mauvais chrétien? dit -Edmée en souriant; n'est-ce pas le pêcheur endurci dont les yeux n'ont -pas vu la lumière?</p> - -<p>—Mais enfin, Edmée, vous aimez M. de La Marche? Ne plaisantez pas au -nom du ciel!</p> - -<p>—Si par <i>aimer</i>, répondit-elle d'un ton sérieux, vous entendez avoir -confiance et amitié, j'aime M. de La Marche; ou bien, si vous entendez -avoir compassion et sollicitude, j'aime Bernard. Reste à savoir -laquelle des deux affections est la plus vive. Cela vous regarde, -l'abbé; moi, je m'en inquiète peu; car je sens que je n'aime qu'une -personne avec passion, c'est mon père, et qu'une chose avec -enthousiasme, c'est mon devoir. Je regretterai peut-être les soins et -le dévouement du lieutenant général; je souffrirai du chagrin que je -serai forcée de lui faire bientôt, en lui annonçant que je ne puis -être sa femme; mais cette nécessité ne me jettera dans aucune nuance -de désespoir, parce que je sais que M. de La Marche se consolera -aisément... Je ne plaisante pas, l'abbé; M. de La Marche est un homme -léger et un peu froid.</p> - -<p>—Si vous ne l'aimez pas plus que cela, tant mieux! c'est une souffrance -de moins parmi tant de souffrances; et pourtant je perds, en apprenant -cette indifférence, le dernier espoir que j'eusse conservé de vous -voir échapper à Bernard Mauprat.</p> - -<p>—Allons, ami, ne vous désolez point: ou Bernard sera sensible à -l'amitié et à la loyauté, et il s'amendera, ou je lui échapperai.</p> - -<p>—Mais par quelle issue?</p> - -<p>—Par la porte du couvent ou par celle du cimetière.</p> - -<p>En parlant ainsi d'un air calme, Edmée secoua sa longue chevelure -noire, qui s'était déroulée sur ses épaules, et dont une partie -couvrait son visage pâle.</p> - -<p>—Allons, dit-elle, Dieu viendra à notre aide; c'est folie et impiété -que de douter de lui dans le danger. Sommes-nous donc des athées pour -nous décourager ainsi? Allons voir Patience, il nous dira quelque -sentence qui nous rassurera; il est le vieux oracle qui résout toute -chose sans en savoir aucune.</p> - -<p>Ils s'éloignèrent et je demeurai consterné.</p> - -<p>Oh! combien cette nuit fut différente de la précédente! Quel nouveau -pas je venais de faire dans la vie, non plus sur le sentier fleuri, mais -sur le roc aride! Maintenant je connaissais tout l'odieux réel de mon -rôle, et je venais de lire jusqu'au fond du cœur d'Edmée la crainte -et le dégoût que je lui inspirais. Rien ne pouvait calmer ma douleur, -car rien ne pouvait plus exciter ma colère. Elle n'aimait point M. de -La Marche, elle ne se jouait ni de lui ni de moi; elle n'aimait aucun de -nous; et comment avais-je pu croire que cette pitié généreuse envers -moi, ce dévouement sublime à la foi jurée, fussent de l'amour? -Comment, aux heures où cette présomptueuse chimère m'abandonnait, -pouvais-je croire qu'elle eût besoin, pour résister à ma passion, -d'avoir de l'amour pour un autre? Enfin, je n'avais donc plus de -ressource contre mes propres fureurs! Je ne pouvais en obtenir autre -chose que la fuite ou la mort d'Edmée! Sa mort! À cette idée, mon -sang se glaçait dans mes veines, mon cœur se serrait, et je sentais -tous les aiguillons du repentir le traverser. Cette douloureuse soirée -fut pour moi le plus énergique appel de la Providence. Je compris enfin -ces lois de la pudeur et de la liberté sainte que mon ignorance avait -outragées et blasphémées jusque-là. Elles m'étonnaient plus que -jamais, mais je les voyais; elles étaient prouvées par leur évidence. -L'âme forte et sincère d'Edmée était devant moi comme la pierre du -Sinaï, où le doigt de Dieu venait de tracer la vérité immuable. Sa -vertu n'était pas feinte, son couteau était aiguisé et toujours prêt -à laver la souillure de mon amour! Je fus si effrayé du danger que -j'avais couru de la voir expirer dans mes bras, si consterné de -l'outrage que je lui avais fait en espérant vaincre sa résistance, que -je cherchai tous les moyens extrêmes de réparer mes torts et de lui -rendre le repos.</p> - -<p>Le seul qui parût au-dessus de mes forces fut de m'éloigner; car, en -même temps que le sentiment de l'estime et du respect se révélait à -moi, mon amour, changeant pour ainsi dire de nature, grandissait dans -mon âme et s'emparait de mon être tout entier. Edmée m'apparaissait -sous un nouvel aspect. Ce n'était plus cette belle fille dont la -présence jetait le désordre dans mes sens; c'était un jeune homme de -mon âge, beau comme un séraphin, fier, courageux, inflexible sur le -point d'honneur, généreux, capable de cette amitié sublime qui -faisait les frères d'armes, mais n'ayant d'amour passionné que pour la -Divinité, comme ces paladins qui, à travers mille épreuves, -marchaient à la terre sainte sous une armure d'or.</p> - -<p>Je sentis dès ce moment mon amour descendre des orages du cerveau dans -les saines régions du cœur, et le dévouement ne me parut plus une -énigme. Je résolus de faire dès le lendemain acte de soumission et de -tendresse. Je rentrai fort tard, accablé de lassitude, mourant de faim, -brisé d'émotions. J'entrai dans l'office, je pris un morceau de pain -et je le mangeai trempé de mes larmes. J'étais appuyé contre le -poêle éteint, à la lueur mourante d'une lampe épuisée; Edmée entra -sans me voir, prit quelques cerises dans le bahut et s'approcha -lentement du poêle; elle était pâle et absorbée. En me voyant, elle -jeta un cri et laissa tomber ses cerises.</p> - -<p>—Edmée, lui dis-je, je vous supplie de n'avoir plus jamais peur de -moi; c'est tout ce que je puis vous dire, car je ne sais pas -m'expliquer; et pourtant j'avais résolu de vous dire bien des choses.</p> - -<p>—Vous me direz cela une autre fois, mon bon cousin, me répondit-elle -en essayant de me sourire.</p> - -<p>Mais elle ne pouvait dissimuler la peur qu'elle éprouvait en se -trouvant seule avec moi.</p> - -<p>Je n'essayai pas de la retenir; je ressentais vivement la douleur et -l'humiliation de sa méfiance, et je n'avais pas le droit de m'en -plaindre; cependant jamais homme n'avait eu autant besoin d'être -encouragé.</p> - -<p>Au moment où elle quittait l'appartement, mon cœur se brisa, et je -fondis en larmes, comme la veille, à la fenêtre de la chapelle. Edmée -s'arrêta sur le seuil, hésita un instant; puis, entraînée par la -bonté de son cœur et surmontant ses craintes, elle revint vers moi, -et, s'arrêtant à quelques pas de ma chaise:</p> - -<p>—Bernard, vous êtes malheureux, me dit-elle; est-ce donc ma -faute?</p> - -<p>Je ne pus répondre, j'étais honteux de mes larmes; mais plus je -faisais d'efforts pour les retenir, plus ma poitrine se gonflait de -sanglots. Chez les êtres aussi physique ment forts que je l'étais, les -pleurs sont des convulsions; les miens ressemblaient à une agonie.</p> - -<p>—Voyons! dis donc ce que tu as! s'écria Edmée avec la brusquerie de -l'amitié fraternelle.</p> - -<p>Et elle osa poser sa main sur mon épaule. Elle me regardait d'un air -d'impatience, et une grosse larme coulait sur sa joue. Je me jetai à -genoux et j'essayai de lui parler, mais cela me fut encore impossible; -je ne pus articuler que le mot <i>demain</i> à plusieurs reprises.</p> - -<p>—Demain? quoi donc, demain? dit Edmée; est-ce que tu ne te plais pas -ici? est-ce que tu veux t'en aller?</p> - -<p>—Je m'en irai si vous voulez, répondis-je; dites, voulez-vous ne me -revoir jamais?</p> - -<p>—Je ne veux point de cela, reprit-elle; vous resterez ici, n'est-ce -pas?</p> - -<p>—Commandez, répondis-je.</p> - -<p>Elle me regarda avec beaucoup de surprise; je restais à genoux; elle -s'appuya sur le dos de ma chaise.</p> - -<p>—Moi, je suis sure que tu es très bon, dit-elle, comme si elle eût -répondu à une objection intérieure; un Mauprat ne peut rien être à -demi, et, du moment que tu as un bon quart d'heure, il est certain que -tu dois avoir une noble vie.</p> - -<p>—Je l'aurai, répondis-je.</p> - -<p>—Vrai? dit-elle avec une joie naïve et bonne.</p> - -<p>—Sur mon honneur, Edmée, et sur le tien! Oses-tu me donner une -poignée de main?</p> - -<p>—Certainement, dit-elle.</p> - -<p>Elle me tendit la main; mais elle tremblait.</p> - -<p>—Vous avez donc pris de bonnes résolutions? me dit-elle.</p> - -<p>—J'en ai pris de telles, que vous n'aurez jamais un reproche à me -faire, répondis-je. Et maintenant retirez-vous dans votre chambre, -Edmée, et ne tirez plus les verrous; vous n'avez plus rien à craindre -de moi; je ne voudrai jamais que ce que vous voudrez.</p> - -<p>Elle attacha encore sur moi ses regards avec surprise, et, pressant ma -main, elle s'éloigna, se retourna plusieurs fois pour me regarder -encore, comme si elle n'eût pu croire à une si rapide conversion; puis -enfin, s'étant arrêtée sur la porte, elle me dit d'une voix -affectueuse:</p> - -<p>—Il faut aller vous reposer aussi; vous êtes fatigué, vous êtes -triste et très changé depuis deux jours. Si vous ne voulez pas -m'affliger, vous vous soignerez, Bernard.</p> - -<p>Elle me fit un signe de tête amical et doux. Il y avait dans ses grands -yeux, creusés déjà par la souffrance, une expression indéfinissable, -où la méfiance et l'espoir, l'affection et la curiosité, se -peignaient alternativement et parfois tous ensemble.</p> - -<p>—Je me soignerai, je dormirai, je ne serai pas triste, -répondis-je.</p> - -<p>—Et vous travaillerez?</p> - -<p>—Et je travaillerai... Mais vous, Edmée, vous me pardonnerez tous les -chagrins que je vous ai causés, et vous m'aimerez un peu.</p> - -<p>—Et je vous aimerai beaucoup, répondit-elle, si vous êtes toujours -comme ce soir.</p> - -<p>Le lendemain, dès le point du jour, j'entrai dans la chambre de -l'abbé; il était déjà levé et lisait.</p> - -<p>—Monsieur Aubert, lui dis-je, vous m'avez proposé plusieurs fois de me -donner des leçons; je viens vous prier de mettre à exécution votre -offre obligeante.</p> - -<p>J'avais passé une partie de la nuit à préparer cette phrase de début -et le maintien que je voulais garder vis-à-vis de l'abbé. Sans le -haïr au fond, car je sentais bien qu'il était bon et n'en voulait -qu'à mes défauts, je me sentais beaucoup d'amertume contre lui. Je -reconnaissais bien intérieurement que je méritais tout le mal qu'il -avait dit de moi à Edmée; mais il me semblait qu'il eût pu insister -un peu plus sur ce bon côté dont il n'avait dit qu'un mot en passant, -et qui n'avait pu échapper à un homme aussi sagace que lui. J'étais -donc décidé à rester très froid et très fier à son égard. Pour -cela, je pensais avec assez de logique que je devais montrer beaucoup de -docilité tant que durerait la leçon, et qu'aussitôt après, je devais -le quitter avec un remerciement très bref. En un mot, je voulais -l'humilier dans son emploi de précepteur, car je n'ignorais pas qu'il -tenait son existence de mon oncle, et qu'à moins de renoncer à cette -existence ou de se montrer ingrat, il ne pouvait se refuser à faire mon -éducation. En ceci, je raisonnais très bien, mais d'après un très -mauvais sentiment; et, par la suite, j'en eus tant de regret, que je lui -en fis une sorte de confession amicale, avec demande d'absolution.</p> - -<p>Mais, pour ne pas anticiper sur les événements, je dirai que les -premiers jours de ma conversion me vengèrent pleinement des -préventions trop bien fondées, à beaucoup d'égards, de cet homme, -qui eût mérité le nom de juste, octroyé par Patience, si une -habitude de méfiance n'eût gêné ses premiers mouvements. Les -persécutions dont il avait été si longtemps l'objet avaient -développé en lui ce sentiment de crainte instinctive qu'il conserva -toute sa vie, et qui rendit toujours sa confiance difficile, et d'autant -plus flatteuse et plus touchante peut-être. J'ai remarqué ce -caractère, par la suite, chez beaucoup de prêtres honnêtes. Ils ont -généralement l'esprit de charité, mais non le sentiment de l'amitié.</p> - -<p>Je voulais le faire souffrir, et j'y réussis. Le dépit m'inspirait; je -me conduisis en véritable gentilhomme vis-à-vis de son subalterne. -J'eus une excellente tenue, beaucoup d'attention, de politesse, et une -raideur glacée. Je ne lui laissai aucune occasion de me faire rougir de -mon ignorance; et, pour cela, je pris le parti d'aller au-devant de -toutes ses observations, en m'accusant moi-même de ne rien savoir et en -l'engageant à m'enseigner les choses à l'état le plus élémentaire. -Quand j'eus pris ma première leçon, je vis dans ses yeux pénétrants, -où j'étais arrivé à pénétrer moi-même, le désir de passer de -cette froideur à une sorte d'intimité; mais je ne m'y prêtai -nullement. Il crut me désarmer en louant mon attention et mon -intelligence.</p> - -<p>—Vous prenez trop de soin, monsieur l'abbé, lui répondis-je; je n'ai -pas besoin d'encouragement. Je ne crois nullement à mon intelligence, -mais je suis sûr de mon attention; et, comme je ne rends service qu'à -moi-même en m'appliquant de mon mieux à l'étude, il n'y a pas de -raison pour que vous m'en fassiez compliment.</p> - -<p>En parlant ainsi, je le saluai et me retirai dans ma chambre, où je fis -tout de suite le thème français qu'il m'avait donné.</p> - -<p>Quand je descendis pour le déjeuner, je vis qu'Edmée était déjà -informée de l'exécution de mes promesses de la veille. Elle me tendit -sa main la première et m'appela son bon cousin à plusieurs reprises -durant le déjeuner, si bien que M. de La Marche, dont le visage -n'exprimait jamais rien, exprima de la surprise ou quelque chose -d'approchant. J'espérais qu'il chercherait l'occasion de me demander -l'explication de mes grossières paroles de la veille, et, quoique je -fusse déterminé à apporter beaucoup de modération à cet entretien, -je me sentis très blessé du soin qu'il prit de l'éviter. Cette -indifférence à une injure venant de moi impliquait une sorte de -mépris dont je souffris beaucoup; mais la crainte de déplaire à -Edmée me donna la force de me contenir.</p> - -<p>Il est incroyable que la pensée de le supplanter ne fût pas un instant -ébranlée par cet apprentissage humiliant qu'il me fallut faire avant -d'arriver seulement à saisir les premières notions de toute chose. Un -autre que moi, pénétré comme je l'étais du repentir des maux qu'il -avait causés, n'eût pas trouvé de manière plus certaine de les -réparer qu'en s'éloignant et en rendant à Edmée sa parole, son -indépendance, son repos absolu. Ce moyen fut le seul qui ne me vint -pas; ou, s'il me vint, il fut repoussé avec mépris, comme l'aveu d'une -défection. L'obstination, alliée à la témérité, coulait dans mes -veines avec le sang des Mauprat. À peine avais-je entrevu un moyen de -conquérir celle que j'aimais, que je l'avais embrassé avec audace, et -je pense qu'il n'en eût pas été autrement lors même que ses -confidences à l'abbé dans le parc m'eussent appris qu'elle avait de -l'amour pour mon rival. Une pareille confiance de la part d'un homme qui -prenait à dix-sept ans sa première leçon de grammaire française, et -qui s'exagérait de beaucoup la longueur et la difficulté des études -nécessaires pour être l'égal de M. de La Marche, accusait, vous -l'avouerez, une certaine force morale.</p> - -<p>Je ne sais si j'étais heureusement doué sous le rapport de -l'intelligence. L'abbé l'assura; mais je pense que je ne dois faire -honneur de mes progrès rapides qu'à mon courage. Il était tel, qu'il -me fit trop présumer de mes forces physiques. L'abbé m'avait dit -qu'avec une forte volonté on pouvait, à mon âge, en un mois, -connaître parfaitement les règles de la langue. Au bout d'un mois, je -m'exprimais avec facilité et j'écrivais purement. Edmée avait une -sorte de direction occulte sur mes études; elle voulut que l'on ne -m'enseignât pas le latin, assurant qu'il était trop tard pour -consacrer plusieurs années à une science de luxe, et que l'important -était de former mon cœur et ma raison avec des idées, au lieu d'orner -mon esprit avec des mots.</p> - -<p>Le soir, elle prétextait le désir de relire quelque livre favori, et -elle lisait haut, alternativement avec l'abbé, des passages de -Condillac, de Fénelon, de Bernardin de Saint-Pierre, de Jean-Jacques, -de Montaigne même et de Montesquieu. Ces passages étaient certainement -choisis d'avance et appropriés à mes forces; je les comprenais assez -bien et je m'en étonnais en secret; car, si dans la journée j'ouvrais -ces mêmes livres au hasard, il m'arrivait d'être arrêté à chaque -ligne. Dans la superstition naturelle aux jeunes amours, je m'imaginais -volontiers qu'en passant par la bouche d'Edmée, les auteurs -acquéraient une clarté magique, et que mon esprit s'ouvrait -miraculeusement au son de sa voix. Du reste, Edmée ne me montrait pas -ouvertement l'intérêt qu'elle prenait à m'instruire elle-même. Elle -se trompait sans doute en pensant qu'elle devait me cacher sa -sollicitude; j'en eusse été d'autant plus stimulé et ardent au -travail. Mais en ceci elle était imbue de l'<i>Émile</i> et mettait en -pratique les idées systématiques de son cher philosophe.</p> - -<p>Au reste, je ne m'épargnai guère, et, mon courage ne souffrant pas la -prévoyance, je fus bientôt forcé de m'arrêter. Le changement d'air, -de régime et d'habitudes, les veilles, l'absence d'exercices violents, -la contention de l'esprit, en un mot, l'effroyable révolution que mon -être était forcé d'opérer sur lui-même pour passer de l'état -d'homme des bois à celui d'homme intelligent, me causa une maladie de -nerfs qui me rendit presque fou pendant quelques semaines, idiot ensuite -durant quelques jours, et qui enfin se dissipa, me laissant tout rompu, -tout anéanti à l'égard de mon existence passée, mais pétri pour mon -existence future.</p> - -<p>Une nuit, à l'époque de mes plus violentes crises, dans un moment -lucide, je vis Edmée dans ma chambre. Je crus d'abord faire un songe. -La veilleuse jetait une lueur vacillante; une forme pâle, immobile, -était couchée dans une grande bergère. Je distinguai une longue -tresse noire détachée et tombant sur une robe blanche. Je me soulevai, -faible, pouvant à peine me mouvoir; j'essayai de sortir de mon lit. -Aussitôt Patience m'apparut et m'arrêta doucement. Saint-Jean dormait -dans un autre fauteuil. Toutes les nuits, deux hommes veillaient ainsi -près de moi pour me tenir de force lorsque j'étais en proie aux -fureurs du délire. Souvent c'était l'abbé, parfois le brave Marcasse, -qui, avant de quitter le Berry pour faire sa tournée annuelle dans les -provinces voisines, était revenu faire une dernière chasse dans les -greniers du château, et qui obligeamment relayait les serviteurs -fatigués dans le pénible emploi de me garder.</p> - -<p>N'ayant pas la conscience de mon mal, il était fort naturel que la -présence inopinée du solitaire dans ma chambre me causât une grande -surprise et jetât le désordre dans mes idées. J'avais eu de si -violents accès ce soir-là, qu'il ne me restait plus de force. Je me -laissai donc aller à des divagations mélancoliques, et, prenant la -main du bonhomme, je lui demandai si c'était bien le cadavre d'Edmée -qu'il avait posé sur ce fauteuil auprès de moi.</p> - -<p>—C'est Edmée bien vivante, me répondit-il à voix basse; mais elle -dort, mon cher monsieur, ne la réveillons pas. Si vous avez désir de -quelque chose, je suis ici pour vous soigner, et c'est de bon cœur, -oui-da!</p> - -<p>—Mon bon Patience, tu me trompes, lui dis-je; elle est morte, et moi -aussi, et tu viens pour nous ensevelir. Il faut nous mettre dans le -même cercueil, entends-tu? car nous sommes fiancés. Où est son -anneau? Prends-le et mets-le à mon doigt; la nuit des noces est venue.</p> - -<p>Il voulut en vain combattre cette hallucination; je persistai à croire -qu'Edmée était morte, et je déclarai que je ne m'endormirais pas dans -mon linceul tant que je n'aurais pas l'anneau de ma femme. Edmée, qui -avait passé plusieurs nuits à me veiller, était si accablée, qu'elle -ne m'entendait pas. D'ailleurs, je parlais bas, comme Patience, par un -instinct d'imitation qui ne se rencontre que chez les enfants ou chez -les idiots. Je m'obstinai dans ma fantaisie, et Patience, qui craignait -qu'elle ne se changeât en fureur, alla prendre doucement une bague de -cornaline qu'Edmée avait au doigt et la passa au mien. Aussitôt que je -l'eus, je la portai à mes lèvres, puis je croisai mes mains sur ma -poitrine dans l'attitude qu'on donne aux cadavres dans le cercueil, et -je m'endormis profondément.</p> - -<p>Le lendemain, quand on voulut me reprendre la bague, j'entrai en fureur, -et on y renonça. Je m'endormis de nouveau, et l'abbé me l'ôta pendant -mon sommeil. Mais, quand j'ouvris les yeux, je m'aperçus du rapt et je -recommençai à divaguer. Aussitôt Edmée, qui était dans la chambre, -accourut à moi et me passa l'anneau au doigt en adressant quelques -reproches à l'abbé. Je me calmai sur-le-champ et dis en levant sur -elle des yeux éteints:</p> - -<p>—N'est-ce pas que tu es ma femme après ta mort comme pendant -ta vie?</p> - -<p>—Certainement, me dit-elle; dors en paix.</p> - -<p>—L'éternité est longue, lui dis-je, et je voudrais l'occuper du -souvenir de tes caresses. Mais j'ai beau chercher, je ne retrouve pas la -mémoire de ton amour.</p> - -<p>Elle se pencha sur moi et me donna un baiser.</p> - -<p><br /></p> - -<div class="figcenter" style="width: 500px;"> -<a id="figure06"></a> -<img src="images/figure06.jpg" width="500" alt="" /> -<p class="center">... <i>Edmée me passa l'anneau au doigt, en adressant quelques reproches -à l'abbé</i>...—Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</p> -</div> - -<p><br /></p> - -<p>—Vous avez tort, Edmée, dit l'abbé: de tels remèdes se changent en -poison.</p> - -<p>—Laissez-moi, l'abbé, lui répondit-elle avec impatience en s'asseyant -près de mon lit; laissez-moi, je vous en prie.</p> - -<p>Je m'endormis une main dans les siennes, et lui répétant par -intervalles:</p> - -<p>—On est bien dans la tombe; on est heureux d'être mort, n'est-ce -pas?</p> - -<p>Durant ma convalescence, Edmée fut beaucoup moins expansive, mais tout -aussi assidue. Je lui racontai mes rêves et j'appris d'elle ce qu'il y -avait de réel parmi mes souvenirs; sans cette confirmation, j'aurais -toujours cru que j'avais tout rêvé. Je la suppliai de me laisser la -bague, et elle y consentit. J'aurais dû ajouter, pour reconnaître tant -de bontés, que je gardais cet anneau comme un gage d'amitié et non -comme un anneau de fiançailles; mais l'idée d'une telle abnégation -était au-dessus de mes forces.</p> - -<p>Un jour, je demandai des nouvelles de M. de La Marche. Ce fut seulement -à Patience que j'osai adresser cette question.</p> - -<p>—Parti, répondit-il.</p> - -<p>—Comment! parti? repris-je; pour longtemps?</p> - -<p>—Pour toujours, s'il plaît à Dieu! Je n'en sais rien, je ne fais pas -de questions; mais j'étais dans le jardin par hasard quand il a fait -ses adieux, et tout cela était froid comme une nuit de décembre. On -s'est pourtant dit de part et d'autre: «Au revoir!» mais, quoique -Edmée eût l'air bon et franc qu'elle a toujours, l'autre avait la -figure d'un fermier qui voit venir la gelée en avril. Mauprat, Mauprat, -on dit que vous êtes devenu <i>grand étudiant</i> et <i>grand bon sujet.</i> -Souvenez-vous de ce que je vous ai dit: quand vous serez vieux, il n'y -aura peut-être plus de titres ni de seigneuries. Peut-être qu'on vous -appellera le père Mauprat, comme on m'appelle le père Patience, bien -que je n'aie jamais été ni moine ni père de famille.</p> - -<p>—Eh bien, où veux-tu en venir?</p> - -<p>—Souvenez-vous de ce que je vous ai dit, répéta-t-il; il y a bien des -manières d'être sorcier, et on peut connaître l'avenir sans s'être -donné au diable; moi, je donne ma voix à votre mariage avec la -cousine. Continuez à vous bien conduire. Vous voilà savant; on dit que -vous lisez couramment dans le premier livre venu. Qu'est-ce qu'il faut -de plus? Il y a ici tant de livres, que la sueur me coule du front rien -qu'à les voir; il me semble que je recommence <i>à ne pouvoir pas -apprendre à lire.</i> Vous voilà bientôt guéri. Si M. Hubert voulait -m'en croire, on ferait la noce à la Saint-Martin.</p> - -<p>—Tais-toi, Patience! lui dis-je, tu me fais de la peine; ma cousine ne -m'aime pas.</p> - -<p>—Je vous dis que si, moi; vous mentez par la gorge! comme disent les -nobles. Je sais comme elle vous a soigné, et Marcasse, étant sur le -toit, l'a vue à travers sa fenêtre, qui était à genoux au milieu de -sa chambre à cinq heures du matin, le jour que vous étiez si mal.</p> - -<p>Les imprudentes assertions de Patience, les tendres soins d'Edmée, le -départ de M. de La Marche, et, plus que tout le reste, la faiblesse de -mon cerveau, furent cause que je me persuadai ce que je désirais; mais, -à mesure que je repris mes forces, Edmée rentra dans les bornes de -l'amitié tranquille et prudente. Jamais personne ne recouvra la santé -avec moins de plaisir que moi; car chaque jour rendait les visites -d'Edmée plus courtes, et, quand je pus sortir de ma chambre, je n'eus -plus que quelques heures par jour à passer près d'elle, comme avant ma -maladie. Elle avait eu l'art merveilleux de me témoigner la plus tendre -affection sans jamais se laisser amener à une explication nouvelle sur -nos mystérieuses fiançailles. Si je n'avais pas encore la grandeur -d'âme de renoncer à mes droits, du moins j'avais acquis assez -d'honneur pour ne plus les rappeler, et je me retrouvai précisément -dans les mêmes termes avec elle qu'au moment où j'étais tombé -malade. M. de La Marche était à Paris; mais, selon elle, il y avait -été appelé par les devoirs de sa charge, et il devait revenir à la -fin de l'hiver où nous entrions. Rien dans les discours du chevalier ou -de l'abbé ne témoignait qu'il y eût rupture entre les fiancés. On -parlait rarement du lieutenant général, mais on en parlait -naturellement et sans répugnance; je retombai dans mes incertitudes et -n'y trouvai d'autre remède que de ressaisir l'empire de ma volonté. -«Je la forcerai à me préférer», me disais-je en levant les yeux de -dessus mon livre et en regardant les grands yeux impénétrables -d'Edmée attachés avec calme sur les lettres de M. de La Marche, que -son père recevait de temps en temps, et qu'il lui remettait après les -avoir lues. Je me replongeai dans l'étude. Je souffris longtemps -d'atroces douleurs à la tête, mais je les surmontai avec stoïcisme; -Edmée reprit le cours d'études qu'elle faisait pour moi indirectement -durant les soirs d'hiver. J'étonnai de nouveau l'abbé par mon aptitude -et la rapidité de mes triomphes. Les soins qu'il avait eus de moi dans -ma maladie m'avaient désarmé, et, quoique je ne pusse encore l'aimer -cordialement, sachant bien qu'il ne me servait pas auprès de ma -cousine, je lui témoignai beaucoup plus de confiance et d'égards que -par le passé. Ses longs entretiens me furent aussi utiles que mes -lectures: on m'associa aux promenades du parc et aux visites -philosophiques à la cabane couverte de neige de Patience. Ce fut un -moyen de voir Edmée plus souvent et plus longtemps. Ma conduite fut -telle que toute sa méfiance se dissipa et qu'elle ne craignit plus de -se trouver seule avec moi. Mais je n'eus guère l'occasion de prouver -là mon héroïsme; car l'abbé, dont rien ne pouvait endormir la -prudence, était toujours sur nos talons. Je ne souffrais plus de cette -surveillance; au contraire, elle me satisfaisait; car, malgré toutes -mes résolutions, l'orage bouleversait mes sens dans le mystère, et, -une fois ou deux, m'étant trouvé en tête-à-tête avec Edmée, je la -quittai brusquement et la laissai seule pour lui cacher mon trouble.</p> - -<p>Notre vie était donc tranquille et douce en apparence, et pendant -quelque temps elle le fut en effet; mais bientôt je la troublai plus -que jamais par un vice que l'éducation développa en moi, et qui -jusque-là était resté enfoui sous des vices plus choquants, mais -moins funestes; ce vice, qui fit le désespoir de mes nouvelles années, -fut la vanité.</p> - -<p>Malgré leur système, l'abbé et ma cousine commirent la faute de me -savoir trop de gré de mes progrès. Ils s'étaient si peu attendus à -ma persévérance, qu'ils en firent tout l'honneur à mes hautes -facultés. Peut-être aussi y eut-il de leur part un peu de triomphe -personnel à voir avec exagération le succès de leurs idées -philosophiques appliquées à mon développement. Ce qu'il y a de -certain, c'est que je me laissai facilement persuader que j'avais une -haute, intelligence et que j'étais un homme très au-dessus du commun. -Bientôt mes chers instituteurs recueillirent le triste fruit de leur -imprudence, et déjà il était trop tard pour arrêter l'essor de cet -amour démesuré de moi-même.</p> - -<p>Peut-être aussi cette passion funeste, comprimée par les mauvais -traitements que j'avais subis dans mon enfance, ne fit-elle que se -réveiller. Il est à croire que nous portons en nous, dès nos premiers -ans, le germe des vertus et des vices que l'action de la vie extérieure -féconde avec le temps. Quant à moi, je n'avais pas encore trouvé -d'aliment à ma vanité; car de quoi aurais-je pu me pavaner dans les -premiers jours que je passai auprès d'Edmée? Mais, dès que cet -aliment fut trouvé, la vanité souffrante se leva dans son triomphe et -m'inspira autant de présomption qu'elle m'avait suggéré de mauvaise -honte et de farouche retenue. J'étais, en outre, aussi charmé de -pouvoir enfin communiquer facilement ma pensée que le jeune faucon qui -sort du nid et essaye ses ailes nouvellement poussées. Je devins donc -aussi bavard que j'avais été silencieux. On se plut trop à mon babil. -Je n'eus pas le bon sens de voir qu'on l'écoutait comme celui d'un -enfant gâté; je me crus un homme, et, qui plus est, un homme -remarquable. Je devins outrecuidant et souverainement ridicule.</p> - -<p>Mon oncle le chevalier, qui ne s'était point mêlé de mon éducation -et qui avait seulement souri avec une bonté paternelle à mes premiers -pas dans la carrière, fut le premier aussi qui s'aperçut de la fausse -voie où je m'engageais. Il trouva déplacé que j'élevasse le ton -aussi haut que lui, et en fit la remarque à sa fille. Elle m'avertit -avec douceur et me dit, pour me faire supporter ses remontrances, que -j'avais raison dans la discussion, mais que son père n'était pas -d'âge à être converti aux idées nouvelles, et que je devais à sa -dignité patriarcale le sacrifice de mes assertions enthousiastes. Je -promis de ne plus recommencer, mais je ne tins pas parole.</p> - -<p>Le fait est que le chevalier était imbu de beaucoup de préjugés. Il -avait reçu une très bonne éducation pour son temps et pour un noble -campagnard; mais le siècle avait marché plus vite que lui. Edmée, -ardente et romanesque; l'abbé, sentimental et systématique, avaient -marché plus vite encore que le siècle; et si l'immense désaccord qui -se trouvait entre eux et le patriarche ne se faisait guère sentir, -c'était grâce au respect qu'il inspirait ajuste titre et à la -tendresse qu'il avait pour sa fille. Je me jetai à plein collier, comme -vous pouvez croire, dans les idées d'Edmée; mais je n'eus pas, comme -elle, la délicatesse de me taire à point. La violence de mon -caractère trouvant une issue dans la politique et dans la philosophie, -je goûtais un plaisir indicible à ces orageuses disputes qui -préludaient alors en France, dans toutes les réunions et jusque dans -le sein des familles, aux tempêtes révolutionnaires. Je pense qu'il -n'était pas une maison, palais ou cabane, qui ne nourrît alors son -orateur, âpre, bouillant, absolu, et prêt à descendre dans la lice -parlementaire. J'étais donc l'orateur du château de Sainte-Sévère, -et mon bon oncle, habitué à une apparence d'autorité qui l'empêchait -de voir la révolte réelle des esprits, ne put souffrir une -contradiction aussi ingénue que la mienne. Il était fier et bouillant, -et, de plus, il avait une difficulté à s'exprimer qui augmentait son -impatience naturelle, et qui lui donnait de l'humeur contre les autres, -à force de lui en donner contre lui-même. Il frappait du pied sur les -bûches enflammées de son foyer. Il mettait en pièces ses verres de -lunettes, il répandait son tabac à grands flots sur le parquet et -faisait retentir des éclats de sa voix sonore les hauts plafonds de son -manoir. Tout cela me divertissait cruellement; car, d'un mot tout -fraîchement épelé dans mes livres, je renversais le fragile -échafaudage des idées de toute sa vie. C'était une grande sottise et -un fort sot orgueil de ma part; mais ce besoin de lutte, ce plaisir de -déployer intellectuellement l'énergie qui manquait à ma vie physique, -m'emportaient sans cesse. En vain Edmée toussait pour m'avertir de me -taire et s'efforçait, pour sauver l'amour-propre de son père, de -trouver, contre sa propre conscience, quelque raison en sa faveur; la -tiédeur de son assistance et l'espèce de concession qu'elle semblait -me commander irritaient de plus en plus mon adversaire.</p> - -<p>—Laissez-le donc dire, s'écriait-il; Edmée, ne vous mêlez pas de -cela; je veux le battre sur tous les points. Si vous nous interrompez -toujours, je ne pourrai jamais lui prouver son absurdité.</p> - -<p>Et alors la bourrasque soufflait en <i>crescendo</i> de part et d'autre, -jusqu'à ce que le chevalier, profondément blessé, sortît de -l'appartement et allât passer sa mauvaise humeur sur son piqueur ou sur -ses chiens de chasse.</p> - -<p>Ce qui contribuait à ramener ces querelles déplacées et à nourrir -mon obstination ridicule, c'était la bonté extrême elle rapide retour -de mon oncle. Au bout d'une heure, il ne se souvenait plus de mes torts -ni de sa contrariété; il me parlait comme de coutume et s'enquérait -de tous mes désirs et de tous mes besoins avec cette inquiétude -paternelle qui le tenait toujours en haleine de générosité. Cet homme -incomparable n'eût pas dormi tranquille, s'il n'eût, avant de se -coucher, embrassé tous les siens, et s'il n'eût réparé, par une -parole ou un regard bienveillant, les vivacités dont le dernier de ses -valets avait eu à souffrir dans la journée. Cette bonté eût dû me -désarmer et me fermer la bouche à jamais; j'en faisais le serment -chaque soir; mais chaque matin, je retournais, comme dit l'Écriture, à -<i>mon vomissement.</i></p> - -<p>Edmée souffrait chaque jour davantage du caractère qui se développait -en moi, et elle chercha le moyen de m'en corriger. S'il n'y eut jamais -de fiancée plus forte et plus réservée, jamais il n'y eut de mère -plus tendre qu'elle. Après beaucoup de conférences avec l'abbé, elle -résolut de décider son père à rompre un peu l'habitude de notre vie -et à transporter notre établissement à Paris pendant les dernières -semaines du carnaval. Le séjour de la campagne, le grand isolement où -la position de Sainte-Sévère et le mauvais état des chemins nous -laissaient depuis l'hiver, l'uniformité des habitudes, tout contribuait -à entretenir notre fastidieux ergotage; mon caractère s'y corrompait -de plus en plus; mon oncle y prenait encore plus de plaisir que moi, -mais sa santé en souffrait, et ces puériles émotions journalières -hâtaient sa caducité. L'ennui avait gagné l'abbé; Edmée était -triste, soit par suite de notre genre de vie, soit par suite de causes -cachées. Elle désira partir, et nous partîmes; car son père, inquiet -de sa mélancolie, n'avait d'autre volonté que la sienne. Je -tressaillais de joie à l'idée de connaître Paris; et tandis qu'Edmée -se flattait de voir le commerce du monde adoucir les aspérités de mon -pédantisme, je me rêvais une attitude de conquérant dans ce monde -décrit avec tant de dénigrement par nos philosophes. Nous nous mîmes -en route par une belle matinée de mars, le chevalier avec sa fille et -M<sup>lle</sup> Leblanc dans une chaise de poste; moi dans une autre avec l'abbé, -qui dissimulait mal sa joie de voir la capitale pour la première fois -de sa vie, et mon valet de chambre Saint-Jean, qui faisait de profonds -saluts à tous les passants pour ne pas perdre ses habitudes de -politesse.</p> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<h4><a id="XII">XII</a></h4> - - -<p>Le vieux Bernard, fatigué d'avoir tant parlé, nous avait remis au -lendemain. Sommé par nous, à l'heure dite, de tenir sa parole, il -reprit son récit en ces termes:</p> - -<p>Cette époque marqua dans ma vie une nouvelle phase. À Sainte-Sévère, -j'avais été absorbé par mon amour et mes études. J'avais concentré -sur ces deux points toute mon énergie. À peine arrivé à Paris, un -épais rideau se leva devant mes yeux, et, pendant plusieurs jours, à -force de ne rien comprendre, je ne me sentis étonné de rien. -J'attribuais à tous les acteurs qui paraissaient sur la scène une -supériorité très exagérée; mais je ne m'exagérais pas moins la -facilité que j'aurais bientôt à égaler cette puissance idéale. Mon -naturel entreprenant et présomptueux voyait partout un défi et nulle -part un obstacle.</p> - -<p>Logé à un étage séparé dans la maison qu'occupaient mon oncle et ma -cousine, je passai désormais la plus grande partie de mon temps auprès -de l'abbé. Je ne fus point étourdi des avantages matériels de ma -position; mais, en voyant beaucoup de positions équivoques ou -pénibles, je commençai à sentir le bien-être de la mienne. Je -compris l'excellent caractère de mon gouverneur, et le respect de mon -laquais ne me sembla plus incommode. Avec la liberté dont je jouissais, -l'argent qui m'était fourni à discrétion et la vigueur athlétique de -ma jeunesse, il est étonnant que je ne sois pas tombé dans quelque -désordre, ne fût-ce que dans celui du jeu, qui n'allait pas mal à mes -instincts de <i>combativité.</i> Ce fut mon ignorance de toute chose qui me -préserva; elle me donnait une méfiance excessive, et l'abbé, qui -était très pénétrant et qui se sentait responsable de mes actions, -sut habilement exploiter ma sauvagerie dédaigneuse. Il l'augmenta à -l'égard des choses qui m'eussent été nuisibles, et la dissipa dans le -cas contraire. Puis il sut accumuler autour de moi les distractions -honnêtes, qui ne remplacent pas les joies de l'amour, mais qui -diminuent l'âcreté de ses blessures. Quant aux tentations de la -débauche, je ne les connus point. J'avais trop d'orgueil pour désirer -une femme qui ne m'eût pas semblé, comme Edmée, la première de -toutes.</p> - -<p>L'heure du dîner nous réunissait, et, le soir, nous allions dans le -monde. En peu de jours, j'en appris plus, à examiner d'un coin de -l'appartement ce qui se faisait là, que je ne l'aurais fait en un an de -conjectures et de recherches. Je crois que je n'aurais jamais rien -compris à la société, vue d'une certaine distance. Rien -n'établissait des rapports bien nets entre mon cerveau et ce qui -occupait le cerveau des autres hommes. Dès que je me trouvai au milieu -de ce chaos, le chaos fut forcé de se débrouiller devant moi et de me -laisser connaître une grande partie de ses éléments. Cette route qui -me menait à la vie ne fut pas sans charmes, je m'en souviens, à son -point de départ. Je n'avais rien à demander, à désirer ou à -débattre dans les intérêts sociaux. La fortune m'avait pris par la -main. Un beau matin, elle m'avait tiré d'un abîme pour m'asseoir sur -l'édredon et pour me faire enfant de famille. Les agitations des autres -étaient un amusement pour mes yeux. Mon cœur n'était intéressé à -l'avenir que par un point mystérieux, l'amour que j'éprouvais pour -Edmée.</p> - -<p>La maladie, loin de diminuer ma force physique, l'avait retrempée. Je -n'étais plus cet animal lourd et dormeur que la digestion fatiguait, -que la fatigue abrutissait. Je sentais la vibration de toutes mes fibres -élever dans mon âme des accords inconnus, et je m'étonnais de -découvrir en moi des facultés dont pendant si longtemps je n'avais pas -soupçonné l'usage. Mes bons parents s'en réjouissaient sans en -paraître surpris. Ils avaient si complaisamment auguré de moi dès le -principe, qu'ils semblaient n'avoir pas fait d'autre métier toute leur -vie que de civiliser des barbares.</p> - -<p>Le système nerveux qui venait de se développer en moi, et qui me fit -payer pendant tout le reste de ma vie, par de vives et fréquentes -souffrances, les jouissances et les avantages qu'il me procura, m'avait -rendu surtout impressionnable; et cette aptitude à ressentir l'effet -des choses extérieures était aidée d'une puissance d'organes qu'on ne -trouve que chez les animaux ou chez les sauvages. Je m'étonnais de -l'étiolement des facultés chez les autres. Ces hommes en lunettes, ces -femmes dont l'odorat était émoussé par le tabac, ces vieillards -précoces, sourds et goutteux avant l'âge, me faisaient peine. Le monde -me représentait un hôpital, et, quand je me trouvais avec mon -organisation robuste au milieu de ces infirmes, il me semblait que, d'un -souffle, je les aurais lancés dans les airs comme des graines de -chardon.</p> - -<p>Cela me donna le tort et le malheur de m'abandonner à un genre -d'orgueil assez sot, qui est de se prévaloir des dons de la nature. -Cela me porta à négliger longtemps leur perfectionnement véritable, -comme un progrès de luxe. La préoccupation où je fus bientôt de la -nullité d'autrui m'empêcha moi-même de m'élever au-dessus de ceux -que je croyais désormais m'être inférieurs. Je ne voyais pas que la -société est faite d'éléments de peu de valeur, mais que leur -arrangement est si savant et si solide, qu'avant d'y mettre la moindre -pièce, il faut être reçu praticien. Je ne savais pas qu'il n'y a pas -de milieu dans cette société entre le rôle de grand artiste et celui -de bon ouvrier. Or je n'étais ni l'un ni l'autre, et, s'il faut dire -vrai, toutes mes idées n'ont jamais abouti à m'affranchir de la -routine, toute ma force ne m'a servi qu'à réussir à grand'peine à -faire comme les autres.</p> - -<p>Ainsi, en peu de semaines, je passai d'un excès d'admiration à un -excès de dédain pour la société. Dès que j'eus saisi le sens de ses -ressorts, ils me parurent si misérablement poussés par une -génération débile, que l'attente de mes maîtres fut déçue sans -qu'ils s'en doutassent. Au lieu de me sentir dominé et de chercher à -m'effacer dans la foule, je m'imaginai que je pourrais la dominer quand -je voudrais, et je m'entretins secrètement dans des rêves dont le -souvenir me fait rougir. Si je ne me rendis pas souverainement ridicule, -c'est grâce à l'excès même de cette vanité, qui eût craint de se -commettre en se manifestant.</p> - -<p>Paris offrait alors un spectacle que je n'essayerai pas de vous -retracer, parce que vous l'avez sans doute étudié maintes fois avec -avidité dans les excellents tableaux qu'en ont tracés des témoins -oculaires, sous forme d'histoire générale ou de mémoires -particuliers. D'ailleurs, une telle peinture sortirait des bornes de mon -récit, et j'ai promis seulement de vous raconter le fait capital de mon -histoire morale et philosophique. Pour que vous vous fassiez une idée -du travail de mon esprit à cette époque, il suffira de vous dire que -la guerre de l'indépendance éclatait en Amérique, que Voltaire -recevait son apothéose à Paris, et que Franklin, prophète d'une -religion politique nouvelle, apportait au sein même de la cour de -France la semence de la liberté. La Fayette préparait secrètement sa -romanesque expédition, et la plupart des jeunes patriciens étaient -entraînés par la mode, par la nouveauté et par le plaisir inhérent -à toute opposition qui n'est pas dangereuse.</p> - -<p>L'opposition revêtait des formes plus graves et faisait un travail plus -sérieux chez les vieux nobles et parmi les membres des parlements; -l'esprit de la ligue se retrouvait dans les rangs de ces antiques -patriciens et de ces fiers magistrats, qui d'une épaule soutenaient -encore pour la forme la monarchie chancelante, et de l'autre prêtaient -un large appui aux envahissements de la philosophie. Les privilégiés -de la société donnaient ardemment les mains à la ruine prochaine de -leurs privilèges, par mécontentement de ce que les rois les avaient -restreints. Ils élevaient leurs fils dans des principes -constitutionnels, s'imaginaient qu'ils allaient fonder une monarchie -nouvelle où le peuple les aiderait à se replacer plus haut que le -trône, et c'est pour cela que les plus grandes admirations pour -Voltaire et les plus ardentes sympathies pour Franklin furent exprimées -dans les salons les plus illustres de Paris.</p> - -<p>Une marche si insolite, et, il faut le dire, si peu naturelle, de -l'esprit humain avait donné une impulsion toute nouvelle, une sorte de -vivacité querelleuse aux relations froides et guindées des vestiges de -la cour de Louis XIV. Elle avait aussi mêlé des formes sérieuses et -donné une apparence de fond aux frivoles manières de la Régence. La -vie pure, mais effacée, de Louis XVI ne comptait pas et n'imposait rien -à personne; jamais on ne vit tant de grave babil, tant de maximes -creuses, tant de sagesse d'apparat, tant d'inconséquences entre les -paroles et la conduite, qu'il s'en débita à cette époque parmi les -castes soi-disant éclairées.</p> - -<p>Il était nécessaire de vous rappeler ceci pour vous faire comprendre -l'admiration que j'eus d'abord pour un monde en apparence si -désintéressé, si courageux, si ardent à la poursuite de la vérité; -le dégoût que je ressentis bientôt pour tant d'affectation et de -légèreté, pour un tel abus des mots les plus sacrés et des -convictions les plus saintes. J'étais de bonne foi pour ma part et -j'appuyais ma ferveur philosophique, ce sentiment de la liberté -nouvellement révélé qu'on appelait alors <i>le culte de la raison</i>, sur -les bases d'une inflexible logique. J'étais jeune et bien constitué, -condition première peut-être de la santé du cerveau; mes études -n'étaient pas étendues, mais elles étaient solides; on m'avait servi -des aliments sains et une digestion facile. Le peu que je savais me -servait donc à voir que les autres ne savaient rien ou qu'ils mentaient -à eux-mêmes.</p> - -<p>Il ne vint pas beaucoup de monde dans les commencements chez le -chevalier. Ami d'enfance de M. Turgot et de plusieurs hommes -distingués, il ne s'était point mêlé à la jeunesse dorée de son -temps, il avait vécu sagement à la campagne après s'être loyalement -conduit à la guerre. Sa société se composait donc de quelques graves -hommes de robe, de plusieurs vieux militaires et de quelques seigneurs -de sa province, vieux et jeunes, à qui une fortune honnête permettait, -comme à lui, de venir passer à Paris un hiver sur deux; mais il avait -conservé de lointaines relations avec un monde plus brillant, où la -beauté et les excellentes manières d'Edmée furent remarquées dès -qu'elle y parut. Fille unique, convenablement riche, elle fut -recherchée par les importantes maîtresses de maison, espèce -d'entremetteuses de haut lieu qui ont toujours quelques jeunes -protégés endettés à établir aux dépens d'une famille de province. -Puis, quand on sut qu'elle était fiancée à M. de La Marche, rejeton -à peu près ruiné d'une très illustre famille, on lui fit encore plus -d'accueil, et peu à peu le petit salon qu'elle avait choisi pour les -vieux amis de son père devint trop étroit pour les beaux esprits de -qualité et de profession et les grandes dames à idées philosophiques, -qui voulurent connaître la <i>jeune quakeresse</i> ou <i>la rose du Berry</i> (ce -furent les noms qu'une femme à la mode lui donna).</p> - -<p>Ce rapide succès d'Edmée, dans un monde auquel jusque-là elle avait -été inconnue, ne l'étourdit nullement; et l'empire qu'elle possédait -sur elle-même était si grand, que jamais, malgré toute l'inquiétude -avec laquelle j'épiais ses moindres mouvements, je ne pus savoir si -elle était flattée de produire tant d'effet. Ce que je pus remarquer, -ce fut l'admirable bon sens qui présidait à toutes ses démarches et -à toutes ses paroles. Son attitude à la fois naïve et réservée, un -certain mélange d'abandon et de fierté modeste, la faisaient briller -parmi les femmes les plus admirées et les plus habituées à capter -l'attention; et c'est ici le lieu de dire que je fus extrêmement -choqué tout d'abord du ton et de la tenue de ces femmes si vantées; -elles me semblaient ridicules dans leurs grâces étudiées, et leur -grande habitude du monde me faisait l'effet d'une insupportable -effronterie. Moi, si hardi intérieurement et naguère si grossier dans -mes manières, je me sentais mal à l'aise et décontenancé auprès -d'elles; et il me fallait tous les reproches et toutes les remontrances -d'Edmée pour ne pas me livrer à un profond mépris pour cette -courtisanerie des regards, de la toilette et des agaceries, qui -s'appelait dans le monde la coquetterie <i>permise</i>, le <i>désir charmant</i> -de plaire, l'amabilité, la grâce. L'abbé était de mon avis. Quand le -salon était vide, nous restions quelques instants en famille au coin du -feu avant de nous séparer. C'est le moment où l'on sent le besoin de -résumer ses impressions éparses et de les communiquer à des êtres -sympathiques. L'abbé rompait donc les mêmes lances que moi contre mon -oncle et ma cousine. Le chevalier, galant admirateur du beau sexe, qu'il -n'avait jamais beaucoup pratiqué, prenait, en vrai chevalier français, -la défense de toutes les beautés que nous attaquions impitoyablement. -Il accusait, en riant, l'abbé de raisonner à l'égard des femmes comme -le renard de la fable à l'égard des raisins. Moi, je renchérissais -sur les critiques de l'abbé; c'était une manière de dire avec chaleur -à Edmée combien je la préférais à toutes les autres; mais elle en -paraissait plus scandalisée que flattée et me reprochait sérieusement -cette disposition à la malveillance, qui prenait sa source, -disait-elle, dans un immense orgueil.</p> - -<p>Il est vrai qu'après avoir généreusement embrassé la défense des -personnes mises en cause, elle se rangeait à notre opinion dès que, -Rousseau en main, nous lui disions que les femmes du monde avaient à -Paris un air <i>cavalier</i> et une manière de regarder un homme en face qui -n'est pas tolérable aux yeux d'un sage. Edmée ne savait rien objecter -quand Rousseau avait prononcé; elle aimait à reconnaître avec lui que -le plus grand charme d'une femme est dans l'attention intelligente et -modeste qu'elle donne aux discours graves; et je lui citais toujours la -comparaison de la femme supérieure avec un bel enfant aux grands yeux -pleins de sentiment, de douceur et de finesse, aux questions timides, -aux objections pleines de sens, afin qu'elle se reconnut dans ce -portrait, qui semblait avoir été tracé d'après elle. Je -renchérissais sur le texte, et, continuant le portrait:</p> - -<p>—Une femme vraiment supérieure, lui disais-je en la regardant avec -ardeur, est celle qui en sait assez pour ne jamais faire une question -ridicule ou déplacée, et pour ne jamais tenir tête à des gens de -mérite; cette femme sait se taire, surtout avec les sots qu'elle -pourrait railler et les ignorants qu'elle pourrait humilier; elle est -indulgente aux absurdités parce qu'elle ne tient pas à montrer son -savoir, et elle est attentive aux bonnes choses parce qu'elle désire -s'instruire. Son grand désir, c'est de comprendre et non d'enseigner; -son grand art (puisqu'il est reconnu qu'il faut de l'art dans l'échange -des paroles) n'est pas de mettre en présence deux fiers antagonistes, -pressés d'étaler leur science et d'amuser la compagnie en soutenant -chacun une thèse dont personne ne désire trouver la solution, mais -d'éclaircir toute discussion inutile en y faisant intervenir tous ceux -qui peuvent à point y jeter du jour. C'est un talent que je ne vois -point chez ces maîtresses de maison si prônées. Chez elles, je vois -toujours deux avocats en vogue et un auditoire ébahi, où personne -n'est juge; elles ont l'art de rendre le génie ridicule, le vulgaire -muet et inerte; et l'on sort de là en disant: «C'est bien parlé», et -rien de plus.</p> - -<p>Je pense bien que j'avais raison; mais je me souviens aussi que ma -grande colère contre les femmes venait de ce qu'elles ne faisaient -aucune attention aux gens qui se croyaient du mérite et qui n'avaient -pas de célébrité; et ces gens-là, c'était moi, comme vous pouvez -bien l'imaginer. D'un autre côté, et maintenant que j'y songe sans -prévention et sans vanité blessée, je suis certain que ces femmes -avaient un système d'adulation pour les favoris du public, qui -ressemblait beaucoup plus à une puérile vanité qu'à une sincère -admiration ou à une franche sympathie. Elles étaient comme une sorte -d'éditeur de la conversation, écoutant de toutes leurs oreilles, et -faisant impérieusement signe à l'auditoire d'écouter religieusement -toute niaiserie sortant d'une bouche illustre, tandis qu'elles -étouffaient un bâillement et faisaient claquer les branches de leur -éventail à toute parole, si excellente qu'elle fût, dès qu'elle -n'était pas signée d'un nom en vogue. J'ignore les airs des femmes -beaux esprits du XIX<sup>e</sup> siècle; j'ignore même si cette race subsiste -encore: il y a trente ans que je n'ai été dans le monde; mais, quant -au passé, vous pouvez croire ce que je vous en dis. Il y en avait cinq -ou six qui m'étaient réellement odieuses. L'une avait de l'esprit et -dépensait à tort et à travers ses bons mots, qui étaient aussitôt -colportés dans tous les salons, et qu'il me fallait entendre répéter -vingt fois dans un jour; une autre avait lu Montesquieu et faisait la -leçon aux plus vieux magistrats; une troisième jouait de la harpe -pitoyablement, mais il était convenu que ses bras étaient les plus -beaux de France; et il fallait supporter l'aigre grincement de ses -ongles sur les cordes, afin qu'elle pût ôter ses gants d'un air timide -et enfantin. Que sais-je des autres? Elles rivalisaient d'affectation et -de niaises hypocrisies dont tous les hommes consentaient puérilement à -paraître dupes. Une seule était vraiment belle, ne disait rien et -plaisait par la nonchalance de ses attitudes. Celle-là eût trouvé -grâce devant moi parce qu'elle était ignorante, mais elle en faisait -gloire, afin de contraster avec les autres par une piquante ingénuité. -Un jour, je découvris qu'elle avait de l'esprit, et je la pris en -aversion.</p> - -<p>Edmée restait seule dans toute sa fraîcheur de sincérité, dans tout -l'éclat de sa grâce naturelle. Assise sur un sofa auprès de M. de -Malesherbes, elle était la même personne que j'avais contemplée tant -de fois au soleil couchant, sur le banc de pierre au seuil de la -chaumière de Patience.</p> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<h4><a id="XIII">XIII</a></h4> - - -<p>Vous pensez bien que les hommages dont ma cousine était entourée -rallumèrent dans mon sein la jalousie assoupie. Depuis qu'obéissant à -son ordre, je m'étais livré à l'étude, je ne saurais trop vous dire -si j'osais compter sur la promesse qu'elle m'avait faite d'être ma -femme lorsque je serais en état de comprendre ses idées et ses -sentiments. Il me semblait bien que ce temps était venu, car il est -certain que je comprenais Edmée, mieux peut-être qu'aucun des hommes -qui lui faisaient la cour en prose et en vers. J'étais bien résolu à -ne me plus prévaloir du serment arraché à la Roche-Mauprat; mais la -dernière promesse faite librement à la fenêtre de la chapelle, et la -conclusion que je pouvais tirer de l'entretien avec l'abbé, surpris par -moi dans le parc de Sainte-Sévère; mais l'insistance qu'elle avait -mise à m'empêcher de m'éloigner d'elle et à diriger mon éducation; -mais les soins maternels qu'elle m'avait prodigués durant ma maladie, -tout cela ne me donnait-il pas, sinon des droits, du moins des motifs -d'espérance? Il est vrai que son amitié était glaciale dès que ma -passion se trahissait dans mes paroles ou dans mes regards; il est vrai -que, depuis le premier jour, je n'avais pas fait un pas de plus dans son -intimité; il est vrai aussi que M. de La Marche venait souvent dans la -maison et qu'elle lui témoignait toujours la même amitié qu'à moi, -avec moins de familiarité et plus d'égards, nuance que la différence -de nos caractères et de nos âges amenait naturellement, et qui ne -prouvait aucune préférence pour l'un ou pour l'autre. Je pouvais donc -attribuer sa promesse à un arrêt de sa conscience; l'intérêt qu'elle -prenait à m'instruire, au culte qu'elle rendait à la dignité humaine -réhabilitée par la philosophie; son affection calme et continue pour -M. de La Marche, à un regret profond, dominé par la force et la -sagesse de son esprit. Ces perplexités étaient poignantes. L'espoir de -forcer son amour par ma soumission et mon dévouement m'avait longtemps -soutenu, mais cet espoir commençait à s'affaiblir, car, de l'aveu de -tous, j'avais fait des progrès extraordinaires, des efforts prodigieux, -et il s'en fallait de beaucoup que l'estime d'Edmée pour moi eût -grandi dans la même proportion. Elle n'avait pas paru étonnée de ce -qu'elle appelait <i>ma haute intelligence</i>: elle y avait toujours cru; -elle l'avait louée plus que de raison. Mais elle ne s'aveuglait pas sur -les défauts de mon caractère, sur les vices de mon âme; elle me les -reprochait avec une douceur impitoyable, avec une patience faite pour me -désespérer, car elle semblait avoir pris le parti de ne m'aimer jamais -ni plus ni moins, quoi qu'il arrivât désormais.</p> - -<p>Cependant tous lui faisaient la cour, et nul n'était agréé. On avait -bien dit dans le monde qu'elle était promise à M. de La Marche, mais -on ne comprenait pas plus que moi le retard indéfini apporté à cette -union. On en vint à dire qu'elle cherchait des prétextes pour se -débarrasser de lui, et on ne trouva pas à motiver cette répugnance -autrement qu'en lui supposant une grande passion pour moi. Mon histoire -singulière avait fait du bruit: les femmes m'examinaient avec -curiosité, les hommes me témoignaient de l'intérêt et une sorte de -considération que j'affectais de mépriser, mais à laquelle j'étais -assez sensible; et, comme rien n'a crédit dans le monde sans être -embelli de quelque fiction, on exagérait étrangement mon esprit, mon -aptitude et mon savoir; mais, dès qu'on avait vu, en présence -d'Edmée, M. de La Marche et moi, toutes les inductions étaient -réduites à néant par le sang-froid et l'aisance de nos manières. -Edmée était avec nous en public ce qu'elle était en particulier; M. -de La Marche, un mannequin sans âme et parfaitement dressé aux airs -convenables; moi, dévoré de passions diverses, mais impénétrable à -force d'orgueil, et aussi, je dois l'avouer, de prétentions à la -sublimité du <i>maintien américain.</i> Il faut vous dire que j'avais eu le -bonheur d'être présenté à Franklin comme un sincère adepte de la -liberté. Sir Arthur Lee m'avait honoré d'une sorte de bienveillance et -d'excellents conseils: j'avais donc la tête tournée tout comme ceux -que je raillais si durement, et au point même que cette petite gloriole -apportait à mes tourments un allègement bien nécessaire. Ne -hausserez-vous pas les épaules, si je vous avoue que je prenais le plus -grand plaisir du monde à ne point poudrer mes cheveux, à porter de -gros souliers, à me présenter partout en habit plus que simple, -rigidement propre et de couleur sombre, en un mot, à singer, autant -qu'il était permis de le faire alors sans être confondu avec un -<i>véritable roturier</i>, la mise et les allures du <i>bonhomme Richard!</i> -J'avais dix-neuf ans et je vivais dans un temps où chacun affectait un -rôle; c'est là toute mon excuse.</p> - -<p>Je pourrais alléguer aussi que mon trop indulgent et trop naïf -gouverneur m'approuvait ouvertement; que mon oncle Hubert, tout en se -moquant de moi de temps en temps, me laissait faire, et qu'Edmée ne me -disait absolument rien de ce ridicule et semblait ne pas s'en -apercevoir.</p> - -<p>Le printemps était revenu cependant, nous allions retourner à la -campagne; les salons se dépeuplaient, et j'étais toujours dans la -même incertitude. Je remarquai un jour que M. de La Marche montrait, -malgré lui, le désir de se trouver seul avec Edmée. Je pris d'abord -plaisir à le faire souffrir en restant immobile sur ma chaise; mais je -crus voir au front d'Edmée ce léger pli que je connaissais si bien, -et, après un dialogue muet avec moi-même, je sortis, décidé à voir -les suites de ce tête-à-tête et à connaître mon sort, quel qu'il -fût.</p> - -<p>Je revins au salon au bout d'une heure; mon oncle était rentré; M. de -La Marche restait à dîner; Edmée était rêveuse, mais non triste; -l'abbé lui adressait avec les yeux des questions qu'elle n'entendait -pas ou ne voulait pas entendre.</p> - -<p>M. de La Marche accompagna mon oncle à la Comédie-Française. Edmée -dit qu'elle avait à écrire et demanda la permission de rester. Je -suivis le comte et le chevalier; mais, après le premier acte, je -m'esquivai et je rentrai à l'hôtel. Edmée avait fait défendre sa -porte, mais je ne pris pas cette défense pour moi; les domestiques -trouvaient tout simple que j'agisse en enfant de la maison. J'entrai au -salon, tremblant qu'Edmée ne fût dans sa chambre; là, je n'aurais pu -la poursuivre. Elle était près de la cheminée et s'amusait à -effeuiller les asters bleus et blancs que j'avais cueillis dans une -promenade au tombeau de Jean-Jacques Rousseau. Ces fleurs me rappelaient -une nuit d'enthousiasme, un clair de lune, les seules heures de bonheur -peut-être que je pusse mentionner dans ma vie.</p> - -<p>—Déjà rentré? me dit-elle sans se déranger.</p> - -<p>—Déjà est un mot bien dur, lui répondis-je; voulez-vous que je me -retire dans ma chambre, Edmée?</p> - -<p>—Non pas, vous ne me gênez nullement; mais vous auriez plus profité -à la représentation de <i>Mérope</i> qu'en écoutant ma conversation de ce -soir, car je vous avertis que je suis idiote.</p> - -<p>—Tant mieux, cousine, vous ne m'humilierez pas, et, pour la première -fois, nous serons sur le pied de l'égalité. Mais voulez-vous me dire -pourquoi vous méprisez tant mes asters? Je croyais que vous les -garderiez comme une relique.</p> - -<p>—À cause de Rousseau, dit-elle en souriant avec malice sans lever les -yeux sur moi.</p> - -<p>—Oh! c'est bien ainsi que je l'entends, repris-je.</p> - -<p>—Je joue un jeu très intéressant, dit-elle; ne me dérangez pas.</p> - -<p>—Je le connais, lui dis-je; tous les enfants de la Varenne le jouent, -et toutes nos bergères croient à l'arrêt du sort que ce jeu révèle. -Voulez-vous que je vous explique vos pensées, lorsque vous arrachiez -ces pétales quatre à quatre?</p> - -<p>—Voyons, grand nécromant!</p> - -<p>—<i>Un peu</i>, c'est ainsi que <i>quelqu'un</i> vous aime; -<i>beaucoup</i>, c'est ainsi que vous l'aimez; <i>passionnément</i>, un -autre vous aime ainsi; <i>pas du tout</i>, voilà comme vous aimez -celui-là.</p> - -<p>—Et pourrait-on savoir, monsieur le devin, reprit Edmée, dont la -figure devint plus sérieuse, ce que signifient <i>quelqu'un</i> et <i>un -autre?</i> Je crois que vous êtes comme les antiques pythonisses: vous ne -savez pas vous-même le sens de vos oracles.</p> - -<p>—Ne sauriez-vous deviner le mien, Edmée?</p> - -<p>—J'essayerai d'interpréter l'énigme, si vous voulez me promettre de -faire ensuite ce que fit le sphinx vaincu par Œdipe.</p> - -<p>—Oh! Edmée, m'écriai-je, il y a longtemps que je me casse la tête -contre les murs à cause de vous et de vos interprétations! et -cependant vous n'avez pas deviné juste une seule fois.</p> - -<p>—Oh! mon Dieu, si! dit-elle en jetant le bouquet sur y la cheminée; -vous allez voir. J'aime <i>un peu</i> M. de La Marche, et je vous aime -<i>beaucoup.</i> Il m'aime <i>passionnément</i>, et vous ne m'aimez <i>pas du -tout.</i> Voilà la vérité.</p> - -<p>—Je vous pardonne de tout mon cœur cette méchante interprétation à -cause du mot <i>beaucoup</i>, lui répondis-je.</p> - -<p>Et j'essayai de prendre ses mains; elle les retira brusquement, et, en -vérité, elle eut tort, car, si elle me les eût abandonnées, je me -fusse borné à les serrer fraternellement; mais cette sorte de -méfiance réveilla des souvenirs dangereux pour moi. Je crois qu'elle -avait ce soir-là dans son air et dans ses manières beaucoup de -coquetterie, et jusque-là je ne lui en avais jamais vu la moindre -velléité. Je me sentis enhardi sans trop savoir pourquoi, et j'osai -lui faire des remarques piquantes sur son tête-à-tête avec M. de La -Marche. Elle ne prit aucun soin pour repousser mes interprétations et -se mit à rire lorsque je la priai de me remercier de la politesse -exquise avec laquelle je m'étais retiré en lui voyant froncer le -sourcil.</p> - -<p>Cette légèreté superbe commençait à m'irriter un peu, lorsqu'un -domestique entra et lui remit une lettre en lui disant qu'on attendait -la réponse.</p> - -<p>—Approchez la table et taillez-moi une plume, me dit-elle.</p> - -<p>Et, d'un air nonchalant, elle décacheta et parcourut la lettre, tandis -que, sans savoir de quoi il s'agissait, je préparais tout ce qui était -nécessaire pour écrire.</p> - -<p>Depuis longtemps la plume de corbeau était taillée; depuis longtemps -le papier à vignettes de couleur était sorti du portefeuille ambré, -et Edmée, n'y faisant aucune attention, ne se disposait point à en -faire usage. La lettre dépliée était sur ses genoux, ses pieds -étaient sur les chenets, ses coudes sur les bras de son fauteuil dans -son attitude favorite de rêverie. Elle était complètement absorbée. -Je lui parlai doucement; elle ne m'entendit pas. Je crus qu'elle avait -oublié la lettre et qu'elle s'endormait. Au bout d'un quart d'heure, le -domestique rentra et demanda, de la part du messager, s'il y avait une -réponse.</p> - -<p>—Certainement, répondit-elle; qu'il attende.</p> - -<p>Elle relut la lettre avec une attention extraordinaire et se mit à -écrire avec lenteur; puis elle jeta au feu sa réponse, repoussa du -pied son fauteuil, fit quelques tours dans l'appartement, et tout d'un -coup s'arrêta devant moi et me regarda d'un air froid et sévère.</p> - -<p>—Edmée, m'écriai-je en me levant avec impétuosité, qu'avez-vous -donc, et quel rapport avec moi peut avoir cette lettre qui vous -préoccupe si fortement?</p> - -<p>—Qu'est-ce que cela vous fait? répondit-elle.</p> - -<p>—Qu'est-ce que cela me fait! m'écriai-je. Et que me fait l'air que je -respire? que m'importe le sang qui coule dans mes veines? Demandez-moi -cela, à la bonne heure! mais ne me demandez pas en quoi une de vos -paroles ou un de vos regards m'intéresse, car vous savez bien que ma -vie en dépend.</p> - -<p>—Ne dites pas des folies, Bernard, reprit-elle en retournant à son -fauteuil d'un air distrait: il y a temps pour tout.</p> - -<p>—Edmée! Edmée! ne jouez pas avec le lion endormi, ne rallumez pas le -feu qui couve sous la cendre.</p> - -<p>Elle haussa les épaules et se mit à écrire avec beaucoup d'animation. -Son teint était coloré, et, de temps en temps, elle passait ses doigts -dans ses longs cheveux bouclés en <i>repentir</i> sur son épaule. Elle -était dangereusement belle dans ce désordre; elle avait l'air d'aimer: -mais qui? celui-là sans doute à qui elle écrivait. La jalousie -brûlait mes entrailles. Je sortis brusquement et je traversai -l'antichambre; je regardai l'homme qui avait apporté la lettre; il -était à la livrée de M. de La Marche. Je n'en doutai pas; mais cette -certitude augmenta ma fureur. Je rentrai au salon en jetant violemment -la porte. Edmée ne tourna pas seulement la tête; elle écrivait -toujours. Je m'assis vis-à-vis d'elle; je la regardai avec des yeux de -feu. Elle ne daigna pas lever les siens sur moi. Je crus même remarquer -sur ses lèvres vermeilles un demi-sourire qui me parut insulter à mon -angoisse. Enfin elle termina sa lettre et la cacheta. Je me levai alors -et m'approchai d'elle, violemment tenté de la lui arracher des mains. -J'avais appris à me contenir un peu plus qu'autrefois, mais je sentais -qu'un seul instant peut, dans les âmes passionnées, renverser le -travail de bien des jours.</p> - -<p>—Edmée, lui dis-je avec amertume et avec une effroyable grimace qui -s'efforçait d'être un sourire caustique, voulez-vous que je remette -cette lettre au laquais de M. de La Marche et que je lui dise en même -temps à l'oreille à quelle heure son maître peut venir au -rendez-vous?</p> - -<p>—Mais il me semble, répondit-elle avec une tranquillité qui -m'exaspéra, que j'ai pu indiquer l'heure dans ma lettre et qu'il n'est -pas besoin d'en informer les valets.</p> - -<p>—Edmée, vous devriez me ménager un peu plus! m'écriai-je.</p> - -<p>—Je ne m'en soucie pas le moins du monde, répondit-elle.</p> - -<p>Et, me jetant sur la table la lettre reçue, elle sortit pour remettre -elle-même sa réponse au messager. Je ne sais si elle m'avait dit de -lire cette lettre. Je sais que le mouvement qui me porta à le faire fut -irrésistible. Elle était conçue à peu près ainsi:</p> - -<p>«Edmée, j'ai enfin découvert le secret fatal qui a mis, selon vous, -un insurmontable obstacle à notre union. Bernard vous aime; son -agitation de ce matin l'a trahi. Mais vous ne l'aimez pas, j'en suis -sûr... cela est impossible! Vous me l'eussiez dit avec franchise. -L'obstacle est donc ailleurs. Pardonnez-moi! J'ai réussi à savoir que -vous avez passé deux heures dans la caverne des brigands! Infortunée, -votre malheur, votre prudence, votre sublime délicatesse, vous -ennoblissent encore à mes yeux. Et pourquoi ne m'avoir pas dit, dès le -commencement, de quel malheur vous étiez victime? J'aurais d'un mot -calmé vos douleurs et les miennes. Je vous aurais aidée à cacher -votre secret. J'en aurais gémi avec vous, ou plutôt j'en aurais -effacé l'odieux souvenir par le témoignage d'un attachement à toute -épreuve. Mais rien n'est désespéré; ce mot, il est toujours temps de -le dire, et le voici: Edmée, je vous aime plus que jamais; plus que -jamais je suis décidé à vous offrir mon nom; daignez l'accepter.»</p> - -<p>Ce billet était signé Adhémar de La Marche.</p> - -<p>À peine en avais-je terminé la lecture, qu'Edmée rentra et s'approcha -de la cheminée avec inquiétude, comme si elle eût oublié un objet -précieux. Je lui tendis la lettre que je venais de lire, mais elle la -prit d'un air distrait, et, se baissant vers le foyer, elle saisit avec -précipitation et avec une sorte de joie un papier chiffonné que la -flamme n'avait fait qu'effleurer. C'était la première réponse qu'elle -avait faite au billet de M. de La Marche, et qu'elle n'avait pas jugé -à propos d'envoyer.</p> - -<p>—Edmée, lui dis-je en me jetant à ses genoux, laissez-moi voir ce -papier. Quel qu'il soit, je me soumettrai à l'arrêt dicté par votre -premier mouvement.</p> - -<p>—En vérité, dit-elle avec une expression indéfinissable, le -feriez-vous? Si j'aimais M. de La Marche, si je vous faisais un grand -sacrifice en renonçant à lui, seriez-vous assez généreux pour me -rendre ma parole?</p> - -<p>J'eus un instant d'hésitation; une sueur froide parcourut mon corps. Je -la regardai fixement; son œil impénétrable ne trahissait pas sa -pensée. Si j'avais cru qu'elle m'aimât et qu'elle soumît ma vertu à -une épreuve, j'aurais peut-être joué l'héroïsme; mais je craignis -un piège; la passion l'emporta. Je ne me sentais pas la force de -renoncer à elle de bonne grâce, et l'hypocrisie me répugnait. Je me -levai tremblant de colère.</p> - -<p>—Vous l'aimez, m'écriai-je, avouez que vous l'aimez!</p> - -<p>—Et quand cela serait, répondit-elle en mettant le papier dans sa -poche, où serait le crime?</p> - -<p>—Le crime serait d'avoir menti jusqu'ici en me disant que vous ne -l'aimiez pas.</p> - -<p>—<i>Jusqu'ici</i> est beaucoup dire, reprit-elle en me regardant fixement; -nous n'avons pas eu d'explication à cet égard depuis l'année passée. -À cette époque, il était possible que je n'aimasse pas beaucoup -Adhémar, et, à présent, il serait possible que je l'aimasse mieux que -vous. Si je compare la conduite de l'un et de l'autre aujourd'hui, je -vois d'un côté un homme sans orgueil et sans délicatesse, qui se -prévaut d'un engagement que mon cœur n'a peut-être pas ratifié; de -l'autre, je vois un admirable ami, dont le dévouement sublime brave -tous les préjugés, et, me croyant souillée d'un affront ineffaçable, -n'en persiste pas moins à couvrir cette tache de sa protection.</p> - -<p>—Quoi! ce misérable croit que je vous ai fait violence, et il ne me -provoque pas en duel?</p> - -<p>—Il ne le croit pas, Bernard; il sait que vous m'avez fait évader de -la Roche-Mauprat, mais il croit que vous m'avez secourue trop tard et -que j'ai été victime des autres brigands.</p> - -<p>—Et il veut vous épouser, Edmée? Ou c'est un homme sublime, en effet, -ou il est plus endetté qu'on ne pense.</p> - -<p>—Taisez-vous! dit Edmée avec colère; cette odieuse explication d'une -conduite généreuse part d'une âme insensible et d'un esprit pervers. -Taisez-vous, si vous ne voulez pas que je vous haïsse.</p> - -<p>—Dites que vous me haïssez, Edmée, dites-le sans crainte, je le -sais.</p> - -<p>—Sans crainte! Vous devriez savoir aussi que je ne vous fais pas -l'honneur de vous craindre. Enfin, répondez-moi: sans savoir ce que je -prétends faire, comprenez-vous que vous devez me rendre ma liberté et -renoncer à des droits barbares?</p> - -<p>—Je ne comprends rien, sinon que je vous aime avec fureur et que je -déchirerai avec mes ongles le cœur de celui qui osera vous disputer à -moi. Je sais que je vous forcerai à m'aimer, et que, si je ne réussis -pas, je ne souffrirai jamais, du moins, que vous apparteniez à un -autre, moi vivant. On marchera sur mon corps criblé de blessures et -saignant par tous les pores avant de vous passer au doigt un anneau de -mariage; encore vous déshonorerai-je à mon dernier soupir en disant -que vous êtes ma maîtresse, et je troublerai ainsi la joie de celui -qui triomphera de moi; et, si je puis vous poignarder en expirant, je le -ferai, afin que dans la tombe, du moins, vous soyez ma femme. Voilà ce -que je compte faire, Edmée. Et maintenant, jouez au plus fin avec moi, -conduisez-moi de piège en piège, gouvernez-moi par votre admirable -politique: je pourrai être dupe cent fois, parce que je suis un -ignorant; mais votre intrigue arrivera toujours au même dénouement, -parce que j'ai juré par le nom de Mauprat!</p> - -<p>—De Mauprat Coupe-jarret! répondit-elle avec une froide -ironie.</p> - -<p>Et elle voulut sortir.</p> - -<p>J'allais lui saisir le bras lorsque la sonnette se fit entendre; -c'était l'abbé qui rentrait. Aussitôt qu'il parut, Edmée lui serra -la main et se retira dans sa chambre sans m'adresser un seul mot.</p> - -<p>Le bon abbé, s'apercevant de mon trouble, me questionna avec -l'assurance que devaient lui donner désormais ses droits à mon -affection; mais ce point était le seul sur lequel nous ne nous fussions -jamais expliqués. Il l'avait cherché en vain. Il ne m'avait pas donné -une seule leçon d'histoire sans tirer des amours illustres un exemple -ou un précepte de modération ou de générosité; mais il n'avait pas -réussi à me faire dire un mot à ce sujet. Je ne pouvais lui pardonner -tout à fait de m'avoir desservi auprès d'Edmée. Je croyais deviner -qu'il me desservait encore, et je me tenais en garde contre tous les -arguments de sa philosophie et toutes les séductions de son amitié. Ce -soir-là, plus que jamais, je fus inattaquable. Je le laissai inquiet et -chagrin, et j'allai me jeter sur mon lit, où je cachai ma tête dans -les couvertures, afin d'étouffer les anciens sanglots, impitoyables -vainqueurs de mon orgueil et de ma colère.</p> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<h4><a id="XIV">XIV</a></h4> - - -<p>Le lendemain, mon désespoir fut sombre. Edmée fut de glace, M. de La -Marche ne vint pas. Je crus m'apercevoir que l'abbé allait chez lui et -entretenait Edmée du résultat de leur conférence. Ils furent, du -reste, parfaitement calmes, et je dévorai mon inquiétude en silence; -je ne pus être seul un instant avec Edmée. Le soir, je me rendis à -pied chez M. de La Marche; je ne sais pas ce que je voulais lui dire; -j'étais dans un état d'exaspération qui me poussait à agir sans but -et sans plan. J'appris qu'il avait quitté Paris. Je rentrai. Je trouvai -mon oncle fort triste. Il fronça le sourcil en me voyant, et, après -avoir échangé avec moi quelques paroles oiseuses et forcées, il me -laissa avec l'abbé, qui tenta de me faire parler et qui n'y réussit -pas mieux que la veille. Je cherchai pendant plusieurs jours l'occasion -de parler à Edmée; elle sut l'éviter constamment. On faisait les -apprêts du départ pour Sainte-Sévère; elle ne montrait ni tristesse -ni gaieté. Je me résolus à glisser dans les feuillets de son livre -deux lignes pour lui demander un entretien. Je reçus la réponse -suivante au bout de cinq minutes:</p> - -<p>«Un entretien ne mènerait à rien. Vous persistez dans votre -indélicatesse; moi, je persévérerai dans ma loyauté. Une conscience -droite ne sait pas se dégager. J'ai juré de n'être jamais à un autre -que vous. Je ne me marierai pas, mais je n'ai pas juré d'être à vous -en dépit de tout. Si vous continuez à être indigne de mon estime, je -saurai rester libre. Mon pauvre père décline vers la tombe; un couvent -sera mon asile quand le seul lien qui m'attache à la société sera -rompu.»</p> - -<p>Ainsi j'avais rempli les conditions imposées par Edmée, et, pour toute -récompense, elle me prescrivait de les rompre. Je me trouvais au même -point que le jour de son entretien avec l'abbé.</p> - -<p>Je passai le reste de la journée enfermé dans ma chambre; toute la -nuit, je marchai avec agitation; je n'essayai pas de dormir. Je ne vous -dirai pas quelles furent mes réflexions; elles ne furent pas indignes -d'un honnête homme. Au point du jour, j'étais chez La Fayette. Il me -procura les papiers nécessaires pour sortir de France. Il me dit -d'aller l'attendre en Espagne, où il devait s'embarquer pour les -États-Unis. Je rentrai à l'hôtel pour prendre les effets et l'argent -indispensables au plus modeste voyageur. Je laissai un mot pour mon -oncle, afin qu'il ne s'inquiétât pas de mon absence, que je promettais -de lui expliquer avant peu dans une longue lettre. Je le suppliai de ne -pas me juger jusque-là et de croire que ses bontés ne sortiraient -jamais de mon cœur.</p> - -<p>Je partis avant que personne fût levé dans la maison; je craignais que -ma résolution ne m'abandonnât au moindre signe d'amitié, et je -sentais que j'avais abusé d'une affection trop généreuse. Je ne pus -passer devant l'appartement d'Edmée sans coller mes lèvres sur la -serrure; puis, cachant ma tête dans mes mains, je me mis à courir -comme un fou; je ne m'arrêtai guère que de l'autre côté des -Pyrénées. Là, je pris un peu de repos, et j'écrivis à Edmée -qu'elle était libre et que je ne contrarierais aucune de ses -résolutions, mais qu'il m'était impossible d'être témoin du triomphe -de mon rival. J'avais l'intime persuasion qu'elle l'aimait; j'étais -résolu à étouffer mon amour; je promettais plus que je ne pouvais -tenir, mais les premiers effets de l'orgueil blessé me donnaient -confiance en moi-même. J'écrivis aussi à mon oncle pour lui dire que -je ne me croirais pas digne des bontés illimitées qu'il avait eues -pour moi tant que je n'aurais pas gagné mes éperons de chevalier. Je -l'entretenais de mes espérances de gloire et de fortune guerrière avec -toute la naïveté de mon orgueil, et, comme je pensais bien qu'Edmée -lirait cette lettre, j'affectais une joie sans trouble et une ardeur -sans regret. Je ne savais pas si mon oncle avait connaissance des vrais -motifs de mon départ; mais ma fierté ne put se soumettre à les lui -avouer. Il en fut de même à l'égard de l'abbé, auquel j'écrivis, -d'ailleurs, une lettre pleine de reconnaissance et d'affection. Je -terminais en suppliant mon oncle de ne faire aucune dépense à mon -intention au triste donjon de la Roche-Mauprat, assurant que je ne -pourrais jamais me résoudre à l'habiter, et de considérer le fief -racheté par lui comme la propriété de sa fille. Je lui demandais -seulement de vouloir bien m'avancer deux ou trois années de revenu de -ma part, afin que je pusse faire les frais de mon équipement et ne pas -rendre onéreux pour le noble La Fayette mon dévouement à la cause -américaine.</p> - -<p>On fut content de ma conduite et de mes lettres. Arrivé sur les côtes -d'Espagne, je reçus de mon oncle une lettre pleine d'encouragements et -de doux reproches sur mon brusque départ. Il me donnait sa -bénédiction paternelle, déclarait sur son honneur que le fief de la -Roche-Mauprat ne serait jamais repris par Edmée, et m'envoyait une -somme considérable sans toucher à mon futur revenu. L'abbé joignait -aux mêmes reproches des encouragements plus chauds encore. Il était -facile de voir qu'il préférait le repos d'Edmée à mon bonheur, et -qu'il éprouvait une joie véritable de mon départ. Cependant il -m'aimait, et cette amitié s'exprimait d'une manière touchante à -travers la satisfaction cruelle qui s'y mêlait. Il enviait mon sort. Il -était plein d'ardeur pour la cause de l'indépendance et prétendait -avoir été tenté plus d'une fois de jeter le froc aux orties et de -prendre le mousquet; mais c'était de sa part une puérile affectation. -Son naturel doux et timide resta toujours prêtre sous le manteau de la -philosophie.</p> - -<p>Un billet étroit et sans suscription se trouvait comme glissé après -coup entre ces deux lettres. Je comprenais bien qu'il était de la seule -personne qui m'intéressât réellement dans le monde, mais je n'avais -pas le courage de l'ouvrir. Je marchais sur le sable au bord de la mer, -retournant ce mince papier dans ma main tremblante, et craignant de -perdre, en le lisant, l'espèce de calme désespéré que j'avais -trouvé dans mon courage. Je craignais surtout des remerciements et -l'expression d'une joie enthousiaste, derrière laquelle j'eusse aperçu -un autre amour satisfait.</p> - -<p>—Que peut-elle m'écrire? disais-je; pourquoi m'écrit-elle? Je ne veux -pas de sa pitié, encore moins de sa reconnaissance.</p> - -<p>J'étais tenté de jeter ce fatal billet à la mer. Une fois même, je -l'élevai au-dessus des flots; mais je le serrai aussitôt contre mon -cœur et l'y laissai quelques instants caché, comme si j'eusse cru à -cette vue occulte des partisans du magnétisme, qui prétendent lire -avec les organes du sentiment et de la pensée aussi bien qu'avec les -yeux.</p> - -<p>Enfin je me décidai à rompre le cachet et je lus ces mots:</p> - -<p>«Tu as bien agi, Bernard; mais je ne te remercie pas, car je souffrirai -de ton absence plus que je ne puis le dire. Va pourtant où ton honneur -et l'amour de la sainte vérité t'appellent; mes vœux et mes prières -te suivront partout. Reviens quand ta mission sera accomplie, tu ne me -retrouveras ni mariée ni religieuse.»</p> - -<p>Elle avait joint à ce billet la bague de cornaline qu'elle m'avait -cédée durant ma maladie, et que je lui avais renvoyée en quittant -Paris. Je fis faire une petite boîte d'or où j'enfermai le billet et -cet anneau, et que je plaçai sur moi comme un scapulaire. La Fayette, -arrêté en France par ordre du gouvernement, qui s'opposait à son -expédition, vint nous joindre bientôt, après s'être évadé de -prison. J'avais eu le temps de faire mes préparatifs; je mis à la -voile plein de tristesse, d'ambition et d'espérance.</p> - -<p>Vous n'attendez pas que je vous fasse le récit de la guerre -d'Amérique. Encore une fois, j'isole mon existence des faits de -l'histoire, en vous contant mes aventures. Mais ici je supprimerai même -mes aventures personnelles; elles forment dans ma mémoire un chapitre -à part, où Edmée joue le rôle d'une madone constamment invoquée, -mais invisible. Je ne puis croire que vous preniez le moindre intérêt -à entendre les incidents d'une portion de récit d'où cette figure -angélique, la seule digne d'occuper votre attention, et par elle-même -d'abord, et par son attention sur moi, serait entièrement absente. Je -vous dirai seulement que, des grades inférieurs, joyeusement acceptés -par moi au début, dans l'armée de Washington, je parvins -régulièrement, mais rapidement, au grade d'officier. Mon éducation -militaire fut prompte. Là, comme dans tout ce que j'ai entrepris durant -ma vie, je me mis tout entier; et, voulant obstinément, je triomphai -des difficultés.</p> - -<p>J'obtins la confiance de mes chefs illustres. Mon excellente -constitution me rendait propre aux fatigues de la guerre; mes anciennes -habitudes de brigand me furent même d'un secours immense; je supportais -les revers avec un calme que n'avaient pas tous les jeunes Français -débarqués avec moi, quel que fut d'ailleurs l'éclat de leur courage. -Le mien fut froid et tenace, à la grande surprise de nos alliés, qui -doutèrent plus d'une fois de mon origine, en voyant combien je me -familiarisais vite avec les forêts, et comme je savais lutter de ruse -et de méfiance avec les sauvages qui inquiétèrent parfois nos -manœuvres.</p> - -<p>Au milieu de mes travaux et de mes déplacements, j'eus le bonheur de -pouvoir cultiver mon esprit dans l'intimité d'un jeune homme de mérite -que la Providence me donna pour compagnon et pour ami. L'amour des -sciences naturelles l'avait jeté dans notre expédition, et il s'y -conduisait en bon militaire; mais il était facile de voir que la -sympathie politique ne jouait dans sa résolution qu'un rôle -secondaire. Il n'avait aucun désir d'avancement, aucune aptitude aux -études stratégiques. Son herbier et ses observations zoologiques -l'occupaient bien plus que le succès de la guerre et le triomphe de la -liberté. Il se battait trop bien dans l'occasion pour mériter jamais -le reproche de tiédeur; mais, jusqu'à la veille du combat, et dès le -lendemain, il semblait ignorer qu'il fut question d'autre chose que -d'une excursion scientifique dans les savanes du nouveau monde. Son -portemanteau était toujours rempli, non d'argent et de nippes, mais -d'échantillons d'histoire naturelle; et, tandis que, couchés sur -l'herbe, nous étions attentifs aux moindres bruits qui pouvaient nous -révéler l'approche de l'ennemi, il était absorbé dans l'analyse -d'une plante ou d'un insecte. C'était un admirable jeune homme, pur -comme un ange, désintéressé comme un stoïque, patient comme un -savant, et avec cela enjoué et affectueux. Lorsqu'une surprise nous -mettait en danger, il n'avait de soucis et d'exclamations que pour les -précieux cailloux et les inappréciables brins d'herbe qu'il portait en -groupe; et pourtant, lorsqu'un de nous était blessé, il le soignait -avec une bonté et un zèle incomparables.</p> - -<p>Il vit, un jour, la boîte d'or que je cachais sous mes habits, et il me -supplia instamment de la lui céder pour y mettre quelques pattes de -mouche et quelques ailes de cigale qu'il eût défendues jusqu'à la -dernière goutte de son sang. Il me fallut tout le respect que je -portais aux reliques de l'amour pour résister aux instances de -l'amitié. Tout ce qu'il put obtenir de moi, ce fut de glisser dans ma -précieuse boîte une petite plante fort jolie qu'il prétendait avoir -découverte le premier, et qui n'eut droit d'asile à côté du billet -et de l'anneau de ma fiancée qu'à la condition de s'appeler <i>Edmunda -sylvestris.</i> Il y consentit; il avait donné à un beau pommier sauvage -le nom de Samuel Adams, celui de Franklin à je ne sais quelle abeille -industrieuse, et rien ne lui plaisait comme d'associer ces nobles -enthousiasmes à ses ingénieuses observations.</p> - -<p>Je conçus pour lui un attachement d'autant plus vif que c'était ma -première amitié pour un homme de mon âge. Le charme que je trouvais -dans cette liaison me révéla une face de la vie, des facultés et des -besoins de l'âme que je ne connaissais pas. Comme je ne pus me -détacher jamais des premières impressions de mon enfance, dans mon -amour pour la chevalerie, je me plus à voir en lui mon frère d'armes, -et je voulus qu'il me donnât ce titre, à l'exclusion de tout autre ami -intime. Il s'y prêta avec un abandon de cœur qui me prouva combien la -sympathie était vive entre nous. Il prétendait que j'étais né pour -être naturaliste, à cause de mon aptitude à la vie nomade et aux -rudes expéditions. Il me reprochait un peu de préoccupation et me -grondait sérieusement lorsque je marchais étourdiment sur des plantes -intéressantes; mais il assurait que j'étais doué de l'esprit de -méthode et que je pourrais inventer un jour, non pas une théorie de la -nature, mais un <i>excellent</i> système de classification. Sa prédiction -ne se réalisa point, mais ses encouragements réveillèrent en moi le -goût de l'étude et empêchèrent mon esprit de retomber en paralysie -dans la vie des camps. Il fut pour moi l'envoyé du ciel; sans lui, je -fusse redevenu peut-être, sinon le coupe-jarret de la Roche-Mauprat, du -moins le sauvage de la Varenne. Ses enseignements ranimèrent en moi le -sentiment de la vie intellectuelle. Il agrandit mes idées, il ennoblit -aussi mes instincts; car, si une merveilleuse droiture et des habitudes -de modestie l'empêchaient de se jeter dans les discussions -philosophiques, il avait l'amour inné de la justice et décidait avec -une sagacité infaillible toutes les questions de sentiment et de -moralité. Il prit sur moi un ascendant que n'eut jamais pu prendre -l'abbé dans la position où notre méfiance mutuelle nous avait placés -dès le principe. Il me révéla une grande partie du monde physique; -mais ce qu'il m'apprit de plus précieux fut de m'habituer à me -connaître moi-même et à réfléchir sur mes impressions. Je parvins -à gouverner mes mouvements jusqu'à un certain point. Je ne me -corrigeai jamais de l'orgueil et de la violence. On ne change pas -l'essence de son être, mais on dirige vers le bien ses facultés -diverses; on arrive presque à utiliser ses défauts; c'est, au reste, -le grand secret et le grand problème de l'éducation.</p> - -<p>Les entretiens de mon cher Arthur m'amenèrent à de telles réflexions, -que je parvins à déduire logiquement de tous mes souvenirs les motifs -de la conduite d'Edmée. Je la trouvai grande et généreuse, surtout -dans les choses qui, mal vues et mal appréciées, m'avaient le plus -blessé. Je ne l'en aimai pas davantage, c'était impossible; mais -j'arrivai à comprendre pourquoi je l'aimais invinciblement malgré tout -ce qu'elle m'avait fait souffrir. Cette flamme sainte brûla dans mon -âme, sans pâlir un seul instant, durant les six années de notre -séparation. Malgré l'excès de vie qui débordait mon être, malgré -les excitations d'une nature extérieure pleine de volupté, malgré les -mauvais exemples et les nombreuses occasions qui sollicitent la -faiblesse humaine dans la liberté de la vie errante et militaire, je -prends Dieu à témoin que je conservai intacte ma robe d'innocence et -que je ne connus pas le baiser d'une seule femme. Arthur, qu'une -organisation plus calme sollicitait moins vivement et que le travail de -l'intelligence absorbait presque tout entier, ne fut pas toujours aussi -austère; il m'engagea même plusieurs fois à ne pas courir les dangers -d'une vie exceptionnelle, contraire au vœu de la nature. Quand je lui -confiai qu'une grande passion éloignait de moi toute faiblesse et -rendait toute chute impossible, il cessa de combattre ce qu'il appelait -mon fanatisme (c'était un mot très en vogue et qui s'appliquait à -presque tout indifféremment), et je remarquai qu'il avait pour moi une -estime plus profonde, je dirai même une sorte de respect qui ne -s'exprimait point par des paroles, mais qui se révélait dans mille -petits témoignages d'adhésion et de déférence.</p> - -<p>Un jour qu'il me parlait de la grande puissance qu'exerce la douceur -extérieure jointe à une volonté inébranlable, me citant pour exemple -et le bien et le mal dans l'histoire des hommes, surtout la douceur des -apôtres et l'hypocrisie des prêtres de toutes les religions, il me -vint à l'idée de lui demander si, avec la fougue de mon sang et -l'emportement de mon caractère, je pourrais jamais exercer une -influence quelconque sur mes proches. En me servant de ce dernier mot, -je ne songeais qu'à Edmée. Arthur me répondit que j'aurais un autre -ascendant que celui de la douceur acquise.</p> - -<p>—Ce sera, dit-il, celui de la bonté naturelle. La chaleur de l'âme, -l'ardeur et la persévérance de l'affection, voilà ce qu'il faut dans -la vie de famille, et ces qualités font aimer nos défauts à ceux-là -mêmes qui habituellement en souffrent le plus. Nous devons donc tâcher -de nous vaincre par amour pour ceux qui nous aiment; mais se proposer un -système de modération dans le sein de l'amour ou de l'amitié serait, -je pense, une recherche puérile, un travail égoïste, et qui tuerait -l'affection en nous-mêmes d'abord et bientôt après dans les autres. -Je ne vous parlais de modération réfléchie que dans l'application de -l'autorité sur les masses. Or si vous avez jamais l'ambition...</p> - -<p>—Or vous croyez, lui dis-je sans écouter la dernière partie de son -discours, que, tel que vous me connaissez, je puis rendre une femme -heureuse et me faire aimer d'elle malgré tous mes défauts et les torts -qu'ils entraînent?</p> - -<p>—Ô cervelle amoureuse! s'écria-t-il, qu'il est difficile de vous -distraire!... Eh bien, si vous le voulez, Bernard, je vous dirai ce que -je pense de vos amours. La personne que vous aimez si ardemment vous -aime, à moins qu'elle ne soit incapable d'aimer ou tout à fait -dépourvue de jugement.</p> - -<p>Je lui assurai qu'elle était autant au-dessus de toutes les autres -femmes que le lion est au-dessus de l'écureuil, le cèdre au-dessus de -l'hysope, et, à force de métaphores, je réussis à le convaincre. -Alors il m'engagea à lui confier quelques détails, afin, disait-il, -qu'il pût juger ma position à l'égard d'Edmée. Je lui ouvris mon -cœur sans réserve et lui racontai mon histoire d'un bout à l'autre. -Nous étions alors sur la lisière d'une belle forêt vierge, aux -derniers rayons du couchant. Le parc de Sainte-Sévère, avec ses beaux -chênes seigneuriaux qui n'avaient jamais subi l'outrage de la cognée, -se représentait à ma pensée pendant que je regardais les arbres du -désert affranchis de toute culture, s'épanouissant dans leur force et -dans leur grâce primitive au-dessus de nos têtes. L'horizon brûlant -me rappelait les visites du soir à la cabane de Patience, Edmée assise -sous les pampres dorés; et le chant des perruches allègres me -retraçait celui des beaux oiseaux exotiques qu'elle élevait dans sa -chambre. Je pleurai en songeant à l'éloignement de ma patrie, au large -Océan qui nous séparait et qui a englouti tant de pèlerins au moment -où ils saluaient la rive natale. Je pensai aussi aux chances de la -fortune, aux dangers de la guerre, et, pour la première fois, j'eus -peur de mourir; car mon cher Arthur, serrant ma main dans les siennes, -m'assurait que j'étais aimé et qu'il voyait une nouvelle preuve -d'affection dans chaque trait de rigueur et de méfiance.</p> - -<p>—Enfant, me disait-il, si elle ne voulait pas t'épouser, ne vois-tu -pas qu'elle aurait eu cent manières de se débarrasser à jamais de tes -prétentions? Et, si elle n'avait pour toi une tendresse inépuisable, -se serait-elle donné tant de peine et imposé tant de sacrifices pour -te tirer de l'abjection où elle t'avait trouvé et pour te rendre digne -d'elle? Eh bien, toi qui ne rêves qu'aux antiques prouesses de la -chevalerie errante, ne vois-tu pas que tu es un noble preux, condamné -par ta dame à de rudes épreuves pour avoir manqué aux lois de la -galanterie, en réclamant d'un ton impérieux l'amour qu'on doit -implorer à genoux?</p> - -<p>Il entrait alors dans un examen détaillé de mes crimes et trouvait les -châtiments rudes, mais justes; il discutait ensuite les probabilités -de l'avenir et me donnait l'excellent conseil de me soumettre jusqu'à -ce qu'on jugeât à propos de m'absoudre.</p> - -<p>—Mais, lui disais-je, n'est-ce point une honte qu'un homme mûri, comme -je le suis maintenant, par la réflexion et rudement éprouvé par la -guerre se soumette comme un enfant au caprice d'une femme?</p> - -<p>—Non, me répondait Arthur, ce n'est point une honte, et la conduite de -cette femme n'est point dictée par le caprice. Il n'y a que de -l'honneur à réparer le mal qu'on a fait, et combien peu d'hommes en -sont capables! Il n'y a que justice dans la pudeur offensée qui -réclame ses droits et son indépendance naturelle. Vous vous êtes -conduit comme Albion, ne vous étonnez pas qu'Edmée se conduise comme -Philadelphie. Elle ne se rendra qu'à la condition d'une paix glorieuse, -et elle aura raison.</p> - -<p>Il voulut savoir quelle conduite avait tenue Edmée à mon égard depuis -deux ans que nous étions en Amérique. Je lui montrai les rares et -courtes lettres que j'avais reçues d'elle. Il fut frappé du grand sens -et de la parfaite loyauté qui lui parurent ressortir de l'élévation -et de la précision virile du style. Edmée ne me faisait aucune -promesse et ne m'encourageait même par aucune espérance directe; mais -elle témoignait un vif désir de mon retour et me parlait du bonheur -que nous goûterions tous, réunis autour de l'âtre, quand mes récits -extraordinaires prolongeraient les veillées du château; elle -n'hésitait pas à me dire que j'étais, avec son père, l'<i>unique -sollicitude de sa vie.</i> Cependant, malgré une tendresse si soutenue, un -terrible soupçon m'obsédait. Dans ces courtes lettres de ma cousine, -comme dans celles de son père, comme dans les longues épîtres tendres -et fleuries de l'abbé Aubert, on ne me faisait jamais part des -événements qui pouvaient et qui devaient survenir dans la famille. -Chacun m'entretenait de soi-même, et jamais ils ne me disaient un mot -les uns des autres; c'est tout au plus si on me parlait des attaques de -goutte du chevalier. Il y avait comme une convention passée entre -chacun des trois de ne me point dire les occupations et la situation -d'esprit des deux autres.</p> - -<p>—Éclaire-moi et rassure-moi, si tu peux, à cet égard, dis-je à -Arthur. Il y a des moments où je m'imagine qu'Edmée est mariée, et -qu'on est convenu de ne me l'apprendre qu'à mon retour; car enfin qui -l'en empêche? Est-il probable qu'elle m'aime assez pour vivre dans la -solitude par amour pour moi, tandis que cet amour, soumis aux principes -d'une froide raison et d'une austère conscience, se résigne à voir -mon absence se prolonger indéfiniment avec la guerre? J'ai des devoirs -à remplir ici, sans nul doute; l'honneur exige que je défende mon -drapeau jusqu'au jour du triomphe ou de la défaite irréparable de la -cause que je sers; mais je sens que je préfère Edmée à ces vains -honneurs et que, pour la voir une heure plus tôt, j'abandonnerais mon -nom à la risée et aux malédictions de l'univers.</p> - -<p>—Cette dernière pensée vous est suggérée, répondit Arthur en -souriant, par la violence de votre passion; mais vous n'agiriez point -comme vous dites, l'occasion se présentant. Quand nous sommes aux -prises avec une seule de nos facultés, nous croyons les autres -anéanties; mais qu'un choc extérieur les réveille, et nous voyons -bien que notre âme vit par plusieurs points à la fois. Vous n'êtes -pas insensible à la gloire, Bernard, et, si Edmée vous invitait à y -renoncer, vous vous apercevriez que vous y teniez plus que vous ne -pensiez; vous avez d'ardentes convictions républicaines, et c'est -Edmée qui vous les a inspirées la première. Que penseriez-vous -d'elle, et que serait-elle, en effet, si elle vous disait aujourd'hui: -«Il y a, au-dessus de la religion que je vous ai prêchée et des dieux -que je vous ai révélés, quelque chose de plus auguste et de plus -sacré: c'est mon bon plaisir?» Bernard, votre amour est plein -d'exigences contradictoires. L'inconséquence est, d'ailleurs, le propre -de tous les amours humaines. Les hommes s'imaginent que la femme n'a -point d'existence par elle-même et qu'elle doit toujours s'absorber en -eux, et pourtant ils n'aiment fortement que la femme qui paraît -s'élever, par son caractère, au-dessus de la faiblesse et de l'inertie -de son sexe. Vous voyez sous ce climat tous les colons disposer de la -beauté de leurs esclaves, mais ils ne les aiment point, quelque belles -qu'elles soient; et, lorsque par hasard ils s'attachent à une d'elles, -leur premier soin est de l'affranchir. Jusque-là, ils ne croient pas -avoir affaire à une créature humaine. L'esprit d'indépendance, la -notion de la vertu, l'amour du devoir, privilège des âmes élevées, -est donc nécessaire dans une compagne; et plus votre maîtresse vous -montre de force et de patience, plus vous la chérissez, en dépit de -vos souffrances. Sachez donc distinguer l'amour du désir; le désir -veut détruire les obstacles qui l'attirent, et il meurt sur les débris -d'une vertu vaincue; l'amour veut vivre, et, pour cela, il veut voir -l'objet de son culte longtemps défendu par cette muraille de diamant -dont la force et l'éclat font la valeur et la beauté.</p> - -<p>C'est ainsi qu'Arthur m'expliquait les ressorts mystérieux de ma -passion et projetait la lumière de sa sagesse dans les orages -ténébreux de mon âme. Quelquefois il ajoutait:</p> - -<p>—Si le ciel m'eût donné la femme que j'ai parfois rêvée, je crois -que j'aurais su faire de mon amour une passion noble et généreuse; -mais la science prend trop de temps: je n'ai pas eu le loisir de -chercher mon idéal, et, si je l'ai rencontré, je n'ai pu ni l'étudier -ni le reconnaître. Ce bonheur vous est accordé, Bernard; mais vous -n'approfondirez pas l'histoire naturelle: un seul homme ne peut pas tout -avoir.</p> - -<p>Quant à mon soupçon sur le mariage d'Edmée que je redoutais, il le -rejetait bien loin, comme une obsession maladive. Il trouvait, au -contraire, dans le silence d'Edmée à cet égard, une admirable -délicatesse de conduite et de sentiments.</p> - -<p>—Une personne vaine prendrait soin, disait-il, de vous apprendre tous -les sacrifices qu'elle vous fait, de vous énumérer les titres et les -qualités des prétendants qu'elle repousse; mais Edmée est une âme -trop élevée, un esprit trop sérieux, pour entrer dans ces détails -futiles. Elle regarde vos conventions comme inviolables et n'imite pas -ces consciences faibles qui parlent toujours de leurs victoires pour se -faire un mérite de ce que la vraie force trouve facile. Elle est née -si fidèle, qu'elle n'imagine même pas qu'on puisse la soupçonner de -ne pas l'être.</p> - -<p>Ces entretiens versaient un baume salutaire sur mes blessures. Lorsque -la France accorda enfin ouvertement son alliance à la cause -américaine, j'appris de l'abbé une nouvelle qui me rassura -entièrement sur un point. Il m'écrivait que probablement je -retrouverais au nouveau monde un ancien ami. Le comte de La Marche avait -obtenu un régiment, et il partait pour les États-Unis.</p> - -<p>«<i>Entre nous soit dit</i>, ajoutait l'abbé, il lui était bien -nécessaire de se créer une position. Ce jeune homme, quoique modeste -et sage, a toujours eu la faiblesse de céder à un préjugé de -famille. Il avait honte de sa pauvreté et la cachait comme on cache une -lèpre, si bien qu'il a achevé de se ruiner en ne voulant pas laisser -paraître les progrès de sa ruine. On attribue dans le monde la rupture -d'Edmée avec lui à ces revers de fortune, et l'on va jusqu'à dire -qu'il était peu épris de sa personne et beaucoup de sa dot. Je ne -saurais me résoudre à lui supposer des vues basses, et je crois -seulement qu'il a subi les souffrances auxquelles conduisent de faux -principes sur le prix des biens de ce monde. Si vous le rencontrez, -Edmée désire que vous lui témoigniez de l'intérêt et que vous lui -exprimiez celui qu'elle a toujours manifesté pour lui. La conduite de -votre admirable cousine a été, en ceci comme en toute chose, pleine de -douceur et de dignité.»</p> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<h4><a id="XV">XV</a></h4> - - -<p>La veille du départ de M. de La Marche, après l'envoi de la lettre de -l'abbé, il s'était passé dans la Varenne un petit événement qui me -causa en Amérique une surprise agréable et plaisante, et qui, -d'ailleurs, s'enchaîna d'une manière remarquable aux événements les -plus importants de ma vie, ainsi que vous le verrez plus tard.</p> - -<p>Quoique assez grièvement blessé à la malheureuse affaire de Savannah, -j'étais activement occupé en Virginie, sous les ordres du général -Green, à rassembler les débris de l'armée de Gates, qui était, à -mes yeux, un héros bien supérieur à son rival heureux Washington. -Nous venions d'apprendre le débarquement de l'escadre de M. de Ternay, -et la tristesse qui nous avait gagnés à cette époque de revers et de -détresse commençait à se dissiper devant l'espoir d'un secours plus -considérable que celui qui nous arrivait en effet. Je me promenais dans -les bois, à peu de distance du camp, avec Arthur, et nous profitions de -ce moment de répit pour nous entretenir enfin d'autre chose que de -Cornwallis et de l'infâme Arnolds. Longtemps affligés par le spectacle -des maux de la nation américaine, par la crainte de voir l'injustice et -la cupidité triompher de la cause des peuples, nous nous abandonnions -à une douce gaieté. Lorsque j'avais une heure de loisir, j'oubliais -mes rudes travaux pour me réfugier dans l'oasis de mes pensées, dans -la famille de Sainte-Sévère. Selon ma coutume, à ces heures-là, je -racontais au complaisant Arthur quelque scène bouffonne de mes débuts -dans la vie au sortir de la Roche-Mauprat. Je lui décrivais tantôt ma -première toilette, tantôt le mépris et l'horreur de M<sup>lle</sup> Leblanc pour -ma personne, et ses recommandations à son ami Saint-Jean de ne jamais -approcher de moi à la portée du bras. Je ne sais comment, au milieu de -ces amusantes figures, celle du solennel hidalgo Marcasse se présenta -à mon imagination, et je me mis à faire la peinture fidèle et -détaillée de l'habillement, de la démarche et de la conversation de -cet énigmatique personnage. Ce n'est pas que Marcasse fût réellement -aussi comique qu'il m'apparaissait à travers ma fantaisie; mais, à -vingt ans, un homme n'est qu'un enfant, surtout lorsqu'il est militaire, -qu'il vient d'échapper à de grands périls, et que la conquête de sa -propre vie le remplit d'un orgueil insouciant. Arthur riait de tout son -cœur en m'écoutant et m'assurait qu'il donnerait tout son bagage de -naturaliste pour un animal aussi curieux que celui dont je lui faisais -la description. Le plaisir qu'il trouvait à partager mes enfantillages -me donnant de la verve, je ne sais si j'aurais pu résister au désir de -charger un peu mon modèle, lorsque tout à coup, au détour du chemin, -nous nous trouvâmes en présence d'un homme de haute taille, pauvrement -vêtu, pitoyablement décharné, lequel marchait à nous d'un air grave -et pensif, portant à la main une longue épée nue, dont la pointe -était pacifiquement baissée jusqu'à terre. Ce personnage ressemblait -si fort à celui que je venais de décrire, qu'Arthur, frappé de -l'à-propos, fut pris d'un rire inextinguible, et, se rangeant de côté -pour laisser passer le sosie de Marcasse, se jeta sur le gazon au milieu -d'une quinte de toux convulsive.</p> - -<p>Quant à moi, je ne riais point, car rien de ce qui semble surnaturel ne -manque de frapper vivement l'homme le plus habitué au danger. La jambe -en avant, l'œil fixe, le bras étendu, nous nous approchions l'un vers -l'autre, moi et lui, non pas l'ombre de Marcasse, mais la personne -respectable, en chair et en os, de l'hidalgo preneur de taupes.</p> - -<p>Pétrifié de surprise, lorsque je vis ce que je prenais pour un spectre -porter lentement la main à la corne de son chapeau et le soulever sans -perdre une ligne de sa taille, je reculai de trois pas, et cette -émotion, qu'Arthur prit pour une facétie de ma part, augmenta sa -gaieté. Le chasseur de belettes n'en fut aucunement ému; peut-être -pensa-t-il, dans son calme judicieux, que c'était la manière d'aborder -les gens sur l'autre rive de l'Océan.</p> - -<p>Mais la gaieté d'Arthur faillit redevenir contagieuse lorsque Marcasse -me dit avec un flegme incomparable:</p> - -<p>—Il y a longtemps, monsieur Bernard, que j'ai l'honneur de vous -chercher.</p> - -<p>—Il y a longtemps, en effet, mon bon Marcasse, répondis-je en serrant -gaiement la main de cet ancien ami; mais dis-moi par quel pouvoir inouï -j'ai eu le bonheur de t'attirer jusqu'ici. Autrefois, tu passais pour -sorcier; le serais-je devenu aussi sans m'en douter?</p> - -<p>—Je vous dirai tout cela, mon cher général, répondit Marcasse, que -mon uniforme de capitaine éblouissait apparemment; veuillez me -permettre d'aller avec vous, et je vous dirai bien des choses, bien des -choses!</p> - -<p>En entendant Marcasse répéter son dernier mot d'une voix affaiblie et -comme se faisant écho à lui-même, manie qu'un instant auparavant -j'étais en train de contrefaire, Arthur se remit à rire. Marcasse se -retourna vers lui, et, l'ayant regardé fixement, le salua avec une -gravité imperturbable. Arthur, reprenant tout à coup son sérieux, se -leva et lui rendit son salut jusqu'à terre avec une dignité comique.</p> - -<p>Nous retournâmes ensemble au camp. Chemin faisant, Marcasse me raconta -son histoire dans ce style bref, qui, forçant l'auditeur à mille -questions fatigantes, loin de simplifier le discours, le compliquait -extraordinairement. Ce fut un grand divertissement pour Arthur; mais -comme vous ne trouveriez pas le même plaisir à entendre une relation -exacte de cet interminable dialogue, je me bornerai à vous dire comment -Marcasse s'était décidé à quitter sa patrie et ses amis pour -apporter à la cause américaine le secours de sa longue épée.</p> - -<p>M. de La Marche partait pour l'Amérique à l'époque où Marcasse, -installé à son château du Berry pour huit jours, faisait sa ronde -annuelle sur les poutres et solives des greniers. La maison du comte, -bouleversée de ce départ, se livrait à de merveilleux commentaires -sur ce pays lointain, plein de dangers, de prodiges, d'où l'on ne -revenait jamais, suivant les beaux esprits du village, qu'avec une -fortune si considérable et tant de lingots d'or et d'argent, qu'il -fallait dix vaisseaux pour les rapporter. Sous son extérieur glacé, -don Marcasse, semblable aux volcans hyperboréens, cachait une -imagination brûlante, un amour passionné pour l'extraordinaire. -Habitué à vivre en équilibre sur les ais des charpentes, dans une -région évidemment plus élevée que les autres hommes, et n'étant pas -insensible à la gloire d'étonner chaque jour les assistants par la -hardiesse et la tranquillité de ses manœuvres acrobatiques, il se -laissa enflammer par la peinture de l'Eldorado, et cette fantaisie fut -d'autant plus vive que, selon son habitude, il ne s'en ouvrit à -personne. M. de La Marche fut donc fort surpris, lorsque, la veille de -son départ, Marcasse se présenta devant lui et lui proposa de -l'accompagner en Amérique en qualité de valet de chambre. En vain M. -de La Marche lui représenta qu'il était bien vieux pour quitter son -état et pour courir les chances d'une existence nouvelle; Marcasse -montra tant de fermeté, qu'il finit par le convaincre. Plusieurs -raisons déterminèrent M. de La Marche à faire ce singulier choix. Il -avait résolu d'emmener un domestique encore plus âgé que le chasseur -de belettes, et qui ne le suivait qu'avec beaucoup de répugnance. Mais -cet homme avait toute sa confiance, faveur que M. de La Marche accordait -difficilement, n'ayant du train d'un homme de qualité que l'apparence, -et voulant être servi avec économie, prudence et fidélité. Il -connaissait Marcasse pour un homme scrupuleusement honnête, et même -singulièrement désintéressé; car il y avait du don Quichotte dans -l'âme de Marcasse tout aussi bien que dans sa personne. Il avait -trouvé dans une ruine une sorte de trésor, c'est-à-dire un pot de -grès renfermant une somme de dix mille francs environ, en vieille -monnaie d'or et d'argent; et non seulement il l'avait remis au -possesseur de la ruine, qu'il aurait pu tromper à son aise, mais encore -il avait refusé une récompense, disant avec emphase, dans son jargon -abréviatif, que l'<i>honnêteté mourrait se vendant.</i></p> - -<p>La frugalité de Marcasse, sa discrétion, sa ponctualité, devaient en -faire un homme précieux, s'il pouvait s'habituer à mettre ces -qualités au service d'autrui. Il y avait seulement à craindre qu'il ne -pût s'habituer à la perte de son indépendance; mais, avant que -l'escadre de M. de Ternay mît à la voile, M. de La Marche pensa qu'il -aurait le temps de faire une épreuve suffisante de son nouvel écuyer.</p> - -<p>De son côté, Marcasse éprouva bien quelque regret en prenant congé -de ses amis et de son pays; car, s'il avait des <i>amis partout, partout -une patrie</i>, comme il disait, faisant allusion à sa vie errante, il -avait pour la Varenne une préférence bien marquée; et, de tous ses -châteaux (car il avait pour coutume d'appeler siens tous ses gîtes), -le château de Sainte-Sévère était le seul où il arrivât avec -plaisir et dont il s'éloignait avec regret. Un jour que le pied lui -avait manqué sur la toiture et qu'il avait fait une chute assez grave, -Edmée, encore enfant, avait gagné son cœur par les pleurs que cet -accident lui avait fait répandre et par les soins naïfs qu'elle lui -avait donnés. Depuis que Patience habitait la lisière du parc, -Marcasse sentait encore plus d'attrait pour Sainte-Sévère, car -Patience était l'Oreste de Marcasse. Marcasse ne comprenait pas -toujours Patience; mais Patience était le seul qui comprît -parfaitement Marcasse et qui sût tout ce qu'il y avait d'honnêteté -chevaleresque et de bravoure exaltée sous cette bizarre enveloppe. -Prosterné devant la supériorité intellectuelle du solitaire, le -chasseur de belettes s'arrêtait respectueusement, lorsque la verve -poétique, s'emparant de Patience, devenait inintelligible pour son -modeste ami. Alors Marcasse, avec une touchante douceur et s'abstenant -de questions et de remarques déplacées, baissait les yeux, et, faisant -signe de la tête de temps à autre, comme s'il eût compris et -approuvé, donnait au moins à son ami l'innocent plaisir d'être -écouté sans contradiction.</p> - -<p>Cependant Marcasse en avait compris assez pour embrasser les idées -républicaines et pour partager les romanesques espérances de -nivellement universel et de retour à l'égalité de l'âge d'or que -nourrissait ardemment le bonhomme Patience. Ayant plusieurs fois ouï -dire à son ami qu'il fallait cultiver ces doctrines avec prudence -(précepte que, d'ailleurs, Patience n'observait guère pour son propre -compte), l'hidalgo, puissamment aidé par son habitude et son penchant, -ne parlait jamais de sa philosophie; mais il faisait une propagande plus -efficace, en colportant du château à la chaumière et de la maison -bourgeoise à la ferme ces petites éditions à bon marché de la -<i>Science du bonhomme Richard</i>, et d'autres menus traités de patriotisme -populaire, que, selon la société jésuitique, une société secrète -de philosophes voltairiens, voués aux pratiques diaboliques de la -franc-maçonnerie, faisait circuler gratis dans les basses classes.</p> - -<p>Il y avait donc autant d'enthousiasme révolutionnaire que d'amour pour -les aventures dans la subite résolution de Marcasse. Depuis longtemps, -le loir et la fouine lui paraissaient des ennemis trop faibles, et -l'aire aux grains un champ trop resserré pour sa valeur inquiète. Il -lisait chaque jour les journaux de la veille dans l'office des bonnes -maisons qu'il parcourait, et cette guerre d'Amérique, qu'on signalait -comme le réveil de la justice et de la liberté dans l'univers, lui -avait semblé devoir amener une révolution en France. Il est vrai qu'il -prenait au pied de la lettre cette influence des idées qui devaient -traverser les mers et venir s'emparer des esprits sur notre continent. -Il voyait en rêve une armée d'Américains victorieux descendant de -nombreux vaisseaux et apportant l'olivier de paix et la corne -d'abondance à la nation française. Il se voyait dans ce même rêve -commandant une légion héroïque et reparaissant dans la Varenne, -guerrier, législateur, émule de Washington, supprimant les abus, -renversant les grandes fortunes, dotant chaque prolétaire d'une portion -convenable, et, au milieu de ces vastes et rigoureuses mesures, -protégeant les bons et loyaux nobles et leur conservant une existence -honorable. Il est inutile de dire que les nécessités douloureuses des -grandes crises politiques n'entraient point dans l'esprit de Marcasse, -et que pas une goutte de sang répandu ne venait souiller le romanesque -tableau que Patience déroulait devant ses yeux.</p> - -<p>Il y avait loin de ces espérances gigantesques au métier de valet de -chambre de M. de La Marche; mais Marcasse n'avait pas d'autre chemin -pour arriver à son but. Les cadres du corps d'armée destiné pour -l'Amérique étaient remplis depuis longtemps, et ce n'était qu'en -qualité de passager attaché à l'expédition qu'il pouvait prendre -place sur un bâtiment marchand à la suite de l'escadre. Il avait -questionné l'abbé sur tout cela sans lui dire son projet. Son départ -fut un coup de théâtre pour tous les habitants de la Varenne.</p> - -<p>À peine eut-il mis le pied sur le rivage de l'Union, qu'il sentit un -besoin irrésistible de prendre son grand chapeau et sa grande épée, -et d'aller tout seul devant lui à travers bois, comme il avait coutume -de faire dans son pays; mais sa conscience lui défendait de quitter son -maître après avoir contracté l'engagement de le servir. Il avait -compté sur la fortune, et la fortune le seconda. La guerre étant -beaucoup plus meurtrière et plus active qu'on ne s'y attendait, M. de -La Marche craignit à tort d'être embarrassé par la santé débile de -son maigre écuyer. Pressentant, d'ailleurs, son désir de liberté, il -lui offrit une somme d'argent et des lettres de recommandation pour -qu'il pût se joindre comme volontaire aux troupes américaines. -Marcasse, sachant la fortune de son maître, refusa l'argent, n'accepta -que les recommandations, et partit léger comme la plus agile des -belettes qu'il eût jamais occises.</p> - -<p>Son intention était de se rendre à Philadelphie; mais un hasard -inutile à raconter lui ayant fait savoir que j'étais dans le Sud, -comptant avec raison trouver en moi un conseil et un appui, il était -venu me rejoindre, seul, à pied, à travers des contrées inconnues, -presque désertes et souvent pleines de périls de toute espèce. Son -habit seul avait souffert; sa figure jaune n'avait pas changé de -nuance, et il n'était pas plus étonné de sa nouvelle destinée que -s'il eût parcouru la distance de Sainte-Sévère à la tour Gazeau.</p> - -<p>La seule chose insolite que je remarquai en lui fut qu'il se retournait -de temps en temps et regardait en arrière, comme s'il eût été tenté -d'appeler quelqu'un; puis aussitôt il souriait et soupirait presque au -même instant. Je ne pus résister au désir de lui demander la cause de -son inquiétude.</p> - -<p>—Hélas! répondit-il, habitude ne peut se perdre; un pauvre chien! un -bon chien! Toujours dire: «Ici, Blaireau! Blaireau, ici!»</p> - -<p>—J'entends, lui dis-je; Blaireau est mort, et vous ne pouvez vous -habituer à l'idée que vous ne le verrez plus sur vos traces.</p> - -<p>—Mort? s'écria-t-il avec un geste d'épouvante. Non, Dieu merci! Ami -Patience, grand ami! Blaireau heureux, mais triste comme son maître, -son maître seul!</p> - -<p>—Si Blaireau est chez Patience, dit Arthur, il est heureux en effet, -car Patience ne manque de rien; Patience le chérira pour l'amour de -vous, et certainement vous reverrez votre digne ami et votre chien -fidèle.</p> - -<p>Marcasse leva les yeux sur la personne qui semblait si bien connaître -sa vie; mais, s'étant assuré qu'il ne l'avait jamais vue, il prit le -parti qu'il avait coutume de prendre quand il ne comprenait pas; il -souleva son chapeau et salua respectueusement.</p> - -<p>Marcasse fut, à ma prompte recommandation, enrôlé sous mes ordres, -et, peu de temps après, il fut nommé sergent. Ce digne homme fit toute -la campagne avec moi et la fit bravement, et, lorsqu'en 1782 je passai -sous le drapeau de ma nation et rejoignis l'armée de Rochambeau, il me -suivit, voulant partager mon sort jusqu'à la fin. Dans les premiers -jours, il fut pour moi un amusement plutôt qu'une société; mais -bientôt sa bonne conduite et son intrépidité calme lui méritèrent -l'estime de tous, et j'eus lieu d'être fier de mon protégé. Arthur -aussi le prit en grande amitié, et, hors du service, il nous -accompagnait dans toutes nos promenades, portant la boîte du -naturaliste et perforant les serpents de son épée.</p> - -<p>Mais, lorsque j'essayai de le faire parler de ma cousine, il ne me -satisfit point. Soit qu'il ne comprît pas l'intérêt que je mettais à -savoir tous les détails de la vie qu'elle menait loin de moi, soit -qu'il se fût fait à cet égard une de ces lois invariables qui -gouvernaient sa conscience, jamais je ne pus obtenir une solution claire -aux doutes qui me tourmentaient. Il me dit bien d'abord qu'il n'était -question de son mariage avec personne; mais, quelque habitué que je -fusse à la manière vague dont il s'exprimait, je m'imaginai qu'il -avait fait cette réponse avec embarras et de l'air d'un homme qui s'est -engagé à garder un secret. L'honneur me défendait d'insister au point -de lui laisser voir mes espérances; il y eut donc toujours entre nous -un point douloureux auquel j'évitais de toucher, et sur lequel, malgré -moi, je me trouvais revenir toujours. Tant qu'Arthur fut près de moi, -je gardai ma raison, j'interprétai les lettres d'Edmée dans le sens le -plus loyal; mais, quand j'eus la douleur de me séparer de lui, mes -souffrances se réveillèrent, et le séjour de l'Amérique me pesa de -plus en plus.</p> - -<p>Cette séparation eut lieu lorsque je quittai l'armée américaine pour -faire la guerre sous les ordres du général français. Arthur était -Américain, et il n'attendait, d'ailleurs, que l'issue de la guerre pour -se retirer du service et se fixer à Boston, auprès du docteur Cooper, -qui l'aimait comme son fils, et qui se chargea de l'attacher à la -bibliothèque de la société de Philadelphie, en qualité de -bibliothécaire principal. C'était tout ce qu'Arthur avait désiré -comme récompense de ses travaux.</p> - -<p>Les événements qui remplirent ces dernières années appartiennent à -l'histoire. Je vis, avec une joie toute personnelle, la paix proclamer -l'existence des États-Unis. Le chagrin s'était emparé de moi, ma -passion n'avait fait que grandir et ne laissait point de place aux -enivrements de la gloire militaire. J'allai, avant mon départ, -embrasser Arthur, et je m'embarquai avec le brave Marcasse, partagé -entre la douleur de quitter mon seul ami et la joie de revoir mes seules -amours. L'escadre dont je faisais partie éprouva de grandes -vicissitudes dans la traversée, et plusieurs fois je renonçai à -l'espérance de mettre jamais un genou en terre devant Edmée, sous les -grands chênes de Sainte-Sévère. Enfin, après une dernière tempête -essuyée sur les côtes de France, je mis le pied sur les grèves de la -Bretagne, et je tombai dans les bras de mon pauvre sergent, qui avait -supporté, sinon avec plus de force physique, du moins avec plus de -tranquillité morale, les maux communs, et nos larmes se confondirent.</p> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<h4><a id="XVI">XVI</a></h4> - - -<p>Nous partîmes de Brest sans nous faire précéder d'aucune lettre.</p> - -<p>Lorsque nous approchâmes de la Varenne, nous mîmes pied à terre, et, -envoyant la chaise de poste par le plus long chemin, nous prîmes à -travers bois. Quand je vis les arbres du parc élever leurs têtes -vénérables au-dessus des bois taillis comme une grave phalange de -druides au milieu d'une multitude prosternée, mon cœur battit si fort, -que je fus forcé de m'arrêter.</p> - -<p>—Eh bien! me dit Marcasse en se retournant d'un air presque sévère, -et comme s'il m'eût reproché ma faiblesse.</p> - -<p>Mais, un instant après, je vis sa physionomie également compromise par -une émotion inattendue. Un petit glapissement plaintif et le frôlement -d'une queue de renard dans ses jambes l'ayant fait tressaillir, il jeta -un grand cri en reconnaissant Blaireau. Le pauvre animal avait senti son -maître de loin, il était accouru avec l'agilité de sa première -jeunesse pour se rouler à nos pieds. Nous crûmes un instant qu'il -allait y mourir, car il resta immobile et comme crispé sous la main -caressante de Marcasse; puis tout à coup, se relevant comme frappé -d'une idée digne d'un homme, il repartit avec la rapidité de l'éclair -et se dirigea vers la cabane de Patience.</p> - -<p>—Oui, va avertir mon ami, brave chien! s'écria Marcasse; plus ami que -toi serait plus qu'homme.</p> - -<p>Il se retourna vers moi, et je vis deux grosses larmes rouler sur les -joues de l'impassible hidalgo.</p> - -<p>Nous doublâmes le pas jusqu'à la cabane. Elle avait subi de notables -améliorations; un joli jardin rustique, clos par une haie vive adossée -à des quartiers de roc, s'étendait autour de la maisonnette; nous -arrivâmes, non plus par un sentier pierreux, mais par une belle allée, -aux deux côtés de laquelle des légumes splendides s'étalaient en -lignes régulières comme une armée en ordre de marche. Un bataillon de -choux composait l'avant-garde; les carottes et les salades formaient le -corps principal, et, le long de la haie, l'oseille modeste formait le -cortège. De jolis pommiers, déjà forts, inclinaient sur ces plantes -leur parasol de verdure, et les poiriers en quenouille, alternant avec -les poiriers en éventail, les bordures de thym et de sauge baisant le -pied des tournesols et des giroflées, trahissaient dans Patience un -singulier retour à des idées d'ordre social et à des habitudes de -luxe.</p> - -<p>Ce changement était si notable, que je croyais ne plus trouver Patience -dans cette habitation. Une inquiétude plus grave encore commençait à -me gagner; elle se changea presque en certitude, lorsque je vis deux -jeunes gens du village occupés à tailler des espaliers. Notre -traversée avait duré plus de quatre mois, et il y en avait bien six -que nous n'avions entendu parler du solitaire. Mais Marcasse ne -ressentait aucune crainte; Blaireau lui avait dit que Patience vivait, -et les traces du petit chien fraîchement marquées sur le sable de -l'allée attestaient la direction qu'il avait prise. Néanmoins, j'avais -tellement peur de voir troubler la joie d'un pareil jour, que je n'osai -pas faire une question aux jardiniers de Patience et que je suivis en -silence l'hidalgo, dont l'œil attendri se promenait sur ce nouvel -Éden, et dont la bouche discrète ne laissait échapper que le mot -<i>changement</i>, plusieurs fois répété.</p> - -<p>Enfin l'impatience me prit: l'allée était interminable, bien que très -courte en réalité, et je me mis à courir, le cœur bondissant -d'émotion.</p> - -<p>—Edmée, me disais-je, est peut-être là!</p> - -<p>Elle n'y était pourtant pas, et je n'entendis que la voix du solitaire -qui disait:</p> - -<p>—Ah çà! qu'est-ce qu'il y a donc? ce pauvre chien est-il devenu -enragé? À bas, Blaireau! Vous n'auriez pas tourmenté votre maître de -la sorte. Ce que c'est que de gâter les gens!</p> - -<p>—Blaireau n'est pas enragé, dis-je en entrant; êtes-vous donc devenu -sourd à l'approche d'un ami, maître Patience!</p> - -<p>Patience laissa retomber sur la table une pile d'argent qu'il était en -train de compter, et vint à moi avec son ancienne cordialité. Je -l'embrassai; il fut surpris et touché de ma joie; puis, me regardant de -la tête aux pieds, il s'émerveillait du changement opéré dans ma -personne, lorsque Marcasse parut sur le seuil de la porte.</p> - -<p>Alors Patience, avec une expression sublime, s'écria en levant sa large -main vers le ciel:</p> - -<p>—Les paroles du Cantique! Maintenant, je puis mourir: mes yeux ont vu -celui que j'attendais.</p> - -<p>L'hidalgo ne dit rien; il leva son chapeau comme de coutume, et, -s'asseyant sur une chaise, il devint pâle et ferma les yeux. Son chien -sauta sur ses genoux en témoignant sa tendresse par des essais de -petits cris qui se changeaient en éternuements multipliés (vous savez -qu'il était <i>muet de naissance</i>). Tout tremblant de vieillesse et de -joie, il allongea son nez pointu vers le long nez de son maître; mais -son maître ne lui répondit pas comme à l'ordinaire:</p> - -<p>—À bas, Blaireau!</p> - -<p>Marcasse était évanoui.</p> - -<p>Cette âme aimante, qui ne savait pas plus que celle de Blaireau se -manifester par la parole, succombait sous le poids de son bonheur. -Patience courut lui chercher un grand pichet de vin du pays, de seconde -année, c'est-à-dire du plus vieux et du meilleur possible; il lui en -fit avaler quelques gouttes dont la verdeur le ranima. L'hidalgo excusa -sa faiblesse en l'attribuant à la fatigue et à la chaleur; il ne -voulut ou ne sut pas l'attribuer à son véritable motif. Il est des -âmes qui s'éteignent, après avoir brûlé pour tout ce qu'il y a de -beau et de grand dans l'ordre moral, sans avoir trouvé le moyen et -même sans avoir senti le besoin de se manifester aux autres.</p> - -<p>Quand les premiers élans furent calmés chez Patience, qui était aussi -expansif que son ami l'était peu:</p> - -<p>—Ah çà! me dit-il, je vois, mon officier, que vous n'avez pas envie -de rester ici longtemps. Allons donc vite où vous êtes pressé -d'arriver. On va être bien surpris et bien content, je vous jure.</p> - -<p>Nous pénétrâmes dans le parc, et, en le traversant, Patience nous -expliqua le changement survenu dans son habitation et dans sa vie.</p> - -<p>—Quant à moi, vous voyez que je n'ai pas changé, nous dit-il. Même -tenue, mêmes allures; et, si je vous ai servi du vin tout à l'heure, -je n'ai pas cessé pour cela de boire de l'eau. Mais j'ai de l'argent et -des terres, et des ouvriers, da! Eh bien, tout cela, c'est malgré moi, -comme vous allez le savoir. Il y a trois ans environ, M<sup>lle</sup> Edmée me -parla de l'embarras où elle était de faire la charité à propos. -L'abbé était aussi malhabile qu'elle. On les trompait tous les jours -en leur tirant de l'argent pour en faire un méchant usage, tandis que -des journaliers fiers et laborieux manquaient de tout sans qu'on pût le -savoir. Elle craignait de les humilier en allant s'enquérir de leurs -besoins, et, lorsque de mauvais sujets s'adressaient à elle, elle -aimait mieux être leur dupe que de se tromper au détriment de la -charité. De cette manière elle dépensait beaucoup d'argent et faisait -peu de bien. Je lui fis alors entendre que l'argent était la chose la -moins nécessaire aux nécessiteux; que ce qui rendait les hommes -vraiment malheureux, ce n'était pas de ne pouvoir se vêtir mieux que -les autres, aller au cabaret le dimanche, étaler à la grand'messe un -bas bien blanc avec une jarretière rouge sur le genou, de ne pouvoir -dire: «Ma jument, ma vache, ma vigne, mon grenier, etc.», mais bien -d'avoir <i>le corps faible et la saison dure</i>, de ne pouvoir se préserver -du froid, du chaud, des maladies, <i>de la grand'soif et de la -grand'faim.</i> Je lui dis donc de ne pas juger de la force et de la santé -des paysans d'après moi, mais d'aller s'informer elle-même de leurs -maladies et de ce qui manquait à leur ménage. Ces gens-là ne sont pas -philosophes; ils ont de la vanité, ils aiment la braverie, mangent le -peu qu'ils gagnent pour paraître, et n'ont pas la prévoyance de se -priver d'un petit plaisir pour mettre en réserve une ressource contre -les grands besoins. Enfin ils ne savent pas gouverner l'argent; ils vous -disent qu'ils ont des dettes, et, s'il est vrai qu'ils en aient, il -n'est pas vrai qu'ils emploient à les payer l'argent que vous leur -donnez. Ils ne songent pas au lendemain, ils payent l'intérêt aussi -haut qu'on veut le leur faire payer, et ils achètent avec votre argent -une chènevière ou un mobilier, afin que les voisins s'étonnent et -soient jaloux. Cependant les dettes augmentent tous les ans, et, au bout -du compte, il faut vendre chènevière et mobilier, parce que le -créancier, qui est toujours un d'entre eux, veut son remboursement ou -de tels intérêts qu'on ne peut y suffire. Tout s'en va, le fonds -emporte le fonds; les intérêts ont emporté le revenu; on est vieux, -on ne peut plus travailler. Les enfants vous abandonnent, parce que vous -les avez mal élevés et qu'ils ont les mêmes passions et les mêmes -vanités que vous; il vous faut prendre une besace et aller de porte en -porte demander du pain, parce que vous êtes habitué au pain et ne -sauriez sans mourir manger des racines comme le sorcier Patience, rebut -de la nature, que tout le monde hait et méprise, parce qu'il ne s'est -pas fait mendiant.</p> - -<p>«Le mendiant, au reste, n'est guère plus malheureux que le journalier, -moins peut-être. Il n'a plus ni bonne ni sotte fierté, il ne souffre -plus. Les gens du pays sont bons; aucun <i>besacier</i> ne manque d'un gîte -et d'un souper en faisant sa ronde, les paysans lui chargent le dos de -morceaux de pain, si bien qu'il peut nourrir volaille et pourceaux dans -la petite cahute où il laisse un enfant et une vieille parente pour -soigner son bétail. Il y revient toutes les semaines passer deux ou -trois jours à ne rien faire et à compter les pièces de deux sous -qu'il a reçues. Cette pauvre monnaie lui sert souvent à satisfaire des -besoins superflus que l'oisiveté engendre. Un métayer prend bien -rarement du tabac; beaucoup de mendiants ne peuvent s'en passer et en -demandent avec plus d'avidité que du pain. Ainsi le mendiant n'est pas -plus à plaindre que le travailleur; mais il est corrompu et débauché -quand il n'est pas méchant et féroce, ce qui, du reste, est assez -rare.</p> - -<p>«—Voici donc ce qu'il faudrait faire, disais-je à Edmée; et l'abbé -m'a dit que cela était l'avis de vos philosophes. Il faudrait que les -personnes qui font comme vous beaucoup de charités particulières les -fissent sans consulter la fantaisie de celui qui demande, mais bien -après avoir reconnu ses véritables besoins.</p> - -<p>«Edmée m'objecta que cette connaissance-là lui serait impossible, -qu'il y faudrait passer toutes ses journées, et abandonner M. le -chevalier, qui se fait vieux, et qui ne peut plus lire ni rien faire -sans les yeux et la tête de sa fille. L'abbé aimait trop à -s'instruire pour son compte dans les livres des savants, pour avoir du -temps de reste.</p> - -<p>«—Voilà à quoi sert toute la science de la vertu, lui dis-je, elle -fait qu'on oublie d'être vertueux.</p> - -<p>«—Tu as bien raison, repartit Edmée; mais comment faire?</p> - -<p>«Je promis d'y songer, et voici ce que j'imaginai. Je me promenai tous -les jours du côté des terres, au lieu de me promener comme d'habitude -du côté des bois. Cela me coûta beaucoup; j'aime à être seul, et -partout je fuyais l'homme depuis tant d'années, que je n'en sais plus -le compte. Enfin, c'était un devoir, je le fis. J'approchai des -maisons, m'enquis d'abord par-dessus la haie et puis jusque dans -l'intérieur des habitations, et comme par manière de conversation, de -ce que je voulais savoir. D'abord on me reçut comme un chien perdu en -temps de sécheresse, et je vis, avec un chagrin que j'eus bien de la -peine à cacher, la haine et la méfiance sur toutes ces figures. Je -n'avais pas voulu vivre avec les hommes, mais je les aimais; je les -savais plus malheureux que méchants; j'avais passé tout mon temps à -m'affliger de leurs maux, à m'indigner contre ceux qui les causaient; -et, quand pour la première fois j'entrevoyais la possibilité de faire -quelque chose pour quelques-uns, ceux-là fermaient bien vite leur porte -du plus loin qu'ils m'apercevaient, et leurs enfants, de beaux enfants -que j'aime tant! se cachaient dans les fossés pour n'avoir pas la -fièvre que je donnais, disait-on, avec le regard. Cependant, comme on -savait l'amitié qu'Edmée avait pour moi, on n'osa pas me repousser -ouvertement, et je vins à bout de savoir ce qui nous intéressait. Elle -apporta remède à tous les maux que je lui fis connaître. Une maison -était lézardée, et, tandis que la jeune fille portait un tablier de -cotonnade à quatre livres l'aune, la pluie tombait sur le lit de la -grand'mère et sur le berceau des petits enfants: on fit réparer les -toits et les murailles, les matériaux furent fournis et les ouvriers -payés par nous; mais plus d'argent pour les beaux tabliers. Ailleurs, -une vieille femme était réduite à mendier, parce qu'elle n'avait -écouté que son cœur en donnant son bien à ses enfants, qui la -mettaient à la porte ou lui rendaient la vie si dure à la maison -qu'elle aimait mieux vagabonder. Nous nous fîmes les avocats de la -vieille, avec menace de porter, à nos frais, l'affaire devant les -tribunaux, et nous obtînmes pour elle une pension que nous augmentâmes -de nos deniers quand elle ne suffisait pas. Nous amenâmes plusieurs -vieillards, qui se trouvaient dans la même position, à s'associer et -à se mettre en pension chez l'un d'entre eux, à qui nous fîmes un -petit fonds, et qui, ayant de l'industrie et de l'ordre, fit de bonnes -affaires, à tel point que ses enfants vinrent faire leur paix et -demander à l'aider dans son établissement.</p> - -<p>«Nous fîmes bien d'autres choses encore dont le détail serait trop -long et que vous verrez de reste. Je dis <i>nous</i>, parce que peu à peu, -quoique je ne voulusse me mêler de rien au delà de ce que j'avais -fait, je fus entraîné et forcé à faire davantage, à me mêler de -beaucoup de choses, et finalement de tout. Bref, c'est moi qui prends -les informations, qui dirige les travaux et qui fais les négociations. -M<sup>lle</sup> Edmée a voulu qu'il y eût de l'argent dans mes mains, que je -pusse en disposer sans la consulter d'avance; c'est ce que je ne me suis -jamais permis, et aussi jamais elle ne m'a contredit une seule fois dans -mes idées. Mais tout cela, voyez-vous, m'a donné bien de la fatigue et -bien du souci. Depuis que les habitants savent que je suis un <i>petit -Turgot</i>, ils se sont mis ventre à terre devant moi, et cela m'a fait de -la peine. J'ai donc des amis dont je ne me soucie pas, et j'ai aussi des -ennemis dont je me passerais bien. Les <i>faux besogneux</i> m'en veulent de -ne pas être leur dupe; il y a des indiscrets et des gens sans vertu qui -trouvent qu'on fait toujours trop pour les autres, jamais assez pour -eux. Au milieu de ce bruit et de ces tracasseries, je ne me promène -plus la nuit, je ne dors plus le jour; je suis <i>monsieur</i> Patience, et -non plus le sorcier de la tour Gazeau, mais je ne suis plus le -solitaire; et, croyez-moi, je voudrais de tout mon cœur être né -égoïste, et jeter là le collier pour retourner à ma vie sauvage et -à ma liberté.»</p> - -<p>Patience nous ayant fait ce récit, nous lui fîmes compliment; mais -nous nous permîmes une objection contre sa prétendue abnégation -personnelle; ce jardin magnifique attestait une transaction avec les -<i>nécessités superflues</i> dont il avait toute sa vie déploré l'usage -chez les autres.</p> - -<p>—Cela? dit-il en allongeant le bras du côté de son enclos. Cela ne me -regarde pas; ils l'ont fait malgré moi; mais, comme c'étaient de -braves gens et que mon refus les affligeait, j'ai été forcé de le -souffrir. Sachez que, si j'ai fait bien des ingrats, j'ai fait aussi -quelques heureux reconnaissants. Or deux ou trois familles auxquelles -j'ai rendu service ont cherché tous les moyens possibles de me faire -plaisir; et, comme je refusais tout, on a imaginé de me surprendre. Une -fois, j'avais été passer plusieurs jours à la Berthenoux pour une -affaire de confiance dont on m'avait chargé; car on est venu à me -supposer un grand esprit, tant les gens sont portés à passer d'une -extrémité à l'autre. Quand je revins, je trouvai ce jardin tracé, -planté et fermé comme vous l'avez vu. J'eus beau me fâcher, dire que -je ne voulais pas travailler, que j'étais trop vieux, et que le plaisir -de manger quelques fruits de plus ne valait pas la peine que ce jardin -allait me coûter à l'entretenir; on n'en tint compte et on l'acheva, -en me déclarant que je n'aurais rien à y faire, parce qu'on se -chargeait de le cultiver pour moi. En effet, depuis deux ans, les braves -gens n'ont pas manqué de venir, tantôt celui-ci, tantôt celui-là, -passer dans chaque saison le temps nécessaire à son parfait entretien. -Au reste, quoique je n'aie rien changé à ma manière de vivre, le -produit de ce jardin m'a été utile: j'ai pu nourrir pendant l'hiver -plusieurs pauvres avec mes légumes; les fruits me servent à gagner -l'amitié des petits enfants, qui ne crient plus <i>au loup</i> quand ils me -voient, et qui s'enhardissent jusqu'à venir embrasser le sorcier. On -m'a aussi forcé d'accepter du vin et de temps en temps du pain blanc et -des fromages de vache; mais tout cela ne me sert qu'à faire politesse -aux anciens du village, quand ils viennent m'exposer les besoins de -l'endroit et me charger d'en informer le château. Ces honneurs ne me -tournent pas la tête, voyez-vous; et même je puis dire que, quand -j'aurai fait à peu près tout ce que j'ai à faire, je laisserai là -les soucis de la grandeur et je retournerai à la vie du philosophe, -peut-être à la tour Gazeau, qui sait?</p> - -<p>Nous touchions au terme de notre marche. En mettant le pied sur le -perron du château, je joignis les mains, et, saisi d'un sentiment -religieux, j'invoquai le ciel avec une sorte de terreur. Je ne sais quel -vague effroi se réveilla; j'imaginai tout ce qui pouvait m'empêcher -d'être heureux, et j'hésitai à franchir le seuil de la maison, puis -je m'élançai. Un nuage passa devant mes yeux, un bourdonnement remplit -mes oreilles. Je rencontrai Saint-Jean, qui, ne me reconnaissant pas, -fit un grand cri et se jeta devant moi pour m'empêcher d'entrer sans -être annoncé; je le poussai hors de mon chemin, et il tomba consterné -sur une chaise dans l'antichambre, tandis que je gagnais la porte du -salon avec impétuosité. Mais, au moment de la pousser brusquement, je -m'arrêtai saisi d'un nouvel effroi et j'ouvris si timidement, -qu'Edmée, occupée à broder au métier, ne leva pas les yeux, croyant -reconnaître dans ce léger bruit la manière respectueuse de -Saint-Jean. Le chevalier dormait et ne s'éveilla pas. Ce vieillard, -grand et maigre comme tous les Mauprat, était affaissé sur lui-même, -et sa tête pâle et ridée, que l'insensibilité du tombeau semblait -avoir déjà enveloppée, ressemblait à une des figures anguleuses, en -chêne sculpté, qui ornaient le dossier de son grand fauteuil. Il avait -les pieds allongés devant un feu de sarment, quoique le soleil fût -chaud et qu'un clair rayon tombât sur sa tête blanche et la fît -briller comme l'argent. Comment vous peindrais-je ce que me fit -éprouver l'attitude d'Edmée? Elle était penchée sur sa tapisserie, -et de temps en temps elle levait les yeux sur son père pour interroger -les moindres mouvements de son sommeil. Mais que de patience et de -résignation dans tout son être! Edmée n'aimait pas les travaux -d'aiguille; elle avait l'esprit trop sérieux pour attacher de -l'importance à l'effet d'une nuance à côté d'une nuance et à la -régularité d'un point pressé contre un autre point. D'ailleurs, elle -avait le sang impétueux; et, quand son esprit n'était pas absorbé par -le travail de l'intelligence, il lui fallait de l'exercice et le grand -air. Mais, depuis que son père, en proie aux infirmités de la -vieillesse, ne quittait presque plus son fauteuil, elle ne quittait plus -son père un seul instant; et, ne pouvant toujours lire et vivre par -l'esprit, elle avait senti la nécessité d'adopter ces occupations -féminines, «qui sont, disait-elle, les amusements de la captivité». -Elle avait donc vaincu son caractère d'une manière héroïque. Dans -une de ces luttes obscures qui s'accomplissent souvent sous nos yeux -sans que nous en soupçonnions le mérite, elle avait fait plus que de -dompter son caractère, elle avait changé jusqu'à la circulation de -son sang. Je la trouvai maigrie, et son teint avait perdu cette -première fleur de la jeunesse, qui est comme la fraîche vapeur que -l'haleine du matin dépose sur les fruits et qui s'enlève au moindre -choc extérieur, bien que l'ardeur du soleil l'ait respectée. Mais il y -avait dans cette pâleur précoce et dans cette maigreur un peu maladive -un charme indéfinissable; son regard, plus enfoncé et toujours -impénétrable, avait moins de fierté et plus de mélancolie -qu'autrefois; sa bouche, plus mobile, avait le sourire plus fin et moins -dédaigneux. Lorsqu'elle me parla, il me sembla voir deux personnes en -elle, l'ancienne et la nouvelle; et, au lieu d'avoir perdu de sa -beauté, je trouvai qu'elle avait complété l'idéal de la perfection. -J'ai pourtant ouï dire alors à plusieurs personnes qu'elle avait -<i>beaucoup changé</i>; ce qui voulait dire, selon elles, qu'elle avait -beaucoup perdu. Mais la beauté est comme un temple dont les profanes ne -voient que les richesses extérieures. Le divin mystère de la pensée -de l'artiste ne se relève qu'aux grandes sympathies, et le moindre -détail de l'œuvre sublime renferme une inspiration qui échappe à -l'intelligence du vulgaire. Un de vos modernes écrivains a dit cela, je -crois, en d'autres termes et beaucoup mieux. Quant à moi, dans aucun -moment de sa vie je n'ai trouvé Edmée moins belle que dans un autre -moment; jusque dans les heures de souffrance où la beauté semble -effacée dans le sens matériel, la sienne se divinisait à mes yeux et -me révélait une nouvelle beauté morale dont le reflet éclairait son -visage. Au reste, je suis doué médiocrement sous le rapport des arts, -et, si j'avais été peintre, je n'aurais pu reproduire qu'un seul type, -celui dont mon âme était remplie; car une seule femme m'a semblé -belle dans le cours de ma longue vie: ce fut Edmée.</p> - -<p>Je restai quelques instants à la regarder, pâle et touchante, triste, -mais calme, vivante image de la piété filiale, de la force enchaînée -par l'affection; puis je m'élançai et tombai à ses pieds sans pouvoir -dire un mot. Elle ne fit pas un cri, pas une exclamation; mais elle -entoura ma tête dans ses deux bras et la tint longtemps serrée contre -sa poitrine. Dans cette forte étreinte, dans cette joie muette, je -reconnus le sang de ma race, je sentis ma sœur. Le bon chevalier, -réveillé en sursaut, l'œil fixe, le coude appuyé sur son genou et le -corps plié en avant, nous regardait en disant:</p> - -<p>—Eh bien, qu'est-ce donc que cela?</p> - -<p>Il ne pouvait voir mon visage caché dans le sein d'Edmée; elle me -poussa vers lui, et il me serra dans ses bras affaissés avec un élan -de tendresse généreuse qui lui rendit un instant la vigueur de la -jeunesse.</p> - -<p>Vous pouvez imaginer les questions dont on m'accabla et les soins qui me -furent prodigués. Edmée était pour moi une mère véritable. Cette -bonté expansive et confiante avait tant de sainteté, que, pendant -toute cette journée, je n'eus pas auprès d'elle d'autres pensées que -celles que j'aurais eues si j'avais été réellement son fils.</p> - -<p>Je fus vivement touché du soin qu'on prit d'enjoliver à l'abbé la -surprise de mon retour; j'y vis une preuve certaine de la joie qu'il en -devait ressentir. On me fit cacher sous le métier d'Edmée et on me -couvrit de la grande toile verte dont elle enveloppait son ouvrage. -L'abbé s'assit tout près de moi, et je lui fis faire un cri en lui -prenant les jambes. C'était une plaisanterie que j'avais l'habitude de -lui faire autrefois; et, lorsque je sortis de ma cachette, en renversant -brusquement le métier et en faisant rouler tous les pelotons de laine -sur le parquet, il y eut sur son visage une expression de joie et de -terreur tout à fait bizarre.</p> - -<p>Mais je vous tiens quittes de toutes ces scènes d'intérieur, sur -lesquelles ma mémoire se reporte malgré moi avec trop de complaisance.</p> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<h4><a id="XVII">XVII</a></h4> - - -<p>Un immense changement s'était opéré en moi dans le cours de six -années. J'étais un homme à peu près semblable aux autres; les -instincts étaient parvenus à s'équilibrer presque avec les -affections, et les impressions avec le raisonnement. Cette éducation -sociale s'était faite naturellement. Je n'avais eu qu'à accepter les -leçons de l'expérience et les conseils de l'amitié. Il s'en fallait -de beaucoup que je fusse un homme instruit; mais j'étais arrivé à -pouvoir acquérir rapidement une instruction solide. J'avais sur toute -chose des notions aussi claires qu'on pouvait les avoir de mon temps. Je -sais que, depuis cette époque, la science de l'homme a fait des -progrès réels; je les ai suivis de loin et je n'ai jamais songé à -les nier. Or, comme je ne vois pas tous les hommes de mon âge se -montrer aussi raisonnables, j'aime à croire que j'ai été mis de bonne -heure dans une voie assez droite, puisque je ne me suis pas arrêté -dans l'impasse des erreurs et des préjugés.</p> - -<p>Les progrès de mon esprit et de ma raison parurent satisfaire Edmée.</p> - -<p>—Je n'en suis pas étonnée, me dit-elle; vos lettres me l'avaient -appris; mais j'en jouis avec un orgueil maternel.</p> - -<p>Mon bon oncle n'avait plus la force de se livrer, comme autrefois, à -d'orageuses discussions, et je crois vraiment que, s'il eût conservé -cette force, il eût un peu regretté de ne plus retrouver en moi -l'antagoniste infatigable qui l'avait tant contrarié jadis. Il fit -même quelques essais de contradiction pour m'éprouver; mais j'eusse -regardé alors comme un crime de lui donner ce dangereux plaisir. Il eut -un peu d'humeur et trouva que je le traitais trop en vieillard. Pour le -consoler, je détournai la conversation vers l'histoire du passé qu'il -avait traversé, et je l'interrogeai sur beaucoup de points ou son -expérience le servait mieux que mes lumières. De cette manière, -j'acquis de bonnes notions sur l'esprit de conduite dans les affaires -personnelles, et je satisfis pleinement son légitime amour-propre. Il -me prit en amitié par sympathie, comme il m'avait adopté par -générosité naturelle et par esprit de famille. Il ne me cacha pas que -son plus grand désir, avant de s'endormir du sommeil éternel, était -de me voir devenir l'époux d'Edmée; et, lorsque je lui répondis que -c'était l'unique pensée de ma vie, l'unique vœu de mon âme:</p> - -<p>—Je le sais, je le sais, me dit-il; tout dépend d'elle, et je crois -qu'elle n'a plus de motifs d'hésitation. Je ne vois pas, ajouta-t-il -après un instant de silence et avec un peu d'humeur, ceux qu'elle -pourrait alléguer à présent.</p> - -<p>D'après cette parole, la première qui lui fût échappée sur le sujet -qui m'intéressait le plus, je vis que, depuis longtemps, il était -favorable à mes désirs et que l'obstacle, s'il en existait encore un, -venait d'Edmée. La dernière réflexion de mon oncle impliquait un -doute que je n'osai pas chercher à éclaircir et qui me laissa beaucoup -d'inquiétude. La fierté chatouilleuse d'Edmée m'inspirait tant de -crainte, sa bonté ineffable m'imposait tant de respect, que je n'osai -lui demander ouvertement de se prononcer sur mon sort. Je pris le parti -d'agir comme si je n'eusse pas entretenu d'autre espérance que celle -d'être à jamais son frère et son ami.</p> - -<p>Un événement qui fut longtemps inexplicable vint faire diversion -pendant quelques jours à mes pensées. Je m'étais d'abord refusé à -aller prendre possession de la Roche-Mauprat.</p> - -<p>—Il faut absolument, m'avait dit mon oncle, que vous alliez voir les -améliorations que j'ai faites à votre domaine, les terres qu'on a -mises en bon état de culture, le cheptel que j'ai recomposé dans -chacune de vos métairies. Vous devez enfin vous mettre au courant de -vos affaires, montrer à vos paysans que vous vous intéressez à leurs -travaux; autrement, après ma mort, tout ira de mal en pis, vous serez -forcé d'affermer, ce qui vous rapportera peut-être davantage, mais -diminuera la valeur de votre fonds. Je suis trop vieux maintenant pour -aller surveiller votre bien. Il y a deux ans que je n'ai pu quitter -cette misérable robe de chambre; l'abbé n'y entend rien; Edmée est -une excellente tête, mais elle ne peut pas se décider à aller dans -cet endroit-là; elle dit qu'elle y a eu trop peur, ce qui est un -enfantillage.</p> - -<p>—Je sens que je dois montrer plus de courage, lui répondis-je; et -pourtant, mon bon oncle, ce que vous me prescrivez est pour moi la chose -la plus rude qui soit au monde. Je n'ai pas mis le pied sur cette terre -maudite depuis le jour où j'en suis sorti arrachant Edmée à ses -ravisseurs. Il me semble que vous me chassez du ciel pour m'envoyer -visiter l'enfer.</p> - -<p>Le chevalier haussa les épaules; l'abbé me conjura de prendre sur moi -de le satisfaire; c'était une véritable contrariété pour mon bon -oncle que ma résistance. Je me soumis, et, résolu à me vaincre, je -pris congé d'Edmée pour deux jours. L'abbé voulait m'accompagner pour -me distraire des tristes pensées qui allaient m'assiéger; mais je me -fis scrupule de l'éloigner d'Edmée pendant ce court espace de temps; -je savais combien il lui était nécessaire. Attachée comme elle -l'était au fauteuil du chevalier, sa vie était si grave, si retirée, -que le plus petit événement s'y faisait sentir. Chaque année avait -augmenté son isolement, et il était devenu à peu près complet depuis -que la caducité du chevalier avait chassé de sa table les chansons et -les bons mots, enfants joyeux du vin. Il avait été grand chasseur, et -la Saint-Hubert, se trouvant précisément sa fête, avait rassemblé -jadis autour de lui, à cette époque, toute la noblesse du pays. -Longtemps les cours avaient retenti des hurlements de la meute; -longtemps les écuries avaient serré deux longues files de chevaux -fringants entre leurs stalles luisantes; longtemps la voix du cor avait -plané sur les grands bois d'alentour ou sonné la fanfare sous les -fenêtres de la grande salle, à chaque toast de la brillante compagnie. -Mais ces beaux jours avaient disparu depuis longtemps; le chevalier ne -chassait plus, et l'espoir d'obtenir la main de sa fille ne retenait -plus autour de son fauteuil les jeunes gens ennuyés de sa vieillesse, -de ses attaques de goutte et des histoires qu'il redisait le soir, ne se -souvenant plus de les avoir dites le matin. Le refus obstiné d'Edmée -et le renvoi de M. de La Marche avaient causé bien de la surprise et -donné lieu à bien des recherches de curiosité. Un jeune homme -amoureux d'elle, éconduit comme les autres et poussé par un sot et -lâche orgueil à se venger de la seule femme de sa classe qui, selon -lui, eût osé le repousser, découvrit qu'Edmée avait été enlevée -par les <i>coupe-jarrets</i>, et fit courir le bruit qu'elle avait passé une -nuit d'orgie à la Roche-Mauprat. C'est tout au plus s'il daigna dire -qu'elle n'avait cédé qu'à la violence. Edmée imposait trop de -respect et d'estime pour qu'on l'accusât de complaisance avec les -brigands; mais elle passa bientôt pour avoir été victime de leur -brutalité. Marquée d'une tache ineffaçable, elle ne fut plus -recherchée de personne. Mon absence ne servit qu'à confirmer cette -opinion. Je l'avais sauvée de la mort, disait-on, mais non pas de la -honte, et je ne pouvais en faire ma femme; j'en étais amoureux, et je -la fuyais pour ne pas succomber à la tentation de l'épouser. Tout cela -avait tant de vraisemblance, qu'il eût été difficile de faire -accepter au public la véritable version. Elle le fut d'autant moins -qu'Edmée n'avait pas voulu agir en conséquence et faire cesser les -méchants bruits en donnant sa main à un homme qu'elle ne pouvait pas -aimer. Telles étaient les causes de son isolement; je ne les sus bien -que plus tard. Mais, voyant l'intérieur si austère du chevalier et la -sérénité si mélancolique d'Edmée, je craignis de faire tomber une -feuille sèche sur cette onde endormie, et je suppliai l'abbé de rester -auprès d'elle jusqu'à mon retour. Je ne pris avec moi que mon fidèle -sergent Marcasse, qu'Edmée n'avait pas voulu laisser s'éloigner de -moi, et qui partageait désormais la cabane élégante et la vie -administrative de Patience.</p> - -<p>J'arrivai à la Roche-Mauprat, par une soirée brumeuse, aux premiers -jours de l'automne; le soleil était voilé, la nature s'assoupissait -dans le silence et dans la brume; les plaines étaient désertes, l'air -seul était rempli du mouvement et du bruit des grandes phalanges -d'oiseaux de passage; les grues dessinaient dans le ciel des triangles -gigantesques, et les cigognes, passant à une hauteur incommensurable, -remplissaient les nuées de cris mélancoliques qui planaient sur les -campagnes attristées comme le chant funèbre des beaux jours. Pour la -première fois de l'année, je sentis le froid de l'atmosphère, et je -crois que tous les hommes sont saisis d'une tristesse instinctive à -l'approche de la saison rigoureuse. Il y a dans les premiers frimas -quelque chose qui rappelle à l'homme la prochaine dispersion des -éléments de son être.</p> - -<p>Nous avions traversé les bois et les bruyères, mon compagnon et moi, -sans nous dire une seule parole; nous avions fait un long détour pour -éviter la tour Gazeau, que je ne me sentais pas la force de revoir. Le -soleil se couchait dans des voiles gris quand nous franchîmes la herse -de la Roche-Mauprat. Cette herse était brisée; le pont ne se levait -plus et ne donnait plus passage qu'à de paisibles troupeaux et à leurs -insouciants <i>pâtours.</i> Les fossés étaient à demi comblés, et déjà -l'oseraie bleuâtre étendait ses rameaux flexibles sur les basses eaux; -l'ortie croissait au pied des tours écroulées, et les traces du feu -semblaient encore fraîches sur les murs. Les bâtiments de ferme -étaient tous renouvelés, et la basse-cour, pleine de bétail, de -volailles, d'enfants, de chiens de berger et d'instruments aratoires, -contrastait avec cette sombre enceinte, où je croyais encore voir -monter la flamme rouge des assaillants et couler le sang noir des -Mauprat.</p> - -<p>Je fus reçu avec la cordialité tranquille et un peu froide des paysans -du Berry. On n'essaya pas de me plaire, mais on ne me laissa manquer de -rien. Je fus installé dans le seul des anciens bâtiments qui n'eût -pas été endommagé lors du siège du donjon, ou abandonné depuis -cette époque à l'action du temps. C'était un corps de logis dont -l'architecture massive remontait au X<sup>e</sup> siècle; la porte était plus -petite que les fenêtres, et les fenêtres elles-mêmes donnaient si peu -de jour, qu'il fallut allumer des flambeaux pour y pénétrer, quoique -le soleil fût à peine couché. Ce bâtiment avait été restauré -provisoirement pour servir de pied à terre au nouveau seigneur ou à -ses mandataires. Mon oncle Hubert y était venu souvent surveiller mes -intérêts tant que ses forces le lui avaient permis, et on me conduisit -à la chambre qu'il s'était réservée et qui s'appelait désormais la -chambre du maître. On y avait transporté tout ce qu'on avait sauvé de -mieux de l'ancien ameublement; et, comme elle était froide et humide -malgré tous les soins qu'on avait pris pour la rendre habitable, la -servante du métayer me précéda, un tison dans une main et un fagot -dans l'autre.</p> - -<p>Aveuglé par la fumée dont elle promenait le nuage autour de moi, -trompé par la nouvelle porte qu'on avait percée sur un autre point de -la cour et par certains corridors qu'on avait murés pour se dispenser -de les entretenir, je parvins jusqu'à cette chambre sans rien -reconnaître; il m'eut même été impossible de dire dans quelle partie -des anciens bâtiments je me trouvais, tant le nouvel aspect de la cour -déroutait mes souvenirs, tant mon âme assombrie et troublée était -peu frappée des objets extérieurs.</p> - -<p>On alluma le feu tandis que, me jetant sur une chaise et cachant ma -tête dans mes mains, je me laissais aller à de tristes rêveries. -Cette situation n'était pourtant pas sans charme, tant le passé se -revêt naturellement de formes embellies ou adoucies dans le cerveau des -jeunes gens, maîtres présomptueux de l'avenir. Quand, à force de -souffler sur son tison, la servante eut rempli la chambre d'une épaisse -fumée, elle sortit pour aller chercher de la braise et me laissa seul. -Marcasse était resté à l'écurie pour soigner nos chevaux. Blaireau -m'avait suivi; couché devant l'âtre, il me regardait de temps en temps -d'un air mécontent, comme pour me demander raison d'un si méchant -gîte et d'un si pauvre feu.</p> - -<p>Tout à coup, en jetant les yeux autour de moi, il me sembla que ma -mémoire se réveillait. Le feu, après avoir fait crier le bois vert, -envoya un jet de flamme dans la cheminée, et toute la chambre fut -éclairée d'une lueur brillante, mais agitée, qui donnait aux objets -une apparence douteuse et bizarre. Blaireau se releva, tourna le dos au -feu et s'assit entre mes jambes, comme s'il se fût attendu à quelque -chose d'étrange et d'imprévu.</p> - -<p><br /></p> - -<div class="figcenter" style="width: 500px;"> -<a id="figure07"></a> -<img src="images/figure07.jpg" width="500" alt="" /> -<p class="center">... <i>Jean Mauprat était debout auprès du lit</i>...—Dessin -de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</p> -</div> - -<p><br /></p> - -<p>Je reconnus alors que ce lieu n'était autre que la chambre à coucher -de mon grand-père Tristan, occupée depuis, pendant plusieurs années, -par son fils aîné, le détestable Jean, mon plus cruel oppresseur, le -plus fourbe et le plus lâche des coupe-jarrets. Je fus saisi d'un -mouvement de terreur et de dégoût en reconnaissant les meubles et -jusqu'au lit à colonnes enroulées, où mon grand-père avait rendu à -Dieu son âme criminelle dans les tortures d'une lente agonie. Le -fauteuil sur lequel j'étais assis était celui où Jean <i>le Tors</i> -(comme il prenait plaisir, dans ses jours facétieux, à se nommer -lui-même) s'asseyait pour méditer ses scélératesses ou pour rendre -ses odieux arrêts. Je crus voir passer, en cet instant, les spectres de -tous les Mauprat avec leurs mains sanglantes et leurs yeux hébétés -par le vin. Je me levai et j'allais céder à l'horreur que j'éprouvais -en prenant la fuite, lorsque, tout à coup, je vis se dresser devant moi -une figure si distincte, si reconnaissable, si différente, par toutes -les apparences de la réalité, des chimères dont je venais d'être -assiégé, que je retombai sur mon siège, tout baigné d'une sueur -froide. Jean Mauprat était debout auprès du lit. Il venait d'en -sortir, car il tenait encore un pan du rideau entr'ouvert. Il me sembla -le même qu'autrefois; seulement il était encore plus maigre, plus -pâle et plus hideux; sa tête était rasée et son corps enveloppé -d'un suaire de couleur sombre. Il me lança un regard infernal; un -sourire haineux et méprisant effleura sa lèvre mince et flétrie. Il -resta immobile, son œil étincelant attaché sur moi, et il semblait -tout prêt à m'adresser la parole. J'étais convaincu, en cet instant, -que ce que je voyais était un être vivant, un homme de chair et d'os; -il est donc incroyable que je me sentisse glacé d'une terreur aussi -puérile. Mais je le nierais en vain, et je n'ai jamais pu ensuite me -l'expliquer à moi-même, j'étais enchaîné par la peur. Son regard me -pétrifiait, ma langue était paralysée. Blaireau s'élança sur lui; -alors il agita les plis de son lugubre vêtement, semblable a un linceul -souillé de l'humidité du sépulcre, et je m'évanouis.</p> - -<p>Lorsque je revins à moi-même, Marcasse était auprès de moi et me -relevait avec inquiétude. J'étais étendu à terre et raide comme un -cadavre. J'eus beaucoup de peine à rassembler mes idées; mais, -aussitôt que je pus me tenir sur mes jambes, je saisis Marcasse par le -corps, et je l'entraînai précipitamment hors de la chambre maudite. Je -faillis tomber plusieurs fois en descendant l'escalier à vis, et ce ne -fut qu'en respirant dans la cour l'air du soir et la saine odeur des -étables que je recouvrai l'usage de ma raison.</p> - -<p>Je n'hésitai pas à attribuer ce qui venait de se passer à une -hallucination de mon cerveau. J'avais fait mes preuves de courage à la -guerre, en présence de mon brave sergent; je ne rougissais pas devant -lui d'avouer la vérité. Je répondis sincèrement à ses questions, et -je lui peignis mon horrible vision avec de tels détails, qu'il en fut -frappé à son tour comme d'une chose réelle, et répéta plusieurs -fois d'un air pensif, en se promenant avec moi dans la cour:</p> - -<p>—Singulier, singulier!... étonnant!</p> - -<p>—Non, cela n'est pas étonnant, lui dis-je quand je me sentis tout à -fait remis. J'ai éprouvé la sensation la plus douloureuse en venant -ici; depuis plusieurs jours, je luttais pour surmonter la répugnance -que j'éprouvais à revoir la Roche-Mauprat. J'ai eu le cauchemar la -nuit dernière, et j'étais si fatigué et si triste en m'éveillant, -que, si je n'eusse craint de montrer de la mauvaise volonté à mon -oncle, j'aurais encore différé ce voyage désagréable. En entrant -ici, j'ai senti le froid me gagner; ma poitrine était oppressée, je ne -respirais pas. Peut-être aussi l'âcre fumée dont la chambre était -remplie m'a-t-elle troublé le cerveau. Enfin, après les fatigues et -les périls de notre malheureuse traversée, dont nous sommes à peine -remis l'un et l'autre, est-il étonnant que j'aie éprouvé une crise -nerveuse à la première émotion pénible?</p> - -<p>—Dites-moi, reprit Marcasse toujours pensif, avez-vous remarqué -Blaireau dans ce moment-là? Qu'a fait Blaireau?</p> - -<p>—J'ai cru voir Blaireau s'élancer sur le fantôme au moment où il a -disparu; mais j'ai rêvé cela comme le reste.</p> - -<p>—Hum! dit le sergent, quand je suis entré, Blaireau était tout en -feu. Il venait à vous, flairait, pleurait à sa manière, allait du -côté du lit, grattait le mur, venait à moi, allait à vous. -Singulier, cela! Étonnant, capitaine, étonnant, cela!</p> - -<p>Après quelques instants de silence:</p> - -<p>—Pas de revenants, s'écria-t-il en secouant la tête, jamais de -revenants; d'ailleurs, pourquoi mort, Jean? Pas mort! Deux Mauprat -encore. Qui le sait? Où diable? Pas de revenants; et mon maître, fou? -Jamais. Malade? Non.</p> - -<p>Après ce colloque, le sergent alla chercher de la lumière, tira du -fourreau son inséparable épée, siffla Blaireau, et reprit bravement -la corde qui servait de rampe à l'escalier, m'engageant à rester en -bas. Quelle que fût ma répugnance à remonter dans cette chambre, je -n'hésitai pas à suivre Marcasse, malgré ses recommandations, et notre -premier soin fut de visiter le lit; mais, pendant que nous causions dans -la cour, la servante avait mis des draps blancs et elle achevait de -lisser les couvertures.</p> - -<p>—Qui donc avait couché là? lui dit Marcasse avec sa prudence -accoutumée.</p> - -<p>—Personne autre, répondit-elle, que M. le chevalier ou M. l'abbé -Aubert, du temps qu'ils y venaient.</p> - -<p>—Mais, aujourd'hui ou hier, par exemple? reprit Marcasse.</p> - -<p>—Oh! hier et aujourd'hui, personne, monsieur; car il y a bien deux ans -que M. le chevalier n'est venu, et, pour M. l'abbé, il n'y couche -jamais depuis qu'il y vient tout seul. Il arrive le matin, déjeune chez -nous et s'en retourne le soir.</p> - -<p>—Mais le lit était défait, dit Marcasse en la regardant fixement.</p> - -<p>—Ah! dame! monsieur, répondit-elle, ça se peut; je ne sais comment on -l'a laissé la dernière fois qu'on y a couché; je n'y ai pas fait -attention en mettant les draps; tout ce que je sais, c'est qu'il y avait -le manteau à M. Bernard dessus.</p> - -<p>—Mon manteau? m'écriai-je. Il est resté à l'écurie.</p> - -<p>—Et le mien aussi, dit Marcasse; je viens de les rouler tous les deux -et de les placer sur le coffre à l'avoine.</p> - -<p>—Vous en aviez donc deux? reprit la servante; car je suis sûre d'en -avoir ôté un de dessus le lit, un manteau tout noir et pas neuf!</p> - -<p>Le mien était précisément doublé de rouge et bordé d'un galon d'or. -Celui de Marcasse était gris clair. Ce n'était donc pas un de nos -manteaux apportés un instant et rapportés à l'écurie par le garçon.</p> - -<p>—Mais qu'en avez-vous fait? dit le sergent.</p> - -<p>—Ma foi, monsieur, je l'ai mis là sur le fauteuil, répondit la grosse -fille; mais vous l'avez donc repris pendant que j'allais chercher de la -chandelle? car je ne le vois plus.</p> - -<p>Nous cherchâmes dans toute la chambre, le manteau fut introuvable. Nous -feignîmes d'en avoir besoin, ne niant pas qu'il fût le nôtre. La -servante défit le lit, retourna les matelas en notre présence, alla -demander au garçon ce qu'il en avait fait. Il ne se trouva rien dans le -lit ni dans la chambre; le garçon n'était même pas monté. Toute la -ferme fut en émoi, craignant que quelqu'un ne fût accusé de vol. Nous -demandâmes si un étranger n'était pas venu à la Roche-Mauprat et n'y -était pas encore. Quand nous nous fûmes assurés que ces braves gens -n'avaient logé ni vu personne, nous les rassurâmes sur le manteau -perdu en leur disant que Marcasse l'avait roulé par mégarde dans les -deux autres, et nous nous enfermâmes dans la chambre, afin de -l'explorer à notre aise; car il était à peu près évident, dès -lors, que je n'avais point vu un spectre, mais Jean Mauprat lui-même ou -un homme qui lui ressemblait et que j'avais pris pour lui.</p> - -<p>Marcasse, ayant excité Blaireau de la voix et du geste, observa tous -ses mouvements.</p> - -<p>—Soyez tranquille, me dit-il avec orgueil; le vieux chien n'a pas -oublié le vieux métier; s'il y a un trou, un trou grand comme la main, -n'ayez peur... À toi, vieux chien!... N'ayez peur!...</p> - -<p>Blaireau, en effet, ayant flairé partout, s'obstina à gratter la -muraille à l'endroit où j'avais vu l'apparition; il tressaillait -chaque fois que son nez pointu rencontrait une certaine partie du -lambris; puis il agitait sa queue de renard d'un air satisfait, revenait -vers son maître et semblait lui dire de fixer là son attention. Le -sergent se mit alors à examiner la muraille et la boiserie, il essaya -d'insinuer son épée dans quelque fente; rien ne céda. Néanmoins une -porte pouvait se trouver là, car les rinceaux de la boiserie sculptée -pouvaient cacher une coulisse adroitement pratiquée. Il fallait trouver -le ressort qui faisait jouer cette coulisse; mais cela nous fut -impossible, malgré tous les efforts que nous fîmes pendant deux -grandes heures. Nous essayâmes vainement d'ébranler le panneau, il -rendait le même son que les autres; tous étaient sonores et -indiquaient que la boiserie n'était pas posée immédiatement sur la -maçonnerie; mais elle pouvait n'en être éloignée que de quelques -lignes. Enfin, Marcasse, baigné de sueur, s'arrêta et me dit:</p> - -<p>—Nous sommes bien fous; quand nous chercherions jusqu'à demain, nous -ne trouverions pas un ressort, s'il n'y en a pas; et, quand nous -cognerions, nous n'enfoncerions pas la porte, s'il y a derrière de -grosses barres de fer, comme j'en ai vu déjà dans d'autres vieux -manoirs.</p> - -<p>—Nous pourrions, lui dis-je, trouver l'issue, s'il en existe une, en -nous servant de la cognée; mais pourquoi, sur la simple indication de -ton chien qui gratte le mur, t'obstiner à croire que Jean Mauprat, ou -l'homme qui lui ressemble, n'est pas entré et sorti par la porte?</p> - -<p>—Entré, tant que vous voudrez, répondit Marcasse, mais sorti! non, -sur mon honneur! car, comme la servante descendait, j'étais sur -l'escalier, brossant mes souliers; quand j'entendis tomber quelque chose -ici, je montai vite trois marches, voilà tout, et me voilà près de -vous. Vous mort, allongé sur le carreau et bien malade; personne dedans -ni dehors, sur mon honneur!</p> - -<p>—En ce cas, j'ai rêvé de mon diable d'oncle, et la servante a rêvé -d'un manteau noir; car, à coup sûr, il n'y a pas ici de porte -secrète; et, quand il y en aurait une, et que tous les Mauprat, vivants -et morts, en auraient la clef, que nous fait cela? Sommes-nous attachés -à la police pour nous enquérir de ces misérables? et, si nous les -trouvions cachés quelque part, ne les aiderions-nous pas à fuir -plutôt que de les livrer à la justice? Nous avons nos armes, nous ne -craignons pas qu'ils nous assassinent cette nuit; et, s'ils s'amusent à -nous faire peur, ma foi, malheur à eux! je ne connais ni parents ni -alliés quand on me réveille en sursaut. Ainsi donc, faisons-nous -servir l'omelette que les braves gens du domaine nous préparent; car, -si nous continuons à frapper et à gratter les murailles, ils vont nous -croire fous.</p> - -<p>Marcasse se rendit par obéissance plutôt que par conviction; je ne -sais quelle importance il attachait à découvrir ce mystère, ni quelle -inquiétude le tourmentait, car il ne voulait pas me laisser seul dans -la chambre enchantée. Il prétendait que je pouvais encore me trouver -malade et tomber en convulsion.</p> - -<p>—Oh! cette fois, lui dis-je, je ne serai pas si poltron. Le manteau m'a -guéri de la peur des revenants, et je ne conseille à personne de se -frotter à moi.</p> - -<p>L'hidalgo fut forcé de me laisser seul. J'amorçai mes pistolets et je -les plaçai à portée de ma main sur la table; mais ces précautions -furent en pure perte: rien ne troubla le silence de la chambre, et les -lourds rideaux de soie rouge, aux coins armoriés d'argent noirci, ne -furent pas agités par le plus léger souffle. Marcasse revint, et, -joyeux de me trouver aussi gai qu'il m'avait laissé, prépara notre -souper avec autant de soins que si nous fussions venus à la -Roche-Mauprat avec la seule intention de faire un bon repas. Il -plaisanta sur le chapon qui chantait encore à la broche, et sur le vin -qui faisait reflet d'une brosse dans le gosier. Mais le métayer vint -augmenter sa bonne humeur en nous apportant quelques bouteilles -d'excellent madère que le chevalier lui avait confiées autrefois, et -dont il aimait à boire un verre ou deux lorsqu'il mettait le pied à -l'étrier. Pour récompense, nous invitâmes le digne homme à souper -avec nous, pour causer d'affaires le moins ennuyeusement possible.</p> - -<p>—À la bonne heure, nous dit-il, ce sera donc comme autrefois, les -manants mangeaient à la table des seigneurs de la Roche-Mauprat; vous -faites de même, monsieur Bernard, et c'est bien.</p> - -<p>—Oui, monsieur, lui répondis-je très froidement; mais je le fais avec -ceux qui me doivent de l'argent, et non avec ceux à qui j'en dois.</p> - -<p>Cette réponse et le mot de <i>monsieur</i> l'intimidèrent tellement, qu'il -fit beaucoup de façons pour se mettre à table; mais j'insistai, -voulant sur-le-champ lui donner la mesure de mon caractère. Je le -traitai comme un homme que j'élevais à moi, non comme un homme vers -qui je voulais descendre. Je le forçai d'être chaste dans ses -plaisanteries, et je lui permis d'être expansif et facétieux dans les -limites d'une honnête gaieté. C'était un homme jovial et franc. Je -l'examinais avec attention pour voir s'il n'aurait pas quelque -accointance avec le fantôme qui laissait traîner son manteau sur les -lits; mais cela n'était aucunement probable, et il avait au fond tant -d'aversion pour les coupe-jarrets, que, sans son respect pour ma -parenté, il les eut de bon cœur habillés, en ma présence, comme ils -méritaient de l'être. Mais je ne pus souffrir aucune liberté de sa -part sur ce sujet, et je l'engageai à me rendre compte de mes affaires, -ce qu'il fit avec intelligence, exactitude et loyauté.</p> - -<p>Quand il se retira, je m'aperçus que le madère lui avait fait beaucoup -d'effet, car ses jambes étaient avinées et s'accrochaient à tous les -meubles; néanmoins il avait eu assez d'empire sur son cerveau pour -raisonner juste. J'ai toujours remarqué que le vin agissait beaucoup -plus sur les muscles des paysans que sur leurs nerfs; qu'ils divaguaient -difficilement, et qu'au contraire les excitants produisaient en eux une -béatitude que nous ne connaissons pas, et qui fait de leur ivresse un -plaisir tout différent du nôtre et très supérieur à notre -exaltation fébrile.</p> - -<p>Quand nous nous trouvâmes seuls, Marcasse et moi, quoique nous ne -fussions pas gris, nous nous aperçûmes que le vin nous avait donné -une gaieté, une insouciance que nous n'aurions pas eues à la -Roche-Mauprat, même sans l'aventure du fantôme. Habitués à une -franchise mutuelle, nous en fîmes la réflexion, et nous convînmes que -nous étions beaucoup mieux disposés qu'avant souper à recevoir tous -les loups-garous de la Varenne.</p> - -<p>Ce mot de loup-garou me rappela l'aventure qui m'avait mis en relation -très peu sympathique avec Patience, à l'âge de treize ans. Marcasse -la connaissait; mais il ne connaissait guère le caractère que j'avais -à cette époque, et je m'amusai à lui raconter ma course effarée à -travers champs, après avoir été fustigé par le sorcier.</p> - -<p>—Cela me fait penser, lui dis-je en terminant, que j'ai l'imagination -facile à exalter et que je ne suis pas inaccessible à la peur des -choses surnaturelles. Ainsi le fantôme de tantôt...</p> - -<p>—N'importe, n'importe, dit Marcasse en examinant l'amorce de mes -pistolets et en les posant sur ma table de nuit; n'oubliez pas que tous -les coupe-jarrets ne sont pas morts; que si Jean est de ce monde, il -fera du mal jusqu'à ce qu'il soit enterré, enfermé à triple tour -chez le diable.</p> - -<p>Le vin déliait la langue de l'hidalgo, qui ne manquait pas d'esprit -lorsqu'il se permettait ces rares infractions à sa sobriété -habituelle. Il ne voulut pas me quitter et fit son lit à côté du -mien. Mes nerfs étaient excités par les émotions de la journée; je -me laissai donc aller à parler d'Edmée, non de manière à mériter de -sa part l'ombre d'un reproche si elle eût entendu mes paroles, et -cependant plus que je n'aurais dû me le permettre avec un homme qui -n'était encore que mon subalterne et non mon ami, comme il le devint -plus tard. Je ne sais pas positivement ce que je lui dis de mes -chagrins, de mes espérances et de mes inquiétudes; toutefois ces -confidences eurent un effet terrible, ainsi que vous le verrez bientôt.</p> - -<p>Nous nous endormîmes tout en causant, Blaireau sur les pieds de son -maître, l'épée en travers à côté du chien sur les genoux de -l'hidalgo, la lumière entre nous deux, mes pistolets au bout de mon -bras, mon couteau de chasse sous mon oreiller et les verrous tirés. -Rien ne troubla notre repos; et, quand le soleil nous éveilla, les coqs -chantaient joyeusement dans la cour, et les <i>boirons</i> échangeaient des -facéties rustiques en <i>liant</i><a name="FNanchor_7_1" id="FNanchor_7_1"></a><a href="#Footnote_7_1" class="fnanchor">[7]</a> leurs bœufs sous nos fenêtres.</p> - -<p>—C'est égal, il y a quelque chose là-dessous!</p> - -<p>Telle fut la première parole de Marcasse en ouvrant les yeux et en -reprenant la conversation où il l'avait laissée la veille.</p> - -<p>—As-tu vu ou entendu quelque chose cette nuit? lui dis-je.</p> - -<p>—Rien du tout, répondit-il; mais c'est égal, Blaireau n'a pas bien -dormi, mon épée est tombée par terre; et puis rien de ce qui s'est -passé ici n'est expliqué.</p> - -<p>—L'explique qui voudra, répondis-je; je ne m'en occuperai -certainement pas.</p> - -<p>—Tort, tort, vous avez tort!</p> - -<p>—Cela se peut, mon bon sergent; mais je n'aime pas du tout cette -chambre, et elle me semble si laide au grand jour, que j'ai besoin -d'aller bien loin respirer un air pur.</p> - -<p>—Eh bien, moi, je vous conduirai, mais je reviendrai. Je ne veux pas -laisser aller cela au hasard. Je sais de quoi Jean Mauprat est capable -et pas vous.</p> - -<p>—Je ne veux pas le savoir, et s'il y a quelque danger ici pour moi ou -les miens, je ne veux pas que tu y reviennes.</p> - -<p>Marcasse secoua la tête et ne répondit rien. Nous fîmes encore un -tour à la métairie avant de partir. Marcasse fut très frappé d'une -chose que je n'eusse pas remarquée. Le métayer voulut me présenter à -sa femme; mais elle ne voulut jamais me voir et alla se cacher dans sa -chènevière. J'attribuais cette timidité à la sauvagerie de la -jeunesse.</p> - -<p>—Belle jeunesse, ma foi! dit Marcasse; une jeunesse comme moi, -cinquante ans passés! Il y a quelque chose là-dessous, quelque chose -là-dessous, je vous dis.</p> - -<p>—Et que diable peut-il y avoir?</p> - -<p>—Hum! elle a été bien dans son temps avec Jean Mauprat. Elle a -trouvé ce <i>tortu</i> à son gré. Je sais cela, moi; je sais encore bien -des choses, bien des choses, soyez sûr!</p> - -<p>—Tu me les diras quand nous reviendrons ici, lui répondis-je; et ce ne -sera pas de sitôt, car mes affaires vont beaucoup mieux que si je m'en -mêlais, et je n'aimerais pas à prendre l'habitude de boire du madère -pour ne pas avoir peur de mon ombre. Si tu veux m'obliger, Marcasse, tu -ne parleras à personne de ce qui s'est passé. Tout le monde n'a pas -pour ton capitaine la même estime que toi.</p> - -<p>—Celui-là est un imbécile qui n'estime pas mon capitaine, répondit -l'hidalgo d'un ton doctoral; mais, si vous me l'ordonnez, je ne dirai -rien.</p> - -<p>Il me tint parole. Pour rien au monde, je n'eusse voulu troubler -l'esprit d'Edmée de cette sotte histoire. Mais je ne pus empêcher -Marcasse d'exécuter son projet; dès le lendemain matin, il avait -disparu, et j'appris de Patience qu'il était retourné à la -Roche-Mauprat sous prétexte d'y avoir oublié quelque chose.</p> - -<p><br /></p> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_7_1" id="Footnote_7_1"></a><a href="#FNanchor_7_1"><span class="label">[7]</span></a>Les bouviers lient le joug avec des courroies aux cornes d'une -paire de bœufs de travail.</p></div> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<h4><a id="XVIII">XVIII</a></h4> - - -<p>Tandis que Marcasse se livrait à ses graves recherches, je passais -auprès d'Edmée des jours pleins de délices et d'angoisses. Sa -conduite ferme, dévouée, mais réservée à beaucoup d'égards, me -jetait dans de continuelles alternatives de joie et de douleur. Un jour, -le chevalier eut une longue conférence avec elle tandis que j'étais à -la promenade. Je rentrai au moment où leur conversation était le plus -animée, et, dès que je parus:</p> - -<p>—Approche, me dit mon oncle; viens dire à Edmée que tu l'aimes, que -tu la rendras heureuse, que tu es corrigé de tes anciens défauts. -Arrange-toi pour être agréé, car il faut que cela finisse. Notre -position vis-à-vis du monde n'est pas tenable, et je ne veux pas -descendre dans le tombeau sans avoir vu réhabiliter l'honneur de ma -fille, et sans être sûr que quelque sot caprice de sa part ne la -jettera pas dans un couvent, au lieu de lui laisser occuper dans le -monde le rang qui lui appartient, et que j'ai travaillé toute ma vie à -lui assurer. Allons, Bernard, à ses pieds! Ayez l'esprit de lui dire -quelque chose qui la persuade! ou bien je croirai, Dieu me pardonne, que -c'est vous qui ne l'aimez pas et qui ne désirez pas sincèrement -l'épouser.</p> - -<p>—Moi! juste ciel, m'écriai-je, ne pas le désirer! quand je n'ai pas -d'autre pensée depuis sept ans, quand mon cœur n'a pas d'autre vœu et -que mon esprit ne conçoit pas d'autre bonheur!</p> - -<p>Je dis à Edmée tout ce que me suggéra la passion la plus exaltée. -Elle m'écouta en silence et sans retirer ses mains, que je couvrais de -baisers. Mais sa physionomie était grave, et l'expression de sa voix me -fit trembler lorsqu'elle dit, après avoir réfléchi quelques instants:</p> - -<p>—Mon père ne devrait jamais douter de ma parole; j'ai promis -d'épouser Bernard, je l'ai promis à Bernard et à mon père; il est -donc certain que je l'épouserai.</p> - -<p>Puis elle ajouta après une nouvelle pause et d'un ton plus sévère -encore:</p> - -<p>—Mais, si mon père se croit à la veille de mourir, quelle force me -suppose-t-il donc pour m'engager à ne songer qu'à moi et me faire -revêtir ma robe de noces à l'heure de ses funérailles? Si, au -contraire, il est, comme je le crois, toujours plein de force malgré -ses souffrances, et appelé à jouir encore pendant de longues années -de l'amour de sa famille, d'où vient qu'il me presse si impérieusement -d'abréger le délai que je lui ai demandé? N'est-ce pas une chose -assez importante pour que j'y réfléchisse? Un engagement qui doit -durer toute ma vie et qui décidera, je ne dis pas de mon bonheur, je -saurais le sacrifier au moindre désir de mon père, mais de la paix de -ma conscience et de la dignité de ma conduite (car quelle femme peut -être assez sûre d'elle-même pour répondre d'un avenir enchaîné -contre son gré?); un tel engagement ne mérite-t-il pas que j'en pèse -tous les risques et tous les avantages pendant plusieurs années au -moins?</p> - -<p>—Dieu merci! voilà sept ans que vous passez à peser tout cela, dit le -chevalier; vous devriez savoir à quoi vous en tenir sur le compte de -votre cousin. Si vous voulez l'épouser, épousez-le; mais si vous ne le -voulez pas, pour Dieu! dites-le, et qu'un autre se présente.</p> - -<p>—Mon père, répondit Edmée un peu froidement, je n'épouserai que -lui.</p> - -<p>—Que <i>lui</i> est fort bien, dit le chevalier en frappant avec la pincette -sur les bûches; mais cela ne veut peut-être pas dire que vous -l'épouserez.</p> - -<p>—Je l'épouserai, mon père, reprit Edmée. J'aurais désiré quelques -mois encore de liberté; mais puisque vous êtes mécontent de tous ces -retards, je suis prête à obéir à vos ordres, vous le savez.</p> - -<p>—Parbleu! voilà une jolie manière de consentir, s'écria mon oncle, -et bien engageante pour votre cousin. Ma foi! Bernard, je suis bien -vieux; mais je puis dire que je ne comprends encore rien aux femmes, et -il est probable que je mourrai sans y avoir rien compris.</p> - -<p>—Mon oncle, lui dis-je, je comprends fort bien l'éloignement de ma -cousine pour moi; je l'ai mérité. J'ai fait tout ce qui était en mon -pouvoir pour réparer mes crimes. Mais dépend-il d'elle d'oublier un -passé dont elle a sans doute trop souffert? Au reste, si elle ne me le -pardonne pas, j'imiterai sa rigueur, je ne me le pardonnerai pas à -moi-même; et, renonçant à tout espoir en ce monde, je m'éloignerai -d'elle et de vous pour me punir par un châtiment pire que la mort.</p> - -<p>—Allons, voilà que tout est rompu! dit mon oncle en jetant les -pincettes dans le feu; voilà, voilà ce que vous cherchiez, ma fille?</p> - -<p>J'avais fait quelques pas pour sortir; je souffrais horriblement.</p> - -<p>Edmée courut vers moi, me prit le bras, et, me ramenant vers son -père:</p> - -<p>—Ce que vous dites est cruel et plein d'ingratitude, me dit-elle. -Appartient-il à un esprit modeste, à un cœur généreux, de nier une -amitié, un dévouement, j'oserai me servir d'un autre mot, une -fidélité de sept ans, parce que je vous demande encore quelques mois -d'épreuve? Et, quand même je n'aurais jamais pour vous, Bernard, une -affection aussi vive que la vôtre, celle que je vous ai témoignée -jusqu'ici est-elle donc si peu de chose que vous la méprisiez, et que -vous y renonciez par dépit de ne pas m'inspirer précisément celle que -vous croyez devoir exiger? Savez-vous qu'à ce compte une femme n'aurait -pas le droit d'éprouver l'amitié? Enfin voulez-vous me punir de vous -avoir servi de mère en vous éloignant de moi, ou ne m'en récompenser -qu'à la condition d'être votre esclave?</p> - -<p>—Non, Edmée, non, lui répondis-je le cœur serré et les yeux pleins -de larmes en portant sa main à mes lèvres; je sens que vous avez fait -pour moi plus que je ne méritais; je sens que je voudrais en vain -m'éloigner de votre présence; mais pouvez-vous me faire un crime de -souffrir auprès de vous? C'est, au reste, un crime si involontaire et -tellement fatal, qu'il échapperait à tous vos reproches et à tous mes -remords. N'en parlons pas, n'en parlons jamais; c'est tout ce que je -puis faire. Conservez-moi votre amitié, j'espère m'en montrer toujours -digne à l'avenir.</p> - -<p>—Embrassez-vous et ne vous séparez jamais l'un de l'autre, dit le -chevalier attendri. Bernard, quel que soit le caprice d'Edmée, ne -l'abandonnez jamais, si vous voulez mériter la bénédiction de votre -père adoptif. Si vous ne parvenez pas à être son mari, soyez toujours -son frère. Songez, mon enfant, que bientôt elle sera seule sur la -terre, et que je mourrai désolé si je n'emporte dans la tombe la -certitude qu'il lui reste un appui et un défenseur. Songez enfin que -c'est à cause de vous, à cause d'un serment que son inclination -désavoue peut-être, mais que sa conscience respecte, qu'elle est ainsi -abandonnée, calomniée...</p> - -<p>Le chevalier fondit en larmes, et toutes les douleurs de cette famille -infortunée me furent révélées en un instant.</p> - -<p>—Assez! assez! m'écriai-je en tombant à leurs pieds; tout cela est -trop cruel. Je serais le dernier des misérables, si j'avais besoin -qu'on me remît sous les yeux mes fautes et mes devoirs. Laissez-moi -pleurer à vos genoux; laissez-moi expier par l'éternelle douleur, par -l'éternel renoncement de ma vie, le mal que je vous ai fait! Pourquoi -ne m'avoir pas chassé lorsque je vous ai nui? pourquoi, mon oncle, ne -m'avoir pas cassé la tête d'un coup de pistolet, comme à une bête -fauve? Qu'ai-je fait pour être épargné, moi qui payais vos bienfaits -de la ruine de votre honneur? Non, non, je le sens, Edmée ne doit pas -m'épouser; ce serait accepter la honte de l'injure que j'ai attiré sur -elle. Moi, je resterai ici; je ne la verrai jamais si elle l'exige; mais -je me coucherai en travers de sa porte comme un chien Adèle, et je -déchirerai le premier qui osera se présenter devant elle autrement -qu'à genoux; et, si quelque jour un honnête homme, plus heureux que -moi, mérite de fixer son choix, loin de le combattre, je lui remettrai -le soin cher et sacré de la protéger et de la défendre; je serai son -ami, son frère; et, quand je les verrai heureux ensemble, j'irai mourir -en paix loin d'eux.</p> - -<p>Mes sanglots m'étouffaient, le chevalier serra sa fille et moi sur son -cœur, et nous confondîmes nos larmes, en lui jurant de ne jamais nous -séparer, ni pendant sa vie, ni après sa mort.</p> - -<p>—Ne perds pourtant pas l'espérance de l'épouser, me dit le chevalier -à voix basse quelques instants après, quand le calme se fut rétabli; -elle a d'étranges volontés; mais, vois-tu, rien ne m'ôtera de -l'esprit qu'elle a de l'amour pour toi. Elle ne veut pas s'expliquer -encore. Ce que femme veut, Dieu le veut.</p> - -<p>—Ce qu'Edmée veut, je le veux, répondis-je.</p> - -<p>Quelques jours après cette scène, qui fit succéder dans mon âme la -tranquillité de la mort aux agitations de la vie, je me promenais dans -le parc avec l'abbé.</p> - -<p>—Il faut, me dit-il, que je vous fasse part d'une aventure qui m'est -arrivée hier, et qui est passablement romanesque. J'avais été me -promener dans les bois de Briantes, et j'étais descendu à la fontaine -des Fougères. Vous savez qu'il faisait chaud comme au milieu de -l'été; nos belles plantes, rougies par l'automne, sont plus belles que -jamais autour du ruisseau qu'elles couvrent de leurs longues -découpures. Les bois n'ont plus que bien peu d'ombrage; mais le pied -foule des tapis de feuilles sèches dont le bruit est pour moi plein de -charme. Le tronc satiné des bouleaux et des jeunes chênes est couvert -de mousse et de jungermanes, qui étalent délicatement leur nuance -brune, mêlée de vert tendre, de rouge et de fauve, en étoiles, en -rosaces, en cartes de géographie de toute espèce, où l'imagination -peut rêver de nouveaux mondes en miniature. J'étudiais avec amour ces -prodiges de grâce et de finesse, ces arabesques où la variété -infinie s'allie à la régularité inaltérable, et, heureux de savoir -que vous n'êtes pas, comme le vulgaire, aveugle à ces coquetteries -adorables de la création, j'en détachai quelques-unes avec le plus -grand soin, enlevant même l'écorce de l'arbre où elles prennent -racine, afin de ne pas détruire la pureté de leurs dessins. J'en ai -fait une petite provision que j'ai déposée chez Patience en passant, -et que nous allons voir si vous le voulez. Mais, chemin faisant, je veux -vous dire ce qui m'arriva en approchant de la fontaine. J'avais la tête -baissée, je marchais sur les cailloux humides, guidé par le petit -bruit du jet clair et délicat qui s'élance du sein de la roche -moussue. J'allais m'asseoir sur la pierre qui forme un banc naturel à -côté, lorsque je vis la place occupée par un bon religieux dont le -capuchon de bure cachait à demi la tête pâle et flétrie. Il me parut -très intimidé de ma rencontre; je le rassurai de mon mieux en lui -disant que mon intention n'était pas de le déranger, mais d'approcher -seulement mes lèvres de la rigole d'écorce que les bûcherons ont -adaptée à la roche pour boire plus facilement.</p> - -<p>«—Ô saint ecclésiastique! me dit-il du ton le plus humble, que -n'êtes-vous le prophète dont la verge frappait aux sources de la -grâce, et pourquoi mon âme, semblable à ce rocher, ne peut-elle -donner cours à un ruisseau de larmes?»</p> - -<p>Frappé de la manière dont ce moine s'exprimait, de son air triste, de -son attitude rêveuse, en ce lieu poétique où j'ai souvent rêvé -l'entretien de la Samaritaine avec le Sauveur, je me laissai aller à -causer de plus en plus sympathiquement. J'appris de ce religieux qu'il -était trappiste et qu'il était en tournée pour accomplir une -pénitence.</p> - -<p>«—Ne me demandez ni mon nom ni mon pays, dit-il. J'appartiens à une -illustre famille que je ferais rougir en lui rappelant que j'existe; -d'ailleurs, en entrant à la Trappe, nous abjurons tout orgueil du -passé, nous nous faisons semblables à des enfants naissants; nous -mourons au monde pour revivre en Jésus-Christ. Mais soyez sûr que vous -voyez en moi un des exemples les plus frappants des miracles de la -grâce, et, si je pouvais vous faire le récit de ma vie religieuse, de -mes terreurs, de mes remords, de mes expiations, vous en seriez -certainement touché. Mais à quoi me serviront la compassion et -l'indulgence des hommes, si la miséricorde de Dieu ne daigne -m'absoudre?»</p> - -<p>—Vous savez, continua l'abbé, que je n'aime pas les moines, que je me -défie de leur humilité, que j'ai horreur de leur fainéantise. Mais -celui-là parlait d'une manière si triste et si affectueuse, il était -si pénétré de son devoir, il semblait si malade, si exténué -d'austérités, si plein de repentir, qu'il m'a gagné le cœur. Il y a -dans son regard et dans ses discours des éclairs qui trahissent une -grande intelligence, une activité infatigable, une persévérance à -toute épreuve. Nous avons passé deux grandes heures ensemble, et je -l'ai quitté si attendri, que j'ai désiré le revoir avant son départ. -Il avait pris gîte pour la nuit à la ferme des Goulets, et j'ai voulu -en vain l'amener au château. Il m'a dit avoir un compagnon de voyage -qu'il ne pouvait quitter.</p> - -<p>«—Mais, puisque vous êtes si charitable, me dit-il, je m'estimerai -heureux de vous retrouver ici demain au coucher du soleil; peut-être -même m'enhardirai-je au point de vous demander une grâce; vous pouvez -m'être utile pour une affaire importante dont je suis chargé dans ce -pays-ci. Je ne puis vous en dire davantage en ce moment.»</p> - -<p>Je l'assurai qu'il pouvait compter sur moi, et que j'obligerais de grand -cœur un homme comme lui.</p> - -<p>—Si bien que vous attendez avec impatience l'heure du rendez-vous? -dis-je à l'abbé.</p> - -<p>—Sans doute, répondit-il, et ma nouvelle connaissance a pour moi tant -d'attraits, que, si je ne craignais d'abuser de la confiance que cet -homme m'a témoignée, je conduirais Edmée à la fontaine des -Fougères.</p> - -<p>—Je crois, repris-je, qu'Edmée a beaucoup mieux à faire que -d'écouter les déclamations de votre moine, qui peut-être, après -tout, n'est qu'un intrigant, comme tant d'autres à qui vous avez fait -la charité aveuglément. Pardonnez-moi, mon bon abbé, mais vous -n'êtes pas un grand physionomiste, et vous êtes un peu sujet à vous -laisser prévenir pour ou contre les gens, sans autre motif que la -disposition bienveillante ou craintive de votre esprit romanesque.</p> - -<p>L'abbé sourit, prétendit que je parlais ainsi par rancune, soutint la -piété du trappiste et retomba dans la botanique. Nous passâmes assez -de temps à herboriser chez Patience; et, comme je ne cherchais qu'à -échapper à moi-même, je sortis de la cabane avec l'abbé et le -conduisis jusqu'au bois où il avait son rendez-vous. À mesure que nous -en approchions, l'abbé semblait revenir un peu de son empressement de -la veille et craindre d'avoir été trop loin. L'incertitude succédant -si vite à l'enthousiasme résumait tellement tout son caractère -mobile, aimant, timide, mélange singulier des entraînements les plus -opposés, que je recommençai à le railler avec l'abandon de l'amitié.</p> - -<p>—Allons, me dit-il, il faut que j'en aie le cœur net et que vous le -voyiez. Vous regarderez son visage, vous l'étudierez pendant quelques -instants, et vous nous laisserez seuls ensemble, puisque je lui ai -promis d'écouter ses confidences.</p> - -<p>Je suivis l'abbé par désœuvrement; mais, quand nous fûmes au-dessus -des rochers ombragés d'où la fontaine s'échappe, je m'arrêtai pour -regarder le moine à travers le branchage d'un massif de frênes. Placé -immédiatement au-dessous de nous, au bord de la fontaine, il -interrogeait l'angle du sentier que nous devions tourner pour arriver à -lui; mais il ne songeait pas à regarder l'endroit où nous étions, et -nous pouvions le contempler à l'aise sans qu'il nous vît.</p> - -<p>À peine l'eus-je envisagé, que, saisi d'un rire amer, je pris l'abbé -par le bras, je l'entraînai à quelque distance et lui parlai ainsi, -non sans une grande agitation:</p> - -<p>—Mon cher abbé, n'avez-vous jamais rencontré quelque part autrefois -la figure de mon oncle Jean de Mauprat?</p> - -<p>—Jamais que je sache, répondit l'abbé tout interdit; mais où -voulez-vous donc en venir?</p> - -<p>—À vous dire, mon ami, que vous avez fait là une jolie trouvaille, et -que ce bon et vénérable trappiste à qui vous trouvez tant de grâce, -de candeur, de componction et d'esprit, n'est autre que Jean de Mauprat -le coupe-jarret.</p> - -<p>—Vous êtes fou! s'écria l'abbé en reculant de trois pas. Jean -Mauprat est mort il y a longtemps.</p> - -<p>—Jean Mauprat n'est pas mort, ni Antoine Mauprat non plus peut-être, -et je suis moins surpris que vous parce que j'ai déjà rencontré un de -ces deux revenants. Qu'il se soit fait moine et qu'il pleure ses -péchés, cela est fort possible; mais, qu'il se soit déguisé pour -venir poursuivre ici quelque mauvais dessein, c'est ce qui n'est pas -impossible non plus, et je vous engage à vous tenir sur vos gardes...</p> - -<p>L'abbé fut effrayé au point de ne vouloir plus aller au rendez-vous. -Je lui démontrai qu'il était nécessaire de savoir où voulait en -venir le vieux pécheur. Mais, comme je connaissais la faiblesse de -l'abbé, comme je craignais que mon oncle Jean ne réussît à l'engager -dans quelque fausse démarche et à s'emparer de sa conscience par des -aveux mensongers, je pris le parti de me glisser dans le taillis de -manière à tout voir et tout entendre.</p> - -<p>Mais les choses ne se passèrent pas comme je l'aurais cru. Le -trappiste, au lieu de jouer au plus fin, dévoila sur-le-champ à -l'abbé son véritable nom. Il lui déclara que, touché de repentir et -ne croyant pas que sa conscience lui permît d'en éviter le châtiment -à l'abri du froc (car il était réellement trappiste depuis plusieurs -années), il venait se mettre entre les mains de la justice, afin -d'expier d'une manière éclatante les crimes dont il était souillé. -Cet homme, doué de facultés supérieures, avait acquis dans le -cloître une éloquence mystique. Il parlait avec tant de grâce, de -douceur, que je fus pris tout aussi bien que l'abbé. Ce fut en vain que -ce dernier essaya de combattre une résolution qui lui semblait -insensée; Jean de Mauprat montra le plus intrépide dévouement à ses -idées religieuses. Il dit qu'ayant commis les crimes de l'antique -barbarie païenne, il ne pouvait racheter son âme qu'au prix d'une -pénitence publique digne des premiers chrétiens.</p> - -<p>—On peut, dit-il, être lâche envers Dieu comme envers les hommes, et, -dans le silence de mes veilles, j'entends une voix terrible qui répond -à mes sanglots:</p> - -<p>«—Misérable poltron, c'est la peur des hommes qui te jette dans le -sein de Dieu; et, si tu ne craignais la mort temporelle, tu n'aurais -jamais songé à la vie éternelle.»</p> - -<p>Alors je sens que ce que je crains le plus, ce n'est pas la colère de -Dieu, mais la corde et le bourreau qui m'attendent parmi mes semblables. -Eh bien, il est temps que ma honte finisse vis-à-vis de moi-même, et -c'est le jour où les hommes me couvriront d'opprobre et de châtiment -que je me sentirai absous et réhabilité à la face du ciel. C'est -alors seulement que je me croirai digne de dire à Jésus mon sauveur:</p> - -<p>«Écoute-moi, victime innocente, toi qui écoutas le bon larron; -écoute la victime souillée, mais repentante, associée à la gloire de -ton martyre et rachetée par ton sang!»</p> - -<p>—Dans le cas où vous persisteriez dans cette volonté enthousiaste, -lui dit l'abbé après lui avoir présenté sans succès toutes les -objections possibles, veuillez du moins me dire en quoi vous avez pensé -que je consentirais à vous aider.</p> - -<p>—Je ne puis agir en ceci, répondit le trappiste, sans l'autorisation -d'un homme qui bientôt sera le dernier des Mauprat; car le chevalier -n'a que peu de jours à attendre la récompense céleste acquise à ses -vertus, et, quant à moi, je ne puis échapper au supplice que je viens -chercher que pour retomber dans l'éternelle nuit du cloître. Je veux -parler de Bernard Mauprat: je ne dirai pas mon neveu; car, s'il -m'entendait, il rougirait de porter ce titre funeste. J'ai su son retour -d'Amérique, et cette nouvelle m'a décidé à entreprendre le voyage au -terme douloureux duquel vous me voyez.</p> - -<p>Il me sembla qu'en parlant ainsi, il jetait un regard oblique sur le -massif où j'étais, comme s'il eût deviné ma présence. Peut-être -l'agitation de quelques branches m'avait-elle trahi.</p> - -<p>—Puis-je vous demander, dit l'abbé, ce que vous avez de commun -aujourd'hui avec ce jeune homme? Ne craignez-vous pas qu'aigri par les -mauvais traitements qui ne lui furent pas épargnés autrefois à la -Roche-Mauprat, il ne refuse de vous voir?</p> - -<p>—Je suis certain qu'il le refusera; car je sais la haine qu'il nourrit -contre moi, dit le trappiste en se tournant encore vers le lieu où -j'étais. Mais j'espère que vous le déciderez à m'accorder cette -entrevue, car vous êtes généreux et bon, monsieur l'abbé. Vous -m'avez promis de m'obliger, et, d'ailleurs, vous êtes l'ami du jeune -Mauprat, et vous lui ferez comprendre qu'il y va de ses intérêts et de -l'honneur de son nom.</p> - -<p>—Comment cela? reprit l'abbé. Sans doute, il sera peu flatté de vous -voir paraître devant les tribunaux pour des crimes effacés désormais -dans l'ombre du cloître. Il doit désirer certainement que vous -renonciez à cette expiation éclatante; comment espérez-vous qu'il y -consente?</p> - -<p>—Je l'espère, parce que Dieu est bon et grand, parce que sa grâce est -efficace, parce qu'elle touchera le cœur de quiconque daignera écouter -le langage d'une âme vraiment repentante et fortement convaincue; parce -que mon salut éternel est dans les mains de ce jeune homme, et qu'il ne -voudra pas se venger de moi au delà de la tombe. D'ailleurs, il faut -que je meure en paix avec ceux que j'ai offensés, il faut que je tombe -aux pieds de Bernard Mauprat et qu'il me remette mes péchés. Mes -larmes le toucheront, ou, si son âme impitoyable les méprise, j'aurai -du moins accompli un impérieux devoir.</p> - -<p>Voyant qu'il parlait avec la certitude d'être entendu par moi, je fus -saisi de dégoût; je crus voir la fraude et la lâcheté percer sous -cette basse hypocrisie. Je m'éloignai et j'allai attendre l'abbé à -quelque distance. Il vint bientôt me rejoindre; l'entrevue s'était -terminée par la promesse mutuelle de se revoir bientôt. L'abbé -s'était engagé à me transmettre les paroles du trappiste, qui -menaçait, du ton le plus doucereux du monde, de venir me trouver si je -me refusais à sa demande. Nous nous promîmes d'en conférer, l'abbé -et moi, sans en informer le chevalier ni Edmée, afin de ne pas les -inquiéter sans nécessité. Le trappiste avait été se loger à la -Châtre, au couvent des carmes; ce qui avait mis l'abbé tout à fait -sur ses gardes, malgré son premier engouement pour le repentir du -pécheur. Ces carmes l'avaient persécuté dans sa jeunesse, et le -prieur avait fini par le forcer à se séculariser.—Le prieur vivait -encore, vieux, mais implacable; infirme, caché, mais ardent à la haine -et à l'intrigue. L'abbé n'entendit pas son nom sans frémir; il -m'engagea à me conduire prudemment dans toute cette affaire.</p> - -<p>—Quoique Jean Mauprat soit sous le glaive des lois, me dit-il, et que -vous soyez au faîte de l'honneur et de la prospérité, ne méprisez -pas la faiblesse de votre ennemi. Qui sait ce que peuvent la ruse et la -haine? Elles peuvent prendre la place du juste et le jeter sur le -fumier; elles peuvent rejeter leur crime sur autrui et souiller de leur -ignominie la robe de l'innocence. Vous n'en avez peut-être pas fini -avec les Mauprat!</p> - -<p>Le pauvre abbé ne croyait pas dire si vrai.</p> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<h4><a id="XIX">XIX</a></h4> - - -<p>Après avoir réfléchi mûrement sur les intentions probables du -trappiste, je crus devoir accorder l'entrevue demandée. Ce n'était pas -moi que Jean Mauprat pouvait espérer d'abuser par ses artifices, et je -voulus faire ce qui dépendait de moi pour éviter qu'il vînt -tourmenter de ses intrigues les derniers jours de mon grand-oncle. Je me -rendis donc dès le lendemain à la ville, vers la fin des vêpres, et -je sonnai, non sans émotion, à la porte des carmes.</p> - -<p>La retraite choisie par le trappiste était une de ces innombrables -communautés mendiantes que la France nourrissait; celle-là, quoique -soumise à une règle austère, était riche et adonnée au plaisir. À -cette époque sceptique, le petit nombre des moines n'étant plus en -rapport avec l'étendue et la richesse des établissements fondés pour -eux, les religieux errant dans les vastes abbayes au fond des provinces, -au sein du luxe, débarrassés du contrôle de l'opinion (toujours -effacée là où l'homme s'isole), menaient la vie la plus douce et la -plus oisive qu'ils eussent jamais goûtée. Mais cette obscurité, mère -des <i>vices aimables</i>, comme on disait alors, n'était chère qu'aux -ignorants. Les chefs étaient livrés aux pénibles rêves d'une -ambition nourrie dans l'ombre, aigrie dans l'inaction. Agir, même dans -le cercle le plus restreint et à l'aide des éléments les plus nuls, -agir à tout prix, telle était l'idée fixe des prieurs et des abbés.</p> - -<p>Le prieur des <i>carmes chaussés</i> que j'allai voir était la vivante -image de cette impuissance agitée. Cloué par la goutte dans son grand -fauteuil, il m'offrit un étrange pendant à la vénérable figure du -chevalier, pâle et immobile comme lui, mais noble et patriarcal dans sa -mélancolie. Le prieur était court, gras et plein de pétulance. La -partie supérieure de son corps était libre, sa tête se tournait avec -vivacité à droite et à gauche; ses bras s'agitaient pour donner des -ordres; sa parole était brève et son organe voilé semblait donner un -sens mystérieux aux moindres choses. En un mot, la moitié de sa -personne paraissait lutter sans cesse pour entraîner l'autre, comme cet -homme enchanté des contes arabes, qui cachait sous sa robe son corps de -marbre jusqu'à la ceinture.</p> - -<p>Il me reçut avec un empressement exagéré, s'irrita de ce qu'on ne -m'apportait pas un siège assez vite, étendit sa grosse main flasque -pour attirer ce siège tout près du sien, fit signe à un grand satyre -barbu, qu'il appelait son frère trésorier, de sortir; puis, après -m'avoir accablé de questions sur mon voyage, sur mon retour, sur ma -santé, sur ma famille, et dardant sur moi de petits yeux clairs et -mobiles qui soulevaient les plis des paupières, grossies et affaissées -par l'intempérance, il entra en matière.</p> - -<p>—Je sais, mon cher enfant, dit-il, le sujet qui vous amène: vous -voulez rendre vos devoirs à votre saint parent, à ce trappiste, -modèle d'édification, que Dieu nous ramène pour servir d'exemple au -monde et faire éclater le miracle de la grâce.</p> - -<p>—Monsieur le prieur, lui répondis-je, je ne suis pas assez bon -chrétien pour apprécier le miracle dont vous parlez. Que les âmes -dévotes en rendent grâces au ciel! pour moi, je viens ici parce que M. -Jean de Mauprat désire me faire part, a-t-il dit, de projets qui me -concernent et que je suis prêt à écouter. Si vous voulez permettre -que je me rende près de lui...</p> - -<p>—Je n'ai pas voulu qu'il vous vît avant moi, jeune homme! s'écria le -prieur avec une affectation de franchise, et en s'emparant de mes mains, -que je ne sentais pas sans dégoût dans les siennes; j'ai une grâce à -vous demander au nom de la charité, au nom du sang qui coule dans vos -veines...</p> - -<p>Je dégageai une de mes mains, et le prieur, voyant l'expression de mon -mécontentement, changea sur-le-champ de langage avec une souplesse -admirable.</p> - -<p>—Vous êtes homme du monde, je le sais. Vous avez à vous plaindre de -celui qui fut Jean de Mauprat et qui s'appelle aujourd'hui l'humble -frère Jean-Népomucène. Mais, si les préceptes de notre divin maître -Jésus-Christ ne vous portent pas à la miséricorde, il est des -considérations de décence publique et d'esprit de famille qui doivent -vous faire partager mes craintes et mes efforts. Vous savez la -résolution pieuse, mais téméraire, qu'a formée frère Jean; vous -devez vous joindre à moi pour l'en détourner, et vous le ferez, je -n'en doute pas.</p> - -<p>—Peut-être, monsieur, répondis-je froidement; mais ne pourrais-je -vous demander à quels motifs ma famille doit l'intérêt que vous -voulez bien prendre à ses affaires?</p> - -<p>—À l'esprit de charité qui anime tous les serviteurs du Christ, -répondit le moine avec une dignité fort bien jouée.</p> - -<p>Retranché derrière ce prétexte, à la faveur duquel le clergé s'est -toujours immiscé dans tous les secrets de famille, il lui fut aisé de -mettre un terme à mes questions; et, sans détruire le soupçon qui -combattait contre lui dans mon esprit, il réussit à prouver à mes -oreilles que je lui devais de la reconnaissance pour le soin qu'il -prenait de l'honneur de mon nom. Il fallait bien voir où il voulait en -venir, et ce que j'avais prévu arriva. Mon oncle Jean réclamait de moi -la part qui lui revenait du fief de la Roche-Mauprat, et le prieur -était chargé de me faire entendre que j'avais à opter entre une somme -assez considérable à débourser (car on parlait du revenu arriéré de -mes sept années de jouissance, outre le fonds d'un septième de -propriété) et l'action insensée qu'il prétendait faire, et dont -l'éclat ne manquerait pas de hâter les jours du vieux chevalier et de -me créer peut-être d'étranges embarras personnels. Tout cela me fut -insinué merveilleusement sous les dehors de la plus chrétienne -sollicitude pour moi, de la plus fervente admiration pour le zèle du -trappiste, et de la plus sincère inquiétude pour les effets de cette -ferme résolution. Enfin, il me fut démontré clairement que Jean -Mauprat ne venait pas me demander des moyens d'existence, mais qu'il me -fallait le supplier humblement d'accepter la moitié de mon bien pour -l'empêcher de traîner mon nom et peut-être ma personne sur le banc -des criminels.</p> - -<p>J'essayai une dernière objection.</p> - -<p>—Si la résolution du frère Népomucène, comme vous l'appelez, -monsieur le prieur, est aussi bien arrêtée que vous le dites; si le -soin de son salut est le seul qu'il ait en ce monde, expliquez-moi -comment la séduction des biens temporels pourra l'en détourner? Il y a -là une inconséquence que je ne comprends guère.</p> - -<p>Le prieur fut un peu embarrassé du regard perçant que j'attachais sur -lui; mais, se jetant au même instant dans une de ces parades de -naïveté qui sont la haute ressource des fourbes:</p> - -<p>—Mon Dieu! mon cher fils, s'écria-t-il, vous ne savez donc pas quelles -immenses consolations la possession des biens de ce monde peut répandre -sur une âme pieuse? Autant les richesses périssables sont dignes de -mépris lorsqu'elles représentent de vains plaisirs, autant le juste -doit les réclamer avec fermeté quand elles lui assurent le moyen de -faire le bien. À la place du saint trappiste, je ne vous cache pas que -je ne céderais mes droits à personne; que je voudrais fonder une -communauté religieuse pour la propagation de la foi et la distribution -des aumônes avec les fonds qui, entre les mains d'un jeune et brillant -seigneur comme vous, ne servent qu'à entretenir à grands frais des -chevaux et des chiens. L'Église nous enseigne que, par de grands -sacrifices et de riches offrandes, nous pouvons racheter nos âmes des -plus noirs péchés. Le frère Népomucène, assiégé d'une sainte -terreur, croit qu'une expiation publique est nécessaire à son salut. -Martyr dévoué, il veut offrir son sang à l'implacable justice des -hommes. Combien ne sera-t-il pas plus doux pour vous (et plus sûr en -même temps) de lui voir élever quelque saint autel à la gloire de -Dieu et cacher dans la paix bienheureuse du cloître l'éclat funeste du -nom qu'il a déjà abjuré! Il est tellement dominé par l'esprit de la -Trappe, il a pris un tel amour de l'abnégation, de l'humilité, de la -pauvreté, qu'il me faudra bien des efforts et bien des secours d'en -haut pour le déterminer à accepter cet échange de <i>mérites.</i></p> - -<p>—C'est donc vous, monsieur le prieur, qui vous chargez, par bonté -gratuite, de changer cette funeste résolution? J'admire votre zèle et -je vous en remercie, mais je ne pense pas que tant de négociations -soient nécessaires. M. Jean de Mauprat réclame sa part d'héritage, -rien n'est plus juste; et, lors même que la loi refuserait tout droit -civil à celui qui n'a dû son talent qu'à la fuite (ce que je ne veux -point examiner), mon parent peut être assuré qu'il n'y aurait jamais -la moindre contestation entre nous à cet égard, si j'étais libre -possesseur d'une fortune quelconque. Mais vous n'ignorez pas que je ne -dois la jouissance de cette fortune qu'à la bonté de mon grand-oncle, -le chevalier Hubert de Mauprat; qu'il a assez fait en payant les dettes -de la famille, qui absorbaient au delà du fonds; que je ne puis rien -aliéner sans sa permission, et que je ne suis réellement que le -dépositaire d'une fortune que je n'ai pas encore acceptée.</p> - -<p>Le prieur me regarda avec surprise et comme frappé d'un coup imprévu; -puis il sourit d'un air rusé et me dit:</p> - -<p>—Fort bien! Il paraît que je m'étais trompé et que c'est à M. -Hubert de Mauprat qu'il faut s'adresser. Je le ferai, car je ne doute -pas qu'il ne me sache très bon gré de sauver à sa famille un scandale -qui peut avoir de très bons résultats dans l'autre vie pour un de ses -parents, mais qui à coup sûr peut en avoir de très mauvais pour <i>un -autre parent</i> dans celle-ci.</p> - -<p>—J'entends, monsieur, répondis-je. C'est une menace; je répondrai sur -le même ton. Si M. Jean de Mauprat se permet d'obséder mon oncle et ma -cousine, c'est à moi qu'il aura affaire, et ce ne sera pas devant les -tribunaux que je l'appellerai en réparation de certains outrages que je -n'ai point oubliés. Dites-lui que je n'accorderai point l'absolution au -pénitent de la Trappe s'il ne reste fidèle au rôle qu'il a adopté. -Si M. Jean de Mauprat est sans ressource et qu'il implore ma bonté, je -pourrai lui donner, sur les revenus qui me sont accordés, les moyens -d'exister humblement et sagement, selon l'esprit de ses vœux; mais, si -l'ambition ecclésiastique s'empare de son cerveau, et qu'il compte, -avec de folles et puériles menaces, intimider assez mon oncle pour lui -arracher de quoi satisfaire ses nouveaux goûts, qu'il se détrompe, -dites-le-lui bien de ma part. La sécurité du vieillard et l'avenir de -la jeune fille n'ont que moi pour défenseur, et je saurai les -défendre, fût-ce au péril de l'honneur et de la vie.</p> - -<p>—L'honneur et la vie sont pourtant de quelque importance à votre âge, -reprit l'abbé visiblement irrité, mais affectant des manières plus -douces que jamais; qui sait à quelle folie la ferveur religieuse peut -entraîner le trappiste? Car, entre nous soit dit, mon pauvre enfant... -voyez, moi, je suis un homme sans exagération; j'ai vu le monde dans ma -jeunesse et je n'approuve pas ces partis extrêmes, dictés plus souvent -par l'orgueil que par la piété. J'ai consenti à tempérer -l'austérité de la règle, mes religieux ont bonne mine et portent des -chemises... Croyez bien, mon cher monsieur, que je suis loin d'approuver -le dessein de votre parent et que je ferai tout au monde pour -l'entraver; mais enfin, s'il persiste, à quoi vous servira mon zèle? -Il a la permission de son supérieur et peut se livrer à une -inspiration funeste... Vous pouvez être gravement compromis dans une -affaire de ce genre; car enfin, quoique vous soyez, à ce qu'on assure, -un digne gentilhomme, bien que vous ayez abjuré les erreurs du -passé, bien que peut-être votre âme ait toujours haï l'iniquité, -vous avez trempé de fait dans bien des exactions que les lois -humaines réprouvent et châtient. Qui sait à quelles révélations -involontaires le frère Népomucène peut se voir entraîné, s'il -provoque l'instruction d'une procédure criminelle? Pourra-t-il la -provoquer contre lui-même sans la provoquer en même temps contre -vous?... Croyez-moi, je veux la paix... je suis un bon homme...</p> - -<p>—Oui, un très bon homme, mon père, répondis-je avec ironie, je le -vois parfaitement. Mais ne vous inquiétez pas trop; car il y a un -raisonnement fort clair qui doit nous rassurer l'un et l'autre. Si une -véritable vocation religieuse pousse frère Jean le trappiste à une -réparation publique, il sera facile de lui faire entendre qu'il doit -s'arrêter devant la crainte d'entraîner un autre que lui dans -l'abîme; car l'esprit du Christ le lui défend. Mais, si ce que je -présume est certain, si M. Jean de Mauprat n'a pas la moindre envie de -se livrer entre les mains de la justice, ses menaces sont peu faites -pour m'épouvanter, et je saurai empêcher qu'elles ne fassent plus de -bruit qu'il ne convient.</p> - -<p>—C'est donc là toute la réponse que j'aurai à lui porter? dit le -prieur en me lançant un regard où perçait le ressentiment.</p> - -<p>—Oui, monsieur, répondis-je; à moins qu'il ne lui plaise de recevoir -cette réponse de ma propre bouche et de paraître ici. Je suis venu, -déterminé à vaincre le dégoût que sa présence m'inspire, et je -m'étonne qu'après avoir manifesté un si vif désir de m'entretenir, -il se tienne à l'écart quand j'arrive.</p> - -<p>—Monsieur, reprit le prieur avec une ridicule majesté, mon devoir est -de faire régner en ce lieu saint la paix du Seigneur. Je m'opposerai -donc à toute entrevue qui pourrait amener des explications violentes...</p> - -<p>—Vous êtes beaucoup trop facile à effrayer, monsieur le prieur, -répondis-je; il n'y a lieu ici à aucun emportement. Mais, comme ce -n'est pas moi qui ai provoqué ces explications et que je me suis rendu -ici par pure complaisance, je renonce de grand cœur à les pousser plus -loin et vous remercie d'avoir bien voulu servir d'intermédiaire.</p> - -<p>Je le saluai profondément et me retirai.</p> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<h4><a id="XX">XX</a></h4> - - -<p>Je fis à l'abbé, qui m'attendait chez Patience, le récit de cette -conférence, et il fut entièrement de mon avis; il pensa, comme moi, -que le prieur, loin de travailler à détourner le trappiste de ses -prétendus desseins, l'engageait de tout son pouvoir à m'épouvanter -pour m'amener à de grands sacrifices d'argent. Il était tout simple, -à ses yeux, que ce vieillard, fidèle à l'esprit monacal, voulût -mettre dans les mains d'un Mauprat moine le fruit des labeurs et des -économies d'un Mauprat séculier.</p> - -<p>—C'est là le caractère indélébile du clergé catholique, me dit-il. -Il ne saurait vivre sans faire la guerre aux familles et sans épier -tous les moyens de les spolier. Il semble que ces biens soient sa -propriété et que toutes les voies lui soient bonnes pour les -recouvrer. Il n'est pas aussi facile que vous le pensez de se défendre -contre ce doucereux brigandage. Les moines ont l'appétit persévérant -et l'esprit ingénieux. Soyez prudent et attendez-vous à tout. Vous ne -pourrez jamais décider un trappiste à se battre; retranché sous son -capuchon, il recevra, courbé et les mains en croix, les plus sanglants -outrages; et, sachant fort bien que vous ne l'assassinerez pas, il ne -vous craindra guère. Et puis vous ne savez pas ce qu'est la justice -dans la main des hommes et de quelle manière un procès criminel est -conduit et jugé quand une des parties ne recule devant aucun moyen de -séduction et d'épouvante. Le clergé est puissant; la robe est -déclamatoire; les mots probité et intégrité résonnent depuis des -siècles sur les murs endurcis des prétoires, sans empêcher les juges -prévaricateurs et les arrêts iniques. Méfiez-vous, méfiez-vous! Le -trappiste peut lancer la meute à bonnet carré sur ses traces et la -dépister en disparaissant à point et la laissant sur les vôtres. Vous -avez blessé bien des amours-propres en faisant échouer les nombreuses -prétentions des épouseurs d'héritage. Un des plus outrés et des plus -méchants est proche parent d'un magistrat tout-puissant dans la -province. De La Marche a quitté la robe pour l'épée; mais il a pu -laisser parmi ses anciens confrères des gens portés à vous desservir. -Je suis fâché que vous n'ayez pu le joindre en Amérique et vous -mettre bien avec lui. Ne haussez pas les épaules; vous en tuerez dix, -et les choses iront de mal en pis. On se vengera, non peut-être sur -votre vie, on sait que vous en faites bon marché, mais sur votre -honneur; et votre grand-oncle mourra de chagrin... Enfin...</p> - -<p>—Vous avez l'habitude de voir tout en noir au premier coup d'œil, -quand par hasard vous ne voyez pas le soleil en plein minuit, mon bon -abbé, lui dis-je en l'interrompant. Laissez-moi vous dire tout ce qui -doit écarter ces sombres pressentiments. Je connais Jean Mauprat de -longue main; c'est un insigne imposteur, et, de plus, le dernier des -lâches. Il rentrera sous terre à mon aspect, et, dès le premier mot, -je lui ferai avouer qu'il n'est ni trappiste, ni moine, ni dévot. Tout -ceci est un tour de chevalier d'industrie, et je lui ai entendu jadis -faire des projets qui m'empêchent de m'étonner aujourd'hui de son -impudence; je le crains donc fort peu.</p> - -<p>—Et vous avez tort, reprit l'abbé. Il faut toujours craindre un -lâche, parce qu'il nous frappe par derrière au moment où nous -l'attendons en face. Si Jean Mauprat n'était pas trappiste, si les -papiers qu'il m'a montrés avaient menti, le prieur des carmes est trop -subtil et trop prudent pour s'y être laissé prendre. Jamais cet -homme-là n'embrassera la cause d'un séculier, et jamais il ne prendra -un séculier pour un des siens. Au reste, il faut aller aux -informations, et je vais écrire sur-le-champ au supérieur de la -Trappe; mais je suis certain qu'elles confirmeront ce que je sais -déjà. Il est même possible que Jean de Mauprat soit sincèrement -dévot. Rien ne sied mieux à un pareil caractère que certaines nuances -de l'esprit catholique. L'inquisition est l'âme de l'Église, et -l'inquisition doit sourire à Jean de Mauprat. Je crois volontiers qu'il -se livrerait au glaive séculier rien que pour le plaisir de vous perdre -avec lui, et que l'ambition de fonder un monastère avec vos deniers est -une inspiration subite dont tout l'honneur appartient au prieur des -carmes...</p> - -<p>—Cela n'est guère probable, mon cher abbé, lui dis-je. D'ailleurs, à -quoi nous mèneront ces commentaires? Agissons. Gardons à vue le -chevalier, pour que l'animal immonde ne vienne pas empoisonner la -sérénité de ses derniers jours. Écrivons à la Trappe, offrons une -pension au misérable, et voyons-le venir, tout en épiant avec soin ses -moindres démarches. Mon sergent Marcasse est un admirable limier. -Mettons-le sur la piste, et, s'il peut parvenir à nous rapporter en -langue vulgaire ce qu'il aura vu et entendu, nous saurons bientôt ce -qui se passe dans tout le pays.</p> - -<p>En devisant ainsi, nous arrivâmes au château à la chute du jour. Je -ne sais quelle inquiétude tendre et puérile, comme il en vient aux -mères lorsqu'elles s'éloignent un instant de leur progéniture, -s'empara de moi en entrant dans cette demeure silencieuse. Cette -sécurité éternelle que rien n'avait jamais troublée dans l'enceinte -des vieux lambris sacrés, la caducité nonchalante des serviteurs, les -portes toujours ouvertes, à tel point que les mendiants entraient -parfois dans le salon sans rencontrer personne ou sans causer d'ombrage; -toute cette atmosphère de calme, de confiance et d'isolement -contrastait avec les pensées de lutte et les soucis dont le retour de -Jean et les menaces du carme avaient rempli mon esprit durant quelques -heures. Je doublai le pas, et, saisi d'un tremblement involontaire, je -traversai la salle de billard. Il me sembla, en cet instant, voir passer -sous les fenêtres du rez-de-chaussée une ombre noire qui se glissait -parmi les jasmins, et qui disparut dans le crépuscule. Je poussai -vivement la porte du salon et m'arrêtai. Tout était silencieux et -immobile. J'allais me retirer et chercher Edmée dans la chambre de son -père, lorsque je crus voir remuer quelque chose de blanc près de la -cheminée où le chevalier se tenait toujours.</p> - -<p>—Edmée, êtes-vous ici? m'écriai-je.</p> - -<p>Rien ne me répondit. Mon front se couvrit d'une sueur froide et mes -genoux tremblèrent. Honteux d'une faiblesse si étrange, je m'élançai -vers la cheminée en répétant avec angoisse le nom d'Edmée.</p> - -<p>—Est-ce vous enfin, Bernard? me répondit-elle d'une voix -tremblante.</p> - -<p>Je la saisis dans mes bras; elle était agenouillée auprès du fauteuil -de son père et pressait contre ses lèvres les mains glacées du -vieillard.</p> - -<p>—Grand Dieu! m'écriai-je en distinguant, à la faible clarté qui -régnait dans l'appartement, la face livide et roidie du chevalier, -notre père a-t-il cessé de vivre?...</p> - -<p>—Peut-être, me dit-elle avec un organe étouffé; peut-être évanoui -seulement, s'il plaît à Dieu! De la lumière, au nom du ciel, sonnez! -Il n'y a qu'un instant qu'il est dans cet état.</p> - -<p>Je sonnai à la hâte; l'abbé nous rejoignit, et nous eûmes le bonheur -de rappeler mon oncle à la vie.</p> - -<p>Mais, lorsqu'il ouvrit les yeux, son esprit semblait lutter contre les -impressions d'un rêve pénible.</p> - -<p>—Est-il parti, est-il parti, ce misérable fantôme? s'écria-t-il à -plusieurs reprises. Holà! Saint-Jean! mes pistolets!... Mes gens! qu'on -jette ce drôle par les fenêtres!</p> - -<p>Je soupçonnai la vérité.</p> - -<p>—Qu'est-il donc arrivé? dis-je à Edmée à voix basse; qui donc est -venu ici durant mon absence?</p> - -<p>—Si je vous le dis, répondit Edmée, vous le croirez à peine, et vous -nous accuserez de folie, mon père et moi; mais je vous conterai cela -tout à l'heure; occupons-nous de mon père.</p> - -<p>Elle parvint, par ses douces paroles et ses tendres soins, à rendre le -calme au vieillard. Nous le portâmes à son appartement, et il -s'endormit tranquille. Quand Edmée eut retiré légèrement sa main de -la sienne et abaissé le rideau ouaté sur sa tête, elle s'approcha de -l'abbé et de moi, et nous raconta qu'un quart d'heure avant notre -retour, un frère quêteur était entré dans le salon où elle brodait -selon sa coutume, près de son père assoupi. Peu surprise d'un incident -qui arrivait quelquefois, elle s'était levée pour prendre sa bourse -sur la cheminée, tout en adressant au moine des paroles de -bienveillance. Mais, au moment où elle se retournait par lui tendre son -aumône, le chevalier, éveillé en sursaut, s'était écrié en toisant -le moine d'un air à la fois courroucé et effrayé:</p> - -<p>—Par le diable! monsieur, que venez-vous faire ici sous ce -harnais-là?</p> - -<p>Edmée avait alors regardé le visage du moine, et elle avait -reconnu...</p> - -<p>—Ce que vous n'imagineriez jamais, dit-elle, l'affreux Jean Mauprat! Je -ne l'avais vu qu'une heure dans ma vie, mais cette figure repoussante -n'était jamais sortie de ma mémoire, et jamais je n'ai eu le moindre -accès de fièvre sans qu'elle se présentât devant mes yeux. Je ne pus -retenir un cri.</p> - -<p>«—N'ayez pas peur, nous dit-il avec un effroyable sourire, je viens -ici non en ennemi, mais en suppliant.»</p> - -<p>Et il se mit à genoux si près de mon père, que, ne sachant ce qu'il -voulait faire, je me jetai entre eux et je poussai violemment le -fauteuil à roulettes qui recula jusqu'à la muraille. Alors le moine, -parlant d'une voix lugubre, qui rendait encore plus effrayante -l'approche de la nuit, se mit à nous déclamer je ne sais quelle -formule lamentable de confession, demandant grâce pour ses crimes et se -disant déjà couvert du voile noir des parricides lorsqu'ils montent à -l'échafaud.</p> - -<p>«—Ce malheureux est devenu fou», dit mon père en tirant le cordon de -la sonnette.</p> - -<p>Mais Saint-Jean est sourd et il ne vint pas. Il nous fallut donc -entendre, dans une angoisse inexprimable, les discours étranges de cet -homme qui se dit trappiste et qui prétend qu'il vient se livrer au -glaive séculier en expiation de ses forfaits. Il voulait, auparavant, -demander à mon père son pardon et sa dernière bénédiction. En -disant cela, il se traînait sur ses genoux et parlait avec véhémence. -Il y avait de l'insulte et de la menace dans le son de cette voix qui -proférait les paroles d'une extravagante humilité. Comme il se -rapprochait toujours de mon père et que l'idée des sales caresses -qu'il semblait vouloir lui adresser me remplissait de dégoût, je lui -ordonnai d'un ton assez impérieux de se lever et de parler -convenablement. Mon père, courroucé, lui commanda de se taire et de se -retirer; et, comme en cet instant il s'écriait: «Non! vous me -laisserez embrasser vos genoux!» je le repoussai pour l'empêcher de -toucher à mon père. Je frémis d'horreur en songeant que mon gant a -effleuré ce froc immonde. Il se retourna vers moi, et, quoiqu'il -affectât toujours le repentir et l'humilité, je vis la colère briller -dans ses yeux. Mon père fit un violent effort pour se lever, et il se -leva en effet comme par miracle; mais aussitôt il retomba évanoui sur -son siège; des pas se firent entendre dans le billard, et le moine -sortit par la porte vitrée avec la rapidité de l'éclair. C'est alors -que vous m'avez trouvée demi-morte et glacée d'épouvante aux pieds de -mon père anéanti.</p> - -<p><br /></p> - -<div class="figcenter" style="width: 500px;"> -<a id="figure08"></a> -<img src="images/figure08.jpg" width="500" alt="" /> -<p class="center">... <i>Edmée avait reconnu Jean Mauprat sous le capuchon du -moine</i>...—Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</p> -</div> - -<p><br /></p> - -<p>—L'abominable lâche n'a pas perdu de temps, vous le voyez, l'abbé! -m'écriai-je; il voulait effrayer mon oncle et sa fille: il y a réussi; -mais il a compté sans moi, et je jure que, fallût-il le traiter à la -mode de la Roche-Mauprat... s'il ose jamais se présenter ici de -nouveau...</p> - -<p>—Taisez-vous, Bernard, dit Edmée, vous me faites frémir; parlez -sagement, et dites-moi tout ce que cela signifie.</p> - -<p>Quand je l'eus mise au fait de ce qui était arrivé à l'abbé et à -moi, elle nous blâma de ne pas l'avoir prévenue.</p> - -<p>—Si j'avais su à quoi je devais m'attendre, nous dit-elle, je n'aurais -pas été effrayée, et j'eusse pris des précautions pour ne jamais -rester seule à la maison avec mon père et Saint-Jean, qui n'est guère -plus ingambe. Maintenant, je ne crains plus rien, et je me tiendrai sur -mes gardes. Mais le plus sûr, mon cher Bernard, est d'éviter tout -contact avec cet homme odieux et de lui faire l'aumône aussi largement -que possible pour nous en débarrasser. L'abbé a raison; il peut être -redoutable. Il sait que notre parenté avec lui nous empêchera toujours -de nous mettre à l'abri de ses persécutions en invoquant les lois; et, -s'il ne peut nous nuire aussi sérieusement qu'il s'en flatte, il peut -du moins nous susciter mille dégoûts que je répugne à braver. -Jetez-lui de l'or, et qu'il s'en aille; mais ne me quittez plus, -Bernard. Voyez, vous m'êtes nécessaire absolument; soyez consolé du -mal que vous prétendez m'avoir fait.</p> - -<p>Je pressai sa main dans les miennes et jurai de ne jamais m'éloigner -d'elle, fut-ce par son ordre, tant que ce trappiste n'aurait pas -délivré le pays de sa présence.</p> - -<p>L'abbé se chargea des négociations avec le couvent. Il se rendit à la -ville le lendemain et porta, de ma part, au trappiste l'assurance -expresse que je le ferais sauter par les fenêtres s'il s'avisait jamais -de reparaître au château de Sainte-Sévère. Je lui proposai en même -temps de subvenir à ses besoins, largement même, à condition qu'il se -retirerait sur-le-champ, soit à sa chartreuse, soit dans toute autre -retraite séculière ou religieuse, à son choix, et qu'il ne remettrait -jamais les pieds en Berry.</p> - -<p>Le prieur reçut l'abbé avec tous les témoignages d'un profond dédain -et d'une sainte aversion pour son état d'hérésie; loin de le cajoler -comme moi, il lui dit qu'il voulait rester étranger à toute cette -affaire, qu'il s'en lavait les mains et qu'il se bornerait à -transmettre les décisions de part et d'autre, et à donner asile au -frère Népomucène, autant par charité chrétienne que pour édifier -ses religieux par l'exemple d'un homme vraiment saint. À l'en croire, -le frère Népomucène serait le second du nom placé au premier rang de -la milice céleste, en vertu des canons de l'Église.</p> - -<p>Le jour suivant, l'abbé, rappelé au couvent par un message -particulier, eut une entrevue avec le trappiste. À sa grande surprise, -il trouva que l'ennemi avait changé de tactique. Il refusait avec -indignation toute espèce de secours, se retranchant derrière son vœu -de pauvreté et d'humilité, et blâmant avec emphase son cher hôte le -prieur d'avoir osé proposer, sans son aveu, l'échange des biens -éternels contre les biens périssables. Il refusait de s'expliquer sur -le reste et se renfermait dans des réponses ambiguës et boursouflées; -Dieu l'inspirerait, disait-il, et il comptait, à la prochaine fête de -la Vierge, à l'heure auguste et sublime de la sainte communion, -entendre la voix de Jésus parler à son cœur et lui dicter la conduite -qu'il aurait à tenir. L'abbé dut craindre de montrer de l'inquiétude -en insistant pour percer <i>ce saint mystère</i>, et il vint me rendre cette -réponse, qui était moins faite que toute autre pour me rassurer.</p> - -<p>Cependant les jours et les semaines s'écoulèrent sans que le trappiste -donnât le moindre signe de volonté sur quoi que ce soit. Il ne reparut -ni au château ni dans les environs, et se tint tellement enfermé aux -carmes que peu de personnes virent son visage. Cependant on sut -bientôt, et le prieur mit grand soin à en répandre la nouvelle, que -Jean de Mauprat, converti à la plus ardente et à la plus exemplaire -piété, était de passage, comme pénitent de la Trappe, au couvent des -carmes. Chaque matin on fit circuler un nouveau trait de vertu, un -nouvel acte d'austérité de ce saint personnage. Les dévotes, avides -du merveilleux, voulurent le voir et lui portèrent mille petits -présents qu'il refusa avec obstination. Quelquefois il se cachait si -bien, qu'on le disait parti pour la Trappe; mais, au moment où nous -nous flattions d'en être débarrassés, nous apprenions qu'il venait de -s'infliger, dans la cendre et sous le cilice, des mortifications -épouvantables; ou bien il avait été, pieds nus, dans les endroits les -plus déserts et les plus incultes de la Varenne, accomplir des -pèlerinages. On alla jusqu'à dire qu'il faisait des miracles; si le -prieur n'était pas guéri de la goutte, c'est que, par esprit de -pénitence, il ne voulait pas guérir.</p> - -<p>Cette incertitude dura près de deux mois.</p> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<h4><a id="XXI">XXI</a></h4> - - -<p>Ces jours, qui s'écoulèrent dans l'intimité, furent pour moi -délicieux et terribles. Voir Edmée à toute heure, sans crainte -d'être indiscret, puisque elle-même m'appelait à ses côtés, lui -faire la lecture, causer avec elle de toute chose, partager les tendres -soins qu'elle rendait à son père, être de moitié dans sa vie, -absolument comme si nous eussions été frère et sœur, c'était un -grand bonheur sans doute, mais c'était un dangereux bonheur, et le -volcan se ralluma dans mon sein. Quelques paroles confuses, quelques -regards troublés me trahirent. Edmée ne fut point aveugle, mais elle -resta impénétrable; son œil noir et profond, attaché sur moi comme -sur son père avec la sollicitude d'une âme exclusive, se refroidissait -quelquefois tout à coup au moment où la violence de ma passion était -près d'éclater. Sa physionomie n'exprimait alors qu'une patiente -curiosité et la volonté inébranlable de lire jusqu'au fond de mon -âme sans me laisser voir seulement la surface de la sienne.</p> - -<p>Mes souffrances, quoique vives, me furent chères dans les premiers -temps; je me plaisais à les offrir intérieurement à Edmée comme une -expiation de mes fautes passées. J'espérais qu'elle les devinerait et -qu'elle m'en saurait gré. Elle les vit et ne m'en parla pas. Mon mal -s'aigrit, mais il se passa encore des jours avant que je perdisse la -force de le cacher. Je dis des jours, parce que, pour quiconque a aimé -une femme et s'est trouvé seul avec elle, contenu par sa sévérité, -les jours ont dû se compter comme des siècles. Quelle vie pleine et -pourtant dévorante! Que de langueur et d'agitation, de tendresse et de -colère! Il me semblait que les heures résumaient des années; et -aujourd'hui, si je ne rectifiais par des dates l'erreur de ma mémoire, -je me persuaderais aisément que ces deux mois remplirent la moitié de -ma vie.</p> - -<p>Je voudrais peut-être aussi me le persuader pour me réconcilier avec -la conduite ridicule et coupable que je tins, au mépris des bonnes -résolutions que je venais à peine de former. La rechute fut si prompte -et si complète, qu'elle me ferait rougir encore si je ne l'avais -cruellement expiée, comme vous le verrez bientôt.</p> - -<p>Après une nuit d'angoisse, je lui écrivis une lettre insensée, qui -faillit avoir pour moi des résultats effroyables; elle était à peu -près conçue en ces termes:</p> - -<p>«Vous ne m'aimez point, Edmée, vous ne m'aimerez jamais. Je le sais, -je ne demande rien, je n'espère rien; je veux rester près de vous, -consacrer ma vie à votre service et à votre défense. Je ferai, pour -vous être utile, tout ce qui sera possible à mes forces; mais je -souffrirai, et, quoi que je fasse pour le cacher, vous le verrez, et -vous attribuerez peut-être à des motifs étrangers une tristesse que -je ne pourrai pas renfermer avec un constant héroïsme. Vous m'avez -profondément affligé hier en m'engageant à sortir un peu <i>pour me -distraire.</i> Me distraire de vous, Edmée! quelle amère raillerie! Ne -soyez pas cruelle, ma pauvre sœur, car alors vous redevenez mon -impérieuse fiancée des mauvais jours... et, malgré moi, je redeviens -le brigand que vous détestiez... Ah! si vous saviez combien je suis -malheureux! Il y a en moi deux hommes qui se combattent à mort et sans -relâche; il faut bien espérer que le brigand succombera; mais il se -défend pied à pied et il rugit, parce qu'il se sent couvert de -blessures et frappé mortellement. Si vous saviez, si vous saviez, -Edmée, quelles luttes, quels combats, quelles larmes de sang mon cœur -distille, et quelles fureurs s'allument souvent dans la partie de mon -esprit que gouvernent les anges rebelles! Il y a des nuits que je -souffre tant, que, dans le délire de mes songes, il me semble que je -vous plonge un poignard dans le cœur et que, par une lugubre magie, je -vous force ainsi à m'aimer comme je vous aime. Quand je m'éveille, -baigné d'une sueur froide, égaré, hors de moi, je suis comme tenté -d'aller vous tuer, afin d'anéantir la cause de mes angoisses. Si je ne -le fais pas, c'est que je crains de vous aimer morte avec autant de -passion et de ténacité que si vous étiez vivante. Je crains d'être -contenu, gouverné, dominé par votre image, comme je le suis par votre -personne; et puis il n'y a pas de moyen de destruction dans la main de -l'homme, l'être qu'il aime et qu'il redoute existe en lui lorsqu'il a -cessé d'exister sur la terre. C'est l'âme d'un amant qui sert de -cercueil à sa maîtresse et qui conserve à jamais ses brûlantes -reliques pour s'en nourrir sans jamais les consumer... Mais, ô ciel! -dans quel désordre sont mes idées! Voyez, Edmée, à quel point mon -esprit est malade, et prenez pitié de moi. Patientez, permettez-moi -d'être triste, ne suspectez jamais mon dévouement; je suis souvent -fou, mais je vous chéris toujours. Un mot, un regard de vous me -rappellera toujours au sentiment du devoir, et ce devoir me sera doux -quand vous daignerez m'en faire souvenir... À l'heure où je vous -écris, Edmée, le ciel est chargé de nuées plus sombres et plus -lourdes que l'airain; le tonnerre gronde, et à la lueur des éclairs -semblent flotter les spectres douloureux du purgatoire. Mon âme est -sous le poids de l'orage, mon esprit troublé flotte comme ces clartés -incertaines qui jaillissent de l'horizon. Il me semble que mon être va -éclater comme la tempête. Ah! si je pouvais élever vers vous une voix -semblable à la sienne! si j'avais la puissance de produire au dehors -les angoisses et les fureurs qui me rongent! Souvent, quand la tourmente -passe sur les grands chênes, vous dites que vous aimez le spectacle de -sa colère et de leur résistance. C'est, dites-vous, la lutte des -grandes forces, et vous croyez saisir dans les bruits de l'air les -imprécations de l'aquilon et les cris douloureux des antiques rameaux. -Lequel souffre davantage, Edmée, ou de l'arbre qui résiste ou du vent -qui s'épuise à l'attaque? N'est-ce pas toujours le vent qui cède et -qui tombe? et alors le ciel, affligé de la défaite de son noble fils, -se répand sur la terre en ruisseaux de pleurs. Vous aimez ces folles -images, Edmée; et, chaque fois que vous contemplez la force vaincue par -la résistance, vous souriez cruellement, et votre regard mystérieux -semble insulter à ma misère. Eh bien, n'en doutez pas, vous m'avez -jeté à terre, et, quoique brisé, je souffre encore; sachez-le, -puisque vous voulez le savoir, puisque vous êtes impitoyable au point -de m'interroger et de feindre pour moi la compassion. Je souffre et je -n'essaye plus de soulever le pied que le vainqueur orgueilleux a posé -sur ma poitrine défaillante.»</p> - -<p>Le reste de cette lettre, qui était fort longue, fort décousue et -absurde d'un bout à l'autre, était conçu dans le même sens. Ce -n'était pas la première fois que j'écrivais à Edmée, quoique vivant -sous le même toit et ne la quittant qu'aux heures du repos. Ma passion -m'absorbait à tel point, que j'étais invinciblement entraîné à -prendre sur mon sommeil pour lui écrire. Je ne croyais jamais lui avoir -assez parlé d'elle, assez renouvelé la promesse d'une soumission à -laquelle je manquais à chaque instant; mais la lettre dont il s'agit -était plus hardie et plus passionnée qu'aucune des autres. Peut-être -fut-elle écrite fatalement sous l'influence de la tempête qui -éclatait au ciel, tandis que, courbé sur ma table, le front en sueur, -la main sèche et brûlante, je traçais avec exaltation la peinture de -mes souffrances. Il me semble qu'il se fit en moi un grand calme, voisin -du désespoir, lorsque je me jetai sur mon lit après être descendu au -salon et avoir glissé ma lettre dans le panier à ouvrage d'Edmée. Le -jour se levait chargé à l'horizon des ailes sombres de l'orage qui -s'envolait vers d'autres régions. Les arbres, chargés de pluie, -s'agitaient encore sous la brise fraîchissante. Profondément triste, -mais aveuglément dévoué à la souffrance, je m'endormis soulagé, -comme si j'eusse fait le sacrifice de ma vie et de mes espérances. -Edmée ne parut pas avoir trouvé ma lettre, car elle n'y répondit pas. -Elle avait coutume de le faire verbalement, et c'était pour moi un -moyen de provoquer de sa part ces effusions d'amitié fraternelle dont -il fallait bien me contenter, et qui versaient du moins un baume sur ma -plaie. J'aurais dû me dire que, cette fois, ma lettre devait amener une -explication décisive, ou être passée sous silence. Je soupçonnai -l'abbé de l'avoir soustraite et jetée au feu, j'accusai Edmée de -mépris et de dureté; néanmoins je me tus.</p> - -<p>Le lendemain, le temps était parfaitement rétabli. Mon oncle fit une -promenade en voiture, et, chemin faisant, nous dit qu'il ne voulait pas -mourir sans avoir fait une grande et dernière chasse au renard. Il -était passionné pour ce divertissement, et sa santé s'était -améliorée au point de rendre à son esprit des velléités de plaisir -et d'action. Une étroite berline très légère, attelée de fortes -mules, courait rapidement dans les traînes sablonneuses de nos bois, et -quelquefois déjà il avait suivi de petites chasses que nous montions -pour le distraire. Depuis la visite du trappiste, le chevalier avait -comme repris à la vie. Doué de force et d'obstination comme tous ceux -de sa race, il semblait qu'il pérît faute d'émotions, car le plus -léger appel à son énergie rendait momentanément la chaleur à son -sang engourdi. Comme il insista beaucoup sur ce projet de chasse, Edmée -s'engagea à organiser avec moi une battue générale et à y prendre -une part active. Une des grandes joies du bon vieillard était de la -voir à cheval, caracoler hardiment autour de sa voiture et lui tendre -toutes les branches fleuries qu'elle arrachait aux buissons en passant. -Il fut décidé que je monterais à cheval pour l'escorter et que -l'abbé accompagnerait le chevalier dans la berline. Le ban et -l'arrière-ban des gardes-chasse, forestiers, piqueurs, voire des -braconniers de la Varenne, furent convoqués à cette solennité de -famille. Un grand repas fut préparé à l'office pour le retour, avec -force pâtés d'oie et vin du terroir. Marcasse, dont j'avais fait mon -régisseur à la Roche-Mauprat, et qui avait de grandes connaissances -dans l'art de la chasse au renard, passa deux jours entiers à boucher -les terriers. Quelques jeunes fermiers des environs, intéressés à la -battue et capables de donner un bon conseil dans l'occasion, s'offrirent -gracieusement à être de la partie, et enfin Patience, malgré son -éloignement pour la destruction des animaux innocents, consentit à -suivre la chasse en amateur. Au jour dit, qui se leva chaud et serein -sur nos riants projets et sur mon implacable destinée, une cinquantaine -de personnes se trouva sur pied avec cors, chevaux et chiens. La -journée devait se terminer par une déconfiture de lapins dont le -nombre était excessif, et qu'il était facile de détruire en masse en -se rabattant sur la partie des bois qui n'aurait pas été traquée -pendant la chasse. Chacun de nous s'arma donc d'une carabine, et mon -oncle lui-même en prit une pour tirer de sa voiture; ce qu'il faisait -encore avec beaucoup d'adresse.</p> - -<p>Durant les deux premières heures, Edmée, montée sur une jolie petite -jument limousine fort vive, et qu'elle s'amusait à exciter et à -retenir avec une coquetterie touchante pour son vieux père, s'écarta -peu de la calèche, d'où le chevalier souriant, animé, attendri, la -contemplait avec amour. De même que, emportés chaque soir par la -rotation de notre globe, nous saluons, en entrant dans la nuit, l'astre -radieux qui va régner sur un autre hémisphère, ainsi le vieillard se -consolait de mourir en voyant la jeunesse, la force et la beauté de sa -fille lui survivre dans une autre génération.</p> - -<p>Quand la chasse fut bien <i>nouée</i>, Edmée, qui se ressentait -certainement de l'humeur guerroyante de la famille, et chez qui le calme -de l'âme n'enchaînait pas toujours la fougue du sang, céda aux signes -réitérés que lui faisait son père, dont le plus grand désir était -de la voir galoper, et elle suivit le lancer, qui était déjà un peu -en avant.</p> - -<p>—Suis-la, suis-la! me cria le chevalier, qui ne l'avait pas plus tôt -vue courir, que sa douce vanité paternelle avait fait place à -l'inquiétude.</p> - -<p>Je ne me le fis pas dire deux fois, et, enfonçant mes éperons dans le -ventre de mon cheval, je rejoignis Edmée dans un sentier de traverse -qu'elle avait pris pour retrouver les chasseurs. Je frémis en la voyant -se plier comme un jonc sous les branches, tandis que son cheval, excité -par elle, l'emportait au milieu du taillis avec la rapidité de -l'éclair.</p> - -<p>—Edmée, pour l'amour de Dieu! lui criai-je, n'allez pas si vite. Vous -allez vous faire tuer.</p> - -<p>—Laisse-moi courir, me dit-elle gaiement; mon père me l'a permis. -Laisse-moi tranquille, te dis-je; je te donne sur les doigts, si tu -arrêtes mon cheval.</p> - -<p>—Laisse-moi du moins te suivre, lui dis-je en la serrant de près; ton -père me l'a ordonné, et je ne suis là que pour me tuer, s'il t'arrive -malheur.</p> - -<p>Pourquoi étais-je obsédé par ces idées sinistres, moi qui avais vu -si souvent Edmée courir à cheval dans les bois? Je l'ignore. J'étais -dans un état bizarre; la chaleur de midi me montait au cerveau, et mes -nerfs étaient singulièrement excités. Je n'avais pas déjeuné, me -trouvant dans une mauvaise disposition en partant, et, pour me soutenir -à jeun, j'avais avalé plusieurs tasses de café mêlé de rhum. Je -sentais alors un effroi insurmontable; puis au bout de quelques instants -cet effroi fit place à un sentiment inexprimable d'amour et de joie. -L'excitation de la course devint si vive, que je m'imaginai n'avoir pas -d'autre but que de poursuivre Edmée. À la voir fuir devant moi, aussi -légère que sa cavale noire, dont les pieds volaient sans bruit sur la -mousse, on l'eut prise pour une fée apparaissant en ce lieu désert -pour troubler la raison des hommes et les entraîner sur ses traces au -fond de ses retraites perfides. J'oubliai la chasse et tout le reste. Je -ne vis qu'Edmée; un nuage passa devant mes yeux et je ne la vis plus, -mais je courais toujours; j'étais dans un état de démence muette, -lorsqu'elle s'arrêta brusquement.</p> - -<p>—Que faisons-nous? me dit-elle. Je n'entends plus la chasse, et -j'aperçois la rivière. Nous avons trop donné sur la gauche.</p> - -<p>—Au contraire, Edmée, lui répondis-je sans savoir un mot de ce que je -disais; encore un temps de galop, et nous y sommes.</p> - -<p>—Comme vous êtes rouge! me dit-elle. Mais comment passerons-nous la -rivière?</p> - -<p>—Puisqu'il y a un chemin, il y a un gué, lui répondis-je. Allons, -allons!</p> - -<p>J'étais possédé de la rage de courir encore; j'avais une idée, celle -de m'enfoncer de plus en plus dans le bois avec elle; mais cette idée -était couverte d'un voile, et, lorsque j'essayais de le soulever, je -n'avais plus d'autre perception que celle des battements impétueux de -ma poitrine et de mes tempes.</p> - -<p>Edmée lit un geste d'impatience.</p> - -<p>—Ces bois sont maudits; je m'y égare toujours, dit-elle.</p> - -<p>Et sans doute elle pensa au jour funeste où elle avait été emportée -loin de la chasse et conduite à la Roche-Mauprat; car j'y pensai aussi, -et les images qui s'offrirent à mon cerveau me causèrent une sorte de -vertige. Je suivis machinalement Edmée vers la rivière. Tout à coup -je la vis à l'autre bord. Je fus pris de fureur en voyant que son -cheval était plus agile et plus courageux que le mien; car celui-ci -fit, pour se risquer dans le gué, qui était assez mauvais, des -difficultés durant lesquelles Edmée prit encore sur moi de l'avance. -Je mis les flancs de mon cheval en sang; et, quand, après avoir failli -être renversé plusieurs fois, je me trouvai sur la rive, je me lançai -à la poursuite d'Edmée avec une colère aveugle. Je l'atteignis et je -pris la bride de sa jument en m'écriant:</p> - -<p>—Arrêtez-vous, Edmée, je le veux! Vous n'irez pas plus loin.</p> - -<p>En même temps, je secouai si rudement les rênes, que son cheval se -révolta. Elle perdit l'équilibre, et, pour ne pas tomber, elle sauta -légèrement entre nos deux chevaux, au risque d'être blessée. Je fus -à terre presque aussitôt qu'elle et repoussai vivement les chevaux. -Celui d'Edmée, qui était fort doux, s'arrêta et se mit à brouter. Le -mien s'emporta et disparut. Tout cela fut l'affaire d'un instant.</p> - -<p>J'avais reçu Edmée dans mes bras; elle se dégagea et me dit avec -sécheresse:</p> - -<p>—Vous êtes fort brutal, Bernard, et je déteste vos manières. À qui -en avez-vous?</p> - -<p>Troublé, confus, je lui dis que je croyais que sa jument prenait le -mors aux dents, et que je craignais qu'il ne lui arrivât malheur en -s'abandonnant de la sorte à l'ardeur de la course.</p> - -<p>—Et, pour me sauver, vous me faites tomber, au risque de me tuer, -répondit-elle. Cela est fort obligeant, en vérité.</p> - -<p>—Laissez-moi vous remettre sur votre cheval, lui dis-je.</p> - -<p>Et, sans attendre sa permission, je la pris dans mes bras et je -l'enlevai de terre.</p> - -<p>—Vous savez fort bien que je ne monte pas à cheval ainsi, -s'écria-t-elle tout à fait irritée. Laissez-moi, je n'ai pas besoin -de vos services.</p> - -<p>Mais il ne m'était plus permis d'obéir. Ma tête se perdait; mes bras -se crispaient autour de la taille d'Edmée, et c'était en vain que -j'essayais de les en détacher; mes lèvres effleurèrent son sein -malgré moi; elle pâlit de colère.</p> - -<p>—Que je suis malheureux, disais-je avec des yeux pleins de larmes, que -je suis malheureux de t'offenser toujours et d'être haï de plus en -plus à mesure que je t'aime davantage!</p> - -<p>Edmée était de nature impérieuse et violente. Son caractère, -habitué à la lutte, avait pris avec les années une énergie -inflexible. Ce n'était plus la jeune fille tremblante, fortement -inspirée, mais plus ingénieuse que téméraire à la défense, que -j'avais serrée dans mes bras à la Roche-Mauprat; c'était une femme -intrépide et fière, qui se fût laissé égorger plutôt que de -permettre une espérance audacieuse. D'ailleurs, c'était la femme qui -se sait aimée avec passion et qui connaît sa puissance. Elle me -repoussa donc avec dédain, et, comme je la suivais avec égarement, -elle leva sa cravache sur moi et me menaça de me tracer une marque -d'ignominie sur le visage, si j'osais toucher seulement à son étrier.</p> - -<p>Je tombai à genoux en la suppliant de ne pas me quitter ainsi sans me -pardonner. Elle était déjà à cheval, et, regardant autour d'elle -pour retrouver son chemin, elle s'écria:</p> - -<p>—Il ne me manquait plus que de revoir ces lieux détestés! Voyez, -monsieur, voyez où nous sommes!</p> - -<p>Je regardai à mon tour et vis que nous étions à la lisière du bois, -sur le bord ombragé du petit étang de Gazeau. À deux pas de nous, à -travers le bois épaissi depuis le départ de Patience, j'aperçus la -porte de la tour qui s'ouvrait comme une bouche noire derrière le -feuillage verdoyant.</p> - -<p>Je fus pris d'un nouveau vertige, il y eut en moi une lutte terrible des -deux instincts. Qui expliquera le mystère qui s'accomplit dans le -cerveau de l'homme, alors que l'âme est aux prises avec les sens et -qu'une partie de son être cherche à étouffer l'autre? Dans une -organisation comme la mienne, cette lutte devait être affreuse, -croyez-le bien, et n'imaginez pas que la volonté joue un rôle -secondaire chez les natures emportées; c'est une sotte habitude que de -dire à un homme épuisé dans de semblables combats: «Vous auriez dû -vous vaincre.»</p> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<h4><a id="XXII">XXII</a></h4> - - -<p>Comment vous expliquerai-je ce qui se passa en moi à l'aspect inattendu -de la tour Gazeau? Je ne l'avais vue que deux fois dans ma vie; deux -fois elle avait été le témoin des scènes les plus douloureusement -émouvantes, et ces scènes n'étaient rien encore auprès de ce qui -m'était destiné à cette troisième rencontre; il est des lieux -maudits!</p> - -<p>Il me semble voir encore, sur cette porte demi-brisée, le sang des deux -Mauprat qui l'avait arrosée. Leur criminelle et tragique destinée me -fit rougir des instincts de violence que je sentais en moi-même. J'eus -horreur de ce que j'éprouvais et je compris pourquoi Edmée ne m'aimait -pas. Mais, comme s'il y avait eu dans ce déplorable sang des éléments -de sympathique fatalité, je sentais la force effrénée de mes passions -grandir en raison de l'effort de ma volonté pour les vaincre. J'avais -terrassé toutes les autres intempérances; il n'en restait en moi -presque plus de traces. J'étais sobre, j'étais, sinon doux et patient, -du moins affectueux et sensible; je concevais au plus haut point les -lois de l'honneur et le respect de la dignité d'autrui; mais l'amour -était le plus redoutable de mes ennemis, car il se rattachait à tout -ce que j'avais acquis de moralité et de délicatesse; c'était le lien -entre l'homme ancien et l'homme nouveau, lien indissoluble et dont le -milieu m'était presque impossible à trouver.</p> - -<p>Debout devant Edmée, qui s'apprêtait à me laisser seul et à pied, -furieux de la voir m'échapper pour la dernière fois, car, après -l'offense que je venais de lui faire, jamais, sans doute, elle ne -braverait le danger d'être seule avec moi, je la regardais d'une -manière effrayante. J'étais pâle, mes poings se contractaient; je -n'avais qu'à vouloir, et la plus faible de mes étreintes l'eût -arrachée de son cheval, terrassée, livrée à mes désirs. Un moment -d'abandon à mes instincts farouches, et je pouvais assouvir, éteindre, -par la possession d'un instant, le feu qui me dévorait depuis sept -années! Edmée n'a jamais su quel péril son honneur a couru dans cette -minute d'angoisses; j'en garde un éternel remords; mais Dieu seul en -sera juge, car je triomphai, et cette pensée du mal fut la dernière de -ma vie. À cette pensée, d'ailleurs, se borna tout mon crime; le reste -fut l'ouvrage de la fatalité.</p> - -<p>Saisi d'effroi, je tournai brusquement le dos, et, tordant mes mains -avec désespoir, je m'enfuis par le sentier qui m'avait amené, sans -savoir où j'allais, mais comprenant qu'il fallait me soustraire à ces -tentations dangereuses. Le jour était brûlant, l'odeur des bois -enivrante; leur aspect me ramenait au sentiment de ma vie sauvage: il -fallait fuir ou succomber. Edmée m'ordonnait, d'un geste impérieux, de -m'éloigner de sa présence. L'idée de tout autre danger que celui -qu'elle courait avec moi ne pouvait, en cet instant, se présenter à ma -pensée ni à la sienne; je m'enfonçai dans le bois. Je n'avais pas -franchi l'espace de trente pas, qu'un coup de feu partit du lieu où je -laissais Edmée. Je m'arrêtai glacé d'épouvante sans savoir pourquoi; -car, au milieu d'une battue, un coup de fusil n'était pas chose -étrange; mais j'avais l'âme si lugubre, que rien ne pouvait me sembler -indifférent. J'allais retourner sur mes pas et rejoindre Edmée, au -risque de l'offenser encore, lorsqu'il me sembla entendre un -gémissement humain du côté de la tour Gazeau. Je m'élançai et puis -je tombai sur mes genoux, comme foudroyé par mon émotion. Il me fallut -quelques minutes pour triompher de ma faiblesse; mon cerveau était -plein d'images et de bruits lamentables, je ne distinguais plus -l'illusion de la réalité; en plein soleil je marchais à tâtons parmi -les arbres. Tout à coup je me trouvai face à face avec l'abbé; il -était inquiet, il cherchait Edmée. Le chevalier, ayant été se placer -avec sa voiture au passage du lancer et n'ayant pas vu sa fille parmi -les chasseurs, avait été saisi de crainte. L'abbé s'était jeté à -la hâte dans le bois, et bientôt, retrouvant la trace de nos chevaux, -il venait s'informer de ce que nous étions devenus. Il avait entendu le -coup de feu, mais sans en être effrayé. En me voyant pâle, les -cheveux en désordre, l'air égaré, sans cheval et sans fusil (j'avais -laissé tomber le mien à l'endroit où je m'étais à demi évanoui, et -je n'avais pas songé à le relever), il fut aussi épouvanté que moi -et sans savoir plus que moi-même à quel propos.</p> - -<p>—Edmée! me dit-il, où est Edmée?</p> - -<p>Je lui répondis des paroles sans suite. Il fut si consterné de me voir -ainsi, qu'il m'accusa d'un crime en lui-même, comme il me l'a plus tard -avoué.</p> - -<p>—Malheureux enfant! me dit-il en me secouant fortement le bras pour me -rappeler à moi-même, de la prudence, du calme, je vous en supplie!...</p> - -<p>Je ne le comprenais pas, mais je l'entraînais vers l'endroit fatal. -Ô spectacle ineffaçable! Edmée était étendue par terre, roide et -baignée dans son sang. Sa jument broutait l'herbe à quelques pas de -là. Patience était debout auprès d'elle les bras croisés sur sa -poitrine, la face livide, et le cœur tellement gonflé, qu'il lui fut -impossible de répondre à l'abbé, qui l'interrogeait avec des sanglots -et des cris. Pour moi, je ne pus comprendre ce qui se passait. Je crois -que mon cerveau, déjà troublé par les émotions précédentes, se -paralysa entièrement. Je m'assis par terre à côté d'Edmée, dont la -poitrine était frappée de deux balles. Je regardai ses yeux éteints, -dans un état de stupidité absolue.</p> - -<p><br /></p> - -<div class="figcenter" style="width: 500px;"> -<a id="figure09"></a> -<img src="images/figure09.jpg" width="500" alt="" /> -<p class="center">... <i>Edmée était étendue par terre, baignant dans son -sang</i>...—Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</p> -</div> - -<p><br /></p> - -<p>—Éloignez ce misérable! dit Patience à l'abbé en me jetant un -regard de mépris; le pervers ne se corrige pas.</p> - -<p>—Edmée! Edmée! s'écria l'abbé en se jetant sur l'herbe et en -s'efforçant d'étancher le sang avec son mouchoir.</p> - -<p>—Morte! morte! dit Patience, et voilà le meurtrier! Elle l'a dit en -rendant à Dieu son âme sainte, et c'est Patience qui sera le vengeur! -C'est bien dur; mais ce sera!... Dieu l'a voulu, puisque je me suis -trouvé là pour entendre la vérité.</p> - -<p>—C'est horrible! c'est horrible! criait l'abbé.</p> - -<p>J'entendais le son de cette dernière syllabe, et je souriais d'un air -égaré en la répétant comme un écho.</p> - -<p>Des chasseurs accoururent. Edmée fut emportée. Je crois que son père -m'apparut debout et marchant. Je ne saurais, au reste, affirmer que ce -ne fut pas une vision mensongère (car je n'avais conscience de rien, et -ces moments affreux n'ont laissé en moi que des souvenirs vagues, -semblables à ceux d'un rêve), si on ne m'eût assuré que le chevalier -sortit de sa calèche sans l'aide de personne, qu'il marcha et qu'il -agit avec autant de force et de présence d'esprit qu'un jeune homme. Le -lendemain, il tomba dans un état complet d'enfance et d'insensibilité -et ne se releva plus de son fauteuil.</p> - -<p>Que se passa-t-il quant à moi? Je l'ignore. Quand je repris ma raison, -je m'aperçus que j'étais dans un autre endroit de la forêt auprès -d'une petite chute d'eau, dont j'écoutais machinalement le murmure avec -une sorte de bien-être. Blaireau dormait à mes pieds, et son maître, -debout contre un arbre, me regardait attentivement. Le soleil couchant -glissait des lames d'or rougeâtre parmi les tiges élancées des jeunes -frênes; les fleurs sauvages semblaient me sourire; les oiseaux -chantaient mélodieusement. C'était un des plus beaux jours de -l'année.</p> - -<p>—Quelle magnifique soirée! dis-je à Marcasse. Ce lieu est aussi beau -qu'une forêt de l'Amérique. Eh bien, mon vieil ami, que fais-tu là? -Tu aurais dû m'éveiller plus tôt; j'ai fait des rêves affreux.</p> - -<p>Marcasse vint s'agenouiller auprès de moi; deux ruisseaux de larmes -coulaient sur ses joues sèches et bilieuses. Il y avait sur son visage, -si impassible d'ordinaire, une expression ineffable de pitié, de -chagrin et d'affection.</p> - -<p>—Pauvre maître! disait-il: égarement, maladie de tête, voilà tout. -Grand malheur! mais fidélité ne guérit pas. Éternellement avec vous, -quand il faudrait mourir avec vous.</p> - -<p>Ses larmes et ses paroles me remplirent de tristesse; mais c'était le -résultat d'un instinct sympathique aidé encore de l'affaiblissement de -mes organes, car je ne me rappelais rien. Je me jetai dans ses bras en -pleurant comme lui, et il me tint serré contre sa poitrine avec une -effusion vraiment paternelle. Je pressentais bien que quelque affreux -malheur pesait sur moi; mais je craignais de savoir en quoi il -consistait, et pour rien au monde je n'eusse voulu l'interroger.</p> - -<p>Il me prit par le bras et m'emmena à travers la forêt. Je me laissai -conduire comme un enfant, et puis je fus pris d'un nouvel accablement, -et il fut forcé de me laisser encore assis pendant une demi-heure. -Enfin il me releva et réussit à m'emmener à la Roche-Mauprat, où -nous arrivâmes fort tard. Je ne sais ce que j'éprouvai dans la nuit. -Marcasse m'a dit que j'avais été en proie à un délire affreux. Il -prit sur lui d'envoyer chercher au village le plus voisin un barbier qui -me saigna dès le matin, et quelques instants après je repris ma -raison.</p> - -<p>Mais quel affreux service il me sembla qu'on m'avait rendu! <i>Morte! -morte! morte!</i> c'était le seul mot que je pusse articuler. Je ne -faisais que gémir et m'agiter sur mon lit. Je voulais sortir et courir -à Sainte-Sévère. Mon pauvre sergent se jetait à mes pieds et se -mettait en travers de la porte de ma chambre pour m'en empêcher. Il me -disait alors, pour me retenir, des choses que je ne comprenais -nullement, et je cédais à l'ascendant de sa tendresse et à mon propre -épuisement sans pouvoir m'expliquer sa conduite. Dans une de ces -luttes, ma saignée se rouvrit, et je me remis au lit sans que Marcasse -s'en aperçut. Je tombai peu à peu dans un évanouissement profond, et -j'étais presque mort, lorsque, voyant mes lèvres bleues et mes joues -violacées, il s'avisa de soulever mon drap et me trouva nageant dans -une mare de sang.</p> - -<p>C'était, au reste, ce qui pouvait m'arriver de plus heureux. Je -demeurai plusieurs jours plongé dans un anéantissement ou la veille -différait peu du sommeil, et grâce auquel, ne comprenant rien, je ne -souffrais pas.</p> - -<p>Un matin, ayant réussi à me faire prendre quelques aliments et voyant -qu'avec la force, la tristesse et l'inquiétude me revenaient, il -m'annonça avec une joie naïve et tendre qu'Edmée n'était pas morte -et qu'on ne désespérait pas de la sauver. Ce fut pour moi un coup de -foudre, car j'en étais encore à croire que cette affreuse aventure -était l'ouvrage de mon délire. Je me mis à crier et à me tordre les -bras d'une manière effrayante. Marcasse, à genoux près de mon lit, me -suppliait de me calmer, et vingt fois il me répéta ces paroles, qui me -faisaient toujours l'effet des mots dépourvus de sens qu'on entend dans -les rêves:</p> - -<p>—Vous ne l'avez pas fait exprès; je le sais bien, moi. Non, vous ne -l'avez pas fait exprès. C'est un malheur, un fusil qui part dans la -main, par hasard.</p> - -<p>—Allons, que veux-tu dire? m'écriai-je impatienté; quel fusil? quel -hasard? pourquoi moi?</p> - -<p>—Ne savez-vous donc pas comment elle a été frappée, maître?</p> - -<p>Je passai mes mains sur ma tête comme pour y ramener l'énergie et la -vie, et, ne pouvant m'expliquer l'événement mystérieux qui en brisait -tous les ressorts, je me crus fou et je restai muet, consterné, -craignant de laisser échapper une parole qui pût faire constater la -perte de mes facultés.</p> - -<p>Enfin peu à peu je ressaisis mes souvenirs; je demandai du vin pour me -fortifier, et à peine en eus-je bu quelques gouttes, que toutes les -scènes de la fatale journée se déroulèrent comme par magie devant -moi. Je me souvins même des paroles que j'avais entendu prononcer à -Patience aussitôt après l'événement. Elles étaient comme gravées -dans cette partie de la mémoire qui garde le son des mots, alors même -que sommeille celle qui sert à en pénétrer le sens. Un instant encore -je fus incertain; je me demandai si mon fusil était parti entre mes -mains au moment où je quittais Edmée. Je me rappelai clairement que je -l'avais déchargé une heure auparavant sur une huppe dont Edmée avait -envie de voir de près le plumage; et puis, lorsque le coup qui l'avait -frappée s'était fait entendre, mon fusil était dans mes mains, et je -ne l'avais jeté par terre que quelques instants après: ce ne pouvait -donc être cette arme qui fût partie en tombant. D'ailleurs, j'étais -beaucoup trop loin d'Edmée dans ce moment pour que, même en supposant -une fatalité incroyable, le coup l'atteignît. Enfin je n'avais pas eu -de la journée une seule balle sur moi, et il était impossible que mon -fusil se trouvât chargé à mon insu, puisque je ne l'avais pas ôté -de la bandoulière depuis que j'avais tué la huppe.</p> - -<p>Bien sûr donc que je n'étais pas la cause de l'accident funeste, il me -restait à trouver une explication à cette catastrophe foudroyante. -Elle m'embarrassa moins que personne; je pensai qu'un tirailleur -maladroit avait pris, à travers les branches, le cheval d'Edmée pour -une bête fauve, et je ne songeai pas à accuser qui que ce fût -d'assassinat volontaire; seulement j'ai compris que j'étais accusé -moi-même. J'arrachai la vérité à Marcasse. Il m'apprit que le -chevalier et toutes les personnes qui faisaient partie de la chasse -avaient attribué ce malheur à un accident fortuit, à une arme qui -s'était, à mon grand désespoir, déchargée lorsque mon cheval -m'avait renversé; car on pensait que j'avais été jeté par terre. -Telle était à peu près l'opinion que chacun émettait. Dans les rares -paroles qu'Edmée pouvait prononcer, elle répondait affirmativement à -ces commentaires. Une seule personne m'accusait, c'était Patience; mais -il m'accusait en secret et sous le sceau du serment auprès de ses deux -amis, Marcasse et l'abbé Aubert.</p> - -<p>—Je n'ai pas besoin, ajouta Marcasse, de vous dire que l'abbé garde un -silence absolu et se refuse à vous croire coupable. Quant à moi, je -puis vous jurer que jamais...</p> - -<p>—Tais-toi, tais-toi! lui dis-je; ne me dis pas même cela, ce serait -supposer que quelqu'un sur la terre peut le croire. Mais Edmée a dit -quelque chose d'inouï à Patience au moment où elle a expiré; car -elle est morte, tu veux en vain m'abuser; elle est morte, je ne la -verrai plus!</p> - -<p>—Elle n'est pas morte! s'écria Marcasse.</p> - -<p>Et il me fit des serments qui me convainquirent, car je savais qu'il -eût fait de vains efforts pour mentir; tout son être se fût mis en -révolte contre ses charitables intentions. Quant aux paroles d'Edmée, -il se refusa franchement à me les rapporter, et je compris par là -qu'elles étaient accablantes. Alors je m'arrachai de mon lit, je -repoussai inexorablement Marcasse qui voulait me retenir. Je fis jeter -une couverture sur le cheval du métayer et je partis au grand galop. -J'avais l'air d'un spectre quand j'arrivai au château. Je me traînai -jusqu'au salon sans rencontrer personne que Saint-Jean, qui fit un cri -de terreur en m'apercevant et qui disparut sans répondre à mes -questions.</p> - -<p>Le salon était vide. Le métier d'Edmée, enseveli sous la toile verte -que sa main ne devait peut-être plus soulever, me fit l'effet d'une -bière sous un linceul. Le grand fauteuil de mon oncle n'était plus -dans le coin de la cheminée; mon portrait, que j'avais fait faire à -Philadelphie et que j'avais envoyé pendant la guerre d'Amérique, avait -été enlevé de la muraille. C'étaient des indices de mort et de -malédiction.</p> - -<p>Je sortis à la hâte de cette pièce et je montai l'escalier avec la -hardiesse que donne l'innocence, mais avec le désespoir dans l'âme. -J'allai droit à la chambre d'Edmée, et je tournai la clef aussitôt -après avoir frappé. M<sup>lle</sup> Leblanc vint à ma rencontre, fit de grands -cris et s'enfuit en cachant son visage dans ses mains, comme si elle -eût vu paraître une bête féroce. Qui donc avait pu répandre -d'affreux soupçons sur moi? L'abbé avait-il été assez peu loyal pour -le faire? Je sus plus tard qu'Edmée, quoique ferme et généreuse dans -ses instants lucides, m'avait accusé tout haut dans le délire.</p> - -<p>Je m'approchai de son lit, et, en proie moi-même au délire, sans -songer que mon aspect inattendu pouvait lui porter le coup de la mort, -j'écartai les rideaux d'une main avide et je regardai Edmée. Jamais je -n'ai vu une beauté plus surprenante. Ses grands yeux noirs avaient -grandi encore de moitié et brillaient d'un éclat extraordinaire, -quoique sans expression, comme des diamants. Ses joues tendues et -décolorées, ses lèvres aussi blanches que ses joues, lui donnaient -l'aspect d'une belle tête de marbre. Elle me regarda fixement, avec -aussi peu d'émotion que si elle eût regardé un tableau ou un meuble, -et, retournant un peu son visage vers la muraille, elle dit avec un -sourire mystérieux:</p> - -<p>—C'est la fleur qu'on appelle <i>Edmea sylvestris.</i></p> - -<p>Je tombai à genoux, je pris sa main, je la couvris de baisers, -j'éclatai en sanglots; elle ne s'aperçut de rien. Sa main immobile et -glacée resta dans la mienne comme un morceau d'albâtre.</p> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<h4><a id="XXIII">XXIII</a></h4> - - -<p>L'abbé entra et me salua d'un air sombre et froid, puis il me fit -signe, et, m'éloignant du lit:</p> - -<p>—Vous êtes un insensé! me dit-il. Retournez chez vous, ayez la -prudence de ne pas venir ici; c'est tout ce qui vous reste à faire.</p> - -<p>—Et depuis quand, m'écriai-je transporté de fureur, avez-vous le -droit de me chasser du sein de ma famille?</p> - -<p>—Hélas! vous n'avez plus de famille, répondit-il avec un accent de -douleur qui me désarma. D'un père et d'une fille, il ne reste plus que -deux fantômes chez qui la vie morale est éteinte et que la vie -physique va bientôt abandonner. Respectez les derniers instants de ceux -qui vous ont aimé.</p> - -<p>—Et comment puis-je témoigner mon respect et ma douleur en les -abandonnant? répondis-je atterré.</p> - -<p>—À cet égard, dit l'abbé, je ne veux et ne dois rien vous dire, car -vous savez que votre présence est ici une témérité et une -profanation. Partez. Quand <i>ils ne seront plus</i> (ce qui ne peut tarder), -si vous avez des droits sur cette maison, vous y reviendrez, et vous ne -m'y trouverez certainement pas pour vous les contester ou pour vous les -confirmer. En attendant, comme je ne connais pas ces droits, je crois -pouvoir prendre sur moi de faire respecter jusqu'au bout ces deux -saintes agonies.</p> - -<p>—Malheureux! m'écriai-je, je ne sais à quoi tient que je ne te mette -en pièces! Quel abominable caprice te pousse à me retourner vingt fois -le poignard dans le sein? Crains-tu que je ne survive à mon malheur? Ne -sais-tu pas que trois cercueils sortiront ensemble de cette maison? -Crois-tu que je vienne chercher ici autre chose qu'un dernier regard et -une dernière bénédiction?</p> - -<p>—Dites un dernier <i>pardon</i>, répondit l'abbé d'une voix sinistre et -avec un geste d'inexorable condamnation.</p> - -<p>—Je dis que vous êtes fou! m'écriai-je, et que, si vous n'étiez pas -un prêtre, je vous briserais dans ma main pour la manière dont vous me -parlez.</p> - -<p>—Je vous crains peu, monsieur, me répondit-il. M'ôter la vie serait -me rendre un grand service; mais je suis fâché que vous confirmiez par -vos menaces et votre emportement les accusations qui portent sur votre -tête. Si je vous voyais touché de repentir, je pleurerais avec vous; -mais votre assurance me fait horreur. Jusqu'ici, je n'avais vu en vous -qu'un fou furieux; aujourd'hui, je crois voir un scélérat. -Retirez-vous.</p> - -<p>Je tombai sur un fauteuil, suffoqué de rage et de douleur. Un instant, -j'espérai que j'allais mourir. Edmée expirante à côté de moi, et en -face de moi un juge saisi d'une telle conviction, que, de doux et timide -qu'il était par nature, il se faisait rude et implacable! La perte de -celle que j'aimais me précipitait vers le désir de la mort; mais -l'accusation horrible qui pesait sur moi réveillait mon énergie.</p> - -<p>Je ne pouvais croire qu'une telle accusation tint un seul instant contre -l'accent de la vérité. Je m'imaginais qu'il suffirait d'un regard et -d'un mot de moi pour la faire tomber; mais je me sentais si consterné, -si profondément blessé, que ce moyen de défense m'était refusé; et -plus l'opprobre du soupçon s'appesantit sur moi, plus je compris qu'il -est presque impossible de se défendre avec succès quand on n'a pour -soi que la fierté de l'innocence méconnue.</p> - -<p>Je restais accablé sans pouvoir proférer une parole. Il me semblait -qu'une voûte de plomb me pesait sur le crâne. La porte se rouvrit, et -M<sup>lle</sup> Leblanc, s'approchant de moi d'un air haineux et guindé, me dit -qu'une personne qui était sur l'escalier demandait à me parler. Je -sortis machinalement et je trouvai Patience qui m'attendait, les bras -croisés, dans son attitude la plus austère et avec une expression de -visage qui m'eût commandé le respect et la crainte si j'eusse été -coupable.</p> - -<p>—Monsieur de Mauprat, dit-il, il est nécessaire que j'aie avec vous un -entretien particulier; voulez-vous bien me suivre jusque chez moi?</p> - -<p>—Oui, je le veux, répondis-je. Je supporterai toutes les humiliations, -pourvu que je sache ce qu'on veut de moi et pourquoi l'on se plaît à -outrager le plus infortuné des hommes. Marche, Patience, et va vite, je -suis pressé de revenir ici.</p> - -<p>Patience marcha devant moi d'un air impassible, et, quand nous fûmes -arrivés à sa maisonnette, nous vîmes mon pauvre sergent qui venait -d'arriver aussi à la hâte. Ne trouvant pas de cheval pour me suivre et -ne voulant pas me quitter, il était venu à pied et si vite, qu'il -était baigné de sueur. Il se releva néanmoins avec vivacité du banc -sur lequel il s'était jeté sous le berceau de vigne, pour venir à -notre rencontre.</p> - -<p>—Patience! s'écria-t-il d'un ton dramatique qui m'eût fait sourire -s'il m'eût été possible d'avoir une lueur de gaieté dans de tels -instants. Vieux fou!... Calomniateur à votre âge?... Fi! monsieur... -Perdu par la fortune... vous l'êtes... oui.</p> - -<p>Patience, toujours impassible, leva les épaules et dit à son ami:</p> - -<p>—Marcasse, vous ne savez ce que vous dites. Allez vous reposer au bout -du verger. Vous n'avez rien à faire ici, et je ne puis parler qu'à -votre maître. Allez, je le veux, ajouta-t-il en le poussant de la main -avec une autorité à laquelle le sergent, quoique fier et chatouilleux, -céda par instinct et par habitude.</p> - -<p>Quand nous fumes seuls, Patience entra en matière et procéda à un -interrogatoire que je résolus de subir afin d'obtenir plus vite -moi-même l'éclaircissement de ce qui se passait autour de moi.</p> - -<p>—Voulez-vous bien, monsieur, me dit-il, m'apprendre ce que vous comptez -faire maintenant?</p> - -<p>—Je compte rester dans ma famille, répondis-je, tant que j'aurai une -famille, et, quand je n'aurai plus de famille, ce que je ferai -n'intéresse personne.</p> - -<p>—Mais, monsieur, reprit Patience, si on vous disait que vous ne pouvez -pas rester dans votre famille sans porter le coup de la mort à l'un ou -à l'autre de ses membres, vous obstineriez-vous à y rester?</p> - -<p>—Si j'étais convaincu qu'il en fût ainsi, répondis-je, je ne me -montrerais pas devant eux; j'attendrais, au seuil de leur porte, ou le -dernier jour de leur vie ou celui de leur rétablissement pour leur -redemander une tendresse que je n'ai pas cessé de mériter...</p> - -<p>—Ah! nous en sommes là! dit Patience avec un sourire de mépris. Je ne -l'aurais pas cru. Au reste, j'en suis bien aise, c'est plus clair.</p> - -<p>—Que voulez-vous dire? m'écriai-je. Parlez, misérable! -expliquez-vous.</p> - -<p>—Il n'y a ici que vous de misérable, répondit-il froidement et -s'asseyant sur son unique escabeau, tandis que je restais debout devant -lui.</p> - -<p>Je voulais à tout prix qu'il s'expliquât. Je me contins, j'eus même -l'humilité de dire que j'écouterais un bon conseil s'il consentait à -me répéter les paroles qu'Edmée avait prononcées aussitôt après -l'événement, et celles qu'elle disait encore aux heures de la fièvre.</p> - -<p>—Non, certes, répondit Patience avec dureté; vous n'êtes pas digne -d'entendre un mot de cette bouche, et ce ne sera pas moi qui vous les -redirai. Qu'avez-vous besoin de les savoir? Espérez-vous cacher -désormais quelque chose aux hommes? Dieu vous a vu, il n'y a pas de -secret pour lui. Partez, restez à la Roche-Mauprat, tenez-vous -tranquille, et, quand votre oncle sera mort, que vos affaires seront -réglées, quittez le pays. Si vous m'en croyez même, quittez-le dès -à présent. Je ne veux pas vous faire poursuivre, à moins que vous ne -m'y forciez par votre conduite. Mais d'autres que moi ont, sinon la -certitude, du moins le soupçon de la vérité. Avant qu'il soit deux -jours, un mot dit au hasard dans le public, l'indiscrétion d'un -domestique, peuvent éveiller l'attention de la justice, et de là à -l'échafaud, quand on est coupable, il n'y a qu'un pas. Je ne vous -haïssais point, j'ai même eu de l'amitié pour vous; croyez donc ce -bon conseil que vous vous dites disposé à recevoir. Partez, ou -tenez-vous caché et prêt à fuir. Je ne voudrais pas votre perte, -Edmée ne la voudrait pas non plus... ainsi... Entendez-vous?</p> - -<p>—Vous êtes insensé de croire que j'écouterai un semblable conseil. -Moi, me cacher! moi, fuir comme un coupable! vous n'y songez pas! Allez, -allez, je vous brave tous. Je ne sais quelle fureur et quelle haine vous -rongent, vous liguent contre moi; je ne sais pourquoi vous voulez -m'empêcher de voir mon oncle et ma cousine; mais je méprise vos -folies. Ma place est ici, je ne m'en éloignerai que sur l'ordre formel -de ma cousine ou de mon oncle, et encore faudra-t-il que j'entende cet -ordre sortir de leur bouche; car je ne me laisserai transmettre d'avis -par aucun étranger. Ainsi donc, merci de votre sagesse, monsieur -Patience, la mienne ici suffira. Je vous salue.</p> - -<p>Je m'apprêtais à sortir de la chaumière, lorsqu'il s'élança -au-devant de moi, et un instant je le vis disposé à employer la force -pour me retenir. Malgré son âge avancé, malgré ma grande taille et -ma force athlétique, il était encore capable de soutenir une lutte de -ce genre peut-être avec avantage. Petit, voûté, large des épaules, -c'était un hercule.</p> - -<p>Il s'arrêta pourtant au moment où il levait le bras sur moi, et, saisi -d'un de ces accès de vive sensibilité auxquels il était sujet dans -les moments de sa plus grande rudesse, il me regarda d'un air attendri -et me parla avec douceur.</p> - -<p>—Malheureux! me dit-il, toi que j'ai aimé comme mon enfant, car je te -regardais comme le frère d'Edmée, ne cours pas à ta perte. Je t'en -supplie au nom de celle que tu as assassinée et que tu aimes encore, je -le sais, mais que tu ne peux plus revoir. Crois-moi, ta famille était, -hier encore, un vaisseau superbe dont tu tenais le gouvernail; -aujourd'hui c'est un vaisseau échoué qui n'a plus ni voile ni pilote; -il faut que les mousses fassent la manœuvre, comme dit l'ami Marcasse. -Eh bien, mon pauvre naufragé, ne vous obstinez pas à vous noyer; je -vous tends la corde, prenez-la; un jour de plus, et il sera trop tard. -Songez que, si la justice s'empare de vous, celui qui essaye aujourd'hui -de vous sauver sera obligé demain de vous accuser et de vous condamner. -Ne me forcez pas à faire une chose dont la seule pensée m'arrache des -larmes. Bernard, vous avez été aimé, mon enfant, vivez encore -aujourd'hui sur le passé.</p> - -<p>Je fondis en larmes, et le sergent, qui rentra en cet instant, se mit à -pleurer aussi et à me supplier de retourner à la Roche-Mauprat. Mais -bientôt je me relevai, et les repoussant:</p> - -<p>—Je sais que vous êtes des hommes excellents, leur dis-je; vous êtes -généreux et vous m'aimez bien, puisque, me croyant souillé d'un crime -effroyable, vous songez encore à me sauver la vie. Mais rassurez-vous, -mes amis, je suis pur de ce crime, et je désire, au contraire, qu'on -cherche des éclaircissements qui m'absoudront, soyez-en sûrs. Je dois -à ma famille de vivre jusqu'à ce que mon honneur soit réhabilité. -Ensuite, si je suis condamné à voir périr ma cousine, comme je n'ai -qu'elle à aimer sur la terre, je me ferai sauter la cervelle. Pourquoi -donc serais-je accablé? Je ne tiens pas à la vie. Que Dieu rende -douces et sereines les dernières heures de celle à qui je ne survivrai -certainement pas! c'est tout ce que je lui demande.</p> - -<p>Patience secoua la tête d'un air sombre et mécontent. Il était si -convaincu de mon crime, que toutes mes dénégations m'aliénaient sa -pitié. Marcasse m'aimait quand même; mais je n'avais pour garant de -mon innocence que moi seul au monde.</p> - -<p>—Si vous retournez au château, vous allez jurer ici de ne pas rentrer -dans la chambre de votre cousine ou de votre oncle sans l'autorisation -de l'abbé! s'écria Patience.</p> - -<p>—Je jure que je suis innocent, répondis-je, et que je ne me laisserai -convaincre de crime par personne. Arrière tous deux! laissez-moi. -Patience, si vous croyez qu'il soit de votre devoir de me dénoncer, -allez, faites-le; tout ce que je désire, c'est qu'on ne me condamne pas -sans m'entendre; j'aime mieux le tribunal des lois que celui de -l'opinion.</p> - -<p>Je m'élançai hors de la chaumière et je retournai au château. -Cependant, ne voulant pas faire d'esclandre devant les valets et sachant -bien qu'on ne pourrait me cacher le véritable état d'Edmée, j'allai -m'enfermer dans la chambre que j'habitais ordinairement.</p> - -<p>Mais, au moment où j'en sortais, vers le soir, pour savoir des -nouvelles des deux malades, M<sup>lle</sup> Leblanc me dit de nouveau qu'on me -demandait dehors. Je remarquai sur son visage une double expression de -satisfaction et de peur. Je compris qu'on venait m'arrêter, et je -pressentis (ce qui était vrai) que M<sup>lle</sup> Leblanc m'avait dénoncé. Je -me mis à la fenêtre, et je vis dans la cour des cavaliers de la -maréchaussée.</p> - -<p>—C'est bien, dis-je, il faut que mon destin s'accomplisse.</p> - -<p>Mais, avant de quitter, pour toujours peut-être, cette maison où je -laissais mon âme, je voulus revoir Edmée pour la dernière fois. Je -marchai droit à sa chambre. M<sup>lle</sup> Leblanc voulut se jeter en travers de -la porte; je la poussai si rudement, qu'elle tomba, et se fit, je crois, -un peu de mal. Elle remplit la maison de ses cris et fit grand bruit -plus tard, dans les débats, de ce qu'il lui plaisait d'appeler une -tentative d'assassinat sur sa personne. J'entrai donc chez Edmée; j'y -trouvai l'abbé et le médecin. J'écoutai en silence ce que disait -celui-ci. J'appris que les blessures n'étaient pas mortelles par -elles-mêmes, qu'elles ne seraient même pas très graves, si une -violente irritation du cerveau ne compliquait le mal et ne faisait -craindre le tétanos. Ce mot affreux tomba sur moi comme un arrêt de -mort. À la suite de blessures reçues à la guerre, j'avais vu en -Amérique beaucoup de personnes mourir de cette terrible maladie. Je -m'approchai du lit. L'abbé était si consterné, qu'il ne songea point -à m'en empêcher. Je pris la main d'Edmée, toujours insensible et -froide. Je la baisai une dernière fois, et, sans dire un seul mot aux -autres personnes, j'allai me livrer à la maréchaussée.</p> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<h4><a id="XXIV">XXIV</a></h4> - - -<p>Je fus immédiatement enfermé dans la prison de la prévôté, à la -Châtre; le lieutenant criminel au bailliage d'Issoudun prit en main -l'assassinat de M<sup>lle</sup> de Mauprat et obtint permission de faire publier un -monitoire le lendemain. Il se rendit au village de Sainte-Sévère et -dans les fermes des environs du bois de la Curat, où l'événement -s'était passé, et reçut les dépositions de plus de trente témoins. -Je fus décrété de prise de corps huit jours après mon arrestation. -Si j'avais eu l'esprit assez libre, ou si quelqu'un se fût intéressé -à moi, cette infraction à la loi et beaucoup d'autres, qui eurent lieu -durant le procès, auraient pu être hardiment invoquées en ma faveur -et eussent prouvé qu'une haine cachée présidait aux poursuites. Dans -tout le cours de l'affaire, une main invisible dirigea tout avec une -célérité et une âpreté implacables.</p> - -<p>La première instruction n'avait produit qu'une seule charge contre moi, -celle de M<sup>lle</sup> Leblanc. Tandis que tous les chasseurs déclaraient ne -rien savoir et n'avoir aucune raison de regarder cet accident comme un -meurtre volontaire, M<sup>lle</sup> Leblanc, qui me haïssait de longue main pour -quelques plaisanteries que je m'étais permises sur son compte, et qui, -d'ailleurs, avait été gagnée, comme on l'a su depuis, déclara -qu'Edmée, au sortir de son premier évanouissement, étant sans fièvre -et raisonnant fort bien, lui avait confié, en lui recommandant le -secret, qu'elle avait été insultée, menacée, jetée à bas de son -cheval et enfin assassinée par moi. Cette méchante fille, s'emparant -des révélations qu'Edmée avait faites dans la fièvre, composa assez -habilement un récit complet et l'embellit de toutes les richesses de sa -haine. Dénaturant les paroles vagues et les impressions délirantes de -sa maîtresse, elle affirma par serment qu'Edmée m'avait vu diriger le -canon de ma carabine sur elle en disant: «Je te l'ai promis, tu ne -mourras que de ma main.»</p> - -<p>Saint-Jean, interrogé le même jour, déclara ne rien savoir que ce que -M<sup>lle</sup> Leblanc lui avait raconté dans la soirée, et son récit fut -exactement conforme à la déposition précédente. Saint-Jean était un -honnête homme, mais froid et borné. Par amour de la ponctualité, il -n'omit aucun des renseignements oiseux qui pouvaient être mal -interprétés contre moi. Il assura que j'avais toujours été bizarre, -brouillon, fantasque; que j'étais sujet à des maux de tête durant -lesquels je ne me connaissais plus; qu'en proie plusieurs fois déjà à -des crises nerveuses, j'avais parlé de sang et de meurtre à une -personne que je croyais toujours voir; enfin que j'étais d'un -caractère tellement emporté, que j'étais <i>capable de jeter n'importe -quoi à la tête d'une personne, quoique pourtant je ne me fusse jamais -porté, à sa connaissance, à aucun excès de ce genre.</i> Telles sont -souvent les dépositions qui décident de la vie et de la mort en -matière criminelle.</p> - -<p>Patience fut introuvable le jour de cette enquête. L'abbé déclara -qu'il avait des idées si incertaines sur l'événement, qu'il subirait -toutes les peines infligées aux témoins récalcitrants plutôt que de -s'expliquer avant un plus ample informé. Il engagea le lieutenant -criminel à lui donner du temps, promettant sur l'honneur de ne pas se -dérober à l'action de la justice, et représentant qu'il pouvait -acquérir au bout de quelques jours, par l'examen des choses, une -conviction quelconque; et en ce cas il s'engageait à s'expliquer -nettement, soit pour, soit contre moi. Ce délai fut accordé.</p> - -<p>Marcasse dit que, si j'étais l'auteur des blessures de M<sup>lle</sup> -de Mauprat, ce dont il commençait à douter beaucoup, j'en étais du moins -l'auteur involontaire. Il engageait son honneur et sa vie sur cette -assertion.</p> - -<p>Tel fut le résultat de la première information. Elle fut continuée à -différentes reprises les jours suivants, et plusieurs faux témoins -affirmèrent qu'ils m'avaient vu assassiner M<sup>lle</sup> de Mauprat, après -avoir vainement essayé de la faire céder à mes désirs.</p> - -<p>Un des plus funestes moyens de l'ancienne procédure était le -monitoire; on appelait ainsi un avertissement par voie de prédication, -lancé par l'évêque et proclamé par tous les curés, aux habitants de -leur paroisse, enjoignant de rechercher et de révéler tous les faits -qui viendraient à leur connaissance sur le crime dont on informait. Ce -moyen était un reflet adouci du principe inquisitorial qui régnait -plus ouvertement dans d'autres contrées. La plupart du temps, le -monitoire, institué d'ailleurs pour perpétuer au nom de la religion -l'esprit de délation, était un chef-d'œuvre d'atrocité ridicule; on -y supposait souvent le crime et toutes les circonstances imaginaires que -la passion des plaignants avait besoin de prouver; c'était la -publication d'un thème tout fait sur lequel, pour gagner quelque -argent, le premier coquin venu pouvait faire une déposition mensongère -dans l'intérêt du plus offrant... Le monitoire avait pour effet -inévitable, quand la rédaction en était partiale, de soulever contre -l'accusé la haine publique. Les dévots surtout, recevant du clergé -leur opinion toute faite, poursuivaient la victime avec acharnement, et -c'est ce qui eut lieu pour moi, d'autant plus que le clergé de la -province joua en ceci un autre rôle occulte qui faillit décider de mon -sort.</p> - -<p>L'affaire, portée en cour criminelle au présidial de Bourges, fut -instruite en très peu de jours.</p> - -<p>Vous pouvez imaginer le sombre désespoir auquel je fus en proie. Edmée -était dans un état de plus en plus déplorable, sa raison était -complètement égarée. J'étais sans inquiétude sur l'issue du -procès; je ne pensais pas qu'il fût possible de me convaincre d'un -crime que je n'avais pas commis; mais que m'importaient l'honneur et la -vie si Edmée ne devait pas retrouver la faculté de me réhabiliter -vis-à-vis d'elle-même? Je la considérais comme morte, morte en me -maudissant! Aussi j'étais irrévocablement décidé à me tuer -aussitôt après mon arrêt, quel qu'il fût. Je m'imposais comme un -devoir de subir la vie jusque-là et de faire ce qui serait nécessaire -pour le triomphe de la vérité; mais j'étais accablé d'une telle -stupeur, que je ne m'informais pas même de ce qu'il y avait à faire. -Sans l'esprit et le zèle de mon avocat, sans le dévouement admirable -de Marcasse, mon incurie m'eût abandonné au sort le plus funeste.</p> - -<p>Marcasse passait toutes ses journées à courir et à s'employer pour -moi. Le soir, il venait se jeter sur une botte de paille au pied de mon -lit de sangle; et, après m'avoir donné des nouvelles d'Edmée et de -mon oncle, qu'il allait voir tous les jours, il me racontait le -résultat de ses démarches. Je lui serrais la main avec tendresse; -mais, la plupart du temps, absorbé par ce qu'il venait de me dire sur -Edmée, je ne l'entendais point sur le reste.</p> - -<p>Cette prison de la Châtre, ancienne forteresse des Elevains de Lombaud, -seigneurs de la province, ne consistait plus alors qu'en une formidable -tour carrée, noircie par les siècles et plantée sur le roc au revers -d'un ravin où l'Indre forme un vallon étroit, sinueux et riche de la -plus belle végétation. La saison était magnifique. Ma chambre, -placée au plus haut de la tour, recevait les rayons du soleil levant, -qui projetait, d'un horizon à l'autre, les ombres grêles et -gigantesques d'un triple rideau de peupliers. Jamais paysage plus riant, -plus frais et plus pastoral ne s'offrit aux regards d'un prisonnier; -mais de quoi pouvais-je jouir? Il y avait des paroles de mort et -d'outrage dans toutes les brises qui passaient dans les violiers de la -muraille crevassée. Chaque son rustique, chaque refrain de cornemuse -qui montait vers moi, semblaient renfermer une insulte ou signaler un -profond mépris pour ma douleur. Il n'y avait pas jusqu'au bêlement des -troupeaux qui ne me parût l'expression de l'oubli et de -l'indifférence.</p> - -<p>Marcasse avait depuis quelque temps une idée fixe: il pensait qu'Edmée -avait été assassinée par Jean de Mauprat. Cela pouvait être; mais, -comme je n'avais à cet égard aucune probabilité à faire valoir, je -lui imposai silence dès qu'il m'en parla. Il ne me convenait pas de -chercher à me disculper aux dépens d'autrui. Quoique Jean de Mauprat -fût capable de tout, il était possible que la pensée ne lui fût -jamais venue de commettre ce crime, et, n'ayant pas entendu parler de -lui depuis plus de six semaines, il me semblait qu'il y aurait eu de la -lâcheté à l'inculper. Je persistais à croire qu'un des chasseurs de -la battue avait tiré sur Edmée par mégarde et qu'un sentiment de -crainte et de honte l'empêchait d'avouer son malheur. Marcasse eut le -courage d'aller voir tous ceux qui avaient pris part à cette chasse, et -de les supplier, avec toute l'éloquence dont le ciel l'avait doué, de -ne pas craindre le châtiment d'un meurtre involontaire et de ne pas -laisser charger un innocent à leur place. Toutes ces démarches furent -sans résultat, et les réponses d'aucun des chasseurs ne purent laisser -à mon pauvre ami l'espérance de trouver là une révélation du -mystère qui nous enveloppait.</p> - -<p>Je fus transféré à Bourges, dans l'ancien château des ducs de Berry, -qui sert désormais de prison. Ce fut une grande douleur pour moi -d'être séparé de mon fidèle sergent. On lui eût permis de me -suivre; mais il craignait d'être arrêté bientôt, à la suggestion de -mes ennemis (car il persistait à me croire poursuivi par des haines -cachées), et de se trouver par là hors d'état de me servir. Il -voulait donc ne pas perdre un instant pour continuer ses recherches tant -qu'on ne l'<i>appréhenderait pas au corps.</i></p> - -<p>Deux jours après mon installation à Bourges, Marcasse produisit un -acte dressé à sa réquisition par deux notaires de la Châtre, par -lequel, d'après les dépositions de dix témoins, on constatait qu'un -frère mendiant avait rôdé, tous les jours antérieurs à celui de -l'assassinat dans la Varenne, paru sur divers points à des distances -très rapprochées, et notamment couché à Notre-Dame de Pouligny la -veille de l'événement. Marcasse prétendait que ce moine était Jean -de Mauprat; deux femmes déposèrent qu'elles avaient cru le -reconnaître, soit pour Jean, soit pour Gaucher de Mauprat, qui lui -ressemblait beaucoup. Mais ce Gaucher était mort noyé dans un étang, -le lendemain de la prise du donjon, et toute la ville de la Châtre -ayant vu, le jour de l'assassinat d'Edmée, le trappiste conduire, -depuis le matin jusqu'au soir, avec le prieur des carmes, la procession -et les offices au pèlerinage de Vaudevant, ces dépositions, loin de -m'être favorables, firent le plus mauvais effet et jetèrent de -l'odieux sur ma défense. Le trappiste fit victorieusement prouver son -alibi, et le prieur des carmes l'aida à répandre que j'étais un -infâme scélérat. Ce fut un temps de triomphe pour Jean de Mauprat; il -disait hautement qu'il était venu se remettre à ses juges naturels -pour subir la peine due à ses fautes passées, et personne ne voulait -admettre la pensée de poursuivre un si saint homme. Le fanatisme qu'il -inspirait dans notre province éminemment dévote était tel, qu'aucun -magistrat n'eût osé braver l'opinion publique en faisant sévir contre -lui. Dans ses dépositions, Marcasse raconta l'apparition mystérieuse -et inexplicable du trappiste à la Roche-Mauprat, ses démarches pour -s'introduire auprès de M. Hubert et de sa fille, l'insolence qu'il -avait eue d'aller les effrayer jusque dans leurs appartements, et les -efforts du prieur des carmes pour obtenir de moi des sommes -considérables en faveur de ce personnage. Toutes ces dépositions -furent traitées comme un roman, car Marcasse avouait n'avoir été -témoin d'aucune des apparitions du trappiste, et ni le chevalier ni sa -fille n'étaient en état de témoigner. Mes réponses aux divers -interrogatoires que je subis confirmèrent, il est vrai, ces récits; -mais, comme je déclarai avec une parfaite sincérité que depuis deux -mois le trappiste ne m'avait donné aucun sujet d'inquiétude ou de -mécontentement, et comme je me refusai à lui attribuer le meurtre, il -sembla, pendant quelques jours, que le trappiste dût être à jamais -réhabilité dans l'opinion publique. Mon peu d'animosité contre lui -n'adoucit pourtant pas celle de mes juges. On usa des pouvoirs -arbitraires qu'avait la magistrature des temps passés, surtout au fond -des provinces, et on paralysa tous les moyens de mon avocat par une -précipitation féroce. Plusieurs personnages de robe que je ne veux pas -désigner se livrèrent sur mon compte, et publiquement, à des -déclamations qui eussent dû les faire récuser au tribunal de la -dignité et de la morale humaines. Ils intriguèrent auprès de moi pour -m'amener à des révélations et me promirent presque un arrêt -favorable si j'avouais au moins avoir blessé M<sup>lle</sup> de Mauprat par -mégarde. Le mépris avec lequel je reçus ces ouvertures acheva de me -les aliéner. Étranger à toute intrigue, dans un temps où la justice -et la vérité ne pouvaient triompher sans l'intrigue, je fus la proie -de deux ennemis redoutables, le clergé et la robe: le premier, que -j'avais offensé dans la personne du prieur des carmes, et la seconde, -dont j'étais haï à cause des prétendants qu'Edmée avait repoussés, -et dont le plus rancuneux tenait de près au personnage le plus éminent -du présidial.</p> - -<p>Néanmoins quelques hommes intègres auxquels j'étais à peu près -inconnu prirent intérêt à mon sort, en raison des efforts qui furent -faits pour me rendre odieux. L'un d'eux, M. E..., qui ne manquait pas -d'influence, car il était frère de l'intendant de la province et se -trouvait en rapport avec tous les délégués, me servit par les -excellents avis qu'il ouvrit pour jeter du jour sur cette affaire -embarrassante.</p> - -<p>Patience eût pu servir mes ennemis sans le vouloir, par la conviction -où il était de ma culpabilité; mais il ne le voulait pas. Il avait -repris sa vie errante dans les bois, et, sans se cacher, il était -insaisissable. Marcasse était fort inquiet de ses intentions et ne -comprenait rien à sa conduite. Les cavaliers de la maréchaussée -étaient furieux de voir un vieillard se jouer d'eux sans sortir du -rayon de quelques lieues de pays. Je pense qu'avec les habitudes et la -constitution de ce vieillard, il eût pu vivre des années dans la -Varenne sans tomber entre leurs mains et sans éprouver le besoin de se -rendre, que l'ennui et l'effroi de la solitude suggèrent, la plupart du -temps, aux grands criminels eux-mêmes.</p> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<h4><a id="XXV">XXV</a></h4> - - -<p>Le jour des débats arriva. Je m'y rendis avec calme, mais l'aspect de -la foule m'attrista profondément. Je n'avais là aucun appui, aucune -sympathie. Il me semblait que c'eût été une raison pour trouver du -moins cette apparence de respect que le malheur et l'état d'abandon -réclament. Je ne vis sur tous les visages qu'une brutale et insolente -curiosité. Des jeunes filles du peuple se récrièrent tout haut à mes -oreilles sur ma bonne mine et ma jeunesse. Un grand nombre de femmes, -appartenant à la noblesse et à la finance, étalaient aux tribunes de -brillantes toilettes, comme s'il se fût agi d'une fête. Grand nombre -de capucins montraient leur crâne rasé au milieu d'une populace qu'ils -excitaient contre moi, et des rangs serrés de laquelle j'entendais -sortir les appellations de brigand, d'impie et de bête farouche. Les -hommes à la mode du pays se dandinaient aux bancs d'honneur et -s'exprimaient sur ma passion en termes de ruelles. J'entendais et je -voyais tout avec la tranquillité d'un profond dégoût de la vie, et -comme un voyageur, arrivé au terme de sa course, voit avec -indifférence et lassitude les agitations de ceux qui repartent pour un -but plus lointain.</p> - -<p>Les débats commencèrent avec cette solennité emphatique qui -caractérise dans tous les temps l'exercice des fonctions de la -magistrature. Mon interrogatoire fut court, malgré la quantité -innombrable de questions qui me furent adressées sur toute ma vie. Mes -réponses déjouèrent singulièrement les espérances de la curiosité -publique et abrégèrent de beaucoup la séance. Je me renfermai dans -trois réponses principales et dont le fond était invariable: 1° à -toutes celles qui concernaient mon enfance et mon éducation, je -répondis que je n'étais point sur le banc des accusés pour faire le -métier d'accusateur; 2° à celles qui portèrent sur Edmée et sur la -nature de mes sentiments et de mes relations avec elle, je répondis que -le mérite et la réputation de M<sup>lle</sup> de Mauprat ne permettaient pas -même la plus simple question sur la nature de ses relations avec un -homme quelconque; que, quant à mes sentiments, je n'en devais compte à -personne; 3° à celles qui eurent pour but de me faire avouer mon -prétendu crime, je répondis que je n'étais pas même l'auteur -involontaire de l'accident. J'entrai par réponses monosyllabiques dans -le détail des circonstances qui avaient précédé immédiatement -l'événement; mais, sentant que je devais à Edmée autant qu'à -moi-même de taire les mouvements tumultueux qui m'avaient agité, -j'expliquai la scène à la suite de laquelle je l'avais quittée, par -une chute de cheval, et l'éloignement où l'on m'avait trouvé de son -corps gisant, par la nécessité où je m'étais cru de courir après -mon cheval pour l'escorter de nouveau. Malheureusement tout cela -n'était pas clair et ne pouvait pas l'être. Mon cheval avait couru -dans le sens contraire à celui que je disais, et le désordre où l'on -m'avait vu avant que j'eusse connaissance de l'accident n'était pas -suffisamment expliqué par une chute de cheval. On m'interrogeait -surtout sur cette pointe que j'avais faite dans le bois avec ma cousine, -au lieu de suivre la chasse comme nous l'avions annoncé; on ne voulait -pas croire que nous nous fussions égarés, précisément guidés par la -fatalité. On ne pouvait, disait-on, se représenter le hasard comme un -être déraison, armé d'un fusil, attendant Edmée à point nommé à -la tour Gazeau pour l'assassiner au moment où j'aurais le dos tourné -pendant cinq minutes. On voulait que je l'eusse entraînée, soit par -artifice, soit par force, en ce lieu écarté, pour lui faire violence -et lui donner la mort, soit par vengeance de n'y avoir pas réussi, soit -par crainte d'être découvert et châtié de ce crime.</p> - -<p>On fit entendre tous les témoins à charge et à décharge. À vrai -dire, il n'y eut que Marcasse parmi ces derniers qu'on pût réellement -considérer comme tel. Tous les autres affirmaient seulement qu'un -moine, <i>ayant la ressemblance des Mauprat</i>, avait erré dans la Varenne -à l'époque fatale et qu'il avait même paru se cacher le soir qui -suivit l'événement. On ne l'avait pas revu depuis. Ces dépositions, -que je n'avais pas provoquées et que je déclarais n'avoir pas -personnellement invoquées, me causèrent beaucoup d'étonnement; car je -vis figurer parmi ces témoins les plus honnêtes gens du pays. Mais -elles n'eurent de poids qu'aux yeux de M. E..., le conseiller qui -s'intéressait réellement à la vérité. Il éleva la voix pour -demander comment il se faisait que M. Jean de Mauprat n'eût pas été -sommé de se présenter pour être confronté avec ces témoins, puisque -d'ailleurs il s'était donné la peine de faire constater son alibi par -des actes. Cette objection ne fut accueillie que par un murmure -d'indignation. Les gens qui ne regardaient pas Jean Mauprat comme un -saint n'étaient pourtant pas en petit nombre; mais ils étaient froids -à mon égard et n'étaient venus là que pour assister à un spectacle.</p> - -<p>L'enthousiasme des cagots fut au comble lorsque le trappiste, sortant -tout à coup de la foule et baissant son capuchon d'une manière -théâtrale, s'approcha hardiment de la barre, en disant qu'il était un -misérable pécheur digne de tous les outrages, mais qu'en cette -occasion, où la vérité était un devoir pour tous, il se regardait -comme obligé de donner l'exemple de la franchise et de la simplicité -en s'offrant de lui-même à toutes les épreuves qui pourraient -éclairer la conscience des juges. Il y eut des trépignements de joie -et de tendresse dans l'auditoire. Le trappiste fut introduit dans -l'enceinte de la cour et confronté avec les témoins, qui déclarèrent -tous, sans hésiter, que le moine qu'ils avaient vu portait le même -habit et avait un air de famille, une sorte de ressemblance éloignée -avec celui-là, mais que ce n'était pas le même, et qu'il ne leur -restait pas un doute à cet égard.</p> - -<p>L'issue de cet incident fut un nouveau triomphe pour le trappiste. -Personne ne se dit que les témoins avaient montré tant de candeur, -qu'il était difficile de croire qu'ils n'eussent point vu réellement -un autre trappiste. Je me souvins en cet instant que, lors de la -première entrevue de l'abbé avec Jean de Mauprat à la fontaine des -Fougères, ce dernier lui avait touché quelques mots d'un sien <i>frère -en religion</i> qui voyageait avec lui et qui avait passé la nuit à la -ferme des Goulets. Je crus devoir communiquer cette réminiscence à mon -avocat, et il alla en conférer tout bas avec l'abbé, qui était sur le -banc des témoins et qui se rappela fort bien cette circonstance sans -pouvoir y ajouter aucun renseignement subséquent.</p> - -<p>Quand ce fut au tour de l'abbé à parler, il se tourna vers moi d'un -air d'angoisse; ses yeux se remplirent de larmes, et il répondit aux -questions de formalité avec trouble et d'une voix éteinte. Il fit un -grand effort sur lui-même pour répondre sur le fond, et enfin il le -fit en ces termes:</p> - -<p>—J'étais dans le bois lorsque M. le chevalier Hubert de Mauprat me -pria de descendre de voiture et d'aller voir ce qu'était devenue sa -fille Edmée, qui s'était écartée de la chasse depuis un temps assez -long pour lui causer de l'inquiétude. Je courus assez loin et trouvai, -à trente pas de la tour Gazeau, M. Bernard de Mauprat dans un grand -désordre. Je venais d'entendre un coup de feu. Je vis qu'il n'avait -plus sa carabine; il l'avait jetée (déchargée, comme le fait a été -constaté) à quelques pas de là. Nous courûmes ensemble jusqu'à M<sup>lle</sup> -de Mauprat, que nous trouvâmes à terre percée de deux balles. L'homme -qui nous avait devancés et qui était près d'elle en cet instant -pourrait seul nous dire les paroles qu'il a pu recueillir de sa bouche. -Elle était sans connaissance quand je la vis.</p> - -<p>—Mais vous avez su ponctuellement ces paroles de cette personne, dit le -président; car il existe, dit-on, une liaison d'amitié entre vous et -ce paysan instruit qu'on appelle Patience.</p> - -<p>L'abbé hésita et demanda si les lois de la conscience n'étaient pas -ici en contradiction avec les lois de la procédure; si les juges -avaient le droit de demander à un homme la révélation d'un secret -confié à sa loyauté et de le faire manquer à son serment.</p> - -<p>—Vous avez fait serment ici, par le Christ, de dire la vérité, toute -la vérité, lui répondit-on; c'est à vous de savoir si ce serment -n'est pas plus solennel que tous ceux que vous avez pu faire -précédemment.</p> - -<p>—Mais si j'avais reçu cette confidence sous le sceau de la confession, -dit l'abbé, vous ne m'exhorteriez certainement pas à la révéler.</p> - -<p>—Il y a longtemps, dit le président, que vous ne confessez plus -personne, monsieur l'abbé.</p> - -<p>À cette remarque inconvenante, il y eut de la gaieté sur le visage de -Jean de Mauprat, une gaieté affreuse qui me le représenta tel -qu'autrefois je l'avais vu, se tordant de rire à la vue des souffrances -et des pleurs.</p> - -<p>L'abbé trouva dans le dépit que lui causa cette petite attaque -personnelle la force qui lui eût manqué sans cela. Il resta quelques -instants les yeux baissés. On le crut humilié; mais, au moment où il -se redressa, on vit briller dans son regard la maligne obstination du -prêtre.</p> - -<p>—Tout bien considéré, dit-il d'un ton fort doux, je crois que ma -conscience m'ordonne de taire cette révélation, je la tairai.</p> - -<p>—Aubert, dit l'avocat du roi avec emportement, vous ignorez -apparemment les peines portées par la loi contre les témoins qui se -conduisent comme vous le faites.</p> - -<p>—Je ne les ignore pas, répondit l'abbé d'un ton plus doux -encore.</p> - -<p>—Et sans doute votre intention n'est pas de les braver?</p> - -<p>—Je les subirai s'il le faut, repartit l'abbé avec un imperceptible -sourire de fierté et un maintien si parfaitement noble, que toutes les -femmes s'émurent.</p> - -<p>Les femmes sont d'excellents appréciateurs des choses délicatement -belles.</p> - -<p>—C'est fort bien, reprit le ministère public. Persistez-vous dans ce -système de silence?</p> - -<p>—Peut-être, répondit l'abbé.</p> - -<p>—Nous direz-vous si, durant les jours qui ont suivi l'assassinat de -M<sup>lle</sup> de Mauprat, vous vous êtes trouvé à portée d'entendre les -paroles qu'elle a proférées, soit dans le délire, soit dans la -lucidité de ses idées?</p> - -<p>—Je ne vous dirai rien de cela, répondit l'abbé. Il serait contre mes -affections et contre toute convenance à mes yeux de redire des paroles -qui, en cas de délire, ne prouveraient absolument rien, et, en cas -d'idée lucide, n'auraient été prononcées que dans l'épanchement -d'une amitié toute filiale.</p> - -<p>—C'est fort bien, dit l'avocat du roi en se levant; la cour sera par -nous requise de délibérer sur votre refus de témoignage en joignant -l'incident au fond.</p> - -<p>—Pour moi, dit le président, en attendant, et en vertu de mon pouvoir -discrétionnaire, j'ordonne qu'Aubert soit arrêté et conduit en -prison.</p> - -<p>L'abbé se laissa emmener avec une tranquillité modeste. Le public fut -saisi de respect, et le plus profond silence régna dans l'assemblée, -malgré les efforts et le dépit des moines et des curés, qui -fulminaient tout bas contre l'hérétique.</p> - -<p>Tous les témoins entendus (et je dois dire que ceux qu'on avait -subornés jouèrent leur rôle très faiblement en public), M<sup>lle</sup> Leblanc -comparut pour couronner l'œuvre. Je fus surpris de voir cette fille si -acharnée contre moi et si bien dirigée dans sa haine. Elle avait, -d'ailleurs, des armes bien puissantes pour me nuire. En vertu du droit -d'écouter aux portes et de surprendre tous les secrets de famille que -s'arrogent les laquais, habile d'ailleurs aux interprétations et -féconde en mensonges, elle savait et arrangeait à sa guise la plupart -des faits qu'elle pouvait invoquer pour ma perte. Elle raconta de quelle -manière, sept ans auparavant, j'étais arrivé au château de -Sainte-Sévère à la suite de M<sup>lle</sup> de Mauprat, que j'avais soustraite -à la grossièreté et à la méchanceté de mes oncles.</p> - -<p>—Cela soit dit, ajouta-t-elle en se tournant avec une grâce -d'antichambre vers Jean de Mauprat, sans faire allusion au saint homme -qui est dans cette enceinte, et qui, de grand pécheur, est devenu un -grand saint. Mais à quel prix, continua-t-elle en se retournant vers la -cour, ce misérable bandit avait-il sauvé ma chère maîtresse? Il -l'avait déshonorée, messieurs; et toute la suite des jours de la -pauvre demoiselle s'est passée dans les larmes et dans la honte, à -cause de la violence qu'elle avait subie et dont elle ne pouvait pas se -consoler. Trop fière pour confier son malheur à personne et trop -honnête pour tromper aucun homme, elle a rompu avec M. de La Marche, -qu'elle aimait <i>à la passion</i>, et qui l'aimait de même: elle a refusé -toutes les demandes en mariage qui lui ont été faites pendant sept -ans, et tout cela par point d'honneur, car elle détestait M. Bernard. -Dans les commencements, elle voulait se tuer; car elle avait fait -aiguiser un petit couteau de chasse de son père, et (M. Marcasse est -là pour le dire, s'il veut s'en souvenir) elle se serait tuée -certainement si je n'avais jeté ce couteau dans le puits de la maison. -Elle songeait aussi à se défendre contre les attaques nocturnes de son -persécuteur; car elle mettait toujours ce couteau, tant qu'elle l'a eu, -sous son oreiller; elle verrouillait tous les soirs la porte de sa -chambre, et plusieurs fois je l'ai vue rentrer pale et près de -s'évanouir, fout essoufflée, comme une personne qui vient d'être -poursuivie et d'avoir une grande frayeur. À mesure que ce monsieur a -<i>pris de l'éducation</i> et des manières, mademoiselle, voyant qu'elle ne -pouvait pas avoir d'autre mari, puisqu'il parlait toujours de tuer tous -ceux qui se présenteraient, espéra qu'il se <i>corrigerait de sa -férocité</i> et lui montra beaucoup de douceur et de bonté. Elle le -soigna même pendant sa maladie, non pas qu'elle l'aimât et -l'<i>estimât</i> autant qu'il a plu à M. Marcasse de le dire dans <i>sa -version</i>; mais elle craignait toujours que, dans son délire, il ne -trahît, devant les domestiques ou devant son père, le secret de -l'affront qu'il lui avait fait, et qu'elle avait grand soin de cacher -par pudeur et par fierté. Toutes les dames qui sont ici doivent bien -comprendre cela. Quand la famille alla passer l'hiver de 77 à Paris, M. -Bernard redevint jaloux, despote, et fit tant de menaces de tuer M. de -La Marche, que mademoiselle fut forcée de congédier celui-ci. Après -cela, elle eut des scènes violentes avec Bernard, lui déclara qu'elle -ne l'aimait pas et ne l'aimerait jamais. De colère et de chagrin, car -on ne peut pas nier qu'il n'en fût amoureux <i>comme un tigre</i>, il partit -pour l'Amérique, et, pendant les six ans qu'il y passa, ses lettres le -montrèrent fort <i>amendé.</i> Quand il revint, mademoiselle avait pris son -parti d'être vieille fille, et elle était redevenue très tranquille. -M. Bernard paraissait devenu, de son côté, assez <i>bon enfant.</i> Mais, -à force de la voir tous les jours et d'être sans cesse appuyé sur le -dos de son fauteuil, ou de lui dévider des écheveaux de laine, en lui -parlant tout bas pendant que son père dormait, voilà qu'il en est -redevenu si amoureux, que la tête <i>lui en a parti.</i> Je ne veux pas trop -l'accuser, le pauvre malheureux, et crois que sa place est aux -Petites-Maisons plutôt qu'à la potence. Il criait et rugissait toute -la nuit, et lui écrivait des lettres <i>si bêtes</i>, qu'elle les lisait en -souriant et les mettait dans sa poche sans y répondre. Au reste, en -voici une que j'ai trouvée sur elle quand je l'ai déshabillée après -le malheureux événement; elle a été percée par une balle et tachée -de sang, mais on peut encore en lire assez pour voir que monsieur avait -souvent l'intention de tuer <i>mademoiselle.</i></p> - -<p>Elle déposa sur le bureau un papier demi-brûlé, demi-sanglant, qui -produisit sur les assistants un mouvement d'horreur, sincère chez -quelques-uns, affecté chez beaucoup d'autres.</p> - -<p>Avant qu'on le lût, elle acheva sa déposition et la termina par des -assertions qui me troublèrent profondément, car je ne distinguais plus -la limite entre la réalité et la perfidie.</p> - -<p>—Depuis son accident, dit-elle, mademoiselle a toujours été entre la -vie et la mort. Elle n'en relèvera certainement pas, quoi qu'en disent -MM. les médecins. J'ose dire que ces messieurs, ne voyant la malade -qu'à de certaines heures, ne connaissent pas sa maladie comme moi, qui -ne l'ai pas quittée une seule nuit. Ils prétendent que les blessures -vont bien, mais que la tête est dérangée. Je dis, moi, que les -blessures vont mal et que la tête va mieux qu'on ne dit. Mademoiselle -déraisonne fort rarement, et, <i>si elle a à déraisonner</i>, c'est en -présence de ces messieurs, qui la troublent et l'effrayent. Elle fait -alors tant d'efforts pour ne pas sembler folle, qu'elle le devient; -mais, sitôt qu'on la laisse seule avec moi ou avec Saint-Jean ou avec -M. l'abbé, <i>qui a fort bien pu dire ce qui en est, s'il l'a voulu</i>, -elle redevient calme, douce, sensée comme à l'ordinaire. Elle dit -qu'elle souffre à en mourir, bien qu'elle prétende avec MM. les -médecins qu'elle ne souffre presque plus. Elle parle alors de son -meurtrier avec la générosité qui convient à une chrétienne, et -répète cent fois par jour:</p> - -<p>«—Que Dieu lui pardonne dans l'autre vie comme je lui pardonne dans -celle-ci! <i>Après tout, il faut bien aimer une femme pour la tuer!</i> J'ai -eu tort de ne pas l'épouser, il m'aurait peut-être rendue heureuse; je -l'ai porté au désespoir, et il s'est vengé de moi. Chère Leblanc, -garde-toi de jamais trahir le secret que je te confie! Un mot indiscret -le conduirait à l'échafaud, et mon père en mourrait!...</p> - -<p>«La pauvre demoiselle est loin d'imaginer que les choses en sont là, -que je suis sommée par la loi et par la religion de dire ce que je -voudrais taire, et qu'au lieu de venir chercher ici un appareil pour les -douches, je suis venue confesser la vérité. Ce qui me console, c'est -que tout cela sera facile à cacher à M. le chevalier, qui n'a pas plus -sa tête que l'enfant qui vient de naître. Pour moi, j'ai fait mon -devoir; que Dieu soit mon juge!»</p> - -<p>Après avoir ainsi parlé avec une parfaite assurance et une grande -volubilité, M<sup>lle</sup> Leblanc se rassit au milieu d'un murmure approbateur, -et on procéda à la lecture de la lettre trouvée sur Edmée.</p> - -<p>C'était bien celle que je lui avais écrite quelques jours avant le -jour funeste. On me la présenta; je ne pus me défendre de porter à -mes lèvres l'empreinte du sang d'Edmée; puis, ayant jeté les yeux sur -l'écriture, je rendis la lettre en déclarant avec calme qu'elle était -de moi.</p> - -<p>La lecture de cette lettre fut mon coup de grâce. La fatalité qui -semble ingénieuse à nuire à ses victimes, voulut (et peut-être une -main infâme contribua-t-elle à cette mutilation) que les passages qui -témoignaient de ma soumission et de mon respect fussent détruits. -Certaines allusions poétiques qui expliquaient et excusaient les -divagations exaltées furent illisibles. Ce qui sauta aux yeux et -s'empara de toutes les convictions, ce furent les lignes restées -intactes qui témoignèrent de la violence de ma passion et de -l'emportement de mes délires. Ce furent des phrases telles que -celles-ci: <i>J'ai parfois envie de me lever au milieu de la nuit et -d'aller vous tuer! Je l'aurais fait déjà cent fois, si j'étais -assuré de ne plus vous aimer quand vous serez morte. Ménagez-moi, car -il y a deux hommes en moi, et quelquefois le brigand d'autrefois règne -sur l'homme nouveau</i>, etc. Un sourire de délices passa sur les lèvres -de mes ennemis. Mes défenseurs furent démoralisés, et mon pauvre -sergent lui-même me regarda d'un air désespéré. Le public m'avait -déjà condamné.</p> - -<p>Après cet incident, l'avocat du roi eut beau jeu à déclamer un -réquisitoire fulminant, dans lequel il me présenta comme un pervers -incurable, comme un rejeton maudit d'une souche maudite, comme un -exemple de la fatalité des méchants instincts; et, après s'être -évertué à faire de moi un objet d'horreur et d'épouvante, il essaya, -pour se donner un air d'impartialité et de générosité, de provoquer -en ma faveur la compassion des juges; il voulut prouver que je n'étais -pas maître de moi-même; que ma raison, bouleversée dès l'enfance par -des spectacles atroces et des principes de perversité, n'était pas -complète et n'aurait jamais pu l'être, quels qu'eussent été les -circonstances et le développement de mes passions. Enfin, après avoir -fait de la philosophie et de la rhétorique, au grand plaisir des -assistants, il conclut contre moi à la peine d'interdiction et de -réclusion à perpétuité.</p> - -<p>Quoique mon avocat fût un homme de cœur et de tête, la lettre l'avait -tellement surpris, l'auditoire était si mal disposé pour moi, la cour -donnait publiquement de telles marques d'incrédulité et d'impatience -en l'écoutant (habitude indécente qui s'est perpétuée sur les -sièges de la magistrature de ce pays), que son plaidoyer fut pâle. -Tout ce qu'il parut fondé à demander avec force fut un supplément -d'instruction. Il se plaignit de ce que toutes les formalités n'avaient -pas été remplies, de ce que la justice n'avait pas suffisamment -éclairé toutes les parties de l'affaire, de ce qu'on se hâtait de -juger une cause dont plusieurs circonstances étaient encore -enveloppées de mystère. Il demanda que les médecins fussent appelés -à s'expliquer sur la possibilité de faire entendre M<sup>lle</sup> de Mauprat. Il -démontra que la plus importante, la seule importante déposition était -celle de Patience, et que Patience pouvait se présenter au premier jour -et me disculper. Il demanda enfin qu'on fît des recherches pour -retrouver le moine quêteur dont la ressemblance avec les Mauprat -n'avait pas encore été expliquée et avait été affirmée par des -témoins dignes de foi. Il fallait, selon lui, savoir ce qu'était -devenu Antoine de Mauprat et faire expliquer le trappiste à cet égard. -Il se plaignit hautement de ce qu'on l'avait privé de tous ces moyens -de défense en refusant tout délai, et il eut la hardiesse de faire -entendre qu'il y avait de mauvaises passions intéressées à la marche -aveugle et rapide d'une telle procédure. Le président le rappela à -l'ordre; l'avocat du roi répliqua victorieusement que toutes les -formalités étaient remplies, que la cour était suffisamment -éclairée, que la recherche du moine quêteur était une puérilité de -mauvais goût, que Jean de Mauprat avait prouvé la mort de son dernier -frère, arrivée plusieurs années auparavant. La cour se retira pour -délibérer, et, au bout d'une demi-heure, elle rentra et rendit contre -moi un arrêt qui me condamnait à la peine capitale.</p> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<h4><a id="XXVI">XXVI</a></h4> - - -<p>Quoique la promptitude et la rigidité de cet arrêt fussent une chose -inique et qui frappa de stupeur les plus acharnés contre moi, je reçus -le coup avec un grand calme: je ne m'intéressais plus à rien sur la -terre. Je recommandai à Dieu mon âme et la réhabilitation de ma -mémoire. Je me dis que, si Edmée mourait, je la retrouverais dans un -monde meilleur; que, si elle me survivait et retrouvait la raison, elle -arriverait un jour à l'éclaircissement de la vérité, et qu'alors je -vivrais dans son cœur comme un souvenir cher et douloureux. Irritable -comme je le suis, et toujours disposé à la fureur envers tout ce qui -m'est obstacle ou offense, je m'étonne de la résignation philosophique -et de la fierté silencieuse que j'ai trouvées dans les grandes -occasions de ma vie, et surtout dans celle-là.</p> - -<p>Il était deux heures du matin. L'audience durait depuis quatorze -heures. Un silence de mort planait sur l'assemblée, qui était aussi -attentive, aussi nombreuse qu'au commencement, tant les hommes sont -avides de spectacles. Celui qu'offrait l'enceinte de la cour criminelle -en cet instant était lugubre. Ces hommes en robe rouge, aussi pâles, -aussi absolus, aussi implacables que le Conseil des Dix à Venise; ces -spectres de femmes coiffées de fleurs, que la lueur blafarde des -flambeaux faisait ressembler à des souvenirs de la vie flottant dans -les tribunes au-dessus des prêtres de la mort; les mousquets de la -garde étincelant dans l'ombre des derniers plans; l'attitude brisée de -mon pauvre sergent, qui s'était laissé tomber à mes pieds; la joie -muette et puissante du trappiste, infatigablement debout auprès de la -barre; le son lugubre d'une cloche de couvent qui se mit à sonner les -matines dans le voisinage, au milieu du silence de l'assemblée: -c'était de quoi émouvoir les nerfs des femmes de fermiers généraux -et faire battre les larges poitrines des corroyeurs du parterre.</p> - -<p>Tout à coup, au moment où la cour allait se disperser et annoncer la -levée de la séance, une figure, en tout semblable à celle qu'on -prête au paysan du Danube, trapue, en haillons, pieds nus, à la barbe -longue, aux cheveux en désordre, au front large et austère, au regard -imposant et sombre, se leva au milieu des mouvants reflets dont la foule -était à demi éclairée, et se dressa devant la barre en disant d'une -voix creuse et accentuée:</p> - -<p>—Moi, Jean Le Houx, dit <i>Patience</i>, je m'oppose à ce jugement, comme -inique quant au fond et illégal quant à la forme. Je demande qu'il -soit révisé, afin que je puisse faire ma déposition, qui est -nécessaire, souveraine peut-être, et qu'on aurait dû attendre.</p> - -<p>—Et, si vous aviez quelque chose à dire, s'écria l'avocat du roi avec -passion, que ne vous présentiez-vous lorsque vous en avez été requis? -Vous en imposez à la cour en prétendant que vous avez des motifs à -faire valoir.</p> - -<p>—Et vous, répondit Patience d'un ton plus lent et d'une voix plus -creuse encore qu'auparavant, vous en imposez au public en disant que je -n'en ai pas. Vous savez bien que je dois en avoir.</p> - -<p>—Songez où vous êtes, témoin, et rappelez-vous à qui vous -parlez.</p> - -<p>—Je le sais trop et je ne dirai rien de trop. Je déclare ici que j'ai -des choses importantes à dire et que je les aurais dites à temps si -vous n'aviez pas <i>violenté</i> le temps. Je veux les dire et je les dirai; -et, croyez-moi, il vaut mieux que je les dise pendant qu'on peut encore -revenir sur la procédure. Cela vaut mieux encore pour les juges que -pour le condamné; car celui-là revit par l'honneur, au moment où les -autres meurent par l'infamie.</p> - -<p>—Témoin, dit le magistrat irrité, l'âcreté et l'insolence de votre -langage seront plus nuisibles qu'avantageuses à l'accusé.</p> - -<p>—Et qui vous dit que je sois favorable à l'accusé? dit Patience d'une -voix de tonnerre. Que savez-vous de moi? Et s'il me plaît de faire -qu'un arrêt illégal et sans force devienne un arrêt puissant et -irrévocable?</p> - -<p>—Comment accorder ce désir de faire respecter les lois, dit le -magistrat, véritablement ébranlé par l'ascendant de Patience, avec -l'infraction que vous avez commise contre elles en ne vous rendant pas -à l'assignation du lieutenant criminel?</p> - -<p>—Parce que je ne voulais pas.</p> - -<p>—Il y a des peines sévères contre ceux dont la volonté ne s'accorde -pas toujours avec les lois du royaume.</p> - -<p>—Possible.</p> - -<p>—Venez-vous avec l'intention de vous y soumettre aujourd'hui?</p> - -<p>—Je viens avec celle de vous les faire respecter.</p> - -<p>—Je vous préviens que, si vous ne changez de ton, je vais vous faire -conduire en prison.</p> - -<p>—Je vous préviens que, si vous aimez la justice et si vous servez -Dieu, vous m'entendrez et suspendrez l'exécution de l'arrêt. Il -n'appartient pas à celui qui apporte la vérité de s'humilier devant -ceux qui la cherchent. Mais, vous qui m'entendez, hommes du peuple dont -les grands ne voudraient sans doute pas se jouer, vous dont on appelle -la voix, <i>voix de Dieu</i>, joignez-vous à moi, embrassez la défense de -la vérité, qui va être étouffée peut-être sous de malheureuses -apparences, ou bien qui va triompher par de mauvais moyens. Mettez-vous -à genoux, hommes du peuple, mes frères, mes enfants; priez, suppliez, -obtenez que justice soit faite et colère réprimée. C'est votre -devoir, c'est votre droit et votre intérêt; c'est vous qu'on insulte -et qu'on menace quand on viole les lois.</p> - -<p>Patience parlait avec tant de chaleur, et la sincérité éclatait en -lui avec tant de puissance, qu'il y eut un mouvement sympathique dans -tout l'auditoire. La philosophie était alors trop à la mode chez les -jeunes gens de qualité pour que ceux-ci ne répondissent pas des -premiers à un appel qui ne leur était pourtant pas adressé. Ils se -levèrent avec une impétuosité chevaleresque et se tournèrent vers le -peuple, qui se leva, entraîné par ce noble exemple. Il y eut une -clameur furieuse, et chacun, sentant sa dignité et sa force, oublia les -préventions personnelles pour se réunir dans le droit commun. Ainsi -quelquefois il suffit d'un noble élan et d'une parole vraie pour -ramener les masses égarées par de longs sophismes.</p> - -<p>Le sursis fut accordé, et je fus reconduit à ma prison au milieu des -applaudissements. Marcasse me suivit. Patience se déroba à ma -reconnaissance et disparut.</p> - -<p>La révision de mon jugement ne pouvait se faire que sur un ordre du -grand conseil. Pour ma part, j'étais décidé, avant l'arrêt, à ne -point me pourvoir auprès de cette chambre de cassation de l'ancienne -jurisprudence; mais l'action et le discours de Patience n'avaient pas -moins agi sur mon esprit que sur celui des spectateurs. L'esprit de -lutte et le sentiment de la dignité humaine, engourdis et comme -paralysés en moi par le chagrin, se réveillèrent soudainement, et je -sentis à cette heure que l'homme n'est pas fait pour cette -concentration égoïste du désespoir qu'on appelle ou l'abnégation, ou -le stoïcisme. Nul ne peut abandonner le soin de son honneur sans -abandonner le respect dû au principe de l'honneur. S'il est beau de -sacrifier sa gloire personnelle et sa vie aux mystérieux arrêts de la -conscience, c'est une lâcheté d'abandonner l'une et l'autre aux -fureurs d'une injuste persécution. Je me sentis relevé à mes propres -yeux, et je passai le reste de cette nuit importante à chercher les -moyens de me réhabiliter, avec autant de persévérance que j'en avais -mis à m'abandonner au destin. Avec le sentiment de la force je sentis -renaître celui de l'espérance. Edmée n'était peut-être ni folle ni -frappée de mort. Elle pouvait m'absoudre, elle pouvait guérir.</p> - -<p>—Qui sait? me disais-je, elle m'a peut-être déjà rendu justice; -peut-être est-ce elle qui envoie Patience à mon secours? Sans doute -j'accomplirai son vœu en reprenant courage, en ne me laissant pas -écraser par les fourbes.</p> - -<p>Mais comment obtenir cet ordre du grand conseil? Il fallait une -ordonnance du roi; qui la solliciterait? qui hâterait ces odieuses -lenteurs que la justice sait apporter quand il lui plaît, dans les -mêmes affaires où elle s'est jetée avec une précipitation aveugle? -qui empêcherait mes ennemis de me nuire et de paralyser tous mes -moyens? qui combattrait pour moi, en un mot? L'abbé seul aurait pu le -faire, mais il était en prison à cause de moi. Sa généreuse conduite -dans le procès m'avait prouvé qu'il était encore mon ami, mais son -zèle était enchaîné. Que pouvait Marcasse dans son obscure condition -et son langage énigmatique? Le soir vint, et je m'endormis avec -l'espérance d'un secours céleste, car j'avais prié Dieu avec ferveur. -Quelques heures de sommeil me rafraîchirent, et j'ouvris les yeux au -bruit des verrous qu'on tirait derrière ma porte. Ô Dieu de bonté! -quel fut mon transport en voyant Arthur, mon compagnon d'armes, cet -autre moi-même pour lequel je n'avais pas eu un secret pendant six ans, -s'élancer dans mes bras! Je pleurai comme un enfant en recevant cette -marque d'amour de la Providence. Arthur ne m'accusait pas! il avait -appris à Paris, où les intérêts scientifiques de la bibliothèque de -Philadelphie l'avaient appelé, la triste affaire où j'étais inculpé. -Il avait rompu des lances avec tous ceux qui me chargeaient, et il -n'avait pas perdu un instant pour venir me sauver ou me consoler.</p> - -<p>J'épanchai mon âme dans la sienne avec délices et lui dis ce qu'il -pouvait faire pour moi. Il voulait prendre la poste dès le soir même -pour Paris; mais je le priai de commencer par aller à Sainte-Sévère -me chercher des nouvelles d'Edmée; il y avait quatre mortels jours que -je n'en avais reçu, et Marcasse ne m'en avait d'ailleurs jamais donné -d'aussi exactes et d'aussi détaillées que je les aurais voulues.</p> - -<p>—Rassure-toi, me dit Arthur; par moi, tu sauras la vérité. Je suis -assez bon chirurgien; j'ai le coup d'œil exercé, je pourrai te dire -vraisemblablement ce que tu dois craindre ou espérer; de là, je -partirai immédiatement pour Paris.</p> - -<p>Il m'écrivit dès le surlendemain une lettre longue et détaillée.</p> - -<p>Edmée était dans un état fort extraordinaire. Elle ne parlait pas et -ne paraissait pas souffrir, tant qu'on se bornait à lui épargner toute -espèce d'excitation nerveuse; mais, au premier mot qui pouvait -réveiller la mémoire de ses douleurs, elle tombait en convulsion. -L'isolement moral où elle se trouvait était le plus grand obstacle à -sa guérison. Elle ne manquait de rien quant aux soins physiques; elle -avait deux bons médecins et une garde-malade fort dévouée. M<sup>lle</sup> -Leblanc la soignait aussi, sous ce rapport, avec beaucoup de zèle; mais -cette fille dangereuse lui faisait souvent du mal par ses réflexions -déplacées et ses interrogations indiscrètes. Arthur m'assura -d'ailleurs que, si jamais Edmée m'avait cru coupable et s'était -expliquée à cet égard, ce devait être dans une phase précédente de -sa maladie; car, depuis au moins quinze jours, elle était dans un état -d'inertie complète. Elle sommeillait souvent, mais sans dormir tout à -fait; elle digérait quelques breuvages gélatineux et ne se plaignait -jamais; elle répondait par des signes nonchalants et toujours négatifs -aux questions des médecins sur ses souffrances; elle n'exprimait par -aucun signe le souvenir des affections qui avaient rempli sa vie. Sa -tendresse pour son père, ce sentiment si profond et si puissant en -elle, n'était pourtant pas éteint; elle versait souvent des larmes -abondantes, mais alors elle paraissait n'entendre aucun son; c'était en -vain qu'on essayait de lui faire comprendre que son père n'était pas -mort, comme elle semblait le croire. Elle repoussait d'un geste -suppliant, non le bruit (il ne semblait pas frapper son oreille), mais -le mouvement qui se faisait autour d'elle, et, cachant son visage dans -ses mains, s'enfonçant dans son fauteuil et roidissant ses genoux -jusque vers sa poitrine, elle semblait livrée à un désespoir sans -remède. Cette muette douleur, qui ne se combattait plus elle-même et -ne voulait plus être combattue; cette grande volonté, qui avait été -capable de dompter les plus violents orages et qui s'en allait à la -dérive sur une mer morte et par un calme plat, était, selon Arthur, le -spectacle le plus douloureux qu'il eut jamais contemplé. Edmée -semblait vouloir avoir rompu avec la vie. M<sup>lle</sup> Leblanc, pour l'éprouver -et pour l'émouvoir, s'était grossièrement ingérée de lui dire que -son père était mort; elle avait fait entendre par un signe de tête -qu'elle le savait. Quelques heures plus tard, les médecins avaient -essayé de lui faire comprendre qu'il était vivant; elle avait répondu -par un autre signe qu'elle ne le croyait pas. On avait roulé le -fauteuil du chevalier dans sa chambre, on les avait mis en présence -l'un de l'autre; le père et la fille ne s'étaient pas reconnus. -Seulement, au bout de quelques instants, Edmée, prenant son père pour -un spectre, avait jeté des cris affreux et était tombée dans des -convulsions qui avaient rouvert une de ses blessures et donné à -craindre pour sa vie. On avait soin depuis ce moment de les tenir -séparés et de ne prononcer, devant Edmée, aucune parole qui eût -rapport à lui. Elle prenait Arthur pour un médecin du pays et l'avait -reçu avec la même douceur et la même indifférence que les autres. Il -n'avait pas osé essayer de lui parler de moi; mais il m'exhortait à ne -pas désespérer. L'état d'Edmée n'avait rien dont le temps et le -repos ne pussent triompher; elle avait peu de fièvre, aucune des -fonctions vitales de son être n'était réellement troublée; les -blessures étaient à peu près guéries, et le cerveau ne paraissait -pas devoir se désorganiser par un excès d'activité. L'affaiblissement -où cet organe était tombé, la prostration de tous les autres organes, -ne devaient pas lutter longtemps, selon Arthur, contre les ressources de -la jeunesse et la puissance d'une admirable constitution. Il m'engageait -enfin à songer à moi-même; je pouvais être utile à Edmée par mes -soins et devenir heureux par le retour de son affection et de son -estime.</p> - -<p>Au bout de quinze jours, Arthur revint de Paris avec l'ordonnance du roi -pour la révision de mon jugement. De nouveaux témoins furent entendus. -Patience ne parut pas; mais je reçus de sa part un morceau de papier, -avec ces mots d'une écriture informe: «Vous n'êtes pas coupable, -espérez donc.» Les médecins affirmèrent que M<sup>lle</sup> de Mauprat pouvait -désormais être interrogée sans danger, mais que ses réponses -n'auraient aucun sens. Elle était mieux portante. Elle avait reconnu -son père et ne le quittait plus. Mais elle ne comprenait rien à tout -ce qui n'était pas lui. Elle paraissait éprouver un grand plaisir à -le soigner comme un enfant, et, de son côté, le chevalier -reconnaissait de temps en temps sa fille chérie; mais les forces de ce -dernier décroissaient sensiblement. On l'interrogea dans un de ses -moments lucides. Il répondit que sa fille était <i>effectivement</i> -tombée de cheval, à la chasse, et qu'elle s'était ouvert la poitrine -sur une souche d'arbre, mais que personne n'avait tiré sur elle, même -par mégarde, et qu'il fallait être fou pour croire son cousin capable -d'un pareil crime. Ce fut tout ce qu'on put obtenir de lui. Quand on lui -demanda ce qu'il pensait de l'absence de son neveu, il répondit que son -neveu n'était point absent et qu'il le voyait tous les jours. Fidèle -à son respect pour la réputation d'une famille, hélas! si compromise, -voulut-il, par des mensonges enfantins, repousser les investigations de -la justice? C'est ce que je n'ai jamais pu savoir. Edmée ne put être -interrogée. À la première question qui lui fut adressée, elle haussa -les épaules et fit signe qu'elle voulait être tranquille. Le -lieutenant criminel insistant et devenant plus explicite, elle le -regarda fixement et parut s'efforcer de le comprendre. Il prononça mon -nom, elle poussa un grand cri et tomba évanouie. Il fallut renoncer à -l'entendre. Cependant Arthur ne désespéra point. Au contraire, le -récit de cette scène lui fit penser qu'il pouvait s'opérer dans les -facultés intellectuelles d'Edmée une crise favorable. Il repartit -aussitôt et alla s'installer à Sainte-Sévère, où il resta plusieurs -jours sans m'écrire, ce qui me jeta dans une grande anxiété.</p> - -<p>L'abbé, interrogé de nouveau, persista dans ses refus calmes et -laconiques.</p> - -<p>Mes juges, voyant que les renseignements promis par Patience -n'arrivaient pas, hâtèrent la révision de la procédure et -donnèrent, par une nouvelle précipitation, une nouvelle preuve de leur -animosité contre moi. Le jour fixé arriva. J'étais dévoré -d'inquiétude. Arthur m'avait écrit d'espérer, dans un style aussi -laconique que Patience. Mon avocat n'avait pu saisir aucune bonne preuve -à faire valoir. Je voyais bien qu'il commençait à me croire coupable. -Il n'espérait obtenir que des délais.</p> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<h4><a id="XXVII">XXVII</a></h4> - - -<p>L'auditoire fut encore plus nombreux que la première fois. La garde fut -forcée aux portes du prétoire, et la foule envahit jusqu'aux fenêtres -du manoir de Jacques Cœur, aujourd'hui l'hôtel de ville. J'étais fort -troublé, cette fois, quoique j'eusse la force et la fierté de n'en -rien laisser paraître. Je m'intéressais désormais au succès de ma -cause, et, les espérances que j'avais conçues ne semblant pas devoir -se réaliser, j'éprouvais un malaise indicible, une fureur concentrée, -une sorte de haine contre ces hommes qui n'ouvraient pas les yeux sur -mon innocence et contre ce Dieu qui semblait m'abandonner.</p> - -<p>Dans cet état violent, je fis un tel travail sur moi-même pour -paraître calme, que je m'aperçus à peine de ce qui se passait autour -de moi. Je retrouvai ma présence d'esprit pour répondre dans les -mêmes termes que la première fois à mon nouvel interrogatoire. Puis -un crêpe funèbre sembla s'étendre sur ma tête; un anneau de fer me -serrait le front, je sentais un froid de glace dans mes orbites, je ne -voyais plus que moi-même, et je n'entendais que des bruits vagues et -incompréhensibles. Je ne sais ce qui se passa; je ne sais si l'on -annonça l'apparition qui me frappa subitement. Je me souviens seulement -qu'une porte s'ouvrit derrière le tribunal, qu'Arthur s'avança -soutenant une femme voilée, qu'il lui ôta son voile après l'avoir -fait asseoir sur un large fauteuil que les huissiers roulèrent vers -elle avec empressement, et qu'un cri d'admiration remplit l'auditoire -lorsque la beauté pâle et sublime d'Edmée lui apparut.</p> - -<p>En ce moment, j'oubliai et la foule et le tribunal, et ma cause et -l'univers entier. Je crois qu'aucune force humaine n'aurait pu s'opposer -à mon élan impétueux. Je me précipitai comme la foudre au milieu de -l'enceinte, et, tombant aux pieds d'Edmée, j'embrassai ses genoux avec -effusion. On m'a dit que ce mouvement entraîna le public et que presque -toutes les dames fondirent en larmes. Les jeunes élégants n'osèrent -railler; les juges furent émus. La vérité eut un instant de triomphe -complet.</p> - -<p>Edmée me regarda longtemps. L'insensibilité de la mort était sur son -visage. Il ne semblait pas qu'elle pût jamais me reconnaître. -L'assemblée attendait dans un profond silence qu'elle exprimât sa -haine ou son affection pour moi. Tout à coup elle fondit en larmes, -jeta ses bras autour de mon cou et perdit connaissance. Arthur la fit -emporter aussitôt; il eut de la peine à me faire retourner à ma -place. Je ne savais plus où j'étais ni de quoi il s'agissait; je -m'attachais à la robe d'Edmée, je voulais la suivre. Arthur, -s'adressant à la cour, demanda qu'on fît constater de nouveau l'état -de la malade par les médecins qui l'avaient examinée dans la matinée. -Il demanda et obtint qu'Edmée fût de nouveau appelée en témoignage -et confrontée avec moi lorsque la crise qu'elle subissait en cet -instant serait passée.</p> - -<p>—Cette crise n'est pas grave, dit-il; M<sup>lle</sup> de Mauprat -en a éprouvé plusieurs du même genre ces jours derniers et pendant son -voyage. À la suite de chacun de ces accès, ses facultés intellectuelles ont -pris un développement de plus en plus heureux.</p> - -<p>—Allez donner vos soins à la malade, dit le président. Elle sera -rappelée dans deux heures, si vous croyez que ce temps suffise pour -mettre fin à son évanouissement. En attendant, la cour entendra le -témoin à la requête duquel le premier jugement n'a point reçu -l'exécution.</p> - -<p>Arthur se retira, et Patience fut introduit. Il était vêtu proprement; -mais, après avoir dit quelques paroles, il déclara qu'il lui était -impossible de continuer si on ne lui permettait pas d'ôter son habit. -Cette toilette d'emprunt le gênait tellement et lui semblait si lourde, -qu'il suait à grosses gouttes. Il attendit à peine un signe -d'adhésion accompagné d'un sourire de mépris que lui fit le -président, pour jeter à terre ces insignes de la civilisation, et, -abaissant avec soin les manches de sa chemise sur ses bras nerveux, il -parla à peu près ainsi:</p> - -<p>—Je dirai la vérité, toute la vérité. Je lève la main une seconde -fois, car j'ai à dire des choses qui se contredisent et que je ne peux -pas m'expliquer moi-même. Je jure devant Dieu et devant les hommes que -je dirai ce que je sais, comme je le sais, sans être influencé pour ni -contre personne.</p> - -<p>Il leva sa large main et se tourna vers le peuple avec une confiance -naïve, comme pour lui dire: «Vous voyez tous que je jure, et vous -savez que l'on peut croire en moi.»</p> - -<p>Cette confiance de sa part n'était pas mal fondée. On s'était -beaucoup occupé, depuis l'incident du premier jugement, de cet homme -extraordinaire qui avait parlé devant le tribunal avec tant d'audace et -harangué le peuple en sa présence. Cette conduite inspirait beaucoup -de curiosité et de sympathie à tous les démocrates et <i>philadelphes.</i> -Les œuvres de Beaumarchais avaient, auprès des hautes classes, un -succès qui vous expliquera comment Patience, en opposition avec toutes -les puissances de la province, se trouvait soutenu et applaudi par tout -ce qui se piquait d'un esprit élevé. Chacun croyait voir en lui Figaro -sous une forme nouvelle. Le bruit de ses vertus privées s'était -répandu; car vous vous souvenez que, durant mon séjour en Amérique, -Patience s'était fait connaître aux habitants de la Varenne et avait -échangé sa réputation de sorcier contre celle de bienfaiteur. On lui -avait donné le surnom de <i>grand juge</i>, parce qu'il intervenait -volontiers dans les différends et les terminait à la satisfaction de -chacun avec une bonté et une habileté admirables.</p> - -<p>Il parla cette fois d'une voix haute et pénétrante; il avait dans la -voix plusieurs belles cordes. Son geste était lent ou animé selon la -circonstance, toujours noble et saisissant; sa figure courte et -socratique était toujours belle d'expression. Il avait toutes les -qualités de l'orateur; mais il ne mettait à les produire aucune -vanité. Il parla d'une manière claire et concise qu'il avait acquise -nécessairement dans son commerce récent avec les hommes et dans la -discussion de leurs intérêts positifs.</p> - -<p>—Quand M<sup>lle</sup> de Mauprat reçut le coup, dit-il, j'étais à -dix pas tout au plus; mais le taillis est si épais dans cet endroit, que je -ne pouvais rien voir à deux pas de moi. On m'avait engagé à faire la -chasse. Cela ne m'amusait guère. Me retrouvant près de la tour Gazeau, -que j'ai habitée pendant vingt ans, j'eus envie de revoir mon ancienne -cellule, et j'y arrivais à grands pas quand j'entendis le coup. Cela ne -m'effraya pas du tout: c'était si naturel qu'on fît du bruit dans une -battue! Mais, quand je fus sorti du fourré, c'est-à-dire environ deux -minutes après, je trouvai Edmée (pardonnez-moi, j'ai l'habitude de -l'appeler comme cela, je suis avec elle comme qui dirait une sorte de -père nourricier), je trouvai Edmée à genoux par terre, blessée, -ainsi qu'on vous la dit, et tenant encore la bride de son cheval, qui se -cabrait. Elle ne savait pas si elle avait peu ou beaucoup de mal, mais -elle avait son autre main sur la poitrine et disait:</p> - -<p>«—Bernard, c'est affreux! je ne vous aurais jamais cru capable de me -tuer. Bernard, où êtes-vous? Venez me voir mourir. Vous tuez mon -père!»</p> - -<p>Elle tomba tout à fait en disant cela et lâcha la bride de son cheval. -Je m'élançai vers elle.</p> - -<p>«—Ah! tu l'as vu, Patience? me dit-elle. N'en parle pas, ne dis pas à -mon père...»</p> - -<p>Elle étendit les bras, son corps se roidit; je la crus morte, et elle -ne parla plus que dans la nuit, après qu'on eut retiré les balles de -sa poitrine.</p> - -<p>—Vîtes-vous alors Bernard de Mauprat?</p> - -<p>—Je le vis sur le lieu de l'événement, au moment où Edmée perdit -connaissance et sembla rendre l'âme; il était comme fou. Je crus que -c'était le remords qui l'accablait; je lui parlai durement, je le -traitai d'assassin. Il ne répondit rien et s'assit à terre auprès de -sa cousine. Il resta là, abruti longtemps encore après qu'on l'eut -emportée. Personne ne songea à l'accuser; on pensait qu'il était -tombé de cheval, parce qu'on voyait son cheval courir au bord de -l'étang; on crut que sa carabine s'était déchargée en tombant. M. -l'abbé Aubert fut le seul qui entendit accuser M. Bernard d'avoir -assassiné sa cousine. Les jours suivants, Edmée parla; mais ce ne fut -pas toujours en ma présence, et, d'ailleurs, depuis ce moment, elle eut -presque toujours le délire. Je soutiens qu'elle n'a confié à personne -(à M<sup>lle</sup> Leblanc moins qu'à personne) ce qui s'était passé entre elle -et M. de Mauprat avant le coup de fusil. Elle ne me l'a pas confié plus -qu'aux autres. Dans les moments bien rares où elle avait sa tête, elle -répondait à nos questions que certainement Bernard ne l'avait pas fait -exprès, et, plusieurs fois même, durant les trois premiers jours, elle -demanda à le voir. Mais, quand elle avait la fièvre, elle criait:</p> - -<p>«—Bernard! Bernard! vous avez commis un grand crime, vous avez tué -mon père!»</p> - -<p>C'était là son idée; elle croyait réellement que son père était -mort, et elle l'a cru longtemps. Elle a donc dit très peu de chose qui -ait de la valeur. Tout ce que M<sup>lle</sup> Leblanc lui a fait dire est faux. Au -bout de trois jours, elle a cessé de dire des paroles intelligibles, -et, au bout de huit jours, sa maladie a tourné à un silence complet. -Elle a chassé M<sup>lle</sup> Leblanc depuis sept jours qu'elle a retrouvé sa -raison, ce qui prouverait bien quelque chose contre cette fille de -chambre. Voilà ce que j'ai à dire contre M. de Mauprat. Il ne tenait -qu'à moi de le taire; mais, ayant autre chose à dire encore, j'ai -voulu révéler toute la vérité.</p> - -<p>Patience fit une pause; l'auditoire et la cour elle-même, qui -commençait à s'intéresser à moi et à perdre l'âcreté de ses -préventions, restèrent comme atterrés d'une déposition si -différente de celle qu'on attendait.</p> - -<p>Patience reprit la parole.</p> - -<p>—Je suis resté convaincu pendant plusieurs semaines, dit-il, du crime -de Bernard. Et puis j'ai beaucoup réfléchi à cela; je me suis dit -bien des fois qu'un homme aussi bon et aussi instruit que l'était -Bernard, un homme dont Edmée faisait tant d'estime, et que M. le -chevalier de Mauprat aimait comme son fils, un homme enfin qui avait -tant d'idées sur la justice et sur la vérité, ne pouvait pas, du jour -au lendemain, devenir un scélérat. Et puis il m'est venu à l'idée -que ce pouvait bien être quelque autre Mauprat qui eût fait le coup. -Je ne parle pas de celui qui est trappiste, ajouta-t-il, en cherchant -dans l'auditoire Jean de Mauprat, qui n'y était pas; je parle de celui -dont la mort n'a pas été constatée, quoique la cour ait cru devoir -passer outre et en croire sur parole M. Jean de Mauprat.</p> - -<p>—Témoin, dit le président, je vous ferai observer que vous n'êtes -ici ni pour servir d'avocat à l'accusé ni pour réviser les arrêts de -la cour. Vous devez dire ce que vous savez du fait, et non ce que vous -préjugez du fond de l'affaire.</p> - -<p>—Possible, répondit Patience. Il faut pourtant que je dise pourquoi je -n'ai pas voulu témoigner la première fois contre Bernard, n'ayant à -fournir que des preuves contre lui, et n'ayant pas foi à ces preuves -mêmes.</p> - -<p>—On ne vous le demande pas pour le moment. Ne vous écartez pas de -votre déposition.</p> - -<p>—Un instant! j'ai mon honneur à défendre, j'ai ma propre conduite à -expliquer, s'il vous plaît.</p> - -<p>—Vous n'êtes pas l'accusé, vous n'avez pas lieu à plaider votre -propre cause. Si la cour juge à propos de vous poursuivre pour votre -désobéissance, vous aviserez à vous défendre; mais il n'est pas -question de cela maintenant.</p> - -<p>—Il est question de faire savoir à la cour si je suis un honnête -homme ou un faux témoin. Pardon! il me semble que cela fait quelque -chose à l'affaire; la vie de l'accusé en dépend; la cour ne peut pas -regarder cela comme indifférent.</p> - -<p>—Parlez, dit l'avocat du roi, et tâchez de garder le respect que vous -devez à la cour.</p> - -<p>—Je n'ai pas envie d'offenser la cour, reprit Patience; je dis -seulement qu'un homme peut se soustraire aux ordres de la cour par des -raisons de conscience que la cour peut condamner légalement, mais que -chaque juge en particulier peut comprendre et excuser. Je dis donc que -je n'ai pas senti en moi-même que Bernard de Mauprat fût coupable; mes -oreilles seules le savaient; ce n'était pas assez pour moi. -Excusez-moi, messieurs, je suis juge, moi aussi. Enquérez-vous de moi! -dans mon village, on m'appelle le <i>grand juge.</i> Quand mes concitoyens me -prient de prononcer sur une querelle de cabaret ou sur la limite d'un -champ, je n'écoute pas tant leur sentiment que le mien. On a d'autres -notions sur les gens qu'un fait tout court. Il y en a beaucoup d'autres -qui servent à démontrer la vérité ou la fausseté du dernier qu'on -leur impute. Ainsi, ne pouvant croire que Bernard fut un assassin et -ayant entendu témoigner à plus de dix personnes, que je regarde comme -incapables de faux serment, qu'un moine <i>fait en manière de Mauprat</i> -avait couru le pays, ayant moi-même vu le dos et le froc de ce moine -passer à Pouligny le matin de l'événement, j'ai voulu savoir s'il -était dans la Varenne et j'ai su qu'il y était encore, c'est-à-dire -qu'après l'avoir quittée, il y était revenu aux environs du jugement -du mois dernier, et, qui plus est, qu'il avait accointance avec M. Jean -de Mauprat. Quel est donc ce moine? me disais-je; pourquoi sa figure -fait-elle peur à tous les habitants du pays? Qu'est-ce qu'il fait dans -la Varenne? S'il est du couvent des carmes, pourquoi n'en porte-t-il pas -l'habit? S'il est de l'ordre de M. Jean, pourquoi n'est-il pas logé -avec lui aux Carmes? S'il est quêteur, pourquoi, après avoir fait sa -quête, ne va-t-il pas plus loin, plutôt que de revenir importuner les -gens qui lui ont donné la veille? S'il est trappiste et qu'il ne -veuille pas rester aux Carmes comme l'autre, pourquoi ne retourne-t-il -pas dans son couvent? Qu'est-ce donc que ce moine vagabond? et pourquoi -M. Jean de Mauprat, qui a dit à plusieurs personnes ne pas le -connaître, le connaît-il si bien, qu'ils déjeunent de temps en temps -ensemble, dans un cabaret à Crevant? J'ai donc voulu alors que ma -déposition fût faite, même dût-elle nuire en partie à Bernard, afin -d'avoir le droit de dire ce que je vous dis là, même quand cela ne -servirait à rien. Mais comme, vous autres, vous ne donnez jamais le -temps aux témoins de chercher à s'éclairer sur ce qu'ils ont à -croire, je suis reparti tout de suite pour mes bois, où je vis à la -manière des renards, me promettant de n'en pas sortir tant que je -n'aurais pas découvert ce que ce moine fait dans le pays. Je me suis -donc mis sur sa piste et j'ai découvert ce qu'il est: il est l'assassin -d'Edmée de Mauprat, il s'appelle Antoine de Mauprat.</p> - -<p>Cette révélation causa un grand mouvement dans la cour et dans -l'auditoire. Tous les regards cherchèrent Jean de Mauprat, dont la -figure ne parut point.</p> - -<p>—Quelles sont vos preuves? dit le président.</p> - -<p>—Je vais vous les dire, répondit Patience. Sachant par la cabaretière -de Crevant, à qui j'ai eu occasion de rendre service, que les deux -trappistes déjeunaient chez elle de temps en temps, comme je vous l'ai -dit, j'ai été me loger à une demi-lieue de là, dans un ermitage -qu'on appelle le <i>Trou aux Fades</i>, et qui est au milieu des bois, -abandonné au premier venu, logis et mobilier. C'est une caverne dans le -rocher, avec une grosse pierre pour s'asseoir et rien avec. Je vécus -là deux jours de racines et d'un morceau de pain qu'on m'apportait de -temps en temps du cabaret. Il n'est pas dans mes principes de demeurer -dans un cabaret. Le troisième jour, le petit garçon de la cabaretière -vint m'avertir que les deux moines allaient se mettre à table. J'y -courus et je me cachai dans un cellier qui touche au jardin. La porte de -ce cellier est ombragée d'un pommier, sous lequel ces messieurs -déjeunaient en plein air. M. Jean était sobre; l'autre mangeait comme -un carme et buvait comme un cordelier. J'entendis et je vis tout à mon -aise.</p> - -<p>«—Il est temps que cela finisse, disait Antoine, que je reconnus fort -bien en le voyant boire et en l'entendant jurer, je suis las du métier -que vous me faites faire. Donnez-moi asile chez les carmes ou je fais du -bruit.</p> - -<p>«—Et quel bruit pouvez-vous faire qui ne vous conduise à la roue, -<i>lourde bête?</i> lui répondit M. Jean. Soyez sûr que vous ne mettrez -pas les pieds aux Carmes; je ne me soucie pas de me voir inculpé dans -un procès criminel, car on vous découvrirait là au bout de trois -heures.</p> - -<p>«—Pourquoi donc, s'il vous plaît? Vous leur faites bien croire que -vous êtes un saint!</p> - -<p>«—Je suis capable de me conduire comme un saint, et vous vous -conduisez comme un imbécile. Est-ce que vous pouvez vous tenir une -heure de jurer et de casser les pots après dîner!</p> - -<p>«—Dites donc, <i>Népomucène</i>, est-ce que vous espéreriez sortir de -là bien net, si j'avais une affaire criminelle? reprit l'autre.</p> - -<p>«—Qui sait? répondit le trappiste: je n'ai point pris part à votre -folie ni conseillé rien de ce genre.</p> - -<p>«—Ah! ah! le bon apôtre! s'écria Antoine en se renversant de rire -sur sa chaise, vous en êtes bien content, à présent que cela est -fait. Vous avez toujours été lâche, et, sans moi, vous n'auriez -imaginé rien de mieux que d'aller vous faire trappiste, pour singer la -dévotion et venir ensuite vous faire absoudre du passé, afin d'avoir -le droit de tirer un peu d'argent aux <i>casse-têtes</i> de Sainte-Sévère. -Belle ambition, ma foi! que de crever sous un froc après s'être gêné -toute sa vie et n'avoir pris que la moitié de tous les plaisirs, encore -en se cachant comme une taupe! Allez, allez, quand on aura pendu le -gentil Bernard, que la belle Edmonde sera morte, et que le vieux -casse-cou aura rendu ses grands os à la terre, quand nous hériterons -de cette jolie fortune-là, vous trouverez que c'est là un joli coup de -Jarnac: se défaire de trois à la fois! Il m'en coûtera bien un peu de -faire le dévot, moi qui n'ai pas les habitudes du couvent et qui ne -sais pas porter l'habit: aussi je jetterai le froc aux orties, et je me -contenterai de bâtir une chapelle à la Roche-Mauprat et d'y communier -quatre fois l'an.</p> - -<p>«—Tout ce que vous avez fait là est une sottise et une infamie!</p> - -<p>«—Ouais! ne parlez pas d'infamie, mon doux frère, ou je vais vous -faire avaler cette bouteille toute cachetée!</p> - -<p>«—Je dis que c'est une sottise et que, si cela réussit, vous devez -une belle chandelle à la Vierge; si cela ne réussit pas, je m'en lave -les mains, entendez-vous? Quand j'étais caché dans la chambre secrète -du donjon, et que j'ai entendu Bernard conter à son valet, après -souper, qu'il perdait l'esprit pour la belle Edmée, je vous ai dit en -l'air qu'il y aurait là un joli coup à faire; et, comme une brute, -vous avez pris la chose au sérieux, vous avez été, sans me consulter -et sans attendre un moment favorable, exécuter une chose qui voulait -être pesée et mûrie.</p> - -<p>«—Le moment favorable, cœur de lièvre que vous êtes! et où donc -l'aurais-je trouvé? <i>L'occasion fait le larron.</i> Je me vois surpris par -la chasse au milieu du bois; je me cache dans la maudite tour Gazeau; je -vois arriver mes deux tourtereaux; j'entends une conversation à crever -de rire, Bernard larmoyant, la fille faisant la fière; Bernard se -retire comme un sot, sans avoir fait métier d'homme; je me trouve sur -moi, le bon Dieu sait comment, un scélérat de pistolet tout chargé. -<i>Paf!</i>...</p> - -<p>«—Taisez-vous, bête sauvage! dit l'autre tout effrayé; parle-t-on de -ces choses-là dans un cabaret? Tenez votre langue, malheureux! ou je ne -vous verrai plus.</p> - -<p>«—Il faudra pourtant bien que vous me voyiez, mon doux frère, quand -j'irai sonner et faire carillon à la porte des Carmes.</p> - -<p>«—Vous n'y viendrez pas, ou je vous dénonce.</p> - -<p>«—Vous ne me dénoncerez pas, car j'en sais trop long sur votre -compte.</p> - -<p>«—Je ne vous crains pas, j'ai fait mes preuves; j'ai expié mes -péchés.</p> - -<p>«—Hypocrite!</p> - -<p>«—Allons, taisez-vous, insensé, dit l'autre; il faut que je vous -quitte. Voilà de l'argent.</p> - -<p>«—<i>Tout cela!</i></p> - -<p>«—Que voulez-vous que vous donne un religieux? Croyez-vous que je sois -riche?</p> - -<p>«—Vos carmes le sont, et vous en faites ce que vous voulez.</p> - -<p>«—Je pourrais vous donner davantage que je ne le ferais pas. Vous -n'auriez pas plus tôt deux louis, que vous feriez des débauches et un -bruit qui vous trahiraient.</p> - -<p>«—Et, si vous voulez que je quitte le pays pour quelque temps, avec -quoi voulez-vous que je voyage?</p> - -<p>«—Ne vous ai-je pas déjà donné trois fois de quoi partir, et -n'êtes-vous pas revenu après avoir bu tout ce que vous aviez dans le -premier mauvais lieu à la frontière de la province? Votre impudence me -révolte, après les dépositions qu'on a faites contre vous, quand la -maréchaussée a l'éveil, quand Bernard fait réviser son jugement, et -que vous allez être découvert!</p> - -<p>«—Mon frère, c'est à vous d'y veiller; vous menez les carmes, les -carmes mènent l'évêque, Dieu sait pour quelle petite folie qui a -été faite de compagnie, en grand secret, après souper, dans leur -couvent...»</p> - -<p>Ici, le président interrompit le récit de Patience.</p> - -<p>—Témoin, dit-il, je vous rappelle à l'ordre; vous outragez la vertu -d'un prélat par le récit scandaleux d'une telle conversation.</p> - -<p>—Nullement, répondit Patience, je rapporte les invectives d'un -crapuleux et d'un assassin contre le prélat; je n'en prends rien sur -moi, et chacun ici sait le cas qu'il a à en faire; mais, si vous le -voulez, je n'en dirai pas davantage sur ce sujet. Il y eut encore un -assez long débat. Le vrai trappiste voulait faire partir le faux -trappiste, et celui-ci s'obstinait à rester, disant que, s'il n'était -pas sur les lieux, son frère le ferait arrêter aussitôt après que -Bernard aurait la tête tranchée, afin d'avoir l'héritage à lui tout -seul. Jean, poussé à bout, le menaça sérieusement de le dénoncer et -de le livrer à la justice.</p> - -<p>«—Baste! vous vous en garderez bien, après tout, reprit Antoine; car -si Bernard est absous, adieu l'héritage.»</p> - -<p>C'est ainsi qu'ils se séparèrent. Le vrai trappiste s'en alla fort -soucieux, l'autre s'endormit les coudes sur la table. Je sortis de ma -cachette pour procéder à son arrestation. C'est dans ce moment que la -maréchaussée, qui est à mes trousses depuis longtemps pour me forcer -à venir témoigner, me mit la main au collet. J'eus beau désigner le -moine comme l'assassin d'Edmée, on ne voulut pas me croire, et on me -dit qu'on n'avait pas d'ordre contre lui. Je voulais ameuter le village, -on m'empêcha de parler; on m'amena ici de brigade en brigade comme un -déserteur, et, depuis huit jours, je suis au cachot, sans qu'on daigne -faire droit à mes réclamations. Je n'ai même pu voir l'avocat de M. -Bernard et lui faire savoir que j'étais en prison; c'est tout à -l'heure seulement que le geôlier est venu me dire qu'il fallait -endosser un habit et <i>comparoir.</i> Je ne sais pas si tout cela est dans -les formes de la justice; mais ce qu'il y a de certain, c'est que -l'assassin aurait pu être arrêté et qu'il ne l'est pas, et qu'il ne -le sera pas si vous ne vous assurez de la personne de M. Jean de Mauprat -pour l'empêcher d'avertir, je ne dis pas son complice, mais son -protégé. Je fais serment que dans tout ce que j'ai entendu M. Jean de -Mauprat est à l'abri de tout soupçon de complicité; quant à l'action -de laisser livrer à la rigueur des lois un innocent et de vouloir -sauver un coupable au point de feindre sa mort par de faux témoignages -et de faux actes...</p> - -<p>Patience, voyant que le président allait encore l'interrompre, se hâta -de terminer son discours en disant:</p> - -<p>—Quant à cela, messieurs, il appartient à vous et non à moi de le -juger.</p> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<h4><a id="XXVIII">XXVIII</a></h4> - - -<p>Après cette déposition importante, la cour suspendit pendant quelques -instants la séance, et, lorsqu'elle rentra, Edmée fut ramenée en sa -présence. Pâle et brisée, pouvant à peine se traîner jusqu'au -fauteuil qui lui était réservé, elle montra cependant une grande -force et une grande présence d'esprit.</p> - -<p>—Croyez-vous pouvoir répondre avec calme et sans trouble aux questions -qui vont vous être adressées? lui dit le président.</p> - -<p>—Je l'espère, monsieur, répondit-elle. Il est vrai que je sors d'une -maladie grave et que j'ai recouvré depuis peu de jours seulement -l'exercice de ma mémoire; mais je crois l'avoir très bien recouvrée, -et mon esprit ne ressent aucun trouble.</p> - -<p>—Votre nom?</p> - -<p>—Solange-Edmonde de Mauprat, <i>Edmea sylvestris</i>, ajouta-t-elle à -demi-voix.</p> - -<p>Je frissonnai. Son regard avait pris, en disant cette parole -intempestive, une expression étrange. Je crus qu'elle allait divaguer -plus que jamais. Mon avocat effrayé me regarda d'un air -d'interrogation. Personne autre que moi n'avait compris ces deux mots, -qu'Edmée avait pris l'habitude de répéter souvent dans les premiers -et dans les derniers jours de sa maladie. Heureusement ce fut le dernier -ébranlement de ses facultés. Elle secoua sa belle tête comme pour -chasser des idées importunes; et, le président lui ayant demandé -compte de ces mots inintelligibles, elle répondit avec douceur et -noblesse:</p> - -<p>—Ce n'est rien, monsieur; veuillez continuer mon interrogatoire.</p> - -<p>—Votre âge, mademoiselle?</p> - -<p>—Vingt-quatre ans.</p> - -<p>—Vous êtes parente de l'accusé?</p> - -<p>—Sa tante à la mode de Bretagne. Il est mon cousin issu de germain et -le petit-neveu de mon père.</p> - -<p>—Jurez-vous de dire la vérité, toute la vérité!</p> - -<p>—Oui, monsieur.</p> - -<p>—Levez la main.</p> - -<p>Edmée se retourna vers Arthur avec un triste sourire. Il lui ôta son -gant et l'aida à élever son bras sans force et presque sans mouvement. -Je sentis de grosses larmes couler sur mes joues.</p> - -<p>Edmée raconta avec finesse et naïveté qu'étant égarée dans le -bois avec moi, elle avait été jetée à bas de son cheval par -l'empressement plein de sollicitude que j'avais mis à la retenir, -croyant qu'elle était emportée; qu'il s'en était suivi une petite -altercation, à la suite de laquelle, par une <i>petite colère de femme -assez niaise</i>, elle avait voulu remonter seule sur sa jument; qu'elle -m'avait même dit des paroles dures, dont elle ne pensait pas un mot, -car elle m'aimait comme son frère; que, profondément affligé de sa -brusquerie, je m'étais éloigné de quelques pas pour lui obéir, et -qu'au moment de me suivre, affligée qu'elle était elle-même de notre -puérile querelle, elle avait senti une violente commotion à la -poitrine, et qu'elle était tombée en entendant à peine la -détonation. Il lui était impossible de dire de quel côté elle était -tournée et de quel côté était parti le coup.</p> - -<p>—Voilà tout ce qui est arrivé, ajouta-t-elle; je suis la dernière -personne en état de vous expliquer cet accident. Je ne puis en mon âme -et conscience l'attribuer qu'à la maladresse d'un de nos chasseurs qui -aura craint de l'avouer. Les lois sont si sévères! et la vérité est -si difficile à prouver!</p> - -<p>—Ainsi, mademoiselle, vous ne pensez pas que votre cousin soit l'auteur -de cet attentat?</p> - -<p>—Non, monsieur, certainement non! Je ne suis plus folle, et je ne me -serais pas laissé conduire devant vous, si j'avais senti mon cerveau -malade.</p> - -<p>—Vous semblez imputer à un état d'aliénation mentale les -révélations que vous avez faites au bonhomme Patience, à M<sup>lle</sup> -Leblanc, votre gouvernante, et peut-être aussi à l'abbé Aubert.</p> - -<p>—Je n'ai fait aucune <i>révélation</i>, répondit-elle avec assurance, pas -plus au digne Patience qu'au respectable abbé et à la servante -Leblanc. Si l'on appelle révélation les paroles dépourvues de sens -qu'on dit dans la fièvre, il faut condamner à mort toutes les figures -qui nous font peur dans les rêves. Quelle <i>révélation</i> aurais-je pu -faire d'un fait que j'ignore?</p> - -<p>—Mais vous avez dit au moment où vous avez reçu la blessure en -tombant de votre cheval: <i>Bernard, Bernard, je ne vous aurais jamais cru -capable de me tuer!</i></p> - -<p>—Je ne me souviens pas d'avoir jamais dit cela; et, quand je l'aurais -dit, je ne concevrais pas l'importance qu'on peut attribuer aux -impressions d'une personne frappée de la foudre et dont l'esprit est -comme anéanti. Ce que je sais, c'est que Bernard de Mauprat donnerait -sa vie pour mon père et pour moi, ce qui ne rend pas très probable -qu'il ait voulu m'assassiner. Et pour quelle raison, grand Dieu!</p> - -<p>Le président se servit alors, pour embarrasser Edmée, de tous les -arguments que pouvaient lui fournir les dépositions de M<sup>lle</sup> Leblanc. Il -y avait de quoi la troubler en effet. Edmée, surprise de voir la -justice en possession de tant de choses qu'elle croyait secrètes, -reprit cependant courage et fierté lorsqu'on lui fit entendre, dans les -termes brutalement chastes qu'on emploie devant les tribunaux -en pareil cas, qu'elle avait été victime de ma grossièreté à la -Roche-Mauprat. C'est alors que, prenant avec feu la défense de mon -caractère et celle de son honneur, elle affirma que je m'étais conduit -avec une loyauté bien supérieure à celle qu'on pouvait attendre -encore de mon éducation. Mais il restait à expliquer toute la vie -d'Edmée à partir de cette époque, la rupture de son mariage avec M. -de La Marche, ses querelles fréquentes avec moi, mon brusque départ -pour l'Amérique, le refus qu'elle avait fait de se marier.</p> - -<p>—Cet interrogatoire est une chose odieuse, dit-elle en se levant tout -à coup et en retrouvant ses forces physiques avec l'exercice de sa -force morale. On me demande compte de mes plus intimes sentiments, on -descend dans les mystères de mon âme, on tourmente ma pudeur, on -s'arroge des droits qui n'appartiennent qu'à Dieu. Je vous déclare -que, s'il s'agissait ici de ma vie et non de celle d'autrui, vous ne -m'arracheriez pas un mot de plus. Mais, pour sauver la vie du dernier -des hommes, je sacrifierais mes répugnances; à plus forte raison le -ferais-je pour celui qui est devant vos yeux. Apprenez-le donc, puisque -vous me contraignez à faire un aveu contraire à la réserve et à la -fierté de mon sexe: tout ce qui vous semble inexplicable dans ma -conduite, tout ce que vous attribuez aux torts de Bernard et à mes -ressentiments, à ses menaces et à mes terreurs, se justifie par un -seul mot: <i>Je l'aime!</i></p> - -<p>En prononçant ce mot avec la rougeur au front et l'accent profond de -l'âme la plus passionnée et la plus orgueilleusement concentrée qui -ait jamais existé, Edmée se rassit et couvrit son visage de ses deux -mains. En ce moment, je fus si transporté, que je m'écriai sans -pouvoir me contenir:</p> - -<p>—Qu'on me mène à l'échafaud maintenant, je suis le roi de la -terre!</p> - -<p>—À l'échafaud! toi! dit Edmée en se relevant; on m'y mènera plutôt -moi-même. Est-ce ta faute, malheureux enfant, si depuis sept ans, je te -cache le secret de mon affection, si j'ai voulu attendre pour te le dire -que tu fusses le premier des hommes par la sagesse et l'intelligence, -comme tu en es le premier par le cœur? Tu payes cher mon ambition, -puisqu'on l'interprète par le mépris et la haine. Tu dois bien me -haïr, puisque ma fierté t'a conduit sur le banc du crime. Mais je -laverai ta honte par une réparation éclatante, et, quand même on -t'enverrait à l'échafaud demain, tu n'y marcherais qu'avec le titre de -mon époux.</p> - -<p>—Votre générosité vous entraîne trop loin, Edmée de Mauprat, dit -le président; vous consentiriez presque, pour sauver votre parent, à -vous accuser de coquetterie et de dureté; car comment expliqueriez-vous -vos sept années de refus, qui ont exaspéré la passion de ce jeune -homme?</p> - -<p>—Peut-être, monsieur, dit Edmée avec malice, la cour n'est-elle pas -compétente sur cette matière. Beaucoup de femmes pensent que ce n'est -pas un grand crime d'avoir un peu de coquetterie avec l'homme qu'on -aime. On en a peut-être le droit, quand on lui a sacrifié tous les -autres hommes; c'est une fierté naturelle bien innocente que de vouloir -faire sentir à celui qu'on préfère qu'on est une âme de prix et -qu'on mérite d'être sollicitée et recherchée longtemps. Il est vrai -que si cette coquetterie avait pour résultat de faire condamner un -amant à la mort, on s'en corrigerait vite. Mais il est impossible, -messieurs, que vous vouliez consoler de la sorte ce pauvre jeune homme -de mes rigueurs.</p> - -<p>En parlant ainsi d'un air d'excitation ironique, Edmée fondit en -pleurs. Cette sensibilité nerveuse, qui mettait en dehors toutes les -qualités de son âme et de son esprit, tendresse, courage, finesse, -fierté, pudeur, donnait en même temps à son visage une expression si -mobile et si admirable sous toutes ses faces, que la grave et sombre -assemblée des juges sentit tomber la cuirasse d'airain de l'intégrité -impassible et la chape de plomb de l'hypocrite vertu. Si Edmée ne -m'avait pas défendu victorieusement par ses aveux, du moins elle avait -excité au plus haut point l'intérêt en ma faveur. Un homme aimé -d'une belle et vertueuse femme porte avec lui un talisman qui le rend -invulnérable; chacun sent que sa vie a plus de prix que celle des -autres.</p> - -<p>Edmée subit encore beaucoup de questions et rétablit les faits -dénaturés par M<sup>lle</sup> Leblanc; elle m'épargna beaucoup, il est vrai; -mais elle sut, avec un art admirable, éluder certaines questions et se -soustraire à la nécessité de mentir ou de me condamner. Elle s'accusa -généreusement de tous mes torts et prétendit que, si nous avions eu -des querelles, c'était parce qu'elle y prenait un secret plaisir, parce -qu'elle y voyait la force de mon amour; qu'elle m'avait laissé partir -pour l'Amérique, voulant mettre ma vertu à l'épreuve et ne pensant -pas que la campagne durerait plus d'un an, comme on le disait alors, -qu'ensuite elle m'avait regardé comme engagé d'honneur à subir cette -prolongation illimitée, mais qu'elle avait souffert plus que moi de mon -absence; enfin elle reconnut fort bien la lettre qu'on avait trouvée -sur elle; et, la prenant, elle en rétablit les passages mutilés avec -une mémoire surprenante et en priant le greffier de suivre avec elle -les mots à demi effacés.</p> - -<p>—Cette lettre est si peu une lettre de menace, dit-elle, et -l'impression que j'en ai reçue est si peu celle de la crainte et de -l'aversion, qu'on l'a trouvée sur mon cœur, où je la portais depuis -huit jours, bien que je n'eusse pas seulement avoué à Bernard que je -l'eusse reçue.</p> - -<p>—Mais vous n'expliquez point, lui dit le président, pourquoi, il y a -sept ans, dans les premiers temps du séjour de votre cousin auprès de -vous, vous étiez armée d'un couteau que vous placiez toutes les nuits -sous votre oreiller, et que vous aviez fait aiguiser pour un cas urgent -de défense?</p> - -<p>—Dans ma famille, répondit-elle en rougissant, on a l'esprit assez -romanesque et l'humeur très fière. Il est vrai que j'eus plusieurs -fois dessein de me tuer, parce que je sentais naître en moi pour mon -cousin un penchant insurmontable. Me croyant liée par des engagements -indissolubles à M. de La Marche, je serais morte plutôt que de manquer -à ma parole et plutôt que d'épouser un autre homme que Bernard. Plus -tard, M. de La Marche me rendit ma promesse avec beaucoup de -délicatesse et de loyauté, et je ne songeai plus à mourir.</p> - -<p>Edmée se retira suivie de tous les regards et d'un murmure approbateur. -À peine avait-elle franchi la porte du prétoire, qu'elle s'évanouit -de nouveau; mais cette crise n'eut pas de suites graves et ne laissa pas -de traces au bout de quelques jours.</p> - -<p>J'étais si bouleversé, si enivré de ce qu'elle venait de dire, que je -ne vis plus guère ce qui se passait. Concentré dans la seule pensée -de mon amour, je doutais pourtant; car, si Edmée n'avait pas avoué -tous mes efforts, elle pouvait bien aussi avoir exagéré son -inclination pour moi dans le dessein d'atténuer mes défauts. Il -m'était impossible de croire qu'elle m'eût aimé avant mon départ -pour l'Amérique, et surtout dès les premiers temps de mon séjour -auprès d'elle. Je n'avais que cette préoccupation dans l'esprit; je ne -me souvenais même plus de la cause ni du but de mon procès. Il me -semblait que la question agitée dans ce froid aréopage était -uniquement celle-ci: <i>Est-il aimé ou n'est-il pas aimé?</i> Le triomphe -ou la défaite, la vie ou la mort n'étaient que là pour moi.</p> - -<p>Je fus tiré de ces rêveries par la voix de l'abbé Aubert. Il était -maigre et défait, mais plein de calme; on l'avait tenu au secret, et il -avait souffert toutes les rigueurs de la prison avec la résignation -d'un martyr. Malgré toutes les précautions, l'adroit Marcasse, habile -à se glisser partout comme un furet, avait réussi à lui faire tenir -une lettre d'Arthur, où Edmée avait ajouté quelques mots. Autorisé -par cette lettre à tout dire, il fit une déposition conforme à celle -de Patience, avouant que, d'après les premières paroles d'Edmée -après l'événement, il m'avait accusé; mais qu'ensuite, voyant -l'état d'aliénation de la malade et se souvenant de ma conduite sans -reproche depuis plus de six ans, tirant aussi quelque lumière des -précédents débats et des bruits publics sur l'existence et la -présence d'Antoine Mauprat, il s'était senti trop convaincu de mon -innocence pour vouloir témoigner contre moi. S'il le faisait -maintenant, c'est qu'il pensait qu'un supplément d'instruction avait -éclairé la cour, et que sa déposition n'aurait pas les conséquences -graves qu'elle eût pu avoir un mois auparavant.</p> - -<p>Interrogé sur les sentiments d'Edmée à mon égard, il détruisit -toutes les inventions de M<sup>lle</sup> Leblanc et déclara que, non seulement -Edmée m'aimait ardemment, mais qu'elle avait senti de l'amour pour moi -dès les premiers jours de notre entrevue. Il l'affirma par serment, -tout en appuyant un peu plus sur mes torts passés que ne l'avait fait -Edmée. Il avoua qu'il avait craint plusieurs fois alors que ma cousine -ne fît la folie de m'épouser, mais qu'il n'avait jamais eu de crainte -pour sa vie, puisque, d'un mot et d'un regard, il l'avait toujours vue -me réduire, même à l'époque de ma plus mauvaise éducation.</p> - -<p>La continuation des débats fut remise à l'issue des perquisitions -ordonnées pour découvrir et arrêter l'assassin. On compara mon -procès à celui de Calas, et cette comparaison n'eut pas plus tôt -cours dans les conversations, que mes juges, se voyant en butte à mille -traits sanglants, éprouvèrent par eux-mêmes que la haine et la -prévention sont de mauvais conseillers et des guides dangereux. -L'intendant de la province se déclara le champion de ma cause et le -chevalier d'Edmée, qu'il reconduisit en personne auprès de son père. -Il mit sur pied toute la maréchaussée. On agit avec vigueur, on -arrêta Jean de Mauprat. Quand il se vit saisi et menacé, il livra son -frère et déclara qu'on le trouverait toutes les nuits réfugié à la -Roche-Mauprat et caché dans une chambre secrète où la femme du -métayer l'aidait à se renfermer à l'insu de son mari.</p> - -<p>On conduisit le trappiste sous bonne escorte à la Roche-Mauprat, afin -qu'il révélât cette chambre secrète, à laquelle, malgré tout son -génie à explorer les murailles et les charpentes, l'ancien chasseur de -fouines, le taupeur Marcasse, n'avait jamais pu parvenir. On m'y -conduisit moi-même, afin que j'aidasse à retrouver cette chambre ou -les passages qui pouvaient y aboutir, au cas où le trappiste se -départirait de la sincérité de ses intentions. Je revis donc encore -une fois ce manoir détesté avec son ancien chef de brigands -transformé en trappiste. Il se montra si humble et si rampant -vis-à-vis de moi, il fit si bon marché de la vie de son frère et -m'exprima une si vile soumission, que, saisi de dégoût, je le priai, -au bout de quelques instants, de ne plus m'adresser la parole. Gardés -à vue par les cavaliers, nous nous mîmes à la recherche de la chambre -secrète. Jean avait prétendu d'abord qu'il en savait l'existence sans -en connaître la situation exacte depuis que le donjon était aux trois -quarts détruit. Quand il me vit, il se souvint que je l'avais surpris -dans ma chambre et qu'il avait disparu par la muraille. Il se résigna -donc à nous y conduire et à nous montrer le secret, qui était fort -curieux, et dont je ne m'amuserai pas à vous faire la description. La -chambre secrète fut ouverte, il ne s'y trouva personne. L'expédition -avait été pourtant conduite avec promptitude et mystère. Il ne -paraissait pas probable que Jean eût eu le temps de prévenir son -frère. Le donjon était entouré de cavaliers, toutes les issues -étaient bien gardées. La nuit était sombre, et nous avions fait une -invasion qui avait bouleversé d'effroi tous les habitants de la -métairie. Le métayer ne comprenait rien à ce que nous cherchions; -mais le trouble et l'angoisse de sa femme semblaient nous assurer la -présence d'Antoine dans le donjon. Elle n'eut pas la présence d'esprit -de prendre un air rassuré après que nous eûmes exploré la première -chambre, et cela fit penser à Marcasse qu'il y en avait une seconde. Le -trappiste en avait-il connaissance et feignit-il de l'ignorer? Il joua -si bien son rôle, que nous y fûmes tous pris. Il fallut explorer de -nouveau les moindres détours et recoins des ruines. Une grande tour -isolée de tous les bâtiments ne semblait pouvoir offrir aucun refuge. -La cage de l'escalier s'était entièrement écroulée lors de -l'incendie, et il ne se trouvait pas d'échelle assez longue, à -beaucoup près, même en attachant l'une à l'autre avec des cordes -celles du métayer, pour atteindre au dernier étage, qui semblait bien -conservé, et contenir une pièce éclairée par deux meurtrières. -Marcasse objecta qu'il pouvait se trouver un escalier dans l'épaisseur -du mur, ainsi qu'il arrive dans beaucoup d'anciennes tours. Mais où se -trouvait l'issue? Dans quelque souterrain peut-être. L'assassin -oserait-il sortir de sa retraite tant que nous serions là? S'il avait, -malgré la nuit obscure et le silence que nous gardions, vent de notre -présence, se risquerait-il dans la campagne tant que nous serions -postés comme nous l'étions sur tous les points?</p> - -<p>—Ce n'est pas probable, dit Marcasse. Il faut trouver un moyen prompt -de parvenir là-haut, et j'en vois un.</p> - -<p>Il montra une poutre noircie par le feu qui joignait la tour à une -hauteur effrayante, et sur une portée de vingt pieds environ, aux -greniers du bâtiment voisin. Une large crevasse, faite par -l'éboulement des parties attenantes, était située à l'extrémité de -cette poutre dans le flanc de la tour. Dans ses explorations, il avait -bien semblé à Marcasse voir au travers de cette crevasse les marches -d'un petit escalier. Le mur avait, d'ailleurs, l'épaisseur nécessaire -pour le contenir. Le taupeur n'avait jamais osé se risquer sur cette -poutre, non à cause de sa ténuité ni de son élévation, il était -habitué à ces périlleuses <i>traversées</i>, comme il les appelait; mais -la poutre était attaquée par le feu et tellement amincie par le -milieu, qu'il était impossible de savoir si elle porterait le poids -d'un homme, fût-il svelte et diaphane comme le brave sergent. -Jusque-là, aucune considération assez importante pour risquer sa vie -à cette expérience ne s'était présentée; elle s'offrait en cet -instant, Marcasse n'hésita pas. Je n'étais point auprès de lui -lorsqu'il conçut ce dessein; je l'en aurais empêché à tout prix. Je -ne m'en aperçus que lorsque Marcasse était déjà au milieu de la -poutre, à l'endroit où le bois calciné n'était peut-être qu'un -charbon. Comment vous rendre ce que j'éprouvai en voyant mon fidèle -ami debout dans les airs, marchant avec gravité vers son but? Blaireau -allait devant lui avec autant de tranquillité que s'il se fût agi -d'aller comme jadis au milieu des bottes de foin à la découverte des -fouines et des loirs. Le jour se levait et dessinait dans l'air -grisâtre la silhouette effilée et la démarche modeste et fière de -l'hidalgo. Je mis mes mains sur mon visage, il me semblait entendre -craquer la poutre fatale; j'étouffai un cri de terreur dans la crainte -de l'émouvoir en cet instant solennel et décisif. Je ne pus retenir ce -cri, je ne pus m'empêcher de relever la tête lorsque deux coups de feu -partirent de la tour. Le chapeau de Marcasse tomba au premier coup, le -second effleura son épaule. Il s'était arrêté.</p> - -<p><br /></p> - -<div class="figcenter" style="width: 500px;"> -<a id="figure10"></a> -<img src="images/figure10.jpg" width="500" alt="" /> -<p class="center">... <i>Pendant que Marcasse accomplissait son périlleux trajet, deux -coups de feu partirent de la tour</i>...—Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</p> -</div> - -<p><br /></p> - -<p>—Pas touché! nous cria-t-il.</p> - -<p>Et, prenant son élan, il franchit au pas de course le reste du pont -aérien. Il pénétra dans la tour par la crevasse et s'élança dans -l'escalier en criant:</p> - -<p>—À moi, mes amis! la poutre est solide.</p> - -<p>Aussitôt cinq hommes hardis et vigoureux, qui l'accompagnaient, se -mirent à cheval sur la poutre en s'aidant des mains et parvinrent un à -un à l'autre extrémité. Lorsque le premier d'entre eux pénétra dans -le grenier où était retiré Antoine de Mauprat, il le trouva aux -prises avec Marcasse, qui, tout exalté de son triomphe et oubliant -qu'il ne s'agissait pas de tuer l'ennemi, mais de le prendre, s'était -mis en devoir de le larder comme une belette avec sa longue rapière. -Mais le faux trappiste était un ennemi redoutable. Il avait arraché -l'épée des mains du sergent, l'avait terrassé et l'aurait étranglé -si on ne se fût jeté sur lui par derrière. Il résista avec une force -prodigieuse aux trois premiers assaillants; mais, avec l'aide des deux -autres, on réussit à le dompter. Quand il se vit pris, il ne fit plus -de résistance et se laissa lier les mains pour descendre l'escalier, -qui venait aboutir au fond d'un puits desséché qui se trouvait au -centre de la tour. Antoine avait l'habitude d'en sortir et d'y descendre -par une échelle que lui tendait la femme du métayer, et qu'elle -retirait aussitôt après. Je me jetai avec transport dans les bras du -sergent.</p> - -<p>—Ce n'est rien, dit-il, cela m'a amusé. J'ai senti que j'avais encore -la jambe sûre et la tête froide. Eh! eh! vieux sergent, ajouta-t-il en -regardant sa jambe, vieil hidalgo, vieux taupeur, on ne se moquera plus -tant de ton mollet.</p> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<h4><a id="XXIX">XXIX</a></h4> - - -<p>Si Antoine de Mauprat eût été un homme énergique, il aurait pu me -faire un mauvais parti en se disant témoin de l'assassinat commis par -moi sur la personne d'Edmée. Comme il avait pour se cacher des raisons -antérieures à ce dernier crime, il eût expliqué le mystère dont il -s'enveloppait et son silence sur l'événement de la tour Gazeau. Je -n'avais pour moi que le témoignage de Patience. Eût-il suffi pour -m'absoudre? Tant d'autres, même ceux de mes amis, même celui d'Edmée, -qui ne pouvait nier mon caractère violent et les probabilités de mon -crime, étaient contre moi!</p> - -<p>Mais Antoine, le plus insolent en paroles de tous les coupe-jarrets, -était le plus lâche en action. Il ne se vit pas plus tôt au pouvoir -de la justice qu'il avoua tout, même avant de savoir que son frère -l'avait abandonné.</p> - -<p>Il y eut de scandaleux débats, où les deux frères se chargèrent l'un -l'autre d'une manière infâme. Le trappiste, toujours contenu par son -hypocrisie, abandonnait froidement l'assassin à son sort et se -défendait de lui avoir jamais donné le conseil de commettre le crime; -l'autre, porté au désespoir, l'accusa des forfaits les plus horribles, -de l'empoisonnement de ma mère et de celui de la mère d'Edmée, qui -étaient mortes l'une et l'autre de violentes inflammations d'entrailles -à des époques assez rapprochées. Jean de Mauprat était, disait-il, -très habile dans l'art de préparer les poisons, et s'introduisait dans -les maisons sous divers déguisements pour les mêler aux aliments. Il -assura que, le jour où Edmée avait été amenée à la Roche-Mauprat, -il avait assemblé tous ses frères pour délibérer avec eux sur le -moyen de se débarrasser de cette héritière d'une fortune -considérable, fortune qu'il avait travaillé à saisir par les voies du -crime, en essayant de détruire les effets du mariage du chevalier -Hubert. Ma mère avait payé de sa vie l'affection qui avait porté ce -dernier à vouloir adopter l'enfant de son frère. Tous les Mauprat -voulaient qu'on se débarrassât d'Edmée et de moi du même coup, et -Jean apprêtait le poison lorsque la maréchaussée vint faire diversion -à cet affreux dessein en attaquant le donjon. Jean repoussa ces -accusations avec horreur, disant humblement qu'il avait commis bien -assez de péchés mortels dans la débauche et l'irréligion, sans qu'on -lui imputât encore ceux-là. Comme ils étaient difficiles à admettre, -sans examen, de la bouche d'Antoine, que cet examen était à peu près -impossible, et que le clergé était trop puissant et trop intéressé -à empêcher ce scandale pour le permettre, Jean de Mauprat fut -déchargé de l'accusation de complicité et seulement renvoyé à la -Trappe, avec défense de l'archevêque de remettre les pieds dans le -diocèse et invitation à ses supérieurs de ne le laisser jamais sortir -de son couvent. Il y mourut peu d'années après, dans les transes d'un -repentir exalté, qui avait même le caractère de l'aliénation. Il est -vraisemblable qu'à force de feindre le remords, afin d'arriver à une -sorte de réhabilitation sociale, il avait fini, après avoir échoué -dans ses projets, par ressentir, au sein des austérités et des -châtiments terribles de son ordre, les frayeurs et les angoisses d'une -mauvaise conscience et d'un tardif repentir. La peur de l'enfer est la -seule foi des âmes viles.</p> - -<p>Je ne fus pas plus tôt acquitté, réhabilité et élargi, que je -courus auprès d'Edmée; j'arrivai pour assister aux derniers moments de -mon grand-oncle. Il recouvra, vers sa fin, non la mémoire des -événements, mais celle du cœur. Il me reconnut, me pressa sur sa -poitrine, me bénit en même temps qu'Edmée, et mit ma main dans celle -de sa fille. Après que nous eûmes rendu les derniers devoirs à cet -excellent et noble parent, dont la perte nous fut aussi douloureuse que -si nous ne l'eussions pas prévue et attendue depuis longtemps, nous -quittâmes pour quelque temps le pays, afin de n'être pas témoins de -l'exécution d'Antoine, qui fut condamné au supplice de la roue. Les -deux faux témoins qui m'avaient chargé furent fouettés, flétris, et -chassés du ressort du présidial. M<sup>lle</sup> Leblanc, que l'on ne pouvait -accuser précisément de faux témoignage, car elle n'avait guère -procédé que par induction, se déroba au mécontentement public et -alla vivre dans une autre province avec assez de luxe pour faire penser -qu'elle avait reçu des sommes considérables pour me perdre.</p> - -<p>Nous ne voulûmes pas nous séparer, même momentanément, de nos -excellents amis, de mes seuls défenseurs, Marcasse, Patience, Arthur et -l'abbé Aubert. Nous montâmes tous dans la même voiture de voyage: les -deux premiers, habitués au grand air, occupèrent volontairement le -siège extérieur; nous les traitâmes sur le pied de la plus parfaite -égalité. Jamais, dès lors, ils n'eurent d'autre table que la nôtre. -Quelques personnes eurent le mauvais goût de s'en étonner; nous -laissâmes dire. Il est des circonstances qui effacent radicalement -toutes les distances imaginaires ou réelles du rang et de l'éducation.</p> - -<p>Nous visitâmes la Suisse. Arthur jugeait ce voyage nécessaire au -rétablissement complet d'Edmée; les soins tendres et ingénieux de cet -ami dévoué, le bonheur dont notre affection chercha à entourer -Edmée, ne contribuèrent pas moins que le beau spectacle des montagnes -à chasser sa mélancolie et à effacer le souvenir des orages que nous -venions de traverser. La Suisse produisit sur le cerveau poétique de -Patience un effet magique. Il entrait souvent dans une telle exaltation, -que nous en étions à la fois ravis et effrayés. Il fut tenté de se -construire un chalet au fond de quelque vallée et d'y passer le reste -de ses jours dans la contemplation de la nature; mais sa tendresse pour -nous le fit renoncer à ce projet. Marcasse déclara par la suite que, -malgré tout le plaisir qu'il avait goûté dans notre compagnie, il -regardait ce voyage comme le temps le plus funeste de sa vie. À -l'auberge de Martigny, lors de notre retour, Blaireau, dont l'âge -avancé rendait les digestions pénibles, mourut victime du trop bon -accueil qu'il reçut à la cuisine. Le sergent ne dit pas un mot, le -contempla quelque temps d'un air sombre et alla l'enterrer dans le -jardin sous le plus beau rosier; il ne parla de sa douleur que plus d'un -an après.</p> - -<p>Pendant ce voyage, Edmée fut pour moi un ange de bonté et de -sollicitude; s'abandonnant désormais à toutes les inspirations de son -cœur, n'ayant plus aucune méfiance contre moi, ou se disant que -j'avais été assez malheureux pour mériter ce dédommagement, elle me -confirma mille fois les célestes assurances d'amour qu'elle avait -données en public lorsqu'elle avait élevé la voix pour proclamer mon -innocence. Quelques réticences qui m'avaient frappé dans sa -déposition, et le souvenir des paroles accusatrices qui lui étaient -échappées lorsque Patience l'avait trouvée assassinée, me -laissèrent, je l'avoue, une assez longue souffrance. Je pensai, avec -raison peut-être, qu'Edmée avait fait un grand effort pour croire à -mon innocence avant les révélations de Patience. Mais elle s'expliqua -toujours avec beaucoup de délicatesse et un peu de réserve à cet -égard. Cependant, un jour, elle ferma la plaie en me disant avec sa -brusquerie charmante:</p> - -<p>—Et si je t'ai aimé assez pour t'absoudre dans mon cœur et pour te -défendre devant les hommes au prix d'un mensonge, qu'as-tu à dire?</p> - -<p>Ce qui ne m'importait pas moins, c'était de savoir à quoi m'en tenir -sur l'amour qu'elle prétendait avoir eu pour moi dès les premiers -jours de notre liaison. Ici elle se troubla un peu, comme si, dans son -invincible fierté, elle eût regretté la jalouse possession de son -secret. Ce fut l'abbé qui se chargea de me faire sa confession et de -m'assurer que dans ce temps il avait bien souvent grondé Edmée de son -penchant pour l'<i>enfant sauvage.</i> Comme je lui objectais l'entretien -confidentiel que j'avais surpris un soir dans le parc entre Edmée et -lui, et que je lui rapportais avec la grande exactitude de mémoire que -je possède, il me répondit:</p> - -<p>—Si vous nous eussiez suivis un peu sous les arbres, vous eussiez -entendu, ce soir-là même, une querelle qui vous eût bien rassuré, et -qui vous eût expliqué comment, d'antipathique (je dirai presque -d'odieux) que vous m'étiez, vous me devîntes supportable d'abord, et -peu à peu cher au plus haut degré.</p> - -<p>—Racontez-le-moi, m'écriai-je; d'où vint ce miracle?</p> - -<p>—D'un mot, répondit-il: Edmée vous aimait. Quand elle me l'eut -avoué, elle couvrit son visage de ses deux mains et resta un instant -comme accablée de honte et de chagrin; puis, tout à coup, relevant la -tête:</p> - -<p>«—Eh bien, oui, s'écria-t-elle, eh bien, oui, je l'aime! puisque vous -voulez le savoir absolument. J'en suis éprise, comme vous dites. Ce -n'est pas ma faute, pourquoi en rougirais-je? Je n'y puis rien; cela est -venu fatalement. Je n'ai jamais aimé M. de La Marche; je n'ai que de -l'amitié pour lui. Et pour Bernard, c'est un autre sentiment, un -sentiment si fort, si mobile, si rempli d'agitations, de haine, de peur, -de pitié, de colère et de tendresse, que je n'y comprends rien, et que -je n'essaye plus d'y rien comprendre.</p> - -<p>«—Ô femme! femme! m'écriai-je consterné en joignant les mains, tu -es un abîme, un mystère, et celui qui croit te connaître est trois -fois insensé.</p> - -<p>«—Tant qu'il vous plaira, l'abbé, reprit-elle avec une résolution -pleine de dépit et de trouble, cela m'est bien égal. Je me suis dit à -moi-même, à cet égard, plus que vous n'avez dit à toutes vos -ouailles dans tout le cours de votre vie. Je sais que Bernard est un -ours, un blaireau, comme dit M<sup>lle</sup> Leblanc; un sauvage, un rustre, quoi -encore? Il n'est rien de plus hérissé, de plus épineux, de plus -sournois, de plus méchant que Bernard; c'est une brute qui sait à -peine signer son nom; c'est un homme grossier, qui croit me dompter -comme une haquenée des Varennes. Il se trompe beaucoup; je mourrai -plutôt que de lui appartenir jamais, à moins que, pour m'épouser, il -ne se civilise. Autant vaudrait compter sur un miracle; je l'essaye sans -l'espérer. Mais qu'il me force à me tuer ou à me faire religieuse, -qu'il reste tel qu'il est ou qu'il devienne pire, il n'en sera pas moins -vrai que je l'aime. Mon cher abbé, vous savez qu'il doit m'en coûter -de faire cet aveu, et vous ne devez pas, lorsque mon amitié se fait -pénitente à vos pieds et dans votre sein, m'humilier par vos -exclamations et vos exorcismes! Réfléchissez maintenant; examinez, -discutez, décidez! Voilà le mal, je l'aime! Voici les symptômes: je -ne pense qu'à lui, je ne vois que lui, et je n'ai pas pu dîner -aujourd'hui parce qu'il n'était pas rentré. Je le trouve plus beau -qu'aucun homme qui existe. Quand il me dit qu'il m'aime, je vois, je -sens que c'est vrai, cela me choque et me charme en même temps. M. de -La Marche me paraît fade et guindé depuis que je connais Bernard. -Bernard seul me semble aussi fier, aussi colère, aussi hardi que moi et -aussi faible que moi; car il pleure comme un enfant quand je l'irrite, -et voilà que je pleure aussi en songeant à lui.»</p> - -<p>—Cher abbé! m'écriai-je en me jetant à son cou, que je vous embrasse -jusqu'à vous étouffer, pour vous être souvenu de tout cela.</p> - -<p>—L'abbé brode, dit Edmée avec malice.</p> - -<p>—Eh quoi! lui dis-je en serrant ses mains à les briser, vous m'avez -fait souffrir sept ans, et, aujourd'hui, vous avez regret à trois -paroles qui me consolent.</p> - -<p>—N'aie pas regret au passé, me dit-elle; va, nous eussions été -perdus si, tel que tu étais dans ce temps-là, je n'avais pas eu de la -raison et de la force pour nous deux. Où en serions-nous aujourd'hui, -grand Dieu! Tu aurais bien autrement souffert de mes duretés et de mon -orgueil; car tu m'aurais offensée dès le premier jour de notre union, -et je t'aurais puni en t'abandonnant, ou en me donnant la mort, ou en te -tuant toi-même; car on tue dans notre famille, c'est une habitude -d'enfance. Ce qu'il y a de certain, c'est que tu aurais fait un -détestable mari; tu m'aurais fait rougir par ton ignorance, tu aurais -voulu m'opprimer, et nous nous serions brisés l'un contre l'autre; cela -eût fait le désespoir de mon père, et, tu le sais, mon père passait -avant tout! J'aurais peut-être risqué mon propre sort très -légèrement si j'avais été seule au monde, car j'ai de la témérité -dans le caractère; mais mon père <i>devait</i> être heureux, calme et -respecté; il m'avait élevée dans le bonheur, dans l'indépendance. Je -n'aurais jamais pu me réconcilier avec moi-même, si j'avais privé sa -vieillesse des biens qu'il avait répandus sur toute ma vie. Ne crois -pas que je sois vertueuse et grande, comme l'abbé le prétend; j'aime, -voilà tout, mais j'aime avec force, avec exclusion, avec -persévérance. Je t'ai sacrifié à mon père, mon pauvre Bernard! et -le ciel, qui nous eût maudits si j'eusse sacrifié mon père, nous -récompense aujourd'hui en nous donnant éprouvés et invincibles l'un -à l'autre. À mesure que tu as grandi à mes yeux, j'ai senti que je -pouvais attendre, parce que j'avais à t'aimer longtemps, et que je ne -craignais pas de voir évanouir ma passion avant de l'avoir satisfaite, -comme font les passions dans les âmes faibles. Nous étions deux -caractères d'exception, il nous fallait des amours héroïques; les -choses ordinaires nous eussent rendus méchants l'un et l'autre.</p> - - - - -<hr class="r5" /> - - -<h4><a id="XXX">XXX</a></h4> - - -<p>Nous revînmes à Sainte-Sévère à l'expiration du deuil d'Edmée, -époque fixée pour notre mariage. Lorsque nous avions quitté cette -province où nous avions éprouvé l'un et l'autre de si profonds -dégoûts et de si grands malheurs, nous nous étions imaginé que nous -ne sentirions jamais le besoin d'y revenir; et pourtant telle est la -force des souvenirs de l'enfance et le lien des habitudes domestiques, -qu'au sein d'un pays enchanteur, et qui ne nous rappelait aucune -amertume, nous avions vite regretté notre Varenne triste et sauvage, et -soupiré après les vieux chênes de notre parc. Nous y rentrâmes avec -une joie profonde et respectueuse. Le premier soin d'Edmée fut de -cueillir les belles fleurs du jardin et d'aller les déposer à genoux -sur la tombe de son père. Nous baisâmes cette terre sacrée et nous y -fîmes le serment de travailler sans cesse à laisser un nom respectable -et vénéré comme le sien. Il avait souvent porté cette ambition -jusqu'à la faiblesse, mais c'était une faiblesse noble et une sainte -vanité.</p> - -<p>Notre mariage fut célébré dans la chapelle du village, et la noce se -fit en famille; aucun autre qu'Arthur, l'abbé, Marcasse et Patience ne -s'assit à notre banquet modeste. Qu'avions-nous besoin de spectateurs -étrangers à notre bonheur? Ils eussent peut-être cru nous faire une -grâce en venant couvrir de leur importance les taches de notre famille. -Nous étions assez pour être heureux et joyeux entre nous. Nos cœurs -avaient autant d'amitiés qu'ils en pouvaient contenir. Nous étions -trop fiers pour solliciter celle de personne, trop contents les uns des -autres pour aspirer à quelque chose de mieux. Patience retourna à sa -cabane, et, refusant toujours de rien changer à sa vie sobre et -retirée, reprit à certains jours de la semaine ses fonctions de <i>grand -juge</i> et de <i>trésorier.</i> Marcasse resta près de moi jusqu'à sa mort, -qui arriva vers la fin de la révolution française; j'espère m'être -acquitté de mon mieux envers lui par une amitié sans restriction et -une intimité sans nuages.</p> - -<p>Arthur, qui nous avait sacrifié une année de son existence, ne put se -résoudre à abjurer l'amour de sa patrie et le désir de contribuer à -son élévation en lui apportant le tribut de ses connaissances et le -résultat de ses travaux; il repartit pour Philadelphie, où j'allai le -voir après mon veuvage.</p> - -<p>Je ne vous raconterai pas le bonheur que je goûtai avec ma noble et -généreuse femme; de telles années ne se racontent pas. On ne saurait -se décider à vivre après les avoir perdues, si on ne faisait tous ses -efforts pour ne pas trop se les rappeler. Elle me donna six enfants, -dont quatre vivent encore et sont avantageusement et sagement établis. -Je me flatte qu'ils achèveront d'effacer la mémoire déplorable de -leurs ancêtres. J'ai vécu pour eux, par l'ordre d'Edmée à son lit de -mort. Permettez-moi de ne vous point parler autrement de cette perte que -j'ai faite il y a seulement dix ans; elle m'est aussi sensible qu'au -premier jour, et je ne cherche point à m'en consoler, mais à me rendre -digne de rejoindre dans un monde meilleur, après avoir accompli mon -temps d'épreuve, la sainte compagne de ma vie. Elle fut la seule femme -que j'aimai; jamais aucune autre n'attira mon regard et ne connut -l'étreinte de ma main. Je suis ainsi fait; ce que j'aime, je l'aime -éternellement, dans le passé, dans le présent, dans l'avenir.</p> - -<p>Les orages de la Révolution ne détruisirent point notre existence, et -les passions qu'elle souleva ne troublèrent pas l'union de notre -intérieur. Nous fîmes de grand cœur, et en les considérant comme de -justes sacrifices, l'abandon d'une grande partie de nos biens aux lois -de la République. L'abbé, effrayé du sang versé, renia parfois sa -religion politique, quand les nécessités du temps dépassèrent la -force de son âme. Il fut le girondin de la famille.</p> - -<p>Edmée eut plus de courage sans avoir moins de sensibilité; femme et -compatissante, elle souffrit profondément des misères de tous les -partis, elle pleura tous les malheurs de son siècle, mais elle n'en -méconnut jamais la grandeur saintement fanatique. Elle resta fidèle à -ses théories d'égalité absolue. Au temps où les actes de la Montagne -irritaient et désespéraient l'abbé, elle lui fit généreusement le -sacrifice de ses élans patriotiques et eut la délicatesse de ne jamais -prononcer devant lui certains noms qui le faisaient frémir, et qu'elle -vénérait avec une sorte de persuasion que je n'ai jamais vue chez -aucune femme.</p> - -<p>Pour moi, je puis dire que mon éducation fut faite par elle; pendant -tout le cours de ma vie, je m'abandonnai entièrement à sa raison et à -sa droiture. Quand le désir de jouer un rôle populaire vint tenter mon -enthousiasme, elle m'arrêta, en me représentant que mon nom -paralyserait toute mon influence sur une classe qui se méfierait de moi -et qui me croirait désireux de m'appuyer sur elle pour réhabiliter mon -patriciat. Quand l'ennemi fut aux portes de la France, elle m'envoya -servir en qualité de volontaire; quand la carrière militaire devint un -moyen d'ambition et que la République fut anéantie, elle me rappela et -me dit:</p> - -<p>—Tu ne me quitteras plus.</p> - -<p>Patience joua un grand rôle dans la Révolution. Il fut nommé à -l'unanimité juge de son district. Son intégrité, son impartialité -entre le château et la chaumière, sa fermeté et sa sagesse, ont -laissé des souvenirs ineffaçables dans la Varenne.</p> - -<p>J'eus l'occasion, à la guerre, de sauver les jours de M. de La Marche -et de l'aider à passer en pays étranger.</p> - -<p>Voilà, je crois, dit le vieux Mauprat, tous les événements de ma vie -où Edmée joue un rôle. Le reste ne vaut pas la peine d'être -raconté. S'il y a quelque chose de bon et d'utile dans ce récit, -profitez-en, jeunes gens. Souhaitez d'avoir un conseiller franc, un ami -sévère; et aimez, non pas celui qui vous flatte, mais celui qui vous -corrige. Ne croyez pas trop à la phrénologie; car j'ai la bosse du -meurtre très développée, et, comme disait Edmée dans ses jours de -gaieté mélancolique, on <i>tue de naissance</i> dans notre famille. Ne -croyez pas à la fatalité, ou du moins n'exhortez personne à s'y -abandonner. Voilà la morale de mon histoire.</p> - -<p><br /></p> - -<p>Ainsi disant, le vieux Bernard nous donna un bon souper et nous parla -encore, sans confusion et sans fatigue, pendant une partie de la -soirée. Nous l'avions prié de développer un peu plus ce qu'il -appelait la moralité de son histoire: il s'éleva alors à des -considérations générales dont le bon sens et la netteté nous -frappèrent.</p> - -<p><br /></p> - -<p>Je vous parlais de la phrénologie, nous dit-il, non pas pour faire la -critique d'un système qui a son bon côté en ce qu'il tend à -compléter la série d'observations physiologiques qui a pour but la -connaissance de l'homme. Je me suis servi du mot <i>phrénologie</i> parce -que la seule fatalité à laquelle on croie de nos jours, c'est celle -que nos instincts nous créent à nous-mêmes. Je ne pense pas que la -phrénologie soit plus fataliste qu'aucun système de ce genre, et -Lavater, accusé de fatalisme aussi dans son temps, était l'homme le -plus chrétien que l'Évangile ait jamais formé.</p> - -<p>Ne croyez à aucune fatalité absolue et nécessaire, mes enfants, et -cependant admettez une part d'entraînement dans nos instincts, dans nos -facultés, dans les impressions qui ont entouré notre berceau, dans les -premiers spectacles qui ont frappé notre enfance; en un mot, dans tout -ce monde extérieur qui a présidé au développement de notre âme. -Admettez que nous ne sommes pas toujours absolument libres de choisir -entre le bien et le mal, si vous voulez être indulgents pour les -coupables, c'est-à-dire justes comme le ciel; car il y a beaucoup de -miséricordes dans les jugements de Dieu, autrement sa justice serait -incomplète.</p> - -<p>Ce que je vous dis là n'est peut-être pas très orthodoxe; mais c'est -chrétien, je vous en réponds, parce que c'est vrai. L'homme ne naît -pas méchant; il ne naît pas bon non plus, comme l'entend Jean-Jacques -Rousseau, le vieux maître de ma chère Edmée. L'homme naît avec plus -ou moins de passions, avec plus ou moins de vigueur pour les satisfaire, -avec plus ou moins d'aptitude pour en tirer un bon ou un mauvais parti -dans la société. Mais l'éducation peut et doit trouver remède à -tout; là est le grand problème à résoudre, c'est de trouver -l'éducation qui convient à chaque être en particulier. L'éducation -générale et en commun semble nécessaire, s'ensuit-il qu'elle doive -être la même pour tous? Je crois bien que, si l'on m'eût mis au -collège à dix ans, j'eusse été sociable de meilleure heure; mais -eût-on su corriger mes violents appétits et m'enseigner à les vaincre -comme Edmée l'a fait? J'en doute. Tout le monde a besoin d'être aimé -pour valoir quelque chose; mais il faut qu'on le soit de différentes -manières: celui-ci avec une indulgence infatigable, celui-là avec une -sévérité soutenue. En attendant qu'on ait résolu le problème d'une -éducation commune à tous, et cependant appropriée à chacun, -attachez-vous à vous corriger les uns les autres.</p> - -<p>Vous me demandez comment? Ma réponse sera courte: en vous aimant -beaucoup les uns les autres.—C'est ainsi que, les mœurs agissant sur -les lois, vous en viendrez à supprimer la plus odieuse et la plus impie -de toutes, la loi du talion, la peine de mort qui n'est autre chose que -la consécration du principe de la fatalité, puisqu'elle suppose le -coupable incorrigible et le ciel implacable.</p> - - - - -<h4>FIN</h4> - - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Mauprat, by George Sand - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MAUPRAT *** - -***** This file should be named 62787-h.htm or 62787-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/2/7/8/62787/ - -Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images -generously made available by Hathi Trust.) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions -will be renamed. - -Creating the works from public domain print editions means that no -one owns a United States copyright in these works, so the Foundation -(and you!) can copy and distribute it in the United States without -permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is -subject to the trademark license, especially commercial -redistribution. - - - -*** START: FULL LICENSE *** - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project -Gutenberg-tm License (available with this file or online at -http://gutenberg.org/license). - - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm -electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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Information about the Project Gutenberg Literary Archive -Foundation - -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at -http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent -permitted by U.S. federal laws and your state's laws. - -The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. -Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered -throughout numerous locations. Its business office is located at -809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email -business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact -information can be found at the Foundation's web site and official -page at http://pglaf.org - -For additional contact information: - Dr. Gregory B. Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To -SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any -particular state visit http://pglaf.org - -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. - -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. - -Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation -methods and addresses. Donations are accepted in a number of other -ways including checks, online payments and credit card donations. -To donate, please visit: http://pglaf.org/donate - - -Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic -works. - -Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm -concept of a library of electronic works that could be freely shared -with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project -Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. - - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. -unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily -keep eBooks in compliance with any particular paper edition. - - -Most people start at our Web site which has the main PG search facility: - - http://www.gutenberg.org - -This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. - - -</pre> - -</body> - -</html> - diff --git a/old/62787-h/images/figure01.jpg b/old/62787-h/images/figure01.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 4d99346..0000000 --- a/old/62787-h/images/figure01.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/62787-h/images/figure02.jpg b/old/62787-h/images/figure02.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 8ab258c..0000000 --- a/old/62787-h/images/figure02.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/62787-h/images/figure03.jpg b/old/62787-h/images/figure03.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 50bc713..0000000 --- a/old/62787-h/images/figure03.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/62787-h/images/figure04.jpg b/old/62787-h/images/figure04.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 321776a..0000000 --- a/old/62787-h/images/figure04.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/62787-h/images/figure05.jpg b/old/62787-h/images/figure05.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 19a8346..0000000 --- a/old/62787-h/images/figure05.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/62787-h/images/figure06.jpg b/old/62787-h/images/figure06.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index d8df2a6..0000000 --- a/old/62787-h/images/figure06.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/62787-h/images/figure07.jpg b/old/62787-h/images/figure07.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 553e044..0000000 --- a/old/62787-h/images/figure07.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/62787-h/images/figure08.jpg b/old/62787-h/images/figure08.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 1beb777..0000000 --- a/old/62787-h/images/figure08.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/62787-h/images/figure09.jpg b/old/62787-h/images/figure09.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index ef0f052..0000000 --- a/old/62787-h/images/figure09.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/62787-h/images/figure10.jpg b/old/62787-h/images/figure10.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index be1ea4a..0000000 --- a/old/62787-h/images/figure10.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/62787-h/images/mauprat_cover.jpg b/old/62787-h/images/mauprat_cover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 1773f7a..0000000 --- a/old/62787-h/images/mauprat_cover.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/62787-h/images/mauprat_innercover.jpg b/old/62787-h/images/mauprat_innercover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index f51c2af..0000000 --- a/old/62787-h/images/mauprat_innercover.jpg +++ /dev/null |
