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-The Project Gutenberg EBook of Mauprat, by George Sand
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-
-Title: Mauprat
-
-Author: George Sand
-
-Illustrator: Julien Le Blant
-
-Release Date: July 30, 2020 [EBook #62787]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MAUPRAT ***
-
-
-
-
-Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images
-generously made available by Hathi Trust.)
-
-
-
-
-
-
-GEORGE SAND
-
-MAUPRAT
-
-DIX COMPOSITIONS PAR LE BLANT
-
-GRAVÉES À L'EAU-FORTE PAR H. TOUSSAINT
-
-COLLECTION CALMANN LÉVY
-
-A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
-
-7, RUE SAINT-BENOIT, PARIS
-
-MDCCCLXXXVI
-
-
-
-
-TABLE
-
-MAUPRAT
-
-
-Notice
-
-Dédicace
-
-... _Je me cramponnais avec frayeur à la croupière du cheval ou à
-l'habit de mon grand-père_...--Dessin de J. LE BLANT, gravure de H.
-TOUSSAINT
-
---_Vous êtes un misérable! dit Edmée en me repoussant de sa
-cravache_...--Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT
-
-... _Mon oncle Laurent, mortellement blessé, venait expirer sous nos
-yeux_...--Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT
-
-... _Je pris Edmée dans mes bras et la portai à l'autre bord du
-ruisseau_...--Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT
-
-... _Je couvrais de mes lèvres la blessure que j'avais faite à
-Edmée_...--Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT
-
-... _Edmée me passa l'anneau au doigt, en adressant quelques reproches
-à l'abbé_...--Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT
-
-... _Jean Mauprat était debout auprès du lit_...--Dessin de J. LE
-BLANT, gravure de H. TOUSSAINT
-
-... _Edmée avait reconnu Jean Mauprat sous le capuchon du
-moine_...--Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT
-
-... _Edmée était étendue par terre, baignant dans son
-sang_...--Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT
-
-... _Pendant que Marcasse accomplissait son périlleux trajet, deux
-coups de feu partirent de la tour_...--Dessin de J. LE BLANT, gravure de
-H. TOUSSAINT
-
-
-FIN DE LA TABLE
-
-
-
-
-NOTICE
-
-_Quand j'écrivis le roman de Mauprat à Nohant, en 1846, je crois, je
-venais de plaider en séparation. Le mariage, dont, jusque-là, j'avais
-combattu les abus, laissant peut-être croire, faute d'avoir
-suffisamment développé ma pensée, que j'en méconnaissais l'essence,
-m'apparaissait précisément dans toute la beauté morale de son
-principe._
-
-_À quelque chose malheur est bon, pour qui sait réfléchir: plus je
-venais de voir combien il est pénible et douloureux d'avoir à rompre
-de tels liens, plus je sentais que ce qui manque au mariage, ce sont des
-éléments de bonheur et d'équité d'un ordre trop élevé pour que la
-société actuelle s'en préoccupe. La société s'efforce, au
-contraire, de rabaisser cette institution sacrée, en l'assimilant à un
-contrat d'intérêts matériels; elle l'attaque de tous les côtés à
-la fois, par l'esprit de ses mœurs, par ses préjugés, par son
-incrédulité hypocrite._
-
-_Tout en faisant un roman, pour m'occuper et me distraire, la pensée me
-vint de peindre un amour exclusif, éternel, avant, pendant et après le
-mariage. Je fis donc le héros de mon livre proclamant, à quatre-vingts
-ans, sa fidélité pour la seule femme qu'il eût aimée._
-
-_L'idéal de l'amour est certainement la fidélité éternelle. Les lois
-morales et religieuses ont voulu consacrer cet idéal; les faits
-matériels le troublent, les lois civiles sont faites de manière à le
-rendre souvent impossible ou illusoire; mais ce n'est pas ici le lieu de
-le prouver. Le roman de Mauprat n'a pas été alourdi par cette
-préoccupation; seulement, le sentiment qui me pénétrait
-particulièrement à l'époque où je l'écrivis se résume dans ces
-paroles de Mauprat vers la fin de l'ouvrage: «Elle fut la seule femme
-que j'aimai dans toute ma vie; Jamais aucune autre n'attira mon regard
-et ne connut l'étreinte de ma main._»
-
-
-GEORGE SAND.
-
-5 juin 1851.
-
-
-
-
-À GUSTAVE PAPET
-
-
-Quoique la mode proscrive peut-être l'usage patriarcal des dédicaces,
-je te prie, frère et ami, d'accepter celle d'un conte qui n'est pas
-nouveau pour toi. Je l'ai recueilli en partie dans les chaumières de
-notre vallée Noire. Puissions-nous vivre et mourir là, en redisant
-chaque soir notre invocation chérie:
-
-
-_Sancta simplicitas!_
-
-
-GEORGE SAND.
-
-
-
-
-MAUPRAT
-
-
-Sur les confins de la Marche et du Berry, dans le pays qu'on appelle la
-Varenne, et qui n'est qu'une vaste lande coupée de bois de chênes et
-de châtaigniers, on trouve, au plus fourré et au plus désert de la
-contrée, un petit château en ruine, tapi dans un ravin, et dont on ne
-découvre les tourelles ébréchées qu'à environ cent pas de la herse
-principale. Les arbres séculaires qui l'entourent et les roches
-éparses qui le dominent l'ensevelissent dans une perpétuelle
-obscurité, et c'est tout au plus si, en plein midi, on peut franchir le
-sentier abandonné qui y mène, sans se heurter contre les troncs noueux
-et les décombres qui l'obstruent à chaque pas. Ce sombre ravin et ce
-triste castel, c'est la Roche-Mauprat.
-
-Il n'y a pas longtemps que le dernier des Mauprat, qui cette propriété
-tomba en héritage, en fit enlever la toiture et vendre tous les bois de
-charpente; puis, comme s'il eut voulu donner un soufflet à la mémoire
-de ses ancêtres, il fit jeter à terre le portail, éventrer la tour du
-nord, fendre du haut en bas le mur d'enceinte, et partit avec ses
-ouvriers, secouant la poussière de ses pieds, et abandonnant son
-domaine aux renards, aux orfraies et aux vipères. Depuis ce temps,
-quand les bûcherons et les charbonniers qui habitent les huttes
-éparses aux environs passent dans la journée sur le haut du ravin de
-la Roche-Mauprat, ils sifflent d'un air arrogant ou envoient à ces
-ruines quelque énergique malédiction; mais, quand le jour baisse et
-que l'engoulevent commence à glapir du haut des meurtrières,
-bûcherons et charbonniers passent en silence, pressant le pas, et, de
-temps en temps, font un signe de croix pour conjurer les mauvais esprits
-qui règnent sur ces ruines.
-
-J'avoue que, moi-même, je n'ai jamais côtoyé ce ravin, la nuit, sans
-éprouver un certain malaise; et je n'oserais pas affirmer par serment
-que, dans certaines nuits orageuses, je n'aie pas fait sentir l'éperon
-à mon cheval pour en finir plus vite avec l'impression désagréable
-que me causait ce voisinage.
-
-C'est que, dans mon enfance, j'ai placé le nom de Mauprat entre ceux de
-Cartouche et de la Barbe-Bleue, et qu'il m'est souvent arrivé alors de
-confondre, dans des rêves effrayants, les légendes surannées de
-l'Ogre et de Croquemitaine avec les faits tout récents qui ont donné
-une sinistre illustration, dans notre province, à cette famille des
-Mauprat.
-
-Souvent, à la chasse, lorsque mes camarades et moi, nous quittions
-l'affût pour aller nous réchauffer au tas de charbons allumés que les
-ouvriers surveillent toute la nuit, j'ai entendu ce nom fatal expirer
-sur leurs lèvres à notre approche. Mais, lorsqu'ils nous avaient
-reconnus, et qu'ils s'étaient bien assurés que le spectre d'aucun de
-ces brigands n'était caché parmi nous, ils nous racontaient, à
-demi-voix, des histoires à faire dresser les cheveux sur la tête, et
-que je me garderai bien de vous communiquer, désolé que je suis d'en
-avoir noirci et endolori ma mémoire.
-
-Ce n'est pas que le récit que j'ai à vous faire soit précisément
-agréable et riant. Je vous demande pardon, au contraire, de vous
-envoyer aujourd'hui une narration si noire; mais, dans l'impression
-qu'elle m'a faite, il se mêle quelque chose de si consolant et, si
-j'ose m'exprimer ainsi, de si sain à l'âme, que vous m'excuserez,
-j'espère, en faveur des conclusions. D'ailleurs, cette histoire vient
-de m'être racontée; vous en demandez une: l'occasion est trop belle
-pour ma paresse ou pour ma stérilité.
-
-C'est la semaine dernière que j'ai enfin rencontré Bernard Mauprat, ce
-dernier de la famille, qui, ayant depuis longtemps fait divorce avec son
-infâme parenté, a voulu constater, par la démolition de son manoir,
-l'horreur que lui causaient les souvenirs de son enfance. Ce Bernard est
-un des hommes les plus estimés du pays; il habite une jolie maison de
-campagne vers Châteauroux, en pays de plaine. Me trouvant près de chez
-lui avec un de mes amis qui le connaît, j'exprimai le désir de le
-voir; et mon ami, me promettant une bonne réception, m'y conduisit
-sur-le-champ.
-
-Je savais en gros l'histoire remarquable de ce vieillard; mais j'avais
-toujours vivement souhaité d'en connaître les détails, et surtout de
-les tenir de lui-même. C'était pour moi tout un problème
-philosophique à résoudre que cette étrange destinée. J'observai donc
-ses traits, ses manières et son intérieur avec un intérêt
-particulier.
-
-Bernard Mauprat n'a pas moins de quatre-vingts ans, quoique sa santé
-robuste, sa taille droite, sa démarche ferme et l'absence de toute
-infirmité annoncent quinze ou vingt ans de moins. Sa figure m'eût
-semblé extrêmement belle, sans une expression de dureté qui faisait
-passer, malgré moi, les ombres de ses pères devant mes yeux. Je crains
-fort qu'il ne leur ressemble physiquement. C'est ce que lui seul eût pu
-nous dire, car ni mon ami ni moi n'avons connu aucun des Mauprat; mais
-c'est ce que nous nous gardâmes bien de lui demander.
-
-Il nous sembla que ses domestiques le servaient avec une promptitude et
-une ponctualité fabuleuses pour des valets berrichons. Néanmoins, à
-la moindre apparence de retard, il élevait la voix, fronçait un
-sourcil encore très noir sous ses cheveux blancs, et murmurait quelques
-paroles d'impatience qui donnaient des ailes aux plus lourds. J'en fus
-presque choqué d'abord; je trouvais que cette manière d'être sentait
-un peu trop le Mauprat. Mais, à la manière douce et quasi paternelle
-dont il leur parlait un instant après, et à leur zèle, qui me sembla
-bien différent de la crainte, je me réconciliai bientôt avec lui. Il
-avait, d'ailleurs, pour nous une exquise politesse, et s'exprimait dans
-les termes les plus choisis. Malheureusement, à la fin du dîner, une
-porte qu'on négligeait de fermer, et qui amenait un vent froid sur son
-vieux crâne, lui arracha un jurement si terrible, que, mon ami et moi,
-nous échangeâmes un regard de surprise. Il s'en aperçut.
-
---Pardon, messieurs, nous dit-il; je vois bien que vous me trouvez un
-peu inégal; vous voyez peu de chose; je suis un vieux rameau
-heureusement détaché d'un méchant tronc et transplanté dans la bonne
-terre, mais toujours noueux et rude comme le houx sauvage de sa souche.
-J'ai eu encore bien de la peine avant d'en venir à l'état de douceur
-et de calme où vous me trouvez. Hélas! je ferais, si je l'osais, un
-grand reproche à la Providence: c'est de m'avoir mesuré la vie aussi
-courte qu'aux autres humains. Quand, pour se transformer de loup en
-homme, il faut une lutte de quarante ou cinquante ans, il faudrait vivre
-cent ans par delà pour jouir de sa victoire. Mais à quoi cela
-pourrait-il me servir? ajouta-t-il avec un accent de tristesse. La fée
-qui m'a transformé n'est plus là pour jouir de son ouvrage. Bah! il
-est bien temps d'en finir!
-
-Puis il se tourna vers moi, et, me regardant avec ses grands yeux noirs
-étrangement animés:
-
---Allons, petit jeune homme, me dit-il, je sais ce qui vous amène: vous
-êtes curieux de mon histoire. Venez près du feu, et soyez tranquille.
-Tout Mauprat que je suis, je ne vous mettrai pas en guise de bûche.
-Vous ne pouvez me faire un plus grand plaisir que de m'écouter. Votre
-ami vous dira pourtant que je ne parle pas facilement de moi: je crains
-trop souvent d'avoir affaire à des sots; mais j'ai entendu parler de
-vous, je sais votre caractère et votre profession: vous êtes
-observateur et narrateur, c'est-à-dire, excusez-moi, curieux et bavard.
-
-Il se prit à rire, et je m'efforçai de rire aussi, tout en commençant
-à craindre qu'il ne se moquât de nous; et, malgré moi, je pensais aux
-mauvais tours que son grand-père s'amusait à jouer aux curieux
-imprudents qui allaient le voir. Mais il mit amicalement son bras sous
-le mien, et, me faisant asseoir devant un bon feu, auprès d'une table
-chargée de tasses:
-
---Ne vous fâchez pas, me dit-il; je ne peux pas, à mon âge, guérir
-de l'ironie héréditaire; la mienne n'a rien de féroce. À parler
-sérieusement, je suis charmé de vous recevoir et de vous confier
-l'histoire de ma vie. Un homme aussi infortuné que je l'ai été
-mérite de trouver un historiographe fidèle, qui lave sa mémoire de
-tout reproche. Écoutez-moi donc et buvez du café.
-
-Je lui en offris une tasse en silence; il la refusa d'un geste et avec
-un sourire qui semblait dire: «Cela est bon pour votre génération
-efféminée.»
-
-Puis il commença son récit en ces termes:
-
-
-
-
-I
-
-
-Vous ne demeurez pas très loin de la Roche-Mauprat, vous avez dû
-passer souvent le long de ces ruines; je n'ai donc pas besoin de vous en
-faire la description. Tout ce que je puis vous apprendre, c'est que
-jamais ce séjour n'a été aussi agréable qu'il l'est maintenant. Le
-jour où j'en fis enlever le toit, le soleil éclaira pour la première
-fois les humides lambris où s'était écoulée mon enfance, et les
-lézards auxquels je les ai cédés y sont beaucoup mieux logés que je
-ne le fus jadis. Ils peuvent au moins contempler la lumière du jour et
-réchauffer leurs membres froids au rayon de midi.
-
-Il y avait la branche aînée et la branche cadette des Mauprat. Je suis
-de la branche aînée. Mon grand-père était ce vieux Tristan de
-Mauprat qui mangea sa fortune, déshonora son nom, et fut si méchant,
-que sa mémoire est déjà entourée de merveilleux. Les paysans croient
-encore voir apparaître son spectre alternativement dans le corps d'un
-sorcier qui enseigne aux malfaiteurs le chemin des habitations de la
-Varenne, et dans celui d'un vieux lièvre blanc qui se montre aux gens
-tentés de quelque mauvais dessein. La branche cadette n'existait plus,
-lorsque je vins au monde, que dans la personne de M. Hubert de Mauprat,
-qu'on appelait _le chevalier_ parce qu'il était dans l'ordre de Malte,
-et qui était aussi bon que son cousin l'était peu. Cadet de famille,
-il s'était voué au célibat; mais, resté seul de plusieurs frères et
-sœurs, il se fit relever de ses vœux et prit femme un an avant ma
-naissance. Avant de changer ainsi son existence, il avait fait, dit-on,
-de grands efforts pour trouver dans la branche aînée un héritier
-digne de relever son nom flétri et de conserver la fortune qui avait
-prospéré dans les mains de la branche cadette. Il avait essayé de
-remettre de l'ordre dans les affaires de son cousin Tristan, et
-plusieurs fois apaisé ses créanciers. Mais, voyant que ses bontés ne
-servaient qu'à favoriser les vices de la famille, et qu'au lieu de
-déférence et de gratitude, il ne trouverait jamais là que haine
-secrète et grossière jalousie, il renonça à tout accord, rompit avec
-ses cousins, et, malgré son âge avancé (il avait plus de soixante
-ans), il se maria afin d'avoir des héritiers. Il eut une fille, et là
-dut finir son espoir de postérité; car sa femme mourut, peu de temps
-après, d'une maladie violente que les médecins appelèrent colique de
-_miserere._ Il quitta le pays et ne revint plus que très rarement
-habiter ses terres, qui étaient situées à six lieues de la
-Roche-Mauprat, sur la lisière de la Varenne du Fromental. C'était un
-homme sage et juste, parce qu'il était éclairé, parce que son père
-n'avait pas repoussé l'esprit de son siècle et lui avait fait donner
-de l'éducation. Il n'en avait pas moins gardé un caractère ferme et
-un esprit entreprenant; et, comme ses aïeux, il se faisait gloire de
-porter en guise de prénom le surnom chevaleresque de _Casse-Tête_,
-héréditaire dans l'ancienne tige des Mauprat. Quant à la branche
-aînée, elle avait si mal tourné, ou plutôt elle avait gardé de
-telles habitudes de brigandage féodal, qu'on l'avait surnommée Mauprat
-Coupe-Jarret. Mon père, qui était le fils aîné de Tristan, fut le
-seul qui se maria. Je fus son unique enfant. Il est nécessaire de dire
-ici un fait que je n'ai su que fort tard. Hubert Mauprat, en apprenant
-ma naissance, me demanda à mes parents, s'engageant, si on le laissait
-absolument maître de mon éducation, à me constituer son héritier.
-Mon père fut tué par accident à la chasse à cette époque, et mon
-grand-père refusa l'offre du chevalier, déclarant que ses enfants
-étaient les seuls héritiers légitimes de la branche cadette, qu'il
-s'opposerait, par conséquent, de tout son pouvoir à une substitution
-en ma faveur. C'est alors que Hubert eut une fille. Mais lorsque, sept
-ans plus tard, sa femme mourut en lui laissant ce seul enfant, le désir
-qu'avaient les nobles de cette époque de perpétuer leur nom l'engagea
-à renouveler sa demande à ma mère. Je ne sais ce qu'elle répondit;
-elle tomba malade et mourut. Les médecins de campagne mirent encore en
-avant la colique de _miserere._ Mon grand-père était demeuré chez
-elle les deux derniers jours qu'elle passa en ce monde...
-
-Versez-moi un verre de vin d'Espagne, car je sens le froid qui me gagne.
-Ce n'est rien, c'est l'effet que me produisent mes souvenirs quand je
-commence à les dérouler. Cela va se passer.
-
-
-Il avala un grand verre de vin, et nous en fîmes autant; car nous
-avions froid aussi en regardant sa figure austère et en écoutant sa
-parole brève et saccadée. Il continua:
-
-
-Je me trouvai donc orphelin à sept ans. Mon grand-père pilla dans la
-maison de ma mère tout l'argent et toutes les nippes qu'il put
-emporter; puis, laissant le reste et disant qu'il ne voulait point avoir
-affaire aux gens de loi, il n'attendit pas que la morte fut ensevelie,
-et, me prenant par le collet de ma veste, il me jeta sur la croupe de
-son cheval, en me disant:
-
---Ah çà! mon pupille, venez chez nous, et tâchez de ne pas pleurer
-longtemps; car je n'ai pas beaucoup de patience avec les marmots.
-
-En effet, au bout de quelques instants, il m'appliqua de si vigoureux
-coups de cravache, que je cessai de pleurer et que, me rentrant en
-moi-même comme une tortue sous son écaille, je fis le voyage sans oser
-respirer.
-
-C'était un grand vieillard, osseux et louche. Je crois le voir encore
-tel qu'il était alors. Cette soirée a laissé en moi d'ineffaçables
-traces. C'était la réalisation soudaine de toutes les terreurs que ma
-mère m'avait inspirées en me parlant de son exécrable beau-père et
-de ses brigands de fils. La lune, je m'en souviens, éclairait de temps
-à autre au travers du branchage serré de la forêt. Le cheval de mon
-grand-père était sec, vigoureux et méchant comme lui. Il ruait à
-chaque coup de cravache, et son maître ne les lui épargnait pas. Il
-franchissait, rapide comme un trait, les ravins et les petits torrents
-qui coupent la Varenne en tout sens. À chaque secousse, je perdais
-l'équilibre, et je me cramponnais avec frayeur à la croupière du
-cheval ou à l'habit de mon grand-père. Quant à lui, il s'inquiétait
-si peu de moi, que, si je fusse tombé, je doute qu'il eût pris la
-peine de me ramasser. Parfois, s'apercevant de ma peur, il m'en
-raillait, et, pour l'augmenter, faisait caracoler de nouveau son cheval.
-Vingt fois le découragement me prit, et je faillis me jeter à la
-renverse; mais l'amour instinctif de la vie m'empêcha de céder à ces
-instants de désespoir. Enfin, vers minuit, nous nous arrêtâmes
-brusquement devant une petite porte aiguë, et bientôt, le pont-levis
-se releva derrière nous. Mon grand-père me prit, tout baigné que
-j'étais d'une sueur froide, et me jeta à un grand garçon estropié,
-hideux, qui me porta dans la maison. C'était mon oncle Jean, et
-j'étais à la Roche-Mauprat.
-
-
-[Figure 01]
-
-
-Mon grand-père était dès lors, avec ses huit fils, le dernier débris
-que notre province eût conservé de cette race de petits tyrans
-féodaux dont la France avait été couverte et infestée pendant tant
-de siècles. La civilisation, qui marchait rapidement vers la grande
-convulsion révolutionnaire, effaçait de plus en plus ces exactions et
-ces brigandages organisés. Les lumières de l'éducation, une sorte de
-bon goût, reflet lointain d'une cour galante, et peut-être le
-pressentiment d'un réveil prochain et terrible du peuple, pénétraient
-dans les châteaux et jusque dans le manoir à demi rustique des
-gentillâtres. Même dans nos provinces du centre, les plus arriérées
-par leur situation, le sentiment de l'équité sociale l'emportait
-déjà sur la coutume barbare. Plus d'un mauvais garnement avait été
-obligé de s'amender en dépit de ses privilèges, et, en certains
-endroits, les paysans, poussés à bout, s'étaient débarrassés de
-leur seigneur, sans que les tribunaux eussent songé à s'emparer de
-l'affaire et sans que les parents eussent osé demander vengeance.
-
-Malgré cette disposition des esprits, mon grand-père s'était
-longtemps maintenu dans le pays sans éprouver de résistance. Mais,
-ayant eu une nombreuse famille à élever, laquelle était pourvue comme
-lui de bon nombre de vices, il se vit enfin tourmenté et obsédé de
-créanciers que n'effarouchaient plus les menaces, et qui menaçaient
-eux-mêmes de lui faire un mauvais parti. Il fallut songer à éviter
-les recors d'un côté, et, de l'autre, les querelles qui naissaient à
-chaque instant, et dans lesquelles, malgré leur nombre, leur bon accord
-et leur force herculéenne, les Mauprat ne brillaient plus, toute la
-population se joignant à ceux qui les insultaient et se mettant en
-devoir de les lapider. Alors Tristan, ralliant sa lignée autour de lui,
-comme le sanglier rassemble, après la chasse, ses marcassins
-dispersés, se retira dans son castel, en fit lever le pont et s'y
-renferma avec dix ou douze manants, ses valets, tous braconniers ou
-déserteurs, qui avaient intérêt comme lui à se retirer du monde
-(c'était son expression) et à se mettre en sûreté derrière de
-bonnes murailles. Un énorme faisceau d'armes de chasse, canardières,
-carabines, escopettes, pieux et coutelas, fut dressé sur la
-plate-forme, et il fut enjoint au portier de ne jamais laisser approcher
-plus de deux personnes en deçà de la portée de son fusil.
-
-Depuis ce jour, Mauprat et ses enfants rompirent avec les lois civiles,
-comme ils avaient rompu avec les lois morales. Ils s'organisèrent en
-bande d'aventuriers. Tandis que leurs amés et féaux braconniers
-pourvoyaient la maison de gibier, ils levaient des taxes illégales sur
-les métairies environnantes. Sans être lâches (et tant s'en faut),
-nos paysans, vous le savez, sont doux et timides par nonchalance, et par
-méfiance de la loi, que dans aucun temps ils n'ont comprise, et
-qu'aujourd'hui encore ils connaissent à peine. Aucune province de
-France n'a conservé plus de vieilles traditions et souffert plus
-longtemps les abus de la féodalité. Nulle part ailleurs, peut-être,
-on n'a maintenu, comme on l'a fait chez nous jusqu'ici, le titre de
-seigneur de la commune à certains châtelains, et nulle part il n'est
-aussi facile d'épouvanter le peuple par la nouvelle de quelque fait
-politique absurde et impossible. Au temps dont je vous parle, les
-Mauprat, seule famille puissante dans un rayon de campagnes éloignées
-des villes et privées de communications avec l'extérieur, n'eurent pas
-de peine à persuader à leurs vassaux que le servage allait être
-rétabli et que les récalcitrants seraient malmenés. Les paysans
-hésitèrent, écoutèrent avec inquiétude quelques-uns d'entre eux qui
-prêchaient l'indépendance, puis réfléchirent et prirent le parti de
-se soumettre. Les Mauprat ne demandaient pas d'argent. Les valeurs
-monétaires sont ce que le paysan de ces contrées réalise avec le plus
-de peine, ce dont il se dessaisit avec le plus de répugnance. _L'argent
-est cher_ est un de ses proverbes, parce que l'argent représente pour
-lui autre chose qu'un travail physique. C'est un commerce avec les
-choses et les hommes du dehors, un effort de prévoyance ou de
-circonspection, un marché, une sorte de lutte intellectuelle qui
-l'enlève à ses habitudes d'incurie, en un mot, un travail de l'esprit;
-et, pour lui, c'est le plus pénible et le plus inquiétant.
-
-Les Mauprat, connaissant bien le terrain et n'ayant plus de grands
-besoins d'argent, puisqu'ils avaient renoncé à payer leurs dettes,
-réclamèrent seulement des denrées. L'un subit la surtaxe sur ses
-chapons, un autre sur ses veaux, un troisième fournit le blé, un
-quatrième le fourrage, et ainsi de suite. On avait soin de rançonner
-avec discernement, de demander à chacun ce qu'il pouvait donner sans se
-gêner outre mesure; on promettait à tous aide et protection, et,
-jusqu'à un certain point, on tenait parole. On détruisait les loups et
-les renards, on accueillait et on cachait les déserteurs, on aidait à
-frauder l'État, en intimidant les employés de la gabelle et les
-collecteurs de l'impôt.
-
-On usa de la facilité d'abuser le pauvre sur ses véritables intérêts,
-et de corrompre les gens simples en déplaçant le principe de leur
-dignité et de leur liberté naturelle. On fit entrer toute la contrée
-dans l'espèce de scission qu'on avait faite avec la loi, et on effraya
-tellement les fonctionnaires chargés de la faire respecter, qu'elle
-tomba en peu d'années dans une véritable désuétude; de sorte que,
-tandis qu'à une faible distance de ce pays, la France marchait à
-grands pas vers l'affranchissement des classes pauvres, la Varenne
-suivait une marche rétrograde et retournait à plein collier vers
-l'ancienne tyrannie des hobereaux. Il fut bien aisé aux Mauprat de
-pervertir ces pauvres gens: ils affectèrent de se populariser, afin de
-contraster avec les autres nobles de la province, qui conservaient dans
-leurs manières la hauteur de leur antique puissance. Mon grand-père ne
-perdait pas surtout cette occasion de faire partager aux paysans son
-animadversion contre son cousin Hubert de Mauprat. Tandis que celui-ci
-donnait audience à ses chevanciers, lui, assis dans son fauteuil, eux
-debout et la tête nue, Tristan de Mauprat les faisait asseoir à sa
-table, goûtait avec eux le vin qu'ils lui apportaient en hommage
-volontaire, et les faisait reconduire par ses gens au milieu de la nuit,
-tous ivres morts, la torche en main et faisant retentir la forêt de
-refrains obscènes. Le libertinage acheva la démoralisation des
-paysans. Les Mauprat eurent bientôt dans toutes les familles des
-accointances que l'on toléra parce qu'on y trouva du profit, et,
-faut-il le dire? hélas! des satisfactions de vanité. La dispersion des
-habitations favorisait le mal. Là, point de scandale, point de censure.
-Le plus petit village eût suffi pour faire éclore et régner une
-opinion publique; mais il n'y avait que des chaumières éparses, des
-métairies isolées; des landes et des taillis mettaient entre les
-familles des distances assez considérables pour qu'elles ne pussent
-exercer mutuellement leur contrôle. La honte fait plus que la
-conscience. Il est inutile de vous dire quels nombreux liens d'infamie
-s'établirent entre les maîtres et les esclaves: la débauche,
-l'exaction et la banqueroute furent l'exemple et le précepte de ma
-jeunesse, et l'on menait joyeuse vie. On se moquait de toute équité,
-on ne remboursait aux créanciers ni intérêts ni capitaux, on rossait
-les gens de loi qui se hasardaient à venir faire des sommations, on
-canardait la maréchaussée lorsqu'elle approchait trop des tourelles;
-on souhaitait la peste au parlement, la famine aux hommes imbus de
-philosophie nouvelle, la mort à la branche cadette des Mauprat, et on
-se donnait par-dessus tout des airs de paladins du XIIe siècle. Mon
-grand-père ne parlait que de sa généalogie et des prouesses de ses
-ancêtres; il regrettait le bon temps où les châtelains avaient chez
-eux des instruments pour la torture, des oubliettes et surtout des
-canons. Pour nous, nous n'avions que des fourches, des bâtons et une
-mauvaise couleuvrine, que mon oncle Jean pointait, du reste, fort bien,
-et qui suffisait pour tenir en respect la chétive force militaire du
-canon.
-
-
-
-
-II
-
-
-Le vieux Mauprat était un animal perfide et carnassier qui tenait le
-milieu entre le loup-cervier et le renard. Il avait, avec une élocution
-abondante et facile, un vernis d'éducation qui aidait en lui à la
-ruse. Il affectait beaucoup de politesse et ne manquait pas de moyens de
-persuasion avec les objets de ses vengeances. Il savait les attirer chez
-lui et leur faire subir des traitements affreux que, faute de témoins,
-il leur était impossible de prouver en justice. Toutes ces
-scélératesses portaient un caractère d'habileté si grande, que le
-pays en fut frappé d'une consternation qui ressemblait presque à du
-respect. Jamais il ne fut possible de le saisir hors de sa tanière,
-quoiqu'il en sortît souvent et sans beaucoup de précautions
-apparentes. C'était un homme qui avait le génie du mal, et ses fils,
-à défaut de l'affection dont ils étaient incapables, subissaient
-l'ascendant de sa détestable supériorité et lui obéissaient avec une
-discipline et une ponctualité presque fanatiques. Il était leur
-sauveur dans tous les cas désespérés, et, lorsque l'ennui de la
-réclusion commençait à planer sous nos voûtes glacées, son esprit,
-facétieusement féroce, le combattait chez eux par l'attrait de
-spectacles dignes d'une caverne de voleurs. C'étaient parfois de
-pauvres moines quêteurs qu'on s'amusait à effrayer et à tourmenter:
-on leur brûlait la barbe, on les descendait dans des puits et on les
-tenait suspendus entre la vie et la mort jusqu'à ce qu'ils eussent
-chanté quelque gravelure ou proféré quelque blasphème. Tout le pays
-connaît l'aventure du greffier qu'on laissa entrer avec quatre
-huissiers, et qu'on reçut avec tous les empressements d'une
-hospitalité fastueuse. Mon grand-père feignit de consentir de bonne
-grâce à l'exécution de leur mandat et les aida poliment à faire
-l'inventaire de son mobilier, dont la vente était décrétée; après
-quoi, le dîner étant servi et les gens du roi attablés, Tristan dit
-au greffier:
-
---Eh! mon Dieu, j'oubliais une pauvre haridelle que j'ai à l'écurie.
-Ce n'est pas grand'chose; mais encore vous pourriez être réprimandé
-pour l'avoir omise, et, comme je vois que vous êtes un brave homme, je
-ne veux point vous induire en erreur. Venez avec moi la voir, ce sera
-l'affaire d'un instant.
-
-Le greffier suivit Mauprat sans défiance, et, au moment où ils
-entraient ensemble dans l'écurie, Mauprat, qui marchait le premier, lui
-dit d'avancer seulement la tête; ce que fit le greffier, désireux de
-montrer beaucoup d'indulgence dans l'exercice de ses fonctions et de ne
-point examiner les choses scrupuleusement. Alors Mauprat poussa
-brusquement la porte et lui serra si fortement le cou entre le battant
-et la muraille, que le malheureux en perdit la respiration. Tristan, le
-jugeant assez puni, rouvrit la porte, et, lui demandant pardon de son
-inadvertance avec beaucoup de civilité, lui offrit son bras pour le
-reconduire à table, ce que le greffier ne jugea pas à propos de
-refuser. Mais, aussitôt qu'il fut rentré dans la salle où étaient
-ses confrères, il se jeta sur une chaise, et, leur montrant sa figure
-livide et son cou meurtri, il demanda justice contre le guet-apens où
-on venait de l'entraîner. C'est alors que mon grand-père, se livrant
-à sa fourbe railleuse, joua une scène de comédie d'une audace
-singulière. Il reprocha gravement au greffier de l'accuser injustement,
-et, affectant de lui parler toujours avec beaucoup de politesse et de
-douceur, il prit les autres à témoin de sa conduite, les suppliant de
-l'excuser si sa position précaire l'empêchait de les mieux recevoir,
-et leur faisant les honneurs de son dîner d'une manière splendide. Le
-pauvre greffier n'osa pas insister et fut forcé de dîner, quoique à
-demi mort. Ses confrères furent si complètement dupes de l'assurance
-de Mauprat, qu'ils burent et mangèrent gaiement, en traitant le
-greffier de fou et de malhonnête. Ils sortirent de la Roche-Mauprat
-tous ivres, chantant les louanges du châtelain et raillant le greffier,
-qui tomba mort sur le seuil de sa maison en descendant de cheval.
-
-Les huit garçons, l'orgueil et la force du vieux Mauprat, lui
-ressemblaient tous également par la vigueur physique, la brutalité des
-mœurs, et plus ou moins par la finesse et la méchanceté moqueuse. Il
-faut le dire, c'étaient de vrais coquins, capables de tout mal et
-complètement idiots devant une noble idée ou devant un bon sentiment;
-cependant il y avait en eux une sorte de bravoure désespérée, qui
-parfois n'était pas pour moi sans une apparence de grandeur. Mais il
-est temps que je vous parle de moi et que je vous raconte le
-développement de mon âme au sein du bourbier immonde où il avait plu
-à Dieu de me plonger au sortir de mon berceau.
-
-J'aurais tort si, pour forcer votre commisération à me suivre dans ces
-premières années de ma vie, je vous disais que je naquis avec une
-noble organisation, avec une âme pure et incorruptible. Quant à cela,
-monsieur, je n'en sais rien. Il n'y a peut-être pas d'âmes
-incorruptibles, et peut-être qu'il y en a. C'est ce que ni vous ni
-personne ne saurez, jamais. C'est une grande question à résoudre que
-celle-ci: «Y a-t-il en nous des penchants invincibles, et l'éducation
-peut-elle les modifier seulement ou les détruire?» Moi, je n'oserais
-prononcer; je ne suis ni métaphysicien, ni psychologue, ni philosophe;
-mais j'ai eu une terrible vie, messieurs; et, si j'étais législateur,
-je ferais arracher la langue ou couper le bras à celui qui oserait
-prêcher ou écrire que l'organisation des individus est fatale, et
-qu'on ne refait pas plus le caractère d'un homme que l'appétit d'un
-tigre. Dieu m'a préservé de le croire.
-
-Tout ce que je puis vous dire, c'est que j'avais reçu de ma mère de
-bonnes notions sans avoir peut-être naturellement ses bonnes qualités.
-Chez elle, j'étais déjà violent, mais d'une violence sombre et
-concentrée, aveugle et brutal dans la colère, méfiant jusqu'à la
-poltronnerie à l'approche du danger, hardi jusqu'à la folie quand
-j'étais aux prises avec lui, c'est-à-dire à la fois timide et brave
-par amour de la vie. J'étais d'une opiniâtreté révoltante; pourtant
-ma mère seule réussissait à me vaincre; et, sans bien raisonner, car
-mon intelligence fut très tardive dans son développement, je lui
-obéissais comme à une sorte de nécessité magnétique. Avec ce seul
-ascendant, dont je me souviens, et celui d'une autre femme que j'ai subi
-par la suite, il y avait et il y a eu de quoi me mener à bien. Mais je
-perdis ma mère avant qu'elle eût pu m'enseigner sérieusement quelque
-chose; et, quand je fus transplanté à la Roche-Mauprat, je ne pus
-éprouver pour le mal qui s'y faisait qu'une répulsion instinctive,
-assez faible peut-être, si la peur ne s'y fût mêlée.
-
-Mais je remercie le ciel du fond du cœur pour les mauvais traitements
-dont j'y fus accablé, et surtout pour la haine que mon oncle Jean
-conçut pour moi. Mon malheur me préserva de l'indifférence en face du
-mal, et mes souffrances m'aidèrent à détester ceux qui le
-commettaient.
-
-Ce Jean était certainement le plus détestable de sa race: depuis
-qu'une chute de cheval l'avait rendu contrefait, sa méchante humeur
-s'était développée en raison de l'impossibilité de faire autant de
-mal que ses compagnons. Obligé de rester au logis quand les autres
-partaient pour leurs expéditions, car il ne pouvait monter à cheval,
-il n'avait de plaisir que lorsque le château recevait un de ces petits
-assauts inutiles que la maréchaussée lui donnait quelquefois comme
-pour l'acquit de sa conscience. Retranché derrière un rempart en
-pierres de taille qu'il avait fait construire à sa guise, Jean, assis
-tranquillement auprès de sa couleuvrine, effleurait de temps en temps un
-gendarme et retrouvait tout à coup, disait-il, le sommeil et l'appétit
-que lui ôtait son inaction. Même il n'attendait pas les cas d'attaque
-pour grimper à sa chère plate-forme; et là, accroupi comme un chat
-qui fait le guet, dès qu'il voyait un passant se montrer au loin sans
-faire le signal, il exerçait son adresse sur ce point de mire et lui
-faisait rebrousser chemin. Il appelait cela donner un coup de balai sur
-la route.
-
-Mon jeune âge me rendant incapable de suivre mes oncles à la chasse et
-à la maraude, Jean devint naturellement mon gardien et mon instituteur,
-c'est-à-dire mon geôlier et mon bourreau. Je ne vous raconterai pas
-les détails de cette infernale existence. Pendant près de dix ans,
-j'ai subi le froid, la faim, l'insulte, le cachot et les coups, selon
-les caprices plus ou moins féroces de ce monstre. Sa grande haine pour
-moi vint de ce qu'il ne put parvenir à me dépraver; mon caractère
-rude, opiniâtre et sauvage me préserva de ses viles séductions.
-Peut-être n'avais-je en moi aucune force pour la vertu; mais j'en avais
-heureusement pour la haine. Plutôt que de complaire à mon tyran,
-j'aurais souffert mille morts; je grandis donc sans concevoir aucun
-attrait pour le vice. Cependant j'avais de si étranges notions sur la
-société, que le métier de mes oncles ne me causait par lui-même
-aucune répugnance. Vous pensez bien qu'élevé derrière les murs de la
-Roche-Mauprat, et vivant en état de siège perpétuel, j'avais
-absolument les idées qu'eût pu avoir un servant d'armes au temps de la
-barbarie féodale. Ce qui, hors de notre tanière, s'appelait, pour les
-autres hommes, assassiner, piller et torturer, on m'apprenait à
-l'appeler combattre, vaincre et soumettre. Je savais, pour toute
-histoire des hommes, les légendes et les ballades de la chevalerie que
-mon grand-père me racontait le soir, lorsqu'il avait le temps de songer
-à ce qu'il appelait mon éducation; et, quand je lui adressais quelque
-question sur le temps présent, il me répondait que les temps étaient
-bien changés, que tous les Français étaient devenus traîtres et
-félons, qu'ils avaient fait peur aux rois, et que ceux-ci avaient
-abandonné lâchement la noblesse, laquelle, à son tour, avait eu la
-couardise de renoncer à ses privilèges et de se laisser faire la loi
-par les manants. J'écoutais avec surprise, et presque avec indignation,
-cette peinture de l'époque où je vivais, époque pour moi
-indéfinissable. Mon grand-père n'était pas fort sur la chronologie:
-aucune espèce de livre ne se trouvait à la Roche-Mauprat, si ce n'est
-l'histoire des fils Aymon et quelques chroniques du même genre,
-rapportées des foires du pays par nos valets. Trois noms surnageaient
-seuls dans le chaos de mon ignorance, Charlemagne, Louis XI et Louis
-XIV, parce que mon grand-père les faisait souvent intervenir dans ses
-commentaires sur les droits méconnus de la noblesse. Et moi, en
-vérité, je savais à peine la différence d'un règne à une race, et
-je n'étais pas bien sûr que mon grand-père n'eût pas vu Charlemagne;
-car il en parlait plus souvent et plus volontiers que de tout autre.
-
-Mais, en même temps que mon énergie instinctive me faisait admirer les
-faits d'armes de mes oncles et m'inspirait le désir d'y prendre part,
-les froides cruautés que je leur voyais exercer au retour de leurs
-campagnes, et les perfidies au moyen desquelles ils attiraient des dupes
-chez eux, pour les rançonner ou les torturer, me causaient des
-émotions pénibles, étranges, et dont il me serait difficile,
-aujourd'hui que je parle en toute sincérité, de me rendre compte bien
-clairement. Dans l'absence de tout principe de morale, il eût été
-naturel que je me contentasse de celui du droit du plus fort, que je
-voyais mettre en pratique; mais les humiliations et les souffrances
-qu'en raison de ce droit mon oncle Jean m'imposait m'avaient appris à
-ne pas m'en contenter. Je comprenais le droit du plus brave et je
-méprisais sincèrement ceux qui, pouvant mourir, acceptaient la vie au
-prix des ignominies qu'on leur faisait subir à la Roche-Mauprat. Mais
-ces affronts, ces terreurs, imposés à des prisonniers, à des femmes,
-à des enfants, ne me semblaient expliqués et autorisés que par des
-appétits sanguinaires. Je ne sais si j'étais assez susceptible d'un
-bon sentiment pour qu'ils m'inspirassent de la pitié pour les victimes,
-mais il est certain que j'éprouvais ce sentiment de commisération
-égoïste qui est dans la nature, et, qui, perfectionné et ennobli, est
-devenu la charité chez les hommes civilisés. Sous ma grossière
-enveloppe, mon cœur n'avait sans doute que des tressaillements de peur
-et de dégoût à l'aspect des supplices que, d'un jour à l'autre, je
-pouvais subir pour mon compte au moindre caprice de mes oppresseurs;
-d'autant plus que Jean avait l'habitude, lorsqu'il me voyait pâlir à
-ces affreux spectacles, de me dire d'un air goguenard:
-
---Voilà ce que je te ferai quand tu désobéiras.
-
-Tout ce que je sais, c'est que j'éprouvais un affreux malaise en
-présence de ces actions iniques; mon sang se figeait dans mes veines,
-ma gorge se serrait, et je m'enfuyais pour ne pas répéter les cris qui
-frappaient mon oreille. Cependant, avec le temps, je me blasai un peu
-sur ces impressions terribles. Ma fibre s'endurcit, l'habitude me donna
-des forces pour cacher ce qu'on appelait ma lâcheté. J'eus honte des
-signes de faiblesse que je donnais, et je forçai mon visage au sourire
-d'hyène que je voyais sur le visage de mes proches. Mais je ne pus
-jamais réprimer des frémissements convulsifs qui me passaient de temps
-en temps dans tous les membres et un froid mortel qui descendait dans
-mes veines au retour de ces scènes d'angoisse. Les femmes traînées,
-moitié de gré, moitié de force, sous le toit de la Roche-Mauprat, me
-causaient un trouble inconcevable. Je commençais à sentir le feu de la
-jeunesse s'éveiller en moi et à jeter un regard de convoitise sur
-cette part des captures de mes oncles; mais il se mêlait à ces
-naissants désirs des angoisses inexprimables. Les femmes n'étaient
-qu'un objet de mépris pour tout ce qui m'entourait; je faisais de vains
-efforts pour séparer cette idée de celle du plaisir qui me
-sollicitait. Ma tête était bouleversée, et mes nerfs, irrités,
-donnaient un goût violent et maladif à toutes mes sensations.
-
-Du reste, j'avais le caractère aussi mal fait que mes compagnons; et,
-si mon cœur valait mieux, mes manières n'étaient pas moins
-arrogantes, ni mes plaisanteries de meilleur goût. Un trait de ma
-méchanceté adolescente n'est pas inutile à rapporter ici, d'autant
-plus que les suites de ce fait eurent de l'influence sur le reste de ma
-vie.
-
-
-
-
-III
-
-
-À trois lieues de la Roche-Mauprat, en tirant vers le Fromental, vous
-devez avoir vu, au milieu des bois, une vieille tour isolée, célébré
-par la mort tragique d'un prisonnier que le bourreau, étant en
-tournée, trouva bon de pendre, il y a une centaine d'années, sans
-autre forme de procès, pour complaire à un ancien Mauprat, son
-seigneur.
-
-À l'époque dont je vous parle, la tour Gazeau était déjà
-abandonnée, menaçant ruine: elle était domaine de l'État, et on y
-avait toléré, par oubli plus que par bienfaisance, la retraite d'un
-vieux indigent, homme fort original, vivant complètement seul, et connu
-dans le pays sous le nom du bonhomme Patience.
-
-
---J'en ai entendu parler à la grand'mère de ma nourrice, repris-je;
-elle le tenait pour sorcier.
-
---Précisément; et, puisque nous voici sur ce sujet, il faut que je
-vous dise au juste quel homme était ce Patience; car j'aurai plus d'une
-fois occasion de vous en parler dans le cours de mon récit, et j'ai eu
-aussi celle de le connaître à fond.
-
-
-Patience était un philosophe rustique. Le ciel lui avait départi une
-haute intelligence; mais l'éducation lui avait manqué, et, par une
-sorte de fatalité inconnue, son cerveau avait été complètement
-rebelle au peu d'instruction qu'il avait été à même de recevoir.
-Ainsi il avait été à l'école chez les Carmes de ***, et, au lieu de
-ressentir ou de montrer de l'aptitude, il avait fait l'école
-buissonnière avec plus de délices qu'aucun de ses camarades. C'était
-une nature éminemment contemplative, douce et indolente, mais fière,
-et poussant jusqu'à la sauvagerie l'amour de l'indépendance;
-religieuse, mais ennemie de toute règle; un peu ergoteuse, très
-méfiante, implacable aux hypocrites. Les pratiques du cloître ne lui
-imposèrent pas, et, pour avoir eu une ou deux fois son franc parler
-avec les moines, il fut chassé de l'école. Depuis ce temps, il fut
-grand ennemi de ce qu'il appelait la monacaille et se déclara
-ouvertement pour le curé de Briantes, qu'on accusait d'être
-janséniste. Mais le curé ne réussit pas mieux que les moines à
-instruire Patience. Le jeune paysan, quoique doué d'une force
-herculéenne et d'une grande curiosité pour la science, montrait une
-aversion insurmontable pour toute espèce de travail, soit physique,
-soit intellectuel. Il professait une philosophie naturelle à laquelle
-il était bien difficile au curé de répondre. On n'avait pas besoin de
-travailler, disait-il, quand on n'avait pas besoin d'argent, et on
-n'avait pas besoin d'argent quand on n'avait que des besoins modérés.
-Patience prêchait d'exemple; dans l'âge des passions, il eut des
-mœurs austères, ne but jamais que de l'eau, n'entra jamais dans un
-cabaret, ne sut point danser, et fut toujours fort gauche et fort timide
-avec les femmes, auxquelles, d'ailleurs, son caractère bizarre, sa
-figure sévère et son esprit un peu railleur ne plurent point. Comme
-s'il eut aimé à se venger, par le dédain, de cette défaveur, ou à
-s'en consoler par la sagesse, il se plaisait, comme autrefois Diogène,
-à dénigrer les vains plaisirs d'autrui; et, si quelquefois on le
-voyait passer sous la ramée, au milieu des fêtes, c'était pour y
-jeter quelque saillie ingénue, éclair de son inexorable bon sens.
-Quelquefois aussi son intolérante moralité s'exprima d'une manière
-acerbe et laissa derrière lui un nuage de tristesse ou d'effroi dans
-les consciences troublées. C'est ce qui lui suscita de violents
-ennemis; et les efforts d'une haine inepte, joints à l'espèce
-d'étonnement qu'inspirait son allure excentrique, lui attirèrent la
-réputation de sorcier.
-
-Quand je vous ai dit que l'instruction manqua à Patience, je me suis
-mal exprimé. Avide de connaître les hauts mystères de la nature, son
-intelligence voulut escalader le ciel au premier vol; et, dès les
-premières leçons, le curé janséniste se vit tellement troublé et
-effarouché de l'audace de son élève, il eut tant à lui dire pour le
-calmer et le soumettre, il fallut soutenir un tel assaut de questions
-hardies et d'objections superbes, qu'il n'eut pas le loisir de lui
-enseigner l'alphabet, et qu'au bout de dix ans d'études interrompues et
-reprises au gré du caprice ou de la nécessité, Patience ne savait pas
-lire. C'est à grand'peine qu'en suant sur son livre, il déchiffrait
-une page en deux heures, et encore ne comprenait-il pas le sens de la
-plupart des mots qui exprimaient des idées abstraites. Et pourtant ces
-idées abstraites étaient en lui; on les pressentait en le voyant, en
-l'écoutant; et c'était merveille que la manière dont il parvenait a
-les rendre dans son langage rustique, animé d'une poésie barbare, si
-bien qu'on était, en l'entendant, partagé entre l'admiration et la
-gaieté.
-
-Lui, toujours grave, toujours absolu, ne voulait composer avec aucune
-dialectique. Stoïcien par nature et par principe, passionné dans la
-propagande de sa doctrine du détachement des faux biens, mais
-inébranlable dans la pratique de la résignation, il battait en brèche
-le pauvre curé; et c'était à ces discussions, comme il me l'a
-raconté souvent dans ses dernières années, qu'il avait acquis ses
-connaissances en philosophie. Pour résister aux coups de bélier de la
-logique naturelle, le bon janséniste était forcé d'invoquer le
-témoignage de tous les Pères de l'Église et de les opposer, souvent
-même de les corroborer avec la doctrine de tous les sages et savants de
-l'antiquité. Alors les yeux ronds de Patience _grossissaient dans sa
-tête_ (c'était son expression), la parole expirait sur ses lèvres,
-et, charmé d'apprendre sans se donner la peine d'étudier, il se
-faisait longuement expliquer la doctrine de ces grands hommes et
-raconter leur vie. En voyant son attention et son silence, l'adversaire
-triomphait; mais, au moment où il croyait avoir convaincu cette âme
-rebelle, Patience, entendant sonner minuit à l'horloge du village, se
-levait, prenait congé de son hôte avec affection, et, reconduit par
-lui jusqu'au seuil du presbytère, le consternait avec quelque
-réflexion laconique et mordante qui confondait saint Jérôme et
-Platon, Eusèbe tout autant que Sénèque, Tertullien non moins
-qu'Aristote.
-
-Le curé ne s'avouait pas trop la supériorité de cette intelligence
-inculte. Néanmoins il était tout étonné de passer tant de soirs
-d'hiver au coin de son feu avec ce paysan, sans éprouver ni ennui ni
-fatigue; et il se demandait pourquoi le magister du village, et même le
-prieur du couvent, quoique sachant grec et latin, lui semblaient, l'un
-ennuyeux, l'autre erroné, dans tous leurs discours. Il connaissait
-toute la pureté des mœurs de Patience, et il s'expliquait l'ascendant
-de son esprit par le pouvoir et le charme que la vertu exerce et répand
-autour d'elle. Puis il s'accusait humblement, chaque soir, devant Dieu
-de n'avoir pas disputé avec son élève à un point de vue assez
-chrétien. Il confessait à son ange gardien que l'orgueil de sa science
-et le plaisir qu'il avait goûté à se voir écouté si religieusement
-l'avaient un peu emporté au delà des limites de l'enseignement
-religieux; qu'il avait cité trop complaisamment les auteurs profanes;
-qu'il avait même trouvé un dangereux plaisir à se promener avec son
-auditeur dans les champs du passé, pour y cueillir des fleurs païennes
-que l'eau du baptême n'avait pas arrosées et qu'il n'était pas permis
-à un prêtre de respirer avec tant de charme.
-
-De son côté, Patience chérissait le curé. C'était son seul ami, le
-seul lien qu'il eût avec la société, le seul aussi qu'il eût avec
-Dieu par la lumière de la science. Le paysan s'exagérait beaucoup le
-savoir de son pasteur. Il ne savait pas que même les plus éclairés
-des hommes civilisés prennent souvent à rebours, ou ne prennent pas du
-tout le cours des connaissances humaines. Patience eût été délivré
-de grandes anxiétés d'esprit s'il eût pu découvrir, à coup sûr,
-que son maître se trompait fort souvent, et que c'était l'homme et non
-la vérité qui faisait défaut. Ne le sachant pas et voyant
-l'expérience des siècles en désaccord avec le sentiment inné de la
-justice, il était en proie à des rêveries continuelles; et, vivant
-seul, errant dans la campagne à toutes les heures du jour et de la
-nuit, absorbé dans des préoccupations inconnues à ses pareils, il
-donnait de plus en plus crédit aux fables de sorcellerie débitées
-contre lui.
-
-Le couvent n'aimait pas le pasteur. Quelques moines que Patience avaient
-démasqués haïssaient Patience. Le pasteur et l'élève furent
-persécutés. Les moines ignares ne reculèrent pas devant la
-possibilité d'accuser le curé auprès de son évêque de s'adonner aux
-sciences occultes, de concert avec le magicien Patience. Une sorte de
-guerre religieuse s'établit dans le village et dans les alentours. Tout
-ce qui n'était pas pour le couvent fut pour le curé, et
-réciproquement. Patience dédaigna d'entrer dans cette lutte. Un beau
-matin, il alla embrasser son ami en pleurant et lui dit:
-
---Je n'aime que vous au monde, je ne veux donc pas vous être un sujet
-de persécution; comme, après vous, je ne connais et n'aime personne,
-je m'en vais vivre dans les bois à la manière des hommes primitifs.
-J'ai pour héritage un champ qui rapporte cinquante livres de rente;
-c'est la seule terre que j'aie jamais remuée de mes mains, et la
-moitié de son chétif revenu a été employée à payer la dîme de
-travail que je dois au seigneur; j'espère mourir sans avoir fait pour
-autrui le métier de bête de somme. Cependant, si on vous suspend de
-vos fonctions, si on vous ôte votre revenu, et que vous ayez un champ
-à labourer, faites-moi dire un mot, et vous verrez que mes bras ne se
-seront pas engourdis dans l'inaction.
-
-Le pasteur combattit en vain cette résolution. Patience partit,
-emportant pour tout bagage la veste qu'il avait sur le dos, et un
-abrégé de la doctrine d'Épictète, pour laquelle il avait une grande
-prédilection, et dans laquelle, grâce à de fréquentes études, il
-pouvait lire jusqu'à trois pages par jour, sans se fatiguer outre
-mesure. L'anachorète rustique alla vivre au désert. D'abord il se
-construisit dans les bois une cahute de ramée. Mais, assiégé par les
-loups, il se réfugia dans une salle basse de la tour Gazeau, où il se
-fit, avec un lit de mousse et des troncs d'arbres, un ameublement
-splendide; avec des racines, des fruits sauvages et le laitage d'une
-chèvre, un ordinaire très peu inférieur à celui qu'il avait eu au
-village. Ceci n'est point exagéré. Il faut voir le paysan de certaines
-parties de la Varenne pour se faire une idée de la sobriété au sein
-de laquelle un homme peut vivre en état de santé. Au milieu de ces
-habitudes stoïques, Patience était encore une exception. Jamais le vin
-n'avait rougi ses lèvres, et le pain lui avait toujours semblé une
-superfluité. Il ne haïssait pas, d'ailleurs, la doctrine de Pythagore,
-et, dans les rares entrevues qu'il avait désormais avec son ami, il lui
-disait que, sans croire précisément à la métempsycose et sans se
-faire une loi d'observer le régime végétal, il éprouvait
-involontairement une secrète joie de pouvoir s'y adonner et de n'avoir
-plus occasion de voir donner la mort tous les jours à des animaux
-innocents.
-
-Patience avait pris cette étrange résolution à l'âge de quarante
-ans; il en avait soixante lorsque je le vis pour la première fois, et
-il jouissait d'une force physique extraordinaire. Il avait bien quelques
-habitudes de promenade chaque année; mais, à mesure que je vous dirai
-ma vie, j'entrerai dans le détail de la vie cénobitique de Patience.
-
-À l'époque dont je vais vous parler, après de nombreuses
-persécutions, les gardes forestiers, par crainte de se voir jeter un
-sort, plutôt que par compassion, lui avaient enfin concédé la libre
-occupation de la tour Gazeau, non sans le prévenir qu'elle pourrait
-bien lui tomber sur la tête au premier vent d'orage; à quoi Patience
-avait philosophiquement répondu que, si sa destinée était d'être
-écrasé, le premier arbre de la forêt serait tout aussi bon pour cela
-que les combles de la tour Gazeau.
-
-Avant de vous mettre en scène mon personnage de Patience, et tout en
-vous demandant pardon de la longueur trop complaisante de cette
-biographie préliminaire, je dois encore vous dire que, dans l'espace de
-ces vingt années, l'esprit du pasteur avait suivi une nouvelle
-direction. Il aimait la philosophie, et, malgré lui, le cher homme, il
-reportait cet amour sur les philosophes, même sur les moins orthodoxes.
-Les ouvrages de Jean-Jacques Rousseau le transportèrent, malgré toute
-sa résistance intérieure, dans des régions nouvelles; et, un matin
-qu'au retour d'une visite à des malades, il avait rencontré Patience
-herborisant pour son dîner sur les rochers de Grevant, il s'était
-assis près de lui sur la pierre druidique, et il avait fait à son
-propre insu la profession de foi du vicaire savoyard. Patience mordit
-beaucoup plus volontiers à cette religion poétique qu'à l'ancienne
-orthodoxie. Le plaisir avec lequel il écouta le résumé des doctrines
-nouvelles engagea le curé à lui donner secrètement quelques
-rendez-vous sur des points isolés de la Varenne, où ils devaient se
-rencontrer comme par hasard. Dans ces conciliabules mystérieux,
-l'imagination de Patience, restée si fraîche et si ardente dans la
-solitude, s'enflamma de toute la magie des idées et des espérances qui
-fermentaient alors en France, depuis la cour de Versailles jusqu'aux
-bruyères les plus inhabitées. Il s'éprit de Jean-Jacques et s'en fit
-lire tout ce qu'il lui fut possible d'en écouter sans compromettre les
-devoirs du curé. Puis il se fit donner un exemplaire du _Contrat
-social_ et alla l'épeler sans relâche à la tour Gazeau. D'abord le
-curé ne lui avait communiqué cette manne qu'avec des restrictions, et,
-tout en lui faisant admirer les grandes pensées et les grands
-sentiments du philosophe, il avait cru le mettre en garde contre les
-poisons de l'anarchie. Mais toute l'ancienne science, toutes les
-heureuses citations d'autrefois, en un mot, toute la théologie du bon
-prêtre fut emportée comme un pont fragile par le torrent d'éloquence
-sauvage et d'enthousiasme irréfrénable que Patience avait amassé dans
-son désert. Il fallut que le curé cédât et repliât effrayé sur
-lui-même. Alors il y trouva le for intérieur lézardé et craquant de
-toute part. Le nouveau soleil qui montait sur l'horizon politique et qui
-bouleversait toutes les intelligences fondit la sienne comme une neige
-légère au premier souffle du printemps. L'exaltation de Patience, le
-spectacle de sa vie étrange et poétique qui lui donnait un air
-inspiré, la tournure romanesque que prenaient leurs relations
-mystérieuses (les ignobles persécutions du couvent ennoblissant
-l'esprit de révolte), tout cela s'empara si fort du prêtre, qu'en 1770
-il était déjà bien loin du jansénisme et cherchait vainement dans
-toutes les hérésies religieuses un point où se retenir avant de
-tomber dans l'abîme de philosophie, si souvent ouvert devant lui par
-Patience, si souvent refermé en vain par les exorcismes de la
-théologie romaine.
-
-
-
-
-IV
-
-
-Après ce récit de la vie philosophique de Patience, rédigée par
-l'homme d'aujourd'hui, continua Bernard après une pause, j'ai quelque
-peine à retourner aux impressions bien différentes que reçut l'homme
-d'autrefois en rencontrant le sorcier de la tour Gazeau. Je vais
-m'efforcer cependant de ressaisir fidèlement mes souvenirs.
-
-Ce fut un soir d'été qu'au retour d'une pipée où plusieurs petits
-paysans m'avaient accompagné, je passai devant la tour Gazeau pour la
-première fois. J'étais âgé d'environ treize ans; j'étais le plus
-grand et le plus fort de mes compagnons, et, en outre, j'exerçais sur
-eux, à la rigueur, l'ascendant de mes prérogatives seigneuriales.
-C'était entre nous un mélange de familiarité et d'étiquette assez
-bizarre. Parfois, quand l'ardeur de la chasse ou la fatigue de la
-journée les gouvernait plus que moi, j'étais forcé de céder à leurs
-avis, et déjà je savais me rendre à point comme le font les despotes,
-afin de n'avoir jamais l'air d'être commandé par la nécessité; mais
-j'avais ma revanche dans l'occasion, et je les voyais bientôt trembler
-devant l'odieux nom de ma famille.
-
-La nuit se faisait, et nous marchions gaiement, sifflant, abattant des
-cormes à coups de pierre, imitant le cri des oiseaux, lorsque celui qui
-marchait devant s'arrêta tout à coup, et, revenant sur ses pas,
-déclara qu'il ne passerait pas par le sentier de la tour Gazeau, et
-qu'il allait prendre à travers bois. Cet avis fut accueilli par deux
-autres. Un troisième objecta que l'on risquait de se perdre si on
-quittait le sentier, que la nuit était proche et que les loups étaient
-en nombre.
-
---Allons, canaille! m'écriai-je d'un ton de prince en poussant le
-guide, suis le sentier, et laisse-nous tranquilles avec tes sottises.
-
---_Non, moi_[1], dit l'enfant, je viens de voir le sorcier qui dit _des
-paroles_ sur sa porte, et je n'ai pas envie d'avoir la fièvre toute
-l'année.
-
---Bah! dit un autre, il n'est pas méchant avec tout le monde. Il ne
-fait pas de mal aux enfants; et, d'ailleurs, nous n'avons qu'à passer
-bien tranquillement sans lui rien dire; qu'est-ce que vous voulez qu'il
-nous fasse?
-
---Oh! c'est bien, reprit le premier, si nous étions seuls!... Mais M.
-Bernard est avec nous, nous sommes sûrs d'avoir _un sort._
-
---Qu'est-ce à dire, imbécile? m'écriai-je en levant le poing.
-
---Ce n'est pas ma faute, _monseigneur_, reprit l'enfant. Ce vieux
-_chétif_ n'aime pas les _monsieu_, et il a dit qu'il voudrait voir M.
-Tristan et tous ses enfants pendus au bout de la même branche.
-
---Il a dit cela? Bon! repris-je, avançons, et vous allez voir. Qui
-m'aime me suive; qui me quitte est un lâche.
-
-Deux de mes compagnons se laissèrent entraîner par la vanité. Tous
-les autres feignirent de les imiter; mais, au bout de quatre pas, chacun
-avait pris la fuite en s'enfonçant dans le taillis, et je continuai
-fièrement ma route, escorté de mes deux acolytes. Le petit Sylvain,
-qui allait le premier, ôta son chapeau du plus loin qu'il vit Patience,
-et, lorsque nous fûmes vis-à-vis de lui, quoiqu'il eût la tête
-baissée et qu'il semblât ne faire aucune attention à nous, l'enfant,
-frappé de terreur, lui dit d'une voix tremblante:
-
---Bonsoir et bonne nuit, maître Patience!
-
-Le sorcier, sortant de sa rêverie, tressaillit comme un homme qui
-s'éveille, et je vis, non sans une certaine émotion, sa figure
-basanée, à demi couverte d'une épaisse barbe grise. Sa grosse tête
-était tout à fait dépouillée, et la nudité du front contrastait
-avec l'épaisseur du sourcil, derrière lequel un œil rond et enfoncé
-profondément dans l'orbite lançait des éclairs comme on en voit à la
-fin de l'été derrière le feuillage pâlissant. C'était un homme de
-petite taille, mais large des épaules et bâti comme un gladiateur. Il
-était couvert de haillons orgueilleusement malpropres. Sa figure était
-courte et commune comme celle de Socrate, et, si le feu du génie
-brillait dans ses traits fortement accusés, il m'était impossible de
-m'en apercevoir. Il me fit l'effet d'une bête féroce, d'un animal
-immonde. Un sentiment de haine s'empara de moi, et, résolu de venger
-l'affront fait par lui à mon nom, je mis une pierre dans ma fronde, et,
-sans autres préliminaires, je la lançai avec vigueur.
-
-Au moment où la pierre partit, Patience était en train de répondre à
-la salutation de l'enfant.
-
---Bonsoir, enfants; Dieu soit avec vous!... nous disait-il, lorsque la
-pierre siffla à son oreille et alla frapper une chouette apprivoisée
-qui faisait les délices de Patience et qui commençait à s'éveiller
-avec la nuit dans le lierre dont la porte était couronnée.
-
-La chouette jeta un cri aigu et tomba sanglante aux pieds de son
-maître, qui lui répondit par un rugissement et resta immobile de
-surprise et de fureur pendant quelques secondes. Puis, tout à coup,
-prenant par les pieds la victime palpitante, il l'enleva de terre, et,
-venant à notre rencontre:
-
---Lequel de vous, malheureux, s'écria-t-il d'une voix tonnante, a
-lancé cette pierre?
-
-Celui de mes compagnons qui marchait le dernier s'enfuit avec la
-rapidité du vent; mais Sylvain, saisi par la large main du sorcier,
-tomba les deux genoux en terre, en jurant par la sainte Vierge et par
-sainte Solange, patronne du Berry, qu'il était innocent du meurtre de
-l'oiseau. J'avais, je l'avoue, une forte démangeaison de le laisser se
-tirer d'affaire comme il pourrait, et d'entrer dans le fourré. Je
-m'étais attendu à voir un vieux jongleur décrépit, et non à tomber
-dans les mains d'un ennemi robuste; mais l'orgueil me retint.
-
---Si c'est toi, disait Patience à mon compagnon tremblant, malheur à
-toi, car tu es un méchant enfant, et tu seras un malhonnête homme! Tu
-as fait une mauvaise action; tu as mis ton plaisir à causer de la peine
-à un vieillard qui ne t'a jamais nui, et tu l'as fait avec perfidie,
-avec lâcheté, en dissimulant et en lui disant le bonsoir avec
-politesse. Tu es un menteur, un infâme; tu m'as arraché ma seule
-société, ma seule richesse; tu t'es réjoui dans le mal. Que Dieu te
-préserve de vivre, si tu dois continuer ainsi!
-
---Ô monsieur Patience! criait l'enfant en joignant les mains, ne me
-maudissez pas, ne me _charmez_ pas, ne me donnez pas de maladie; ce
-n'est pas moi! Que Dieu m'extermine si c'est moi!...
-
---Si ce n'est pas toi, c'est donc celui-là? dit Patience en me prenant
-par le collet de mon habit, et en me secouant comme un arbrisseau qu'on
-va déraciner.
-
---Oui, c'est moi, répondis-je avec hauteur, et si vous voulez savoir
-mon nom, apprenez qu'on m'appelle Bernard Mauprat, et qu'un vilain qui
-touche à un gentilhomme mérite la mort.
-
---La mort! toi, tu me donneras la mort, Mauprat! s'écria le vieillard
-pétrifié de surprise et d'indignation. Et que serait donc Dieu si un
-morveux comme toi avait le droit de menacer un homme de mon âge? La
-mort! ah! tu es bien un Mauprat, et tu chasses de race, chien maudit!
-Cela parle de donner la mort, et tout au plus si cela est né! La mort,
-mon louveteau! sais-tu que c'est toi qui mérites la mort, non pas pour
-ce que tu viens de faire, mais pour être fils de ton père et neveu de
-tes oncles? Ah! je suis content de tenir un Mauprat dans le creux de ma
-main et de savoir si un coquin de gentilhomme pèse autant qu'un
-chrétien.
-
-Et en même temps il m'enlevait de terre comme il eût fait d'un
-lièvre.
-
---Petit, dit-il à mon compagnon, va-t'en chez toi, et ne crains rien.
-Patience ne se fâche guère contre ses pareils, et il pardonne à ses
-frères, parce que ses frères sont des ignorants comme lui et ne savent
-pas ce qu'ils font; mais un Mauprat, vois-tu, ça sait lire et écrire,
-et ça n'en est que plus méchant. Va-t'en... Mais non, reste; je veux
-qu'une fois dans ta vie, tu voies un gentilhomme recevoir le fouet de la
-main d'un vilain. Tu vas voir cela, et je te prie de ne pas l'oublier,
-petit, et de le raconter à tes parents.
-
-J'étais pâle de colère, mes dents se brisaient dans ma bouche; je fis
-une résistance désespérée. Patience, avec un sang-froid effrayant,
-m'attacha à un arbre avec un brin de ramée. Il n'avait qu'à
-m'effleurer de sa main large et calleuse pour me plier comme un roseau,
-et cependant j'étais remarquablement vigoureux pour mon âge. Il
-accrocha la chouette à une branche au-dessus de ma tête, et le sang de
-l'oiseau, s'égouttant sur moi, me pénétrait d'horreur; car, quoiqu'il
-n'y eût là qu'une correction usitée avec les chiens de chasse qui
-mordent le gibier, mon cerveau, troublé par la rage, par le désespoir
-et par les cris de mon compagnon, commençait à croire à quelque
-affreux maléfice; mais je pense que j'eusse été moins puni s'il
-m'eût métamorphosé en chouette que je ne le fus en subissant la
-correction qu'il m'infligea. En vain je l'accablai de menaces, en vain
-je fis d'effroyables serments de vengeance, en vain le petit paysan se
-jeta encore à genoux, en répétant avec angoisse:
-
---Monsieur Patience, pour l'amour de Dieu, pour l'amour de vous-même,
-ne lui faites pas de mal; les Mauprat vous tueront.
-
-Il se prit à rire en haussant les épaules, et, s'armant d'une poignée
-de houx, il me fustigea, je dois l'avouer, d'une manière plus
-humiliante que cruelle; car, à peine vit-il couler quelques gouttes de
-mon sang, qu'il s'arrêta, jeta ses verges, et même je remarquai une
-subite altération dans ses traits et dans sa voix, comme s'il se fût
-repenti de sa sévérité.
-
---Mauprat, me dit-il en croisant ses bras sur sa poitrine et en me
-regardant fixement, vous voilà châtié; vous voilà insulté, mon
-gentilhomme: cela me suffit. Vous voyez que je pourrais vous empêcher
-de me jamais nuire, en vous ôtant le souffle d'un coup de pouce, et en
-vous enterrant sous la pierre de ma porte. Qui s'aviserait de venir
-chercher ce bel enfant de noble chez le bonhomme Patience? Mais vous
-voyez que je n'aime pas la vengeance; car, au premier cri de douleur qui
-vous est échappé, j'ai cessé. Je n'aime pas à faire souffrir, moi;
-je ne suis pas un Mauprat. Il était bon pour vous d'apprendre par
-vous-même ce que c'est que d'être une fois la victime. Puisse cela
-vous dégoûter du métier de bourreau que l'on fait de père en fils
-dans votre famille! Bonsoir! allez-vous-en, je ne vous en veux plus, la
-justice du bon Dieu est satisfaite. Vous pouvez dire à vos oncles de me
-mettre sur le gril; ils mangeront un méchant morceau, et ils avaleront
-une chair qui reprendra vie dans leur gosier pour les étouffer.
-
-Alors il ramassa sa chouette morte, et, la contemplant d'un air sombre:
-
---Un enfant de paysan n'eût pas fait cela, dit-il. Ce sont plaisirs de
-gentilhomme.
-
-Et, se retirant sur sa porte, il fit entendre l'exclamation qui lui
-échappait dans les grandes occasions et qui lui avait fait donner le
-surnom qu'il portait:
-
---Patience, patience!... s'écria-t-il.
-
-C'était, selon les bonnes femmes, une formule cabalistique dans sa
-bouche, et, toutes les fois qu'on la lui avait entendu prononcer, il
-était arrivé quelque malheur à la personne qui l'avait offensé.
-Sylvain se signa pour conjurer le mauvais esprit. La terrible parole
-résonna sous la voûte de la tour où Patience venait de rentrer, puis
-la porte se referma sur lui avec fracas.
-
-Mon compagnon était si pressé de fuir, qu'il faillit me laisser là
-sans prendre le temps de me détacher. Dès qu'il l'eut fait:
-
---Un signe de croix, me dit-il, pour l'amour du bon Dieu, un signe de
-croix! Si vous ne voulez pas faire le signe de la croix, vous voilà
-ensorcelé: nous serons mangés par les loups en nous en allant, ou bien
-nous rencontrerons la grand'bête.
-
---Imbécile! lui dis-je, il s'agit bien de cela! Écoute, si tu as
-jamais le malheur de parler à qui que ce soit de ce qui vient
-d'arriver, je t'étrangle.
-
---Hélas! monsieur, comment donc faire? reprit-il avec un mélange de
-naïveté et de malice. Le sorcier m'a commandé de le dire à mes
-parents.
-
-Je levai le bras pour le frapper, mais la force me manqua. Suffoqué de
-rage par le traitement que je venais d'essuyer, je tombai presque
-évanoui, et Sylvain en profita pour s'enfuir.
-
-Quand je revins à moi-même, je me trouvais seul; je ne connaissais pas
-cette partie de la Varenne; je n'y étais jamais venu, et elle était
-horriblement déserte. Toute la journée, j'avais vu des traces de loups
-et de sangliers sur le sable. La nuit régnait déjà; j'avais encore
-deux lieues à faire pour arriver à la Roche-Mauprat. La porte serait
-fermée, le pont levé; je serais reçu à coups de fusil si je
-n'arrivais avant neuf heures. Il y avait à parier cent contre un que,
-ne connaissant pas le chemin, il me serait impossible de faire deux
-lieues en une heure. Cependant j'eusse mieux aimé subir mille morts que
-de demander asile à l'habitant de la tour Gazeau, me l'eût-il accordé
-avec grâce. Mon orgueil saignait plus que ma chair.
-
-Je me lançai à la course à tout hasard. Le sentier faisait mille
-détours; mille autres sentiers s'entre-croisaient. J'arrivai à la
-plaine par un pâturage fermé de haies. Là, toute trace de sentier
-disparaissait. Je franchis la haie au hasard et tombai dans un champ. La
-nuit était noire; eût-il fait jour, il n'y avait pas moyen de
-s'orienter à travers des _héritages_[2] encaissés dans des talus
-hérissés d'épines. Enfin je trouvai des bruyères, puis des bois, et
-mes terreurs, un peu calmées, se renouvelèrent; car, je l'avoue,
-j'étais en proie à des terreurs mortelles. Dressé à la bravoure
-comme un chien à la chasse, je faisais bonne contenance sous les yeux
-d'autrui. Mû par la vanité, j'étais audacieux quand j'avais des
-spectateurs; mais, livré à moi-même dans la profonde nuit, épuisé
-de fatigue et de faim, quoique je ne sentisse nulle envie de manger,
-bouleversé par les émotions que je venais d'éprouver, assuré d'être
-battu par mes oncles en rentrant, et pourtant aussi désireux de rentrer
-que si j'eusse dû trouver le paradis terrestre à la Roche-Mauprat,
-j'errai jusqu'au jour dans des angoisses impossibles à décrire. Les
-hurlements des loups, heureusement lointains, vinrent plus d'une fois
-frapper mon oreille et glacer mon sang dans mes veines; et, comme si ma
-position n'eût pas été assez précaire en réalité, mon imagination
-frappée venait y joindre mille images fantastiques. Patience passait
-pour un _meneur de loups._ Vous savez que c'est une spécialité
-cabalistique accréditée en tout pays. Je m'imaginais donc voir
-paraître ce diabolique petit vieillard escorté de sa bande affamée,
-ayant revêtu lui-même la figure d'une _moitié de loup_, et me
-poursuivant à travers les taillis. Plusieurs fois des lapins me
-partirent entre les jambes, et, de saisissement, je faillis tomber à la
-renverse. Là, comme j'étais bien sûr de n'être pas vu, je faisais
-force signes de croix; car, en affectant l'incrédulité, j'avais
-nécessairement au fond de l'âme toutes les superstitions de la peur.
-
-Enfin j'arrivai à la Roche-Mauprat avec le jour. J'attendis dans un
-fossé que les portes fussent ouvertes, et je me glissai à ma chambre
-sans être vu de personne. Comme ce n'était pas précisément une
-tendresse assidue qui veillait sur moi, mon absence n'avait pas été
-remarquée durant la nuit; je fis croire à mon oncle Jean, que je
-rencontrai dans un escalier, que je venais de me lever; et, ce
-stratagème ayant réussi, j'allai dormir tout le jour dans l'abat-foin.
-
-
-[Note 1: Locution du pays.]
-
-[Note 2: C'est le nom qu'on donne à la petite propriété.]
-
-
-
-
-V
-
-
-N'ayant plus rien à craindre pour moi-même, il m'eût été facile de
-me venger de mon ennemi; tout m'y conviait. Le propos qu'il avait tenu
-contre ma famille eût suffi, sans même invoquer l'outrage fait à ma
-personne, et que je répugnais à avouer. Je n'avais donc qu'un mot à
-dire: sept Mauprat eussent été à cheval au bout d'un quart d'heure,
-charmés d'avoir un exemple à faire en maltraitant un homme qui ne leur
-fournissait aucune redevance et qui ne leur eût semblé bon qu'à être
-pendu pour effrayer les autres.
-
-Mais, les choses n'eussent-elles pas été aussi loin, je ne sais
-comment il se fit que je sentis une répugnance insurmontable à
-demander vengeance à huit hommes contre un seul. Au moment de le faire
-(car, dans ma colère, je me l'étais bien promis), je fus retenu par je
-ne sais quel instinct de loyauté que je ne me connaissais pas, et que
-je ne pus guère m'expliquer à moi-même. Et puis les paroles de
-Patience avaient peut-être fait naître en moi, à mon insu, un
-sentiment de honte salutaire. Peut-être ses justes malédictions contre
-les nobles m'avaient-elles fait entrevoir quelque idée de justice.
-Peut-être, en un mot, ce que j'avais pris jusque-là en moi pour des
-mouvements de faiblesse et de pitié commença-t-il dès lors sourdement
-à me sembler plus grave et moins méprisable.
-
-Quoi qu'il en soit, je gardai le silence. Je me contentai de rosser
-Sylvain pour le punir de m'avoir abandonné et pour le déterminer à se
-taire sur ma mésaventure. Cet amer souvenir était assoupi, lorsque,
-vers la fin de l'automne, il m'arriva de battre les bois avec Sylvain.
-Ce pauvre Sylvain avait de l'attachement pour moi; car, en dépit de mes
-brutalités, il venait toujours se placer sur mes talons, dès que
-j'étais hors du château. Il me défendait contre tous ses compagnons,
-en soutenant que je n'étais qu'un peu vif et point méchant. Ce sont
-les âmes douces et résignées du peuple qui entretiennent l'orgueil et
-la rudesse des grands. Nous chassions donc les alouettes au lacet,
-lorsque mon page ensaboté, qui furetait toujours à l'avant-garde,
-revint vers moi en disant textuellement:
-
---_J'avise_[3] _eul_[4] _meneu d'loups anc_[5] _eul preneu d'taupes._
-
-Cet avertissement fit passer un frisson dans tous mes membres. Cependant
-je sentis le ressentiment faire réaction dans mon cœur, et je marchai
-droit à la rencontre de mon sorcier, un peu rassuré peut-être aussi
-par la présence de son compagnon, qui était un habitué de la
-Roche-Mauprat, et que je supposais devoir me porter respect et
-assistance.
-
-Marcasse, dit le _preneur de taupes_, faisait profession de purger de
-fouines, belettes, rats et autres animaux malfaisants les habitations et
-les champs de la contrée. Il ne bornait pas au Berry les bienfaits de
-son industrie; tous les ans, il faisait le tour de la Marche, du
-Nivernais, du Limousin et de la Saintonge, parcourant seul et à pied
-tous les lieux où on avait le bon esprit d'apprécier ses talents; bien
-reçu partout, au château comme à la chaumière, car c'était un
-métier qui se faisait avec succès et probité de père en fils dans sa
-famille, et que ses descendants font encore, il avait un gîte et une
-besogne assurés pour tous les jours de l'année. Aussi régulier dans
-sa tournée que la terre dans sa rotation, on le voyait, à époque
-fixe, reparaître dans les mêmes lieux où il avait passé l'année
-précédente, toujours accompagné du même chien et de la même longue
-épée.
-
-Ce personnage était aussi curieux et plus comique, dans son genre, que
-le sorcier Patience. C'était un homme bilieux et mélancolique, grand,
-sec, anguleux, plein de lenteur, de majesté et de réflexion dans
-toutes ses manières. Il aimait si peu à parler, qu'il répondait à
-toutes les questions par monosyllabes; toutefois, il ne s'écartait
-jamais des règles de la plus austère politesse, et il disait peu de
-mots sans élever la main vers la corne de son chapeau en signe de
-révérence et de civilité. Était-il ainsi par caractère? ou bien,
-dans son métier ambulant, la crainte de s'aliéner quelques-unes de ses
-nombreuses pratiques par des propos inconsidérés lui inspira-t-elle
-cette sage réserve? On ne le savait point. Il avait l'œil et le pied
-dans toutes les maisons; il avait, le jour, la clef de tous les greniers
-et place, le soir, au foyer de toutes les cuisines. Il savait tout,
-d'autant plus que son air rêveur et absorbé inspirait l'abandon en sa
-présence, et pourtant jamais il ne lui était arrivé de rapporter dans
-une maison ce qui se passait dans une autre.
-
-Si vous voulez savoir comment ce caractère m'avait frappé, je vous
-dirai que j'avais été témoin des efforts de mes oncles et de mon
-grand-père pour le faire parler. Ils espéraient savoir de lui ce qui
-se passait au château de Sainte-Sévère, chez M. Hubert de Mauprat,
-l'objet de leur haine et de leur envie. Quoique don Marcasse (on
-l'appelait _don_ parce qu'on lui trouvait la démarche et la fierté
-d'un hidalgo ruiné), quoique don Marcasse, dis-je, eût été
-impénétrable à cet égard comme à tous les autres, les Mauprat
-_Coupe-Jarret_ ne manquaient pas de l'amadouer toujours davantage,
-espérant tirer de lui quelque chose de relatif à Mauprat
-_Casse-Tête._
-
-Nul ne pouvait donc savoir les sentiments de Marcasse sur quoi que ce
-soit; le plus court eût été de supposer qu'il ne se donnait pas la
-peine d'en avoir aucun. Cependant l'attrait que Patience semblait
-éprouver pour lui, jusqu'à l'accompagner durant plusieurs semaines
-dans ses voyages, donnait à penser qu'il y avait quelque sortilège
-dans son air mystérieux, et que ce n'était pas seulement la longueur
-de son épée et l'adresse de son chien qui faisaient si merveilleuse
-déconfiture de taupes et de belettes. On parlait tout bas d'herbes
-enchantées, au moyen desquelles il faisait sortir de leurs trous ces
-animaux méfiants pour les prendre au piège; mais, comme on se trouvait
-bien de cette magie, on ne songeait pas à lui en faire un crime.
-
-Je ne sais si vous avez assisté à ce genre de chasse. Elle est
-curieuse, surtout dans les greniers à fourrage. L'homme et le chien
-grimpant aux échelles et courant sur les bois de charpente avec un
-aplomb et une agilité surprenants; le chien flairant les trous des
-murailles, faisant l'office de chat, se mettant à fallut et veillant en
-embuscade jusqu'à ce que le _gibier_ se livre à la rapière du
-chasseur; celui-ci lardant des bottes de paille et passant l'ennemi au
-fil de l'épée: tout cela, accompli et dirigé avec gravité et
-importance par don Marcasse, était, je vous assure, aussi singulier que
-divertissant.
-
-Lorsque j'aperçus ce féal, je crus pouvoir braver le sorcier, et
-j'approchai hardiment. Sylvain me regardait avec admiration, et je
-remarquai que Patience lui-même ne s'attendait pas à tant d'audace.
-J'affectai d'aborder Marcasse et de lui parler, afin de braver mon
-ennemi. Ce que voyant, il écarta doucement le preneur de taupes et,
-posant sa lourde main sur ma tête, il me dit fort tranquillement:
-
---Vous avez grandi depuis quelque temps, mon beau monsieur!
-
-La rougeur me monta au visage, et, reculant avec dédain:
-
---Prenez garde à ce que vous faites, manant, lui dis-je; vous devriez
-vous rappeler que, si vous avez encore vos deux oreilles, c'est à ma
-bonté que vous le devez.
-
---Mes deux oreilles! dit Patience en riant avec amertume.
-
-Et, faisant allusion au surnom de ma famille, il ajouta:
-
---Vous voulez dire mes deux jarrets? _Patience! patience!_ un temps
-n'est peut-être pas loin où les manants ne couperont aux nobles ni les
-jarrets ni les oreilles, mais la tête et la bourse...
-
---Taisez-vous, maître Patience, dit le preneur de taupes d'un ton
-solennel, vous ne parlez pas en philosophe.
-
---Tu as raison, toi, répliqua le sorcier; et, au fait, je ne sais pas
-pourquoi je querelle ce petit _gars._ Il aurait dû me faire mettre en
-bouillie par ses oncles; car je l'ai fouetté, l'été dernier, pour une
-sottise qu'il m'avait faite et je ne sais pas ce qui est arrivé dans la
-famille, mais les Mauprat ont perdu une belle occasion de faire du mal
-au prochain.
-
---Apprenez, paysan, lui dis-je, qu'un noble se venge toujours noblement;
-je n'ai pas voulu faire punir mes injures par des gens plus forts que
-vous; mais attendez deux ans, et je vous promets de vous pendre, de ma
-propre main, à un certain arbre que je reconnaîtrai bien, et qui est
-devant la porte de la tour Gazeau. Si je ne le fais, je veux cesser
-d'être gentilhomme; si je vous épargne, je veux être appelé meneur
-de loups.
-
-Patience sourit, et, tout d'un coup devenant sérieux, il attacha sur
-moi ce regard profond qui rendait sa physionomie si remarquable. Puis,
-se tournant vers le chasseur de belettes:
-
---C'est singulier, dit-il, il y a quelque chose dans cette race. Voyez
-le plus méchant noble: il a encore plus de cœur dans certaines choses
-que le plus brave d'entre nous. Ah! c'est tout simple, ajouta-t-il en se
-parlant en lui-même; on les élève comme ça, et nous, on nous dit que
-nous naissons pour obéir... _Patience!_
-
-Il garda un instant le silence, puis il sortit de sa rêverie pour me
-dire d'un ton de bonhomie un peu railleuse:
-
---Vous voulez me pendre, monseigneur _Brin de chaume?_ Mangez donc
-beaucoup de soupe, car vous n'êtes pas encore assez haut pour atteindre
-à la branche qui me portera; et, jusque-là... il passera peut-être
-sous le pont bien de l'eau dont vous ne savez pas le goût.
-
---Mal parlé, mal parlé, dit le preneur de taupes d'un air grave;
-allons, la paix. Monsieur Bernard, pardon pour Patience; c'est un vieux,
-un fou.
-
---Non, non, dit Patience, je veux qu'il me pende; il a raison, il me
-doit cela, et, au fait, cela arrivera peut-être plus vite que tout le
-reste. Ne vous dépêchez pas trop de grandir, monsieur; car, moi, je me
-dépêche de vieillir plus que je ne voudrais; et, puisque vous êtes si
-brave, vous ne voudrez pas attaquer un homme qui ne pourrait plus se
-défendre.
-
---Vous avez bien usé de votre force avec moi! m'écriai-je; ne
-m'avez-vous pas fait violence? dites! n'est-ce pas une lâcheté, cela?
-
-Il fit un geste de surprise.
-
---Oh! les enfants, les enfants! dit-il, voyez comme cela raisonne! La
-vérité est dans la bouche des enfants.
-
-Et il s'éloigna en rêvant et en se disant des sentences à lui-même,
-comme il avait l'habitude de faire. Marcasse m'ôta son chapeau et me
-dit d'un ton impassible:
-
---Il a tort... il faut la paix... pardon... repos... salut!
-
-Ils disparurent, et là cessèrent mes rapports avec Patience. Ils ne
-furent renoués que longtemps après.
-
-
-[Note 3: Je vois.]
-
-[Note 4: Le.]
-
-[Note 5: Avec.]
-
-
-
-
-VI
-
-
-J'avais quinze ans quand mon grand-père mourut; sa mort ne causa point
-de douleur, mais une véritable consternation à la Roche-Mauprat. Il
-était l'âme de tous les vices qui y régnaient, et il est certain
-qu'il y avait en lui quelque chose de plus cruel et de moins vil que
-dans ses fils. Après lui, l'espèce de gloire que son audace nous avait
-acquise s'éclipsa. Ses enfants, jusque-là bien disciplinés, devinrent
-de plus en plus ivrognes et débauchés. D'ailleurs, les expéditions
-furent chaque jour plus périlleuses.
-
-Excepté le petit nombre de féaux que nous traitions bien et qui nous
-étaient tous dévoués, nous étions de plus en plus isolés et sans
-ressources. Le pays d'alentour avait été abandonné à la suite de nos
-violences. La frayeur que nous inspirions agrandissait chaque jour le
-désert autour de nous. Il fallait aller loin et se hasarder sur les
-confins de la plaine. Là, nous n'avions pas le dessus, et mon oncle
-Laurent, le plus hardi de tous, fut grièvement blessé dans une
-escarmouche. Il fallut chercher d'autres ressources. Jean les suggéra.
-Ce fut de se glisser dans les foires sous divers déguisements et d'y
-commettre des vols habiles. De brigands, nous devînmes filous, et notre
-nom détesté s'avilit de plus en plus. Nous établîmes des
-accointances avec tout ce que la province recélait de gens tarés, et,
-par un échange de services frauduleux, nous échappâmes encore une
-fois à la misère.
-
-Je dis nous, car je commençais à faire partie de cette bande de
-coupe-jarrets quand mon grand-père mourut. Il avait cédé à mes
-prières et m'avait associé à quelques-unes des dernières courses
-qu'il tenta. Je ne vous ferai point d'excuses, mais vous voyez devant
-vous un homme qui a fait le métier de bandit. C'est un souvenir qui ne
-me laisse nul remords, pas plus qu'à un soldat d'avoir fait campagne
-sous les ordres de son général. Je croyais encore vivre au moyen âge.
-La force et la sagesse des lois établies étaient pour moi des paroles
-dépourvues de sens. Je me sentais brave et vigoureux; je me battais. Il
-est vrai que les résultats de nos victoires me faisaient souvent
-rougir; mais, n'en profitant pas, je m'en lavais les mains, et je me
-souviens avec plaisir d'avoir aidé plus d'une victime terrassée à se
-relever et à s'enfuir.
-
-Cette existence m'étourdissait par son activité, ses dangers et ses
-fatigues. Elle m'arrachait aux douloureuses réflexions qui eussent pu
-naître en moi. En outre, elle me soustrayait à la tyrannie immédiate
-de Jean. Mais, quand mon grand-père fut mort, et notre bande dégradée
-par un autre genre d'exploits, je retombai sous cette odieuse
-domination. Je n'étais nullement propre au mensonge et à la fraude. Je
-montrais non seulement de l'aversion, mais encore de l'incapacité pour
-cette industrie nouvelle. On me regarda comme un membre inutile, et les
-mauvais procédés recommencèrent. On m'eût chassé si on n'eût
-craint que, me réconciliant avec la société, je ne devinsse un ennemi
-dangereux. Dans cette alternative de me nourrir ou d'avoir à me
-redouter, il fut souvent délibéré (je l'ai su depuis) de me chercher
-querelle et de me forcer à une rixe dans laquelle on se déferait de
-moi. C'était l'avis de Jean; mais Antoine, celui qui avait perdu le
-moins de l'énergie et de l'espèce d'équité domestique de Tristan,
-opina et prouva que j'étais plus précieux que nuisible. J'étais un
-bon soldat, on pouvait avoir besoin encore de bras dans l'occasion. Je
-pouvais aussi me former à l'escroquerie: j'étais bien jeune et bien
-ignorant; mais si Jean voulait me prendre par la douceur, rendre mon
-sort moins malheureux, et surtout m'éclairer sur ma véritable
-situation, en m'apprenant que j'étais perdu pour la société et que je
-ne pouvais y reparaître sans être pendu aussitôt, peut-être mon
-obstination et ma fierté plieraient-elles devant le bien-être d'une
-part, et la nécessité, de l'autre. Il fallait au moins le tenter avant
-de se débarrasser de moi.
-
---Car, disait Antoine pour conclure son homélie, nous étions dix
-Mauprat l'année dernière; notre père est mort, et, si nous tuons
-Bernard, nous ne serons plus que huit.
-
-Cet argument l'emporta. On me tira de l'espèce de cachot où je
-languissais depuis plusieurs mois; on me donna des habits neufs; on
-changea mon vieux fusil pour une belle carabine que j'avais toujours
-désirée; on me fit l'exposé de ma situation dans le monde; on me
-versa du meilleur vin à mes repas. Je promis de réfléchir, et, en
-attendant, je m'abrutis un peu plus dans l'inaction et dans l'ivrognerie
-que je n'avais fait dans le brigandage.
-
-Cependant ma captivité me laissa de si tristes impressions, que je fis
-le serment, à part moi, de m'exposer à tout ce qui pourrait m'advenir
-sur les terres du roi de France, plutôt que de supporter le retour de
-ces mauvais traitements. Un méchant point d'honneur me retenait seul à
-la Roche-Mauprat. Il était évident que l'orage s'amassait sur nos
-têtes. Les paysans étaient mécontents, malgré tout ce que nous
-faisions pour nous les attacher; des doctrines d'indépendance
-s'insinuaient sourdement parmi eux; nos plus fidèles serviteurs se
-lassaient d'avoir le pain et les vivres en abondance; ils demandaient de
-l'argent, et nous n'en avions pas. Plusieurs sommations nous avaient
-été faites sérieusement de payer à l'État les impôts du fisc; et,
-nos créanciers se joignant aux gens du roi et aux paysans révoltés,
-tout nous menaçait d'une catastrophe semblable à celle dont le
-seigneur de Pleumartin venait d'être la victime dans le pays[6].
-
-Mes oncles avaient longtemps projeté de s'adjoindre aux rapines et à
-la résistance de ce hobereau. Mais, au moment où Pleumartin, près de
-tomber au pouvoir de ses ennemis, nous avait donné sa parole de nous
-accueillir comme amis et alliés si nous marchions à son secours, nous
-avions appris sa défaite et sa fin tragique. Nous étions donc à toute
-heure sur nos gardes. Il fallait quitter le pays ou traverser une crise
-décisive. Les uns conseillaient le premier parti; les autres
-s'obstinaient à suivre le conseil du père mourant et à s'enterrer
-sous les ruines du donjon. Ils traitaient de lâcheté et de couardise
-toute idée de fuite ou de transaction. La crainte d'encourir un pareil
-reproche et peut-être un peu d'amour instinctif du danger me retenaient
-donc encore; mais mon aversion pour cette existence odieuse sommeillait
-en moi, toujours prêle à éclater violemment.
-
-Un soir que nous avions largement soupe, nous restâmes à table,
-continuant à boire et à converser, Dieu sait dans quels termes et sur
-quels sujets! Il faisait un temps affreux, l'eau ruisselait sur le pavé
-de la salle par les fenêtres disjointes, l'orage ébranlait les vieux
-murs. Le vent de la nuit sifflait à travers les crevasses de la voûte
-et faisait ondoyer la flamme de nos torches de résine. On m'avait
-beaucoup raillé, pendant le repas, de ce qu'on appelait ma vertu; on
-avait traité ma sauvagerie envers les femmes de continence, et c'était
-surtout à ce propos qu'on me poussait à mal par la mauvaise honte.
-Comme, tout en me défendant de ces moqueries grossières et en
-ripostant sur le même ton, j'avais bu énormément, ma farouche
-imagination s'était enflammée, et je me vantais d'être plus hardi et
-mieux venu, auprès de la première femme qu'on amènerait à la
-Roche-Mauprat, qu'aucun de mes oncles. Le défi fut accepté avec de
-grands éclats de rire. Les roulements de la foudre répondirent à
-cette gaieté infernale.
-
-Tout à coup le cor sonna à la herse. Tout rentra dans le silence.
-C'était la fanfare dont les Mauprat se servaient entre eux pour
-s'appeler et se reconnaître. C'était mon oncle Laurent qui avait été
-absent tout le jour et qui demandait à rentrer. Nous avions tant de
-sujets de méfiance, que nous étions nous-mêmes porte-clefs et
-guichetiers de notre forteresse. Jean se leva en agitant les clefs; mais
-il resta immobile aussitôt pour écouter le cor, qui annonçait par une
-seconde fanfare qu'il amenait une prise, et qu'il fallait aller
-au-devant de lui. En un clin d'œil, tous les Mauprat furent à la herse
-avec des flambeaux, excepté moi, dont l'indifférence était profonde,
-et les jambes sérieusement avinées.
-
---Si c'est une femme, s'écria Antoine en sortant, je jure sur l'âme de
-mon père qu'elle te sera adjugée, vaillant jeune homme! et nous
-verrons si ton audace répond à tes prétentions.
-
-Je restai les coudes sur la table, plongé dans un malaise stupide.
-
-Lorsque la porte se rouvrit, je vis entrer une femme d'une démarche
-assurée et revêtue d'un costume étrange. Il me fallut un effort pour
-ne pas tomber dans une sorte de divagation, et pour comprendre ce que
-l'un des Mauprat vint me dire à l'oreille. Au milieu d'une battue aux
-loups, à laquelle plusieurs seigneurs des environs, avec leurs femmes,
-avaient voulu prendre part, le cheval de cette jeune personne s'était
-effrayé et l'avait emportée loin de la chasse. Lorsqu'il s'était
-calmé après une pointe de près d'une lieue, elle avait voulu
-retourner en arrière; mais, ne connaissant pas le pays de la Varenne,
-où tous les sites se ressemblent, elle s'était de plus en plus
-écartée. L'orage et la nuit avaient mis le comble à son embarras.
-Laurent, l'ayant rencontrée, lui avait offert de la conduire au
-château de Rochemaure, qui était en effet à plus de six lieues de
-là, mais qu'il disait très voisin, et dont il feignait d'être le
-garde-chasse. Cette dame avait accepté son offre. Sans connaître la
-dame de Rochemaure, elle était un peu sa parente et se flattait d'être
-bien accueillie. Elle n'avait jamais rencontré la figure d'aucun
-Mauprat et ne songeait guère être si près de leur repaire. Elle avait
-donc suivi son guide sans défiance, et, n'ayant vu de sa vie la
-Roche-Mauprat ni de près ni de loin, elle fut introduite dans la salle
-de nos orgies sans avoir le moindre soupçon du piège où elle était
-tombée.
-
-Quand je frottai mes yeux appesantis et regardai cette femme si jeune et
-si belle, avec un air de calme, de franchise et d'honnêteté que je
-n'avais jamais trouvé sur le front d'aucune autre (toutes celles qui
-avaient passé la herse de notre manoir étant d'insolentes prostituées
-ou des victimes stupides), je crus faire un rêve.
-
-J'avais vu des fées figurer dans mes légendes de chevalerie. Je crus
-presque que Morgane ou Urgande venait chez nous pour faire justice, et
-j'eus envie un instant de me jeter à genoux et de protester contre
-l'arrêt qui m'eût confondu avec mes oncles. Antoine, à qui Laurent
-avait rapidement donné le mot, s'approcha d'elle, avec autant de
-politesse qu'il était capable d'en avoir, et la pria d'excuser son
-costume de chasse et celui de ses amis. Ils étaient tous neveux ou
-cousins de la dame de Rochemaure, et ils attendaient, pour se mettre à
-table, que cette dame, qui était fort dévote, fût sortie de la
-chapelle, où elle était en conférence pieuse avec son aumônier.
-L'air de candeur et de confiance avec lequel l'inconnue écouta ce
-mensonge ridicule me serra le cœur; mais je ne me rendis pas compte de
-ce que j'éprouvais.
-
---Je ne veux pas, dit-elle à mon oncle Jean, qui faisait l'assidu d'un
-air de satyre auprès d'elle, déranger cette dame; je suis trop
-inquiète de l'inquiétude que je cause moi-même à mon père et à mes
-amis dans ce moment pour vouloir m'arrêter ici. Dites-lui que je la
-supplie de me prêter un cheval frais et un guide, afin que je retourne
-vers le lieu où je présume qu'ils peuvent avoir été m'attendre.
-
---Madame, répondit Jean avec assurance, il est impossible que vous vous
-remettiez en route par le temps qu'il fait; d'ailleurs, cela ne
-servirait qu'à retarder le moment de rejoindre ceux qui vous cherchent.
-Dix de nos gens bien montés et armés de torches partent à l'instant
-même par dix routes différentes et vont parcourir la Varenne sur tous
-les points. Il est donc impossible que, dans deux heures au plus, vos
-parents n'aient pas de vos nouvelles, et que bientôt vous ne les voyiez
-arriver ici, où ils seront hébergés le mieux possible. Tenez-vous
-donc en repos et acceptez quelques cordiaux pour vous remettre, car vous
-êtes mouillée et accablée de fatigue.
-
---Sans l'inquiétude que j'éprouve, je serais affamée, répondit-elle
-en souriant. Je vais essayer de manger quelque chose; mais ne faites
-rien d'extraordinaire pour moi. Vous avez déjà mille fois trop de
-bonté.
-
-Elle s'approcha de la table où j'étais resté accoudé, et prit un
-fruit tout près de moi sans m'apercevoir. Je me retournai et la
-regardai effrontément d'un air abruti. Elle supporta mon regard avec
-arrogance. Voilà du moins ce qu'il me sembla. J'ai su depuis qu'elle ne
-me voyait seulement pas; car, tout en faisant effort sur elle-même pour
-paraître calme et répondre avec confiance à l'hospitalité qu'on lui
-offrait, elle était fort troublée de la présence inattendue de tant
-d'hommes étranges, de mauvaise mine et grossièrement vêtus. Pourtant
-nul soupçon ne lui venait. J'entendis un des Mauprat dire près de moi
-à Jean:
-
---Bon! tout va bien; elle donne dans le panneau; faisons-la boire, elle
-causera.
-
---Un instant, répondit Jean, surveillez-la, l'affaire est sérieuse; il
-y a mieux à faire ici qu'à se divertir. Je vais tenir conseil, on vous
-appellera pour dire votre avis; mais ayez l'œil un peu sur Bernard.
-
---Qu'est-ce qu'il y a? dis-je brusquement en me retournant vers lui.
-Est-ce que cette _fille_ ne m'appartient pas? N'a-t-on pas juré sur
-l'âme de mon grand-père...?
-
---Ah! c'est parbleu vrai! dit Antoine en s'approchant de notre groupe,
-tandis que les autres Mauprat entouraient la dame. Écoute, Bernard, je
-tiendrai ma parole à une condition.
-
---Laquelle?
-
---C'est bien simple: d'ici à dix minutes, tu ne diras pas à cette
-donzelle qu'elle n'est pas chez la vieille Rochemaure.
-
---Pour qui me prenez-vous? répondis-je en enfonçant mon chapeau sur
-mes yeux. Croyez-vous que je sois une bête? Attendez, voulez-vous que
-j'aille prendre la robe de ma grand'mère qui est là-haut, et que je me
-fasse passer pour la dévote de Rochemaure?
-
---Bonne idée, dit Laurent.
-
---Mais, avant tout, j'ai à vous parler, reprit Jean.
-
-Et il les entraîna dehors, après avoir fait un signe aux autres. Au
-moment où ils sortaient tous, je crus voir que Jean voulait engager
-Antoine à me surveiller; mais Antoine, avec une insistance que je ne
-compris pas, s'obstina à les suivre. Je restai seul avec l'inconnue.
-
-Je demeurai un instant étourdi, bouleversé, et plus embarrassé que
-satisfait du tête-à-tête; puis, en cherchant à me rendre compte de
-ce qui se passait de mystérieux autour de moi, je parvins à
-m'imaginer, à travers les fumées du vin, quelque chose d'assez
-vraisemblable, quoique pourtant ce fût une erreur complète.
-
-Je crus expliquer tout ce que je venais de voir et d'entendre, en
-supposant: 1° que cette dame si tranquille et si parée était une de
-ces filles de bohème que j'avais vues quelquefois dans les foires; 2°
-que Laurent, l'ayant rencontrée par les champs, l'avait amenée pour
-divertir la compagnie; 3° qu'on lui avait fait confidence de mon état
-d'ivresse fanfaronne, et qu'on l'amenait pour mettre ma galanterie à
-l'épreuve, tandis qu'on me regarderait par le trou de la serrure. Mon
-premier mouvement, dès que cette pensée se fut emparée de moi, fut de
-me lever et d'aller droit à la porte, que je fermai à double tour et
-dont je tirai les verrous; puis je revins vers la dame, déterminé que
-j'étais à ne pas lui donner lieu de railler ma timidité.
-
-Elle était assise sous le manteau de la cheminée; et, comme elle
-était occupée à sécher ses habits mouillés et penchée vers le
-foyer, elle ne s'était pas rendu compte de ce que je faisais; mais
-l'expression étrange de mon visage la fit tressaillir lorsque je
-m'approchai d'elle. J'étais déterminé à l'embrasser pour commencer;
-mais, je ne sais par quel prodige, dès qu'elle eut levé ses yeux sur
-moi, cette familiarité me devint impossible. Je ne me sentis que le
-courage de lui dire:
-
---Ma foi! mademoiselle, vous êtes charmante, et vous me plaisez, aussi
-vrai que je m'appelle Bernard Mauprat.
-
---Bernard Mauprat! s'écria-t-elle en se levant; vous êtes Bernard
-Mauprat, vous? En ce cas, changez de langage et sachez à qui vous
-parlez; ne vous l'a-t-on pas dit?
-
---On ne me l'a pas dit, mais je le devine, répondis-je en ricanant et
-en m'efforçant de lutter contre le respect que m'inspiraient sa pâleur
-subite et son attitude impérieuse.
-
---Si vous le devinez, dit-elle, comment est-il possible que vous me
-parliez comme vous faites? Mais on m'avait bien dit que vous étiez mal
-élevé, et pourtant j'avais toujours désiré vous rencontrer.
-
---En vérité, dis-je en ricanant toujours, vous! princesse de grandes
-routes, qui avez connu tant de gens en votre vie? Laissez mes lèvres
-rencontrer les vôtres, s'il vous plaît, ma belle, et vous saurez si je
-suis aussi bien élevé que messieurs mes oncles, que vous écoutiez si
-bien tout à l'heure.
-
---Vos oncles! s'écria-t-elle en saisissant brusquement sa chaise et en
-la plaçant entre nous comme par un instinct de défense. Oh! mon Dieu!
-mon Dieu! je ne suis pas chez Mme de Rochemaure!
-
---Le nom commence toujours de même, et nous sommes d'aussi bonne roche
-que qui que ce soit.
-
---La Roche-Mauprat!... murmura-t-elle en frissonnant de la tête aux
-pieds comme une biche qui entend hurler les loups.
-
-Et ses lèvres devinrent toutes blanches. L'angoisse passa dans tous ses
-traits. Par une involontaire sympathie, je frémis moi-même et je
-faillis changer tout à coup de manières et de langage.
-
---Qu'est-ce que cela a donc de surprenant pour elle? me disais-je;
-n'est-ce pas une comédie qu'elle joue? et, si les Mauprat ne
-sont pas là derrière quelque boiserie à nous écouter, ne leur
-racontera-t-elle pas mot pour mot tout ce qui se sera passé? Cependant
-elle tremble comme une feuille de peuplier... Mais si c'est une
-comédienne? J'en ai vu une qui faisait Geneviève de Brabant et qui
-pleurait à s'y méprendre.
-
-J'étais dans une grande perplexité, et je promenais des yeux hagards
-tantôt sur elle, tantôt sur les portes, que je croyais toujours près
-de s'ouvrir toutes grandes, aux éclats de rire de mes oncles.
-
-Cette femme était belle comme le jour. Je ne crois pas que jamais il
-ait existé une femme aussi jolie que celle-là. Ce n'est pas moi
-seulement qui l'atteste; elle a laissé une réputation de beauté qui
-n'est pas encore oubliée dans le pays. Elle était d'une taille assez
-élevée, svelte et remarquable par l'aisance de ses mouvements. Elle
-était blanche avec des yeux noirs et des cheveux d'ébène. Ses regards
-et son sourire avaient une expression de bonté et de finesse dont le
-mélange était incompréhensible; il semblait que le ciel lui eût
-donné deux âmes, une toute d'intelligence, une toute de sentiment.
-Elle était naturellement gaie et brave; c'était un ange que les
-chagrins de l'humanité n'avaient pas encore osé toucher. Rien ne
-l'avait fait souffrir, rien ne lui avait appris la méfiance et
-l'effroi. C'était donc là la première souffrance de sa vie, et
-c'était moi, brute, qui la lui inspirais. Je la prenais pour une
-bohémienne, et c'était un ange de pureté.
-
-C'était ma jeune tante à la mode de Bretagne, Edmée de Mauprat, fille
-de M. Hubert, mon grand-oncle (à la mode de Bretagne aussi), qu'on
-appelait le chevalier, et qui s'était fait relever de l'ordre de Malte
-pour se marier dans un âge déjà mûr; car, ma tante et moi, nous
-étions du même âge. Nous avions dix-sept ans tous deux, à quelques
-mois de différence, et ce fut là notre première entrevue. Celle que
-j'aurais dû protéger au péril de ma vie, envers et contre tous,
-était là, devant moi, palpitante et consternée comme une victime
-devant le bourreau.
-
-Elle fit un grand effort, et, s'approchant de moi, qui marchais avec
-préoccupation dans la salle, elle se nomma et ajouta:
-
---Il est impossible que vous soyez un infâme comme tous ces brigands
-que je viens de voir et dont je sais la vie infernale. Vous êtes jeune;
-votre mère était bonne et sage. Mon père voulait vous élever et vous
-adopter. Encore aujourd'hui, il regrette de ne pouvoir vous tirer de
-l'abîme où vous êtes plongé. N'avez-vous pas reçu plusieurs
-messages de sa part? Bernard, vous êtes mon proche parent, songez aux
-liens du sang; pourquoi voulez-vous m'insulter? Veut-on m'assassiner ici
-ou me donner la torture? Pourquoi m'a-t-on trompée en me disant que
-j'étais à Rochemaure? pourquoi s'est-on retiré d'un air de mystère?
-Que prépare-t-on? que se passe-t-il?
-
-La parole expira sur ses lèvres; un coup de fusil venait de se faire
-entendre au dehors. Une décharge de couleuvrine y répondit, et la
-trompe d'alarme ébranla de sons lugubres les tristes murailles du
-donjon. Mlle de Mauprat retomba sur sa chaise. Je restai immobile, ne
-sachant si c'était là une nouvelle scène de comédie imaginée pour
-se divertir de moi, et décidé à ne point me mettre en peine de cette
-alarme jusqu'à ce que j'eusse la preuve certaine qu'elle n'était pas
-simulée.
-
---Allons, lui dis-je en me rapprochant d'elle, convenez que tout ceci
-est une plaisanterie. Vous n'êtes pas mademoiselle de Mauprat, et vous
-voulez savoir si je suis un apprenti capable de faire l'amour.
-
---J'en jure par le Christ, répondit-elle en prenant mes mains dans ses
-mains froides comme la mort, je suis Edmée, votre parente, votre
-prisonnière, votre amie; car je me suis toujours intéressée à vous,
-j'ai toujours supplié mon père de ne pas vous abandonner... Mais
-écoutez, Bernard, on se bat, on se bat à coups de fusil! C'est mon
-père qui vient me chercher sans doute, et on va le tuer! Ah!
-s'écria-t-elle en tombant à genoux devant moi, allez empêcher cela,
-Bernard, mon enfant! Dites à vos oncles de respecter mon père, le
-meilleur des hommes, si vous saviez. Dites-leur que, s'ils nous
-haïssent, s'ils veulent verser du sang, eh bien, qu'ils me tuent!
-qu'ils m'arrachent le cœur, mais qu'ils respectent mon père...
-
-On m'appela du dehors d'une voix véhémente.
-
---Où est ce poltron? où est cet enfant de malheur? disait mon oncle
-Laurent.
-
-On secoua la porte; je l'avais si bien fermée, qu'elle résista à des
-secousses furieuses.
-
---Ce misérable lâche s'amuse à faire l'amour pendant qu'on nous
-égorge! Bernard, la maréchaussée nous attaque. Votre oncle Louis
-vient d'être tué. Venez, pour Dieu, venez, Bernard!
-
---Que le diable vous emporte tous! m'écriai-je, et soyez tué
-vous-même, si je crois un mot de tout cela; je ne suis pas si sot que
-vous pensez; il n'y a de lâches ici que ceux qui mentent. Moi, j'ai
-juré que j'aurais la femme, et je ne la rendrai que quand il me plaira.
-
---Allez au diable! répondit Laurent, vous faites semblant...
-
-Les décharges de mousqueterie redoublèrent. Des cris affreux se firent
-entendre. Laurent quitta la porte et se mit à courir vers le bruit. Son
-empressement marquait tant de vérité, que je n'y pus résister.
-L'idée qu'on m'accuserait de lâcheté l'emporta; je m'avançai vers la
-porte.
-
---Ô Bernard! ô monsieur de Mauprat! s'écria Edmée en se traînant
-après moi, laissez-moi aller avec vous; je me jetterai aux pieds de vos
-oncles, je ferai cesser ce combat, je leur céderai tout ce que je
-possède, ma vie, s'ils la veulent... pour que celle de mon père soit
-sauvée.
-
---Attendez, lui dis-je en me retournant vers elle, je ne peux pas savoir
-si on ne se moque pas de moi. Je crois que mes oncles sont là derrière
-la porte, et que, pendant que nos valets de chiens tiraillent dans la
-cour, on tient une couverture pour me berner. Vous êtes ma cousine, ou
-vous êtes une... Vous allez me faire un serment, et je vous en ferai un
-à mon tour. Si vous êtes une princesse errante, et que, vaincu par vos
-grimaces, je sorte de cette chambre, vous allez jurer d'être ma
-maîtresse et de ne souffrir personne auprès de vous avant que j'aie
-usé de mes droits; ou bien, moi, je vous jure que vous serez corrigée
-comme j'ai corrigé ce matin Flore, ma chienne mouchetée. Si vous êtes
-Edmée, et que je vous jure de me mettre entre votre père et ceux qui
-voudraient le tuer, que me promettez-vous, que me jurez-vous?
-
---Si vous sauviez mon père, s'écria-t-elle, je vous jure que je vous
-épouserais.
-
---Oui-da! lui dis-je, enhardi par son enthousiasme, dont je ne
-comprenais pas la sublimité. Donnez-moi donc un gage, afin qu'en tout
-cas, je ne sorte pas d'ici comme un sot.
-
-Elle se laissa embrasser sans faire résistance; ses joues étaient
-glacées. Elle s'attachait machinalement à mes pas pour sortir; je fus
-obligé de la repousser. Je le fis sans rudesse; mais elle tomba comme
-évanouie. Je commençai à comprendre la réalité de ma situation; car
-il n'y avait personne dans le corridor, et les bruits du dehors
-devenaient de plus en plus alarmants. J'allais courir vers mes armes,
-lorsqu'un dernier mouvement de méfiance, ou peut-être un autre
-sentiment, me fit revenir sur mes pas et fermer à double tour la porte
-de la salle où je laissais Edmée. Je mis la clef dans ma ceinture, et
-j'allai aux remparts, armé de mon fusil, que je chargeai en courant.
-
-C'était tout simplement une attaque de la maréchaussée; il n'y avait
-là rien de commun avec Mlle de Mauprat. Nos créanciers avaient obtenu
-prise de corps contre nous. Les gens de loi, battus et maltraités,
-avaient requis de l'avocat du roi au présidial de Bourges un mandat
-d'amener, que la force armée exécutait de son mieux, espérant
-s'emparer de nous avec facilité au moyen d'une surprise nocturne. Mais
-nous étions en meilleur état de défense qu'ils ne pensaient; nos gens
-étaient braves et bien armés, et puis nous nous battions pour notre
-existence tout entière; nous avions le courage du désespoir, et
-c'était un avantage immense. Notre troupe montait à vingt-quatre
-personnes, la leur à plus de cinquante militaires. Une vingtaine de
-paysans lançaient des pierres sur les côtés; mais ils faisaient plus
-de mal à leurs alliés qu'à nous.
-
-Le combat fut acharné pendant une demi-heure; puis notre résistance
-effraya tellement l'ennemi, qu'il se replia et suspendit ses
-hostilités; mais il revint bientôt à la charge et fut de nouveau
-repoussé avec perte. Les hostilités furent encore suspendues. On nous
-somma de nous rendre pour la troisième fois, en nous promettant la vie
-sauve. Antoine Mauprat leur répondit par une moquerie obscène. Ils
-restèrent indécis, mais ne se retirèrent pas.
-
-Je m'étais battu bravement; j'avais fait ce que j'appelais mon devoir.
-La trêve se prolongeait. Nous ne pouvions plus juger de la distance de
-l'ennemi, et nous n'osions risquer une décharge dans l'obscurité, car
-nos munitions de guerre étaient précieuses. Tous mes oncles étaient
-cloués aux remparts dans l'incertitude d'une nouvelle attaque. L'oncle
-Louis était grièvement blessé. Ma prisonnière me revint en mémoire.
-J'avais, au commencement du combat, entendu dire à Jean Mauprat qu'il
-fallait, en cas de défaite, l'offrir à condition qu'on lèverait le
-siège, ou la pendre aux yeux de l'ennemi. Je ne pouvais plus douter de
-la vérité de ce qu'elle m'avait dit. Quand la victoire parut se
-déclarer pour nous, on oublia la captive. Seulement le rusé Jean se
-détacha de sa chère couleuvrine qu'il pointait avec tant d'amour, et se
-glissa comme un chat dans les ténèbres. Un mouvement de jalousie
-incroyable s'empara de moi. Je jetai mon fusil, et je m'élançai sur
-ses traces, le couteau dans la main, et résolu, je crois, à le
-poignarder s'il touchait à ce que je regardais comme ma capture. Je le
-vis approcher de la porte, essayer de l'ouvrir, regarder avec attention
-par le trou de la serrure, pour s'assurer que sa proie ne lui avait pas
-échappé. Les coups de fusil recommencèrent. Il tourna sur ses talons
-inégaux avec l'agilité surprenante dont il était doué et courut aux
-remparts. Pour moi, caché dans l'ombre, je le laissai passer et ne le
-suivis pas. Un autre instinct que celui du carnage venait de s'emparer
-de moi. Un éclair de jalousie avait enflammé mes sens. La fumée de la
-poudre, la vue du sang, le bruit, le danger et plusieurs rasades
-d'eau-de-vie avalées à la ronde pour entretenir l'activité, m'avaient
-singulièrement échauffé la tête. Je pris la clef dans ma ceinture,
-j'ouvris brusquement la porte, et, quand je reparus devant la captive,
-je n'étais plus le novice méfiant et grossier qu'elle avait réussi à
-ébranler; j'étais le brigand farouche de la Roche-Mauprat, cent fois
-plus dangereux cette fois que la première. Elle s'élança vers moi
-avec impétuosité. J'ouvris mes bras pour la saisir; mais, au lieu de
-s'en effrayer, elle s'y jeta en criant:
-
---Eh bien, mon père?
-
---Ton père, lui dis-je en l'embrassant, n'est pas là. Il n'est pas
-plus question de lui que de toi sur la brèche à l'heure qu'il est.
-Nous avons _descendu_ une douzaine de gendarmes, et voilà tout. La
-victoire se déclare pour nous comme de coutume. Ainsi ne t'inquiète
-plus de ton père; moi, je ne m'inquiète plus des gens du roi. Vivons
-en paix et fêtons l'amour.
-
-En parlant ainsi, je portai à mes lèvres un broc de vin qui restait
-sur la table. Mais elle me l'ôta des mains d'un air d'autorité qui
-m'enhardit.
-
---Ne buvez plus, me dit-elle; songez à ce que vous dites. Est-ce vrai,
-ce que vous avez dit? en répondez-vous sur l'honneur, sur l'âme de
-votre mère?
-
---Tout cela est vrai, je le jure sur votre belle bouche toute rose, lui
-répondis-je en essayant de l'embrasser encore.
-
-Mais elle recula avec terreur.
-
---Oh! mon Dieu, dit-elle, il est ivre! Bernard! Bernard! souvenez-vous
-de ce que vous avez promis, gardez votre parole. Vous savez bien, à
-présent, que je suis votre parente, votre sœur.
-
---Vous êtes ma maîtresse ou ma femme, lui répondis-je en la
-poursuivant toujours.
-
---Vous êtes un misérable! reprit-elle en me repoussant de sa cravache.
-Qu'avez-vous fait pour que je vous sois quelque chose? Avez-vous secouru
-mon père?
-
---J'ai juré de le secourir, et je l'aurais fait s'il eût été là;
-c'est donc comme si je l'avais fait. Savez-vous que, si je l'avais fait
-et que j'eusse échoué, il n'y aurait pas eu à la Roche-Mauprat de
-supplice assez cruel et assez lent pour me punir à petit feu de cette
-trahison! J'ai juré assez haut, on peut l'avoir entendu. Ma foi, je ne
-m'en soucie guère, et je ne tiens pas à vivre deux jours de plus ou de
-moins; mais je tiens à vos faveurs, ma belle, et à n'être pas un
-chevalier langoureux dont on se moque. Allons, aimez-moi tout de-suite,
-ou, ma foi, je m'en retourne là-bas, et, si je suis tué, tant pis pour
-vous. Vous n'aurez plus de chevalier, et vous aurez encore sept Mauprat
-à tenir en bride. Je crains que vous n'ayez pas les mains assez fortes
-pour cela, ma jolie petite linotte.
-
-Ces paroles, que je débitais au hasard et sans y attacher d'autre
-importance que de la distraire pour m'emparer de ses mains ou de sa
-taille, firent une vive impression sur elle. Elle s'enfuit à l'autre
-bout de la salle et s'efforça d'ouvrir la fenêtre; mais ses petites
-mains ne purent seulement en ébranler le châssis de plomb aux ferrures
-rouillées. Sa tentative me fit rire. Elle joignit les mains avec
-anxiété et resta immobile; puis tout à coup l'expression de son
-visage changea; elle sembla prendre son parti et vint à moi l'air riant
-et la main ouverte. Elle était si belle ainsi, qu'un nuage passa devant
-mes yeux, et pendant un instant je ne la vis plus.
-
-
-[Figure 02]
-
-
-Passez-moi une puérilité. Il faut que je vous dise comment elle était
-habillée. Elle ne remit jamais ce costume depuis cette nuit étrange,
-et pourtant je me le rappelle minutieusement. Il y a longtemps de cela.
-Eh bien, je vivrais encore autant que j'ai vécu, que je n'oublierais
-pas un seul détail, tant j'en fus frappé au milieu du tumulte qui se
-faisait au dedans et au dehors de moi, au milieu des coups de fusil qui
-battaient le rempart, des éclairs qui sillonnaient le ciel, et des
-palpitations violentes qui précipitaient mon sang de mon cœur à mon
-cerveau, et de ma tête à ma poitrine.
-
-Oh! qu'elle était belle! Il me semble que son spectre passe encore
-devant mes yeux. Je crois la voir, vous dis-je, avec son costume
-d'amazone qu'on portait dans ce temps-là. Ce costume consistait en une
-jupe de drap très ample; le corps serré dans un gilet de satin gris de
-perle boutonné, et une écharpe rouge autour de la taille; en dessus,
-on portait la veste de chasse galonnée, courte et ouverte par devant;
-un chapeau de feutre gris à grands bords, relevés sur le front, et
-ombragé d'une demi-douzaine de plumes rouges, surmontait des cheveux
-sans poudre, retroussés autour du visage et tombant par derrière en
-deux longues tresses, comme ceux des Bernoises. Ceux d'Edmée étaient
-si longs, qu'ils descendaient presque à terre.
-
-Cette parure fantastique pour moi, cette fleur de jeunesse et ce bon
-accueil qu'elle semblait faire à mes prétentions, c'en était bien
-assez pour me rendre fou d'amour et de joie. Je ne comprenais rien de
-plus agréable qu'une belle femme qui se donnait sans paroles
-grossières et sans larmes de honte. Mon premier mouvement fut de la
-saisir dans mes bras; mais, comme vaincu par ce besoin irrésistible
-d'adoration qui caractérise le premier amour, même chez les êtres les
-plus grossiers, je tombai à ses genoux et je les pressai contre ma
-poitrine; c'était pourtant, dans cette hypothèse, à une grande
-dévergondée que s'adressait cet hommage. Je n'en étais pas moins
-près de m'évanouir.
-
-Elle prit ma tête dans ses deux belles mains, en s'écriant:
-
---Ah! je le voyais bien, je le savais bien, que vous n'étiez pas un de
-ces réprouvés. Oh! vous allez me sauver, Dieu merci! Soyez béni, ô
-Dieu! et vous, mon cher enfant, dites de quel côté... Vite, fuyons!
-Faut-il sauter par la fenêtre? Oh! je n'ai pas peur, mon cher monsieur;
-allons!
-
-Je crus sortir d'un rêve, et j'avoue que cela me fut horriblement
-désagréable.
-
---Qu'est-ce à dire? lui répondis-je en me relevant; vous jouez-vous de
-moi? ne savez-vous pas où vous êtes, et croyez-vous que je sois un
-enfant?
-
---Je sais que je suis à la Roche-Mauprat, répondit-elle en redevenant
-pâle, et que je vais être outragée et assassinée dans deux heures
-si, d'ici là, je n'ai pas réussi à vous inspirer quelque pitié. Mais
-j'y réussirai, s'écria-t-elle en tombant à son tour à mes genoux,
-vous n'êtes pas un de ces hommes-là. Vous êtes trop jeune pour être
-un monstre comme eux; vous avez eu l'air de me plaindre; vous me ferez
-évader, n'est-ce pas, n'est-ce pas, _mon cher cœur?_
-
-Elle prenait mes mains et les baisait avec ardeur pour me fléchir; je
-l'écoutais et je la regardais avec une stupidité peu faite pour la
-rassurer. Mon âme n'était guère accessible par elle-même à la
-générosité et à la compassion, et, dans ce moment, une passion plus
-violente que tout le reste faisait taire en moi ce qu'elle essayait d'y
-trouver. Je la dévorais des yeux sans rien comprendre à ses discours.
-Toute la question pour moi était de savoir si je lui avais plu, ou si
-elle avait voulu se servir de moi pour la délivrer.
-
---Je vois bien que vous avez peur, lui dis-je; vous avez tort d'avoir
-peur de moi; je ne vous ferai certainement pas de mal. Vous êtes trop
-jolie pour que je songe à autre chose que vous caresser.
-
---Oui, mais vos oncles me tueront, s'écria-t-elle, vous le savez bien.
-Est-il possible que vous vouliez me laisser tuer? Puisque je vous plais,
-sauvez-moi, je vous aimerai après.
-
---Oh! oui, après, après! lui répondis-je en riant d'un air niais et
-méfiant, après que vous m'aurez fait pendre par les gens du roi, que
-je viens d'étriller si bien. Allons, prouvez-moi que vous m'aimez tout
-de suite, je vous sauverai après; après, moi aussi.
-
-Je la poursuivis autour de la chambre; elle fuyait. Cependant elle ne me
-témoignait pas de colère et me résistait avec des paroles douces. La
-malheureuse ménageait en moi son seul espoir et craignait de m'irriter.
-Ah! si j'avais pu comprendre ce que c'était qu'une femme comme elle, et
-ce qu'était ma situation! Mais j'en étais incapable et je n'avais
-qu'une idée fixe, l'idée qu'un loup peut avoir en pareille occasion.
-
-Enfin, comme à toutes ses prières je répondais toujours la même
-chose: «M'aimez-vous, ou vous moquez-vous?» elle vit à quelle brute
-elle avait affaire; et, prenant son parti, elle se retourna vers moi,
-jeta ses bras autour de mon cou, cacha son visage dans mon sein et me
-laissa baiser ses cheveux. Puis elle me repoussa doucement en me disant:
-
---Eh! mon Dieu, ne vois-tu pas que je t'aime et que tu m'as plu dès le
-moment que je t'ai vu? Mais ne comprends-tu pas que je hais tes oncles
-et que je ne veux appartenir qu'à toi?
-
---Oui, lui répondis-je obstinément, parce que vous avez dit: «Voilà
-un imbécile à qui je persuaderai tout ce que je voudrai en lui disant
-que je l'aime; il le croira, et je le mènerai pendre.» Voyons, il n'y
-a qu'un mot qui serve, si vous m'aimez...
-
-Elle me regardait d'un air d'angoisse, tandis que je cherchais à
-rencontrer ses lèvres quand elle ne détournait pas la tête. Je tenais
-ses mains dans les miennes, elle ne pouvait plus que reculer l'instant
-de sa défaite. Tout à coup sa figure pâle se colora, elle se mit à
-sourire, et, avec une expression de coquetterie angélique:
-
---Et vous, dit-elle, m'aimez-vous?
-
-De ce moment, la victoire fut à elle. Je n'eus plus la force de vouloir
-ce que je désirais; ma tête de loup-cervier fut bouleversée, ni plus
-ni moins que celle d'un homme, et je crois que j'eus l'accent de la voix
-humaine en m'écriant pour la première fois de ma vie:
-
---Oui, je t'aime! oui, je t'aime!
-
---Eh bien, dit-elle d'un air fou et avec un ton caressant, aimons-nous
-et sauvons-nous.
-
---Oui, sauvons-nous, lui répondis-je; je déteste cette maison et mes
-oncles. Il y a longtemps que je veux me sauver. Mais on me pendra, tu
-sais bien.
-
---On ne te pendra pas, reprit-elle en riant; mon prétendu est
-lieutenant général.
-
---Ton prétendu! m'écriai-je, saisi d'un nouvel accès de jalousie plus
-vif que le premier; tu vas te marier?
-
---Pourquoi non? répondit-elle en me regardant avec attention.
-
-Je pâlis et je serrai les dents.
-
---En ce cas..., lui dis-je en essayant de l'emporter dans mes bras.
-
---En ce cas, me répondit-elle en me donnant une petite tape sur la
-joue, je vois que tu es jaloux; mais c'est un singulier jaloux que celui
-qui veut posséder sa maîtresse à dix heures pour la céder à minuit
-à huit hommes ivres qui la lui rendront demain aussi sale que la boue
-des chemins.
-
---Ah! tu as raison, m'écriai-je, va-t'en! va-t'en! Je te défendrais
-jusqu'à la dernière goutte de mon sang; mais je succomberais sous le
-nombre et je périrais avec la pensée que tu leur restes. Quelle
-horreur! tu m'y fais penser; me voilà triste. Allons, pars!
-
---Oh! oui! oh! oui! mon ange, s'écria-t-elle en m'embrassant sur les
-joues avec effusion.
-
-Cette caresse, la première qu'une femme m'eût faite depuis mon
-enfance, me rappela, je ne sais comment ni pourquoi, le dernier baiser
-de ma mère; et, au lieu de plaisir, elle me causa une tristesse
-profonde. Je me sentis les yeux pleins de larmes. Ma suppliante s'en
-aperçut et baisa mes larmes en répétant toujours:
-
---Sauve-moi! sauve-moi!
-
---Et ton mariage? lui dis-je. Oh! écoute, jure-moi que tu ne te
-marieras pas avant que je meure; ce ne sera pas long, car mes oncles
-font bonne justice et courte justice, comme ils disent.
-
---Est-ce que tu ne vas pas me suivre? reprit-elle.
-
---Te suivre? Non! pendu là-bas pour avoir fait le métier de bandit,
-pendu ici pour t'avoir fait évader, ce sera toujours bien la même
-chose, et, du moins, je n'aurai pas la honte de passer pour un délateur
-et d'être pendu en place publique.
-
---Je ne te laisserai pas ici, s'écria-t-elle, dussé-je y mourir; viens
-avec moi; tu ne risques rien, crois-en ma parole. Je réponds de toi
-devant Dieu. Tue-moi si je mens; mais partons vite... Mon Dieu! je les
-entends chanter! Ils viennent! Ah! si tu ne veux pas me défendre,
-tue-moi tout de suite!
-
-Elle se jeta dans mes bras. L'amour et la jalousie gagnaient de plus en
-plus en moi; j'eus, en effet, l'idée de la tuer, et j'eus la main sur
-mon couteau de chasse tout le temps que j'entendis du bruit et des voix
-dans le voisinage de la salle. C'étaient des cris de victoire. Je
-maudis le ciel de ne l'avoir pas donnée à nos ennemis. Je pressai
-Edmée sur ma poitrine, et nous restâmes immobiles dans les bras l'un
-de l'autre, jusqu'à ce qu'un nouveau coup de fusil annonçât que le
-combat recommençait. Alors je la serrai avec passion sur mon cœur.
-
---Tu me rappelles, lui dis-je, une pauvre tourterelle qui, étant
-poursuivie par le milan, vint, un jour, se jeter dans ma veste et se
-cacher jusque dans mon sein.
-
---Et tu ne l'as pas livrée au milan, n'est-ce pas? reprit Edmée.
-
---Non, de par tous les diables! pas plus que je ne te livrerai, toi, le
-plus joli des oiseaux des bois, à ces méchants oiseaux de nuit qui te
-menacent.
-
---Mais comment fuirons-nous? dit-elle en écoutant avec terreur la
-fusillade.
-
---Aisément, lui dis-je; suis-moi.
-
-Je pris un flambeau, et, levant une trappe, je la fis descendre avec moi
-dans la cave. De là, nous gagnâmes un souterrain creusé dans le roc,
-et qui servait autrefois à risquer un grand moyen de défense quand la
-garnison était plus considérable; on sortait dans la campagne par une
-extrémité opposée à la herse, et on tombait sur les derrières des
-assiégeants, qui se trouvaient pris entre deux feux. Mais il y avait
-longtemps que la garnison de la Roche-Mauprat ne pouvait plus se diviser
-en deux corps, et, d'ailleurs, durant la nuit, il y aurait eu folie à
-se risquer hors de l'enceinte. Nous arrivâmes donc sans encombre à la
-sortie du souterrain; mais, au dernier moment, je fus saisi d'un accès
-de fureur. Je jetai ma torche par terre, et, m'appuyant contre la porte:
-
---Tu ne sortiras pas d'ici, dis-je à la tremblante Edmée, sans être
-à moi.
-
-Nous étions dans les ténèbres; le bruit du combat ne venait plus
-jusqu'à nous. Avant qu'on vînt nous surprendre en ce lieu, nous avions
-mille fois le temps d'échapper. Tout m'enhardissait, Edmée ne
-dépendait plus que de mon caprice. Quand elle vit que les séductions
-de sa beauté ne pouvaient plus agir sur moi pour me porter à
-l'enthousiasme, elle cessa de m'implorer et fit quelques pas en arrière
-dans l'obscurité.
-
---Ouvre la porte, me dit-elle, et sors le premier, ou je me tue; car
-j'ai pris ton couteau de chasse au moment où tu l'oubliais sur le bord
-de la trappe, et, pour retourner chez tes oncles, tu seras obligé de
-marcher dans mon sang.
-
-L'énergie de sa voix m'effraya.
-
---Rendez ce couteau, lui dis-je, ou, à tout risque, je vous l'ôte de
-force.
-
---Crois-tu que j'aie peur de mourir? dit-elle avec calme. Si j'avais
-tenu ce couteau là-bas, je ne me serais pas humiliée devant toi.
-
---Eh bien, malheur! m'écriai-je, vous me trompez, vous ne m'aimez pas!
-Partez! je vous méprise, je ne vous suivrai pas.
-
-En même temps, j'ouvris la porte.
-
---Je ne veux pas partir sans vous, dit-elle; et vous, vous ne voulez pas
-que nous partions sans que je sois déshonorée. Lequel de nous deux est
-le plus généreux?
-
---Vous êtes folle, lui dis-je, vous m'avez menti, et vous ne savez que
-faire pour me rendre imbécile. Mais vous ne sortirez pas d'ici sans
-jurer que votre mariage avec le lieutenant général ou avec tout autre
-ne se fera pas avant que vous ayez été ma maîtresse.
-
---Votre maîtresse? dit-elle. Y pensez-vous? Ne pouvez-vous du moins,
-pour adoucir l'insolence, dire votre femme?
-
---C'est ce que diraient tous mes oncles à ma place, parce qu'ils ne se
-soucieraient que de votre dot. Moi, je n'ai envie de rien autre que de
-votre beauté. Jurez que vous serez à moi d'abord, et, après, vous
-serez libre; je le jure. Si je me sens trop jaloux pour le souffrir, un
-homme n'a qu'une parole, je me ferai sauter la cervelle.
-
---Je jure, dit Edmée, de n'être à personne avant d'être à vous.
-
---Ce n'est pas cela; jurez d'être à moi avant d'être à qui que ce
-soit.
-
---C'est la même chose, répondit-elle, je le jure.
-
---Sur l'Évangile? sur le nom du Christ? sur le salut de votre âme? sur
-le cercueil de votre mère?
-
---Sur l'Évangile, sur le nom du Christ, sur le salut de mon âme, sur
-le cercueil de ma mère!
-
---C'est bon.
-
---Un instant, reprit-elle: vous allez jurer que ma promesse et son
-exécution resteront un secret entre nous, que mon père ne le saura
-jamais ni personne qui puisse le lui redire?
-
---Ni qui que ce soit au monde. Qu'ai-je besoin qu'on le sache, pourvu
-que cela soit?
-
-Elle me fit répéter la formule du serment, et nous nous élançâmes
-dehors, les mains unies en signe de foi mutuelle.
-
-Là, notre fuite devenait périlleuse. Edmée craignait presque autant
-les assiégeants que les assiégés. Nous eûmes le bonheur de n'en
-rencontrer aucun; mais il n'était pas facile d'aller vite: le temps
-était si sombre que nous nous heurtions contre tous les arbres, et la
-terre si glissante, que nous ne pouvions nous soutenir. Un bruit
-inattendu nous fit tressaillir; mais, aussitôt, au son des chaînes
-qu'il traînait aux pieds, je reconnus le cheval de mon grand-père,
-animal extraordinairement vieux, mais toujours vigoureux et ardent:
-c'était le même qui m'avait amené dix ans auparavant, à la
-Roche-Mauprat; il n'avait qu'une corde autour du cou pour toute bride.
-Je la lui passai dans la bouche avec un nœud coulant; je jetai ma veste
-sur sa croupe, j'y plaçai ma fugitive, je détachai les entraves, je
-sautai sur l'animal, et, le talonnant avec fureur, je lui fis prendre le
-galop à tout hasard. Heureusement pour nous qu'il connaissait les
-chemins mieux que moi et n'avait pas besoin d'y voir pour en suivre les
-détours sans se heurter aux arbres. Cependant il glissait souvent, et,
-pour se retenir, il nous donnait des secousses qui nous eussent mille
-fois désarçonnés (équipés comme nous l'étions) si nous n'eussions
-été entre la vie et la mort. Dans de semblables situations, les
-entreprises désespérées sont les meilleures, et Dieu protège ceux
-que les hommes poursuivent. Nous semblions n'avoir plus rien à
-craindre, lorsque tout à coup le cheval heurta une souche, son pied se
-prit dans une racine à fleur de terre, et il s'abattit. Avant que nous
-fussions relevés, il avait pris la fuite dans les ténèbres, et
-j'entendais ses pas rapides s'éloigner de plus en plus. J'avais reçu
-Edmée dans mes bras; elle n'eut aucun mal, mais je pris une entorse si
-grave qu'il me fût impossible de faire un pas. Edmée crut que j'avais
-la jambe cassée; je le croyais un peu moi-même tant je souffrais; mais
-je ne pensai bientôt plus ni à la souffrance ni à l'inquiétude. La
-tendre sollicitude que me témoignait Edmée me fit tout oublier. En
-vain je la pressais de continuer sa route sans moi; elle pouvait
-maintenant s'échapper. Nous avions fait beaucoup de chemin. Le jour ne
-tarderait pas à paraître. Elle trouverait des habitations, et partout
-on la protégerait contre les Mauprat.
-
---Je ne te quitterai pas, répondit-elle avec obstination; tu t'es
-dévoué à moi, je me dévoue à toi de même; nous nous sauverons tous
-deux ou nous mourrons ensemble.
-
---Je ne me trompe pas, m'écriai-je; c'est une lumière que j'aperçois
-entre ces branches. Il y a là une habitation. Edmée, allez y frapper.
-Vous m'y laisserez sans inquiétude, et vous trouverez un guide pour
-vous conduire chez vous.
-
---Quoi qu'il arrive, je ne vous quitterai pas, dit-elle; mais je vais
-voir si l'on peut vous secourir.
-
---Non, lui dis-je, je ne vous laisserai pas frapper seule à cette
-porte. Cette lumière, au milieu de la nuit, dans une maison située au
-fond des bois, peut cacher quelque embûche.
-
-Je me traînai jusqu'à la porte. Elle était froide comme du métal;
-les murs étaient couverts de lierre.
-
---Qui est là? cria-t-on du dedans avant que nous eussions frappé.
-
---Nous sommes sauvés, s'écria Edmée: c'est la voix de Patience.
-
---Nous sommes perdus, lui dis-je: nous sommes ennemis mortels, lui et
-moi.
-
---Ne craignez rien, dit-elle, suivez-moi; c'est Dieu qui nous amène
-ici.
-
---Oui, c'est Dieu qui t'amène ici, fille du ciel, étoile du matin, dit
-Patience en ouvrant la porte, et quiconque te suit soit le bienvenu à
-la tour Gazeau!
-
-Nous pénétrâmes sous une voûte surbaissée, au milieu de laquelle
-pendait une lampe de fer. À la clarté de ce luminaire lugubre
-et des maigres broussailles qui flambaient dans l'âtre, nous
-vîmes avec surprise que la tour Gazeau était honorée d'une compagnie
-inusitée. D'un côté, la figure pâle et grave d'un homme en habit
-ecclésiastique recevait le reflet de la flamme; de l'autre côté, un
-chapeau à grands bords ombrageait un cône olivâtre terminé par une
-maigre barbe, et le mur recevait la silhouette d'un nez tellement
-effilé, qu'il n'y avait rien au monde qui pût lui être comparé, si
-ce n'est une longue rapière posée en travers sur les genoux du
-personnage, et la face d'un petit chien qu'on eût prise, à sa forme
-pointue, pour celle d'un rat gigantesque, si bien qu'il régnait une
-harmonie mystérieuse entre ces trois pointes acérées, le nez de don
-Marcasse, le museau de son chien et la lame de son épée. Il se leva
-lentement et porta la main à son chapeau. Ainsi fit le curé
-janséniste. Le chien allongea la tête entre les jambes de son maître,
-et, muet comme lui, montra les dents et coucha les oreilles sans aboyer.
-
---Chut! _Blaireau!_ lui dit Marcasse.
-
-
-[Note 6: Le seigneur de Pleumartin a laissé dans le pays des souvenirs
-qui préserveront le récit de Mauprat du reproche d'exagération. La
-plume se refuserait à tracer les féroces obscénités et les
-raffinements de torture qui signalèrent la vie de cet insensé, et qui
-perpétuèrent les traditions du brigandage féodal dans le Berry
-jusqu'aux derniers jours de l'ancienne monarchie. On fit le siège de
-son château, et, après une résistance opiniâtre, il fut pris et
-pendu. Plusieurs personnes encore vivantes, et d'un âge qui n'est pas
-même très avancé, l'ont connu.]
-
-
-
-
-VII
-
-
-À peine le curé eut-il reconnu Edmée, qu'il fit trois pas en arrière
-avec une exclamation de surprise; mais ce ne fut rien auprès de la
-stupéfaction de Patience, lorsqu'il eut promené sur mes traits la
-lueur du tison enflammé qui lui servait de torche.
-
---La colombe en compagnie de l'ourson! s'écria-t-il; que se passe-t-il
-donc?
-
---Ami, répondit Edmée en mettant, à mon propre étonnement, sa main
-blanche dans la main grossière du sorcier, recevez-le aussi bien que
-moi-même. J'étais prisonnière à la Roche-Mauprat, et il m'a
-délivrée.
-
---Que les iniquités de sa race lui soient pardonnées pour cette
-action! dit le curé.
-
-Patience me prit le bras sans rien dire et me conduisit auprès du feu.
-On m'assit sur l'unique chaise de la résidence, et le curé se mit en
-devoir d'examiner ma jambe, tandis qu'Edmée racontait, jusqu'à certain
-point, notre aventure, et s'informait de la chasse et de son père.
-Patience ne put lui en donner aucune nouvelle. Il avait entendu le cor
-résonner dans les bois, et la fusillade contre les loups avait troublé
-son repos plusieurs fois dans la journée. Mais, depuis l'orage, le
-bruit du vent avait étouffé tous les autres bruits, et il ne savait
-rien de ce qui se passait dans la Varenne. Marcasse monta lestement une
-échelle qui, à défaut de l'escalier rompu, conduisait aux étages
-supérieurs de la tour; son chien le suivit avec une merveilleuse
-adresse. Ils redescendirent bientôt, et nous apprîmes qu'une lueur
-rouge montait sur l'horizon du côté de la Roche-Mauprat. Malgré la
-haine que j'avais pour cette demeure et pour ses hôtes, je ne pus me
-défendre d'une sorte de consternation en entendant dire que, selon
-toute apparence, le manoir héréditaire qui portait mon nom était pris
-et livré aux flammes; c'était la honte et la défaite, et cet incendie
-était comme un sceau de vasselage apposé sur mon blason par ce que
-j'appelais les manants et les vilains. Je me levai en sursaut, et, si je
-n'eusse été retenu par une violente douleur au pied, je crois que je
-me serais élancé dehors.
-
---Qu'avez-vous donc? me dit Edmée, qui était près de moi en cet
-instant.
-
---J'ai, répondis-je brusquement, qu'il faut que je retourne là-bas;
-car mon devoir est de me faire tuer plutôt que de laisser mes oncles
-parlementer avec la canaille.
-
---La canaille! s'écria Patience en m'adressant pour la première fois
-la parole; qui est-ce qui parle de canaille ici? J'en suis, moi, de la
-canaille; c'est mon titre, et je saurai le faire respecter.
-
---Ma foi! ce ne sera pas de moi, dis-je en repoussant le curé, qui
-m'avait fait rasseoir.
-
---Ce ne serait pourtant pas pour la première fois, répondit Patience
-avec un sourire méprisant.
-
---Vous me rappelez, lui dis-je, que nous avons de vieux comptes à
-régler.
-
-Et, surmontant l'affreuse douleur de mon entorse, je me levai de
-nouveau, et, d'un revers de main, j'envoyai don Marcasse, qui voulut
-succéder au curé dans le rôle de pacificateur, tomber à la renverse
-au milieu des cendres. Je ne lui voulais aucun mal, mais j'avais les
-mouvements un peu brusques; et le pauvre homme était si grêle, qu'il
-ne pesait pas plus dans ma main qu'une belette n'eût fait dans la
-sienne. Patience était debout devant moi, les bras croisés, dans une
-attitude de philosophe stoïcien; mais son regard laissait jaillir la
-flamme de la haine. Il était évident que, retenu par ses principes
-d'hospitalité, il attendait, pour m'écraser, que je lui eusse porté
-le premier coup. Je ne l'eusse pas fait attendre, si Edmée, méprisant
-le danger qu'il y avait à s'approcher d'un furieux, ne m'eût saisi le
-bras en me disant d'un ton absolu:
-
---Rasseyez-vous, tenez-vous tranquille, je vous l'ordonne.
-
-Tant de hardiesse et de confiance me surprit et me plut en même temps.
-Les droits qu'elle s'arrogeait sur moi étaient comme une sanction de
-ceux que je prétendais avoir sur elle.
-
---C'est juste, répondis-je en m'asseyant.
-
-Et j'ajoutai en regardant Patience:
-
---Cela se retrouvera.
-
---_Amen_, répondit-il en levant les épaules.
-
-Marcasse s'était relevé avec beaucoup de sang-froid, et, secouant les
-cendres dont il était sali, au lieu de s'en prendre à moi, il essayait
-à sa manière de sermonner Patience. La chose n'était pas facile en
-elle-même; mais rien n'était moins irritant que cette censure
-monosyllabique jetant sa note au milieu des querelles comme un écho
-dans la tempête.
-
---À votre âge, disait-il à son hôte, pas patient du tout! Tout le
-tort, oui, tort, vous!
-
---Que vous êtes méchant! me disait Edmée, en laissant sa main sur mon
-épaule; ne recommencez pas, ou je vous abandonne.
-
-Je me laissais gronder par elle avec plaisir, et sans m'apercevoir que,
-depuis un instant, nous avions changé de rôle. C'était elle
-maintenant qui commandait et menaçait; elle avait repris toute sa
-supériorité réelle sur moi en franchissant le seuil de la tour
-Gazeau; et ce lieu sauvage, ces témoins étrangers, cet hôte farouche,
-représentaient déjà la société où je venais de mettre le pied, et
-dont j'allais bientôt subir les entraves.
-
---Allons, dit-elle en se tournant vers Patience, nous ne nous entendons
-pas ici, et, moi, je suis dévorée d'inquiétude pour mon pauvre père,
-qui me cherche et qui se tord les bras à l'heure qu'il est. Bon
-Patience! trouve-moi un moyen de le rejoindre avec ce malheureux enfant
-que je ne puis laisser à ta garde, puisque tu ne m'aimes pas assez pour
-être patient et miséricordieux avec lui.
-
---Qu'est-ce que vous dites? s'écria Patience en posant sa main sur son
-front comme au sortir d'un rêve. Oui, vous avez raison; je suis un
-vieux brutal, un vieux fou. Fille de Dieu, dites à ce garçon... à ce
-gentilhomme que je lui demande pardon du passé, et que, pour le
-présent, je mets ma pauvre cellule à ses ordres; est-ce bien parler?
-
---Oui, Patience, dit le curé; d'ailleurs, tout peut s'arranger; mon
-cheval est doux et solide, Mlle de Mauprat va le monter; vous et
-Marcasse le conduirez par la bride, et, moi, je resterai ici près de
-notre blessé. Je réponds de le bien soigner et de ne l'irriter en
-aucune façon. N'est-ce pas, monsieur Bernard, vous n'avez rien contre
-moi, vous êtes bien sûr que je ne suis pas votre ennemi?
-
---Je n'en sais rien, répondis-je, c'est comme il vous plaira. Ayez soin
-de _la cousine_, conduisez-la; moi, je n'ai besoin de rien et je ne me
-soucie de personne. Une botte de paille et un verre de vin, c'est tout
-ce que je voudrais, si c'était possible.
-
---Vous aurez l'un et l'autre, dit Marcasse en me présentant sa gourde,
-et voici d'abord de quoi vous réconforter; je vais à l'écurie
-préparer le cheval.
-
---Non, j'y vais moi-même, dit Patience; ayez soin de ce jeune homme.
-
-Et il passa dans une autre salle basse qui servait d'écurie au cheval
-du curé, durant les visites que celui-ci lui rendait. On fit passer
-l'animal par la chambre où nous étions, et Patience, arrangeant le
-manteau du curé sur la selle, y déposa Edmée avec un soin paternel.
-
---Un instant, dit-elle avant de se laisser emmener; monsieur le curé,
-vous me promettez sur le salut de votre âme de ne pas abandonner mon
-cousin avant que je sois revenue avec mon père pour le chercher?
-
---Je le jure, répondit le curé.
-
---Et vous, Bernard, dit Edmée, vous jurez sur l'honneur que vous
-m'attendrez ici?
-
---Je n'en sais rien du tout, répondis-je; cela dépendra du temps et de
-ma patience; mais vous savez bien, cousine, que nous nous reverrons,
-fût-ce au diable, et, quant à moi, le plus tôt possible.
-
-À la clarté du tison que Patience agitait autour d'elle pour examiner
-le harnais du cheval, je vis son beau visage rougir et pâlir; puis elle
-releva sa tête penchée tristement et me regarda fixement d'un air
-étrange.
-
---Partons-nous? dit Marcasse en ouvrant la porte.
-
---Marchons, dit Patience en prenant la bride. Ma fille Edmée,
-baissez-vous bien en passant sous la porte.
-
---Qu'est-ce qu'il y a, Blaireau? dit Marcasse en s'arrêtant sur le
-seuil et en mettant en avant la pointe de son épée glorieusement
-rouillée dans le sang des animaux rongeurs.
-
-Blaireau resta immobile, et, s'il n'eût été _muet de naissance_,
-comme le disait son maître, il eût aboyé; mais il avertit à sa
-manière en faisant entendre une sorte de toux sèche, qui était son
-plus grand signe de colère et d'inquiétude...
-
-
-[Figure 03]
-
-
---Quelque chose là-dessous, dit Marcasse.
-
-Et il avança fort courageusement dans les ténèbres en faisant signe
-à l'amazone de ne pas sortir. La détonation d'une arme à feu nous fit
-tous tressaillir. Edmée sauta légèrement à bas de cheval, et, par un
-mouvement instinctif qui ne m'échappa point, vint se placer derrière
-ma chaise. Patience s'élança hors de la tour; le curé courut au
-cheval épouvanté, qui se cabrait et reculait sur nous; Blaireau
-réussit à aboyer. J'oubliai mon mal, et, d'un saut, je fus aux
-avant-postes.
-
-Un homme, criblé de blessures et répandant un ruisseau de sang, était
-couché en travers devant la porte. C'était mon oncle Laurent,
-mortellement blessé au siège de la Roche-Mauprat, qui venait expirer
-sous nos yeux. Avec lui était son frère Léonard, qui venait de tirer
-à tout hasard son dernier coup de pistolet et qui heureusement n'avait
-atteint personne. Le premier mouvement de Patience fut de se mettre en
-défense; mais, en reconnaissant Marcasse, les fugitifs, loin de se
-montrer hostiles, demandèrent asile et secours, et personne ne crut
-devoir leur refuser l'assistance que réclamait leur déplorable
-situation. La maréchaussée était à leur poursuite. La Roche-Mauprat
-était la proie des flammes; Louis et Pierre s'étaient fait tuer sur la
-brèche; Antoine, Jean et Gaucher étaient en fuite d'un autre côté.
-Peut-être étaient-ils déjà prisonniers. Rien ne saurait rendre
-l'horreur des derniers moments de Laurent. Son agonie fut rapide, mais
-affreuse. Il blasphémait à faire pâlir le curé. À peine la porte
-fut-elle refermée et le moribond déposé à terre, qu'un râle
-horrible s'empara de lui. Malgré nos représentations, Léonard, ne
-connaissant d'autre remède que l'eau-de-vie, arrachant de mes mains
-(non sans m'adresser en jurant un reproche insultant pour ma fuite) la
-gourde de Marcasse, desserra de force, avec la lame de son couteau de
-chasse, les dents contractées de son frère, et lui versa la moitié de
-la gourde. Le malheureux bondit, agita ses bras dans des convulsions
-désespérées, se redressa de toute sa hauteur, et retomba raide mort
-sur le carreau ensanglanté. Nous n'eûmes pas le loisir d'une oraison
-funèbre; la porte retentit sous les coups redoublés de nouveaux
-assaillants.
-
---Ouvrez, de par le roi! crièrent plusieurs voix; ouvrez à la
-maréchaussée.
-
---À la défense! s'écria Léonard en relevant son couteau et en
-s'élançant vers la porte. Vilains, montrez-vous gentilshommes! Et toi,
-Bernard, répare ta faute, lave ta honte, ne souffre pas qu'un Mauprat
-tombe vivant dans les mains des gendarmes!
-
-Commandé par l'instinct du courage et de la fierté, j'allais l'imiter,
-quand Patience, s'élançant sur lui et le terrassant avec une force
-herculéenne, lui mit le genou sur la poitrine en criant à Marcasse
-d'ouvrir la porte. Cela fut fait avant que j'eusse pu prendre parti pour
-mon oncle contre son hôte inexorable. Six gendarmes s'élancèrent dans
-la tour et nous tinrent tous immobiles au bout de leurs fusils.
-
---Holà! messieurs! dit Patience, ne faites de mal à personne et prenez
-ce prisonnier. Si j'eusse été seul avec lui, je l'eusse défendu ou
-fait sauver; mais il y a ici des braves gens qui ne doivent pas payer
-pour un coquin, et je ne me soucie pas de les exposer dans un
-engagement. Voilà le Mauprat. Songez que votre devoir est de le
-remettre sain et sauf dans les mains de la justice. Cet autre est mort.
-
---Monsieur, rendez-vous, dit le sous-officier de maréchaussée en
-s'emparant de Léonard.
-
---Jamais un Mauprat ne traînera son nom sur les bancs d'un présidial,
-répondit Léonard d'un air sombre. Je me rends, mais vous n'aurez que
-ma peau.
-
-Et il se laissa asseoir sur une chaise sans faire de résistance.
-
-Tandis qu'on se préparait à le lier:
-
---Une seule, une dernière charité, mon père, dit-il au curé.
-Passez-moi le reste de la gourde; je me meurs de soif et d'épuisement.
-
-Le bon curé lui passa la gourde, qu'il avala d'un trait. Sa figure
-décomposée avait une sorte de calme effrayant. Il semblait absorbé,
-atterré, incapable de résistance. Mais, au moment où on lui liait les
-pieds, il arracha un pistolet à la ceinture d'un des gendarmes et se
-fit sauter la cervelle.
-
-Je fus bouleversé de ce spectacle affreux. Plongé dans une morne
-stupeur, ne comprenant plus rien à ce qui m'entourait, je restai
-pétrifié, ne m'apercevant pas que, depuis quelques instants, j'étais
-l'objet d'un débat sérieux entre la maréchaussée et mes hôtes. Un
-gendarme prétendait me reconnaître pour un Mauprat Coupe-Jarret.
-Patience niait que je fusse autre chose qu'un garde-chasse de M. Hubert
-de Mauprat escortant sa fille. Ennuyé de ce débat, j'allais me nommer,
-lorsque je vis un spectre se lever à côté de moi. C'était Edmée qui
-s'était collée entre la muraille et le pauvre cheval effrayé du
-curé, lequel, les jambes étendues et l'œil en feu, lui faisait comme
-un rempart de son corps. Elle était pâle comme la mort, et ses lèvres
-étaient tellement contractées d'horreur, qu'elle fit d'abord des
-efforts inouïs pour parler, sans pouvoir s'exprimer autrement que par
-signes. Le sous-officier, touché de sa jeunesse et de sa situation,
-attendit avec déférence qu'elle réussît à s'expliquer. Enfin, elle
-obtint qu'on ne me traitât pas en prisonnier et qu'on me conduisît
-avec elle au château de son père, où elle donnait sa parole d'honneur
-qu'on fournirait sur mon compte des explications et des garanties
-satisfaisantes. Le curé et les deux autres témoins appuyant cette
-promesse, nous partîmes tous ensemble, Edmée sur le cheval du
-sous-officier, qui prit celui d'un de ses hommes, moi sur le cheval du
-curé, Patience et le curé à pied entre nous, la maréchaussée sur
-nos flancs, Marcasse en avant, toujours impassible au milieu de
-l'épouvante et de la consternation générales. Deux gendarmes
-restèrent à la tour pour garder les cadavres et constater les faits.
-
-
-
-
-VIII
-
-
-Nous avions fait une lieue environ dans les bois, nous arrêtant à
-chaque embranchement de route pour appeler; car Edmée, convaincue que
-son père ne rentrerait pas chez lui sans l'avoir retrouvée, suppliait
-ses compagnons de voyage de l'aider à le rejoindre; ce à quoi les
-gendarmes répugnaient beaucoup, craignant d'être surpris et attaqués
-par quelques groupes des fuyards de la Roche-Mauprat. Chemin faisant,
-ils nous apprirent que le repaire avait été conquis à la troisième
-attaque. Jusque-là, les assaillants avaient ménagé leurs forces. Le
-lieutenant de maréchaussée voulait qu'on s'emparât du donjon sans le
-détruire, et surtout des assiégés sans les tuer; mais cela fut
-impossible à cause de la résistance désespérée qu'ils firent. Les
-assiégeants furent tellement maltraités à leur seconde tentative,
-qu'ils n'avaient plus d'autre parti à prendre que le parti extrême ou
-la retraite. Le feu fut mis aux bâtiments d'enceinte, et, au troisième
-engagement, on ne ménagea plus rien. Deux Mauprat furent tués sur les
-débris de leur bastion; les cinq autres disparurent. Six hommes furent
-dépêchés à leur poursuite d'un côté, six de l'autre; car on avait
-trouvé sur-le-champ la trace des fugitifs, et ceux qui nous
-transmettaient ces détails avaient suivi de si près Laurent et
-Léonard, qu'ils avaient atteint de plusieurs balles le premier de ces
-infortunés, à peu de distance de la tour Gazeau. Ils l'avaient entendu
-crier qu'il était mort, et, selon toute apparence, Léonard l'avait
-porté jusqu'à la demeure du sorcier. Ce Léonard était le seul qui
-méritât quelque pitié, car c'était le seul qui eut peut-être été
-susceptible d'embrasser une meilleure vie. Il était parfois
-chevaleresque dans son brigandage, et son cœur farouche était capable
-d'affection. J'étais donc très touché de sa mort tragique, et je me
-laissais entraîner machinalement, plongé dans de sombres pensées, et
-résolu à finir mes jours de la même manière si l'on me condamnait
-aux affronts qu'il n'avait pas voulu subir.
-
-Tout à coup le son des cors et les hurlements des chiens nous
-annoncèrent l'approche d'un groupe de chasseurs. Tandis qu'on leur
-répondait par des cris de notre côté, Patience courut à la
-découverte. Edmée, impatiente de retrouver son père et surmontant
-toutes les terreurs de cette nuit sanglante, fouetta son cheval et
-atteignit les chasseurs la première. Lorsque nous les eûmes rejoints,
-je vis Edmée dans les bras d'un homme de grande taille et d'une figure
-vénérable. Il était vêtu avec luxe; sa veste de chasse, galonnée
-d'or sur toutes les coutures, et le magnifique cheval normand qu'un
-piqueur tenait derrière lui, me frappèrent tellement, que je me crus
-en présence d'un prince. Les témoignages de tendresse qu'il donnait à
-sa fille étaient si nouveaux pour moi, que je faillis les trouver
-exagérés et indignes de la gravité d'un homme; en même temps, ils
-m'inspiraient une sorte de jalousie brutale, et il ne me venait pas à
-l'esprit qu'un homme si bien mis pût être mon oncle. Edmée lui parla
-bas et avec vivacité. Cette conférence dura quelques instants, au bout
-desquels le vieillard vint à moi et m'embrassa cordialement. Tout me
-paraissait si nouveau dans ces manières, que je me tenais immobile et
-muet devant les protestations et les caresses dont j'étais l'objet. Un
-grand jeune homme, d'une belle figure et vêtu avec autant de recherche
-que M. Hubert, vint me serrer la main et m'adresser des remerciements
-auxquels je ne compris rien. Ensuite il entra en pourparlers avec les
-gendarmes, et je compris qu'il était le lieutenant général de la
-province et qu'il exigeait qu'on me laissât libre de suivre mon oncle
-le chevalier dans son château, où il répondait de moi sur son
-honneur. Les gendarmes prirent congé de nous, car le chevalier et le
-lieutenant général étaient assez bien escortés par leurs gens pour
-n'avoir à craindre aucune mauvaise rencontre. Un nouveau sujet de
-surprise pour moi fut de voir le chevalier donner de vives marques
-d'amitié à Patience et à Marcasse. Quant au curé, il était avec ces
-deux seigneurs sur un pied d'égalité. Depuis quelques mois, il était
-aumônier du château de Sainte-Sévère, les tracasseries du clergé
-diocésain lui ayant fait abandonner sa cure.
-
-Toute cette tendresse dont Edmée était l'objet, ces affections de
-famille dont je n'avais pas l'idée, ces cordiales et douces relations
-entre des plébéiens respectueux et des patriciens bienveillants, tout
-ce que je voyais et entendais ressemblait à un rêve. Je regardais et
-n'avais le sens d'aucune appréciation sur quoi que ce soit. Mon cerveau
-commença cependant à travailler lorsque, la caravane s'étant remise
-en route, je vis le lieutenant général (M. de La Marche) pousser son
-cheval entre celui d'Edmée et le mien, et se placer de droit à son
-côté. Je me souvins qu'elle m'avait dit à la Roche-Mauprat qu'il
-était son fiancé. La haine et la colère s'emparèrent de moi, et je
-ne sais quelle absurdité j'eusse faite, si Edmée, semblant deviner ce
-qui se passait dans mon âme farouche, ne lui eût dit qu'elle voulait
-me parler et ne m'eût rendu ma place auprès d'elle.
-
---Qu'avez-vous à me dire? lui demandai-je avec plus d'empressement que
-de politesse.
-
---Rien, me répondit-elle à demi-voix. J'aurai beaucoup à vous dire
-plus tard; jusque-là, ferez-vous toutes mes volontés?
-
---Et pourquoi diable ferais-je vos volontés, cousine?
-
-Elle hésita un peu à me répondre, et, faisant un effort, elle dit:
-
---Parce que c'est ainsi qu'on prouve aux femmes qu'on les aime.
-
---Est-ce que vous croyez que je ne vous aime pas? repris-je brusquement.
-
---Qu'en sais-je? dit-elle.
-
-Ce doute m'étonna beaucoup, et j'essayai de le combattre à ma
-manière.
-
---N'êtes-vous pas belle, lui dis-je, et ne suis-je pas un jeune homme?
-Peut-être croyez-vous que je suis trop enfant pour m'apercevoir de la
-beauté d'une femme; mais, à présent que j'ai la tête calme et que je
-suis triste et bien sérieux, je puis vous dire que je suis encore plus
-amoureux de vous que je ne pensais. Plus je vous regarde, plus je vous
-trouve belle. Je ne croyais pas qu'une femme pût me paraître aussi
-belle. Vrai, je ne dormirai pas tant que...
-
---Taisez-vous! dit-elle sèchement.
-
---Oh! vous craignez que ce monsieur ne m'entende, repris-je en lui
-désignant M. de La Marche. Soyez tranquille, je sais garder un serment,
-et j'espère qu'étant une fille bien née, vous saurez aussi garder le
-vôtre.
-
-Elle se tut. Nous étions dans un chemin où l'on ne pouvait marcher que
-deux de front. L'obscurité était profonde, et, quoique le chevalier et
-le lieutenant général fussent sur nos talons, j'allais m'enhardir à
-passer mon bras autour de sa taille, lorsqu'elle me dit d'une voix
-triste et affaiblie:
-
---Mon cousin, je vous demande pardon si je ne vous parle pas. Je ne
-comprends pas bien ce que vous me dites. Je me sens exténuée de
-fatigue, il me semble que je vais mourir. Heureusement, nous voici
-arrivés. Jurez-moi que vous aimerez mon père, que vous céderez à
-tous ses conseils, que vous ne prendrez parti sur quoi que ce soit sans
-me consulter. Jurez-le-moi si vous voulez que je croie à votre amitié.
-
---Oh! mon amitié, n'y croyez pas, j'y consens, répondis-je; mais
-croyez à mon amour. Je jure tout ce qu'il vous plaira; mais vous, ne me
-promettez-vous rien, là, de bonne grâce?
-
---Que puis-je vous promettre qui ne vous appartienne? dit-elle d'un ton
-sérieux; vous m'avez sauvé l'honneur, ma vie est à vous.
-
-Les premières lueurs du matin blanchissaient alors l'horizon, nous
-arrivions au village de Sainte-Sévère, et bientôt nous entrâmes dans
-la cour du château. En descendant de cheval, Edmée tomba dans les bras
-de son père; elle était pâle comme la mort. M. de La Marche fit un
-cri et aida à l'emporter. Elle était évanouie. Le curé se chargea de
-moi. J'étais fort inquiet sur mon sort. La méfiance naturelle aux
-brigands se réveilla dès que je cessai d'être sous la fascination de
-celle qui avait réussi à me tirer de mon antre. J'étais comme un loup
-blessé, et je jetais des regards sombres autour de moi, prêt à
-m'élancer sur le premier qui ferait un geste ou dirait un mot
-équivoque. On me conduisit à un appartement splendide, et une
-collation, préparée avec un luxe dont je n'avais pas l'idée, me fut
-servie immédiatement. Le curé me témoigna beaucoup d'intérêt, et,
-ayant réussi à me rassurer un peu, il me quitta pour s'occuper de son
-ami Patience. Mon trouble et un reste d'inquiétude ne tinrent pas
-contre l'appétit généreux dont est douée la jeunesse. Sans les
-empressements et les respects d'un valet beaucoup mieux mis que moi, qui
-se tenait derrière ma chaise, et auquel je ne pouvais m'empêcher de
-rendre ses politesses chaque fois qu'il s'élançait au-devant de mes
-désirs, j'eusse fait un déjeuner effrayant; mais son habit vert et ses
-culottes de soie me gênaient beaucoup. Ce fut bien pis lorsque,
-s'étant agenouillé, il se mit en devoir de me déchausser pour me
-mettre au lit. Pour le coup, je crus qu'il se moquait de moi, et je
-faillis lui assener un grand coup de poing sur la tête; mais il avait
-l'air si grave en s'acquittant de cette besogne, que je restai
-stupéfait à le regarder.
-
-Dans les premiers moments, me trouvant au lit, sans armes, et avec des
-gens qui allaient et venaient autour de moi en marchant sur la pointe du
-pied, il me vint encore des mouvements de méfiance. Je profitai d'un
-instant où j'étais seul pour me relever, et, prenant sur la table à
-demi desservie le plus long couteau que je pus choisir, je me couchai
-plus tranquille et m'endormis profondément en le tenant bien serré
-dans ma main.
-
-Quand je m'éveillai, le soleil couchant jetait sur mes draps, d'une
-finesse extrême, le reflet adouci de mes rideaux de damas rouge, et
-faisait étinceler les grenades dorées qui ornaient les coins du
-dossier. Ce lit était si beau et si moelleux, que je faillis lui faire
-des excuses de m'être couché dedans. En me soulevant, je vis une
-figure douce et vénérable qui entr'ouvrait ma courtine et qui me
-souriait. C'était le chevalier Hubert de Mauprat, qui m'interrogeait
-avec intérêt sur l'état de ma santé. J'essayai d'être poli et
-reconnaissant; mais les expressions dont je me servais ressemblaient si
-peu aux siennes, que je me troublai et souffris de ma grossièreté sans
-pouvoir m'en rendre compte. Pour comble de malheur, à un mouvement que
-je fis, le couteau que j'avais pris pour camarade de lit tomba aux pieds
-de M. de Mauprat, qui le ramassa, le regarda, et me regarda ensuite avec
-une extrême surprise. Je devins rouge comme le feu et balbutiai je ne
-sais quoi. Je m'attendais à des reproches pour cette insulte faite à
-son hospitalité; mais il était trop poli pour pousser plus loin
-l'explication. Il posa tranquillement le couteau sur la cheminée, et,
-revenant à moi, il me parla ainsi:
-
---Bernard, je sais maintenant que je vous dois la vie de ce que j'ai de
-plus cher au monde. Toute la mienne sera consacrée à vous prouver ma
-reconnaissance et mon estime. Ma fille aussi a contracté envers vous
-une dette sacrée. N'ayez donc aucune inquiétude pour votre avenir. Je
-sais à quelles persécutions et à quelles vengeances vous vous êtes
-exposé pour venir à nous; mais je sais aussi à quelle affreuse
-existence mon amitié et mon dévouement sauront vous soustraire. Vous
-êtes orphelin, et je n'ai pas de fils. Voulez-vous m'accepter pour
-votre père?
-
-Je regardai le chevalier avec des yeux égarés. Je ne pouvais en croire
-mes oreilles. Toute impression était paralysée chez moi par la
-surprise et la timidité. Il me fut impossible de répondre un mot; le
-chevalier éprouva lui-même un peu de surprise, il ne s'attendait pas
-à trouver une nature aussi brutalement inculte.
-
---Allons, me dit-il, j'espère que vous vous accoutumerez à nous.
-Donnez-moi seulement une poignée de main pour me prouver que vous avez
-confiance en moi. Je vais vous envoyer votre domestique: commandez-lui
-tout ce que vous voudrez, il est à vous. J'ai seulement une promesse à
-exiger de vous, c'est que vous ne sortirez pas de l'enceinte du parc
-d'ici à ce que j'aie pris des mesures pour vous soustraire aux
-poursuites de la justice. On pourrait faire rejaillir sur vous les
-accusations qui pèsent sur la conduite de vos oncles.
-
---Mes oncles! dis-je en passant mes mains sur ma tête, est-ce un
-mauvais rêve que j'ai fait? Où sont-ils? Qu'est devenue la
-Roche-Mauprat?
-
---La Roche-Mauprat a été préservée des flammes, répondit-il.
-Quelques bâtiments accessoires ont été détruits; mais je me charge
-de réparer votre maison et de racheter votre fief aux créanciers dont
-il est aujourd'hui la proie. Quant à vos oncles... vous êtes
-probablement le seul héritier d'un nom qu'il vous appartient de
-réhabiliter.
-
---Le seul! m'écriai-je. Quatre Mauprat ont succombé cette nuit; mais
-les trois autres...
-
---Le cinquième, Gaucher, a péri dans sa fuite; on l'a retrouvé ce
-matin noyé dans l'étang des _Froids._ On n'a retrouvé ni Jean ni
-Antoine; mais le cheval de l'un et le manteau de l'autre, trouvés à
-peu de distance du lieu où gisait le cadavre de Gaucher, sont des
-indices sinistres de quelque événement semblable. Si l'un des Mauprat
-s'est échappé, c'est pour ne plus reparaître, car il n'y aurait plus
-d'espoir pour lui; et, puisqu'ils ont attiré sur leur tête ces orages
-inévitables, mieux vaut pour eux et pour nous, qui avons le malheur de
-porter le même nom, qu'ils aient eu cette fin tragique les armes à la
-main que de subir une mort infâme au bout d'une potence. Acceptons ce
-que Dieu a décidé à leur égard. L'arrêt est rude. Sept hommes
-pleins de force et de jeunesse appelés, dans une seule nuit, à rendre
-un compte terrible!... Prions pour eux, Bernard, et, à force de bonnes
-œuvres, tâchons de réparer le mal qu'ils ont fait et d'enlever les
-taches qu'ils ont imprimées à notre écusson.
-
-Ces dernières paroles résumaient tout le caractère du chevalier. Il
-était pieux, équitable, plein de charité; mais, chez lui, comme chez
-la plupart des gentilshommes, les préceptes de l'humilité chrétienne
-venaient échouer devant l'orgueil du rang. Il eût volontiers fait
-asseoir un pauvre à sa table, et, le vendredi saint, il lavait les
-pieds à douze mendiants; mais il n'en était pas moins attaché
-à tous les préjugés de notre caste. Il trouvait ses cousins
-beaucoup plus coupables d'avoir dérogé à leur dignité d'homme, étant
-gentilshommes, que s'ils eussent été plébéiens. Dans cette
-hypothèse, selon lui, leurs crimes eussent été de moitié moins
-graves. J'ai partagé longtemps cette conviction; elle était dans mon
-sang, si je puis m'exprimer ainsi. Je ne l'ai perdue qu'à la suite des
-rudes leçons de ma destinée.
-
-Il me confirma ensuite ce que sa fille m'avait dit. Il avait désiré
-vivement être chargé de mon éducation dès ma naissance; mais son
-frère Tristan s'y était opposé avec acharnement. Ici, le front du
-chevalier se rembrunit.
-
---Vous ne savez pas, dit-il, combien cette velléité de ma part a eu
-des suites funestes pour moi et pour vous aussi. Mais ceci doit rester
-enveloppé dans le mystère... mystère affreux, sang des Atrides!...
-
-Il me prit la main et ajouta d'un air accablé:
-
---Bernard, nous sommes victimes tous deux d'une famille atroce. Ce n'est
-pas le moment de récriminer contre ceux qui paraissent à cette heure
-devant le redoutable tribunal de Dieu; mais ils m'ont fait un mal
-irréparable, ils m'ont brisé le cœur... Celui qu'ils vous ont fait
-sera réparé, j'en jure par la mémoire de votre mère. Ils vous ont
-privé d'éducation, ils vous ont associé à leurs brigandages; mais
-votre âme est restée grande et pure comme était celle de l'ange qui
-vous donna le jour. Vous réparerez les erreurs involontaires de votre
-enfance; vous recevrez une éducation conforme à votre rang; vous
-relèverez l'honneur de la famille, n'est-ce pas, vous le voulez? Moi,
-je le veux; je me mettrai à vos genoux pour obtenir votre confiance, et
-je l'obtiendrai, car la Providence vous destinait à être mon fils. Ah!
-j'avais rêvé jadis une adoption plus complète. Si, à ma seconde
-tentative, on vous eût accordé à ma tendresse, vous eussiez été
-élevé avec ma fille, et vous seriez certainement devenu son époux.
-Mais Dieu ne l'a pas voulu. Il faut que vous commenciez votre
-éducation, et la sienne s'achève. Elle est d'âge à être établie,
-et, d'ailleurs, elle a fait son choix; elle aime M. de La Marche,
-qu'elle est à la veille d'épouser; elle vous l'a dit.
-
-Je balbutiai quelques paroles confuses. Les caresses et les paroles
-généreuses de ce vieillard respectable m'avaient vivement ému, et je
-sentais comme une nouvelle nature se réveiller en moi. Mais, lorsqu'il
-prononça le nom de son futur gendre, tous mes instincts sauvages se
-réveillèrent, et je sentis qu'aucun principe de loyauté sociale ne me
-ferait renoncer à la possession de celle que je regardais comme ma
-proie. Je pâlissais, je rougissais, je suffoquais. Nous fûmes
-heureusement interrompus par l'abbé Aubert (le curé janséniste), qui
-venait s'informer des suites de ma chute. Alors seulement le chevalier
-sut que j'étais blessé, circonstance qu'il n'avait pas eu le loisir
-d'apprendre dans l'agitation de tant d'événements plus graves. Il
-envoya chercher son médecin, et je fus entouré de soins affectueux qui
-me parurent assez puérils, et auxquels je me soumis pourtant par un
-instinct de reconnaissance.
-
-Je n'avais pas osé demander au chevalier des nouvelles de sa fille. Je
-fus plus hardi avec l'abbé. Il m'apprit que la prolongation et
-l'agitation de son sommeil donnaient quelque inquiétude; et le
-médecin, étant revenu le soir pour me faire un nouveau pansement, me
-dit qu'elle avait beaucoup de fièvre, et qu'il craignait pour elle une
-maladie grave.
-
-Elle fut, en effet, assez mal pendant quelques jours pour donner de
-l'inquiétude. Dans les terribles émotions qu'elle avait éprouvées,
-elle avait déployé beaucoup d'énergie; mais elle subit une réaction
-assez violente. De mon côté, je fus retenu au lit; je ne pouvais faire
-un pas sans ressentir de vives douleurs, et le médecin me menaçait d'y
-rester cloué pour plusieurs mois si je ne me soumettais à
-l'immobilité pendant quelques jours. Comme j'étais d'ailleurs en
-pleine santé et que je n'avais jamais été malade de ma vie, la
-transition de mes habitudes actives à cette molle captivité me causa
-un ennui dont rien ne saurait rendre les angoisses. Il faut avoir vécu
-au fond des bois, dans toute la rudesse des mœurs farouches, pour
-comprendre l'espèce d'effroi et de désespoir que j'éprouvai en me
-trouvant enfermé pendant plus d'une semaine entre quatre rideaux de
-soie. Le luxe de mon appartement, la dorure de mon lit, les soins
-minutieux des laquais, tout, jusqu'à la bonté des aliments,
-puérilités auxquelles j'avais été assez sensible le premier jour, me
-devint odieux au bout de vingt-quatre heures. Le chevalier me faisait de
-tendres et courtes visites, car il était absorbé par la maladie de sa
-fille chérie. L'abbé fut excellent pour moi. Je n'osais dire ni à
-l'un ni à l'autre combien je me trouvais malheureux; mais, lorsque
-j'étais seul, j'avais envie de rugir comme un lion mis en cage, et, la
-nuit, je faisais des rêves où la mousse des bois, le rideau des arbres
-de la forêt et jusqu'aux sombres créneaux de la Roche-Mauprat
-m'apparaissaient comme le paradis terrestre. D'autres fois, les scènes
-tragiques qui avaient accompagné et suivi mon évasion se retraçaient
-si énergiquement à ma mémoire, que, même éveillé, j'étais en
-proie à une sorte de délire.
-
-Une visite de M. de La Marche augmenta le désordre et l'exaspération
-de mes idées. Il me témoigna beaucoup d'intérêt, me serra la main à
-plusieurs reprises, me demanda mon amitié, s'écria dix fois qu'il
-donnerait sa vie pour moi, et je ne sais combien d'autres protestations
-que je n'entendis guère; car j'avais un torrent dans les oreilles
-tandis qu'il me parlait, et, si j'avais eu mon couteau de chasse, je
-crois que je me serais jeté sur lui. Mes manières farouches et mes
-regards sombres l'étonnèrent beaucoup; mais, l'abbé lui ayant dit que
-j'avais l'esprit frappé des événements terribles advenus dans ma
-famille, il redoubla ses protestations et me quitta de la manière la
-plus affectueuse et la plus courtoise.
-
-Cette politesse que je trouvais dans tout le monde, depuis le maître de
-la maison jusqu'au dernier des serviteurs, me causait un malaise inouï,
-bien qu'elle me frappât d'admiration; car, n'eût-elle pas été
-inspirée par la bienveillance qu'on me portait, il m'eût été
-impossible de comprendre qu'elle pouvait être une chose bien distincte
-de la bonté. Elle ressemblait si peu à la faconde gasconne et
-railleuse des Mauprat, qu'elle était pour moi comme une langue tout à
-fait nouvelle que je comprenais, mais que je ne pouvais parler.
-
-Je retrouvai pourtant la faculté de répondre, lorsque l'abbé, m'ayant
-annoncé qu'il était chargé de mon éducation, m'interrogea pour
-savoir où j'en étais. Mon ignorance était tellement au delà de tout
-ce qu'il eût pu imaginer, que j'eus honte de la lui révéler, et, ma
-fierté sauvage reprenant le dessus, je lui déclarai que j'étais
-gentilhomme et que je n'avais nulle envie de devenir clerc. Il ne me
-répondit que par un éclat de rire qui m'offensa beaucoup. Il me tapa
-doucement sur l'épaule d'un air d'amitié, en disant que je changerais
-d'avis avec le temps, mais que j'étais un drôle de corps. J'étais
-pourpre de colère quand le chevalier entra. L'abbé lui rapporta notre
-entretien et ma réponse. M. Hubert réprima un sourire.
-
---Mon enfant, me dit-il avec affection, jamais je ne veux me rendre
-fâcheux pour vous, même par amitié. Ne parlons pas d'études
-aujourd'hui. Avant d'en concevoir le goût, il faut que vous en
-compreniez la nécessité. Vous avez l'esprit juste, puisque vous avez
-le cœur noble; l'envie de vous instruire vous viendra d'elle-même.
-Soupons. Avez-vous faim? aimez-vous le bon vin?
-
---Beaucoup plus que le latin, répondis-je.
-
---Eh bien, l'abbé, pour vous punir d'avoir fait le cuistre, reprit-il
-gaiement, vous en boirez avec nous. Edmée est tout à fait hors de
-danger. Le médecin permet à Bernard de se lever et de faire quelques
-pas. Nous souperons dans sa chambre.
-
-Le souper et le vin étaient si bons, en effet, que je me grisai très
-lestement, selon la coutume de la Roche-Mauprat. Je crois que l'on m'y
-aida, afin de me faire parler et de connaître tout de suite à quelle
-espèce de rustre on avait affaire. Mon manque d'éducation surpassait
-tout ce qu'on avait prévu; mais sans doute on augura bien du fond, car
-on ne m'abandonna pas et on travailla à tailler ce quartier de roc avec
-un zèle qui marquait de l'espérance. Dès que je pus sortir de la
-chambre, mon ennui se dissipa. L'abbé se fit mon compagnon inséparable
-tout le premier jour. La longueur du second fut adoucie par l'espérance
-qu'on me donna de voir Edmée le lendemain, et par les bons traitements
-dont j'étais l'objet, et dont je commençais à sentir la douceur, à
-mesure que je m'habituais à ne plus m'en étonner. La bonté
-inséparable du chevalier était bien faite pour vaincre ma
-grossièreté; elle me gagna rapidement le cœur. C'était la première
-affection de ma vie. Elle s'installait en moi de pair avec un amour
-violent pour sa fille, et je ne songeais pas seulement à faire lutter
-un de ces deux sentiments contre l'autre. J'étais tout besoin, tout
-instinct, tout désir. J'avais les passions d'un homme dans l'âme d'un
-enfant.
-
-
-
-
-IX
-
-
-Enfin, un matin, M. Hubert, après déjeuner, m'emmena chez sa fille.
-Quand la porte de sa chambre s'ouvrit, l'air tiède et parfumé qui me
-vint au visage faillit me suffoquer. Cette chambre était simple et
-charmante, tendue et meublée en toile de Perse à fond blanc, et toute
-parfumée de grands vases de Chine remplis de fleurs. Il y avait des
-oiseaux d'Afrique qui jouaient dans une cage dorée et qui chantaient
-d'une voix douce et amoureuse. Le tapis était plus moelleux aux pieds
-que la mousse des bois au mois de mars. J'étais si ému qu'à chaque
-instant ma vue se troublait; mes pieds s'accrochaient gauchement l'un à
-l'autre, et je heurtais tous les meubles sans pouvoir avancer. Edmée
-était couchée sur une chaise longue et roulait nonchalamment un
-éventail de nacre entre ses doigts. Elle me sembla encore plus belle
-que je ne l'avais vue, mais si différente, que je me sentis tout glacé
-de crainte au milieu de mon transport. Elle me tendit la main; je ne
-savais pas que je pusse la lui baiser devant son père. Je n'entendis
-pas ce qu'elle me disait; je crois que ce furent des paroles
-affectueuses. Puis, comme brisée de fatigue, elle pencha sa tête en
-arrière sur son oreiller et ferma les yeux.
-
---J'ai à travailler, me dit le chevalier, tenez-lui compagnie; mais ne
-la faites pas beaucoup parler, car elle est encore bien faible.
-
-Cette recommandation ressemblait vraiment à une raillerie; Edmée
-feignait d'être assoupie pour cacher peut-être un peu d'embarras
-intérieur; et, quant à moi, j'étais si incapable de combattre cette
-réserve, que c'était vraiment pitié de me recommander le silence.
-
-Le chevalier ouvrit une porte au fond de l'appartement et la referma;
-mais, en l'entendant tousser de temps en temps, je compris que son
-cabinet n'était séparé que par une cloison de la chambre de sa fille.
-Néanmoins j'eus quelques instants de bien-être en me trouvant seul
-avec elle tant qu'elle parut dormir. Elle ne me voyait pas et je la
-regardais à mon aise; elle était aussi pâle et aussi blanche que son
-peignoir de mousseline et que ses mules de satin garnies de cygne; sa
-main fine et transparente était à mes yeux comme un bijou inconnu. Je
-ne m'étais jamais douté de ce que c'était qu'une femme; la beauté,
-pour moi, ç'avait été jusqu'alors la jeunesse et la santé, avec une
-sorte de hardiesse virile. Edmée, en amazone, s'était un peu montrée
-sous cet aspect la première fois, et je l'avais mieux comprise;
-maintenant je l'étudiais de nouveau, et je ne pouvais plus concevoir
-que ce fut là cette femme que j'avais tenue dans mes bras à la
-Roche-Mauprat. Le lieu, la situation, mes idées elles-mêmes, qui
-commençaient à recevoir du dehors un faible rayon de lumière, tout
-contribuait à rendre ce second tête-à-tête bien différent du
-premier.
-
-Mais le plaisir étrange et inquiet que j'éprouvais à la contempler
-fut troublé par l'arrivée d'une duègne qu'on appelait Mlle Leblanc,
-et qui remplissait les fonctions de femme de chambre dans les
-appartements particuliers, celles de demoiselle de compagnie au salon.
-Elle avait peut-être reçu de sa maîtresse l'ordre de ne pas nous
-quitter; il est certain qu'elle s'assit auprès de la chaise longue, de
-manière à présenter à mon œil désappointé son dos sec et long, à
-la place du beau visage d'Edmée; puis elle tira son ouvrage de sa poche
-et se mit à tricoter tranquillement. Pendant ce temps, les oiseaux
-gazouillaient, le chevalier toussait, Edmée dormait ou faisait semblant
-de dormir, et j'étais à l'autre bout de l'appartement, la tête
-penchée sur les estampes d'un livre que je tenais à l'envers.
-
-Au bout de quelque temps, je m'aperçus qu'Edmée ne dormait pas et
-qu'elle causait à voix basse avec sa suivante; je crus voir que
-celle-ci me regardait en dessous de temps en temps et comme à la
-dérobée. Pour éviter l'embarras de cet examen, et aussi par un
-instinct de ruse qui ne m'était pas étranger, j'appuyai mon visage sur
-le livre, et le livre sur la console, et, dans cette posture, je restai
-comme endormi ou absorbé. Alors elles élevèrent peu à peu la voix,
-et j'entendis ce qu'elles disaient de moi.
-
---C'est égal, mademoiselle a pris un drôle de page.
-
---Leblanc, tu me fais rire avec tes pages. Est-ce qu'on a des pages à
-présent? Tu te crois toujours avec ma grand'mère. Je te dis que c'est
-le fils adoptif de mon père.
-
---Certainement, M. le chevalier fait bien d'adopter un fils; mais ou
-diable a-t-il pêché cette figure-là?
-
-Je jetai un regard de côté, et je vis qu'Edmée riait sous son
-éventail; elle s'amusait du bavardage de cette vieille fille, qui
-passait pour avoir de l'esprit et à qui on laissait le droit de tout
-dire. Je fus très blessé de voir que ma cousine se moquait de moi.
-
---Il a l'air d'un ours, d'un blaireau, d'un loup, d'un milan, de tout,
-plutôt que d'un homme! continua la Leblanc. Quelles mains! quelles
-jambes! et encore ce n'est rien à présent qu'il est un peu décrassé.
-Il fallait le voir, le jour où il est arrivé avec son sarrau et ses
-guêtres de cuir; c'était à faire trembler!
-
---Tu trouves? reprit Edmée. Moi, je l'aimais mieux avec son costume de
-braconnier; cela allait mieux à sa figure et à sa taille.
-
---Il avait l'air d'un bandit; mademoiselle ne l'a donc pas regardé?
-
---Si fait.
-
-Le ton dont elle prononça ce _si fait_ me fit frémir, et je ne sais
-pourquoi l'impression du baiser qu'elle m'avait donné à la
-Roche-Mauprat me revint sur les lèvres.
-
---Encore, s'il était coiffé! reprit la duègne; mais jamais on n'a pu
-le faire consentir à se laisser poudrer. Saint-Jean m'a dit qu'au
-moment où il avait approché la houppe de sa tête, il s'était levé
-furieux en disant: «Ah! tout ce que vous voudrez, excepté cette
-farine-là. Je veux pouvoir remuer la tête sans tousser et éternuer.»
-Dieu! quel sauvage!
-
---Mais, au fond, il a bien raison: si la mode n'autorisait pas cette
-absurdité-là, tout le monde s'apercevrait que c'est laid et incommode.
-Regarde s'il n'est pas plus beau d'avoir de grands cheveux noirs.
-
---Ces grands cheveux-là? Quelle crinière! cela fait peur.
-
---D'ailleurs, les enfants ne portent pas de poudre, et c'est encore un
-enfant que ce garçon-là.
-
---Un enfant? Tudieu! quel marmot! il en mangerait à son déjeuner, des
-enfants! C'est un ogre. Mais d'où sort ce gaillard-là? M. le chevalier
-l'aura tiré de la charrue pour l'amener ici. Est-ce qu'il s'appelle?...
-Comment donc s'appelle-t-il?
-
---Curieuse, je t'ai dit qu'il s'appelle Bernard.
-
---Bernard! et rien avec?
-
---Rien, pour le moment. Que regardes-tu?
-
---Il dort comme un loir! Voyez ce balourd! Je regarde s'il ressemble à
-M. le chevalier. C'est peut-être un instant d'erreur: il aura eu un
-jour d'oubli avec quelque bouvière.
-
---Allons donc! Leblanc, vous allez trop loin...
-
---Eh! mon Dieu! mademoiselle, est-ce que M. le chevalier n'a pas été
-jeune comme un autre? et cela empêche-t-il la vertu de venir avec
-l'âge?
-
---Sans doute, tu sais ce qui en est par expérience. Mais écoute, ne
-t'avise pas de taquiner ce jeune homme. Tu as peut-être deviné juste;
-mon père exige qu'on le traite comme l'enfant de la maison.
-
---Eh bien, c'est agréable pour mademoiselle! Quant à moi, qu'est-ce
-que cela me fait? Je n'ai pas affaire à ce monsieur-là.
-
---Ah! si tu avais trente ans de moins!...
-
---Mais est-ce que monsieur a consulté mademoiselle pour installer ce
-grand brigand-là chez elle?
-
---Est-ce que tu en doutes? Y a-t-il au monde un meilleur père que le
-mien?
-
---Mademoiselle est bien bonne aussi... Il y a bien des demoiselles à
-qui cela n'aurait guère convenu.
-
---Et pourquoi donc? ce garçon-là n'a rien de déplaisant; quand il
-sera bien élevé...
-
---Il sera toujours laid à faire peur.
-
---Il s'en faut de beaucoup qu'il soit laid, ma chère Leblanc; tu es
-trop vieille, tu ne t'y connais plus.
-
-Leur conversation fut interrompue par le chevalier qui vint chercher un
-livre.
-
---Mademoiselle Leblanc est ici? dit-il d'un air très calme. Je vous
-croyais en tête à tête avec mon fils. Eh bien, avez-vous causé
-ensemble, Edmée? lui avez-vous dit que vous seriez sa sœur? Es-tu
-content d'elle, Bernard?
-
-Mes réponses ne pouvaient compromettre personne; c'étaient toujours
-quatre ou cinq paroles incohérentes, estropiées par la honte. M. de
-Mauprat retourna à son cabinet, et je me rassis, espérant que ma
-cousine allait renvoyer sa duègne et me parler. Mais elles
-échangèrent quelques paroles tout bas; la duègne resta, et deux
-mortelles heures s'écoulèrent sans que j'osasse bouger de ma chaise.
-Je crois qu'Edmée dormait réellement. Quand la cloche sonna le dîner,
-son père revint me prendre, et, avant de quitter son appartement, il
-lui dit de nouveau:
-
---Eh bien, avez-vous causé?
-
---Oui, mon bon père, répondit-elle avec une assurance qui me
-confondit.
-
-Il me parut prouvé, d'après cette conduite de ma cousine, qu'elle
-s'était jouée de moi et que, maintenant, elle craignait mes reproches.
-Et puis l'espérance me revint lorsque je me rappelai le ton dont elle
-avait parlé de moi avec Mlle Leblanc. J'en vins même à penser qu'elle
-craignait les soupçons de son père, et qu'elle n'affectait une grande
-indifférence que pour m'attirer plus sûrement dans ses bras quand le
-moment serait venu. Dans l'incertitude, j'attendis. Mais les jours et
-les nuits se succédèrent sans qu'aucune explication arrivât et sans
-qu'aucun message secret m'avertît de prendre patience. Elle descendait
-au salon une heure le matin; le soir, elle venait dîner et jouait au
-piquet ou aux échecs avec son père. Pendant tout ce temps, elle était
-si bien gardée, que je n'aurais pas même pu échanger un regard avec
-elle; le reste du jour, elle était inabordable dans sa chambre.
-Plusieurs fois, voyant que je m'ennuyais de l'espèce de captivité où
-j'étais forcé de vivre, le chevalier me dit:
-
---Va causer avec Edmée, monte à sa chambre, dis-lui que c'est moi qui
-t'envoie.
-
-Mais j'avais beau frapper, sans doute on m'entendait venir et on me
-reconnaissait à mon pas incertain et lourd. Jamais la porte ne
-s'ouvrait pour moi; j'étais désespéré, j'étais furieux.
-
-Il est nécessaire que j'interrompe le récit de mes impressions
-personnelles pour vous dire ce qui se passait à cette époque dans la
-triste famille des Mauprat. Jean et Antoine avaient réellement pris la
-fuite, et, quoique les recherches eussent été sévères, il fut
-impossible de s'emparer de leurs personnes. Tous leurs biens furent
-saisis, et la vente du fief de la Roche-Mauprat fut décrétée par
-autorité de justice. Mais on n'alla pas jusqu'au jour de
-l'adjudication: M. Hubert de Mauprat fit cesser les poursuites. Il se
-porta adjudicataire; les créanciers furent satisfaits, et les titres de
-propriété de la Roche-Mauprat passèrent dans ses mains.
-
-La petite garnison des Mauprat, composée d'aventuriers de bas étage,
-avait subi le même sort que ses maîtres. Elle était, comme on sait,
-réduite depuis longtemps à très peu d'individus. Deux ou trois
-périrent; d'autres prirent la fuite: un seul fut mis en prison. On
-instruisit son procès, et il paya pour tous. Il fut grandement question
-d'instruire aussi par contumace contre Jean et Antoine de Mauprat, dont
-la fuite paraissait prouvée; car on n'avait pas retrouvé leurs corps
-après le desséchement du vivier où celui de Gaucher avait surnagé;
-mais le chevalier craignit pour l'honneur de son nom une sentence
-infamante, comme si cette sentence eût pu ajouter quelque chose à
-l'horreur du nom de Mauprat. Il usa de tout le crédit de M. de La
-Marche et du sien propre (qui était réel dans la province, surtout à
-cause de sa grande moralité) pour assoupir l'affaire, et il y réussit.
-Quant à moi, quoique j'eusse certainement trempé dans plus d'une des
-exactions de mes oncles, il ne fut pas question de m'accuser même au
-tribunal de l'opinion publique. Au milieu du déchaînement
-qu'excitaient mes oncles, on se plut à me considérer uniquement comme
-un jeune captif, victime de leurs mauvais traitements et plein
-d'heureuses dispositions. Le chevalier, dans sa générosité
-bienveillante et dans son désir de réhabiliter la famille, exagéra
-beaucoup, à coup sûr, mes mérites, et fit partout répandre le bruit
-que j'étais un ange de douceur et d'intelligence.
-
-Le jour où M. Hubert se porta adjudicataire, il entra dès le matin
-dans ma chambre, accompagné de sa fille et de l'abbé, et, me montrant
-les actes par lesquels il consommait le sacrifice (la Roche-Mauprat
-valait environ deux cent mille livres), il me déclara que j'allais
-être mis sur-le-champ en possession, non seulement de ma part
-d'héritage, qui n'était pas considérable, mais encore de la moitié
-du revenu de la propriété. En même temps, la propriété totale,
-fonds et produit, m'allait être assurée par testament du chevalier, le
-tout à _une seule condition_: c'est que je consentirais à recevoir une
-éducation _sortable à ma qualité._
-
-Le chevalier avait fait toutes ces dispositions avec bonté et
-simplicité, moitié par reconnaissance de ce qu'il savait de ma
-conduite envers Edmée, moitié par orgueil de famille; mais il ne
-s'attendait pas à la résistance qu'il trouva en moi au sujet de
-l'éducation. Je ne saurais dire quel mécontentement souleva en moi le
-mot de _condition._ Je crus y voir surtout le résultat de quelque
-manœuvre d'Edmée pour se débarrasser de sa parole envers moi.
-
---Mon oncle, répondis-je après avoir écouté toutes ses offres
-magnifiques dans un silence absolu, je vous remercie de tout ce que vous
-voulez faire pour moi; mais il ne me convient pas de l'accepter. Je n'ai
-pas besoin de fortune. À un homme comme moi, il ne faut que du pain, un
-fusil, un chien de chasse et le premier cabaret qui se trouvera sur la
-lisière du bois. Puisque vous avez la complaisance de me servir de
-tuteur, payez-moi la rente de mon huitième de propriété sur le fief,
-et n'exigez pas que j'apprenne vos sornettes de latin. Un gentilhomme en
-sait assez, quand il peut abattre une sarcelle et signer son nom. Je ne
-tiens pas à être seigneur de la Roche-Mauprat, c'est assez d'y avoir
-été esclave. Vous êtes un brave homme, et, sur mon honneur, je vous
-aime; mais je n'aime guère les conditions. Je n'ai jamais rien fait par
-intérêt; et j'aime mieux rester ignorant que de devenir bel esprit aux
-gages du prochain. Quant à ma cousine, je ne consentirai jamais à
-faire une pareille brèche dans sa fortune. Je sais bien qu'elle ferait
-volontiers le sacrifice d'une partie de sa dot pour se dispenser...
-
-Edmée, qui était restée fort pâle et comme distraite jusque-là, me
-lança tout à coup un regard étincelant et m'interrompit pour me dire
-avec assurance:
-
---Pour me dispenser de quoi, s'il vous plaît, Bernard?
-
-Je vis que, malgré son courage, elle était fort émue; car elle brisa
-son éventail en le fermant. Je lui répondis, avec un regard où
-l'honnête malice du campagnard devait se peindre:
-
---Pour vous dispenser, cousine, de tenir certaine promesse que vous
-m'avez faite à la Roche-Mauprat.
-
-Elle devint plus pâle qu'auparavant, et son visage prit une expression
-de terreur que déguisait mal un sourire de mépris.
-
---Quelle promesse lui avez-vous donc faite, Edmée? dit le chevalier en
-se tournant vers elle avec candeur.
-
-En même temps, le curé me serra le bras à la dérobée, et je compris
-que le confesseur de ma cousine était en possession de notre secret.
-
-Je haussai les épaules; leurs craintes me faisaient injure et pitié.
-
---Elle m'a promis, repris-je en souriant, de me regarder toujours comme
-son frère et son ami. Ne sont-ce pas là vos paroles, Edmée, et
-croyez-vous que cela se prouve avec de l'argent?
-
-Elle se leva avec vivacité, et, me tendant la main, elle me dit d'une
-voix émue:
-
---Vous avez raison, Bernard, vous êtes un grand cœur, et je ne me
-pardonnerais pas si j'en doutais un instant.
-
-Je vis une larme au bord de sa paupière, et je serrai sa main un peu
-trop fort sans doute, car elle laissa échapper un petit cri accompagné
-d'un charmant sourire. Le chevalier m'embrassa, et l'abbé dit à
-plusieurs reprises en s'agitant sur sa chaise:
-
---C'est beau! c'est noble! c'est très beau! On n'a pas besoin
-d'apprendre cela dans les livres, ajouta-t-il en s'adressant au
-chevalier. Dieu écrit sa parole et répand son esprit dans le cœur de
-ses enfants.
-
---Vous verrez, dit le chevalier vivement attendri, que ce Mauprat
-relèvera l'honneur de la famille. Maintenant, mon cher Bernard, je ne
-te parlerai plus d'affaires. Je sais comment je dois agir, et tu ne peux
-pas m'empêcher de faire ce que bon me semblera pour que mon nom soit
-réhabilité dans ta personne. La seule réhabilitation véritable m'est
-garantie par tes nobles sentiments; mais il en est encore une autre que
-tu ne refuseras pas de tenter: c'est celle des talents et des lumières.
-Tu t'y prêteras par affection pour nous, je l'espère; mais ce n'est
-pas encore le temps d'en parler. Je respecte ta fierté et veux assurer
-ton existence _sans condition._ Venez, l'abbé, vous allez m'accompagner
-à la ville chez mon procureur. La voiture est prête. Vous, enfants,
-vous allez déjeuner ensemble. Allons, Bernard, donne le bras à ta
-cousine, ou, pour mieux dire, à ta sœur. Apprends la courtoisie des
-manières, puisque, avec elle, c'est l'expression de ton cœur.
-
---Vous dites vrai, mon oncle, répondis-je en m'emparant un peu rudement
-du bras d'Edmée pour descendre l'escalier.
-
-Elle tremblait; mais ses joues avaient repris leur incarnat, et un
-sourire affectueux errait sur ses lèvres.
-
-Quand nous fûmes vis-à-vis l'un de l'autre à table, notre bon accord
-se refroidit en peu d'instants. Nous redevînmes embarrassés tous les
-deux; si nous eussions été seuls, je me serais tiré d'affaire par une
-de ces brusques sorties que je savais m'imposer à moi-même quand
-j'étais trop honteux de ma timidité; mais la présence de Saint-Jean,
-qui nous servait, me condamnait au silence sur le point principal. Je
-pris le parti de parler de Patience et de demander à Edmée comment il
-se faisait qu'elle fût si bien avec lui, et ce que je devais penser du
-prétendu sorcier. Elle me raconta en gros l'histoire du philosophe
-rustique et me dit que c'était l'abbé Aubert qui l'avait menée à la
-tour Gazeau. Elle avait été frappée de l'intelligence et de la
-sagesse du cénobite stoïcien, et prenait à causer avec lui un plaisir
-extrême. De son côté, Patience avait conçu pour elle tant d'amitié,
-que, depuis quelque temps, il s'était relâché de ses habitudes et
-venait assez souvent lui rendre visite en même temps qu'à l'abbé.
-
-Vous pensez bien qu'elle eut quelque peine à rendre ces explications
-intelligibles pour moi. Je fus très frappé des éloges qu'elle donnait
-à Patience et de la sympathie qu'elle éprouvait pour ses idées
-révolutionnaires. C'était la première fois que j'entendais parler
-d'un paysan comme d'un homme. En outre, j'avais considéré jusque-là
-le sorcier de la tour Gazeau comme bien au-dessous d'un paysan
-ordinaire, et voilà qu'Edmée le plaçait au-dessus de la plupart des
-hommes qu'elle connaissait, et prenait parti pour lui contre la
-noblesse. Je réussis à en tirer cette conclusion, que l'éducation
-n'était pas si nécessaire que le chevalier et l'abbé voulaient bien
-me le faire croire.
-
---Je ne sais guère mieux lire que Patience, ajoutai-je, et je voudrais
-bien que vous eussiez autant de plaisir dans ma société que dans la
-sienne; mais il n'y parait guère, cousine, car, depuis que je suis
-ici...
-
-Comme nous quittions alors la table et que je me réjouissais de me
-trouver enfin seul avec elle, j'allais devenir beaucoup plus explicite,
-lorsqu'on entrant dans le salon, nous y trouvâmes M. de La Marche, qui
-venait d'arriver et qui entrait par la porte opposée. Je le donnai,
-dans mon cœur, à tous les diables.
-
-M. de La Marche était un jeune seigneur tout à fait à la mode de son
-époque. Épris de philosophie nouvelle, grand voltairien, grand
-admirateur de Franklin, plus honnête qu'intelligent, comprenant moins
-ses oracles qu'il n'avait le désir et la prétention de les comprendre;
-assez mauvais logicien, car il trouva ses idées beaucoup moins bonnes
-et ses espérances politiques beaucoup moins douces le jour où la
-nation française se mit en tête de les réaliser; au demeurant, plein
-de bons sentiments, se croyant beaucoup plus confiant et romanesque
-qu'il ne l'était en effet; un peu plus fidèle à ses préjugés de
-caste et beaucoup plus sensible à l'opinion du monde qu'il ne se
-flattait et ne se piquait de l'être: voilà tout l'homme. Sa figure
-était charmante; mais je la trouvais excessivement fade, car j'avais
-contre lui la plus ridicule animosité. Ses manières gracieuses me
-semblaient serviles auprès d'Edmée; j'eusse rougi de les imiter, et
-pourtant je n'étais occupé qu'à renchérir sur les petits services
-qu'il pouvait lui rendre. Nous sortîmes dans le parc, qui était
-considérable et coupé par l'Indre, qui n'est là qu'un joli ruisseau.
-Chemin faisant, il se rendit agréable de mille manières; il
-n'apercevait pas une violette, qu'il ne la cueillît pour l'offrir à ma
-cousine. Mais, quand nous arrivâmes au bord du ruisseau, nous
-trouvâmes la planche sur laquelle on le traversait en cet endroit
-rompue et emportée par les orages des jours précédents. Alors je pris
-Edmée dans mes bras sans lui en demander la permission, et je traversai
-tranquillement. J'avais de l'eau jusqu'à la ceinture, et je portais ma
-cousine à bras tendus avec tant de force et de précision, qu'elle ne
-mouilla pas un de ses rubans. M. de La Marche, ne voulant pas paraître
-plus délicat que moi, n'hésita pas à mouiller ses beaux habits et à
-me suivre avec des éclats de rire un peu forcés; mais, quoiqu'il ne
-portât aucun fardeau, il trébucha plusieurs fois sur les pierres dont
-le lit de la rivière était encombré et ne nous rejoignit qu'avec
-peine. Edmée ne riait pas; je crois qu'en faisant malgré elle cette
-épreuve de ma force et de ma hardiesse, elle fut très effrayée de
-songer à l'amour qu'elle m'inspirait. Elle était même irritée et me
-dit, lorsque je la déposai doucement sur le rivage:
-
-
-[Figure 04]
-
-
---Bernard, je vous prie de ne jamais recommencer de pareilles
-plaisanteries.
-
---Ah! bon, lui dis-je, vous ne vous en fâcheriez pas de la part de
-l'autre.
-
---Il ne se le permettrait pas, reprit-elle.
-
---Je le crois bien, répondis-je, il s'en garderait! Regardez comme le
-voilà fait... Et, moi, je ne vous ai pas dérangé un cheveu. Il
-ramasse très bien les violettes; mais, croyez-moi, dans un danger, ne
-lui donnez pas la préférence.
-
-M. de La Marche me fit de grands compliments sur cet exploit. J'avais
-espéré qu'il serait jaloux; il ne parut pas seulement y songer et prit
-son parti gaiement sur le pitoyable état de sa toilette. Il faisait
-extrêmement chaud, et nous étions séchés avant la fin de la
-promenade; mais Edmée demeura triste et préoccupée. Il me sembla
-qu'elle faisait effort pour me montrer autant d'amitié que pendant le
-déjeuner. J'en fus affecté; car je n'étais pas seulement amoureux
-d'elle, je l'aimais. Il m'eût été impossible de faire cette
-distinction; mais les deux sentiments étaient en moi: la passion et la
-tendresse.
-
-Le chevalier et l'abbé rentrèrent à l'heure du dîner. Ils
-s'entretinrent à voix basse avec M. de La Marche du règlement de mes
-affaires, et, au peu de mots que j'entendis malgré moi, je compris
-qu'ils venaient d'assurer mon existence dans les conditions brillantes
-qui m'avaient été annoncées le matin. J'eus la mauvaise honte de ne
-point en témoigner naïvement ma reconnaissance. Cette générosité me
-troublait, je n'y comprenais rien; je m'en méfiais presque comme d'une
-embûche qu'on me tendait pour m'éloigner de ma cousine. Je n'étais
-pas sensible aux avantages de la fortune. Je n'avais pas les besoins de
-la civilisation, et les préjugés nobiliaires étaient chez moi un
-point d'honneur, nullement une vanité sociale.
-
-Voyant qu'on ne me parlait pas ouvertement, je pris le parti peu
-gracieux de feindre une complète ignorance.
-
-Edmée devint toujours plus triste. Je remarquai que ses regards se
-portaient alternativement sur M. de La Marche et sur moi avec une
-inquiétude vague. Toutes les fois que je lui adressais la parole, ou
-même que j'élevais la voix en parlant aux autres personnes, elle
-tressaillait, puis elle fronçait légèrement le sourcil, comme si ma
-voix lui eût causé une douleur physique. Elle se retira aussitôt
-après le dîner; son père la suivit avec inquiétude.
-
---Ne remarquez-vous pas, dit l'abbé en les voyant s'éloigner et en
-s'adressant à M. de La Marche, que Mlle de Mauprat est bien changée
-depuis ces derniers temps?
-
---Elle est maigrie, répondit le lieutenant général; mais je crois
-qu'elle n'en est que plus belle.
-
---Oui; mais je crains qu'elle ne soit plus malade qu'elle ne l'avoue,
-repartit l'abbé. Son caractère est aussi changé que sa figure; elle
-est triste.
-
---Triste? Mais il me semble qu'elle n'a jamais été aussi gaie que ce
-matin; n'est-il pas vrai, monsieur Bernard? C'est depuis la promenade
-seulement qu'elle s'est plainte d'avoir un peu de migraine.
-
---Je vous dis qu'elle est triste, reprit l'abbé. Quand elle est gaie,
-maintenant, elle l'est plus que de raison; il y a en elle quelque chose
-d'étrange alors et de forcé, qui n'est pas du tout dans sa manière
-d'être accoutumée. Puis, un instant après, elle retombe dans une
-mélancolie que je n'avais jamais remarquée avant la fameuse nuit de la
-forêt. Soyez sûr que les émotions de cette nuit ont été graves.
-
---Elle a été témoin, en effet, d'une scène affreuse à la tour
-Gazeau, dit M. de La Marche; et puis cette course de son cheval à
-travers la forêt, lorsqu'elle a été emportée loin de la chasse, a
-dû la fatiguer et l'effrayer beaucoup. Cependant elle est douée d'un
-courage si admirable!... Dites-moi, cher monsieur Bernard, lorsque vous
-la rencontrâtes dans la forêt, vous parut-elle très épouvantée?
-
---Dans la forêt? repris-je. Je ne l'ai point rencontrée dans la
-forêt.
-
---Non, c'est dans la Varenne que vous l'avez rencontrée, dit l'abbé
-avec précipitation... À propos, monsieur Bernard, voulez-vous bien me
-permettre de vous dire un mot d'affaires en particulier sur votre
-propriété de...
-
-Il m'entraîna hors du salon et me dit à voix basse:
-
---Il ne s'agit pas d'affaires; je vous supplie de ne laisser soupçonner
-à qui que ce soit, pas même à M. de La Marche, que Mlle de Mauprat
-ait été seulement l'espace d'une seconde à la Roche-Mauprat...
-
---Et pourquoi donc? demandai-je, n'y a-t-elle pas été sous ma
-protection? n'en est-elle pas sortie pure, grâce à moi? et peut-on
-ignorer dans le pays qu'elle y ait passé deux heures?
-
---On l'ignore entièrement, répondit-il; au moment où elle en sortait,
-la Roche-Mauprat tombait sous les coups des assiégeants, et aucun de
-ses hôtes ne reviendra du sein de la tombe ou du fond de l'exil pour
-raconter ce fait. Quand vous connaîtrez davantage le monde, vous
-comprendrez de quelle importance il est pour la réputation d'une jeune
-personne qu'on ne puisse pas supposer que l'ombre d'un danger ait
-seulement passé sur son honneur. En attendant, je vous adjure, au nom
-de son père, au nom de l'amitié que vous avez pour elle, et que vous
-lui avez exprimée ce matin d'une manière si noble et si touchante!...
-
---Vous êtes très adroit, monsieur l'abbé, dis-je en l'interrompant;
-toutes vos paroles ont un sens caché que je comprends fort bien, tout
-grossier que je suis. Dites à ma cousine qu'elle se rassure. Je n'ai
-pas sujet de nier sa vertu, très certainement, et je ne suis,
-d'ailleurs, pas capable de faire manquer le mariage qu'elle désire.
-Dites-lui que je ne réclame d'elle qu'une chose, c'est cette promesse
-d'_amitié_ qu'elle m'a faite à la Roche-Mauprat.
-
---Cette promesse a donc à vos yeux une singulière solennité? dit
-l'abbé. Et quelle méfiance peut-elle vous laisser en ce cas?
-
-Je le regardai fixement, et, comme il me semblait troublé, je pris
-plaisir à le tourmenter, espérant qu'il rapporterait mes paroles à
-Edmée.
-
---Aucune, répondis-je; seulement, je vois qu'on craint l'abandon de M.
-de La Marche au cas où l'aventure de la Roche-Mauprat viendrait à se
-découvrir. Si ce monsieur est capable de soupçonner Edmée et de lui
-faire outrage à la veille de ses noces, il me semble qu'il y a un moyen
-bien simple de raccommoder tout cela.
-
---Et lequel, selon vous?
-
---C'est de le provoquer et de le tuer.
-
---Je pense que vous ferez tout pour épargner cette dure nécessité et
-ce péril affreux au respectable M. Hubert.
-
---Je les lui épargnerai de reste en me chargeant de venger ma cousine.
-C'est mon droit, monsieur l'abbé; je connais les devoirs d'un
-gentilhomme tout aussi bien que si j'avais appris le latin. Vous pouvez
-le lui dire de ma part. Qu'elle dorme en paix; je me tairai, et, si cela
-ne sert à rien, je me battrai.
-
---Mais, Bernard, reprit l'abbé d'un ton insinuant et doux, songez-vous
-à l'attachement de votre cousine pour M. de La Marche?
-
---Eh bien, raison de plus, m'écriai-je, saisi d'un mouvement de rage.
-
-Et je lui tournai le dos brusquement.
-
-L'abbé rapporta toute cette conversation à sa pénitente. Le rôle de
-ce digne prêtre était fort embarrassant; il avait reçu sous le sceau
-de la confession une confidence à laquelle il ne pouvait que faire des
-allusions très détournées, en s'entretenant avec moi. Cependant il
-espérait, au moyen de ces délicates allusions, me faire comprendre le
-crime de mon obstination et m'amener à y renoncer loyalement. Il
-augurait trop bien de moi; tant de vertu était au-dessus de mes forces,
-comme elle était au-dessus de mon intelligence.
-
-
-
-
-X
-
-
-Quelques jours se passèrent dans un calme apparent. Edmée se disait
-souffrante et sortait peu de sa chambre; M. de La Marche venait presque
-tous les jours, son château étant situé à peu de distance. Je le
-prenais de plus en plus en aversion, malgré les politesses dont il me
-comblait. Je ne comprenais rien à ses affectations de philosophie, et
-je le combattais avec toute la grossièreté de préjugés et
-d'expressions dont j'étais susceptible. Ce qui me consolait un peu de
-mes souffrances secrètes, c'était de voir qu'il n'était pas reçu
-plus que moi dans les appartements d'Edmée.
-
-Le seul événement de cette semaine fut l'installation de Patience dans
-une cabane voisine du château. Depuis que l'abbé Aubert avait trouvé
-auprès du chevalier une existence à l'abri des persécutions
-ecclésiastiques, il n'y avait plus pour lui de nécessité à voir
-secrètement son ami le cénobite. Il l'avait donc vivement engagé à
-quitter le séjour des bois et à se rapprocher de lui. Patience
-s'était fait beaucoup prier. Tant d'années passées dans la solitude
-l'avaient tellement attaché à sa tour Gazeau, qu'il hésitait à lui
-préférer la société de son ami. En outre, il disait que l'abbé
-allait se corrompre dans le _commerce des grands_, que bientôt il
-subirait à son insu l'influence des vieilles idées, et qu'il se
-refroidirait à l'égard de la _cause sainte._ Il est vrai qu'Edmée
-avait gagné le cœur de Patience, et qu'en lui offrant une petite
-habitation appartenant à son père, et située dans un ravin
-pittoresque, à la sortie de son parc, elle s'y était prise avec assez
-de grâce et de délicatesse pour ne pas blesser sa fierté
-chatouilleuse. C'était à l'effet de terminer cette grande négociation
-que l'abbé s'était rendu à la tour Gazeau avec Marcasse, le soir où,
-retenus par l'orage, ils avaient donné asile à Edmée et à moi. La
-scène affreuse qui suivit notre arrivée trancha toutes les
-irrésolutions de Patience. Enclin aux idées pythagoriciennes, il avait
-horreur du sang répandu. La mort d'une biche lui arrachait des larmes,
-comme au Jacques de Shakespeare; à plus forte raison les meurtres
-humains lui étaient impossibles à contempler, et, du moment que la
-tour Gazeau eut été le théâtre de deux morts tragiques, elle lui
-sembla souillée, et rien n'eût pu le décider à y passer une nuit de
-plus. Il nous suivit à Sainte-Sévère, et bientôt il laissa vaincre
-ses scrupules philosophiques par les séductions d'Edmée. La
-maisonnette dont on lui fit accepter la jouissance était assez humble
-pour ne pas le faire rougir d'une transaction trop apparente avec la
-civilisation. Il y trouva une solitude moins profonde qu'à la tour
-Gazeau; mais les fréquentes visites de l'abbé et celles d'Edmée ne
-lui laissèrent pas le droit de se plaindre.
-
-
-Ici le narrateur interrompit de nouveau son récit pour entrer dans le
-développement du caractère de Mlle de Mauprat.
-
-
-Edmée, dit-il, et croyez bien que ce n'est pas le langage de la
-prévention, était, au sein de sa modeste obscurité, une des femmes
-les plus parfaites qu'il y eût en France. Pour qu'elle fût citée et
-vantée entre toutes, il ne lui a manqué que le désir ou la
-nécessité de se faire connaître au monde. Mais elle était heureuse
-dans sa famille, et la plus douce simplicité couronnait ses facultés
-et ses hautes vertus. Elle ignorait son mérite comme je l'ignorais
-moi-même à cette époque, où, brute avide, je ne voyais que par les
-yeux du corps et croyais ne l'aimer que parce qu'elle était belle. Il
-faut dire aussi que son fiancé, M. de La Marche, ne la comprenait
-guère mieux. Il avait développé la pâle intelligence dont il était
-doué à la froide école de Voltaire et d'Helvétius. Edmée avait
-allumé sa vaste intelligence aux brûlantes déclamations de
-Jean-Jacques. Un temps est venu où j'ai compris Edmée; le temps où M.
-de La Marche l'aurait comprise ne fût jamais arrivé.
-
-Edmée, privée de sa mère dès le berceau et abandonnée à ses jeunes
-inspirations par un père plein de confiance, de bonté et d'incurie,
-s'était formée à peu près seule. L'abbé Aubert, qui lui avait fait
-faire sa première communion, n'avait point proscrit de ses lectures les
-philosophes qui l'avaient séduit lui-même. Ne trouvant autour d'elle
-ni contradiction ni même discussion, car, en toute chose, elle
-entraînait son père dont elle était l'idole, Edmée était restée
-fidèle à des principes en apparence bien opposés: la philosophie, qui
-préparait la ruine du christianisme, et le christianisme, qui
-proscrivait l'esprit d'examen. Pour expliquer cette contradiction, il
-faut que vous vous reportiez à ce que je vous ai dit de l'effet que
-produisit sur l'abbé Aubert la _Profession de foi du vicaire savoyard._
-Vous n'ignorez pas, d'ailleurs, que dans les âmes poétiques le
-mysticisme et le doute règnent de pair. Jean-Jacques en fut un exemple
-éclatant et magnifique, et vous savez quelles sympathies il éveilla
-chez les prêtres et chez les nobles, alors même qu'il les gourmandait
-avec tant de véhémence. Quels miracles n'opère pas la conviction,
-aidée d'une éloquence sublime! Edmée avait bu à cette source vive
-avec toute l'avidité d'une âme ardente. Dans ses rares voyages à
-Paris, elle avait recherché les âmes sympathiques à la sienne. Mais,
-là, elle avait trouvé tant de nuances, si peu d'accord, et surtout,
-malgré la mode, tant de préjugés indestructibles, qu'elle s'était
-rattachée avec amour à sa solitude et à ses poétiques rêveries sous
-les vieux chênes de son parc. Elle parlait déjà de ses déceptions et
-refusait avec un bon sens au-dessus de son âge, et peut-être de son
-sexe, toutes les occasions de se mettre en rapport direct avec ces
-philosophes dont les écrits faisaient sa vie intellectuelle.
-
---Je suis un peu sybarite, disait-elle en souriant. J'aime mieux
-respirer un bouquet de roses préparé pour moi dès le matin dans un
-vase, que d'aller le chercher au milieu des épines et à l'ardeur du
-soleil.
-
-Ce qu'elle disait de son sybaritisme n'était, d'ailleurs, qu'une
-figure. Élevée aux champs, elle était forte, active, courageuse,
-enjouée: elle joignait à toutes les grâces de la beauté délicate
-toute l'énergie de la santé physique et morale. C'était une fière et
-intrépide jeune fille autant qu'une douce et affable châtelaine. Je
-l'ai trouvée souvent bien haute et bien dédaigneuse; Patience et les
-pauvres de la contrée l'ont toujours trouvée humble et débonnaire.
-
-Edmée chérissait les poètes presque autant que les philosophes
-spiritualistes; elle se promenait toujours un livre à la main. Un jour
-qu'elle avait pris le Tasse, elle rencontra Patience, et, selon sa
-coutume, il s'enquit avec curiosité et de l'auteur et du sujet. Il
-fallut qu'Edmée lui fît comprendre les croisades: ce ne fut pas le
-plus difficile. Grâce aux récits de l'abbé et à sa prodigieuse
-mémoire des faits, Patience connaissait passablement le canevas de
-l'histoire universelle. Mais ce qu'il eut de la peine à saisir, ce fut
-le rapport et la différence de la poésie épique à l'histoire.
-D'abord il était indigné des fictions des poètes et prétendait qu'on
-n'eût jamais dû souffrir de telles impostures. Puis, quand il eut
-compris que la poésie épique, loin d'induire les générations en
-erreur, donnait, avec de plus grandes proportions, une éternelle durée
-à la gloire des faits héroïques, il demanda pourquoi tous les faits
-importants n'avaient pas été chantés par les bardes, et pourquoi
-l'histoire de l'humanité n'avait pas trouvé une forme populaire qui
-pût, sans le secours des lettres, se graver dans toutes les mémoires.
-Il pria Edmée de lui expliquer une strophe de la _Jérusalem_; il y
-prit goût, et elle lui en lut un chant en français. Quelques jours
-plus tard, elle lui en fit connaître un second, et bientôt Patience
-connut tout le poème. Il se réjouit d'apprendre que ce récit
-héroïque était populaire en Italie, et essaya, en résumant ses
-souvenirs, de leur donner en prose grossière une forme abrégée; mais
-il n'avait nullement la mémoire des mots. Agité par ses vives
-impressions, mille images grandioses passaient devant ses yeux. Il les
-exprimait dans des improvisations où son génie triomphait de la
-barbarie de son langage; mais il lui était impossible de ressaisir ce
-qu'il avait dit. Il eut fallu qu'on pût l'écrire sous sa dictée, et
-encore cela n'eût servi de rien; car, au cas où il eût réussi à le
-lire, sa mémoire, n'étant exercée qu'au raisonnement, n'avait jamais
-pu conserver un fragment quelconque précisé par la parole. Il citait
-pourtant beaucoup, et son langage était parfois biblique; mais, au
-delà de certaines expressions qu'il affectionnait et d'un nombre de
-courtes sentences qu'il trouvait encore moyen de s'approprier, il
-n'avait rien retenu des pages qu'il s'était fait souvent relire et
-qu'il écoutait toujours avec la même émotion que la première fois.
-C'était un véritable plaisir que de voir l'effet des beautés
-poétiques sur cette puissante organisation. Peu à peu l'abbé, Edmée
-et moi-même, par la suite, nous vînmes à bout de lui faire connaître
-Homère et Dante. Il était si frappé des événements, qu'il pouvait
-faire l'analyse de _la Divine Comédie_ d'un bout à l'autre sans
-oublier ni transposer la moindre partie du voyage, des rencontres et des
-émotions du poète: là se bornait sa puissance. Quand il essayait de
-ressaisir quelques-unes des expressions qui l'avaient charmé à
-l'audition, il arrivait à une abondance de métaphores et d'images qui
-tenait du délire. Cette initiation de Patience à la poésie marqua
-dans sa vie une époque de transformation; elle lui donna en rêve
-l'action qui manquait à son existence réelle. Il contempla dans son
-miroir magique des combats gigantesques, vit des héros hauts de dix
-coudées; il comprit l'amour, qu'il n'avait jamais connu; il combattit,
-il aima, il vainquit, il éclaira les peuples, pacifia le monde,
-redressa les torts du genre humain et bâtit des temples au grand esprit
-de l'univers. Il vit dans la sphère étoilée tous les dieux de
-l'Olympe, pères de la primitive humanité; il lut dans les
-constellations l'histoire de l'âge d'or et celle des âges d'airain; il
-entendit dans le vent d'hiver les chants de Morven et salua dans les
-nuées orageuses les spectres de Fingal et de Comala.
-
---Avant de connaître les poètes, disait-il dans ses dernières
-années, j'étais comme un homme à qui manquerait un sens. Je voyais
-bien que ce sens était nécessaire, puisque tant de choses en
-sollicitaient l'exercice. Je me promenais seul la nuit avec inquiétude,
-me demandant pourquoi je ne pouvais dormir, pourquoi j'avais tant de
-plaisir à regarder les étoiles, que je ne pouvais m'arracher à cette
-contemplation; pourquoi mon cœur battait tout d'un coup de joie en
-voyant certaines couleurs, ou s'attristait jusqu'aux larmes à
-l'audition de certains sons. Je m'en effrayais quelquefois jusqu'à
-m'imaginer, en comparant mon agitation continuelle à l'insouciance des
-autres hommes de ma classe, que j'étais fou. Mais je m'en consolais
-bientôt en me disant que ma folie était douce, et j'eusse mieux aimé
-n'être plus que d'en guérir. À présent, il me suffit de savoir que
-ces choses ont été trouvées belles de tout temps par tous les hommes
-intelligents, pour comprendre ce qu'elles sont et en quoi elles sont
-utiles à l'homme. Je me réjouis dans la pensée qu'il n'y a pas une
-fleur, pas une nuance, pas un souffle d'air qui n'ait fixé l'attention
-et ému le cœur d'autres hommes, jusqu'à recevoir un nom consacré
-chez tous les peuples. Depuis que je sais qu'il est permis à l'homme,
-sans dégrader sa raison, de peupler l'univers et de l'expliquer avec
-ses rêves, je vis tout entier dans la contemplation de l'univers; et,
-quand la vue des misères et des forfaits de la société brise mon
-cœur et soulève ma raison, je me rejette dans mes rêves; je me dis
-que, puisque tous les hommes se sont entendus pour aimer l'œuvre
-divine, ils s'entendront aussi, un jour, pour s'aimer les uns les
-autres. Je m'imagine que, de père en fils, les éducations vont en se
-perfectionnant. Peut-être suis-je le premier ignorant qui ait deviné
-ce dont il n'avait aucune idée communiquée du dehors. Peut-être aussi
-que bien d'autres avant moi se sont inquiétés de ce qui se passait en
-eux-mêmes, et sont morts sans en trouver le premier mot. Pauvres gens
-que nous sommes! ajoutait Patience; on ne nous défend ni l'excès du
-travail physique, ni celui du vin, ni aucune des débauches qui peuvent
-détruire notre intelligence. Il y a des gens qui payent cher le travail
-des bras, afin que les pauvres, pour satisfaire les besoins de leur
-famille, travaillent au delà de leurs forces; il y a des cabarets et
-d'autres lieux plus dangereux encore, où le gouvernement prélève,
-dit-on, ses bénéfices; il y a aussi des prêtres qui montent en chaire
-pour nous dire ce que nous devons au seigneur de notre village, et
-jamais ce que notre seigneur nous doit. Il n'y a pas d'écoles où l'on
-nous enseigne nos droits, où l'on nous apprenne à distinguer nos vrais
-et honnêtes besoins des besoins honteux et funestes, où l'on nous dise
-enfin à quoi nous pouvons et devons penser quand nous avons sué tout
-le jour au profit d'autrui, et quand nous sommes assis, le soir, au
-seuil de nos cabanes à regarder les étoiles rouges sortir de
-l'horizon.
-
-Ainsi raisonnait Patience; et croyez bien qu'en traduisant sa parole
-dans notre langue méthodique, je lui ôte toute sa grâce, toute sa
-verve et toute son énergie. Mais qui pourrait redire l'expression
-textuelle de Patience? Son langage n'appartenait qu'à lui seul;
-c'était un composé du vocabulaire borné, mais vigoureux, des paysans,
-et des métaphores les plus hardies des poètes, dont il enhardissait
-encore le tour poétique. À cet idiome mélangé, son esprit
-synthétique donnait l'ordre et la logique. Une incroyable abondance
-naturelle suppléait à la concision de l'expression propre. Il fallait
-voir quelle lutte téméraire sa volonté et sa conviction livraient à
-l'impuissance de ses formules; tout autre que lui n'eût pu s'en tirer
-avec honneur, et je vous assure que, pour qui songeait à quelque chose
-de plus sérieux qu'à rire de ses solécismes et de ses hardiesses, il
-y avait dans cet homme matière aux plus importantes observations sur le
-développement de l'esprit humain, et à la plus tendre admiration pour
-la beauté morale et primitive.
-
-À l'époque où je compris entièrement Patience, j'avais un lien
-sympathique avec lui dans ma destinée exceptionnelle. Comme lui,
-j'avais été inculte; comme lui, j'avais cherché au dehors
-l'explication de mon être, comme on cherche le mot d'une énigme.
-Grâce aux circonstances fortuites de la naissance et de la richesse,
-j'étais arrivé à un développement complet, tandis que Patience se
-débattit jusqu'à la mort dans les ténèbres d'une ignorance dont il
-ne voulait ni ne pouvait sortir; mais ce ne fut pour moi qu'un sujet de
-plus de reconnaître la supériorité de cette organisation puissante
-qui se dirigeait plus hardiment à l'aide de faibles lueurs
-instinctives, que moi à la clarté de tous les flambeaux de la science,
-et qui n'avait pas eu, d'ailleurs, un seul mauvais penchant à vaincre,
-tandis que je les avais eus tous.
-
-Mais, à l'époque dont j'ai à poursuivre le récit, Patience n'était,
-à mes yeux, qu'un personnage grotesque, objet d'amusement pour Edmée
-et de compassion charitable pour l'abbé Aubert. Lorsqu'ils me parlaient
-de lui d'un ton sérieux, je ne les comprenais plus et je m'imaginais
-qu'ils prenaient ce sujet comme une sorte de texte parabolique pour me
-démontrer les avantages de l'éducation, la nécessité de s'y prendre
-de bonne heure et les regrets inutiles des vieilles années.
-
-J'allais rôder cependant dans les taillis dont sa nouvelle demeure
-était entourée, parce que j'avais vu Edmée s'y rendre à travers le
-parc, et que j'espérais obtenir, par surprise, un tête-à-tête avec
-elle au retour. Mais elle était toujours accompagnée de l'abbé,
-quelquefois même de son père; et, si elle restait seule avec le vieux
-paysan, il l'escortait ensuite jusqu'au château. Souvent, caché dans
-les touffes d'un if monstrueux qui étendait ses nombreux rejets et ses
-branches pendantes à quelques pas de cette chaumière, je vis Edmée
-assise au seuil, un livre à la main, tandis que Patience l'écoutait,
-les bras croisés, la tête courbée sur la poitrine et brisée en
-apparence par l'effort de l'attention. Je m'imaginais alors qu'Edmée
-essayait de lui apprendre à lire, et je la trouvais folle de s'obstiner
-à une éducation impossible. Mais elle était belle aux reflets du
-couchant, sous le pampre jaunissant de la chaumière, et je la
-contemplais en me disant qu'elle m'appartenait, en me jurant à
-moi-même de ne jamais céder à la force ni à la persuasion qui
-voudraient m'y faire renoncer.
-
-Depuis quelques jours, ma souffrance était excitée au dernier point;
-je ne trouvais d'autre moyen de m'y soustraire qu'en buvant beaucoup à
-souper, afin d'être à peu près abruti à cette heure, si douloureuse
-et si blessante pour moi, où elle quittait le salon après avoir
-embrassé son père, donné sa main à baiser à M. de La Marche, et dit
-en passant devant moi: «Bonsoir, Bernard!» d'un ton qui semblait dire:
-«Aujourd'hui finit comme hier, et demain finira comme aujourd'hui.»
-
-C'est en vain que j'allais m'asseoir dans le fauteuil le plus voisin de
-la porte, de manière qu'elle ne pût sortir sans que son vêtement
-effleurât le mien, je n'en obtenais jamais autre chose, et je
-n'avançais pas ma main pour solliciter la sienne; car elle me l'eût
-accordée d'un air négligent, et je crois que je l'eusse brisée dans
-ma colère.
-
-Grâce aux larges libations du souper, je parvenais à m'enivrer
-silencieusement et tristement. Je m'enfonçais ensuite dans mon fauteuil
-de prédilection, et j'y restais sombre et assoupi jusqu'à ce que, les
-fumées du vin étant dissipées, j'allasse promener dans le parc mes
-rêves insensés et mes projets sinistres.
-
-On ne semblait pas s'apercevoir de cette grossière habitude. Il y avait
-pour moi dans la famille tant d'indulgence et de bonté, qu'on craignait
-de me faire la plus légitime observation; mais on avait très bien
-remarqué ma honteuse passion pour le vin, et le curé en avisa Edmée.
-Un soir, à souper, elle me regarda fixement à plusieurs reprises et
-avec une expression étrange. Je la regardais à mon tour, espérant
-qu'elle me provoquerait; mais nous en fûmes quittes pour un échange de
-regards malveillants. En sortant de table, elle me dit tout bas, très
-vite et d'un ton impérieux:
-
---Corrigez-vous de boire, et apprenez tout ce que l'abbé vous
-enseignera.
-
-Cet ordre et ce ton d'autorité, loin de me donner de l'espérance, me
-parurent si révoltants, que toute ma timidité se dissipa en un
-instant. J'attendis l'heure où elle montait à sa chambre, et je sortis
-un peu avant elle pour aller l'attendre sur l'escalier.
-
---Croyez-vous, lui dis-je, que je sois dupe de vos mensonges, et que je
-ne m'aperçoive pas très bien, depuis un mois que je suis ici sans que
-vous m'adressiez la parole, que vous m'avez berné comme un sot? Vous
-m'avez menti, et, aujourd'hui, vous me méprisez, parce que j'ai eu
-l'honnêteté de croire à votre parole.
-
---Bernard, me dit-elle d'un ton froid, ce n'est pas ici le lieu et
-l'heure de nous expliquer.
-
---Oh! je sais bien, repris-je, que ce ne sera jamais le lieu ni l'heure
-selon vous; mais je saurai les trouver, n'en doutez pas. Vous avez dit
-que vous m'aimiez; vous m'avez jeté les bras au cou, et vous m'avez
-dit, en m'embrassant, ici, je sens encore vos lèvres sur ma joue:
-«Sauve-moi, et je jure par l'Évangile, par l'honneur, par le souvenir
-de ma mère et de la tienne, que je t'appartiendrai.» Je sais bien que
-vous avez dit tout cela parce que vous aviez peur de ma force; et, ici,
-je sais bien que vous me fuyez parce que vous avez peur de mon droit.
-Mais vous n'y gagnerez rien; je jure que vous ne vous jouerez pas
-longtemps de moi.
-
---Je ne vous appartiendrai jamais, répondit-elle avec une froideur de
-plus en plus glaciale, si vous ne changez pas de langage, de manières
-et de sentiments. Tel que vous êtes, je ne vous crains pas. Je pouvais,
-lorsque vous me paraissiez bon et généreux, vous céder moitié par
-peur et moitié par sympathie; mais, du moment que je ne vous aime plus,
-je ne vous crains pas davantage. Corrigez-vous, instruisez-vous, et nous
-verrons.
-
---Fort bien, lui dis-je; voilà une promesse que j'entends. J'agirai en
-conséquence, et, ne pouvant être heureux, je serai vengé.
-
---Vengez-vous tant qu'il vous plaira, dit-elle; cela fera que je vous
-mépriserai.
-
-Elle tira, en parlant ainsi, un papier de son sein et le brûla
-tranquillement à la flamme de sa bougie.
-
---Qu'est-ce que vous faites là? lui dis-je.
-
---Je brûle une lettre que je vous avais écrite, répondit-elle. Je
-voulais vous faire entendre raison, mais c'est bien inutile; on ne
-s'explique pas avec les brutes.
-
---Vous allez me donner cette lettre! m'écriai-je en me jetant sur elle
-pour lui arracher le papier enflammé.
-
-Mais elle le retira brusquement, et, l'éteignant dans sa main avec
-intrépidité, elle jeta le flambeau à mes pieds et s'échappa dans les
-ténèbres. Je la poursuivis en vain. Elle gagna la porte de son
-appartement avant moi et la poussa sur elle. J'entendis tirer les
-verrous, et la voix de Mlle Leblanc qui demandait à sa jeune maîtresse
-la cause de sa frayeur.
-
---Ce n'est rien, répondit la voix tremblante d'Edmée; c'est une
-espièglerie.
-
-Je descendis au jardin et j'arpentai les allées d'un pas effréné. À
-cette fureur succéda la plus profonde tristesse. Edmée, fière et
-audacieuse, me paraissait plus belle et plus désirable que jamais. Il
-est de la nature de tous les désirs de s'irriter et de s'alimenter de
-la résistance. Je sentis que je l'avais offensée, qu'elle ne m'aimait
-pas, qu'elle ne m'aimerait peut-être jamais, et, sans renoncer à la
-criminelle résolution de la posséder par la force, je cédai à la
-douleur que me causait sa haine. J'allai m'appuyer au hasard contre un
-mur sombre, et, cachant ma tête dans mes mains, j'exhalai des sanglots
-désespérés. Ma robuste poitrine se brisait, et mes larmes ne la
-soulageaient pas à mon gré. J'aurais voulu rugir, et je mordais mon
-mouchoir pour ne pas céder à cette tentation. Le bruit sinistre de mes
-cris étouffés éveilla l'attention d'une personne qui priait dans la
-chapelle, de l'autre côté du mur où je m'étais adossé à tout
-hasard. Une fenêtre en ogive, garnie de ses meneaux de pierre
-surmontés d'un trèfle, était située immédiatement à la hauteur de
-ma tête.
-
---Qui donc est là? demanda une figure pâle qu'éclairait le rayon
-oblique de la lune à son lever.
-
-En reconnaissant Edmée, je voulus m'éloigner; mais elle passa son beau
-bras entre les meneaux et me saisit par le collet de mon habit en me
-disant:
-
---Pourquoi donc pleurez-vous, Bernard?
-
-Je cédai à cette douce violence, moitié honteux d'avoir laissé
-surprendre le secret de ma faiblesse, moitié ravi de voir qu'Edmée n'y
-était pas insensible.
-
---Quel chagrin avez-vous donc? reprit-elle. Qui peut vous arracher de
-tels sanglots?
-
---Vous me méprisez, vous me haïssez, et vous demandez pourquoi je
-souffre, pourquoi je suis en colère!
-
---C'est donc de colère que vous pleurez? dit-elle en retirant son bras.
-
---C'est de colère et d'autre chose encore, répondis-je.
-
---Mais quoi encore? dit Edmée.
-
---Je n'en sais rien; peut-être de chagrin, comme vous avez dit. Le fait
-est que je souffre; ma poitrine se brise. Il faut que je vous quitte,
-Edmée, et que j'aille vivre au milieu des bois. Je ne puis pas rester
-ici.
-
---Pourquoi souffrez-vous tant? Expliquez-vous, Bernard; voici l'occasion
-de nous expliquer.
-
---Oui, avec un mur entre nous. Je conçois que vous n'ayez pas peur de
-moi ici.
-
---Et pourtant je ne vous témoigne que de l'intérêt, il me semble, et
-n'ai-je pas été aussi affectueuse il y a une heure, lorsqu'il n'y
-avait pas un mur entre nous?
-
---Je crois que vous n'êtes pas craintive, Edmée, parce que vous avez
-toujours la ressource d'éviter les gens ou de les attraper avec de
-belles paroles. Ah! on m'avait bien dit que toutes les femmes sont
-menteuses et qu'il n'en faut aimer aucune.
-
---Qui est-ce qui vous disait cela? votre oncle Jean, ou votre oncle
-Gaucher, ou votre grand-père Tristan?
-
---Raillez, raillez-moi tant que vous voudrez! Ce n'est pas ma faute si
-j'ai été élevé par eux. Mais ils pouvaient dire parfois quelque
-chose de vrai.
-
---Bernard, voulez-vous que je vous dise pourquoi ils croyaient les
-femmes menteuses?
-
---Dites.
-
---C'est qu'ils employaient la violence et la tyrannie avec des êtres
-plus faibles qu'eux. Toutes les fois qu'on se fait craindre, on risque
-d'être trompé. Lorsque, dans votre enfance, Jean vous frappait,
-n'avez-vous jamais évité ses brutales corrections en déguisant vos
-petites fautes?
-
---C'est vrai: c'était ma seule ressource.
-
---La ruse est donc, sinon le droit, du moins la ressource des opprimés.
-Ne le sentez-vous pas?
-
---Je sens que je vous aime, et qu'il n'y a pas là de motif pour que
-vous me trompiez.
-
---Aussi qui vous dit que je vous trompe?
-
---Vous m'avez trompé; vous m'avez dit que vous m'aimiez, vous ne
-m'aimiez pas.
-
---Je vous aimais, parce que je vous voyais, partagé entre de
-détestables principes et un cœur généreux, pencher vers la justice
-et l'honnêteté. Et je vous aime parce que je vois que vous triomphez
-des mauvais principes, et que vos méchantes inspirations sont suivies
-des larmes d'un bon cœur. Voilà ce que je puis vous dire devant Dieu
-et la main sur la conscience, aux heures où je vous vois tel que vous
-êtes. Il y a d'autres moments où vous me semblez si au-dessous de
-vous-même que je ne vous reconnais plus et que je crois ne pas vous
-aimer. Il ne tient qu'à vous, Bernard, que je ne doute jamais ni de
-vous ni de moi.
-
---Et comment faut-il faire pour cela?
-
---Vous corriger de vos mauvaises habitudes, ouvrir l'oreille aux bons
-conseils, le cœur aux préceptes de la morale. Vous êtes un sauvage,
-Bernard, et soyez bien sûr que ce n'est ni votre gaucherie à faire un
-salut ni votre ignorance à tourner un compliment qui me choquent en
-vous. Au contraire, ce serait à mes yeux un charme très grand s'il y
-avait de grandes idées et de nobles sentiments sous cette rudesse. Mais
-vos sentiments et vos idées sont comme vos manières, et c'est là ce
-que je ne puis souffrir. Je sais que ce n'est pas votre faute, et, si je
-vous voyais décidé à vous corriger, je vous aimerais autant à cause
-de vos défauts qu'à cause de vos qualités. La compassion entraîne
-l'affection; mais je n'aime pas le mal, je ne peux pas l'aimer, et, si
-vous le cultivez en vous-même, au lieu de l'extirper, je ne peux pas
-vous aimer. Comprenez-vous cela?
-
---Non.
-
---Comment, non?
-
---Non, vous dis-je. Je ne sens pas qu'il y ait du mal en moi. Si vous
-n'êtes pas choquée du peu de grâce de mes jambes, du peu de blancheur
-de mes mains et du peu d'élégance de mes paroles, je ne sais plus ce
-que vous haïssez en moi. J'ai entendu de mauvais préceptes dès mon
-enfance, mais je ne les ai pas acceptés. Je n'ai jamais cru qu'il fût
-permis de commettre de mauvaises actions, ou du moins je ne l'ai jamais
-trouvé agréable. Quand j'ai fait le mal, j'ai été contraint par la
-force. J'ai toujours détesté mes oncles et leur conduite. Je n'aime
-pas la souffrance d'autrui; je n'aime à dépouiller personne; je
-méprise l'argent, dont on faisait un dieu à la Roche-Mauprat; je sais
-être sobre et je boirais de l'eau toute ma vie, quoique j'aime le vin,
-s'il fallait, comme mes oncles, répandre le sang pour me procurer un
-bon souper. Cependant j'ai combattu avec eux; cependant j'ai bu avec
-eux; pouvais-je faire autrement? Aujourd'hui que je peux me conduire
-comme je veux, à qui fais-je du mal? Votre abbé, qui parle de vertu,
-me prend-il pour un assassin et pour un voleur? Ainsi, avouez-le,
-Edmée, vous savez bien que je suis honnête; vous ne me croyez pas
-méchant; mais je vous déplais parce que je n'ai pas d'esprit, et vous
-aimez M. de La Marche parce qu'il sait dire des niaiseries dont je
-rougirais.
-
---Et si, pour me plaire, dit-elle en souriant, après m'avoir écouté
-avec beaucoup d'attention, et sans retirer sa main, que j'avais prise à
-travers le grillage; si, pour être préféré à M. de La Marche, il
-fallait acquérir de l'esprit, comme vous dites, ne le feriez-vous pas?
-
---Je n'en sais rien, répondis-je après un instant d'hésitation;
-peut-être serais-je assez fou pour cela, car je ne comprends rien au
-pouvoir que vous avez sur moi; mais ce serait une grande lâcheté et
-une grande folie.
-
---Pourquoi, Bernard?
-
---Parce qu'une femme qui aime un homme, non pas pour son bon cœur, mais
-pour son bel esprit, ne vaut guère la peine que je me donnerais. Voilà
-ce qu'il me semble.
-
-Elle garda le silence à son tour et me dit ensuite en me pressant la
-main:
-
---Vous avez bien plus de sens et d'esprit qu'on ne croirait. Me voilà
-forcée d'être tout à fait sincère avec vous et de vous avouer que,
-tel que vous êtes, et quand même vous ne devriez jamais changer, j'ai
-pour vous une estime et une amitié qui dureront autant que ma vie.
-Soyez sûr de cela, Bernard, quelque chose que je puisse vous dire dans
-un moment de colère, car vous savez que je suis très vive: cela est de
-famille. Le sang des Mauprat ne coulera jamais aussi tranquillement que
-celui des autres humains. Ménagez donc ma fierté, vous qui savez si
-bien ce que c'est que la fierté; ne vous targuez jamais avec moi des
-droits acquis. L'affection ne se commande pas, elle se demande ou
-s'inspire: faites que je vous aime toujours; ne me dites jamais que je
-suis forcée de vous aimer.
-
---Cela est juste, en effet, répondis-je; mais pourquoi me parlez-vous
-quelquefois comme si j'étais forcé de vous obéir? Pourquoi, ce soir,
-m'avez-vous _défendu_ de boire et _ordonné_ d'étudier?
-
---Parce que, si on ne peut commander à l'affection qui n'existe pas, on
-peut du moins commander à l'affection qui existe, et c'est parce que je
-suis sûre de la vôtre que je lui commande.
-
---C'est bien! m'écriai-je avec transport; j'ai donc le droit de
-commander à la vôtre aussi, puisque vous m'avez dit qu'elle existait
-certainement... Edmée, je vous commande de m'embrasser.
-
-
-[Figure 05]
-
-
---Laissez, Bernard, s'écria-t-elle, vous me cassez le bras. Voyez, vous
-m'avez écorchée contre le grillage.
-
---Pourquoi Vous êtes-vous retranchée contre moi? lui dis-je eh
-couvrant de mes lèvres la légère blessure que je lui avais faite au
-bras. Ah! que je suis malheureux! Maudit grillage! Edmée, si vous
-vouliez pencher votre tête, je pourrais vous embrasser... vous
-embrasser comme ma sœur. Edmée, que craignez-vous?
-
---Mon bon Bernard, répondit-elle, dans le monde où je vis, on
-n'embrasse même pas sa sœur, et nulle part on ne s'embrasse en secret.
-Je vous embrasserai devant mon père, tous les jours si vous voulez,
-mais jamais ici.
-
---Vous ne m'embrasserez jamais! m'écriai-je, rendu à mes fureurs
-accoutumées. Et votre promesse? et mes droits?...
-
---Si nous nous marions ensemble.... dit-elle avec embarras, quand vous
-aurez reçu l'éducation que je vous supplie de recevoir...
-
---Mort de ma vie! vous moquez-vous? Est-il question de mariage entre
-nous? Nullement; je ne veux pas de votre fortune, je vous l'ai dit.
-
---Ma fortune et la vôtre n'en font plus qu'une, répondit-elle. Entre
-parents aussi proches que nous le sommes, le tien et le mien sont des
-mots sans valeur. Jamais la pensée ne me viendra de vous croire cupide.
-Je sais que vous m'aimez, que vous travaillerez à me le prouver, et
-qu'un jour viendra où votre amour ne me fera plus peur, parce que je
-pourrai l'accepter à la face du ciel et des hommes.
-
---Si c'est là votre idée, repris-je tout à fait distrait de mes
-sauvages transports par la direction nouvelle qu'elle donnait à mes
-pensées, ma position est bien différente; mais, à vous dire vrai, il
-faut que j'y réfléchisse... Je n'avais pas songé que vous
-l'entendriez ainsi...
-
---Et comment voulez-vous que je puisse l'entendre différemment?
-reprit-elle. Une demoiselle ne se déshonore-t-elle pas en se donnant à
-un autre homme que son époux? Je ne veux pas me déshonorer, vous ne le
-voudriez pas non plus, vous qui m'aimez; vous ne voudriez pas me faire
-un tort irréparable. Si vous aviez cette intention, vous seriez mon
-plus mortel ennemi.
-
---Attendez, Edmée, attendez, repris-je; je ne puis rien vous dire de
-mes intentions, je n'en ai jamais eu d'arrêtées à votre égard. Je
-n'ai eu que des désirs, et jamais je n'ai pensé à vous sans devenir
-fou. Vous voulez que je vous épouse? Eh! pourquoi donc, mon Dieu?
-
---Parce qu'une jeune fille qui se respecte ne peut appartenir à un
-homme sans la pensée, sans la résolution, sans la certitude de lui
-appartenir toujours. Ne savez-vous pas cela?
-
---Il y a tant de choses que je ne sais pas, ou auxquelles je n'ai jamais
-pensé!
-
---L'éducation vous apprendrait, Bernard, ce que vous devez penser des
-choses qui vous intéressent le plus, de votre position, de vos devoirs,
-de vos sentiments. Vous ne voyez clair ni dans votre cœur ni dans votre
-conscience. Moi qui suis habituée à m'interroger sur toute chose et à
-me gouverner moi-même, comment voulez-vous que je prenne pour maître
-un homme soumis à l'instinct et guidé par le hasard?
-
---Pour maître! pour mari! Oui, je comprends que vous ne puissiez
-soumettre votre vie tout entière à un animal de mon espèce... Mais je
-ne vous demandais pas cela, moi!... et je n'y puis penser sans frémir!
-
---Il faut que vous y pensiez cependant, Bernard; pensez-y beaucoup, et,
-quand vous l'aurez fait, vous sentirez la nécessité de suivre mes
-conseils et de mettre votre esprit en rapport avec la nouvelle position
-où vous êtes entré en quittant la Roche-Mauprat; quand vous aurez
-reconnu cette nécessité, vous me le direz, et alors nous prendrons
-plusieurs résolutions nécessaires.
-
-Elle retira doucement sa main d'entre les miennes, et je crois qu'elle
-me dit bonsoir, mais je ne l'entendis pas. Je restai absorbé dans mes
-pensées, et, quand je relevai la tête pour lui parler, elle n'était
-plus là. J'allai à la chapelle; elle était rentrée dans sa chambre
-par une tribune supérieure qui communiquait avec ses appartements.
-
-Je retournai dans le jardin, je m'enfonçai dans le parc et j'y restai
-toute la nuit. Ma conversation avec Edmée m'avait jeté dans un monde
-nouveau. Jusque-là, je n'avais pas cessé d'être l'homme de la
-Roche-Mauprat, et je n'avais pas prévu que je pusse ou que je dusse
-cesser de l'être; sauf les habitudes qui avaient changé avec les
-circonstances, j'étais resté dans le cercle étroit de mes pensées.
-Au sein de toutes les choses nouvelles qui m'environnaient, je me
-sentais blessé de leur puissance réelle et je raidissais ma volonté
-en secret, afin de ne pas me sentir humilié. Je crois qu'avec la
-persévérance et la force dont j'étais doué, rien n'eût pu me faire
-sortir de ce retranche ment d'obstination, si Edmée ne s'en fût
-mêlée. Les biens vulgaires de la vie, les satisfactions du luxe,
-n'avaient pour moi d'autre charme que celui de la nouveauté. Le repos
-du corps me pesait, et le calme de cette maison, pleine d'ordre et de
-silence, m'eût écrasé, si la présence d'Edmée et l'orage de mes
-désirs ne l'eussent remplie de mes agitations et peuplée de mes
-fantômes. Je n'avais pas désiré un seul instant devenir le chef de
-cette maison, le maître de cette fortune, et je venais, avec plaisir,
-d'entendre Edmée rendre justice à mon désintéressement. Cependant je
-répugnais encore à l'idée d'associer deux buts si distincts, ma
-passion et mes intérêts. J'errai dans le parc en proie à mille
-incertitudes, et je gagnai la campagne sans m'en apercevoir. La nuit
-était magnifique. La pleine lune versait des flots de sa lumière
-sereine sur les guérets altérés par la chaleur du jour. Les plantes
-flétries se relevaient sur leur tige, chaque feuille semblait aspirer
-par tous ses pores l'humide fraîcheur de la nuit. Je ressentais aussi
-cette douce influence; mon cœur battait avec force, mais avec
-régularité. J'étais inondé d'une vague espérance; l'image d'Edmée
-flottait devant moi sur les sentiers des prairies et n'excitait plus ces
-douloureux transports, ces fougueuses aspirations qui m'avaient
-dévoré.
-
-Je traversais un lieu découvert où quelques massifs de jeunes arbres
-coupaient çà et là les verts steppes des pâturages. De grands bœufs
-d'un blond clair, agenouillés sur l'herbe courte, immobiles,
-paraissaient plongés dans de paisibles contemplations. Des collines
-adoucies montaient vers l'horizon, et leurs croupes veloutées
-semblaient jouer dans les purs reflets de la lune. Pour la première
-fois de ma vie, je sentis les beautés voluptueuses et les émanations
-sublimes de la nuit. J'étais pénétré de je ne sais quel bien-être
-inconnu; il me semblait que, pour la première fois aussi, je voyais la
-lune, les coteaux et les prairies. Je me souvenais d'avoir entendu dire
-à Edmée qu'il n'y avait pas de plus beau spectacle que celui de la
-nature, et je m'étonnais de ne l'avoir pas su jusque-là. J'eus par
-instants la pensée de me mettre à genoux et de prier Dieu; mais je
-craignais de ne pas savoir lui parler et de l'offenser en le priant mal.
-Vous avouerai-je une singulière fantaisie qui me vint comme une
-révélation enfantine de l'amour poétique au sein du chaos de mon
-ignorance? La lune éclairait si largement les objets, que je
-distinguais dans le gazon les moindres fleurettes. Une petite marguerite
-des prés me sembla si belle, avec sa collerette blanche frangée de
-pourpre et son calice d'or plein des diamants de la rosée, que je la
-cueillis et la couvris de baisers, en m'écriant, dans une sorte
-d'égarement délicieux:
-
---C'est toi, Edmée! oui, c'est toi! te voilà! tu ne me fuis plus!
-
-Mais quelle fut ma confusion lorsqu'en me relevant je vis que j'avais un
-témoin de ma folie! Patience était debout devant moi.
-
-Je fus si mécontent d'avoir été surpris dans un tel accès
-d'extravagance, que, par un reste d'habitude de coupe-jarret, je
-cherchai mon couteau à ma ceinture; mais je n'avais plus ni ceinture ni
-couteau. Mon gilet de soie à poches me fit souvenir que j'étais
-condamné à n'égorger plus personne. Patience sourit.
-
---Eh bien, eh bien, qu'y a-t-il? dit le solitaire avec calme et douceur;
-croyez-vous que je ne sache pas bien ce qui en est? Je ne suis pas si
-simple que je ne comprenne; je ne suis pas si vieux que je ne voie
-clair. Qui est-ce qui secoue les branches de mon if toutes les fois que
-la fille sainte est assise à ma porte? Qui est-ce qui nous suit comme
-un jeune loup, à pas comptés, sous le taillis, quand je reconduis la
-belle enfant chez son père? Et quel mal y a-t-il à cela? Vous êtes
-jeunes tous deux, vous êtes beaux tous deux, vous êtes parents, et, si
-vous vouliez, vous seriez un digne et honnête homme, comme elle est une
-digne et honnête fille.
-
-Tout mon courroux était tombé en écoutant Patience parler d'Edmée.
-J'avais un si grand besoin de m'entretenir d'elle, que j'en aurais
-entendu dire du mal pour le seul plaisir d'entendre prononcer son nom.
-Je continuai ma promenade côte à côte avec Patience. Le vieillard
-marchait pieds nus dans la rosée. Il est vrai que ses pieds, ayant
-oublié depuis longtemps l'usage des chaussures, étaient arrivés à un
-degré de callosité qui les mettait à l'abri de tout. Il avait pour
-tout vêtement un pantalon de toile bleue qui, faute de bretelles,
-tombait sur ses hanches, et une chemise grossière. Il ne pouvait
-souffrir aucune contrainte dans ses habits, et sa peau, endurcie par le
-hâle, n'était sensible ni au chaud ni au froid. On l'a vu, jusqu'à
-plus de quatre-vingts ans, aller tête nue au soleil le plus ardent, et
-la veste entr'ouverte à la bise des hivers. Depuis qu'Edmée veillait
-à tous ses besoins, il était arrivé à une certaine propreté; mais,
-dans le désordre de sa toilette et sa haine pour tout ce qui dépassait
-les bornes du strict nécessaire, se retrouvait, sauf l'impudeur, qui
-lui avait toujours été odieuse, le cynique des anciens jours. Sa barbe
-brillait comme de l'argent. Son crâne chauve était si luisant, que la
-lune s'y reflétait comme dans l'eau. Il marchait lentement, les mains
-derrière le dos, la tête levée, comme un homme qui surveille son
-empire. Mais le plus souvent ses regards se perdaient vers le ciel, et
-il interrompait sa conversation pour dire en montrant la voûte
-étoilée:
-
---Voyez cela, voyez comme c'est beau!
-
-C'est le seul paysan que j'aie vu admirer le ciel, ou tout au moins
-c'est le seul que j'aie vu se rendre compte de son admiration.
-
---Pourquoi, maître Patience, lui dis-je, pensez-vous que je serais un
-honnête homme _si je voulais?_ Croyez-vous donc que je ne le sois pas?
-
---Oh! ne soyez pas fâché, répondit-il; Patience a le droit de tout
-dire. N'est-ce pas le fou du château?
-
---Edmée prétend que vous en êtes le sage, au contraire.
-
---Prétend-elle cela, la sainte fille de Dieu? Eh bien, si elle le
-croit, je veux agir en sage et vous donner un bon conseil, maître
-Bernard Mauprat. Voulez-vous l'entendre?
-
---Il paraît que tout le monde ici se mêle de conseiller. N'importe,
-j'écoute.
-
---Vous êtes amoureux de votre cousine.
-
---Vous êtes bien hardi de faire une pareille question.
-
---Ce n'est pas une question, c'est un fait. Eh bien, je vous dis, moi:
-faites-vous aimer de votre cousine et soyez son mari.
-
---Et pourquoi me portez-vous cet intérêt, maître Patience?
-
---Parce que je sais que vous le méritez.
-
---Qui vous l'a dit? l'abbé?
-
---Non pas.
-
---Edmée?
-
---Un peu. Et cependant elle n'est pas bien amoureuse de vous, au moins.
-Mais c'est votre faute.
-
---Comment cela, Patience?
-
---Parce qu'elle veut que vous deveniez savant, et vous, vous ne le
-voulez pas. Ah! si j'avais votre âge, moi, pauvre Patience, et si je
-pouvais, sans étouffer, me tenir enfermé dans une chambre seulement
-deux heures par jour, et si tous ceux que je rencontre s'occupaient de
-m'instruire! si l'on me disait: «Patience, voilà ce qui s'est fait
-hier; Patience, voilà ce qui se fera demain.» Mais baste! il faut que
-je trouve tout moi-même, et c'est si long, que je mourrai de vieillesse
-avant d'avoir trouvé le dixième de ce que je voudrais savoir. Mais
-écoutez, j'ai encore une raison pour désirer que vous épousiez
-Edmée.
-
---Laquelle, bon monsieur Patience?
-
---C'est que ce La Marche ne lui convient pas. Je le lui ai dit, oui-da!
-et à lui aussi, et à l'abbé, et à tout le monde. Ce n'est pas un
-homme, cela. Cela sent bon comme tout un jardin; mais j'aime mieux le
-moindre brin de serpolet.
-
---Ma foi! je ne l'aime guère non plus, moi. Mais si ma cousine l'aime,
-hein! Patience?
-
---Votre cousine ne l'aime pas. Elle le croit bon, elle le croit
-_véritable_; elle se trompe, et il la trompe, et il trompe tout le
-monde. Je le sais, moi, c'est un homme qui n'a pas de _cela_ (et
-Patience posait la main sur son cœur). C'est un homme qui dit toujours:
-«Moi, la vertu! moi, les infortunés! moi, les sages, les amis du genre
-humain, etc., etc.» Eh bien, moi, Patience, je sais qu'il laisse mourir
-de faim de pauvres gens à la porte de son château. Je sais que, si on
-lui disait: «Donne ton château, mange du pain noir, donne tes terres,
-fais-toi soldat, et il n'y aura plus d'infortunés dans le monde, le
-genre humain, comme tu dis, sera sauvé», l'_homme_ dirait: «Merci,
-je suis seigneur de mes terres, et je ne suis pas soûl de mon
-château.» Oh! je les connais bien, ces _faux bons!_ Quelle différence
-avec Edmée! Vous ne savez pas cela, vous! Vous l'aimez parce qu'elle
-est belle comme la marguerite des prés, et moi je l'aime parce qu'elle
-est bonne comme la lune qui éclaire tout le monde. C'est une fille qui
-donne tout ce qu'elle a, qui ne porterait pas un joyau, parce qu'avec
-l'or d'une bague, on peut faire vivre un homme pendant un an. Et, si
-elle rencontre dans son chemin un petit pied d'enfant blessé, elle
-ôtera son soulier pour le lui donner et s'en ira pied nu. Et puis,
-c'est un cœur qui va droit, voyez-vous. Si demain le village de
-Sainte-Sévère allait la trouver en masse et lui dire: «Demoiselle,
-c'est assez vivre dans la richesse; donnez-nous ce que vous avez, et
-travaillez à votre tour.--C'est juste, mes bons enfants», dirait-elle.
-Et gaiement elle irait mener les troupeaux aux champs! Sa mère était
-de même; car, voyez-vous, j'ai connu sa mère toute jeune, comme elle
-est à présent, et la vôtre aussi, da! Et c'était une maîtresse
-femme, charitable, juste. Et vous en tenez, à ce qu'on dit.
-
---Hélas! non, répondis-je, saisi d'attendrissement par le discours de
-Patience. Je ne connais ni la charité ni la justice.
-
---Vous n'avez pu encore les pratiquer; mais cela est écrit dans votre
-cœur, je le sais, moi. On dit que je suis sorcier, et je le suis un
-peu. Je connais un homme tout de suite. Vous souvenez-vous de ce que
-vous m'avez dit un jour sur la fougère de Validé? Vous étiez avec
-Sylvain; moi, j'étais avec Marcasse. Vous me dîtes qu'un honnête
-homme vengeait ses querelles lui-même. Et à propos, monsieur Mauprat,
-si vous n'êtes pas content des excuses que je vous ai faites à la tour
-Gazeau, il faut le dire. Voyez, il n'y a personne ici, et, tout vieux
-que je suis, j'ai encore le poignet aussi bon que vous; nous pouvons
-nous allonger quelques bons coups, c'est le droit de nature; et, quoique
-je n'approuve pas cela, je ne refuse jamais de donner réparation à qui
-la demande. Je sais qu'il y a des hommes qui mourraient de chagrin s'ils
-n'étaient pas vengés, et moi qui vous parle, il m'a fallu plus de
-cinquante ans pour oublier un affront que j'ai reçu... et, quand j'y
-pense encore, ma haine pour les nobles se réveille, et je me fais un
-crime d'avoir pu pardonner dans mon cœur à quelques-uns.
-
---Je suis pleinement satisfait, maître Patience, et je sens, au
-contraire, de l'amitié pour vous.
-
---Ah! c'est que je gratte l'œil qui vous démange! Bonne jeunesse!
-Allons, Mauprat, du courage. Suivez les conseils de l'abbé, c'est un
-juste. Tâchez de plaire à votre cousine, c'est une étoile du
-firmament. Connaissez la vérité; aimez le peuple; détestez ceux qui
-le détestent; soyez prêt à vous sacrifier pour lui... Écoutez,
-écoutez! je sais ce que je dis; faites-vous l'ami du peuple.
-
---Le peuple est-il donc meilleur que la noblesse, Patience? De bonne
-foi, et puisque vous êtes un sage, dites la vérité.
-
---Le peuple vaut mieux que la noblesse, parce que la noblesse l'écrase
-et qu'il le souffre! Mais il ne le souffrira peut-être pas toujours.
-Enfin, il faut que vous le sachiez; vous voyez bien ces étoiles? Elles
-ne changeront pas, elles seront à la même place et verseront autant de
-feu dans dix mille ans qu'aujourd'hui; mais, avant cent ans, avant moins
-peut-être, il y aura bien des changements sur la terre. Croyez-en un
-homme qui pense à la vérité et qui ne se laisse pas égarer par les
-grands airs des forts. Le pauvre a assez souffert; il se tournera contre
-le riche, et les châteaux tomberont, et les terres seront dépecées.
-Je ne verrai pas cela, mais vous le verrez; il y aura dix chaumières à
-la place de ce parc, et dix familles vivront de son revenu. Il n'y aura
-plus ni valets, ni maîtres, ni vilains, ni seigneurs. Il y aura des
-nobles qui crieront haut et qui ne céderont qu'à la force, comme
-eussent fait vos oncles s'ils eussent vécu, comme fera M. de La Marche,
-malgré ses beaux discours. Il y en aura qui s'exécuteront
-généreusement comme Edmée, et comme vous, si vous écoutez la
-sagesse. Et alors il sera bon pour Edmée qu'elle ait pour mari un homme
-et non pas un brin de muguet. Il sera bon que Bernard Mauprat sache
-pousser une charrue ou tuer le gibier du bon Dieu, pour nourrir sa
-famille; car le vieux Patience sera couché sous l'herbe du cimetière
-et ne pourra rendre à Edmée les services qu'il aura reçus. Ne riez
-pas de ce que je dis, jeune homme; c'est la voix de Dieu qui dit cela.
-Voyez le ciel. Les étoiles vivent en paix, et rien ne dérange leur
-ordre éternel. Les grosses ne mangent pas les petites, et nulle ne se
-précipite sur ses voisines. Or un temps viendra où le même ordre
-régnera parmi les hommes. Les méchants seront balayés par le vent du
-Seigneur. Assurez vos jambes, seigneur Mauprat, afin de rester debout et
-de soutenir Edmée; c'est Patience qui vous avertit, Patience qui ne
-vous veut que du bien. Mais il y en aura d'autres qui voudront le mal,
-et il faut que les bons se fassent forts.
-
-Nous étions arrivés jusqu'à la chaumière de Patience. Il s'était
-arrêté à la barrière de son petit enclos, et, une main appuyée sur
-les barreaux, gesticulant de l'autre, il parlait avec énergie. Son
-regard brillait comme la flamme, son front était baigné de sueur; il y
-avait en lui quelque chose de puissant comme la parole des vieux
-prophètes, et la simplicité plus que plébéienne de son accoutrement
-rehaussait encore la fierté de son geste et l'onction de sa voix. La
-Révolution française a fait savoir, depuis ce temps, qu'il y avait
-dans le peuple de fougueuses éloquences et une implacable logique; mais
-ce que je voyais en ce moment était si neuf pour moi et me fit une
-telle impression, que mon imagination sans règle et sans frein se
-laissa entraîner aux terreurs superstitieuses de l'enfance. Il me
-tendit la main, et j'obéis à cet appel avec plus d'effroi que de
-sympathie. Le sorcier de la tour Gazeau, suspendant sur ma tête la
-chouette ensanglantée, venait de repasser devant mes yeux.
-
-
-
-
-XI
-
-
-Lorsque, accablé de lassitude, je m'éveillai le lendemain, tous les
-incidents de la veille m'apparurent comme un songe. Il me sembla
-qu'Edmée, en me parlant de devenir ma femme, avait voulu reculer mes
-espérances indéfiniment par un leurre perfide; et, quant à l'effet
-des paroles du sorcier, je ne me les rappelais pas sans une profonde
-humiliation. Quoi qu'il en soit, cet effet était produit. Les émotions
-de cette journée avaient laissé en moi une trace ineffaçable; je
-n'étais déjà plus l'homme de la veille, et je ne devais jamais
-redevenir complètement celui de la Roche-Mauprat.
-
-Il était tard, et j'avais réparé dans la matinée seulement les
-heures de mon insomnie. Je n'étais pas levé, et déjà j'entendais sur
-le pavé de la cour résonner le sabot du cheval de M. de La Marche.
-Tous les jours, il arrivait à cette heure; tous les jours, il voyait
-Edmée aussitôt que moi, et, ce jour-là même, ce jour où elle avait
-voulu me persuader de compter sur sa main, il allait poser avant moi son
-fade baiser sur cette main qui m'appartenait. Cette pensée réveilla
-tous mes doutes. Comment Edmée souffrait-elle ses assiduités, si elle
-avait réellement l'intention d'en épouser un autre que lui? Peut-être
-n'osait-elle pas l'éloigner; peut-être était-ce à moi de le faire.
-Je ne savais pas les usages du monde où j'entrais. L'instinct me
-conseillait de m'abandonner à mes impétueuses inspirations, et
-l'instinct parlait haut.
-
-Je m'habillai à la hâte. J'entrai au salon pâle et en désordre;
-Edmée était pâle aussi. La matinée était pluvieuse et fraîche. On
-avait fait du feu dans la vaste cheminée. Étendue dans sa bergère,
-elle chauffait ses petits pieds en sommeillant. C'était l'attitude
-nonchalante et transie qu'elle avait eue durant ses jours de maladie. M.
-de La Marche lisait la gazette à l'autre bout de la chambre. En voyant
-Edmée brisée plus que moi par les émotions de la veille, je sentis ma
-colère tomber, et, m'approchant d'elle, je m'assis sans bruit et la
-regardai avec attendrissement.
-
---C'est vous, Bernard? me dit-elle sans faire un mouvement et sans
-ouvrir les yeux.
-
-Elle avait les coudes appuyés sur les bras de son fauteuil et les mains
-gracieusement entrelacées sous son menton. Les femmes avaient à cette
-époque et presque en toute saison les bras demi-nus. J'aperçus à
-celui d'Edmée une petite bande de taffetas d'Angleterre qui me fit
-battre le cœur. C'était la légère blessure que je lui avais faite la
-veille contre le grillage de la croisée. Je soulevai doucement la
-dentelle qui retombait sur son coude, et, enhardi par son demi-sommeil,
-j'appuyai mes lèvres sur cette chère blessure. M. de La Marche pouvait
-me voir, et il me voyait en effet, et j'agissais à dessein. Je brûlais
-d'avoir une querelle avec lui. Edmée tressaillit et devint toute rouge;
-mais, reprenant aussitôt un air d'enjouement plein d'indolence:
-
---En vérité, Bernard, me dit-elle, vous êtes galant ce matin comme un
-abbé de cour. N'auriez-vous pas fait quelque madrigal la nuit
-dernière?
-
-Je fus singulièrement mortifié de cette raillerie; mais, payant
-d'assurance à mon tour:
-
---Oui, j'en ai fait un hier au soir à la fenêtre de la chapelle,
-répondis-je; et, s'il est mauvais, cousine, c'est votre faute.
-
---Dites que c'est la faute de votre éducation, reprit-elle en
-s'animant.
-
-Et elle n'était jamais plus belle que lorsque sa fierté et sa
-vivacité naturelles se réveillaient.
-
---M'est avis que j'ai beaucoup trop d'éducation, en effet,
-répondis-je, et que, si j'écoutais davantage mon bon sens naturel,
-vous ne me railleriez pas tant.
-
---Il me semble, en vérité, que vous faites assaut d'esprit et de
-métaphores avec Bernard, dit M. de La Marche en pliant son journal d'un
-air indifférent et en se rapprochant de nous.
-
---Je l'en tiens quitte, répondis-je, blessé de cette impertinence;
-qu'elle garde son esprit pour vos pareils.
-
-Je me levai pour l'affronter, mais il ne parut pas s'en apercevoir; et,
-s'adossant à la cheminée avec une incroyable aisance, il dit, en se
-penchant vers Edmée, d'une voix douce et presque affectueuse:
-
---Qu'a-t-il donc? comme s'il se fut informé de la santé de son petit
-chien.
-
---Que sait-on? répondit Edmée du même ton.
-
-Puis elle se leva en ajoutant:
-
---J'ai trop mal à la tête pour rester là. Donnez-moi le bras pour
-remonter dans ma chambre.
-
-Elle sortit appuyée sur lui; je restai stupéfait.
-
-J'attendis, résolu à l'insulter dès qu'il serait revenu au salon;
-mais l'abbé entra, et, peu après, mon oncle Hubert. Ils se mirent à
-causer de sujets qui m'étaient tout à fait étrangers (et il en était
-ainsi de presque tous les sujets de conversation). Je ne savais que
-faire pour me venger; mais je n'osais me trahir en présence de mon
-oncle. Je sentais ce que je devais au respect et aux droits de
-l'hospitalité. Jamais je ne m'étais fait une telle violence à la
-Roche-Mauprat. L'outrage et la colère se manifestaient spontanément;
-je faillis mourir dans l'attente de ma vengeance. Plusieurs fois le
-chevalier, remarquant l'altération de mes traits, me demanda avec
-bonté si j'étais malade. M. de La Marche ne parut s'apercevoir ni se
-douter de rien. L'abbé seul m'examinait avec attention. Je surprenais
-ses yeux bleus, ou la pénétration naturelle se voilait toujours sous
-une habitude de timidité, attachés sur moi avec inquiétude. L'abbé
-ne m'aimait pas. Il m'était facile de voir que ses manières douces et
-enjouées devenaient froides comme malgré lui dès qu'il s'adressait à
-moi; je remarquais même qu'en tout temps, son visage s'attristait à
-mon approche.
-
-Me sentant près de m'évanouir, tant la contrainte que je subissais
-était hors de mes habitudes et au-dessus de mes forces, j'allai me
-jeter sur l'herbe du parc. C'était là mon refuge dans toutes mes
-agitations. Ces grands chênes, cette mousse centenaire qui pendait à
-toutes les branches, ces fleurs de bois pâles et odorantes, emblèmes
-des douleurs cachées, c'étaient là les amis de mon enfance, les seuls
-que j'eusse retrouvés sans altération dans la vie sociale comme dans
-la vie sauvage. Je cachai mon visage dans mes mains; je ne me rappelle
-pas avoir souffert davantage dans aucune des calamités de ma vie.
-Pourtant j'en éprouvai de bien réelles par la suite, et, à tout
-prendre, j'eusse dû m'estimer heureux, au sortir du rude et périlleux
-métier de coupe-jarret, de trouver tant de biens inespérés,
-affection, sollicitude, richesse, liberté, enseignement, bons conseils
-et bons exemples. Mais il est certain que, pour passer d'un état de
-l'âme à un état opposé, même du mal au bien, même de la douleur à
-la jouissance et de la fatigue au repos, il faut que l'homme souffre, et
-que, dans cet enfantement d'une nouvelle destinée, tous les ressorts de
-son être se tendent jusqu'à se briser. Ainsi, à l'approche de
-l'été, le ciel se couvre de sombres nuées, et la terre, frémissante,
-semble prête à s'anéantir sous les coups de la tempête.
-
-Je n'étais occupé en ce moment qu'à chercher un moyen d'assouvir ma
-haine contre M. de La Marche, sans trahir et sans laisser même
-soupçonner le lien mystérieux dont je me prévalais auprès d'Edmée.
-Quoique rien ne fût moins en vigueur à la Roche-Mauprat que la
-sainteté du serment, les seules lectures que j'eusse faites étant,
-comme je vous l'ai dit, quelques ballades de chevalerie, je m'étais
-pris d'un romanesque amour pour la fidélité des promesses, et c'était
-à peu près la seule vertu que j'eusse acquise. Le secret dû à Edmée
-me retenait donc invinciblement.
-
---Mais ne trouverai-je pas, me disais-je, quelque prétexte plausible
-pour me jeter sur mon ennemi et pour l'étrangler?
-
-À dire vrai, cela n'était pas facile avec un homme qui semblait avoir
-un parti pris de politesse et de prévenances à mon égard.
-
-Dans ces perplexités, j'oubliai l'heure du dîner, et, quand je vis le
-soleil descendre derrière les tours du château, je me dis trop tard
-que mon absence avait dû être remarquée, et que je ne pourrais
-rentrer sans subir ou les brusques questions d'Edmée ou ce clair et
-froid regard de l'abbé, qui me semblait toujours éviter le mien, et
-que je surprenais tout à coup plongeant au plus profond de ma
-conscience.
-
-Je résolus de ne rentrer qu'à la nuit, et je m'étendis sur l'herbe,
-essayant de dormir pour reposer ma tête brisée. Je m'endormis en
-effet. Quand je m'éveillai, la lune montait dans le ciel, encore rouge
-des feux du soir. Le bruit qui m'avait fait tressaillir était bien
-léger; mais il est des sons qui frappent le cœur avant de frapper
-l'oreille, et les plus subtiles émanations de l'amour pénètrent
-quelquefois la plus rude organisation. La voix d'Edmée venait de
-prononcer mon nom à peu de distance, derrière le feuillage. D'abord je
-crus avoir rêvé; je restai immobile, je retins mon haleine et
-j'écoutai. C'était elle qui se rendait chez le solitaire avec l'abbé.
-Ils s'étaient arrêtés dans le sentier couvert, à cinq ou six pas de
-moi, et ils causaient à demi-voix, mais de cette manière distincte
-qui, dans les confidences, donne à l'attention tant de solennité.
-
---Je crains, disait Edmée, qu'il ne fasse un esclandre à M. de La
-Marche; quelque chose de plus sérieux encore, que sait-on? Vous ne
-connaissez pas Bernard.
-
---Il faut à tout prix l'éloigner d'ici, répondit l'abbé. Vous ne
-pouvez vivre de la sorte, continuellement exposée à la brutalité d'un
-brigand.
-
---Il est certain que ce n'est pas vivre. Depuis qu'il a mis le pied ici,
-je n'ai pas eu un instant de liberté. Prisonnière dans ma chambre, ou
-forcée de recourir à la protection de mes amis, je n'ose faire un pas.
-C'est tout au plus si je puis descendre l'escalier, et je ne traverse
-pas la galerie sans envoyer Leblanc en éclaireur. La pauvre fille, qui
-m'a vue si brave, me croit folle. Cette contrainte est odieuse. Je ne
-dors plus que sous les verrous. Et voyez, l'abbé, je ne marche pas sans
-un poignard, ni plus ni moins qu'une héroïne de ballade espagnole.
-
---Et, si ce malheureux vous rencontre et vous effraye, vous vous en
-frapperez le sein, n'est-ce pas? De pareilles chances ne peuvent
-s'accepter. Edmée, il faut trouver le moyen de changer une position qui
-n'est pas tenable. Je conçois que vous ne vouliez pas lui ôter
-l'amitié de votre père, en confessant à celui-ci la monstrueuse
-transaction que vous avez été forcée de faire avec ce bandit à la
-Roche-Mauprat. Mais, quoi qu'il arrive... Ah! ma pauvre Edmée, je ne
-suis pas un homme de sang, mais je me prends vingt fois le jour à
-déplorer que mon caractère de prêtre m'empêche de provoquer cet
-homme et de vous en débarrasser à jamais.
-
-Ce charitable regret, exprimé si naïvement à mon oreille, me donna
-une violente démangeaison de me montrer brusquement, ne fût-ce que
-pour mettre à l'épreuve l'humeur guerrière de l'abbé; mais j'étais
-enchaîné par le désir de surprendre enfin les véritables sentiments
-et les véritables desseins d'Edmée à mon égard.
-
---Soyez donc tranquille, dit-elle d'un air dégagé; s'il lasse ma
-patience, je n'hésiterai nullement à lui planter cette lame dans la
-joue. Je suis bien sûre qu'une petite saignée calmera son ardeur.
-
-Alors ils se rapprochèrent de quelques pas.
-
---Écoutez-moi, Edmée, dit l'abbé en s'arrêtant de nouveau; nous ne
-pouvons parler de cela devant Patience; ne rompons pas cet entretien
-sans conclure quelque chose. Vous arrivez avec Bernard à la crise
-imminente. Il me semble, mon enfant, que vous ne faites pas tout ce que
-vous devriez faire pour prévenir les malheurs qui peuvent nous frapper;
-car tout ce qui vous sera funeste nous le sera à tous et nous frappera
-au fond du cœur.
-
---Je vous écoute, mon excellent ami, répondit Edmée, grondez-moi,
-conseillez-moi.
-
-En même temps, elle s'adossa contre l'arbre au pied duquel j'étais
-couché parmi les broussailles et les hautes herbes. Je pense qu'elle
-eût pu me voir, car je la voyais distinctement; mais elle était loin
-de soupçonner que je contemplais sa figure céleste, sur laquelle la
-brise faisait passer alternativement l'ombre des feuilles agitées et
-les pâles diamants que la lune sème dans les bois.
-
---Je dis, Edmée, reprit l'abbé en croisant ses bras sur sa poitrine et
-en se frappant le front par instants, que vous ne jugez pas nettement
-votre situation. Tantôt elle vous afflige au point que vous perdez
-toute espérance et que vous voulez vous laisser mourir (oui, ma chère
-enfant, au point que votre santé en est visiblement altérée), et
-tantôt, je dois vous le dire, au risque de vous fâcher un peu, vous
-envisagez vos périls avec une légèreté et un enjouement qui
-m'étonnent.
-
---Ce dernier reproche est délicat, mon ami, répondit-elle; mais
-laissez-moi me justifier. Votre étonnement vient de ce que vous ne
-connaissez pas bien la race Mauprat. C'est une race indomptable,
-incorrigible, et dont il ne peut sortir que des _casse-têtes_ ou des
-_coupe-jarrets._ À ceux que l'éducation a le mieux rabotés, il reste
-encore bien des nœuds: une fierté souveraine, une volonté de fer, un
-profond mépris pour la vie. Vous voyez que, malgré sa bonté adorable,
-mon père est si vif parfois, qu'il casse sa tabatière en la posant sur
-la table, lorsque vos arguments l'emportent sur les siens en politique,
-ou lorsque vous le gagnez aux échecs. Pour moi, je sens que mes veines
-sont aussi larges que si j'étais née dans les nobles rangs du peuple,
-et je ne crois pas que jamais aucun Mauprat ait brillé à la cour par
-la grâce de ses manières. Comment donc voudriez-vous que je fisse
-grand cas de la vie, étant née brave? Il est pourtant des instants de
-faiblesse ou je me décourage de reste et m'apitoie sur mon sort comme
-une vraie femme que je suis. Mais que l'on me fâche, que l'on me
-menace, et le sang de la race forte se ranime; et alors, ne pouvant
-briser mon ennemi, je me croise les bras et me mets à rire de pitié de
-ce qu'il espère me faire peur. Tenez, l'abbé, que ceci ne vous
-paraisse pas une exagération; car, demain, ce soir peut-être, ce que
-je dis peut se réaliser: depuis que ce couteau de nacre, qui n'a pas
-l'air bien matamore, mais qui est bon, voyez, a été affilé par don
-Marcasse (qui s'y entend), je ne l'ai quitté ni jour ni nuit, et mon
-parti a été pris.
-
-«Je n'ai pas le poignet bien ferme, mais je saurais me donner un coup
-de couteau aussi bien que je sais donner un coup de cravache à mon
-cheval. Eh bien, cela posé, mon honneur est en sûreté: ma vie seule
-tient à un fil, à un verre de vin de plus ou de moins qu'aura bu un de
-ces soirs M. Bernard, à une rencontre, à un regard qu'il aura cru
-surprendre entre de La Marche et moi; à rien peut-être! Qu'y faire?
-Quand je me désolerais, effacerais-je le passé? Nous ne pouvons
-arracher une seule page de notre vie, mais nous pouvons jeter le livre
-au feu. Quand je pleurerais du soir au matin, empêcherais-je que la
-destinée, dans un jour de méchante humeur, ne m'ait conduite à la
-chasse, qu'elle ne m'ait égarée dans les bois et fait rencontrer un
-Mauprat, qui m'a conduite dans son antre, où je n'ai échappé à
-l'opprobre et peut-être à la mort qu'en liant à jamais ma vie à
-celle d'un enfant sauvage qui n'avait aucun de mes principes, aucune de
-mes idées, aucune de mes sympathies, et qui peut-être (et qui sans
-doute, devrais-je dire) ne les aura jamais? Tout cela, c'est un malheur.
-J'étais dans tout l'éclat d'une heureuse destinée, j'étais l'orgueil
-et la joie de mon vieux père, j'allais épouser un homme que j'estime
-et qui me plaisait; aucune douleur, aucune appréhension n'avait
-approché de moi; je ne connaissais ni les jours sans sécurité ni les
-nuits sans sommeil. Eh bien, Dieu n'a pas voulu qu'une si belle vie
-s'accomplit; que sa volonté soit faite! Il est des jours où la perte
-de toutes mes espérances me semble tellement inévitable, que je me
-considère comme morte et mon fiancé comme veuf. Sans mon pauvre père,
-j'en rirais vraiment, car la contrariété et la peur sont si peu faites
-pour moi, que je suis déjà lasse de la vie, pour le peu de temps que
-je les ai connues.
-
---Ce courage est héroïque, mais il est affreux! s'écria l'abbé d'une
-voix altérée. C'est presque la détermination au suicide, Edmée.
-
---Oh! je disputerai ma vie, répondit-elle avec chaleur; mais je ne
-marchanderai pas avec elle un instant si mon honneur ne sort pas sain et
-sauf de tous ces risques. Quant à cela, je ne suis pas assez pieuse
-pour accepter jamais une vie souillée, par esprit de mortification pour
-des fautes dont je n'eus jamais la pensée. Si Dieu est sévère à ce
-point avec moi que j'aie à choisir entre la mort et la honte...
-
---Il ne peut jamais y avoir de honte pour vous, Edmée; une âme aussi
-chaste, une intention aussi pure...
-
---Oh! n'importe, cher abbé! je ne suis peut-être pas aussi vertueuse
-que vous pensez; je ne suis pas très orthodoxe en religion, ni vous non
-plus, l'abbé!... Je me soucie peu du monde, je ne l'aime pas; je ne
-crains ni ne méprise l'opinion, je n'aurai jamais affaire à elle. Je
-ne sais pas trop quel principe de vertu serait assez puissant pour
-m'empêcher de succomber, si le mauvais esprit m'entreprenait. J'ai lu
-_la Nouvelle Héloïse_, et j'ai beaucoup pleuré. Mais, par la raison
-que je suis une Mauprat et que j'ai un inflexible orgueil, je ne
-souffrirai jamais la tyrannie de l'homme, pas plus la violence d'un
-amant que le soufflet d'un mari; il n'appartient qu'à une âme vassale
-et à un lâche caractère de céder à la force ce qu'elle refuse à la
-prière. Sainte Solange, _la belle pastoure_, se laissa trancher la
-tête plutôt que de subir le droit du seigneur. Et vous savez que, de
-mère en fille, les Mauprat sont vouées au baptême sous les auspices
-de la patronne du Berry.
-
---Oui, je sais que vous êtes fière et forte, dit l'abbé; et, parce
-que je vous estime plus qu'aucune femme au monde, je veux que vous
-viviez, que vous soyez libre, que vous fassiez un mariage digne de vous,
-afin de remplir, dans la famille humaine, le rôle que savent encore
-ennoblir les belles âmes. Vous êtes nécessaire à votre père,
-d'ailleurs; votre mort le précipiterait dans la tombe, tout vert et
-tout robuste qu'est encore le Mauprat. Chassez donc ces pensées
-lugubres et ces résolutions extrêmes. Il est impossible que cette
-aventure de la Roche-Mauprat soit autre chose qu'un rêve sinistre. Nous
-avons tous eu le cauchemar dans cette nuit d'épouvante, mais il est
-temps de nous éveiller; nous ne pouvons rester accablés de stupeur
-comme des enfants; vous n'avez qu'un parti à prendre, celui que je vous
-ai dit.
-
---Eh bien, l'abbé, c'est celui que je regarde comme le plus impossible
-de tous. J'ai juré par tout ce qu'il y a de plus sacré dans l'univers
-et dans le cœur humain.
-
---Un serment arraché par la menace et la violence n'engage personne,
-les lois humaines l'ont décrété; les lois divines, dans des
-circonstances de ce genre principalement, en délient sans nul doute la
-conscience humaine. Si vous étiez orthodoxe, j'irais à Rome, et
-j'irais à pied, pour vous faire relever d'un vœu si téméraire; mais
-vous n'êtes pas soumise au pape, Edmée..., ni moi non plus.
-
---Ainsi vous voudriez que je fusse parjure?
-
---Votre âme ne le serait pas.
-
---Mon âme le serait! j'ai juré, sachant bien ce que je faisais, et
-pouvant me tuer sur l'heure; car j'avais dans la main un couteau trois
-fois grand comme celui-ci. J'ai voulu vivre, j'ai voulu surtout revoir
-mon père et l'embrasser. Pour faire cesser l'angoisse où ma
-disparition le laissait, j'eusse engagé plus que ma vie, j'eusse
-engagé mon âme immortelle. Et depuis, je vous l'ai dit encore hier au
-soir, j'ai renouvelé mon engagement, et bien librement encore; car il y
-avait un mur entre mon _aimable_ fiancé et moi.
-
---Comment avez-vous pu faire une telle imprudence, Edmée? Voilà encore
-où je ne vous comprends plus.
-
---Oh! pour cela, je le crois bien, car je ne me comprends pas moi-même,
-dit Edmée avec une expression singulière.
-
---Ma chère enfant, il faut que vous me parliez à cœur ouvert. Je suis
-le seul ici qui puisse vous porter conseil, puisque je suis le seul à
-qui vous puissiez tout dire sous le sceau d'une amitié aussi sacrée
-que le secret de la confession catholique peut l'être. Répondez-moi
-donc. Vous ne regardez pas comme possible un mariage entre vous et
-Bernard Mauprat?
-
---Comment ce qui est inévitable serait-il impossible? dit Edmée. Il
-n'est rien de plus possible que de se jeter dans la rivière; rien de
-plus possible que de se vouer au malheur et au désespoir; rien de plus
-possible, par conséquent, que d'épouser Bernard Mauprat.
-
---Ce ne sera toujours pas moi qui prêterai mon ministère à cette
-union absurde et déplorable, s'écria l'abbé. Vous, la femme et
-l'esclave de ce coupe-jarret! Edmée, vous disiez tout à l'heure que
-vous ne supporteriez pas plus la violence de l'amant que le soufflet du
-mari.
-
---Vous pensez qu'il me battrait?
-
---S'il ne vous tuait pas!
-
---Oh! non, répondit-elle d'un air mutin en faisant sauter son couteau
-dans sa main, je le tuerais auparavant. À Mauprat, Mauprat et demie!
-
---Vous riez, Edmée, ô mon Dieu! vous riez à la pensée d'un tel
-hymen! Mais, quand même cet homme aurait de l'affection et des égards
-pour vous, songez-vous à l'impossibilité de vous entendre, à la
-grossièreté de ses idées, à la bassesse de son langage? Le cœur se
-lève de dégoût à l'idée d'une telle association, et dans quelle
-langue lui parleriez-vous, grand Dieu!
-
-Je faillis encore une fois me lever et tomber sur mon panégyriste; mais
-je vainquis ma colère, Edmée parlait. Je redevins tout oreilles.
-
---Je sais fort bien qu'au bout de trois jours, je n'aurai certainement
-rien de mieux à faire que de me couper la gorge; mais puisque, d'une
-manière ou de l'autre, il faut que cela arrive, pourquoi n'irais-je pas
-devant moi jusqu'à l'heure inévitable? Je vous avoue que j'ai un peu
-de regret à la vie. Tous ceux qui ont été à la Roche-Mauprat n'en
-sont pas revenus. Moi, j'ai été, non y subir la mort, mais me fiancer
-avec elle. Eh bien, j'irai jusqu'au jour de mes noces, et, si Bernard
-m'est trop odieux, je me tuerai après le bal.
-
---Edmée, vous avez la tête pleine de romans à présent, dit l'abbé
-fort impatienté. Votre père, Dieu merci, ne consentira pas à ce
-mariage; il a donné sa parole à M. de La Marche, et vous aussi, vous
-l'aviez donnée. C'est cette promesse-là qui seule est valide.
-
---Mon père souscrirait avec joie à un accord qui perpétuerait
-directement son nom et sa lignée. Quant à M. de La Marche, il me
-relèvera de ma parole sans que je prenne la peine de le lui demander;
-dès qu'il saura que j'ai passé deux heures à la Roche-Mauprat, il ne
-sera pas besoin d'autre explication.
-
---Il faudrait qu'il fût bien indigne de l'estime que je lui porte s'il
-croyait votre nom souillé par une aventure malheureuse dont vous êtes
-sortie pure.
-
---Grâce à Bernard! dit Edmée, car enfin je lui dois de la
-reconnaissance, et, malgré ses réserves et conditions, son action est
-grande et inconcevable de la part d'un coupe-jarret.
-
---Dieu me préserve de nier les bonnes qualités que l'éducation eût
-pu développer dans ce jeune homme, et c'est à cause de ce bon côté
-qu'il est possible de lui faire entendre raison.
-
---Pour s'instruire? Jamais il n'y consentira; et, quand il s'y
-prêterait, il ne le pourrait pas plus que Patience. Quand le corps est
-fait à la vie animale, l'esprit ne peut plus se plier aux règles de
-l'intelligence.
-
---Je le crois; aussi je ne parle pas de cela. Je parle d'avoir une
-explication avec lui et de lui faire comprendre que son honneur l'engage
-à vous rendre votre promesse et à prendre son parti sur votre mariage
-avec M. de La Marche; ou ce n'est qu'une brute indigne de toute estime
-et de tout ménagement, ou il sentira son crime et sa folie et
-s'exécutera honnêtement et sagement. Déliez-moi du secret que vous
-m'avez imposé, autorisez-moi à m'ouvrir à lui, et je vous réponds du
-succès.
-
---Je vous réponds du contraire, moi, dit Edmée, d'ailleurs, je n'y
-saurais consentir. Quel que soit Bernard, je tiens à sortir avec
-honneur de mon duel avec lui, et il aurait sujet, si j'agissais comme
-vous voulez, de croire que je l'ai indignement joué jusqu'ici.
-
---Eh bien, il est un dernier moyen: c'est de vous confier à l'honneur
-et à la sagesse de M. de La Marche. Qu'il juge librement votre
-situation, et qu'il en décide. Vous avez bien le droit de lui confier
-votre secret, et vous êtes bien sûre de son honneur. S'il a la
-lâcheté de vous abandonner dans une pareille situation, il vous reste
-pour dernière ressource de vous mettre à l'abri des violences de
-Bernard derrière les grilles d'un couvent. Vous y resterez quelques
-années; vous ferez mine de prendre le voile. Le jeune homme vous
-oubliera; on vous rendra votre liberté.
-
---C'est, en effet, le seul parti raisonnable, et j'y ai déjà songé;
-mais il n'est pas encore temps d'y recourir.
-
---Sans doute. Il faut tenter l'aveu à M. de La Marche. S'il est homme
-de cœur, comme je n'en doute pas, il vous prendra sous sa protection,
-et il se chargera d'éloigner Bernard, soit par la persuasion, soit par
-l'autorité.
-
---Quelle autorité, l'abbé, s'il vous plaît?
-
---L'autorité qu'un gentilhomme peut avoir sur son égal dans nos
-mœurs, l'honneur et l'épée.
-
---Ah! l'abbé, vous aussi, vous êtes un homme de sang! Eh bien, voilà
-ce que j'ai voulu éviter jusqu'ici, ce que j'éviterai, dût-il m'en
-coûter la vie et l'honneur! Je ne veux pas de conflit entre ces deux
-hommes.
-
---Je le conçois; l'un des deux vous est cher à juste titre. Mais
-évidemment, dans ce conflit, le danger ne serait pas pour M. de La
-Marche.
-
---Il serait donc pour Bernard! s'écria Edmée avec force. Eh bien,
-j'aurais horreur de M. de La Marche s'il provoquait en duel ce pauvre
-enfant, qui ne sait manier qu'un bâton ou une fronde. Comment de telles
-idées peuvent-elles vous venir, à vous, l'abbé? Il faut que vous
-haïssiez bien ce malheureux Bernard! Et moi qui le ferais égorger par
-mon mari pour le remercier de m'avoir sauvée au péril de sa vie! Non,
-non, je ne souffrirai ni qu'on le provoque, ni qu'on l'humilie, ni qu'on
-l'afflige. C'est mon cousin, c'est un Mauprat, c'est presque un frère.
-Je ne souffrirai pas qu'on le chasse de cette maison; j'en sortirai
-plutôt moi-même.
-
---Voilà de très généreux sentiments, Edmée, répondit l'abbé. Mais
-avec quelle chaleur vous les exprimez! J'en demeure confondu, et, si je
-ne craignais de vous offenser, je vous avouerais que cette sollicitude
-pour le jeune Mauprat me suggère une étrange pensée.
-
---Eh bien, dites-la donc, reprit Edmée avec une certaine brusquerie.
-
---Je la dirai si vous l'exigez; c'est que vous semblez porter à ce
-jeune homme un plus vif intérêt qu'à M. de La Marche, et j'aurais
-aimé à rester dans la persuasion contraire.
-
---Lequel a le plus besoin de cet intérêt, mauvais chrétien? dit
-Edmée en souriant; n'est-ce pas le pêcheur endurci dont les yeux n'ont
-pas vu la lumière?
-
---Mais enfin, Edmée, vous aimez M. de La Marche? Ne plaisantez pas au
-nom du ciel!
-
---Si par _aimer_, répondit-elle d'un ton sérieux, vous entendez avoir
-confiance et amitié, j'aime M. de La Marche; ou bien, si vous entendez
-avoir compassion et sollicitude, j'aime Bernard. Reste à savoir
-laquelle des deux affections est la plus vive. Cela vous regarde,
-l'abbé; moi, je m'en inquiète peu; car je sens que je n'aime qu'une
-personne avec passion, c'est mon père, et qu'une chose avec
-enthousiasme, c'est mon devoir. Je regretterai peut-être les soins et
-le dévouement du lieutenant général; je souffrirai du chagrin que je
-serai forcée de lui faire bientôt, en lui annonçant que je ne puis
-être sa femme; mais cette nécessité ne me jettera dans aucune nuance
-de désespoir, parce que je sais que M. de La Marche se consolera
-aisément... Je ne plaisante pas, l'abbé; M. de La Marche est un homme
-léger et un peu froid.
-
---Si vous ne l'aimez pas plus que cela, tant mieux! c'est une souffrance
-de moins parmi tant de souffrances; et pourtant je perds, en apprenant
-cette indifférence, le dernier espoir que j'eusse conservé de vous
-voir échapper à Bernard Mauprat.
-
---Allons, ami, ne vous désolez point: ou Bernard sera sensible à
-l'amitié et à la loyauté, et il s'amendera, ou je lui échapperai.
-
---Mais par quelle issue?
-
---Par la porte du couvent ou par celle du cimetière.
-
-En parlant ainsi d'un air calme, Edmée secoua sa longue chevelure
-noire, qui s'était déroulée sur ses épaules, et dont une partie
-couvrait son visage pâle.
-
---Allons, dit-elle, Dieu viendra à notre aide; c'est folie et impiété
-que de douter de lui dans le danger. Sommes-nous donc des athées pour
-nous décourager ainsi? Allons voir Patience, il nous dira quelque
-sentence qui nous rassurera; il est le vieux oracle qui résout toute
-chose sans en savoir aucune.
-
-Ils s'éloignèrent et je demeurai consterné.
-
-Oh! combien cette nuit fut différente de la précédente! Quel nouveau
-pas je venais de faire dans la vie, non plus sur le sentier fleuri, mais
-sur le roc aride! Maintenant je connaissais tout l'odieux réel de mon
-rôle, et je venais de lire jusqu'au fond du cœur d'Edmée la crainte
-et le dégoût que je lui inspirais. Rien ne pouvait calmer ma douleur,
-car rien ne pouvait plus exciter ma colère. Elle n'aimait point M. de
-La Marche, elle ne se jouait ni de lui ni de moi; elle n'aimait aucun de
-nous; et comment avais-je pu croire que cette pitié généreuse envers
-moi, ce dévouement sublime à la foi jurée, fussent de l'amour?
-Comment, aux heures où cette présomptueuse chimère m'abandonnait,
-pouvais-je croire qu'elle eût besoin, pour résister à ma passion,
-d'avoir de l'amour pour un autre? Enfin, je n'avais donc plus de
-ressource contre mes propres fureurs! Je ne pouvais en obtenir autre
-chose que la fuite ou la mort d'Edmée! Sa mort! À cette idée, mon
-sang se glaçait dans mes veines, mon cœur se serrait, et je sentais
-tous les aiguillons du repentir le traverser. Cette douloureuse soirée
-fut pour moi le plus énergique appel de la Providence. Je compris enfin
-ces lois de la pudeur et de la liberté sainte que mon ignorance avait
-outragées et blasphémées jusque-là. Elles m'étonnaient plus que
-jamais, mais je les voyais; elles étaient prouvées par leur évidence.
-L'âme forte et sincère d'Edmée était devant moi comme la pierre du
-Sinaï, où le doigt de Dieu venait de tracer la vérité immuable. Sa
-vertu n'était pas feinte, son couteau était aiguisé et toujours prêt
-à laver la souillure de mon amour! Je fus si effrayé du danger que
-j'avais couru de la voir expirer dans mes bras, si consterné de
-l'outrage que je lui avais fait en espérant vaincre sa résistance, que
-je cherchai tous les moyens extrêmes de réparer mes torts et de lui
-rendre le repos.
-
-Le seul qui parût au-dessus de mes forces fut de m'éloigner; car, en
-même temps que le sentiment de l'estime et du respect se révélait à
-moi, mon amour, changeant pour ainsi dire de nature, grandissait dans
-mon âme et s'emparait de mon être tout entier. Edmée m'apparaissait
-sous un nouvel aspect. Ce n'était plus cette belle fille dont la
-présence jetait le désordre dans mes sens; c'était un jeune homme de
-mon âge, beau comme un séraphin, fier, courageux, inflexible sur le
-point d'honneur, généreux, capable de cette amitié sublime qui
-faisait les frères d'armes, mais n'ayant d'amour passionné que pour la
-Divinité, comme ces paladins qui, à travers mille épreuves,
-marchaient à la terre sainte sous une armure d'or.
-
-Je sentis dès ce moment mon amour descendre des orages du cerveau dans
-les saines régions du cœur, et le dévouement ne me parut plus une
-énigme. Je résolus de faire dès le lendemain acte de soumission et de
-tendresse. Je rentrai fort tard, accablé de lassitude, mourant de faim,
-brisé d'émotions. J'entrai dans l'office, je pris un morceau de pain
-et je le mangeai trempé de mes larmes. J'étais appuyé contre le
-poêle éteint, à la lueur mourante d'une lampe épuisée; Edmée entra
-sans me voir, prit quelques cerises dans le bahut et s'approcha
-lentement du poêle; elle était pâle et absorbée. En me voyant, elle
-jeta un cri et laissa tomber ses cerises.
-
---Edmée, lui dis-je, je vous supplie de n'avoir plus jamais peur de
-moi; c'est tout ce que je puis vous dire, car je ne sais pas
-m'expliquer; et pourtant j'avais résolu de vous dire bien des choses.
-
---Vous me direz cela une autre fois, mon bon cousin, me répondit-elle
-en essayant de me sourire.
-
-Mais elle ne pouvait dissimuler la peur qu'elle éprouvait en se
-trouvant seule avec moi.
-
-Je n'essayai pas de la retenir; je ressentais vivement la douleur et
-l'humiliation de sa méfiance, et je n'avais pas le droit de m'en
-plaindre; cependant jamais homme n'avait eu autant besoin d'être
-encouragé.
-
-Au moment où elle quittait l'appartement, mon cœur se brisa, et je
-fondis en larmes, comme la veille, à la fenêtre de la chapelle. Edmée
-s'arrêta sur le seuil, hésita un instant; puis, entraînée par la
-bonté de son cœur et surmontant ses craintes, elle revint vers moi,
-et, s'arrêtant à quelques pas de ma chaise:
-
---Bernard, vous êtes malheureux, me dit-elle; est-ce donc ma faute?
-
-Je ne pus répondre, j'étais honteux de mes larmes; mais plus je
-faisais d'efforts pour les retenir, plus ma poitrine se gonflait de
-sanglots. Chez les êtres aussi physique ment forts que je l'étais, les
-pleurs sont des convulsions; les miens ressemblaient à une agonie.
-
---Voyons! dis donc ce que tu as! s'écria Edmée avec la brusquerie de
-l'amitié fraternelle.
-
-Et elle osa poser sa main sur mon épaule. Elle me regardait d'un air
-d'impatience, et une grosse larme coulait sur sa joue. Je me jetai à
-genoux et j'essayai de lui parler, mais cela me fut encore impossible;
-je ne pus articuler que le mot _demain_ à plusieurs reprises.
-
---Demain? quoi donc, demain? dit Edmée; est-ce que tu ne te plais pas
-ici? est-ce que tu veux t'en aller?
-
---Je m'en irai si vous voulez, répondis-je; dites, voulez-vous ne me
-revoir jamais?
-
---Je ne veux point de cela, reprit-elle; vous resterez ici, n'est-ce
-pas?
-
---Commandez, répondis-je.
-
-Elle me regarda avec beaucoup de surprise; je restais à genoux; elle
-s'appuya sur le dos de ma chaise.
-
---Moi, je suis sure que tu es très bon, dit-elle, comme si elle eût
-répondu à une objection intérieure; un Mauprat ne peut rien être à
-demi, et, du moment que tu as un bon quart d'heure, il est certain que
-tu dois avoir une noble vie.
-
---Je l'aurai, répondis-je.
-
---Vrai? dit-elle avec une joie naïve et bonne.
-
---Sur mon honneur, Edmée, et sur le tien! Oses-tu me donner une
-poignée de main?
-
---Certainement, dit-elle.
-
-Elle me tendit la main; mais elle tremblait.
-
---Vous avez donc pris de bonnes résolutions? me dit-elle.
-
---J'en ai pris de telles, que vous n'aurez jamais un reproche à me
-faire, répondis-je. Et maintenant retirez-vous dans votre chambre,
-Edmée, et ne tirez plus les verrous; vous n'avez plus rien à craindre
-de moi; je ne voudrai jamais que ce que vous voudrez.
-
-Elle attacha encore sur moi ses regards avec surprise, et, pressant ma
-main, elle s'éloigna, se retourna plusieurs fois pour me regarder
-encore, comme si elle n'eût pu croire à une si rapide conversion; puis
-enfin, s'étant arrêtée sur la porte, elle me dit d'une voix
-affectueuse:
-
---Il faut aller vous reposer aussi; vous êtes fatigué, vous êtes
-triste et très changé depuis deux jours. Si vous ne voulez pas
-m'affliger, vous vous soignerez, Bernard.
-
-Elle me fit un signe de tête amical et doux. Il y avait dans ses grands
-yeux, creusés déjà par la souffrance, une expression indéfinissable,
-où la méfiance et l'espoir, l'affection et la curiosité, se
-peignaient alternativement et parfois tous ensemble.
-
---Je me soignerai, je dormirai, je ne serai pas triste, répondis-je.
-
---Et vous travaillerez?
-
---Et je travaillerai... Mais vous, Edmée, vous me pardonnerez tous les
-chagrins que je vous ai causés, et vous m'aimerez un peu.
-
---Et je vous aimerai beaucoup, répondit-elle, si vous êtes toujours
-comme ce soir.
-
-Le lendemain, dès le point du jour, j'entrai dans la chambre de
-l'abbé; il était déjà levé et lisait.
-
---Monsieur Aubert, lui dis-je, vous m'avez proposé plusieurs fois de me
-donner des leçons; je viens vous prier de mettre à exécution votre
-offre obligeante.
-
-J'avais passé une partie de la nuit à préparer cette phrase de début
-et le maintien que je voulais garder vis-à-vis de l'abbé. Sans le
-haïr au fond, car je sentais bien qu'il était bon et n'en voulait
-qu'à mes défauts, je me sentais beaucoup d'amertume contre lui. Je
-reconnaissais bien intérieurement que je méritais tout le mal qu'il
-avait dit de moi à Edmée; mais il me semblait qu'il eût pu insister
-un peu plus sur ce bon côté dont il n'avait dit qu'un mot en passant,
-et qui n'avait pu échapper à un homme aussi sagace que lui. J'étais
-donc décidé à rester très froid et très fier à son égard. Pour
-cela, je pensais avec assez de logique que je devais montrer beaucoup de
-docilité tant que durerait la leçon, et qu'aussitôt après, je devais
-le quitter avec un remerciement très bref. En un mot, je voulais
-l'humilier dans son emploi de précepteur, car je n'ignorais pas qu'il
-tenait son existence de mon oncle, et qu'à moins de renoncer à cette
-existence ou de se montrer ingrat, il ne pouvait se refuser à faire mon
-éducation. En ceci, je raisonnais très bien, mais d'après un très
-mauvais sentiment; et, par la suite, j'en eus tant de regret, que je lui
-en fis une sorte de confession amicale, avec demande d'absolution.
-
-Mais, pour ne pas anticiper sur les événements, je dirai que les
-premiers jours de ma conversion me vengèrent pleinement des
-préventions trop bien fondées, à beaucoup d'égards, de cet homme,
-qui eût mérité le nom de juste, octroyé par Patience, si une
-habitude de méfiance n'eût gêné ses premiers mouvements. Les
-persécutions dont il avait été si longtemps l'objet avaient
-développé en lui ce sentiment de crainte instinctive qu'il conserva
-toute sa vie, et qui rendit toujours sa confiance difficile, et d'autant
-plus flatteuse et plus touchante peut-être. J'ai remarqué ce
-caractère, par la suite, chez beaucoup de prêtres honnêtes. Ils ont
-généralement l'esprit de charité, mais non le sentiment de l'amitié.
-
-Je voulais le faire souffrir, et j'y réussis. Le dépit m'inspirait; je
-me conduisis en véritable gentilhomme vis-à-vis de son subalterne.
-J'eus une excellente tenue, beaucoup d'attention, de politesse, et une
-raideur glacée. Je ne lui laissai aucune occasion de me faire rougir de
-mon ignorance; et, pour cela, je pris le parti d'aller au-devant de
-toutes ses observations, en m'accusant moi-même de ne rien savoir et en
-l'engageant à m'enseigner les choses à l'état le plus élémentaire.
-Quand j'eus pris ma première leçon, je vis dans ses yeux pénétrants,
-où j'étais arrivé à pénétrer moi-même, le désir de passer de
-cette froideur à une sorte d'intimité; mais je ne m'y prêtai
-nullement. Il crut me désarmer en louant mon attention et mon
-intelligence.
-
---Vous prenez trop de soin, monsieur l'abbé, lui répondis-je; je n'ai
-pas besoin d'encouragement. Je ne crois nullement à mon intelligence,
-mais je suis sûr de mon attention; et, comme je ne rends service qu'à
-moi-même en m'appliquant de mon mieux à l'étude, il n'y a pas de
-raison pour que vous m'en fassiez compliment.
-
-En parlant ainsi, je le saluai et me retirai dans ma chambre, où je fis
-tout de suite le thème français qu'il m'avait donné.
-
-Quand je descendis pour le déjeuner, je vis qu'Edmée était déjà
-informée de l'exécution de mes promesses de la veille. Elle me tendit
-sa main la première et m'appela son bon cousin à plusieurs reprises
-durant le déjeuner, si bien que M. de La Marche, dont le visage
-n'exprimait jamais rien, exprima de la surprise ou quelque chose
-d'approchant. J'espérais qu'il chercherait l'occasion de me demander
-l'explication de mes grossières paroles de la veille, et, quoique je
-fusse déterminé à apporter beaucoup de modération à cet entretien,
-je me sentis très blessé du soin qu'il prit de l'éviter. Cette
-indifférence à une injure venant de moi impliquait une sorte de
-mépris dont je souffris beaucoup; mais la crainte de déplaire à
-Edmée me donna la force de me contenir.
-
-Il est incroyable que la pensée de le supplanter ne fût pas un instant
-ébranlée par cet apprentissage humiliant qu'il me fallut faire avant
-d'arriver seulement à saisir les premières notions de toute chose. Un
-autre que moi, pénétré comme je l'étais du repentir des maux qu'il
-avait causés, n'eût pas trouvé de manière plus certaine de les
-réparer qu'en s'éloignant et en rendant à Edmée sa parole, son
-indépendance, son repos absolu. Ce moyen fut le seul qui ne me vint
-pas; ou, s'il me vint, il fut repoussé avec mépris, comme l'aveu d'une
-défection. L'obstination, alliée à la témérité, coulait dans mes
-veines avec le sang des Mauprat. À peine avais-je entrevu un moyen de
-conquérir celle que j'aimais, que je l'avais embrassé avec audace, et
-je pense qu'il n'en eût pas été autrement lors même que ses
-confidences à l'abbé dans le parc m'eussent appris qu'elle avait de
-l'amour pour mon rival. Une pareille confiance de la part d'un homme qui
-prenait à dix-sept ans sa première leçon de grammaire française, et
-qui s'exagérait de beaucoup la longueur et la difficulté des études
-nécessaires pour être l'égal de M. de La Marche, accusait, vous
-l'avouerez, une certaine force morale.
-
-Je ne sais si j'étais heureusement doué sous le rapport de
-l'intelligence. L'abbé l'assura; mais je pense que je ne dois faire
-honneur de mes progrès rapides qu'à mon courage. Il était tel, qu'il
-me fit trop présumer de mes forces physiques. L'abbé m'avait dit
-qu'avec une forte volonté on pouvait, à mon âge, en un mois,
-connaître parfaitement les règles de la langue. Au bout d'un mois, je
-m'exprimais avec facilité et j'écrivais purement. Edmée avait une
-sorte de direction occulte sur mes études; elle voulut que l'on ne
-m'enseignât pas le latin, assurant qu'il était trop tard pour
-consacrer plusieurs années à une science de luxe, et que l'important
-était de former mon cœur et ma raison avec des idées, au lieu d'orner
-mon esprit avec des mots.
-
-Le soir, elle prétextait le désir de relire quelque livre favori, et
-elle lisait haut, alternativement avec l'abbé, des passages de
-Condillac, de Fénelon, de Bernardin de Saint-Pierre, de Jean-Jacques,
-de Montaigne même et de Montesquieu. Ces passages étaient certainement
-choisis d'avance et appropriés à mes forces; je les comprenais assez
-bien et je m'en étonnais en secret; car, si dans la journée j'ouvrais
-ces mêmes livres au hasard, il m'arrivait d'être arrêté à chaque
-ligne. Dans la superstition naturelle aux jeunes amours, je m'imaginais
-volontiers qu'en passant par la bouche d'Edmée, les auteurs
-acquéraient une clarté magique, et que mon esprit s'ouvrait
-miraculeusement au son de sa voix. Du reste, Edmée ne me montrait pas
-ouvertement l'intérêt qu'elle prenait à m'instruire elle-même. Elle
-se trompait sans doute en pensant qu'elle devait me cacher sa
-sollicitude; j'en eusse été d'autant plus stimulé et ardent au
-travail. Mais en ceci elle était imbue de l'_Émile_ et mettait en
-pratique les idées systématiques de son cher philosophe.
-
-Au reste, je ne m'épargnai guère, et, mon courage ne souffrant pas la
-prévoyance, je fus bientôt forcé de m'arrêter. Le changement d'air,
-de régime et d'habitudes, les veilles, l'absence d'exercices violents,
-la contention de l'esprit, en un mot, l'effroyable révolution que mon
-être était forcé d'opérer sur lui-même pour passer de l'état
-d'homme des bois à celui d'homme intelligent, me causa une maladie de
-nerfs qui me rendit presque fou pendant quelques semaines, idiot ensuite
-durant quelques jours, et qui enfin se dissipa, me laissant tout rompu,
-tout anéanti à l'égard de mon existence passée, mais pétri pour mon
-existence future.
-
-Une nuit, à l'époque de mes plus violentes crises, dans un moment
-lucide, je vis Edmée dans ma chambre. Je crus d'abord faire un songe.
-La veilleuse jetait une lueur vacillante; une forme pâle, immobile,
-était couchée dans une grande bergère. Je distinguai une longue
-tresse noire détachée et tombant sur une robe blanche. Je me soulevai,
-faible, pouvant à peine me mouvoir; j'essayai de sortir de mon lit.
-Aussitôt Patience m'apparut et m'arrêta doucement. Saint-Jean dormait
-dans un autre fauteuil. Toutes les nuits, deux hommes veillaient ainsi
-près de moi pour me tenir de force lorsque j'étais en proie aux
-fureurs du délire. Souvent c'était l'abbé, parfois le brave Marcasse,
-qui, avant de quitter le Berry pour faire sa tournée annuelle dans les
-provinces voisines, était revenu faire une dernière chasse dans les
-greniers du château, et qui obligeamment relayait les serviteurs
-fatigués dans le pénible emploi de me garder.
-
-N'ayant pas la conscience de mon mal, il était fort naturel que la
-présence inopinée du solitaire dans ma chambre me causât une grande
-surprise et jetât le désordre dans mes idées. J'avais eu de si
-violents accès ce soir-là, qu'il ne me restait plus de force. Je me
-laissai donc aller à des divagations mélancoliques, et, prenant la
-main du bonhomme, je lui demandai si c'était bien le cadavre d'Edmée
-qu'il avait posé sur ce fauteuil auprès de moi.
-
---C'est Edmée bien vivante, me répondit-il à voix basse; mais elle
-dort, mon cher monsieur, ne la réveillons pas. Si vous avez désir de
-quelque chose, je suis ici pour vous soigner, et c'est de bon cœur,
-oui-da!
-
---Mon bon Patience, tu me trompes, lui dis-je; elle est morte, et moi
-aussi, et tu viens pour nous ensevelir. Il faut nous mettre dans le
-même cercueil, entends-tu? car nous sommes fiancés. Où est son
-anneau? Prends-le et mets-le à mon doigt; la nuit des noces est venue.
-
-Il voulut en vain combattre cette hallucination; je persistai à croire
-qu'Edmée était morte, et je déclarai que je ne m'endormirais pas dans
-mon linceul tant que je n'aurais pas l'anneau de ma femme. Edmée, qui
-avait passé plusieurs nuits à me veiller, était si accablée, qu'elle
-ne m'entendait pas. D'ailleurs, je parlais bas, comme Patience, par un
-instinct d'imitation qui ne se rencontre que chez les enfants ou chez
-les idiots. Je m'obstinai dans ma fantaisie, et Patience, qui craignait
-qu'elle ne se changeât en fureur, alla prendre doucement une bague de
-cornaline qu'Edmée avait au doigt et la passa au mien. Aussitôt que je
-l'eus, je la portai à mes lèvres, puis je croisai mes mains sur ma
-poitrine dans l'attitude qu'on donne aux cadavres dans le cercueil, et
-je m'endormis profondément.
-
-Le lendemain, quand on voulut me reprendre la bague, j'entrai en fureur,
-et on y renonça. Je m'endormis de nouveau, et l'abbé me l'ôta pendant
-mon sommeil. Mais, quand j'ouvris les yeux, je m'aperçus du rapt et je
-recommençai à divaguer. Aussitôt Edmée, qui était dans la chambre,
-accourut à moi et me passa l'anneau au doigt en adressant quelques
-reproches à l'abbé. Je me calmai sur-le-champ et dis en levant sur
-elle des yeux éteints:
-
---N'est-ce pas que tu es ma femme après ta mort comme pendant ta vie?
-
---Certainement, me dit-elle; dors en paix.
-
---L'éternité est longue, lui dis-je, et je voudrais l'occuper du
-souvenir de tes caresses. Mais j'ai beau chercher, je ne retrouve pas la
-mémoire de ton amour.
-
-Elle se pencha sur moi et me donna un baiser.
-
-
-[Figure 06]
-
-
---Vous avez tort, Edmée, dit l'abbé: de tels remèdes se changent en
-poison.
-
---Laissez-moi, l'abbé, lui répondit-elle avec impatience en s'asseyant
-près de mon lit; laissez-moi, je vous en prie.
-
-Je m'endormis une main dans les siennes, et lui répétant par
-intervalles:
-
---On est bien dans la tombe; on est heureux d'être mort, n'est-ce pas?
-
-Durant ma convalescence, Edmée fut beaucoup moins expansive, mais tout
-aussi assidue. Je lui racontai mes rêves et j'appris d'elle ce qu'il y
-avait de réel parmi mes souvenirs; sans cette confirmation, j'aurais
-toujours cru que j'avais tout rêvé. Je la suppliai de me laisser la
-bague, et elle y consentit. J'aurais dû ajouter, pour reconnaître tant
-de bontés, que je gardais cet anneau comme un gage d'amitié et non
-comme un anneau de fiançailles; mais l'idée d'une telle abnégation
-était au-dessus de mes forces.
-
-Un jour, je demandai des nouvelles de M. de La Marche. Ce fut seulement
-à Patience que j'osai adresser cette question.
-
---Parti, répondit-il.
-
---Comment! parti? repris-je; pour longtemps?
-
---Pour toujours, s'il plaît à Dieu! Je n'en sais rien, je ne fais pas
-de questions; mais j'étais dans le jardin par hasard quand il a fait
-ses adieux, et tout cela était froid comme une nuit de décembre. On
-s'est pourtant dit de part et d'autre: «Au revoir!» mais, quoique
-Edmée eût l'air bon et franc qu'elle a toujours, l'autre avait la
-figure d'un fermier qui voit venir la gelée en avril. Mauprat, Mauprat,
-on dit que vous êtes devenu _grand étudiant_ et _grand bon sujet._
-Souvenez-vous de ce que je vous ai dit: quand vous serez vieux, il n'y
-aura peut-être plus de titres ni de seigneuries. Peut-être qu'on vous
-appellera le père Mauprat, comme on m'appelle le père Patience, bien
-que je n'aie jamais été ni moine ni père de famille.
-
---Eh bien, où veux-tu en venir?
-
---Souvenez-vous de ce que je vous ai dit, répéta-t-il; il y a bien des
-manières d'être sorcier, et on peut connaître l'avenir sans s'être
-donné au diable; moi, je donne ma voix à votre mariage avec la
-cousine. Continuez à vous bien conduire. Vous voilà savant; on dit que
-vous lisez couramment dans le premier livre venu. Qu'est-ce qu'il faut
-de plus? Il y a ici tant de livres, que la sueur me coule du front rien
-qu'à les voir; il me semble que je recommence _à ne pouvoir pas
-apprendre à lire._ Vous voilà bientôt guéri. Si M. Hubert voulait
-m'en croire, on ferait la noce à la Saint-Martin.
-
---Tais-toi, Patience! lui dis-je, tu me fais de la peine; ma cousine ne
-m'aime pas.
-
---Je vous dis que si, moi; vous mentez par la gorge! comme disent les
-nobles. Je sais comme elle vous a soigné, et Marcasse, étant sur le
-toit, l'a vue à travers sa fenêtre, qui était à genoux au milieu de
-sa chambre à cinq heures du matin, le jour que vous étiez si mal.
-
-Les imprudentes assertions de Patience, les tendres soins d'Edmée, le
-départ de M. de La Marche, et, plus que tout le reste, la faiblesse de
-mon cerveau, furent cause que je me persuadai ce que je désirais; mais,
-à mesure que je repris mes forces, Edmée rentra dans les bornes de
-l'amitié tranquille et prudente. Jamais personne ne recouvra la santé
-avec moins de plaisir que moi; car chaque jour rendait les visites
-d'Edmée plus courtes, et, quand je pus sortir de ma chambre, je n'eus
-plus que quelques heures par jour à passer près d'elle, comme avant ma
-maladie. Elle avait eu l'art merveilleux de me témoigner la plus tendre
-affection sans jamais se laisser amener à une explication nouvelle sur
-nos mystérieuses fiançailles. Si je n'avais pas encore la grandeur
-d'âme de renoncer à mes droits, du moins j'avais acquis assez
-d'honneur pour ne plus les rappeler, et je me retrouvai précisément
-dans les mêmes termes avec elle qu'au moment où j'étais tombé
-malade. M. de La Marche était à Paris; mais, selon elle, il y avait
-été appelé par les devoirs de sa charge, et il devait revenir à la
-fin de l'hiver où nous entrions. Rien dans les discours du chevalier ou
-de l'abbé ne témoignait qu'il y eût rupture entre les fiancés. On
-parlait rarement du lieutenant général, mais on en parlait
-naturellement et sans répugnance; je retombai dans mes incertitudes et
-n'y trouvai d'autre remède que de ressaisir l'empire de ma volonté.
-«Je la forcerai à me préférer», me disais-je en levant les yeux de
-dessus mon livre et en regardant les grands yeux impénétrables
-d'Edmée attachés avec calme sur les lettres de M. de La Marche, que
-son père recevait de temps en temps, et qu'il lui remettait après les
-avoir lues. Je me replongeai dans l'étude. Je souffris longtemps
-d'atroces douleurs à la tête, mais je les surmontai avec stoïcisme;
-Edmée reprit le cours d'études qu'elle faisait pour moi indirectement
-durant les soirs d'hiver. J'étonnai de nouveau l'abbé par mon aptitude
-et la rapidité de mes triomphes. Les soins qu'il avait eus de moi dans
-ma maladie m'avaient désarmé, et, quoique je ne pusse encore l'aimer
-cordialement, sachant bien qu'il ne me servait pas auprès de ma
-cousine, je lui témoignai beaucoup plus de confiance et d'égards que
-par le passé. Ses longs entretiens me furent aussi utiles que mes
-lectures: on m'associa aux promenades du parc et aux visites
-philosophiques à la cabane couverte de neige de Patience. Ce fut un
-moyen de voir Edmée plus souvent et plus longtemps. Ma conduite fut
-telle que toute sa méfiance se dissipa et qu'elle ne craignit plus de
-se trouver seule avec moi. Mais je n'eus guère l'occasion de prouver
-là mon héroïsme; car l'abbé, dont rien ne pouvait endormir la
-prudence, était toujours sur nos talons. Je ne souffrais plus de cette
-surveillance; au contraire, elle me satisfaisait; car, malgré toutes
-mes résolutions, l'orage bouleversait mes sens dans le mystère, et,
-une fois ou deux, m'étant trouvé en tête-à-tête avec Edmée, je la
-quittai brusquement et la laissai seule pour lui cacher mon trouble.
-
-Notre vie était donc tranquille et douce en apparence, et pendant
-quelque temps elle le fut en effet; mais bientôt je la troublai plus
-que jamais par un vice que l'éducation développa en moi, et qui
-jusque-là était resté enfoui sous des vices plus choquants, mais
-moins funestes; ce vice, qui fit le désespoir de mes nouvelles années,
-fut la vanité.
-
-Malgré leur système, l'abbé et ma cousine commirent la faute de me
-savoir trop de gré de mes progrès. Ils s'étaient si peu attendus à
-ma persévérance, qu'ils en firent tout l'honneur à mes hautes
-facultés. Peut-être aussi y eut-il de leur part un peu de triomphe
-personnel à voir avec exagération le succès de leurs idées
-philosophiques appliquées à mon développement. Ce qu'il y a de
-certain, c'est que je me laissai facilement persuader que j'avais une
-haute, intelligence et que j'étais un homme très au-dessus du commun.
-Bientôt mes chers instituteurs recueillirent le triste fruit de leur
-imprudence, et déjà il était trop tard pour arrêter l'essor de cet
-amour démesuré de moi-même.
-
-Peut-être aussi cette passion funeste, comprimée par les mauvais
-traitements que j'avais subis dans mon enfance, ne fit-elle que se
-réveiller. Il est à croire que nous portons en nous, dès nos premiers
-ans, le germe des vertus et des vices que l'action de la vie extérieure
-féconde avec le temps. Quant à moi, je n'avais pas encore trouvé
-d'aliment à ma vanité; car de quoi aurais-je pu me pavaner dans les
-premiers jours que je passai auprès d'Edmée? Mais, dès que cet
-aliment fut trouvé, la vanité souffrante se leva dans son triomphe et
-m'inspira autant de présomption qu'elle m'avait suggéré de mauvaise
-honte et de farouche retenue. J'étais, en outre, aussi charmé de
-pouvoir enfin communiquer facilement ma pensée que le jeune faucon qui
-sort du nid et essaye ses ailes nouvellement poussées. Je devins donc
-aussi bavard que j'avais été silencieux. On se plut trop à mon babil.
-Je n'eus pas le bon sens de voir qu'on l'écoutait comme celui d'un
-enfant gâté; je me crus un homme, et, qui plus est, un homme
-remarquable. Je devins outrecuidant et souverainement ridicule.
-
-Mon oncle le chevalier, qui ne s'était point mêlé de mon éducation
-et qui avait seulement souri avec une bonté paternelle à mes premiers
-pas dans la carrière, fut le premier aussi qui s'aperçut de la fausse
-voie où je m'engageais. Il trouva déplacé que j'élevasse le ton
-aussi haut que lui, et en fit la remarque à sa fille. Elle m'avertit
-avec douceur et me dit, pour me faire supporter ses remontrances, que
-j'avais raison dans la discussion, mais que son père n'était pas
-d'âge à être converti aux idées nouvelles, et que je devais à sa
-dignité patriarcale le sacrifice de mes assertions enthousiastes. Je
-promis de ne plus recommencer, mais je ne tins pas parole.
-
-Le fait est que le chevalier était imbu de beaucoup de préjugés. Il
-avait reçu une très bonne éducation pour son temps et pour un noble
-campagnard; mais le siècle avait marché plus vite que lui. Edmée,
-ardente et romanesque; l'abbé, sentimental et systématique, avaient
-marché plus vite encore que le siècle; et si l'immense désaccord qui
-se trouvait entre eux et le patriarche ne se faisait guère sentir,
-c'était grâce au respect qu'il inspirait ajuste titre et à la
-tendresse qu'il avait pour sa fille. Je me jetai à plein collier, comme
-vous pouvez croire, dans les idées d'Edmée; mais je n'eus pas, comme
-elle, la délicatesse de me taire à point. La violence de mon
-caractère trouvant une issue dans la politique et dans la philosophie,
-je goûtais un plaisir indicible à ces orageuses disputes qui
-préludaient alors en France, dans toutes les réunions et jusque dans
-le sein des familles, aux tempêtes révolutionnaires. Je pense qu'il
-n'était pas une maison, palais ou cabane, qui ne nourrît alors son
-orateur, âpre, bouillant, absolu, et prêt à descendre dans la lice
-parlementaire. J'étais donc l'orateur du château de Sainte-Sévère,
-et mon bon oncle, habitué à une apparence d'autorité qui l'empêchait
-de voir la révolte réelle des esprits, ne put souffrir une
-contradiction aussi ingénue que la mienne. Il était fier et bouillant,
-et, de plus, il avait une difficulté à s'exprimer qui augmentait son
-impatience naturelle, et qui lui donnait de l'humeur contre les autres,
-à force de lui en donner contre lui-même. Il frappait du pied sur les
-bûches enflammées de son foyer. Il mettait en pièces ses verres de
-lunettes, il répandait son tabac à grands flots sur le parquet et
-faisait retentir des éclats de sa voix sonore les hauts plafonds de son
-manoir. Tout cela me divertissait cruellement; car, d'un mot tout
-fraîchement épelé dans mes livres, je renversais le fragile
-échafaudage des idées de toute sa vie. C'était une grande sottise et
-un fort sot orgueil de ma part; mais ce besoin de lutte, ce plaisir de
-déployer intellectuellement l'énergie qui manquait à ma vie physique,
-m'emportaient sans cesse. En vain Edmée toussait pour m'avertir de me
-taire et s'efforçait, pour sauver l'amour-propre de son père, de
-trouver, contre sa propre conscience, quelque raison en sa faveur; la
-tiédeur de son assistance et l'espèce de concession qu'elle semblait
-me commander irritaient de plus en plus mon adversaire.
-
---Laissez-le donc dire, s'écriait-il; Edmée, ne vous mêlez pas de
-cela; je veux le battre sur tous les points. Si vous nous interrompez
-toujours, je ne pourrai jamais lui prouver son absurdité.
-
-Et alors la bourrasque soufflait en _crescendo_ de part et d'autre,
-jusqu'à ce que le chevalier, profondément blessé, sortît de
-l'appartement et allât passer sa mauvaise humeur sur son piqueur ou sur
-ses chiens de chasse.
-
-Ce qui contribuait à ramener ces querelles déplacées et à nourrir
-mon obstination ridicule, c'était la bonté extrême elle rapide retour
-de mon oncle. Au bout d'une heure, il ne se souvenait plus de mes torts
-ni de sa contrariété; il me parlait comme de coutume et s'enquérait
-de tous mes désirs et de tous mes besoins avec cette inquiétude
-paternelle qui le tenait toujours en haleine de générosité. Cet homme
-incomparable n'eût pas dormi tranquille, s'il n'eût, avant de se
-coucher, embrassé tous les siens, et s'il n'eût réparé, par une
-parole ou un regard bienveillant, les vivacités dont le dernier de ses
-valets avait eu à souffrir dans la journée. Cette bonté eût dû me
-désarmer et me fermer la bouche à jamais; j'en faisais le serment
-chaque soir; mais chaque matin, je retournais, comme dit l'Écriture, à
-_mon vomissement._
-
-Edmée souffrait chaque jour davantage du caractère qui se développait
-en moi, et elle chercha le moyen de m'en corriger. S'il n'y eut jamais
-de fiancée plus forte et plus réservée, jamais il n'y eut de mère
-plus tendre qu'elle. Après beaucoup de conférences avec l'abbé, elle
-résolut de décider son père à rompre un peu l'habitude de notre vie
-et à transporter notre établissement à Paris pendant les dernières
-semaines du carnaval. Le séjour de la campagne, le grand isolement où
-la position de Sainte-Sévère et le mauvais état des chemins nous
-laissaient depuis l'hiver, l'uniformité des habitudes, tout contribuait
-à entretenir notre fastidieux ergotage; mon caractère s'y corrompait
-de plus en plus; mon oncle y prenait encore plus de plaisir que moi,
-mais sa santé en souffrait, et ces puériles émotions journalières
-hâtaient sa caducité. L'ennui avait gagné l'abbé; Edmée était
-triste, soit par suite de notre genre de vie, soit par suite de causes
-cachées. Elle désira partir, et nous partîmes; car son père, inquiet
-de sa mélancolie, n'avait d'autre volonté que la sienne. Je
-tressaillais de joie à l'idée de connaître Paris; et tandis qu'Edmée
-se flattait de voir le commerce du monde adoucir les aspérités de mon
-pédantisme, je me rêvais une attitude de conquérant dans ce monde
-décrit avec tant de dénigrement par nos philosophes. Nous nous mîmes
-en route par une belle matinée de mars, le chevalier avec sa fille et
-Mlle Leblanc dans une chaise de poste; moi dans une autre avec l'abbé,
-qui dissimulait mal sa joie de voir la capitale pour la première fois
-de sa vie, et mon valet de chambre Saint-Jean, qui faisait de profonds
-saluts à tous les passants pour ne pas perdre ses habitudes de
-politesse.
-
-
-
-
-XII
-
-
-Le vieux Bernard, fatigué d'avoir tant parlé, nous avait remis au
-lendemain. Sommé par nous, à l'heure dite, de tenir sa parole, il
-reprit son récit en ces termes:
-
-Cette époque marqua dans ma vie une nouvelle phase. À Sainte-Sévère,
-j'avais été absorbé par mon amour et mes études. J'avais concentré
-sur ces deux points toute mon énergie. À peine arrivé à Paris, un
-épais rideau se leva devant mes yeux, et, pendant plusieurs jours, à
-force de ne rien comprendre, je ne me sentis étonné de rien.
-J'attribuais à tous les acteurs qui paraissaient sur la scène une
-supériorité très exagérée; mais je ne m'exagérais pas moins la
-facilité que j'aurais bientôt à égaler cette puissance idéale. Mon
-naturel entreprenant et présomptueux voyait partout un défi et nulle
-part un obstacle.
-
-Logé à un étage séparé dans la maison qu'occupaient mon oncle et ma
-cousine, je passai désormais la plus grande partie de mon temps auprès
-de l'abbé. Je ne fus point étourdi des avantages matériels de ma
-position; mais, en voyant beaucoup de positions équivoques ou
-pénibles, je commençai à sentir le bien-être de la mienne. Je
-compris l'excellent caractère de mon gouverneur, et le respect de mon
-laquais ne me sembla plus incommode. Avec la liberté dont je jouissais,
-l'argent qui m'était fourni à discrétion et la vigueur athlétique de
-ma jeunesse, il est étonnant que je ne sois pas tombé dans quelque
-désordre, ne fût-ce que dans celui du jeu, qui n'allait pas mal à mes
-instincts de _combativité._ Ce fut mon ignorance de toute chose qui me
-préserva; elle me donnait une méfiance excessive, et l'abbé, qui
-était très pénétrant et qui se sentait responsable de mes actions,
-sut habilement exploiter ma sauvagerie dédaigneuse. Il l'augmenta à
-l'égard des choses qui m'eussent été nuisibles, et la dissipa dans le
-cas contraire. Puis il sut accumuler autour de moi les distractions
-honnêtes, qui ne remplacent pas les joies de l'amour, mais qui
-diminuent l'âcreté de ses blessures. Quant aux tentations de la
-débauche, je ne les connus point. J'avais trop d'orgueil pour désirer
-une femme qui ne m'eût pas semblé, comme Edmée, la première de
-toutes.
-
-L'heure du dîner nous réunissait, et, le soir, nous allions dans le
-monde. En peu de jours, j'en appris plus, à examiner d'un coin de
-l'appartement ce qui se faisait là, que je ne l'aurais fait en un an de
-conjectures et de recherches. Je crois que je n'aurais jamais rien
-compris à la société, vue d'une certaine distance. Rien
-n'établissait des rapports bien nets entre mon cerveau et ce qui
-occupait le cerveau des autres hommes. Dès que je me trouvai au milieu
-de ce chaos, le chaos fut forcé de se débrouiller devant moi et de me
-laisser connaître une grande partie de ses éléments. Cette route qui
-me menait à la vie ne fut pas sans charmes, je m'en souviens, à son
-point de départ. Je n'avais rien à demander, à désirer ou à
-débattre dans les intérêts sociaux. La fortune m'avait pris par la
-main. Un beau matin, elle m'avait tiré d'un abîme pour m'asseoir sur
-l'édredon et pour me faire enfant de famille. Les agitations des autres
-étaient un amusement pour mes yeux. Mon cœur n'était intéressé à
-l'avenir que par un point mystérieux, l'amour que j'éprouvais pour
-Edmée.
-
-La maladie, loin de diminuer ma force physique, l'avait retrempée. Je
-n'étais plus cet animal lourd et dormeur que la digestion fatiguait,
-que la fatigue abrutissait. Je sentais la vibration de toutes mes fibres
-élever dans mon âme des accords inconnus, et je m'étonnais de
-découvrir en moi des facultés dont pendant si longtemps je n'avais pas
-soupçonné l'usage. Mes bons parents s'en réjouissaient sans en
-paraître surpris. Ils avaient si complaisamment auguré de moi dès le
-principe, qu'ils semblaient n'avoir pas fait d'autre métier toute leur
-vie que de civiliser des barbares.
-
-Le système nerveux qui venait de se développer en moi, et qui me fit
-payer pendant tout le reste de ma vie, par de vives et fréquentes
-souffrances, les jouissances et les avantages qu'il me procura, m'avait
-rendu surtout impressionnable; et cette aptitude à ressentir l'effet
-des choses extérieures était aidée d'une puissance d'organes qu'on ne
-trouve que chez les animaux ou chez les sauvages. Je m'étonnais de
-l'étiolement des facultés chez les autres. Ces hommes en lunettes, ces
-femmes dont l'odorat était émoussé par le tabac, ces vieillards
-précoces, sourds et goutteux avant l'âge, me faisaient peine. Le monde
-me représentait un hôpital, et, quand je me trouvais avec mon
-organisation robuste au milieu de ces infirmes, il me semblait que, d'un
-souffle, je les aurais lancés dans les airs comme des graines de
-chardon.
-
-Cela me donna le tort et le malheur de m'abandonner à un genre
-d'orgueil assez sot, qui est de se prévaloir des dons de la nature.
-Cela me porta à négliger longtemps leur perfectionnement véritable,
-comme un progrès de luxe. La préoccupation où je fus bientôt de la
-nullité d'autrui m'empêcha moi-même de m'élever au-dessus de ceux
-que je croyais désormais m'être inférieurs. Je ne voyais pas que la
-société est faite d'éléments de peu de valeur, mais que leur
-arrangement est si savant et si solide, qu'avant d'y mettre la moindre
-pièce, il faut être reçu praticien. Je ne savais pas qu'il n'y a pas
-de milieu dans cette société entre le rôle de grand artiste et celui
-de bon ouvrier. Or je n'étais ni l'un ni l'autre, et, s'il faut dire
-vrai, toutes mes idées n'ont jamais abouti à m'affranchir de la
-routine, toute ma force ne m'a servi qu'à réussir à grand'peine à
-faire comme les autres.
-
-Ainsi, en peu de semaines, je passai d'un excès d'admiration à un
-excès de dédain pour la société. Dès que j'eus saisi le sens de ses
-ressorts, ils me parurent si misérablement poussés par une
-génération débile, que l'attente de mes maîtres fut déçue sans
-qu'ils s'en doutassent. Au lieu de me sentir dominé et de chercher à
-m'effacer dans la foule, je m'imaginai que je pourrais la dominer quand
-je voudrais, et je m'entretins secrètement dans des rêves dont le
-souvenir me fait rougir. Si je ne me rendis pas souverainement ridicule,
-c'est grâce à l'excès même de cette vanité, qui eût craint de se
-commettre en se manifestant.
-
-Paris offrait alors un spectacle que je n'essayerai pas de vous
-retracer, parce que vous l'avez sans doute étudié maintes fois avec
-avidité dans les excellents tableaux qu'en ont tracés des témoins
-oculaires, sous forme d'histoire générale ou de mémoires
-particuliers. D'ailleurs, une telle peinture sortirait des bornes de mon
-récit, et j'ai promis seulement de vous raconter le fait capital de mon
-histoire morale et philosophique. Pour que vous vous fassiez une idée
-du travail de mon esprit à cette époque, il suffira de vous dire que
-la guerre de l'indépendance éclatait en Amérique, que Voltaire
-recevait son apothéose à Paris, et que Franklin, prophète d'une
-religion politique nouvelle, apportait au sein même de la cour de
-France la semence de la liberté. La Fayette préparait secrètement sa
-romanesque expédition, et la plupart des jeunes patriciens étaient
-entraînés par la mode, par la nouveauté et par le plaisir inhérent
-à toute opposition qui n'est pas dangereuse.
-
-L'opposition revêtait des formes plus graves et faisait un travail plus
-sérieux chez les vieux nobles et parmi les membres des parlements;
-l'esprit de la ligue se retrouvait dans les rangs de ces antiques
-patriciens et de ces fiers magistrats, qui d'une épaule soutenaient
-encore pour la forme la monarchie chancelante, et de l'autre prêtaient
-un large appui aux envahissements de la philosophie. Les privilégiés
-de la société donnaient ardemment les mains à la ruine prochaine de
-leurs privilèges, par mécontentement de ce que les rois les avaient
-restreints. Ils élevaient leurs fils dans des principes
-constitutionnels, s'imaginaient qu'ils allaient fonder une monarchie
-nouvelle où le peuple les aiderait à se replacer plus haut que le
-trône, et c'est pour cela que les plus grandes admirations pour
-Voltaire et les plus ardentes sympathies pour Franklin furent exprimées
-dans les salons les plus illustres de Paris.
-
-Une marche si insolite, et, il faut le dire, si peu naturelle, de
-l'esprit humain avait donné une impulsion toute nouvelle, une sorte de
-vivacité querelleuse aux relations froides et guindées des vestiges de
-la cour de Louis XIV. Elle avait aussi mêlé des formes sérieuses et
-donné une apparence de fond aux frivoles manières de la Régence. La
-vie pure, mais effacée, de Louis XVI ne comptait pas et n'imposait rien
-à personne; jamais on ne vit tant de grave babil, tant de maximes
-creuses, tant de sagesse d'apparat, tant d'inconséquences entre les
-paroles et la conduite, qu'il s'en débita à cette époque parmi les
-castes soi-disant éclairées.
-
-Il était nécessaire de vous rappeler ceci pour vous faire comprendre
-l'admiration que j'eus d'abord pour un monde en apparence si
-désintéressé, si courageux, si ardent à la poursuite de la vérité;
-le dégoût que je ressentis bientôt pour tant d'affectation et de
-légèreté, pour un tel abus des mots les plus sacrés et des
-convictions les plus saintes. J'étais de bonne foi pour ma part et
-j'appuyais ma ferveur philosophique, ce sentiment de la liberté
-nouvellement révélé qu'on appelait alors _le culte de la raison_, sur
-les bases d'une inflexible logique. J'étais jeune et bien constitué,
-condition première peut-être de la santé du cerveau; mes études
-n'étaient pas étendues, mais elles étaient solides; on m'avait servi
-des aliments sains et une digestion facile. Le peu que je savais me
-servait donc à voir que les autres ne savaient rien ou qu'ils mentaient
-à eux-mêmes.
-
-Il ne vint pas beaucoup de monde dans les commencements chez le
-chevalier. Ami d'enfance de M. Turgot et de plusieurs hommes
-distingués, il ne s'était point mêlé à la jeunesse dorée de son
-temps, il avait vécu sagement à la campagne après s'être loyalement
-conduit à la guerre. Sa société se composait donc de quelques graves
-hommes de robe, de plusieurs vieux militaires et de quelques seigneurs
-de sa province, vieux et jeunes, à qui une fortune honnête permettait,
-comme à lui, de venir passer à Paris un hiver sur deux; mais il avait
-conservé de lointaines relations avec un monde plus brillant, où la
-beauté et les excellentes manières d'Edmée furent remarquées dès
-qu'elle y parut. Fille unique, convenablement riche, elle fut
-recherchée par les importantes maîtresses de maison, espèce
-d'entremetteuses de haut lieu qui ont toujours quelques jeunes
-protégés endettés à établir aux dépens d'une famille de province.
-Puis, quand on sut qu'elle était fiancée à M. de La Marche, rejeton
-à peu près ruiné d'une très illustre famille, on lui fit encore plus
-d'accueil, et peu à peu le petit salon qu'elle avait choisi pour les
-vieux amis de son père devint trop étroit pour les beaux esprits de
-qualité et de profession et les grandes dames à idées philosophiques,
-qui voulurent connaître la _jeune quakeresse_ ou _la rose du Berry_ (ce
-furent les noms qu'une femme à la mode lui donna).
-
-Ce rapide succès d'Edmée, dans un monde auquel jusque-là elle avait
-été inconnue, ne l'étourdit nullement; et l'empire qu'elle possédait
-sur elle-même était si grand, que jamais, malgré toute l'inquiétude
-avec laquelle j'épiais ses moindres mouvements, je ne pus savoir si
-elle était flattée de produire tant d'effet. Ce que je pus remarquer,
-ce fut l'admirable bon sens qui présidait à toutes ses démarches et
-à toutes ses paroles. Son attitude à la fois naïve et réservée, un
-certain mélange d'abandon et de fierté modeste, la faisaient briller
-parmi les femmes les plus admirées et les plus habituées à capter
-l'attention; et c'est ici le lieu de dire que je fus extrêmement
-choqué tout d'abord du ton et de la tenue de ces femmes si vantées;
-elles me semblaient ridicules dans leurs grâces étudiées, et leur
-grande habitude du monde me faisait l'effet d'une insupportable
-effronterie. Moi, si hardi intérieurement et naguère si grossier dans
-mes manières, je me sentais mal à l'aise et décontenancé auprès
-d'elles; et il me fallait tous les reproches et toutes les remontrances
-d'Edmée pour ne pas me livrer à un profond mépris pour cette
-courtisanerie des regards, de la toilette et des agaceries, qui
-s'appelait dans le monde la coquetterie _permise_, le _désir charmant_
-de plaire, l'amabilité, la grâce. L'abbé était de mon avis. Quand le
-salon était vide, nous restions quelques instants en famille au coin du
-feu avant de nous séparer. C'est le moment où l'on sent le besoin de
-résumer ses impressions éparses et de les communiquer à des êtres
-sympathiques. L'abbé rompait donc les mêmes lances que moi contre mon
-oncle et ma cousine. Le chevalier, galant admirateur du beau sexe, qu'il
-n'avait jamais beaucoup pratiqué, prenait, en vrai chevalier français,
-la défense de toutes les beautés que nous attaquions impitoyablement.
-Il accusait, en riant, l'abbé de raisonner à l'égard des femmes comme
-le renard de la fable à l'égard des raisins. Moi, je renchérissais
-sur les critiques de l'abbé; c'était une manière de dire avec chaleur
-à Edmée combien je la préférais à toutes les autres; mais elle en
-paraissait plus scandalisée que flattée et me reprochait sérieusement
-cette disposition à la malveillance, qui prenait sa source,
-disait-elle, dans un immense orgueil.
-
-Il est vrai qu'après avoir généreusement embrassé la défense des
-personnes mises en cause, elle se rangeait à notre opinion dès que,
-Rousseau en main, nous lui disions que les femmes du monde avaient à
-Paris un air _cavalier_ et une manière de regarder un homme en face qui
-n'est pas tolérable aux yeux d'un sage. Edmée ne savait rien objecter
-quand Rousseau avait prononcé; elle aimait à reconnaître avec lui que
-le plus grand charme d'une femme est dans l'attention intelligente et
-modeste qu'elle donne aux discours graves; et je lui citais toujours la
-comparaison de la femme supérieure avec un bel enfant aux grands yeux
-pleins de sentiment, de douceur et de finesse, aux questions timides,
-aux objections pleines de sens, afin qu'elle se reconnut dans ce
-portrait, qui semblait avoir été tracé d'après elle. Je
-renchérissais sur le texte, et, continuant le portrait:
-
---Une femme vraiment supérieure, lui disais-je en la regardant avec
-ardeur, est celle qui en sait assez pour ne jamais faire une question
-ridicule ou déplacée, et pour ne jamais tenir tête à des gens de
-mérite; cette femme sait se taire, surtout avec les sots qu'elle
-pourrait railler et les ignorants qu'elle pourrait humilier; elle est
-indulgente aux absurdités parce qu'elle ne tient pas à montrer son
-savoir, et elle est attentive aux bonnes choses parce qu'elle désire
-s'instruire. Son grand désir, c'est de comprendre et non d'enseigner;
-son grand art (puisqu'il est reconnu qu'il faut de l'art dans l'échange
-des paroles) n'est pas de mettre en présence deux fiers antagonistes,
-pressés d'étaler leur science et d'amuser la compagnie en soutenant
-chacun une thèse dont personne ne désire trouver la solution, mais
-d'éclaircir toute discussion inutile en y faisant intervenir tous ceux
-qui peuvent à point y jeter du jour. C'est un talent que je ne vois
-point chez ces maîtresses de maison si prônées. Chez elles, je vois
-toujours deux avocats en vogue et un auditoire ébahi, où personne
-n'est juge; elles ont l'art de rendre le génie ridicule, le vulgaire
-muet et inerte; et l'on sort de là en disant: «C'est bien parlé», et
-rien de plus.
-
-Je pense bien que j'avais raison; mais je me souviens aussi que ma
-grande colère contre les femmes venait de ce qu'elles ne faisaient
-aucune attention aux gens qui se croyaient du mérite et qui n'avaient
-pas de célébrité; et ces gens-là, c'était moi, comme vous pouvez
-bien l'imaginer. D'un autre côté, et maintenant que j'y songe sans
-prévention et sans vanité blessée, je suis certain que ces femmes
-avaient un système d'adulation pour les favoris du public, qui
-ressemblait beaucoup plus à une puérile vanité qu'à une sincère
-admiration ou à une franche sympathie. Elles étaient comme une sorte
-d'éditeur de la conversation, écoutant de toutes leurs oreilles, et
-faisant impérieusement signe à l'auditoire d'écouter religieusement
-toute niaiserie sortant d'une bouche illustre, tandis qu'elles
-étouffaient un bâillement et faisaient claquer les branches de leur
-éventail à toute parole, si excellente qu'elle fût, dès qu'elle
-n'était pas signée d'un nom en vogue. J'ignore les airs des femmes
-beaux esprits du XIXe siècle; j'ignore même si cette race subsiste
-encore: il y a trente ans que je n'ai été dans le monde; mais, quant
-au passé, vous pouvez croire ce que je vous en dis. Il y en avait cinq
-ou six qui m'étaient réellement odieuses. L'une avait de l'esprit et
-dépensait à tort et à travers ses bons mots, qui étaient aussitôt
-colportés dans tous les salons, et qu'il me fallait entendre répéter
-vingt fois dans un jour; une autre avait lu Montesquieu et faisait la
-leçon aux plus vieux magistrats; une troisième jouait de la harpe
-pitoyablement, mais il était convenu que ses bras étaient les plus
-beaux de France; et il fallait supporter l'aigre grincement de ses
-ongles sur les cordes, afin qu'elle pût ôter ses gants d'un air timide
-et enfantin. Que sais-je des autres? Elles rivalisaient d'affectation et
-de niaises hypocrisies dont tous les hommes consentaient puérilement à
-paraître dupes. Une seule était vraiment belle, ne disait rien et
-plaisait par la nonchalance de ses attitudes. Celle-là eût trouvé
-grâce devant moi parce qu'elle était ignorante, mais elle en faisait
-gloire, afin de contraster avec les autres par une piquante ingénuité.
-Un jour, je découvris qu'elle avait de l'esprit, et je la pris en
-aversion.
-
-Edmée restait seule dans toute sa fraîcheur de sincérité, dans tout
-l'éclat de sa grâce naturelle. Assise sur un sofa auprès de M. de
-Malesherbes, elle était la même personne que j'avais contemplée tant
-de fois au soleil couchant, sur le banc de pierre au seuil de la
-chaumière de Patience.
-
-
-
-
-XIII
-
-
-Vous pensez bien que les hommages dont ma cousine était entourée
-rallumèrent dans mon sein la jalousie assoupie. Depuis qu'obéissant à
-son ordre, je m'étais livré à l'étude, je ne saurais trop vous dire
-si j'osais compter sur la promesse qu'elle m'avait faite d'être ma
-femme lorsque je serais en état de comprendre ses idées et ses
-sentiments. Il me semblait bien que ce temps était venu, car il est
-certain que je comprenais Edmée, mieux peut-être qu'aucun des hommes
-qui lui faisaient la cour en prose et en vers. J'étais bien résolu à
-ne me plus prévaloir du serment arraché à la Roche-Mauprat; mais la
-dernière promesse faite librement à la fenêtre de la chapelle, et la
-conclusion que je pouvais tirer de l'entretien avec l'abbé, surpris par
-moi dans le parc de Sainte-Sévère; mais l'insistance qu'elle avait
-mise à m'empêcher de m'éloigner d'elle et à diriger mon éducation;
-mais les soins maternels qu'elle m'avait prodigués durant ma maladie,
-tout cela ne me donnait-il pas, sinon des droits, du moins des motifs
-d'espérance? Il est vrai que son amitié était glaciale dès que ma
-passion se trahissait dans mes paroles ou dans mes regards; il est vrai
-que, depuis le premier jour, je n'avais pas fait un pas de plus dans son
-intimité; il est vrai aussi que M. de La Marche venait souvent dans la
-maison et qu'elle lui témoignait toujours la même amitié qu'à moi,
-avec moins de familiarité et plus d'égards, nuance que la différence
-de nos caractères et de nos âges amenait naturellement, et qui ne
-prouvait aucune préférence pour l'un ou pour l'autre. Je pouvais donc
-attribuer sa promesse à un arrêt de sa conscience; l'intérêt qu'elle
-prenait à m'instruire, au culte qu'elle rendait à la dignité humaine
-réhabilitée par la philosophie; son affection calme et continue pour
-M. de La Marche, à un regret profond, dominé par la force et la
-sagesse de son esprit. Ces perplexités étaient poignantes. L'espoir de
-forcer son amour par ma soumission et mon dévouement m'avait longtemps
-soutenu, mais cet espoir commençait à s'affaiblir, car, de l'aveu de
-tous, j'avais fait des progrès extraordinaires, des efforts prodigieux,
-et il s'en fallait de beaucoup que l'estime d'Edmée pour moi eût
-grandi dans la même proportion. Elle n'avait pas paru étonnée de ce
-qu'elle appelait _ma haute intelligence_: elle y avait toujours cru;
-elle l'avait louée plus que de raison. Mais elle ne s'aveuglait pas sur
-les défauts de mon caractère, sur les vices de mon âme; elle me les
-reprochait avec une douceur impitoyable, avec une patience faite pour me
-désespérer, car elle semblait avoir pris le parti de ne m'aimer jamais
-ni plus ni moins, quoi qu'il arrivât désormais.
-
-Cependant tous lui faisaient la cour, et nul n'était agréé. On avait
-bien dit dans le monde qu'elle était promise à M. de La Marche, mais
-on ne comprenait pas plus que moi le retard indéfini apporté à cette
-union. On en vint à dire qu'elle cherchait des prétextes pour se
-débarrasser de lui, et on ne trouva pas à motiver cette répugnance
-autrement qu'en lui supposant une grande passion pour moi. Mon histoire
-singulière avait fait du bruit: les femmes m'examinaient avec
-curiosité, les hommes me témoignaient de l'intérêt et une sorte de
-considération que j'affectais de mépriser, mais à laquelle j'étais
-assez sensible; et, comme rien n'a crédit dans le monde sans être
-embelli de quelque fiction, on exagérait étrangement mon esprit, mon
-aptitude et mon savoir; mais, dès qu'on avait vu, en présence
-d'Edmée, M. de La Marche et moi, toutes les inductions étaient
-réduites à néant par le sang-froid et l'aisance de nos manières.
-Edmée était avec nous en public ce qu'elle était en particulier; M.
-de La Marche, un mannequin sans âme et parfaitement dressé aux airs
-convenables; moi, dévoré de passions diverses, mais impénétrable à
-force d'orgueil, et aussi, je dois l'avouer, de prétentions à la
-sublimité du _maintien américain._ Il faut vous dire que j'avais eu le
-bonheur d'être présenté à Franklin comme un sincère adepte de la
-liberté. Sir Arthur Lee m'avait honoré d'une sorte de bienveillance et
-d'excellents conseils: j'avais donc la tête tournée tout comme ceux
-que je raillais si durement, et au point même que cette petite gloriole
-apportait à mes tourments un allègement bien nécessaire. Ne
-hausserez-vous pas les épaules, si je vous avoue que je prenais le plus
-grand plaisir du monde à ne point poudrer mes cheveux, à porter de
-gros souliers, à me présenter partout en habit plus que simple,
-rigidement propre et de couleur sombre, en un mot, à singer, autant
-qu'il était permis de le faire alors sans être confondu avec un
-_véritable roturier_, la mise et les allures du _bonhomme Richard!_
-J'avais dix-neuf ans et je vivais dans un temps où chacun affectait un
-rôle; c'est là toute mon excuse.
-
-Je pourrais alléguer aussi que mon trop indulgent et trop naïf
-gouverneur m'approuvait ouvertement; que mon oncle Hubert, tout en se
-moquant de moi de temps en temps, me laissait faire, et qu'Edmée ne me
-disait absolument rien de ce ridicule et semblait ne pas s'en
-apercevoir.
-
-Le printemps était revenu cependant, nous allions retourner à la
-campagne; les salons se dépeuplaient, et j'étais toujours dans la
-même incertitude. Je remarquai un jour que M. de La Marche montrait,
-malgré lui, le désir de se trouver seul avec Edmée. Je pris d'abord
-plaisir à le faire souffrir en restant immobile sur ma chaise; mais je
-crus voir au front d'Edmée ce léger pli que je connaissais si bien,
-et, après un dialogue muet avec moi-même, je sortis, décidé à voir
-les suites de ce tête-à-tête et à connaître mon sort, quel qu'il
-fût.
-
-Je revins au salon au bout d'une heure; mon oncle était rentré; M. de
-La Marche restait à dîner; Edmée était rêveuse, mais non triste;
-l'abbé lui adressait avec les yeux des questions qu'elle n'entendait
-pas ou ne voulait pas entendre.
-
-M. de La Marche accompagna mon oncle à la Comédie-Française. Edmée
-dit qu'elle avait à écrire et demanda la permission de rester. Je
-suivis le comte et le chevalier; mais, après le premier acte, je
-m'esquivai et je rentrai à l'hôtel. Edmée avait fait défendre sa
-porte, mais je ne pris pas cette défense pour moi; les domestiques
-trouvaient tout simple que j'agisse en enfant de la maison. J'entrai au
-salon, tremblant qu'Edmée ne fût dans sa chambre; là, je n'aurais pu
-la poursuivre. Elle était près de la cheminée et s'amusait à
-effeuiller les asters bleus et blancs que j'avais cueillis dans une
-promenade au tombeau de Jean-Jacques Rousseau. Ces fleurs me rappelaient
-une nuit d'enthousiasme, un clair de lune, les seules heures de bonheur
-peut-être que je pusse mentionner dans ma vie.
-
---Déjà rentré? me dit-elle sans se déranger.
-
---Déjà est un mot bien dur, lui répondis-je; voulez-vous que je me
-retire dans ma chambre, Edmée?
-
---Non pas, vous ne me gênez nullement; mais vous auriez plus profité
-à la représentation de _Mérope_ qu'en écoutant ma conversation de ce
-soir, car je vous avertis que je suis idiote.
-
---Tant mieux, cousine, vous ne m'humilierez pas, et, pour la première
-fois, nous serons sur le pied de l'égalité. Mais voulez-vous me dire
-pourquoi vous méprisez tant mes asters? Je croyais que vous les
-garderiez comme une relique.
-
---À cause de Rousseau, dit-elle en souriant avec malice sans lever les
-yeux sur moi.
-
---Oh! c'est bien ainsi que je l'entends, repris-je.
-
---Je joue un jeu très intéressant, dit-elle; ne me dérangez pas.
-
---Je le connais, lui dis-je; tous les enfants de la Varenne le jouent,
-et toutes nos bergères croient à l'arrêt du sort que ce jeu révèle.
-Voulez-vous que je vous explique vos pensées, lorsque vous arrachiez
-ces pétales quatre à quatre?
-
---Voyons, grand nécromant!
-
---_Un peu_, c'est ainsi que _quelqu'un_ vous aime; _beaucoup_, c'est
-ainsi que vous l'aimez; _passionnément_, un autre vous aime ainsi; _pas
-du tout_, voilà comme vous aimez celui-là.
-
---Et pourrait-on savoir, monsieur le devin, reprit Edmée, dont la
-figure devint plus sérieuse, ce que signifient _quelqu'un_ et _un
-autre?_ Je crois que vous êtes comme les antiques pythonisses: vous ne
-savez pas vous-même le sens de vos oracles.
-
---Ne sauriez-vous deviner le mien, Edmée?
-
---J'essayerai d'interpréter l'énigme, si vous voulez me promettre de
-faire ensuite ce que fit le sphinx vaincu par Œdipe.
-
---Oh! Edmée, m'écriai-je, il y a longtemps que je me casse la tête
-contre les murs à cause de vous et de vos interprétations! et
-cependant vous n'avez pas deviné juste une seule fois.
-
---Oh! mon Dieu, si! dit-elle en jetant le bouquet sur y la cheminée;
-vous allez voir. J'aime _un peu_ M. de La Marche, et je vous aime
-_beaucoup._ Il m'aime _passionnément_, et vous ne m'aimez _pas du
-tout._ Voilà la vérité.
-
---Je vous pardonne de tout mon cœur cette méchante interprétation à
-cause du mot _beaucoup_, lui répondis-je.
-
-Et j'essayai de prendre ses mains; elle les retira brusquement, et, en
-vérité, elle eut tort, car, si elle me les eût abandonnées, je me
-fusse borné à les serrer fraternellement; mais cette sorte de
-méfiance réveilla des souvenirs dangereux pour moi. Je crois qu'elle
-avait ce soir-là dans son air et dans ses manières beaucoup de
-coquetterie, et jusque-là je ne lui en avais jamais vu la moindre
-velléité. Je me sentis enhardi sans trop savoir pourquoi, et j'osai
-lui faire des remarques piquantes sur son tête-à-tête avec M. de La
-Marche. Elle ne prit aucun soin pour repousser mes interprétations et
-se mit à rire lorsque je la priai de me remercier de la politesse
-exquise avec laquelle je m'étais retiré en lui voyant froncer le
-sourcil.
-
-Cette légèreté superbe commençait à m'irriter un peu, lorsqu'un
-domestique entra et lui remit une lettre en lui disant qu'on attendait
-la réponse.
-
---Approchez la table et taillez-moi une plume, me dit-elle.
-
-Et, d'un air nonchalant, elle décacheta et parcourut la lettre, tandis
-que, sans savoir de quoi il s'agissait, je préparais tout ce qui était
-nécessaire pour écrire.
-
-Depuis longtemps la plume de corbeau était taillée; depuis longtemps
-le papier à vignettes de couleur était sorti du portefeuille ambré,
-et Edmée, n'y faisant aucune attention, ne se disposait point à en
-faire usage. La lettre dépliée était sur ses genoux, ses pieds
-étaient sur les chenets, ses coudes sur les bras de son fauteuil dans
-son attitude favorite de rêverie. Elle était complètement absorbée.
-Je lui parlai doucement; elle ne m'entendit pas. Je crus qu'elle avait
-oublié la lettre et qu'elle s'endormait. Au bout d'un quart d'heure, le
-domestique rentra et demanda, de la part du messager, s'il y avait une
-réponse.
-
---Certainement, répondit-elle; qu'il attende.
-
-Elle relut la lettre avec une attention extraordinaire et se mit à
-écrire avec lenteur; puis elle jeta au feu sa réponse, repoussa du
-pied son fauteuil, fit quelques tours dans l'appartement, et tout d'un
-coup s'arrêta devant moi et me regarda d'un air froid et sévère.
-
---Edmée, m'écriai-je en me levant avec impétuosité, qu'avez-vous
-donc, et quel rapport avec moi peut avoir cette lettre qui vous
-préoccupe si fortement?
-
---Qu'est-ce que cela vous fait? répondit-elle.
-
---Qu'est-ce que cela me fait! m'écriai-je. Et que me fait l'air que je
-respire? que m'importe le sang qui coule dans mes veines? Demandez-moi
-cela, à la bonne heure! mais ne me demandez pas en quoi une de vos
-paroles ou un de vos regards m'intéresse, car vous savez bien que ma
-vie en dépend.
-
---Ne dites pas des folies, Bernard, reprit-elle en retournant à son
-fauteuil d'un air distrait: il y a temps pour tout.
-
---Edmée! Edmée! ne jouez pas avec le lion endormi, ne rallumez pas le
-feu qui couve sous la cendre.
-
-Elle haussa les épaules et se mit à écrire avec beaucoup d'animation.
-Son teint était coloré, et, de temps en temps, elle passait ses doigts
-dans ses longs cheveux bouclés en _repentir_ sur son épaule. Elle
-était dangereusement belle dans ce désordre; elle avait l'air d'aimer:
-mais qui? celui-là sans doute à qui elle écrivait. La jalousie
-brûlait mes entrailles. Je sortis brusquement et je traversai
-l'antichambre; je regardai l'homme qui avait apporté la lettre; il
-était à la livrée de M. de La Marche. Je n'en doutai pas; mais cette
-certitude augmenta ma fureur. Je rentrai au salon en jetant violemment
-la porte. Edmée ne tourna pas seulement la tête; elle écrivait
-toujours. Je m'assis vis-à-vis d'elle; je la regardai avec des yeux de
-feu. Elle ne daigna pas lever les siens sur moi. Je crus même remarquer
-sur ses lèvres vermeilles un demi-sourire qui me parut insulter à mon
-angoisse. Enfin elle termina sa lettre et la cacheta. Je me levai alors
-et m'approchai d'elle, violemment tenté de la lui arracher des mains.
-J'avais appris à me contenir un peu plus qu'autrefois, mais je sentais
-qu'un seul instant peut, dans les âmes passionnées, renverser le
-travail de bien des jours.
-
---Edmée, lui dis-je avec amertume et avec une effroyable grimace qui
-s'efforçait d'être un sourire caustique, voulez-vous que je remette
-cette lettre au laquais de M. de La Marche et que je lui dise en même
-temps à l'oreille à quelle heure son maître peut venir au
-rendez-vous?
-
---Mais il me semble, répondit-elle avec une tranquillité qui
-m'exaspéra, que j'ai pu indiquer l'heure dans ma lettre et qu'il n'est
-pas besoin d'en informer les valets.
-
---Edmée, vous devriez me ménager un peu plus! m'écriai-je.
-
---Je ne m'en soucie pas le moins du monde, répondit-elle.
-
-Et, me jetant sur la table la lettre reçue, elle sortit pour remettre
-elle-même sa réponse au messager. Je ne sais si elle m'avait dit de
-lire cette lettre. Je sais que le mouvement qui me porta à le faire fut
-irrésistible. Elle était conçue à peu près ainsi:
-
-«Edmée, j'ai enfin découvert le secret fatal qui a mis, selon vous,
-un insurmontable obstacle à notre union. Bernard vous aime; son
-agitation de ce matin l'a trahi. Mais vous ne l'aimez pas, j'en suis
-sûr... cela est impossible! Vous me l'eussiez dit avec franchise.
-L'obstacle est donc ailleurs. Pardonnez-moi! J'ai réussi à savoir que
-vous avez passé deux heures dans la caverne des brigands! Infortunée,
-votre malheur, votre prudence, votre sublime délicatesse, vous
-ennoblissent encore à mes yeux. Et pourquoi ne m'avoir pas dit, dès le
-commencement, de quel malheur vous étiez victime? J'aurais d'un mot
-calmé vos douleurs et les miennes. Je vous aurais aidée à cacher
-votre secret. J'en aurais gémi avec vous, ou plutôt j'en aurais
-effacé l'odieux souvenir par le témoignage d'un attachement à toute
-épreuve. Mais rien n'est désespéré; ce mot, il est toujours temps de
-le dire, et le voici: Edmée, je vous aime plus que jamais; plus que
-jamais je suis décidé à vous offrir mon nom; daignez l'accepter.»
-
-Ce billet était signé Adhémar de La Marche.
-
-À peine en avais-je terminé la lecture, qu'Edmée rentra et s'approcha
-de la cheminée avec inquiétude, comme si elle eût oublié un objet
-précieux. Je lui tendis la lettre que je venais de lire, mais elle la
-prit d'un air distrait, et, se baissant vers le foyer, elle saisit avec
-précipitation et avec une sorte de joie un papier chiffonné que la
-flamme n'avait fait qu'effleurer. C'était la première réponse qu'elle
-avait faite au billet de M. de La Marche, et qu'elle n'avait pas jugé
-à propos d'envoyer.
-
---Edmée, lui dis-je en me jetant à ses genoux, laissez-moi voir ce
-papier. Quel qu'il soit, je me soumettrai à l'arrêt dicté par votre
-premier mouvement.
-
---En vérité, dit-elle avec une expression indéfinissable, le
-feriez-vous? Si j'aimais M. de La Marche, si je vous faisais un grand
-sacrifice en renonçant à lui, seriez-vous assez généreux pour me
-rendre ma parole?
-
-J'eus un instant d'hésitation; une sueur froide parcourut mon corps. Je
-la regardai fixement; son œil impénétrable ne trahissait pas sa
-pensée. Si j'avais cru qu'elle m'aimât et qu'elle soumît ma vertu à
-une épreuve, j'aurais peut-être joué l'héroïsme; mais je craignis
-un piège; la passion l'emporta. Je ne me sentais pas la force de
-renoncer à elle de bonne grâce, et l'hypocrisie me répugnait. Je me
-levai tremblant de colère.
-
---Vous l'aimez, m'écriai-je, avouez que vous l'aimez!
-
---Et quand cela serait, répondit-elle en mettant le papier dans sa
-poche, où serait le crime?
-
---Le crime serait d'avoir menti jusqu'ici en me disant que vous ne
-l'aimiez pas.
-
---_Jusqu'ici_ est beaucoup dire, reprit-elle en me regardant fixement;
-nous n'avons pas eu d'explication à cet égard depuis l'année passée.
-À cette époque, il était possible que je n'aimasse pas beaucoup
-Adhémar, et, à présent, il serait possible que je l'aimasse mieux que
-vous. Si je compare la conduite de l'un et de l'autre aujourd'hui, je
-vois d'un côté un homme sans orgueil et sans délicatesse, qui se
-prévaut d'un engagement que mon cœur n'a peut-être pas ratifié; de
-l'autre, je vois un admirable ami, dont le dévouement sublime brave
-tous les préjugés, et, me croyant souillée d'un affront ineffaçable,
-n'en persiste pas moins à couvrir cette tache de sa protection.
-
---Quoi! ce misérable croit que je vous ai fait violence, et il ne me
-provoque pas en duel?
-
---Il ne le croit pas, Bernard; il sait que vous m'avez fait évader de
-la Roche-Mauprat, mais il croit que vous m'avez secourue trop tard et
-que j'ai été victime des autres brigands.
-
---Et il veut vous épouser, Edmée? Ou c'est un homme sublime, en effet,
-ou il est plus endetté qu'on ne pense.
-
---Taisez-vous! dit Edmée avec colère; cette odieuse explication d'une
-conduite généreuse part d'une âme insensible et d'un esprit pervers.
-Taisez-vous, si vous ne voulez pas que je vous haïsse.
-
---Dites que vous me haïssez, Edmée, dites-le sans crainte, je le sais.
-
---Sans crainte! Vous devriez savoir aussi que je ne vous fais pas
-l'honneur de vous craindre. Enfin, répondez-moi: sans savoir ce que je
-prétends faire, comprenez-vous que vous devez me rendre ma liberté et
-renoncer à des droits barbares?
-
---Je ne comprends rien, sinon que je vous aime avec fureur et que je
-déchirerai avec mes ongles le cœur de celui qui osera vous disputer à
-moi. Je sais que je vous forcerai à m'aimer, et que, si je ne réussis
-pas, je ne souffrirai jamais, du moins, que vous apparteniez à un
-autre, moi vivant. On marchera sur mon corps criblé de blessures et
-saignant par tous les pores avant de vous passer au doigt un anneau de
-mariage; encore vous déshonorerai-je à mon dernier soupir en disant
-que vous êtes ma maîtresse, et je troublerai ainsi la joie de celui
-qui triomphera de moi; et, si je puis vous poignarder en expirant, je le
-ferai, afin que dans la tombe, du moins, vous soyez ma femme. Voilà ce
-que je compte faire, Edmée. Et maintenant, jouez au plus fin avec moi,
-conduisez-moi de piège en piège, gouvernez-moi par votre admirable
-politique: je pourrai être dupe cent fois, parce que je suis un
-ignorant; mais votre intrigue arrivera toujours au même dénouement,
-parce que j'ai juré par le nom de Mauprat!
-
---De Mauprat Coupe-jarret! répondit-elle avec une froide ironie.
-
-Et elle voulut sortir.
-
-J'allais lui saisir le bras lorsque la sonnette se fit entendre;
-c'était l'abbé qui rentrait. Aussitôt qu'il parut, Edmée lui serra
-la main et se retira dans sa chambre sans m'adresser un seul mot.
-
-Le bon abbé, s'apercevant de mon trouble, me questionna avec
-l'assurance que devaient lui donner désormais ses droits à mon
-affection; mais ce point était le seul sur lequel nous ne nous fussions
-jamais expliqués. Il l'avait cherché en vain. Il ne m'avait pas donné
-une seule leçon d'histoire sans tirer des amours illustres un exemple
-ou un précepte de modération ou de générosité; mais il n'avait pas
-réussi à me faire dire un mot à ce sujet. Je ne pouvais lui pardonner
-tout à fait de m'avoir desservi auprès d'Edmée. Je croyais deviner
-qu'il me desservait encore, et je me tenais en garde contre tous les
-arguments de sa philosophie et toutes les séductions de son amitié. Ce
-soir-là, plus que jamais, je fus inattaquable. Je le laissai inquiet et
-chagrin, et j'allai me jeter sur mon lit, où je cachai ma tête dans
-les couvertures, afin d'étouffer les anciens sanglots, impitoyables
-vainqueurs de mon orgueil et de ma colère.
-
-
-
-
-XIV
-
-
-Le lendemain, mon désespoir fut sombre. Edmée fut de glace, M. de La
-Marche ne vint pas. Je crus m'apercevoir que l'abbé allait chez lui et
-entretenait Edmée du résultat de leur conférence. Ils furent, du
-reste, parfaitement calmes, et je dévorai mon inquiétude en silence;
-je ne pus être seul un instant avec Edmée. Le soir, je me rendis à
-pied chez M. de La Marche; je ne sais pas ce que je voulais lui dire;
-j'étais dans un état d'exaspération qui me poussait à agir sans but
-et sans plan. J'appris qu'il avait quitté Paris. Je rentrai. Je trouvai
-mon oncle fort triste. Il fronça le sourcil en me voyant, et, après
-avoir échangé avec moi quelques paroles oiseuses et forcées, il me
-laissa avec l'abbé, qui tenta de me faire parler et qui n'y réussit
-pas mieux que la veille. Je cherchai pendant plusieurs jours l'occasion
-de parler à Edmée; elle sut l'éviter constamment. On faisait les
-apprêts du départ pour Sainte-Sévère; elle ne montrait ni tristesse
-ni gaieté. Je me résolus à glisser dans les feuillets de son livre
-deux lignes pour lui demander un entretien. Je reçus la réponse
-suivante au bout de cinq minutes:
-
-«Un entretien ne mènerait à rien. Vous persistez dans votre
-indélicatesse; moi, je persévérerai dans ma loyauté. Une conscience
-droite ne sait pas se dégager. J'ai juré de n'être jamais à un autre
-que vous. Je ne me marierai pas, mais je n'ai pas juré d'être à vous
-en dépit de tout. Si vous continuez à être indigne de mon estime, je
-saurai rester libre. Mon pauvre père décline vers la tombe; un couvent
-sera mon asile quand le seul lien qui m'attache à la société sera
-rompu.»
-
-Ainsi j'avais rempli les conditions imposées par Edmée, et, pour toute
-récompense, elle me prescrivait de les rompre. Je me trouvais au même
-point que le jour de son entretien avec l'abbé.
-
-Je passai le reste de la journée enfermé dans ma chambre; toute la
-nuit, je marchai avec agitation; je n'essayai pas de dormir. Je ne vous
-dirai pas quelles furent mes réflexions; elles ne furent pas indignes
-d'un honnête homme. Au point du jour, j'étais chez La Fayette. Il me
-procura les papiers nécessaires pour sortir de France. Il me dit
-d'aller l'attendre en Espagne, où il devait s'embarquer pour les
-États-Unis. Je rentrai à l'hôtel pour prendre les effets et l'argent
-indispensables au plus modeste voyageur. Je laissai un mot pour mon
-oncle, afin qu'il ne s'inquiétât pas de mon absence, que je promettais
-de lui expliquer avant peu dans une longue lettre. Je le suppliai de ne
-pas me juger jusque-là et de croire que ses bontés ne sortiraient
-jamais de mon cœur.
-
-Je partis avant que personne fût levé dans la maison; je craignais que
-ma résolution ne m'abandonnât au moindre signe d'amitié, et je
-sentais que j'avais abusé d'une affection trop généreuse. Je ne pus
-passer devant l'appartement d'Edmée sans coller mes lèvres sur la
-serrure; puis, cachant ma tête dans mes mains, je me mis à courir
-comme un fou; je ne m'arrêtai guère que de l'autre côté des
-Pyrénées. Là, je pris un peu de repos, et j'écrivis à Edmée
-qu'elle était libre et que je ne contrarierais aucune de ses
-résolutions, mais qu'il m'était impossible d'être témoin du triomphe
-de mon rival. J'avais l'intime persuasion qu'elle l'aimait; j'étais
-résolu à étouffer mon amour; je promettais plus que je ne pouvais
-tenir, mais les premiers effets de l'orgueil blessé me donnaient
-confiance en moi-même. J'écrivis aussi à mon oncle pour lui dire que
-je ne me croirais pas digne des bontés illimitées qu'il avait eues
-pour moi tant que je n'aurais pas gagné mes éperons de chevalier. Je
-l'entretenais de mes espérances de gloire et de fortune guerrière avec
-toute la naïveté de mon orgueil, et, comme je pensais bien qu'Edmée
-lirait cette lettre, j'affectais une joie sans trouble et une ardeur
-sans regret. Je ne savais pas si mon oncle avait connaissance des vrais
-motifs de mon départ; mais ma fierté ne put se soumettre à les lui
-avouer. Il en fut de même à l'égard de l'abbé, auquel j'écrivis,
-d'ailleurs, une lettre pleine de reconnaissance et d'affection. Je
-terminais en suppliant mon oncle de ne faire aucune dépense à mon
-intention au triste donjon de la Roche-Mauprat, assurant que je ne
-pourrais jamais me résoudre à l'habiter, et de considérer le fief
-racheté par lui comme la propriété de sa fille. Je lui demandais
-seulement de vouloir bien m'avancer deux ou trois années de revenu de
-ma part, afin que je pusse faire les frais de mon équipement et ne pas
-rendre onéreux pour le noble La Fayette mon dévouement à la cause
-américaine.
-
-On fut content de ma conduite et de mes lettres. Arrivé sur les côtes
-d'Espagne, je reçus de mon oncle une lettre pleine d'encouragements et
-de doux reproches sur mon brusque départ. Il me donnait sa
-bénédiction paternelle, déclarait sur son honneur que le fief de la
-Roche-Mauprat ne serait jamais repris par Edmée, et m'envoyait une
-somme considérable sans toucher à mon futur revenu. L'abbé joignait
-aux mêmes reproches des encouragements plus chauds encore. Il était
-facile de voir qu'il préférait le repos d'Edmée à mon bonheur, et
-qu'il éprouvait une joie véritable de mon départ. Cependant il
-m'aimait, et cette amitié s'exprimait d'une manière touchante à
-travers la satisfaction cruelle qui s'y mêlait. Il enviait mon sort. Il
-était plein d'ardeur pour la cause de l'indépendance et prétendait
-avoir été tenté plus d'une fois de jeter le froc aux orties et de
-prendre le mousquet; mais c'était de sa part une puérile affectation.
-Son naturel doux et timide resta toujours prêtre sous le manteau de la
-philosophie.
-
-Un billet étroit et sans suscription se trouvait comme glissé après
-coup entre ces deux lettres. Je comprenais bien qu'il était de la seule
-personne qui m'intéressât réellement dans le monde, mais je n'avais
-pas le courage de l'ouvrir. Je marchais sur le sable au bord de la mer,
-retournant ce mince papier dans ma main tremblante, et craignant de
-perdre, en le lisant, l'espèce de calme désespéré que j'avais
-trouvé dans mon courage. Je craignais surtout des remerciements et
-l'expression d'une joie enthousiaste, derrière laquelle j'eusse aperçu
-un autre amour satisfait.
-
---Que peut-elle m'écrire? disais-je; pourquoi m'écrit-elle? Je ne veux
-pas de sa pitié, encore moins de sa reconnaissance.
-
-J'étais tenté de jeter ce fatal billet à la mer. Une fois même, je
-l'élevai au-dessus des flots; mais je le serrai aussitôt contre mon
-cœur et l'y laissai quelques instants caché, comme si j'eusse cru à
-cette vue occulte des partisans du magnétisme, qui prétendent lire
-avec les organes du sentiment et de la pensée aussi bien qu'avec les
-yeux.
-
-Enfin je me décidai à rompre le cachet et je lus ces mots:
-
-«Tu as bien agi, Bernard; mais je ne te remercie pas, car je souffrirai
-de ton absence plus que je ne puis le dire. Va pourtant où ton honneur
-et l'amour de la sainte vérité t'appellent; mes vœux et mes prières
-te suivront partout. Reviens quand ta mission sera accomplie, tu ne me
-retrouveras ni mariée ni religieuse.»
-
-Elle avait joint à ce billet la bague de cornaline qu'elle m'avait
-cédée durant ma maladie, et que je lui avais renvoyée en quittant
-Paris. Je fis faire une petite boîte d'or où j'enfermai le billet et
-cet anneau, et que je plaçai sur moi comme un scapulaire. La Fayette,
-arrêté en France par ordre du gouvernement, qui s'opposait à son
-expédition, vint nous joindre bientôt, après s'être évadé de
-prison. J'avais eu le temps de faire mes préparatifs; je mis à la
-voile plein de tristesse, d'ambition et d'espérance.
-
-Vous n'attendez pas que je vous fasse le récit de la guerre
-d'Amérique. Encore une fois, j'isole mon existence des faits de
-l'histoire, en vous contant mes aventures. Mais ici je supprimerai même
-mes aventures personnelles; elles forment dans ma mémoire un chapitre
-à part, où Edmée joue le rôle d'une madone constamment invoquée,
-mais invisible. Je ne puis croire que vous preniez le moindre intérêt
-à entendre les incidents d'une portion de récit d'où cette figure
-angélique, la seule digne d'occuper votre attention, et par elle-même
-d'abord, et par son attention sur moi, serait entièrement absente. Je
-vous dirai seulement que, des grades inférieurs, joyeusement acceptés
-par moi au début, dans l'armée de Washington, je parvins
-régulièrement, mais rapidement, au grade d'officier. Mon éducation
-militaire fut prompte. Là, comme dans tout ce que j'ai entrepris durant
-ma vie, je me mis tout entier; et, voulant obstinément, je triomphai
-des difficultés.
-
-J'obtins la confiance de mes chefs illustres. Mon excellente
-constitution me rendait propre aux fatigues de la guerre; mes anciennes
-habitudes de brigand me furent même d'un secours immense; je supportais
-les revers avec un calme que n'avaient pas tous les jeunes Français
-débarqués avec moi, quel que fut d'ailleurs l'éclat de leur courage.
-Le mien fut froid et tenace, à la grande surprise de nos alliés, qui
-doutèrent plus d'une fois de mon origine, en voyant combien je me
-familiarisais vite avec les forêts, et comme je savais lutter de ruse
-et de méfiance avec les sauvages qui inquiétèrent parfois nos
-manœuvres.
-
-Au milieu de mes travaux et de mes déplacements, j'eus le bonheur de
-pouvoir cultiver mon esprit dans l'intimité d'un jeune homme de mérite
-que la Providence me donna pour compagnon et pour ami. L'amour des
-sciences naturelles l'avait jeté dans notre expédition, et il s'y
-conduisait en bon militaire; mais il était facile de voir que la
-sympathie politique ne jouait dans sa résolution qu'un rôle
-secondaire. Il n'avait aucun désir d'avancement, aucune aptitude aux
-études stratégiques. Son herbier et ses observations zoologiques
-l'occupaient bien plus que le succès de la guerre et le triomphe de la
-liberté. Il se battait trop bien dans l'occasion pour mériter jamais
-le reproche de tiédeur; mais, jusqu'à la veille du combat, et dès le
-lendemain, il semblait ignorer qu'il fut question d'autre chose que
-d'une excursion scientifique dans les savanes du nouveau monde. Son
-portemanteau était toujours rempli, non d'argent et de nippes, mais
-d'échantillons d'histoire naturelle; et, tandis que, couchés sur
-l'herbe, nous étions attentifs aux moindres bruits qui pouvaient nous
-révéler l'approche de l'ennemi, il était absorbé dans l'analyse
-d'une plante ou d'un insecte. C'était un admirable jeune homme, pur
-comme un ange, désintéressé comme un stoïque, patient comme un
-savant, et avec cela enjoué et affectueux. Lorsqu'une surprise nous
-mettait en danger, il n'avait de soucis et d'exclamations que pour les
-précieux cailloux et les inappréciables brins d'herbe qu'il portait en
-groupe; et pourtant, lorsqu'un de nous était blessé, il le soignait
-avec une bonté et un zèle incomparables.
-
-Il vit, un jour, la boîte d'or que je cachais sous mes habits, et il me
-supplia instamment de la lui céder pour y mettre quelques pattes de
-mouche et quelques ailes de cigale qu'il eût défendues jusqu'à la
-dernière goutte de son sang. Il me fallut tout le respect que je
-portais aux reliques de l'amour pour résister aux instances de
-l'amitié. Tout ce qu'il put obtenir de moi, ce fut de glisser dans ma
-précieuse boîte une petite plante fort jolie qu'il prétendait avoir
-découverte le premier, et qui n'eut droit d'asile à côté du billet
-et de l'anneau de ma fiancée qu'à la condition de s'appeler _Edmunda
-sylvestris._ Il y consentit; il avait donné à un beau pommier sauvage
-le nom de Samuel Adams, celui de Franklin à je ne sais quelle abeille
-industrieuse, et rien ne lui plaisait comme d'associer ces nobles
-enthousiasmes à ses ingénieuses observations.
-
-Je conçus pour lui un attachement d'autant plus vif que c'était ma
-première amitié pour un homme de mon âge. Le charme que je trouvais
-dans cette liaison me révéla une face de la vie, des facultés et des
-besoins de l'âme que je ne connaissais pas. Comme je ne pus me
-détacher jamais des premières impressions de mon enfance, dans mon
-amour pour la chevalerie, je me plus à voir en lui mon frère d'armes,
-et je voulus qu'il me donnât ce titre, à l'exclusion de tout autre ami
-intime. Il s'y prêta avec un abandon de cœur qui me prouva combien la
-sympathie était vive entre nous. Il prétendait que j'étais né pour
-être naturaliste, à cause de mon aptitude à la vie nomade et aux
-rudes expéditions. Il me reprochait un peu de préoccupation et me
-grondait sérieusement lorsque je marchais étourdiment sur des plantes
-intéressantes; mais il assurait que j'étais doué de l'esprit de
-méthode et que je pourrais inventer un jour, non pas une théorie de la
-nature, mais un _excellent_ système de classification. Sa prédiction
-ne se réalisa point, mais ses encouragements réveillèrent en moi le
-goût de l'étude et empêchèrent mon esprit de retomber en paralysie
-dans la vie des camps. Il fut pour moi l'envoyé du ciel; sans lui, je
-fusse redevenu peut-être, sinon le coupe-jarret de la Roche-Mauprat, du
-moins le sauvage de la Varenne. Ses enseignements ranimèrent en moi le
-sentiment de la vie intellectuelle. Il agrandit mes idées, il ennoblit
-aussi mes instincts; car, si une merveilleuse droiture et des habitudes
-de modestie l'empêchaient de se jeter dans les discussions
-philosophiques, il avait l'amour inné de la justice et décidait avec
-une sagacité infaillible toutes les questions de sentiment et de
-moralité. Il prit sur moi un ascendant que n'eut jamais pu prendre
-l'abbé dans la position où notre méfiance mutuelle nous avait placés
-dès le principe. Il me révéla une grande partie du monde physique;
-mais ce qu'il m'apprit de plus précieux fut de m'habituer à me
-connaître moi-même et à réfléchir sur mes impressions. Je parvins
-à gouverner mes mouvements jusqu'à un certain point. Je ne me
-corrigeai jamais de l'orgueil et de la violence. On ne change pas
-l'essence de son être, mais on dirige vers le bien ses facultés
-diverses; on arrive presque à utiliser ses défauts; c'est, au reste,
-le grand secret et le grand problème de l'éducation.
-
-Les entretiens de mon cher Arthur m'amenèrent à de telles réflexions,
-que je parvins à déduire logiquement de tous mes souvenirs les motifs
-de la conduite d'Edmée. Je la trouvai grande et généreuse, surtout
-dans les choses qui, mal vues et mal appréciées, m'avaient le plus
-blessé. Je ne l'en aimai pas davantage, c'était impossible; mais
-j'arrivai à comprendre pourquoi je l'aimais invinciblement malgré tout
-ce qu'elle m'avait fait souffrir. Cette flamme sainte brûla dans mon
-âme, sans pâlir un seul instant, durant les six années de notre
-séparation. Malgré l'excès de vie qui débordait mon être, malgré
-les excitations d'une nature extérieure pleine de volupté, malgré les
-mauvais exemples et les nombreuses occasions qui sollicitent la
-faiblesse humaine dans la liberté de la vie errante et militaire, je
-prends Dieu à témoin que je conservai intacte ma robe d'innocence et
-que je ne connus pas le baiser d'une seule femme. Arthur, qu'une
-organisation plus calme sollicitait moins vivement et que le travail de
-l'intelligence absorbait presque tout entier, ne fut pas toujours aussi
-austère; il m'engagea même plusieurs fois à ne pas courir les dangers
-d'une vie exceptionnelle, contraire au vœu de la nature. Quand je lui
-confiai qu'une grande passion éloignait de moi toute faiblesse et
-rendait toute chute impossible, il cessa de combattre ce qu'il appelait
-mon fanatisme (c'était un mot très en vogue et qui s'appliquait à
-presque tout indifféremment), et je remarquai qu'il avait pour moi une
-estime plus profonde, je dirai même une sorte de respect qui ne
-s'exprimait point par des paroles, mais qui se révélait dans mille
-petits témoignages d'adhésion et de déférence.
-
-Un jour qu'il me parlait de la grande puissance qu'exerce la douceur
-extérieure jointe à une volonté inébranlable, me citant pour exemple
-et le bien et le mal dans l'histoire des hommes, surtout la douceur des
-apôtres et l'hypocrisie des prêtres de toutes les religions, il me
-vint à l'idée de lui demander si, avec la fougue de mon sang et
-l'emportement de mon caractère, je pourrais jamais exercer une
-influence quelconque sur mes proches. En me servant de ce dernier mot,
-je ne songeais qu'à Edmée. Arthur me répondit que j'aurais un autre
-ascendant que celui de la douceur acquise.
-
---Ce sera, dit-il, celui de la bonté naturelle. La chaleur de l'âme,
-l'ardeur et la persévérance de l'affection, voilà ce qu'il faut dans
-la vie de famille, et ces qualités font aimer nos défauts à ceux-là
-mêmes qui habituellement en souffrent le plus. Nous devons donc tâcher
-de nous vaincre par amour pour ceux qui nous aiment; mais se proposer un
-système de modération dans le sein de l'amour ou de l'amitié serait,
-je pense, une recherche puérile, un travail égoïste, et qui tuerait
-l'affection en nous-mêmes d'abord et bientôt après dans les autres.
-Je ne vous parlais de modération réfléchie que dans l'application de
-l'autorité sur les masses. Or si vous avez jamais l'ambition...
-
---Or vous croyez, lui dis-je sans écouter la dernière partie de son
-discours, que, tel que vous me connaissez, je puis rendre une femme
-heureuse et me faire aimer d'elle malgré tous mes défauts et les torts
-qu'ils entraînent?
-
---Ô cervelle amoureuse! s'écria-t-il, qu'il est difficile de vous
-distraire!... Eh bien, si vous le voulez, Bernard, je vous dirai ce que
-je pense de vos amours. La personne que vous aimez si ardemment vous
-aime, à moins qu'elle ne soit incapable d'aimer ou tout à fait
-dépourvue de jugement.
-
-Je lui assurai qu'elle était autant au-dessus de toutes les autres
-femmes que le lion est au-dessus de l'écureuil, le cèdre au-dessus de
-l'hysope, et, à force de métaphores, je réussis à le convaincre.
-Alors il m'engagea à lui confier quelques détails, afin, disait-il,
-qu'il pût juger ma position à l'égard d'Edmée. Je lui ouvris mon
-cœur sans réserve et lui racontai mon histoire d'un bout à l'autre.
-Nous étions alors sur la lisière d'une belle forêt vierge, aux
-derniers rayons du couchant. Le parc de Sainte-Sévère, avec ses beaux
-chênes seigneuriaux qui n'avaient jamais subi l'outrage de la cognée,
-se représentait à ma pensée pendant que je regardais les arbres du
-désert affranchis de toute culture, s'épanouissant dans leur force et
-dans leur grâce primitive au-dessus de nos têtes. L'horizon brûlant
-me rappelait les visites du soir à la cabane de Patience, Edmée assise
-sous les pampres dorés; et le chant des perruches allègres me
-retraçait celui des beaux oiseaux exotiques qu'elle élevait dans sa
-chambre. Je pleurai en songeant à l'éloignement de ma patrie, au large
-Océan qui nous séparait et qui a englouti tant de pèlerins au moment
-où ils saluaient la rive natale. Je pensai aussi aux chances de la
-fortune, aux dangers de la guerre, et, pour la première fois, j'eus
-peur de mourir; car mon cher Arthur, serrant ma main dans les siennes,
-m'assurait que j'étais aimé et qu'il voyait une nouvelle preuve
-d'affection dans chaque trait de rigueur et de méfiance.
-
---Enfant, me disait-il, si elle ne voulait pas t'épouser, ne vois-tu
-pas qu'elle aurait eu cent manières de se débarrasser à jamais de tes
-prétentions? Et, si elle n'avait pour toi une tendresse inépuisable,
-se serait-elle donné tant de peine et imposé tant de sacrifices pour
-te tirer de l'abjection où elle t'avait trouvé et pour te rendre digne
-d'elle? Eh bien, toi qui ne rêves qu'aux antiques prouesses de la
-chevalerie errante, ne vois-tu pas que tu es un noble preux, condamné
-par ta dame à de rudes épreuves pour avoir manqué aux lois de la
-galanterie, en réclamant d'un ton impérieux l'amour qu'on doit
-implorer à genoux?
-
-Il entrait alors dans un examen détaillé de mes crimes et trouvait les
-châtiments rudes, mais justes; il discutait ensuite les probabilités
-de l'avenir et me donnait l'excellent conseil de me soumettre jusqu'à
-ce qu'on jugeât à propos de m'absoudre.
-
---Mais, lui disais-je, n'est-ce point une honte qu'un homme mûri, comme
-je le suis maintenant, par la réflexion et rudement éprouvé par la
-guerre se soumette comme un enfant au caprice d'une femme?
-
---Non, me répondait Arthur, ce n'est point une honte, et la conduite de
-cette femme n'est point dictée par le caprice. Il n'y a que de
-l'honneur à réparer le mal qu'on a fait, et combien peu d'hommes en
-sont capables! Il n'y a que justice dans la pudeur offensée qui
-réclame ses droits et son indépendance naturelle. Vous vous êtes
-conduit comme Albion, ne vous étonnez pas qu'Edmée se conduise comme
-Philadelphie. Elle ne se rendra qu'à la condition d'une paix glorieuse,
-et elle aura raison.
-
-Il voulut savoir quelle conduite avait tenue Edmée à mon égard depuis
-deux ans que nous étions en Amérique. Je lui montrai les rares et
-courtes lettres que j'avais reçues d'elle. Il fut frappé du grand sens
-et de la parfaite loyauté qui lui parurent ressortir de l'élévation
-et de la précision virile du style. Edmée ne me faisait aucune
-promesse et ne m'encourageait même par aucune espérance directe; mais
-elle témoignait un vif désir de mon retour et me parlait du bonheur
-que nous goûterions tous, réunis autour de l'âtre, quand mes récits
-extraordinaires prolongeraient les veillées du château; elle
-n'hésitait pas à me dire que j'étais, avec son père, l'_unique
-sollicitude de sa vie._ Cependant, malgré une tendresse si soutenue, un
-terrible soupçon m'obsédait. Dans ces courtes lettres de ma cousine,
-comme dans celles de son père, comme dans les longues épîtres tendres
-et fleuries de l'abbé Aubert, on ne me faisait jamais part des
-événements qui pouvaient et qui devaient survenir dans la famille.
-Chacun m'entretenait de soi-même, et jamais ils ne me disaient un mot
-les uns des autres; c'est tout au plus si on me parlait des attaques de
-goutte du chevalier. Il y avait comme une convention passée entre
-chacun des trois de ne me point dire les occupations et la situation
-d'esprit des deux autres.
-
---Éclaire-moi et rassure-moi, si tu peux, à cet égard, dis-je à
-Arthur. Il y a des moments où je m'imagine qu'Edmée est mariée, et
-qu'on est convenu de ne me l'apprendre qu'à mon retour; car enfin qui
-l'en empêche? Est-il probable qu'elle m'aime assez pour vivre dans la
-solitude par amour pour moi, tandis que cet amour, soumis aux principes
-d'une froide raison et d'une austère conscience, se résigne à voir
-mon absence se prolonger indéfiniment avec la guerre? J'ai des devoirs
-à remplir ici, sans nul doute; l'honneur exige que je défende mon
-drapeau jusqu'au jour du triomphe ou de la défaite irréparable de la
-cause que je sers; mais je sens que je préfère Edmée à ces vains
-honneurs et que, pour la voir une heure plus tôt, j'abandonnerais mon
-nom à la risée et aux malédictions de l'univers.
-
---Cette dernière pensée vous est suggérée, répondit Arthur en
-souriant, par la violence de votre passion; mais vous n'agiriez point
-comme vous dites, l'occasion se présentant. Quand nous sommes aux
-prises avec une seule de nos facultés, nous croyons les autres
-anéanties; mais qu'un choc extérieur les réveille, et nous voyons
-bien que notre âme vit par plusieurs points à la fois. Vous n'êtes
-pas insensible à la gloire, Bernard, et, si Edmée vous invitait à y
-renoncer, vous vous apercevriez que vous y teniez plus que vous ne
-pensiez; vous avez d'ardentes convictions républicaines, et c'est
-Edmée qui vous les a inspirées la première. Que penseriez-vous
-d'elle, et que serait-elle, en effet, si elle vous disait aujourd'hui:
-«Il y a, au-dessus de la religion que je vous ai prêchée et des dieux
-que je vous ai révélés, quelque chose de plus auguste et de plus
-sacré: c'est mon bon plaisir?» Bernard, votre amour est plein
-d'exigences contradictoires. L'inconséquence est, d'ailleurs, le propre
-de tous les amours humaines. Les hommes s'imaginent que la femme n'a
-point d'existence par elle-même et qu'elle doit toujours s'absorber en
-eux, et pourtant ils n'aiment fortement que la femme qui paraît
-s'élever, par son caractère, au-dessus de la faiblesse et de l'inertie
-de son sexe. Vous voyez sous ce climat tous les colons disposer de la
-beauté de leurs esclaves, mais ils ne les aiment point, quelque belles
-qu'elles soient; et, lorsque par hasard ils s'attachent à une d'elles,
-leur premier soin est de l'affranchir. Jusque-là, ils ne croient pas
-avoir affaire à une créature humaine. L'esprit d'indépendance, la
-notion de la vertu, l'amour du devoir, privilège des âmes élevées,
-est donc nécessaire dans une compagne; et plus votre maîtresse vous
-montre de force et de patience, plus vous la chérissez, en dépit de
-vos souffrances. Sachez donc distinguer l'amour du désir; le désir
-veut détruire les obstacles qui l'attirent, et il meurt sur les débris
-d'une vertu vaincue; l'amour veut vivre, et, pour cela, il veut voir
-l'objet de son culte longtemps défendu par cette muraille de diamant
-dont la force et l'éclat font la valeur et la beauté.
-
-C'est ainsi qu'Arthur m'expliquait les ressorts mystérieux de ma
-passion et projetait la lumière de sa sagesse dans les orages
-ténébreux de mon âme. Quelquefois il ajoutait:
-
---Si le ciel m'eût donné la femme que j'ai parfois rêvée, je crois
-que j'aurais su faire de mon amour une passion noble et généreuse;
-mais la science prend trop de temps: je n'ai pas eu le loisir de
-chercher mon idéal, et, si je l'ai rencontré, je n'ai pu ni l'étudier
-ni le reconnaître. Ce bonheur vous est accordé, Bernard; mais vous
-n'approfondirez pas l'histoire naturelle: un seul homme ne peut pas tout
-avoir.
-
-Quant à mon soupçon sur le mariage d'Edmée que je redoutais, il le
-rejetait bien loin, comme une obsession maladive. Il trouvait, au
-contraire, dans le silence d'Edmée à cet égard, une admirable
-délicatesse de conduite et de sentiments.
-
---Une personne vaine prendrait soin, disait-il, de vous apprendre tous
-les sacrifices qu'elle vous fait, de vous énumérer les titres et les
-qualités des prétendants qu'elle repousse; mais Edmée est une âme
-trop élevée, un esprit trop sérieux, pour entrer dans ces détails
-futiles. Elle regarde vos conventions comme inviolables et n'imite pas
-ces consciences faibles qui parlent toujours de leurs victoires pour se
-faire un mérite de ce que la vraie force trouve facile. Elle est née
-si fidèle, qu'elle n'imagine même pas qu'on puisse la soupçonner de
-ne pas l'être.
-
-Ces entretiens versaient un baume salutaire sur mes blessures. Lorsque
-la France accorda enfin ouvertement son alliance à la cause
-américaine, j'appris de l'abbé une nouvelle qui me rassura
-entièrement sur un point. Il m'écrivait que probablement je
-retrouverais au nouveau monde un ancien ami. Le comte de La Marche avait
-obtenu un régiment, et il partait pour les États-Unis.
-
-«_Entre nous soit dit_, ajoutait l'abbé, il lui était bien
-nécessaire de se créer une position. Ce jeune homme, quoique modeste
-et sage, a toujours eu la faiblesse de céder à un préjugé de
-famille. Il avait honte de sa pauvreté et la cachait comme on cache une
-lèpre, si bien qu'il a achevé de se ruiner en ne voulant pas laisser
-paraître les progrès de sa ruine. On attribue dans le monde la rupture
-d'Edmée avec lui à ces revers de fortune, et l'on va jusqu'à dire
-qu'il était peu épris de sa personne et beaucoup de sa dot. Je ne
-saurais me résoudre à lui supposer des vues basses, et je crois
-seulement qu'il a subi les souffrances auxquelles conduisent de faux
-principes sur le prix des biens de ce monde. Si vous le rencontrez,
-Edmée désire que vous lui témoigniez de l'intérêt et que vous lui
-exprimiez celui qu'elle a toujours manifesté pour lui. La conduite de
-votre admirable cousine a été, en ceci comme en toute chose, pleine de
-douceur et de dignité.»
-
-
-
-
-XV
-
-
-La veille du départ de M. de La Marche, après l'envoi de la lettre de
-l'abbé, il s'était passé dans la Varenne un petit événement qui me
-causa en Amérique une surprise agréable et plaisante, et qui,
-d'ailleurs, s'enchaîna d'une manière remarquable aux événements les
-plus importants de ma vie, ainsi que vous le verrez plus tard.
-
-Quoique assez grièvement blessé à la malheureuse affaire de Savannah,
-j'étais activement occupé en Virginie, sous les ordres du général
-Green, à rassembler les débris de l'armée de Gates, qui était, à
-mes yeux, un héros bien supérieur à son rival heureux Washington.
-Nous venions d'apprendre le débarquement de l'escadre de M. de Ternay,
-et la tristesse qui nous avait gagnés à cette époque de revers et de
-détresse commençait à se dissiper devant l'espoir d'un secours plus
-considérable que celui qui nous arrivait en effet. Je me promenais dans
-les bois, à peu de distance du camp, avec Arthur, et nous profitions de
-ce moment de répit pour nous entretenir enfin d'autre chose que de
-Cornwallis et de l'infâme Arnolds. Longtemps affligés par le spectacle
-des maux de la nation américaine, par la crainte de voir l'injustice et
-la cupidité triompher de la cause des peuples, nous nous abandonnions
-à une douce gaieté. Lorsque j'avais une heure de loisir, j'oubliais
-mes rudes travaux pour me réfugier dans l'oasis de mes pensées, dans
-la famille de Sainte-Sévère. Selon ma coutume, à ces heures-là, je
-racontais au complaisant Arthur quelque scène bouffonne de mes débuts
-dans la vie au sortir de la Roche-Mauprat. Je lui décrivais tantôt ma
-première toilette, tantôt le mépris et l'horreur de Mlle Leblanc pour
-ma personne, et ses recommandations à son ami Saint-Jean de ne jamais
-approcher de moi à la portée du bras. Je ne sais comment, au milieu de
-ces amusantes figures, celle du solennel hidalgo Marcasse se présenta
-à mon imagination, et je me mis à faire la peinture fidèle et
-détaillée de l'habillement, de la démarche et de la conversation de
-cet énigmatique personnage. Ce n'est pas que Marcasse fût réellement
-aussi comique qu'il m'apparaissait à travers ma fantaisie; mais, à
-vingt ans, un homme n'est qu'un enfant, surtout lorsqu'il est militaire,
-qu'il vient d'échapper à de grands périls, et que la conquête de sa
-propre vie le remplit d'un orgueil insouciant. Arthur riait de tout son
-cœur en m'écoutant et m'assurait qu'il donnerait tout son bagage de
-naturaliste pour un animal aussi curieux que celui dont je lui faisais
-la description. Le plaisir qu'il trouvait à partager mes enfantillages
-me donnant de la verve, je ne sais si j'aurais pu résister au désir de
-charger un peu mon modèle, lorsque tout à coup, au détour du chemin,
-nous nous trouvâmes en présence d'un homme de haute taille, pauvrement
-vêtu, pitoyablement décharné, lequel marchait à nous d'un air grave
-et pensif, portant à la main une longue épée nue, dont la pointe
-était pacifiquement baissée jusqu'à terre. Ce personnage ressemblait
-si fort à celui que je venais de décrire, qu'Arthur, frappé de
-l'à-propos, fut pris d'un rire inextinguible, et, se rangeant de côté
-pour laisser passer le sosie de Marcasse, se jeta sur le gazon au milieu
-d'une quinte de toux convulsive.
-
-Quant à moi, je ne riais point, car rien de ce qui semble surnaturel ne
-manque de frapper vivement l'homme le plus habitué au danger. La jambe
-en avant, l'œil fixe, le bras étendu, nous nous approchions l'un vers
-l'autre, moi et lui, non pas l'ombre de Marcasse, mais la personne
-respectable, en chair et en os, de l'hidalgo preneur de taupes.
-
-Pétrifié de surprise, lorsque je vis ce que je prenais pour un spectre
-porter lentement la main à la corne de son chapeau et le soulever sans
-perdre une ligne de sa taille, je reculai de trois pas, et cette
-émotion, qu'Arthur prit pour une facétie de ma part, augmenta sa
-gaieté. Le chasseur de belettes n'en fut aucunement ému; peut-être
-pensa-t-il, dans son calme judicieux, que c'était la manière d'aborder
-les gens sur l'autre rive de l'Océan.
-
-Mais la gaieté d'Arthur faillit redevenir contagieuse lorsque Marcasse
-me dit avec un flegme incomparable:
-
---Il y a longtemps, monsieur Bernard, que j'ai l'honneur de vous
-chercher.
-
---Il y a longtemps, en effet, mon bon Marcasse, répondis-je en serrant
-gaiement la main de cet ancien ami; mais dis-moi par quel pouvoir inouï
-j'ai eu le bonheur de t'attirer jusqu'ici. Autrefois, tu passais pour
-sorcier; le serais-je devenu aussi sans m'en douter?
-
---Je vous dirai tout cela, mon cher général, répondit Marcasse, que
-mon uniforme de capitaine éblouissait apparemment; veuillez me
-permettre d'aller avec vous, et je vous dirai bien des choses, bien des
-choses!
-
-En entendant Marcasse répéter son dernier mot d'une voix affaiblie et
-comme se faisant écho à lui-même, manie qu'un instant auparavant
-j'étais en train de contrefaire, Arthur se remit à rire. Marcasse se
-retourna vers lui, et, l'ayant regardé fixement, le salua avec une
-gravité imperturbable. Arthur, reprenant tout à coup son sérieux, se
-leva et lui rendit son salut jusqu'à terre avec une dignité comique.
-
-Nous retournâmes ensemble au camp. Chemin faisant, Marcasse me raconta
-son histoire dans ce style bref, qui, forçant l'auditeur à mille
-questions fatigantes, loin de simplifier le discours, le compliquait
-extraordinairement. Ce fut un grand divertissement pour Arthur; mais
-comme vous ne trouveriez pas le même plaisir à entendre une relation
-exacte de cet interminable dialogue, je me bornerai à vous dire comment
-Marcasse s'était décidé à quitter sa patrie et ses amis pour
-apporter à la cause américaine le secours de sa longue épée.
-
-M. de La Marche partait pour l'Amérique à l'époque où Marcasse,
-installé à son château du Berry pour huit jours, faisait sa ronde
-annuelle sur les poutres et solives des greniers. La maison du comte,
-bouleversée de ce départ, se livrait à de merveilleux commentaires
-sur ce pays lointain, plein de dangers, de prodiges, d'où l'on ne
-revenait jamais, suivant les beaux esprits du village, qu'avec une
-fortune si considérable et tant de lingots d'or et d'argent, qu'il
-fallait dix vaisseaux pour les rapporter. Sous son extérieur glacé,
-don Marcasse, semblable aux volcans hyperboréens, cachait une
-imagination brûlante, un amour passionné pour l'extraordinaire.
-Habitué à vivre en équilibre sur les ais des charpentes, dans une
-région évidemment plus élevée que les autres hommes, et n'étant pas
-insensible à la gloire d'étonner chaque jour les assistants par la
-hardiesse et la tranquillité de ses manœuvres acrobatiques, il se
-laissa enflammer par la peinture de l'Eldorado, et cette fantaisie fut
-d'autant plus vive que, selon son habitude, il ne s'en ouvrit à
-personne. M. de La Marche fut donc fort surpris, lorsque, la veille de
-son départ, Marcasse se présenta devant lui et lui proposa de
-l'accompagner en Amérique en qualité de valet de chambre. En vain M.
-de La Marche lui représenta qu'il était bien vieux pour quitter son
-état et pour courir les chances d'une existence nouvelle; Marcasse
-montra tant de fermeté, qu'il finit par le convaincre. Plusieurs
-raisons déterminèrent M. de La Marche à faire ce singulier choix. Il
-avait résolu d'emmener un domestique encore plus âgé que le chasseur
-de belettes, et qui ne le suivait qu'avec beaucoup de répugnance. Mais
-cet homme avait toute sa confiance, faveur que M. de La Marche accordait
-difficilement, n'ayant du train d'un homme de qualité que l'apparence,
-et voulant être servi avec économie, prudence et fidélité. Il
-connaissait Marcasse pour un homme scrupuleusement honnête, et même
-singulièrement désintéressé; car il y avait du don Quichotte dans
-l'âme de Marcasse tout aussi bien que dans sa personne. Il avait
-trouvé dans une ruine une sorte de trésor, c'est-à-dire un pot de
-grès renfermant une somme de dix mille francs environ, en vieille
-monnaie d'or et d'argent; et non seulement il l'avait remis au
-possesseur de la ruine, qu'il aurait pu tromper à son aise, mais encore
-il avait refusé une récompense, disant avec emphase, dans son jargon
-abréviatif, que l'_honnêteté mourrait se vendant._
-
-La frugalité de Marcasse, sa discrétion, sa ponctualité, devaient en
-faire un homme précieux, s'il pouvait s'habituer à mettre ces
-qualités au service d'autrui. Il y avait seulement à craindre qu'il ne
-pût s'habituer à la perte de son indépendance; mais, avant que
-l'escadre de M. de Ternay mît à la voile, M. de La Marche pensa qu'il
-aurait le temps de faire une épreuve suffisante de son nouvel écuyer.
-
-De son côté, Marcasse éprouva bien quelque regret en prenant congé
-de ses amis et de son pays; car, s'il avait des _amis partout, partout
-une patrie_, comme il disait, faisant allusion à sa vie errante, il
-avait pour la Varenne une préférence bien marquée; et, de tous ses
-châteaux (car il avait pour coutume d'appeler siens tous ses gîtes),
-le château de Sainte-Sévère était le seul où il arrivât avec
-plaisir et dont il s'éloignait avec regret. Un jour que le pied lui
-avait manqué sur la toiture et qu'il avait fait une chute assez grave,
-Edmée, encore enfant, avait gagné son cœur par les pleurs que cet
-accident lui avait fait répandre et par les soins naïfs qu'elle lui
-avait donnés. Depuis que Patience habitait la lisière du parc,
-Marcasse sentait encore plus d'attrait pour Sainte-Sévère, car
-Patience était l'Oreste de Marcasse. Marcasse ne comprenait pas
-toujours Patience; mais Patience était le seul qui comprît
-parfaitement Marcasse et qui sût tout ce qu'il y avait d'honnêteté
-chevaleresque et de bravoure exaltée sous cette bizarre enveloppe.
-Prosterné devant la supériorité intellectuelle du solitaire, le
-chasseur de belettes s'arrêtait respectueusement, lorsque la verve
-poétique, s'emparant de Patience, devenait inintelligible pour son
-modeste ami. Alors Marcasse, avec une touchante douceur et s'abstenant
-de questions et de remarques déplacées, baissait les yeux, et, faisant
-signe de la tête de temps à autre, comme s'il eût compris et
-approuvé, donnait au moins à son ami l'innocent plaisir d'être
-écouté sans contradiction.
-
-Cependant Marcasse en avait compris assez pour embrasser les idées
-républicaines et pour partager les romanesques espérances de
-nivellement universel et de retour à l'égalité de l'âge d'or que
-nourrissait ardemment le bonhomme Patience. Ayant plusieurs fois ouï
-dire à son ami qu'il fallait cultiver ces doctrines avec prudence
-(précepte que, d'ailleurs, Patience n'observait guère pour son propre
-compte), l'hidalgo, puissamment aidé par son habitude et son penchant,
-ne parlait jamais de sa philosophie; mais il faisait une propagande plus
-efficace, en colportant du château à la chaumière et de la maison
-bourgeoise à la ferme ces petites éditions à bon marché de la
-_Science du bonhomme Richard_, et d'autres menus traités de patriotisme
-populaire, que, selon la société jésuitique, une société secrète
-de philosophes voltairiens, voués aux pratiques diaboliques de la
-franc-maçonnerie, faisait circuler gratis dans les basses classes.
-
-Il y avait donc autant d'enthousiasme révolutionnaire que d'amour pour
-les aventures dans la subite résolution de Marcasse. Depuis longtemps,
-le loir et la fouine lui paraissaient des ennemis trop faibles, et
-l'aire aux grains un champ trop resserré pour sa valeur inquiète. Il
-lisait chaque jour les journaux de la veille dans l'office des bonnes
-maisons qu'il parcourait, et cette guerre d'Amérique, qu'on signalait
-comme le réveil de la justice et de la liberté dans l'univers, lui
-avait semblé devoir amener une révolution en France. Il est vrai qu'il
-prenait au pied de la lettre cette influence des idées qui devaient
-traverser les mers et venir s'emparer des esprits sur notre continent.
-Il voyait en rêve une armée d'Américains victorieux descendant de
-nombreux vaisseaux et apportant l'olivier de paix et la corne
-d'abondance à la nation française. Il se voyait dans ce même rêve
-commandant une légion héroïque et reparaissant dans la Varenne,
-guerrier, législateur, émule de Washington, supprimant les abus,
-renversant les grandes fortunes, dotant chaque prolétaire d'une portion
-convenable, et, au milieu de ces vastes et rigoureuses mesures,
-protégeant les bons et loyaux nobles et leur conservant une existence
-honorable. Il est inutile de dire que les nécessités douloureuses des
-grandes crises politiques n'entraient point dans l'esprit de Marcasse,
-et que pas une goutte de sang répandu ne venait souiller le romanesque
-tableau que Patience déroulait devant ses yeux.
-
-Il y avait loin de ces espérances gigantesques au métier de valet de
-chambre de M. de La Marche; mais Marcasse n'avait pas d'autre chemin
-pour arriver à son but. Les cadres du corps d'armée destiné pour
-l'Amérique étaient remplis depuis longtemps, et ce n'était qu'en
-qualité de passager attaché à l'expédition qu'il pouvait prendre
-place sur un bâtiment marchand à la suite de l'escadre. Il avait
-questionné l'abbé sur tout cela sans lui dire son projet. Son départ
-fut un coup de théâtre pour tous les habitants de la Varenne.
-
-À peine eut-il mis le pied sur le rivage de l'Union, qu'il sentit un
-besoin irrésistible de prendre son grand chapeau et sa grande épée,
-et d'aller tout seul devant lui à travers bois, comme il avait coutume
-de faire dans son pays; mais sa conscience lui défendait de quitter son
-maître après avoir contracté l'engagement de le servir. Il avait
-compté sur la fortune, et la fortune le seconda. La guerre étant
-beaucoup plus meurtrière et plus active qu'on ne s'y attendait, M. de
-La Marche craignit à tort d'être embarrassé par la santé débile de
-son maigre écuyer. Pressentant, d'ailleurs, son désir de liberté, il
-lui offrit une somme d'argent et des lettres de recommandation pour
-qu'il pût se joindre comme volontaire aux troupes américaines.
-Marcasse, sachant la fortune de son maître, refusa l'argent, n'accepta
-que les recommandations, et partit léger comme la plus agile des
-belettes qu'il eût jamais occises.
-
-Son intention était de se rendre à Philadelphie; mais un hasard
-inutile à raconter lui ayant fait savoir que j'étais dans le Sud,
-comptant avec raison trouver en moi un conseil et un appui, il était
-venu me rejoindre, seul, à pied, à travers des contrées inconnues,
-presque désertes et souvent pleines de périls de toute espèce. Son
-habit seul avait souffert; sa figure jaune n'avait pas changé de
-nuance, et il n'était pas plus étonné de sa nouvelle destinée que
-s'il eût parcouru la distance de Sainte-Sévère à la tour Gazeau.
-
-La seule chose insolite que je remarquai en lui fut qu'il se retournait
-de temps en temps et regardait en arrière, comme s'il eût été tenté
-d'appeler quelqu'un; puis aussitôt il souriait et soupirait presque au
-même instant. Je ne pus résister au désir de lui demander la cause de
-son inquiétude.
-
---Hélas! répondit-il, habitude ne peut se perdre; un pauvre chien! un
-bon chien! Toujours dire: «Ici, Blaireau! Blaireau, ici!»
-
---J'entends, lui dis-je; Blaireau est mort, et vous ne pouvez vous
-habituer à l'idée que vous ne le verrez plus sur vos traces.
-
---Mort? s'écria-t-il avec un geste d'épouvante. Non, Dieu merci! Ami
-Patience, grand ami! Blaireau heureux, mais triste comme son maître,
-son maître seul!
-
---Si Blaireau est chez Patience, dit Arthur, il est heureux en effet,
-car Patience ne manque de rien; Patience le chérira pour l'amour de
-vous, et certainement vous reverrez votre digne ami et votre chien
-fidèle.
-
-Marcasse leva les yeux sur la personne qui semblait si bien connaître
-sa vie; mais, s'étant assuré qu'il ne l'avait jamais vue, il prit le
-parti qu'il avait coutume de prendre quand il ne comprenait pas; il
-souleva son chapeau et salua respectueusement.
-
-Marcasse fut, à ma prompte recommandation, enrôlé sous mes ordres,
-et, peu de temps après, il fut nommé sergent. Ce digne homme fit toute
-la campagne avec moi et la fit bravement, et, lorsqu'en 1782 je passai
-sous le drapeau de ma nation et rejoignis l'armée de Rochambeau, il me
-suivit, voulant partager mon sort jusqu'à la fin. Dans les premiers
-jours, il fut pour moi un amusement plutôt qu'une société; mais
-bientôt sa bonne conduite et son intrépidité calme lui méritèrent
-l'estime de tous, et j'eus lieu d'être fier de mon protégé. Arthur
-aussi le prit en grande amitié, et, hors du service, il nous
-accompagnait dans toutes nos promenades, portant la boîte du
-naturaliste et perforant les serpents de son épée.
-
-Mais, lorsque j'essayai de le faire parler de ma cousine, il ne me
-satisfit point. Soit qu'il ne comprît pas l'intérêt que je mettais à
-savoir tous les détails de la vie qu'elle menait loin de moi, soit
-qu'il se fût fait à cet égard une de ces lois invariables qui
-gouvernaient sa conscience, jamais je ne pus obtenir une solution claire
-aux doutes qui me tourmentaient. Il me dit bien d'abord qu'il n'était
-question de son mariage avec personne; mais, quelque habitué que je
-fusse à la manière vague dont il s'exprimait, je m'imaginai qu'il
-avait fait cette réponse avec embarras et de l'air d'un homme qui s'est
-engagé à garder un secret. L'honneur me défendait d'insister au point
-de lui laisser voir mes espérances; il y eut donc toujours entre nous
-un point douloureux auquel j'évitais de toucher, et sur lequel, malgré
-moi, je me trouvais revenir toujours. Tant qu'Arthur fut près de moi,
-je gardai ma raison, j'interprétai les lettres d'Edmée dans le sens le
-plus loyal; mais, quand j'eus la douleur de me séparer de lui, mes
-souffrances se réveillèrent, et le séjour de l'Amérique me pesa de
-plus en plus.
-
-Cette séparation eut lieu lorsque je quittai l'armée américaine pour
-faire la guerre sous les ordres du général français. Arthur était
-Américain, et il n'attendait, d'ailleurs, que l'issue de la guerre pour
-se retirer du service et se fixer à Boston, auprès du docteur Cooper,
-qui l'aimait comme son fils, et qui se chargea de l'attacher à la
-bibliothèque de la société de Philadelphie, en qualité de
-bibliothécaire principal. C'était tout ce qu'Arthur avait désiré
-comme récompense de ses travaux.
-
-Les événements qui remplirent ces dernières années appartiennent à
-l'histoire. Je vis, avec une joie toute personnelle, la paix proclamer
-l'existence des États-Unis. Le chagrin s'était emparé de moi, ma
-passion n'avait fait que grandir et ne laissait point de place aux
-enivrements de la gloire militaire. J'allai, avant mon départ,
-embrasser Arthur, et je m'embarquai avec le brave Marcasse, partagé
-entre la douleur de quitter mon seul ami et la joie de revoir mes seules
-amours. L'escadre dont je faisais partie éprouva de grandes
-vicissitudes dans la traversée, et plusieurs fois je renonçai à
-l'espérance de mettre jamais un genou en terre devant Edmée, sous les
-grands chênes de Sainte-Sévère. Enfin, après une dernière tempête
-essuyée sur les côtes de France, je mis le pied sur les grèves de la
-Bretagne, et je tombai dans les bras de mon pauvre sergent, qui avait
-supporté, sinon avec plus de force physique, du moins avec plus de
-tranquillité morale, les maux communs, et nos larmes se confondirent.
-
-
-
-
-XVI
-
-
-Nous partîmes de Brest sans nous faire précéder d'aucune lettre.
-
-Lorsque nous approchâmes de la Varenne, nous mîmes pied à terre, et,
-envoyant la chaise de poste par le plus long chemin, nous prîmes à
-travers bois. Quand je vis les arbres du parc élever leurs têtes
-vénérables au-dessus des bois taillis comme une grave phalange de
-druides au milieu d'une multitude prosternée, mon cœur battit si fort,
-que je fus forcé de m'arrêter.
-
---Eh bien! me dit Marcasse en se retournant d'un air presque sévère,
-et comme s'il m'eût reproché ma faiblesse.
-
-Mais, un instant après, je vis sa physionomie également compromise par
-une émotion inattendue. Un petit glapissement plaintif et le frôlement
-d'une queue de renard dans ses jambes l'ayant fait tressaillir, il jeta
-un grand cri en reconnaissant Blaireau. Le pauvre animal avait senti son
-maître de loin, il était accouru avec l'agilité de sa première
-jeunesse pour se rouler à nos pieds. Nous crûmes un instant qu'il
-allait y mourir, car il resta immobile et comme crispé sous la main
-caressante de Marcasse; puis tout à coup, se relevant comme frappé
-d'une idée digne d'un homme, il repartit avec la rapidité de l'éclair
-et se dirigea vers la cabane de Patience.
-
---Oui, va avertir mon ami, brave chien! s'écria Marcasse; plus ami que
-toi serait plus qu'homme.
-
-Il se retourna vers moi, et je vis deux grosses larmes rouler sur les
-joues de l'impassible hidalgo.
-
-Nous doublâmes le pas jusqu'à la cabane. Elle avait subi de notables
-améliorations; un joli jardin rustique, clos par une haie vive adossée
-à des quartiers de roc, s'étendait autour de la maisonnette; nous
-arrivâmes, non plus par un sentier pierreux, mais par une belle allée,
-aux deux côtés de laquelle des légumes splendides s'étalaient en
-lignes régulières comme une armée en ordre de marche. Un bataillon de
-choux composait l'avant-garde; les carottes et les salades formaient le
-corps principal, et, le long de la haie, l'oseille modeste formait le
-cortège. De jolis pommiers, déjà forts, inclinaient sur ces plantes
-leur parasol de verdure, et les poiriers en quenouille, alternant avec
-les poiriers en éventail, les bordures de thym et de sauge baisant le
-pied des tournesols et des giroflées, trahissaient dans Patience un
-singulier retour à des idées d'ordre social et à des habitudes de
-luxe.
-
-Ce changement était si notable, que je croyais ne plus trouver Patience
-dans cette habitation. Une inquiétude plus grave encore commençait à
-me gagner; elle se changea presque en certitude, lorsque je vis deux
-jeunes gens du village occupés à tailler des espaliers. Notre
-traversée avait duré plus de quatre mois, et il y en avait bien six
-que nous n'avions entendu parler du solitaire. Mais Marcasse ne
-ressentait aucune crainte; Blaireau lui avait dit que Patience vivait,
-et les traces du petit chien fraîchement marquées sur le sable de
-l'allée attestaient la direction qu'il avait prise. Néanmoins, j'avais
-tellement peur de voir troubler la joie d'un pareil jour, que je n'osai
-pas faire une question aux jardiniers de Patience et que je suivis en
-silence l'hidalgo, dont l'œil attendri se promenait sur ce nouvel
-Éden, et dont la bouche discrète ne laissait échapper que le mot
-_changement_, plusieurs fois répété.
-
-Enfin l'impatience me prit: l'allée était interminable, bien que très
-courte en réalité, et je me mis à courir, le cœur bondissant
-d'émotion.
-
---Edmée, me disais-je, est peut-être là!
-
-Elle n'y était pourtant pas, et je n'entendis que la voix du solitaire
-qui disait:
-
---Ah çà! qu'est-ce qu'il y a donc? ce pauvre chien est-il devenu
-enragé? À bas, Blaireau! Vous n'auriez pas tourmenté votre maître de
-la sorte. Ce que c'est que de gâter les gens!
-
---Blaireau n'est pas enragé, dis-je en entrant; êtes-vous donc devenu
-sourd à l'approche d'un ami, maître Patience!
-
-Patience laissa retomber sur la table une pile d'argent qu'il était en
-train de compter, et vint à moi avec son ancienne cordialité. Je
-l'embrassai; il fut surpris et touché de ma joie; puis, me regardant de
-la tête aux pieds, il s'émerveillait du changement opéré dans ma
-personne, lorsque Marcasse parut sur le seuil de la porte.
-
-Alors Patience, avec une expression sublime, s'écria en levant sa large
-main vers le ciel:
-
---Les paroles du Cantique! Maintenant, je puis mourir: mes yeux ont vu
-celui que j'attendais.
-
-L'hidalgo ne dit rien; il leva son chapeau comme de coutume, et,
-s'asseyant sur une chaise, il devint pâle et ferma les yeux. Son chien
-sauta sur ses genoux en témoignant sa tendresse par des essais de
-petits cris qui se changeaient en éternuements multipliés (vous savez
-qu'il était _muet de naissance_). Tout tremblant de vieillesse et de
-joie, il allongea son nez pointu vers le long nez de son maître; mais
-son maître ne lui répondit pas comme à l'ordinaire:
-
---À bas, Blaireau!
-
-Marcasse était évanoui.
-
-Cette âme aimante, qui ne savait pas plus que celle de Blaireau se
-manifester par la parole, succombait sous le poids de son bonheur.
-Patience courut lui chercher un grand pichet de vin du pays, de seconde
-année, c'est-à-dire du plus vieux et du meilleur possible; il lui en
-fit avaler quelques gouttes dont la verdeur le ranima. L'hidalgo excusa
-sa faiblesse en l'attribuant à la fatigue et à la chaleur; il ne
-voulut ou ne sut pas l'attribuer à son véritable motif. Il est des
-âmes qui s'éteignent, après avoir brûlé pour tout ce qu'il y a de
-beau et de grand dans l'ordre moral, sans avoir trouvé le moyen et
-même sans avoir senti le besoin de se manifester aux autres.
-
-Quand les premiers élans furent calmés chez Patience, qui était aussi
-expansif que son ami l'était peu:
-
---Ah çà! me dit-il, je vois, mon officier, que vous n'avez pas envie
-de rester ici longtemps. Allons donc vite où vous êtes pressé
-d'arriver. On va être bien surpris et bien content, je vous jure.
-
-Nous pénétrâmes dans le parc, et, en le traversant, Patience nous
-expliqua le changement survenu dans son habitation et dans sa vie.
-
---Quant à moi, vous voyez que je n'ai pas changé, nous dit-il. Même
-tenue, mêmes allures; et, si je vous ai servi du vin tout à l'heure,
-je n'ai pas cessé pour cela de boire de l'eau. Mais j'ai de l'argent et
-des terres, et des ouvriers, da! Eh bien, tout cela, c'est malgré moi,
-comme vous allez le savoir. Il y a trois ans environ, Mlle Edmée me
-parla de l'embarras où elle était de faire la charité à propos.
-L'abbé était aussi malhabile qu'elle. On les trompait tous les jours
-en leur tirant de l'argent pour en faire un méchant usage, tandis que
-des journaliers fiers et laborieux manquaient de tout sans qu'on pût le
-savoir. Elle craignait de les humilier en allant s'enquérir de leurs
-besoins, et, lorsque de mauvais sujets s'adressaient à elle, elle
-aimait mieux être leur dupe que de se tromper au détriment de la
-charité. De cette manière elle dépensait beaucoup d'argent et faisait
-peu de bien. Je lui fis alors entendre que l'argent était la chose la
-moins nécessaire aux nécessiteux; que ce qui rendait les hommes
-vraiment malheureux, ce n'était pas de ne pouvoir se vêtir mieux que
-les autres, aller au cabaret le dimanche, étaler à la grand'messe un
-bas bien blanc avec une jarretière rouge sur le genou, de ne pouvoir
-dire: «Ma jument, ma vache, ma vigne, mon grenier, etc.», mais bien
-d'avoir _le corps faible et la saison dure_, de ne pouvoir se préserver
-du froid, du chaud, des maladies, _de la grand'soif et de la
-grand'faim._ Je lui dis donc de ne pas juger de la force et de la santé
-des paysans d'après moi, mais d'aller s'informer elle-même de leurs
-maladies et de ce qui manquait à leur ménage. Ces gens-là ne sont pas
-philosophes; ils ont de la vanité, ils aiment la braverie, mangent le
-peu qu'ils gagnent pour paraître, et n'ont pas la prévoyance de se
-priver d'un petit plaisir pour mettre en réserve une ressource contre
-les grands besoins. Enfin ils ne savent pas gouverner l'argent; ils vous
-disent qu'ils ont des dettes, et, s'il est vrai qu'ils en aient, il
-n'est pas vrai qu'ils emploient à les payer l'argent que vous leur
-donnez. Ils ne songent pas au lendemain, ils payent l'intérêt aussi
-haut qu'on veut le leur faire payer, et ils achètent avec votre argent
-une chènevière ou un mobilier, afin que les voisins s'étonnent et
-soient jaloux. Cependant les dettes augmentent tous les ans, et, au bout
-du compte, il faut vendre chènevière et mobilier, parce que le
-créancier, qui est toujours un d'entre eux, veut son remboursement ou
-de tels intérêts qu'on ne peut y suffire. Tout s'en va, le fonds
-emporte le fonds; les intérêts ont emporté le revenu; on est vieux,
-on ne peut plus travailler. Les enfants vous abandonnent, parce que vous
-les avez mal élevés et qu'ils ont les mêmes passions et les mêmes
-vanités que vous; il vous faut prendre une besace et aller de porte en
-porte demander du pain, parce que vous êtes habitué au pain et ne
-sauriez sans mourir manger des racines comme le sorcier Patience, rebut
-de la nature, que tout le monde hait et méprise, parce qu'il ne s'est
-pas fait mendiant.
-
-«Le mendiant, au reste, n'est guère plus malheureux que le journalier,
-moins peut-être. Il n'a plus ni bonne ni sotte fierté, il ne souffre
-plus. Les gens du pays sont bons; aucun _besacier_ ne manque d'un gîte
-et d'un souper en faisant sa ronde, les paysans lui chargent le dos de
-morceaux de pain, si bien qu'il peut nourrir volaille et pourceaux dans
-la petite cahute où il laisse un enfant et une vieille parente pour
-soigner son bétail. Il y revient toutes les semaines passer deux ou
-trois jours à ne rien faire et à compter les pièces de deux sous
-qu'il a reçues. Cette pauvre monnaie lui sert souvent à satisfaire des
-besoins superflus que l'oisiveté engendre. Un métayer prend bien
-rarement du tabac; beaucoup de mendiants ne peuvent s'en passer et en
-demandent avec plus d'avidité que du pain. Ainsi le mendiant n'est pas
-plus à plaindre que le travailleur; mais il est corrompu et débauché
-quand il n'est pas méchant et féroce, ce qui, du reste, est assez
-rare.
-
-«--Voici donc ce qu'il faudrait faire, disais-je à Edmée; et l'abbé
-m'a dit que cela était l'avis de vos philosophes. Il faudrait que les
-personnes qui font comme vous beaucoup de charités particulières les
-fissent sans consulter la fantaisie de celui qui demande, mais bien
-après avoir reconnu ses véritables besoins.
-
-«Edmée m'objecta que cette connaissance-là lui serait impossible,
-qu'il y faudrait passer toutes ses journées, et abandonner M. le
-chevalier, qui se fait vieux, et qui ne peut plus lire ni rien faire
-sans les yeux et la tête de sa fille. L'abbé aimait trop à
-s'instruire pour son compte dans les livres des savants, pour avoir du
-temps de reste.
-
-«--Voilà à quoi sert toute la science de la vertu, lui dis-je, elle
-fait qu'on oublie d'être vertueux.
-
-«--Tu as bien raison, repartit Edmée; mais comment faire?
-
-«Je promis d'y songer, et voici ce que j'imaginai. Je me promenai tous
-les jours du côté des terres, au lieu de me promener comme d'habitude
-du côté des bois. Cela me coûta beaucoup; j'aime à être seul, et
-partout je fuyais l'homme depuis tant d'années, que je n'en sais plus
-le compte. Enfin, c'était un devoir, je le fis. J'approchai des
-maisons, m'enquis d'abord par-dessus la haie et puis jusque dans
-l'intérieur des habitations, et comme par manière de conversation, de
-ce que je voulais savoir. D'abord on me reçut comme un chien perdu en
-temps de sécheresse, et je vis, avec un chagrin que j'eus bien de la
-peine à cacher, la haine et la méfiance sur toutes ces figures. Je
-n'avais pas voulu vivre avec les hommes, mais je les aimais; je les
-savais plus malheureux que méchants; j'avais passé tout mon temps à
-m'affliger de leurs maux, à m'indigner contre ceux qui les causaient;
-et, quand pour la première fois j'entrevoyais la possibilité de faire
-quelque chose pour quelques-uns, ceux-là fermaient bien vite leur porte
-du plus loin qu'ils m'apercevaient, et leurs enfants, de beaux enfants
-que j'aime tant! se cachaient dans les fossés pour n'avoir pas la
-fièvre que je donnais, disait-on, avec le regard. Cependant, comme on
-savait l'amitié qu'Edmée avait pour moi, on n'osa pas me repousser
-ouvertement, et je vins à bout de savoir ce qui nous intéressait. Elle
-apporta remède à tous les maux que je lui fis connaître. Une maison
-était lézardée, et, tandis que la jeune fille portait un tablier de
-cotonnade à quatre livres l'aune, la pluie tombait sur le lit de la
-grand'mère et sur le berceau des petits enfants: on fit réparer les
-toits et les murailles, les matériaux furent fournis et les ouvriers
-payés par nous; mais plus d'argent pour les beaux tabliers. Ailleurs,
-une vieille femme était réduite à mendier, parce qu'elle n'avait
-écouté que son cœur en donnant son bien à ses enfants, qui la
-mettaient à la porte ou lui rendaient la vie si dure à la maison
-qu'elle aimait mieux vagabonder. Nous nous fîmes les avocats de la
-vieille, avec menace de porter, à nos frais, l'affaire devant les
-tribunaux, et nous obtînmes pour elle une pension que nous augmentâmes
-de nos deniers quand elle ne suffisait pas. Nous amenâmes plusieurs
-vieillards, qui se trouvaient dans la même position, à s'associer et
-à se mettre en pension chez l'un d'entre eux, à qui nous fîmes un
-petit fonds, et qui, ayant de l'industrie et de l'ordre, fit de bonnes
-affaires, à tel point que ses enfants vinrent faire leur paix et
-demander à l'aider dans son établissement.
-
-«Nous fîmes bien d'autres choses encore dont le détail serait trop
-long et que vous verrez de reste. Je dis _nous_, parce que peu à peu,
-quoique je ne voulusse me mêler de rien au delà de ce que j'avais
-fait, je fus entraîné et forcé à faire davantage, à me mêler de
-beaucoup de choses, et finalement de tout. Bref, c'est moi qui prends
-les informations, qui dirige les travaux et qui fais les négociations.
-Mlle Edmée a voulu qu'il y eût de l'argent dans mes mains, que je
-pusse en disposer sans la consulter d'avance; c'est ce que je ne me suis
-jamais permis, et aussi jamais elle ne m'a contredit une seule fois dans
-mes idées. Mais tout cela, voyez-vous, m'a donné bien de la fatigue et
-bien du souci. Depuis que les habitants savent que je suis un _petit
-Turgot_, ils se sont mis ventre à terre devant moi, et cela m'a fait de
-la peine. J'ai donc des amis dont je ne me soucie pas, et j'ai aussi des
-ennemis dont je me passerais bien. Les _faux besogneux_ m'en veulent de
-ne pas être leur dupe; il y a des indiscrets et des gens sans vertu qui
-trouvent qu'on fait toujours trop pour les autres, jamais assez pour
-eux. Au milieu de ce bruit et de ces tracasseries, je ne me promène
-plus la nuit, je ne dors plus le jour; je suis _monsieur_ Patience, et
-non plus le sorcier de la tour Gazeau, mais je ne suis plus le
-solitaire; et, croyez-moi, je voudrais de tout mon cœur être né
-égoïste, et jeter là le collier pour retourner à ma vie sauvage et
-à ma liberté.»
-
-Patience nous ayant fait ce récit, nous lui fîmes compliment; mais
-nous nous permîmes une objection contre sa prétendue abnégation
-personnelle; ce jardin magnifique attestait une transaction avec les
-_nécessités superflues_ dont il avait toute sa vie déploré l'usage
-chez les autres.
-
---Cela? dit-il en allongeant le bras du côté de son enclos. Cela ne me
-regarde pas; ils l'ont fait malgré moi; mais, comme c'étaient de
-braves gens et que mon refus les affligeait, j'ai été forcé de le
-souffrir. Sachez que, si j'ai fait bien des ingrats, j'ai fait aussi
-quelques heureux reconnaissants. Or deux ou trois familles auxquelles
-j'ai rendu service ont cherché tous les moyens possibles de me faire
-plaisir; et, comme je refusais tout, on a imaginé de me surprendre. Une
-fois, j'avais été passer plusieurs jours à la Berthenoux pour une
-affaire de confiance dont on m'avait chargé; car on est venu à me
-supposer un grand esprit, tant les gens sont portés à passer d'une
-extrémité à l'autre. Quand je revins, je trouvai ce jardin tracé,
-planté et fermé comme vous l'avez vu. J'eus beau me fâcher, dire que
-je ne voulais pas travailler, que j'étais trop vieux, et que le plaisir
-de manger quelques fruits de plus ne valait pas la peine que ce jardin
-allait me coûter à l'entretenir; on n'en tint compte et on l'acheva,
-en me déclarant que je n'aurais rien à y faire, parce qu'on se
-chargeait de le cultiver pour moi. En effet, depuis deux ans, les braves
-gens n'ont pas manqué de venir, tantôt celui-ci, tantôt celui-là,
-passer dans chaque saison le temps nécessaire à son parfait entretien.
-Au reste, quoique je n'aie rien changé à ma manière de vivre, le
-produit de ce jardin m'a été utile: j'ai pu nourrir pendant l'hiver
-plusieurs pauvres avec mes légumes; les fruits me servent à gagner
-l'amitié des petits enfants, qui ne crient plus _au loup_ quand ils me
-voient, et qui s'enhardissent jusqu'à venir embrasser le sorcier. On
-m'a aussi forcé d'accepter du vin et de temps en temps du pain blanc et
-des fromages de vache; mais tout cela ne me sert qu'à faire politesse
-aux anciens du village, quand ils viennent m'exposer les besoins de
-l'endroit et me charger d'en informer le château. Ces honneurs ne me
-tournent pas la tête, voyez-vous; et même je puis dire que, quand
-j'aurai fait à peu près tout ce que j'ai à faire, je laisserai là
-les soucis de la grandeur et je retournerai à la vie du philosophe,
-peut-être à la tour Gazeau, qui sait?
-
-Nous touchions au terme de notre marche. En mettant le pied sur le
-perron du château, je joignis les mains, et, saisi d'un sentiment
-religieux, j'invoquai le ciel avec une sorte de terreur. Je ne sais quel
-vague effroi se réveilla; j'imaginai tout ce qui pouvait m'empêcher
-d'être heureux, et j'hésitai à franchir le seuil de la maison, puis
-je m'élançai. Un nuage passa devant mes yeux, un bourdonnement remplit
-mes oreilles. Je rencontrai Saint-Jean, qui, ne me reconnaissant pas,
-fit un grand cri et se jeta devant moi pour m'empêcher d'entrer sans
-être annoncé; je le poussai hors de mon chemin, et il tomba consterné
-sur une chaise dans l'antichambre, tandis que je gagnais la porte du
-salon avec impétuosité. Mais, au moment de la pousser brusquement, je
-m'arrêtai saisi d'un nouvel effroi et j'ouvris si timidement,
-qu'Edmée, occupée à broder au métier, ne leva pas les yeux, croyant
-reconnaître dans ce léger bruit la manière respectueuse de
-Saint-Jean. Le chevalier dormait et ne s'éveilla pas. Ce vieillard,
-grand et maigre comme tous les Mauprat, était affaissé sur lui-même,
-et sa tête pâle et ridée, que l'insensibilité du tombeau semblait
-avoir déjà enveloppée, ressemblait à une des figures anguleuses, en
-chêne sculpté, qui ornaient le dossier de son grand fauteuil. Il avait
-les pieds allongés devant un feu de sarment, quoique le soleil fût
-chaud et qu'un clair rayon tombât sur sa tête blanche et la fît
-briller comme l'argent. Comment vous peindrais-je ce que me fit
-éprouver l'attitude d'Edmée? Elle était penchée sur sa tapisserie,
-et de temps en temps elle levait les yeux sur son père pour interroger
-les moindres mouvements de son sommeil. Mais que de patience et de
-résignation dans tout son être! Edmée n'aimait pas les travaux
-d'aiguille; elle avait l'esprit trop sérieux pour attacher de
-l'importance à l'effet d'une nuance à côté d'une nuance et à la
-régularité d'un point pressé contre un autre point. D'ailleurs, elle
-avait le sang impétueux; et, quand son esprit n'était pas absorbé par
-le travail de l'intelligence, il lui fallait de l'exercice et le grand
-air. Mais, depuis que son père, en proie aux infirmités de la
-vieillesse, ne quittait presque plus son fauteuil, elle ne quittait plus
-son père un seul instant; et, ne pouvant toujours lire et vivre par
-l'esprit, elle avait senti la nécessité d'adopter ces occupations
-féminines, «qui sont, disait-elle, les amusements de la captivité».
-Elle avait donc vaincu son caractère d'une manière héroïque. Dans
-une de ces luttes obscures qui s'accomplissent souvent sous nos yeux
-sans que nous en soupçonnions le mérite, elle avait fait plus que de
-dompter son caractère, elle avait changé jusqu'à la circulation de
-son sang. Je la trouvai maigrie, et son teint avait perdu cette
-première fleur de la jeunesse, qui est comme la fraîche vapeur que
-l'haleine du matin dépose sur les fruits et qui s'enlève au moindre
-choc extérieur, bien que l'ardeur du soleil l'ait respectée. Mais il y
-avait dans cette pâleur précoce et dans cette maigreur un peu maladive
-un charme indéfinissable; son regard, plus enfoncé et toujours
-impénétrable, avait moins de fierté et plus de mélancolie
-qu'autrefois; sa bouche, plus mobile, avait le sourire plus fin et moins
-dédaigneux. Lorsqu'elle me parla, il me sembla voir deux personnes en
-elle, l'ancienne et la nouvelle; et, au lieu d'avoir perdu de sa
-beauté, je trouvai qu'elle avait complété l'idéal de la perfection.
-J'ai pourtant ouï dire alors à plusieurs personnes qu'elle avait
-_beaucoup changé_; ce qui voulait dire, selon elles, qu'elle avait
-beaucoup perdu. Mais la beauté est comme un temple dont les profanes ne
-voient que les richesses extérieures. Le divin mystère de la pensée
-de l'artiste ne se relève qu'aux grandes sympathies, et le moindre
-détail de l'œuvre sublime renferme une inspiration qui échappe à
-l'intelligence du vulgaire. Un de vos modernes écrivains a dit cela, je
-crois, en d'autres termes et beaucoup mieux. Quant à moi, dans aucun
-moment de sa vie je n'ai trouvé Edmée moins belle que dans un autre
-moment; jusque dans les heures de souffrance où la beauté semble
-effacée dans le sens matériel, la sienne se divinisait à mes yeux et
-me révélait une nouvelle beauté morale dont le reflet éclairait son
-visage. Au reste, je suis doué médiocrement sous le rapport des arts,
-et, si j'avais été peintre, je n'aurais pu reproduire qu'un seul type,
-celui dont mon âme était remplie; car une seule femme m'a semblé
-belle dans le cours de ma longue vie: ce fut Edmée.
-
-Je restai quelques instants à la regarder, pâle et touchante, triste,
-mais calme, vivante image de la piété filiale, de la force enchaînée
-par l'affection; puis je m'élançai et tombai à ses pieds sans pouvoir
-dire un mot. Elle ne fit pas un cri, pas une exclamation; mais elle
-entoura ma tête dans ses deux bras et la tint longtemps serrée contre
-sa poitrine. Dans cette forte étreinte, dans cette joie muette, je
-reconnus le sang de ma race, je sentis ma sœur. Le bon chevalier,
-réveillé en sursaut, l'œil fixe, le coude appuyé sur son genou et le
-corps plié en avant, nous regardait en disant:
-
---Eh bien, qu'est-ce donc que cela?
-
-Il ne pouvait voir mon visage caché dans le sein d'Edmée; elle me
-poussa vers lui, et il me serra dans ses bras affaissés avec un élan
-de tendresse généreuse qui lui rendit un instant la vigueur de la
-jeunesse.
-
-Vous pouvez imaginer les questions dont on m'accabla et les soins qui me
-furent prodigués. Edmée était pour moi une mère véritable. Cette
-bonté expansive et confiante avait tant de sainteté, que, pendant
-toute cette journée, je n'eus pas auprès d'elle d'autres pensées que
-celles que j'aurais eues si j'avais été réellement son fils.
-
-Je fus vivement touché du soin qu'on prit d'enjoliver à l'abbé la
-surprise de mon retour; j'y vis une preuve certaine de la joie qu'il en
-devait ressentir. On me fit cacher sous le métier d'Edmée et on me
-couvrit de la grande toile verte dont elle enveloppait son ouvrage.
-L'abbé s'assit tout près de moi, et je lui fis faire un cri en lui
-prenant les jambes. C'était une plaisanterie que j'avais l'habitude de
-lui faire autrefois; et, lorsque je sortis de ma cachette, en renversant
-brusquement le métier et en faisant rouler tous les pelotons de laine
-sur le parquet, il y eut sur son visage une expression de joie et de
-terreur tout à fait bizarre.
-
-Mais je vous tiens quittes de toutes ces scènes d'intérieur, sur
-lesquelles ma mémoire se reporte malgré moi avec trop de complaisance.
-
-
-
-
-XVII
-
-
-Un immense changement s'était opéré en moi dans le cours de six
-années. J'étais un homme à peu près semblable aux autres; les
-instincts étaient parvenus à s'équilibrer presque avec les
-affections, et les impressions avec le raisonnement. Cette éducation
-sociale s'était faite naturellement. Je n'avais eu qu'à accepter les
-leçons de l'expérience et les conseils de l'amitié. Il s'en fallait
-de beaucoup que je fusse un homme instruit; mais j'étais arrivé à
-pouvoir acquérir rapidement une instruction solide. J'avais sur toute
-chose des notions aussi claires qu'on pouvait les avoir de mon temps. Je
-sais que, depuis cette époque, la science de l'homme a fait des
-progrès réels; je les ai suivis de loin et je n'ai jamais songé à
-les nier. Or, comme je ne vois pas tous les hommes de mon âge se
-montrer aussi raisonnables, j'aime à croire que j'ai été mis de bonne
-heure dans une voie assez droite, puisque je ne me suis pas arrêté
-dans l'impasse des erreurs et des préjugés.
-
-Les progrès de mon esprit et de ma raison parurent satisfaire Edmée.
-
---Je n'en suis pas étonnée, me dit-elle; vos lettres me l'avaient
-appris; mais j'en jouis avec un orgueil maternel.
-
-Mon bon oncle n'avait plus la force de se livrer, comme autrefois, à
-d'orageuses discussions, et je crois vraiment que, s'il eût conservé
-cette force, il eût un peu regretté de ne plus retrouver en moi
-l'antagoniste infatigable qui l'avait tant contrarié jadis. Il fit
-même quelques essais de contradiction pour m'éprouver; mais j'eusse
-regardé alors comme un crime de lui donner ce dangereux plaisir. Il eut
-un peu d'humeur et trouva que je le traitais trop en vieillard. Pour le
-consoler, je détournai la conversation vers l'histoire du passé qu'il
-avait traversé, et je l'interrogeai sur beaucoup de points ou son
-expérience le servait mieux que mes lumières. De cette manière,
-j'acquis de bonnes notions sur l'esprit de conduite dans les affaires
-personnelles, et je satisfis pleinement son légitime amour-propre. Il
-me prit en amitié par sympathie, comme il m'avait adopté par
-générosité naturelle et par esprit de famille. Il ne me cacha pas que
-son plus grand désir, avant de s'endormir du sommeil éternel, était
-de me voir devenir l'époux d'Edmée; et, lorsque je lui répondis que
-c'était l'unique pensée de ma vie, l'unique vœu de mon âme:
-
---Je le sais, je le sais, me dit-il; tout dépend d'elle, et je crois
-qu'elle n'a plus de motifs d'hésitation. Je ne vois pas, ajouta-t-il
-après un instant de silence et avec un peu d'humeur, ceux qu'elle
-pourrait alléguer à présent.
-
-D'après cette parole, la première qui lui fût échappée sur le sujet
-qui m'intéressait le plus, je vis que, depuis longtemps, il était
-favorable à mes désirs et que l'obstacle, s'il en existait encore un,
-venait d'Edmée. La dernière réflexion de mon oncle impliquait un
-doute que je n'osai pas chercher à éclaircir et qui me laissa beaucoup
-d'inquiétude. La fierté chatouilleuse d'Edmée m'inspirait tant de
-crainte, sa bonté ineffable m'imposait tant de respect, que je n'osai
-lui demander ouvertement de se prononcer sur mon sort. Je pris le parti
-d'agir comme si je n'eusse pas entretenu d'autre espérance que celle
-d'être à jamais son frère et son ami.
-
-Un événement qui fut longtemps inexplicable vint faire diversion
-pendant quelques jours à mes pensées. Je m'étais d'abord refusé à
-aller prendre possession de la Roche-Mauprat.
-
---Il faut absolument, m'avait dit mon oncle, que vous alliez voir les
-améliorations que j'ai faites à votre domaine, les terres qu'on a
-mises en bon état de culture, le cheptel que j'ai recomposé dans
-chacune de vos métairies. Vous devez enfin vous mettre au courant de
-vos affaires, montrer à vos paysans que vous vous intéressez à leurs
-travaux; autrement, après ma mort, tout ira de mal en pis, vous serez
-forcé d'affermer, ce qui vous rapportera peut-être davantage, mais
-diminuera la valeur de votre fonds. Je suis trop vieux maintenant pour
-aller surveiller votre bien. Il y a deux ans que je n'ai pu quitter
-cette misérable robe de chambre; l'abbé n'y entend rien; Edmée est
-une excellente tête, mais elle ne peut pas se décider à aller dans
-cet endroit-là; elle dit qu'elle y a eu trop peur, ce qui est un
-enfantillage.
-
---Je sens que je dois montrer plus de courage, lui répondis-je; et
-pourtant, mon bon oncle, ce que vous me prescrivez est pour moi la chose
-la plus rude qui soit au monde. Je n'ai pas mis le pied sur cette terre
-maudite depuis le jour où j'en suis sorti arrachant Edmée à ses
-ravisseurs. Il me semble que vous me chassez du ciel pour m'envoyer
-visiter l'enfer.
-
-Le chevalier haussa les épaules; l'abbé me conjura de prendre sur moi
-de le satisfaire; c'était une véritable contrariété pour mon bon
-oncle que ma résistance. Je me soumis, et, résolu à me vaincre, je
-pris congé d'Edmée pour deux jours. L'abbé voulait m'accompagner pour
-me distraire des tristes pensées qui allaient m'assiéger; mais je me
-fis scrupule de l'éloigner d'Edmée pendant ce court espace de temps;
-je savais combien il lui était nécessaire. Attachée comme elle
-l'était au fauteuil du chevalier, sa vie était si grave, si retirée,
-que le plus petit événement s'y faisait sentir. Chaque année avait
-augmenté son isolement, et il était devenu à peu près complet depuis
-que la caducité du chevalier avait chassé de sa table les chansons et
-les bons mots, enfants joyeux du vin. Il avait été grand chasseur, et
-la Saint-Hubert, se trouvant précisément sa fête, avait rassemblé
-jadis autour de lui, à cette époque, toute la noblesse du pays.
-Longtemps les cours avaient retenti des hurlements de la meute;
-longtemps les écuries avaient serré deux longues files de chevaux
-fringants entre leurs stalles luisantes; longtemps la voix du cor avait
-plané sur les grands bois d'alentour ou sonné la fanfare sous les
-fenêtres de la grande salle, à chaque toast de la brillante compagnie.
-Mais ces beaux jours avaient disparu depuis longtemps; le chevalier ne
-chassait plus, et l'espoir d'obtenir la main de sa fille ne retenait
-plus autour de son fauteuil les jeunes gens ennuyés de sa vieillesse,
-de ses attaques de goutte et des histoires qu'il redisait le soir, ne se
-souvenant plus de les avoir dites le matin. Le refus obstiné d'Edmée
-et le renvoi de M. de La Marche avaient causé bien de la surprise et
-donné lieu à bien des recherches de curiosité. Un jeune homme
-amoureux d'elle, éconduit comme les autres et poussé par un sot et
-lâche orgueil à se venger de la seule femme de sa classe qui, selon
-lui, eût osé le repousser, découvrit qu'Edmée avait été enlevée
-par les _coupe-jarrets_, et fit courir le bruit qu'elle avait passé une
-nuit d'orgie à la Roche-Mauprat. C'est tout au plus s'il daigna dire
-qu'elle n'avait cédé qu'à la violence. Edmée imposait trop de
-respect et d'estime pour qu'on l'accusât de complaisance avec les
-brigands; mais elle passa bientôt pour avoir été victime de leur
-brutalité. Marquée d'une tache ineffaçable, elle ne fut plus
-recherchée de personne. Mon absence ne servit qu'à confirmer cette
-opinion. Je l'avais sauvée de la mort, disait-on, mais non pas de la
-honte, et je ne pouvais en faire ma femme; j'en étais amoureux, et je
-la fuyais pour ne pas succomber à la tentation de l'épouser. Tout cela
-avait tant de vraisemblance, qu'il eût été difficile de faire
-accepter au public la véritable version. Elle le fut d'autant moins
-qu'Edmée n'avait pas voulu agir en conséquence et faire cesser les
-méchants bruits en donnant sa main à un homme qu'elle ne pouvait pas
-aimer. Telles étaient les causes de son isolement; je ne les sus bien
-que plus tard. Mais, voyant l'intérieur si austère du chevalier et la
-sérénité si mélancolique d'Edmée, je craignis de faire tomber une
-feuille sèche sur cette onde endormie, et je suppliai l'abbé de rester
-auprès d'elle jusqu'à mon retour. Je ne pris avec moi que mon fidèle
-sergent Marcasse, qu'Edmée n'avait pas voulu laisser s'éloigner de
-moi, et qui partageait désormais la cabane élégante et la vie
-administrative de Patience.
-
-J'arrivai à la Roche-Mauprat, par une soirée brumeuse, aux premiers
-jours de l'automne; le soleil était voilé, la nature s'assoupissait
-dans le silence et dans la brume; les plaines étaient désertes, l'air
-seul était rempli du mouvement et du bruit des grandes phalanges
-d'oiseaux de passage; les grues dessinaient dans le ciel des triangles
-gigantesques, et les cigognes, passant à une hauteur incommensurable,
-remplissaient les nuées de cris mélancoliques qui planaient sur les
-campagnes attristées comme le chant funèbre des beaux jours. Pour la
-première fois de l'année, je sentis le froid de l'atmosphère, et je
-crois que tous les hommes sont saisis d'une tristesse instinctive à
-l'approche de la saison rigoureuse. Il y a dans les premiers frimas
-quelque chose qui rappelle à l'homme la prochaine dispersion des
-éléments de son être.
-
-Nous avions traversé les bois et les bruyères, mon compagnon et moi,
-sans nous dire une seule parole; nous avions fait un long détour pour
-éviter la tour Gazeau, que je ne me sentais pas la force de revoir. Le
-soleil se couchait dans des voiles gris quand nous franchîmes la herse
-de la Roche-Mauprat. Cette herse était brisée; le pont ne se levait
-plus et ne donnait plus passage qu'à de paisibles troupeaux et à leurs
-insouciants _pâtours._ Les fossés étaient à demi comblés, et déjà
-l'oseraie bleuâtre étendait ses rameaux flexibles sur les basses eaux;
-l'ortie croissait au pied des tours écroulées, et les traces du feu
-semblaient encore fraîches sur les murs. Les bâtiments de ferme
-étaient tous renouvelés, et la basse-cour, pleine de bétail, de
-volailles, d'enfants, de chiens de berger et d'instruments aratoires,
-contrastait avec cette sombre enceinte, où je croyais encore voir
-monter la flamme rouge des assaillants et couler le sang noir des
-Mauprat.
-
-Je fus reçu avec la cordialité tranquille et un peu froide des paysans
-du Berry. On n'essaya pas de me plaire, mais on ne me laissa manquer de
-rien. Je fus installé dans le seul des anciens bâtiments qui n'eût
-pas été endommagé lors du siège du donjon, ou abandonné depuis
-cette époque à l'action du temps. C'était un corps de logis dont
-l'architecture massive remontait au Xe siècle; la porte était plus
-petite que les fenêtres, et les fenêtres elles-mêmes donnaient si peu
-de jour, qu'il fallut allumer des flambeaux pour y pénétrer, quoique
-le soleil fût à peine couché. Ce bâtiment avait été restauré
-provisoirement pour servir de pied à terre au nouveau seigneur ou à
-ses mandataires. Mon oncle Hubert y était venu souvent surveiller mes
-intérêts tant que ses forces le lui avaient permis, et on me conduisit
-à la chambre qu'il s'était réservée et qui s'appelait désormais la
-chambre du maître. On y avait transporté tout ce qu'on avait sauvé de
-mieux de l'ancien ameublement; et, comme elle était froide et humide
-malgré tous les soins qu'on avait pris pour la rendre habitable, la
-servante du métayer me précéda, un tison dans une main et un fagot
-dans l'autre.
-
-Aveuglé par la fumée dont elle promenait le nuage autour de moi,
-trompé par la nouvelle porte qu'on avait percée sur un autre point de
-la cour et par certains corridors qu'on avait murés pour se dispenser
-de les entretenir, je parvins jusqu'à cette chambre sans rien
-reconnaître; il m'eut même été impossible de dire dans quelle partie
-des anciens bâtiments je me trouvais, tant le nouvel aspect de la cour
-déroutait mes souvenirs, tant mon âme assombrie et troublée était
-peu frappée des objets extérieurs.
-
-On alluma le feu tandis que, me jetant sur une chaise et cachant ma
-tête dans mes mains, je me laissais aller à de tristes rêveries.
-Cette situation n'était pourtant pas sans charme, tant le passé se
-revêt naturellement de formes embellies ou adoucies dans le cerveau des
-jeunes gens, maîtres présomptueux de l'avenir. Quand, à force de
-souffler sur son tison, la servante eut rempli la chambre d'une épaisse
-fumée, elle sortit pour aller chercher de la braise et me laissa seul.
-Marcasse était resté à l'écurie pour soigner nos chevaux. Blaireau
-m'avait suivi; couché devant l'âtre, il me regardait de temps en temps
-d'un air mécontent, comme pour me demander raison d'un si méchant
-gîte et d'un si pauvre feu.
-
-Tout à coup, en jetant les yeux autour de moi, il me sembla que ma
-mémoire se réveillait. Le feu, après avoir fait crier le bois vert,
-envoya un jet de flamme dans la cheminée, et toute la chambre fut
-éclairée d'une lueur brillante, mais agitée, qui donnait aux objets
-une apparence douteuse et bizarre. Blaireau se releva, tourna le dos au
-feu et s'assit entre mes jambes, comme s'il se fût attendu à quelque
-chose d'étrange et d'imprévu.
-
-
-[Figure 07]
-
-
-Je reconnus alors que ce lieu n'était autre que la chambre à coucher
-de mon grand-père Tristan, occupée depuis, pendant plusieurs années,
-par son fils aîné, le détestable Jean, mon plus cruel oppresseur, le
-plus fourbe et le plus lâche des coupe-jarrets. Je fus saisi d'un
-mouvement de terreur et de dégoût en reconnaissant les meubles et
-jusqu'au lit à colonnes enroulées, où mon grand-père avait rendu à
-Dieu son âme criminelle dans les tortures d'une lente agonie. Le
-fauteuil sur lequel j'étais assis était celui où Jean _le Tors_
-(comme il prenait plaisir, dans ses jours facétieux, à se nommer
-lui-même) s'asseyait pour méditer ses scélératesses ou pour rendre
-ses odieux arrêts. Je crus voir passer, en cet instant, les spectres de
-tous les Mauprat avec leurs mains sanglantes et leurs yeux hébétés
-par le vin. Je me levai et j'allais céder à l'horreur que j'éprouvais
-en prenant la fuite, lorsque, tout à coup, je vis se dresser devant moi
-une figure si distincte, si reconnaissable, si différente, par toutes
-les apparences de la réalité, des chimères dont je venais d'être
-assiégé, que je retombai sur mon siège, tout baigné d'une sueur
-froide. Jean Mauprat était debout auprès du lit. Il venait d'en
-sortir, car il tenait encore un pan du rideau entr'ouvert. Il me sembla
-le même qu'autrefois; seulement il était encore plus maigre, plus
-pâle et plus hideux; sa tête était rasée et son corps enveloppé
-d'un suaire de couleur sombre. Il me lança un regard infernal; un
-sourire haineux et méprisant effleura sa lèvre mince et flétrie. Il
-resta immobile, son œil étincelant attaché sur moi, et il semblait
-tout prêt à m'adresser la parole. J'étais convaincu, en cet instant,
-que ce que je voyais était un être vivant, un homme de chair et d'os;
-il est donc incroyable que je me sentisse glacé d'une terreur aussi
-puérile. Mais je le nierais en vain, et je n'ai jamais pu ensuite me
-l'expliquer à moi-même, j'étais enchaîné par la peur. Son regard me
-pétrifiait, ma langue était paralysée. Blaireau s'élança sur lui;
-alors il agita les plis de son lugubre vêtement, semblable a un linceul
-souillé de l'humidité du sépulcre, et je m'évanouis.
-
-Lorsque je revins à moi-même, Marcasse était auprès de moi et me
-relevait avec inquiétude. J'étais étendu à terre et raide comme un
-cadavre. J'eus beaucoup de peine à rassembler mes idées; mais,
-aussitôt que je pus me tenir sur mes jambes, je saisis Marcasse par le
-corps, et je l'entraînai précipitamment hors de la chambre maudite. Je
-faillis tomber plusieurs fois en descendant l'escalier à vis, et ce ne
-fut qu'en respirant dans la cour l'air du soir et la saine odeur des
-étables que je recouvrai l'usage de ma raison.
-
-Je n'hésitai pas à attribuer ce qui venait de se passer à une
-hallucination de mon cerveau. J'avais fait mes preuves de courage à la
-guerre, en présence de mon brave sergent; je ne rougissais pas devant
-lui d'avouer la vérité. Je répondis sincèrement à ses questions, et
-je lui peignis mon horrible vision avec de tels détails, qu'il en fut
-frappé à son tour comme d'une chose réelle, et répéta plusieurs
-fois d'un air pensif, en se promenant avec moi dans la cour:
-
---Singulier, singulier!... étonnant!
-
---Non, cela n'est pas étonnant, lui dis-je quand je me sentis tout à
-fait remis. J'ai éprouvé la sensation la plus douloureuse en venant
-ici; depuis plusieurs jours, je luttais pour surmonter la répugnance
-que j'éprouvais à revoir la Roche-Mauprat. J'ai eu le cauchemar la
-nuit dernière, et j'étais si fatigué et si triste en m'éveillant,
-que, si je n'eusse craint de montrer de la mauvaise volonté à mon
-oncle, j'aurais encore différé ce voyage désagréable. En entrant
-ici, j'ai senti le froid me gagner; ma poitrine était oppressée, je ne
-respirais pas. Peut-être aussi l'âcre fumée dont la chambre était
-remplie m'a-t-elle troublé le cerveau. Enfin, après les fatigues et
-les périls de notre malheureuse traversée, dont nous sommes à peine
-remis l'un et l'autre, est-il étonnant que j'aie éprouvé une crise
-nerveuse à la première émotion pénible?
-
---Dites-moi, reprit Marcasse toujours pensif, avez-vous remarqué
-Blaireau dans ce moment-là? Qu'a fait Blaireau?
-
---J'ai cru voir Blaireau s'élancer sur le fantôme au moment où il a
-disparu; mais j'ai rêvé cela comme le reste.
-
---Hum! dit le sergent, quand je suis entré, Blaireau était tout en
-feu. Il venait à vous, flairait, pleurait à sa manière, allait du
-côté du lit, grattait le mur, venait à moi, allait à vous.
-Singulier, cela! Étonnant, capitaine, étonnant, cela!
-
-Après quelques instants de silence:
-
---Pas de revenants, s'écria-t-il en secouant la tête, jamais de
-revenants; d'ailleurs, pourquoi mort, Jean? Pas mort! Deux Mauprat
-encore. Qui le sait? Où diable? Pas de revenants; et mon maître, fou?
-Jamais. Malade? Non.
-
-Après ce colloque, le sergent alla chercher de la lumière, tira du
-fourreau son inséparable épée, siffla Blaireau, et reprit bravement
-la corde qui servait de rampe à l'escalier, m'engageant à rester en
-bas. Quelle que fût ma répugnance à remonter dans cette chambre, je
-n'hésitai pas à suivre Marcasse, malgré ses recommandations, et notre
-premier soin fut de visiter le lit; mais, pendant que nous causions dans
-la cour, la servante avait mis des draps blancs et elle achevait de
-lisser les couvertures.
-
---Qui donc avait couché là? lui dit Marcasse avec sa prudence
-accoutumée.
-
---Personne autre, répondit-elle, que M. le chevalier ou M. l'abbé
-Aubert, du temps qu'ils y venaient.
-
---Mais, aujourd'hui ou hier, par exemple? reprit Marcasse.
-
---Oh! hier et aujourd'hui, personne, monsieur; car il y a bien deux ans
-que M. le chevalier n'est venu, et, pour M. l'abbé, il n'y couche
-jamais depuis qu'il y vient tout seul. Il arrive le matin, déjeune chez
-nous et s'en retourne le soir.
-
---Mais le lit était défait, dit Marcasse en la regardant fixement.
-
---Ah! dame! monsieur, répondit-elle, ça se peut; je ne sais comment on
-l'a laissé la dernière fois qu'on y a couché; je n'y ai pas fait
-attention en mettant les draps; tout ce que je sais, c'est qu'il y avait
-le manteau à M. Bernard dessus.
-
---Mon manteau? m'écriai-je. Il est resté à l'écurie.
-
---Et le mien aussi, dit Marcasse; je viens de les rouler tous les deux
-et de les placer sur le coffre à l'avoine.
-
---Vous en aviez donc deux? reprit la servante; car je suis sûre d'en
-avoir ôté un de dessus le lit, un manteau tout noir et pas neuf!
-
-Le mien était précisément doublé de rouge et bordé d'un galon d'or.
-Celui de Marcasse était gris clair. Ce n'était donc pas un de nos
-manteaux apportés un instant et rapportés à l'écurie par le garçon.
-
---Mais qu'en avez-vous fait? dit le sergent.
-
---Ma foi, monsieur, je l'ai mis là sur le fauteuil, répondit la grosse
-fille; mais vous l'avez donc repris pendant que j'allais chercher de la
-chandelle? car je ne le vois plus.
-
-Nous cherchâmes dans toute la chambre, le manteau fut introuvable. Nous
-feignîmes d'en avoir besoin, ne niant pas qu'il fût le nôtre. La
-servante défit le lit, retourna les matelas en notre présence, alla
-demander au garçon ce qu'il en avait fait. Il ne se trouva rien dans le
-lit ni dans la chambre; le garçon n'était même pas monté. Toute la
-ferme fut en émoi, craignant que quelqu'un ne fût accusé de vol. Nous
-demandâmes si un étranger n'était pas venu à la Roche-Mauprat et n'y
-était pas encore. Quand nous nous fûmes assurés que ces braves gens
-n'avaient logé ni vu personne, nous les rassurâmes sur le manteau
-perdu en leur disant que Marcasse l'avait roulé par mégarde dans les
-deux autres, et nous nous enfermâmes dans la chambre, afin de
-l'explorer à notre aise; car il était à peu près évident, dès
-lors, que je n'avais point vu un spectre, mais Jean Mauprat lui-même ou
-un homme qui lui ressemblait et que j'avais pris pour lui.
-
-Marcasse, ayant excité Blaireau de la voix et du geste, observa tous
-ses mouvements.
-
---Soyez tranquille, me dit-il avec orgueil; le vieux chien n'a pas
-oublié le vieux métier; s'il y a un trou, un trou grand comme la main,
-n'ayez peur... À toi, vieux chien!... N'ayez peur!...
-
-Blaireau, en effet, ayant flairé partout, s'obstina à gratter la
-muraille à l'endroit où j'avais vu l'apparition; il tressaillait
-chaque fois que son nez pointu rencontrait une certaine partie du
-lambris; puis il agitait sa queue de renard d'un air satisfait, revenait
-vers son maître et semblait lui dire de fixer là son attention. Le
-sergent se mit alors à examiner la muraille et la boiserie, il essaya
-d'insinuer son épée dans quelque fente; rien ne céda. Néanmoins une
-porte pouvait se trouver là, car les rinceaux de la boiserie sculptée
-pouvaient cacher une coulisse adroitement pratiquée. Il fallait trouver
-le ressort qui faisait jouer cette coulisse; mais cela nous fut
-impossible, malgré tous les efforts que nous fîmes pendant deux
-grandes heures. Nous essayâmes vainement d'ébranler le panneau, il
-rendait le même son que les autres; tous étaient sonores et
-indiquaient que la boiserie n'était pas posée immédiatement sur la
-maçonnerie; mais elle pouvait n'en être éloignée que de quelques
-lignes. Enfin, Marcasse, baigné de sueur, s'arrêta et me dit:
-
---Nous sommes bien fous; quand nous chercherions jusqu'à demain, nous
-ne trouverions pas un ressort, s'il n'y en a pas; et, quand nous
-cognerions, nous n'enfoncerions pas la porte, s'il y a derrière de
-grosses barres de fer, comme j'en ai vu déjà dans d'autres vieux
-manoirs.
-
---Nous pourrions, lui dis-je, trouver l'issue, s'il en existe une, en
-nous servant de la cognée; mais pourquoi, sur la simple indication de
-ton chien qui gratte le mur, t'obstiner à croire que Jean Mauprat, ou
-l'homme qui lui ressemble, n'est pas entré et sorti par la porte?
-
---Entré, tant que vous voudrez, répondit Marcasse, mais sorti! non,
-sur mon honneur! car, comme la servante descendait, j'étais sur
-l'escalier, brossant mes souliers; quand j'entendis tomber quelque chose
-ici, je montai vite trois marches, voilà tout, et me voilà près de
-vous. Vous mort, allongé sur le carreau et bien malade; personne dedans
-ni dehors, sur mon honneur!
-
---En ce cas, j'ai rêvé de mon diable d'oncle, et la servante a rêvé
-d'un manteau noir; car, à coup sûr, il n'y a pas ici de porte
-secrète; et, quand il y en aurait une, et que tous les Mauprat, vivants
-et morts, en auraient la clef, que nous fait cela? Sommes-nous attachés
-à la police pour nous enquérir de ces misérables? et, si nous les
-trouvions cachés quelque part, ne les aiderions-nous pas à fuir
-plutôt que de les livrer à la justice? Nous avons nos armes, nous ne
-craignons pas qu'ils nous assassinent cette nuit; et, s'ils s'amusent à
-nous faire peur, ma foi, malheur à eux! je ne connais ni parents ni
-alliés quand on me réveille en sursaut. Ainsi donc, faisons-nous
-servir l'omelette que les braves gens du domaine nous préparent; car,
-si nous continuons à frapper et à gratter les murailles, ils vont nous
-croire fous.
-
-Marcasse se rendit par obéissance plutôt que par conviction; je ne
-sais quelle importance il attachait à découvrir ce mystère, ni quelle
-inquiétude le tourmentait, car il ne voulait pas me laisser seul dans
-la chambre enchantée. Il prétendait que je pouvais encore me trouver
-malade et tomber en convulsion.
-
---Oh! cette fois, lui dis-je, je ne serai pas si poltron. Le manteau m'a
-guéri de la peur des revenants, et je ne conseille à personne de se
-frotter à moi.
-
-L'hidalgo fut forcé de me laisser seul. J'amorçai mes pistolets et je
-les plaçai à portée de ma main sur la table; mais ces précautions
-furent en pure perte: rien ne troubla le silence de la chambre, et les
-lourds rideaux de soie rouge, aux coins armoriés d'argent noirci, ne
-furent pas agités par le plus léger souffle. Marcasse revint, et,
-joyeux de me trouver aussi gai qu'il m'avait laissé, prépara notre
-souper avec autant de soins que si nous fussions venus à la
-Roche-Mauprat avec la seule intention de faire un bon repas. Il
-plaisanta sur le chapon qui chantait encore à la broche, et sur le vin
-qui faisait reflet d'une brosse dans le gosier. Mais le métayer vint
-augmenter sa bonne humeur en nous apportant quelques bouteilles
-d'excellent madère que le chevalier lui avait confiées autrefois, et
-dont il aimait à boire un verre ou deux lorsqu'il mettait le pied à
-l'étrier. Pour récompense, nous invitâmes le digne homme à souper
-avec nous, pour causer d'affaires le moins ennuyeusement possible.
-
---À la bonne heure, nous dit-il, ce sera donc comme autrefois, les
-manants mangeaient à la table des seigneurs de la Roche-Mauprat; vous
-faites de même, monsieur Bernard, et c'est bien.
-
---Oui, monsieur, lui répondis-je très froidement; mais je le fais avec
-ceux qui me doivent de l'argent, et non avec ceux à qui j'en dois.
-
-Cette réponse et le mot de _monsieur_ l'intimidèrent tellement, qu'il
-fit beaucoup de façons pour se mettre à table; mais j'insistai,
-voulant sur-le-champ lui donner la mesure de mon caractère. Je le
-traitai comme un homme que j'élevais à moi, non comme un homme vers
-qui je voulais descendre. Je le forçai d'être chaste dans ses
-plaisanteries, et je lui permis d'être expansif et facétieux dans les
-limites d'une honnête gaieté. C'était un homme jovial et franc. Je
-l'examinais avec attention pour voir s'il n'aurait pas quelque
-accointance avec le fantôme qui laissait traîner son manteau sur les
-lits; mais cela n'était aucunement probable, et il avait au fond tant
-d'aversion pour les coupe-jarrets, que, sans son respect pour ma
-parenté, il les eut de bon cœur habillés, en ma présence, comme ils
-méritaient de l'être. Mais je ne pus souffrir aucune liberté de sa
-part sur ce sujet, et je l'engageai à me rendre compte de mes affaires,
-ce qu'il fit avec intelligence, exactitude et loyauté.
-
-Quand il se retira, je m'aperçus que le madère lui avait fait beaucoup
-d'effet, car ses jambes étaient avinées et s'accrochaient à tous les
-meubles; néanmoins il avait eu assez d'empire sur son cerveau pour
-raisonner juste. J'ai toujours remarqué que le vin agissait beaucoup
-plus sur les muscles des paysans que sur leurs nerfs; qu'ils divaguaient
-difficilement, et qu'au contraire les excitants produisaient en eux une
-béatitude que nous ne connaissons pas, et qui fait de leur ivresse un
-plaisir tout différent du nôtre et très supérieur à notre
-exaltation fébrile.
-
-Quand nous nous trouvâmes seuls, Marcasse et moi, quoique nous ne
-fussions pas gris, nous nous aperçûmes que le vin nous avait donné
-une gaieté, une insouciance que nous n'aurions pas eues à la
-Roche-Mauprat, même sans l'aventure du fantôme. Habitués à une
-franchise mutuelle, nous en fîmes la réflexion, et nous convînmes que
-nous étions beaucoup mieux disposés qu'avant souper à recevoir tous
-les loups-garous de la Varenne.
-
-Ce mot de loup-garou me rappela l'aventure qui m'avait mis en relation
-très peu sympathique avec Patience, à l'âge de treize ans. Marcasse
-la connaissait; mais il ne connaissait guère le caractère que j'avais
-à cette époque, et je m'amusai à lui raconter ma course effarée à
-travers champs, après avoir été fustigé par le sorcier.
-
---Cela me fait penser, lui dis-je en terminant, que j'ai l'imagination
-facile à exalter et que je ne suis pas inaccessible à la peur des
-choses surnaturelles. Ainsi le fantôme de tantôt...
-
---N'importe, n'importe, dit Marcasse en examinant l'amorce de mes
-pistolets et en les posant sur ma table de nuit; n'oubliez pas que tous
-les coupe-jarrets ne sont pas morts; que si Jean est de ce monde, il
-fera du mal jusqu'à ce qu'il soit enterré, enfermé à triple tour
-chez le diable.
-
-Le vin déliait la langue de l'hidalgo, qui ne manquait pas d'esprit
-lorsqu'il se permettait ces rares infractions à sa sobriété
-habituelle. Il ne voulut pas me quitter et fit son lit à côté du
-mien. Mes nerfs étaient excités par les émotions de la journée; je
-me laissai donc aller à parler d'Edmée, non de manière à mériter de
-sa part l'ombre d'un reproche si elle eût entendu mes paroles, et
-cependant plus que je n'aurais dû me le permettre avec un homme qui
-n'était encore que mon subalterne et non mon ami, comme il le devint
-plus tard. Je ne sais pas positivement ce que je lui dis de mes
-chagrins, de mes espérances et de mes inquiétudes; toutefois ces
-confidences eurent un effet terrible, ainsi que vous le verrez bientôt.
-
-Nous nous endormîmes tout en causant, Blaireau sur les pieds de son
-maître, l'épée en travers à côté du chien sur les genoux de
-l'hidalgo, la lumière entre nous deux, mes pistolets au bout de mon
-bras, mon couteau de chasse sous mon oreiller et les verrous tirés.
-Rien ne troubla notre repos; et, quand le soleil nous éveilla, les coqs
-chantaient joyeusement dans la cour, et les _boirons_ échangeaient des
-facéties rustiques en _liant_[7] leurs bœufs sous nos fenêtres.
-
---C'est égal, il y a quelque chose là-dessous!
-
-Telle fut la première parole de Marcasse en ouvrant les yeux et en
-reprenant la conversation où il l'avait laissée la veille.
-
---As-tu vu ou entendu quelque chose cette nuit? lui dis-je.
-
---Rien du tout, répondit-il; mais c'est égal, Blaireau n'a pas bien
-dormi, mon épée est tombée par terre; et puis rien de ce qui s'est
-passé ici n'est expliqué.
-
---L'explique qui voudra, répondis-je; je ne m'en occuperai certainement
-pas.
-
---Tort, tort, vous avez tort!
-
---Cela se peut, mon bon sergent; mais je n'aime pas du tout cette
-chambre, et elle me semble si laide au grand jour, que j'ai besoin
-d'aller bien loin respirer un air pur.
-
---Eh bien, moi, je vous conduirai, mais je reviendrai. Je ne veux pas
-laisser aller cela au hasard. Je sais de quoi Jean Mauprat est capable
-et pas vous.
-
---Je ne veux pas le savoir, et s'il y a quelque danger ici pour moi ou
-les miens, je ne veux pas que tu y reviennes.
-
-Marcasse secoua la tête et ne répondit rien. Nous fîmes encore un
-tour à la métairie avant de partir. Marcasse fut très frappé d'une
-chose que je n'eusse pas remarquée. Le métayer voulut me présenter à
-sa femme; mais elle ne voulut jamais me voir et alla se cacher dans sa
-chènevière. J'attribuais cette timidité à la sauvagerie de la
-jeunesse.
-
---Belle jeunesse, ma foi! dit Marcasse; une jeunesse comme moi,
-cinquante ans passés! Il y a quelque chose là-dessous, quelque chose
-là-dessous, je vous dis.
-
---Et que diable peut-il y avoir?
-
---Hum! elle a été bien dans son temps avec Jean Mauprat. Elle a
-trouvé ce _tortu_ à son gré. Je sais cela, moi; je sais encore bien
-des choses, bien des choses, soyez sûr!
-
---Tu me les diras quand nous reviendrons ici, lui répondis-je; et ce ne
-sera pas de sitôt, car mes affaires vont beaucoup mieux que si je m'en
-mêlais, et je n'aimerais pas à prendre l'habitude de boire du madère
-pour ne pas avoir peur de mon ombre. Si tu veux m'obliger, Marcasse, tu
-ne parleras à personne de ce qui s'est passé. Tout le monde n'a pas
-pour ton capitaine la même estime que toi.
-
---Celui-là est un imbécile qui n'estime pas mon capitaine, répondit
-l'hidalgo d'un ton doctoral; mais, si vous me l'ordonnez, je ne dirai
-rien.
-
-Il me tint parole. Pour rien au monde, je n'eusse voulu troubler
-l'esprit d'Edmée de cette sotte histoire. Mais je ne pus empêcher
-Marcasse d'exécuter son projet; dès le lendemain matin, il avait
-disparu, et j'appris de Patience qu'il était retourné à la
-Roche-Mauprat sous prétexte d'y avoir oublié quelque chose.
-
-
-[Note 7: Les bouviers lient le joug avec des courroies aux cornes d'une
-paire de bœufs de travail.]
-
-
-
-
-XVIII
-
-
-Tandis que Marcasse se livrait à ses graves recherches, je passais
-auprès d'Edmée des jours pleins de délices et d'angoisses. Sa
-conduite ferme, dévouée, mais réservée à beaucoup d'égards, me
-jetait dans de continuelles alternatives de joie et de douleur. Un jour,
-le chevalier eut une longue conférence avec elle tandis que j'étais à
-la promenade. Je rentrai au moment où leur conversation était le plus
-animée, et, dès que je parus:
-
---Approche, me dit mon oncle; viens dire à Edmée que tu l'aimes, que
-tu la rendras heureuse, que tu es corrigé de tes anciens défauts.
-Arrange-toi pour être agréé, car il faut que cela finisse. Notre
-position vis-à-vis du monde n'est pas tenable, et je ne veux pas
-descendre dans le tombeau sans avoir vu réhabiliter l'honneur de ma
-fille, et sans être sûr que quelque sot caprice de sa part ne la
-jettera pas dans un couvent, au lieu de lui laisser occuper dans le
-monde le rang qui lui appartient, et que j'ai travaillé toute ma vie à
-lui assurer. Allons, Bernard, à ses pieds! Ayez l'esprit de lui dire
-quelque chose qui la persuade! ou bien je croirai, Dieu me pardonne, que
-c'est vous qui ne l'aimez pas et qui ne désirez pas sincèrement
-l'épouser.
-
---Moi! juste ciel, m'écriai-je, ne pas le désirer! quand je n'ai pas
-d'autre pensée depuis sept ans, quand mon cœur n'a pas d'autre vœu et
-que mon esprit ne conçoit pas d'autre bonheur!
-
-Je dis à Edmée tout ce que me suggéra la passion la plus exaltée.
-Elle m'écouta en silence et sans retirer ses mains, que je couvrais de
-baisers. Mais sa physionomie était grave, et l'expression de sa voix me
-fit trembler lorsqu'elle dit, après avoir réfléchi quelques instants:
-
---Mon père ne devrait jamais douter de ma parole; j'ai promis
-d'épouser Bernard, je l'ai promis à Bernard et à mon père; il est
-donc certain que je l'épouserai.
-
-Puis elle ajouta après une nouvelle pause et d'un ton plus sévère
-encore:
-
---Mais, si mon père se croit à la veille de mourir, quelle force me
-suppose-t-il donc pour m'engager à ne songer qu'à moi et me faire
-revêtir ma robe de noces à l'heure de ses funérailles? Si, au
-contraire, il est, comme je le crois, toujours plein de force malgré
-ses souffrances, et appelé à jouir encore pendant de longues années
-de l'amour de sa famille, d'où vient qu'il me presse si impérieusement
-d'abréger le délai que je lui ai demandé? N'est-ce pas une chose
-assez importante pour que j'y réfléchisse? Un engagement qui doit
-durer toute ma vie et qui décidera, je ne dis pas de mon bonheur, je
-saurais le sacrifier au moindre désir de mon père, mais de la paix de
-ma conscience et de la dignité de ma conduite (car quelle femme peut
-être assez sûre d'elle-même pour répondre d'un avenir enchaîné
-contre son gré?); un tel engagement ne mérite-t-il pas que j'en pèse
-tous les risques et tous les avantages pendant plusieurs années au
-moins?
-
---Dieu merci! voilà sept ans que vous passez à peser tout cela, dit le
-chevalier; vous devriez savoir à quoi vous en tenir sur le compte de
-votre cousin. Si vous voulez l'épouser, épousez-le; mais si vous ne le
-voulez pas, pour Dieu! dites-le, et qu'un autre se présente.
-
---Mon père, répondit Edmée un peu froidement, je n'épouserai que
-lui.
-
---Que _lui_ est fort bien, dit le chevalier en frappant avec la pincette
-sur les bûches; mais cela ne veut peut-être pas dire que vous
-l'épouserez.
-
---Je l'épouserai, mon père, reprit Edmée. J'aurais désiré quelques
-mois encore de liberté; mais puisque vous êtes mécontent de tous ces
-retards, je suis prête à obéir à vos ordres, vous le savez.
-
---Parbleu! voilà une jolie manière de consentir, s'écria mon oncle,
-et bien engageante pour votre cousin. Ma foi! Bernard, je suis bien
-vieux; mais je puis dire que je ne comprends encore rien aux femmes, et
-il est probable que je mourrai sans y avoir rien compris.
-
---Mon oncle, lui dis-je, je comprends fort bien l'éloignement de ma
-cousine pour moi; je l'ai mérité. J'ai fait tout ce qui était en mon
-pouvoir pour réparer mes crimes. Mais dépend-il d'elle d'oublier un
-passé dont elle a sans doute trop souffert? Au reste, si elle ne me le
-pardonne pas, j'imiterai sa rigueur, je ne me le pardonnerai pas à
-moi-même; et, renonçant à tout espoir en ce monde, je m'éloignerai
-d'elle et de vous pour me punir par un châtiment pire que la mort.
-
---Allons, voilà que tout est rompu! dit mon oncle en jetant les
-pincettes dans le feu; voilà, voilà ce que vous cherchiez, ma fille?
-
-J'avais fait quelques pas pour sortir; je souffrais horriblement.
-
-Edmée courut vers moi, me prit le bras, et, me ramenant vers son père:
-
---Ce que vous dites est cruel et plein d'ingratitude, me dit-elle.
-Appartient-il à un esprit modeste, à un cœur généreux, de nier une
-amitié, un dévouement, j'oserai me servir d'un autre mot, une
-fidélité de sept ans, parce que je vous demande encore quelques mois
-d'épreuve? Et, quand même je n'aurais jamais pour vous, Bernard, une
-affection aussi vive que la vôtre, celle que je vous ai témoignée
-jusqu'ici est-elle donc si peu de chose que vous la méprisiez, et que
-vous y renonciez par dépit de ne pas m'inspirer précisément celle que
-vous croyez devoir exiger? Savez-vous qu'à ce compte une femme n'aurait
-pas le droit d'éprouver l'amitié? Enfin voulez-vous me punir de vous
-avoir servi de mère en vous éloignant de moi, ou ne m'en récompenser
-qu'à la condition d'être votre esclave?
-
---Non, Edmée, non, lui répondis-je le cœur serré et les yeux pleins
-de larmes en portant sa main à mes lèvres; je sens que vous avez fait
-pour moi plus que je ne méritais; je sens que je voudrais en vain
-m'éloigner de votre présence; mais pouvez-vous me faire un crime de
-souffrir auprès de vous? C'est, au reste, un crime si involontaire et
-tellement fatal, qu'il échapperait à tous vos reproches et à tous mes
-remords. N'en parlons pas, n'en parlons jamais; c'est tout ce que je
-puis faire. Conservez-moi votre amitié, j'espère m'en montrer toujours
-digne à l'avenir.
-
---Embrassez-vous et ne vous séparez jamais l'un de l'autre, dit le
-chevalier attendri. Bernard, quel que soit le caprice d'Edmée, ne
-l'abandonnez jamais, si vous voulez mériter la bénédiction de votre
-père adoptif. Si vous ne parvenez pas à être son mari, soyez toujours
-son frère. Songez, mon enfant, que bientôt elle sera seule sur la
-terre, et que je mourrai désolé si je n'emporte dans la tombe la
-certitude qu'il lui reste un appui et un défenseur. Songez enfin que
-c'est à cause de vous, à cause d'un serment que son inclination
-désavoue peut-être, mais que sa conscience respecte, qu'elle est ainsi
-abandonnée, calomniée...
-
-Le chevalier fondit en larmes, et toutes les douleurs de cette famille
-infortunée me furent révélées en un instant.
-
---Assez! assez! m'écriai-je en tombant à leurs pieds; tout cela est
-trop cruel. Je serais le dernier des misérables, si j'avais besoin
-qu'on me remît sous les yeux mes fautes et mes devoirs. Laissez-moi
-pleurer à vos genoux; laissez-moi expier par l'éternelle douleur, par
-l'éternel renoncement de ma vie, le mal que je vous ai fait! Pourquoi
-ne m'avoir pas chassé lorsque je vous ai nui? pourquoi, mon oncle, ne
-m'avoir pas cassé la tête d'un coup de pistolet, comme à une bête
-fauve? Qu'ai-je fait pour être épargné, moi qui payais vos bienfaits
-de la ruine de votre honneur? Non, non, je le sens, Edmée ne doit pas
-m'épouser; ce serait accepter la honte de l'injure que j'ai attiré sur
-elle. Moi, je resterai ici; je ne la verrai jamais si elle l'exige; mais
-je me coucherai en travers de sa porte comme un chien Adèle, et je
-déchirerai le premier qui osera se présenter devant elle autrement
-qu'à genoux; et, si quelque jour un honnête homme, plus heureux que
-moi, mérite de fixer son choix, loin de le combattre, je lui remettrai
-le soin cher et sacré de la protéger et de la défendre; je serai son
-ami, son frère; et, quand je les verrai heureux ensemble, j'irai mourir
-en paix loin d'eux.
-
-Mes sanglots m'étouffaient, le chevalier serra sa fille et moi sur son
-cœur, et nous confondîmes nos larmes, en lui jurant de ne jamais nous
-séparer, ni pendant sa vie, ni après sa mort.
-
---Ne perds pourtant pas l'espérance de l'épouser, me dit le chevalier
-à voix basse quelques instants après, quand le calme se fut rétabli;
-elle a d'étranges volontés; mais, vois-tu, rien ne m'ôtera de
-l'esprit qu'elle a de l'amour pour toi. Elle ne veut pas s'expliquer
-encore. Ce que femme veut, Dieu le veut.
-
---Ce qu'Edmée veut, je le veux, répondis-je.
-
-Quelques jours après cette scène, qui fit succéder dans mon âme la
-tranquillité de la mort aux agitations de la vie, je me promenais dans
-le parc avec l'abbé.
-
---Il faut, me dit-il, que je vous fasse part d'une aventure qui m'est
-arrivée hier, et qui est passablement romanesque. J'avais été me
-promener dans les bois de Briantes, et j'étais descendu à la fontaine
-des Fougères. Vous savez qu'il faisait chaud comme au milieu de
-l'été; nos belles plantes, rougies par l'automne, sont plus belles que
-jamais autour du ruisseau qu'elles couvrent de leurs longues
-découpures. Les bois n'ont plus que bien peu d'ombrage; mais le pied
-foule des tapis de feuilles sèches dont le bruit est pour moi plein de
-charme. Le tronc satiné des bouleaux et des jeunes chênes est couvert
-de mousse et de jungermanes, qui étalent délicatement leur nuance
-brune, mêlée de vert tendre, de rouge et de fauve, en étoiles, en
-rosaces, en cartes de géographie de toute espèce, où l'imagination
-peut rêver de nouveaux mondes en miniature. J'étudiais avec amour ces
-prodiges de grâce et de finesse, ces arabesques où la variété
-infinie s'allie à la régularité inaltérable, et, heureux de savoir
-que vous n'êtes pas, comme le vulgaire, aveugle à ces coquetteries
-adorables de la création, j'en détachai quelques-unes avec le plus
-grand soin, enlevant même l'écorce de l'arbre où elles prennent
-racine, afin de ne pas détruire la pureté de leurs dessins. J'en ai
-fait une petite provision que j'ai déposée chez Patience en passant,
-et que nous allons voir si vous le voulez. Mais, chemin faisant, je veux
-vous dire ce qui m'arriva en approchant de la fontaine. J'avais la tête
-baissée, je marchais sur les cailloux humides, guidé par le petit
-bruit du jet clair et délicat qui s'élance du sein de la roche
-moussue. J'allais m'asseoir sur la pierre qui forme un banc naturel à
-côté, lorsque je vis la place occupée par un bon religieux dont le
-capuchon de bure cachait à demi la tête pâle et flétrie. Il me parut
-très intimidé de ma rencontre; je le rassurai de mon mieux en lui
-disant que mon intention n'était pas de le déranger, mais d'approcher
-seulement mes lèvres de la rigole d'écorce que les bûcherons ont
-adaptée à la roche pour boire plus facilement.
-
-«--Ô saint ecclésiastique! me dit-il du ton le plus humble, que
-n'êtes-vous le prophète dont la verge frappait aux sources de la
-grâce, et pourquoi mon âme, semblable à ce rocher, ne peut-elle
-donner cours à un ruisseau de larmes?»
-
-Frappé de la manière dont ce moine s'exprimait, de son air triste, de
-son attitude rêveuse, en ce lieu poétique où j'ai souvent rêvé
-l'entretien de la Samaritaine avec le Sauveur, je me laissai aller à
-causer de plus en plus sympathiquement. J'appris de ce religieux qu'il
-était trappiste et qu'il était en tournée pour accomplir une
-pénitence.
-
-«--Ne me demandez ni mon nom ni mon pays, dit-il. J'appartiens à une
-illustre famille que je ferais rougir en lui rappelant que j'existe;
-d'ailleurs, en entrant à la Trappe, nous abjurons tout orgueil du
-passé, nous nous faisons semblables à des enfants naissants; nous
-mourons au monde pour revivre en Jésus-Christ. Mais soyez sûr que vous
-voyez en moi un des exemples les plus frappants des miracles de la
-grâce, et, si je pouvais vous faire le récit de ma vie religieuse, de
-mes terreurs, de mes remords, de mes expiations, vous en seriez
-certainement touché. Mais à quoi me serviront la compassion et
-l'indulgence des hommes, si la miséricorde de Dieu ne daigne
-m'absoudre?»
-
---Vous savez, continua l'abbé, que je n'aime pas les moines, que je me
-défie de leur humilité, que j'ai horreur de leur fainéantise. Mais
-celui-là parlait d'une manière si triste et si affectueuse, il était
-si pénétré de son devoir, il semblait si malade, si exténué
-d'austérités, si plein de repentir, qu'il m'a gagné le cœur. Il y a
-dans son regard et dans ses discours des éclairs qui trahissent une
-grande intelligence, une activité infatigable, une persévérance à
-toute épreuve. Nous avons passé deux grandes heures ensemble, et je
-l'ai quitté si attendri, que j'ai désiré le revoir avant son départ.
-Il avait pris gîte pour la nuit à la ferme des Goulets, et j'ai voulu
-en vain l'amener au château. Il m'a dit avoir un compagnon de voyage
-qu'il ne pouvait quitter.
-
-«--Mais, puisque vous êtes si charitable, me dit-il, je m'estimerai
-heureux de vous retrouver ici demain au coucher du soleil; peut-être
-même m'enhardirai-je au point de vous demander une grâce; vous pouvez
-m'être utile pour une affaire importante dont je suis chargé dans ce
-pays-ci. Je ne puis vous en dire davantage en ce moment.»
-
-Je l'assurai qu'il pouvait compter sur moi, et que j'obligerais de grand
-cœur un homme comme lui.
-
---Si bien que vous attendez avec impatience l'heure du rendez-vous?
-dis-je à l'abbé.
-
---Sans doute, répondit-il, et ma nouvelle connaissance a pour moi tant
-d'attraits, que, si je ne craignais d'abuser de la confiance que cet
-homme m'a témoignée, je conduirais Edmée à la fontaine des
-Fougères.
-
---Je crois, repris-je, qu'Edmée a beaucoup mieux à faire que
-d'écouter les déclamations de votre moine, qui peut-être, après
-tout, n'est qu'un intrigant, comme tant d'autres à qui vous avez fait
-la charité aveuglément. Pardonnez-moi, mon bon abbé, mais vous
-n'êtes pas un grand physionomiste, et vous êtes un peu sujet à vous
-laisser prévenir pour ou contre les gens, sans autre motif que la
-disposition bienveillante ou craintive de votre esprit romanesque.
-
-L'abbé sourit, prétendit que je parlais ainsi par rancune, soutint la
-piété du trappiste et retomba dans la botanique. Nous passâmes assez
-de temps à herboriser chez Patience; et, comme je ne cherchais qu'à
-échapper à moi-même, je sortis de la cabane avec l'abbé et le
-conduisis jusqu'au bois où il avait son rendez-vous. À mesure que nous
-en approchions, l'abbé semblait revenir un peu de son empressement de
-la veille et craindre d'avoir été trop loin. L'incertitude succédant
-si vite à l'enthousiasme résumait tellement tout son caractère
-mobile, aimant, timide, mélange singulier des entraînements les plus
-opposés, que je recommençai à le railler avec l'abandon de l'amitié.
-
---Allons, me dit-il, il faut que j'en aie le cœur net et que vous le
-voyiez. Vous regarderez son visage, vous l'étudierez pendant quelques
-instants, et vous nous laisserez seuls ensemble, puisque je lui ai
-promis d'écouter ses confidences.
-
-Je suivis l'abbé par désœuvrement; mais, quand nous fûmes au-dessus
-des rochers ombragés d'où la fontaine s'échappe, je m'arrêtai pour
-regarder le moine à travers le branchage d'un massif de frênes. Placé
-immédiatement au-dessous de nous, au bord de la fontaine, il
-interrogeait l'angle du sentier que nous devions tourner pour arriver à
-lui; mais il ne songeait pas à regarder l'endroit où nous étions, et
-nous pouvions le contempler à l'aise sans qu'il nous vît.
-
-À peine l'eus-je envisagé, que, saisi d'un rire amer, je pris l'abbé
-par le bras, je l'entraînai à quelque distance et lui parlai ainsi,
-non sans une grande agitation:
-
---Mon cher abbé, n'avez-vous jamais rencontré quelque part autrefois
-la figure de mon oncle Jean de Mauprat?
-
---Jamais que je sache, répondit l'abbé tout interdit; mais où
-voulez-vous donc en venir?
-
---À vous dire, mon ami, que vous avez fait là une jolie trouvaille, et
-que ce bon et vénérable trappiste à qui vous trouvez tant de grâce,
-de candeur, de componction et d'esprit, n'est autre que Jean de Mauprat
-le coupe-jarret.
-
---Vous êtes fou! s'écria l'abbé en reculant de trois pas. Jean
-Mauprat est mort il y a longtemps.
-
---Jean Mauprat n'est pas mort, ni Antoine Mauprat non plus peut-être,
-et je suis moins surpris que vous parce que j'ai déjà rencontré un de
-ces deux revenants. Qu'il se soit fait moine et qu'il pleure ses
-péchés, cela est fort possible; mais, qu'il se soit déguisé pour
-venir poursuivre ici quelque mauvais dessein, c'est ce qui n'est pas
-impossible non plus, et je vous engage à vous tenir sur vos gardes...
-
-L'abbé fut effrayé au point de ne vouloir plus aller au rendez-vous.
-Je lui démontrai qu'il était nécessaire de savoir où voulait en
-venir le vieux pécheur. Mais, comme je connaissais la faiblesse de
-l'abbé, comme je craignais que mon oncle Jean ne réussît à l'engager
-dans quelque fausse démarche et à s'emparer de sa conscience par des
-aveux mensongers, je pris le parti de me glisser dans le taillis de
-manière à tout voir et tout entendre.
-
-Mais les choses ne se passèrent pas comme je l'aurais cru. Le
-trappiste, au lieu de jouer au plus fin, dévoila sur-le-champ à
-l'abbé son véritable nom. Il lui déclara que, touché de repentir et
-ne croyant pas que sa conscience lui permît d'en éviter le châtiment
-à l'abri du froc (car il était réellement trappiste depuis plusieurs
-années), il venait se mettre entre les mains de la justice, afin
-d'expier d'une manière éclatante les crimes dont il était souillé.
-Cet homme, doué de facultés supérieures, avait acquis dans le
-cloître une éloquence mystique. Il parlait avec tant de grâce, de
-douceur, que je fus pris tout aussi bien que l'abbé. Ce fut en vain que
-ce dernier essaya de combattre une résolution qui lui semblait
-insensée; Jean de Mauprat montra le plus intrépide dévouement à ses
-idées religieuses. Il dit qu'ayant commis les crimes de l'antique
-barbarie païenne, il ne pouvait racheter son âme qu'au prix d'une
-pénitence publique digne des premiers chrétiens.
-
---On peut, dit-il, être lâche envers Dieu comme envers les hommes, et,
-dans le silence de mes veilles, j'entends une voix terrible qui répond
-à mes sanglots:
-
-«--Misérable poltron, c'est la peur des hommes qui te jette dans le
-sein de Dieu; et, si tu ne craignais la mort temporelle, tu n'aurais
-jamais songé à la vie éternelle.»
-
-Alors je sens que ce que je crains le plus, ce n'est pas la colère de
-Dieu, mais la corde et le bourreau qui m'attendent parmi mes semblables.
-Eh bien, il est temps que ma honte finisse vis-à-vis de moi-même, et
-c'est le jour où les hommes me couvriront d'opprobre et de châtiment
-que je me sentirai absous et réhabilité à la face du ciel. C'est
-alors seulement que je me croirai digne de dire à Jésus mon sauveur:
-
-«Écoute-moi, victime innocente, toi qui écoutas le bon larron;
-écoute la victime souillée, mais repentante, associée à la gloire de
-ton martyre et rachetée par ton sang!»
-
---Dans le cas où vous persisteriez dans cette volonté enthousiaste,
-lui dit l'abbé après lui avoir présenté sans succès toutes les
-objections possibles, veuillez du moins me dire en quoi vous avez pensé
-que je consentirais à vous aider.
-
---Je ne puis agir en ceci, répondit le trappiste, sans l'autorisation
-d'un homme qui bientôt sera le dernier des Mauprat; car le chevalier
-n'a que peu de jours à attendre la récompense céleste acquise à ses
-vertus, et, quant à moi, je ne puis échapper au supplice que je viens
-chercher que pour retomber dans l'éternelle nuit du cloître. Je veux
-parler de Bernard Mauprat: je ne dirai pas mon neveu; car, s'il
-m'entendait, il rougirait de porter ce titre funeste. J'ai su son retour
-d'Amérique, et cette nouvelle m'a décidé à entreprendre le voyage au
-terme douloureux duquel vous me voyez.
-
-Il me sembla qu'en parlant ainsi, il jetait un regard oblique sur le
-massif où j'étais, comme s'il eût deviné ma présence. Peut-être
-l'agitation de quelques branches m'avait-elle trahi.
-
---Puis-je vous demander, dit l'abbé, ce que vous avez de commun
-aujourd'hui avec ce jeune homme? Ne craignez-vous pas qu'aigri par les
-mauvais traitements qui ne lui furent pas épargnés autrefois à la
-Roche-Mauprat, il ne refuse de vous voir?
-
---Je suis certain qu'il le refusera; car je sais la haine qu'il nourrit
-contre moi, dit le trappiste en se tournant encore vers le lieu où
-j'étais. Mais j'espère que vous le déciderez à m'accorder cette
-entrevue, car vous êtes généreux et bon, monsieur l'abbé. Vous
-m'avez promis de m'obliger, et, d'ailleurs, vous êtes l'ami du jeune
-Mauprat, et vous lui ferez comprendre qu'il y va de ses intérêts et de
-l'honneur de son nom.
-
---Comment cela? reprit l'abbé. Sans doute, il sera peu flatté de vous
-voir paraître devant les tribunaux pour des crimes effacés désormais
-dans l'ombre du cloître. Il doit désirer certainement que vous
-renonciez à cette expiation éclatante; comment espérez-vous qu'il y
-consente?
-
---Je l'espère, parce que Dieu est bon et grand, parce que sa grâce est
-efficace, parce qu'elle touchera le cœur de quiconque daignera écouter
-le langage d'une âme vraiment repentante et fortement convaincue; parce
-que mon salut éternel est dans les mains de ce jeune homme, et qu'il ne
-voudra pas se venger de moi au delà de la tombe. D'ailleurs, il faut
-que je meure en paix avec ceux que j'ai offensés, il faut que je tombe
-aux pieds de Bernard Mauprat et qu'il me remette mes péchés. Mes
-larmes le toucheront, ou, si son âme impitoyable les méprise, j'aurai
-du moins accompli un impérieux devoir.
-
-Voyant qu'il parlait avec la certitude d'être entendu par moi, je fus
-saisi de dégoût; je crus voir la fraude et la lâcheté percer sous
-cette basse hypocrisie. Je m'éloignai et j'allai attendre l'abbé à
-quelque distance. Il vint bientôt me rejoindre; l'entrevue s'était
-terminée par la promesse mutuelle de se revoir bientôt. L'abbé
-s'était engagé à me transmettre les paroles du trappiste, qui
-menaçait, du ton le plus doucereux du monde, de venir me trouver si je
-me refusais à sa demande. Nous nous promîmes d'en conférer, l'abbé
-et moi, sans en informer le chevalier ni Edmée, afin de ne pas les
-inquiéter sans nécessité. Le trappiste avait été se loger à la
-Châtre, au couvent des carmes; ce qui avait mis l'abbé tout à fait
-sur ses gardes, malgré son premier engouement pour le repentir du
-pécheur. Ces carmes l'avaient persécuté dans sa jeunesse, et le
-prieur avait fini par le forcer à se séculariser.--Le prieur vivait
-encore, vieux, mais implacable; infirme, caché, mais ardent à la haine
-et à l'intrigue. L'abbé n'entendit pas son nom sans frémir; il
-m'engagea à me conduire prudemment dans toute cette affaire.
-
---Quoique Jean Mauprat soit sous le glaive des lois, me dit-il, et que
-vous soyez au faîte de l'honneur et de la prospérité, ne méprisez
-pas la faiblesse de votre ennemi. Qui sait ce que peuvent la ruse et la
-haine? Elles peuvent prendre la place du juste et le jeter sur le
-fumier; elles peuvent rejeter leur crime sur autrui et souiller de leur
-ignominie la robe de l'innocence. Vous n'en avez peut-être pas fini
-avec les Mauprat!
-
-Le pauvre abbé ne croyait pas dire si vrai.
-
-
-
-
-XIX
-
-
-Après avoir réfléchi mûrement sur les intentions probables du
-trappiste, je crus devoir accorder l'entrevue demandée. Ce n'était pas
-moi que Jean Mauprat pouvait espérer d'abuser par ses artifices, et je
-voulus faire ce qui dépendait de moi pour éviter qu'il vînt
-tourmenter de ses intrigues les derniers jours de mon grand-oncle. Je me
-rendis donc dès le lendemain à la ville, vers la fin des vêpres, et
-je sonnai, non sans émotion, à la porte des carmes.
-
-La retraite choisie par le trappiste était une de ces innombrables
-communautés mendiantes que la France nourrissait; celle-là, quoique
-soumise à une règle austère, était riche et adonnée au plaisir. À
-cette époque sceptique, le petit nombre des moines n'étant plus en
-rapport avec l'étendue et la richesse des établissements fondés pour
-eux, les religieux errant dans les vastes abbayes au fond des provinces,
-au sein du luxe, débarrassés du contrôle de l'opinion (toujours
-effacée là où l'homme s'isole), menaient la vie la plus douce et la
-plus oisive qu'ils eussent jamais goûtée. Mais cette obscurité, mère
-des _vices aimables_, comme on disait alors, n'était chère qu'aux
-ignorants. Les chefs étaient livrés aux pénibles rêves d'une
-ambition nourrie dans l'ombre, aigrie dans l'inaction. Agir, même dans
-le cercle le plus restreint et à l'aide des éléments les plus nuls,
-agir à tout prix, telle était l'idée fixe des prieurs et des abbés.
-
-Le prieur des _carmes chaussés_ que j'allai voir était la vivante
-image de cette impuissance agitée. Cloué par la goutte dans son grand
-fauteuil, il m'offrit un étrange pendant à la vénérable figure du
-chevalier, pâle et immobile comme lui, mais noble et patriarcal dans sa
-mélancolie. Le prieur était court, gras et plein de pétulance. La
-partie supérieure de son corps était libre, sa tête se tournait avec
-vivacité à droite et à gauche; ses bras s'agitaient pour donner des
-ordres; sa parole était brève et son organe voilé semblait donner un
-sens mystérieux aux moindres choses. En un mot, la moitié de sa
-personne paraissait lutter sans cesse pour entraîner l'autre, comme cet
-homme enchanté des contes arabes, qui cachait sous sa robe son corps de
-marbre jusqu'à la ceinture.
-
-Il me reçut avec un empressement exagéré, s'irrita de ce qu'on ne
-m'apportait pas un siège assez vite, étendit sa grosse main flasque
-pour attirer ce siège tout près du sien, fit signe à un grand satyre
-barbu, qu'il appelait son frère trésorier, de sortir; puis, après
-m'avoir accablé de questions sur mon voyage, sur mon retour, sur ma
-santé, sur ma famille, et dardant sur moi de petits yeux clairs et
-mobiles qui soulevaient les plis des paupières, grossies et affaissées
-par l'intempérance, il entra en matière.
-
---Je sais, mon cher enfant, dit-il, le sujet qui vous amène: vous
-voulez rendre vos devoirs à votre saint parent, à ce trappiste,
-modèle d'édification, que Dieu nous ramène pour servir d'exemple au
-monde et faire éclater le miracle de la grâce.
-
---Monsieur le prieur, lui répondis-je, je ne suis pas assez bon
-chrétien pour apprécier le miracle dont vous parlez. Que les âmes
-dévotes en rendent grâces au ciel! pour moi, je viens ici parce que M.
-Jean de Mauprat désire me faire part, a-t-il dit, de projets qui me
-concernent et que je suis prêt à écouter. Si vous voulez permettre
-que je me rende près de lui...
-
---Je n'ai pas voulu qu'il vous vît avant moi, jeune homme! s'écria le
-prieur avec une affectation de franchise, et en s'emparant de mes mains,
-que je ne sentais pas sans dégoût dans les siennes; j'ai une grâce à
-vous demander au nom de la charité, au nom du sang qui coule dans vos
-veines...
-
-Je dégageai une de mes mains, et le prieur, voyant l'expression de mon
-mécontentement, changea sur-le-champ de langage avec une souplesse
-admirable.
-
---Vous êtes homme du monde, je le sais. Vous avez à vous plaindre de
-celui qui fut Jean de Mauprat et qui s'appelle aujourd'hui l'humble
-frère Jean-Népomucène. Mais, si les préceptes de notre divin maître
-Jésus-Christ ne vous portent pas à la miséricorde, il est des
-considérations de décence publique et d'esprit de famille qui doivent
-vous faire partager mes craintes et mes efforts. Vous savez la
-résolution pieuse, mais téméraire, qu'a formée frère Jean; vous
-devez vous joindre à moi pour l'en détourner, et vous le ferez, je
-n'en doute pas.
-
---Peut-être, monsieur, répondis-je froidement; mais ne pourrais-je
-vous demander à quels motifs ma famille doit l'intérêt que vous
-voulez bien prendre à ses affaires?
-
---À l'esprit de charité qui anime tous les serviteurs du Christ,
-répondit le moine avec une dignité fort bien jouée.
-
-Retranché derrière ce prétexte, à la faveur duquel le clergé s'est
-toujours immiscé dans tous les secrets de famille, il lui fut aisé de
-mettre un terme à mes questions; et, sans détruire le soupçon qui
-combattait contre lui dans mon esprit, il réussit à prouver à mes
-oreilles que je lui devais de la reconnaissance pour le soin qu'il
-prenait de l'honneur de mon nom. Il fallait bien voir où il voulait en
-venir, et ce que j'avais prévu arriva. Mon oncle Jean réclamait de moi
-la part qui lui revenait du fief de la Roche-Mauprat, et le prieur
-était chargé de me faire entendre que j'avais à opter entre une somme
-assez considérable à débourser (car on parlait du revenu arriéré de
-mes sept années de jouissance, outre le fonds d'un septième de
-propriété) et l'action insensée qu'il prétendait faire, et dont
-l'éclat ne manquerait pas de hâter les jours du vieux chevalier et de
-me créer peut-être d'étranges embarras personnels. Tout cela me fut
-insinué merveilleusement sous les dehors de la plus chrétienne
-sollicitude pour moi, de la plus fervente admiration pour le zèle du
-trappiste, et de la plus sincère inquiétude pour les effets de cette
-ferme résolution. Enfin, il me fut démontré clairement que Jean
-Mauprat ne venait pas me demander des moyens d'existence, mais qu'il me
-fallait le supplier humblement d'accepter la moitié de mon bien pour
-l'empêcher de traîner mon nom et peut-être ma personne sur le banc
-des criminels.
-
-J'essayai une dernière objection.
-
---Si la résolution du frère Népomucène, comme vous l'appelez,
-monsieur le prieur, est aussi bien arrêtée que vous le dites; si le
-soin de son salut est le seul qu'il ait en ce monde, expliquez-moi
-comment la séduction des biens temporels pourra l'en détourner? Il y a
-là une inconséquence que je ne comprends guère.
-
-Le prieur fut un peu embarrassé du regard perçant que j'attachais sur
-lui; mais, se jetant au même instant dans une de ces parades de
-naïveté qui sont la haute ressource des fourbes:
-
---Mon Dieu! mon cher fils, s'écria-t-il, vous ne savez donc pas quelles
-immenses consolations la possession des biens de ce monde peut répandre
-sur une âme pieuse? Autant les richesses périssables sont dignes de
-mépris lorsqu'elles représentent de vains plaisirs, autant le juste
-doit les réclamer avec fermeté quand elles lui assurent le moyen de
-faire le bien. À la place du saint trappiste, je ne vous cache pas que
-je ne céderais mes droits à personne; que je voudrais fonder une
-communauté religieuse pour la propagation de la foi et la distribution
-des aumônes avec les fonds qui, entre les mains d'un jeune et brillant
-seigneur comme vous, ne servent qu'à entretenir à grands frais des
-chevaux et des chiens. L'Église nous enseigne que, par de grands
-sacrifices et de riches offrandes, nous pouvons racheter nos âmes des
-plus noirs péchés. Le frère Népomucène, assiégé d'une sainte
-terreur, croit qu'une expiation publique est nécessaire à son salut.
-Martyr dévoué, il veut offrir son sang à l'implacable justice des
-hommes. Combien ne sera-t-il pas plus doux pour vous (et plus sûr en
-même temps) de lui voir élever quelque saint autel à la gloire de
-Dieu et cacher dans la paix bienheureuse du cloître l'éclat funeste du
-nom qu'il a déjà abjuré! Il est tellement dominé par l'esprit de la
-Trappe, il a pris un tel amour de l'abnégation, de l'humilité, de la
-pauvreté, qu'il me faudra bien des efforts et bien des secours d'en
-haut pour le déterminer à accepter cet échange de _mérites._
-
---C'est donc vous, monsieur le prieur, qui vous chargez, par bonté
-gratuite, de changer cette funeste résolution? J'admire votre zèle et
-je vous en remercie, mais je ne pense pas que tant de négociations
-soient nécessaires. M. Jean de Mauprat réclame sa part d'héritage,
-rien n'est plus juste; et, lors même que la loi refuserait tout droit
-civil à celui qui n'a dû son talent qu'à la fuite (ce que je ne veux
-point examiner), mon parent peut être assuré qu'il n'y aurait jamais
-la moindre contestation entre nous à cet égard, si j'étais libre
-possesseur d'une fortune quelconque. Mais vous n'ignorez pas que je ne
-dois la jouissance de cette fortune qu'à la bonté de mon grand-oncle,
-le chevalier Hubert de Mauprat; qu'il a assez fait en payant les dettes
-de la famille, qui absorbaient au delà du fonds; que je ne puis rien
-aliéner sans sa permission, et que je ne suis réellement que le
-dépositaire d'une fortune que je n'ai pas encore acceptée.
-
-Le prieur me regarda avec surprise et comme frappé d'un coup imprévu;
-puis il sourit d'un air rusé et me dit:
-
---Fort bien! Il paraît que je m'étais trompé et que c'est à M.
-Hubert de Mauprat qu'il faut s'adresser. Je le ferai, car je ne doute
-pas qu'il ne me sache très bon gré de sauver à sa famille un scandale
-qui peut avoir de très bons résultats dans l'autre vie pour un de ses
-parents, mais qui à coup sûr peut en avoir de très mauvais pour _un
-autre parent_ dans celle-ci.
-
---J'entends, monsieur, répondis-je. C'est une menace; je répondrai sur
-le même ton. Si M. Jean de Mauprat se permet d'obséder mon oncle et ma
-cousine, c'est à moi qu'il aura affaire, et ce ne sera pas devant les
-tribunaux que je l'appellerai en réparation de certains outrages que je
-n'ai point oubliés. Dites-lui que je n'accorderai point l'absolution au
-pénitent de la Trappe s'il ne reste fidèle au rôle qu'il a adopté.
-Si M. Jean de Mauprat est sans ressource et qu'il implore ma bonté, je
-pourrai lui donner, sur les revenus qui me sont accordés, les moyens
-d'exister humblement et sagement, selon l'esprit de ses vœux; mais, si
-l'ambition ecclésiastique s'empare de son cerveau, et qu'il compte,
-avec de folles et puériles menaces, intimider assez mon oncle pour lui
-arracher de quoi satisfaire ses nouveaux goûts, qu'il se détrompe,
-dites-le-lui bien de ma part. La sécurité du vieillard et l'avenir de
-la jeune fille n'ont que moi pour défenseur, et je saurai les
-défendre, fût-ce au péril de l'honneur et de la vie.
-
---L'honneur et la vie sont pourtant de quelque importance à votre âge,
-reprit l'abbé visiblement irrité, mais affectant des manières plus
-douces que jamais; qui sait à quelle folie la ferveur religieuse peut
-entraîner le trappiste? Car, entre nous soit dit, mon pauvre enfant...
-voyez, moi, je suis un homme sans exagération; j'ai vu le monde dans ma
-jeunesse et je n'approuve pas ces partis extrêmes, dictés plus souvent
-par l'orgueil que par la piété. J'ai consenti à tempérer
-l'austérité de la règle, mes religieux ont bonne mine et portent des
-chemises... Croyez bien, mon cher monsieur, que je suis loin d'approuver
-le dessein de votre parent et que je ferai tout au monde pour
-l'entraver; mais enfin, s'il persiste, à quoi vous servira mon zèle?
-Il a la permission de son supérieur et peut se livrer à une
-inspiration funeste... Vous pouvez être gravement compromis dans une
-affaire de ce genre; car enfin, quoique vous soyez, à ce qu'on assure,
-un digne gentilhomme, bien que vous ayez abjuré les erreurs du
-passé, bien que peut-être votre âme ait toujours haï l'iniquité,
-vous avez trempé de fait dans bien des exactions que les lois
-humaines réprouvent et châtient. Qui sait à quelles révélations
-involontaires le frère Népomucène peut se voir entraîné, s'il
-provoque l'instruction d'une procédure criminelle? Pourra-t-il la
-provoquer contre lui-même sans la provoquer en même temps contre
-vous?... Croyez-moi, je veux la paix... je suis un bon homme...
-
---Oui, un très bon homme, mon père, répondis-je avec ironie, je le
-vois parfaitement. Mais ne vous inquiétez pas trop; car il y a un
-raisonnement fort clair qui doit nous rassurer l'un et l'autre. Si une
-véritable vocation religieuse pousse frère Jean le trappiste à une
-réparation publique, il sera facile de lui faire entendre qu'il doit
-s'arrêter devant la crainte d'entraîner un autre que lui dans
-l'abîme; car l'esprit du Christ le lui défend. Mais, si ce que je
-présume est certain, si M. Jean de Mauprat n'a pas la moindre envie de
-se livrer entre les mains de la justice, ses menaces sont peu faites
-pour m'épouvanter, et je saurai empêcher qu'elles ne fassent plus de
-bruit qu'il ne convient.
-
---C'est donc là toute la réponse que j'aurai à lui porter? dit le
-prieur en me lançant un regard où perçait le ressentiment.
-
---Oui, monsieur, répondis-je; à moins qu'il ne lui plaise de recevoir
-cette réponse de ma propre bouche et de paraître ici. Je suis venu,
-déterminé à vaincre le dégoût que sa présence m'inspire, et je
-m'étonne qu'après avoir manifesté un si vif désir de m'entretenir,
-il se tienne à l'écart quand j'arrive.
-
---Monsieur, reprit le prieur avec une ridicule majesté, mon devoir est
-de faire régner en ce lieu saint la paix du Seigneur. Je m'opposerai
-donc à toute entrevue qui pourrait amener des explications violentes...
-
---Vous êtes beaucoup trop facile à effrayer, monsieur le prieur,
-répondis-je; il n'y a lieu ici à aucun emportement. Mais, comme ce
-n'est pas moi qui ai provoqué ces explications et que je me suis rendu
-ici par pure complaisance, je renonce de grand cœur à les pousser plus
-loin et vous remercie d'avoir bien voulu servir d'intermédiaire.
-
-Je le saluai profondément et me retirai.
-
-
-
-
-XX
-
-
-Je fis à l'abbé, qui m'attendait chez Patience, le récit de cette
-conférence, et il fut entièrement de mon avis; il pensa, comme moi,
-que le prieur, loin de travailler à détourner le trappiste de ses
-prétendus desseins, l'engageait de tout son pouvoir à m'épouvanter
-pour m'amener à de grands sacrifices d'argent. Il était tout simple,
-à ses yeux, que ce vieillard, fidèle à l'esprit monacal, voulût
-mettre dans les mains d'un Mauprat moine le fruit des labeurs et des
-économies d'un Mauprat séculier.
-
---C'est là le caractère indélébile du clergé catholique, me dit-il.
-Il ne saurait vivre sans faire la guerre aux familles et sans épier
-tous les moyens de les spolier. Il semble que ces biens soient sa
-propriété et que toutes les voies lui soient bonnes pour les
-recouvrer. Il n'est pas aussi facile que vous le pensez de se défendre
-contre ce doucereux brigandage. Les moines ont l'appétit persévérant
-et l'esprit ingénieux. Soyez prudent et attendez-vous à tout. Vous ne
-pourrez jamais décider un trappiste à se battre; retranché sous son
-capuchon, il recevra, courbé et les mains en croix, les plus sanglants
-outrages; et, sachant fort bien que vous ne l'assassinerez pas, il ne
-vous craindra guère. Et puis vous ne savez pas ce qu'est la justice
-dans la main des hommes et de quelle manière un procès criminel est
-conduit et jugé quand une des parties ne recule devant aucun moyen de
-séduction et d'épouvante. Le clergé est puissant; la robe est
-déclamatoire; les mots probité et intégrité résonnent depuis des
-siècles sur les murs endurcis des prétoires, sans empêcher les juges
-prévaricateurs et les arrêts iniques. Méfiez-vous, méfiez-vous! Le
-trappiste peut lancer la meute à bonnet carré sur ses traces et la
-dépister en disparaissant à point et la laissant sur les vôtres. Vous
-avez blessé bien des amours-propres en faisant échouer les nombreuses
-prétentions des épouseurs d'héritage. Un des plus outrés et des plus
-méchants est proche parent d'un magistrat tout-puissant dans la
-province. De La Marche a quitté la robe pour l'épée; mais il a pu
-laisser parmi ses anciens confrères des gens portés à vous desservir.
-Je suis fâché que vous n'ayez pu le joindre en Amérique et vous
-mettre bien avec lui. Ne haussez pas les épaules; vous en tuerez dix,
-et les choses iront de mal en pis. On se vengera, non peut-être sur
-votre vie, on sait que vous en faites bon marché, mais sur votre
-honneur; et votre grand-oncle mourra de chagrin... Enfin...
-
---Vous avez l'habitude de voir tout en noir au premier coup d'œil,
-quand par hasard vous ne voyez pas le soleil en plein minuit, mon bon
-abbé, lui dis-je en l'interrompant. Laissez-moi vous dire tout ce qui
-doit écarter ces sombres pressentiments. Je connais Jean Mauprat de
-longue main; c'est un insigne imposteur, et, de plus, le dernier des
-lâches. Il rentrera sous terre à mon aspect, et, dès le premier mot,
-je lui ferai avouer qu'il n'est ni trappiste, ni moine, ni dévot. Tout
-ceci est un tour de chevalier d'industrie, et je lui ai entendu jadis
-faire des projets qui m'empêchent de m'étonner aujourd'hui de son
-impudence; je le crains donc fort peu.
-
---Et vous avez tort, reprit l'abbé. Il faut toujours craindre un
-lâche, parce qu'il nous frappe par derrière au moment où nous
-l'attendons en face. Si Jean Mauprat n'était pas trappiste, si les
-papiers qu'il m'a montrés avaient menti, le prieur des carmes est trop
-subtil et trop prudent pour s'y être laissé prendre. Jamais cet
-homme-là n'embrassera la cause d'un séculier, et jamais il ne prendra
-un séculier pour un des siens. Au reste, il faut aller aux
-informations, et je vais écrire sur-le-champ au supérieur de la
-Trappe; mais je suis certain qu'elles confirmeront ce que je sais
-déjà. Il est même possible que Jean de Mauprat soit sincèrement
-dévot. Rien ne sied mieux à un pareil caractère que certaines nuances
-de l'esprit catholique. L'inquisition est l'âme de l'Église, et
-l'inquisition doit sourire à Jean de Mauprat. Je crois volontiers qu'il
-se livrerait au glaive séculier rien que pour le plaisir de vous perdre
-avec lui, et que l'ambition de fonder un monastère avec vos deniers est
-une inspiration subite dont tout l'honneur appartient au prieur des
-carmes...
-
---Cela n'est guère probable, mon cher abbé, lui dis-je. D'ailleurs, à
-quoi nous mèneront ces commentaires? Agissons. Gardons à vue le
-chevalier, pour que l'animal immonde ne vienne pas empoisonner la
-sérénité de ses derniers jours. Écrivons à la Trappe, offrons une
-pension au misérable, et voyons-le venir, tout en épiant avec soin ses
-moindres démarches. Mon sergent Marcasse est un admirable limier.
-Mettons-le sur la piste, et, s'il peut parvenir à nous rapporter en
-langue vulgaire ce qu'il aura vu et entendu, nous saurons bientôt ce
-qui se passe dans tout le pays.
-
-En devisant ainsi, nous arrivâmes au château à la chute du jour. Je
-ne sais quelle inquiétude tendre et puérile, comme il en vient aux
-mères lorsqu'elles s'éloignent un instant de leur progéniture,
-s'empara de moi en entrant dans cette demeure silencieuse. Cette
-sécurité éternelle que rien n'avait jamais troublée dans l'enceinte
-des vieux lambris sacrés, la caducité nonchalante des serviteurs, les
-portes toujours ouvertes, à tel point que les mendiants entraient
-parfois dans le salon sans rencontrer personne ou sans causer d'ombrage;
-toute cette atmosphère de calme, de confiance et d'isolement
-contrastait avec les pensées de lutte et les soucis dont le retour de
-Jean et les menaces du carme avaient rempli mon esprit durant quelques
-heures. Je doublai le pas, et, saisi d'un tremblement involontaire, je
-traversai la salle de billard. Il me sembla, en cet instant, voir passer
-sous les fenêtres du rez-de-chaussée une ombre noire qui se glissait
-parmi les jasmins, et qui disparut dans le crépuscule. Je poussai
-vivement la porte du salon et m'arrêtai. Tout était silencieux et
-immobile. J'allais me retirer et chercher Edmée dans la chambre de son
-père, lorsque je crus voir remuer quelque chose de blanc près de la
-cheminée où le chevalier se tenait toujours.
-
---Edmée, êtes-vous ici? m'écriai-je.
-
-Rien ne me répondit. Mon front se couvrit d'une sueur froide et mes
-genoux tremblèrent. Honteux d'une faiblesse si étrange, je m'élançai
-vers la cheminée en répétant avec angoisse le nom d'Edmée.
-
---Est-ce vous enfin, Bernard? me répondit-elle d'une voix tremblante.
-
-Je la saisis dans mes bras; elle était agenouillée auprès du fauteuil
-de son père et pressait contre ses lèvres les mains glacées du
-vieillard.
-
---Grand Dieu! m'écriai-je en distinguant, à la faible clarté qui
-régnait dans l'appartement, la face livide et roidie du chevalier,
-notre père a-t-il cessé de vivre?...
-
---Peut-être, me dit-elle avec un organe étouffé; peut-être évanoui
-seulement, s'il plaît à Dieu! De la lumière, au nom du ciel, sonnez!
-Il n'y a qu'un instant qu'il est dans cet état.
-
-Je sonnai à la hâte; l'abbé nous rejoignit, et nous eûmes le bonheur
-de rappeler mon oncle à la vie.
-
-Mais, lorsqu'il ouvrit les yeux, son esprit semblait lutter contre les
-impressions d'un rêve pénible.
-
---Est-il parti, est-il parti, ce misérable fantôme? s'écria-t-il à
-plusieurs reprises. Holà! Saint-Jean! mes pistolets!... Mes gens! qu'on
-jette ce drôle par les fenêtres!
-
-Je soupçonnai la vérité.
-
---Qu'est-il donc arrivé? dis-je à Edmée à voix basse; qui donc est
-venu ici durant mon absence?
-
---Si je vous le dis, répondit Edmée, vous le croirez à peine, et vous
-nous accuserez de folie, mon père et moi; mais je vous conterai cela
-tout à l'heure; occupons-nous de mon père.
-
-Elle parvint, par ses douces paroles et ses tendres soins, à rendre le
-calme au vieillard. Nous le portâmes à son appartement, et il
-s'endormit tranquille. Quand Edmée eut retiré légèrement sa main de
-la sienne et abaissé le rideau ouaté sur sa tête, elle s'approcha de
-l'abbé et de moi, et nous raconta qu'un quart d'heure avant notre
-retour, un frère quêteur était entré dans le salon où elle brodait
-selon sa coutume, près de son père assoupi. Peu surprise d'un incident
-qui arrivait quelquefois, elle s'était levée pour prendre sa bourse
-sur la cheminée, tout en adressant au moine des paroles de
-bienveillance. Mais, au moment où elle se retournait par lui tendre son
-aumône, le chevalier, éveillé en sursaut, s'était écrié en toisant
-le moine d'un air à la fois courroucé et effrayé:
-
---Par le diable! monsieur, que venez-vous faire ici sous ce harnais-là?
-
-Edmée avait alors regardé le visage du moine, et elle avait reconnu...
-
---Ce que vous n'imagineriez jamais, dit-elle, l'affreux Jean Mauprat! Je
-ne l'avais vu qu'une heure dans ma vie, mais cette figure repoussante
-n'était jamais sortie de ma mémoire, et jamais je n'ai eu le moindre
-accès de fièvre sans qu'elle se présentât devant mes yeux. Je ne pus
-retenir un cri.
-
-«--N'ayez pas peur, nous dit-il avec un effroyable sourire, je viens
-ici non en ennemi, mais en suppliant.»
-
-Et il se mit à genoux si près de mon père, que, ne sachant ce qu'il
-voulait faire, je me jetai entre eux et je poussai violemment le
-fauteuil à roulettes qui recula jusqu'à la muraille. Alors le moine,
-parlant d'une voix lugubre, qui rendait encore plus effrayante
-l'approche de la nuit, se mit à nous déclamer je ne sais quelle
-formule lamentable de confession, demandant grâce pour ses crimes et se
-disant déjà couvert du voile noir des parricides lorsqu'ils montent à
-l'échafaud.
-
-«--Ce malheureux est devenu fou», dit mon père en tirant le cordon de
-la sonnette.
-
-Mais Saint-Jean est sourd et il ne vint pas. Il nous fallut donc
-entendre, dans une angoisse inexprimable, les discours étranges de cet
-homme qui se dit trappiste et qui prétend qu'il vient se livrer au
-glaive séculier en expiation de ses forfaits. Il voulait, auparavant,
-demander à mon père son pardon et sa dernière bénédiction. En
-disant cela, il se traînait sur ses genoux et parlait avec véhémence.
-Il y avait de l'insulte et de la menace dans le son de cette voix qui
-proférait les paroles d'une extravagante humilité. Comme il se
-rapprochait toujours de mon père et que l'idée des sales caresses
-qu'il semblait vouloir lui adresser me remplissait de dégoût, je lui
-ordonnai d'un ton assez impérieux de se lever et de parler
-convenablement. Mon père, courroucé, lui commanda de se taire et de se
-retirer; et, comme en cet instant il s'écriait: «Non! vous me
-laisserez embrasser vos genoux!» je le repoussai pour l'empêcher de
-toucher à mon père. Je frémis d'horreur en songeant que mon gant a
-effleuré ce froc immonde. Il se retourna vers moi, et, quoiqu'il
-affectât toujours le repentir et l'humilité, je vis la colère briller
-dans ses yeux. Mon père fit un violent effort pour se lever, et il se
-leva en effet comme par miracle; mais aussitôt il retomba évanoui sur
-son siège; des pas se firent entendre dans le billard, et le moine
-sortit par la porte vitrée avec la rapidité de l'éclair. C'est alors
-que vous m'avez trouvée demi-morte et glacée d'épouvante aux pieds de
-mon père anéanti.
-
-
-[Figure 08]
-
-
---L'abominable lâche n'a pas perdu de temps, vous le voyez, l'abbé!
-m'écriai-je; il voulait effrayer mon oncle et sa fille: il y a réussi;
-mais il a compté sans moi, et je jure que, fallût-il le traiter à la
-mode de la Roche-Mauprat... s'il ose jamais se présenter ici de
-nouveau...
-
---Taisez-vous, Bernard, dit Edmée, vous me faites frémir; parlez
-sagement, et dites-moi tout ce que cela signifie.
-
-Quand je l'eus mise au fait de ce qui était arrivé à l'abbé et à
-moi, elle nous blâma de ne pas l'avoir prévenue.
-
---Si j'avais su à quoi je devais m'attendre, nous dit-elle, je n'aurais
-pas été effrayée, et j'eusse pris des précautions pour ne jamais
-rester seule à la maison avec mon père et Saint-Jean, qui n'est guère
-plus ingambe. Maintenant, je ne crains plus rien, et je me tiendrai sur
-mes gardes. Mais le plus sûr, mon cher Bernard, est d'éviter tout
-contact avec cet homme odieux et de lui faire l'aumône aussi largement
-que possible pour nous en débarrasser. L'abbé a raison; il peut être
-redoutable. Il sait que notre parenté avec lui nous empêchera toujours
-de nous mettre à l'abri de ses persécutions en invoquant les lois; et,
-s'il ne peut nous nuire aussi sérieusement qu'il s'en flatte, il peut
-du moins nous susciter mille dégoûts que je répugne à braver.
-Jetez-lui de l'or, et qu'il s'en aille; mais ne me quittez plus,
-Bernard. Voyez, vous m'êtes nécessaire absolument; soyez consolé du
-mal que vous prétendez m'avoir fait.
-
-Je pressai sa main dans les miennes et jurai de ne jamais m'éloigner
-d'elle, fut-ce par son ordre, tant que ce trappiste n'aurait pas
-délivré le pays de sa présence.
-
-L'abbé se chargea des négociations avec le couvent. Il se rendit à la
-ville le lendemain et porta, de ma part, au trappiste l'assurance
-expresse que je le ferais sauter par les fenêtres s'il s'avisait jamais
-de reparaître au château de Sainte-Sévère. Je lui proposai en même
-temps de subvenir à ses besoins, largement même, à condition qu'il se
-retirerait sur-le-champ, soit à sa chartreuse, soit dans toute autre
-retraite séculière ou religieuse, à son choix, et qu'il ne remettrait
-jamais les pieds en Berry.
-
-Le prieur reçut l'abbé avec tous les témoignages d'un profond dédain
-et d'une sainte aversion pour son état d'hérésie; loin de le cajoler
-comme moi, il lui dit qu'il voulait rester étranger à toute cette
-affaire, qu'il s'en lavait les mains et qu'il se bornerait à
-transmettre les décisions de part et d'autre, et à donner asile au
-frère Népomucène, autant par charité chrétienne que pour édifier
-ses religieux par l'exemple d'un homme vraiment saint. À l'en croire,
-le frère Népomucène serait le second du nom placé au premier rang de
-la milice céleste, en vertu des canons de l'Église.
-
-Le jour suivant, l'abbé, rappelé au couvent par un message
-particulier, eut une entrevue avec le trappiste. À sa grande surprise,
-il trouva que l'ennemi avait changé de tactique. Il refusait avec
-indignation toute espèce de secours, se retranchant derrière son vœu
-de pauvreté et d'humilité, et blâmant avec emphase son cher hôte le
-prieur d'avoir osé proposer, sans son aveu, l'échange des biens
-éternels contre les biens périssables. Il refusait de s'expliquer sur
-le reste et se renfermait dans des réponses ambiguës et boursouflées;
-Dieu l'inspirerait, disait-il, et il comptait, à la prochaine fête de
-la Vierge, à l'heure auguste et sublime de la sainte communion,
-entendre la voix de Jésus parler à son cœur et lui dicter la conduite
-qu'il aurait à tenir. L'abbé dut craindre de montrer de l'inquiétude
-en insistant pour percer _ce saint mystère_, et il vint me rendre cette
-réponse, qui était moins faite que toute autre pour me rassurer.
-
-Cependant les jours et les semaines s'écoulèrent sans que le trappiste
-donnât le moindre signe de volonté sur quoi que ce soit. Il ne reparut
-ni au château ni dans les environs, et se tint tellement enfermé aux
-carmes que peu de personnes virent son visage. Cependant on sut
-bientôt, et le prieur mit grand soin à en répandre la nouvelle, que
-Jean de Mauprat, converti à la plus ardente et à la plus exemplaire
-piété, était de passage, comme pénitent de la Trappe, au couvent des
-carmes. Chaque matin on fit circuler un nouveau trait de vertu, un
-nouvel acte d'austérité de ce saint personnage. Les dévotes, avides
-du merveilleux, voulurent le voir et lui portèrent mille petits
-présents qu'il refusa avec obstination. Quelquefois il se cachait si
-bien, qu'on le disait parti pour la Trappe; mais, au moment où nous
-nous flattions d'en être débarrassés, nous apprenions qu'il venait de
-s'infliger, dans la cendre et sous le cilice, des mortifications
-épouvantables; ou bien il avait été, pieds nus, dans les endroits les
-plus déserts et les plus incultes de la Varenne, accomplir des
-pèlerinages. On alla jusqu'à dire qu'il faisait des miracles; si le
-prieur n'était pas guéri de la goutte, c'est que, par esprit de
-pénitence, il ne voulait pas guérir.
-
-Cette incertitude dura près de deux mois.
-
-
-
-
-XXI
-
-
-Ces jours, qui s'écoulèrent dans l'intimité, furent pour moi
-délicieux et terribles. Voir Edmée à toute heure, sans crainte
-d'être indiscret, puisque elle-même m'appelait à ses côtés, lui
-faire la lecture, causer avec elle de toute chose, partager les tendres
-soins qu'elle rendait à son père, être de moitié dans sa vie,
-absolument comme si nous eussions été frère et sœur, c'était un
-grand bonheur sans doute, mais c'était un dangereux bonheur, et le
-volcan se ralluma dans mon sein. Quelques paroles confuses, quelques
-regards troublés me trahirent. Edmée ne fut point aveugle, mais elle
-resta impénétrable; son œil noir et profond, attaché sur moi comme
-sur son père avec la sollicitude d'une âme exclusive, se refroidissait
-quelquefois tout à coup au moment où la violence de ma passion était
-près d'éclater. Sa physionomie n'exprimait alors qu'une patiente
-curiosité et la volonté inébranlable de lire jusqu'au fond de mon
-âme sans me laisser voir seulement la surface de la sienne.
-
-Mes souffrances, quoique vives, me furent chères dans les premiers
-temps; je me plaisais à les offrir intérieurement à Edmée comme une
-expiation de mes fautes passées. J'espérais qu'elle les devinerait et
-qu'elle m'en saurait gré. Elle les vit et ne m'en parla pas. Mon mal
-s'aigrit, mais il se passa encore des jours avant que je perdisse la
-force de le cacher. Je dis des jours, parce que, pour quiconque a aimé
-une femme et s'est trouvé seul avec elle, contenu par sa sévérité,
-les jours ont dû se compter comme des siècles. Quelle vie pleine et
-pourtant dévorante! Que de langueur et d'agitation, de tendresse et de
-colère! Il me semblait que les heures résumaient des années; et
-aujourd'hui, si je ne rectifiais par des dates l'erreur de ma mémoire,
-je me persuaderais aisément que ces deux mois remplirent la moitié de
-ma vie.
-
-Je voudrais peut-être aussi me le persuader pour me réconcilier avec
-la conduite ridicule et coupable que je tins, au mépris des bonnes
-résolutions que je venais à peine de former. La rechute fut si prompte
-et si complète, qu'elle me ferait rougir encore si je ne l'avais
-cruellement expiée, comme vous le verrez bientôt.
-
-Après une nuit d'angoisse, je lui écrivis une lettre insensée, qui
-faillit avoir pour moi des résultats effroyables; elle était à peu
-près conçue en ces termes:
-
-«Vous ne m'aimez point, Edmée, vous ne m'aimerez jamais. Je le sais,
-je ne demande rien, je n'espère rien; je veux rester près de vous,
-consacrer ma vie à votre service et à votre défense. Je ferai, pour
-vous être utile, tout ce qui sera possible à mes forces; mais je
-souffrirai, et, quoi que je fasse pour le cacher, vous le verrez, et
-vous attribuerez peut-être à des motifs étrangers une tristesse que
-je ne pourrai pas renfermer avec un constant héroïsme. Vous m'avez
-profondément affligé hier en m'engageant à sortir un peu _pour me
-distraire._ Me distraire de vous, Edmée! quelle amère raillerie! Ne
-soyez pas cruelle, ma pauvre sœur, car alors vous redevenez mon
-impérieuse fiancée des mauvais jours... et, malgré moi, je redeviens
-le brigand que vous détestiez... Ah! si vous saviez combien je suis
-malheureux! Il y a en moi deux hommes qui se combattent à mort et sans
-relâche; il faut bien espérer que le brigand succombera; mais il se
-défend pied à pied et il rugit, parce qu'il se sent couvert de
-blessures et frappé mortellement. Si vous saviez, si vous saviez,
-Edmée, quelles luttes, quels combats, quelles larmes de sang mon cœur
-distille, et quelles fureurs s'allument souvent dans la partie de mon
-esprit que gouvernent les anges rebelles! Il y a des nuits que je
-souffre tant, que, dans le délire de mes songes, il me semble que je
-vous plonge un poignard dans le cœur et que, par une lugubre magie, je
-vous force ainsi à m'aimer comme je vous aime. Quand je m'éveille,
-baigné d'une sueur froide, égaré, hors de moi, je suis comme tenté
-d'aller vous tuer, afin d'anéantir la cause de mes angoisses. Si je ne
-le fais pas, c'est que je crains de vous aimer morte avec autant de
-passion et de ténacité que si vous étiez vivante. Je crains d'être
-contenu, gouverné, dominé par votre image, comme je le suis par votre
-personne; et puis il n'y a pas de moyen de destruction dans la main de
-l'homme, l'être qu'il aime et qu'il redoute existe en lui lorsqu'il a
-cessé d'exister sur la terre. C'est l'âme d'un amant qui sert de
-cercueil à sa maîtresse et qui conserve à jamais ses brûlantes
-reliques pour s'en nourrir sans jamais les consumer... Mais, ô ciel!
-dans quel désordre sont mes idées! Voyez, Edmée, à quel point mon
-esprit est malade, et prenez pitié de moi. Patientez, permettez-moi
-d'être triste, ne suspectez jamais mon dévouement; je suis souvent
-fou, mais je vous chéris toujours. Un mot, un regard de vous me
-rappellera toujours au sentiment du devoir, et ce devoir me sera doux
-quand vous daignerez m'en faire souvenir... À l'heure où je vous
-écris, Edmée, le ciel est chargé de nuées plus sombres et plus
-lourdes que l'airain; le tonnerre gronde, et à la lueur des éclairs
-semblent flotter les spectres douloureux du purgatoire. Mon âme est
-sous le poids de l'orage, mon esprit troublé flotte comme ces clartés
-incertaines qui jaillissent de l'horizon. Il me semble que mon être va
-éclater comme la tempête. Ah! si je pouvais élever vers vous une voix
-semblable à la sienne! si j'avais la puissance de produire au dehors
-les angoisses et les fureurs qui me rongent! Souvent, quand la tourmente
-passe sur les grands chênes, vous dites que vous aimez le spectacle de
-sa colère et de leur résistance. C'est, dites-vous, la lutte des
-grandes forces, et vous croyez saisir dans les bruits de l'air les
-imprécations de l'aquilon et les cris douloureux des antiques rameaux.
-Lequel souffre davantage, Edmée, ou de l'arbre qui résiste ou du vent
-qui s'épuise à l'attaque? N'est-ce pas toujours le vent qui cède et
-qui tombe? et alors le ciel, affligé de la défaite de son noble fils,
-se répand sur la terre en ruisseaux de pleurs. Vous aimez ces folles
-images, Edmée; et, chaque fois que vous contemplez la force vaincue par
-la résistance, vous souriez cruellement, et votre regard mystérieux
-semble insulter à ma misère. Eh bien, n'en doutez pas, vous m'avez
-jeté à terre, et, quoique brisé, je souffre encore; sachez-le,
-puisque vous voulez le savoir, puisque vous êtes impitoyable au point
-de m'interroger et de feindre pour moi la compassion. Je souffre et je
-n'essaye plus de soulever le pied que le vainqueur orgueilleux a posé
-sur ma poitrine défaillante.»
-
-Le reste de cette lettre, qui était fort longue, fort décousue et
-absurde d'un bout à l'autre, était conçu dans le même sens. Ce
-n'était pas la première fois que j'écrivais à Edmée, quoique vivant
-sous le même toit et ne la quittant qu'aux heures du repos. Ma passion
-m'absorbait à tel point, que j'étais invinciblement entraîné à
-prendre sur mon sommeil pour lui écrire. Je ne croyais jamais lui avoir
-assez parlé d'elle, assez renouvelé la promesse d'une soumission à
-laquelle je manquais à chaque instant; mais la lettre dont il s'agit
-était plus hardie et plus passionnée qu'aucune des autres. Peut-être
-fut-elle écrite fatalement sous l'influence de la tempête qui
-éclatait au ciel, tandis que, courbé sur ma table, le front en sueur,
-la main sèche et brûlante, je traçais avec exaltation la peinture de
-mes souffrances. Il me semble qu'il se fit en moi un grand calme, voisin
-du désespoir, lorsque je me jetai sur mon lit après être descendu au
-salon et avoir glissé ma lettre dans le panier à ouvrage d'Edmée. Le
-jour se levait chargé à l'horizon des ailes sombres de l'orage qui
-s'envolait vers d'autres régions. Les arbres, chargés de pluie,
-s'agitaient encore sous la brise fraîchissante. Profondément triste,
-mais aveuglément dévoué à la souffrance, je m'endormis soulagé,
-comme si j'eusse fait le sacrifice de ma vie et de mes espérances.
-Edmée ne parut pas avoir trouvé ma lettre, car elle n'y répondit pas.
-Elle avait coutume de le faire verbalement, et c'était pour moi un
-moyen de provoquer de sa part ces effusions d'amitié fraternelle dont
-il fallait bien me contenter, et qui versaient du moins un baume sur ma
-plaie. J'aurais dû me dire que, cette fois, ma lettre devait amener une
-explication décisive, ou être passée sous silence. Je soupçonnai
-l'abbé de l'avoir soustraite et jetée au feu, j'accusai Edmée de
-mépris et de dureté; néanmoins je me tus.
-
-Le lendemain, le temps était parfaitement rétabli. Mon oncle fit une
-promenade en voiture, et, chemin faisant, nous dit qu'il ne voulait pas
-mourir sans avoir fait une grande et dernière chasse au renard. Il
-était passionné pour ce divertissement, et sa santé s'était
-améliorée au point de rendre à son esprit des velléités de plaisir
-et d'action. Une étroite berline très légère, attelée de fortes
-mules, courait rapidement dans les traînes sablonneuses de nos bois, et
-quelquefois déjà il avait suivi de petites chasses que nous montions
-pour le distraire. Depuis la visite du trappiste, le chevalier avait
-comme repris à la vie. Doué de force et d'obstination comme tous ceux
-de sa race, il semblait qu'il pérît faute d'émotions, car le plus
-léger appel à son énergie rendait momentanément la chaleur à son
-sang engourdi. Comme il insista beaucoup sur ce projet de chasse, Edmée
-s'engagea à organiser avec moi une battue générale et à y prendre
-une part active. Une des grandes joies du bon vieillard était de la
-voir à cheval, caracoler hardiment autour de sa voiture et lui tendre
-toutes les branches fleuries qu'elle arrachait aux buissons en passant.
-Il fut décidé que je monterais à cheval pour l'escorter et que
-l'abbé accompagnerait le chevalier dans la berline. Le ban et
-l'arrière-ban des gardes-chasse, forestiers, piqueurs, voire des
-braconniers de la Varenne, furent convoqués à cette solennité de
-famille. Un grand repas fut préparé à l'office pour le retour, avec
-force pâtés d'oie et vin du terroir. Marcasse, dont j'avais fait mon
-régisseur à la Roche-Mauprat, et qui avait de grandes connaissances
-dans l'art de la chasse au renard, passa deux jours entiers à boucher
-les terriers. Quelques jeunes fermiers des environs, intéressés à la
-battue et capables de donner un bon conseil dans l'occasion, s'offrirent
-gracieusement à être de la partie, et enfin Patience, malgré son
-éloignement pour la destruction des animaux innocents, consentit à
-suivre la chasse en amateur. Au jour dit, qui se leva chaud et serein
-sur nos riants projets et sur mon implacable destinée, une cinquantaine
-de personnes se trouva sur pied avec cors, chevaux et chiens. La
-journée devait se terminer par une déconfiture de lapins dont le
-nombre était excessif, et qu'il était facile de détruire en masse en
-se rabattant sur la partie des bois qui n'aurait pas été traquée
-pendant la chasse. Chacun de nous s'arma donc d'une carabine, et mon
-oncle lui-même en prit une pour tirer de sa voiture; ce qu'il faisait
-encore avec beaucoup d'adresse.
-
-Durant les deux premières heures, Edmée, montée sur une jolie petite
-jument limousine fort vive, et qu'elle s'amusait à exciter et à
-retenir avec une coquetterie touchante pour son vieux père, s'écarta
-peu de la calèche, d'où le chevalier souriant, animé, attendri, la
-contemplait avec amour. De même que, emportés chaque soir par la
-rotation de notre globe, nous saluons, en entrant dans la nuit, l'astre
-radieux qui va régner sur un autre hémisphère, ainsi le vieillard se
-consolait de mourir en voyant la jeunesse, la force et la beauté de sa
-fille lui survivre dans une autre génération.
-
-Quand la chasse fut bien _nouée_, Edmée, qui se ressentait
-certainement de l'humeur guerroyante de la famille, et chez qui le calme
-de l'âme n'enchaînait pas toujours la fougue du sang, céda aux signes
-réitérés que lui faisait son père, dont le plus grand désir était
-de la voir galoper, et elle suivit le lancer, qui était déjà un peu
-en avant.
-
---Suis-la, suis-la! me cria le chevalier, qui ne l'avait pas plus tôt
-vue courir, que sa douce vanité paternelle avait fait place à
-l'inquiétude.
-
-Je ne me le fis pas dire deux fois, et, enfonçant mes éperons dans le
-ventre de mon cheval, je rejoignis Edmée dans un sentier de traverse
-qu'elle avait pris pour retrouver les chasseurs. Je frémis en la voyant
-se plier comme un jonc sous les branches, tandis que son cheval, excité
-par elle, l'emportait au milieu du taillis avec la rapidité de
-l'éclair.
-
---Edmée, pour l'amour de Dieu! lui criai-je, n'allez pas si vite. Vous
-allez vous faire tuer.
-
---Laisse-moi courir, me dit-elle gaiement; mon père me l'a permis.
-Laisse-moi tranquille, te dis-je; je te donne sur les doigts, si tu
-arrêtes mon cheval.
-
---Laisse-moi du moins te suivre, lui dis-je en la serrant de près; ton
-père me l'a ordonné, et je ne suis là que pour me tuer, s'il t'arrive
-malheur.
-
-Pourquoi étais-je obsédé par ces idées sinistres, moi qui avais vu
-si souvent Edmée courir à cheval dans les bois? Je l'ignore. J'étais
-dans un état bizarre; la chaleur de midi me montait au cerveau, et mes
-nerfs étaient singulièrement excités. Je n'avais pas déjeuné, me
-trouvant dans une mauvaise disposition en partant, et, pour me soutenir
-à jeun, j'avais avalé plusieurs tasses de café mêlé de rhum. Je
-sentais alors un effroi insurmontable; puis au bout de quelques instants
-cet effroi fit place à un sentiment inexprimable d'amour et de joie.
-L'excitation de la course devint si vive, que je m'imaginai n'avoir pas
-d'autre but que de poursuivre Edmée. À la voir fuir devant moi, aussi
-légère que sa cavale noire, dont les pieds volaient sans bruit sur la
-mousse, on l'eut prise pour une fée apparaissant en ce lieu désert
-pour troubler la raison des hommes et les entraîner sur ses traces au
-fond de ses retraites perfides. J'oubliai la chasse et tout le reste. Je
-ne vis qu'Edmée; un nuage passa devant mes yeux et je ne la vis plus,
-mais je courais toujours; j'étais dans un état de démence muette,
-lorsqu'elle s'arrêta brusquement.
-
---Que faisons-nous? me dit-elle. Je n'entends plus la chasse, et
-j'aperçois la rivière. Nous avons trop donné sur la gauche.
-
---Au contraire, Edmée, lui répondis-je sans savoir un mot de ce que je
-disais; encore un temps de galop, et nous y sommes.
-
---Comme vous êtes rouge! me dit-elle. Mais comment passerons-nous la
-rivière?
-
---Puisqu'il y a un chemin, il y a un gué, lui répondis-je. Allons,
-allons!
-
-J'étais possédé de la rage de courir encore; j'avais une idée, celle
-de m'enfoncer de plus en plus dans le bois avec elle; mais cette idée
-était couverte d'un voile, et, lorsque j'essayais de le soulever, je
-n'avais plus d'autre perception que celle des battements impétueux de
-ma poitrine et de mes tempes.
-
-Edmée lit un geste d'impatience.
-
---Ces bois sont maudits; je m'y égare toujours, dit-elle.
-
-Et sans doute elle pensa au jour funeste où elle avait été emportée
-loin de la chasse et conduite à la Roche-Mauprat; car j'y pensai aussi,
-et les images qui s'offrirent à mon cerveau me causèrent une sorte de
-vertige. Je suivis machinalement Edmée vers la rivière. Tout à coup
-je la vis à l'autre bord. Je fus pris de fureur en voyant que son
-cheval était plus agile et plus courageux que le mien; car celui-ci
-fit, pour se risquer dans le gué, qui était assez mauvais, des
-difficultés durant lesquelles Edmée prit encore sur moi de l'avance.
-Je mis les flancs de mon cheval en sang; et, quand, après avoir failli
-être renversé plusieurs fois, je me trouvai sur la rive, je me lançai
-à la poursuite d'Edmée avec une colère aveugle. Je l'atteignis et je
-pris la bride de sa jument en m'écriant:
-
---Arrêtez-vous, Edmée, je le veux! Vous n'irez pas plus loin.
-
-En même temps, je secouai si rudement les rênes, que son cheval se
-révolta. Elle perdit l'équilibre, et, pour ne pas tomber, elle sauta
-légèrement entre nos deux chevaux, au risque d'être blessée. Je fus
-à terre presque aussitôt qu'elle et repoussai vivement les chevaux.
-Celui d'Edmée, qui était fort doux, s'arrêta et se mit à brouter. Le
-mien s'emporta et disparut. Tout cela fut l'affaire d'un instant.
-
-J'avais reçu Edmée dans mes bras; elle se dégagea et me dit avec
-sécheresse:
-
---Vous êtes fort brutal, Bernard, et je déteste vos manières. À qui
-en avez-vous?
-
-Troublé, confus, je lui dis que je croyais que sa jument prenait le
-mors aux dents, et que je craignais qu'il ne lui arrivât malheur en
-s'abandonnant de la sorte à l'ardeur de la course.
-
---Et, pour me sauver, vous me faites tomber, au risque de me tuer,
-répondit-elle. Cela est fort obligeant, en vérité.
-
---Laissez-moi vous remettre sur votre cheval, lui dis-je.
-
-Et, sans attendre sa permission, je la pris dans mes bras et je
-l'enlevai de terre.
-
---Vous savez fort bien que je ne monte pas à cheval ainsi,
-s'écria-t-elle tout à fait irritée. Laissez-moi, je n'ai pas besoin
-de vos services.
-
-Mais il ne m'était plus permis d'obéir. Ma tête se perdait; mes bras
-se crispaient autour de la taille d'Edmée, et c'était en vain que
-j'essayais de les en détacher; mes lèvres effleurèrent son sein
-malgré moi; elle pâlit de colère.
-
---Que je suis malheureux, disais-je avec des yeux pleins de larmes, que
-je suis malheureux de t'offenser toujours et d'être haï de plus en
-plus à mesure que je t'aime davantage!
-
-Edmée était de nature impérieuse et violente. Son caractère,
-habitué à la lutte, avait pris avec les années une énergie
-inflexible. Ce n'était plus la jeune fille tremblante, fortement
-inspirée, mais plus ingénieuse que téméraire à la défense, que
-j'avais serrée dans mes bras à la Roche-Mauprat; c'était une femme
-intrépide et fière, qui se fût laissé égorger plutôt que de
-permettre une espérance audacieuse. D'ailleurs, c'était la femme qui
-se sait aimée avec passion et qui connaît sa puissance. Elle me
-repoussa donc avec dédain, et, comme je la suivais avec égarement,
-elle leva sa cravache sur moi et me menaça de me tracer une marque
-d'ignominie sur le visage, si j'osais toucher seulement à son étrier.
-
-Je tombai à genoux en la suppliant de ne pas me quitter ainsi sans me
-pardonner. Elle était déjà à cheval, et, regardant autour d'elle
-pour retrouver son chemin, elle s'écria:
-
---Il ne me manquait plus que de revoir ces lieux détestés! Voyez,
-monsieur, voyez où nous sommes!
-
-Je regardai à mon tour et vis que nous étions à la lisière du bois,
-sur le bord ombragé du petit étang de Gazeau. À deux pas de nous, à
-travers le bois épaissi depuis le départ de Patience, j'aperçus la
-porte de la tour qui s'ouvrait comme une bouche noire derrière le
-feuillage verdoyant.
-
-Je fus pris d'un nouveau vertige, il y eut en moi une lutte terrible des
-deux instincts. Qui expliquera le mystère qui s'accomplit dans le
-cerveau de l'homme, alors que l'âme est aux prises avec les sens et
-qu'une partie de son être cherche à étouffer l'autre? Dans une
-organisation comme la mienne, cette lutte devait être affreuse,
-croyez-le bien, et n'imaginez pas que la volonté joue un rôle
-secondaire chez les natures emportées; c'est une sotte habitude que de
-dire à un homme épuisé dans de semblables combats: «Vous auriez dû
-vous vaincre.»
-
-
-
-
-XXII
-
-
-Comment vous expliquerai-je ce qui se passa en moi à l'aspect inattendu
-de la tour Gazeau? Je ne l'avais vue que deux fois dans ma vie; deux
-fois elle avait été le témoin des scènes les plus douloureusement
-émouvantes, et ces scènes n'étaient rien encore auprès de ce qui
-m'était destiné à cette troisième rencontre; il est des lieux
-maudits!
-
-Il me semble voir encore, sur cette porte demi-brisée, le sang des deux
-Mauprat qui l'avait arrosée. Leur criminelle et tragique destinée me
-fit rougir des instincts de violence que je sentais en moi-même. J'eus
-horreur de ce que j'éprouvais et je compris pourquoi Edmée ne m'aimait
-pas. Mais, comme s'il y avait eu dans ce déplorable sang des éléments
-de sympathique fatalité, je sentais la force effrénée de mes passions
-grandir en raison de l'effort de ma volonté pour les vaincre. J'avais
-terrassé toutes les autres intempérances; il n'en restait en moi
-presque plus de traces. J'étais sobre, j'étais, sinon doux et patient,
-du moins affectueux et sensible; je concevais au plus haut point les
-lois de l'honneur et le respect de la dignité d'autrui; mais l'amour
-était le plus redoutable de mes ennemis, car il se rattachait à tout
-ce que j'avais acquis de moralité et de délicatesse; c'était le lien
-entre l'homme ancien et l'homme nouveau, lien indissoluble et dont le
-milieu m'était presque impossible à trouver.
-
-Debout devant Edmée, qui s'apprêtait à me laisser seul et à pied,
-furieux de la voir m'échapper pour la dernière fois, car, après
-l'offense que je venais de lui faire, jamais, sans doute, elle ne
-braverait le danger d'être seule avec moi, je la regardais d'une
-manière effrayante. J'étais pâle, mes poings se contractaient; je
-n'avais qu'à vouloir, et la plus faible de mes étreintes l'eût
-arrachée de son cheval, terrassée, livrée à mes désirs. Un moment
-d'abandon à mes instincts farouches, et je pouvais assouvir, éteindre,
-par la possession d'un instant, le feu qui me dévorait depuis sept
-années! Edmée n'a jamais su quel péril son honneur a couru dans cette
-minute d'angoisses; j'en garde un éternel remords; mais Dieu seul en
-sera juge, car je triomphai, et cette pensée du mal fut la dernière de
-ma vie. À cette pensée, d'ailleurs, se borna tout mon crime; le reste
-fut l'ouvrage de la fatalité.
-
-Saisi d'effroi, je tournai brusquement le dos, et, tordant mes mains
-avec désespoir, je m'enfuis par le sentier qui m'avait amené, sans
-savoir où j'allais, mais comprenant qu'il fallait me soustraire à ces
-tentations dangereuses. Le jour était brûlant, l'odeur des bois
-enivrante; leur aspect me ramenait au sentiment de ma vie sauvage: il
-fallait fuir ou succomber. Edmée m'ordonnait, d'un geste impérieux, de
-m'éloigner de sa présence. L'idée de tout autre danger que celui
-qu'elle courait avec moi ne pouvait, en cet instant, se présenter à ma
-pensée ni à la sienne; je m'enfonçai dans le bois. Je n'avais pas
-franchi l'espace de trente pas, qu'un coup de feu partit du lieu où je
-laissais Edmée. Je m'arrêtai glacé d'épouvante sans savoir pourquoi;
-car, au milieu d'une battue, un coup de fusil n'était pas chose
-étrange; mais j'avais l'âme si lugubre, que rien ne pouvait me sembler
-indifférent. J'allais retourner sur mes pas et rejoindre Edmée, au
-risque de l'offenser encore, lorsqu'il me sembla entendre un
-gémissement humain du côté de la tour Gazeau. Je m'élançai et puis
-je tombai sur mes genoux, comme foudroyé par mon émotion. Il me fallut
-quelques minutes pour triompher de ma faiblesse; mon cerveau était
-plein d'images et de bruits lamentables, je ne distinguais plus
-l'illusion de la réalité; en plein soleil je marchais à tâtons parmi
-les arbres. Tout à coup je me trouvai face à face avec l'abbé; il
-était inquiet, il cherchait Edmée. Le chevalier, ayant été se placer
-avec sa voiture au passage du lancer et n'ayant pas vu sa fille parmi
-les chasseurs, avait été saisi de crainte. L'abbé s'était jeté à
-la hâte dans le bois, et bientôt, retrouvant la trace de nos chevaux,
-il venait s'informer de ce que nous étions devenus. Il avait entendu le
-coup de feu, mais sans en être effrayé. En me voyant pâle, les
-cheveux en désordre, l'air égaré, sans cheval et sans fusil (j'avais
-laissé tomber le mien à l'endroit où je m'étais à demi évanoui, et
-je n'avais pas songé à le relever), il fut aussi épouvanté que moi
-et sans savoir plus que moi-même à quel propos.
-
---Edmée! me dit-il, où est Edmée?
-
-Je lui répondis des paroles sans suite. Il fut si consterné de me voir
-ainsi, qu'il m'accusa d'un crime en lui-même, comme il me l'a plus tard
-avoué.
-
---Malheureux enfant! me dit-il en me secouant fortement le bras pour me
-rappeler à moi-même, de la prudence, du calme, je vous en supplie!...
-
-Je ne le comprenais pas, mais je l'entraînais vers l'endroit fatal.
-Ô spectacle ineffaçable! Edmée était étendue par terre, roide et
-baignée dans son sang. Sa jument broutait l'herbe à quelques pas de
-là. Patience était debout auprès d'elle les bras croisés sur sa
-poitrine, la face livide, et le cœur tellement gonflé, qu'il lui fut
-impossible de répondre à l'abbé, qui l'interrogeait avec des sanglots
-et des cris. Pour moi, je ne pus comprendre ce qui se passait. Je crois
-que mon cerveau, déjà troublé par les émotions précédentes, se
-paralysa entièrement. Je m'assis par terre à côté d'Edmée, dont la
-poitrine était frappée de deux balles. Je regardai ses yeux éteints,
-dans un état de stupidité absolue.
-
-
-[Figure 09]
-
-
---Éloignez ce misérable! dit Patience à l'abbé en me jetant un
-regard de mépris; le pervers ne se corrige pas.
-
---Edmée! Edmée! s'écria l'abbé en se jetant sur l'herbe et en
-s'efforçant d'étancher le sang avec son mouchoir.
-
---Morte! morte! dit Patience, et voilà le meurtrier! Elle l'a dit en
-rendant à Dieu son âme sainte, et c'est Patience qui sera le vengeur!
-C'est bien dur; mais ce sera!... Dieu l'a voulu, puisque je me suis
-trouvé là pour entendre la vérité.
-
---C'est horrible! c'est horrible! criait l'abbé.
-
-J'entendais le son de cette dernière syllabe, et je souriais d'un air
-égaré en la répétant comme un écho.
-
-Des chasseurs accoururent. Edmée fut emportée. Je crois que son père
-m'apparut debout et marchant. Je ne saurais, au reste, affirmer que ce
-ne fut pas une vision mensongère (car je n'avais conscience de rien, et
-ces moments affreux n'ont laissé en moi que des souvenirs vagues,
-semblables à ceux d'un rêve), si on ne m'eût assuré que le chevalier
-sortit de sa calèche sans l'aide de personne, qu'il marcha et qu'il
-agit avec autant de force et de présence d'esprit qu'un jeune homme. Le
-lendemain, il tomba dans un état complet d'enfance et d'insensibilité
-et ne se releva plus de son fauteuil.
-
-Que se passa-t-il quant à moi? Je l'ignore. Quand je repris ma raison,
-je m'aperçus que j'étais dans un autre endroit de la forêt auprès
-d'une petite chute d'eau, dont j'écoutais machinalement le murmure avec
-une sorte de bien-être. Blaireau dormait à mes pieds, et son maître,
-debout contre un arbre, me regardait attentivement. Le soleil couchant
-glissait des lames d'or rougeâtre parmi les tiges élancées des jeunes
-frênes; les fleurs sauvages semblaient me sourire; les oiseaux
-chantaient mélodieusement. C'était un des plus beaux jours de
-l'année.
-
---Quelle magnifique soirée! dis-je à Marcasse. Ce lieu est aussi beau
-qu'une forêt de l'Amérique. Eh bien, mon vieil ami, que fais-tu là?
-Tu aurais dû m'éveiller plus tôt; j'ai fait des rêves affreux.
-
-Marcasse vint s'agenouiller auprès de moi; deux ruisseaux de larmes
-coulaient sur ses joues sèches et bilieuses. Il y avait sur son visage,
-si impassible d'ordinaire, une expression ineffable de pitié, de
-chagrin et d'affection.
-
---Pauvre maître! disait-il: égarement, maladie de tête, voilà tout.
-Grand malheur! mais fidélité ne guérit pas. Éternellement avec vous,
-quand il faudrait mourir avec vous.
-
-Ses larmes et ses paroles me remplirent de tristesse; mais c'était le
-résultat d'un instinct sympathique aidé encore de l'affaiblissement de
-mes organes, car je ne me rappelais rien. Je me jetai dans ses bras en
-pleurant comme lui, et il me tint serré contre sa poitrine avec une
-effusion vraiment paternelle. Je pressentais bien que quelque affreux
-malheur pesait sur moi; mais je craignais de savoir en quoi il
-consistait, et pour rien au monde je n'eusse voulu l'interroger.
-
-Il me prit par le bras et m'emmena à travers la forêt. Je me laissai
-conduire comme un enfant, et puis je fus pris d'un nouvel accablement,
-et il fut forcé de me laisser encore assis pendant une demi-heure.
-Enfin il me releva et réussit à m'emmener à la Roche-Mauprat, où
-nous arrivâmes fort tard. Je ne sais ce que j'éprouvai dans la nuit.
-Marcasse m'a dit que j'avais été en proie à un délire affreux. Il
-prit sur lui d'envoyer chercher au village le plus voisin un barbier qui
-me saigna dès le matin, et quelques instants après je repris ma
-raison.
-
-Mais quel affreux service il me sembla qu'on m'avait rendu! _Morte!
-morte! morte!_ c'était le seul mot que je pusse articuler. Je ne
-faisais que gémir et m'agiter sur mon lit. Je voulais sortir et courir
-à Sainte-Sévère. Mon pauvre sergent se jetait à mes pieds et se
-mettait en travers de la porte de ma chambre pour m'en empêcher. Il me
-disait alors, pour me retenir, des choses que je ne comprenais
-nullement, et je cédais à l'ascendant de sa tendresse et à mon propre
-épuisement sans pouvoir m'expliquer sa conduite. Dans une de ces
-luttes, ma saignée se rouvrit, et je me remis au lit sans que Marcasse
-s'en aperçut. Je tombai peu à peu dans un évanouissement profond, et
-j'étais presque mort, lorsque, voyant mes lèvres bleues et mes joues
-violacées, il s'avisa de soulever mon drap et me trouva nageant dans
-une mare de sang.
-
-C'était, au reste, ce qui pouvait m'arriver de plus heureux. Je
-demeurai plusieurs jours plongé dans un anéantissement ou la veille
-différait peu du sommeil, et grâce auquel, ne comprenant rien, je ne
-souffrais pas.
-
-Un matin, ayant réussi à me faire prendre quelques aliments et voyant
-qu'avec la force, la tristesse et l'inquiétude me revenaient, il
-m'annonça avec une joie naïve et tendre qu'Edmée n'était pas morte
-et qu'on ne désespérait pas de la sauver. Ce fut pour moi un coup de
-foudre, car j'en étais encore à croire que cette affreuse aventure
-était l'ouvrage de mon délire. Je me mis à crier et à me tordre les
-bras d'une manière effrayante. Marcasse, à genoux près de mon lit, me
-suppliait de me calmer, et vingt fois il me répéta ces paroles, qui me
-faisaient toujours l'effet des mots dépourvus de sens qu'on entend dans
-les rêves:
-
---Vous ne l'avez pas fait exprès; je le sais bien, moi. Non, vous ne
-l'avez pas fait exprès. C'est un malheur, un fusil qui part dans la
-main, par hasard.
-
---Allons, que veux-tu dire? m'écriai-je impatienté; quel fusil? quel
-hasard? pourquoi moi?
-
---Ne savez-vous donc pas comment elle a été frappée, maître?
-
-Je passai mes mains sur ma tête comme pour y ramener l'énergie et la
-vie, et, ne pouvant m'expliquer l'événement mystérieux qui en brisait
-tous les ressorts, je me crus fou et je restai muet, consterné,
-craignant de laisser échapper une parole qui pût faire constater la
-perte de mes facultés.
-
-Enfin peu à peu je ressaisis mes souvenirs; je demandai du vin pour me
-fortifier, et à peine en eus-je bu quelques gouttes, que toutes les
-scènes de la fatale journée se déroulèrent comme par magie devant
-moi. Je me souvins même des paroles que j'avais entendu prononcer à
-Patience aussitôt après l'événement. Elles étaient comme gravées
-dans cette partie de la mémoire qui garde le son des mots, alors même
-que sommeille celle qui sert à en pénétrer le sens. Un instant encore
-je fus incertain; je me demandai si mon fusil était parti entre mes
-mains au moment où je quittais Edmée. Je me rappelai clairement que je
-l'avais déchargé une heure auparavant sur une huppe dont Edmée avait
-envie de voir de près le plumage; et puis, lorsque le coup qui l'avait
-frappée s'était fait entendre, mon fusil était dans mes mains, et je
-ne l'avais jeté par terre que quelques instants après: ce ne pouvait
-donc être cette arme qui fût partie en tombant. D'ailleurs, j'étais
-beaucoup trop loin d'Edmée dans ce moment pour que, même en supposant
-une fatalité incroyable, le coup l'atteignît. Enfin je n'avais pas eu
-de la journée une seule balle sur moi, et il était impossible que mon
-fusil se trouvât chargé à mon insu, puisque je ne l'avais pas ôté
-de la bandoulière depuis que j'avais tué la huppe.
-
-Bien sûr donc que je n'étais pas la cause de l'accident funeste, il me
-restait à trouver une explication à cette catastrophe foudroyante.
-Elle m'embarrassa moins que personne; je pensai qu'un tirailleur
-maladroit avait pris, à travers les branches, le cheval d'Edmée pour
-une bête fauve, et je ne songeai pas à accuser qui que ce fût
-d'assassinat volontaire; seulement j'ai compris que j'étais accusé
-moi-même. J'arrachai la vérité à Marcasse. Il m'apprit que le
-chevalier et toutes les personnes qui faisaient partie de la chasse
-avaient attribué ce malheur à un accident fortuit, à une arme qui
-s'était, à mon grand désespoir, déchargée lorsque mon cheval
-m'avait renversé; car on pensait que j'avais été jeté par terre.
-Telle était à peu près l'opinion que chacun émettait. Dans les rares
-paroles qu'Edmée pouvait prononcer, elle répondait affirmativement à
-ces commentaires. Une seule personne m'accusait, c'était Patience; mais
-il m'accusait en secret et sous le sceau du serment auprès de ses deux
-amis, Marcasse et l'abbé Aubert.
-
---Je n'ai pas besoin, ajouta Marcasse, de vous dire que l'abbé garde un
-silence absolu et se refuse à vous croire coupable. Quant à moi, je
-puis vous jurer que jamais...
-
---Tais-toi, tais-toi! lui dis-je; ne me dis pas même cela, ce serait
-supposer que quelqu'un sur la terre peut le croire. Mais Edmée a dit
-quelque chose d'inouï à Patience au moment où elle a expiré; car
-elle est morte, tu veux en vain m'abuser; elle est morte, je ne la
-verrai plus!
-
---Elle n'est pas morte! s'écria Marcasse.
-
-Et il me fit des serments qui me convainquirent, car je savais qu'il
-eût fait de vains efforts pour mentir; tout son être se fût mis en
-révolte contre ses charitables intentions. Quant aux paroles d'Edmée,
-il se refusa franchement à me les rapporter, et je compris par là
-qu'elles étaient accablantes. Alors je m'arrachai de mon lit, je
-repoussai inexorablement Marcasse qui voulait me retenir. Je fis jeter
-une couverture sur le cheval du métayer et je partis au grand galop.
-J'avais l'air d'un spectre quand j'arrivai au château. Je me traînai
-jusqu'au salon sans rencontrer personne que Saint-Jean, qui fit un cri
-de terreur en m'apercevant et qui disparut sans répondre à mes
-questions.
-
-Le salon était vide. Le métier d'Edmée, enseveli sous la toile verte
-que sa main ne devait peut-être plus soulever, me fit l'effet d'une
-bière sous un linceul. Le grand fauteuil de mon oncle n'était plus
-dans le coin de la cheminée; mon portrait, que j'avais fait faire à
-Philadelphie et que j'avais envoyé pendant la guerre d'Amérique, avait
-été enlevé de la muraille. C'étaient des indices de mort et de
-malédiction.
-
-Je sortis à la hâte de cette pièce et je montai l'escalier avec la
-hardiesse que donne l'innocence, mais avec le désespoir dans l'âme.
-J'allai droit à la chambre d'Edmée, et je tournai la clef aussitôt
-après avoir frappé. Mlle Leblanc vint à ma rencontre, fit de grands
-cris et s'enfuit en cachant son visage dans ses mains, comme si elle
-eût vu paraître une bête féroce. Qui donc avait pu répandre
-d'affreux soupçons sur moi? L'abbé avait-il été assez peu loyal pour
-le faire? Je sus plus tard qu'Edmée, quoique ferme et généreuse dans
-ses instants lucides, m'avait accusé tout haut dans le délire.
-
-Je m'approchai de son lit, et, en proie moi-même au délire, sans
-songer que mon aspect inattendu pouvait lui porter le coup de la mort,
-j'écartai les rideaux d'une main avide et je regardai Edmée. Jamais je
-n'ai vu une beauté plus surprenante. Ses grands yeux noirs avaient
-grandi encore de moitié et brillaient d'un éclat extraordinaire,
-quoique sans expression, comme des diamants. Ses joues tendues et
-décolorées, ses lèvres aussi blanches que ses joues, lui donnaient
-l'aspect d'une belle tête de marbre. Elle me regarda fixement, avec
-aussi peu d'émotion que si elle eût regardé un tableau ou un meuble,
-et, retournant un peu son visage vers la muraille, elle dit avec un
-sourire mystérieux:
-
---C'est la fleur qu'on appelle _Edmea sylvestris._
-
-Je tombai à genoux, je pris sa main, je la couvris de baisers,
-j'éclatai en sanglots; elle ne s'aperçut de rien. Sa main immobile et
-glacée resta dans la mienne comme un morceau d'albâtre.
-
-
-
-
-XXIII
-
-
-L'abbé entra et me salua d'un air sombre et froid, puis il me fit
-signe, et, m'éloignant du lit:
-
---Vous êtes un insensé! me dit-il. Retournez chez vous, ayez la
-prudence de ne pas venir ici; c'est tout ce qui vous reste à faire.
-
---Et depuis quand, m'écriai-je transporté de fureur, avez-vous le
-droit de me chasser du sein de ma famille?
-
---Hélas! vous n'avez plus de famille, répondit-il avec un accent de
-douleur qui me désarma. D'un père et d'une fille, il ne reste plus que
-deux fantômes chez qui la vie morale est éteinte et que la vie
-physique va bientôt abandonner. Respectez les derniers instants de ceux
-qui vous ont aimé.
-
---Et comment puis-je témoigner mon respect et ma douleur en les
-abandonnant? répondis-je atterré.
-
---À cet égard, dit l'abbé, je ne veux et ne dois rien vous dire, car
-vous savez que votre présence est ici une témérité et une
-profanation. Partez. Quand _ils ne seront plus_ (ce qui ne peut tarder),
-si vous avez des droits sur cette maison, vous y reviendrez, et vous ne
-m'y trouverez certainement pas pour vous les contester ou pour vous les
-confirmer. En attendant, comme je ne connais pas ces droits, je crois
-pouvoir prendre sur moi de faire respecter jusqu'au bout ces deux
-saintes agonies.
-
---Malheureux! m'écriai-je, je ne sais à quoi tient que je ne te mette
-en pièces! Quel abominable caprice te pousse à me retourner vingt fois
-le poignard dans le sein? Crains-tu que je ne survive à mon malheur? Ne
-sais-tu pas que trois cercueils sortiront ensemble de cette maison?
-Crois-tu que je vienne chercher ici autre chose qu'un dernier regard et
-une dernière bénédiction?
-
---Dites un dernier _pardon_, répondit l'abbé d'une voix sinistre et
-avec un geste d'inexorable condamnation.
-
---Je dis que vous êtes fou! m'écriai-je, et que, si vous n'étiez pas
-un prêtre, je vous briserais dans ma main pour la manière dont vous me
-parlez.
-
---Je vous crains peu, monsieur, me répondit-il. M'ôter la vie serait
-me rendre un grand service; mais je suis fâché que vous confirmiez par
-vos menaces et votre emportement les accusations qui portent sur votre
-tête. Si je vous voyais touché de repentir, je pleurerais avec vous;
-mais votre assurance me fait horreur. Jusqu'ici, je n'avais vu en vous
-qu'un fou furieux; aujourd'hui, je crois voir un scélérat.
-Retirez-vous.
-
-Je tombai sur un fauteuil, suffoqué de rage et de douleur. Un instant,
-j'espérai que j'allais mourir. Edmée expirante à côté de moi, et en
-face de moi un juge saisi d'une telle conviction, que, de doux et timide
-qu'il était par nature, il se faisait rude et implacable! La perte de
-celle que j'aimais me précipitait vers le désir de la mort; mais
-l'accusation horrible qui pesait sur moi réveillait mon énergie.
-
-Je ne pouvais croire qu'une telle accusation tint un seul instant contre
-l'accent de la vérité. Je m'imaginais qu'il suffirait d'un regard et
-d'un mot de moi pour la faire tomber; mais je me sentais si consterné,
-si profondément blessé, que ce moyen de défense m'était refusé; et
-plus l'opprobre du soupçon s'appesantit sur moi, plus je compris qu'il
-est presque impossible de se défendre avec succès quand on n'a pour
-soi que la fierté de l'innocence méconnue.
-
-Je restais accablé sans pouvoir proférer une parole. Il me semblait
-qu'une voûte de plomb me pesait sur le crâne. La porte se rouvrit, et
-Mlle Leblanc, s'approchant de moi d'un air haineux et guindé, me dit
-qu'une personne qui était sur l'escalier demandait à me parler. Je
-sortis machinalement et je trouvai Patience qui m'attendait, les bras
-croisés, dans son attitude la plus austère et avec une expression de
-visage qui m'eût commandé le respect et la crainte si j'eusse été
-coupable.
-
---Monsieur de Mauprat, dit-il, il est nécessaire que j'aie avec vous un
-entretien particulier; voulez-vous bien me suivre jusque chez moi?
-
---Oui, je le veux, répondis-je. Je supporterai toutes les humiliations,
-pourvu que je sache ce qu'on veut de moi et pourquoi l'on se plaît à
-outrager le plus infortuné des hommes. Marche, Patience, et va vite, je
-suis pressé de revenir ici.
-
-Patience marcha devant moi d'un air impassible, et, quand nous fûmes
-arrivés à sa maisonnette, nous vîmes mon pauvre sergent qui venait
-d'arriver aussi à la hâte. Ne trouvant pas de cheval pour me suivre et
-ne voulant pas me quitter, il était venu à pied et si vite, qu'il
-était baigné de sueur. Il se releva néanmoins avec vivacité du banc
-sur lequel il s'était jeté sous le berceau de vigne, pour venir à
-notre rencontre.
-
---Patience! s'écria-t-il d'un ton dramatique qui m'eût fait sourire
-s'il m'eût été possible d'avoir une lueur de gaieté dans de tels
-instants. Vieux fou!... Calomniateur à votre âge?... Fi! monsieur...
-Perdu par la fortune... vous l'êtes... oui.
-
-Patience, toujours impassible, leva les épaules et dit à son ami:
-
---Marcasse, vous ne savez ce que vous dites. Allez vous reposer au bout
-du verger. Vous n'avez rien à faire ici, et je ne puis parler qu'à
-votre maître. Allez, je le veux, ajouta-t-il en le poussant de la main
-avec une autorité à laquelle le sergent, quoique fier et chatouilleux,
-céda par instinct et par habitude.
-
-Quand nous fumes seuls, Patience entra en matière et procéda à un
-interrogatoire que je résolus de subir afin d'obtenir plus vite
-moi-même l'éclaircissement de ce qui se passait autour de moi.
-
---Voulez-vous bien, monsieur, me dit-il, m'apprendre ce que vous comptez
-faire maintenant?
-
---Je compte rester dans ma famille, répondis-je, tant que j'aurai une
-famille, et, quand je n'aurai plus de famille, ce que je ferai
-n'intéresse personne.
-
---Mais, monsieur, reprit Patience, si on vous disait que vous ne pouvez
-pas rester dans votre famille sans porter le coup de la mort à l'un ou
-à l'autre de ses membres, vous obstineriez-vous à y rester?
-
---Si j'étais convaincu qu'il en fût ainsi, répondis-je, je ne me
-montrerais pas devant eux; j'attendrais, au seuil de leur porte, ou le
-dernier jour de leur vie ou celui de leur rétablissement pour leur
-redemander une tendresse que je n'ai pas cessé de mériter...
-
---Ah! nous en sommes là! dit Patience avec un sourire de mépris. Je ne
-l'aurais pas cru. Au reste, j'en suis bien aise, c'est plus clair.
-
---Que voulez-vous dire? m'écriai-je. Parlez, misérable!
-expliquez-vous.
-
---Il n'y a ici que vous de misérable, répondit-il froidement et
-s'asseyant sur son unique escabeau, tandis que je restais debout devant
-lui.
-
-Je voulais à tout prix qu'il s'expliquât. Je me contins, j'eus même
-l'humilité de dire que j'écouterais un bon conseil s'il consentait à
-me répéter les paroles qu'Edmée avait prononcées aussitôt après
-l'événement, et celles qu'elle disait encore aux heures de la fièvre.
-
---Non, certes, répondit Patience avec dureté; vous n'êtes pas digne
-d'entendre un mot de cette bouche, et ce ne sera pas moi qui vous les
-redirai. Qu'avez-vous besoin de les savoir? Espérez-vous cacher
-désormais quelque chose aux hommes? Dieu vous a vu, il n'y a pas de
-secret pour lui. Partez, restez à la Roche-Mauprat, tenez-vous
-tranquille, et, quand votre oncle sera mort, que vos affaires seront
-réglées, quittez le pays. Si vous m'en croyez même, quittez-le dès
-à présent. Je ne veux pas vous faire poursuivre, à moins que vous ne
-m'y forciez par votre conduite. Mais d'autres que moi ont, sinon la
-certitude, du moins le soupçon de la vérité. Avant qu'il soit deux
-jours, un mot dit au hasard dans le public, l'indiscrétion d'un
-domestique, peuvent éveiller l'attention de la justice, et de là à
-l'échafaud, quand on est coupable, il n'y a qu'un pas. Je ne vous
-haïssais point, j'ai même eu de l'amitié pour vous; croyez donc ce
-bon conseil que vous vous dites disposé à recevoir. Partez, ou
-tenez-vous caché et prêt à fuir. Je ne voudrais pas votre perte,
-Edmée ne la voudrait pas non plus... ainsi... Entendez-vous?
-
---Vous êtes insensé de croire que j'écouterai un semblable conseil.
-Moi, me cacher! moi, fuir comme un coupable! vous n'y songez pas! Allez,
-allez, je vous brave tous. Je ne sais quelle fureur et quelle haine vous
-rongent, vous liguent contre moi; je ne sais pourquoi vous voulez
-m'empêcher de voir mon oncle et ma cousine; mais je méprise vos
-folies. Ma place est ici, je ne m'en éloignerai que sur l'ordre formel
-de ma cousine ou de mon oncle, et encore faudra-t-il que j'entende cet
-ordre sortir de leur bouche; car je ne me laisserai transmettre d'avis
-par aucun étranger. Ainsi donc, merci de votre sagesse, monsieur
-Patience, la mienne ici suffira. Je vous salue.
-
-Je m'apprêtais à sortir de la chaumière, lorsqu'il s'élança
-au-devant de moi, et un instant je le vis disposé à employer la force
-pour me retenir. Malgré son âge avancé, malgré ma grande taille et
-ma force athlétique, il était encore capable de soutenir une lutte de
-ce genre peut-être avec avantage. Petit, voûté, large des épaules,
-c'était un hercule.
-
-Il s'arrêta pourtant au moment où il levait le bras sur moi, et, saisi
-d'un de ces accès de vive sensibilité auxquels il était sujet dans
-les moments de sa plus grande rudesse, il me regarda d'un air attendri
-et me parla avec douceur.
-
---Malheureux! me dit-il, toi que j'ai aimé comme mon enfant, car je te
-regardais comme le frère d'Edmée, ne cours pas à ta perte. Je t'en
-supplie au nom de celle que tu as assassinée et que tu aimes encore, je
-le sais, mais que tu ne peux plus revoir. Crois-moi, ta famille était,
-hier encore, un vaisseau superbe dont tu tenais le gouvernail;
-aujourd'hui c'est un vaisseau échoué qui n'a plus ni voile ni pilote;
-il faut que les mousses fassent la manœuvre, comme dit l'ami Marcasse.
-Eh bien, mon pauvre naufragé, ne vous obstinez pas à vous noyer; je
-vous tends la corde, prenez-la; un jour de plus, et il sera trop tard.
-Songez que, si la justice s'empare de vous, celui qui essaye aujourd'hui
-de vous sauver sera obligé demain de vous accuser et de vous condamner.
-Ne me forcez pas à faire une chose dont la seule pensée m'arrache des
-larmes. Bernard, vous avez été aimé, mon enfant, vivez encore
-aujourd'hui sur le passé.
-
-Je fondis en larmes, et le sergent, qui rentra en cet instant, se mit à
-pleurer aussi et à me supplier de retourner à la Roche-Mauprat. Mais
-bientôt je me relevai, et les repoussant:
-
---Je sais que vous êtes des hommes excellents, leur dis-je; vous êtes
-généreux et vous m'aimez bien, puisque, me croyant souillé d'un crime
-effroyable, vous songez encore à me sauver la vie. Mais rassurez-vous,
-mes amis, je suis pur de ce crime, et je désire, au contraire, qu'on
-cherche des éclaircissements qui m'absoudront, soyez-en sûrs. Je dois
-à ma famille de vivre jusqu'à ce que mon honneur soit réhabilité.
-Ensuite, si je suis condamné à voir périr ma cousine, comme je n'ai
-qu'elle à aimer sur la terre, je me ferai sauter la cervelle. Pourquoi
-donc serais-je accablé? Je ne tiens pas à la vie. Que Dieu rende
-douces et sereines les dernières heures de celle à qui je ne survivrai
-certainement pas! c'est tout ce que je lui demande.
-
-Patience secoua la tête d'un air sombre et mécontent. Il était si
-convaincu de mon crime, que toutes mes dénégations m'aliénaient sa
-pitié. Marcasse m'aimait quand même; mais je n'avais pour garant de
-mon innocence que moi seul au monde.
-
---Si vous retournez au château, vous allez jurer ici de ne pas rentrer
-dans la chambre de votre cousine ou de votre oncle sans l'autorisation
-de l'abbé! s'écria Patience.
-
---Je jure que je suis innocent, répondis-je, et que je ne me laisserai
-convaincre de crime par personne. Arrière tous deux! laissez-moi.
-Patience, si vous croyez qu'il soit de votre devoir de me dénoncer,
-allez, faites-le; tout ce que je désire, c'est qu'on ne me condamne pas
-sans m'entendre; j'aime mieux le tribunal des lois que celui de
-l'opinion.
-
-Je m'élançai hors de la chaumière et je retournai au château.
-Cependant, ne voulant pas faire d'esclandre devant les valets et sachant
-bien qu'on ne pourrait me cacher le véritable état d'Edmée, j'allai
-m'enfermer dans la chambre que j'habitais ordinairement.
-
-Mais, au moment où j'en sortais, vers le soir, pour savoir des
-nouvelles des deux malades, Mlle Leblanc me dit de nouveau qu'on me
-demandait dehors. Je remarquai sur son visage une double expression de
-satisfaction et de peur. Je compris qu'on venait m'arrêter, et je
-pressentis (ce qui était vrai) que Mlle Leblanc m'avait dénoncé. Je
-me mis à la fenêtre, et je vis dans la cour des cavaliers de la
-maréchaussée.
-
---C'est bien, dis-je, il faut que mon destin s'accomplisse.
-
-Mais, avant de quitter, pour toujours peut-être, cette maison où je
-laissais mon âme, je voulus revoir Edmée pour la dernière fois. Je
-marchai droit à sa chambre. Mlle Leblanc voulut se jeter en travers de
-la porte; je la poussai si rudement, qu'elle tomba, et se fit, je crois,
-un peu de mal. Elle remplit la maison de ses cris et fit grand bruit
-plus tard, dans les débats, de ce qu'il lui plaisait d'appeler une
-tentative d'assassinat sur sa personne. J'entrai donc chez Edmée; j'y
-trouvai l'abbé et le médecin. J'écoutai en silence ce que disait
-celui-ci. J'appris que les blessures n'étaient pas mortelles par
-elles-mêmes, qu'elles ne seraient même pas très graves, si une
-violente irritation du cerveau ne compliquait le mal et ne faisait
-craindre le tétanos. Ce mot affreux tomba sur moi comme un arrêt de
-mort. À la suite de blessures reçues à la guerre, j'avais vu en
-Amérique beaucoup de personnes mourir de cette terrible maladie. Je
-m'approchai du lit. L'abbé était si consterné, qu'il ne songea point
-à m'en empêcher. Je pris la main d'Edmée, toujours insensible et
-froide. Je la baisai une dernière fois, et, sans dire un seul mot aux
-autres personnes, j'allai me livrer à la maréchaussée.
-
-
-
-
-XXIV
-
-
-Je fus immédiatement enfermé dans la prison de la prévôté, à la
-Châtre; le lieutenant criminel au bailliage d'Issoudun prit en main
-l'assassinat de Mlle de Mauprat et obtint permission de faire publier un
-monitoire le lendemain. Il se rendit au village de Sainte-Sévère et
-dans les fermes des environs du bois de la Curat, où l'événement
-s'était passé, et reçut les dépositions de plus de trente témoins.
-Je fus décrété de prise de corps huit jours après mon arrestation.
-Si j'avais eu l'esprit assez libre, ou si quelqu'un se fût intéressé
-à moi, cette infraction à la loi et beaucoup d'autres, qui eurent lieu
-durant le procès, auraient pu être hardiment invoquées en ma faveur
-et eussent prouvé qu'une haine cachée présidait aux poursuites. Dans
-tout le cours de l'affaire, une main invisible dirigea tout avec une
-célérité et une âpreté implacables.
-
-La première instruction n'avait produit qu'une seule charge contre moi,
-celle de Mlle Leblanc. Tandis que tous les chasseurs déclaraient ne
-rien savoir et n'avoir aucune raison de regarder cet accident comme un
-meurtre volontaire, Mlle Leblanc, qui me haïssait de longue main pour
-quelques plaisanteries que je m'étais permises sur son compte, et qui,
-d'ailleurs, avait été gagnée, comme on l'a su depuis, déclara
-qu'Edmée, au sortir de son premier évanouissement, étant sans fièvre
-et raisonnant fort bien, lui avait confié, en lui recommandant le
-secret, qu'elle avait été insultée, menacée, jetée à bas de son
-cheval et enfin assassinée par moi. Cette méchante fille, s'emparant
-des révélations qu'Edmée avait faites dans la fièvre, composa assez
-habilement un récit complet et l'embellit de toutes les richesses de sa
-haine. Dénaturant les paroles vagues et les impressions délirantes de
-sa maîtresse, elle affirma par serment qu'Edmée m'avait vu diriger le
-canon de ma carabine sur elle en disant: «Je te l'ai promis, tu ne
-mourras que de ma main.»
-
-Saint-Jean, interrogé le même jour, déclara ne rien savoir que ce que
-Mlle Leblanc lui avait raconté dans la soirée, et son récit fut
-exactement conforme à la déposition précédente. Saint-Jean était un
-honnête homme, mais froid et borné. Par amour de la ponctualité, il
-n'omit aucun des renseignements oiseux qui pouvaient être mal
-interprétés contre moi. Il assura que j'avais toujours été bizarre,
-brouillon, fantasque; que j'étais sujet à des maux de tête durant
-lesquels je ne me connaissais plus; qu'en proie plusieurs fois déjà à
-des crises nerveuses, j'avais parlé de sang et de meurtre à une
-personne que je croyais toujours voir; enfin que j'étais d'un
-caractère tellement emporté, que j'étais _capable de jeter n'importe
-quoi à la tête d'une personne, quoique pourtant je ne me fusse jamais
-porté, à sa connaissance, à aucun excès de ce genre._ Telles sont
-souvent les dépositions qui décident de la vie et de la mort en
-matière criminelle.
-
-Patience fut introuvable le jour de cette enquête. L'abbé déclara
-qu'il avait des idées si incertaines sur l'événement, qu'il subirait
-toutes les peines infligées aux témoins récalcitrants plutôt que de
-s'expliquer avant un plus ample informé. Il engagea le lieutenant
-criminel à lui donner du temps, promettant sur l'honneur de ne pas se
-dérober à l'action de la justice, et représentant qu'il pouvait
-acquérir au bout de quelques jours, par l'examen des choses, une
-conviction quelconque; et en ce cas il s'engageait à s'expliquer
-nettement, soit pour, soit contre moi. Ce délai fut accordé.
-
-Marcasse dit que, si j'étais l'auteur des blessures de Mlle de Mauprat,
-ce dont il commençait à douter beaucoup, j'en étais du moins l'auteur
-involontaire. Il engageait son honneur et sa vie sur cette assertion.
-
-Tel fut le résultat de la première information. Elle fut continuée à
-différentes reprises les jours suivants, et plusieurs faux témoins
-affirmèrent qu'ils m'avaient vu assassiner Mlle de Mauprat, après
-avoir vainement essayé de la faire céder à mes désirs.
-
-Un des plus funestes moyens de l'ancienne procédure était le
-monitoire; on appelait ainsi un avertissement par voie de prédication,
-lancé par l'évêque et proclamé par tous les curés, aux habitants de
-leur paroisse, enjoignant de rechercher et de révéler tous les faits
-qui viendraient à leur connaissance sur le crime dont on informait. Ce
-moyen était un reflet adouci du principe inquisitorial qui régnait
-plus ouvertement dans d'autres contrées. La plupart du temps, le
-monitoire, institué d'ailleurs pour perpétuer au nom de la religion
-l'esprit de délation, était un chef-d'œuvre d'atrocité ridicule; on
-y supposait souvent le crime et toutes les circonstances imaginaires que
-la passion des plaignants avait besoin de prouver; c'était la
-publication d'un thème tout fait sur lequel, pour gagner quelque
-argent, le premier coquin venu pouvait faire une déposition mensongère
-dans l'intérêt du plus offrant... Le monitoire avait pour effet
-inévitable, quand la rédaction en était partiale, de soulever contre
-l'accusé la haine publique. Les dévots surtout, recevant du clergé
-leur opinion toute faite, poursuivaient la victime avec acharnement, et
-c'est ce qui eut lieu pour moi, d'autant plus que le clergé de la
-province joua en ceci un autre rôle occulte qui faillit décider de mon
-sort.
-
-L'affaire, portée en cour criminelle au présidial de Bourges, fut
-instruite en très peu de jours.
-
-Vous pouvez imaginer le sombre désespoir auquel je fus en proie. Edmée
-était dans un état de plus en plus déplorable, sa raison était
-complètement égarée. J'étais sans inquiétude sur l'issue du
-procès; je ne pensais pas qu'il fût possible de me convaincre d'un
-crime que je n'avais pas commis; mais que m'importaient l'honneur et la
-vie si Edmée ne devait pas retrouver la faculté de me réhabiliter
-vis-à-vis d'elle-même? Je la considérais comme morte, morte en me
-maudissant! Aussi j'étais irrévocablement décidé à me tuer
-aussitôt après mon arrêt, quel qu'il fût. Je m'imposais comme un
-devoir de subir la vie jusque-là et de faire ce qui serait nécessaire
-pour le triomphe de la vérité; mais j'étais accablé d'une telle
-stupeur, que je ne m'informais pas même de ce qu'il y avait à faire.
-Sans l'esprit et le zèle de mon avocat, sans le dévouement admirable
-de Marcasse, mon incurie m'eût abandonné au sort le plus funeste.
-
-Marcasse passait toutes ses journées à courir et à s'employer pour
-moi. Le soir, il venait se jeter sur une botte de paille au pied de mon
-lit de sangle; et, après m'avoir donné des nouvelles d'Edmée et de
-mon oncle, qu'il allait voir tous les jours, il me racontait le
-résultat de ses démarches. Je lui serrais la main avec tendresse;
-mais, la plupart du temps, absorbé par ce qu'il venait de me dire sur
-Edmée, je ne l'entendais point sur le reste.
-
-Cette prison de la Châtre, ancienne forteresse des Elevains de Lombaud,
-seigneurs de la province, ne consistait plus alors qu'en une formidable
-tour carrée, noircie par les siècles et plantée sur le roc au revers
-d'un ravin où l'Indre forme un vallon étroit, sinueux et riche de la
-plus belle végétation. La saison était magnifique. Ma chambre,
-placée au plus haut de la tour, recevait les rayons du soleil levant,
-qui projetait, d'un horizon à l'autre, les ombres grêles et
-gigantesques d'un triple rideau de peupliers. Jamais paysage plus riant,
-plus frais et plus pastoral ne s'offrit aux regards d'un prisonnier;
-mais de quoi pouvais-je jouir? Il y avait des paroles de mort et
-d'outrage dans toutes les brises qui passaient dans les violiers de la
-muraille crevassée. Chaque son rustique, chaque refrain de cornemuse
-qui montait vers moi, semblaient renfermer une insulte ou signaler un
-profond mépris pour ma douleur. Il n'y avait pas jusqu'au bêlement des
-troupeaux qui ne me parût l'expression de l'oubli et de
-l'indifférence.
-
-Marcasse avait depuis quelque temps une idée fixe: il pensait qu'Edmée
-avait été assassinée par Jean de Mauprat. Cela pouvait être; mais,
-comme je n'avais à cet égard aucune probabilité à faire valoir, je
-lui imposai silence dès qu'il m'en parla. Il ne me convenait pas de
-chercher à me disculper aux dépens d'autrui. Quoique Jean de Mauprat
-fût capable de tout, il était possible que la pensée ne lui fût
-jamais venue de commettre ce crime, et, n'ayant pas entendu parler de
-lui depuis plus de six semaines, il me semblait qu'il y aurait eu de la
-lâcheté à l'inculper. Je persistais à croire qu'un des chasseurs de
-la battue avait tiré sur Edmée par mégarde et qu'un sentiment de
-crainte et de honte l'empêchait d'avouer son malheur. Marcasse eut le
-courage d'aller voir tous ceux qui avaient pris part à cette chasse, et
-de les supplier, avec toute l'éloquence dont le ciel l'avait doué, de
-ne pas craindre le châtiment d'un meurtre involontaire et de ne pas
-laisser charger un innocent à leur place. Toutes ces démarches furent
-sans résultat, et les réponses d'aucun des chasseurs ne purent laisser
-à mon pauvre ami l'espérance de trouver là une révélation du
-mystère qui nous enveloppait.
-
-Je fus transféré à Bourges, dans l'ancien château des ducs de Berry,
-qui sert désormais de prison. Ce fut une grande douleur pour moi
-d'être séparé de mon fidèle sergent. On lui eût permis de me
-suivre; mais il craignait d'être arrêté bientôt, à la suggestion de
-mes ennemis (car il persistait à me croire poursuivi par des haines
-cachées), et de se trouver par là hors d'état de me servir. Il
-voulait donc ne pas perdre un instant pour continuer ses recherches tant
-qu'on ne l'_appréhenderait pas au corps._
-
-Deux jours après mon installation à Bourges, Marcasse produisit un
-acte dressé à sa réquisition par deux notaires de la Châtre, par
-lequel, d'après les dépositions de dix témoins, on constatait qu'un
-frère mendiant avait rôdé, tous les jours antérieurs à celui de
-l'assassinat dans la Varenne, paru sur divers points à des distances
-très rapprochées, et notamment couché à Notre-Dame de Pouligny la
-veille de l'événement. Marcasse prétendait que ce moine était Jean
-de Mauprat; deux femmes déposèrent qu'elles avaient cru le
-reconnaître, soit pour Jean, soit pour Gaucher de Mauprat, qui lui
-ressemblait beaucoup. Mais ce Gaucher était mort noyé dans un étang,
-le lendemain de la prise du donjon, et toute la ville de la Châtre
-ayant vu, le jour de l'assassinat d'Edmée, le trappiste conduire,
-depuis le matin jusqu'au soir, avec le prieur des carmes, la procession
-et les offices au pèlerinage de Vaudevant, ces dépositions, loin de
-m'être favorables, firent le plus mauvais effet et jetèrent de
-l'odieux sur ma défense. Le trappiste fit victorieusement prouver son
-alibi, et le prieur des carmes l'aida à répandre que j'étais un
-infâme scélérat. Ce fut un temps de triomphe pour Jean de Mauprat; il
-disait hautement qu'il était venu se remettre à ses juges naturels
-pour subir la peine due à ses fautes passées, et personne ne voulait
-admettre la pensée de poursuivre un si saint homme. Le fanatisme qu'il
-inspirait dans notre province éminemment dévote était tel, qu'aucun
-magistrat n'eût osé braver l'opinion publique en faisant sévir contre
-lui. Dans ses dépositions, Marcasse raconta l'apparition mystérieuse
-et inexplicable du trappiste à la Roche-Mauprat, ses démarches pour
-s'introduire auprès de M. Hubert et de sa fille, l'insolence qu'il
-avait eue d'aller les effrayer jusque dans leurs appartements, et les
-efforts du prieur des carmes pour obtenir de moi des sommes
-considérables en faveur de ce personnage. Toutes ces dépositions
-furent traitées comme un roman, car Marcasse avouait n'avoir été
-témoin d'aucune des apparitions du trappiste, et ni le chevalier ni sa
-fille n'étaient en état de témoigner. Mes réponses aux divers
-interrogatoires que je subis confirmèrent, il est vrai, ces récits;
-mais, comme je déclarai avec une parfaite sincérité que depuis deux
-mois le trappiste ne m'avait donné aucun sujet d'inquiétude ou de
-mécontentement, et comme je me refusai à lui attribuer le meurtre, il
-sembla, pendant quelques jours, que le trappiste dût être à jamais
-réhabilité dans l'opinion publique. Mon peu d'animosité contre lui
-n'adoucit pourtant pas celle de mes juges. On usa des pouvoirs
-arbitraires qu'avait la magistrature des temps passés, surtout au fond
-des provinces, et on paralysa tous les moyens de mon avocat par une
-précipitation féroce. Plusieurs personnages de robe que je ne veux pas
-désigner se livrèrent sur mon compte, et publiquement, à des
-déclamations qui eussent dû les faire récuser au tribunal de la
-dignité et de la morale humaines. Ils intriguèrent auprès de moi pour
-m'amener à des révélations et me promirent presque un arrêt
-favorable si j'avouais au moins avoir blessé Mlle de Mauprat par
-mégarde. Le mépris avec lequel je reçus ces ouvertures acheva de me
-les aliéner. Étranger à toute intrigue, dans un temps où la justice
-et la vérité ne pouvaient triompher sans l'intrigue, je fus la proie
-de deux ennemis redoutables, le clergé et la robe: le premier, que
-j'avais offensé dans la personne du prieur des carmes, et la seconde,
-dont j'étais haï à cause des prétendants qu'Edmée avait repoussés,
-et dont le plus rancuneux tenait de près au personnage le plus éminent
-du présidial.
-
-Néanmoins quelques hommes intègres auxquels j'étais à peu près
-inconnu prirent intérêt à mon sort, en raison des efforts qui furent
-faits pour me rendre odieux. L'un d'eux, M. E..., qui ne manquait pas
-d'influence, car il était frère de l'intendant de la province et se
-trouvait en rapport avec tous les délégués, me servit par les
-excellents avis qu'il ouvrit pour jeter du jour sur cette affaire
-embarrassante.
-
-Patience eût pu servir mes ennemis sans le vouloir, par la conviction
-où il était de ma culpabilité; mais il ne le voulait pas. Il avait
-repris sa vie errante dans les bois, et, sans se cacher, il était
-insaisissable. Marcasse était fort inquiet de ses intentions et ne
-comprenait rien à sa conduite. Les cavaliers de la maréchaussée
-étaient furieux de voir un vieillard se jouer d'eux sans sortir du
-rayon de quelques lieues de pays. Je pense qu'avec les habitudes et la
-constitution de ce vieillard, il eût pu vivre des années dans la
-Varenne sans tomber entre leurs mains et sans éprouver le besoin de se
-rendre, que l'ennui et l'effroi de la solitude suggèrent, la plupart du
-temps, aux grands criminels eux-mêmes.
-
-
-
-
-XXV
-
-
-Le jour des débats arriva. Je m'y rendis avec calme, mais l'aspect de
-la foule m'attrista profondément. Je n'avais là aucun appui, aucune
-sympathie. Il me semblait que c'eût été une raison pour trouver du
-moins cette apparence de respect que le malheur et l'état d'abandon
-réclament. Je ne vis sur tous les visages qu'une brutale et insolente
-curiosité. Des jeunes filles du peuple se récrièrent tout haut à mes
-oreilles sur ma bonne mine et ma jeunesse. Un grand nombre de femmes,
-appartenant à la noblesse et à la finance, étalaient aux tribunes de
-brillantes toilettes, comme s'il se fût agi d'une fête. Grand nombre
-de capucins montraient leur crâne rasé au milieu d'une populace qu'ils
-excitaient contre moi, et des rangs serrés de laquelle j'entendais
-sortir les appellations de brigand, d'impie et de bête farouche. Les
-hommes à la mode du pays se dandinaient aux bancs d'honneur et
-s'exprimaient sur ma passion en termes de ruelles. J'entendais et je
-voyais tout avec la tranquillité d'un profond dégoût de la vie, et
-comme un voyageur, arrivé au terme de sa course, voit avec
-indifférence et lassitude les agitations de ceux qui repartent pour un
-but plus lointain.
-
-Les débats commencèrent avec cette solennité emphatique qui
-caractérise dans tous les temps l'exercice des fonctions de la
-magistrature. Mon interrogatoire fut court, malgré la quantité
-innombrable de questions qui me furent adressées sur toute ma vie. Mes
-réponses déjouèrent singulièrement les espérances de la curiosité
-publique et abrégèrent de beaucoup la séance. Je me renfermai dans
-trois réponses principales et dont le fond était invariable: 1° à
-toutes celles qui concernaient mon enfance et mon éducation, je
-répondis que je n'étais point sur le banc des accusés pour faire le
-métier d'accusateur; 2° à celles qui portèrent sur Edmée et sur la
-nature de mes sentiments et de mes relations avec elle, je répondis que
-le mérite et la réputation de Mlle de Mauprat ne permettaient pas
-même la plus simple question sur la nature de ses relations avec un
-homme quelconque; que, quant à mes sentiments, je n'en devais compte à
-personne; 3° à celles qui eurent pour but de me faire avouer mon
-prétendu crime, je répondis que je n'étais pas même l'auteur
-involontaire de l'accident. J'entrai par réponses monosyllabiques dans
-le détail des circonstances qui avaient précédé immédiatement
-l'événement; mais, sentant que je devais à Edmée autant qu'à
-moi-même de taire les mouvements tumultueux qui m'avaient agité,
-j'expliquai la scène à la suite de laquelle je l'avais quittée, par
-une chute de cheval, et l'éloignement où l'on m'avait trouvé de son
-corps gisant, par la nécessité où je m'étais cru de courir après
-mon cheval pour l'escorter de nouveau. Malheureusement tout cela
-n'était pas clair et ne pouvait pas l'être. Mon cheval avait couru
-dans le sens contraire à celui que je disais, et le désordre où l'on
-m'avait vu avant que j'eusse connaissance de l'accident n'était pas
-suffisamment expliqué par une chute de cheval. On m'interrogeait
-surtout sur cette pointe que j'avais faite dans le bois avec ma cousine,
-au lieu de suivre la chasse comme nous l'avions annoncé; on ne voulait
-pas croire que nous nous fussions égarés, précisément guidés par la
-fatalité. On ne pouvait, disait-on, se représenter le hasard comme un
-être déraison, armé d'un fusil, attendant Edmée à point nommé à
-la tour Gazeau pour l'assassiner au moment où j'aurais le dos tourné
-pendant cinq minutes. On voulait que je l'eusse entraînée, soit par
-artifice, soit par force, en ce lieu écarté, pour lui faire violence
-et lui donner la mort, soit par vengeance de n'y avoir pas réussi, soit
-par crainte d'être découvert et châtié de ce crime.
-
-On fit entendre tous les témoins à charge et à décharge. À vrai
-dire, il n'y eut que Marcasse parmi ces derniers qu'on pût réellement
-considérer comme tel. Tous les autres affirmaient seulement qu'un
-moine, _ayant la ressemblance des Mauprat_, avait erré dans la Varenne
-à l'époque fatale et qu'il avait même paru se cacher le soir qui
-suivit l'événement. On ne l'avait pas revu depuis. Ces dépositions,
-que je n'avais pas provoquées et que je déclarais n'avoir pas
-personnellement invoquées, me causèrent beaucoup d'étonnement; car je
-vis figurer parmi ces témoins les plus honnêtes gens du pays. Mais
-elles n'eurent de poids qu'aux yeux de M. E..., le conseiller qui
-s'intéressait réellement à la vérité. Il éleva la voix pour
-demander comment il se faisait que M. Jean de Mauprat n'eût pas été
-sommé de se présenter pour être confronté avec ces témoins, puisque
-d'ailleurs il s'était donné la peine de faire constater son alibi par
-des actes. Cette objection ne fut accueillie que par un murmure
-d'indignation. Les gens qui ne regardaient pas Jean Mauprat comme un
-saint n'étaient pourtant pas en petit nombre; mais ils étaient froids
-à mon égard et n'étaient venus là que pour assister à un spectacle.
-
-L'enthousiasme des cagots fut au comble lorsque le trappiste, sortant
-tout à coup de la foule et baissant son capuchon d'une manière
-théâtrale, s'approcha hardiment de la barre, en disant qu'il était un
-misérable pécheur digne de tous les outrages, mais qu'en cette
-occasion, où la vérité était un devoir pour tous, il se regardait
-comme obligé de donner l'exemple de la franchise et de la simplicité
-en s'offrant de lui-même à toutes les épreuves qui pourraient
-éclairer la conscience des juges. Il y eut des trépignements de joie
-et de tendresse dans l'auditoire. Le trappiste fut introduit dans
-l'enceinte de la cour et confronté avec les témoins, qui déclarèrent
-tous, sans hésiter, que le moine qu'ils avaient vu portait le même
-habit et avait un air de famille, une sorte de ressemblance éloignée
-avec celui-là, mais que ce n'était pas le même, et qu'il ne leur
-restait pas un doute à cet égard.
-
-L'issue de cet incident fut un nouveau triomphe pour le trappiste.
-Personne ne se dit que les témoins avaient montré tant de candeur,
-qu'il était difficile de croire qu'ils n'eussent point vu réellement
-un autre trappiste. Je me souvins en cet instant que, lors de la
-première entrevue de l'abbé avec Jean de Mauprat à la fontaine des
-Fougères, ce dernier lui avait touché quelques mots d'un sien _frère
-en religion_ qui voyageait avec lui et qui avait passé la nuit à la
-ferme des Goulets. Je crus devoir communiquer cette réminiscence à mon
-avocat, et il alla en conférer tout bas avec l'abbé, qui était sur le
-banc des témoins et qui se rappela fort bien cette circonstance sans
-pouvoir y ajouter aucun renseignement subséquent.
-
-Quand ce fut au tour de l'abbé à parler, il se tourna vers moi d'un
-air d'angoisse; ses yeux se remplirent de larmes, et il répondit aux
-questions de formalité avec trouble et d'une voix éteinte. Il fit un
-grand effort sur lui-même pour répondre sur le fond, et enfin il le
-fit en ces termes:
-
---J'étais dans le bois lorsque M. le chevalier Hubert de Mauprat me
-pria de descendre de voiture et d'aller voir ce qu'était devenue sa
-fille Edmée, qui s'était écartée de la chasse depuis un temps assez
-long pour lui causer de l'inquiétude. Je courus assez loin et trouvai,
-à trente pas de la tour Gazeau, M. Bernard de Mauprat dans un grand
-désordre. Je venais d'entendre un coup de feu. Je vis qu'il n'avait
-plus sa carabine; il l'avait jetée (déchargée, comme le fait a été
-constaté) à quelques pas de là. Nous courûmes ensemble jusqu'à Mlle
-de Mauprat, que nous trouvâmes à terre percée de deux balles. L'homme
-qui nous avait devancés et qui était près d'elle en cet instant
-pourrait seul nous dire les paroles qu'il a pu recueillir de sa bouche.
-Elle était sans connaissance quand je la vis.
-
---Mais vous avez su ponctuellement ces paroles de cette personne, dit le
-président; car il existe, dit-on, une liaison d'amitié entre vous et
-ce paysan instruit qu'on appelle Patience.
-
-L'abbé hésita et demanda si les lois de la conscience n'étaient pas
-ici en contradiction avec les lois de la procédure; si les juges
-avaient le droit de demander à un homme la révélation d'un secret
-confié à sa loyauté et de le faire manquer à son serment.
-
---Vous avez fait serment ici, par le Christ, de dire la vérité, toute
-la vérité, lui répondit-on; c'est à vous de savoir si ce serment
-n'est pas plus solennel que tous ceux que vous avez pu faire
-précédemment.
-
---Mais si j'avais reçu cette confidence sous le sceau de la confession,
-dit l'abbé, vous ne m'exhorteriez certainement pas à la révéler.
-
---Il y a longtemps, dit le président, que vous ne confessez plus
-personne, monsieur l'abbé.
-
-À cette remarque inconvenante, il y eut de la gaieté sur le visage de
-Jean de Mauprat, une gaieté affreuse qui me le représenta tel
-qu'autrefois je l'avais vu, se tordant de rire à la vue des souffrances
-et des pleurs.
-
-L'abbé trouva dans le dépit que lui causa cette petite attaque
-personnelle la force qui lui eût manqué sans cela. Il resta quelques
-instants les yeux baissés. On le crut humilié; mais, au moment où il
-se redressa, on vit briller dans son regard la maligne obstination du
-prêtre.
-
---Tout bien considéré, dit-il d'un ton fort doux, je crois que ma
-conscience m'ordonne de taire cette révélation, je la tairai.
-
---Aubert, dit l'avocat du roi avec emportement, vous ignorez apparemment
-les peines portées par la loi contre les témoins qui se conduisent
-comme vous le faites.
-
---Je ne les ignore pas, répondit l'abbé d'un ton plus doux encore.
-
---Et sans doute votre intention n'est pas de les braver?
-
---Je les subirai s'il le faut, repartit l'abbé avec un imperceptible
-sourire de fierté et un maintien si parfaitement noble, que toutes les
-femmes s'émurent.
-
-Les femmes sont d'excellents appréciateurs des choses délicatement
-belles.
-
---C'est fort bien, reprit le ministère public. Persistez-vous dans ce
-système de silence?
-
---Peut-être, répondit l'abbé.
-
---Nous direz-vous si, durant les jours qui ont suivi l'assassinat de
-Mlle de Mauprat, vous vous êtes trouvé à portée d'entendre les
-paroles qu'elle a proférées, soit dans le délire, soit dans la
-lucidité de ses idées?
-
---Je ne vous dirai rien de cela, répondit l'abbé. Il serait contre mes
-affections et contre toute convenance à mes yeux de redire des paroles
-qui, en cas de délire, ne prouveraient absolument rien, et, en cas
-d'idée lucide, n'auraient été prononcées que dans l'épanchement
-d'une amitié toute filiale.
-
---C'est fort bien, dit l'avocat du roi en se levant; la cour sera par
-nous requise de délibérer sur votre refus de témoignage en joignant
-l'incident au fond.
-
---Pour moi, dit le président, en attendant, et en vertu de mon pouvoir
-discrétionnaire, j'ordonne qu'Aubert soit arrêté et conduit en
-prison.
-
-L'abbé se laissa emmener avec une tranquillité modeste. Le public fut
-saisi de respect, et le plus profond silence régna dans l'assemblée,
-malgré les efforts et le dépit des moines et des curés, qui
-fulminaient tout bas contre l'hérétique.
-
-Tous les témoins entendus (et je dois dire que ceux qu'on avait
-subornés jouèrent leur rôle très faiblement en public), Mlle Leblanc
-comparut pour couronner l'œuvre. Je fus surpris de voir cette fille si
-acharnée contre moi et si bien dirigée dans sa haine. Elle avait,
-d'ailleurs, des armes bien puissantes pour me nuire. En vertu du droit
-d'écouter aux portes et de surprendre tous les secrets de famille que
-s'arrogent les laquais, habile d'ailleurs aux interprétations et
-féconde en mensonges, elle savait et arrangeait à sa guise la plupart
-des faits qu'elle pouvait invoquer pour ma perte. Elle raconta de quelle
-manière, sept ans auparavant, j'étais arrivé au château de
-Sainte-Sévère à la suite de Mlle de Mauprat, que j'avais soustraite
-à la grossièreté et à la méchanceté de mes oncles.
-
---Cela soit dit, ajouta-t-elle en se tournant avec une grâce
-d'antichambre vers Jean de Mauprat, sans faire allusion au saint homme
-qui est dans cette enceinte, et qui, de grand pécheur, est devenu un
-grand saint. Mais à quel prix, continua-t-elle en se retournant vers la
-cour, ce misérable bandit avait-il sauvé ma chère maîtresse? Il
-l'avait déshonorée, messieurs; et toute la suite des jours de la
-pauvre demoiselle s'est passée dans les larmes et dans la honte, à
-cause de la violence qu'elle avait subie et dont elle ne pouvait pas se
-consoler. Trop fière pour confier son malheur à personne et trop
-honnête pour tromper aucun homme, elle a rompu avec M. de La Marche,
-qu'elle aimait _à la passion_, et qui l'aimait de même: elle a refusé
-toutes les demandes en mariage qui lui ont été faites pendant sept
-ans, et tout cela par point d'honneur, car elle détestait M. Bernard.
-Dans les commencements, elle voulait se tuer; car elle avait fait
-aiguiser un petit couteau de chasse de son père, et (M. Marcasse est
-là pour le dire, s'il veut s'en souvenir) elle se serait tuée
-certainement si je n'avais jeté ce couteau dans le puits de la maison.
-Elle songeait aussi à se défendre contre les attaques nocturnes de son
-persécuteur; car elle mettait toujours ce couteau, tant qu'elle l'a eu,
-sous son oreiller; elle verrouillait tous les soirs la porte de sa
-chambre, et plusieurs fois je l'ai vue rentrer pale et près de
-s'évanouir, fout essoufflée, comme une personne qui vient d'être
-poursuivie et d'avoir une grande frayeur. À mesure que ce monsieur a
-_pris de l'éducation_ et des manières, mademoiselle, voyant qu'elle ne
-pouvait pas avoir d'autre mari, puisqu'il parlait toujours de tuer tous
-ceux qui se présenteraient, espéra qu'il se _corrigerait de sa
-férocité_ et lui montra beaucoup de douceur et de bonté. Elle le
-soigna même pendant sa maladie, non pas qu'elle l'aimât et
-l'_estimât_ autant qu'il a plu à M. Marcasse de le dire dans _sa
-version_; mais elle craignait toujours que, dans son délire, il ne
-trahît, devant les domestiques ou devant son père, le secret de
-l'affront qu'il lui avait fait, et qu'elle avait grand soin de cacher
-par pudeur et par fierté. Toutes les dames qui sont ici doivent bien
-comprendre cela. Quand la famille alla passer l'hiver de 77 à Paris, M.
-Bernard redevint jaloux, despote, et fit tant de menaces de tuer M. de
-La Marche, que mademoiselle fut forcée de congédier celui-ci. Après
-cela, elle eut des scènes violentes avec Bernard, lui déclara qu'elle
-ne l'aimait pas et ne l'aimerait jamais. De colère et de chagrin, car
-on ne peut pas nier qu'il n'en fût amoureux _comme un tigre_, il partit
-pour l'Amérique, et, pendant les six ans qu'il y passa, ses lettres le
-montrèrent fort _amendé._ Quand il revint, mademoiselle avait pris son
-parti d'être vieille fille, et elle était redevenue très tranquille.
-M. Bernard paraissait devenu, de son côté, assez _bon enfant._ Mais,
-à force de la voir tous les jours et d'être sans cesse appuyé sur le
-dos de son fauteuil, ou de lui dévider des écheveaux de laine, en lui
-parlant tout bas pendant que son père dormait, voilà qu'il en est
-redevenu si amoureux, que la tête _lui en a parti._ Je ne veux pas trop
-l'accuser, le pauvre malheureux, et crois que sa place est aux
-Petites-Maisons plutôt qu'à la potence. Il criait et rugissait toute
-la nuit, et lui écrivait des lettres _si bêtes_, qu'elle les lisait en
-souriant et les mettait dans sa poche sans y répondre. Au reste, en
-voici une que j'ai trouvée sur elle quand je l'ai déshabillée après
-le malheureux événement; elle a été percée par une balle et tachée
-de sang, mais on peut encore en lire assez pour voir que monsieur avait
-souvent l'intention de tuer _mademoiselle._
-
-Elle déposa sur le bureau un papier demi-brûlé, demi-sanglant, qui
-produisit sur les assistants un mouvement d'horreur, sincère chez
-quelques-uns, affecté chez beaucoup d'autres.
-
-Avant qu'on le lût, elle acheva sa déposition et la termina par des
-assertions qui me troublèrent profondément, car je ne distinguais plus
-la limite entre la réalité et la perfidie.
-
---Depuis son accident, dit-elle, mademoiselle a toujours été entre la
-vie et la mort. Elle n'en relèvera certainement pas, quoi qu'en disent
-MM. les médecins. J'ose dire que ces messieurs, ne voyant la malade
-qu'à de certaines heures, ne connaissent pas sa maladie comme moi, qui
-ne l'ai pas quittée une seule nuit. Ils prétendent que les blessures
-vont bien, mais que la tête est dérangée. Je dis, moi, que les
-blessures vont mal et que la tête va mieux qu'on ne dit. Mademoiselle
-déraisonne fort rarement, et, _si elle a à déraisonner_, c'est en
-présence de ces messieurs, qui la troublent et l'effrayent. Elle fait
-alors tant d'efforts pour ne pas sembler folle, qu'elle le devient;
-mais, sitôt qu'on la laisse seule avec moi ou avec Saint-Jean ou avec
-M. l'abbé, _qui a fort bien pu dire ce qui en est, s'il l'a voulu_,
-elle redevient calme, douce, sensée comme à l'ordinaire. Elle dit
-qu'elle souffre à en mourir, bien qu'elle prétende avec MM. les
-médecins qu'elle ne souffre presque plus. Elle parle alors de son
-meurtrier avec la générosité qui convient à une chrétienne, et
-répète cent fois par jour:
-
-«--Que Dieu lui pardonne dans l'autre vie comme je lui pardonne dans
-celle-ci! _Après tout, il faut bien aimer une femme pour la tuer!_ J'ai
-eu tort de ne pas l'épouser, il m'aurait peut-être rendue heureuse; je
-l'ai porté au désespoir, et il s'est vengé de moi. Chère Leblanc,
-garde-toi de jamais trahir le secret que je te confie! Un mot indiscret
-le conduirait à l'échafaud, et mon père en mourrait!...
-
-«La pauvre demoiselle est loin d'imaginer que les choses en sont là,
-que je suis sommée par la loi et par la religion de dire ce que je
-voudrais taire, et qu'au lieu de venir chercher ici un appareil pour les
-douches, je suis venue confesser la vérité. Ce qui me console, c'est
-que tout cela sera facile à cacher à M. le chevalier, qui n'a pas plus
-sa tête que l'enfant qui vient de naître. Pour moi, j'ai fait mon
-devoir; que Dieu soit mon juge!»
-
-Après avoir ainsi parlé avec une parfaite assurance et une grande
-volubilité, Mlle Leblanc se rassit au milieu d'un murmure approbateur,
-et on procéda à la lecture de la lettre trouvée sur Edmée.
-
-C'était bien celle que je lui avais écrite quelques jours avant le
-jour funeste. On me la présenta; je ne pus me défendre de porter à
-mes lèvres l'empreinte du sang d'Edmée; puis, ayant jeté les yeux sur
-l'écriture, je rendis la lettre en déclarant avec calme qu'elle était
-de moi.
-
-La lecture de cette lettre fut mon coup de grâce. La fatalité qui
-semble ingénieuse à nuire à ses victimes, voulut (et peut-être une
-main infâme contribua-t-elle à cette mutilation) que les passages qui
-témoignaient de ma soumission et de mon respect fussent détruits.
-Certaines allusions poétiques qui expliquaient et excusaient les
-divagations exaltées furent illisibles. Ce qui sauta aux yeux et
-s'empara de toutes les convictions, ce furent les lignes restées
-intactes qui témoignèrent de la violence de ma passion et de
-l'emportement de mes délires. Ce furent des phrases telles que
-celles-ci: _J'ai parfois envie de me lever au milieu de la nuit et
-d'aller vous tuer! Je l'aurais fait déjà cent fois, si j'étais
-assuré de ne plus vous aimer quand vous serez morte. Ménagez-moi, car
-il y a deux hommes en moi, et quelquefois le brigand d'autrefois règne
-sur l'homme nouveau_, etc. Un sourire de délices passa sur les lèvres
-de mes ennemis. Mes défenseurs furent démoralisés, et mon pauvre
-sergent lui-même me regarda d'un air désespéré. Le public m'avait
-déjà condamné.
-
-Après cet incident, l'avocat du roi eut beau jeu à déclamer un
-réquisitoire fulminant, dans lequel il me présenta comme un pervers
-incurable, comme un rejeton maudit d'une souche maudite, comme un
-exemple de la fatalité des méchants instincts; et, après s'être
-évertué à faire de moi un objet d'horreur et d'épouvante, il essaya,
-pour se donner un air d'impartialité et de générosité, de provoquer
-en ma faveur la compassion des juges; il voulut prouver que je n'étais
-pas maître de moi-même; que ma raison, bouleversée dès l'enfance par
-des spectacles atroces et des principes de perversité, n'était pas
-complète et n'aurait jamais pu l'être, quels qu'eussent été les
-circonstances et le développement de mes passions. Enfin, après avoir
-fait de la philosophie et de la rhétorique, au grand plaisir des
-assistants, il conclut contre moi à la peine d'interdiction et de
-réclusion à perpétuité.
-
-Quoique mon avocat fût un homme de cœur et de tête, la lettre l'avait
-tellement surpris, l'auditoire était si mal disposé pour moi, la cour
-donnait publiquement de telles marques d'incrédulité et d'impatience
-en l'écoutant (habitude indécente qui s'est perpétuée sur les
-sièges de la magistrature de ce pays), que son plaidoyer fut pâle.
-Tout ce qu'il parut fondé à demander avec force fut un supplément
-d'instruction. Il se plaignit de ce que toutes les formalités n'avaient
-pas été remplies, de ce que la justice n'avait pas suffisamment
-éclairé toutes les parties de l'affaire, de ce qu'on se hâtait de
-juger une cause dont plusieurs circonstances étaient encore
-enveloppées de mystère. Il demanda que les médecins fussent appelés
-à s'expliquer sur la possibilité de faire entendre Mlle de Mauprat. Il
-démontra que la plus importante, la seule importante déposition était
-celle de Patience, et que Patience pouvait se présenter au premier jour
-et me disculper. Il demanda enfin qu'on fît des recherches pour
-retrouver le moine quêteur dont la ressemblance avec les Mauprat
-n'avait pas encore été expliquée et avait été affirmée par des
-témoins dignes de foi. Il fallait, selon lui, savoir ce qu'était
-devenu Antoine de Mauprat et faire expliquer le trappiste à cet égard.
-Il se plaignit hautement de ce qu'on l'avait privé de tous ces moyens
-de défense en refusant tout délai, et il eut la hardiesse de faire
-entendre qu'il y avait de mauvaises passions intéressées à la marche
-aveugle et rapide d'une telle procédure. Le président le rappela à
-l'ordre; l'avocat du roi répliqua victorieusement que toutes les
-formalités étaient remplies, que la cour était suffisamment
-éclairée, que la recherche du moine quêteur était une puérilité de
-mauvais goût, que Jean de Mauprat avait prouvé la mort de son dernier
-frère, arrivée plusieurs années auparavant. La cour se retira pour
-délibérer, et, au bout d'une demi-heure, elle rentra et rendit contre
-moi un arrêt qui me condamnait à la peine capitale.
-
-
-
-
-XXVI
-
-
-Quoique la promptitude et la rigidité de cet arrêt fussent une chose
-inique et qui frappa de stupeur les plus acharnés contre moi, je reçus
-le coup avec un grand calme: je ne m'intéressais plus à rien sur la
-terre. Je recommandai à Dieu mon âme et la réhabilitation de ma
-mémoire. Je me dis que, si Edmée mourait, je la retrouverais dans un
-monde meilleur; que, si elle me survivait et retrouvait la raison, elle
-arriverait un jour à l'éclaircissement de la vérité, et qu'alors je
-vivrais dans son cœur comme un souvenir cher et douloureux. Irritable
-comme je le suis, et toujours disposé à la fureur envers tout ce qui
-m'est obstacle ou offense, je m'étonne de la résignation philosophique
-et de la fierté silencieuse que j'ai trouvées dans les grandes
-occasions de ma vie, et surtout dans celle-là.
-
-Il était deux heures du matin. L'audience durait depuis quatorze
-heures. Un silence de mort planait sur l'assemblée, qui était aussi
-attentive, aussi nombreuse qu'au commencement, tant les hommes sont
-avides de spectacles. Celui qu'offrait l'enceinte de la cour criminelle
-en cet instant était lugubre. Ces hommes en robe rouge, aussi pâles,
-aussi absolus, aussi implacables que le Conseil des Dix à Venise; ces
-spectres de femmes coiffées de fleurs, que la lueur blafarde des
-flambeaux faisait ressembler à des souvenirs de la vie flottant dans
-les tribunes au-dessus des prêtres de la mort; les mousquets de la
-garde étincelant dans l'ombre des derniers plans; l'attitude brisée de
-mon pauvre sergent, qui s'était laissé tomber à mes pieds; la joie
-muette et puissante du trappiste, infatigablement debout auprès de la
-barre; le son lugubre d'une cloche de couvent qui se mit à sonner les
-matines dans le voisinage, au milieu du silence de l'assemblée:
-c'était de quoi émouvoir les nerfs des femmes de fermiers généraux
-et faire battre les larges poitrines des corroyeurs du parterre.
-
-Tout à coup, au moment où la cour allait se disperser et annoncer la
-levée de la séance, une figure, en tout semblable à celle qu'on
-prête au paysan du Danube, trapue, en haillons, pieds nus, à la barbe
-longue, aux cheveux en désordre, au front large et austère, au regard
-imposant et sombre, se leva au milieu des mouvants reflets dont la foule
-était à demi éclairée, et se dressa devant la barre en disant d'une
-voix creuse et accentuée:
-
---Moi, Jean Le Houx, dit _Patience_, je m'oppose à ce jugement, comme
-inique quant au fond et illégal quant à la forme. Je demande qu'il
-soit révisé, afin que je puisse faire ma déposition, qui est
-nécessaire, souveraine peut-être, et qu'on aurait dû attendre.
-
---Et, si vous aviez quelque chose à dire, s'écria l'avocat du roi avec
-passion, que ne vous présentiez-vous lorsque vous en avez été requis?
-Vous en imposez à la cour en prétendant que vous avez des motifs à
-faire valoir.
-
---Et vous, répondit Patience d'un ton plus lent et d'une voix plus
-creuse encore qu'auparavant, vous en imposez au public en disant que je
-n'en ai pas. Vous savez bien que je dois en avoir.
-
---Songez où vous êtes, témoin, et rappelez-vous à qui vous parlez.
-
---Je le sais trop et je ne dirai rien de trop. Je déclare ici que j'ai
-des choses importantes à dire et que je les aurais dites à temps si
-vous n'aviez pas _violenté_ le temps. Je veux les dire et je les dirai;
-et, croyez-moi, il vaut mieux que je les dise pendant qu'on peut encore
-revenir sur la procédure. Cela vaut mieux encore pour les juges que
-pour le condamné; car celui-là revit par l'honneur, au moment où les
-autres meurent par l'infamie.
-
---Témoin, dit le magistrat irrité, l'âcreté et l'insolence de votre
-langage seront plus nuisibles qu'avantageuses à l'accusé.
-
---Et qui vous dit que je sois favorable à l'accusé? dit Patience d'une
-voix de tonnerre. Que savez-vous de moi? Et s'il me plaît de faire
-qu'un arrêt illégal et sans force devienne un arrêt puissant et
-irrévocable?
-
---Comment accorder ce désir de faire respecter les lois, dit le
-magistrat, véritablement ébranlé par l'ascendant de Patience, avec
-l'infraction que vous avez commise contre elles en ne vous rendant pas
-à l'assignation du lieutenant criminel?
-
---Parce que je ne voulais pas.
-
---Il y a des peines sévères contre ceux dont la volonté ne s'accorde
-pas toujours avec les lois du royaume.
-
---Possible.
-
---Venez-vous avec l'intention de vous y soumettre aujourd'hui?
-
---Je viens avec celle de vous les faire respecter.
-
---Je vous préviens que, si vous ne changez de ton, je vais vous faire
-conduire en prison.
-
---Je vous préviens que, si vous aimez la justice et si vous servez
-Dieu, vous m'entendrez et suspendrez l'exécution de l'arrêt. Il
-n'appartient pas à celui qui apporte la vérité de s'humilier devant
-ceux qui la cherchent. Mais, vous qui m'entendez, hommes du peuple dont
-les grands ne voudraient sans doute pas se jouer, vous dont on appelle
-la voix, _voix de Dieu_, joignez-vous à moi, embrassez la défense de
-la vérité, qui va être étouffée peut-être sous de malheureuses
-apparences, ou bien qui va triompher par de mauvais moyens. Mettez-vous
-à genoux, hommes du peuple, mes frères, mes enfants; priez, suppliez,
-obtenez que justice soit faite et colère réprimée. C'est votre
-devoir, c'est votre droit et votre intérêt; c'est vous qu'on insulte
-et qu'on menace quand on viole les lois.
-
-Patience parlait avec tant de chaleur, et la sincérité éclatait en
-lui avec tant de puissance, qu'il y eut un mouvement sympathique dans
-tout l'auditoire. La philosophie était alors trop à la mode chez les
-jeunes gens de qualité pour que ceux-ci ne répondissent pas des
-premiers à un appel qui ne leur était pourtant pas adressé. Ils se
-levèrent avec une impétuosité chevaleresque et se tournèrent vers le
-peuple, qui se leva, entraîné par ce noble exemple. Il y eut une
-clameur furieuse, et chacun, sentant sa dignité et sa force, oublia les
-préventions personnelles pour se réunir dans le droit commun. Ainsi
-quelquefois il suffit d'un noble élan et d'une parole vraie pour
-ramener les masses égarées par de longs sophismes.
-
-Le sursis fut accordé, et je fus reconduit à ma prison au milieu des
-applaudissements. Marcasse me suivit. Patience se déroba à ma
-reconnaissance et disparut.
-
-La révision de mon jugement ne pouvait se faire que sur un ordre du
-grand conseil. Pour ma part, j'étais décidé, avant l'arrêt, à ne
-point me pourvoir auprès de cette chambre de cassation de l'ancienne
-jurisprudence; mais l'action et le discours de Patience n'avaient pas
-moins agi sur mon esprit que sur celui des spectateurs. L'esprit de
-lutte et le sentiment de la dignité humaine, engourdis et comme
-paralysés en moi par le chagrin, se réveillèrent soudainement, et je
-sentis à cette heure que l'homme n'est pas fait pour cette
-concentration égoïste du désespoir qu'on appelle ou l'abnégation, ou
-le stoïcisme. Nul ne peut abandonner le soin de son honneur sans
-abandonner le respect dû au principe de l'honneur. S'il est beau de
-sacrifier sa gloire personnelle et sa vie aux mystérieux arrêts de la
-conscience, c'est une lâcheté d'abandonner l'une et l'autre aux
-fureurs d'une injuste persécution. Je me sentis relevé à mes propres
-yeux, et je passai le reste de cette nuit importante à chercher les
-moyens de me réhabiliter, avec autant de persévérance que j'en avais
-mis à m'abandonner au destin. Avec le sentiment de la force je sentis
-renaître celui de l'espérance. Edmée n'était peut-être ni folle ni
-frappée de mort. Elle pouvait m'absoudre, elle pouvait guérir.
-
---Qui sait? me disais-je, elle m'a peut-être déjà rendu justice;
-peut-être est-ce elle qui envoie Patience à mon secours? Sans doute
-j'accomplirai son vœu en reprenant courage, en ne me laissant pas
-écraser par les fourbes.
-
-Mais comment obtenir cet ordre du grand conseil? Il fallait une
-ordonnance du roi; qui la solliciterait? qui hâterait ces odieuses
-lenteurs que la justice sait apporter quand il lui plaît, dans les
-mêmes affaires où elle s'est jetée avec une précipitation aveugle?
-qui empêcherait mes ennemis de me nuire et de paralyser tous mes
-moyens? qui combattrait pour moi, en un mot? L'abbé seul aurait pu le
-faire, mais il était en prison à cause de moi. Sa généreuse conduite
-dans le procès m'avait prouvé qu'il était encore mon ami, mais son
-zèle était enchaîné. Que pouvait Marcasse dans son obscure condition
-et son langage énigmatique? Le soir vint, et je m'endormis avec
-l'espérance d'un secours céleste, car j'avais prié Dieu avec ferveur.
-Quelques heures de sommeil me rafraîchirent, et j'ouvris les yeux au
-bruit des verrous qu'on tirait derrière ma porte. Ô Dieu de bonté!
-quel fut mon transport en voyant Arthur, mon compagnon d'armes, cet
-autre moi-même pour lequel je n'avais pas eu un secret pendant six ans,
-s'élancer dans mes bras! Je pleurai comme un enfant en recevant cette
-marque d'amour de la Providence. Arthur ne m'accusait pas! il avait
-appris à Paris, où les intérêts scientifiques de la bibliothèque de
-Philadelphie l'avaient appelé, la triste affaire où j'étais inculpé.
-Il avait rompu des lances avec tous ceux qui me chargeaient, et il
-n'avait pas perdu un instant pour venir me sauver ou me consoler.
-
-J'épanchai mon âme dans la sienne avec délices et lui dis ce qu'il
-pouvait faire pour moi. Il voulait prendre la poste dès le soir même
-pour Paris; mais je le priai de commencer par aller à Sainte-Sévère
-me chercher des nouvelles d'Edmée; il y avait quatre mortels jours que
-je n'en avais reçu, et Marcasse ne m'en avait d'ailleurs jamais donné
-d'aussi exactes et d'aussi détaillées que je les aurais voulues.
-
---Rassure-toi, me dit Arthur; par moi, tu sauras la vérité. Je suis
-assez bon chirurgien; j'ai le coup d'œil exercé, je pourrai te dire
-vraisemblablement ce que tu dois craindre ou espérer; de là, je
-partirai immédiatement pour Paris.
-
-Il m'écrivit dès le surlendemain une lettre longue et détaillée.
-
-Edmée était dans un état fort extraordinaire. Elle ne parlait pas et
-ne paraissait pas souffrir, tant qu'on se bornait à lui épargner toute
-espèce d'excitation nerveuse; mais, au premier mot qui pouvait
-réveiller la mémoire de ses douleurs, elle tombait en convulsion.
-L'isolement moral où elle se trouvait était le plus grand obstacle à
-sa guérison. Elle ne manquait de rien quant aux soins physiques; elle
-avait deux bons médecins et une garde-malade fort dévouée. Mlle
-Leblanc la soignait aussi, sous ce rapport, avec beaucoup de zèle; mais
-cette fille dangereuse lui faisait souvent du mal par ses réflexions
-déplacées et ses interrogations indiscrètes. Arthur m'assura
-d'ailleurs que, si jamais Edmée m'avait cru coupable et s'était
-expliquée à cet égard, ce devait être dans une phase précédente de
-sa maladie; car, depuis au moins quinze jours, elle était dans un état
-d'inertie complète. Elle sommeillait souvent, mais sans dormir tout à
-fait; elle digérait quelques breuvages gélatineux et ne se plaignait
-jamais; elle répondait par des signes nonchalants et toujours négatifs
-aux questions des médecins sur ses souffrances; elle n'exprimait par
-aucun signe le souvenir des affections qui avaient rempli sa vie. Sa
-tendresse pour son père, ce sentiment si profond et si puissant en
-elle, n'était pourtant pas éteint; elle versait souvent des larmes
-abondantes, mais alors elle paraissait n'entendre aucun son; c'était en
-vain qu'on essayait de lui faire comprendre que son père n'était pas
-mort, comme elle semblait le croire. Elle repoussait d'un geste
-suppliant, non le bruit (il ne semblait pas frapper son oreille), mais
-le mouvement qui se faisait autour d'elle, et, cachant son visage dans
-ses mains, s'enfonçant dans son fauteuil et roidissant ses genoux
-jusque vers sa poitrine, elle semblait livrée à un désespoir sans
-remède. Cette muette douleur, qui ne se combattait plus elle-même et
-ne voulait plus être combattue; cette grande volonté, qui avait été
-capable de dompter les plus violents orages et qui s'en allait à la
-dérive sur une mer morte et par un calme plat, était, selon Arthur, le
-spectacle le plus douloureux qu'il eut jamais contemplé. Edmée
-semblait vouloir avoir rompu avec la vie. Mlle Leblanc, pour l'éprouver
-et pour l'émouvoir, s'était grossièrement ingérée de lui dire que
-son père était mort; elle avait fait entendre par un signe de tête
-qu'elle le savait. Quelques heures plus tard, les médecins avaient
-essayé de lui faire comprendre qu'il était vivant; elle avait répondu
-par un autre signe qu'elle ne le croyait pas. On avait roulé le
-fauteuil du chevalier dans sa chambre, on les avait mis en présence
-l'un de l'autre; le père et la fille ne s'étaient pas reconnus.
-Seulement, au bout de quelques instants, Edmée, prenant son père pour
-un spectre, avait jeté des cris affreux et était tombée dans des
-convulsions qui avaient rouvert une de ses blessures et donné à
-craindre pour sa vie. On avait soin depuis ce moment de les tenir
-séparés et de ne prononcer, devant Edmée, aucune parole qui eût
-rapport à lui. Elle prenait Arthur pour un médecin du pays et l'avait
-reçu avec la même douceur et la même indifférence que les autres. Il
-n'avait pas osé essayer de lui parler de moi; mais il m'exhortait à ne
-pas désespérer. L'état d'Edmée n'avait rien dont le temps et le
-repos ne pussent triompher; elle avait peu de fièvre, aucune des
-fonctions vitales de son être n'était réellement troublée; les
-blessures étaient à peu près guéries, et le cerveau ne paraissait
-pas devoir se désorganiser par un excès d'activité. L'affaiblissement
-où cet organe était tombé, la prostration de tous les autres organes,
-ne devaient pas lutter longtemps, selon Arthur, contre les ressources de
-la jeunesse et la puissance d'une admirable constitution. Il m'engageait
-enfin à songer à moi-même; je pouvais être utile à Edmée par mes
-soins et devenir heureux par le retour de son affection et de son
-estime.
-
-Au bout de quinze jours, Arthur revint de Paris avec l'ordonnance du roi
-pour la révision de mon jugement. De nouveaux témoins furent entendus.
-Patience ne parut pas; mais je reçus de sa part un morceau de papier,
-avec ces mots d'une écriture informe: «Vous n'êtes pas coupable,
-espérez donc.» Les médecins affirmèrent que Mlle de Mauprat pouvait
-désormais être interrogée sans danger, mais que ses réponses
-n'auraient aucun sens. Elle était mieux portante. Elle avait reconnu
-son père et ne le quittait plus. Mais elle ne comprenait rien à tout
-ce qui n'était pas lui. Elle paraissait éprouver un grand plaisir à
-le soigner comme un enfant, et, de son côté, le chevalier
-reconnaissait de temps en temps sa fille chérie; mais les forces de ce
-dernier décroissaient sensiblement. On l'interrogea dans un de ses
-moments lucides. Il répondit que sa fille était _effectivement_
-tombée de cheval, à la chasse, et qu'elle s'était ouvert la poitrine
-sur une souche d'arbre, mais que personne n'avait tiré sur elle, même
-par mégarde, et qu'il fallait être fou pour croire son cousin capable
-d'un pareil crime. Ce fut tout ce qu'on put obtenir de lui. Quand on lui
-demanda ce qu'il pensait de l'absence de son neveu, il répondit que son
-neveu n'était point absent et qu'il le voyait tous les jours. Fidèle
-à son respect pour la réputation d'une famille, hélas! si compromise,
-voulut-il, par des mensonges enfantins, repousser les investigations de
-la justice? C'est ce que je n'ai jamais pu savoir. Edmée ne put être
-interrogée. À la première question qui lui fut adressée, elle haussa
-les épaules et fit signe qu'elle voulait être tranquille. Le
-lieutenant criminel insistant et devenant plus explicite, elle le
-regarda fixement et parut s'efforcer de le comprendre. Il prononça mon
-nom, elle poussa un grand cri et tomba évanouie. Il fallut renoncer à
-l'entendre. Cependant Arthur ne désespéra point. Au contraire, le
-récit de cette scène lui fit penser qu'il pouvait s'opérer dans les
-facultés intellectuelles d'Edmée une crise favorable. Il repartit
-aussitôt et alla s'installer à Sainte-Sévère, où il resta plusieurs
-jours sans m'écrire, ce qui me jeta dans une grande anxiété.
-
-L'abbé, interrogé de nouveau, persista dans ses refus calmes et
-laconiques.
-
-Mes juges, voyant que les renseignements promis par Patience
-n'arrivaient pas, hâtèrent la révision de la procédure et
-donnèrent, par une nouvelle précipitation, une nouvelle preuve de leur
-animosité contre moi. Le jour fixé arriva. J'étais dévoré
-d'inquiétude. Arthur m'avait écrit d'espérer, dans un style aussi
-laconique que Patience. Mon avocat n'avait pu saisir aucune bonne preuve
-à faire valoir. Je voyais bien qu'il commençait à me croire coupable.
-Il n'espérait obtenir que des délais.
-
-
-
-
-XXVII
-
-
-L'auditoire fut encore plus nombreux que la première fois. La garde fut
-forcée aux portes du prétoire, et la foule envahit jusqu'aux fenêtres
-du manoir de Jacques Cœur, aujourd'hui l'hôtel de ville. J'étais fort
-troublé, cette fois, quoique j'eusse la force et la fierté de n'en
-rien laisser paraître. Je m'intéressais désormais au succès de ma
-cause, et, les espérances que j'avais conçues ne semblant pas devoir
-se réaliser, j'éprouvais un malaise indicible, une fureur concentrée,
-une sorte de haine contre ces hommes qui n'ouvraient pas les yeux sur
-mon innocence et contre ce Dieu qui semblait m'abandonner.
-
-Dans cet état violent, je fis un tel travail sur moi-même pour
-paraître calme, que je m'aperçus à peine de ce qui se passait autour
-de moi. Je retrouvai ma présence d'esprit pour répondre dans les
-mêmes termes que la première fois à mon nouvel interrogatoire. Puis
-un crêpe funèbre sembla s'étendre sur ma tête; un anneau de fer me
-serrait le front, je sentais un froid de glace dans mes orbites, je ne
-voyais plus que moi-même, et je n'entendais que des bruits vagues et
-incompréhensibles. Je ne sais ce qui se passa; je ne sais si l'on
-annonça l'apparition qui me frappa subitement. Je me souviens seulement
-qu'une porte s'ouvrit derrière le tribunal, qu'Arthur s'avança
-soutenant une femme voilée, qu'il lui ôta son voile après l'avoir
-fait asseoir sur un large fauteuil que les huissiers roulèrent vers
-elle avec empressement, et qu'un cri d'admiration remplit l'auditoire
-lorsque la beauté pâle et sublime d'Edmée lui apparut.
-
-En ce moment, j'oubliai et la foule et le tribunal, et ma cause et
-l'univers entier. Je crois qu'aucune force humaine n'aurait pu s'opposer
-à mon élan impétueux. Je me précipitai comme la foudre au milieu de
-l'enceinte, et, tombant aux pieds d'Edmée, j'embrassai ses genoux avec
-effusion. On m'a dit que ce mouvement entraîna le public et que presque
-toutes les dames fondirent en larmes. Les jeunes élégants n'osèrent
-railler; les juges furent émus. La vérité eut un instant de triomphe
-complet.
-
-Edmée me regarda longtemps. L'insensibilité de la mort était sur son
-visage. Il ne semblait pas qu'elle pût jamais me reconnaître.
-L'assemblée attendait dans un profond silence qu'elle exprimât sa
-haine ou son affection pour moi. Tout à coup elle fondit en larmes,
-jeta ses bras autour de mon cou et perdit connaissance. Arthur la fit
-emporter aussitôt; il eut de la peine à me faire retourner à ma
-place. Je ne savais plus où j'étais ni de quoi il s'agissait; je
-m'attachais à la robe d'Edmée, je voulais la suivre. Arthur,
-s'adressant à la cour, demanda qu'on fît constater de nouveau l'état
-de la malade par les médecins qui l'avaient examinée dans la matinée.
-Il demanda et obtint qu'Edmée fût de nouveau appelée en témoignage
-et confrontée avec moi lorsque la crise qu'elle subissait en cet
-instant serait passée.
-
---Cette crise n'est pas grave, dit-il; Mlle de Mauprat en a éprouvé
-plusieurs du même genre ces jours derniers et pendant son voyage. À la
-suite de chacun de ces accès, ses facultés intellectuelles ont pris un
-développement de plus en plus heureux.
-
---Allez donner vos soins à la malade, dit le président. Elle sera
-rappelée dans deux heures, si vous croyez que ce temps suffise pour
-mettre fin à son évanouissement. En attendant, la cour entendra le
-témoin à la requête duquel le premier jugement n'a point reçu
-l'exécution.
-
-Arthur se retira, et Patience fut introduit. Il était vêtu proprement;
-mais, après avoir dit quelques paroles, il déclara qu'il lui était
-impossible de continuer si on ne lui permettait pas d'ôter son habit.
-Cette toilette d'emprunt le gênait tellement et lui semblait si lourde,
-qu'il suait à grosses gouttes. Il attendit à peine un signe
-d'adhésion accompagné d'un sourire de mépris que lui fit le
-président, pour jeter à terre ces insignes de la civilisation, et,
-abaissant avec soin les manches de sa chemise sur ses bras nerveux, il
-parla à peu près ainsi:
-
---Je dirai la vérité, toute la vérité. Je lève la main une seconde
-fois, car j'ai à dire des choses qui se contredisent et que je ne peux
-pas m'expliquer moi-même. Je jure devant Dieu et devant les hommes que
-je dirai ce que je sais, comme je le sais, sans être influencé pour ni
-contre personne.
-
-Il leva sa large main et se tourna vers le peuple avec une confiance
-naïve, comme pour lui dire: «Vous voyez tous que je jure, et vous
-savez que l'on peut croire en moi.»
-
-Cette confiance de sa part n'était pas mal fondée. On s'était
-beaucoup occupé, depuis l'incident du premier jugement, de cet homme
-extraordinaire qui avait parlé devant le tribunal avec tant d'audace et
-harangué le peuple en sa présence. Cette conduite inspirait beaucoup
-de curiosité et de sympathie à tous les démocrates et _philadelphes._
-Les œuvres de Beaumarchais avaient, auprès des hautes classes, un
-succès qui vous expliquera comment Patience, en opposition avec toutes
-les puissances de la province, se trouvait soutenu et applaudi par tout
-ce qui se piquait d'un esprit élevé. Chacun croyait voir en lui Figaro
-sous une forme nouvelle. Le bruit de ses vertus privées s'était
-répandu; car vous vous souvenez que, durant mon séjour en Amérique,
-Patience s'était fait connaître aux habitants de la Varenne et avait
-échangé sa réputation de sorcier contre celle de bienfaiteur. On lui
-avait donné le surnom de _grand juge_, parce qu'il intervenait
-volontiers dans les différends et les terminait à la satisfaction de
-chacun avec une bonté et une habileté admirables.
-
-Il parla cette fois d'une voix haute et pénétrante; il avait dans la
-voix plusieurs belles cordes. Son geste était lent ou animé selon la
-circonstance, toujours noble et saisissant; sa figure courte et
-socratique était toujours belle d'expression. Il avait toutes les
-qualités de l'orateur; mais il ne mettait à les produire aucune
-vanité. Il parla d'une manière claire et concise qu'il avait acquise
-nécessairement dans son commerce récent avec les hommes et dans la
-discussion de leurs intérêts positifs.
-
---Quand Mlle de Mauprat reçut le coup, dit-il, j'étais à dix pas tout
-au plus; mais le taillis est si épais dans cet endroit, que je ne
-pouvais rien voir à deux pas de moi. On m'avait engagé à faire la
-chasse. Cela ne m'amusait guère. Me retrouvant près de la tour Gazeau,
-que j'ai habitée pendant vingt ans, j'eus envie de revoir mon ancienne
-cellule, et j'y arrivais à grands pas quand j'entendis le coup. Cela ne
-m'effraya pas du tout: c'était si naturel qu'on fît du bruit dans une
-battue! Mais, quand je fus sorti du fourré, c'est-à-dire environ deux
-minutes après, je trouvai Edmée (pardonnez-moi, j'ai l'habitude de
-l'appeler comme cela, je suis avec elle comme qui dirait une sorte de
-père nourricier), je trouvai Edmée à genoux par terre, blessée,
-ainsi qu'on vous la dit, et tenant encore la bride de son cheval, qui se
-cabrait. Elle ne savait pas si elle avait peu ou beaucoup de mal, mais
-elle avait son autre main sur la poitrine et disait:
-
-«--Bernard, c'est affreux! je ne vous aurais jamais cru capable de me
-tuer. Bernard, où êtes-vous? Venez me voir mourir. Vous tuez mon
-père!»
-
-Elle tomba tout à fait en disant cela et lâcha la bride de son cheval.
-Je m'élançai vers elle.
-
-«--Ah! tu l'as vu, Patience? me dit-elle. N'en parle pas, ne dis pas à
-mon père...»
-
-Elle étendit les bras, son corps se roidit; je la crus morte, et elle
-ne parla plus que dans la nuit, après qu'on eut retiré les balles de
-sa poitrine.
-
---Vîtes-vous alors Bernard de Mauprat?
-
---Je le vis sur le lieu de l'événement, au moment où Edmée perdit
-connaissance et sembla rendre l'âme; il était comme fou. Je crus que
-c'était le remords qui l'accablait; je lui parlai durement, je le
-traitai d'assassin. Il ne répondit rien et s'assit à terre auprès de
-sa cousine. Il resta là, abruti longtemps encore après qu'on l'eut
-emportée. Personne ne songea à l'accuser; on pensait qu'il était
-tombé de cheval, parce qu'on voyait son cheval courir au bord de
-l'étang; on crut que sa carabine s'était déchargée en tombant. M.
-l'abbé Aubert fut le seul qui entendit accuser M. Bernard d'avoir
-assassiné sa cousine. Les jours suivants, Edmée parla; mais ce ne fut
-pas toujours en ma présence, et, d'ailleurs, depuis ce moment, elle eut
-presque toujours le délire. Je soutiens qu'elle n'a confié à personne
-(à Mlle Leblanc moins qu'à personne) ce qui s'était passé entre elle
-et M. de Mauprat avant le coup de fusil. Elle ne me l'a pas confié plus
-qu'aux autres. Dans les moments bien rares où elle avait sa tête, elle
-répondait à nos questions que certainement Bernard ne l'avait pas fait
-exprès, et, plusieurs fois même, durant les trois premiers jours, elle
-demanda à le voir. Mais, quand elle avait la fièvre, elle criait:
-
-«--Bernard! Bernard! vous avez commis un grand crime, vous avez tué
-mon père!»
-
-C'était là son idée; elle croyait réellement que son père était
-mort, et elle l'a cru longtemps. Elle a donc dit très peu de chose qui
-ait de la valeur. Tout ce que Mlle Leblanc lui a fait dire est faux. Au
-bout de trois jours, elle a cessé de dire des paroles intelligibles,
-et, au bout de huit jours, sa maladie a tourné à un silence complet.
-Elle a chassé Mlle Leblanc depuis sept jours qu'elle a retrouvé sa
-raison, ce qui prouverait bien quelque chose contre cette fille de
-chambre. Voilà ce que j'ai à dire contre M. de Mauprat. Il ne tenait
-qu'à moi de le taire; mais, ayant autre chose à dire encore, j'ai
-voulu révéler toute la vérité.
-
-Patience fit une pause; l'auditoire et la cour elle-même, qui
-commençait à s'intéresser à moi et à perdre l'âcreté de ses
-préventions, restèrent comme atterrés d'une déposition si
-différente de celle qu'on attendait.
-
-Patience reprit la parole.
-
---Je suis resté convaincu pendant plusieurs semaines, dit-il, du crime
-de Bernard. Et puis j'ai beaucoup réfléchi à cela; je me suis dit
-bien des fois qu'un homme aussi bon et aussi instruit que l'était
-Bernard, un homme dont Edmée faisait tant d'estime, et que M. le
-chevalier de Mauprat aimait comme son fils, un homme enfin qui avait
-tant d'idées sur la justice et sur la vérité, ne pouvait pas, du jour
-au lendemain, devenir un scélérat. Et puis il m'est venu à l'idée
-que ce pouvait bien être quelque autre Mauprat qui eût fait le coup.
-Je ne parle pas de celui qui est trappiste, ajouta-t-il, en cherchant
-dans l'auditoire Jean de Mauprat, qui n'y était pas; je parle de celui
-dont la mort n'a pas été constatée, quoique la cour ait cru devoir
-passer outre et en croire sur parole M. Jean de Mauprat.
-
---Témoin, dit le président, je vous ferai observer que vous n'êtes
-ici ni pour servir d'avocat à l'accusé ni pour réviser les arrêts de
-la cour. Vous devez dire ce que vous savez du fait, et non ce que vous
-préjugez du fond de l'affaire.
-
---Possible, répondit Patience. Il faut pourtant que je dise pourquoi je
-n'ai pas voulu témoigner la première fois contre Bernard, n'ayant à
-fournir que des preuves contre lui, et n'ayant pas foi à ces preuves
-mêmes.
-
---On ne vous le demande pas pour le moment. Ne vous écartez pas de
-votre déposition.
-
---Un instant! j'ai mon honneur à défendre, j'ai ma propre conduite à
-expliquer, s'il vous plaît.
-
---Vous n'êtes pas l'accusé, vous n'avez pas lieu à plaider votre
-propre cause. Si la cour juge à propos de vous poursuivre pour votre
-désobéissance, vous aviserez à vous défendre; mais il n'est pas
-question de cela maintenant.
-
---Il est question de faire savoir à la cour si je suis un honnête
-homme ou un faux témoin. Pardon! il me semble que cela fait quelque
-chose à l'affaire; la vie de l'accusé en dépend; la cour ne peut pas
-regarder cela comme indifférent.
-
---Parlez, dit l'avocat du roi, et tâchez de garder le respect que vous
-devez à la cour.
-
---Je n'ai pas envie d'offenser la cour, reprit Patience; je dis
-seulement qu'un homme peut se soustraire aux ordres de la cour par des
-raisons de conscience que la cour peut condamner légalement, mais que
-chaque juge en particulier peut comprendre et excuser. Je dis donc que
-je n'ai pas senti en moi-même que Bernard de Mauprat fût coupable; mes
-oreilles seules le savaient; ce n'était pas assez pour moi.
-Excusez-moi, messieurs, je suis juge, moi aussi. Enquérez-vous de moi!
-dans mon village, on m'appelle le _grand juge._ Quand mes concitoyens me
-prient de prononcer sur une querelle de cabaret ou sur la limite d'un
-champ, je n'écoute pas tant leur sentiment que le mien. On a d'autres
-notions sur les gens qu'un fait tout court. Il y en a beaucoup d'autres
-qui servent à démontrer la vérité ou la fausseté du dernier qu'on
-leur impute. Ainsi, ne pouvant croire que Bernard fut un assassin et
-ayant entendu témoigner à plus de dix personnes, que je regarde comme
-incapables de faux serment, qu'un moine _fait en manière de Mauprat_
-avait couru le pays, ayant moi-même vu le dos et le froc de ce moine
-passer à Pouligny le matin de l'événement, j'ai voulu savoir s'il
-était dans la Varenne et j'ai su qu'il y était encore, c'est-à-dire
-qu'après l'avoir quittée, il y était revenu aux environs du jugement
-du mois dernier, et, qui plus est, qu'il avait accointance avec M. Jean
-de Mauprat. Quel est donc ce moine? me disais-je; pourquoi sa figure
-fait-elle peur à tous les habitants du pays? Qu'est-ce qu'il fait dans
-la Varenne? S'il est du couvent des carmes, pourquoi n'en porte-t-il pas
-l'habit? S'il est de l'ordre de M. Jean, pourquoi n'est-il pas logé
-avec lui aux Carmes? S'il est quêteur, pourquoi, après avoir fait sa
-quête, ne va-t-il pas plus loin, plutôt que de revenir importuner les
-gens qui lui ont donné la veille? S'il est trappiste et qu'il ne
-veuille pas rester aux Carmes comme l'autre, pourquoi ne retourne-t-il
-pas dans son couvent? Qu'est-ce donc que ce moine vagabond? et pourquoi
-M. Jean de Mauprat, qui a dit à plusieurs personnes ne pas le
-connaître, le connaît-il si bien, qu'ils déjeunent de temps en temps
-ensemble, dans un cabaret à Crevant? J'ai donc voulu alors que ma
-déposition fût faite, même dût-elle nuire en partie à Bernard, afin
-d'avoir le droit de dire ce que je vous dis là, même quand cela ne
-servirait à rien. Mais comme, vous autres, vous ne donnez jamais le
-temps aux témoins de chercher à s'éclairer sur ce qu'ils ont à
-croire, je suis reparti tout de suite pour mes bois, où je vis à la
-manière des renards, me promettant de n'en pas sortir tant que je
-n'aurais pas découvert ce que ce moine fait dans le pays. Je me suis
-donc mis sur sa piste et j'ai découvert ce qu'il est: il est l'assassin
-d'Edmée de Mauprat, il s'appelle Antoine de Mauprat.
-
-Cette révélation causa un grand mouvement dans la cour et dans
-l'auditoire. Tous les regards cherchèrent Jean de Mauprat, dont la
-figure ne parut point.
-
---Quelles sont vos preuves? dit le président.
-
---Je vais vous les dire, répondit Patience. Sachant par la cabaretière
-de Crevant, à qui j'ai eu occasion de rendre service, que les deux
-trappistes déjeunaient chez elle de temps en temps, comme je vous l'ai
-dit, j'ai été me loger à une demi-lieue de là, dans un ermitage
-qu'on appelle le _Trou aux Fades_, et qui est au milieu des bois,
-abandonné au premier venu, logis et mobilier. C'est une caverne dans le
-rocher, avec une grosse pierre pour s'asseoir et rien avec. Je vécus
-là deux jours de racines et d'un morceau de pain qu'on m'apportait de
-temps en temps du cabaret. Il n'est pas dans mes principes de demeurer
-dans un cabaret. Le troisième jour, le petit garçon de la cabaretière
-vint m'avertir que les deux moines allaient se mettre à table. J'y
-courus et je me cachai dans un cellier qui touche au jardin. La porte de
-ce cellier est ombragée d'un pommier, sous lequel ces messieurs
-déjeunaient en plein air. M. Jean était sobre; l'autre mangeait comme
-un carme et buvait comme un cordelier. J'entendis et je vis tout à mon
-aise.
-
-«--Il est temps que cela finisse, disait Antoine, que je reconnus fort
-bien en le voyant boire et en l'entendant jurer, je suis las du métier
-que vous me faites faire. Donnez-moi asile chez les carmes ou je fais du
-bruit.
-
-«--Et quel bruit pouvez-vous faire qui ne vous conduise à la roue,
-_lourde bête?_ lui répondit M. Jean. Soyez sûr que vous ne mettrez
-pas les pieds aux Carmes; je ne me soucie pas de me voir inculpé dans
-un procès criminel, car on vous découvrirait là au bout de trois
-heures.
-
-«--Pourquoi donc, s'il vous plaît? Vous leur faites bien croire que
-vous êtes un saint!
-
-«--Je suis capable de me conduire comme un saint, et vous vous
-conduisez comme un imbécile. Est-ce que vous pouvez vous tenir une
-heure de jurer et de casser les pots après dîner!
-
-«--Dites donc, _Népomucène_, est-ce que vous espéreriez sortir de
-là bien net, si j'avais une affaire criminelle? reprit l'autre.
-
-«--Qui sait? répondit le trappiste: je n'ai point pris part à votre
-folie ni conseillé rien de ce genre.
-
-«--Ah! ah! le bon apôtre! s'écria Antoine en se renversant de rire
-sur sa chaise, vous en êtes bien content, à présent que cela est
-fait. Vous avez toujours été lâche, et, sans moi, vous n'auriez
-imaginé rien de mieux que d'aller vous faire trappiste, pour singer la
-dévotion et venir ensuite vous faire absoudre du passé, afin d'avoir
-le droit de tirer un peu d'argent aux _casse-têtes_ de Sainte-Sévère.
-Belle ambition, ma foi! que de crever sous un froc après s'être gêné
-toute sa vie et n'avoir pris que la moitié de tous les plaisirs, encore
-en se cachant comme une taupe! Allez, allez, quand on aura pendu le
-gentil Bernard, que la belle Edmonde sera morte, et que le vieux
-casse-cou aura rendu ses grands os à la terre, quand nous hériterons
-de cette jolie fortune-là, vous trouverez que c'est là un joli coup de
-Jarnac: se défaire de trois à la fois! Il m'en coûtera bien un peu de
-faire le dévot, moi qui n'ai pas les habitudes du couvent et qui ne
-sais pas porter l'habit: aussi je jetterai le froc aux orties, et je me
-contenterai de bâtir une chapelle à la Roche-Mauprat et d'y communier
-quatre fois l'an.
-
-«--Tout ce que vous avez fait là est une sottise et une infamie!
-
-«--Ouais! ne parlez pas d'infamie, mon doux frère, ou je vais vous
-faire avaler cette bouteille toute cachetée!
-
-«--Je dis que c'est une sottise et que, si cela réussit, vous devez
-une belle chandelle à la Vierge; si cela ne réussit pas, je m'en lave
-les mains, entendez-vous? Quand j'étais caché dans la chambre secrète
-du donjon, et que j'ai entendu Bernard conter à son valet, après
-souper, qu'il perdait l'esprit pour la belle Edmée, je vous ai dit en
-l'air qu'il y aurait là un joli coup à faire; et, comme une brute,
-vous avez pris la chose au sérieux, vous avez été, sans me consulter
-et sans attendre un moment favorable, exécuter une chose qui voulait
-être pesée et mûrie.
-
-«--Le moment favorable, cœur de lièvre que vous êtes! et où donc
-l'aurais-je trouvé? _L'occasion fait le larron._ Je me vois surpris par
-la chasse au milieu du bois; je me cache dans la maudite tour Gazeau; je
-vois arriver mes deux tourtereaux; j'entends une conversation à crever
-de rire, Bernard larmoyant, la fille faisant la fière; Bernard se
-retire comme un sot, sans avoir fait métier d'homme; je me trouve sur
-moi, le bon Dieu sait comment, un scélérat de pistolet tout chargé.
-_Paf!_...
-
-«--Taisez-vous, bête sauvage! dit l'autre tout effrayé; parle-t-on de
-ces choses-là dans un cabaret? Tenez votre langue, malheureux! ou je ne
-vous verrai plus.
-
-«--Il faudra pourtant bien que vous me voyiez, mon doux frère, quand
-j'irai sonner et faire carillon à la porte des Carmes.
-
-«--Vous n'y viendrez pas, ou je vous dénonce.
-
-«--Vous ne me dénoncerez pas, car j'en sais trop long sur votre
-compte.
-
-«--Je ne vous crains pas, j'ai fait mes preuves; j'ai expié mes
-péchés.
-
-«--Hypocrite!
-
-«--Allons, taisez-vous, insensé, dit l'autre; il faut que je vous
-quitte. Voilà de l'argent.
-
-«--_Tout cela!_
-
-«--Que voulez-vous que vous donne un religieux? Croyez-vous que je sois
-riche?
-
-«--Vos carmes le sont, et vous en faites ce que vous voulez.
-
-«--Je pourrais vous donner davantage que je ne le ferais pas. Vous
-n'auriez pas plus tôt deux louis, que vous feriez des débauches et un
-bruit qui vous trahiraient.
-
-«--Et, si vous voulez que je quitte le pays pour quelque temps, avec
-quoi voulez-vous que je voyage?
-
-«--Ne vous ai-je pas déjà donné trois fois de quoi partir, et
-n'êtes-vous pas revenu après avoir bu tout ce que vous aviez dans le
-premier mauvais lieu à la frontière de la province? Votre impudence me
-révolte, après les dépositions qu'on a faites contre vous, quand la
-maréchaussée a l'éveil, quand Bernard fait réviser son jugement, et
-que vous allez être découvert!
-
-«--Mon frère, c'est à vous d'y veiller; vous menez les carmes, les
-carmes mènent l'évêque, Dieu sait pour quelle petite folie qui a
-été faite de compagnie, en grand secret, après souper, dans leur
-couvent...»
-
-Ici, le président interrompit le récit de Patience.
-
---Témoin, dit-il, je vous rappelle à l'ordre; vous outragez la vertu
-d'un prélat par le récit scandaleux d'une telle conversation.
-
---Nullement, répondit Patience, je rapporte les invectives d'un
-crapuleux et d'un assassin contre le prélat; je n'en prends rien sur
-moi, et chacun ici sait le cas qu'il a à en faire; mais, si vous le
-voulez, je n'en dirai pas davantage sur ce sujet. Il y eut encore un
-assez long débat. Le vrai trappiste voulait faire partir le faux
-trappiste, et celui-ci s'obstinait à rester, disant que, s'il n'était
-pas sur les lieux, son frère le ferait arrêter aussitôt après que
-Bernard aurait la tête tranchée, afin d'avoir l'héritage à lui tout
-seul. Jean, poussé à bout, le menaça sérieusement de le dénoncer et
-de le livrer à la justice.
-
-«--Baste! vous vous en garderez bien, après tout, reprit Antoine; car
-si Bernard est absous, adieu l'héritage.»
-
-C'est ainsi qu'ils se séparèrent. Le vrai trappiste s'en alla fort
-soucieux, l'autre s'endormit les coudes sur la table. Je sortis de ma
-cachette pour procéder à son arrestation. C'est dans ce moment que la
-maréchaussée, qui est à mes trousses depuis longtemps pour me forcer
-à venir témoigner, me mit la main au collet. J'eus beau désigner le
-moine comme l'assassin d'Edmée, on ne voulut pas me croire, et on me
-dit qu'on n'avait pas d'ordre contre lui. Je voulais ameuter le village,
-on m'empêcha de parler; on m'amena ici de brigade en brigade comme un
-déserteur, et, depuis huit jours, je suis au cachot, sans qu'on daigne
-faire droit à mes réclamations. Je n'ai même pu voir l'avocat de M.
-Bernard et lui faire savoir que j'étais en prison; c'est tout à
-l'heure seulement que le geôlier est venu me dire qu'il fallait
-endosser un habit et _comparoir._ Je ne sais pas si tout cela est dans
-les formes de la justice; mais ce qu'il y a de certain, c'est que
-l'assassin aurait pu être arrêté et qu'il ne l'est pas, et qu'il ne
-le sera pas si vous ne vous assurez de la personne de M. Jean de Mauprat
-pour l'empêcher d'avertir, je ne dis pas son complice, mais son
-protégé. Je fais serment que dans tout ce que j'ai entendu M. Jean de
-Mauprat est à l'abri de tout soupçon de complicité; quant à l'action
-de laisser livrer à la rigueur des lois un innocent et de vouloir
-sauver un coupable au point de feindre sa mort par de faux témoignages
-et de faux actes...
-
-Patience, voyant que le président allait encore l'interrompre, se hâta
-de terminer son discours en disant:
-
---Quant à cela, messieurs, il appartient à vous et non à moi de le
-juger.
-
-
-
-
-
-XXVIII
-
-
-Après cette déposition importante, la cour suspendit pendant quelques
-instants la séance, et, lorsqu'elle rentra, Edmée fut ramenée en sa
-présence. Pâle et brisée, pouvant à peine se traîner jusqu'au
-fauteuil qui lui était réservé, elle montra cependant une grande
-force et une grande présence d'esprit.
-
---Croyez-vous pouvoir répondre avec calme et sans trouble aux questions
-qui vont vous être adressées? lui dit le président.
-
---Je l'espère, monsieur, répondit-elle. Il est vrai que je sors d'une
-maladie grave et que j'ai recouvré depuis peu de jours seulement
-l'exercice de ma mémoire; mais je crois l'avoir très bien recouvrée,
-et mon esprit ne ressent aucun trouble.
-
---Votre nom?
-
---Solange-Edmonde de Mauprat, _Edmea sylvestris_, ajouta-t-elle à
-demi-voix.
-
-Je frissonnai. Son regard avait pris, en disant cette parole
-intempestive, une expression étrange. Je crus qu'elle allait divaguer
-plus que jamais. Mon avocat effrayé me regarda d'un air
-d'interrogation. Personne autre que moi n'avait compris ces deux mots,
-qu'Edmée avait pris l'habitude de répéter souvent dans les premiers
-et dans les derniers jours de sa maladie. Heureusement ce fut le dernier
-ébranlement de ses facultés. Elle secoua sa belle tête comme pour
-chasser des idées importunes; et, le président lui ayant demandé
-compte de ces mots inintelligibles, elle répondit avec douceur et
-noblesse:
-
---Ce n'est rien, monsieur; veuillez continuer mon interrogatoire.
-
---Votre âge, mademoiselle?
-
---Vingt-quatre ans.
-
---Vous êtes parente de l'accusé?
-
---Sa tante à la mode de Bretagne. Il est mon cousin issu de germain et
-le petit-neveu de mon père.
-
---Jurez-vous de dire la vérité, toute la vérité!
-
---Oui, monsieur.
-
---Levez la main.
-
-Edmée se retourna vers Arthur avec un triste sourire. Il lui ôta son
-gant et l'aida à élever son bras sans force et presque sans mouvement.
-Je sentis de grosses larmes couler sur mes joues.
-
-Edmée raconta avec finesse et naïveté qu'étant égarée dans le
-bois avec moi, elle avait été jetée à bas de son cheval par
-l'empressement plein de sollicitude que j'avais mis à la retenir,
-croyant qu'elle était emportée; qu'il s'en était suivi une petite
-altercation, à la suite de laquelle, par une _petite colère de femme
-assez niaise_, elle avait voulu remonter seule sur sa jument; qu'elle
-m'avait même dit des paroles dures, dont elle ne pensait pas un mot,
-car elle m'aimait comme son frère; que, profondément affligé de sa
-brusquerie, je m'étais éloigné de quelques pas pour lui obéir, et
-qu'au moment de me suivre, affligée qu'elle était elle-même de notre
-puérile querelle, elle avait senti une violente commotion à la
-poitrine, et qu'elle était tombée en entendant à peine la
-détonation. Il lui était impossible de dire de quel côté elle était
-tournée et de quel côté était parti le coup.
-
---Voilà tout ce qui est arrivé, ajouta-t-elle; je suis la dernière
-personne en état de vous expliquer cet accident. Je ne puis en mon âme
-et conscience l'attribuer qu'à la maladresse d'un de nos chasseurs qui
-aura craint de l'avouer. Les lois sont si sévères! et la vérité est
-si difficile à prouver!
-
---Ainsi, mademoiselle, vous ne pensez pas que votre cousin soit l'auteur
-de cet attentat?
-
---Non, monsieur, certainement non! Je ne suis plus folle, et je ne me
-serais pas laissé conduire devant vous, si j'avais senti mon cerveau
-malade.
-
---Vous semblez imputer à un état d'aliénation mentale les
-révélations que vous avez faites au bonhomme Patience, à Mlle
-Leblanc, votre gouvernante, et peut-être aussi à l'abbé Aubert.
-
---Je n'ai fait aucune _révélation_, répondit-elle avec assurance, pas
-plus au digne Patience qu'au respectable abbé et à la servante
-Leblanc. Si l'on appelle révélation les paroles dépourvues de sens
-qu'on dit dans la fièvre, il faut condamner à mort toutes les figures
-qui nous font peur dans les rêves. Quelle _révélation_ aurais-je pu
-faire d'un fait que j'ignore?
-
---Mais vous avez dit au moment où vous avez reçu la blessure en
-tombant de votre cheval: _Bernard, Bernard, je ne vous aurais jamais cru
-capable de me tuer!_
-
---Je ne me souviens pas d'avoir jamais dit cela; et, quand je l'aurais
-dit, je ne concevrais pas l'importance qu'on peut attribuer aux
-impressions d'une personne frappée de la foudre et dont l'esprit est
-comme anéanti. Ce que je sais, c'est que Bernard de Mauprat donnerait
-sa vie pour mon père et pour moi, ce qui ne rend pas très probable
-qu'il ait voulu m'assassiner. Et pour quelle raison, grand Dieu!
-
-Le président se servit alors, pour embarrasser Edmée, de tous les
-arguments que pouvaient lui fournir les dépositions de Mlle Leblanc. Il
-y avait de quoi la troubler en effet. Edmée, surprise de voir la
-justice en possession de tant de choses qu'elle croyait secrètes,
-reprit cependant courage et fierté lorsqu'on lui fit entendre, dans les
-termes brutalement chastes qu'on emploie devant les tribunaux
-en pareil cas, qu'elle avait été victime de ma grossièreté à la
-Roche-Mauprat. C'est alors que, prenant avec feu la défense de mon
-caractère et celle de son honneur, elle affirma que je m'étais conduit
-avec une loyauté bien supérieure à celle qu'on pouvait attendre
-encore de mon éducation. Mais il restait à expliquer toute la vie
-d'Edmée à partir de cette époque, la rupture de son mariage avec M.
-de La Marche, ses querelles fréquentes avec moi, mon brusque départ
-pour l'Amérique, le refus qu'elle avait fait de se marier.
-
---Cet interrogatoire est une chose odieuse, dit-elle en se levant tout
-à coup et en retrouvant ses forces physiques avec l'exercice de sa
-force morale. On me demande compte de mes plus intimes sentiments, on
-descend dans les mystères de mon âme, on tourmente ma pudeur, on
-s'arroge des droits qui n'appartiennent qu'à Dieu. Je vous déclare
-que, s'il s'agissait ici de ma vie et non de celle d'autrui, vous ne
-m'arracheriez pas un mot de plus. Mais, pour sauver la vie du dernier
-des hommes, je sacrifierais mes répugnances; à plus forte raison le
-ferais-je pour celui qui est devant vos yeux. Apprenez-le donc, puisque
-vous me contraignez à faire un aveu contraire à la réserve et à la
-fierté de mon sexe: tout ce qui vous semble inexplicable dans ma
-conduite, tout ce que vous attribuez aux torts de Bernard et à mes
-ressentiments, à ses menaces et à mes terreurs, se justifie par un
-seul mot: _Je l'aime!_
-
-En prononçant ce mot avec la rougeur au front et l'accent profond de
-l'âme la plus passionnée et la plus orgueilleusement concentrée qui
-ait jamais existé, Edmée se rassit et couvrit son visage de ses deux
-mains. En ce moment, je fus si transporté, que je m'écriai sans
-pouvoir me contenir:
-
---Qu'on me mène à l'échafaud maintenant, je suis le roi de la terre!
-
---À l'échafaud! toi! dit Edmée en se relevant; on m'y mènera plutôt
-moi-même. Est-ce ta faute, malheureux enfant, si depuis sept ans, je te
-cache le secret de mon affection, si j'ai voulu attendre pour te le dire
-que tu fusses le premier des hommes par la sagesse et l'intelligence,
-comme tu en es le premier par le cœur? Tu payes cher mon ambition,
-puisqu'on l'interprète par le mépris et la haine. Tu dois bien me
-haïr, puisque ma fierté t'a conduit sur le banc du crime. Mais je
-laverai ta honte par une réparation éclatante, et, quand même on
-t'enverrait à l'échafaud demain, tu n'y marcherais qu'avec le titre de
-mon époux.
-
---Votre générosité vous entraîne trop loin, Edmée de Mauprat, dit
-le président; vous consentiriez presque, pour sauver votre parent, à
-vous accuser de coquetterie et de dureté; car comment expliqueriez-vous
-vos sept années de refus, qui ont exaspéré la passion de ce jeune
-homme?
-
---Peut-être, monsieur, dit Edmée avec malice, la cour n'est-elle pas
-compétente sur cette matière. Beaucoup de femmes pensent que ce n'est
-pas un grand crime d'avoir un peu de coquetterie avec l'homme qu'on
-aime. On en a peut-être le droit, quand on lui a sacrifié tous les
-autres hommes; c'est une fierté naturelle bien innocente que de vouloir
-faire sentir à celui qu'on préfère qu'on est une âme de prix et
-qu'on mérite d'être sollicitée et recherchée longtemps. Il est vrai
-que si cette coquetterie avait pour résultat de faire condamner un
-amant à la mort, on s'en corrigerait vite. Mais il est impossible,
-messieurs, que vous vouliez consoler de la sorte ce pauvre jeune homme
-de mes rigueurs.
-
-En parlant ainsi d'un air d'excitation ironique, Edmée fondit en
-pleurs. Cette sensibilité nerveuse, qui mettait en dehors toutes les
-qualités de son âme et de son esprit, tendresse, courage, finesse,
-fierté, pudeur, donnait en même temps à son visage une expression si
-mobile et si admirable sous toutes ses faces, que la grave et sombre
-assemblée des juges sentit tomber la cuirasse d'airain de l'intégrité
-impassible et la chape de plomb de l'hypocrite vertu. Si Edmée ne
-m'avait pas défendu victorieusement par ses aveux, du moins elle avait
-excité au plus haut point l'intérêt en ma faveur. Un homme aimé
-d'une belle et vertueuse femme porte avec lui un talisman qui le rend
-invulnérable; chacun sent que sa vie a plus de prix que celle des
-autres.
-
-Edmée subit encore beaucoup de questions et rétablit les faits
-dénaturés par Mlle Leblanc; elle m'épargna beaucoup, il est vrai;
-mais elle sut, avec un art admirable, éluder certaines questions et se
-soustraire à la nécessité de mentir ou de me condamner. Elle s'accusa
-généreusement de tous mes torts et prétendit que, si nous avions eu
-des querelles, c'était parce qu'elle y prenait un secret plaisir, parce
-qu'elle y voyait la force de mon amour; qu'elle m'avait laissé partir
-pour l'Amérique, voulant mettre ma vertu à l'épreuve et ne pensant
-pas que la campagne durerait plus d'un an, comme on le disait alors,
-qu'ensuite elle m'avait regardé comme engagé d'honneur à subir cette
-prolongation illimitée, mais qu'elle avait souffert plus que moi de mon
-absence; enfin elle reconnut fort bien la lettre qu'on avait trouvée
-sur elle; et, la prenant, elle en rétablit les passages mutilés avec
-une mémoire surprenante et en priant le greffier de suivre avec elle
-les mots à demi effacés.
-
---Cette lettre est si peu une lettre de menace, dit-elle, et
-l'impression que j'en ai reçue est si peu celle de la crainte et de
-l'aversion, qu'on l'a trouvée sur mon cœur, où je la portais depuis
-huit jours, bien que je n'eusse pas seulement avoué à Bernard que je
-l'eusse reçue.
-
---Mais vous n'expliquez point, lui dit le président, pourquoi, il y a
-sept ans, dans les premiers temps du séjour de votre cousin auprès de
-vous, vous étiez armée d'un couteau que vous placiez toutes les nuits
-sous votre oreiller, et que vous aviez fait aiguiser pour un cas urgent
-de défense?
-
---Dans ma famille, répondit-elle en rougissant, on a l'esprit assez
-romanesque et l'humeur très fière. Il est vrai que j'eus plusieurs
-fois dessein de me tuer, parce que je sentais naître en moi pour mon
-cousin un penchant insurmontable. Me croyant liée par des engagements
-indissolubles à M. de La Marche, je serais morte plutôt que de manquer
-à ma parole et plutôt que d'épouser un autre homme que Bernard. Plus
-tard, M. de La Marche me rendit ma promesse avec beaucoup de
-délicatesse et de loyauté, et je ne songeai plus à mourir.
-
-Edmée se retira suivie de tous les regards et d'un murmure approbateur.
-À peine avait-elle franchi la porte du prétoire, qu'elle s'évanouit
-de nouveau; mais cette crise n'eut pas de suites graves et ne laissa pas
-de traces au bout de quelques jours.
-
-J'étais si bouleversé, si enivré de ce qu'elle venait de dire, que je
-ne vis plus guère ce qui se passait. Concentré dans la seule pensée
-de mon amour, je doutais pourtant; car, si Edmée n'avait pas avoué
-tous mes efforts, elle pouvait bien aussi avoir exagéré son
-inclination pour moi dans le dessein d'atténuer mes défauts. Il
-m'était impossible de croire qu'elle m'eût aimé avant mon départ
-pour l'Amérique, et surtout dès les premiers temps de mon séjour
-auprès d'elle. Je n'avais que cette préoccupation dans l'esprit; je ne
-me souvenais même plus de la cause ni du but de mon procès. Il me
-semblait que la question agitée dans ce froid aréopage était
-uniquement celle-ci: _Est-il aimé ou n'est-il pas aimé?_ Le triomphe
-ou la défaite, la vie ou la mort n'étaient que là pour moi.
-
-Je fus tiré de ces rêveries par la voix de l'abbé Aubert. Il était
-maigre et défait, mais plein de calme; on l'avait tenu au secret, et il
-avait souffert toutes les rigueurs de la prison avec la résignation
-d'un martyr. Malgré toutes les précautions, l'adroit Marcasse, habile
-à se glisser partout comme un furet, avait réussi à lui faire tenir
-une lettre d'Arthur, où Edmée avait ajouté quelques mots. Autorisé
-par cette lettre à tout dire, il fit une déposition conforme à celle
-de Patience, avouant que, d'après les premières paroles d'Edmée
-après l'événement, il m'avait accusé; mais qu'ensuite, voyant
-l'état d'aliénation de la malade et se souvenant de ma conduite sans
-reproche depuis plus de six ans, tirant aussi quelque lumière des
-précédents débats et des bruits publics sur l'existence et la
-présence d'Antoine Mauprat, il s'était senti trop convaincu de mon
-innocence pour vouloir témoigner contre moi. S'il le faisait
-maintenant, c'est qu'il pensait qu'un supplément d'instruction avait
-éclairé la cour, et que sa déposition n'aurait pas les conséquences
-graves qu'elle eût pu avoir un mois auparavant.
-
-Interrogé sur les sentiments d'Edmée à mon égard, il détruisit
-toutes les inventions de Mlle Leblanc et déclara que, non seulement
-Edmée m'aimait ardemment, mais qu'elle avait senti de l'amour pour moi
-dès les premiers jours de notre entrevue. Il l'affirma par serment,
-tout en appuyant un peu plus sur mes torts passés que ne l'avait fait
-Edmée. Il avoua qu'il avait craint plusieurs fois alors que ma cousine
-ne fît la folie de m'épouser, mais qu'il n'avait jamais eu de crainte
-pour sa vie, puisque, d'un mot et d'un regard, il l'avait toujours vue
-me réduire, même à l'époque de ma plus mauvaise éducation.
-
-La continuation des débats fut remise à l'issue des perquisitions
-ordonnées pour découvrir et arrêter l'assassin. On compara mon
-procès à celui de Calas, et cette comparaison n'eut pas plus tôt
-cours dans les conversations, que mes juges, se voyant en butte à mille
-traits sanglants, éprouvèrent par eux-mêmes que la haine et la
-prévention sont de mauvais conseillers et des guides dangereux.
-L'intendant de la province se déclara le champion de ma cause et le
-chevalier d'Edmée, qu'il reconduisit en personne auprès de son père.
-Il mit sur pied toute la maréchaussée. On agit avec vigueur, on
-arrêta Jean de Mauprat. Quand il se vit saisi et menacé, il livra son
-frère et déclara qu'on le trouverait toutes les nuits réfugié à la
-Roche-Mauprat et caché dans une chambre secrète où la femme du
-métayer l'aidait à se renfermer à l'insu de son mari.
-
-On conduisit le trappiste sous bonne escorte à la Roche-Mauprat, afin
-qu'il révélât cette chambre secrète, à laquelle, malgré tout son
-génie à explorer les murailles et les charpentes, l'ancien chasseur de
-fouines, le taupeur Marcasse, n'avait jamais pu parvenir. On m'y
-conduisit moi-même, afin que j'aidasse à retrouver cette chambre ou
-les passages qui pouvaient y aboutir, au cas où le trappiste se
-départirait de la sincérité de ses intentions. Je revis donc encore
-une fois ce manoir détesté avec son ancien chef de brigands
-transformé en trappiste. Il se montra si humble et si rampant
-vis-à-vis de moi, il fit si bon marché de la vie de son frère et
-m'exprima une si vile soumission, que, saisi de dégoût, je le priai,
-au bout de quelques instants, de ne plus m'adresser la parole. Gardés
-à vue par les cavaliers, nous nous mîmes à la recherche de la chambre
-secrète. Jean avait prétendu d'abord qu'il en savait l'existence sans
-en connaître la situation exacte depuis que le donjon était aux trois
-quarts détruit. Quand il me vit, il se souvint que je l'avais surpris
-dans ma chambre et qu'il avait disparu par la muraille. Il se résigna
-donc à nous y conduire et à nous montrer le secret, qui était fort
-curieux, et dont je ne m'amuserai pas à vous faire la description. La
-chambre secrète fut ouverte, il ne s'y trouva personne. L'expédition
-avait été pourtant conduite avec promptitude et mystère. Il ne
-paraissait pas probable que Jean eût eu le temps de prévenir son
-frère. Le donjon était entouré de cavaliers, toutes les issues
-étaient bien gardées. La nuit était sombre, et nous avions fait une
-invasion qui avait bouleversé d'effroi tous les habitants de la
-métairie. Le métayer ne comprenait rien à ce que nous cherchions;
-mais le trouble et l'angoisse de sa femme semblaient nous assurer la
-présence d'Antoine dans le donjon. Elle n'eut pas la présence d'esprit
-de prendre un air rassuré après que nous eûmes exploré la première
-chambre, et cela fit penser à Marcasse qu'il y en avait une seconde. Le
-trappiste en avait-il connaissance et feignit-il de l'ignorer? Il joua
-si bien son rôle, que nous y fûmes tous pris. Il fallut explorer de
-nouveau les moindres détours et recoins des ruines. Une grande tour
-isolée de tous les bâtiments ne semblait pouvoir offrir aucun refuge.
-La cage de l'escalier s'était entièrement écroulée lors de
-l'incendie, et il ne se trouvait pas d'échelle assez longue, à
-beaucoup près, même en attachant l'une à l'autre avec des cordes
-celles du métayer, pour atteindre au dernier étage, qui semblait bien
-conservé, et contenir une pièce éclairée par deux meurtrières.
-Marcasse objecta qu'il pouvait se trouver un escalier dans l'épaisseur
-du mur, ainsi qu'il arrive dans beaucoup d'anciennes tours. Mais où se
-trouvait l'issue? Dans quelque souterrain peut-être. L'assassin
-oserait-il sortir de sa retraite tant que nous serions là? S'il avait,
-malgré la nuit obscure et le silence que nous gardions, vent de notre
-présence, se risquerait-il dans la campagne tant que nous serions
-postés comme nous l'étions sur tous les points?
-
---Ce n'est pas probable, dit Marcasse. Il faut trouver un moyen prompt
-de parvenir là-haut, et j'en vois un.
-
-Il montra une poutre noircie par le feu qui joignait la tour à une
-hauteur effrayante, et sur une portée de vingt pieds environ, aux
-greniers du bâtiment voisin. Une large crevasse, faite par
-l'éboulement des parties attenantes, était située à l'extrémité de
-cette poutre dans le flanc de la tour. Dans ses explorations, il avait
-bien semblé à Marcasse voir au travers de cette crevasse les marches
-d'un petit escalier. Le mur avait, d'ailleurs, l'épaisseur nécessaire
-pour le contenir. Le taupeur n'avait jamais osé se risquer sur cette
-poutre, non à cause de sa ténuité ni de son élévation, il était
-habitué à ces périlleuses _traversées_, comme il les appelait; mais
-la poutre était attaquée par le feu et tellement amincie par le
-milieu, qu'il était impossible de savoir si elle porterait le poids
-d'un homme, fût-il svelte et diaphane comme le brave sergent.
-Jusque-là, aucune considération assez importante pour risquer sa vie
-à cette expérience ne s'était présentée; elle s'offrait en cet
-instant, Marcasse n'hésita pas. Je n'étais point auprès de lui
-lorsqu'il conçut ce dessein; je l'en aurais empêché à tout prix. Je
-ne m'en aperçus que lorsque Marcasse était déjà au milieu de la
-poutre, à l'endroit où le bois calciné n'était peut-être qu'un
-charbon. Comment vous rendre ce que j'éprouvai en voyant mon fidèle
-ami debout dans les airs, marchant avec gravité vers son but? Blaireau
-allait devant lui avec autant de tranquillité que s'il se fût agi
-d'aller comme jadis au milieu des bottes de foin à la découverte des
-fouines et des loirs. Le jour se levait et dessinait dans l'air
-grisâtre la silhouette effilée et la démarche modeste et fière de
-l'hidalgo. Je mis mes mains sur mon visage, il me semblait entendre
-craquer la poutre fatale; j'étouffai un cri de terreur dans la crainte
-de l'émouvoir en cet instant solennel et décisif. Je ne pus retenir ce
-cri, je ne pus m'empêcher de relever la tête lorsque deux coups de feu
-partirent de la tour. Le chapeau de Marcasse tomba au premier coup, le
-second effleura son épaule. Il s'était arrêté.
-
-
-[Figure 10]
-
-
---Pas touché! nous cria-t-il.
-
-Et, prenant son élan, il franchit au pas de course le reste du pont
-aérien. Il pénétra dans la tour par la crevasse et s'élança dans
-l'escalier en criant:
-
---À moi, mes amis! la poutre est solide.
-
-Aussitôt cinq hommes hardis et vigoureux, qui l'accompagnaient, se
-mirent à cheval sur la poutre en s'aidant des mains et parvinrent un à
-un à l'autre extrémité. Lorsque le premier d'entre eux pénétra dans
-le grenier où était retiré Antoine de Mauprat, il le trouva aux
-prises avec Marcasse, qui, tout exalté de son triomphe et oubliant
-qu'il ne s'agissait pas de tuer l'ennemi, mais de le prendre, s'était
-mis en devoir de le larder comme une belette avec sa longue rapière.
-Mais le faux trappiste était un ennemi redoutable. Il avait arraché
-l'épée des mains du sergent, l'avait terrassé et l'aurait étranglé
-si on ne se fût jeté sur lui par derrière. Il résista avec une force
-prodigieuse aux trois premiers assaillants; mais, avec l'aide des deux
-autres, on réussit à le dompter. Quand il se vit pris, il ne fit plus
-de résistance et se laissa lier les mains pour descendre l'escalier,
-qui venait aboutir au fond d'un puits desséché qui se trouvait au
-centre de la tour. Antoine avait l'habitude d'en sortir et d'y descendre
-par une échelle que lui tendait la femme du métayer, et qu'elle
-retirait aussitôt après. Je me jetai avec transport dans les bras du
-sergent.
-
---Ce n'est rien, dit-il, cela m'a amusé. J'ai senti que j'avais encore
-la jambe sûre et la tête froide. Eh! eh! vieux sergent, ajouta-t-il en
-regardant sa jambe, vieil hidalgo, vieux taupeur, on ne se moquera plus
-tant de ton mollet.
-
-
-
-
-XXIX
-
-
-
-
-Si Antoine de Mauprat eût été un homme énergique, il aurait pu me
-faire un mauvais parti en se disant témoin de l'assassinat commis par
-moi sur la personne d'Edmée. Comme il avait pour se cacher des raisons
-antérieures à ce dernier crime, il eût expliqué le mystère dont il
-s'enveloppait et son silence sur l'événement de la tour Gazeau. Je
-n'avais pour moi que le témoignage de Patience. Eût-il suffi pour
-m'absoudre? Tant d'autres, même ceux de mes amis, même celui d'Edmée,
-qui ne pouvait nier mon caractère violent et les probabilités de mon
-crime, étaient contre moi!
-
-Mais Antoine, le plus insolent en paroles de tous les coupe-jarrets,
-était le plus lâche en action. Il ne se vit pas plus tôt au pouvoir
-de la justice qu'il avoua tout, même avant de savoir que son frère
-l'avait abandonné.
-
-Il y eut de scandaleux débats, où les deux frères se chargèrent l'un
-l'autre d'une manière infâme. Le trappiste, toujours contenu par son
-hypocrisie, abandonnait froidement l'assassin à son sort et se
-défendait de lui avoir jamais donné le conseil de commettre le crime;
-l'autre, porté au désespoir, l'accusa des forfaits les plus horribles,
-de l'empoisonnement de ma mère et de celui de la mère d'Edmée, qui
-étaient mortes l'une et l'autre de violentes inflammations d'entrailles
-à des époques assez rapprochées. Jean de Mauprat était, disait-il,
-très habile dans l'art de préparer les poisons, et s'introduisait dans
-les maisons sous divers déguisements pour les mêler aux aliments. Il
-assura que, le jour où Edmée avait été amenée à la Roche-Mauprat,
-il avait assemblé tous ses frères pour délibérer avec eux sur le
-moyen de se débarrasser de cette héritière d'une fortune
-considérable, fortune qu'il avait travaillé à saisir par les voies du
-crime, en essayant de détruire les effets du mariage du chevalier
-Hubert. Ma mère avait payé de sa vie l'affection qui avait porté ce
-dernier à vouloir adopter l'enfant de son frère. Tous les Mauprat
-voulaient qu'on se débarrassât d'Edmée et de moi du même coup, et
-Jean apprêtait le poison lorsque la maréchaussée vint faire diversion
-à cet affreux dessein en attaquant le donjon. Jean repoussa ces
-accusations avec horreur, disant humblement qu'il avait commis bien
-assez de péchés mortels dans la débauche et l'irréligion, sans qu'on
-lui imputât encore ceux-là. Comme ils étaient difficiles à admettre,
-sans examen, de la bouche d'Antoine, que cet examen était à peu près
-impossible, et que le clergé était trop puissant et trop intéressé
-à empêcher ce scandale pour le permettre, Jean de Mauprat fut
-déchargé de l'accusation de complicité et seulement renvoyé à la
-Trappe, avec défense de l'archevêque de remettre les pieds dans le
-diocèse et invitation à ses supérieurs de ne le laisser jamais sortir
-de son couvent. Il y mourut peu d'années après, dans les transes d'un
-repentir exalté, qui avait même le caractère de l'aliénation. Il est
-vraisemblable qu'à force de feindre le remords, afin d'arriver à une
-sorte de réhabilitation sociale, il avait fini, après avoir échoué
-dans ses projets, par ressentir, au sein des austérités et des
-châtiments terribles de son ordre, les frayeurs et les angoisses d'une
-mauvaise conscience et d'un tardif repentir. La peur de l'enfer est la
-seule foi des âmes viles.
-
-Je ne fus pas plus tôt acquitté, réhabilité et élargi, que je
-courus auprès d'Edmée; j'arrivai pour assister aux derniers moments de
-mon grand-oncle. Il recouvra, vers sa fin, non la mémoire des
-événements, mais celle du cœur. Il me reconnut, me pressa sur sa
-poitrine, me bénit en même temps qu'Edmée, et mit ma main dans celle
-de sa fille. Après que nous eûmes rendu les derniers devoirs à cet
-excellent et noble parent, dont la perte nous fut aussi douloureuse que
-si nous ne l'eussions pas prévue et attendue depuis longtemps, nous
-quittâmes pour quelque temps le pays, afin de n'être pas témoins de
-l'exécution d'Antoine, qui fut condamné au supplice de la roue. Les
-deux faux témoins qui m'avaient chargé furent fouettés, flétris, et
-chassés du ressort du présidial. Mlle Leblanc, que l'on ne pouvait
-accuser précisément de faux témoignage, car elle n'avait guère
-procédé que par induction, se déroba au mécontentement public et
-alla vivre dans une autre province avec assez de luxe pour faire penser
-qu'elle avait reçu des sommes considérables pour me perdre.
-
-Nous ne voulûmes pas nous séparer, même momentanément, de nos
-excellents amis, de mes seuls défenseurs, Marcasse, Patience, Arthur et
-l'abbé Aubert. Nous montâmes tous dans la même voiture de voyage: les
-deux premiers, habitués au grand air, occupèrent volontairement le
-siège extérieur; nous les traitâmes sur le pied de la plus parfaite
-égalité. Jamais, dès lors, ils n'eurent d'autre table que la nôtre.
-Quelques personnes eurent le mauvais goût de s'en étonner; nous
-laissâmes dire. Il est des circonstances qui effacent radicalement
-toutes les distances imaginaires ou réelles du rang et de l'éducation.
-
-Nous visitâmes la Suisse. Arthur jugeait ce voyage nécessaire au
-rétablissement complet d'Edmée; les soins tendres et ingénieux de cet
-ami dévoué, le bonheur dont notre affection chercha à entourer
-Edmée, ne contribuèrent pas moins que le beau spectacle des montagnes
-à chasser sa mélancolie et à effacer le souvenir des orages que nous
-venions de traverser. La Suisse produisit sur le cerveau poétique de
-Patience un effet magique. Il entrait souvent dans une telle exaltation,
-que nous en étions à la fois ravis et effrayés. Il fut tenté de se
-construire un chalet au fond de quelque vallée et d'y passer le reste
-de ses jours dans la contemplation de la nature; mais sa tendresse pour
-nous le fit renoncer à ce projet. Marcasse déclara par la suite que,
-malgré tout le plaisir qu'il avait goûté dans notre compagnie, il
-regardait ce voyage comme le temps le plus funeste de sa vie. À
-l'auberge de Martigny, lors de notre retour, Blaireau, dont l'âge
-avancé rendait les digestions pénibles, mourut victime du trop bon
-accueil qu'il reçut à la cuisine. Le sergent ne dit pas un mot, le
-contempla quelque temps d'un air sombre et alla l'enterrer dans le
-jardin sous le plus beau rosier; il ne parla de sa douleur que plus d'un
-an après.
-
-Pendant ce voyage, Edmée fut pour moi un ange de bonté et de
-sollicitude; s'abandonnant désormais à toutes les inspirations de son
-cœur, n'ayant plus aucune méfiance contre moi, ou se disant que
-j'avais été assez malheureux pour mériter ce dédommagement, elle me
-confirma mille fois les célestes assurances d'amour qu'elle avait
-données en public lorsqu'elle avait élevé la voix pour proclamer mon
-innocence. Quelques réticences qui m'avaient frappé dans sa
-déposition, et le souvenir des paroles accusatrices qui lui étaient
-échappées lorsque Patience l'avait trouvée assassinée, me
-laissèrent, je l'avoue, une assez longue souffrance. Je pensai, avec
-raison peut-être, qu'Edmée avait fait un grand effort pour croire à
-mon innocence avant les révélations de Patience. Mais elle s'expliqua
-toujours avec beaucoup de délicatesse et un peu de réserve à cet
-égard. Cependant, un jour, elle ferma la plaie en me disant avec sa
-brusquerie charmante:
-
---Et si je t'ai aimé assez pour t'absoudre dans mon cœur et pour te
-défendre devant les hommes au prix d'un mensonge, qu'as-tu à dire?
-
-Ce qui ne m'importait pas moins, c'était de savoir à quoi m'en tenir
-sur l'amour qu'elle prétendait avoir eu pour moi dès les premiers
-jours de notre liaison. Ici elle se troubla un peu, comme si, dans son
-invincible fierté, elle eût regretté la jalouse possession de son
-secret. Ce fut l'abbé qui se chargea de me faire sa confession et de
-m'assurer que dans ce temps il avait bien souvent grondé Edmée de son
-penchant pour l'_enfant sauvage._ Comme je lui objectais l'entretien
-confidentiel que j'avais surpris un soir dans le parc entre Edmée et
-lui, et que je lui rapportais avec la grande exactitude de mémoire que
-je possède, il me répondit:
-
---Si vous nous eussiez suivis un peu sous les arbres, vous eussiez
-entendu, ce soir-là même, une querelle qui vous eût bien rassuré, et
-qui vous eût expliqué comment, d'antipathique (je dirai presque
-d'odieux) que vous m'étiez, vous me devîntes supportable d'abord, et
-peu à peu cher au plus haut degré.
-
---Racontez-le-moi, m'écriai-je; d'où vint ce miracle?
-
---D'un mot, répondit-il: Edmée vous aimait. Quand elle me l'eut
-avoué, elle couvrit son visage de ses deux mains et resta un instant
-comme accablée de honte et de chagrin; puis, tout à coup, relevant la
-tête:
-
-«--Eh bien, oui, s'écria-t-elle, eh bien, oui, je l'aime! puisque vous
-voulez le savoir absolument. J'en suis éprise, comme vous dites. Ce
-n'est pas ma faute, pourquoi en rougirais-je? Je n'y puis rien; cela est
-venu fatalement. Je n'ai jamais aimé M. de La Marche; je n'ai que de
-l'amitié pour lui. Et pour Bernard, c'est un autre sentiment, un
-sentiment si fort, si mobile, si rempli d'agitations, de haine, de peur,
-de pitié, de colère et de tendresse, que je n'y comprends rien, et que
-je n'essaye plus d'y rien comprendre.
-
-«--Ô femme! femme! m'écriai-je consterné en joignant les mains, tu
-es un abîme, un mystère, et celui qui croit te connaître est trois
-fois insensé.
-
-«--Tant qu'il vous plaira, l'abbé, reprit-elle avec une résolution
-pleine de dépit et de trouble, cela m'est bien égal. Je me suis dit à
-moi-même, à cet égard, plus que vous n'avez dit à toutes vos
-ouailles dans tout le cours de votre vie. Je sais que Bernard est un
-ours, un blaireau, comme dit Mlle Leblanc; un sauvage, un rustre, quoi
-encore? Il n'est rien de plus hérissé, de plus épineux, de plus
-sournois, de plus méchant que Bernard; c'est une brute qui sait à
-peine signer son nom; c'est un homme grossier, qui croit me dompter
-comme une haquenée des Varennes. Il se trompe beaucoup; je mourrai
-plutôt que de lui appartenir jamais, à moins que, pour m'épouser, il
-ne se civilise. Autant vaudrait compter sur un miracle; je l'essaye sans
-l'espérer. Mais qu'il me force à me tuer ou à me faire religieuse,
-qu'il reste tel qu'il est ou qu'il devienne pire, il n'en sera pas moins
-vrai que je l'aime. Mon cher abbé, vous savez qu'il doit m'en coûter
-de faire cet aveu, et vous ne devez pas, lorsque mon amitié se fait
-pénitente à vos pieds et dans votre sein, m'humilier par vos
-exclamations et vos exorcismes! Réfléchissez maintenant; examinez,
-discutez, décidez! Voilà le mal, je l'aime! Voici les symptômes: je
-ne pense qu'à lui, je ne vois que lui, et je n'ai pas pu dîner
-aujourd'hui parce qu'il n'était pas rentré. Je le trouve plus beau
-qu'aucun homme qui existe. Quand il me dit qu'il m'aime, je vois, je
-sens que c'est vrai, cela me choque et me charme en même temps. M. de
-La Marche me paraît fade et guindé depuis que je connais Bernard.
-Bernard seul me semble aussi fier, aussi colère, aussi hardi que moi et
-aussi faible que moi; car il pleure comme un enfant quand je l'irrite,
-et voilà que je pleure aussi en songeant à lui.»
-
---Cher abbé! m'écriai-je en me jetant à son cou, que je vous embrasse
-jusqu'à vous étouffer, pour vous être souvenu de tout cela.
-
---L'abbé brode, dit Edmée avec malice.
-
---Eh quoi! lui dis-je en serrant ses mains à les briser, vous m'avez
-fait souffrir sept ans, et, aujourd'hui, vous avez regret à trois
-paroles qui me consolent.
-
---N'aie pas regret au passé, me dit-elle; va, nous eussions été
-perdus si, tel que tu étais dans ce temps-là, je n'avais pas eu de la
-raison et de la force pour nous deux. Où en serions-nous aujourd'hui,
-grand Dieu! Tu aurais bien autrement souffert de mes duretés et de mon
-orgueil; car tu m'aurais offensée dès le premier jour de notre union,
-et je t'aurais puni en t'abandonnant, ou en me donnant la mort, ou en te
-tuant toi-même; car on tue dans notre famille, c'est une habitude
-d'enfance. Ce qu'il y a de certain, c'est que tu aurais fait un
-détestable mari; tu m'aurais fait rougir par ton ignorance, tu aurais
-voulu m'opprimer, et nous nous serions brisés l'un contre l'autre; cela
-eût fait le désespoir de mon père, et, tu le sais, mon père passait
-avant tout! J'aurais peut-être risqué mon propre sort très
-légèrement si j'avais été seule au monde, car j'ai de la témérité
-dans le caractère; mais mon père _devait_ être heureux, calme et
-respecté; il m'avait élevée dans le bonheur, dans l'indépendance. Je
-n'aurais jamais pu me réconcilier avec moi-même, si j'avais privé sa
-vieillesse des biens qu'il avait répandus sur toute ma vie. Ne crois
-pas que je sois vertueuse et grande, comme l'abbé le prétend; j'aime,
-voilà tout, mais j'aime avec force, avec exclusion, avec
-persévérance. Je t'ai sacrifié à mon père, mon pauvre Bernard! et
-le ciel, qui nous eût maudits si j'eusse sacrifié mon père, nous
-récompense aujourd'hui en nous donnant éprouvés et invincibles l'un
-à l'autre. À mesure que tu as grandi à mes yeux, j'ai senti que je
-pouvais attendre, parce que j'avais à t'aimer longtemps, et que je ne
-craignais pas de voir évanouir ma passion avant de l'avoir satisfaite,
-comme font les passions dans les âmes faibles. Nous étions deux
-caractères d'exception, il nous fallait des amours héroïques; les
-choses ordinaires nous eussent rendus méchants l'un et l'autre.
-
-
-
-
-XXX
-
-
-Nous revînmes à Sainte-Sévère à l'expiration du deuil d'Edmée,
-époque fixée pour notre mariage. Lorsque nous avions quitté cette
-province où nous avions éprouvé l'un et l'autre de si profonds
-dégoûts et de si grands malheurs, nous nous étions imaginé que nous
-ne sentirions jamais le besoin d'y revenir; et pourtant telle est la
-force des souvenirs de l'enfance et le lien des habitudes domestiques,
-qu'au sein d'un pays enchanteur, et qui ne nous rappelait aucune
-amertume, nous avions vite regretté notre Varenne triste et sauvage, et
-soupiré après les vieux chênes de notre parc. Nous y rentrâmes avec
-une joie profonde et respectueuse. Le premier soin d'Edmée fut de
-cueillir les belles fleurs du jardin et d'aller les déposer à genoux
-sur la tombe de son père. Nous baisâmes cette terre sacrée et nous y
-fîmes le serment de travailler sans cesse à laisser un nom respectable
-et vénéré comme le sien. Il avait souvent porté cette ambition
-jusqu'à la faiblesse, mais c'était une faiblesse noble et une sainte
-vanité.
-
-Notre mariage fut célébré dans la chapelle du village, et la noce se
-fit en famille; aucun autre qu'Arthur, l'abbé, Marcasse et Patience ne
-s'assit à notre banquet modeste. Qu'avions-nous besoin de spectateurs
-étrangers à notre bonheur? Ils eussent peut-être cru nous faire une
-grâce en venant couvrir de leur importance les taches de notre famille.
-Nous étions assez pour être heureux et joyeux entre nous. Nos cœurs
-avaient autant d'amitiés qu'ils en pouvaient contenir. Nous étions
-trop fiers pour solliciter celle de personne, trop contents les uns des
-autres pour aspirer à quelque chose de mieux. Patience retourna à sa
-cabane, et, refusant toujours de rien changer à sa vie sobre et
-retirée, reprit à certains jours de la semaine ses fonctions de _grand
-juge_ et de _trésorier._ Marcasse resta près de moi jusqu'à sa mort,
-qui arriva vers la fin de la révolution française; j'espère m'être
-acquitté de mon mieux envers lui par une amitié sans restriction et
-une intimité sans nuages.
-
-Arthur, qui nous avait sacrifié une année de son existence, ne put se
-résoudre à abjurer l'amour de sa patrie et le désir de contribuer à
-son élévation en lui apportant le tribut de ses connaissances et le
-résultat de ses travaux; il repartit pour Philadelphie, où j'allai le
-voir après mon veuvage.
-
-Je ne vous raconterai pas le bonheur que je goûtai avec ma noble et
-généreuse femme; de telles années ne se racontent pas. On ne saurait
-se décider à vivre après les avoir perdues, si on ne faisait tous ses
-efforts pour ne pas trop se les rappeler. Elle me donna six enfants,
-dont quatre vivent encore et sont avantageusement et sagement établis.
-Je me flatte qu'ils achèveront d'effacer la mémoire déplorable de
-leurs ancêtres. J'ai vécu pour eux, par l'ordre d'Edmée à son lit de
-mort. Permettez-moi de ne vous point parler autrement de cette perte que
-j'ai faite il y a seulement dix ans; elle m'est aussi sensible qu'au
-premier jour, et je ne cherche point à m'en consoler, mais à me rendre
-digne de rejoindre dans un monde meilleur, après avoir accompli mon
-temps d'épreuve, la sainte compagne de ma vie. Elle fut la seule femme
-que j'aimai; jamais aucune autre n'attira mon regard et ne connut
-l'étreinte de ma main. Je suis ainsi fait; ce que j'aime, je l'aime
-éternellement, dans le passé, dans le présent, dans l'avenir.
-
-Les orages de la Révolution ne détruisirent point notre existence, et
-les passions qu'elle souleva ne troublèrent pas l'union de notre
-intérieur. Nous fîmes de grand cœur, et en les considérant comme de
-justes sacrifices, l'abandon d'une grande partie de nos biens aux lois
-de la République. L'abbé, effrayé du sang versé, renia parfois sa
-religion politique, quand les nécessités du temps dépassèrent la
-force de son âme. Il fut le girondin de la famille.
-
-Edmée eut plus de courage sans avoir moins de sensibilité; femme et
-compatissante, elle souffrit profondément des misères de tous les
-partis, elle pleura tous les malheurs de son siècle, mais elle n'en
-méconnut jamais la grandeur saintement fanatique. Elle resta fidèle à
-ses théories d'égalité absolue. Au temps où les actes de la Montagne
-irritaient et désespéraient l'abbé, elle lui fit généreusement le
-sacrifice de ses élans patriotiques et eut la délicatesse de ne jamais
-prononcer devant lui certains noms qui le faisaient frémir, et qu'elle
-vénérait avec une sorte de persuasion que je n'ai jamais vue chez
-aucune femme.
-
-Pour moi, je puis dire que mon éducation fut faite par elle; pendant
-tout le cours de ma vie, je m'abandonnai entièrement à sa raison et à
-sa droiture. Quand le désir de jouer un rôle populaire vint tenter mon
-enthousiasme, elle m'arrêta, en me représentant que mon nom
-paralyserait toute mon influence sur une classe qui se méfierait de moi
-et qui me croirait désireux de m'appuyer sur elle pour réhabiliter mon
-patriciat. Quand l'ennemi fut aux portes de la France, elle m'envoya
-servir en qualité de volontaire; quand la carrière militaire devint un
-moyen d'ambition et que la République fut anéantie, elle me rappela et
-me dit:
-
---Tu ne me quitteras plus.
-
-Patience joua un grand rôle dans la Révolution. Il fut nommé à
-l'unanimité juge de son district. Son intégrité, son impartialité
-entre le château et la chaumière, sa fermeté et sa sagesse, ont
-laissé des souvenirs ineffaçables dans la Varenne.
-
-J'eus l'occasion, à la guerre, de sauver les jours de M. de La Marche
-et de l'aider à passer en pays étranger.
-
-Voilà, je crois, dit le vieux Mauprat, tous les événements de ma vie
-où Edmée joue un rôle. Le reste ne vaut pas la peine d'être
-raconté. S'il y a quelque chose de bon et d'utile dans ce récit,
-profitez-en, jeunes gens. Souhaitez d'avoir un conseiller franc, un ami
-sévère; et aimez, non pas celui qui vous flatte, mais celui qui vous
-corrige. Ne croyez pas trop à la phrénologie; car j'ai la bosse du
-meurtre très développée, et, comme disait Edmée dans ses jours de
-gaieté mélancolique, on _tue de naissance_ dans notre famille. Ne
-croyez pas à la fatalité, ou du moins n'exhortez personne à s'y
-abandonner. Voilà la morale de mon histoire.
-
-
-Ainsi disant, le vieux Bernard nous donna un bon souper et nous parla
-encore, sans confusion et sans fatigue, pendant une partie de la
-soirée. Nous l'avions prié de développer un peu plus ce qu'il
-appelait la moralité de son histoire: il s'éleva alors à des
-considérations générales dont le bon sens et la netteté nous
-frappèrent.
-
-
-Je vous parlais de la phrénologie, nous dit-il, non pas pour faire la
-critique d'un système qui a son bon côté en ce qu'il tend à
-compléter la série d'observations physiologiques qui a pour but la
-connaissance de l'homme. Je me suis servi du mot _phrénologie_ parce
-que la seule fatalité à laquelle on croie de nos jours, c'est celle
-que nos instincts nous créent à nous-mêmes. Je ne pense pas que la
-phrénologie soit plus fataliste qu'aucun système de ce genre, et
-Lavater, accusé de fatalisme aussi dans son temps, était l'homme le
-plus chrétien que l'Évangile ait jamais formé.
-
-Ne croyez à aucune fatalité absolue et nécessaire, mes enfants, et
-cependant admettez une part d'entraînement dans nos instincts, dans nos
-facultés, dans les impressions qui ont entouré notre berceau, dans les
-premiers spectacles qui ont frappé notre enfance; en un mot, dans tout
-ce monde extérieur qui a présidé au développement de notre âme.
-Admettez que nous ne sommes pas toujours absolument libres de choisir
-entre le bien et le mal, si vous voulez être indulgents pour les
-coupables, c'est-à-dire justes comme le ciel; car il y a beaucoup de
-miséricordes dans les jugements de Dieu, autrement sa justice serait
-incomplète.
-
-Ce que je vous dis là n'est peut-être pas très orthodoxe; mais c'est
-chrétien, je vous en réponds, parce que c'est vrai. L'homme ne naît
-pas méchant; il ne naît pas bon non plus, comme l'entend Jean-Jacques
-Rousseau, le vieux maître de ma chère Edmée. L'homme naît avec plus
-ou moins de passions, avec plus ou moins de vigueur pour les satisfaire,
-avec plus ou moins d'aptitude pour en tirer un bon ou un mauvais parti
-dans la société. Mais l'éducation peut et doit trouver remède à
-tout; là est le grand problème à résoudre, c'est de trouver
-l'éducation qui convient à chaque être en particulier. L'éducation
-générale et en commun semble nécessaire, s'ensuit-il qu'elle doive
-être la même pour tous? Je crois bien que, si l'on m'eût mis au
-collège à dix ans, j'eusse été sociable de meilleure heure; mais
-eût-on su corriger mes violents appétits et m'enseigner à les vaincre
-comme Edmée l'a fait? J'en doute. Tout le monde a besoin d'être aimé
-pour valoir quelque chose; mais il faut qu'on le soit de différentes
-manières: celui-ci avec une indulgence infatigable, celui-là avec une
-sévérité soutenue. En attendant qu'on ait résolu le problème d'une
-éducation commune à tous, et cependant appropriée à chacun,
-attachez-vous à vous corriger les uns les autres.
-
-Vous me demandez comment? Ma réponse sera courte: en vous aimant
-beaucoup les uns les autres.--C'est ainsi que, les mœurs agissant sur
-les lois, vous en viendrez à supprimer la plus odieuse et la plus impie
-de toutes, la loi du talion, la peine de mort qui n'est autre chose que
-la consécration du principe de la fatalité, puisqu'elle suppose le
-coupable incorrigible et le ciel implacable.
-
-
-
-
-FIN
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Mauprat, by George Sand
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MAUPRAT ***
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-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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-To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
-and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
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-Foundation
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-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
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-permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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- The Project Gutenberg eBook of Mauprat, by George Sand.
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- </head>
-<body>
-
-
-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of Mauprat, by George Sand
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-
-Title: Mauprat
-
-Author: George Sand
-
-Illustrator: Julien Le Blant
-
-Release Date: July 30, 2020 [EBook #62787]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MAUPRAT ***
-
-
-
-
-Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images
-generously made available by Hathi Trust.)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-
-<div class="figcenter" style="width: 500px;">
-<img src="images/mauprat_cover.jpg" width="500" alt="" />
-</div>
-
-
-<h3>GEORGE SAND</h3>
-
-<h2>MAUPRAT</h2>
-
-<h4>DIX COMPOSITIONS PAR LE BLANT</h4>
-
-<h5>GRAVÉES À L'EAU-FORTE PAR H. TOUSSAINT</h5>
-
-<h4>COLLECTION CALMANN LÉVY</h4>
-
-<h4>A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR</h4>
-
-<h4>7, RUE SAINT-BENOIT, PARIS</h4>
-
-<h5>MDCCCLXXXVI</h5>
-
-
-
-<div class="figcenter" style="width: 500px;">
-<img src="images/mauprat_innercover.jpg" width="500" alt="" />
-</div>
-
-
-
-<h4>TABLE</h4>
-
-<p><a href="#MAUPRAT">MAUPRAT</a><br />
-
-<a href="#NOTICE">Notice</a><br />
-
-<a href="#A_GUSTAVE_PAPET">Dédicace: À Gustave Papet</a></p>
-
-<p><a href="#figure01">... <i>Je me cramponnais avec frayeur à la croupière du cheval ou à
-l'habit de mon grand-père</i>...&mdash;Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</a><br />
-<a href="#figure02">&mdash;<i>Vous êtes un misérable! dit Edmée en me repoussant de sa
-cravache</i>...&mdash;Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</a><br />
-<a href="#figure03">... <i>Mon oncle Laurent, mortellement blessé, venait expirer sous nos
-yeux</i>...&mdash;Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</a><br />
-<a href="#figure04">... <i>Je pris Edmée dans mes bras et la portai à l'autre bord du
-ruisseau</i>...&mdash;Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</a><br />
-<a href="#figure05">... <i>Je couvrais de mes lèvres la blessure que j'avais faite à
-Edmée</i>...&mdash;Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</a><br />
-<a href="#figure06">... <i>Edmée me passa l'anneau au doigt, en adressant quelques reproches
-à l'abbé</i>...&mdash;Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</a><br />
-<a href="#figure07">... <i>Jean Mauprat était debout auprès du lit</i>...&mdash;Dessin
-de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</a><br />
-<a href="#figure08">... <i>Edmée avait reconnu Jean Mauprat sous le capuchon du
-moine</i>...&mdash;Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</a><br />
-<a href="#figure09">... <i>Edmée était étendue par terre, baignant dans son
-sang</i>...&mdash;Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</a><br />
-<a href="#figure10">... <i>Pendant que Marcasse accomplissait son périlleux trajet, deux
-coups de feu partirent de la tour</i>...&mdash;Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</a></p>
-
-<h4>FIN DE LA TABLE</h4>
-
-
-
-
-<hr class="chap" />
-
-
-<h4><a id="NOTICE">NOTICE</a></h4>
-
-<p><i>Quand j'écrivis le roman de Mauprat à Nohant, en 1846, je crois, je
-venais de plaider en séparation. Le mariage, dont, jusque-là, j'avais
-combattu les abus, laissant peut-être croire, faute d'avoir
-suffisamment développé ma pensée, que j'en méconnaissais l'essence,
-m'apparaissait précisément dans toute la beauté morale de son
-principe.</i></p>
-
-<p><i>À quelque chose malheur est bon, pour qui sait réfléchir: plus je
-venais de voir combien il est pénible et douloureux d'avoir à rompre
-de tels liens, plus je sentais que ce qui manque au mariage, ce sont des
-éléments de bonheur et d'équité d'un ordre trop élevé pour que la
-société actuelle s'en préoccupe. La société s'efforce, au
-contraire, de rabaisser cette institution sacrée, en l'assimilant à un
-contrat d'intérêts matériels; elle l'attaque de tous les côtés à
-la fois, par l'esprit de ses mœurs, par ses préjugés, par son
-incrédulité hypocrite.</i></p>
-
-<p><i>Tout en faisant un roman, pour m'occuper et me distraire, la pensée me
-vint de peindre un amour exclusif, éternel, avant, pendant et après le
-mariage. Je fis donc le héros de mon livre proclamant, à quatre-vingts
-ans, sa fidélité pour la seule femme qu'il eût aimée.</i></p>
-
-<p><i>L'idéal de l'amour est certainement la fidélité éternelle. Les lois
-morales et religieuses ont voulu consacrer cet idéal; les faits
-matériels le troublent, les lois civiles sont faites de manière à le
-rendre souvent impossible ou illusoire; mais ce n'est pas ici le lieu de
-le prouver. Le roman de Mauprat n'a pas été alourdi par cette
-préoccupation; seulement, le sentiment qui me pénétrait
-particulièrement à l'époque où je l'écrivis se résume dans ces
-paroles de Mauprat vers la fin de l'ouvrage: «Elle fut la seule femme
-que j'aimai dans toute ma vie; Jamais aucune autre n'attira mon regard
-et ne connut l'étreinte de ma main.</i>»</p>
-
-
-<p style="margin-left: 60%;">GEORGE SAND.</p>
-
-<p style="margin-left: 10%;">5 juin 1851.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="A_GUSTAVE_PAPET">À GUSTAVE PAPET</a></h4>
-
-
-<blockquote>
-<p>Quoique la mode proscrive peut-être l'usage patriarcal des dédicaces,
-je te prie, frère et ami, d'accepter celle d'un conte qui n'est pas
-nouveau pour toi. Je l'ai recueilli en partie dans les chaumières de
-notre vallée Noire. Puissions-nous vivre et mourir là, en redisant
-chaque soir notre invocation chérie:</p>
-
-
-<p><span style="margin-left: 10em;"><i>Sancta simplicitas!</i></span></p></blockquote>
-
-
-<p style="margin-left: 60%;">GEORGE SAND.</p>
-
-
-
-
-<hr class="chap" />
-
-
-<h4><a id="MAUPRAT">MAUPRAT</a></h4>
-
-
-<p>Sur les confins de la Marche et du Berry, dans le pays qu'on appelle la
-Varenne, et qui n'est qu'une vaste lande coupée de bois de chênes et
-de châtaigniers, on trouve, au plus fourré et au plus désert de la
-contrée, un petit château en ruine, tapi dans un ravin, et dont on ne
-découvre les tourelles ébréchées qu'à environ cent pas de la herse
-principale. Les arbres séculaires qui l'entourent et les roches
-éparses qui le dominent l'ensevelissent dans une perpétuelle
-obscurité, et c'est tout au plus si, en plein midi, on peut franchir le
-sentier abandonné qui y mène, sans se heurter contre les troncs noueux
-et les décombres qui l'obstruent à chaque pas. Ce sombre ravin et ce
-triste castel, c'est la Roche-Mauprat.</p>
-
-<p>Il n'y a pas longtemps que le dernier des Mauprat, qui cette propriété
-tomba en héritage, en fit enlever la toiture et vendre tous les bois de
-charpente; puis, comme s'il eut voulu donner un soufflet à la mémoire
-de ses ancêtres, il fit jeter à terre le portail, éventrer la tour du
-nord, fendre du haut en bas le mur d'enceinte, et partit avec ses
-ouvriers, secouant la poussière de ses pieds, et abandonnant son
-domaine aux renards, aux orfraies et aux vipères. Depuis ce temps,
-quand les bûcherons et les charbonniers qui habitent les huttes
-éparses aux environs passent dans la journée sur le haut du ravin de
-la Roche-Mauprat, ils sifflent d'un air arrogant ou envoient à ces
-ruines quelque énergique malédiction; mais, quand le jour baisse et
-que l'engoulevent commence à glapir du haut des meurtrières,
-bûcherons et charbonniers passent en silence, pressant le pas, et, de
-temps en temps, font un signe de croix pour conjurer les mauvais esprits
-qui règnent sur ces ruines.</p>
-
-<p>J'avoue que, moi-même, je n'ai jamais côtoyé ce ravin, la nuit, sans
-éprouver un certain malaise; et je n'oserais pas affirmer par serment
-que, dans certaines nuits orageuses, je n'aie pas fait sentir l'éperon
-à mon cheval pour en finir plus vite avec l'impression désagréable
-que me causait ce voisinage.</p>
-
-<p>C'est que, dans mon enfance, j'ai placé le nom de Mauprat entre ceux de
-Cartouche et de la Barbe-Bleue, et qu'il m'est souvent arrivé alors de
-confondre, dans des rêves effrayants, les légendes surannées de
-l'Ogre et de Croquemitaine avec les faits tout récents qui ont donné
-une sinistre illustration, dans notre province, à cette famille des
-Mauprat.</p>
-
-<p>Souvent, à la chasse, lorsque mes camarades et moi, nous quittions
-l'affût pour aller nous réchauffer au tas de charbons allumés que les
-ouvriers surveillent toute la nuit, j'ai entendu ce nom fatal expirer
-sur leurs lèvres à notre approche. Mais, lorsqu'ils nous avaient
-reconnus, et qu'ils s'étaient bien assurés que le spectre d'aucun de
-ces brigands n'était caché parmi nous, ils nous racontaient, à
-demi-voix, des histoires à faire dresser les cheveux sur la tête, et
-que je me garderai bien de vous communiquer, désolé que je suis d'en
-avoir noirci et endolori ma mémoire.</p>
-
-<p>Ce n'est pas que le récit que j'ai à vous faire soit précisément
-agréable et riant. Je vous demande pardon, au contraire, de vous
-envoyer aujourd'hui une narration si noire; mais, dans l'impression
-qu'elle m'a faite, il se mêle quelque chose de si consolant et, si
-j'ose m'exprimer ainsi, de si sain à l'âme, que vous m'excuserez,
-j'espère, en faveur des conclusions. D'ailleurs, cette histoire vient
-de m'être racontée; vous en demandez une: l'occasion est trop belle
-pour ma paresse ou pour ma stérilité.</p>
-
-<p>C'est la semaine dernière que j'ai enfin rencontré Bernard Mauprat, ce
-dernier de la famille, qui, ayant depuis longtemps fait divorce avec son
-infâme parenté, a voulu constater, par la démolition de son manoir,
-l'horreur que lui causaient les souvenirs de son enfance. Ce Bernard est
-un des hommes les plus estimés du pays; il habite une jolie maison de
-campagne vers Châteauroux, en pays de plaine. Me trouvant près de chez
-lui avec un de mes amis qui le connaît, j'exprimai le désir de le
-voir; et mon ami, me promettant une bonne réception, m'y conduisit
-sur-le-champ.</p>
-
-<p>Je savais en gros l'histoire remarquable de ce vieillard; mais j'avais
-toujours vivement souhaité d'en connaître les détails, et surtout de
-les tenir de lui-même. C'était pour moi tout un problème
-philosophique à résoudre que cette étrange destinée. J'observai donc
-ses traits, ses manières et son intérieur avec un intérêt
-particulier.</p>
-
-<p>Bernard Mauprat n'a pas moins de quatre-vingts ans, quoique sa santé
-robuste, sa taille droite, sa démarche ferme et l'absence de toute
-infirmité annoncent quinze ou vingt ans de moins. Sa figure m'eût
-semblé extrêmement belle, sans une expression de dureté qui faisait
-passer, malgré moi, les ombres de ses pères devant mes yeux. Je crains
-fort qu'il ne leur ressemble physiquement. C'est ce que lui seul eût pu
-nous dire, car ni mon ami ni moi n'avons connu aucun des Mauprat; mais
-c'est ce que nous nous gardâmes bien de lui demander.</p>
-
-<p>Il nous sembla que ses domestiques le servaient avec une promptitude et
-une ponctualité fabuleuses pour des valets berrichons. Néanmoins, à
-la moindre apparence de retard, il élevait la voix, fronçait un
-sourcil encore très noir sous ses cheveux blancs, et murmurait quelques
-paroles d'impatience qui donnaient des ailes aux plus lourds. J'en fus
-presque choqué d'abord; je trouvais que cette manière d'être sentait
-un peu trop le Mauprat. Mais, à la manière douce et quasi paternelle
-dont il leur parlait un instant après, et à leur zèle, qui me sembla
-bien différent de la crainte, je me réconciliai bientôt avec lui. Il
-avait, d'ailleurs, pour nous une exquise politesse, et s'exprimait dans
-les termes les plus choisis. Malheureusement, à la fin du dîner, une
-porte qu'on négligeait de fermer, et qui amenait un vent froid sur son
-vieux crâne, lui arracha un jurement si terrible, que, mon ami et moi,
-nous échangeâmes un regard de surprise. Il s'en aperçut.</p>
-
-<p>&mdash;Pardon, messieurs, nous dit-il; je vois bien que vous me trouvez un
-peu inégal; vous voyez peu de chose; je suis un vieux rameau
-heureusement détaché d'un méchant tronc et transplanté dans la bonne
-terre, mais toujours noueux et rude comme le houx sauvage de sa souche.
-J'ai eu encore bien de la peine avant d'en venir à l'état de douceur
-et de calme où vous me trouvez. Hélas! je ferais, si je l'osais, un
-grand reproche à la Providence: c'est de m'avoir mesuré la vie aussi
-courte qu'aux autres humains. Quand, pour se transformer de loup en
-homme, il faut une lutte de quarante ou cinquante ans, il faudrait vivre
-cent ans par delà pour jouir de sa victoire. Mais à quoi cela
-pourrait-il me servir? ajouta-t-il avec un accent de tristesse. La fée
-qui m'a transformé n'est plus là pour jouir de son ouvrage. Bah! il
-est bien temps d'en finir!</p>
-
-<p>Puis il se tourna vers moi, et, me regardant avec ses grands yeux noirs
-étrangement animés:</p>
-
-<p>&mdash;Allons, petit jeune homme, me dit-il, je sais ce qui vous amène: vous
-êtes curieux de mon histoire. Venez près du feu, et soyez tranquille.
-Tout Mauprat que je suis, je ne vous mettrai pas en guise de bûche.
-Vous ne pouvez me faire un plus grand plaisir que de m'écouter. Votre
-ami vous dira pourtant que je ne parle pas facilement de moi: je crains
-trop souvent d'avoir affaire à des sots; mais j'ai entendu parler de
-vous, je sais votre caractère et votre profession: vous êtes
-observateur et narrateur, c'est-à-dire, excusez-moi, curieux et bavard.</p>
-
-<p>Il se prit à rire, et je m'efforçai de rire aussi, tout en commençant
-à craindre qu'il ne se moquât de nous; et, malgré moi, je pensais aux
-mauvais tours que son grand-père s'amusait à jouer aux curieux
-imprudents qui allaient le voir. Mais il mit amicalement son bras sous
-le mien, et, me faisant asseoir devant un bon feu, auprès d'une table
-chargée de tasses:</p>
-
-<p>&mdash;Ne vous fâchez pas, me dit-il; je ne peux pas, à mon âge, guérir
-de l'ironie héréditaire; la mienne n'a rien de féroce. À parler
-sérieusement, je suis charmé de vous recevoir et de vous confier
-l'histoire de ma vie. Un homme aussi infortuné que je l'ai été
-mérite de trouver un historiographe fidèle, qui lave sa mémoire de
-tout reproche. Écoutez-moi donc et buvez du café.</p>
-
-<p>Je lui en offris une tasse en silence; il la refusa d'un geste et avec
-un sourire qui semblait dire: «Cela est bon pour votre génération
-efféminée.»</p>
-
-<p>Puis il commença son récit en ces termes:</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="I">I</a></h4>
-
-
-<p>Vous ne demeurez pas très loin de la Roche-Mauprat, vous avez dû
-passer souvent le long de ces ruines; je n'ai donc pas besoin de vous en
-faire la description. Tout ce que je puis vous apprendre, c'est que
-jamais ce séjour n'a été aussi agréable qu'il l'est maintenant. Le
-jour où j'en fis enlever le toit, le soleil éclaira pour la première
-fois les humides lambris où s'était écoulée mon enfance, et les
-lézards auxquels je les ai cédés y sont beaucoup mieux logés que je
-ne le fus jadis. Ils peuvent au moins contempler la lumière du jour et
-réchauffer leurs membres froids au rayon de midi.</p>
-
-<p>Il y avait la branche aînée et la branche cadette des Mauprat. Je suis
-de la branche aînée. Mon grand-père était ce vieux Tristan de
-Mauprat qui mangea sa fortune, déshonora son nom, et fut si méchant,
-que sa mémoire est déjà entourée de merveilleux. Les paysans croient
-encore voir apparaître son spectre alternativement dans le corps d'un
-sorcier qui enseigne aux malfaiteurs le chemin des habitations de la
-Varenne, et dans celui d'un vieux lièvre blanc qui se montre aux gens
-tentés de quelque mauvais dessein. La branche cadette n'existait plus,
-lorsque je vins au monde, que dans la personne de M. Hubert de Mauprat,
-qu'on appelait <i>le chevalier</i> parce qu'il était dans l'ordre de Malte,
-et qui était aussi bon que son cousin l'était peu. Cadet de famille,
-il s'était voué au célibat; mais, resté seul de plusieurs frères et
-sœurs, il se fit relever de ses vœux et prit femme un an avant ma
-naissance. Avant de changer ainsi son existence, il avait fait, dit-on,
-de grands efforts pour trouver dans la branche aînée un héritier
-digne de relever son nom flétri et de conserver la fortune qui avait
-prospéré dans les mains de la branche cadette. Il avait essayé de
-remettre de l'ordre dans les affaires de son cousin Tristan, et
-plusieurs fois apaisé ses créanciers. Mais, voyant que ses bontés ne
-servaient qu'à favoriser les vices de la famille, et qu'au lieu de
-déférence et de gratitude, il ne trouverait jamais là que haine
-secrète et grossière jalousie, il renonça à tout accord, rompit avec
-ses cousins, et, malgré son âge avancé (il avait plus de soixante
-ans), il se maria afin d'avoir des héritiers. Il eut une fille, et là
-dut finir son espoir de postérité; car sa femme mourut, peu de temps
-après, d'une maladie violente que les médecins appelèrent colique de
-<i>miserere.</i> Il quitta le pays et ne revint plus que très rarement
-habiter ses terres, qui étaient situées à six lieues de la
-Roche-Mauprat, sur la lisière de la Varenne du Fromental. C'était un
-homme sage et juste, parce qu'il était éclairé, parce que son père
-n'avait pas repoussé l'esprit de son siècle et lui avait fait donner
-de l'éducation. Il n'en avait pas moins gardé un caractère ferme et
-un esprit entreprenant; et, comme ses aïeux, il se faisait gloire de
-porter en guise de prénom le surnom chevaleresque de <i>Casse-Tête</i>,
-héréditaire dans l'ancienne tige des Mauprat. Quant à la branche
-aînée, elle avait si mal tourné, ou plutôt elle avait gardé de
-telles habitudes de brigandage féodal, qu'on l'avait surnommée Mauprat
-Coupe-Jarret. Mon père, qui était le fils aîné de Tristan, fut le
-seul qui se maria. Je fus son unique enfant. Il est nécessaire de dire
-ici un fait que je n'ai su que fort tard. Hubert Mauprat, en apprenant
-ma naissance, me demanda à mes parents, s'engageant, si on le laissait
-absolument maître de mon éducation, à me constituer son héritier.
-Mon père fut tué par accident à la chasse à cette époque, et mon
-grand-père refusa l'offre du chevalier, déclarant que ses enfants
-étaient les seuls héritiers légitimes de la branche cadette, qu'il
-s'opposerait, par conséquent, de tout son pouvoir à une substitution
-en ma faveur. C'est alors que Hubert eut une fille. Mais lorsque, sept
-ans plus tard, sa femme mourut en lui laissant ce seul enfant, le désir
-qu'avaient les nobles de cette époque de perpétuer leur nom l'engagea
-à renouveler sa demande à ma mère. Je ne sais ce qu'elle répondit;
-elle tomba malade et mourut. Les médecins de campagne mirent encore en
-avant la colique de <i>miserere.</i> Mon grand-père était demeuré chez
-elle les deux derniers jours qu'elle passa en ce monde...</p>
-
-<p>Versez-moi un verre de vin d'Espagne, car je sens le froid qui me gagne.
-Ce n'est rien, c'est l'effet que me produisent mes souvenirs quand je
-commence à les dérouler. Cela va se passer.</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>Il avala un grand verre de vin, et nous en fîmes autant; car nous
-avions froid aussi en regardant sa figure austère et en écoutant sa
-parole brève et saccadée. Il continua:</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>Je me trouvai donc orphelin à sept ans. Mon grand-père pilla dans la
-maison de ma mère tout l'argent et toutes les nippes qu'il put
-emporter; puis, laissant le reste et disant qu'il ne voulait point avoir
-affaire aux gens de loi, il n'attendit pas que la morte fut ensevelie,
-et, me prenant par le collet de ma veste, il me jeta sur la croupe de
-son cheval, en me disant:</p>
-
-<p>&mdash;Ah çà! mon pupille, venez chez nous, et tâchez de ne pas pleurer
-longtemps; car je n'ai pas beaucoup de patience avec les marmots.</p>
-
-<p>En effet, au bout de quelques instants, il m'appliqua de si vigoureux
-coups de cravache, que je cessai de pleurer et que, me rentrant en
-moi-même comme une tortue sous son écaille, je fis le voyage sans oser
-respirer.</p>
-
-<p>C'était un grand vieillard, osseux et louche. Je crois le voir encore
-tel qu'il était alors. Cette soirée a laissé en moi d'ineffaçables
-traces. C'était la réalisation soudaine de toutes les terreurs que ma
-mère m'avait inspirées en me parlant de son exécrable beau-père et
-de ses brigands de fils. La lune, je m'en souviens, éclairait de temps
-à autre au travers du branchage serré de la forêt. Le cheval de mon
-grand-père était sec, vigoureux et méchant comme lui. Il ruait à
-chaque coup de cravache, et son maître ne les lui épargnait pas. Il
-franchissait, rapide comme un trait, les ravins et les petits torrents
-qui coupent la Varenne en tout sens. À chaque secousse, je perdais
-l'équilibre, et je me cramponnais avec frayeur à la croupière du
-cheval ou à l'habit de mon grand-père. Quant à lui, il s'inquiétait
-si peu de moi, que, si je fusse tombé, je doute qu'il eût pris la
-peine de me ramasser. Parfois, s'apercevant de ma peur, il m'en
-raillait, et, pour l'augmenter, faisait caracoler de nouveau son cheval.
-Vingt fois le découragement me prit, et je faillis me jeter à la
-renverse; mais l'amour instinctif de la vie m'empêcha de céder à ces
-instants de désespoir. Enfin, vers minuit, nous nous arrêtâmes
-brusquement devant une petite porte aiguë, et bientôt, le pont-levis
-se releva derrière nous. Mon grand-père me prit, tout baigné que
-j'étais d'une sueur froide, et me jeta à un grand garçon estropié,
-hideux, qui me porta dans la maison. C'était mon oncle Jean, et
-j'étais à la Roche-Mauprat.</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="figcenter" style="width: 500px;">
-<a id="figure01"></a>
-<img src="images/figure01.jpg" width="500" alt="" />
-<p class="center">... <i>Je me cramponnais avec frayeur à la croupière du cheval ou à
-l'habit de mon grand-père</i>...&mdash;Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</p>
-</div>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>Mon grand-père était dès lors, avec ses huit fils, le dernier débris
-que notre province eût conservé de cette race de petits tyrans
-féodaux dont la France avait été couverte et infestée pendant tant
-de siècles. La civilisation, qui marchait rapidement vers la grande
-convulsion révolutionnaire, effaçait de plus en plus ces exactions et
-ces brigandages organisés. Les lumières de l'éducation, une sorte de
-bon goût, reflet lointain d'une cour galante, et peut-être le
-pressentiment d'un réveil prochain et terrible du peuple, pénétraient
-dans les châteaux et jusque dans le manoir à demi rustique des
-gentillâtres. Même dans nos provinces du centre, les plus arriérées
-par leur situation, le sentiment de l'équité sociale l'emportait
-déjà sur la coutume barbare. Plus d'un mauvais garnement avait été
-obligé de s'amender en dépit de ses privilèges, et, en certains
-endroits, les paysans, poussés à bout, s'étaient débarrassés de
-leur seigneur, sans que les tribunaux eussent songé à s'emparer de
-l'affaire et sans que les parents eussent osé demander vengeance.</p>
-
-<p>Malgré cette disposition des esprits, mon grand-père s'était
-longtemps maintenu dans le pays sans éprouver de résistance. Mais,
-ayant eu une nombreuse famille à élever, laquelle était pourvue comme
-lui de bon nombre de vices, il se vit enfin tourmenté et obsédé de
-créanciers que n'effarouchaient plus les menaces, et qui menaçaient
-eux-mêmes de lui faire un mauvais parti. Il fallut songer à éviter
-les recors d'un côté, et, de l'autre, les querelles qui naissaient à
-chaque instant, et dans lesquelles, malgré leur nombre, leur bon accord
-et leur force herculéenne, les Mauprat ne brillaient plus, toute la
-population se joignant à ceux qui les insultaient et se mettant en
-devoir de les lapider. Alors Tristan, ralliant sa lignée autour de lui,
-comme le sanglier rassemble, après la chasse, ses marcassins
-dispersés, se retira dans son castel, en fit lever le pont et s'y
-renferma avec dix ou douze manants, ses valets, tous braconniers ou
-déserteurs, qui avaient intérêt comme lui à se retirer du monde
-(c'était son expression) et à se mettre en sûreté derrière de
-bonnes murailles. Un énorme faisceau d'armes de chasse, canardières,
-carabines, escopettes, pieux et coutelas, fut dressé sur la
-plate-forme, et il fut enjoint au portier de ne jamais laisser approcher
-plus de deux personnes en deçà de la portée de son fusil.</p>
-
-<p>Depuis ce jour, Mauprat et ses enfants rompirent avec les lois civiles,
-comme ils avaient rompu avec les lois morales. Ils s'organisèrent en
-bande d'aventuriers. Tandis que leurs amés et féaux braconniers
-pourvoyaient la maison de gibier, ils levaient des taxes illégales sur
-les métairies environnantes. Sans être lâches (et tant s'en faut),
-nos paysans, vous le savez, sont doux et timides par nonchalance, et par
-méfiance de la loi, que dans aucun temps ils n'ont comprise, et
-qu'aujourd'hui encore ils connaissent à peine. Aucune province de
-France n'a conservé plus de vieilles traditions et souffert plus
-longtemps les abus de la féodalité. Nulle part ailleurs, peut-être,
-on n'a maintenu, comme on l'a fait chez nous jusqu'ici, le titre de
-seigneur de la commune à certains châtelains, et nulle part il n'est
-aussi facile d'épouvanter le peuple par la nouvelle de quelque fait
-politique absurde et impossible. Au temps dont je vous parle, les
-Mauprat, seule famille puissante dans un rayon de campagnes éloignées
-des villes et privées de communications avec l'extérieur, n'eurent pas
-de peine à persuader à leurs vassaux que le servage allait être
-rétabli et que les récalcitrants seraient malmenés. Les paysans
-hésitèrent, écoutèrent avec inquiétude quelques-uns d'entre eux qui
-prêchaient l'indépendance, puis réfléchirent et prirent le parti de
-se soumettre. Les Mauprat ne demandaient pas d'argent. Les valeurs
-monétaires sont ce que le paysan de ces contrées réalise avec le plus
-de peine, ce dont il se dessaisit avec le plus de répugnance. <i>L'argent
-est cher</i> est un de ses proverbes, parce que l'argent représente pour
-lui autre chose qu'un travail physique. C'est un commerce avec les
-choses et les hommes du dehors, un effort de prévoyance ou de
-circonspection, un marché, une sorte de lutte intellectuelle qui
-l'enlève à ses habitudes d'incurie, en un mot, un travail de l'esprit;
-et, pour lui, c'est le plus pénible et le plus inquiétant.</p>
-
-<p>Les Mauprat, connaissant bien le terrain et n'ayant plus de grands
-besoins d'argent, puisqu'ils avaient renoncé à payer leurs dettes,
-réclamèrent seulement des denrées. L'un subit la surtaxe sur ses
-chapons, un autre sur ses veaux, un troisième fournit le blé, un
-quatrième le fourrage, et ainsi de suite. On avait soin de rançonner
-avec discernement, de demander à chacun ce qu'il pouvait donner sans se
-gêner outre mesure; on promettait à tous aide et protection, et,
-jusqu'à un certain point, on tenait parole. On détruisait les loups et
-les renards, on accueillait et on cachait les déserteurs, on aidait à
-frauder l'État, en intimidant les employés de la gabelle et les
-collecteurs de l'impôt.</p>
-
-<p>On usa de la facilité d'abuser le pauvre sur ses véritables intérêts,
-et de corrompre les gens simples en déplaçant le principe de leur
-dignité et de leur liberté naturelle. On fit entrer toute la contrée
-dans l'espèce de scission qu'on avait faite avec la loi, et on effraya
-tellement les fonctionnaires chargés de la faire respecter, qu'elle
-tomba en peu d'années dans une véritable désuétude; de sorte que,
-tandis qu'à une faible distance de ce pays, la France marchait à
-grands pas vers l'affranchissement des classes pauvres, la Varenne
-suivait une marche rétrograde et retournait à plein collier vers
-l'ancienne tyrannie des hobereaux. Il fut bien aisé aux Mauprat de
-pervertir ces pauvres gens: ils affectèrent de se populariser, afin de
-contraster avec les autres nobles de la province, qui conservaient dans
-leurs manières la hauteur de leur antique puissance. Mon grand-père ne
-perdait pas surtout cette occasion de faire partager aux paysans son
-animadversion contre son cousin Hubert de Mauprat. Tandis que celui-ci
-donnait audience à ses chevanciers, lui, assis dans son fauteuil, eux
-debout et la tête nue, Tristan de Mauprat les faisait asseoir à sa
-table, goûtait avec eux le vin qu'ils lui apportaient en hommage
-volontaire, et les faisait reconduire par ses gens au milieu de la nuit,
-tous ivres morts, la torche en main et faisant retentir la forêt de
-refrains obscènes. Le libertinage acheva la démoralisation des
-paysans. Les Mauprat eurent bientôt dans toutes les familles des
-accointances que l'on toléra parce qu'on y trouva du profit, et,
-faut-il le dire? hélas! des satisfactions de vanité. La dispersion des
-habitations favorisait le mal. Là, point de scandale, point de censure.
-Le plus petit village eût suffi pour faire éclore et régner une
-opinion publique; mais il n'y avait que des chaumières éparses, des
-métairies isolées; des landes et des taillis mettaient entre les
-familles des distances assez considérables pour qu'elles ne pussent
-exercer mutuellement leur contrôle. La honte fait plus que la
-conscience. Il est inutile de vous dire quels nombreux liens d'infamie
-s'établirent entre les maîtres et les esclaves: la débauche,
-l'exaction et la banqueroute furent l'exemple et le précepte de ma
-jeunesse, et l'on menait joyeuse vie. On se moquait de toute équité,
-on ne remboursait aux créanciers ni intérêts ni capitaux, on rossait
-les gens de loi qui se hasardaient à venir faire des sommations, on
-canardait la maréchaussée lorsqu'elle approchait trop des tourelles;
-on souhaitait la peste au parlement, la famine aux hommes imbus de
-philosophie nouvelle, la mort à la branche cadette des Mauprat, et on
-se donnait par-dessus tout des airs de paladins du XII<sup>e</sup> siècle. Mon
-grand-père ne parlait que de sa généalogie et des prouesses de ses
-ancêtres; il regrettait le bon temps où les châtelains avaient chez
-eux des instruments pour la torture, des oubliettes et surtout des
-canons. Pour nous, nous n'avions que des fourches, des bâtons et une
-mauvaise couleuvrine, que mon oncle Jean pointait, du reste, fort bien,
-et qui suffisait pour tenir en respect la chétive force militaire du
-canon.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="II">II</a></h4>
-
-
-<p>Le vieux Mauprat était un animal perfide et carnassier qui tenait le
-milieu entre le loup-cervier et le renard. Il avait, avec une élocution
-abondante et facile, un vernis d'éducation qui aidait en lui à la
-ruse. Il affectait beaucoup de politesse et ne manquait pas de moyens de
-persuasion avec les objets de ses vengeances. Il savait les attirer chez
-lui et leur faire subir des traitements affreux que, faute de témoins,
-il leur était impossible de prouver en justice. Toutes ces
-scélératesses portaient un caractère d'habileté si grande, que le
-pays en fut frappé d'une consternation qui ressemblait presque à du
-respect. Jamais il ne fut possible de le saisir hors de sa tanière,
-quoiqu'il en sortît souvent et sans beaucoup de précautions
-apparentes. C'était un homme qui avait le génie du mal, et ses fils,
-à défaut de l'affection dont ils étaient incapables, subissaient
-l'ascendant de sa détestable supériorité et lui obéissaient avec une
-discipline et une ponctualité presque fanatiques. Il était leur
-sauveur dans tous les cas désespérés, et, lorsque l'ennui de la
-réclusion commençait à planer sous nos voûtes glacées, son esprit,
-facétieusement féroce, le combattait chez eux par l'attrait de
-spectacles dignes d'une caverne de voleurs. C'étaient parfois de
-pauvres moines quêteurs qu'on s'amusait à effrayer et à tourmenter:
-on leur brûlait la barbe, on les descendait dans des puits et on les
-tenait suspendus entre la vie et la mort jusqu'à ce qu'ils eussent
-chanté quelque gravelure ou proféré quelque blasphème. Tout le pays
-connaît l'aventure du greffier qu'on laissa entrer avec quatre
-huissiers, et qu'on reçut avec tous les empressements d'une
-hospitalité fastueuse. Mon grand-père feignit de consentir de bonne
-grâce à l'exécution de leur mandat et les aida poliment à faire
-l'inventaire de son mobilier, dont la vente était décrétée; après
-quoi, le dîner étant servi et les gens du roi attablés, Tristan dit
-au greffier:</p>
-
-<p>&mdash;Eh! mon Dieu, j'oubliais une pauvre haridelle que j'ai à l'écurie.
-Ce n'est pas grand'chose; mais encore vous pourriez être réprimandé
-pour l'avoir omise, et, comme je vois que vous êtes un brave homme, je
-ne veux point vous induire en erreur. Venez avec moi la voir, ce sera
-l'affaire d'un instant.</p>
-
-<p>Le greffier suivit Mauprat sans défiance, et, au moment où ils
-entraient ensemble dans l'écurie, Mauprat, qui marchait le premier, lui
-dit d'avancer seulement la tête; ce que fit le greffier, désireux de
-montrer beaucoup d'indulgence dans l'exercice de ses fonctions et de ne
-point examiner les choses scrupuleusement. Alors Mauprat poussa
-brusquement la porte et lui serra si fortement le cou entre le battant
-et la muraille, que le malheureux en perdit la respiration. Tristan, le
-jugeant assez puni, rouvrit la porte, et, lui demandant pardon de son
-inadvertance avec beaucoup de civilité, lui offrit son bras pour le
-reconduire à table, ce que le greffier ne jugea pas à propos de
-refuser. Mais, aussitôt qu'il fut rentré dans la salle où étaient
-ses confrères, il se jeta sur une chaise, et, leur montrant sa figure
-livide et son cou meurtri, il demanda justice contre le guet-apens où
-on venait de l'entraîner. C'est alors que mon grand-père, se livrant
-à sa fourbe railleuse, joua une scène de comédie d'une audace
-singulière. Il reprocha gravement au greffier de l'accuser injustement,
-et, affectant de lui parler toujours avec beaucoup de politesse et de
-douceur, il prit les autres à témoin de sa conduite, les suppliant de
-l'excuser si sa position précaire l'empêchait de les mieux recevoir,
-et leur faisant les honneurs de son dîner d'une manière splendide. Le
-pauvre greffier n'osa pas insister et fut forcé de dîner, quoique à
-demi mort. Ses confrères furent si complètement dupes de l'assurance
-de Mauprat, qu'ils burent et mangèrent gaiement, en traitant le
-greffier de fou et de malhonnête. Ils sortirent de la Roche-Mauprat
-tous ivres, chantant les louanges du châtelain et raillant le greffier,
-qui tomba mort sur le seuil de sa maison en descendant de cheval.</p>
-
-<p>Les huit garçons, l'orgueil et la force du vieux Mauprat, lui
-ressemblaient tous également par la vigueur physique, la brutalité des
-mœurs, et plus ou moins par la finesse et la méchanceté moqueuse. Il
-faut le dire, c'étaient de vrais coquins, capables de tout mal et
-complètement idiots devant une noble idée ou devant un bon sentiment;
-cependant il y avait en eux une sorte de bravoure désespérée, qui
-parfois n'était pas pour moi sans une apparence de grandeur. Mais il
-est temps que je vous parle de moi et que je vous raconte le
-développement de mon âme au sein du bourbier immonde où il avait plu
-à Dieu de me plonger au sortir de mon berceau.</p>
-
-<p>J'aurais tort si, pour forcer votre commisération à me suivre dans ces
-premières années de ma vie, je vous disais que je naquis avec une
-noble organisation, avec une âme pure et incorruptible. Quant à cela,
-monsieur, je n'en sais rien. Il n'y a peut-être pas d'âmes
-incorruptibles, et peut-être qu'il y en a. C'est ce que ni vous ni
-personne ne saurez, jamais. C'est une grande question à résoudre que
-celle-ci: «Y a-t-il en nous des penchants invincibles, et l'éducation
-peut-elle les modifier seulement ou les détruire?» Moi, je n'oserais
-prononcer; je ne suis ni métaphysicien, ni psychologue, ni philosophe;
-mais j'ai eu une terrible vie, messieurs; et, si j'étais législateur,
-je ferais arracher la langue ou couper le bras à celui qui oserait
-prêcher ou écrire que l'organisation des individus est fatale, et
-qu'on ne refait pas plus le caractère d'un homme que l'appétit d'un
-tigre. Dieu m'a préservé de le croire.</p>
-
-<p>Tout ce que je puis vous dire, c'est que j'avais reçu de ma mère de
-bonnes notions sans avoir peut-être naturellement ses bonnes qualités.
-Chez elle, j'étais déjà violent, mais d'une violence sombre et
-concentrée, aveugle et brutal dans la colère, méfiant jusqu'à la
-poltronnerie à l'approche du danger, hardi jusqu'à la folie quand
-j'étais aux prises avec lui, c'est-à-dire à la fois timide et brave
-par amour de la vie. J'étais d'une opiniâtreté révoltante; pourtant
-ma mère seule réussissait à me vaincre; et, sans bien raisonner, car
-mon intelligence fut très tardive dans son développement, je lui
-obéissais comme à une sorte de nécessité magnétique. Avec ce seul
-ascendant, dont je me souviens, et celui d'une autre femme que j'ai subi
-par la suite, il y avait et il y a eu de quoi me mener à bien. Mais je
-perdis ma mère avant qu'elle eût pu m'enseigner sérieusement quelque
-chose; et, quand je fus transplanté à la Roche-Mauprat, je ne pus
-éprouver pour le mal qui s'y faisait qu'une répulsion instinctive,
-assez faible peut-être, si la peur ne s'y fût mêlée.</p>
-
-<p>Mais je remercie le ciel du fond du cœur pour les mauvais traitements
-dont j'y fus accablé, et surtout pour la haine que mon oncle Jean
-conçut pour moi. Mon malheur me préserva de l'indifférence en face du
-mal, et mes souffrances m'aidèrent à détester ceux qui le
-commettaient.</p>
-
-<p>Ce Jean était certainement le plus détestable de sa race: depuis
-qu'une chute de cheval l'avait rendu contrefait, sa méchante humeur
-s'était développée en raison de l'impossibilité de faire autant de
-mal que ses compagnons. Obligé de rester au logis quand les autres
-partaient pour leurs expéditions, car il ne pouvait monter à cheval,
-il n'avait de plaisir que lorsque le château recevait un de ces petits
-assauts inutiles que la maréchaussée lui donnait quelquefois comme
-pour l'acquit de sa conscience. Retranché derrière un rempart en
-pierres de taille qu'il avait fait construire à sa guise, Jean, assis
-tranquillement auprès de sa couleuvrine, effleurait de temps en temps un
-gendarme et retrouvait tout à coup, disait-il, le sommeil et l'appétit
-que lui ôtait son inaction. Même il n'attendait pas les cas d'attaque
-pour grimper à sa chère plate-forme; et là, accroupi comme un chat
-qui fait le guet, dès qu'il voyait un passant se montrer au loin sans
-faire le signal, il exerçait son adresse sur ce point de mire et lui
-faisait rebrousser chemin. Il appelait cela donner un coup de balai sur
-la route.</p>
-
-<p>Mon jeune âge me rendant incapable de suivre mes oncles à la chasse et
-à la maraude, Jean devint naturellement mon gardien et mon instituteur,
-c'est-à-dire mon geôlier et mon bourreau. Je ne vous raconterai pas
-les détails de cette infernale existence. Pendant près de dix ans,
-j'ai subi le froid, la faim, l'insulte, le cachot et les coups, selon
-les caprices plus ou moins féroces de ce monstre. Sa grande haine pour
-moi vint de ce qu'il ne put parvenir à me dépraver; mon caractère
-rude, opiniâtre et sauvage me préserva de ses viles séductions.
-Peut-être n'avais-je en moi aucune force pour la vertu; mais j'en avais
-heureusement pour la haine. Plutôt que de complaire à mon tyran,
-j'aurais souffert mille morts; je grandis donc sans concevoir aucun
-attrait pour le vice. Cependant j'avais de si étranges notions sur la
-société, que le métier de mes oncles ne me causait par lui-même
-aucune répugnance. Vous pensez bien qu'élevé derrière les murs de la
-Roche-Mauprat, et vivant en état de siège perpétuel, j'avais
-absolument les idées qu'eût pu avoir un servant d'armes au temps de la
-barbarie féodale. Ce qui, hors de notre tanière, s'appelait, pour les
-autres hommes, assassiner, piller et torturer, on m'apprenait à
-l'appeler combattre, vaincre et soumettre. Je savais, pour toute
-histoire des hommes, les légendes et les ballades de la chevalerie que
-mon grand-père me racontait le soir, lorsqu'il avait le temps de songer
-à ce qu'il appelait mon éducation; et, quand je lui adressais quelque
-question sur le temps présent, il me répondait que les temps étaient
-bien changés, que tous les Français étaient devenus traîtres et
-félons, qu'ils avaient fait peur aux rois, et que ceux-ci avaient
-abandonné lâchement la noblesse, laquelle, à son tour, avait eu la
-couardise de renoncer à ses privilèges et de se laisser faire la loi
-par les manants. J'écoutais avec surprise, et presque avec indignation,
-cette peinture de l'époque où je vivais, époque pour moi
-indéfinissable. Mon grand-père n'était pas fort sur la chronologie:
-aucune espèce de livre ne se trouvait à la Roche-Mauprat, si ce n'est
-l'histoire des fils Aymon et quelques chroniques du même genre,
-rapportées des foires du pays par nos valets. Trois noms surnageaient
-seuls dans le chaos de mon ignorance, Charlemagne, Louis XI et Louis
-XIV, parce que mon grand-père les faisait souvent intervenir dans ses
-commentaires sur les droits méconnus de la noblesse. Et moi, en
-vérité, je savais à peine la différence d'un règne à une race, et
-je n'étais pas bien sûr que mon grand-père n'eût pas vu Charlemagne;
-car il en parlait plus souvent et plus volontiers que de tout autre.</p>
-
-<p>Mais, en même temps que mon énergie instinctive me faisait admirer les
-faits d'armes de mes oncles et m'inspirait le désir d'y prendre part,
-les froides cruautés que je leur voyais exercer au retour de leurs
-campagnes, et les perfidies au moyen desquelles ils attiraient des dupes
-chez eux, pour les rançonner ou les torturer, me causaient des
-émotions pénibles, étranges, et dont il me serait difficile,
-aujourd'hui que je parle en toute sincérité, de me rendre compte bien
-clairement. Dans l'absence de tout principe de morale, il eût été
-naturel que je me contentasse de celui du droit du plus fort, que je
-voyais mettre en pratique; mais les humiliations et les souffrances
-qu'en raison de ce droit mon oncle Jean m'imposait m'avaient appris à
-ne pas m'en contenter. Je comprenais le droit du plus brave et je
-méprisais sincèrement ceux qui, pouvant mourir, acceptaient la vie au
-prix des ignominies qu'on leur faisait subir à la Roche-Mauprat. Mais
-ces affronts, ces terreurs, imposés à des prisonniers, à des femmes,
-à des enfants, ne me semblaient expliqués et autorisés que par des
-appétits sanguinaires. Je ne sais si j'étais assez susceptible d'un
-bon sentiment pour qu'ils m'inspirassent de la pitié pour les victimes,
-mais il est certain que j'éprouvais ce sentiment de commisération
-égoïste qui est dans la nature, et, qui, perfectionné et ennobli, est
-devenu la charité chez les hommes civilisés. Sous ma grossière
-enveloppe, mon cœur n'avait sans doute que des tressaillements de peur
-et de dégoût à l'aspect des supplices que, d'un jour à l'autre, je
-pouvais subir pour mon compte au moindre caprice de mes oppresseurs;
-d'autant plus que Jean avait l'habitude, lorsqu'il me voyait pâlir à
-ces affreux spectacles, de me dire d'un air goguenard:</p>
-
-<p>&mdash;Voilà ce que je te ferai quand tu désobéiras.</p>
-
-<p>Tout ce que je sais, c'est que j'éprouvais un affreux malaise en
-présence de ces actions iniques; mon sang se figeait dans mes veines,
-ma gorge se serrait, et je m'enfuyais pour ne pas répéter les cris qui
-frappaient mon oreille. Cependant, avec le temps, je me blasai un peu
-sur ces impressions terribles. Ma fibre s'endurcit, l'habitude me donna
-des forces pour cacher ce qu'on appelait ma lâcheté. J'eus honte des
-signes de faiblesse que je donnais, et je forçai mon visage au sourire
-d'hyène que je voyais sur le visage de mes proches. Mais je ne pus
-jamais réprimer des frémissements convulsifs qui me passaient de temps
-en temps dans tous les membres et un froid mortel qui descendait dans
-mes veines au retour de ces scènes d'angoisse. Les femmes traînées,
-moitié de gré, moitié de force, sous le toit de la Roche-Mauprat, me
-causaient un trouble inconcevable. Je commençais à sentir le feu de la
-jeunesse s'éveiller en moi et à jeter un regard de convoitise sur
-cette part des captures de mes oncles; mais il se mêlait à ces
-naissants désirs des angoisses inexprimables. Les femmes n'étaient
-qu'un objet de mépris pour tout ce qui m'entourait; je faisais de vains
-efforts pour séparer cette idée de celle du plaisir qui me
-sollicitait. Ma tête était bouleversée, et mes nerfs, irrités,
-donnaient un goût violent et maladif à toutes mes sensations.</p>
-
-<p>Du reste, j'avais le caractère aussi mal fait que mes compagnons; et,
-si mon cœur valait mieux, mes manières n'étaient pas moins
-arrogantes, ni mes plaisanteries de meilleur goût. Un trait de ma
-méchanceté adolescente n'est pas inutile à rapporter ici, d'autant
-plus que les suites de ce fait eurent de l'influence sur le reste de ma
-vie.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="III">III</a></h4>
-
-
-<p>À trois lieues de la Roche-Mauprat, en tirant vers le Fromental, vous
-devez avoir vu, au milieu des bois, une vieille tour isolée, célébré
-par la mort tragique d'un prisonnier que le bourreau, étant en
-tournée, trouva bon de pendre, il y a une centaine d'années, sans
-autre forme de procès, pour complaire à un ancien Mauprat, son
-seigneur.</p>
-
-<p>À l'époque dont je vous parle, la tour Gazeau était déjà
-abandonnée, menaçant ruine: elle était domaine de l'État, et on y
-avait toléré, par oubli plus que par bienfaisance, la retraite d'un
-vieux indigent, homme fort original, vivant complètement seul, et connu
-dans le pays sous le nom du bonhomme Patience.</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>&mdash;J'en ai entendu parler à la grand'mère de ma nourrice, repris-je;
-elle le tenait pour sorcier.</p>
-
-<p>&mdash;Précisément; et, puisque nous voici sur ce sujet, il faut que je
-vous dise au juste quel homme était ce Patience; car j'aurai plus d'une
-fois occasion de vous en parler dans le cours de mon récit, et j'ai eu
-aussi celle de le connaître à fond.</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>Patience était un philosophe rustique. Le ciel lui avait départi une
-haute intelligence; mais l'éducation lui avait manqué, et, par une
-sorte de fatalité inconnue, son cerveau avait été complètement
-rebelle au peu d'instruction qu'il avait été à même de recevoir.
-Ainsi il avait été à l'école chez les Carmes de ***, et, au lieu de
-ressentir ou de montrer de l'aptitude, il avait fait l'école
-buissonnière avec plus de délices qu'aucun de ses camarades. C'était
-une nature éminemment contemplative, douce et indolente, mais fière,
-et poussant jusqu'à la sauvagerie l'amour de l'indépendance;
-religieuse, mais ennemie de toute règle; un peu ergoteuse, très
-méfiante, implacable aux hypocrites. Les pratiques du cloître ne lui
-imposèrent pas, et, pour avoir eu une ou deux fois son franc parler
-avec les moines, il fut chassé de l'école. Depuis ce temps, il fut
-grand ennemi de ce qu'il appelait la monacaille et se déclara
-ouvertement pour le curé de Briantes, qu'on accusait d'être
-janséniste. Mais le curé ne réussit pas mieux que les moines à
-instruire Patience. Le jeune paysan, quoique doué d'une force
-herculéenne et d'une grande curiosité pour la science, montrait une
-aversion insurmontable pour toute espèce de travail, soit physique,
-soit intellectuel. Il professait une philosophie naturelle à laquelle
-il était bien difficile au curé de répondre. On n'avait pas besoin de
-travailler, disait-il, quand on n'avait pas besoin d'argent, et on
-n'avait pas besoin d'argent quand on n'avait que des besoins modérés.
-Patience prêchait d'exemple; dans l'âge des passions, il eut des
-mœurs austères, ne but jamais que de l'eau, n'entra jamais dans un
-cabaret, ne sut point danser, et fut toujours fort gauche et fort timide
-avec les femmes, auxquelles, d'ailleurs, son caractère bizarre, sa
-figure sévère et son esprit un peu railleur ne plurent point. Comme
-s'il eut aimé à se venger, par le dédain, de cette défaveur, ou à
-s'en consoler par la sagesse, il se plaisait, comme autrefois Diogène,
-à dénigrer les vains plaisirs d'autrui; et, si quelquefois on le
-voyait passer sous la ramée, au milieu des fêtes, c'était pour y
-jeter quelque saillie ingénue, éclair de son inexorable bon sens.
-Quelquefois aussi son intolérante moralité s'exprima d'une manière
-acerbe et laissa derrière lui un nuage de tristesse ou d'effroi dans
-les consciences troublées. C'est ce qui lui suscita de violents
-ennemis; et les efforts d'une haine inepte, joints à l'espèce
-d'étonnement qu'inspirait son allure excentrique, lui attirèrent la
-réputation de sorcier.</p>
-
-<p>Quand je vous ai dit que l'instruction manqua à Patience, je me suis
-mal exprimé. Avide de connaître les hauts mystères de la nature, son
-intelligence voulut escalader le ciel au premier vol; et, dès les
-premières leçons, le curé janséniste se vit tellement troublé et
-effarouché de l'audace de son élève, il eut tant à lui dire pour le
-calmer et le soumettre, il fallut soutenir un tel assaut de questions
-hardies et d'objections superbes, qu'il n'eut pas le loisir de lui
-enseigner l'alphabet, et qu'au bout de dix ans d'études interrompues et
-reprises au gré du caprice ou de la nécessité, Patience ne savait pas
-lire. C'est à grand'peine qu'en suant sur son livre, il déchiffrait
-une page en deux heures, et encore ne comprenait-il pas le sens de la
-plupart des mots qui exprimaient des idées abstraites. Et pourtant ces
-idées abstraites étaient en lui; on les pressentait en le voyant, en
-l'écoutant; et c'était merveille que la manière dont il parvenait a
-les rendre dans son langage rustique, animé d'une poésie barbare, si
-bien qu'on était, en l'entendant, partagé entre l'admiration et la
-gaieté.</p>
-
-<p>Lui, toujours grave, toujours absolu, ne voulait composer avec aucune
-dialectique. Stoïcien par nature et par principe, passionné dans la
-propagande de sa doctrine du détachement des faux biens, mais
-inébranlable dans la pratique de la résignation, il battait en brèche
-le pauvre curé; et c'était à ces discussions, comme il me l'a
-raconté souvent dans ses dernières années, qu'il avait acquis ses
-connaissances en philosophie. Pour résister aux coups de bélier de la
-logique naturelle, le bon janséniste était forcé d'invoquer le
-témoignage de tous les Pères de l'Église et de les opposer, souvent
-même de les corroborer avec la doctrine de tous les sages et savants de
-l'antiquité. Alors les yeux ronds de Patience <i>grossissaient dans sa
-tête</i> (c'était son expression), la parole expirait sur ses lèvres,
-et, charmé d'apprendre sans se donner la peine d'étudier, il se
-faisait longuement expliquer la doctrine de ces grands hommes et
-raconter leur vie. En voyant son attention et son silence, l'adversaire
-triomphait; mais, au moment où il croyait avoir convaincu cette âme
-rebelle, Patience, entendant sonner minuit à l'horloge du village, se
-levait, prenait congé de son hôte avec affection, et, reconduit par
-lui jusqu'au seuil du presbytère, le consternait avec quelque
-réflexion laconique et mordante qui confondait saint Jérôme et
-Platon, Eusèbe tout autant que Sénèque, Tertullien non moins
-qu'Aristote.</p>
-
-<p>Le curé ne s'avouait pas trop la supériorité de cette intelligence
-inculte. Néanmoins il était tout étonné de passer tant de soirs
-d'hiver au coin de son feu avec ce paysan, sans éprouver ni ennui ni
-fatigue; et il se demandait pourquoi le magister du village, et même le
-prieur du couvent, quoique sachant grec et latin, lui semblaient, l'un
-ennuyeux, l'autre erroné, dans tous leurs discours. Il connaissait
-toute la pureté des mœurs de Patience, et il s'expliquait l'ascendant
-de son esprit par le pouvoir et le charme que la vertu exerce et répand
-autour d'elle. Puis il s'accusait humblement, chaque soir, devant Dieu
-de n'avoir pas disputé avec son élève à un point de vue assez
-chrétien. Il confessait à son ange gardien que l'orgueil de sa science
-et le plaisir qu'il avait goûté à se voir écouté si religieusement
-l'avaient un peu emporté au delà des limites de l'enseignement
-religieux; qu'il avait cité trop complaisamment les auteurs profanes;
-qu'il avait même trouvé un dangereux plaisir à se promener avec son
-auditeur dans les champs du passé, pour y cueillir des fleurs païennes
-que l'eau du baptême n'avait pas arrosées et qu'il n'était pas permis
-à un prêtre de respirer avec tant de charme.</p>
-
-<p>De son côté, Patience chérissait le curé. C'était son seul ami, le
-seul lien qu'il eût avec la société, le seul aussi qu'il eût avec
-Dieu par la lumière de la science. Le paysan s'exagérait beaucoup le
-savoir de son pasteur. Il ne savait pas que même les plus éclairés
-des hommes civilisés prennent souvent à rebours, ou ne prennent pas du
-tout le cours des connaissances humaines. Patience eût été délivré
-de grandes anxiétés d'esprit s'il eût pu découvrir, à coup sûr,
-que son maître se trompait fort souvent, et que c'était l'homme et non
-la vérité qui faisait défaut. Ne le sachant pas et voyant
-l'expérience des siècles en désaccord avec le sentiment inné de la
-justice, il était en proie à des rêveries continuelles; et, vivant
-seul, errant dans la campagne à toutes les heures du jour et de la
-nuit, absorbé dans des préoccupations inconnues à ses pareils, il
-donnait de plus en plus crédit aux fables de sorcellerie débitées
-contre lui.</p>
-
-<p>Le couvent n'aimait pas le pasteur. Quelques moines que Patience avaient
-démasqués haïssaient Patience. Le pasteur et l'élève furent
-persécutés. Les moines ignares ne reculèrent pas devant la
-possibilité d'accuser le curé auprès de son évêque de s'adonner aux
-sciences occultes, de concert avec le magicien Patience. Une sorte de
-guerre religieuse s'établit dans le village et dans les alentours. Tout
-ce qui n'était pas pour le couvent fut pour le curé, et
-réciproquement. Patience dédaigna d'entrer dans cette lutte. Un beau
-matin, il alla embrasser son ami en pleurant et lui dit:</p>
-
-<p>&mdash;Je n'aime que vous au monde, je ne veux donc pas vous être un sujet
-de persécution; comme, après vous, je ne connais et n'aime personne,
-je m'en vais vivre dans les bois à la manière des hommes primitifs.
-J'ai pour héritage un champ qui rapporte cinquante livres de rente;
-c'est la seule terre que j'aie jamais remuée de mes mains, et la
-moitié de son chétif revenu a été employée à payer la dîme de
-travail que je dois au seigneur; j'espère mourir sans avoir fait pour
-autrui le métier de bête de somme. Cependant, si on vous suspend de
-vos fonctions, si on vous ôte votre revenu, et que vous ayez un champ
-à labourer, faites-moi dire un mot, et vous verrez que mes bras ne se
-seront pas engourdis dans l'inaction.</p>
-
-<p>Le pasteur combattit en vain cette résolution. Patience partit,
-emportant pour tout bagage la veste qu'il avait sur le dos, et un
-abrégé de la doctrine d'Épictète, pour laquelle il avait une grande
-prédilection, et dans laquelle, grâce à de fréquentes études, il
-pouvait lire jusqu'à trois pages par jour, sans se fatiguer outre
-mesure. L'anachorète rustique alla vivre au désert. D'abord il se
-construisit dans les bois une cahute de ramée. Mais, assiégé par les
-loups, il se réfugia dans une salle basse de la tour Gazeau, où il se
-fit, avec un lit de mousse et des troncs d'arbres, un ameublement
-splendide; avec des racines, des fruits sauvages et le laitage d'une
-chèvre, un ordinaire très peu inférieur à celui qu'il avait eu au
-village. Ceci n'est point exagéré. Il faut voir le paysan de certaines
-parties de la Varenne pour se faire une idée de la sobriété au sein
-de laquelle un homme peut vivre en état de santé. Au milieu de ces
-habitudes stoïques, Patience était encore une exception. Jamais le vin
-n'avait rougi ses lèvres, et le pain lui avait toujours semblé une
-superfluité. Il ne haïssait pas, d'ailleurs, la doctrine de Pythagore,
-et, dans les rares entrevues qu'il avait désormais avec son ami, il lui
-disait que, sans croire précisément à la métempsycose et sans se
-faire une loi d'observer le régime végétal, il éprouvait
-involontairement une secrète joie de pouvoir s'y adonner et de n'avoir
-plus occasion de voir donner la mort tous les jours à des animaux
-innocents.</p>
-
-<p>Patience avait pris cette étrange résolution à l'âge de quarante
-ans; il en avait soixante lorsque je le vis pour la première fois, et
-il jouissait d'une force physique extraordinaire. Il avait bien quelques
-habitudes de promenade chaque année; mais, à mesure que je vous dirai
-ma vie, j'entrerai dans le détail de la vie cénobitique de Patience.</p>
-
-<p>À l'époque dont je vais vous parler, après de nombreuses
-persécutions, les gardes forestiers, par crainte de se voir jeter un
-sort, plutôt que par compassion, lui avaient enfin concédé la libre
-occupation de la tour Gazeau, non sans le prévenir qu'elle pourrait
-bien lui tomber sur la tête au premier vent d'orage; à quoi Patience
-avait philosophiquement répondu que, si sa destinée était d'être
-écrasé, le premier arbre de la forêt serait tout aussi bon pour cela
-que les combles de la tour Gazeau.</p>
-
-<p>Avant de vous mettre en scène mon personnage de Patience, et tout en
-vous demandant pardon de la longueur trop complaisante de cette
-biographie préliminaire, je dois encore vous dire que, dans l'espace de
-ces vingt années, l'esprit du pasteur avait suivi une nouvelle
-direction. Il aimait la philosophie, et, malgré lui, le cher homme, il
-reportait cet amour sur les philosophes, même sur les moins orthodoxes.
-Les ouvrages de Jean-Jacques Rousseau le transportèrent, malgré toute
-sa résistance intérieure, dans des régions nouvelles; et, un matin
-qu'au retour d'une visite à des malades, il avait rencontré Patience
-herborisant pour son dîner sur les rochers de Grevant, il s'était
-assis près de lui sur la pierre druidique, et il avait fait à son
-propre insu la profession de foi du vicaire savoyard. Patience mordit
-beaucoup plus volontiers à cette religion poétique qu'à l'ancienne
-orthodoxie. Le plaisir avec lequel il écouta le résumé des doctrines
-nouvelles engagea le curé à lui donner secrètement quelques
-rendez-vous sur des points isolés de la Varenne, où ils devaient se
-rencontrer comme par hasard. Dans ces conciliabules mystérieux,
-l'imagination de Patience, restée si fraîche et si ardente dans la
-solitude, s'enflamma de toute la magie des idées et des espérances qui
-fermentaient alors en France, depuis la cour de Versailles jusqu'aux
-bruyères les plus inhabitées. Il s'éprit de Jean-Jacques et s'en fit
-lire tout ce qu'il lui fut possible d'en écouter sans compromettre les
-devoirs du curé. Puis il se fit donner un exemplaire du <i>Contrat
-social</i> et alla l'épeler sans relâche à la tour Gazeau. D'abord le
-curé ne lui avait communiqué cette manne qu'avec des restrictions, et,
-tout en lui faisant admirer les grandes pensées et les grands
-sentiments du philosophe, il avait cru le mettre en garde contre les
-poisons de l'anarchie. Mais toute l'ancienne science, toutes les
-heureuses citations d'autrefois, en un mot, toute la théologie du bon
-prêtre fut emportée comme un pont fragile par le torrent d'éloquence
-sauvage et d'enthousiasme irréfrénable que Patience avait amassé dans
-son désert. Il fallut que le curé cédât et repliât effrayé sur
-lui-même. Alors il y trouva le for intérieur lézardé et craquant de
-toute part. Le nouveau soleil qui montait sur l'horizon politique et qui
-bouleversait toutes les intelligences fondit la sienne comme une neige
-légère au premier souffle du printemps. L'exaltation de Patience, le
-spectacle de sa vie étrange et poétique qui lui donnait un air
-inspiré, la tournure romanesque que prenaient leurs relations
-mystérieuses (les ignobles persécutions du couvent ennoblissant
-l'esprit de révolte), tout cela s'empara si fort du prêtre, qu'en 1770
-il était déjà bien loin du jansénisme et cherchait vainement dans
-toutes les hérésies religieuses un point où se retenir avant de
-tomber dans l'abîme de philosophie, si souvent ouvert devant lui par
-Patience, si souvent refermé en vain par les exorcismes de la
-théologie romaine.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="IV">IV</a></h4>
-
-
-<p>Après ce récit de la vie philosophique de Patience, rédigée par
-l'homme d'aujourd'hui, continua Bernard après une pause, j'ai quelque
-peine à retourner aux impressions bien différentes que reçut l'homme
-d'autrefois en rencontrant le sorcier de la tour Gazeau. Je vais
-m'efforcer cependant de ressaisir fidèlement mes souvenirs.</p>
-
-<p>Ce fut un soir d'été qu'au retour d'une pipée où plusieurs petits
-paysans m'avaient accompagné, je passai devant la tour Gazeau pour la
-première fois. J'étais âgé d'environ treize ans; j'étais le plus
-grand et le plus fort de mes compagnons, et, en outre, j'exerçais sur
-eux, à la rigueur, l'ascendant de mes prérogatives seigneuriales.
-C'était entre nous un mélange de familiarité et d'étiquette assez
-bizarre. Parfois, quand l'ardeur de la chasse ou la fatigue de la
-journée les gouvernait plus que moi, j'étais forcé de céder à leurs
-avis, et déjà je savais me rendre à point comme le font les despotes,
-afin de n'avoir jamais l'air d'être commandé par la nécessité; mais
-j'avais ma revanche dans l'occasion, et je les voyais bientôt trembler
-devant l'odieux nom de ma famille.</p>
-
-<p>La nuit se faisait, et nous marchions gaiement, sifflant, abattant des
-cormes à coups de pierre, imitant le cri des oiseaux, lorsque celui qui
-marchait devant s'arrêta tout à coup, et, revenant sur ses pas,
-déclara qu'il ne passerait pas par le sentier de la tour Gazeau, et
-qu'il allait prendre à travers bois. Cet avis fut accueilli par deux
-autres. Un troisième objecta que l'on risquait de se perdre si on
-quittait le sentier, que la nuit était proche et que les loups étaient
-en nombre.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, canaille! m'écriai-je d'un ton de prince en poussant le
-guide, suis le sentier, et laisse-nous tranquilles avec tes sottises.</p>
-
-<p>&mdash;<i>Non, moi</i><a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>, dit l'enfant, je viens de voir le sorcier qui dit <i>des
-paroles</i> sur sa porte, et je n'ai pas envie d'avoir la fièvre toute
-l'année.</p>
-
-<p>&mdash;Bah! dit un autre, il n'est pas méchant avec tout le monde. Il ne
-fait pas de mal aux enfants; et, d'ailleurs, nous n'avons qu'à passer
-bien tranquillement sans lui rien dire; qu'est-ce que vous voulez qu'il
-nous fasse?</p>
-
-<p>&mdash;Oh! c'est bien, reprit le premier, si nous étions seuls!... Mais M.
-Bernard est avec nous, nous sommes sûrs d'avoir <i>un sort.</i></p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce à dire, imbécile? m'écriai-je en levant le poing.</p>
-
-<p>&mdash;Ce n'est pas ma faute, <i>monseigneur</i>, reprit l'enfant. Ce vieux
-<i>chétif</i> n'aime pas les <i>monsieu</i>, et il a dit qu'il voudrait voir M.
-Tristan et tous ses enfants pendus au bout de la même branche.</p>
-
-<p>&mdash;Il a dit cela? Bon! repris-je, avançons, et vous allez voir. Qui
-m'aime me suive; qui me quitte est un lâche.</p>
-
-<p>Deux de mes compagnons se laissèrent entraîner par la vanité. Tous
-les autres feignirent de les imiter; mais, au bout de quatre pas, chacun
-avait pris la fuite en s'enfonçant dans le taillis, et je continuai
-fièrement ma route, escorté de mes deux acolytes. Le petit Sylvain,
-qui allait le premier, ôta son chapeau du plus loin qu'il vit Patience,
-et, lorsque nous fûmes vis-à-vis de lui, quoiqu'il eût la tête
-baissée et qu'il semblât ne faire aucune attention à nous, l'enfant,
-frappé de terreur, lui dit d'une voix tremblante:</p>
-
-<p>&mdash;Bonsoir et bonne nuit, maître Patience!</p>
-
-<p>Le sorcier, sortant de sa rêverie, tressaillit comme un homme qui
-s'éveille, et je vis, non sans une certaine émotion, sa figure
-basanée, à demi couverte d'une épaisse barbe grise. Sa grosse tête
-était tout à fait dépouillée, et la nudité du front contrastait
-avec l'épaisseur du sourcil, derrière lequel un œil rond et enfoncé
-profondément dans l'orbite lançait des éclairs comme on en voit à la
-fin de l'été derrière le feuillage pâlissant. C'était un homme de
-petite taille, mais large des épaules et bâti comme un gladiateur. Il
-était couvert de haillons orgueilleusement malpropres. Sa figure était
-courte et commune comme celle de Socrate, et, si le feu du génie
-brillait dans ses traits fortement accusés, il m'était impossible de
-m'en apercevoir. Il me fit l'effet d'une bête féroce, d'un animal
-immonde. Un sentiment de haine s'empara de moi, et, résolu de venger
-l'affront fait par lui à mon nom, je mis une pierre dans ma fronde, et,
-sans autres préliminaires, je la lançai avec vigueur.</p>
-
-<p>Au moment où la pierre partit, Patience était en train de répondre à
-la salutation de l'enfant.</p>
-
-<p>&mdash;Bonsoir, enfants; Dieu soit avec vous!... nous disait-il, lorsque la
-pierre siffla à son oreille et alla frapper une chouette apprivoisée
-qui faisait les délices de Patience et qui commençait à s'éveiller
-avec la nuit dans le lierre dont la porte était couronnée.</p>
-
-<p>La chouette jeta un cri aigu et tomba sanglante aux pieds de son
-maître, qui lui répondit par un rugissement et resta immobile de
-surprise et de fureur pendant quelques secondes. Puis, tout à coup,
-prenant par les pieds la victime palpitante, il l'enleva de terre, et,
-venant à notre rencontre:</p>
-
-<p>&mdash;Lequel de vous, malheureux, s'écria-t-il d'une voix tonnante, a
-lancé cette pierre?</p>
-
-<p>Celui de mes compagnons qui marchait le dernier s'enfuit avec la
-rapidité du vent; mais Sylvain, saisi par la large main du sorcier,
-tomba les deux genoux en terre, en jurant par la sainte Vierge et par
-sainte Solange, patronne du Berry, qu'il était innocent du meurtre de
-l'oiseau. J'avais, je l'avoue, une forte démangeaison de le laisser se
-tirer d'affaire comme il pourrait, et d'entrer dans le fourré. Je
-m'étais attendu à voir un vieux jongleur décrépit, et non à tomber
-dans les mains d'un ennemi robuste; mais l'orgueil me retint.</p>
-
-<p>&mdash;Si c'est toi, disait Patience à mon compagnon tremblant, malheur à
-toi, car tu es un méchant enfant, et tu seras un malhonnête homme! Tu
-as fait une mauvaise action; tu as mis ton plaisir à causer de la peine
-à un vieillard qui ne t'a jamais nui, et tu l'as fait avec perfidie,
-avec lâcheté, en dissimulant et en lui disant le bonsoir avec
-politesse. Tu es un menteur, un infâme; tu m'as arraché ma seule
-société, ma seule richesse; tu t'es réjoui dans le mal. Que Dieu te
-préserve de vivre, si tu dois continuer ainsi!</p>
-
-<p>&mdash;Ô monsieur Patience! criait l'enfant en joignant les mains, ne me
-maudissez pas, ne me <i>charmez</i> pas, ne me donnez pas de maladie; ce
-n'est pas moi! Que Dieu m'extermine si c'est moi!...</p>
-
-<p>&mdash;Si ce n'est pas toi, c'est donc celui-là? dit Patience en me prenant
-par le collet de mon habit, et en me secouant comme un arbrisseau qu'on
-va déraciner.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, c'est moi, répondis-je avec hauteur, et si vous voulez savoir
-mon nom, apprenez qu'on m'appelle Bernard Mauprat, et qu'un vilain qui
-touche à un gentilhomme mérite la mort.</p>
-
-<p>&mdash;La mort! toi, tu me donneras la mort, Mauprat! s'écria le vieillard
-pétrifié de surprise et d'indignation. Et que serait donc Dieu si un
-morveux comme toi avait le droit de menacer un homme de mon âge? La
-mort! ah! tu es bien un Mauprat, et tu chasses de race, chien maudit!
-Cela parle de donner la mort, et tout au plus si cela est né! La mort,
-mon louveteau! sais-tu que c'est toi qui mérites la mort, non pas pour
-ce que tu viens de faire, mais pour être fils de ton père et neveu de
-tes oncles? Ah! je suis content de tenir un Mauprat dans le creux de ma
-main et de savoir si un coquin de gentilhomme pèse autant qu'un
-chrétien.</p>
-
-<p>Et en même temps il m'enlevait de terre comme il eût fait d'un
-lièvre.</p>
-
-<p>&mdash;Petit, dit-il à mon compagnon, va-t'en chez toi, et ne crains rien.
-Patience ne se fâche guère contre ses pareils, et il pardonne à ses
-frères, parce que ses frères sont des ignorants comme lui et ne savent
-pas ce qu'ils font; mais un Mauprat, vois-tu, ça sait lire et écrire,
-et ça n'en est que plus méchant. Va-t'en... Mais non, reste; je veux
-qu'une fois dans ta vie, tu voies un gentilhomme recevoir le fouet de la
-main d'un vilain. Tu vas voir cela, et je te prie de ne pas l'oublier,
-petit, et de le raconter à tes parents.</p>
-
-<p>J'étais pâle de colère, mes dents se brisaient dans ma bouche; je fis
-une résistance désespérée. Patience, avec un sang-froid effrayant,
-m'attacha à un arbre avec un brin de ramée. Il n'avait qu'à
-m'effleurer de sa main large et calleuse pour me plier comme un roseau,
-et cependant j'étais remarquablement vigoureux pour mon âge. Il
-accrocha la chouette à une branche au-dessus de ma tête, et le sang de
-l'oiseau, s'égouttant sur moi, me pénétrait d'horreur; car, quoiqu'il
-n'y eût là qu'une correction usitée avec les chiens de chasse qui
-mordent le gibier, mon cerveau, troublé par la rage, par le désespoir
-et par les cris de mon compagnon, commençait à croire à quelque
-affreux maléfice; mais je pense que j'eusse été moins puni s'il
-m'eût métamorphosé en chouette que je ne le fus en subissant la
-correction qu'il m'infligea. En vain je l'accablai de menaces, en vain
-je fis d'effroyables serments de vengeance, en vain le petit paysan se
-jeta encore à genoux, en répétant avec angoisse:</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur Patience, pour l'amour de Dieu, pour l'amour de vous-même,
-ne lui faites pas de mal; les Mauprat vous tueront.</p>
-
-<p>Il se prit à rire en haussant les épaules, et, s'armant d'une poignée
-de houx, il me fustigea, je dois l'avouer, d'une manière plus
-humiliante que cruelle; car, à peine vit-il couler quelques gouttes de
-mon sang, qu'il s'arrêta, jeta ses verges, et même je remarquai une
-subite altération dans ses traits et dans sa voix, comme s'il se fût
-repenti de sa sévérité.</p>
-
-<p>&mdash;Mauprat, me dit-il en croisant ses bras sur sa poitrine et en me
-regardant fixement, vous voilà châtié; vous voilà insulté, mon
-gentilhomme: cela me suffit. Vous voyez que je pourrais vous empêcher
-de me jamais nuire, en vous ôtant le souffle d'un coup de pouce, et en
-vous enterrant sous la pierre de ma porte. Qui s'aviserait de venir
-chercher ce bel enfant de noble chez le bonhomme Patience? Mais vous
-voyez que je n'aime pas la vengeance; car, au premier cri de douleur qui
-vous est échappé, j'ai cessé. Je n'aime pas à faire souffrir, moi;
-je ne suis pas un Mauprat. Il était bon pour vous d'apprendre par
-vous-même ce que c'est que d'être une fois la victime. Puisse cela
-vous dégoûter du métier de bourreau que l'on fait de père en fils
-dans votre famille! Bonsoir! allez-vous-en, je ne vous en veux plus, la
-justice du bon Dieu est satisfaite. Vous pouvez dire à vos oncles de me
-mettre sur le gril; ils mangeront un méchant morceau, et ils avaleront
-une chair qui reprendra vie dans leur gosier pour les étouffer.</p>
-
-<p>Alors il ramassa sa chouette morte, et, la contemplant d'un air
-sombre:</p>
-
-<p>&mdash;Un enfant de paysan n'eût pas fait cela, dit-il. Ce sont plaisirs de
-gentilhomme.</p>
-
-<p>Et, se retirant sur sa porte, il fit entendre l'exclamation qui lui
-échappait dans les grandes occasions et qui lui avait fait donner le
-surnom qu'il portait:</p>
-
-<p>&mdash;Patience, patience!... s'écria-t-il.</p>
-
-<p>C'était, selon les bonnes femmes, une formule cabalistique dans sa
-bouche, et, toutes les fois qu'on la lui avait entendu prononcer, il
-était arrivé quelque malheur à la personne qui l'avait offensé.
-Sylvain se signa pour conjurer le mauvais esprit. La terrible parole
-résonna sous la voûte de la tour où Patience venait de rentrer, puis
-la porte se referma sur lui avec fracas.</p>
-
-<p>Mon compagnon était si pressé de fuir, qu'il faillit me laisser là
-sans prendre le temps de me détacher. Dès qu'il l'eut fait:</p>
-
-<p>&mdash;Un signe de croix, me dit-il, pour l'amour du bon Dieu, un signe de
-croix! Si vous ne voulez pas faire le signe de la croix, vous voilà
-ensorcelé: nous serons mangés par les loups en nous en allant, ou bien
-nous rencontrerons la grand'bête.</p>
-
-<p>&mdash;Imbécile! lui dis-je, il s'agit bien de cela! Écoute, si tu as
-jamais le malheur de parler à qui que ce soit de ce qui vient
-d'arriver, je t'étrangle.</p>
-
-<p>&mdash;Hélas! monsieur, comment donc faire? reprit-il avec un mélange de
-naïveté et de malice. Le sorcier m'a commandé de le dire à mes
-parents.</p>
-
-<p>Je levai le bras pour le frapper, mais la force me manqua. Suffoqué de
-rage par le traitement que je venais d'essuyer, je tombai presque
-évanoui, et Sylvain en profita pour s'enfuir.</p>
-
-<p>Quand je revins à moi-même, je me trouvais seul; je ne connaissais pas
-cette partie de la Varenne; je n'y étais jamais venu, et elle était
-horriblement déserte. Toute la journée, j'avais vu des traces de loups
-et de sangliers sur le sable. La nuit régnait déjà; j'avais encore
-deux lieues à faire pour arriver à la Roche-Mauprat. La porte serait
-fermée, le pont levé; je serais reçu à coups de fusil si je
-n'arrivais avant neuf heures. Il y avait à parier cent contre un que,
-ne connaissant pas le chemin, il me serait impossible de faire deux
-lieues en une heure. Cependant j'eusse mieux aimé subir mille morts que
-de demander asile à l'habitant de la tour Gazeau, me l'eût-il accordé
-avec grâce. Mon orgueil saignait plus que ma chair.</p>
-
-<p>Je me lançai à la course à tout hasard. Le sentier faisait mille
-détours; mille autres sentiers s'entre-croisaient. J'arrivai à la
-plaine par un pâturage fermé de haies. Là, toute trace de sentier
-disparaissait. Je franchis la haie au hasard et tombai dans un champ. La
-nuit était noire; eût-il fait jour, il n'y avait pas moyen de
-s'orienter à travers des <i>héritages</i><a name="FNanchor_2_1" id="FNanchor_2_1"></a><a href="#Footnote_2_1" class="fnanchor">[2]</a> encaissés dans des talus
-hérissés d'épines. Enfin je trouvai des bruyères, puis des bois, et
-mes terreurs, un peu calmées, se renouvelèrent; car, je l'avoue,
-j'étais en proie à des terreurs mortelles. Dressé à la bravoure
-comme un chien à la chasse, je faisais bonne contenance sous les yeux
-d'autrui. Mû par la vanité, j'étais audacieux quand j'avais des
-spectateurs; mais, livré à moi-même dans la profonde nuit, épuisé
-de fatigue et de faim, quoique je ne sentisse nulle envie de manger,
-bouleversé par les émotions que je venais d'éprouver, assuré d'être
-battu par mes oncles en rentrant, et pourtant aussi désireux de rentrer
-que si j'eusse dû trouver le paradis terrestre à la Roche-Mauprat,
-j'errai jusqu'au jour dans des angoisses impossibles à décrire. Les
-hurlements des loups, heureusement lointains, vinrent plus d'une fois
-frapper mon oreille et glacer mon sang dans mes veines; et, comme si ma
-position n'eût pas été assez précaire en réalité, mon imagination
-frappée venait y joindre mille images fantastiques. Patience passait
-pour un <i>meneur de loups.</i> Vous savez que c'est une spécialité
-cabalistique accréditée en tout pays. Je m'imaginais donc voir
-paraître ce diabolique petit vieillard escorté de sa bande affamée,
-ayant revêtu lui-même la figure d'une <i>moitié de loup</i>, et me
-poursuivant à travers les taillis. Plusieurs fois des lapins me
-partirent entre les jambes, et, de saisissement, je faillis tomber à la
-renverse. Là, comme j'étais bien sûr de n'être pas vu, je faisais
-force signes de croix; car, en affectant l'incrédulité, j'avais
-nécessairement au fond de l'âme toutes les superstitions de la peur.</p>
-
-<p>Enfin j'arrivai à la Roche-Mauprat avec le jour. J'attendis dans un
-fossé que les portes fussent ouvertes, et je me glissai à ma chambre
-sans être vu de personne. Comme ce n'était pas précisément une
-tendresse assidue qui veillait sur moi, mon absence n'avait pas été
-remarquée durant la nuit; je fis croire à mon oncle Jean, que je
-rencontrai dans un escalier, que je venais de me lever; et, ce
-stratagème ayant réussi, j'allai dormir tout le jour dans l'abat-foin.</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a>Locution du pays.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_2_1" id="Footnote_2_1"></a><a href="#FNanchor_2_1"><span class="label">[2]</span></a>C'est le nom qu'on donne à la petite propriété.</p></div>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="V">V</a></h4>
-
-
-<p>N'ayant plus rien à craindre pour moi-même, il m'eût été facile de
-me venger de mon ennemi; tout m'y conviait. Le propos qu'il avait tenu
-contre ma famille eût suffi, sans même invoquer l'outrage fait à ma
-personne, et que je répugnais à avouer. Je n'avais donc qu'un mot à
-dire: sept Mauprat eussent été à cheval au bout d'un quart d'heure,
-charmés d'avoir un exemple à faire en maltraitant un homme qui ne leur
-fournissait aucune redevance et qui ne leur eût semblé bon qu'à être
-pendu pour effrayer les autres.</p>
-
-<p>Mais, les choses n'eussent-elles pas été aussi loin, je ne sais
-comment il se fit que je sentis une répugnance insurmontable à
-demander vengeance à huit hommes contre un seul. Au moment de le faire
-(car, dans ma colère, je me l'étais bien promis), je fus retenu par je
-ne sais quel instinct de loyauté que je ne me connaissais pas, et que
-je ne pus guère m'expliquer à moi-même. Et puis les paroles de
-Patience avaient peut-être fait naître en moi, à mon insu, un
-sentiment de honte salutaire. Peut-être ses justes malédictions contre
-les nobles m'avaient-elles fait entrevoir quelque idée de justice.
-Peut-être, en un mot, ce que j'avais pris jusque-là en moi pour des
-mouvements de faiblesse et de pitié commença-t-il dès lors sourdement
-à me sembler plus grave et moins méprisable.</p>
-
-<p>Quoi qu'il en soit, je gardai le silence. Je me contentai de rosser
-Sylvain pour le punir de m'avoir abandonné et pour le déterminer à se
-taire sur ma mésaventure. Cet amer souvenir était assoupi, lorsque,
-vers la fin de l'automne, il m'arriva de battre les bois avec Sylvain.
-Ce pauvre Sylvain avait de l'attachement pour moi; car, en dépit de mes
-brutalités, il venait toujours se placer sur mes talons, dès que
-j'étais hors du château. Il me défendait contre tous ses compagnons,
-en soutenant que je n'étais qu'un peu vif et point méchant. Ce sont
-les âmes douces et résignées du peuple qui entretiennent l'orgueil et
-la rudesse des grands. Nous chassions donc les alouettes au lacet,
-lorsque mon page ensaboté, qui furetait toujours à l'avant-garde,
-revint vers moi en disant textuellement:</p>
-
-<p>&mdash;<i>J'avise</i><a name="FNanchor_3_1" id="FNanchor_3_1"></a><a href="#Footnote_3_1" class="fnanchor">[3]</a> <i>eul</i><a name="FNanchor_4_1" id="FNanchor_4_1"></a><a href="#Footnote_4_1" class="fnanchor">[4]</a> <i>meneu d'loups anc</i><a name="FNanchor_5_1" id="FNanchor_5_1"></a><a href="#Footnote_5_1" class="fnanchor">[5]</a> <i>eul preneu d'taupes.</i></p>
-
-<p>Cet avertissement fit passer un frisson dans tous mes membres. Cependant
-je sentis le ressentiment faire réaction dans mon cœur, et je marchai
-droit à la rencontre de mon sorcier, un peu rassuré peut-être aussi
-par la présence de son compagnon, qui était un habitué de la
-Roche-Mauprat, et que je supposais devoir me porter respect et
-assistance.</p>
-
-<p>Marcasse, dit le <i>preneur de taupes</i>, faisait profession de purger de
-fouines, belettes, rats et autres animaux malfaisants les habitations et
-les champs de la contrée. Il ne bornait pas au Berry les bienfaits de
-son industrie; tous les ans, il faisait le tour de la Marche, du
-Nivernais, du Limousin et de la Saintonge, parcourant seul et à pied
-tous les lieux où on avait le bon esprit d'apprécier ses talents; bien
-reçu partout, au château comme à la chaumière, car c'était un
-métier qui se faisait avec succès et probité de père en fils dans sa
-famille, et que ses descendants font encore, il avait un gîte et une
-besogne assurés pour tous les jours de l'année. Aussi régulier dans
-sa tournée que la terre dans sa rotation, on le voyait, à époque
-fixe, reparaître dans les mêmes lieux où il avait passé l'année
-précédente, toujours accompagné du même chien et de la même longue
-épée.</p>
-
-<p>Ce personnage était aussi curieux et plus comique, dans son genre, que
-le sorcier Patience. C'était un homme bilieux et mélancolique, grand,
-sec, anguleux, plein de lenteur, de majesté et de réflexion dans
-toutes ses manières. Il aimait si peu à parler, qu'il répondait à
-toutes les questions par monosyllabes; toutefois, il ne s'écartait
-jamais des règles de la plus austère politesse, et il disait peu de
-mots sans élever la main vers la corne de son chapeau en signe de
-révérence et de civilité. Était-il ainsi par caractère? ou bien,
-dans son métier ambulant, la crainte de s'aliéner quelques-unes de ses
-nombreuses pratiques par des propos inconsidérés lui inspira-t-elle
-cette sage réserve? On ne le savait point. Il avait l'œil et le pied
-dans toutes les maisons; il avait, le jour, la clef de tous les greniers
-et place, le soir, au foyer de toutes les cuisines. Il savait tout,
-d'autant plus que son air rêveur et absorbé inspirait l'abandon en sa
-présence, et pourtant jamais il ne lui était arrivé de rapporter dans
-une maison ce qui se passait dans une autre.</p>
-
-<p>Si vous voulez savoir comment ce caractère m'avait frappé, je vous
-dirai que j'avais été témoin des efforts de mes oncles et de mon
-grand-père pour le faire parler. Ils espéraient savoir de lui ce qui
-se passait au château de Sainte-Sévère, chez M. Hubert de Mauprat,
-l'objet de leur haine et de leur envie. Quoique don Marcasse (on
-l'appelait <i>don</i> parce qu'on lui trouvait la démarche et la fierté
-d'un hidalgo ruiné), quoique don Marcasse, dis-je, eût été
-impénétrable à cet égard comme à tous les autres, les Mauprat
-<i>Coupe-Jarret</i> ne manquaient pas de l'amadouer toujours davantage,
-espérant tirer de lui quelque chose de relatif à Mauprat
-<i>Casse-Tête.</i></p>
-
-<p>Nul ne pouvait donc savoir les sentiments de Marcasse sur quoi que ce
-soit; le plus court eût été de supposer qu'il ne se donnait pas la
-peine d'en avoir aucun. Cependant l'attrait que Patience semblait
-éprouver pour lui, jusqu'à l'accompagner durant plusieurs semaines
-dans ses voyages, donnait à penser qu'il y avait quelque sortilège
-dans son air mystérieux, et que ce n'était pas seulement la longueur
-de son épée et l'adresse de son chien qui faisaient si merveilleuse
-déconfiture de taupes et de belettes. On parlait tout bas d'herbes
-enchantées, au moyen desquelles il faisait sortir de leurs trous ces
-animaux méfiants pour les prendre au piège; mais, comme on se trouvait
-bien de cette magie, on ne songeait pas à lui en faire un crime.</p>
-
-<p>Je ne sais si vous avez assisté à ce genre de chasse. Elle est
-curieuse, surtout dans les greniers à fourrage. L'homme et le chien
-grimpant aux échelles et courant sur les bois de charpente avec un
-aplomb et une agilité surprenants; le chien flairant les trous des
-murailles, faisant l'office de chat, se mettant à fallut et veillant en
-embuscade jusqu'à ce que le <i>gibier</i> se livre à la rapière du
-chasseur; celui-ci lardant des bottes de paille et passant l'ennemi au
-fil de l'épée: tout cela, accompli et dirigé avec gravité et
-importance par don Marcasse, était, je vous assure, aussi singulier que
-divertissant.</p>
-
-<p>Lorsque j'aperçus ce féal, je crus pouvoir braver le sorcier, et
-j'approchai hardiment. Sylvain me regardait avec admiration, et je
-remarquai que Patience lui-même ne s'attendait pas à tant d'audace.
-J'affectai d'aborder Marcasse et de lui parler, afin de braver mon
-ennemi. Ce que voyant, il écarta doucement le preneur de taupes et,
-posant sa lourde main sur ma tête, il me dit fort tranquillement:</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez grandi depuis quelque temps, mon beau monsieur!</p>
-
-<p>La rougeur me monta au visage, et, reculant avec dédain:</p>
-
-<p>&mdash;Prenez garde à ce que vous faites, manant, lui dis-je; vous devriez
-vous rappeler que, si vous avez encore vos deux oreilles, c'est à ma
-bonté que vous le devez.</p>
-
-<p>&mdash;Mes deux oreilles! dit Patience en riant avec amertume.</p>
-
-<p>Et, faisant allusion au surnom de ma famille, il ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;Vous voulez dire mes deux jarrets? <i>Patience! patience!</i> un
-temps n'est peut-être pas loin où les manants ne couperont aux nobles ni les
-jarrets ni les oreilles, mais la tête et la bourse...</p>
-
-<p>&mdash;Taisez-vous, maître Patience, dit le preneur de taupes d'un ton
-solennel, vous ne parlez pas en philosophe.</p>
-
-<p>&mdash;Tu as raison, toi, répliqua le sorcier; et, au fait, je ne sais pas
-pourquoi je querelle ce petit <i>gars.</i> Il aurait dû me faire mettre en
-bouillie par ses oncles; car je l'ai fouetté, l'été dernier, pour une
-sottise qu'il m'avait faite et je ne sais pas ce qui est arrivé dans la
-famille, mais les Mauprat ont perdu une belle occasion de faire du mal
-au prochain.</p>
-
-<p>&mdash;Apprenez, paysan, lui dis-je, qu'un noble se venge toujours noblement;
-je n'ai pas voulu faire punir mes injures par des gens plus forts que
-vous; mais attendez deux ans, et je vous promets de vous pendre, de ma
-propre main, à un certain arbre que je reconnaîtrai bien, et qui est
-devant la porte de la tour Gazeau. Si je ne le fais, je veux cesser
-d'être gentilhomme; si je vous épargne, je veux être appelé meneur
-de loups.</p>
-
-<p>Patience sourit, et, tout d'un coup devenant sérieux, il attacha sur
-moi ce regard profond qui rendait sa physionomie si remarquable. Puis,
-se tournant vers le chasseur de belettes:</p>
-
-<p>&mdash;C'est singulier, dit-il, il y a quelque chose dans cette race. Voyez
-le plus méchant noble: il a encore plus de cœur dans certaines choses
-que le plus brave d'entre nous. Ah! c'est tout simple, ajouta-t-il en se
-parlant en lui-même; on les élève comme ça, et nous, on nous dit que
-nous naissons pour obéir... <i>Patience!</i></p>
-
-<p>Il garda un instant le silence, puis il sortit de sa rêverie pour me
-dire d'un ton de bonhomie un peu railleuse:</p>
-
-<p>&mdash;Vous voulez me pendre, monseigneur <i>Brin de chaume?</i> Mangez
-donc beaucoup de soupe, car vous n'êtes pas encore assez haut pour
-atteindre à la branche qui me portera; et, jusque-là... il passera
-peut-être sous le pont bien de l'eau dont vous ne savez pas le goût.</p>
-
-<p>&mdash;Mal parlé, mal parlé, dit le preneur de taupes d'un air grave;
-allons, la paix. Monsieur Bernard, pardon pour Patience; c'est un vieux,
-un fou.</p>
-
-<p>&mdash;Non, non, dit Patience, je veux qu'il me pende; il a raison, il me
-doit cela, et, au fait, cela arrivera peut-être plus vite que tout le
-reste. Ne vous dépêchez pas trop de grandir, monsieur; car, moi, je me
-dépêche de vieillir plus que je ne voudrais; et, puisque vous êtes si
-brave, vous ne voudrez pas attaquer un homme qui ne pourrait plus se
-défendre.</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez bien usé de votre force avec moi! m'écriai-je; ne
-m'avez-vous pas fait violence? dites! n'est-ce pas une lâcheté, cela?</p>
-
-<p>Il fit un geste de surprise.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! les enfants, les enfants! dit-il, voyez comme cela raisonne! La
-vérité est dans la bouche des enfants.</p>
-
-<p>Et il s'éloigna en rêvant et en se disant des sentences à lui-même,
-comme il avait l'habitude de faire. Marcasse m'ôta son chapeau et me
-dit d'un ton impassible:</p>
-
-<p>&mdash;Il a tort... il faut la paix... pardon... repos... salut!</p>
-
-<p>Ils disparurent, et là cessèrent mes rapports avec Patience. Ils ne
-furent renoués que longtemps après.</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_3_1" id="Footnote_3_1"></a><a href="#FNanchor_3_1"><span class="label">[3]</span></a>Je vois.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_4_1" id="Footnote_4_1"></a><a href="#FNanchor_4_1"><span class="label">[4]</span></a>Le.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_5_1" id="Footnote_5_1"></a><a href="#FNanchor_5_1"><span class="label">[5]</span></a>Avec.</p></div>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="VI">VI</a></h4>
-
-
-<p>J'avais quinze ans quand mon grand-père mourut; sa mort ne causa point
-de douleur, mais une véritable consternation à la Roche-Mauprat. Il
-était l'âme de tous les vices qui y régnaient, et il est certain
-qu'il y avait en lui quelque chose de plus cruel et de moins vil que
-dans ses fils. Après lui, l'espèce de gloire que son audace nous avait
-acquise s'éclipsa. Ses enfants, jusque-là bien disciplinés, devinrent
-de plus en plus ivrognes et débauchés. D'ailleurs, les expéditions
-furent chaque jour plus périlleuses.</p>
-
-<p>Excepté le petit nombre de féaux que nous traitions bien et qui nous
-étaient tous dévoués, nous étions de plus en plus isolés et sans
-ressources. Le pays d'alentour avait été abandonné à la suite de nos
-violences. La frayeur que nous inspirions agrandissait chaque jour le
-désert autour de nous. Il fallait aller loin et se hasarder sur les
-confins de la plaine. Là, nous n'avions pas le dessus, et mon oncle
-Laurent, le plus hardi de tous, fut grièvement blessé dans une
-escarmouche. Il fallut chercher d'autres ressources. Jean les suggéra.
-Ce fut de se glisser dans les foires sous divers déguisements et d'y
-commettre des vols habiles. De brigands, nous devînmes filous, et notre
-nom détesté s'avilit de plus en plus. Nous établîmes des
-accointances avec tout ce que la province recélait de gens tarés, et,
-par un échange de services frauduleux, nous échappâmes encore une
-fois à la misère.</p>
-
-<p>Je dis nous, car je commençais à faire partie de cette bande de
-coupe-jarrets quand mon grand-père mourut. Il avait cédé à mes
-prières et m'avait associé à quelques-unes des dernières courses
-qu'il tenta. Je ne vous ferai point d'excuses, mais vous voyez devant
-vous un homme qui a fait le métier de bandit. C'est un souvenir qui ne
-me laisse nul remords, pas plus qu'à un soldat d'avoir fait campagne
-sous les ordres de son général. Je croyais encore vivre au moyen âge.
-La force et la sagesse des lois établies étaient pour moi des paroles
-dépourvues de sens. Je me sentais brave et vigoureux; je me battais. Il
-est vrai que les résultats de nos victoires me faisaient souvent
-rougir; mais, n'en profitant pas, je m'en lavais les mains, et je me
-souviens avec plaisir d'avoir aidé plus d'une victime terrassée à se
-relever et à s'enfuir.</p>
-
-<p>Cette existence m'étourdissait par son activité, ses dangers et ses
-fatigues. Elle m'arrachait aux douloureuses réflexions qui eussent pu
-naître en moi. En outre, elle me soustrayait à la tyrannie immédiate
-de Jean. Mais, quand mon grand-père fut mort, et notre bande dégradée
-par un autre genre d'exploits, je retombai sous cette odieuse
-domination. Je n'étais nullement propre au mensonge et à la fraude. Je
-montrais non seulement de l'aversion, mais encore de l'incapacité pour
-cette industrie nouvelle. On me regarda comme un membre inutile, et les
-mauvais procédés recommencèrent. On m'eût chassé si on n'eût
-craint que, me réconciliant avec la société, je ne devinsse un ennemi
-dangereux. Dans cette alternative de me nourrir ou d'avoir à me
-redouter, il fut souvent délibéré (je l'ai su depuis) de me chercher
-querelle et de me forcer à une rixe dans laquelle on se déferait de
-moi. C'était l'avis de Jean; mais Antoine, celui qui avait perdu le
-moins de l'énergie et de l'espèce d'équité domestique de Tristan,
-opina et prouva que j'étais plus précieux que nuisible. J'étais un
-bon soldat, on pouvait avoir besoin encore de bras dans l'occasion. Je
-pouvais aussi me former à l'escroquerie: j'étais bien jeune et bien
-ignorant; mais si Jean voulait me prendre par la douceur, rendre mon
-sort moins malheureux, et surtout m'éclairer sur ma véritable
-situation, en m'apprenant que j'étais perdu pour la société et que je
-ne pouvais y reparaître sans être pendu aussitôt, peut-être mon
-obstination et ma fierté plieraient-elles devant le bien-être d'une
-part, et la nécessité, de l'autre. Il fallait au moins le tenter avant
-de se débarrasser de moi.</p>
-
-<p>&mdash;Car, disait Antoine pour conclure son homélie, nous étions dix
-Mauprat l'année dernière; notre père est mort, et, si nous tuons
-Bernard, nous ne serons plus que huit.</p>
-
-<p>Cet argument l'emporta. On me tira de l'espèce de cachot où je
-languissais depuis plusieurs mois; on me donna des habits neufs; on
-changea mon vieux fusil pour une belle carabine que j'avais toujours
-désirée; on me fit l'exposé de ma situation dans le monde; on me
-versa du meilleur vin à mes repas. Je promis de réfléchir, et, en
-attendant, je m'abrutis un peu plus dans l'inaction et dans l'ivrognerie
-que je n'avais fait dans le brigandage.</p>
-
-<p>Cependant ma captivité me laissa de si tristes impressions, que je fis
-le serment, à part moi, de m'exposer à tout ce qui pourrait m'advenir
-sur les terres du roi de France, plutôt que de supporter le retour de
-ces mauvais traitements. Un méchant point d'honneur me retenait seul à
-la Roche-Mauprat. Il était évident que l'orage s'amassait sur nos
-têtes. Les paysans étaient mécontents, malgré tout ce que nous
-faisions pour nous les attacher; des doctrines d'indépendance
-s'insinuaient sourdement parmi eux; nos plus fidèles serviteurs se
-lassaient d'avoir le pain et les vivres en abondance; ils demandaient de
-l'argent, et nous n'en avions pas. Plusieurs sommations nous avaient
-été faites sérieusement de payer à l'État les impôts du fisc; et,
-nos créanciers se joignant aux gens du roi et aux paysans révoltés,
-tout nous menaçait d'une catastrophe semblable à celle dont le
-seigneur de Pleumartin venait d'être la victime dans le pays<a name="FNanchor_6_1" id="FNanchor_6_1"></a><a href="#Footnote_6_1" class="fnanchor">[6]</a>.</p>
-
-<p>Mes oncles avaient longtemps projeté de s'adjoindre aux rapines et à
-la résistance de ce hobereau. Mais, au moment où Pleumartin, près de
-tomber au pouvoir de ses ennemis, nous avait donné sa parole de nous
-accueillir comme amis et alliés si nous marchions à son secours, nous
-avions appris sa défaite et sa fin tragique. Nous étions donc à toute
-heure sur nos gardes. Il fallait quitter le pays ou traverser une crise
-décisive. Les uns conseillaient le premier parti; les autres
-s'obstinaient à suivre le conseil du père mourant et à s'enterrer
-sous les ruines du donjon. Ils traitaient de lâcheté et de couardise
-toute idée de fuite ou de transaction. La crainte d'encourir un pareil
-reproche et peut-être un peu d'amour instinctif du danger me retenaient
-donc encore; mais mon aversion pour cette existence odieuse sommeillait
-en moi, toujours prêle à éclater violemment.</p>
-
-<p>Un soir que nous avions largement soupe, nous restâmes à table,
-continuant à boire et à converser, Dieu sait dans quels termes et sur
-quels sujets! Il faisait un temps affreux, l'eau ruisselait sur le pavé
-de la salle par les fenêtres disjointes, l'orage ébranlait les vieux
-murs. Le vent de la nuit sifflait à travers les crevasses de la voûte
-et faisait ondoyer la flamme de nos torches de résine. On m'avait
-beaucoup raillé, pendant le repas, de ce qu'on appelait ma vertu; on
-avait traité ma sauvagerie envers les femmes de continence, et c'était
-surtout à ce propos qu'on me poussait à mal par la mauvaise honte.
-Comme, tout en me défendant de ces moqueries grossières et en
-ripostant sur le même ton, j'avais bu énormément, ma farouche
-imagination s'était enflammée, et je me vantais d'être plus hardi et
-mieux venu, auprès de la première femme qu'on amènerait à la
-Roche-Mauprat, qu'aucun de mes oncles. Le défi fut accepté avec de
-grands éclats de rire. Les roulements de la foudre répondirent à
-cette gaieté infernale.</p>
-
-<p>Tout à coup le cor sonna à la herse. Tout rentra dans le silence.
-C'était la fanfare dont les Mauprat se servaient entre eux pour
-s'appeler et se reconnaître. C'était mon oncle Laurent qui avait été
-absent tout le jour et qui demandait à rentrer. Nous avions tant de
-sujets de méfiance, que nous étions nous-mêmes porte-clefs et
-guichetiers de notre forteresse. Jean se leva en agitant les clefs; mais
-il resta immobile aussitôt pour écouter le cor, qui annonçait par une
-seconde fanfare qu'il amenait une prise, et qu'il fallait aller
-au-devant de lui. En un clin d'œil, tous les Mauprat furent à la herse
-avec des flambeaux, excepté moi, dont l'indifférence était profonde,
-et les jambes sérieusement avinées.</p>
-
-<p>&mdash;Si c'est une femme, s'écria Antoine en sortant, je jure sur l'âme de
-mon père qu'elle te sera adjugée, vaillant jeune homme! et nous
-verrons si ton audace répond à tes prétentions.</p>
-
-<p>Je restai les coudes sur la table, plongé dans un malaise stupide.</p>
-
-<p>Lorsque la porte se rouvrit, je vis entrer une femme d'une démarche
-assurée et revêtue d'un costume étrange. Il me fallut un effort pour
-ne pas tomber dans une sorte de divagation, et pour comprendre ce que
-l'un des Mauprat vint me dire à l'oreille. Au milieu d'une battue aux
-loups, à laquelle plusieurs seigneurs des environs, avec leurs femmes,
-avaient voulu prendre part, le cheval de cette jeune personne s'était
-effrayé et l'avait emportée loin de la chasse. Lorsqu'il s'était
-calmé après une pointe de près d'une lieue, elle avait voulu
-retourner en arrière; mais, ne connaissant pas le pays de la Varenne,
-où tous les sites se ressemblent, elle s'était de plus en plus
-écartée. L'orage et la nuit avaient mis le comble à son embarras.
-Laurent, l'ayant rencontrée, lui avait offert de la conduire au
-château de Rochemaure, qui était en effet à plus de six lieues de
-là, mais qu'il disait très voisin, et dont il feignait d'être le
-garde-chasse. Cette dame avait accepté son offre. Sans connaître la
-dame de Rochemaure, elle était un peu sa parente et se flattait d'être
-bien accueillie. Elle n'avait jamais rencontré la figure d'aucun
-Mauprat et ne songeait guère être si près de leur repaire. Elle avait
-donc suivi son guide sans défiance, et, n'ayant vu de sa vie la
-Roche-Mauprat ni de près ni de loin, elle fut introduite dans la salle
-de nos orgies sans avoir le moindre soupçon du piège où elle était
-tombée.</p>
-
-<p>Quand je frottai mes yeux appesantis et regardai cette femme si jeune et
-si belle, avec un air de calme, de franchise et d'honnêteté que je
-n'avais jamais trouvé sur le front d'aucune autre (toutes celles qui
-avaient passé la herse de notre manoir étant d'insolentes prostituées
-ou des victimes stupides), je crus faire un rêve.</p>
-
-<p>J'avais vu des fées figurer dans mes légendes de chevalerie. Je crus
-presque que Morgane ou Urgande venait chez nous pour faire justice, et
-j'eus envie un instant de me jeter à genoux et de protester contre
-l'arrêt qui m'eût confondu avec mes oncles. Antoine, à qui Laurent
-avait rapidement donné le mot, s'approcha d'elle, avec autant de
-politesse qu'il était capable d'en avoir, et la pria d'excuser son
-costume de chasse et celui de ses amis. Ils étaient tous neveux ou
-cousins de la dame de Rochemaure, et ils attendaient, pour se mettre à
-table, que cette dame, qui était fort dévote, fût sortie de la
-chapelle, où elle était en conférence pieuse avec son aumônier.
-L'air de candeur et de confiance avec lequel l'inconnue écouta ce
-mensonge ridicule me serra le cœur; mais je ne me rendis pas compte de
-ce que j'éprouvais.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne veux pas, dit-elle à mon oncle Jean, qui faisait l'assidu d'un
-air de satyre auprès d'elle, déranger cette dame; je suis trop
-inquiète de l'inquiétude que je cause moi-même à mon père et à mes
-amis dans ce moment pour vouloir m'arrêter ici. Dites-lui que je la
-supplie de me prêter un cheval frais et un guide, afin que je retourne
-vers le lieu où je présume qu'ils peuvent avoir été m'attendre.</p>
-
-<p>&mdash;Madame, répondit Jean avec assurance, il est impossible que vous vous
-remettiez en route par le temps qu'il fait; d'ailleurs, cela ne
-servirait qu'à retarder le moment de rejoindre ceux qui vous cherchent.
-Dix de nos gens bien montés et armés de torches partent à l'instant
-même par dix routes différentes et vont parcourir la Varenne sur tous
-les points. Il est donc impossible que, dans deux heures au plus, vos
-parents n'aient pas de vos nouvelles, et que bientôt vous ne les voyiez
-arriver ici, où ils seront hébergés le mieux possible. Tenez-vous
-donc en repos et acceptez quelques cordiaux pour vous remettre, car vous
-êtes mouillée et accablée de fatigue.</p>
-
-<p>&mdash;Sans l'inquiétude que j'éprouve, je serais affamée, répondit-elle
-en souriant. Je vais essayer de manger quelque chose; mais ne faites
-rien d'extraordinaire pour moi. Vous avez déjà mille fois trop de
-bonté.</p>
-
-<p>Elle s'approcha de la table où j'étais resté accoudé, et prit un
-fruit tout près de moi sans m'apercevoir. Je me retournai et la
-regardai effrontément d'un air abruti. Elle supporta mon regard avec
-arrogance. Voilà du moins ce qu'il me sembla. J'ai su depuis qu'elle ne
-me voyait seulement pas; car, tout en faisant effort sur elle-même pour
-paraître calme et répondre avec confiance à l'hospitalité qu'on lui
-offrait, elle était fort troublée de la présence inattendue de tant
-d'hommes étranges, de mauvaise mine et grossièrement vêtus. Pourtant
-nul soupçon ne lui venait. J'entendis un des Mauprat dire près de moi
-à Jean:</p>
-
-<p>&mdash;Bon! tout va bien; elle donne dans le panneau; faisons-la boire, elle
-causera.</p>
-
-<p>&mdash;Un instant, répondit Jean, surveillez-la, l'affaire est sérieuse; il
-y a mieux à faire ici qu'à se divertir. Je vais tenir conseil, on vous
-appellera pour dire votre avis; mais ayez l'œil un peu sur Bernard.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce qu'il y a? dis-je brusquement en me retournant vers lui.
-Est-ce que cette <i>fille</i> ne m'appartient pas? N'a-t-on pas juré sur
-l'âme de mon grand-père...?</p>
-
-<p>&mdash;Ah! c'est parbleu vrai! dit Antoine en s'approchant de notre groupe,
-tandis que les autres Mauprat entouraient la dame. Écoute, Bernard, je
-tiendrai ma parole à une condition.</p>
-
-<p>&mdash;Laquelle?</p>
-
-<p>&mdash;C'est bien simple: d'ici à dix minutes, tu ne diras pas à cette
-donzelle qu'elle n'est pas chez la vieille Rochemaure.</p>
-
-<p>&mdash;Pour qui me prenez-vous? répondis-je en enfonçant mon chapeau sur
-mes yeux. Croyez-vous que je sois une bête? Attendez, voulez-vous que
-j'aille prendre la robe de ma grand'mère qui est là-haut, et que je me
-fasse passer pour la dévote de Rochemaure?</p>
-
-<p>&mdash;Bonne idée, dit Laurent.</p>
-
-<p>&mdash;Mais, avant tout, j'ai à vous parler, reprit Jean.</p>
-
-<p>Et il les entraîna dehors, après avoir fait un signe aux autres. Au
-moment où ils sortaient tous, je crus voir que Jean voulait engager
-Antoine à me surveiller; mais Antoine, avec une insistance que je ne
-compris pas, s'obstina à les suivre. Je restai seul avec l'inconnue.</p>
-
-<p>Je demeurai un instant étourdi, bouleversé, et plus embarrassé que
-satisfait du tête-à-tête; puis, en cherchant à me rendre compte de
-ce qui se passait de mystérieux autour de moi, je parvins à
-m'imaginer, à travers les fumées du vin, quelque chose d'assez
-vraisemblable, quoique pourtant ce fût une erreur complète.</p>
-
-<p>Je crus expliquer tout ce que je venais de voir et d'entendre, en
-supposant: 1° que cette dame si tranquille et si parée était une de
-ces filles de bohème que j'avais vues quelquefois dans les foires; 2°
-que Laurent, l'ayant rencontrée par les champs, l'avait amenée pour
-divertir la compagnie; 3° qu'on lui avait fait confidence de mon état
-d'ivresse fanfaronne, et qu'on l'amenait pour mettre ma galanterie à
-l'épreuve, tandis qu'on me regarderait par le trou de la serrure. Mon
-premier mouvement, dès que cette pensée se fut emparée de moi, fut de
-me lever et d'aller droit à la porte, que je fermai à double tour et
-dont je tirai les verrous; puis je revins vers la dame, déterminé que
-j'étais à ne pas lui donner lieu de railler ma timidité.</p>
-
-<p>Elle était assise sous le manteau de la cheminée; et, comme elle
-était occupée à sécher ses habits mouillés et penchée vers le
-foyer, elle ne s'était pas rendu compte de ce que je faisais; mais
-l'expression étrange de mon visage la fit tressaillir lorsque je
-m'approchai d'elle. J'étais déterminé à l'embrasser pour commencer;
-mais, je ne sais par quel prodige, dès qu'elle eut levé ses yeux sur
-moi, cette familiarité me devint impossible. Je ne me sentis que le
-courage de lui dire:</p>
-
-<p>&mdash;Ma foi! mademoiselle, vous êtes charmante, et vous me plaisez, aussi
-vrai que je m'appelle Bernard Mauprat.</p>
-
-<p>&mdash;Bernard Mauprat! s'écria-t-elle en se levant; vous êtes Bernard
-Mauprat, vous? En ce cas, changez de langage et sachez à qui vous
-parlez; ne vous l'a-t-on pas dit?</p>
-
-<p>&mdash;On ne me l'a pas dit, mais je le devine, répondis-je en ricanant et
-en m'efforçant de lutter contre le respect que m'inspiraient sa pâleur
-subite et son attitude impérieuse.</p>
-
-<p>&mdash;Si vous le devinez, dit-elle, comment est-il possible que vous me
-parliez comme vous faites? Mais on m'avait bien dit que vous étiez mal
-élevé, et pourtant j'avais toujours désiré vous rencontrer.</p>
-
-<p>&mdash;En vérité, dis-je en ricanant toujours, vous! princesse de grandes
-routes, qui avez connu tant de gens en votre vie? Laissez mes lèvres
-rencontrer les vôtres, s'il vous plaît, ma belle, et vous saurez si je
-suis aussi bien élevé que messieurs mes oncles, que vous écoutiez si
-bien tout à l'heure.</p>
-
-<p>&mdash;Vos oncles! s'écria-t-elle en saisissant brusquement sa chaise et en
-la plaçant entre nous comme par un instinct de défense. Oh! mon Dieu!
-mon Dieu! je ne suis pas chez M<sup>me</sup> de Rochemaure!</p>
-
-<p>&mdash;Le nom commence toujours de même, et nous sommes d'aussi bonne
-roche que qui que ce soit.</p>
-
-<p>&mdash;La Roche-Mauprat!... murmura-t-elle en frissonnant de la tête aux
-pieds comme une biche qui entend hurler les loups.</p>
-
-<p>Et ses lèvres devinrent toutes blanches. L'angoisse passa dans tous ses
-traits. Par une involontaire sympathie, je frémis moi-même et je
-faillis changer tout à coup de manières et de langage.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce que cela a donc de surprenant pour elle? me disais-je;
-n'est-ce pas une comédie qu'elle joue? et, si les Mauprat ne
-sont pas là derrière quelque boiserie à nous écouter, ne leur
-racontera-t-elle pas mot pour mot tout ce qui se sera passé? Cependant
-elle tremble comme une feuille de peuplier... Mais si c'est une
-comédienne? J'en ai vu une qui faisait Geneviève de Brabant et qui
-pleurait à s'y méprendre.</p>
-
-<p>J'étais dans une grande perplexité, et je promenais des yeux hagards
-tantôt sur elle, tantôt sur les portes, que je croyais toujours près
-de s'ouvrir toutes grandes, aux éclats de rire de mes oncles.</p>
-
-<p>Cette femme était belle comme le jour. Je ne crois pas que jamais il
-ait existé une femme aussi jolie que celle-là. Ce n'est pas moi
-seulement qui l'atteste; elle a laissé une réputation de beauté qui
-n'est pas encore oubliée dans le pays. Elle était d'une taille assez
-élevée, svelte et remarquable par l'aisance de ses mouvements. Elle
-était blanche avec des yeux noirs et des cheveux d'ébène. Ses regards
-et son sourire avaient une expression de bonté et de finesse dont le
-mélange était incompréhensible; il semblait que le ciel lui eût
-donné deux âmes, une toute d'intelligence, une toute de sentiment.
-Elle était naturellement gaie et brave; c'était un ange que les
-chagrins de l'humanité n'avaient pas encore osé toucher. Rien ne
-l'avait fait souffrir, rien ne lui avait appris la méfiance et
-l'effroi. C'était donc là la première souffrance de sa vie, et
-c'était moi, brute, qui la lui inspirais. Je la prenais pour une
-bohémienne, et c'était un ange de pureté.</p>
-
-<p>C'était ma jeune tante à la mode de Bretagne, Edmée de Mauprat, fille
-de M. Hubert, mon grand-oncle (à la mode de Bretagne aussi), qu'on
-appelait le chevalier, et qui s'était fait relever de l'ordre de Malte
-pour se marier dans un âge déjà mûr; car, ma tante et moi, nous
-étions du même âge. Nous avions dix-sept ans tous deux, à quelques
-mois de différence, et ce fut là notre première entrevue. Celle que
-j'aurais dû protéger au péril de ma vie, envers et contre tous,
-était là, devant moi, palpitante et consternée comme une victime
-devant le bourreau.</p>
-
-<p>Elle fit un grand effort, et, s'approchant de moi, qui marchais avec
-préoccupation dans la salle, elle se nomma et ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;Il est impossible que vous soyez un infâme comme tous ces brigands
-que je viens de voir et dont je sais la vie infernale. Vous êtes jeune;
-votre mère était bonne et sage. Mon père voulait vous élever et vous
-adopter. Encore aujourd'hui, il regrette de ne pouvoir vous tirer de
-l'abîme où vous êtes plongé. N'avez-vous pas reçu plusieurs
-messages de sa part? Bernard, vous êtes mon proche parent, songez aux
-liens du sang; pourquoi voulez-vous m'insulter? Veut-on m'assassiner ici
-ou me donner la torture? Pourquoi m'a-t-on trompée en me disant que
-j'étais à Rochemaure? pourquoi s'est-on retiré d'un air de mystère?
-Que prépare-t-on? que se passe-t-il?</p>
-
-<p>La parole expira sur ses lèvres; un coup de fusil venait de se faire
-entendre au dehors. Une décharge de couleuvrine y répondit, et la
-trompe d'alarme ébranla de sons lugubres les tristes murailles du
-donjon. M<sup>lle</sup> de Mauprat retomba sur sa chaise. Je restai
-immobile, ne sachant si c'était là une nouvelle scène de comédie imaginée
-pour se divertir de moi, et décidé à ne point me mettre en peine de cette
-alarme jusqu'à ce que j'eusse la preuve certaine qu'elle n'était pas
-simulée.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, lui dis-je en me rapprochant d'elle, convenez que tout ceci
-est une plaisanterie. Vous n'êtes pas mademoiselle de Mauprat, et vous
-voulez savoir si je suis un apprenti capable de faire l'amour.</p>
-
-<p>&mdash;J'en jure par le Christ, répondit-elle en prenant mes mains dans ses
-mains froides comme la mort, je suis Edmée, votre parente, votre
-prisonnière, votre amie; car je me suis toujours intéressée à vous,
-j'ai toujours supplié mon père de ne pas vous abandonner... Mais
-écoutez, Bernard, on se bat, on se bat à coups de fusil! C'est mon
-père qui vient me chercher sans doute, et on va le tuer! Ah!
-s'écria-t-elle en tombant à genoux devant moi, allez empêcher cela,
-Bernard, mon enfant! Dites à vos oncles de respecter mon père, le
-meilleur des hommes, si vous saviez. Dites-leur que, s'ils nous
-haïssent, s'ils veulent verser du sang, eh bien, qu'ils me tuent!
-qu'ils m'arrachent le cœur, mais qu'ils respectent mon père...</p>
-
-<p>On m'appela du dehors d'une voix véhémente.</p>
-
-<p>&mdash;Où est ce poltron? où est cet enfant de malheur? disait mon oncle
-Laurent.</p>
-
-<p>On secoua la porte; je l'avais si bien fermée, qu'elle résista à des
-secousses furieuses.</p>
-
-<p>&mdash;Ce misérable lâche s'amuse à faire l'amour pendant qu'on nous
-égorge! Bernard, la maréchaussée nous attaque. Votre oncle Louis
-vient d'être tué. Venez, pour Dieu, venez, Bernard!</p>
-
-<p>&mdash;Que le diable vous emporte tous! m'écriai-je, et soyez tué
-vous-même, si je crois un mot de tout cela; je ne suis pas si sot que
-vous pensez; il n'y a de lâches ici que ceux qui mentent. Moi, j'ai
-juré que j'aurais la femme, et je ne la rendrai que quand il me plaira.</p>
-
-<p>&mdash;Allez au diable! répondit Laurent, vous faites semblant...</p>
-
-<p>Les décharges de mousqueterie redoublèrent. Des cris affreux se firent
-entendre. Laurent quitta la porte et se mit à courir vers le bruit. Son
-empressement marquait tant de vérité, que je n'y pus résister.
-L'idée qu'on m'accuserait de lâcheté l'emporta; je m'avançai vers la
-porte.</p>
-
-<p>&mdash;Ô Bernard! ô monsieur de Mauprat! s'écria Edmée en se traînant
-après moi, laissez-moi aller avec vous; je me jetterai aux pieds de vos
-oncles, je ferai cesser ce combat, je leur céderai tout ce que je
-possède, ma vie, s'ils la veulent... pour que celle de mon père soit
-sauvée.</p>
-
-<p>&mdash;Attendez, lui dis-je en me retournant vers elle, je ne peux pas savoir
-si on ne se moque pas de moi. Je crois que mes oncles sont là derrière
-la porte, et que, pendant que nos valets de chiens tiraillent dans la
-cour, on tient une couverture pour me berner. Vous êtes ma cousine, ou
-vous êtes une... Vous allez me faire un serment, et je vous en ferai un
-à mon tour. Si vous êtes une princesse errante, et que, vaincu par vos
-grimaces, je sorte de cette chambre, vous allez jurer d'être ma
-maîtresse et de ne souffrir personne auprès de vous avant que j'aie
-usé de mes droits; ou bien, moi, je vous jure que vous serez corrigée
-comme j'ai corrigé ce matin Flore, ma chienne mouchetée. Si vous êtes
-Edmée, et que je vous jure de me mettre entre votre père et ceux qui
-voudraient le tuer, que me promettez-vous, que me jurez-vous?</p>
-
-<p>&mdash;Si vous sauviez mon père, s'écria-t-elle, je vous jure que je
-vous épouserais.</p>
-
-<p>&mdash;Oui-da! lui dis-je, enhardi par son enthousiasme, dont je ne
-comprenais pas la sublimité. Donnez-moi donc un gage, afin qu'en tout
-cas, je ne sorte pas d'ici comme un sot.</p>
-
-<p>Elle se laissa embrasser sans faire résistance; ses joues étaient
-glacées. Elle s'attachait machinalement à mes pas pour sortir; je fus
-obligé de la repousser. Je le fis sans rudesse; mais elle tomba comme
-évanouie. Je commençai à comprendre la réalité de ma situation; car
-il n'y avait personne dans le corridor, et les bruits du dehors
-devenaient de plus en plus alarmants. J'allais courir vers mes armes,
-lorsqu'un dernier mouvement de méfiance, ou peut-être un autre
-sentiment, me fit revenir sur mes pas et fermer à double tour la porte
-de la salle où je laissais Edmée. Je mis la clef dans ma ceinture, et
-j'allai aux remparts, armé de mon fusil, que je chargeai en courant.</p>
-
-<p>C'était tout simplement une attaque de la maréchaussée; il n'y avait
-là rien de commun avec M<sup>lle</sup> de Mauprat. Nos créanciers avaient obtenu
-prise de corps contre nous. Les gens de loi, battus et maltraités,
-avaient requis de l'avocat du roi au présidial de Bourges un mandat
-d'amener, que la force armée exécutait de son mieux, espérant
-s'emparer de nous avec facilité au moyen d'une surprise nocturne. Mais
-nous étions en meilleur état de défense qu'ils ne pensaient; nos gens
-étaient braves et bien armés, et puis nous nous battions pour notre
-existence tout entière; nous avions le courage du désespoir, et
-c'était un avantage immense. Notre troupe montait à vingt-quatre
-personnes, la leur à plus de cinquante militaires. Une vingtaine de
-paysans lançaient des pierres sur les côtés; mais ils faisaient plus
-de mal à leurs alliés qu'à nous.</p>
-
-<p>Le combat fut acharné pendant une demi-heure; puis notre résistance
-effraya tellement l'ennemi, qu'il se replia et suspendit ses
-hostilités; mais il revint bientôt à la charge et fut de nouveau
-repoussé avec perte. Les hostilités furent encore suspendues. On nous
-somma de nous rendre pour la troisième fois, en nous promettant la vie
-sauve. Antoine Mauprat leur répondit par une moquerie obscène. Ils
-restèrent indécis, mais ne se retirèrent pas.</p>
-
-<p>Je m'étais battu bravement; j'avais fait ce que j'appelais mon devoir.
-La trêve se prolongeait. Nous ne pouvions plus juger de la distance de
-l'ennemi, et nous n'osions risquer une décharge dans l'obscurité, car
-nos munitions de guerre étaient précieuses. Tous mes oncles étaient
-cloués aux remparts dans l'incertitude d'une nouvelle attaque. L'oncle
-Louis était grièvement blessé. Ma prisonnière me revint en mémoire.
-J'avais, au commencement du combat, entendu dire à Jean Mauprat qu'il
-fallait, en cas de défaite, l'offrir à condition qu'on lèverait le
-siège, ou la pendre aux yeux de l'ennemi. Je ne pouvais plus douter de
-la vérité de ce qu'elle m'avait dit. Quand la victoire parut se
-déclarer pour nous, on oublia la captive. Seulement le rusé Jean se
-détacha de sa chère couleuvrine qu'il pointait avec tant d'amour, et se
-glissa comme un chat dans les ténèbres. Un mouvement de jalousie
-incroyable s'empara de moi. Je jetai mon fusil, et je m'élançai sur
-ses traces, le couteau dans la main, et résolu, je crois, à le
-poignarder s'il touchait à ce que je regardais comme ma capture. Je le
-vis approcher de la porte, essayer de l'ouvrir, regarder avec attention
-par le trou de la serrure, pour s'assurer que sa proie ne lui avait pas
-échappé. Les coups de fusil recommencèrent. Il tourna sur ses talons
-inégaux avec l'agilité surprenante dont il était doué et courut aux
-remparts. Pour moi, caché dans l'ombre, je le laissai passer et ne le
-suivis pas. Un autre instinct que celui du carnage venait de s'emparer
-de moi. Un éclair de jalousie avait enflammé mes sens. La fumée de la
-poudre, la vue du sang, le bruit, le danger et plusieurs rasades
-d'eau-de-vie avalées à la ronde pour entretenir l'activité, m'avaient
-singulièrement échauffé la tête. Je pris la clef dans ma ceinture,
-j'ouvris brusquement la porte, et, quand je reparus devant la captive,
-je n'étais plus le novice méfiant et grossier qu'elle avait réussi à
-ébranler; j'étais le brigand farouche de la Roche-Mauprat, cent fois
-plus dangereux cette fois que la première. Elle s'élança vers moi
-avec impétuosité. J'ouvris mes bras pour la saisir; mais, au lieu de
-s'en effrayer, elle s'y jeta en criant:</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, mon père?</p>
-
-<p>&mdash;Ton père, lui dis-je en l'embrassant, n'est pas là. Il n'est pas
-plus question de lui que de toi sur la brèche à l'heure qu'il est.
-Nous avons <i>descendu</i> une douzaine de gendarmes, et voilà tout. La
-victoire se déclare pour nous comme de coutume. Ainsi ne t'inquiète
-plus de ton père; moi, je ne m'inquiète plus des gens du roi. Vivons
-en paix et fêtons l'amour.</p>
-
-<p>En parlant ainsi, je portai à mes lèvres un broc de vin qui restait
-sur la table. Mais elle me l'ôta des mains d'un air d'autorité qui
-m'enhardit.</p>
-
-<p>&mdash;Ne buvez plus, me dit-elle; songez à ce que vous dites. Est-ce vrai,
-ce que vous avez dit? en répondez-vous sur l'honneur, sur l'âme de
-votre mère?</p>
-
-<p>&mdash;Tout cela est vrai, je le jure sur votre belle bouche toute rose, lui
-répondis-je en essayant de l'embrasser encore.</p>
-
-<p>Mais elle recula avec terreur.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! mon Dieu, dit-elle, il est ivre! Bernard! Bernard! souvenez-vous
-de ce que vous avez promis, gardez votre parole. Vous savez bien, à
-présent, que je suis votre parente, votre sœur.</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes ma maîtresse ou ma femme, lui répondis-je en la
-poursuivant toujours.</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes un misérable! reprit-elle en me repoussant de sa cravache.
-Qu'avez-vous fait pour que je vous sois quelque chose? Avez-vous secouru
-mon père?</p>
-
-<p>&mdash;J'ai juré de le secourir, et je l'aurais fait s'il eût été là;
-c'est donc comme si je l'avais fait. Savez-vous que, si je l'avais fait
-et que j'eusse échoué, il n'y aurait pas eu à la Roche-Mauprat de
-supplice assez cruel et assez lent pour me punir à petit feu de cette
-trahison! J'ai juré assez haut, on peut l'avoir entendu. Ma foi, je ne
-m'en soucie guère, et je ne tiens pas à vivre deux jours de plus ou de
-moins; mais je tiens à vos faveurs, ma belle, et à n'être pas un
-chevalier langoureux dont on se moque. Allons, aimez-moi tout de-suite,
-ou, ma foi, je m'en retourne là-bas, et, si je suis tué, tant pis pour
-vous. Vous n'aurez plus de chevalier, et vous aurez encore sept Mauprat
-à tenir en bride. Je crains que vous n'ayez pas les mains assez fortes
-pour cela, ma jolie petite linotte.</p>
-
-<p>Ces paroles, que je débitais au hasard et sans y attacher d'autre
-importance que de la distraire pour m'emparer de ses mains ou de sa
-taille, firent une vive impression sur elle. Elle s'enfuit à l'autre
-bout de la salle et s'efforça d'ouvrir la fenêtre; mais ses petites
-mains ne purent seulement en ébranler le châssis de plomb aux ferrures
-rouillées. Sa tentative me fit rire. Elle joignit les mains avec
-anxiété et resta immobile; puis tout à coup l'expression de son
-visage changea; elle sembla prendre son parti et vint à moi l'air riant
-et la main ouverte. Elle était si belle ainsi, qu'un nuage passa devant
-mes yeux, et pendant un instant je ne la vis plus.</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="figcenter" style="width: 500px;">
-<a id="figure02"></a>
-<img src="images/figure02.jpg" width="500" alt="" />
-<p class="center">&mdash;<i>Vous êtes un misérable! dit Edmée en me repoussant de sa
-cravache</i>...&mdash;Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</p>
-</div>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>Passez-moi une puérilité. Il faut que je vous dise comment elle était
-habillée. Elle ne remit jamais ce costume depuis cette nuit étrange,
-et pourtant je me le rappelle minutieusement. Il y a longtemps de cela.
-Eh bien, je vivrais encore autant que j'ai vécu, que je n'oublierais
-pas un seul détail, tant j'en fus frappé au milieu du tumulte qui se
-faisait au dedans et au dehors de moi, au milieu des coups de fusil qui
-battaient le rempart, des éclairs qui sillonnaient le ciel, et des
-palpitations violentes qui précipitaient mon sang de mon cœur à mon
-cerveau, et de ma tête à ma poitrine.</p>
-
-<p>Oh! qu'elle était belle! Il me semble que son spectre passe encore
-devant mes yeux. Je crois la voir, vous dis-je, avec son costume
-d'amazone qu'on portait dans ce temps-là. Ce costume consistait en une
-jupe de drap très ample; le corps serré dans un gilet de satin gris de
-perle boutonné, et une écharpe rouge autour de la taille; en dessus,
-on portait la veste de chasse galonnée, courte et ouverte par devant;
-un chapeau de feutre gris à grands bords, relevés sur le front, et
-ombragé d'une demi-douzaine de plumes rouges, surmontait des cheveux
-sans poudre, retroussés autour du visage et tombant par derrière en
-deux longues tresses, comme ceux des Bernoises. Ceux d'Edmée étaient
-si longs, qu'ils descendaient presque à terre.</p>
-
-<p>Cette parure fantastique pour moi, cette fleur de jeunesse et ce bon
-accueil qu'elle semblait faire à mes prétentions, c'en était bien
-assez pour me rendre fou d'amour et de joie. Je ne comprenais rien de
-plus agréable qu'une belle femme qui se donnait sans paroles
-grossières et sans larmes de honte. Mon premier mouvement fut de la
-saisir dans mes bras; mais, comme vaincu par ce besoin irrésistible
-d'adoration qui caractérise le premier amour, même chez les êtres les
-plus grossiers, je tombai à ses genoux et je les pressai contre ma
-poitrine; c'était pourtant, dans cette hypothèse, à une grande
-dévergondée que s'adressait cet hommage. Je n'en étais pas moins
-près de m'évanouir.</p>
-
-<p>Elle prit ma tête dans ses deux belles mains, en s'écriant:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! je le voyais bien, je le savais bien, que vous n'étiez pas un de
-ces réprouvés. Oh! vous allez me sauver, Dieu merci! Soyez béni, ô
-Dieu! et vous, mon cher enfant, dites de quel côté... Vite, fuyons!
-Faut-il sauter par la fenêtre? Oh! je n'ai pas peur, mon cher monsieur;
-allons!</p>
-
-<p>Je crus sortir d'un rêve, et j'avoue que cela me fut horriblement
-désagréable.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce à dire? lui répondis-je en me relevant; vous jouez-vous de
-moi? ne savez-vous pas où vous êtes, et croyez-vous que je sois un
-enfant?</p>
-
-<p>&mdash;Je sais que je suis à la Roche-Mauprat, répondit-elle en redevenant
-pâle, et que je vais être outragée et assassinée dans deux heures
-si, d'ici là, je n'ai pas réussi à vous inspirer quelque pitié. Mais
-j'y réussirai, s'écria-t-elle en tombant à son tour à mes genoux,
-vous n'êtes pas un de ces hommes-là. Vous êtes trop jeune pour être
-un monstre comme eux; vous avez eu l'air de me plaindre; vous me ferez
-évader, n'est-ce pas, n'est-ce pas, <i>mon cher cœur?</i></p>
-
-<p>Elle prenait mes mains et les baisait avec ardeur pour me fléchir; je
-l'écoutais et je la regardais avec une stupidité peu faite pour la
-rassurer. Mon âme n'était guère accessible par elle-même à la
-générosité et à la compassion, et, dans ce moment, une passion plus
-violente que tout le reste faisait taire en moi ce qu'elle essayait d'y
-trouver. Je la dévorais des yeux sans rien comprendre à ses discours.
-Toute la question pour moi était de savoir si je lui avais plu, ou si
-elle avait voulu se servir de moi pour la délivrer.</p>
-
-<p>&mdash;Je vois bien que vous avez peur, lui dis-je; vous avez tort d'avoir
-peur de moi; je ne vous ferai certainement pas de mal. Vous êtes trop
-jolie pour que je songe à autre chose que vous caresser.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, mais vos oncles me tueront, s'écria-t-elle, vous le savez bien.
-Est-il possible que vous vouliez me laisser tuer? Puisque je vous plais,
-sauvez-moi, je vous aimerai après.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! oui, après, après! lui répondis-je en riant d'un air niais et
-méfiant, après que vous m'aurez fait pendre par les gens du roi, que
-je viens d'étriller si bien. Allons, prouvez-moi que vous m'aimez tout
-de suite, je vous sauverai après; après, moi aussi.</p>
-
-<p>Je la poursuivis autour de la chambre; elle fuyait. Cependant elle ne me
-témoignait pas de colère et me résistait avec des paroles douces. La
-malheureuse ménageait en moi son seul espoir et craignait de m'irriter.
-Ah! si j'avais pu comprendre ce que c'était qu'une femme comme elle, et
-ce qu'était ma situation! Mais j'en étais incapable et je n'avais
-qu'une idée fixe, l'idée qu'un loup peut avoir en pareille occasion.</p>
-
-<p>Enfin, comme à toutes ses prières je répondais toujours la même
-chose: «M'aimez-vous, ou vous moquez-vous?» elle vit à quelle brute
-elle avait affaire; et, prenant son parti, elle se retourna vers moi,
-jeta ses bras autour de mon cou, cacha son visage dans mon sein et me
-laissa baiser ses cheveux. Puis elle me repoussa doucement en me disant:</p>
-
-<p>&mdash;Eh! mon Dieu, ne vois-tu pas que je t'aime et que tu m'as plu dès le
-moment que je t'ai vu? Mais ne comprends-tu pas que je hais tes oncles
-et que je ne veux appartenir qu'à toi?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, lui répondis-je obstinément, parce que vous avez dit: «Voilà
-un imbécile à qui je persuaderai tout ce que je voudrai en lui disant
-que je l'aime; il le croira, et je le mènerai pendre.» Voyons, il n'y
-a qu'un mot qui serve, si vous m'aimez...</p>
-
-<p>Elle me regardait d'un air d'angoisse, tandis que je cherchais à
-rencontrer ses lèvres quand elle ne détournait pas la tête. Je tenais
-ses mains dans les miennes, elle ne pouvait plus que reculer l'instant
-de sa défaite. Tout à coup sa figure pâle se colora, elle se mit à
-sourire, et, avec une expression de coquetterie angélique:</p>
-
-<p>&mdash;Et vous, dit-elle, m'aimez-vous?</p>
-
-<p>De ce moment, la victoire fut à elle. Je n'eus plus la force de vouloir
-ce que je désirais; ma tête de loup-cervier fut bouleversée, ni plus
-ni moins que celle d'un homme, et je crois que j'eus l'accent de la voix
-humaine en m'écriant pour la première fois de ma vie:</p>
-
-<p>&mdash;Oui, je t'aime! oui, je t'aime!</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, dit-elle d'un air fou et avec un ton caressant, aimons-nous
-et sauvons-nous.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, sauvons-nous, lui répondis-je; je déteste cette maison et mes
-oncles. Il y a longtemps que je veux me sauver. Mais on me pendra, tu
-sais bien.</p>
-
-<p>&mdash;On ne te pendra pas, reprit-elle en riant; mon prétendu est
-lieutenant général.</p>
-
-<p>&mdash;Ton prétendu! m'écriai-je, saisi d'un nouvel accès de jalousie plus
-vif que le premier; tu vas te marier?</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi non? répondit-elle en me regardant avec attention.</p>
-
-<p>Je pâlis et je serrai les dents.</p>
-
-<p>&mdash;En ce cas..., lui dis-je en essayant de l'emporter dans mes
-bras.</p>
-
-<p>&mdash;En ce cas, me répondit-elle en me donnant une petite tape sur la
-joue, je vois que tu es jaloux; mais c'est un singulier jaloux que celui
-qui veut posséder sa maîtresse à dix heures pour la céder à minuit
-à huit hommes ivres qui la lui rendront demain aussi sale que la boue
-des chemins.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! tu as raison, m'écriai-je, va-t'en! va-t'en! Je te défendrais
-jusqu'à la dernière goutte de mon sang; mais je succomberais sous le
-nombre et je périrais avec la pensée que tu leur restes. Quelle
-horreur! tu m'y fais penser; me voilà triste. Allons, pars!</p>
-
-<p>&mdash;Oh! oui! oh! oui! mon ange, s'écria-t-elle en m'embrassant sur les
-joues avec effusion.</p>
-
-<p>Cette caresse, la première qu'une femme m'eût faite depuis mon
-enfance, me rappela, je ne sais comment ni pourquoi, le dernier baiser
-de ma mère; et, au lieu de plaisir, elle me causa une tristesse
-profonde. Je me sentis les yeux pleins de larmes. Ma suppliante s'en
-aperçut et baisa mes larmes en répétant toujours:</p>
-
-<p>&mdash;Sauve-moi! sauve-moi!</p>
-
-<p>&mdash;Et ton mariage? lui dis-je. Oh! écoute, jure-moi que tu ne te
-marieras pas avant que je meure; ce ne sera pas long, car mes oncles
-font bonne justice et courte justice, comme ils disent.</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce que tu ne vas pas me suivre? reprit-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Te suivre? Non! pendu là-bas pour avoir fait le métier de bandit,
-pendu ici pour t'avoir fait évader, ce sera toujours bien la même
-chose, et, du moins, je n'aurai pas la honte de passer pour un délateur
-et d'être pendu en place publique.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne te laisserai pas ici, s'écria-t-elle, dussé-je y mourir; viens
-avec moi; tu ne risques rien, crois-en ma parole. Je réponds de toi
-devant Dieu. Tue-moi si je mens; mais partons vite... Mon Dieu! je les
-entends chanter! Ils viennent! Ah! si tu ne veux pas me défendre,
-tue-moi tout de suite!</p>
-
-<p>Elle se jeta dans mes bras. L'amour et la jalousie gagnaient de plus en
-plus en moi; j'eus, en effet, l'idée de la tuer, et j'eus la main sur
-mon couteau de chasse tout le temps que j'entendis du bruit et des voix
-dans le voisinage de la salle. C'étaient des cris de victoire. Je
-maudis le ciel de ne l'avoir pas donnée à nos ennemis. Je pressai
-Edmée sur ma poitrine, et nous restâmes immobiles dans les bras l'un
-de l'autre, jusqu'à ce qu'un nouveau coup de fusil annonçât que le
-combat recommençait. Alors je la serrai avec passion sur mon cœur.</p>
-
-<p>&mdash;Tu me rappelles, lui dis-je, une pauvre tourterelle qui, étant
-poursuivie par le milan, vint, un jour, se jeter dans ma veste et se
-cacher jusque dans mon sein.</p>
-
-<p>&mdash;Et tu ne l'as pas livrée au milan, n'est-ce pas? reprit Edmée.</p>
-
-<p>&mdash;Non, de par tous les diables! pas plus que je ne te livrerai, toi, le
-plus joli des oiseaux des bois, à ces méchants oiseaux de nuit qui te
-menacent.</p>
-
-<p>&mdash;Mais comment fuirons-nous? dit-elle en écoutant avec terreur la
-fusillade.</p>
-
-<p>&mdash;Aisément, lui dis-je; suis-moi.</p>
-
-<p>Je pris un flambeau, et, levant une trappe, je la fis descendre avec moi
-dans la cave. De là, nous gagnâmes un souterrain creusé dans le roc,
-et qui servait autrefois à risquer un grand moyen de défense quand la
-garnison était plus considérable; on sortait dans la campagne par une
-extrémité opposée à la herse, et on tombait sur les derrières des
-assiégeants, qui se trouvaient pris entre deux feux. Mais il y avait
-longtemps que la garnison de la Roche-Mauprat ne pouvait plus se diviser
-en deux corps, et, d'ailleurs, durant la nuit, il y aurait eu folie à
-se risquer hors de l'enceinte. Nous arrivâmes donc sans encombre à la
-sortie du souterrain; mais, au dernier moment, je fus saisi d'un accès
-de fureur. Je jetai ma torche par terre, et, m'appuyant contre la porte:</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne sortiras pas d'ici, dis-je à la tremblante Edmée, sans être
-à moi.</p>
-
-<p>Nous étions dans les ténèbres; le bruit du combat ne venait plus
-jusqu'à nous. Avant qu'on vînt nous surprendre en ce lieu, nous avions
-mille fois le temps d'échapper. Tout m'enhardissait, Edmée ne
-dépendait plus que de mon caprice. Quand elle vit que les séductions
-de sa beauté ne pouvaient plus agir sur moi pour me porter à
-l'enthousiasme, elle cessa de m'implorer et fit quelques pas en arrière
-dans l'obscurité.</p>
-
-<p>&mdash;Ouvre la porte, me dit-elle, et sors le premier, ou je me tue; car
-j'ai pris ton couteau de chasse au moment où tu l'oubliais sur le bord
-de la trappe, et, pour retourner chez tes oncles, tu seras obligé de
-marcher dans mon sang.</p>
-
-<p>L'énergie de sa voix m'effraya.</p>
-
-<p>&mdash;Rendez ce couteau, lui dis-je, ou, à tout risque, je vous l'ôte de
-force.</p>
-
-<p>&mdash;Crois-tu que j'aie peur de mourir? dit-elle avec calme. Si j'avais
-tenu ce couteau là-bas, je ne me serais pas humiliée devant toi.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, malheur! m'écriai-je, vous me trompez, vous ne m'aimez pas!
-Partez! je vous méprise, je ne vous suivrai pas.</p>
-
-<p>En même temps, j'ouvris la porte.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne veux pas partir sans vous, dit-elle; et vous, vous ne voulez pas
-que nous partions sans que je sois déshonorée. Lequel de nous deux est
-le plus généreux?</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes folle, lui dis-je, vous m'avez menti, et vous ne savez que
-faire pour me rendre imbécile. Mais vous ne sortirez pas d'ici sans
-jurer que votre mariage avec le lieutenant général ou avec tout autre
-ne se fera pas avant que vous ayez été ma maîtresse.</p>
-
-<p>&mdash;Votre maîtresse? dit-elle. Y pensez-vous? Ne pouvez-vous du moins,
-pour adoucir l'insolence, dire votre femme?</p>
-
-<p>&mdash;C'est ce que diraient tous mes oncles à ma place, parce qu'ils ne se
-soucieraient que de votre dot. Moi, je n'ai envie de rien autre que de
-votre beauté. Jurez que vous serez à moi d'abord, et, après, vous
-serez libre; je le jure. Si je me sens trop jaloux pour le souffrir, un
-homme n'a qu'une parole, je me ferai sauter la cervelle.</p>
-
-<p>&mdash;Je jure, dit Edmée, de n'être à personne avant d'être à vous.</p>
-
-<p>&mdash;Ce n'est pas cela; jurez d'être à moi avant d'être à qui que ce
-soit.</p>
-
-<p>&mdash;C'est la même chose, répondit-elle, je le jure.</p>
-
-<p>&mdash;Sur l'Évangile? sur le nom du Christ? sur le salut de votre âme? sur
-le cercueil de votre mère?</p>
-
-<p>&mdash;Sur l'Évangile, sur le nom du Christ, sur le salut de mon âme, sur
-le cercueil de ma mère!</p>
-
-<p>&mdash;C'est bon.</p>
-
-<p>&mdash;Un instant, reprit-elle: vous allez jurer que ma promesse et son
-exécution resteront un secret entre nous, que mon père ne le saura
-jamais ni personne qui puisse le lui redire?</p>
-
-<p>&mdash;Ni qui que ce soit au monde. Qu'ai-je besoin qu'on le sache, pourvu
-que cela soit?</p>
-
-<p>Elle me fit répéter la formule du serment, et nous nous élançâmes
-dehors, les mains unies en signe de foi mutuelle.</p>
-
-<p>Là, notre fuite devenait périlleuse. Edmée craignait presque autant
-les assiégeants que les assiégés. Nous eûmes le bonheur de n'en
-rencontrer aucun; mais il n'était pas facile d'aller vite: le temps
-était si sombre que nous nous heurtions contre tous les arbres, et la
-terre si glissante, que nous ne pouvions nous soutenir. Un bruit
-inattendu nous fit tressaillir; mais, aussitôt, au son des chaînes
-qu'il traînait aux pieds, je reconnus le cheval de mon grand-père,
-animal extraordinairement vieux, mais toujours vigoureux et ardent:
-c'était le même qui m'avait amené dix ans auparavant, à la
-Roche-Mauprat; il n'avait qu'une corde autour du cou pour toute bride.
-Je la lui passai dans la bouche avec un nœud coulant; je jetai ma veste
-sur sa croupe, j'y plaçai ma fugitive, je détachai les entraves, je
-sautai sur l'animal, et, le talonnant avec fureur, je lui fis prendre le
-galop à tout hasard. Heureusement pour nous qu'il connaissait les
-chemins mieux que moi et n'avait pas besoin d'y voir pour en suivre les
-détours sans se heurter aux arbres. Cependant il glissait souvent, et,
-pour se retenir, il nous donnait des secousses qui nous eussent mille
-fois désarçonnés (équipés comme nous l'étions) si nous n'eussions
-été entre la vie et la mort. Dans de semblables situations, les
-entreprises désespérées sont les meilleures, et Dieu protège ceux
-que les hommes poursuivent. Nous semblions n'avoir plus rien à
-craindre, lorsque tout à coup le cheval heurta une souche, son pied se
-prit dans une racine à fleur de terre, et il s'abattit. Avant que nous
-fussions relevés, il avait pris la fuite dans les ténèbres, et
-j'entendais ses pas rapides s'éloigner de plus en plus. J'avais reçu
-Edmée dans mes bras; elle n'eut aucun mal, mais je pris une entorse si
-grave qu'il me fût impossible de faire un pas. Edmée crut que j'avais
-la jambe cassée; je le croyais un peu moi-même tant je souffrais; mais
-je ne pensai bientôt plus ni à la souffrance ni à l'inquiétude. La
-tendre sollicitude que me témoignait Edmée me fit tout oublier. En
-vain je la pressais de continuer sa route sans moi; elle pouvait
-maintenant s'échapper. Nous avions fait beaucoup de chemin. Le jour ne
-tarderait pas à paraître. Elle trouverait des habitations, et partout
-on la protégerait contre les Mauprat.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne te quitterai pas, répondit-elle avec obstination; tu t'es
-dévoué à moi, je me dévoue à toi de même; nous nous sauverons tous
-deux ou nous mourrons ensemble.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne me trompe pas, m'écriai-je; c'est une lumière que j'aperçois
-entre ces branches. Il y a là une habitation. Edmée, allez y frapper.
-Vous m'y laisserez sans inquiétude, et vous trouverez un guide pour
-vous conduire chez vous.</p>
-
-<p>&mdash;Quoi qu'il arrive, je ne vous quitterai pas, dit-elle; mais je vais
-voir si l'on peut vous secourir.</p>
-
-<p>&mdash;Non, lui dis-je, je ne vous laisserai pas frapper seule à cette
-porte. Cette lumière, au milieu de la nuit, dans une maison située au
-fond des bois, peut cacher quelque embûche.</p>
-
-<p>Je me traînai jusqu'à la porte. Elle était froide comme du métal;
-les murs étaient couverts de lierre.</p>
-
-<p>&mdash;Qui est là? cria-t-on du dedans avant que nous eussions
-frappé.</p>
-
-<p>&mdash;Nous sommes sauvés, s'écria Edmée: c'est la voix de Patience.</p>
-
-<p>&mdash;Nous sommes perdus, lui dis-je: nous sommes ennemis mortels, lui et
-moi.</p>
-
-<p>&mdash;Ne craignez rien, dit-elle, suivez-moi; c'est Dieu qui nous amène
-ici.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, c'est Dieu qui t'amène ici, fille du ciel, étoile du matin, dit
-Patience en ouvrant la porte, et quiconque te suit soit le bienvenu à
-la tour Gazeau!</p>
-
-<p>Nous pénétrâmes sous une voûte surbaissée, au milieu de laquelle
-pendait une lampe de fer. À la clarté de ce luminaire lugubre
-et des maigres broussailles qui flambaient dans l'âtre, nous
-vîmes avec surprise que la tour Gazeau était honorée d'une compagnie
-inusitée. D'un côté, la figure pâle et grave d'un homme en habit
-ecclésiastique recevait le reflet de la flamme; de l'autre côté, un
-chapeau à grands bords ombrageait un cône olivâtre terminé par une
-maigre barbe, et le mur recevait la silhouette d'un nez tellement
-effilé, qu'il n'y avait rien au monde qui pût lui être comparé, si
-ce n'est une longue rapière posée en travers sur les genoux du
-personnage, et la face d'un petit chien qu'on eût prise, à sa forme
-pointue, pour celle d'un rat gigantesque, si bien qu'il régnait une
-harmonie mystérieuse entre ces trois pointes acérées, le nez de don
-Marcasse, le museau de son chien et la lame de son épée. Il se leva
-lentement et porta la main à son chapeau. Ainsi fit le curé
-janséniste. Le chien allongea la tête entre les jambes de son maître,
-et, muet comme lui, montra les dents et coucha les oreilles sans aboyer.</p>
-
-<p>&mdash;Chut! <i>Blaireau!</i> lui dit Marcasse.</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_6_1" id="Footnote_6_1"></a><a href="#FNanchor_6_1"><span class="label">[6]</span></a>Le seigneur de Pleumartin a laissé dans le pays des souvenirs
-qui préserveront le récit de Mauprat du reproche d'exagération. La
-plume se refuserait à tracer les féroces obscénités et les
-raffinements de torture qui signalèrent la vie de cet insensé, et qui
-perpétuèrent les traditions du brigandage féodal dans le Berry
-jusqu'aux derniers jours de l'ancienne monarchie. On fit le siège de
-son château, et, après une résistance opiniâtre, il fut pris et
-pendu. Plusieurs personnes encore vivantes, et d'un âge qui n'est pas
-même très avancé, l'ont connu.</p></div>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="VII">VII</a></h4>
-
-
-<p>À peine le curé eut-il reconnu Edmée, qu'il fit trois pas en arrière
-avec une exclamation de surprise; mais ce ne fut rien auprès de la
-stupéfaction de Patience, lorsqu'il eut promené sur mes traits la
-lueur du tison enflammé qui lui servait de torche.</p>
-
-<p>&mdash;La colombe en compagnie de l'ourson! s'écria-t-il; que se passe-t-il
-donc?</p>
-
-<p>&mdash;Ami, répondit Edmée en mettant, à mon propre étonnement, sa main
-blanche dans la main grossière du sorcier, recevez-le aussi bien que
-moi-même. J'étais prisonnière à la Roche-Mauprat, et il m'a
-délivrée.</p>
-
-<p>&mdash;Que les iniquités de sa race lui soient pardonnées pour cette
-action! dit le curé.</p>
-
-<p>Patience me prit le bras sans rien dire et me conduisit auprès du feu.
-On m'assit sur l'unique chaise de la résidence, et le curé se mit en
-devoir d'examiner ma jambe, tandis qu'Edmée racontait, jusqu'à certain
-point, notre aventure, et s'informait de la chasse et de son père.
-Patience ne put lui en donner aucune nouvelle. Il avait entendu le cor
-résonner dans les bois, et la fusillade contre les loups avait troublé
-son repos plusieurs fois dans la journée. Mais, depuis l'orage, le
-bruit du vent avait étouffé tous les autres bruits, et il ne savait
-rien de ce qui se passait dans la Varenne. Marcasse monta lestement une
-échelle qui, à défaut de l'escalier rompu, conduisait aux étages
-supérieurs de la tour; son chien le suivit avec une merveilleuse
-adresse. Ils redescendirent bientôt, et nous apprîmes qu'une lueur
-rouge montait sur l'horizon du côté de la Roche-Mauprat. Malgré la
-haine que j'avais pour cette demeure et pour ses hôtes, je ne pus me
-défendre d'une sorte de consternation en entendant dire que, selon
-toute apparence, le manoir héréditaire qui portait mon nom était pris
-et livré aux flammes; c'était la honte et la défaite, et cet incendie
-était comme un sceau de vasselage apposé sur mon blason par ce que
-j'appelais les manants et les vilains. Je me levai en sursaut, et, si je
-n'eusse été retenu par une violente douleur au pied, je crois que je
-me serais élancé dehors.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'avez-vous donc? me dit Edmée, qui était près de moi en cet
-instant.</p>
-
-<p>&mdash;J'ai, répondis-je brusquement, qu'il faut que je retourne là-bas;
-car mon devoir est de me faire tuer plutôt que de laisser mes oncles
-parlementer avec la canaille.</p>
-
-<p>&mdash;La canaille! s'écria Patience en m'adressant pour la première fois
-la parole; qui est-ce qui parle de canaille ici? J'en suis, moi, de la
-canaille; c'est mon titre, et je saurai le faire respecter.</p>
-
-<p>&mdash;Ma foi! ce ne sera pas de moi, dis-je en repoussant le curé, qui
-m'avait fait rasseoir.</p>
-
-<p>&mdash;Ce ne serait pourtant pas pour la première fois, répondit Patience
-avec un sourire méprisant.</p>
-
-<p>&mdash;Vous me rappelez, lui dis-je, que nous avons de vieux comptes à
-régler.</p>
-
-<p>Et, surmontant l'affreuse douleur de mon entorse, je me levai de
-nouveau, et, d'un revers de main, j'envoyai don Marcasse, qui voulut
-succéder au curé dans le rôle de pacificateur, tomber à la renverse
-au milieu des cendres. Je ne lui voulais aucun mal, mais j'avais les
-mouvements un peu brusques; et le pauvre homme était si grêle, qu'il
-ne pesait pas plus dans ma main qu'une belette n'eût fait dans la
-sienne. Patience était debout devant moi, les bras croisés, dans une
-attitude de philosophe stoïcien; mais son regard laissait jaillir la
-flamme de la haine. Il était évident que, retenu par ses principes
-d'hospitalité, il attendait, pour m'écraser, que je lui eusse porté
-le premier coup. Je ne l'eusse pas fait attendre, si Edmée, méprisant
-le danger qu'il y avait à s'approcher d'un furieux, ne m'eût saisi le
-bras en me disant d'un ton absolu:</p>
-
-<p>&mdash;Rasseyez-vous, tenez-vous tranquille, je vous l'ordonne.</p>
-
-<p>Tant de hardiesse et de confiance me surprit et me plut en même temps.
-Les droits qu'elle s'arrogeait sur moi étaient comme une sanction de
-ceux que je prétendais avoir sur elle.</p>
-
-<p>&mdash;C'est juste, répondis-je en m'asseyant.</p>
-
-<p>Et j'ajoutai en regardant Patience:</p>
-
-<p>&mdash;Cela se retrouvera.</p>
-
-<p>&mdash;<i>Amen</i>, répondit-il en levant les épaules.</p>
-
-<p>Marcasse s'était relevé avec beaucoup de sang-froid, et, secouant les
-cendres dont il était sali, au lieu de s'en prendre à moi, il essayait
-à sa manière de sermonner Patience. La chose n'était pas facile en
-elle-même; mais rien n'était moins irritant que cette censure
-monosyllabique jetant sa note au milieu des querelles comme un écho
-dans la tempête.</p>
-
-<p>&mdash;À votre âge, disait-il à son hôte, pas patient du tout! Tout le
-tort, oui, tort, vous!</p>
-
-<p>&mdash;Que vous êtes méchant! me disait Edmée, en laissant sa main sur mon
-épaule; ne recommencez pas, ou je vous abandonne.</p>
-
-<p>Je me laissais gronder par elle avec plaisir, et sans m'apercevoir que,
-depuis un instant, nous avions changé de rôle. C'était elle
-maintenant qui commandait et menaçait; elle avait repris toute sa
-supériorité réelle sur moi en franchissant le seuil de la tour
-Gazeau; et ce lieu sauvage, ces témoins étrangers, cet hôte farouche,
-représentaient déjà la société où je venais de mettre le pied, et
-dont j'allais bientôt subir les entraves.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, dit-elle en se tournant vers Patience, nous ne nous entendons
-pas ici, et, moi, je suis dévorée d'inquiétude pour mon pauvre père,
-qui me cherche et qui se tord les bras à l'heure qu'il est. Bon
-Patience! trouve-moi un moyen de le rejoindre avec ce malheureux enfant
-que je ne puis laisser à ta garde, puisque tu ne m'aimes pas assez pour
-être patient et miséricordieux avec lui.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce que vous dites? s'écria Patience en posant sa main sur son
-front comme au sortir d'un rêve. Oui, vous avez raison; je suis un
-vieux brutal, un vieux fou. Fille de Dieu, dites à ce garçon... à ce
-gentilhomme que je lui demande pardon du passé, et que, pour le
-présent, je mets ma pauvre cellule à ses ordres; est-ce bien parler?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, Patience, dit le curé; d'ailleurs, tout peut s'arranger; mon
-cheval est doux et solide, M<sup>lle</sup> de Mauprat va le monter; vous et
-Marcasse le conduirez par la bride, et, moi, je resterai ici près de
-notre blessé. Je réponds de le bien soigner et de ne l'irriter en
-aucune façon. N'est-ce pas, monsieur Bernard, vous n'avez rien contre
-moi, vous êtes bien sûr que je ne suis pas votre ennemi?</p>
-
-<p>&mdash;Je n'en sais rien, répondis-je, c'est comme il vous plaira. Ayez soin
-de <i>la cousine</i>, conduisez-la; moi, je n'ai besoin de rien et je ne me
-soucie de personne. Une botte de paille et un verre de vin, c'est tout
-ce que je voudrais, si c'était possible.</p>
-
-<p>&mdash;Vous aurez l'un et l'autre, dit Marcasse en me présentant sa gourde,
-et voici d'abord de quoi vous réconforter; je vais à l'écurie
-préparer le cheval.</p>
-
-<p>&mdash;Non, j'y vais moi-même, dit Patience; ayez soin de ce jeune
-homme.</p>
-
-<p>Et il passa dans une autre salle basse qui servait d'écurie au cheval
-du curé, durant les visites que celui-ci lui rendait. On fit passer
-l'animal par la chambre où nous étions, et Patience, arrangeant le
-manteau du curé sur la selle, y déposa Edmée avec un soin paternel.</p>
-
-<p>&mdash;Un instant, dit-elle avant de se laisser emmener; monsieur le curé,
-vous me promettez sur le salut de votre âme de ne pas abandonner mon
-cousin avant que je sois revenue avec mon père pour le chercher?</p>
-
-<p>&mdash;Je le jure, répondit le curé.</p>
-
-<p>&mdash;Et vous, Bernard, dit Edmée, vous jurez sur l'honneur que vous
-m'attendrez ici?</p>
-
-<p>&mdash;Je n'en sais rien du tout, répondis-je; cela dépendra du temps et de
-ma patience; mais vous savez bien, cousine, que nous nous reverrons,
-fût-ce au diable, et, quant à moi, le plus tôt possible.</p>
-
-<p>À la clarté du tison que Patience agitait autour d'elle pour examiner
-le harnais du cheval, je vis son beau visage rougir et pâlir; puis elle
-releva sa tête penchée tristement et me regarda fixement d'un air
-étrange.</p>
-
-<p>&mdash;Partons-nous? dit Marcasse en ouvrant la porte.</p>
-
-<p>&mdash;Marchons, dit Patience en prenant la bride. Ma fille Edmée,
-baissez-vous bien en passant sous la porte.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce qu'il y a, Blaireau? dit Marcasse en s'arrêtant sur le
-seuil et en mettant en avant la pointe de son épée glorieusement
-rouillée dans le sang des animaux rongeurs.</p>
-
-<p>Blaireau resta immobile, et, s'il n'eût été <i>muet de naissance</i>,
-comme le disait son maître, il eût aboyé; mais il avertit à sa
-manière en faisant entendre une sorte de toux sèche, qui était son
-plus grand signe de colère et d'inquiétude...</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="figcenter" style="width: 500px;">
-<a id="figure03"></a>
-<img src="images/figure03.jpg" width="500" alt="" />
-<p class="center">.. <i>Mon oncle Laurent, mortellement blessé, venait expirer sous nos
-yeux</i>...&mdash;Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</p>
-</div>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>&mdash;Quelque chose là-dessous, dit Marcasse.</p>
-
-<p>Et il avança fort courageusement dans les ténèbres en faisant signe
-à l'amazone de ne pas sortir. La détonation d'une arme à feu nous fit
-tous tressaillir. Edmée sauta légèrement à bas de cheval, et, par un
-mouvement instinctif qui ne m'échappa point, vint se placer derrière
-ma chaise. Patience s'élança hors de la tour; le curé courut au
-cheval épouvanté, qui se cabrait et reculait sur nous; Blaireau
-réussit à aboyer. J'oubliai mon mal, et, d'un saut, je fus aux
-avant-postes.</p>
-
-<p>Un homme, criblé de blessures et répandant un ruisseau de sang, était
-couché en travers devant la porte. C'était mon oncle Laurent,
-mortellement blessé au siège de la Roche-Mauprat, qui venait expirer
-sous nos yeux. Avec lui était son frère Léonard, qui venait de tirer
-à tout hasard son dernier coup de pistolet et qui heureusement n'avait
-atteint personne. Le premier mouvement de Patience fut de se mettre en
-défense; mais, en reconnaissant Marcasse, les fugitifs, loin de se
-montrer hostiles, demandèrent asile et secours, et personne ne crut
-devoir leur refuser l'assistance que réclamait leur déplorable
-situation. La maréchaussée était à leur poursuite. La Roche-Mauprat
-était la proie des flammes; Louis et Pierre s'étaient fait tuer sur la
-brèche; Antoine, Jean et Gaucher étaient en fuite d'un autre côté.
-Peut-être étaient-ils déjà prisonniers. Rien ne saurait rendre
-l'horreur des derniers moments de Laurent. Son agonie fut rapide, mais
-affreuse. Il blasphémait à faire pâlir le curé. À peine la porte
-fut-elle refermée et le moribond déposé à terre, qu'un râle
-horrible s'empara de lui. Malgré nos représentations, Léonard, ne
-connaissant d'autre remède que l'eau-de-vie, arrachant de mes mains
-(non sans m'adresser en jurant un reproche insultant pour ma fuite) la
-gourde de Marcasse, desserra de force, avec la lame de son couteau de
-chasse, les dents contractées de son frère, et lui versa la moitié de
-la gourde. Le malheureux bondit, agita ses bras dans des convulsions
-désespérées, se redressa de toute sa hauteur, et retomba raide mort
-sur le carreau ensanglanté. Nous n'eûmes pas le loisir d'une oraison
-funèbre; la porte retentit sous les coups redoublés de nouveaux
-assaillants.</p>
-
-<p>&mdash;Ouvrez, de par le roi! crièrent plusieurs voix; ouvrez à la
-maréchaussée.</p>
-
-<p>&mdash;À la défense! s'écria Léonard en relevant son couteau et en
-s'élançant vers la porte. Vilains, montrez-vous gentilshommes! Et toi,
-Bernard, répare ta faute, lave ta honte, ne souffre pas qu'un Mauprat
-tombe vivant dans les mains des gendarmes!</p>
-
-<p>Commandé par l'instinct du courage et de la fierté, j'allais l'imiter,
-quand Patience, s'élançant sur lui et le terrassant avec une force
-herculéenne, lui mit le genou sur la poitrine en criant à Marcasse
-d'ouvrir la porte. Cela fut fait avant que j'eusse pu prendre parti pour
-mon oncle contre son hôte inexorable. Six gendarmes s'élancèrent dans
-la tour et nous tinrent tous immobiles au bout de leurs fusils.</p>
-
-<p>&mdash;Holà! messieurs! dit Patience, ne faites de mal à personne et prenez
-ce prisonnier. Si j'eusse été seul avec lui, je l'eusse défendu ou
-fait sauver; mais il y a ici des braves gens qui ne doivent pas payer
-pour un coquin, et je ne me soucie pas de les exposer dans un
-engagement. Voilà le Mauprat. Songez que votre devoir est de le
-remettre sain et sauf dans les mains de la justice. Cet autre est mort.</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur, rendez-vous, dit le sous-officier de maréchaussée en
-s'emparant de Léonard.</p>
-
-<p>&mdash;Jamais un Mauprat ne traînera son nom sur les bancs d'un présidial,
-répondit Léonard d'un air sombre. Je me rends, mais vous n'aurez que
-ma peau.</p>
-
-<p>Et il se laissa asseoir sur une chaise sans faire de résistance.</p>
-
-<p>Tandis qu'on se préparait à le lier:</p>
-
-<p>&mdash;Une seule, une dernière charité, mon père, dit-il au curé.
-Passez-moi le reste de la gourde; je me meurs de soif et d'épuisement.</p>
-
-<p>Le bon curé lui passa la gourde, qu'il avala d'un trait. Sa figure
-décomposée avait une sorte de calme effrayant. Il semblait absorbé,
-atterré, incapable de résistance. Mais, au moment où on lui liait les
-pieds, il arracha un pistolet à la ceinture d'un des gendarmes et se
-fit sauter la cervelle.</p>
-
-<p>Je fus bouleversé de ce spectacle affreux. Plongé dans une morne
-stupeur, ne comprenant plus rien à ce qui m'entourait, je restai
-pétrifié, ne m'apercevant pas que, depuis quelques instants, j'étais
-l'objet d'un débat sérieux entre la maréchaussée et mes hôtes. Un
-gendarme prétendait me reconnaître pour un Mauprat Coupe-Jarret.
-Patience niait que je fusse autre chose qu'un garde-chasse de M. Hubert
-de Mauprat escortant sa fille. Ennuyé de ce débat, j'allais me nommer,
-lorsque je vis un spectre se lever à côté de moi. C'était Edmée qui
-s'était collée entre la muraille et le pauvre cheval effrayé du
-curé, lequel, les jambes étendues et l'œil en feu, lui faisait comme
-un rempart de son corps. Elle était pâle comme la mort, et ses lèvres
-étaient tellement contractées d'horreur, qu'elle fit d'abord des
-efforts inouïs pour parler, sans pouvoir s'exprimer autrement que par
-signes. Le sous-officier, touché de sa jeunesse et de sa situation,
-attendit avec déférence qu'elle réussît à s'expliquer. Enfin, elle
-obtint qu'on ne me traitât pas en prisonnier et qu'on me conduisît
-avec elle au château de son père, où elle donnait sa parole d'honneur
-qu'on fournirait sur mon compte des explications et des garanties
-satisfaisantes. Le curé et les deux autres témoins appuyant cette
-promesse, nous partîmes tous ensemble, Edmée sur le cheval du
-sous-officier, qui prit celui d'un de ses hommes, moi sur le cheval du
-curé, Patience et le curé à pied entre nous, la maréchaussée sur
-nos flancs, Marcasse en avant, toujours impassible au milieu de
-l'épouvante et de la consternation générales. Deux gendarmes
-restèrent à la tour pour garder les cadavres et constater les faits.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="VIII">VIII</a></h4>
-
-
-<p>Nous avions fait une lieue environ dans les bois, nous arrêtant à
-chaque embranchement de route pour appeler; car Edmée, convaincue que
-son père ne rentrerait pas chez lui sans l'avoir retrouvée, suppliait
-ses compagnons de voyage de l'aider à le rejoindre; ce à quoi les
-gendarmes répugnaient beaucoup, craignant d'être surpris et attaqués
-par quelques groupes des fuyards de la Roche-Mauprat. Chemin faisant,
-ils nous apprirent que le repaire avait été conquis à la troisième
-attaque. Jusque-là, les assaillants avaient ménagé leurs forces. Le
-lieutenant de maréchaussée voulait qu'on s'emparât du donjon sans le
-détruire, et surtout des assiégés sans les tuer; mais cela fut
-impossible à cause de la résistance désespérée qu'ils firent. Les
-assiégeants furent tellement maltraités à leur seconde tentative,
-qu'ils n'avaient plus d'autre parti à prendre que le parti extrême ou
-la retraite. Le feu fut mis aux bâtiments d'enceinte, et, au troisième
-engagement, on ne ménagea plus rien. Deux Mauprat furent tués sur les
-débris de leur bastion; les cinq autres disparurent. Six hommes furent
-dépêchés à leur poursuite d'un côté, six de l'autre; car on avait
-trouvé sur-le-champ la trace des fugitifs, et ceux qui nous
-transmettaient ces détails avaient suivi de si près Laurent et
-Léonard, qu'ils avaient atteint de plusieurs balles le premier de ces
-infortunés, à peu de distance de la tour Gazeau. Ils l'avaient entendu
-crier qu'il était mort, et, selon toute apparence, Léonard l'avait
-porté jusqu'à la demeure du sorcier. Ce Léonard était le seul qui
-méritât quelque pitié, car c'était le seul qui eut peut-être été
-susceptible d'embrasser une meilleure vie. Il était parfois
-chevaleresque dans son brigandage, et son cœur farouche était capable
-d'affection. J'étais donc très touché de sa mort tragique, et je me
-laissais entraîner machinalement, plongé dans de sombres pensées, et
-résolu à finir mes jours de la même manière si l'on me condamnait
-aux affronts qu'il n'avait pas voulu subir.</p>
-
-<p>Tout à coup le son des cors et les hurlements des chiens nous
-annoncèrent l'approche d'un groupe de chasseurs. Tandis qu'on leur
-répondait par des cris de notre côté, Patience courut à la
-découverte. Edmée, impatiente de retrouver son père et surmontant
-toutes les terreurs de cette nuit sanglante, fouetta son cheval et
-atteignit les chasseurs la première. Lorsque nous les eûmes rejoints,
-je vis Edmée dans les bras d'un homme de grande taille et d'une figure
-vénérable. Il était vêtu avec luxe; sa veste de chasse, galonnée
-d'or sur toutes les coutures, et le magnifique cheval normand qu'un
-piqueur tenait derrière lui, me frappèrent tellement, que je me crus
-en présence d'un prince. Les témoignages de tendresse qu'il donnait à
-sa fille étaient si nouveaux pour moi, que je faillis les trouver
-exagérés et indignes de la gravité d'un homme; en même temps, ils
-m'inspiraient une sorte de jalousie brutale, et il ne me venait pas à
-l'esprit qu'un homme si bien mis pût être mon oncle. Edmée lui parla
-bas et avec vivacité. Cette conférence dura quelques instants, au bout
-desquels le vieillard vint à moi et m'embrassa cordialement. Tout me
-paraissait si nouveau dans ces manières, que je me tenais immobile et
-muet devant les protestations et les caresses dont j'étais l'objet. Un
-grand jeune homme, d'une belle figure et vêtu avec autant de recherche
-que M. Hubert, vint me serrer la main et m'adresser des remerciements
-auxquels je ne compris rien. Ensuite il entra en pourparlers avec les
-gendarmes, et je compris qu'il était le lieutenant général de la
-province et qu'il exigeait qu'on me laissât libre de suivre mon oncle
-le chevalier dans son château, où il répondait de moi sur son
-honneur. Les gendarmes prirent congé de nous, car le chevalier et le
-lieutenant général étaient assez bien escortés par leurs gens pour
-n'avoir à craindre aucune mauvaise rencontre. Un nouveau sujet de
-surprise pour moi fut de voir le chevalier donner de vives marques
-d'amitié à Patience et à Marcasse. Quant au curé, il était avec ces
-deux seigneurs sur un pied d'égalité. Depuis quelques mois, il était
-aumônier du château de Sainte-Sévère, les tracasseries du clergé
-diocésain lui ayant fait abandonner sa cure.</p>
-
-<p>Toute cette tendresse dont Edmée était l'objet, ces affections de
-famille dont je n'avais pas l'idée, ces cordiales et douces relations
-entre des plébéiens respectueux et des patriciens bienveillants, tout
-ce que je voyais et entendais ressemblait à un rêve. Je regardais et
-n'avais le sens d'aucune appréciation sur quoi que ce soit. Mon cerveau
-commença cependant à travailler lorsque, la caravane s'étant remise
-en route, je vis le lieutenant général (M. de La Marche) pousser son
-cheval entre celui d'Edmée et le mien, et se placer de droit à son
-côté. Je me souvins qu'elle m'avait dit à la Roche-Mauprat qu'il
-était son fiancé. La haine et la colère s'emparèrent de moi, et je
-ne sais quelle absurdité j'eusse faite, si Edmée, semblant deviner ce
-qui se passait dans mon âme farouche, ne lui eût dit qu'elle voulait
-me parler et ne m'eût rendu ma place auprès d'elle.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'avez-vous à me dire? lui demandai-je avec plus d'empressement
-que de politesse.</p>
-
-<p>&mdash;Rien, me répondit-elle à demi-voix. J'aurai beaucoup à vous dire
-plus tard; jusque-là, ferez-vous toutes mes volontés?</p>
-
-<p>&mdash;Et pourquoi diable ferais-je vos volontés, cousine?</p>
-
-<p>Elle hésita un peu à me répondre, et, faisant un effort, elle dit:</p>
-
-<p>&mdash;Parce que c'est ainsi qu'on prouve aux femmes qu'on les aime.</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce que vous croyez que je ne vous aime pas? repris-je
-brusquement.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'en sais-je? dit-elle.</p>
-
-<p>Ce doute m'étonna beaucoup, et j'essayai de le combattre à ma
-manière.</p>
-
-<p>&mdash;N'êtes-vous pas belle, lui dis-je, et ne suis-je pas un jeune homme?
-Peut-être croyez-vous que je suis trop enfant pour m'apercevoir de la
-beauté d'une femme; mais, à présent que j'ai la tête calme et que je
-suis triste et bien sérieux, je puis vous dire que je suis encore plus
-amoureux de vous que je ne pensais. Plus je vous regarde, plus je vous
-trouve belle. Je ne croyais pas qu'une femme pût me paraître aussi
-belle. Vrai, je ne dormirai pas tant que...</p>
-
-<p>&mdash;Taisez-vous! dit-elle sèchement.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! vous craignez que ce monsieur ne m'entende, repris-je en lui
-désignant M. de La Marche. Soyez tranquille, je sais garder un serment,
-et j'espère qu'étant une fille bien née, vous saurez aussi garder le
-vôtre.</p>
-
-<p>Elle se tut. Nous étions dans un chemin où l'on ne pouvait marcher que
-deux de front. L'obscurité était profonde, et, quoique le chevalier et
-le lieutenant général fussent sur nos talons, j'allais m'enhardir à
-passer mon bras autour de sa taille, lorsqu'elle me dit d'une voix
-triste et affaiblie:</p>
-
-<p>&mdash;Mon cousin, je vous demande pardon si je ne vous parle pas. Je ne
-comprends pas bien ce que vous me dites. Je me sens exténuée de
-fatigue, il me semble que je vais mourir. Heureusement, nous voici
-arrivés. Jurez-moi que vous aimerez mon père, que vous céderez à
-tous ses conseils, que vous ne prendrez parti sur quoi que ce soit sans
-me consulter. Jurez-le-moi si vous voulez que je croie à votre amitié.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! mon amitié, n'y croyez pas, j'y consens, répondis-je; mais
-croyez à mon amour. Je jure tout ce qu'il vous plaira; mais vous, ne me
-promettez-vous rien, là, de bonne grâce?</p>
-
-<p>&mdash;Que puis-je vous promettre qui ne vous appartienne? dit-elle d'un ton
-sérieux; vous m'avez sauvé l'honneur, ma vie est à vous.</p>
-
-<p>Les premières lueurs du matin blanchissaient alors l'horizon, nous
-arrivions au village de Sainte-Sévère, et bientôt nous entrâmes dans
-la cour du château. En descendant de cheval, Edmée tomba dans les bras
-de son père; elle était pâle comme la mort. M. de La Marche fit un
-cri et aida à l'emporter. Elle était évanouie. Le curé se chargea de
-moi. J'étais fort inquiet sur mon sort. La méfiance naturelle aux
-brigands se réveilla dès que je cessai d'être sous la fascination de
-celle qui avait réussi à me tirer de mon antre. J'étais comme un loup
-blessé, et je jetais des regards sombres autour de moi, prêt à
-m'élancer sur le premier qui ferait un geste ou dirait un mot
-équivoque. On me conduisit à un appartement splendide, et une
-collation, préparée avec un luxe dont je n'avais pas l'idée, me fut
-servie immédiatement. Le curé me témoigna beaucoup d'intérêt, et,
-ayant réussi à me rassurer un peu, il me quitta pour s'occuper de son
-ami Patience. Mon trouble et un reste d'inquiétude ne tinrent pas
-contre l'appétit généreux dont est douée la jeunesse. Sans les
-empressements et les respects d'un valet beaucoup mieux mis que moi, qui
-se tenait derrière ma chaise, et auquel je ne pouvais m'empêcher de
-rendre ses politesses chaque fois qu'il s'élançait au-devant de mes
-désirs, j'eusse fait un déjeuner effrayant; mais son habit vert et ses
-culottes de soie me gênaient beaucoup. Ce fut bien pis lorsque,
-s'étant agenouillé, il se mit en devoir de me déchausser pour me
-mettre au lit. Pour le coup, je crus qu'il se moquait de moi, et je
-faillis lui assener un grand coup de poing sur la tête; mais il avait
-l'air si grave en s'acquittant de cette besogne, que je restai
-stupéfait à le regarder.</p>
-
-<p>Dans les premiers moments, me trouvant au lit, sans armes, et avec des
-gens qui allaient et venaient autour de moi en marchant sur la pointe du
-pied, il me vint encore des mouvements de méfiance. Je profitai d'un
-instant où j'étais seul pour me relever, et, prenant sur la table à
-demi desservie le plus long couteau que je pus choisir, je me couchai
-plus tranquille et m'endormis profondément en le tenant bien serré
-dans ma main.</p>
-
-<p>Quand je m'éveillai, le soleil couchant jetait sur mes draps, d'une
-finesse extrême, le reflet adouci de mes rideaux de damas rouge, et
-faisait étinceler les grenades dorées qui ornaient les coins du
-dossier. Ce lit était si beau et si moelleux, que je faillis lui faire
-des excuses de m'être couché dedans. En me soulevant, je vis une
-figure douce et vénérable qui entr'ouvrait ma courtine et qui me
-souriait. C'était le chevalier Hubert de Mauprat, qui m'interrogeait
-avec intérêt sur l'état de ma santé. J'essayai d'être poli et
-reconnaissant; mais les expressions dont je me servais ressemblaient si
-peu aux siennes, que je me troublai et souffris de ma grossièreté sans
-pouvoir m'en rendre compte. Pour comble de malheur, à un mouvement que
-je fis, le couteau que j'avais pris pour camarade de lit tomba aux pieds
-de M. de Mauprat, qui le ramassa, le regarda, et me regarda ensuite avec
-une extrême surprise. Je devins rouge comme le feu et balbutiai je ne
-sais quoi. Je m'attendais à des reproches pour cette insulte faite à
-son hospitalité; mais il était trop poli pour pousser plus loin
-l'explication. Il posa tranquillement le couteau sur la cheminée, et,
-revenant à moi, il me parla ainsi:</p>
-
-<p>&mdash;Bernard, je sais maintenant que je vous dois la vie de ce que j'ai de
-plus cher au monde. Toute la mienne sera consacrée à vous prouver ma
-reconnaissance et mon estime. Ma fille aussi a contracté envers vous
-une dette sacrée. N'ayez donc aucune inquiétude pour votre avenir. Je
-sais à quelles persécutions et à quelles vengeances vous vous êtes
-exposé pour venir à nous; mais je sais aussi à quelle affreuse
-existence mon amitié et mon dévouement sauront vous soustraire. Vous
-êtes orphelin, et je n'ai pas de fils. Voulez-vous m'accepter pour
-votre père?</p>
-
-<p>Je regardai le chevalier avec des yeux égarés. Je ne pouvais en croire
-mes oreilles. Toute impression était paralysée chez moi par la
-surprise et la timidité. Il me fut impossible de répondre un mot; le
-chevalier éprouva lui-même un peu de surprise, il ne s'attendait pas
-à trouver une nature aussi brutalement inculte.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, me dit-il, j'espère que vous vous accoutumerez à nous.
-Donnez-moi seulement une poignée de main pour me prouver que vous avez
-confiance en moi. Je vais vous envoyer votre domestique: commandez-lui
-tout ce que vous voudrez, il est à vous. J'ai seulement une promesse à
-exiger de vous, c'est que vous ne sortirez pas de l'enceinte du parc
-d'ici à ce que j'aie pris des mesures pour vous soustraire aux
-poursuites de la justice. On pourrait faire rejaillir sur vous les
-accusations qui pèsent sur la conduite de vos oncles.</p>
-
-<p>&mdash;Mes oncles! dis-je en passant mes mains sur ma tête, est-ce un
-mauvais rêve que j'ai fait? Où sont-ils? Qu'est devenue la
-Roche-Mauprat?</p>
-
-<p>&mdash;La Roche-Mauprat a été préservée des flammes, répondit-il.
-Quelques bâtiments accessoires ont été détruits; mais je me charge
-de réparer votre maison et de racheter votre fief aux créanciers dont
-il est aujourd'hui la proie. Quant à vos oncles... vous êtes
-probablement le seul héritier d'un nom qu'il vous appartient de
-réhabiliter.</p>
-
-<p>&mdash;Le seul! m'écriai-je. Quatre Mauprat ont succombé cette nuit; mais
-les trois autres...</p>
-
-<p>&mdash;Le cinquième, Gaucher, a péri dans sa fuite; on l'a retrouvé ce
-matin noyé dans l'étang des <i>Froids.</i> On n'a retrouvé ni Jean ni
-Antoine; mais le cheval de l'un et le manteau de l'autre, trouvés à
-peu de distance du lieu où gisait le cadavre de Gaucher, sont des
-indices sinistres de quelque événement semblable. Si l'un des Mauprat
-s'est échappé, c'est pour ne plus reparaître, car il n'y aurait plus
-d'espoir pour lui; et, puisqu'ils ont attiré sur leur tête ces orages
-inévitables, mieux vaut pour eux et pour nous, qui avons le malheur de
-porter le même nom, qu'ils aient eu cette fin tragique les armes à la
-main que de subir une mort infâme au bout d'une potence. Acceptons ce
-que Dieu a décidé à leur égard. L'arrêt est rude. Sept hommes
-pleins de force et de jeunesse appelés, dans une seule nuit, à rendre
-un compte terrible!... Prions pour eux, Bernard, et, à force de bonnes
-œuvres, tâchons de réparer le mal qu'ils ont fait et d'enlever les
-taches qu'ils ont imprimées à notre écusson.</p>
-
-<p>Ces dernières paroles résumaient tout le caractère du chevalier. Il
-était pieux, équitable, plein de charité; mais, chez lui, comme chez
-la plupart des gentilshommes, les préceptes de l'humilité chrétienne
-venaient échouer devant l'orgueil du rang. Il eût volontiers fait
-asseoir un pauvre à sa table, et, le vendredi saint, il lavait les
-pieds à douze mendiants; mais il n'en était pas moins attaché
-à tous les préjugés de notre caste. Il trouvait ses cousins
-beaucoup plus coupables d'avoir dérogé à leur dignité d'homme, étant
-gentilshommes, que s'ils eussent été plébéiens. Dans cette
-hypothèse, selon lui, leurs crimes eussent été de moitié moins
-graves. J'ai partagé longtemps cette conviction; elle était dans mon
-sang, si je puis m'exprimer ainsi. Je ne l'ai perdue qu'à la suite des
-rudes leçons de ma destinée.</p>
-
-<p>Il me confirma ensuite ce que sa fille m'avait dit. Il avait désiré
-vivement être chargé de mon éducation dès ma naissance; mais son
-frère Tristan s'y était opposé avec acharnement. Ici, le front du
-chevalier se rembrunit.</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne savez pas, dit-il, combien cette velléité de ma part a eu
-des suites funestes pour moi et pour vous aussi. Mais ceci doit rester
-enveloppé dans le mystère... mystère affreux, sang des Atrides!...</p>
-
-<p>Il me prit la main et ajouta d'un air accablé:</p>
-
-<p>&mdash;Bernard, nous sommes victimes tous deux d'une famille atroce. Ce
-n'est pas le moment de récriminer contre ceux qui paraissent à cette heure
-devant le redoutable tribunal de Dieu; mais ils m'ont fait un mal
-irréparable, ils m'ont brisé le cœur... Celui qu'ils vous ont fait
-sera réparé, j'en jure par la mémoire de votre mère. Ils vous ont
-privé d'éducation, ils vous ont associé à leurs brigandages; mais
-votre âme est restée grande et pure comme était celle de l'ange qui
-vous donna le jour. Vous réparerez les erreurs involontaires de votre
-enfance; vous recevrez une éducation conforme à votre rang; vous
-relèverez l'honneur de la famille, n'est-ce pas, vous le voulez? Moi,
-je le veux; je me mettrai à vos genoux pour obtenir votre confiance, et
-je l'obtiendrai, car la Providence vous destinait à être mon fils. Ah!
-j'avais rêvé jadis une adoption plus complète. Si, à ma seconde
-tentative, on vous eût accordé à ma tendresse, vous eussiez été
-élevé avec ma fille, et vous seriez certainement devenu son époux.
-Mais Dieu ne l'a pas voulu. Il faut que vous commenciez votre
-éducation, et la sienne s'achève. Elle est d'âge à être établie,
-et, d'ailleurs, elle a fait son choix; elle aime M. de La Marche,
-qu'elle est à la veille d'épouser; elle vous l'a dit.</p>
-
-<p>Je balbutiai quelques paroles confuses. Les caresses et les paroles
-généreuses de ce vieillard respectable m'avaient vivement ému, et je
-sentais comme une nouvelle nature se réveiller en moi. Mais, lorsqu'il
-prononça le nom de son futur gendre, tous mes instincts sauvages se
-réveillèrent, et je sentis qu'aucun principe de loyauté sociale ne me
-ferait renoncer à la possession de celle que je regardais comme ma
-proie. Je pâlissais, je rougissais, je suffoquais. Nous fûmes
-heureusement interrompus par l'abbé Aubert (le curé janséniste), qui
-venait s'informer des suites de ma chute. Alors seulement le chevalier
-sut que j'étais blessé, circonstance qu'il n'avait pas eu le loisir
-d'apprendre dans l'agitation de tant d'événements plus graves. Il
-envoya chercher son médecin, et je fus entouré de soins affectueux qui
-me parurent assez puérils, et auxquels je me soumis pourtant par un
-instinct de reconnaissance.</p>
-
-<p>Je n'avais pas osé demander au chevalier des nouvelles de sa fille. Je
-fus plus hardi avec l'abbé. Il m'apprit que la prolongation et
-l'agitation de son sommeil donnaient quelque inquiétude; et le
-médecin, étant revenu le soir pour me faire un nouveau pansement, me
-dit qu'elle avait beaucoup de fièvre, et qu'il craignait pour elle une
-maladie grave.</p>
-
-<p>Elle fut, en effet, assez mal pendant quelques jours pour donner de
-l'inquiétude. Dans les terribles émotions qu'elle avait éprouvées,
-elle avait déployé beaucoup d'énergie; mais elle subit une réaction
-assez violente. De mon côté, je fus retenu au lit; je ne pouvais faire
-un pas sans ressentir de vives douleurs, et le médecin me menaçait d'y
-rester cloué pour plusieurs mois si je ne me soumettais à
-l'immobilité pendant quelques jours. Comme j'étais d'ailleurs en
-pleine santé et que je n'avais jamais été malade de ma vie, la
-transition de mes habitudes actives à cette molle captivité me causa
-un ennui dont rien ne saurait rendre les angoisses. Il faut avoir vécu
-au fond des bois, dans toute la rudesse des mœurs farouches, pour
-comprendre l'espèce d'effroi et de désespoir que j'éprouvai en me
-trouvant enfermé pendant plus d'une semaine entre quatre rideaux de
-soie. Le luxe de mon appartement, la dorure de mon lit, les soins
-minutieux des laquais, tout, jusqu'à la bonté des aliments,
-puérilités auxquelles j'avais été assez sensible le premier jour, me
-devint odieux au bout de vingt-quatre heures. Le chevalier me faisait de
-tendres et courtes visites, car il était absorbé par la maladie de sa
-fille chérie. L'abbé fut excellent pour moi. Je n'osais dire ni à
-l'un ni à l'autre combien je me trouvais malheureux; mais, lorsque
-j'étais seul, j'avais envie de rugir comme un lion mis en cage, et, la
-nuit, je faisais des rêves où la mousse des bois, le rideau des arbres
-de la forêt et jusqu'aux sombres créneaux de la Roche-Mauprat
-m'apparaissaient comme le paradis terrestre. D'autres fois, les scènes
-tragiques qui avaient accompagné et suivi mon évasion se retraçaient
-si énergiquement à ma mémoire, que, même éveillé, j'étais en
-proie à une sorte de délire.</p>
-
-<p>Une visite de M. de La Marche augmenta le désordre et l'exaspération
-de mes idées. Il me témoigna beaucoup d'intérêt, me serra la main à
-plusieurs reprises, me demanda mon amitié, s'écria dix fois qu'il
-donnerait sa vie pour moi, et je ne sais combien d'autres protestations
-que je n'entendis guère; car j'avais un torrent dans les oreilles
-tandis qu'il me parlait, et, si j'avais eu mon couteau de chasse, je
-crois que je me serais jeté sur lui. Mes manières farouches et mes
-regards sombres l'étonnèrent beaucoup; mais, l'abbé lui ayant dit que
-j'avais l'esprit frappé des événements terribles advenus dans ma
-famille, il redoubla ses protestations et me quitta de la manière la
-plus affectueuse et la plus courtoise.</p>
-
-<p>Cette politesse que je trouvais dans tout le monde, depuis le maître de
-la maison jusqu'au dernier des serviteurs, me causait un malaise inouï,
-bien qu'elle me frappât d'admiration; car, n'eût-elle pas été
-inspirée par la bienveillance qu'on me portait, il m'eût été
-impossible de comprendre qu'elle pouvait être une chose bien distincte
-de la bonté. Elle ressemblait si peu à la faconde gasconne et
-railleuse des Mauprat, qu'elle était pour moi comme une langue tout à
-fait nouvelle que je comprenais, mais que je ne pouvais parler.</p>
-
-<p>Je retrouvai pourtant la faculté de répondre, lorsque l'abbé, m'ayant
-annoncé qu'il était chargé de mon éducation, m'interrogea pour
-savoir où j'en étais. Mon ignorance était tellement au delà de tout
-ce qu'il eût pu imaginer, que j'eus honte de la lui révéler, et, ma
-fierté sauvage reprenant le dessus, je lui déclarai que j'étais
-gentilhomme et que je n'avais nulle envie de devenir clerc. Il ne me
-répondit que par un éclat de rire qui m'offensa beaucoup. Il me tapa
-doucement sur l'épaule d'un air d'amitié, en disant que je changerais
-d'avis avec le temps, mais que j'étais un drôle de corps. J'étais
-pourpre de colère quand le chevalier entra. L'abbé lui rapporta notre
-entretien et ma réponse. M. Hubert réprima un sourire.</p>
-
-<p>&mdash;Mon enfant, me dit-il avec affection, jamais je ne veux me rendre
-fâcheux pour vous, même par amitié. Ne parlons pas d'études
-aujourd'hui. Avant d'en concevoir le goût, il faut que vous en
-compreniez la nécessité. Vous avez l'esprit juste, puisque vous avez
-le cœur noble; l'envie de vous instruire vous viendra d'elle-même.
-Soupons. Avez-vous faim? aimez-vous le bon vin?</p>
-
-<p>&mdash;Beaucoup plus que le latin, répondis-je.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, l'abbé, pour vous punir d'avoir fait le cuistre, reprit-il
-gaiement, vous en boirez avec nous. Edmée est tout à fait hors de
-danger. Le médecin permet à Bernard de se lever et de faire quelques
-pas. Nous souperons dans sa chambre.</p>
-
-<p>Le souper et le vin étaient si bons, en effet, que je me grisai très
-lestement, selon la coutume de la Roche-Mauprat. Je crois que l'on m'y
-aida, afin de me faire parler et de connaître tout de suite à quelle
-espèce de rustre on avait affaire. Mon manque d'éducation surpassait
-tout ce qu'on avait prévu; mais sans doute on augura bien du fond, car
-on ne m'abandonna pas et on travailla à tailler ce quartier de roc avec
-un zèle qui marquait de l'espérance. Dès que je pus sortir de la
-chambre, mon ennui se dissipa. L'abbé se fit mon compagnon inséparable
-tout le premier jour. La longueur du second fut adoucie par l'espérance
-qu'on me donna de voir Edmée le lendemain, et par les bons traitements
-dont j'étais l'objet, et dont je commençais à sentir la douceur, à
-mesure que je m'habituais à ne plus m'en étonner. La bonté
-inséparable du chevalier était bien faite pour vaincre ma
-grossièreté; elle me gagna rapidement le cœur. C'était la première
-affection de ma vie. Elle s'installait en moi de pair avec un amour
-violent pour sa fille, et je ne songeais pas seulement à faire lutter
-un de ces deux sentiments contre l'autre. J'étais tout besoin, tout
-instinct, tout désir. J'avais les passions d'un homme dans l'âme d'un
-enfant.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="IX">IX</a></h4>
-
-
-<p>Enfin, un matin, M. Hubert, après déjeuner, m'emmena chez sa fille.
-Quand la porte de sa chambre s'ouvrit, l'air tiède et parfumé qui me
-vint au visage faillit me suffoquer. Cette chambre était simple et
-charmante, tendue et meublée en toile de Perse à fond blanc, et toute
-parfumée de grands vases de Chine remplis de fleurs. Il y avait des
-oiseaux d'Afrique qui jouaient dans une cage dorée et qui chantaient
-d'une voix douce et amoureuse. Le tapis était plus moelleux aux pieds
-que la mousse des bois au mois de mars. J'étais si ému qu'à chaque
-instant ma vue se troublait; mes pieds s'accrochaient gauchement l'un à
-l'autre, et je heurtais tous les meubles sans pouvoir avancer. Edmée
-était couchée sur une chaise longue et roulait nonchalamment un
-éventail de nacre entre ses doigts. Elle me sembla encore plus belle
-que je ne l'avais vue, mais si différente, que je me sentis tout glacé
-de crainte au milieu de mon transport. Elle me tendit la main; je ne
-savais pas que je pusse la lui baiser devant son père. Je n'entendis
-pas ce qu'elle me disait; je crois que ce furent des paroles
-affectueuses. Puis, comme brisée de fatigue, elle pencha sa tête en
-arrière sur son oreiller et ferma les yeux.</p>
-
-<p>&mdash;J'ai à travailler, me dit le chevalier, tenez-lui compagnie; mais ne
-la faites pas beaucoup parler, car elle est encore bien faible.</p>
-
-<p>Cette recommandation ressemblait vraiment à une raillerie; Edmée
-feignait d'être assoupie pour cacher peut-être un peu d'embarras
-intérieur; et, quant à moi, j'étais si incapable de combattre cette
-réserve, que c'était vraiment pitié de me recommander le silence.</p>
-
-<p>Le chevalier ouvrit une porte au fond de l'appartement et la referma;
-mais, en l'entendant tousser de temps en temps, je compris que son
-cabinet n'était séparé que par une cloison de la chambre de sa fille.
-Néanmoins j'eus quelques instants de bien-être en me trouvant seul
-avec elle tant qu'elle parut dormir. Elle ne me voyait pas et je la
-regardais à mon aise; elle était aussi pâle et aussi blanche que son
-peignoir de mousseline et que ses mules de satin garnies de cygne; sa
-main fine et transparente était à mes yeux comme un bijou inconnu. Je
-ne m'étais jamais douté de ce que c'était qu'une femme; la beauté,
-pour moi, ç'avait été jusqu'alors la jeunesse et la santé, avec une
-sorte de hardiesse virile. Edmée, en amazone, s'était un peu montrée
-sous cet aspect la première fois, et je l'avais mieux comprise;
-maintenant je l'étudiais de nouveau, et je ne pouvais plus concevoir
-que ce fut là cette femme que j'avais tenue dans mes bras à la
-Roche-Mauprat. Le lieu, la situation, mes idées elles-mêmes, qui
-commençaient à recevoir du dehors un faible rayon de lumière, tout
-contribuait à rendre ce second tête-à-tête bien différent du
-premier.</p>
-
-<p>Mais le plaisir étrange et inquiet que j'éprouvais à la contempler
-fut troublé par l'arrivée d'une duègne qu'on appelait M<sup>lle</sup> Leblanc,
-et qui remplissait les fonctions de femme de chambre dans les
-appartements particuliers, celles de demoiselle de compagnie au salon.
-Elle avait peut-être reçu de sa maîtresse l'ordre de ne pas nous
-quitter; il est certain qu'elle s'assit auprès de la chaise longue, de
-manière à présenter à mon œil désappointé son dos sec et long, à
-la place du beau visage d'Edmée; puis elle tira son ouvrage de sa poche
-et se mit à tricoter tranquillement. Pendant ce temps, les oiseaux
-gazouillaient, le chevalier toussait, Edmée dormait ou faisait semblant
-de dormir, et j'étais à l'autre bout de l'appartement, la tête
-penchée sur les estampes d'un livre que je tenais à l'envers.</p>
-
-<p>Au bout de quelque temps, je m'aperçus qu'Edmée ne dormait pas et
-qu'elle causait à voix basse avec sa suivante; je crus voir que
-celle-ci me regardait en dessous de temps en temps et comme à la
-dérobée. Pour éviter l'embarras de cet examen, et aussi par un
-instinct de ruse qui ne m'était pas étranger, j'appuyai mon visage sur
-le livre, et le livre sur la console, et, dans cette posture, je restai
-comme endormi ou absorbé. Alors elles élevèrent peu à peu la voix,
-et j'entendis ce qu'elles disaient de moi.</p>
-
-<p>&mdash;C'est égal, mademoiselle a pris un drôle de page.</p>
-
-<p>&mdash;Leblanc, tu me fais rire avec tes pages. Est-ce qu'on a des pages à
-présent? Tu te crois toujours avec ma grand'mère. Je te dis que c'est
-le fils adoptif de mon père.</p>
-
-<p>&mdash;Certainement, M. le chevalier fait bien d'adopter un fils; mais ou
-diable a-t-il pêché cette figure-là?</p>
-
-<p>Je jetai un regard de côté, et je vis qu'Edmée riait sous son
-éventail; elle s'amusait du bavardage de cette vieille fille, qui
-passait pour avoir de l'esprit et à qui on laissait le droit de tout
-dire. Je fus très blessé de voir que ma cousine se moquait de moi.</p>
-
-<p>&mdash;Il a l'air d'un ours, d'un blaireau, d'un loup, d'un milan, de tout,
-plutôt que d'un homme! continua la Leblanc. Quelles mains! quelles
-jambes! et encore ce n'est rien à présent qu'il est un peu décrassé.
-Il fallait le voir, le jour où il est arrivé avec son sarrau et ses
-guêtres de cuir; c'était à faire trembler!</p>
-
-<p>&mdash;Tu trouves? reprit Edmée. Moi, je l'aimais mieux avec son costume de
-braconnier; cela allait mieux à sa figure et à sa taille.</p>
-
-<p>&mdash;Il avait l'air d'un bandit; mademoiselle ne l'a donc pas regardé?</p>
-
-<p>&mdash;Si fait.</p>
-
-<p>Le ton dont elle prononça ce <i>si fait</i> me fit frémir, et je ne sais
-pourquoi l'impression du baiser qu'elle m'avait donné à la
-Roche-Mauprat me revint sur les lèvres.</p>
-
-<p>&mdash;Encore, s'il était coiffé! reprit la duègne; mais jamais on n'a pu
-le faire consentir à se laisser poudrer. Saint-Jean m'a dit qu'au
-moment où il avait approché la houppe de sa tête, il s'était levé
-furieux en disant: «Ah! tout ce que vous voudrez, excepté cette
-farine-là. Je veux pouvoir remuer la tête sans tousser et éternuer.»
-Dieu! quel sauvage!</p>
-
-<p>&mdash;Mais, au fond, il a bien raison: si la mode n'autorisait pas cette
-absurdité-là, tout le monde s'apercevrait que c'est laid et incommode.
-Regarde s'il n'est pas plus beau d'avoir de grands cheveux noirs.</p>
-
-<p>&mdash;Ces grands cheveux-là? Quelle crinière! cela fait peur.</p>
-
-<p>&mdash;D'ailleurs, les enfants ne portent pas de poudre, et c'est encore un
-enfant que ce garçon-là.</p>
-
-<p>&mdash;Un enfant? Tudieu! quel marmot! il en mangerait à son déjeuner, des
-enfants! C'est un ogre. Mais d'où sort ce gaillard-là? M. le chevalier
-l'aura tiré de la charrue pour l'amener ici. Est-ce qu'il s'appelle?...
-Comment donc s'appelle-t-il?</p>
-
-<p>&mdash;Curieuse, je t'ai dit qu'il s'appelle Bernard.</p>
-
-<p>&mdash;Bernard! et rien avec?</p>
-
-<p>&mdash;Rien, pour le moment. Que regardes-tu?</p>
-
-<p>&mdash;Il dort comme un loir! Voyez ce balourd! Je regarde s'il ressemble à
-M. le chevalier. C'est peut-être un instant d'erreur: il aura eu un
-jour d'oubli avec quelque bouvière.</p>
-
-<p>&mdash;Allons donc! Leblanc, vous allez trop loin...</p>
-
-<p>&mdash;Eh! mon Dieu! mademoiselle, est-ce que M. le chevalier n'a pas été
-jeune comme un autre? et cela empêche-t-il la vertu de venir avec
-l'âge?</p>
-
-<p>&mdash;Sans doute, tu sais ce qui en est par expérience. Mais écoute, ne
-t'avise pas de taquiner ce jeune homme. Tu as peut-être deviné juste;
-mon père exige qu'on le traite comme l'enfant de la maison.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, c'est agréable pour mademoiselle! Quant à moi, qu'est-ce
-que cela me fait? Je n'ai pas affaire à ce monsieur-là.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! si tu avais trente ans de moins!...</p>
-
-<p>&mdash;Mais est-ce que monsieur a consulté mademoiselle pour installer ce
-grand brigand-là chez elle?</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce que tu en doutes? Y a-t-il au monde un meilleur père que le
-mien?</p>
-
-<p>&mdash;Mademoiselle est bien bonne aussi... Il y a bien des demoiselles à
-qui cela n'aurait guère convenu.</p>
-
-<p>&mdash;Et pourquoi donc? ce garçon-là n'a rien de déplaisant; quand il
-sera bien élevé...</p>
-
-<p>&mdash;Il sera toujours laid à faire peur.</p>
-
-<p>&mdash;Il s'en faut de beaucoup qu'il soit laid, ma chère Leblanc; tu es
-trop vieille, tu ne t'y connais plus.</p>
-
-<p>Leur conversation fut interrompue par le chevalier qui vint chercher un
-livre.</p>
-
-<p>&mdash;Mademoiselle Leblanc est ici? dit-il d'un air très calme. Je vous
-croyais en tête à tête avec mon fils. Eh bien, avez-vous causé
-ensemble, Edmée? lui avez-vous dit que vous seriez sa sœur? Es-tu
-content d'elle, Bernard?</p>
-
-<p>Mes réponses ne pouvaient compromettre personne; c'étaient toujours
-quatre ou cinq paroles incohérentes, estropiées par la honte. M. de
-Mauprat retourna à son cabinet, et je me rassis, espérant que ma
-cousine allait renvoyer sa duègne et me parler. Mais elles
-échangèrent quelques paroles tout bas; la duègne resta, et deux
-mortelles heures s'écoulèrent sans que j'osasse bouger de ma chaise.
-Je crois qu'Edmée dormait réellement. Quand la cloche sonna le dîner,
-son père revint me prendre, et, avant de quitter son appartement, il
-lui dit de nouveau:</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, avez-vous causé?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, mon bon père, répondit-elle avec une assurance qui me
-confondit.</p>
-
-<p>Il me parut prouvé, d'après cette conduite de ma cousine, qu'elle
-s'était jouée de moi et que, maintenant, elle craignait mes reproches.
-Et puis l'espérance me revint lorsque je me rappelai le ton dont elle
-avait parlé de moi avec M<sup>lle</sup> Leblanc. J'en vins même à penser qu'elle
-craignait les soupçons de son père, et qu'elle n'affectait une grande
-indifférence que pour m'attirer plus sûrement dans ses bras quand le
-moment serait venu. Dans l'incertitude, j'attendis. Mais les jours et
-les nuits se succédèrent sans qu'aucune explication arrivât et sans
-qu'aucun message secret m'avertît de prendre patience. Elle descendait
-au salon une heure le matin; le soir, elle venait dîner et jouait au
-piquet ou aux échecs avec son père. Pendant tout ce temps, elle était
-si bien gardée, que je n'aurais pas même pu échanger un regard avec
-elle; le reste du jour, elle était inabordable dans sa chambre.
-Plusieurs fois, voyant que je m'ennuyais de l'espèce de captivité où
-j'étais forcé de vivre, le chevalier me dit:</p>
-
-<p>&mdash;Va causer avec Edmée, monte à sa chambre, dis-lui que c'est moi qui
-t'envoie.</p>
-
-<p>Mais j'avais beau frapper, sans doute on m'entendait venir et on me
-reconnaissait à mon pas incertain et lourd. Jamais la porte ne
-s'ouvrait pour moi; j'étais désespéré, j'étais furieux.</p>
-
-<p>Il est nécessaire que j'interrompe le récit de mes impressions
-personnelles pour vous dire ce qui se passait à cette époque dans la
-triste famille des Mauprat. Jean et Antoine avaient réellement pris la
-fuite, et, quoique les recherches eussent été sévères, il fut
-impossible de s'emparer de leurs personnes. Tous leurs biens furent
-saisis, et la vente du fief de la Roche-Mauprat fut décrétée par
-autorité de justice. Mais on n'alla pas jusqu'au jour de
-l'adjudication: M. Hubert de Mauprat fit cesser les poursuites. Il se
-porta adjudicataire; les créanciers furent satisfaits, et les titres de
-propriété de la Roche-Mauprat passèrent dans ses mains.</p>
-
-<p>La petite garnison des Mauprat, composée d'aventuriers de bas étage,
-avait subi le même sort que ses maîtres. Elle était, comme on sait,
-réduite depuis longtemps à très peu d'individus. Deux ou trois
-périrent; d'autres prirent la fuite: un seul fut mis en prison. On
-instruisit son procès, et il paya pour tous. Il fut grandement question
-d'instruire aussi par contumace contre Jean et Antoine de Mauprat, dont
-la fuite paraissait prouvée; car on n'avait pas retrouvé leurs corps
-après le desséchement du vivier où celui de Gaucher avait surnagé;
-mais le chevalier craignit pour l'honneur de son nom une sentence
-infamante, comme si cette sentence eût pu ajouter quelque chose à
-l'horreur du nom de Mauprat. Il usa de tout le crédit de M. de La
-Marche et du sien propre (qui était réel dans la province, surtout à
-cause de sa grande moralité) pour assoupir l'affaire, et il y réussit.
-Quant à moi, quoique j'eusse certainement trempé dans plus d'une des
-exactions de mes oncles, il ne fut pas question de m'accuser même au
-tribunal de l'opinion publique. Au milieu du déchaînement
-qu'excitaient mes oncles, on se plut à me considérer uniquement comme
-un jeune captif, victime de leurs mauvais traitements et plein
-d'heureuses dispositions. Le chevalier, dans sa générosité
-bienveillante et dans son désir de réhabiliter la famille, exagéra
-beaucoup, à coup sûr, mes mérites, et fit partout répandre le bruit
-que j'étais un ange de douceur et d'intelligence.</p>
-
-<p>Le jour où M. Hubert se porta adjudicataire, il entra dès le matin
-dans ma chambre, accompagné de sa fille et de l'abbé, et, me montrant
-les actes par lesquels il consommait le sacrifice (la Roche-Mauprat
-valait environ deux cent mille livres), il me déclara que j'allais
-être mis sur-le-champ en possession, non seulement de ma part
-d'héritage, qui n'était pas considérable, mais encore de la moitié
-du revenu de la propriété. En même temps, la propriété totale,
-fonds et produit, m'allait être assurée par testament du chevalier, le
-tout à <i>une seule condition</i>: c'est que je consentirais à recevoir une
-éducation <i>sortable à ma qualité.</i></p>
-
-<p>Le chevalier avait fait toutes ces dispositions avec bonté et
-simplicité, moitié par reconnaissance de ce qu'il savait de ma
-conduite envers Edmée, moitié par orgueil de famille; mais il ne
-s'attendait pas à la résistance qu'il trouva en moi au sujet de
-l'éducation. Je ne saurais dire quel mécontentement souleva en moi le
-mot de <i>condition.</i> Je crus y voir surtout le résultat de quelque
-manœuvre d'Edmée pour se débarrasser de sa parole envers moi.</p>
-
-<p>&mdash;Mon oncle, répondis-je après avoir écouté toutes ses offres
-magnifiques dans un silence absolu, je vous remercie de tout ce que vous
-voulez faire pour moi; mais il ne me convient pas de l'accepter. Je n'ai
-pas besoin de fortune. À un homme comme moi, il ne faut que du pain, un
-fusil, un chien de chasse et le premier cabaret qui se trouvera sur la
-lisière du bois. Puisque vous avez la complaisance de me servir de
-tuteur, payez-moi la rente de mon huitième de propriété sur le fief,
-et n'exigez pas que j'apprenne vos sornettes de latin. Un gentilhomme en
-sait assez, quand il peut abattre une sarcelle et signer son nom. Je ne
-tiens pas à être seigneur de la Roche-Mauprat, c'est assez d'y avoir
-été esclave. Vous êtes un brave homme, et, sur mon honneur, je vous
-aime; mais je n'aime guère les conditions. Je n'ai jamais rien fait par
-intérêt; et j'aime mieux rester ignorant que de devenir bel esprit aux
-gages du prochain. Quant à ma cousine, je ne consentirai jamais à
-faire une pareille brèche dans sa fortune. Je sais bien qu'elle ferait
-volontiers le sacrifice d'une partie de sa dot pour se dispenser...</p>
-
-<p>Edmée, qui était restée fort pâle et comme distraite jusque-là, me
-lança tout à coup un regard étincelant et m'interrompit pour me dire
-avec assurance:</p>
-
-<p>&mdash;Pour me dispenser de quoi, s'il vous plaît, Bernard?</p>
-
-<p>Je vis que, malgré son courage, elle était fort émue; car elle brisa
-son éventail en le fermant. Je lui répondis, avec un regard où
-l'honnête malice du campagnard devait se peindre:</p>
-
-<p>&mdash;Pour vous dispenser, cousine, de tenir certaine promesse que vous
-m'avez faite à la Roche-Mauprat.</p>
-
-<p>Elle devint plus pâle qu'auparavant, et son visage prit une expression
-de terreur que déguisait mal un sourire de mépris.</p>
-
-<p>&mdash;Quelle promesse lui avez-vous donc faite, Edmée? dit le chevalier en
-se tournant vers elle avec candeur.</p>
-
-<p>En même temps, le curé me serra le bras à la dérobée, et je compris
-que le confesseur de ma cousine était en possession de notre secret.</p>
-
-<p>Je haussai les épaules; leurs craintes me faisaient injure et pitié.</p>
-
-<p>&mdash;Elle m'a promis, repris-je en souriant, de me regarder toujours
-comme son frère et son ami. Ne sont-ce pas là vos paroles, Edmée, et
-croyez-vous que cela se prouve avec de l'argent?</p>
-
-<p>Elle se leva avec vivacité, et, me tendant la main, elle me dit d'une
-voix émue:</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez raison, Bernard, vous êtes un grand cœur, et je ne me
-pardonnerais pas si j'en doutais un instant.</p>
-
-<p>Je vis une larme au bord de sa paupière, et je serrai sa main un peu
-trop fort sans doute, car elle laissa échapper un petit cri accompagné
-d'un charmant sourire. Le chevalier m'embrassa, et l'abbé dit à
-plusieurs reprises en s'agitant sur sa chaise:</p>
-
-<p>&mdash;C'est beau! c'est noble! c'est très beau! On n'a pas besoin
-d'apprendre cela dans les livres, ajouta-t-il en s'adressant au
-chevalier. Dieu écrit sa parole et répand son esprit dans le cœur de
-ses enfants.</p>
-
-<p>&mdash;Vous verrez, dit le chevalier vivement attendri, que ce Mauprat
-relèvera l'honneur de la famille. Maintenant, mon cher Bernard, je ne
-te parlerai plus d'affaires. Je sais comment je dois agir, et tu ne peux
-pas m'empêcher de faire ce que bon me semblera pour que mon nom soit
-réhabilité dans ta personne. La seule réhabilitation véritable m'est
-garantie par tes nobles sentiments; mais il en est encore une autre que
-tu ne refuseras pas de tenter: c'est celle des talents et des lumières.
-Tu t'y prêteras par affection pour nous, je l'espère; mais ce n'est
-pas encore le temps d'en parler. Je respecte ta fierté et veux assurer
-ton existence <i>sans condition.</i> Venez, l'abbé, vous allez m'accompagner
-à la ville chez mon procureur. La voiture est prête. Vous, enfants,
-vous allez déjeuner ensemble. Allons, Bernard, donne le bras à ta
-cousine, ou, pour mieux dire, à ta sœur. Apprends la courtoisie des
-manières, puisque, avec elle, c'est l'expression de ton cœur.</p>
-
-<p>&mdash;Vous dites vrai, mon oncle, répondis-je en m'emparant un peu rudement
-du bras d'Edmée pour descendre l'escalier.</p>
-
-<p>Elle tremblait; mais ses joues avaient repris leur incarnat, et un
-sourire affectueux errait sur ses lèvres.</p>
-
-<p>Quand nous fûmes vis-à-vis l'un de l'autre à table, notre bon accord
-se refroidit en peu d'instants. Nous redevînmes embarrassés tous les
-deux; si nous eussions été seuls, je me serais tiré d'affaire par une
-de ces brusques sorties que je savais m'imposer à moi-même quand
-j'étais trop honteux de ma timidité; mais la présence de Saint-Jean,
-qui nous servait, me condamnait au silence sur le point principal. Je
-pris le parti de parler de Patience et de demander à Edmée comment il
-se faisait qu'elle fût si bien avec lui, et ce que je devais penser du
-prétendu sorcier. Elle me raconta en gros l'histoire du philosophe
-rustique et me dit que c'était l'abbé Aubert qui l'avait menée à la
-tour Gazeau. Elle avait été frappée de l'intelligence et de la
-sagesse du cénobite stoïcien, et prenait à causer avec lui un plaisir
-extrême. De son côté, Patience avait conçu pour elle tant d'amitié,
-que, depuis quelque temps, il s'était relâché de ses habitudes et
-venait assez souvent lui rendre visite en même temps qu'à l'abbé.</p>
-
-<p>Vous pensez bien qu'elle eut quelque peine à rendre ces explications
-intelligibles pour moi. Je fus très frappé des éloges qu'elle donnait
-à Patience et de la sympathie qu'elle éprouvait pour ses idées
-révolutionnaires. C'était la première fois que j'entendais parler
-d'un paysan comme d'un homme. En outre, j'avais considéré jusque-là
-le sorcier de la tour Gazeau comme bien au-dessous d'un paysan
-ordinaire, et voilà qu'Edmée le plaçait au-dessus de la plupart des
-hommes qu'elle connaissait, et prenait parti pour lui contre la
-noblesse. Je réussis à en tirer cette conclusion, que l'éducation
-n'était pas si nécessaire que le chevalier et l'abbé voulaient bien
-me le faire croire.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais guère mieux lire que Patience, ajoutai-je, et je voudrais
-bien que vous eussiez autant de plaisir dans ma société que dans la
-sienne; mais il n'y parait guère, cousine, car, depuis que je suis
-ici...</p>
-
-<p>Comme nous quittions alors la table et que je me réjouissais de me
-trouver enfin seul avec elle, j'allais devenir beaucoup plus explicite,
-lorsqu'on entrant dans le salon, nous y trouvâmes M. de La Marche, qui
-venait d'arriver et qui entrait par la porte opposée. Je le donnai,
-dans mon cœur, à tous les diables.</p>
-
-<p>M. de La Marche était un jeune seigneur tout à fait à la mode de son
-époque. Épris de philosophie nouvelle, grand voltairien, grand
-admirateur de Franklin, plus honnête qu'intelligent, comprenant moins
-ses oracles qu'il n'avait le désir et la prétention de les comprendre;
-assez mauvais logicien, car il trouva ses idées beaucoup moins bonnes
-et ses espérances politiques beaucoup moins douces le jour où la
-nation française se mit en tête de les réaliser; au demeurant, plein
-de bons sentiments, se croyant beaucoup plus confiant et romanesque
-qu'il ne l'était en effet; un peu plus fidèle à ses préjugés de
-caste et beaucoup plus sensible à l'opinion du monde qu'il ne se
-flattait et ne se piquait de l'être: voilà tout l'homme. Sa figure
-était charmante; mais je la trouvais excessivement fade, car j'avais
-contre lui la plus ridicule animosité. Ses manières gracieuses me
-semblaient serviles auprès d'Edmée; j'eusse rougi de les imiter, et
-pourtant je n'étais occupé qu'à renchérir sur les petits services
-qu'il pouvait lui rendre. Nous sortîmes dans le parc, qui était
-considérable et coupé par l'Indre, qui n'est là qu'un joli ruisseau.
-Chemin faisant, il se rendit agréable de mille manières; il
-n'apercevait pas une violette, qu'il ne la cueillît pour l'offrir à ma
-cousine. Mais, quand nous arrivâmes au bord du ruisseau, nous
-trouvâmes la planche sur laquelle on le traversait en cet endroit
-rompue et emportée par les orages des jours précédents. Alors je pris
-Edmée dans mes bras sans lui en demander la permission, et je traversai
-tranquillement. J'avais de l'eau jusqu'à la ceinture, et je portais ma
-cousine à bras tendus avec tant de force et de précision, qu'elle ne
-mouilla pas un de ses rubans. M. de La Marche, ne voulant pas paraître
-plus délicat que moi, n'hésita pas à mouiller ses beaux habits et à
-me suivre avec des éclats de rire un peu forcés; mais, quoiqu'il ne
-portât aucun fardeau, il trébucha plusieurs fois sur les pierres dont
-le lit de la rivière était encombré et ne nous rejoignit qu'avec
-peine. Edmée ne riait pas; je crois qu'en faisant malgré elle cette
-épreuve de ma force et de ma hardiesse, elle fut très effrayée de
-songer à l'amour qu'elle m'inspirait. Elle était même irritée et me
-dit, lorsque je la déposai doucement sur le rivage:</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="figcenter" style="width: 500px;">
-<a id="figure04"></a>
-<img src="images/figure04.jpg" width="500" alt="" />
-<p class="center">.. <i>Je pris Edmée dans mes bras et la portai à l'autre bord du
-ruisseau</i>...&mdash;Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</p>
-</div>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>&mdash;Bernard, je vous prie de ne jamais recommencer de pareilles
-plaisanteries.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! bon, lui dis-je, vous ne vous en fâcheriez pas de la part de
-l'autre.</p>
-
-<p>&mdash;Il ne se le permettrait pas, reprit-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Je le crois bien, répondis-je, il s'en garderait! Regardez comme le
-voilà fait... Et, moi, je ne vous ai pas dérangé un cheveu. Il
-ramasse très bien les violettes; mais, croyez-moi, dans un danger, ne
-lui donnez pas la préférence.</p>
-
-<p>M. de La Marche me fit de grands compliments sur cet exploit. J'avais
-espéré qu'il serait jaloux; il ne parut pas seulement y songer et prit
-son parti gaiement sur le pitoyable état de sa toilette. Il faisait
-extrêmement chaud, et nous étions séchés avant la fin de la
-promenade; mais Edmée demeura triste et préoccupée. Il me sembla
-qu'elle faisait effort pour me montrer autant d'amitié que pendant le
-déjeuner. J'en fus affecté; car je n'étais pas seulement amoureux
-d'elle, je l'aimais. Il m'eût été impossible de faire cette
-distinction; mais les deux sentiments étaient en moi: la passion et la
-tendresse.</p>
-
-<p>Le chevalier et l'abbé rentrèrent à l'heure du dîner. Ils
-s'entretinrent à voix basse avec M. de La Marche du règlement de mes
-affaires, et, au peu de mots que j'entendis malgré moi, je compris
-qu'ils venaient d'assurer mon existence dans les conditions brillantes
-qui m'avaient été annoncées le matin. J'eus la mauvaise honte de ne
-point en témoigner naïvement ma reconnaissance. Cette générosité me
-troublait, je n'y comprenais rien; je m'en méfiais presque comme d'une
-embûche qu'on me tendait pour m'éloigner de ma cousine. Je n'étais
-pas sensible aux avantages de la fortune. Je n'avais pas les besoins de
-la civilisation, et les préjugés nobiliaires étaient chez moi un
-point d'honneur, nullement une vanité sociale.</p>
-
-<p>Voyant qu'on ne me parlait pas ouvertement, je pris le parti peu
-gracieux de feindre une complète ignorance.</p>
-
-<p>Edmée devint toujours plus triste. Je remarquai que ses regards se
-portaient alternativement sur M. de La Marche et sur moi avec une
-inquiétude vague. Toutes les fois que je lui adressais la parole, ou
-même que j'élevais la voix en parlant aux autres personnes, elle
-tressaillait, puis elle fronçait légèrement le sourcil, comme si ma
-voix lui eût causé une douleur physique. Elle se retira aussitôt
-après le dîner; son père la suivit avec inquiétude.</p>
-
-<p>&mdash;Ne remarquez-vous pas, dit l'abbé en les voyant s'éloigner et en
-s'adressant à M. de La Marche, que M<sup>lle</sup> de Mauprat est bien changée
-depuis ces derniers temps?</p>
-
-<p>&mdash;Elle est maigrie, répondit le lieutenant général; mais je crois
-qu'elle n'en est que plus belle.</p>
-
-<p>&mdash;Oui; mais je crains qu'elle ne soit plus malade qu'elle ne l'avoue,
-repartit l'abbé. Son caractère est aussi changé que sa figure; elle
-est triste.</p>
-
-<p>&mdash;Triste? Mais il me semble qu'elle n'a jamais été aussi gaie que ce
-matin; n'est-il pas vrai, monsieur Bernard? C'est depuis la promenade
-seulement qu'elle s'est plainte d'avoir un peu de migraine.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous dis qu'elle est triste, reprit l'abbé. Quand elle est gaie,
-maintenant, elle l'est plus que de raison; il y a en elle quelque chose
-d'étrange alors et de forcé, qui n'est pas du tout dans sa manière
-d'être accoutumée. Puis, un instant après, elle retombe dans une
-mélancolie que je n'avais jamais remarquée avant la fameuse nuit de la
-forêt. Soyez sûr que les émotions de cette nuit ont été graves.</p>
-
-<p>&mdash;Elle a été témoin, en effet, d'une scène affreuse à la tour
-Gazeau, dit M. de La Marche; et puis cette course de son cheval à
-travers la forêt, lorsqu'elle a été emportée loin de la chasse, a
-dû la fatiguer et l'effrayer beaucoup. Cependant elle est douée d'un
-courage si admirable!... Dites-moi, cher monsieur Bernard, lorsque vous
-la rencontrâtes dans la forêt, vous parut-elle très épouvantée?</p>
-
-<p>&mdash;Dans la forêt? repris-je. Je ne l'ai point rencontrée dans la
-forêt.</p>
-
-<p>&mdash;Non, c'est dans la Varenne que vous l'avez rencontrée, dit l'abbé
-avec précipitation... À propos, monsieur Bernard, voulez-vous bien me
-permettre de vous dire un mot d'affaires en particulier sur votre
-propriété de...</p>
-
-<p>Il m'entraîna hors du salon et me dit à voix basse:</p>
-
-<p>&mdash;Il ne s'agit pas d'affaires; je vous supplie de ne laisser soupçonner
-à qui que ce soit, pas même à M. de La Marche, que M<sup>lle</sup> de Mauprat
-ait été seulement l'espace d'une seconde à la Roche-Mauprat...</p>
-
-<p>&mdash;Et pourquoi donc? demandai-je, n'y a-t-elle pas été sous ma
-protection? n'en est-elle pas sortie pure, grâce à moi? et peut-on
-ignorer dans le pays qu'elle y ait passé deux heures?</p>
-
-<p>&mdash;On l'ignore entièrement, répondit-il; au moment où elle en sortait,
-la Roche-Mauprat tombait sous les coups des assiégeants, et aucun de
-ses hôtes ne reviendra du sein de la tombe ou du fond de l'exil pour
-raconter ce fait. Quand vous connaîtrez davantage le monde, vous
-comprendrez de quelle importance il est pour la réputation d'une jeune
-personne qu'on ne puisse pas supposer que l'ombre d'un danger ait
-seulement passé sur son honneur. En attendant, je vous adjure, au nom
-de son père, au nom de l'amitié que vous avez pour elle, et que vous
-lui avez exprimée ce matin d'une manière si noble et si touchante!...</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes très adroit, monsieur l'abbé, dis-je en l'interrompant;
-toutes vos paroles ont un sens caché que je comprends fort bien, tout
-grossier que je suis. Dites à ma cousine qu'elle se rassure. Je n'ai
-pas sujet de nier sa vertu, très certainement, et je ne suis,
-d'ailleurs, pas capable de faire manquer le mariage qu'elle désire.
-Dites-lui que je ne réclame d'elle qu'une chose, c'est cette promesse
-d'<i>amitié</i> qu'elle m'a faite à la Roche-Mauprat.</p>
-
-<p>&mdash;Cette promesse a donc à vos yeux une singulière solennité? dit
-l'abbé. Et quelle méfiance peut-elle vous laisser en ce cas?</p>
-
-<p>Je le regardai fixement, et, comme il me semblait troublé, je pris
-plaisir à le tourmenter, espérant qu'il rapporterait mes paroles à
-Edmée.</p>
-
-<p>&mdash;Aucune, répondis-je; seulement, je vois qu'on craint l'abandon de M.
-de La Marche au cas où l'aventure de la Roche-Mauprat viendrait à se
-découvrir. Si ce monsieur est capable de soupçonner Edmée et de lui
-faire outrage à la veille de ses noces, il me semble qu'il y a un moyen
-bien simple de raccommoder tout cela.</p>
-
-<p>&mdash;Et lequel, selon vous?</p>
-
-<p>&mdash;C'est de le provoquer et de le tuer.</p>
-
-<p>&mdash;Je pense que vous ferez tout pour épargner cette dure nécessité et
-ce péril affreux au respectable M. Hubert.</p>
-
-<p>&mdash;Je les lui épargnerai de reste en me chargeant de venger ma cousine.
-C'est mon droit, monsieur l'abbé; je connais les devoirs d'un
-gentilhomme tout aussi bien que si j'avais appris le latin. Vous pouvez
-le lui dire de ma part. Qu'elle dorme en paix; je me tairai, et, si cela
-ne sert à rien, je me battrai.</p>
-
-<p>&mdash;Mais, Bernard, reprit l'abbé d'un ton insinuant et doux, songez-vous
-à l'attachement de votre cousine pour M. de La Marche?</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, raison de plus, m'écriai-je, saisi d'un mouvement de
-rage.</p>
-
-<p>Et je lui tournai le dos brusquement.</p>
-
-<p>L'abbé rapporta toute cette conversation à sa pénitente. Le rôle de
-ce digne prêtre était fort embarrassant; il avait reçu sous le sceau
-de la confession une confidence à laquelle il ne pouvait que faire des
-allusions très détournées, en s'entretenant avec moi. Cependant il
-espérait, au moyen de ces délicates allusions, me faire comprendre le
-crime de mon obstination et m'amener à y renoncer loyalement. Il
-augurait trop bien de moi; tant de vertu était au-dessus de mes forces,
-comme elle était au-dessus de mon intelligence.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="X">X</a></h4>
-
-
-<p>Quelques jours se passèrent dans un calme apparent. Edmée se disait
-souffrante et sortait peu de sa chambre; M. de La Marche venait presque
-tous les jours, son château étant situé à peu de distance. Je le
-prenais de plus en plus en aversion, malgré les politesses dont il me
-comblait. Je ne comprenais rien à ses affectations de philosophie, et
-je le combattais avec toute la grossièreté de préjugés et
-d'expressions dont j'étais susceptible. Ce qui me consolait un peu de
-mes souffrances secrètes, c'était de voir qu'il n'était pas reçu
-plus que moi dans les appartements d'Edmée.</p>
-
-<p>Le seul événement de cette semaine fut l'installation de Patience dans
-une cabane voisine du château. Depuis que l'abbé Aubert avait trouvé
-auprès du chevalier une existence à l'abri des persécutions
-ecclésiastiques, il n'y avait plus pour lui de nécessité à voir
-secrètement son ami le cénobite. Il l'avait donc vivement engagé à
-quitter le séjour des bois et à se rapprocher de lui. Patience
-s'était fait beaucoup prier. Tant d'années passées dans la solitude
-l'avaient tellement attaché à sa tour Gazeau, qu'il hésitait à lui
-préférer la société de son ami. En outre, il disait que l'abbé
-allait se corrompre dans le <i>commerce des grands</i>, que bientôt il
-subirait à son insu l'influence des vieilles idées, et qu'il se
-refroidirait à l'égard de la <i>cause sainte.</i> Il est vrai qu'Edmée
-avait gagné le cœur de Patience, et qu'en lui offrant une petite
-habitation appartenant à son père, et située dans un ravin
-pittoresque, à la sortie de son parc, elle s'y était prise avec assez
-de grâce et de délicatesse pour ne pas blesser sa fierté
-chatouilleuse. C'était à l'effet de terminer cette grande négociation
-que l'abbé s'était rendu à la tour Gazeau avec Marcasse, le soir où,
-retenus par l'orage, ils avaient donné asile à Edmée et à moi. La
-scène affreuse qui suivit notre arrivée trancha toutes les
-irrésolutions de Patience. Enclin aux idées pythagoriciennes, il avait
-horreur du sang répandu. La mort d'une biche lui arrachait des larmes,
-comme au Jacques de Shakespeare; à plus forte raison les meurtres
-humains lui étaient impossibles à contempler, et, du moment que la
-tour Gazeau eut été le théâtre de deux morts tragiques, elle lui
-sembla souillée, et rien n'eût pu le décider à y passer une nuit de
-plus. Il nous suivit à Sainte-Sévère, et bientôt il laissa vaincre
-ses scrupules philosophiques par les séductions d'Edmée. La
-maisonnette dont on lui fit accepter la jouissance était assez humble
-pour ne pas le faire rougir d'une transaction trop apparente avec la
-civilisation. Il y trouva une solitude moins profonde qu'à la tour
-Gazeau; mais les fréquentes visites de l'abbé et celles d'Edmée ne
-lui laissèrent pas le droit de se plaindre.</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>Ici le narrateur interrompit de nouveau son récit pour entrer dans le
-développement du caractère de M<sup>lle</sup> de Mauprat.</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>Edmée, dit-il, et croyez bien que ce n'est pas le langage de la
-prévention, était, au sein de sa modeste obscurité, une des femmes
-les plus parfaites qu'il y eût en France. Pour qu'elle fût citée et
-vantée entre toutes, il ne lui a manqué que le désir ou la
-nécessité de se faire connaître au monde. Mais elle était heureuse
-dans sa famille, et la plus douce simplicité couronnait ses facultés
-et ses hautes vertus. Elle ignorait son mérite comme je l'ignorais
-moi-même à cette époque, où, brute avide, je ne voyais que par les
-yeux du corps et croyais ne l'aimer que parce qu'elle était belle. Il
-faut dire aussi que son fiancé, M. de La Marche, ne la comprenait
-guère mieux. Il avait développé la pâle intelligence dont il était
-doué à la froide école de Voltaire et d'Helvétius. Edmée avait
-allumé sa vaste intelligence aux brûlantes déclamations de
-Jean-Jacques. Un temps est venu où j'ai compris Edmée; le temps où M.
-de La Marche l'aurait comprise ne fût jamais arrivé.</p>
-
-<p>Edmée, privée de sa mère dès le berceau et abandonnée à ses jeunes
-inspirations par un père plein de confiance, de bonté et d'incurie,
-s'était formée à peu près seule. L'abbé Aubert, qui lui avait fait
-faire sa première communion, n'avait point proscrit de ses lectures les
-philosophes qui l'avaient séduit lui-même. Ne trouvant autour d'elle
-ni contradiction ni même discussion, car, en toute chose, elle
-entraînait son père dont elle était l'idole, Edmée était restée
-fidèle à des principes en apparence bien opposés: la philosophie, qui
-préparait la ruine du christianisme, et le christianisme, qui
-proscrivait l'esprit d'examen. Pour expliquer cette contradiction, il
-faut que vous vous reportiez à ce que je vous ai dit de l'effet que
-produisit sur l'abbé Aubert la <i>Profession de foi du vicaire savoyard.</i>
-Vous n'ignorez pas, d'ailleurs, que dans les âmes poétiques le
-mysticisme et le doute règnent de pair. Jean-Jacques en fut un exemple
-éclatant et magnifique, et vous savez quelles sympathies il éveilla
-chez les prêtres et chez les nobles, alors même qu'il les gourmandait
-avec tant de véhémence. Quels miracles n'opère pas la conviction,
-aidée d'une éloquence sublime! Edmée avait bu à cette source vive
-avec toute l'avidité d'une âme ardente. Dans ses rares voyages à
-Paris, elle avait recherché les âmes sympathiques à la sienne. Mais,
-là, elle avait trouvé tant de nuances, si peu d'accord, et surtout,
-malgré la mode, tant de préjugés indestructibles, qu'elle s'était
-rattachée avec amour à sa solitude et à ses poétiques rêveries sous
-les vieux chênes de son parc. Elle parlait déjà de ses déceptions et
-refusait avec un bon sens au-dessus de son âge, et peut-être de son
-sexe, toutes les occasions de se mettre en rapport direct avec ces
-philosophes dont les écrits faisaient sa vie intellectuelle.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis un peu sybarite, disait-elle en souriant. J'aime mieux
-respirer un bouquet de roses préparé pour moi dès le matin dans un
-vase, que d'aller le chercher au milieu des épines et à l'ardeur du
-soleil.</p>
-
-<p>Ce qu'elle disait de son sybaritisme n'était, d'ailleurs, qu'une
-figure. Élevée aux champs, elle était forte, active, courageuse,
-enjouée: elle joignait à toutes les grâces de la beauté délicate
-toute l'énergie de la santé physique et morale. C'était une fière et
-intrépide jeune fille autant qu'une douce et affable châtelaine. Je
-l'ai trouvée souvent bien haute et bien dédaigneuse; Patience et les
-pauvres de la contrée l'ont toujours trouvée humble et débonnaire.</p>
-
-<p>Edmée chérissait les poètes presque autant que les philosophes
-spiritualistes; elle se promenait toujours un livre à la main. Un jour
-qu'elle avait pris le Tasse, elle rencontra Patience, et, selon sa
-coutume, il s'enquit avec curiosité et de l'auteur et du sujet. Il
-fallut qu'Edmée lui fît comprendre les croisades: ce ne fut pas le
-plus difficile. Grâce aux récits de l'abbé et à sa prodigieuse
-mémoire des faits, Patience connaissait passablement le canevas de
-l'histoire universelle. Mais ce qu'il eut de la peine à saisir, ce fut
-le rapport et la différence de la poésie épique à l'histoire.
-D'abord il était indigné des fictions des poètes et prétendait qu'on
-n'eût jamais dû souffrir de telles impostures. Puis, quand il eut
-compris que la poésie épique, loin d'induire les générations en
-erreur, donnait, avec de plus grandes proportions, une éternelle durée
-à la gloire des faits héroïques, il demanda pourquoi tous les faits
-importants n'avaient pas été chantés par les bardes, et pourquoi
-l'histoire de l'humanité n'avait pas trouvé une forme populaire qui
-pût, sans le secours des lettres, se graver dans toutes les mémoires.
-Il pria Edmée de lui expliquer une strophe de la <i>Jérusalem</i>; il y
-prit goût, et elle lui en lut un chant en français. Quelques jours
-plus tard, elle lui en fit connaître un second, et bientôt Patience
-connut tout le poème. Il se réjouit d'apprendre que ce récit
-héroïque était populaire en Italie, et essaya, en résumant ses
-souvenirs, de leur donner en prose grossière une forme abrégée; mais
-il n'avait nullement la mémoire des mots. Agité par ses vives
-impressions, mille images grandioses passaient devant ses yeux. Il les
-exprimait dans des improvisations où son génie triomphait de la
-barbarie de son langage; mais il lui était impossible de ressaisir ce
-qu'il avait dit. Il eut fallu qu'on pût l'écrire sous sa dictée, et
-encore cela n'eût servi de rien; car, au cas où il eût réussi à le
-lire, sa mémoire, n'étant exercée qu'au raisonnement, n'avait jamais
-pu conserver un fragment quelconque précisé par la parole. Il citait
-pourtant beaucoup, et son langage était parfois biblique; mais, au
-delà de certaines expressions qu'il affectionnait et d'un nombre de
-courtes sentences qu'il trouvait encore moyen de s'approprier, il
-n'avait rien retenu des pages qu'il s'était fait souvent relire et
-qu'il écoutait toujours avec la même émotion que la première fois.
-C'était un véritable plaisir que de voir l'effet des beautés
-poétiques sur cette puissante organisation. Peu à peu l'abbé, Edmée
-et moi-même, par la suite, nous vînmes à bout de lui faire connaître
-Homère et Dante. Il était si frappé des événements, qu'il pouvait
-faire l'analyse de <i>la Divine Comédie</i> d'un bout à l'autre sans
-oublier ni transposer la moindre partie du voyage, des rencontres et des
-émotions du poète: là se bornait sa puissance. Quand il essayait de
-ressaisir quelques-unes des expressions qui l'avaient charmé à
-l'audition, il arrivait à une abondance de métaphores et d'images qui
-tenait du délire. Cette initiation de Patience à la poésie marqua
-dans sa vie une époque de transformation; elle lui donna en rêve
-l'action qui manquait à son existence réelle. Il contempla dans son
-miroir magique des combats gigantesques, vit des héros hauts de dix
-coudées; il comprit l'amour, qu'il n'avait jamais connu; il combattit,
-il aima, il vainquit, il éclaira les peuples, pacifia le monde,
-redressa les torts du genre humain et bâtit des temples au grand esprit
-de l'univers. Il vit dans la sphère étoilée tous les dieux de
-l'Olympe, pères de la primitive humanité; il lut dans les
-constellations l'histoire de l'âge d'or et celle des âges d'airain; il
-entendit dans le vent d'hiver les chants de Morven et salua dans les
-nuées orageuses les spectres de Fingal et de Comala.</p>
-
-<p>&mdash;Avant de connaître les poètes, disait-il dans ses dernières
-années, j'étais comme un homme à qui manquerait un sens. Je voyais
-bien que ce sens était nécessaire, puisque tant de choses en
-sollicitaient l'exercice. Je me promenais seul la nuit avec inquiétude,
-me demandant pourquoi je ne pouvais dormir, pourquoi j'avais tant de
-plaisir à regarder les étoiles, que je ne pouvais m'arracher à cette
-contemplation; pourquoi mon cœur battait tout d'un coup de joie en
-voyant certaines couleurs, ou s'attristait jusqu'aux larmes à
-l'audition de certains sons. Je m'en effrayais quelquefois jusqu'à
-m'imaginer, en comparant mon agitation continuelle à l'insouciance des
-autres hommes de ma classe, que j'étais fou. Mais je m'en consolais
-bientôt en me disant que ma folie était douce, et j'eusse mieux aimé
-n'être plus que d'en guérir. À présent, il me suffit de savoir que
-ces choses ont été trouvées belles de tout temps par tous les hommes
-intelligents, pour comprendre ce qu'elles sont et en quoi elles sont
-utiles à l'homme. Je me réjouis dans la pensée qu'il n'y a pas une
-fleur, pas une nuance, pas un souffle d'air qui n'ait fixé l'attention
-et ému le cœur d'autres hommes, jusqu'à recevoir un nom consacré
-chez tous les peuples. Depuis que je sais qu'il est permis à l'homme,
-sans dégrader sa raison, de peupler l'univers et de l'expliquer avec
-ses rêves, je vis tout entier dans la contemplation de l'univers; et,
-quand la vue des misères et des forfaits de la société brise mon
-cœur et soulève ma raison, je me rejette dans mes rêves; je me dis
-que, puisque tous les hommes se sont entendus pour aimer l'œuvre
-divine, ils s'entendront aussi, un jour, pour s'aimer les uns les
-autres. Je m'imagine que, de père en fils, les éducations vont en se
-perfectionnant. Peut-être suis-je le premier ignorant qui ait deviné
-ce dont il n'avait aucune idée communiquée du dehors. Peut-être aussi
-que bien d'autres avant moi se sont inquiétés de ce qui se passait en
-eux-mêmes, et sont morts sans en trouver le premier mot. Pauvres gens
-que nous sommes! ajoutait Patience; on ne nous défend ni l'excès du
-travail physique, ni celui du vin, ni aucune des débauches qui peuvent
-détruire notre intelligence. Il y a des gens qui payent cher le travail
-des bras, afin que les pauvres, pour satisfaire les besoins de leur
-famille, travaillent au delà de leurs forces; il y a des cabarets et
-d'autres lieux plus dangereux encore, où le gouvernement prélève,
-dit-on, ses bénéfices; il y a aussi des prêtres qui montent en chaire
-pour nous dire ce que nous devons au seigneur de notre village, et
-jamais ce que notre seigneur nous doit. Il n'y a pas d'écoles où l'on
-nous enseigne nos droits, où l'on nous apprenne à distinguer nos vrais
-et honnêtes besoins des besoins honteux et funestes, où l'on nous dise
-enfin à quoi nous pouvons et devons penser quand nous avons sué tout
-le jour au profit d'autrui, et quand nous sommes assis, le soir, au
-seuil de nos cabanes à regarder les étoiles rouges sortir de
-l'horizon.</p>
-
-<p>Ainsi raisonnait Patience; et croyez bien qu'en traduisant sa parole
-dans notre langue méthodique, je lui ôte toute sa grâce, toute sa
-verve et toute son énergie. Mais qui pourrait redire l'expression
-textuelle de Patience? Son langage n'appartenait qu'à lui seul;
-c'était un composé du vocabulaire borné, mais vigoureux, des paysans,
-et des métaphores les plus hardies des poètes, dont il enhardissait
-encore le tour poétique. À cet idiome mélangé, son esprit
-synthétique donnait l'ordre et la logique. Une incroyable abondance
-naturelle suppléait à la concision de l'expression propre. Il fallait
-voir quelle lutte téméraire sa volonté et sa conviction livraient à
-l'impuissance de ses formules; tout autre que lui n'eût pu s'en tirer
-avec honneur, et je vous assure que, pour qui songeait à quelque chose
-de plus sérieux qu'à rire de ses solécismes et de ses hardiesses, il
-y avait dans cet homme matière aux plus importantes observations sur le
-développement de l'esprit humain, et à la plus tendre admiration pour
-la beauté morale et primitive.</p>
-
-<p>À l'époque où je compris entièrement Patience, j'avais un lien
-sympathique avec lui dans ma destinée exceptionnelle. Comme lui,
-j'avais été inculte; comme lui, j'avais cherché au dehors
-l'explication de mon être, comme on cherche le mot d'une énigme.
-Grâce aux circonstances fortuites de la naissance et de la richesse,
-j'étais arrivé à un développement complet, tandis que Patience se
-débattit jusqu'à la mort dans les ténèbres d'une ignorance dont il
-ne voulait ni ne pouvait sortir; mais ce ne fut pour moi qu'un sujet de
-plus de reconnaître la supériorité de cette organisation puissante
-qui se dirigeait plus hardiment à l'aide de faibles lueurs
-instinctives, que moi à la clarté de tous les flambeaux de la science,
-et qui n'avait pas eu, d'ailleurs, un seul mauvais penchant à vaincre,
-tandis que je les avais eus tous.</p>
-
-<p>Mais, à l'époque dont j'ai à poursuivre le récit, Patience n'était,
-à mes yeux, qu'un personnage grotesque, objet d'amusement pour Edmée
-et de compassion charitable pour l'abbé Aubert. Lorsqu'ils me parlaient
-de lui d'un ton sérieux, je ne les comprenais plus et je m'imaginais
-qu'ils prenaient ce sujet comme une sorte de texte parabolique pour me
-démontrer les avantages de l'éducation, la nécessité de s'y prendre
-de bonne heure et les regrets inutiles des vieilles années.</p>
-
-<p>J'allais rôder cependant dans les taillis dont sa nouvelle demeure
-était entourée, parce que j'avais vu Edmée s'y rendre à travers le
-parc, et que j'espérais obtenir, par surprise, un tête-à-tête avec
-elle au retour. Mais elle était toujours accompagnée de l'abbé,
-quelquefois même de son père; et, si elle restait seule avec le vieux
-paysan, il l'escortait ensuite jusqu'au château. Souvent, caché dans
-les touffes d'un if monstrueux qui étendait ses nombreux rejets et ses
-branches pendantes à quelques pas de cette chaumière, je vis Edmée
-assise au seuil, un livre à la main, tandis que Patience l'écoutait,
-les bras croisés, la tête courbée sur la poitrine et brisée en
-apparence par l'effort de l'attention. Je m'imaginais alors qu'Edmée
-essayait de lui apprendre à lire, et je la trouvais folle de s'obstiner
-à une éducation impossible. Mais elle était belle aux reflets du
-couchant, sous le pampre jaunissant de la chaumière, et je la
-contemplais en me disant qu'elle m'appartenait, en me jurant à
-moi-même de ne jamais céder à la force ni à la persuasion qui
-voudraient m'y faire renoncer.</p>
-
-<p>Depuis quelques jours, ma souffrance était excitée au dernier point;
-je ne trouvais d'autre moyen de m'y soustraire qu'en buvant beaucoup à
-souper, afin d'être à peu près abruti à cette heure, si douloureuse
-et si blessante pour moi, où elle quittait le salon après avoir
-embrassé son père, donné sa main à baiser à M. de La Marche, et dit
-en passant devant moi: «Bonsoir, Bernard!» d'un ton qui semblait dire:
-«Aujourd'hui finit comme hier, et demain finira comme aujourd'hui.»</p>
-
-<p>C'est en vain que j'allais m'asseoir dans le fauteuil le plus voisin de
-la porte, de manière qu'elle ne pût sortir sans que son vêtement
-effleurât le mien, je n'en obtenais jamais autre chose, et je
-n'avançais pas ma main pour solliciter la sienne; car elle me l'eût
-accordée d'un air négligent, et je crois que je l'eusse brisée dans
-ma colère.</p>
-
-<p>Grâce aux larges libations du souper, je parvenais à m'enivrer
-silencieusement et tristement. Je m'enfonçais ensuite dans mon fauteuil
-de prédilection, et j'y restais sombre et assoupi jusqu'à ce que, les
-fumées du vin étant dissipées, j'allasse promener dans le parc mes
-rêves insensés et mes projets sinistres.</p>
-
-<p>On ne semblait pas s'apercevoir de cette grossière habitude. Il y avait
-pour moi dans la famille tant d'indulgence et de bonté, qu'on craignait
-de me faire la plus légitime observation; mais on avait très bien
-remarqué ma honteuse passion pour le vin, et le curé en avisa Edmée.
-Un soir, à souper, elle me regarda fixement à plusieurs reprises et
-avec une expression étrange. Je la regardais à mon tour, espérant
-qu'elle me provoquerait; mais nous en fûmes quittes pour un échange de
-regards malveillants. En sortant de table, elle me dit tout bas, très
-vite et d'un ton impérieux:</p>
-
-<p>&mdash;Corrigez-vous de boire, et apprenez tout ce que l'abbé vous
-enseignera.</p>
-
-<p>Cet ordre et ce ton d'autorité, loin de me donner de l'espérance, me
-parurent si révoltants, que toute ma timidité se dissipa en un
-instant. J'attendis l'heure où elle montait à sa chambre, et je sortis
-un peu avant elle pour aller l'attendre sur l'escalier.</p>
-
-<p>&mdash;Croyez-vous, lui dis-je, que je sois dupe de vos mensonges, et que je
-ne m'aperçoive pas très bien, depuis un mois que je suis ici sans que
-vous m'adressiez la parole, que vous m'avez berné comme un sot? Vous
-m'avez menti, et, aujourd'hui, vous me méprisez, parce que j'ai eu
-l'honnêteté de croire à votre parole.</p>
-
-<p>&mdash;Bernard, me dit-elle d'un ton froid, ce n'est pas ici le lieu et
-l'heure de nous expliquer.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! je sais bien, repris-je, que ce ne sera jamais le lieu ni l'heure
-selon vous; mais je saurai les trouver, n'en doutez pas. Vous avez dit
-que vous m'aimiez; vous m'avez jeté les bras au cou, et vous m'avez
-dit, en m'embrassant, ici, je sens encore vos lèvres sur ma joue:
-«Sauve-moi, et je jure par l'Évangile, par l'honneur, par le souvenir
-de ma mère et de la tienne, que je t'appartiendrai.» Je sais bien que
-vous avez dit tout cela parce que vous aviez peur de ma force; et, ici,
-je sais bien que vous me fuyez parce que vous avez peur de mon droit.
-Mais vous n'y gagnerez rien; je jure que vous ne vous jouerez pas
-longtemps de moi.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne vous appartiendrai jamais, répondit-elle avec une froideur de
-plus en plus glaciale, si vous ne changez pas de langage, de manières
-et de sentiments. Tel que vous êtes, je ne vous crains pas. Je pouvais,
-lorsque vous me paraissiez bon et généreux, vous céder moitié par
-peur et moitié par sympathie; mais, du moment que je ne vous aime plus,
-je ne vous crains pas davantage. Corrigez-vous, instruisez-vous, et nous
-verrons.</p>
-
-<p>&mdash;Fort bien, lui dis-je; voilà une promesse que j'entends. J'agirai en
-conséquence, et, ne pouvant être heureux, je serai vengé.</p>
-
-<p>&mdash;Vengez-vous tant qu'il vous plaira, dit-elle; cela fera que je vous
-mépriserai.</p>
-
-<p>Elle tira, en parlant ainsi, un papier de son sein et le brûla
-tranquillement à la flamme de sa bougie.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce que vous faites là? lui dis-je.</p>
-
-<p>&mdash;Je brûle une lettre que je vous avais écrite, répondit-elle. Je
-voulais vous faire entendre raison, mais c'est bien inutile; on ne
-s'explique pas avec les brutes.</p>
-
-<p>&mdash;Vous allez me donner cette lettre! m'écriai-je en me jetant sur elle
-pour lui arracher le papier enflammé.</p>
-
-<p>Mais elle le retira brusquement, et, l'éteignant dans sa main avec
-intrépidité, elle jeta le flambeau à mes pieds et s'échappa dans les
-ténèbres. Je la poursuivis en vain. Elle gagna la porte de son
-appartement avant moi et la poussa sur elle. J'entendis tirer les
-verrous, et la voix de M<sup>lle</sup> Leblanc qui demandait à sa jeune maîtresse
-la cause de sa frayeur.</p>
-
-<p>&mdash;Ce n'est rien, répondit la voix tremblante d'Edmée; c'est une
-espièglerie.</p>
-
-<p>Je descendis au jardin et j'arpentai les allées d'un pas effréné. À
-cette fureur succéda la plus profonde tristesse. Edmée, fière et
-audacieuse, me paraissait plus belle et plus désirable que jamais. Il
-est de la nature de tous les désirs de s'irriter et de s'alimenter de
-la résistance. Je sentis que je l'avais offensée, qu'elle ne m'aimait
-pas, qu'elle ne m'aimerait peut-être jamais, et, sans renoncer à la
-criminelle résolution de la posséder par la force, je cédai à la
-douleur que me causait sa haine. J'allai m'appuyer au hasard contre un
-mur sombre, et, cachant ma tête dans mes mains, j'exhalai des sanglots
-désespérés. Ma robuste poitrine se brisait, et mes larmes ne la
-soulageaient pas à mon gré. J'aurais voulu rugir, et je mordais mon
-mouchoir pour ne pas céder à cette tentation. Le bruit sinistre de mes
-cris étouffés éveilla l'attention d'une personne qui priait dans la
-chapelle, de l'autre côté du mur où je m'étais adossé à tout
-hasard. Une fenêtre en ogive, garnie de ses meneaux de pierre
-surmontés d'un trèfle, était située immédiatement à la hauteur de
-ma tête.</p>
-
-<p>&mdash;Qui donc est là? demanda une figure pâle qu'éclairait le rayon
-oblique de la lune à son lever.</p>
-
-<p>En reconnaissant Edmée, je voulus m'éloigner; mais elle passa son beau
-bras entre les meneaux et me saisit par le collet de mon habit en me
-disant:</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi donc pleurez-vous, Bernard?</p>
-
-<p>Je cédai à cette douce violence, moitié honteux d'avoir laissé
-surprendre le secret de ma faiblesse, moitié ravi de voir qu'Edmée n'y
-était pas insensible.</p>
-
-<p>&mdash;Quel chagrin avez-vous donc? reprit-elle. Qui peut vous arracher de
-tels sanglots?</p>
-
-<p>&mdash;Vous me méprisez, vous me haïssez, et vous demandez pourquoi je
-souffre, pourquoi je suis en colère!</p>
-
-<p>&mdash;C'est donc de colère que vous pleurez? dit-elle en retirant son
-bras.</p>
-
-<p>&mdash;C'est de colère et d'autre chose encore, répondis-je.</p>
-
-<p>&mdash;Mais quoi encore? dit Edmée.</p>
-
-<p>&mdash;Je n'en sais rien; peut-être de chagrin, comme vous avez dit. Le fait
-est que je souffre; ma poitrine se brise. Il faut que je vous quitte,
-Edmée, et que j'aille vivre au milieu des bois. Je ne puis pas rester
-ici.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi souffrez-vous tant? Expliquez-vous, Bernard; voici l'occasion
-de nous expliquer.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, avec un mur entre nous. Je conçois que vous n'ayez pas peur de
-moi ici.</p>
-
-<p>&mdash;Et pourtant je ne vous témoigne que de l'intérêt, il me semble, et
-n'ai-je pas été aussi affectueuse il y a une heure, lorsqu'il n'y
-avait pas un mur entre nous?</p>
-
-<p>&mdash;Je crois que vous n'êtes pas craintive, Edmée, parce que vous avez
-toujours la ressource d'éviter les gens ou de les attraper avec de
-belles paroles. Ah! on m'avait bien dit que toutes les femmes sont
-menteuses et qu'il n'en faut aimer aucune.</p>
-
-<p>&mdash;Qui est-ce qui vous disait cela? votre oncle Jean, ou votre oncle
-Gaucher, ou votre grand-père Tristan?</p>
-
-<p>&mdash;Raillez, raillez-moi tant que vous voudrez! Ce n'est pas ma faute si
-j'ai été élevé par eux. Mais ils pouvaient dire parfois quelque
-chose de vrai.</p>
-
-<p>&mdash;Bernard, voulez-vous que je vous dise pourquoi ils croyaient les
-femmes menteuses?</p>
-
-<p>&mdash;Dites.</p>
-
-<p>&mdash;C'est qu'ils employaient la violence et la tyrannie avec des êtres
-plus faibles qu'eux. Toutes les fois qu'on se fait craindre, on risque
-d'être trompé. Lorsque, dans votre enfance, Jean vous frappait,
-n'avez-vous jamais évité ses brutales corrections en déguisant vos
-petites fautes?</p>
-
-<p>&mdash;C'est vrai: c'était ma seule ressource.</p>
-
-<p>&mdash;La ruse est donc, sinon le droit, du moins la ressource des opprimés.
-Ne le sentez-vous pas?</p>
-
-<p>&mdash;Je sens que je vous aime, et qu'il n'y a pas là de motif pour que
-vous me trompiez.</p>
-
-<p>&mdash;Aussi qui vous dit que je vous trompe?</p>
-
-<p>&mdash;Vous m'avez trompé; vous m'avez dit que vous m'aimiez, vous ne
-m'aimiez pas.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous aimais, parce que je vous voyais, partagé entre de
-détestables principes et un cœur généreux, pencher vers la justice
-et l'honnêteté. Et je vous aime parce que je vois que vous triomphez
-des mauvais principes, et que vos méchantes inspirations sont suivies
-des larmes d'un bon cœur. Voilà ce que je puis vous dire devant Dieu
-et la main sur la conscience, aux heures où je vous vois tel que vous
-êtes. Il y a d'autres moments où vous me semblez si au-dessous de
-vous-même que je ne vous reconnais plus et que je crois ne pas vous
-aimer. Il ne tient qu'à vous, Bernard, que je ne doute jamais ni de
-vous ni de moi.</p>
-
-<p>&mdash;Et comment faut-il faire pour cela?</p>
-
-<p>&mdash;Vous corriger de vos mauvaises habitudes, ouvrir l'oreille aux bons
-conseils, le cœur aux préceptes de la morale. Vous êtes un sauvage,
-Bernard, et soyez bien sûr que ce n'est ni votre gaucherie à faire un
-salut ni votre ignorance à tourner un compliment qui me choquent en
-vous. Au contraire, ce serait à mes yeux un charme très grand s'il y
-avait de grandes idées et de nobles sentiments sous cette rudesse. Mais
-vos sentiments et vos idées sont comme vos manières, et c'est là ce
-que je ne puis souffrir. Je sais que ce n'est pas votre faute, et, si je
-vous voyais décidé à vous corriger, je vous aimerais autant à cause
-de vos défauts qu'à cause de vos qualités. La compassion entraîne
-l'affection; mais je n'aime pas le mal, je ne peux pas l'aimer, et, si
-vous le cultivez en vous-même, au lieu de l'extirper, je ne peux pas
-vous aimer. Comprenez-vous cela?</p>
-
-<p>&mdash;Non.</p>
-
-<p>&mdash;Comment, non?</p>
-
-<p>&mdash;Non, vous dis-je. Je ne sens pas qu'il y ait du mal en moi. Si vous
-n'êtes pas choquée du peu de grâce de mes jambes, du peu de blancheur
-de mes mains et du peu d'élégance de mes paroles, je ne sais plus ce
-que vous haïssez en moi. J'ai entendu de mauvais préceptes dès mon
-enfance, mais je ne les ai pas acceptés. Je n'ai jamais cru qu'il fût
-permis de commettre de mauvaises actions, ou du moins je ne l'ai jamais
-trouvé agréable. Quand j'ai fait le mal, j'ai été contraint par la
-force. J'ai toujours détesté mes oncles et leur conduite. Je n'aime
-pas la souffrance d'autrui; je n'aime à dépouiller personne; je
-méprise l'argent, dont on faisait un dieu à la Roche-Mauprat; je sais
-être sobre et je boirais de l'eau toute ma vie, quoique j'aime le vin,
-s'il fallait, comme mes oncles, répandre le sang pour me procurer un
-bon souper. Cependant j'ai combattu avec eux; cependant j'ai bu avec
-eux; pouvais-je faire autrement? Aujourd'hui que je peux me conduire
-comme je veux, à qui fais-je du mal? Votre abbé, qui parle de vertu,
-me prend-il pour un assassin et pour un voleur? Ainsi, avouez-le,
-Edmée, vous savez bien que je suis honnête; vous ne me croyez pas
-méchant; mais je vous déplais parce que je n'ai pas d'esprit, et vous
-aimez M. de La Marche parce qu'il sait dire des niaiseries dont je
-rougirais.</p>
-
-<p>&mdash;Et si, pour me plaire, dit-elle en souriant, après m'avoir écouté
-avec beaucoup d'attention, et sans retirer sa main, que j'avais prise à
-travers le grillage; si, pour être préféré à M. de La Marche, il
-fallait acquérir de l'esprit, comme vous dites, ne le feriez-vous pas?</p>
-
-<p>&mdash;Je n'en sais rien, répondis-je après un instant d'hésitation;
-peut-être serais-je assez fou pour cela, car je ne comprends rien au
-pouvoir que vous avez sur moi; mais ce serait une grande lâcheté et
-une grande folie.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi, Bernard?</p>
-
-<p>&mdash;Parce qu'une femme qui aime un homme, non pas pour son bon cœur,
-mais pour son bel esprit, ne vaut guère la peine que je me donnerais. Voilà
-ce qu'il me semble.</p>
-
-<p>Elle garda le silence à son tour et me dit ensuite en me pressant la
-main:</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez bien plus de sens et d'esprit qu'on ne croirait. Me voilà
-forcée d'être tout à fait sincère avec vous et de vous avouer que,
-tel que vous êtes, et quand même vous ne devriez jamais changer, j'ai
-pour vous une estime et une amitié qui dureront autant que ma vie.
-Soyez sûr de cela, Bernard, quelque chose que je puisse vous dire dans
-un moment de colère, car vous savez que je suis très vive: cela est de
-famille. Le sang des Mauprat ne coulera jamais aussi tranquillement que
-celui des autres humains. Ménagez donc ma fierté, vous qui savez si
-bien ce que c'est que la fierté; ne vous targuez jamais avec moi des
-droits acquis. L'affection ne se commande pas, elle se demande ou
-s'inspire: faites que je vous aime toujours; ne me dites jamais que je
-suis forcée de vous aimer.</p>
-
-<p>&mdash;Cela est juste, en effet, répondis-je; mais pourquoi me parlez-vous
-quelquefois comme si j'étais forcé de vous obéir? Pourquoi, ce soir,
-m'avez-vous <i>défendu</i> de boire et <i>ordonné</i> d'étudier?</p>
-
-<p>&mdash;Parce que, si on ne peut commander à l'affection qui n'existe pas, on
-peut du moins commander à l'affection qui existe, et c'est parce que je
-suis sûre de la vôtre que je lui commande.</p>
-
-<p>&mdash;C'est bien! m'écriai-je avec transport; j'ai donc le droit de
-commander à la vôtre aussi, puisque vous m'avez dit qu'elle existait
-certainement... Edmée, je vous commande de m'embrasser.</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="figcenter" style="width: 500px;">
-<a id="figure05"></a>
-<img src="images/figure05.jpg" width="500" alt="" />
-<p class="center">... <i>Je couvrais de mes lèvres la blessure que j'avais faite à
-Edmée</i>...&mdash;Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</p>
-</div>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>&mdash;Laissez, Bernard, s'écria-t-elle, vous me cassez le bras. Voyez, vous
-m'avez écorchée contre le grillage.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi Vous êtes-vous retranchée contre moi? lui dis-je eh
-couvrant de mes lèvres la légère blessure que je lui avais faite au
-bras. Ah! que je suis malheureux! Maudit grillage! Edmée, si vous
-vouliez pencher votre tête, je pourrais vous embrasser... vous
-embrasser comme ma sœur. Edmée, que craignez-vous?</p>
-
-<p>&mdash;Mon bon Bernard, répondit-elle, dans le monde où je vis, on
-n'embrasse même pas sa sœur, et nulle part on ne s'embrasse en secret.
-Je vous embrasserai devant mon père, tous les jours si vous voulez,
-mais jamais ici.</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne m'embrasserez jamais! m'écriai-je, rendu à mes fureurs
-accoutumées. Et votre promesse? et mes droits?...</p>
-
-<p>&mdash;Si nous nous marions ensemble.... dit-elle avec embarras, quand vous
-aurez reçu l'éducation que je vous supplie de recevoir...</p>
-
-<p>&mdash;Mort de ma vie! vous moquez-vous? Est-il question de mariage entre
-nous? Nullement; je ne veux pas de votre fortune, je vous l'ai dit.</p>
-
-<p>&mdash;Ma fortune et la vôtre n'en font plus qu'une, répondit-elle. Entre
-parents aussi proches que nous le sommes, le tien et le mien sont des
-mots sans valeur. Jamais la pensée ne me viendra de vous croire cupide.
-Je sais que vous m'aimez, que vous travaillerez à me le prouver, et
-qu'un jour viendra où votre amour ne me fera plus peur, parce que je
-pourrai l'accepter à la face du ciel et des hommes.</p>
-
-<p>&mdash;Si c'est là votre idée, repris-je tout à fait distrait de mes
-sauvages transports par la direction nouvelle qu'elle donnait à mes
-pensées, ma position est bien différente; mais, à vous dire vrai, il
-faut que j'y réfléchisse... Je n'avais pas songé que vous
-l'entendriez ainsi...</p>
-
-<p>&mdash;Et comment voulez-vous que je puisse l'entendre différemment?
-reprit-elle. Une demoiselle ne se déshonore-t-elle pas en se donnant à
-un autre homme que son époux? Je ne veux pas me déshonorer, vous ne le
-voudriez pas non plus, vous qui m'aimez; vous ne voudriez pas me faire
-un tort irréparable. Si vous aviez cette intention, vous seriez mon
-plus mortel ennemi.</p>
-
-<p>&mdash;Attendez, Edmée, attendez, repris-je; je ne puis rien vous dire de
-mes intentions, je n'en ai jamais eu d'arrêtées à votre égard. Je
-n'ai eu que des désirs, et jamais je n'ai pensé à vous sans devenir
-fou. Vous voulez que je vous épouse? Eh! pourquoi donc, mon Dieu?</p>
-
-<p>&mdash;Parce qu'une jeune fille qui se respecte ne peut appartenir à un
-homme sans la pensée, sans la résolution, sans la certitude de lui
-appartenir toujours. Ne savez-vous pas cela?</p>
-
-<p>&mdash;Il y a tant de choses que je ne sais pas, ou auxquelles je n'ai jamais
-pensé!</p>
-
-<p>&mdash;L'éducation vous apprendrait, Bernard, ce que vous devez penser des
-choses qui vous intéressent le plus, de votre position, de vos devoirs,
-de vos sentiments. Vous ne voyez clair ni dans votre cœur ni dans votre
-conscience. Moi qui suis habituée à m'interroger sur toute chose et à
-me gouverner moi-même, comment voulez-vous que je prenne pour maître
-un homme soumis à l'instinct et guidé par le hasard?</p>
-
-<p>&mdash;Pour maître! pour mari! Oui, je comprends que vous ne puissiez
-soumettre votre vie tout entière à un animal de mon espèce... Mais je
-ne vous demandais pas cela, moi!... et je n'y puis penser sans frémir!</p>
-
-<p>&mdash;Il faut que vous y pensiez cependant, Bernard; pensez-y beaucoup, et,
-quand vous l'aurez fait, vous sentirez la nécessité de suivre mes
-conseils et de mettre votre esprit en rapport avec la nouvelle position
-où vous êtes entré en quittant la Roche-Mauprat; quand vous aurez
-reconnu cette nécessité, vous me le direz, et alors nous prendrons
-plusieurs résolutions nécessaires.</p>
-
-<p>Elle retira doucement sa main d'entre les miennes, et je crois qu'elle
-me dit bonsoir, mais je ne l'entendis pas. Je restai absorbé dans mes
-pensées, et, quand je relevai la tête pour lui parler, elle n'était
-plus là. J'allai à la chapelle; elle était rentrée dans sa chambre
-par une tribune supérieure qui communiquait avec ses appartements.</p>
-
-<p>Je retournai dans le jardin, je m'enfonçai dans le parc et j'y restai
-toute la nuit. Ma conversation avec Edmée m'avait jeté dans un monde
-nouveau. Jusque-là, je n'avais pas cessé d'être l'homme de la
-Roche-Mauprat, et je n'avais pas prévu que je pusse ou que je dusse
-cesser de l'être; sauf les habitudes qui avaient changé avec les
-circonstances, j'étais resté dans le cercle étroit de mes pensées.
-Au sein de toutes les choses nouvelles qui m'environnaient, je me
-sentais blessé de leur puissance réelle et je raidissais ma volonté
-en secret, afin de ne pas me sentir humilié. Je crois qu'avec la
-persévérance et la force dont j'étais doué, rien n'eût pu me faire
-sortir de ce retranche ment d'obstination, si Edmée ne s'en fût
-mêlée. Les biens vulgaires de la vie, les satisfactions du luxe,
-n'avaient pour moi d'autre charme que celui de la nouveauté. Le repos
-du corps me pesait, et le calme de cette maison, pleine d'ordre et de
-silence, m'eût écrasé, si la présence d'Edmée et l'orage de mes
-désirs ne l'eussent remplie de mes agitations et peuplée de mes
-fantômes. Je n'avais pas désiré un seul instant devenir le chef de
-cette maison, le maître de cette fortune, et je venais, avec plaisir,
-d'entendre Edmée rendre justice à mon désintéressement. Cependant je
-répugnais encore à l'idée d'associer deux buts si distincts, ma
-passion et mes intérêts. J'errai dans le parc en proie à mille
-incertitudes, et je gagnai la campagne sans m'en apercevoir. La nuit
-était magnifique. La pleine lune versait des flots de sa lumière
-sereine sur les guérets altérés par la chaleur du jour. Les plantes
-flétries se relevaient sur leur tige, chaque feuille semblait aspirer
-par tous ses pores l'humide fraîcheur de la nuit. Je ressentais aussi
-cette douce influence; mon cœur battait avec force, mais avec
-régularité. J'étais inondé d'une vague espérance; l'image d'Edmée
-flottait devant moi sur les sentiers des prairies et n'excitait plus ces
-douloureux transports, ces fougueuses aspirations qui m'avaient
-dévoré.</p>
-
-<p>Je traversais un lieu découvert où quelques massifs de jeunes arbres
-coupaient çà et là les verts steppes des pâturages. De grands bœufs
-d'un blond clair, agenouillés sur l'herbe courte, immobiles,
-paraissaient plongés dans de paisibles contemplations. Des collines
-adoucies montaient vers l'horizon, et leurs croupes veloutées
-semblaient jouer dans les purs reflets de la lune. Pour la première
-fois de ma vie, je sentis les beautés voluptueuses et les émanations
-sublimes de la nuit. J'étais pénétré de je ne sais quel bien-être
-inconnu; il me semblait que, pour la première fois aussi, je voyais la
-lune, les coteaux et les prairies. Je me souvenais d'avoir entendu dire
-à Edmée qu'il n'y avait pas de plus beau spectacle que celui de la
-nature, et je m'étonnais de ne l'avoir pas su jusque-là. J'eus par
-instants la pensée de me mettre à genoux et de prier Dieu; mais je
-craignais de ne pas savoir lui parler et de l'offenser en le priant mal.
-Vous avouerai-je une singulière fantaisie qui me vint comme une
-révélation enfantine de l'amour poétique au sein du chaos de mon
-ignorance? La lune éclairait si largement les objets, que je
-distinguais dans le gazon les moindres fleurettes. Une petite marguerite
-des prés me sembla si belle, avec sa collerette blanche frangée de
-pourpre et son calice d'or plein des diamants de la rosée, que je la
-cueillis et la couvris de baisers, en m'écriant, dans une sorte
-d'égarement délicieux:</p>
-
-<p>&mdash;C'est toi, Edmée! oui, c'est toi! te voilà! tu ne me fuis plus!</p>
-
-<p>Mais quelle fut ma confusion lorsqu'en me relevant je vis que j'avais un
-témoin de ma folie! Patience était debout devant moi.</p>
-
-<p>Je fus si mécontent d'avoir été surpris dans un tel accès
-d'extravagance, que, par un reste d'habitude de coupe-jarret, je
-cherchai mon couteau à ma ceinture; mais je n'avais plus ni ceinture ni
-couteau. Mon gilet de soie à poches me fit souvenir que j'étais
-condamné à n'égorger plus personne. Patience sourit.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, eh bien, qu'y a-t-il? dit le solitaire avec calme et douceur;
-croyez-vous que je ne sache pas bien ce qui en est? Je ne suis pas si
-simple que je ne comprenne; je ne suis pas si vieux que je ne voie
-clair. Qui est-ce qui secoue les branches de mon if toutes les fois que
-la fille sainte est assise à ma porte? Qui est-ce qui nous suit comme
-un jeune loup, à pas comptés, sous le taillis, quand je reconduis la
-belle enfant chez son père? Et quel mal y a-t-il à cela? Vous êtes
-jeunes tous deux, vous êtes beaux tous deux, vous êtes parents, et, si
-vous vouliez, vous seriez un digne et honnête homme, comme elle est une
-digne et honnête fille.</p>
-
-<p>Tout mon courroux était tombé en écoutant Patience parler d'Edmée.
-J'avais un si grand besoin de m'entretenir d'elle, que j'en aurais
-entendu dire du mal pour le seul plaisir d'entendre prononcer son nom.
-Je continuai ma promenade côte à côte avec Patience. Le vieillard
-marchait pieds nus dans la rosée. Il est vrai que ses pieds, ayant
-oublié depuis longtemps l'usage des chaussures, étaient arrivés à un
-degré de callosité qui les mettait à l'abri de tout. Il avait pour
-tout vêtement un pantalon de toile bleue qui, faute de bretelles,
-tombait sur ses hanches, et une chemise grossière. Il ne pouvait
-souffrir aucune contrainte dans ses habits, et sa peau, endurcie par le
-hâle, n'était sensible ni au chaud ni au froid. On l'a vu, jusqu'à
-plus de quatre-vingts ans, aller tête nue au soleil le plus ardent, et
-la veste entr'ouverte à la bise des hivers. Depuis qu'Edmée veillait
-à tous ses besoins, il était arrivé à une certaine propreté; mais,
-dans le désordre de sa toilette et sa haine pour tout ce qui dépassait
-les bornes du strict nécessaire, se retrouvait, sauf l'impudeur, qui
-lui avait toujours été odieuse, le cynique des anciens jours. Sa barbe
-brillait comme de l'argent. Son crâne chauve était si luisant, que la
-lune s'y reflétait comme dans l'eau. Il marchait lentement, les mains
-derrière le dos, la tête levée, comme un homme qui surveille son
-empire. Mais le plus souvent ses regards se perdaient vers le ciel, et
-il interrompait sa conversation pour dire en montrant la voûte
-étoilée:</p>
-
-<p>&mdash;Voyez cela, voyez comme c'est beau!</p>
-
-<p>C'est le seul paysan que j'aie vu admirer le ciel, ou tout au moins
-c'est le seul que j'aie vu se rendre compte de son admiration.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi, maître Patience, lui dis-je, pensez-vous que je serais un
-honnête homme <i>si je voulais?</i> Croyez-vous donc que je ne le sois pas?</p>
-
-<p>&mdash;Oh! ne soyez pas fâché, répondit-il; Patience a le droit de tout
-dire. N'est-ce pas le fou du château?</p>
-
-<p>&mdash;Edmée prétend que vous en êtes le sage, au contraire.</p>
-
-<p>&mdash;Prétend-elle cela, la sainte fille de Dieu? Eh bien, si elle le
-croit, je veux agir en sage et vous donner un bon conseil, maître
-Bernard Mauprat. Voulez-vous l'entendre?</p>
-
-<p>&mdash;Il paraît que tout le monde ici se mêle de conseiller. N'importe,
-j'écoute.</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes amoureux de votre cousine.</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes bien hardi de faire une pareille question.</p>
-
-<p>&mdash;Ce n'est pas une question, c'est un fait. Eh bien, je vous dis, moi:
-faites-vous aimer de votre cousine et soyez son mari.</p>
-
-<p>&mdash;Et pourquoi me portez-vous cet intérêt, maître Patience?</p>
-
-<p>&mdash;Parce que je sais que vous le méritez.</p>
-
-<p>&mdash;Qui vous l'a dit? l'abbé?</p>
-
-<p>&mdash;Non pas.</p>
-
-<p>&mdash;Edmée?</p>
-
-<p>&mdash;Un peu. Et cependant elle n'est pas bien amoureuse de vous, au moins.
-Mais c'est votre faute.</p>
-
-<p>&mdash;Comment cela, Patience?</p>
-
-<p>&mdash;Parce qu'elle veut que vous deveniez savant, et vous, vous ne le
-voulez pas. Ah! si j'avais votre âge, moi, pauvre Patience, et si je
-pouvais, sans étouffer, me tenir enfermé dans une chambre seulement
-deux heures par jour, et si tous ceux que je rencontre s'occupaient de
-m'instruire! si l'on me disait: «Patience, voilà ce qui s'est fait
-hier; Patience, voilà ce qui se fera demain.» Mais baste! il faut que
-je trouve tout moi-même, et c'est si long, que je mourrai de vieillesse
-avant d'avoir trouvé le dixième de ce que je voudrais savoir. Mais
-écoutez, j'ai encore une raison pour désirer que vous épousiez
-Edmée.</p>
-
-<p>&mdash;Laquelle, bon monsieur Patience?</p>
-
-<p>&mdash;C'est que ce La Marche ne lui convient pas. Je le lui ai dit, oui-da!
-et à lui aussi, et à l'abbé, et à tout le monde. Ce n'est pas un
-homme, cela. Cela sent bon comme tout un jardin; mais j'aime mieux le
-moindre brin de serpolet.</p>
-
-<p>&mdash;Ma foi! je ne l'aime guère non plus, moi. Mais si ma cousine l'aime,
-hein! Patience?</p>
-
-<p>&mdash;Votre cousine ne l'aime pas. Elle le croit bon, elle le croit
-<i>véritable</i>; elle se trompe, et il la trompe, et il trompe tout le
-monde. Je le sais, moi, c'est un homme qui n'a pas de <i>cela</i> (et
-Patience posait la main sur son cœur). C'est un homme qui dit toujours:
-«Moi, la vertu! moi, les infortunés! moi, les sages, les amis du genre
-humain, etc., etc.» Eh bien, moi, Patience, je sais qu'il laisse mourir
-de faim de pauvres gens à la porte de son château. Je sais que, si on
-lui disait: «Donne ton château, mange du pain noir, donne tes terres,
-fais-toi soldat, et il n'y aura plus d'infortunés dans le monde, le
-genre humain, comme tu dis, sera sauvé», l'<i>homme</i> dirait: «Merci,
-je suis seigneur de mes terres, et je ne suis pas soûl de mon
-château.» Oh! je les connais bien, ces <i>faux bons!</i> Quelle différence
-avec Edmée! Vous ne savez pas cela, vous! Vous l'aimez parce qu'elle
-est belle comme la marguerite des prés, et moi je l'aime parce qu'elle
-est bonne comme la lune qui éclaire tout le monde. C'est une fille qui
-donne tout ce qu'elle a, qui ne porterait pas un joyau, parce qu'avec
-l'or d'une bague, on peut faire vivre un homme pendant un an. Et, si
-elle rencontre dans son chemin un petit pied d'enfant blessé, elle
-ôtera son soulier pour le lui donner et s'en ira pied nu. Et puis,
-c'est un cœur qui va droit, voyez-vous. Si demain le village de
-Sainte-Sévère allait la trouver en masse et lui dire: «Demoiselle,
-c'est assez vivre dans la richesse; donnez-nous ce que vous avez, et
-travaillez à votre tour.&mdash;C'est juste, mes bons enfants», dirait-elle.
-Et gaiement elle irait mener les troupeaux aux champs! Sa mère était
-de même; car, voyez-vous, j'ai connu sa mère toute jeune, comme elle
-est à présent, et la vôtre aussi, da! Et c'était une maîtresse
-femme, charitable, juste. Et vous en tenez, à ce qu'on dit.</p>
-
-<p>&mdash;Hélas! non, répondis-je, saisi d'attendrissement par le discours de
-Patience. Je ne connais ni la charité ni la justice.</p>
-
-<p>&mdash;Vous n'avez pu encore les pratiquer; mais cela est écrit dans votre
-cœur, je le sais, moi. On dit que je suis sorcier, et je le suis un
-peu. Je connais un homme tout de suite. Vous souvenez-vous de ce que
-vous m'avez dit un jour sur la fougère de Validé? Vous étiez avec
-Sylvain; moi, j'étais avec Marcasse. Vous me dîtes qu'un honnête
-homme vengeait ses querelles lui-même. Et à propos, monsieur Mauprat,
-si vous n'êtes pas content des excuses que je vous ai faites à la tour
-Gazeau, il faut le dire. Voyez, il n'y a personne ici, et, tout vieux
-que je suis, j'ai encore le poignet aussi bon que vous; nous pouvons
-nous allonger quelques bons coups, c'est le droit de nature; et, quoique
-je n'approuve pas cela, je ne refuse jamais de donner réparation à qui
-la demande. Je sais qu'il y a des hommes qui mourraient de chagrin s'ils
-n'étaient pas vengés, et moi qui vous parle, il m'a fallu plus de
-cinquante ans pour oublier un affront que j'ai reçu... et, quand j'y
-pense encore, ma haine pour les nobles se réveille, et je me fais un
-crime d'avoir pu pardonner dans mon cœur à quelques-uns.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis pleinement satisfait, maître Patience, et je sens, au
-contraire, de l'amitié pour vous.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! c'est que je gratte l'œil qui vous démange! Bonne jeunesse!
-Allons, Mauprat, du courage. Suivez les conseils de l'abbé, c'est un
-juste. Tâchez de plaire à votre cousine, c'est une étoile du
-firmament. Connaissez la vérité; aimez le peuple; détestez ceux qui
-le détestent; soyez prêt à vous sacrifier pour lui... Écoutez,
-écoutez! je sais ce que je dis; faites-vous l'ami du peuple.</p>
-
-<p>&mdash;Le peuple est-il donc meilleur que la noblesse, Patience? De bonne
-foi, et puisque vous êtes un sage, dites la vérité.</p>
-
-<p>&mdash;Le peuple vaut mieux que la noblesse, parce que la noblesse l'écrase
-et qu'il le souffre! Mais il ne le souffrira peut-être pas toujours.
-Enfin, il faut que vous le sachiez; vous voyez bien ces étoiles? Elles
-ne changeront pas, elles seront à la même place et verseront autant de
-feu dans dix mille ans qu'aujourd'hui; mais, avant cent ans, avant moins
-peut-être, il y aura bien des changements sur la terre. Croyez-en un
-homme qui pense à la vérité et qui ne se laisse pas égarer par les
-grands airs des forts. Le pauvre a assez souffert; il se tournera contre
-le riche, et les châteaux tomberont, et les terres seront dépecées.
-Je ne verrai pas cela, mais vous le verrez; il y aura dix chaumières à
-la place de ce parc, et dix familles vivront de son revenu. Il n'y aura
-plus ni valets, ni maîtres, ni vilains, ni seigneurs. Il y aura des
-nobles qui crieront haut et qui ne céderont qu'à la force, comme
-eussent fait vos oncles s'ils eussent vécu, comme fera M. de La Marche,
-malgré ses beaux discours. Il y en aura qui s'exécuteront
-généreusement comme Edmée, et comme vous, si vous écoutez la
-sagesse. Et alors il sera bon pour Edmée qu'elle ait pour mari un homme
-et non pas un brin de muguet. Il sera bon que Bernard Mauprat sache
-pousser une charrue ou tuer le gibier du bon Dieu, pour nourrir sa
-famille; car le vieux Patience sera couché sous l'herbe du cimetière
-et ne pourra rendre à Edmée les services qu'il aura reçus. Ne riez
-pas de ce que je dis, jeune homme; c'est la voix de Dieu qui dit cela.
-Voyez le ciel. Les étoiles vivent en paix, et rien ne dérange leur
-ordre éternel. Les grosses ne mangent pas les petites, et nulle ne se
-précipite sur ses voisines. Or un temps viendra où le même ordre
-régnera parmi les hommes. Les méchants seront balayés par le vent du
-Seigneur. Assurez vos jambes, seigneur Mauprat, afin de rester debout et
-de soutenir Edmée; c'est Patience qui vous avertit, Patience qui ne
-vous veut que du bien. Mais il y en aura d'autres qui voudront le mal,
-et il faut que les bons se fassent forts.</p>
-
-<p>Nous étions arrivés jusqu'à la chaumière de Patience. Il s'était
-arrêté à la barrière de son petit enclos, et, une main appuyée sur
-les barreaux, gesticulant de l'autre, il parlait avec énergie. Son
-regard brillait comme la flamme, son front était baigné de sueur; il y
-avait en lui quelque chose de puissant comme la parole des vieux
-prophètes, et la simplicité plus que plébéienne de son accoutrement
-rehaussait encore la fierté de son geste et l'onction de sa voix. La
-Révolution française a fait savoir, depuis ce temps, qu'il y avait
-dans le peuple de fougueuses éloquences et une implacable logique; mais
-ce que je voyais en ce moment était si neuf pour moi et me fit une
-telle impression, que mon imagination sans règle et sans frein se
-laissa entraîner aux terreurs superstitieuses de l'enfance. Il me
-tendit la main, et j'obéis à cet appel avec plus d'effroi que de
-sympathie. Le sorcier de la tour Gazeau, suspendant sur ma tête la
-chouette ensanglantée, venait de repasser devant mes yeux.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="XI">XI</a></h4>
-
-
-<p>Lorsque, accablé de lassitude, je m'éveillai le lendemain, tous les
-incidents de la veille m'apparurent comme un songe. Il me sembla
-qu'Edmée, en me parlant de devenir ma femme, avait voulu reculer mes
-espérances indéfiniment par un leurre perfide; et, quant à l'effet
-des paroles du sorcier, je ne me les rappelais pas sans une profonde
-humiliation. Quoi qu'il en soit, cet effet était produit. Les émotions
-de cette journée avaient laissé en moi une trace ineffaçable; je
-n'étais déjà plus l'homme de la veille, et je ne devais jamais
-redevenir complètement celui de la Roche-Mauprat.</p>
-
-<p>Il était tard, et j'avais réparé dans la matinée seulement les
-heures de mon insomnie. Je n'étais pas levé, et déjà j'entendais sur
-le pavé de la cour résonner le sabot du cheval de M. de La Marche.
-Tous les jours, il arrivait à cette heure; tous les jours, il voyait
-Edmée aussitôt que moi, et, ce jour-là même, ce jour où elle avait
-voulu me persuader de compter sur sa main, il allait poser avant moi son
-fade baiser sur cette main qui m'appartenait. Cette pensée réveilla
-tous mes doutes. Comment Edmée souffrait-elle ses assiduités, si elle
-avait réellement l'intention d'en épouser un autre que lui? Peut-être
-n'osait-elle pas l'éloigner; peut-être était-ce à moi de le faire.
-Je ne savais pas les usages du monde où j'entrais. L'instinct me
-conseillait de m'abandonner à mes impétueuses inspirations, et
-l'instinct parlait haut.</p>
-
-<p>Je m'habillai à la hâte. J'entrai au salon pâle et en désordre;
-Edmée était pâle aussi. La matinée était pluvieuse et fraîche. On
-avait fait du feu dans la vaste cheminée. Étendue dans sa bergère,
-elle chauffait ses petits pieds en sommeillant. C'était l'attitude
-nonchalante et transie qu'elle avait eue durant ses jours de maladie. M.
-de La Marche lisait la gazette à l'autre bout de la chambre. En voyant
-Edmée brisée plus que moi par les émotions de la veille, je sentis ma
-colère tomber, et, m'approchant d'elle, je m'assis sans bruit et la
-regardai avec attendrissement.</p>
-
-<p>&mdash;C'est vous, Bernard? me dit-elle sans faire un mouvement et sans
-ouvrir les yeux.</p>
-
-<p>Elle avait les coudes appuyés sur les bras de son fauteuil et les mains
-gracieusement entrelacées sous son menton. Les femmes avaient à cette
-époque et presque en toute saison les bras demi-nus. J'aperçus à
-celui d'Edmée une petite bande de taffetas d'Angleterre qui me fit
-battre le cœur. C'était la légère blessure que je lui avais faite la
-veille contre le grillage de la croisée. Je soulevai doucement la
-dentelle qui retombait sur son coude, et, enhardi par son demi-sommeil,
-j'appuyai mes lèvres sur cette chère blessure. M. de La Marche pouvait
-me voir, et il me voyait en effet, et j'agissais à dessein. Je brûlais
-d'avoir une querelle avec lui. Edmée tressaillit et devint toute rouge;
-mais, reprenant aussitôt un air d'enjouement plein d'indolence:</p>
-
-<p>&mdash;En vérité, Bernard, me dit-elle, vous êtes galant ce matin comme un
-abbé de cour. N'auriez-vous pas fait quelque madrigal la nuit
-dernière?</p>
-
-<p>Je fus singulièrement mortifié de cette raillerie; mais, payant
-d'assurance à mon tour:</p>
-
-<p>&mdash;Oui, j'en ai fait un hier au soir à la fenêtre de la chapelle,
-répondis-je; et, s'il est mauvais, cousine, c'est votre faute.</p>
-
-<p>&mdash;Dites que c'est la faute de votre éducation, reprit-elle en
-s'animant.</p>
-
-<p>Et elle n'était jamais plus belle que lorsque sa fierté et sa
-vivacité naturelles se réveillaient.</p>
-
-<p>&mdash;M'est avis que j'ai beaucoup trop d'éducation, en effet,
-répondis-je, et que, si j'écoutais davantage mon bon sens naturel,
-vous ne me railleriez pas tant.</p>
-
-<p>&mdash;Il me semble, en vérité, que vous faites assaut d'esprit et de
-métaphores avec Bernard, dit M. de La Marche en pliant son journal d'un
-air indifférent et en se rapprochant de nous.</p>
-
-<p>&mdash;Je l'en tiens quitte, répondis-je, blessé de cette impertinence;
-qu'elle garde son esprit pour vos pareils.</p>
-
-<p>Je me levai pour l'affronter, mais il ne parut pas s'en apercevoir; et,
-s'adossant à la cheminée avec une incroyable aisance, il dit, en se
-penchant vers Edmée, d'une voix douce et presque affectueuse:</p>
-
-<p>&mdash;Qu'a-t-il donc? comme s'il se fut informé de la santé de son petit
-chien.</p>
-
-<p>&mdash;Que sait-on? répondit Edmée du même ton.</p>
-
-<p>Puis elle se leva en ajoutant:</p>
-
-<p>&mdash;J'ai trop mal à la tête pour rester là. Donnez-moi le bras pour
-remonter dans ma chambre.</p>
-
-<p>Elle sortit appuyée sur lui; je restai stupéfait.</p>
-
-<p>J'attendis, résolu à l'insulter dès qu'il serait revenu au salon;
-mais l'abbé entra, et, peu après, mon oncle Hubert. Ils se mirent à
-causer de sujets qui m'étaient tout à fait étrangers (et il en était
-ainsi de presque tous les sujets de conversation). Je ne savais que
-faire pour me venger; mais je n'osais me trahir en présence de mon
-oncle. Je sentais ce que je devais au respect et aux droits de
-l'hospitalité. Jamais je ne m'étais fait une telle violence à la
-Roche-Mauprat. L'outrage et la colère se manifestaient spontanément;
-je faillis mourir dans l'attente de ma vengeance. Plusieurs fois le
-chevalier, remarquant l'altération de mes traits, me demanda avec
-bonté si j'étais malade. M. de La Marche ne parut s'apercevoir ni se
-douter de rien. L'abbé seul m'examinait avec attention. Je surprenais
-ses yeux bleus, ou la pénétration naturelle se voilait toujours sous
-une habitude de timidité, attachés sur moi avec inquiétude. L'abbé
-ne m'aimait pas. Il m'était facile de voir que ses manières douces et
-enjouées devenaient froides comme malgré lui dès qu'il s'adressait à
-moi; je remarquais même qu'en tout temps, son visage s'attristait à
-mon approche.</p>
-
-<p>Me sentant près de m'évanouir, tant la contrainte que je subissais
-était hors de mes habitudes et au-dessus de mes forces, j'allai me
-jeter sur l'herbe du parc. C'était là mon refuge dans toutes mes
-agitations. Ces grands chênes, cette mousse centenaire qui pendait à
-toutes les branches, ces fleurs de bois pâles et odorantes, emblèmes
-des douleurs cachées, c'étaient là les amis de mon enfance, les seuls
-que j'eusse retrouvés sans altération dans la vie sociale comme dans
-la vie sauvage. Je cachai mon visage dans mes mains; je ne me rappelle
-pas avoir souffert davantage dans aucune des calamités de ma vie.
-Pourtant j'en éprouvai de bien réelles par la suite, et, à tout
-prendre, j'eusse dû m'estimer heureux, au sortir du rude et périlleux
-métier de coupe-jarret, de trouver tant de biens inespérés,
-affection, sollicitude, richesse, liberté, enseignement, bons conseils
-et bons exemples. Mais il est certain que, pour passer d'un état de
-l'âme à un état opposé, même du mal au bien, même de la douleur à
-la jouissance et de la fatigue au repos, il faut que l'homme souffre, et
-que, dans cet enfantement d'une nouvelle destinée, tous les ressorts de
-son être se tendent jusqu'à se briser. Ainsi, à l'approche de
-l'été, le ciel se couvre de sombres nuées, et la terre, frémissante,
-semble prête à s'anéantir sous les coups de la tempête.</p>
-
-<p>Je n'étais occupé en ce moment qu'à chercher un moyen d'assouvir ma
-haine contre M. de La Marche, sans trahir et sans laisser même
-soupçonner le lien mystérieux dont je me prévalais auprès d'Edmée.
-Quoique rien ne fût moins en vigueur à la Roche-Mauprat que la
-sainteté du serment, les seules lectures que j'eusse faites étant,
-comme je vous l'ai dit, quelques ballades de chevalerie, je m'étais
-pris d'un romanesque amour pour la fidélité des promesses, et c'était
-à peu près la seule vertu que j'eusse acquise. Le secret dû à Edmée
-me retenait donc invinciblement.</p>
-
-<p>&mdash;Mais ne trouverai-je pas, me disais-je, quelque prétexte plausible
-pour me jeter sur mon ennemi et pour l'étrangler?</p>
-
-<p>À dire vrai, cela n'était pas facile avec un homme qui semblait avoir
-un parti pris de politesse et de prévenances à mon égard.</p>
-
-<p>Dans ces perplexités, j'oubliai l'heure du dîner, et, quand je vis le
-soleil descendre derrière les tours du château, je me dis trop tard
-que mon absence avait dû être remarquée, et que je ne pourrais
-rentrer sans subir ou les brusques questions d'Edmée ou ce clair et
-froid regard de l'abbé, qui me semblait toujours éviter le mien, et
-que je surprenais tout à coup plongeant au plus profond de ma
-conscience.</p>
-
-<p>Je résolus de ne rentrer qu'à la nuit, et je m'étendis sur l'herbe,
-essayant de dormir pour reposer ma tête brisée. Je m'endormis en
-effet. Quand je m'éveillai, la lune montait dans le ciel, encore rouge
-des feux du soir. Le bruit qui m'avait fait tressaillir était bien
-léger; mais il est des sons qui frappent le cœur avant de frapper
-l'oreille, et les plus subtiles émanations de l'amour pénètrent
-quelquefois la plus rude organisation. La voix d'Edmée venait de
-prononcer mon nom à peu de distance, derrière le feuillage. D'abord je
-crus avoir rêvé; je restai immobile, je retins mon haleine et
-j'écoutai. C'était elle qui se rendait chez le solitaire avec l'abbé.
-Ils s'étaient arrêtés dans le sentier couvert, à cinq ou six pas de
-moi, et ils causaient à demi-voix, mais de cette manière distincte
-qui, dans les confidences, donne à l'attention tant de solennité.</p>
-
-<p>&mdash;Je crains, disait Edmée, qu'il ne fasse un esclandre à M. de La
-Marche; quelque chose de plus sérieux encore, que sait-on? Vous ne
-connaissez pas Bernard.</p>
-
-<p>&mdash;Il faut à tout prix l'éloigner d'ici, répondit l'abbé. Vous ne
-pouvez vivre de la sorte, continuellement exposée à la brutalité d'un
-brigand.</p>
-
-<p>&mdash;Il est certain que ce n'est pas vivre. Depuis qu'il a mis le pied ici,
-je n'ai pas eu un instant de liberté. Prisonnière dans ma chambre, ou
-forcée de recourir à la protection de mes amis, je n'ose faire un pas.
-C'est tout au plus si je puis descendre l'escalier, et je ne traverse
-pas la galerie sans envoyer Leblanc en éclaireur. La pauvre fille, qui
-m'a vue si brave, me croit folle. Cette contrainte est odieuse. Je ne
-dors plus que sous les verrous. Et voyez, l'abbé, je ne marche pas sans
-un poignard, ni plus ni moins qu'une héroïne de ballade espagnole.</p>
-
-<p>&mdash;Et, si ce malheureux vous rencontre et vous effraye, vous vous en
-frapperez le sein, n'est-ce pas? De pareilles chances ne peuvent
-s'accepter. Edmée, il faut trouver le moyen de changer une position qui
-n'est pas tenable. Je conçois que vous ne vouliez pas lui ôter
-l'amitié de votre père, en confessant à celui-ci la monstrueuse
-transaction que vous avez été forcée de faire avec ce bandit à la
-Roche-Mauprat. Mais, quoi qu'il arrive... Ah! ma pauvre Edmée, je ne
-suis pas un homme de sang, mais je me prends vingt fois le jour à
-déplorer que mon caractère de prêtre m'empêche de provoquer cet
-homme et de vous en débarrasser à jamais.</p>
-
-<p>Ce charitable regret, exprimé si naïvement à mon oreille, me donna
-une violente démangeaison de me montrer brusquement, ne fût-ce que
-pour mettre à l'épreuve l'humeur guerrière de l'abbé; mais j'étais
-enchaîné par le désir de surprendre enfin les véritables sentiments
-et les véritables desseins d'Edmée à mon égard.</p>
-
-<p>&mdash;Soyez donc tranquille, dit-elle d'un air dégagé; s'il lasse ma
-patience, je n'hésiterai nullement à lui planter cette lame dans la
-joue. Je suis bien sûre qu'une petite saignée calmera son ardeur.</p>
-
-<p>Alors ils se rapprochèrent de quelques pas.</p>
-
-<p>&mdash;Écoutez-moi, Edmée, dit l'abbé en s'arrêtant de nouveau; nous ne
-pouvons parler de cela devant Patience; ne rompons pas cet entretien
-sans conclure quelque chose. Vous arrivez avec Bernard à la crise
-imminente. Il me semble, mon enfant, que vous ne faites pas tout ce que
-vous devriez faire pour prévenir les malheurs qui peuvent nous frapper;
-car tout ce qui vous sera funeste nous le sera à tous et nous frappera
-au fond du cœur.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous écoute, mon excellent ami, répondit Edmée, grondez-moi,
-conseillez-moi.</p>
-
-<p>En même temps, elle s'adossa contre l'arbre au pied duquel j'étais
-couché parmi les broussailles et les hautes herbes. Je pense qu'elle
-eût pu me voir, car je la voyais distinctement; mais elle était loin
-de soupçonner que je contemplais sa figure céleste, sur laquelle la
-brise faisait passer alternativement l'ombre des feuilles agitées et
-les pâles diamants que la lune sème dans les bois.</p>
-
-<p>&mdash;Je dis, Edmée, reprit l'abbé en croisant ses bras sur sa poitrine et
-en se frappant le front par instants, que vous ne jugez pas nettement
-votre situation. Tantôt elle vous afflige au point que vous perdez
-toute espérance et que vous voulez vous laisser mourir (oui, ma chère
-enfant, au point que votre santé en est visiblement altérée), et
-tantôt, je dois vous le dire, au risque de vous fâcher un peu, vous
-envisagez vos périls avec une légèreté et un enjouement qui
-m'étonnent.</p>
-
-<p>&mdash;Ce dernier reproche est délicat, mon ami, répondit-elle; mais
-laissez-moi me justifier. Votre étonnement vient de ce que vous ne
-connaissez pas bien la race Mauprat. C'est une race indomptable,
-incorrigible, et dont il ne peut sortir que des <i>casse-têtes</i> ou des
-<i>coupe-jarrets.</i> À ceux que l'éducation a le mieux rabotés, il reste
-encore bien des nœuds: une fierté souveraine, une volonté de fer, un
-profond mépris pour la vie. Vous voyez que, malgré sa bonté adorable,
-mon père est si vif parfois, qu'il casse sa tabatière en la posant sur
-la table, lorsque vos arguments l'emportent sur les siens en politique,
-ou lorsque vous le gagnez aux échecs. Pour moi, je sens que mes veines
-sont aussi larges que si j'étais née dans les nobles rangs du peuple,
-et je ne crois pas que jamais aucun Mauprat ait brillé à la cour par
-la grâce de ses manières. Comment donc voudriez-vous que je fisse
-grand cas de la vie, étant née brave? Il est pourtant des instants de
-faiblesse ou je me décourage de reste et m'apitoie sur mon sort comme
-une vraie femme que je suis. Mais que l'on me fâche, que l'on me
-menace, et le sang de la race forte se ranime; et alors, ne pouvant
-briser mon ennemi, je me croise les bras et me mets à rire de pitié de
-ce qu'il espère me faire peur. Tenez, l'abbé, que ceci ne vous
-paraisse pas une exagération; car, demain, ce soir peut-être, ce que
-je dis peut se réaliser: depuis que ce couteau de nacre, qui n'a pas
-l'air bien matamore, mais qui est bon, voyez, a été affilé par don
-Marcasse (qui s'y entend), je ne l'ai quitté ni jour ni nuit, et mon
-parti a été pris.</p>
-
-<p>«Je n'ai pas le poignet bien ferme, mais je saurais me donner un coup
-de couteau aussi bien que je sais donner un coup de cravache à mon
-cheval. Eh bien, cela posé, mon honneur est en sûreté: ma vie seule
-tient à un fil, à un verre de vin de plus ou de moins qu'aura bu un de
-ces soirs M. Bernard, à une rencontre, à un regard qu'il aura cru
-surprendre entre de La Marche et moi; à rien peut-être! Qu'y faire?
-Quand je me désolerais, effacerais-je le passé? Nous ne pouvons
-arracher une seule page de notre vie, mais nous pouvons jeter le livre
-au feu. Quand je pleurerais du soir au matin, empêcherais-je que la
-destinée, dans un jour de méchante humeur, ne m'ait conduite à la
-chasse, qu'elle ne m'ait égarée dans les bois et fait rencontrer un
-Mauprat, qui m'a conduite dans son antre, où je n'ai échappé à
-l'opprobre et peut-être à la mort qu'en liant à jamais ma vie à
-celle d'un enfant sauvage qui n'avait aucun de mes principes, aucune de
-mes idées, aucune de mes sympathies, et qui peut-être (et qui sans
-doute, devrais-je dire) ne les aura jamais? Tout cela, c'est un malheur.
-J'étais dans tout l'éclat d'une heureuse destinée, j'étais l'orgueil
-et la joie de mon vieux père, j'allais épouser un homme que j'estime
-et qui me plaisait; aucune douleur, aucune appréhension n'avait
-approché de moi; je ne connaissais ni les jours sans sécurité ni les
-nuits sans sommeil. Eh bien, Dieu n'a pas voulu qu'une si belle vie
-s'accomplit; que sa volonté soit faite! Il est des jours où la perte
-de toutes mes espérances me semble tellement inévitable, que je me
-considère comme morte et mon fiancé comme veuf. Sans mon pauvre père,
-j'en rirais vraiment, car la contrariété et la peur sont si peu faites
-pour moi, que je suis déjà lasse de la vie, pour le peu de temps que
-je les ai connues.</p>
-
-<p>&mdash;Ce courage est héroïque, mais il est affreux! s'écria l'abbé d'une
-voix altérée. C'est presque la détermination au suicide, Edmée.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! je disputerai ma vie, répondit-elle avec chaleur; mais je ne
-marchanderai pas avec elle un instant si mon honneur ne sort pas sain et
-sauf de tous ces risques. Quant à cela, je ne suis pas assez pieuse
-pour accepter jamais une vie souillée, par esprit de mortification pour
-des fautes dont je n'eus jamais la pensée. Si Dieu est sévère à ce
-point avec moi que j'aie à choisir entre la mort et la honte...</p>
-
-<p>&mdash;Il ne peut jamais y avoir de honte pour vous, Edmée; une âme aussi
-chaste, une intention aussi pure...</p>
-
-<p>&mdash;Oh! n'importe, cher abbé! je ne suis peut-être pas aussi vertueuse
-que vous pensez; je ne suis pas très orthodoxe en religion, ni vous non
-plus, l'abbé!... Je me soucie peu du monde, je ne l'aime pas; je ne
-crains ni ne méprise l'opinion, je n'aurai jamais affaire à elle. Je
-ne sais pas trop quel principe de vertu serait assez puissant pour
-m'empêcher de succomber, si le mauvais esprit m'entreprenait. J'ai lu
-<i>la Nouvelle Héloïse</i>, et j'ai beaucoup pleuré. Mais, par la raison
-que je suis une Mauprat et que j'ai un inflexible orgueil, je ne
-souffrirai jamais la tyrannie de l'homme, pas plus la violence d'un
-amant que le soufflet d'un mari; il n'appartient qu'à une âme vassale
-et à un lâche caractère de céder à la force ce qu'elle refuse à la
-prière. Sainte Solange, <i>la belle pastoure</i>, se laissa trancher la
-tête plutôt que de subir le droit du seigneur. Et vous savez que, de
-mère en fille, les Mauprat sont vouées au baptême sous les auspices
-de la patronne du Berry.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, je sais que vous êtes fière et forte, dit l'abbé; et, parce
-que je vous estime plus qu'aucune femme au monde, je veux que vous
-viviez, que vous soyez libre, que vous fassiez un mariage digne de vous,
-afin de remplir, dans la famille humaine, le rôle que savent encore
-ennoblir les belles âmes. Vous êtes nécessaire à votre père,
-d'ailleurs; votre mort le précipiterait dans la tombe, tout vert et
-tout robuste qu'est encore le Mauprat. Chassez donc ces pensées
-lugubres et ces résolutions extrêmes. Il est impossible que cette
-aventure de la Roche-Mauprat soit autre chose qu'un rêve sinistre. Nous
-avons tous eu le cauchemar dans cette nuit d'épouvante, mais il est
-temps de nous éveiller; nous ne pouvons rester accablés de stupeur
-comme des enfants; vous n'avez qu'un parti à prendre, celui que je vous
-ai dit.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, l'abbé, c'est celui que je regarde comme le plus impossible
-de tous. J'ai juré par tout ce qu'il y a de plus sacré dans l'univers
-et dans le cœur humain.</p>
-
-<p>&mdash;Un serment arraché par la menace et la violence n'engage personne,
-les lois humaines l'ont décrété; les lois divines, dans des
-circonstances de ce genre principalement, en délient sans nul doute la
-conscience humaine. Si vous étiez orthodoxe, j'irais à Rome, et
-j'irais à pied, pour vous faire relever d'un vœu si téméraire; mais
-vous n'êtes pas soumise au pape, Edmée..., ni moi non plus.</p>
-
-<p>&mdash;Ainsi vous voudriez que je fusse parjure?</p>
-
-<p>&mdash;Votre âme ne le serait pas.</p>
-
-<p>&mdash;Mon âme le serait! j'ai juré, sachant bien ce que je faisais, et
-pouvant me tuer sur l'heure; car j'avais dans la main un couteau trois
-fois grand comme celui-ci. J'ai voulu vivre, j'ai voulu surtout revoir
-mon père et l'embrasser. Pour faire cesser l'angoisse où ma
-disparition le laissait, j'eusse engagé plus que ma vie, j'eusse
-engagé mon âme immortelle. Et depuis, je vous l'ai dit encore hier au
-soir, j'ai renouvelé mon engagement, et bien librement encore; car il y
-avait un mur entre mon <i>aimable</i> fiancé et moi.</p>
-
-<p>&mdash;Comment avez-vous pu faire une telle imprudence, Edmée? Voilà encore
-où je ne vous comprends plus.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! pour cela, je le crois bien, car je ne me comprends pas moi-même,
-dit Edmée avec une expression singulière.</p>
-
-<p>&mdash;Ma chère enfant, il faut que vous me parliez à cœur ouvert. Je suis
-le seul ici qui puisse vous porter conseil, puisque je suis le seul à
-qui vous puissiez tout dire sous le sceau d'une amitié aussi sacrée
-que le secret de la confession catholique peut l'être. Répondez-moi
-donc. Vous ne regardez pas comme possible un mariage entre vous et
-Bernard Mauprat?</p>
-
-<p>&mdash;Comment ce qui est inévitable serait-il impossible? dit Edmée. Il
-n'est rien de plus possible que de se jeter dans la rivière; rien de
-plus possible que de se vouer au malheur et au désespoir; rien de plus
-possible, par conséquent, que d'épouser Bernard Mauprat.</p>
-
-<p>&mdash;Ce ne sera toujours pas moi qui prêterai mon ministère à cette
-union absurde et déplorable, s'écria l'abbé. Vous, la femme et
-l'esclave de ce coupe-jarret! Edmée, vous disiez tout à l'heure que
-vous ne supporteriez pas plus la violence de l'amant que le soufflet du
-mari.</p>
-
-<p>&mdash;Vous pensez qu'il me battrait?</p>
-
-<p>&mdash;S'il ne vous tuait pas!</p>
-
-<p>&mdash;Oh! non, répondit-elle d'un air mutin en faisant sauter son couteau
-dans sa main, je le tuerais auparavant. À Mauprat, Mauprat et demie!</p>
-
-<p>&mdash;Vous riez, Edmée, ô mon Dieu! vous riez à la pensée d'un tel
-hymen! Mais, quand même cet homme aurait de l'affection et des égards
-pour vous, songez-vous à l'impossibilité de vous entendre, à la
-grossièreté de ses idées, à la bassesse de son langage? Le cœur se
-lève de dégoût à l'idée d'une telle association, et dans quelle
-langue lui parleriez-vous, grand Dieu!</p>
-
-<p>Je faillis encore une fois me lever et tomber sur mon panégyriste; mais
-je vainquis ma colère, Edmée parlait. Je redevins tout oreilles.</p>
-
-<p>&mdash;Je sais fort bien qu'au bout de trois jours, je n'aurai certainement
-rien de mieux à faire que de me couper la gorge; mais puisque, d'une
-manière ou de l'autre, il faut que cela arrive, pourquoi n'irais-je pas
-devant moi jusqu'à l'heure inévitable? Je vous avoue que j'ai un peu
-de regret à la vie. Tous ceux qui ont été à la Roche-Mauprat n'en
-sont pas revenus. Moi, j'ai été, non y subir la mort, mais me fiancer
-avec elle. Eh bien, j'irai jusqu'au jour de mes noces, et, si Bernard
-m'est trop odieux, je me tuerai après le bal.</p>
-
-<p>&mdash;Edmée, vous avez la tête pleine de romans à présent, dit l'abbé
-fort impatienté. Votre père, Dieu merci, ne consentira pas à ce
-mariage; il a donné sa parole à M. de La Marche, et vous aussi, vous
-l'aviez donnée. C'est cette promesse-là qui seule est valide.</p>
-
-<p>&mdash;Mon père souscrirait avec joie à un accord qui perpétuerait
-directement son nom et sa lignée. Quant à M. de La Marche, il me
-relèvera de ma parole sans que je prenne la peine de le lui demander;
-dès qu'il saura que j'ai passé deux heures à la Roche-Mauprat, il ne
-sera pas besoin d'autre explication.</p>
-
-<p>&mdash;Il faudrait qu'il fût bien indigne de l'estime que je lui porte s'il
-croyait votre nom souillé par une aventure malheureuse dont vous êtes
-sortie pure.</p>
-
-<p>&mdash;Grâce à Bernard! dit Edmée, car enfin je lui dois de la
-reconnaissance, et, malgré ses réserves et conditions, son action est
-grande et inconcevable de la part d'un coupe-jarret.</p>
-
-<p>&mdash;Dieu me préserve de nier les bonnes qualités que l'éducation eût
-pu développer dans ce jeune homme, et c'est à cause de ce bon côté
-qu'il est possible de lui faire entendre raison.</p>
-
-<p>&mdash;Pour s'instruire? Jamais il n'y consentira; et, quand il s'y
-prêterait, il ne le pourrait pas plus que Patience. Quand le corps est
-fait à la vie animale, l'esprit ne peut plus se plier aux règles de
-l'intelligence.</p>
-
-<p>&mdash;Je le crois; aussi je ne parle pas de cela. Je parle d'avoir une
-explication avec lui et de lui faire comprendre que son honneur l'engage
-à vous rendre votre promesse et à prendre son parti sur votre mariage
-avec M. de La Marche; ou ce n'est qu'une brute indigne de toute estime
-et de tout ménagement, ou il sentira son crime et sa folie et
-s'exécutera honnêtement et sagement. Déliez-moi du secret que vous
-m'avez imposé, autorisez-moi à m'ouvrir à lui, et je vous réponds du
-succès.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous réponds du contraire, moi, dit Edmée, d'ailleurs, je n'y
-saurais consentir. Quel que soit Bernard, je tiens à sortir avec
-honneur de mon duel avec lui, et il aurait sujet, si j'agissais comme
-vous voulez, de croire que je l'ai indignement joué jusqu'ici.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, il est un dernier moyen: c'est de vous confier à l'honneur
-et à la sagesse de M. de La Marche. Qu'il juge librement votre
-situation, et qu'il en décide. Vous avez bien le droit de lui confier
-votre secret, et vous êtes bien sûre de son honneur. S'il a la
-lâcheté de vous abandonner dans une pareille situation, il vous reste
-pour dernière ressource de vous mettre à l'abri des violences de
-Bernard derrière les grilles d'un couvent. Vous y resterez quelques
-années; vous ferez mine de prendre le voile. Le jeune homme vous
-oubliera; on vous rendra votre liberté.</p>
-
-<p>&mdash;C'est, en effet, le seul parti raisonnable, et j'y ai déjà songé;
-mais il n'est pas encore temps d'y recourir.</p>
-
-<p>&mdash;Sans doute. Il faut tenter l'aveu à M. de La Marche. S'il est homme
-de cœur, comme je n'en doute pas, il vous prendra sous sa protection,
-et il se chargera d'éloigner Bernard, soit par la persuasion, soit par
-l'autorité.</p>
-
-<p>&mdash;Quelle autorité, l'abbé, s'il vous plaît?</p>
-
-<p>&mdash;L'autorité qu'un gentilhomme peut avoir sur son égal dans nos
-mœurs, l'honneur et l'épée.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! l'abbé, vous aussi, vous êtes un homme de sang! Eh bien, voilà
-ce que j'ai voulu éviter jusqu'ici, ce que j'éviterai, dût-il m'en
-coûter la vie et l'honneur! Je ne veux pas de conflit entre ces deux
-hommes.</p>
-
-<p>&mdash;Je le conçois; l'un des deux vous est cher à juste titre. Mais
-évidemment, dans ce conflit, le danger ne serait pas pour M. de La
-Marche.</p>
-
-<p>&mdash;Il serait donc pour Bernard! s'écria Edmée avec force. Eh bien,
-j'aurais horreur de M. de La Marche s'il provoquait en duel ce pauvre
-enfant, qui ne sait manier qu'un bâton ou une fronde. Comment de telles
-idées peuvent-elles vous venir, à vous, l'abbé? Il faut que vous
-haïssiez bien ce malheureux Bernard! Et moi qui le ferais égorger par
-mon mari pour le remercier de m'avoir sauvée au péril de sa vie! Non,
-non, je ne souffrirai ni qu'on le provoque, ni qu'on l'humilie, ni qu'on
-l'afflige. C'est mon cousin, c'est un Mauprat, c'est presque un frère.
-Je ne souffrirai pas qu'on le chasse de cette maison; j'en sortirai
-plutôt moi-même.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà de très généreux sentiments, Edmée, répondit l'abbé. Mais
-avec quelle chaleur vous les exprimez! J'en demeure confondu, et, si je
-ne craignais de vous offenser, je vous avouerais que cette sollicitude
-pour le jeune Mauprat me suggère une étrange pensée.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, dites-la donc, reprit Edmée avec une certaine
-brusquerie.</p>
-
-<p>&mdash;Je la dirai si vous l'exigez; c'est que vous semblez porter à ce
-jeune homme un plus vif intérêt qu'à M. de La Marche, et j'aurais
-aimé à rester dans la persuasion contraire.</p>
-
-<p>&mdash;Lequel a le plus besoin de cet intérêt, mauvais chrétien? dit
-Edmée en souriant; n'est-ce pas le pêcheur endurci dont les yeux n'ont
-pas vu la lumière?</p>
-
-<p>&mdash;Mais enfin, Edmée, vous aimez M. de La Marche? Ne plaisantez pas au
-nom du ciel!</p>
-
-<p>&mdash;Si par <i>aimer</i>, répondit-elle d'un ton sérieux, vous entendez avoir
-confiance et amitié, j'aime M. de La Marche; ou bien, si vous entendez
-avoir compassion et sollicitude, j'aime Bernard. Reste à savoir
-laquelle des deux affections est la plus vive. Cela vous regarde,
-l'abbé; moi, je m'en inquiète peu; car je sens que je n'aime qu'une
-personne avec passion, c'est mon père, et qu'une chose avec
-enthousiasme, c'est mon devoir. Je regretterai peut-être les soins et
-le dévouement du lieutenant général; je souffrirai du chagrin que je
-serai forcée de lui faire bientôt, en lui annonçant que je ne puis
-être sa femme; mais cette nécessité ne me jettera dans aucune nuance
-de désespoir, parce que je sais que M. de La Marche se consolera
-aisément... Je ne plaisante pas, l'abbé; M. de La Marche est un homme
-léger et un peu froid.</p>
-
-<p>&mdash;Si vous ne l'aimez pas plus que cela, tant mieux! c'est une souffrance
-de moins parmi tant de souffrances; et pourtant je perds, en apprenant
-cette indifférence, le dernier espoir que j'eusse conservé de vous
-voir échapper à Bernard Mauprat.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, ami, ne vous désolez point: ou Bernard sera sensible à
-l'amitié et à la loyauté, et il s'amendera, ou je lui échapperai.</p>
-
-<p>&mdash;Mais par quelle issue?</p>
-
-<p>&mdash;Par la porte du couvent ou par celle du cimetière.</p>
-
-<p>En parlant ainsi d'un air calme, Edmée secoua sa longue chevelure
-noire, qui s'était déroulée sur ses épaules, et dont une partie
-couvrait son visage pâle.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, dit-elle, Dieu viendra à notre aide; c'est folie et impiété
-que de douter de lui dans le danger. Sommes-nous donc des athées pour
-nous décourager ainsi? Allons voir Patience, il nous dira quelque
-sentence qui nous rassurera; il est le vieux oracle qui résout toute
-chose sans en savoir aucune.</p>
-
-<p>Ils s'éloignèrent et je demeurai consterné.</p>
-
-<p>Oh! combien cette nuit fut différente de la précédente! Quel nouveau
-pas je venais de faire dans la vie, non plus sur le sentier fleuri, mais
-sur le roc aride! Maintenant je connaissais tout l'odieux réel de mon
-rôle, et je venais de lire jusqu'au fond du cœur d'Edmée la crainte
-et le dégoût que je lui inspirais. Rien ne pouvait calmer ma douleur,
-car rien ne pouvait plus exciter ma colère. Elle n'aimait point M. de
-La Marche, elle ne se jouait ni de lui ni de moi; elle n'aimait aucun de
-nous; et comment avais-je pu croire que cette pitié généreuse envers
-moi, ce dévouement sublime à la foi jurée, fussent de l'amour?
-Comment, aux heures où cette présomptueuse chimère m'abandonnait,
-pouvais-je croire qu'elle eût besoin, pour résister à ma passion,
-d'avoir de l'amour pour un autre? Enfin, je n'avais donc plus de
-ressource contre mes propres fureurs! Je ne pouvais en obtenir autre
-chose que la fuite ou la mort d'Edmée! Sa mort! À cette idée, mon
-sang se glaçait dans mes veines, mon cœur se serrait, et je sentais
-tous les aiguillons du repentir le traverser. Cette douloureuse soirée
-fut pour moi le plus énergique appel de la Providence. Je compris enfin
-ces lois de la pudeur et de la liberté sainte que mon ignorance avait
-outragées et blasphémées jusque-là. Elles m'étonnaient plus que
-jamais, mais je les voyais; elles étaient prouvées par leur évidence.
-L'âme forte et sincère d'Edmée était devant moi comme la pierre du
-Sinaï, où le doigt de Dieu venait de tracer la vérité immuable. Sa
-vertu n'était pas feinte, son couteau était aiguisé et toujours prêt
-à laver la souillure de mon amour! Je fus si effrayé du danger que
-j'avais couru de la voir expirer dans mes bras, si consterné de
-l'outrage que je lui avais fait en espérant vaincre sa résistance, que
-je cherchai tous les moyens extrêmes de réparer mes torts et de lui
-rendre le repos.</p>
-
-<p>Le seul qui parût au-dessus de mes forces fut de m'éloigner; car, en
-même temps que le sentiment de l'estime et du respect se révélait à
-moi, mon amour, changeant pour ainsi dire de nature, grandissait dans
-mon âme et s'emparait de mon être tout entier. Edmée m'apparaissait
-sous un nouvel aspect. Ce n'était plus cette belle fille dont la
-présence jetait le désordre dans mes sens; c'était un jeune homme de
-mon âge, beau comme un séraphin, fier, courageux, inflexible sur le
-point d'honneur, généreux, capable de cette amitié sublime qui
-faisait les frères d'armes, mais n'ayant d'amour passionné que pour la
-Divinité, comme ces paladins qui, à travers mille épreuves,
-marchaient à la terre sainte sous une armure d'or.</p>
-
-<p>Je sentis dès ce moment mon amour descendre des orages du cerveau dans
-les saines régions du cœur, et le dévouement ne me parut plus une
-énigme. Je résolus de faire dès le lendemain acte de soumission et de
-tendresse. Je rentrai fort tard, accablé de lassitude, mourant de faim,
-brisé d'émotions. J'entrai dans l'office, je pris un morceau de pain
-et je le mangeai trempé de mes larmes. J'étais appuyé contre le
-poêle éteint, à la lueur mourante d'une lampe épuisée; Edmée entra
-sans me voir, prit quelques cerises dans le bahut et s'approcha
-lentement du poêle; elle était pâle et absorbée. En me voyant, elle
-jeta un cri et laissa tomber ses cerises.</p>
-
-<p>&mdash;Edmée, lui dis-je, je vous supplie de n'avoir plus jamais peur de
-moi; c'est tout ce que je puis vous dire, car je ne sais pas
-m'expliquer; et pourtant j'avais résolu de vous dire bien des choses.</p>
-
-<p>&mdash;Vous me direz cela une autre fois, mon bon cousin, me répondit-elle
-en essayant de me sourire.</p>
-
-<p>Mais elle ne pouvait dissimuler la peur qu'elle éprouvait en se
-trouvant seule avec moi.</p>
-
-<p>Je n'essayai pas de la retenir; je ressentais vivement la douleur et
-l'humiliation de sa méfiance, et je n'avais pas le droit de m'en
-plaindre; cependant jamais homme n'avait eu autant besoin d'être
-encouragé.</p>
-
-<p>Au moment où elle quittait l'appartement, mon cœur se brisa, et je
-fondis en larmes, comme la veille, à la fenêtre de la chapelle. Edmée
-s'arrêta sur le seuil, hésita un instant; puis, entraînée par la
-bonté de son cœur et surmontant ses craintes, elle revint vers moi,
-et, s'arrêtant à quelques pas de ma chaise:</p>
-
-<p>&mdash;Bernard, vous êtes malheureux, me dit-elle; est-ce donc ma
-faute?</p>
-
-<p>Je ne pus répondre, j'étais honteux de mes larmes; mais plus je
-faisais d'efforts pour les retenir, plus ma poitrine se gonflait de
-sanglots. Chez les êtres aussi physique ment forts que je l'étais, les
-pleurs sont des convulsions; les miens ressemblaient à une agonie.</p>
-
-<p>&mdash;Voyons! dis donc ce que tu as! s'écria Edmée avec la brusquerie de
-l'amitié fraternelle.</p>
-
-<p>Et elle osa poser sa main sur mon épaule. Elle me regardait d'un air
-d'impatience, et une grosse larme coulait sur sa joue. Je me jetai à
-genoux et j'essayai de lui parler, mais cela me fut encore impossible;
-je ne pus articuler que le mot <i>demain</i> à plusieurs reprises.</p>
-
-<p>&mdash;Demain? quoi donc, demain? dit Edmée; est-ce que tu ne te plais pas
-ici? est-ce que tu veux t'en aller?</p>
-
-<p>&mdash;Je m'en irai si vous voulez, répondis-je; dites, voulez-vous ne me
-revoir jamais?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne veux point de cela, reprit-elle; vous resterez ici, n'est-ce
-pas?</p>
-
-<p>&mdash;Commandez, répondis-je.</p>
-
-<p>Elle me regarda avec beaucoup de surprise; je restais à genoux; elle
-s'appuya sur le dos de ma chaise.</p>
-
-<p>&mdash;Moi, je suis sure que tu es très bon, dit-elle, comme si elle eût
-répondu à une objection intérieure; un Mauprat ne peut rien être à
-demi, et, du moment que tu as un bon quart d'heure, il est certain que
-tu dois avoir une noble vie.</p>
-
-<p>&mdash;Je l'aurai, répondis-je.</p>
-
-<p>&mdash;Vrai? dit-elle avec une joie naïve et bonne.</p>
-
-<p>&mdash;Sur mon honneur, Edmée, et sur le tien! Oses-tu me donner une
-poignée de main?</p>
-
-<p>&mdash;Certainement, dit-elle.</p>
-
-<p>Elle me tendit la main; mais elle tremblait.</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez donc pris de bonnes résolutions? me dit-elle.</p>
-
-<p>&mdash;J'en ai pris de telles, que vous n'aurez jamais un reproche à me
-faire, répondis-je. Et maintenant retirez-vous dans votre chambre,
-Edmée, et ne tirez plus les verrous; vous n'avez plus rien à craindre
-de moi; je ne voudrai jamais que ce que vous voudrez.</p>
-
-<p>Elle attacha encore sur moi ses regards avec surprise, et, pressant ma
-main, elle s'éloigna, se retourna plusieurs fois pour me regarder
-encore, comme si elle n'eût pu croire à une si rapide conversion; puis
-enfin, s'étant arrêtée sur la porte, elle me dit d'une voix
-affectueuse:</p>
-
-<p>&mdash;Il faut aller vous reposer aussi; vous êtes fatigué, vous êtes
-triste et très changé depuis deux jours. Si vous ne voulez pas
-m'affliger, vous vous soignerez, Bernard.</p>
-
-<p>Elle me fit un signe de tête amical et doux. Il y avait dans ses grands
-yeux, creusés déjà par la souffrance, une expression indéfinissable,
-où la méfiance et l'espoir, l'affection et la curiosité, se
-peignaient alternativement et parfois tous ensemble.</p>
-
-<p>&mdash;Je me soignerai, je dormirai, je ne serai pas triste,
-répondis-je.</p>
-
-<p>&mdash;Et vous travaillerez?</p>
-
-<p>&mdash;Et je travaillerai... Mais vous, Edmée, vous me pardonnerez tous les
-chagrins que je vous ai causés, et vous m'aimerez un peu.</p>
-
-<p>&mdash;Et je vous aimerai beaucoup, répondit-elle, si vous êtes toujours
-comme ce soir.</p>
-
-<p>Le lendemain, dès le point du jour, j'entrai dans la chambre de
-l'abbé; il était déjà levé et lisait.</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur Aubert, lui dis-je, vous m'avez proposé plusieurs fois de me
-donner des leçons; je viens vous prier de mettre à exécution votre
-offre obligeante.</p>
-
-<p>J'avais passé une partie de la nuit à préparer cette phrase de début
-et le maintien que je voulais garder vis-à-vis de l'abbé. Sans le
-haïr au fond, car je sentais bien qu'il était bon et n'en voulait
-qu'à mes défauts, je me sentais beaucoup d'amertume contre lui. Je
-reconnaissais bien intérieurement que je méritais tout le mal qu'il
-avait dit de moi à Edmée; mais il me semblait qu'il eût pu insister
-un peu plus sur ce bon côté dont il n'avait dit qu'un mot en passant,
-et qui n'avait pu échapper à un homme aussi sagace que lui. J'étais
-donc décidé à rester très froid et très fier à son égard. Pour
-cela, je pensais avec assez de logique que je devais montrer beaucoup de
-docilité tant que durerait la leçon, et qu'aussitôt après, je devais
-le quitter avec un remerciement très bref. En un mot, je voulais
-l'humilier dans son emploi de précepteur, car je n'ignorais pas qu'il
-tenait son existence de mon oncle, et qu'à moins de renoncer à cette
-existence ou de se montrer ingrat, il ne pouvait se refuser à faire mon
-éducation. En ceci, je raisonnais très bien, mais d'après un très
-mauvais sentiment; et, par la suite, j'en eus tant de regret, que je lui
-en fis une sorte de confession amicale, avec demande d'absolution.</p>
-
-<p>Mais, pour ne pas anticiper sur les événements, je dirai que les
-premiers jours de ma conversion me vengèrent pleinement des
-préventions trop bien fondées, à beaucoup d'égards, de cet homme,
-qui eût mérité le nom de juste, octroyé par Patience, si une
-habitude de méfiance n'eût gêné ses premiers mouvements. Les
-persécutions dont il avait été si longtemps l'objet avaient
-développé en lui ce sentiment de crainte instinctive qu'il conserva
-toute sa vie, et qui rendit toujours sa confiance difficile, et d'autant
-plus flatteuse et plus touchante peut-être. J'ai remarqué ce
-caractère, par la suite, chez beaucoup de prêtres honnêtes. Ils ont
-généralement l'esprit de charité, mais non le sentiment de l'amitié.</p>
-
-<p>Je voulais le faire souffrir, et j'y réussis. Le dépit m'inspirait; je
-me conduisis en véritable gentilhomme vis-à-vis de son subalterne.
-J'eus une excellente tenue, beaucoup d'attention, de politesse, et une
-raideur glacée. Je ne lui laissai aucune occasion de me faire rougir de
-mon ignorance; et, pour cela, je pris le parti d'aller au-devant de
-toutes ses observations, en m'accusant moi-même de ne rien savoir et en
-l'engageant à m'enseigner les choses à l'état le plus élémentaire.
-Quand j'eus pris ma première leçon, je vis dans ses yeux pénétrants,
-où j'étais arrivé à pénétrer moi-même, le désir de passer de
-cette froideur à une sorte d'intimité; mais je ne m'y prêtai
-nullement. Il crut me désarmer en louant mon attention et mon
-intelligence.</p>
-
-<p>&mdash;Vous prenez trop de soin, monsieur l'abbé, lui répondis-je; je n'ai
-pas besoin d'encouragement. Je ne crois nullement à mon intelligence,
-mais je suis sûr de mon attention; et, comme je ne rends service qu'à
-moi-même en m'appliquant de mon mieux à l'étude, il n'y a pas de
-raison pour que vous m'en fassiez compliment.</p>
-
-<p>En parlant ainsi, je le saluai et me retirai dans ma chambre, où je fis
-tout de suite le thème français qu'il m'avait donné.</p>
-
-<p>Quand je descendis pour le déjeuner, je vis qu'Edmée était déjà
-informée de l'exécution de mes promesses de la veille. Elle me tendit
-sa main la première et m'appela son bon cousin à plusieurs reprises
-durant le déjeuner, si bien que M. de La Marche, dont le visage
-n'exprimait jamais rien, exprima de la surprise ou quelque chose
-d'approchant. J'espérais qu'il chercherait l'occasion de me demander
-l'explication de mes grossières paroles de la veille, et, quoique je
-fusse déterminé à apporter beaucoup de modération à cet entretien,
-je me sentis très blessé du soin qu'il prit de l'éviter. Cette
-indifférence à une injure venant de moi impliquait une sorte de
-mépris dont je souffris beaucoup; mais la crainte de déplaire à
-Edmée me donna la force de me contenir.</p>
-
-<p>Il est incroyable que la pensée de le supplanter ne fût pas un instant
-ébranlée par cet apprentissage humiliant qu'il me fallut faire avant
-d'arriver seulement à saisir les premières notions de toute chose. Un
-autre que moi, pénétré comme je l'étais du repentir des maux qu'il
-avait causés, n'eût pas trouvé de manière plus certaine de les
-réparer qu'en s'éloignant et en rendant à Edmée sa parole, son
-indépendance, son repos absolu. Ce moyen fut le seul qui ne me vint
-pas; ou, s'il me vint, il fut repoussé avec mépris, comme l'aveu d'une
-défection. L'obstination, alliée à la témérité, coulait dans mes
-veines avec le sang des Mauprat. À peine avais-je entrevu un moyen de
-conquérir celle que j'aimais, que je l'avais embrassé avec audace, et
-je pense qu'il n'en eût pas été autrement lors même que ses
-confidences à l'abbé dans le parc m'eussent appris qu'elle avait de
-l'amour pour mon rival. Une pareille confiance de la part d'un homme qui
-prenait à dix-sept ans sa première leçon de grammaire française, et
-qui s'exagérait de beaucoup la longueur et la difficulté des études
-nécessaires pour être l'égal de M. de La Marche, accusait, vous
-l'avouerez, une certaine force morale.</p>
-
-<p>Je ne sais si j'étais heureusement doué sous le rapport de
-l'intelligence. L'abbé l'assura; mais je pense que je ne dois faire
-honneur de mes progrès rapides qu'à mon courage. Il était tel, qu'il
-me fit trop présumer de mes forces physiques. L'abbé m'avait dit
-qu'avec une forte volonté on pouvait, à mon âge, en un mois,
-connaître parfaitement les règles de la langue. Au bout d'un mois, je
-m'exprimais avec facilité et j'écrivais purement. Edmée avait une
-sorte de direction occulte sur mes études; elle voulut que l'on ne
-m'enseignât pas le latin, assurant qu'il était trop tard pour
-consacrer plusieurs années à une science de luxe, et que l'important
-était de former mon cœur et ma raison avec des idées, au lieu d'orner
-mon esprit avec des mots.</p>
-
-<p>Le soir, elle prétextait le désir de relire quelque livre favori, et
-elle lisait haut, alternativement avec l'abbé, des passages de
-Condillac, de Fénelon, de Bernardin de Saint-Pierre, de Jean-Jacques,
-de Montaigne même et de Montesquieu. Ces passages étaient certainement
-choisis d'avance et appropriés à mes forces; je les comprenais assez
-bien et je m'en étonnais en secret; car, si dans la journée j'ouvrais
-ces mêmes livres au hasard, il m'arrivait d'être arrêté à chaque
-ligne. Dans la superstition naturelle aux jeunes amours, je m'imaginais
-volontiers qu'en passant par la bouche d'Edmée, les auteurs
-acquéraient une clarté magique, et que mon esprit s'ouvrait
-miraculeusement au son de sa voix. Du reste, Edmée ne me montrait pas
-ouvertement l'intérêt qu'elle prenait à m'instruire elle-même. Elle
-se trompait sans doute en pensant qu'elle devait me cacher sa
-sollicitude; j'en eusse été d'autant plus stimulé et ardent au
-travail. Mais en ceci elle était imbue de l'<i>Émile</i> et mettait en
-pratique les idées systématiques de son cher philosophe.</p>
-
-<p>Au reste, je ne m'épargnai guère, et, mon courage ne souffrant pas la
-prévoyance, je fus bientôt forcé de m'arrêter. Le changement d'air,
-de régime et d'habitudes, les veilles, l'absence d'exercices violents,
-la contention de l'esprit, en un mot, l'effroyable révolution que mon
-être était forcé d'opérer sur lui-même pour passer de l'état
-d'homme des bois à celui d'homme intelligent, me causa une maladie de
-nerfs qui me rendit presque fou pendant quelques semaines, idiot ensuite
-durant quelques jours, et qui enfin se dissipa, me laissant tout rompu,
-tout anéanti à l'égard de mon existence passée, mais pétri pour mon
-existence future.</p>
-
-<p>Une nuit, à l'époque de mes plus violentes crises, dans un moment
-lucide, je vis Edmée dans ma chambre. Je crus d'abord faire un songe.
-La veilleuse jetait une lueur vacillante; une forme pâle, immobile,
-était couchée dans une grande bergère. Je distinguai une longue
-tresse noire détachée et tombant sur une robe blanche. Je me soulevai,
-faible, pouvant à peine me mouvoir; j'essayai de sortir de mon lit.
-Aussitôt Patience m'apparut et m'arrêta doucement. Saint-Jean dormait
-dans un autre fauteuil. Toutes les nuits, deux hommes veillaient ainsi
-près de moi pour me tenir de force lorsque j'étais en proie aux
-fureurs du délire. Souvent c'était l'abbé, parfois le brave Marcasse,
-qui, avant de quitter le Berry pour faire sa tournée annuelle dans les
-provinces voisines, était revenu faire une dernière chasse dans les
-greniers du château, et qui obligeamment relayait les serviteurs
-fatigués dans le pénible emploi de me garder.</p>
-
-<p>N'ayant pas la conscience de mon mal, il était fort naturel que la
-présence inopinée du solitaire dans ma chambre me causât une grande
-surprise et jetât le désordre dans mes idées. J'avais eu de si
-violents accès ce soir-là, qu'il ne me restait plus de force. Je me
-laissai donc aller à des divagations mélancoliques, et, prenant la
-main du bonhomme, je lui demandai si c'était bien le cadavre d'Edmée
-qu'il avait posé sur ce fauteuil auprès de moi.</p>
-
-<p>&mdash;C'est Edmée bien vivante, me répondit-il à voix basse; mais elle
-dort, mon cher monsieur, ne la réveillons pas. Si vous avez désir de
-quelque chose, je suis ici pour vous soigner, et c'est de bon cœur,
-oui-da!</p>
-
-<p>&mdash;Mon bon Patience, tu me trompes, lui dis-je; elle est morte, et moi
-aussi, et tu viens pour nous ensevelir. Il faut nous mettre dans le
-même cercueil, entends-tu? car nous sommes fiancés. Où est son
-anneau? Prends-le et mets-le à mon doigt; la nuit des noces est venue.</p>
-
-<p>Il voulut en vain combattre cette hallucination; je persistai à croire
-qu'Edmée était morte, et je déclarai que je ne m'endormirais pas dans
-mon linceul tant que je n'aurais pas l'anneau de ma femme. Edmée, qui
-avait passé plusieurs nuits à me veiller, était si accablée, qu'elle
-ne m'entendait pas. D'ailleurs, je parlais bas, comme Patience, par un
-instinct d'imitation qui ne se rencontre que chez les enfants ou chez
-les idiots. Je m'obstinai dans ma fantaisie, et Patience, qui craignait
-qu'elle ne se changeât en fureur, alla prendre doucement une bague de
-cornaline qu'Edmée avait au doigt et la passa au mien. Aussitôt que je
-l'eus, je la portai à mes lèvres, puis je croisai mes mains sur ma
-poitrine dans l'attitude qu'on donne aux cadavres dans le cercueil, et
-je m'endormis profondément.</p>
-
-<p>Le lendemain, quand on voulut me reprendre la bague, j'entrai en fureur,
-et on y renonça. Je m'endormis de nouveau, et l'abbé me l'ôta pendant
-mon sommeil. Mais, quand j'ouvris les yeux, je m'aperçus du rapt et je
-recommençai à divaguer. Aussitôt Edmée, qui était dans la chambre,
-accourut à moi et me passa l'anneau au doigt en adressant quelques
-reproches à l'abbé. Je me calmai sur-le-champ et dis en levant sur
-elle des yeux éteints:</p>
-
-<p>&mdash;N'est-ce pas que tu es ma femme après ta mort comme pendant
-ta vie?</p>
-
-<p>&mdash;Certainement, me dit-elle; dors en paix.</p>
-
-<p>&mdash;L'éternité est longue, lui dis-je, et je voudrais l'occuper du
-souvenir de tes caresses. Mais j'ai beau chercher, je ne retrouve pas la
-mémoire de ton amour.</p>
-
-<p>Elle se pencha sur moi et me donna un baiser.</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="figcenter" style="width: 500px;">
-<a id="figure06"></a>
-<img src="images/figure06.jpg" width="500" alt="" />
-<p class="center">... <i>Edmée me passa l'anneau au doigt, en adressant quelques reproches
-à l'abbé</i>...&mdash;Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</p>
-</div>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>&mdash;Vous avez tort, Edmée, dit l'abbé: de tels remèdes se changent en
-poison.</p>
-
-<p>&mdash;Laissez-moi, l'abbé, lui répondit-elle avec impatience en s'asseyant
-près de mon lit; laissez-moi, je vous en prie.</p>
-
-<p>Je m'endormis une main dans les siennes, et lui répétant par
-intervalles:</p>
-
-<p>&mdash;On est bien dans la tombe; on est heureux d'être mort, n'est-ce
-pas?</p>
-
-<p>Durant ma convalescence, Edmée fut beaucoup moins expansive, mais tout
-aussi assidue. Je lui racontai mes rêves et j'appris d'elle ce qu'il y
-avait de réel parmi mes souvenirs; sans cette confirmation, j'aurais
-toujours cru que j'avais tout rêvé. Je la suppliai de me laisser la
-bague, et elle y consentit. J'aurais dû ajouter, pour reconnaître tant
-de bontés, que je gardais cet anneau comme un gage d'amitié et non
-comme un anneau de fiançailles; mais l'idée d'une telle abnégation
-était au-dessus de mes forces.</p>
-
-<p>Un jour, je demandai des nouvelles de M. de La Marche. Ce fut seulement
-à Patience que j'osai adresser cette question.</p>
-
-<p>&mdash;Parti, répondit-il.</p>
-
-<p>&mdash;Comment! parti? repris-je; pour longtemps?</p>
-
-<p>&mdash;Pour toujours, s'il plaît à Dieu! Je n'en sais rien, je ne fais pas
-de questions; mais j'étais dans le jardin par hasard quand il a fait
-ses adieux, et tout cela était froid comme une nuit de décembre. On
-s'est pourtant dit de part et d'autre: «Au revoir!» mais, quoique
-Edmée eût l'air bon et franc qu'elle a toujours, l'autre avait la
-figure d'un fermier qui voit venir la gelée en avril. Mauprat, Mauprat,
-on dit que vous êtes devenu <i>grand étudiant</i> et <i>grand bon sujet.</i>
-Souvenez-vous de ce que je vous ai dit: quand vous serez vieux, il n'y
-aura peut-être plus de titres ni de seigneuries. Peut-être qu'on vous
-appellera le père Mauprat, comme on m'appelle le père Patience, bien
-que je n'aie jamais été ni moine ni père de famille.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, où veux-tu en venir?</p>
-
-<p>&mdash;Souvenez-vous de ce que je vous ai dit, répéta-t-il; il y a bien des
-manières d'être sorcier, et on peut connaître l'avenir sans s'être
-donné au diable; moi, je donne ma voix à votre mariage avec la
-cousine. Continuez à vous bien conduire. Vous voilà savant; on dit que
-vous lisez couramment dans le premier livre venu. Qu'est-ce qu'il faut
-de plus? Il y a ici tant de livres, que la sueur me coule du front rien
-qu'à les voir; il me semble que je recommence <i>à ne pouvoir pas
-apprendre à lire.</i> Vous voilà bientôt guéri. Si M. Hubert voulait
-m'en croire, on ferait la noce à la Saint-Martin.</p>
-
-<p>&mdash;Tais-toi, Patience! lui dis-je, tu me fais de la peine; ma cousine ne
-m'aime pas.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous dis que si, moi; vous mentez par la gorge! comme disent les
-nobles. Je sais comme elle vous a soigné, et Marcasse, étant sur le
-toit, l'a vue à travers sa fenêtre, qui était à genoux au milieu de
-sa chambre à cinq heures du matin, le jour que vous étiez si mal.</p>
-
-<p>Les imprudentes assertions de Patience, les tendres soins d'Edmée, le
-départ de M. de La Marche, et, plus que tout le reste, la faiblesse de
-mon cerveau, furent cause que je me persuadai ce que je désirais; mais,
-à mesure que je repris mes forces, Edmée rentra dans les bornes de
-l'amitié tranquille et prudente. Jamais personne ne recouvra la santé
-avec moins de plaisir que moi; car chaque jour rendait les visites
-d'Edmée plus courtes, et, quand je pus sortir de ma chambre, je n'eus
-plus que quelques heures par jour à passer près d'elle, comme avant ma
-maladie. Elle avait eu l'art merveilleux de me témoigner la plus tendre
-affection sans jamais se laisser amener à une explication nouvelle sur
-nos mystérieuses fiançailles. Si je n'avais pas encore la grandeur
-d'âme de renoncer à mes droits, du moins j'avais acquis assez
-d'honneur pour ne plus les rappeler, et je me retrouvai précisément
-dans les mêmes termes avec elle qu'au moment où j'étais tombé
-malade. M. de La Marche était à Paris; mais, selon elle, il y avait
-été appelé par les devoirs de sa charge, et il devait revenir à la
-fin de l'hiver où nous entrions. Rien dans les discours du chevalier ou
-de l'abbé ne témoignait qu'il y eût rupture entre les fiancés. On
-parlait rarement du lieutenant général, mais on en parlait
-naturellement et sans répugnance; je retombai dans mes incertitudes et
-n'y trouvai d'autre remède que de ressaisir l'empire de ma volonté.
-«Je la forcerai à me préférer», me disais-je en levant les yeux de
-dessus mon livre et en regardant les grands yeux impénétrables
-d'Edmée attachés avec calme sur les lettres de M. de La Marche, que
-son père recevait de temps en temps, et qu'il lui remettait après les
-avoir lues. Je me replongeai dans l'étude. Je souffris longtemps
-d'atroces douleurs à la tête, mais je les surmontai avec stoïcisme;
-Edmée reprit le cours d'études qu'elle faisait pour moi indirectement
-durant les soirs d'hiver. J'étonnai de nouveau l'abbé par mon aptitude
-et la rapidité de mes triomphes. Les soins qu'il avait eus de moi dans
-ma maladie m'avaient désarmé, et, quoique je ne pusse encore l'aimer
-cordialement, sachant bien qu'il ne me servait pas auprès de ma
-cousine, je lui témoignai beaucoup plus de confiance et d'égards que
-par le passé. Ses longs entretiens me furent aussi utiles que mes
-lectures: on m'associa aux promenades du parc et aux visites
-philosophiques à la cabane couverte de neige de Patience. Ce fut un
-moyen de voir Edmée plus souvent et plus longtemps. Ma conduite fut
-telle que toute sa méfiance se dissipa et qu'elle ne craignit plus de
-se trouver seule avec moi. Mais je n'eus guère l'occasion de prouver
-là mon héroïsme; car l'abbé, dont rien ne pouvait endormir la
-prudence, était toujours sur nos talons. Je ne souffrais plus de cette
-surveillance; au contraire, elle me satisfaisait; car, malgré toutes
-mes résolutions, l'orage bouleversait mes sens dans le mystère, et,
-une fois ou deux, m'étant trouvé en tête-à-tête avec Edmée, je la
-quittai brusquement et la laissai seule pour lui cacher mon trouble.</p>
-
-<p>Notre vie était donc tranquille et douce en apparence, et pendant
-quelque temps elle le fut en effet; mais bientôt je la troublai plus
-que jamais par un vice que l'éducation développa en moi, et qui
-jusque-là était resté enfoui sous des vices plus choquants, mais
-moins funestes; ce vice, qui fit le désespoir de mes nouvelles années,
-fut la vanité.</p>
-
-<p>Malgré leur système, l'abbé et ma cousine commirent la faute de me
-savoir trop de gré de mes progrès. Ils s'étaient si peu attendus à
-ma persévérance, qu'ils en firent tout l'honneur à mes hautes
-facultés. Peut-être aussi y eut-il de leur part un peu de triomphe
-personnel à voir avec exagération le succès de leurs idées
-philosophiques appliquées à mon développement. Ce qu'il y a de
-certain, c'est que je me laissai facilement persuader que j'avais une
-haute, intelligence et que j'étais un homme très au-dessus du commun.
-Bientôt mes chers instituteurs recueillirent le triste fruit de leur
-imprudence, et déjà il était trop tard pour arrêter l'essor de cet
-amour démesuré de moi-même.</p>
-
-<p>Peut-être aussi cette passion funeste, comprimée par les mauvais
-traitements que j'avais subis dans mon enfance, ne fit-elle que se
-réveiller. Il est à croire que nous portons en nous, dès nos premiers
-ans, le germe des vertus et des vices que l'action de la vie extérieure
-féconde avec le temps. Quant à moi, je n'avais pas encore trouvé
-d'aliment à ma vanité; car de quoi aurais-je pu me pavaner dans les
-premiers jours que je passai auprès d'Edmée? Mais, dès que cet
-aliment fut trouvé, la vanité souffrante se leva dans son triomphe et
-m'inspira autant de présomption qu'elle m'avait suggéré de mauvaise
-honte et de farouche retenue. J'étais, en outre, aussi charmé de
-pouvoir enfin communiquer facilement ma pensée que le jeune faucon qui
-sort du nid et essaye ses ailes nouvellement poussées. Je devins donc
-aussi bavard que j'avais été silencieux. On se plut trop à mon babil.
-Je n'eus pas le bon sens de voir qu'on l'écoutait comme celui d'un
-enfant gâté; je me crus un homme, et, qui plus est, un homme
-remarquable. Je devins outrecuidant et souverainement ridicule.</p>
-
-<p>Mon oncle le chevalier, qui ne s'était point mêlé de mon éducation
-et qui avait seulement souri avec une bonté paternelle à mes premiers
-pas dans la carrière, fut le premier aussi qui s'aperçut de la fausse
-voie où je m'engageais. Il trouva déplacé que j'élevasse le ton
-aussi haut que lui, et en fit la remarque à sa fille. Elle m'avertit
-avec douceur et me dit, pour me faire supporter ses remontrances, que
-j'avais raison dans la discussion, mais que son père n'était pas
-d'âge à être converti aux idées nouvelles, et que je devais à sa
-dignité patriarcale le sacrifice de mes assertions enthousiastes. Je
-promis de ne plus recommencer, mais je ne tins pas parole.</p>
-
-<p>Le fait est que le chevalier était imbu de beaucoup de préjugés. Il
-avait reçu une très bonne éducation pour son temps et pour un noble
-campagnard; mais le siècle avait marché plus vite que lui. Edmée,
-ardente et romanesque; l'abbé, sentimental et systématique, avaient
-marché plus vite encore que le siècle; et si l'immense désaccord qui
-se trouvait entre eux et le patriarche ne se faisait guère sentir,
-c'était grâce au respect qu'il inspirait ajuste titre et à la
-tendresse qu'il avait pour sa fille. Je me jetai à plein collier, comme
-vous pouvez croire, dans les idées d'Edmée; mais je n'eus pas, comme
-elle, la délicatesse de me taire à point. La violence de mon
-caractère trouvant une issue dans la politique et dans la philosophie,
-je goûtais un plaisir indicible à ces orageuses disputes qui
-préludaient alors en France, dans toutes les réunions et jusque dans
-le sein des familles, aux tempêtes révolutionnaires. Je pense qu'il
-n'était pas une maison, palais ou cabane, qui ne nourrît alors son
-orateur, âpre, bouillant, absolu, et prêt à descendre dans la lice
-parlementaire. J'étais donc l'orateur du château de Sainte-Sévère,
-et mon bon oncle, habitué à une apparence d'autorité qui l'empêchait
-de voir la révolte réelle des esprits, ne put souffrir une
-contradiction aussi ingénue que la mienne. Il était fier et bouillant,
-et, de plus, il avait une difficulté à s'exprimer qui augmentait son
-impatience naturelle, et qui lui donnait de l'humeur contre les autres,
-à force de lui en donner contre lui-même. Il frappait du pied sur les
-bûches enflammées de son foyer. Il mettait en pièces ses verres de
-lunettes, il répandait son tabac à grands flots sur le parquet et
-faisait retentir des éclats de sa voix sonore les hauts plafonds de son
-manoir. Tout cela me divertissait cruellement; car, d'un mot tout
-fraîchement épelé dans mes livres, je renversais le fragile
-échafaudage des idées de toute sa vie. C'était une grande sottise et
-un fort sot orgueil de ma part; mais ce besoin de lutte, ce plaisir de
-déployer intellectuellement l'énergie qui manquait à ma vie physique,
-m'emportaient sans cesse. En vain Edmée toussait pour m'avertir de me
-taire et s'efforçait, pour sauver l'amour-propre de son père, de
-trouver, contre sa propre conscience, quelque raison en sa faveur; la
-tiédeur de son assistance et l'espèce de concession qu'elle semblait
-me commander irritaient de plus en plus mon adversaire.</p>
-
-<p>&mdash;Laissez-le donc dire, s'écriait-il; Edmée, ne vous mêlez pas de
-cela; je veux le battre sur tous les points. Si vous nous interrompez
-toujours, je ne pourrai jamais lui prouver son absurdité.</p>
-
-<p>Et alors la bourrasque soufflait en <i>crescendo</i> de part et d'autre,
-jusqu'à ce que le chevalier, profondément blessé, sortît de
-l'appartement et allât passer sa mauvaise humeur sur son piqueur ou sur
-ses chiens de chasse.</p>
-
-<p>Ce qui contribuait à ramener ces querelles déplacées et à nourrir
-mon obstination ridicule, c'était la bonté extrême elle rapide retour
-de mon oncle. Au bout d'une heure, il ne se souvenait plus de mes torts
-ni de sa contrariété; il me parlait comme de coutume et s'enquérait
-de tous mes désirs et de tous mes besoins avec cette inquiétude
-paternelle qui le tenait toujours en haleine de générosité. Cet homme
-incomparable n'eût pas dormi tranquille, s'il n'eût, avant de se
-coucher, embrassé tous les siens, et s'il n'eût réparé, par une
-parole ou un regard bienveillant, les vivacités dont le dernier de ses
-valets avait eu à souffrir dans la journée. Cette bonté eût dû me
-désarmer et me fermer la bouche à jamais; j'en faisais le serment
-chaque soir; mais chaque matin, je retournais, comme dit l'Écriture, à
-<i>mon vomissement.</i></p>
-
-<p>Edmée souffrait chaque jour davantage du caractère qui se développait
-en moi, et elle chercha le moyen de m'en corriger. S'il n'y eut jamais
-de fiancée plus forte et plus réservée, jamais il n'y eut de mère
-plus tendre qu'elle. Après beaucoup de conférences avec l'abbé, elle
-résolut de décider son père à rompre un peu l'habitude de notre vie
-et à transporter notre établissement à Paris pendant les dernières
-semaines du carnaval. Le séjour de la campagne, le grand isolement où
-la position de Sainte-Sévère et le mauvais état des chemins nous
-laissaient depuis l'hiver, l'uniformité des habitudes, tout contribuait
-à entretenir notre fastidieux ergotage; mon caractère s'y corrompait
-de plus en plus; mon oncle y prenait encore plus de plaisir que moi,
-mais sa santé en souffrait, et ces puériles émotions journalières
-hâtaient sa caducité. L'ennui avait gagné l'abbé; Edmée était
-triste, soit par suite de notre genre de vie, soit par suite de causes
-cachées. Elle désira partir, et nous partîmes; car son père, inquiet
-de sa mélancolie, n'avait d'autre volonté que la sienne. Je
-tressaillais de joie à l'idée de connaître Paris; et tandis qu'Edmée
-se flattait de voir le commerce du monde adoucir les aspérités de mon
-pédantisme, je me rêvais une attitude de conquérant dans ce monde
-décrit avec tant de dénigrement par nos philosophes. Nous nous mîmes
-en route par une belle matinée de mars, le chevalier avec sa fille et
-M<sup>lle</sup> Leblanc dans une chaise de poste; moi dans une autre avec l'abbé,
-qui dissimulait mal sa joie de voir la capitale pour la première fois
-de sa vie, et mon valet de chambre Saint-Jean, qui faisait de profonds
-saluts à tous les passants pour ne pas perdre ses habitudes de
-politesse.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="XII">XII</a></h4>
-
-
-<p>Le vieux Bernard, fatigué d'avoir tant parlé, nous avait remis au
-lendemain. Sommé par nous, à l'heure dite, de tenir sa parole, il
-reprit son récit en ces termes:</p>
-
-<p>Cette époque marqua dans ma vie une nouvelle phase. À Sainte-Sévère,
-j'avais été absorbé par mon amour et mes études. J'avais concentré
-sur ces deux points toute mon énergie. À peine arrivé à Paris, un
-épais rideau se leva devant mes yeux, et, pendant plusieurs jours, à
-force de ne rien comprendre, je ne me sentis étonné de rien.
-J'attribuais à tous les acteurs qui paraissaient sur la scène une
-supériorité très exagérée; mais je ne m'exagérais pas moins la
-facilité que j'aurais bientôt à égaler cette puissance idéale. Mon
-naturel entreprenant et présomptueux voyait partout un défi et nulle
-part un obstacle.</p>
-
-<p>Logé à un étage séparé dans la maison qu'occupaient mon oncle et ma
-cousine, je passai désormais la plus grande partie de mon temps auprès
-de l'abbé. Je ne fus point étourdi des avantages matériels de ma
-position; mais, en voyant beaucoup de positions équivoques ou
-pénibles, je commençai à sentir le bien-être de la mienne. Je
-compris l'excellent caractère de mon gouverneur, et le respect de mon
-laquais ne me sembla plus incommode. Avec la liberté dont je jouissais,
-l'argent qui m'était fourni à discrétion et la vigueur athlétique de
-ma jeunesse, il est étonnant que je ne sois pas tombé dans quelque
-désordre, ne fût-ce que dans celui du jeu, qui n'allait pas mal à mes
-instincts de <i>combativité.</i> Ce fut mon ignorance de toute chose qui me
-préserva; elle me donnait une méfiance excessive, et l'abbé, qui
-était très pénétrant et qui se sentait responsable de mes actions,
-sut habilement exploiter ma sauvagerie dédaigneuse. Il l'augmenta à
-l'égard des choses qui m'eussent été nuisibles, et la dissipa dans le
-cas contraire. Puis il sut accumuler autour de moi les distractions
-honnêtes, qui ne remplacent pas les joies de l'amour, mais qui
-diminuent l'âcreté de ses blessures. Quant aux tentations de la
-débauche, je ne les connus point. J'avais trop d'orgueil pour désirer
-une femme qui ne m'eût pas semblé, comme Edmée, la première de
-toutes.</p>
-
-<p>L'heure du dîner nous réunissait, et, le soir, nous allions dans le
-monde. En peu de jours, j'en appris plus, à examiner d'un coin de
-l'appartement ce qui se faisait là, que je ne l'aurais fait en un an de
-conjectures et de recherches. Je crois que je n'aurais jamais rien
-compris à la société, vue d'une certaine distance. Rien
-n'établissait des rapports bien nets entre mon cerveau et ce qui
-occupait le cerveau des autres hommes. Dès que je me trouvai au milieu
-de ce chaos, le chaos fut forcé de se débrouiller devant moi et de me
-laisser connaître une grande partie de ses éléments. Cette route qui
-me menait à la vie ne fut pas sans charmes, je m'en souviens, à son
-point de départ. Je n'avais rien à demander, à désirer ou à
-débattre dans les intérêts sociaux. La fortune m'avait pris par la
-main. Un beau matin, elle m'avait tiré d'un abîme pour m'asseoir sur
-l'édredon et pour me faire enfant de famille. Les agitations des autres
-étaient un amusement pour mes yeux. Mon cœur n'était intéressé à
-l'avenir que par un point mystérieux, l'amour que j'éprouvais pour
-Edmée.</p>
-
-<p>La maladie, loin de diminuer ma force physique, l'avait retrempée. Je
-n'étais plus cet animal lourd et dormeur que la digestion fatiguait,
-que la fatigue abrutissait. Je sentais la vibration de toutes mes fibres
-élever dans mon âme des accords inconnus, et je m'étonnais de
-découvrir en moi des facultés dont pendant si longtemps je n'avais pas
-soupçonné l'usage. Mes bons parents s'en réjouissaient sans en
-paraître surpris. Ils avaient si complaisamment auguré de moi dès le
-principe, qu'ils semblaient n'avoir pas fait d'autre métier toute leur
-vie que de civiliser des barbares.</p>
-
-<p>Le système nerveux qui venait de se développer en moi, et qui me fit
-payer pendant tout le reste de ma vie, par de vives et fréquentes
-souffrances, les jouissances et les avantages qu'il me procura, m'avait
-rendu surtout impressionnable; et cette aptitude à ressentir l'effet
-des choses extérieures était aidée d'une puissance d'organes qu'on ne
-trouve que chez les animaux ou chez les sauvages. Je m'étonnais de
-l'étiolement des facultés chez les autres. Ces hommes en lunettes, ces
-femmes dont l'odorat était émoussé par le tabac, ces vieillards
-précoces, sourds et goutteux avant l'âge, me faisaient peine. Le monde
-me représentait un hôpital, et, quand je me trouvais avec mon
-organisation robuste au milieu de ces infirmes, il me semblait que, d'un
-souffle, je les aurais lancés dans les airs comme des graines de
-chardon.</p>
-
-<p>Cela me donna le tort et le malheur de m'abandonner à un genre
-d'orgueil assez sot, qui est de se prévaloir des dons de la nature.
-Cela me porta à négliger longtemps leur perfectionnement véritable,
-comme un progrès de luxe. La préoccupation où je fus bientôt de la
-nullité d'autrui m'empêcha moi-même de m'élever au-dessus de ceux
-que je croyais désormais m'être inférieurs. Je ne voyais pas que la
-société est faite d'éléments de peu de valeur, mais que leur
-arrangement est si savant et si solide, qu'avant d'y mettre la moindre
-pièce, il faut être reçu praticien. Je ne savais pas qu'il n'y a pas
-de milieu dans cette société entre le rôle de grand artiste et celui
-de bon ouvrier. Or je n'étais ni l'un ni l'autre, et, s'il faut dire
-vrai, toutes mes idées n'ont jamais abouti à m'affranchir de la
-routine, toute ma force ne m'a servi qu'à réussir à grand'peine à
-faire comme les autres.</p>
-
-<p>Ainsi, en peu de semaines, je passai d'un excès d'admiration à un
-excès de dédain pour la société. Dès que j'eus saisi le sens de ses
-ressorts, ils me parurent si misérablement poussés par une
-génération débile, que l'attente de mes maîtres fut déçue sans
-qu'ils s'en doutassent. Au lieu de me sentir dominé et de chercher à
-m'effacer dans la foule, je m'imaginai que je pourrais la dominer quand
-je voudrais, et je m'entretins secrètement dans des rêves dont le
-souvenir me fait rougir. Si je ne me rendis pas souverainement ridicule,
-c'est grâce à l'excès même de cette vanité, qui eût craint de se
-commettre en se manifestant.</p>
-
-<p>Paris offrait alors un spectacle que je n'essayerai pas de vous
-retracer, parce que vous l'avez sans doute étudié maintes fois avec
-avidité dans les excellents tableaux qu'en ont tracés des témoins
-oculaires, sous forme d'histoire générale ou de mémoires
-particuliers. D'ailleurs, une telle peinture sortirait des bornes de mon
-récit, et j'ai promis seulement de vous raconter le fait capital de mon
-histoire morale et philosophique. Pour que vous vous fassiez une idée
-du travail de mon esprit à cette époque, il suffira de vous dire que
-la guerre de l'indépendance éclatait en Amérique, que Voltaire
-recevait son apothéose à Paris, et que Franklin, prophète d'une
-religion politique nouvelle, apportait au sein même de la cour de
-France la semence de la liberté. La Fayette préparait secrètement sa
-romanesque expédition, et la plupart des jeunes patriciens étaient
-entraînés par la mode, par la nouveauté et par le plaisir inhérent
-à toute opposition qui n'est pas dangereuse.</p>
-
-<p>L'opposition revêtait des formes plus graves et faisait un travail plus
-sérieux chez les vieux nobles et parmi les membres des parlements;
-l'esprit de la ligue se retrouvait dans les rangs de ces antiques
-patriciens et de ces fiers magistrats, qui d'une épaule soutenaient
-encore pour la forme la monarchie chancelante, et de l'autre prêtaient
-un large appui aux envahissements de la philosophie. Les privilégiés
-de la société donnaient ardemment les mains à la ruine prochaine de
-leurs privilèges, par mécontentement de ce que les rois les avaient
-restreints. Ils élevaient leurs fils dans des principes
-constitutionnels, s'imaginaient qu'ils allaient fonder une monarchie
-nouvelle où le peuple les aiderait à se replacer plus haut que le
-trône, et c'est pour cela que les plus grandes admirations pour
-Voltaire et les plus ardentes sympathies pour Franklin furent exprimées
-dans les salons les plus illustres de Paris.</p>
-
-<p>Une marche si insolite, et, il faut le dire, si peu naturelle, de
-l'esprit humain avait donné une impulsion toute nouvelle, une sorte de
-vivacité querelleuse aux relations froides et guindées des vestiges de
-la cour de Louis XIV. Elle avait aussi mêlé des formes sérieuses et
-donné une apparence de fond aux frivoles manières de la Régence. La
-vie pure, mais effacée, de Louis XVI ne comptait pas et n'imposait rien
-à personne; jamais on ne vit tant de grave babil, tant de maximes
-creuses, tant de sagesse d'apparat, tant d'inconséquences entre les
-paroles et la conduite, qu'il s'en débita à cette époque parmi les
-castes soi-disant éclairées.</p>
-
-<p>Il était nécessaire de vous rappeler ceci pour vous faire comprendre
-l'admiration que j'eus d'abord pour un monde en apparence si
-désintéressé, si courageux, si ardent à la poursuite de la vérité;
-le dégoût que je ressentis bientôt pour tant d'affectation et de
-légèreté, pour un tel abus des mots les plus sacrés et des
-convictions les plus saintes. J'étais de bonne foi pour ma part et
-j'appuyais ma ferveur philosophique, ce sentiment de la liberté
-nouvellement révélé qu'on appelait alors <i>le culte de la raison</i>, sur
-les bases d'une inflexible logique. J'étais jeune et bien constitué,
-condition première peut-être de la santé du cerveau; mes études
-n'étaient pas étendues, mais elles étaient solides; on m'avait servi
-des aliments sains et une digestion facile. Le peu que je savais me
-servait donc à voir que les autres ne savaient rien ou qu'ils mentaient
-à eux-mêmes.</p>
-
-<p>Il ne vint pas beaucoup de monde dans les commencements chez le
-chevalier. Ami d'enfance de M. Turgot et de plusieurs hommes
-distingués, il ne s'était point mêlé à la jeunesse dorée de son
-temps, il avait vécu sagement à la campagne après s'être loyalement
-conduit à la guerre. Sa société se composait donc de quelques graves
-hommes de robe, de plusieurs vieux militaires et de quelques seigneurs
-de sa province, vieux et jeunes, à qui une fortune honnête permettait,
-comme à lui, de venir passer à Paris un hiver sur deux; mais il avait
-conservé de lointaines relations avec un monde plus brillant, où la
-beauté et les excellentes manières d'Edmée furent remarquées dès
-qu'elle y parut. Fille unique, convenablement riche, elle fut
-recherchée par les importantes maîtresses de maison, espèce
-d'entremetteuses de haut lieu qui ont toujours quelques jeunes
-protégés endettés à établir aux dépens d'une famille de province.
-Puis, quand on sut qu'elle était fiancée à M. de La Marche, rejeton
-à peu près ruiné d'une très illustre famille, on lui fit encore plus
-d'accueil, et peu à peu le petit salon qu'elle avait choisi pour les
-vieux amis de son père devint trop étroit pour les beaux esprits de
-qualité et de profession et les grandes dames à idées philosophiques,
-qui voulurent connaître la <i>jeune quakeresse</i> ou <i>la rose du Berry</i> (ce
-furent les noms qu'une femme à la mode lui donna).</p>
-
-<p>Ce rapide succès d'Edmée, dans un monde auquel jusque-là elle avait
-été inconnue, ne l'étourdit nullement; et l'empire qu'elle possédait
-sur elle-même était si grand, que jamais, malgré toute l'inquiétude
-avec laquelle j'épiais ses moindres mouvements, je ne pus savoir si
-elle était flattée de produire tant d'effet. Ce que je pus remarquer,
-ce fut l'admirable bon sens qui présidait à toutes ses démarches et
-à toutes ses paroles. Son attitude à la fois naïve et réservée, un
-certain mélange d'abandon et de fierté modeste, la faisaient briller
-parmi les femmes les plus admirées et les plus habituées à capter
-l'attention; et c'est ici le lieu de dire que je fus extrêmement
-choqué tout d'abord du ton et de la tenue de ces femmes si vantées;
-elles me semblaient ridicules dans leurs grâces étudiées, et leur
-grande habitude du monde me faisait l'effet d'une insupportable
-effronterie. Moi, si hardi intérieurement et naguère si grossier dans
-mes manières, je me sentais mal à l'aise et décontenancé auprès
-d'elles; et il me fallait tous les reproches et toutes les remontrances
-d'Edmée pour ne pas me livrer à un profond mépris pour cette
-courtisanerie des regards, de la toilette et des agaceries, qui
-s'appelait dans le monde la coquetterie <i>permise</i>, le <i>désir charmant</i>
-de plaire, l'amabilité, la grâce. L'abbé était de mon avis. Quand le
-salon était vide, nous restions quelques instants en famille au coin du
-feu avant de nous séparer. C'est le moment où l'on sent le besoin de
-résumer ses impressions éparses et de les communiquer à des êtres
-sympathiques. L'abbé rompait donc les mêmes lances que moi contre mon
-oncle et ma cousine. Le chevalier, galant admirateur du beau sexe, qu'il
-n'avait jamais beaucoup pratiqué, prenait, en vrai chevalier français,
-la défense de toutes les beautés que nous attaquions impitoyablement.
-Il accusait, en riant, l'abbé de raisonner à l'égard des femmes comme
-le renard de la fable à l'égard des raisins. Moi, je renchérissais
-sur les critiques de l'abbé; c'était une manière de dire avec chaleur
-à Edmée combien je la préférais à toutes les autres; mais elle en
-paraissait plus scandalisée que flattée et me reprochait sérieusement
-cette disposition à la malveillance, qui prenait sa source,
-disait-elle, dans un immense orgueil.</p>
-
-<p>Il est vrai qu'après avoir généreusement embrassé la défense des
-personnes mises en cause, elle se rangeait à notre opinion dès que,
-Rousseau en main, nous lui disions que les femmes du monde avaient à
-Paris un air <i>cavalier</i> et une manière de regarder un homme en face qui
-n'est pas tolérable aux yeux d'un sage. Edmée ne savait rien objecter
-quand Rousseau avait prononcé; elle aimait à reconnaître avec lui que
-le plus grand charme d'une femme est dans l'attention intelligente et
-modeste qu'elle donne aux discours graves; et je lui citais toujours la
-comparaison de la femme supérieure avec un bel enfant aux grands yeux
-pleins de sentiment, de douceur et de finesse, aux questions timides,
-aux objections pleines de sens, afin qu'elle se reconnut dans ce
-portrait, qui semblait avoir été tracé d'après elle. Je
-renchérissais sur le texte, et, continuant le portrait:</p>
-
-<p>&mdash;Une femme vraiment supérieure, lui disais-je en la regardant avec
-ardeur, est celle qui en sait assez pour ne jamais faire une question
-ridicule ou déplacée, et pour ne jamais tenir tête à des gens de
-mérite; cette femme sait se taire, surtout avec les sots qu'elle
-pourrait railler et les ignorants qu'elle pourrait humilier; elle est
-indulgente aux absurdités parce qu'elle ne tient pas à montrer son
-savoir, et elle est attentive aux bonnes choses parce qu'elle désire
-s'instruire. Son grand désir, c'est de comprendre et non d'enseigner;
-son grand art (puisqu'il est reconnu qu'il faut de l'art dans l'échange
-des paroles) n'est pas de mettre en présence deux fiers antagonistes,
-pressés d'étaler leur science et d'amuser la compagnie en soutenant
-chacun une thèse dont personne ne désire trouver la solution, mais
-d'éclaircir toute discussion inutile en y faisant intervenir tous ceux
-qui peuvent à point y jeter du jour. C'est un talent que je ne vois
-point chez ces maîtresses de maison si prônées. Chez elles, je vois
-toujours deux avocats en vogue et un auditoire ébahi, où personne
-n'est juge; elles ont l'art de rendre le génie ridicule, le vulgaire
-muet et inerte; et l'on sort de là en disant: «C'est bien parlé», et
-rien de plus.</p>
-
-<p>Je pense bien que j'avais raison; mais je me souviens aussi que ma
-grande colère contre les femmes venait de ce qu'elles ne faisaient
-aucune attention aux gens qui se croyaient du mérite et qui n'avaient
-pas de célébrité; et ces gens-là, c'était moi, comme vous pouvez
-bien l'imaginer. D'un autre côté, et maintenant que j'y songe sans
-prévention et sans vanité blessée, je suis certain que ces femmes
-avaient un système d'adulation pour les favoris du public, qui
-ressemblait beaucoup plus à une puérile vanité qu'à une sincère
-admiration ou à une franche sympathie. Elles étaient comme une sorte
-d'éditeur de la conversation, écoutant de toutes leurs oreilles, et
-faisant impérieusement signe à l'auditoire d'écouter religieusement
-toute niaiserie sortant d'une bouche illustre, tandis qu'elles
-étouffaient un bâillement et faisaient claquer les branches de leur
-éventail à toute parole, si excellente qu'elle fût, dès qu'elle
-n'était pas signée d'un nom en vogue. J'ignore les airs des femmes
-beaux esprits du XIX<sup>e</sup> siècle; j'ignore même si cette race subsiste
-encore: il y a trente ans que je n'ai été dans le monde; mais, quant
-au passé, vous pouvez croire ce que je vous en dis. Il y en avait cinq
-ou six qui m'étaient réellement odieuses. L'une avait de l'esprit et
-dépensait à tort et à travers ses bons mots, qui étaient aussitôt
-colportés dans tous les salons, et qu'il me fallait entendre répéter
-vingt fois dans un jour; une autre avait lu Montesquieu et faisait la
-leçon aux plus vieux magistrats; une troisième jouait de la harpe
-pitoyablement, mais il était convenu que ses bras étaient les plus
-beaux de France; et il fallait supporter l'aigre grincement de ses
-ongles sur les cordes, afin qu'elle pût ôter ses gants d'un air timide
-et enfantin. Que sais-je des autres? Elles rivalisaient d'affectation et
-de niaises hypocrisies dont tous les hommes consentaient puérilement à
-paraître dupes. Une seule était vraiment belle, ne disait rien et
-plaisait par la nonchalance de ses attitudes. Celle-là eût trouvé
-grâce devant moi parce qu'elle était ignorante, mais elle en faisait
-gloire, afin de contraster avec les autres par une piquante ingénuité.
-Un jour, je découvris qu'elle avait de l'esprit, et je la pris en
-aversion.</p>
-
-<p>Edmée restait seule dans toute sa fraîcheur de sincérité, dans tout
-l'éclat de sa grâce naturelle. Assise sur un sofa auprès de M. de
-Malesherbes, elle était la même personne que j'avais contemplée tant
-de fois au soleil couchant, sur le banc de pierre au seuil de la
-chaumière de Patience.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="XIII">XIII</a></h4>
-
-
-<p>Vous pensez bien que les hommages dont ma cousine était entourée
-rallumèrent dans mon sein la jalousie assoupie. Depuis qu'obéissant à
-son ordre, je m'étais livré à l'étude, je ne saurais trop vous dire
-si j'osais compter sur la promesse qu'elle m'avait faite d'être ma
-femme lorsque je serais en état de comprendre ses idées et ses
-sentiments. Il me semblait bien que ce temps était venu, car il est
-certain que je comprenais Edmée, mieux peut-être qu'aucun des hommes
-qui lui faisaient la cour en prose et en vers. J'étais bien résolu à
-ne me plus prévaloir du serment arraché à la Roche-Mauprat; mais la
-dernière promesse faite librement à la fenêtre de la chapelle, et la
-conclusion que je pouvais tirer de l'entretien avec l'abbé, surpris par
-moi dans le parc de Sainte-Sévère; mais l'insistance qu'elle avait
-mise à m'empêcher de m'éloigner d'elle et à diriger mon éducation;
-mais les soins maternels qu'elle m'avait prodigués durant ma maladie,
-tout cela ne me donnait-il pas, sinon des droits, du moins des motifs
-d'espérance? Il est vrai que son amitié était glaciale dès que ma
-passion se trahissait dans mes paroles ou dans mes regards; il est vrai
-que, depuis le premier jour, je n'avais pas fait un pas de plus dans son
-intimité; il est vrai aussi que M. de La Marche venait souvent dans la
-maison et qu'elle lui témoignait toujours la même amitié qu'à moi,
-avec moins de familiarité et plus d'égards, nuance que la différence
-de nos caractères et de nos âges amenait naturellement, et qui ne
-prouvait aucune préférence pour l'un ou pour l'autre. Je pouvais donc
-attribuer sa promesse à un arrêt de sa conscience; l'intérêt qu'elle
-prenait à m'instruire, au culte qu'elle rendait à la dignité humaine
-réhabilitée par la philosophie; son affection calme et continue pour
-M. de La Marche, à un regret profond, dominé par la force et la
-sagesse de son esprit. Ces perplexités étaient poignantes. L'espoir de
-forcer son amour par ma soumission et mon dévouement m'avait longtemps
-soutenu, mais cet espoir commençait à s'affaiblir, car, de l'aveu de
-tous, j'avais fait des progrès extraordinaires, des efforts prodigieux,
-et il s'en fallait de beaucoup que l'estime d'Edmée pour moi eût
-grandi dans la même proportion. Elle n'avait pas paru étonnée de ce
-qu'elle appelait <i>ma haute intelligence</i>: elle y avait toujours cru;
-elle l'avait louée plus que de raison. Mais elle ne s'aveuglait pas sur
-les défauts de mon caractère, sur les vices de mon âme; elle me les
-reprochait avec une douceur impitoyable, avec une patience faite pour me
-désespérer, car elle semblait avoir pris le parti de ne m'aimer jamais
-ni plus ni moins, quoi qu'il arrivât désormais.</p>
-
-<p>Cependant tous lui faisaient la cour, et nul n'était agréé. On avait
-bien dit dans le monde qu'elle était promise à M. de La Marche, mais
-on ne comprenait pas plus que moi le retard indéfini apporté à cette
-union. On en vint à dire qu'elle cherchait des prétextes pour se
-débarrasser de lui, et on ne trouva pas à motiver cette répugnance
-autrement qu'en lui supposant une grande passion pour moi. Mon histoire
-singulière avait fait du bruit: les femmes m'examinaient avec
-curiosité, les hommes me témoignaient de l'intérêt et une sorte de
-considération que j'affectais de mépriser, mais à laquelle j'étais
-assez sensible; et, comme rien n'a crédit dans le monde sans être
-embelli de quelque fiction, on exagérait étrangement mon esprit, mon
-aptitude et mon savoir; mais, dès qu'on avait vu, en présence
-d'Edmée, M. de La Marche et moi, toutes les inductions étaient
-réduites à néant par le sang-froid et l'aisance de nos manières.
-Edmée était avec nous en public ce qu'elle était en particulier; M.
-de La Marche, un mannequin sans âme et parfaitement dressé aux airs
-convenables; moi, dévoré de passions diverses, mais impénétrable à
-force d'orgueil, et aussi, je dois l'avouer, de prétentions à la
-sublimité du <i>maintien américain.</i> Il faut vous dire que j'avais eu le
-bonheur d'être présenté à Franklin comme un sincère adepte de la
-liberté. Sir Arthur Lee m'avait honoré d'une sorte de bienveillance et
-d'excellents conseils: j'avais donc la tête tournée tout comme ceux
-que je raillais si durement, et au point même que cette petite gloriole
-apportait à mes tourments un allègement bien nécessaire. Ne
-hausserez-vous pas les épaules, si je vous avoue que je prenais le plus
-grand plaisir du monde à ne point poudrer mes cheveux, à porter de
-gros souliers, à me présenter partout en habit plus que simple,
-rigidement propre et de couleur sombre, en un mot, à singer, autant
-qu'il était permis de le faire alors sans être confondu avec un
-<i>véritable roturier</i>, la mise et les allures du <i>bonhomme Richard!</i>
-J'avais dix-neuf ans et je vivais dans un temps où chacun affectait un
-rôle; c'est là toute mon excuse.</p>
-
-<p>Je pourrais alléguer aussi que mon trop indulgent et trop naïf
-gouverneur m'approuvait ouvertement; que mon oncle Hubert, tout en se
-moquant de moi de temps en temps, me laissait faire, et qu'Edmée ne me
-disait absolument rien de ce ridicule et semblait ne pas s'en
-apercevoir.</p>
-
-<p>Le printemps était revenu cependant, nous allions retourner à la
-campagne; les salons se dépeuplaient, et j'étais toujours dans la
-même incertitude. Je remarquai un jour que M. de La Marche montrait,
-malgré lui, le désir de se trouver seul avec Edmée. Je pris d'abord
-plaisir à le faire souffrir en restant immobile sur ma chaise; mais je
-crus voir au front d'Edmée ce léger pli que je connaissais si bien,
-et, après un dialogue muet avec moi-même, je sortis, décidé à voir
-les suites de ce tête-à-tête et à connaître mon sort, quel qu'il
-fût.</p>
-
-<p>Je revins au salon au bout d'une heure; mon oncle était rentré; M. de
-La Marche restait à dîner; Edmée était rêveuse, mais non triste;
-l'abbé lui adressait avec les yeux des questions qu'elle n'entendait
-pas ou ne voulait pas entendre.</p>
-
-<p>M. de La Marche accompagna mon oncle à la Comédie-Française. Edmée
-dit qu'elle avait à écrire et demanda la permission de rester. Je
-suivis le comte et le chevalier; mais, après le premier acte, je
-m'esquivai et je rentrai à l'hôtel. Edmée avait fait défendre sa
-porte, mais je ne pris pas cette défense pour moi; les domestiques
-trouvaient tout simple que j'agisse en enfant de la maison. J'entrai au
-salon, tremblant qu'Edmée ne fût dans sa chambre; là, je n'aurais pu
-la poursuivre. Elle était près de la cheminée et s'amusait à
-effeuiller les asters bleus et blancs que j'avais cueillis dans une
-promenade au tombeau de Jean-Jacques Rousseau. Ces fleurs me rappelaient
-une nuit d'enthousiasme, un clair de lune, les seules heures de bonheur
-peut-être que je pusse mentionner dans ma vie.</p>
-
-<p>&mdash;Déjà rentré? me dit-elle sans se déranger.</p>
-
-<p>&mdash;Déjà est un mot bien dur, lui répondis-je; voulez-vous que je me
-retire dans ma chambre, Edmée?</p>
-
-<p>&mdash;Non pas, vous ne me gênez nullement; mais vous auriez plus profité
-à la représentation de <i>Mérope</i> qu'en écoutant ma conversation de ce
-soir, car je vous avertis que je suis idiote.</p>
-
-<p>&mdash;Tant mieux, cousine, vous ne m'humilierez pas, et, pour la première
-fois, nous serons sur le pied de l'égalité. Mais voulez-vous me dire
-pourquoi vous méprisez tant mes asters? Je croyais que vous les
-garderiez comme une relique.</p>
-
-<p>&mdash;À cause de Rousseau, dit-elle en souriant avec malice sans lever les
-yeux sur moi.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! c'est bien ainsi que je l'entends, repris-je.</p>
-
-<p>&mdash;Je joue un jeu très intéressant, dit-elle; ne me dérangez pas.</p>
-
-<p>&mdash;Je le connais, lui dis-je; tous les enfants de la Varenne le jouent,
-et toutes nos bergères croient à l'arrêt du sort que ce jeu révèle.
-Voulez-vous que je vous explique vos pensées, lorsque vous arrachiez
-ces pétales quatre à quatre?</p>
-
-<p>&mdash;Voyons, grand nécromant!</p>
-
-<p>&mdash;<i>Un peu</i>, c'est ainsi que <i>quelqu'un</i> vous aime;
-<i>beaucoup</i>, c'est ainsi que vous l'aimez; <i>passionnément</i>, un
-autre vous aime ainsi; <i>pas du tout</i>, voilà comme vous aimez
-celui-là.</p>
-
-<p>&mdash;Et pourrait-on savoir, monsieur le devin, reprit Edmée, dont la
-figure devint plus sérieuse, ce que signifient <i>quelqu'un</i> et <i>un
-autre?</i> Je crois que vous êtes comme les antiques pythonisses: vous ne
-savez pas vous-même le sens de vos oracles.</p>
-
-<p>&mdash;Ne sauriez-vous deviner le mien, Edmée?</p>
-
-<p>&mdash;J'essayerai d'interpréter l'énigme, si vous voulez me promettre de
-faire ensuite ce que fit le sphinx vaincu par Œdipe.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! Edmée, m'écriai-je, il y a longtemps que je me casse la tête
-contre les murs à cause de vous et de vos interprétations! et
-cependant vous n'avez pas deviné juste une seule fois.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! mon Dieu, si! dit-elle en jetant le bouquet sur y la cheminée;
-vous allez voir. J'aime <i>un peu</i> M. de La Marche, et je vous aime
-<i>beaucoup.</i> Il m'aime <i>passionnément</i>, et vous ne m'aimez <i>pas du
-tout.</i> Voilà la vérité.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous pardonne de tout mon cœur cette méchante interprétation à
-cause du mot <i>beaucoup</i>, lui répondis-je.</p>
-
-<p>Et j'essayai de prendre ses mains; elle les retira brusquement, et, en
-vérité, elle eut tort, car, si elle me les eût abandonnées, je me
-fusse borné à les serrer fraternellement; mais cette sorte de
-méfiance réveilla des souvenirs dangereux pour moi. Je crois qu'elle
-avait ce soir-là dans son air et dans ses manières beaucoup de
-coquetterie, et jusque-là je ne lui en avais jamais vu la moindre
-velléité. Je me sentis enhardi sans trop savoir pourquoi, et j'osai
-lui faire des remarques piquantes sur son tête-à-tête avec M. de La
-Marche. Elle ne prit aucun soin pour repousser mes interprétations et
-se mit à rire lorsque je la priai de me remercier de la politesse
-exquise avec laquelle je m'étais retiré en lui voyant froncer le
-sourcil.</p>
-
-<p>Cette légèreté superbe commençait à m'irriter un peu, lorsqu'un
-domestique entra et lui remit une lettre en lui disant qu'on attendait
-la réponse.</p>
-
-<p>&mdash;Approchez la table et taillez-moi une plume, me dit-elle.</p>
-
-<p>Et, d'un air nonchalant, elle décacheta et parcourut la lettre, tandis
-que, sans savoir de quoi il s'agissait, je préparais tout ce qui était
-nécessaire pour écrire.</p>
-
-<p>Depuis longtemps la plume de corbeau était taillée; depuis longtemps
-le papier à vignettes de couleur était sorti du portefeuille ambré,
-et Edmée, n'y faisant aucune attention, ne se disposait point à en
-faire usage. La lettre dépliée était sur ses genoux, ses pieds
-étaient sur les chenets, ses coudes sur les bras de son fauteuil dans
-son attitude favorite de rêverie. Elle était complètement absorbée.
-Je lui parlai doucement; elle ne m'entendit pas. Je crus qu'elle avait
-oublié la lettre et qu'elle s'endormait. Au bout d'un quart d'heure, le
-domestique rentra et demanda, de la part du messager, s'il y avait une
-réponse.</p>
-
-<p>&mdash;Certainement, répondit-elle; qu'il attende.</p>
-
-<p>Elle relut la lettre avec une attention extraordinaire et se mit à
-écrire avec lenteur; puis elle jeta au feu sa réponse, repoussa du
-pied son fauteuil, fit quelques tours dans l'appartement, et tout d'un
-coup s'arrêta devant moi et me regarda d'un air froid et sévère.</p>
-
-<p>&mdash;Edmée, m'écriai-je en me levant avec impétuosité, qu'avez-vous
-donc, et quel rapport avec moi peut avoir cette lettre qui vous
-préoccupe si fortement?</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce que cela vous fait? répondit-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce que cela me fait! m'écriai-je. Et que me fait l'air que je
-respire? que m'importe le sang qui coule dans mes veines? Demandez-moi
-cela, à la bonne heure! mais ne me demandez pas en quoi une de vos
-paroles ou un de vos regards m'intéresse, car vous savez bien que ma
-vie en dépend.</p>
-
-<p>&mdash;Ne dites pas des folies, Bernard, reprit-elle en retournant à son
-fauteuil d'un air distrait: il y a temps pour tout.</p>
-
-<p>&mdash;Edmée! Edmée! ne jouez pas avec le lion endormi, ne rallumez pas le
-feu qui couve sous la cendre.</p>
-
-<p>Elle haussa les épaules et se mit à écrire avec beaucoup d'animation.
-Son teint était coloré, et, de temps en temps, elle passait ses doigts
-dans ses longs cheveux bouclés en <i>repentir</i> sur son épaule. Elle
-était dangereusement belle dans ce désordre; elle avait l'air d'aimer:
-mais qui? celui-là sans doute à qui elle écrivait. La jalousie
-brûlait mes entrailles. Je sortis brusquement et je traversai
-l'antichambre; je regardai l'homme qui avait apporté la lettre; il
-était à la livrée de M. de La Marche. Je n'en doutai pas; mais cette
-certitude augmenta ma fureur. Je rentrai au salon en jetant violemment
-la porte. Edmée ne tourna pas seulement la tête; elle écrivait
-toujours. Je m'assis vis-à-vis d'elle; je la regardai avec des yeux de
-feu. Elle ne daigna pas lever les siens sur moi. Je crus même remarquer
-sur ses lèvres vermeilles un demi-sourire qui me parut insulter à mon
-angoisse. Enfin elle termina sa lettre et la cacheta. Je me levai alors
-et m'approchai d'elle, violemment tenté de la lui arracher des mains.
-J'avais appris à me contenir un peu plus qu'autrefois, mais je sentais
-qu'un seul instant peut, dans les âmes passionnées, renverser le
-travail de bien des jours.</p>
-
-<p>&mdash;Edmée, lui dis-je avec amertume et avec une effroyable grimace qui
-s'efforçait d'être un sourire caustique, voulez-vous que je remette
-cette lettre au laquais de M. de La Marche et que je lui dise en même
-temps à l'oreille à quelle heure son maître peut venir au
-rendez-vous?</p>
-
-<p>&mdash;Mais il me semble, répondit-elle avec une tranquillité qui
-m'exaspéra, que j'ai pu indiquer l'heure dans ma lettre et qu'il n'est
-pas besoin d'en informer les valets.</p>
-
-<p>&mdash;Edmée, vous devriez me ménager un peu plus! m'écriai-je.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne m'en soucie pas le moins du monde, répondit-elle.</p>
-
-<p>Et, me jetant sur la table la lettre reçue, elle sortit pour remettre
-elle-même sa réponse au messager. Je ne sais si elle m'avait dit de
-lire cette lettre. Je sais que le mouvement qui me porta à le faire fut
-irrésistible. Elle était conçue à peu près ainsi:</p>
-
-<p>«Edmée, j'ai enfin découvert le secret fatal qui a mis, selon vous,
-un insurmontable obstacle à notre union. Bernard vous aime; son
-agitation de ce matin l'a trahi. Mais vous ne l'aimez pas, j'en suis
-sûr... cela est impossible! Vous me l'eussiez dit avec franchise.
-L'obstacle est donc ailleurs. Pardonnez-moi! J'ai réussi à savoir que
-vous avez passé deux heures dans la caverne des brigands! Infortunée,
-votre malheur, votre prudence, votre sublime délicatesse, vous
-ennoblissent encore à mes yeux. Et pourquoi ne m'avoir pas dit, dès le
-commencement, de quel malheur vous étiez victime? J'aurais d'un mot
-calmé vos douleurs et les miennes. Je vous aurais aidée à cacher
-votre secret. J'en aurais gémi avec vous, ou plutôt j'en aurais
-effacé l'odieux souvenir par le témoignage d'un attachement à toute
-épreuve. Mais rien n'est désespéré; ce mot, il est toujours temps de
-le dire, et le voici: Edmée, je vous aime plus que jamais; plus que
-jamais je suis décidé à vous offrir mon nom; daignez l'accepter.»</p>
-
-<p>Ce billet était signé Adhémar de La Marche.</p>
-
-<p>À peine en avais-je terminé la lecture, qu'Edmée rentra et s'approcha
-de la cheminée avec inquiétude, comme si elle eût oublié un objet
-précieux. Je lui tendis la lettre que je venais de lire, mais elle la
-prit d'un air distrait, et, se baissant vers le foyer, elle saisit avec
-précipitation et avec une sorte de joie un papier chiffonné que la
-flamme n'avait fait qu'effleurer. C'était la première réponse qu'elle
-avait faite au billet de M. de La Marche, et qu'elle n'avait pas jugé
-à propos d'envoyer.</p>
-
-<p>&mdash;Edmée, lui dis-je en me jetant à ses genoux, laissez-moi voir ce
-papier. Quel qu'il soit, je me soumettrai à l'arrêt dicté par votre
-premier mouvement.</p>
-
-<p>&mdash;En vérité, dit-elle avec une expression indéfinissable, le
-feriez-vous? Si j'aimais M. de La Marche, si je vous faisais un grand
-sacrifice en renonçant à lui, seriez-vous assez généreux pour me
-rendre ma parole?</p>
-
-<p>J'eus un instant d'hésitation; une sueur froide parcourut mon corps. Je
-la regardai fixement; son œil impénétrable ne trahissait pas sa
-pensée. Si j'avais cru qu'elle m'aimât et qu'elle soumît ma vertu à
-une épreuve, j'aurais peut-être joué l'héroïsme; mais je craignis
-un piège; la passion l'emporta. Je ne me sentais pas la force de
-renoncer à elle de bonne grâce, et l'hypocrisie me répugnait. Je me
-levai tremblant de colère.</p>
-
-<p>&mdash;Vous l'aimez, m'écriai-je, avouez que vous l'aimez!</p>
-
-<p>&mdash;Et quand cela serait, répondit-elle en mettant le papier dans sa
-poche, où serait le crime?</p>
-
-<p>&mdash;Le crime serait d'avoir menti jusqu'ici en me disant que vous ne
-l'aimiez pas.</p>
-
-<p>&mdash;<i>Jusqu'ici</i> est beaucoup dire, reprit-elle en me regardant fixement;
-nous n'avons pas eu d'explication à cet égard depuis l'année passée.
-À cette époque, il était possible que je n'aimasse pas beaucoup
-Adhémar, et, à présent, il serait possible que je l'aimasse mieux que
-vous. Si je compare la conduite de l'un et de l'autre aujourd'hui, je
-vois d'un côté un homme sans orgueil et sans délicatesse, qui se
-prévaut d'un engagement que mon cœur n'a peut-être pas ratifié; de
-l'autre, je vois un admirable ami, dont le dévouement sublime brave
-tous les préjugés, et, me croyant souillée d'un affront ineffaçable,
-n'en persiste pas moins à couvrir cette tache de sa protection.</p>
-
-<p>&mdash;Quoi! ce misérable croit que je vous ai fait violence, et il ne me
-provoque pas en duel?</p>
-
-<p>&mdash;Il ne le croit pas, Bernard; il sait que vous m'avez fait évader de
-la Roche-Mauprat, mais il croit que vous m'avez secourue trop tard et
-que j'ai été victime des autres brigands.</p>
-
-<p>&mdash;Et il veut vous épouser, Edmée? Ou c'est un homme sublime, en effet,
-ou il est plus endetté qu'on ne pense.</p>
-
-<p>&mdash;Taisez-vous! dit Edmée avec colère; cette odieuse explication d'une
-conduite généreuse part d'une âme insensible et d'un esprit pervers.
-Taisez-vous, si vous ne voulez pas que je vous haïsse.</p>
-
-<p>&mdash;Dites que vous me haïssez, Edmée, dites-le sans crainte, je le
-sais.</p>
-
-<p>&mdash;Sans crainte! Vous devriez savoir aussi que je ne vous fais pas
-l'honneur de vous craindre. Enfin, répondez-moi: sans savoir ce que je
-prétends faire, comprenez-vous que vous devez me rendre ma liberté et
-renoncer à des droits barbares?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne comprends rien, sinon que je vous aime avec fureur et que je
-déchirerai avec mes ongles le cœur de celui qui osera vous disputer à
-moi. Je sais que je vous forcerai à m'aimer, et que, si je ne réussis
-pas, je ne souffrirai jamais, du moins, que vous apparteniez à un
-autre, moi vivant. On marchera sur mon corps criblé de blessures et
-saignant par tous les pores avant de vous passer au doigt un anneau de
-mariage; encore vous déshonorerai-je à mon dernier soupir en disant
-que vous êtes ma maîtresse, et je troublerai ainsi la joie de celui
-qui triomphera de moi; et, si je puis vous poignarder en expirant, je le
-ferai, afin que dans la tombe, du moins, vous soyez ma femme. Voilà ce
-que je compte faire, Edmée. Et maintenant, jouez au plus fin avec moi,
-conduisez-moi de piège en piège, gouvernez-moi par votre admirable
-politique: je pourrai être dupe cent fois, parce que je suis un
-ignorant; mais votre intrigue arrivera toujours au même dénouement,
-parce que j'ai juré par le nom de Mauprat!</p>
-
-<p>&mdash;De Mauprat Coupe-jarret! répondit-elle avec une froide
-ironie.</p>
-
-<p>Et elle voulut sortir.</p>
-
-<p>J'allais lui saisir le bras lorsque la sonnette se fit entendre;
-c'était l'abbé qui rentrait. Aussitôt qu'il parut, Edmée lui serra
-la main et se retira dans sa chambre sans m'adresser un seul mot.</p>
-
-<p>Le bon abbé, s'apercevant de mon trouble, me questionna avec
-l'assurance que devaient lui donner désormais ses droits à mon
-affection; mais ce point était le seul sur lequel nous ne nous fussions
-jamais expliqués. Il l'avait cherché en vain. Il ne m'avait pas donné
-une seule leçon d'histoire sans tirer des amours illustres un exemple
-ou un précepte de modération ou de générosité; mais il n'avait pas
-réussi à me faire dire un mot à ce sujet. Je ne pouvais lui pardonner
-tout à fait de m'avoir desservi auprès d'Edmée. Je croyais deviner
-qu'il me desservait encore, et je me tenais en garde contre tous les
-arguments de sa philosophie et toutes les séductions de son amitié. Ce
-soir-là, plus que jamais, je fus inattaquable. Je le laissai inquiet et
-chagrin, et j'allai me jeter sur mon lit, où je cachai ma tête dans
-les couvertures, afin d'étouffer les anciens sanglots, impitoyables
-vainqueurs de mon orgueil et de ma colère.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="XIV">XIV</a></h4>
-
-
-<p>Le lendemain, mon désespoir fut sombre. Edmée fut de glace, M. de La
-Marche ne vint pas. Je crus m'apercevoir que l'abbé allait chez lui et
-entretenait Edmée du résultat de leur conférence. Ils furent, du
-reste, parfaitement calmes, et je dévorai mon inquiétude en silence;
-je ne pus être seul un instant avec Edmée. Le soir, je me rendis à
-pied chez M. de La Marche; je ne sais pas ce que je voulais lui dire;
-j'étais dans un état d'exaspération qui me poussait à agir sans but
-et sans plan. J'appris qu'il avait quitté Paris. Je rentrai. Je trouvai
-mon oncle fort triste. Il fronça le sourcil en me voyant, et, après
-avoir échangé avec moi quelques paroles oiseuses et forcées, il me
-laissa avec l'abbé, qui tenta de me faire parler et qui n'y réussit
-pas mieux que la veille. Je cherchai pendant plusieurs jours l'occasion
-de parler à Edmée; elle sut l'éviter constamment. On faisait les
-apprêts du départ pour Sainte-Sévère; elle ne montrait ni tristesse
-ni gaieté. Je me résolus à glisser dans les feuillets de son livre
-deux lignes pour lui demander un entretien. Je reçus la réponse
-suivante au bout de cinq minutes:</p>
-
-<p>«Un entretien ne mènerait à rien. Vous persistez dans votre
-indélicatesse; moi, je persévérerai dans ma loyauté. Une conscience
-droite ne sait pas se dégager. J'ai juré de n'être jamais à un autre
-que vous. Je ne me marierai pas, mais je n'ai pas juré d'être à vous
-en dépit de tout. Si vous continuez à être indigne de mon estime, je
-saurai rester libre. Mon pauvre père décline vers la tombe; un couvent
-sera mon asile quand le seul lien qui m'attache à la société sera
-rompu.»</p>
-
-<p>Ainsi j'avais rempli les conditions imposées par Edmée, et, pour toute
-récompense, elle me prescrivait de les rompre. Je me trouvais au même
-point que le jour de son entretien avec l'abbé.</p>
-
-<p>Je passai le reste de la journée enfermé dans ma chambre; toute la
-nuit, je marchai avec agitation; je n'essayai pas de dormir. Je ne vous
-dirai pas quelles furent mes réflexions; elles ne furent pas indignes
-d'un honnête homme. Au point du jour, j'étais chez La Fayette. Il me
-procura les papiers nécessaires pour sortir de France. Il me dit
-d'aller l'attendre en Espagne, où il devait s'embarquer pour les
-États-Unis. Je rentrai à l'hôtel pour prendre les effets et l'argent
-indispensables au plus modeste voyageur. Je laissai un mot pour mon
-oncle, afin qu'il ne s'inquiétât pas de mon absence, que je promettais
-de lui expliquer avant peu dans une longue lettre. Je le suppliai de ne
-pas me juger jusque-là et de croire que ses bontés ne sortiraient
-jamais de mon cœur.</p>
-
-<p>Je partis avant que personne fût levé dans la maison; je craignais que
-ma résolution ne m'abandonnât au moindre signe d'amitié, et je
-sentais que j'avais abusé d'une affection trop généreuse. Je ne pus
-passer devant l'appartement d'Edmée sans coller mes lèvres sur la
-serrure; puis, cachant ma tête dans mes mains, je me mis à courir
-comme un fou; je ne m'arrêtai guère que de l'autre côté des
-Pyrénées. Là, je pris un peu de repos, et j'écrivis à Edmée
-qu'elle était libre et que je ne contrarierais aucune de ses
-résolutions, mais qu'il m'était impossible d'être témoin du triomphe
-de mon rival. J'avais l'intime persuasion qu'elle l'aimait; j'étais
-résolu à étouffer mon amour; je promettais plus que je ne pouvais
-tenir, mais les premiers effets de l'orgueil blessé me donnaient
-confiance en moi-même. J'écrivis aussi à mon oncle pour lui dire que
-je ne me croirais pas digne des bontés illimitées qu'il avait eues
-pour moi tant que je n'aurais pas gagné mes éperons de chevalier. Je
-l'entretenais de mes espérances de gloire et de fortune guerrière avec
-toute la naïveté de mon orgueil, et, comme je pensais bien qu'Edmée
-lirait cette lettre, j'affectais une joie sans trouble et une ardeur
-sans regret. Je ne savais pas si mon oncle avait connaissance des vrais
-motifs de mon départ; mais ma fierté ne put se soumettre à les lui
-avouer. Il en fut de même à l'égard de l'abbé, auquel j'écrivis,
-d'ailleurs, une lettre pleine de reconnaissance et d'affection. Je
-terminais en suppliant mon oncle de ne faire aucune dépense à mon
-intention au triste donjon de la Roche-Mauprat, assurant que je ne
-pourrais jamais me résoudre à l'habiter, et de considérer le fief
-racheté par lui comme la propriété de sa fille. Je lui demandais
-seulement de vouloir bien m'avancer deux ou trois années de revenu de
-ma part, afin que je pusse faire les frais de mon équipement et ne pas
-rendre onéreux pour le noble La Fayette mon dévouement à la cause
-américaine.</p>
-
-<p>On fut content de ma conduite et de mes lettres. Arrivé sur les côtes
-d'Espagne, je reçus de mon oncle une lettre pleine d'encouragements et
-de doux reproches sur mon brusque départ. Il me donnait sa
-bénédiction paternelle, déclarait sur son honneur que le fief de la
-Roche-Mauprat ne serait jamais repris par Edmée, et m'envoyait une
-somme considérable sans toucher à mon futur revenu. L'abbé joignait
-aux mêmes reproches des encouragements plus chauds encore. Il était
-facile de voir qu'il préférait le repos d'Edmée à mon bonheur, et
-qu'il éprouvait une joie véritable de mon départ. Cependant il
-m'aimait, et cette amitié s'exprimait d'une manière touchante à
-travers la satisfaction cruelle qui s'y mêlait. Il enviait mon sort. Il
-était plein d'ardeur pour la cause de l'indépendance et prétendait
-avoir été tenté plus d'une fois de jeter le froc aux orties et de
-prendre le mousquet; mais c'était de sa part une puérile affectation.
-Son naturel doux et timide resta toujours prêtre sous le manteau de la
-philosophie.</p>
-
-<p>Un billet étroit et sans suscription se trouvait comme glissé après
-coup entre ces deux lettres. Je comprenais bien qu'il était de la seule
-personne qui m'intéressât réellement dans le monde, mais je n'avais
-pas le courage de l'ouvrir. Je marchais sur le sable au bord de la mer,
-retournant ce mince papier dans ma main tremblante, et craignant de
-perdre, en le lisant, l'espèce de calme désespéré que j'avais
-trouvé dans mon courage. Je craignais surtout des remerciements et
-l'expression d'une joie enthousiaste, derrière laquelle j'eusse aperçu
-un autre amour satisfait.</p>
-
-<p>&mdash;Que peut-elle m'écrire? disais-je; pourquoi m'écrit-elle? Je ne veux
-pas de sa pitié, encore moins de sa reconnaissance.</p>
-
-<p>J'étais tenté de jeter ce fatal billet à la mer. Une fois même, je
-l'élevai au-dessus des flots; mais je le serrai aussitôt contre mon
-cœur et l'y laissai quelques instants caché, comme si j'eusse cru à
-cette vue occulte des partisans du magnétisme, qui prétendent lire
-avec les organes du sentiment et de la pensée aussi bien qu'avec les
-yeux.</p>
-
-<p>Enfin je me décidai à rompre le cachet et je lus ces mots:</p>
-
-<p>«Tu as bien agi, Bernard; mais je ne te remercie pas, car je souffrirai
-de ton absence plus que je ne puis le dire. Va pourtant où ton honneur
-et l'amour de la sainte vérité t'appellent; mes vœux et mes prières
-te suivront partout. Reviens quand ta mission sera accomplie, tu ne me
-retrouveras ni mariée ni religieuse.»</p>
-
-<p>Elle avait joint à ce billet la bague de cornaline qu'elle m'avait
-cédée durant ma maladie, et que je lui avais renvoyée en quittant
-Paris. Je fis faire une petite boîte d'or où j'enfermai le billet et
-cet anneau, et que je plaçai sur moi comme un scapulaire. La Fayette,
-arrêté en France par ordre du gouvernement, qui s'opposait à son
-expédition, vint nous joindre bientôt, après s'être évadé de
-prison. J'avais eu le temps de faire mes préparatifs; je mis à la
-voile plein de tristesse, d'ambition et d'espérance.</p>
-
-<p>Vous n'attendez pas que je vous fasse le récit de la guerre
-d'Amérique. Encore une fois, j'isole mon existence des faits de
-l'histoire, en vous contant mes aventures. Mais ici je supprimerai même
-mes aventures personnelles; elles forment dans ma mémoire un chapitre
-à part, où Edmée joue le rôle d'une madone constamment invoquée,
-mais invisible. Je ne puis croire que vous preniez le moindre intérêt
-à entendre les incidents d'une portion de récit d'où cette figure
-angélique, la seule digne d'occuper votre attention, et par elle-même
-d'abord, et par son attention sur moi, serait entièrement absente. Je
-vous dirai seulement que, des grades inférieurs, joyeusement acceptés
-par moi au début, dans l'armée de Washington, je parvins
-régulièrement, mais rapidement, au grade d'officier. Mon éducation
-militaire fut prompte. Là, comme dans tout ce que j'ai entrepris durant
-ma vie, je me mis tout entier; et, voulant obstinément, je triomphai
-des difficultés.</p>
-
-<p>J'obtins la confiance de mes chefs illustres. Mon excellente
-constitution me rendait propre aux fatigues de la guerre; mes anciennes
-habitudes de brigand me furent même d'un secours immense; je supportais
-les revers avec un calme que n'avaient pas tous les jeunes Français
-débarqués avec moi, quel que fut d'ailleurs l'éclat de leur courage.
-Le mien fut froid et tenace, à la grande surprise de nos alliés, qui
-doutèrent plus d'une fois de mon origine, en voyant combien je me
-familiarisais vite avec les forêts, et comme je savais lutter de ruse
-et de méfiance avec les sauvages qui inquiétèrent parfois nos
-manœuvres.</p>
-
-<p>Au milieu de mes travaux et de mes déplacements, j'eus le bonheur de
-pouvoir cultiver mon esprit dans l'intimité d'un jeune homme de mérite
-que la Providence me donna pour compagnon et pour ami. L'amour des
-sciences naturelles l'avait jeté dans notre expédition, et il s'y
-conduisait en bon militaire; mais il était facile de voir que la
-sympathie politique ne jouait dans sa résolution qu'un rôle
-secondaire. Il n'avait aucun désir d'avancement, aucune aptitude aux
-études stratégiques. Son herbier et ses observations zoologiques
-l'occupaient bien plus que le succès de la guerre et le triomphe de la
-liberté. Il se battait trop bien dans l'occasion pour mériter jamais
-le reproche de tiédeur; mais, jusqu'à la veille du combat, et dès le
-lendemain, il semblait ignorer qu'il fut question d'autre chose que
-d'une excursion scientifique dans les savanes du nouveau monde. Son
-portemanteau était toujours rempli, non d'argent et de nippes, mais
-d'échantillons d'histoire naturelle; et, tandis que, couchés sur
-l'herbe, nous étions attentifs aux moindres bruits qui pouvaient nous
-révéler l'approche de l'ennemi, il était absorbé dans l'analyse
-d'une plante ou d'un insecte. C'était un admirable jeune homme, pur
-comme un ange, désintéressé comme un stoïque, patient comme un
-savant, et avec cela enjoué et affectueux. Lorsqu'une surprise nous
-mettait en danger, il n'avait de soucis et d'exclamations que pour les
-précieux cailloux et les inappréciables brins d'herbe qu'il portait en
-groupe; et pourtant, lorsqu'un de nous était blessé, il le soignait
-avec une bonté et un zèle incomparables.</p>
-
-<p>Il vit, un jour, la boîte d'or que je cachais sous mes habits, et il me
-supplia instamment de la lui céder pour y mettre quelques pattes de
-mouche et quelques ailes de cigale qu'il eût défendues jusqu'à la
-dernière goutte de son sang. Il me fallut tout le respect que je
-portais aux reliques de l'amour pour résister aux instances de
-l'amitié. Tout ce qu'il put obtenir de moi, ce fut de glisser dans ma
-précieuse boîte une petite plante fort jolie qu'il prétendait avoir
-découverte le premier, et qui n'eut droit d'asile à côté du billet
-et de l'anneau de ma fiancée qu'à la condition de s'appeler <i>Edmunda
-sylvestris.</i> Il y consentit; il avait donné à un beau pommier sauvage
-le nom de Samuel Adams, celui de Franklin à je ne sais quelle abeille
-industrieuse, et rien ne lui plaisait comme d'associer ces nobles
-enthousiasmes à ses ingénieuses observations.</p>
-
-<p>Je conçus pour lui un attachement d'autant plus vif que c'était ma
-première amitié pour un homme de mon âge. Le charme que je trouvais
-dans cette liaison me révéla une face de la vie, des facultés et des
-besoins de l'âme que je ne connaissais pas. Comme je ne pus me
-détacher jamais des premières impressions de mon enfance, dans mon
-amour pour la chevalerie, je me plus à voir en lui mon frère d'armes,
-et je voulus qu'il me donnât ce titre, à l'exclusion de tout autre ami
-intime. Il s'y prêta avec un abandon de cœur qui me prouva combien la
-sympathie était vive entre nous. Il prétendait que j'étais né pour
-être naturaliste, à cause de mon aptitude à la vie nomade et aux
-rudes expéditions. Il me reprochait un peu de préoccupation et me
-grondait sérieusement lorsque je marchais étourdiment sur des plantes
-intéressantes; mais il assurait que j'étais doué de l'esprit de
-méthode et que je pourrais inventer un jour, non pas une théorie de la
-nature, mais un <i>excellent</i> système de classification. Sa prédiction
-ne se réalisa point, mais ses encouragements réveillèrent en moi le
-goût de l'étude et empêchèrent mon esprit de retomber en paralysie
-dans la vie des camps. Il fut pour moi l'envoyé du ciel; sans lui, je
-fusse redevenu peut-être, sinon le coupe-jarret de la Roche-Mauprat, du
-moins le sauvage de la Varenne. Ses enseignements ranimèrent en moi le
-sentiment de la vie intellectuelle. Il agrandit mes idées, il ennoblit
-aussi mes instincts; car, si une merveilleuse droiture et des habitudes
-de modestie l'empêchaient de se jeter dans les discussions
-philosophiques, il avait l'amour inné de la justice et décidait avec
-une sagacité infaillible toutes les questions de sentiment et de
-moralité. Il prit sur moi un ascendant que n'eut jamais pu prendre
-l'abbé dans la position où notre méfiance mutuelle nous avait placés
-dès le principe. Il me révéla une grande partie du monde physique;
-mais ce qu'il m'apprit de plus précieux fut de m'habituer à me
-connaître moi-même et à réfléchir sur mes impressions. Je parvins
-à gouverner mes mouvements jusqu'à un certain point. Je ne me
-corrigeai jamais de l'orgueil et de la violence. On ne change pas
-l'essence de son être, mais on dirige vers le bien ses facultés
-diverses; on arrive presque à utiliser ses défauts; c'est, au reste,
-le grand secret et le grand problème de l'éducation.</p>
-
-<p>Les entretiens de mon cher Arthur m'amenèrent à de telles réflexions,
-que je parvins à déduire logiquement de tous mes souvenirs les motifs
-de la conduite d'Edmée. Je la trouvai grande et généreuse, surtout
-dans les choses qui, mal vues et mal appréciées, m'avaient le plus
-blessé. Je ne l'en aimai pas davantage, c'était impossible; mais
-j'arrivai à comprendre pourquoi je l'aimais invinciblement malgré tout
-ce qu'elle m'avait fait souffrir. Cette flamme sainte brûla dans mon
-âme, sans pâlir un seul instant, durant les six années de notre
-séparation. Malgré l'excès de vie qui débordait mon être, malgré
-les excitations d'une nature extérieure pleine de volupté, malgré les
-mauvais exemples et les nombreuses occasions qui sollicitent la
-faiblesse humaine dans la liberté de la vie errante et militaire, je
-prends Dieu à témoin que je conservai intacte ma robe d'innocence et
-que je ne connus pas le baiser d'une seule femme. Arthur, qu'une
-organisation plus calme sollicitait moins vivement et que le travail de
-l'intelligence absorbait presque tout entier, ne fut pas toujours aussi
-austère; il m'engagea même plusieurs fois à ne pas courir les dangers
-d'une vie exceptionnelle, contraire au vœu de la nature. Quand je lui
-confiai qu'une grande passion éloignait de moi toute faiblesse et
-rendait toute chute impossible, il cessa de combattre ce qu'il appelait
-mon fanatisme (c'était un mot très en vogue et qui s'appliquait à
-presque tout indifféremment), et je remarquai qu'il avait pour moi une
-estime plus profonde, je dirai même une sorte de respect qui ne
-s'exprimait point par des paroles, mais qui se révélait dans mille
-petits témoignages d'adhésion et de déférence.</p>
-
-<p>Un jour qu'il me parlait de la grande puissance qu'exerce la douceur
-extérieure jointe à une volonté inébranlable, me citant pour exemple
-et le bien et le mal dans l'histoire des hommes, surtout la douceur des
-apôtres et l'hypocrisie des prêtres de toutes les religions, il me
-vint à l'idée de lui demander si, avec la fougue de mon sang et
-l'emportement de mon caractère, je pourrais jamais exercer une
-influence quelconque sur mes proches. En me servant de ce dernier mot,
-je ne songeais qu'à Edmée. Arthur me répondit que j'aurais un autre
-ascendant que celui de la douceur acquise.</p>
-
-<p>&mdash;Ce sera, dit-il, celui de la bonté naturelle. La chaleur de l'âme,
-l'ardeur et la persévérance de l'affection, voilà ce qu'il faut dans
-la vie de famille, et ces qualités font aimer nos défauts à ceux-là
-mêmes qui habituellement en souffrent le plus. Nous devons donc tâcher
-de nous vaincre par amour pour ceux qui nous aiment; mais se proposer un
-système de modération dans le sein de l'amour ou de l'amitié serait,
-je pense, une recherche puérile, un travail égoïste, et qui tuerait
-l'affection en nous-mêmes d'abord et bientôt après dans les autres.
-Je ne vous parlais de modération réfléchie que dans l'application de
-l'autorité sur les masses. Or si vous avez jamais l'ambition...</p>
-
-<p>&mdash;Or vous croyez, lui dis-je sans écouter la dernière partie de son
-discours, que, tel que vous me connaissez, je puis rendre une femme
-heureuse et me faire aimer d'elle malgré tous mes défauts et les torts
-qu'ils entraînent?</p>
-
-<p>&mdash;Ô cervelle amoureuse! s'écria-t-il, qu'il est difficile de vous
-distraire!... Eh bien, si vous le voulez, Bernard, je vous dirai ce que
-je pense de vos amours. La personne que vous aimez si ardemment vous
-aime, à moins qu'elle ne soit incapable d'aimer ou tout à fait
-dépourvue de jugement.</p>
-
-<p>Je lui assurai qu'elle était autant au-dessus de toutes les autres
-femmes que le lion est au-dessus de l'écureuil, le cèdre au-dessus de
-l'hysope, et, à force de métaphores, je réussis à le convaincre.
-Alors il m'engagea à lui confier quelques détails, afin, disait-il,
-qu'il pût juger ma position à l'égard d'Edmée. Je lui ouvris mon
-cœur sans réserve et lui racontai mon histoire d'un bout à l'autre.
-Nous étions alors sur la lisière d'une belle forêt vierge, aux
-derniers rayons du couchant. Le parc de Sainte-Sévère, avec ses beaux
-chênes seigneuriaux qui n'avaient jamais subi l'outrage de la cognée,
-se représentait à ma pensée pendant que je regardais les arbres du
-désert affranchis de toute culture, s'épanouissant dans leur force et
-dans leur grâce primitive au-dessus de nos têtes. L'horizon brûlant
-me rappelait les visites du soir à la cabane de Patience, Edmée assise
-sous les pampres dorés; et le chant des perruches allègres me
-retraçait celui des beaux oiseaux exotiques qu'elle élevait dans sa
-chambre. Je pleurai en songeant à l'éloignement de ma patrie, au large
-Océan qui nous séparait et qui a englouti tant de pèlerins au moment
-où ils saluaient la rive natale. Je pensai aussi aux chances de la
-fortune, aux dangers de la guerre, et, pour la première fois, j'eus
-peur de mourir; car mon cher Arthur, serrant ma main dans les siennes,
-m'assurait que j'étais aimé et qu'il voyait une nouvelle preuve
-d'affection dans chaque trait de rigueur et de méfiance.</p>
-
-<p>&mdash;Enfant, me disait-il, si elle ne voulait pas t'épouser, ne vois-tu
-pas qu'elle aurait eu cent manières de se débarrasser à jamais de tes
-prétentions? Et, si elle n'avait pour toi une tendresse inépuisable,
-se serait-elle donné tant de peine et imposé tant de sacrifices pour
-te tirer de l'abjection où elle t'avait trouvé et pour te rendre digne
-d'elle? Eh bien, toi qui ne rêves qu'aux antiques prouesses de la
-chevalerie errante, ne vois-tu pas que tu es un noble preux, condamné
-par ta dame à de rudes épreuves pour avoir manqué aux lois de la
-galanterie, en réclamant d'un ton impérieux l'amour qu'on doit
-implorer à genoux?</p>
-
-<p>Il entrait alors dans un examen détaillé de mes crimes et trouvait les
-châtiments rudes, mais justes; il discutait ensuite les probabilités
-de l'avenir et me donnait l'excellent conseil de me soumettre jusqu'à
-ce qu'on jugeât à propos de m'absoudre.</p>
-
-<p>&mdash;Mais, lui disais-je, n'est-ce point une honte qu'un homme mûri, comme
-je le suis maintenant, par la réflexion et rudement éprouvé par la
-guerre se soumette comme un enfant au caprice d'une femme?</p>
-
-<p>&mdash;Non, me répondait Arthur, ce n'est point une honte, et la conduite de
-cette femme n'est point dictée par le caprice. Il n'y a que de
-l'honneur à réparer le mal qu'on a fait, et combien peu d'hommes en
-sont capables! Il n'y a que justice dans la pudeur offensée qui
-réclame ses droits et son indépendance naturelle. Vous vous êtes
-conduit comme Albion, ne vous étonnez pas qu'Edmée se conduise comme
-Philadelphie. Elle ne se rendra qu'à la condition d'une paix glorieuse,
-et elle aura raison.</p>
-
-<p>Il voulut savoir quelle conduite avait tenue Edmée à mon égard depuis
-deux ans que nous étions en Amérique. Je lui montrai les rares et
-courtes lettres que j'avais reçues d'elle. Il fut frappé du grand sens
-et de la parfaite loyauté qui lui parurent ressortir de l'élévation
-et de la précision virile du style. Edmée ne me faisait aucune
-promesse et ne m'encourageait même par aucune espérance directe; mais
-elle témoignait un vif désir de mon retour et me parlait du bonheur
-que nous goûterions tous, réunis autour de l'âtre, quand mes récits
-extraordinaires prolongeraient les veillées du château; elle
-n'hésitait pas à me dire que j'étais, avec son père, l'<i>unique
-sollicitude de sa vie.</i> Cependant, malgré une tendresse si soutenue, un
-terrible soupçon m'obsédait. Dans ces courtes lettres de ma cousine,
-comme dans celles de son père, comme dans les longues épîtres tendres
-et fleuries de l'abbé Aubert, on ne me faisait jamais part des
-événements qui pouvaient et qui devaient survenir dans la famille.
-Chacun m'entretenait de soi-même, et jamais ils ne me disaient un mot
-les uns des autres; c'est tout au plus si on me parlait des attaques de
-goutte du chevalier. Il y avait comme une convention passée entre
-chacun des trois de ne me point dire les occupations et la situation
-d'esprit des deux autres.</p>
-
-<p>&mdash;Éclaire-moi et rassure-moi, si tu peux, à cet égard, dis-je à
-Arthur. Il y a des moments où je m'imagine qu'Edmée est mariée, et
-qu'on est convenu de ne me l'apprendre qu'à mon retour; car enfin qui
-l'en empêche? Est-il probable qu'elle m'aime assez pour vivre dans la
-solitude par amour pour moi, tandis que cet amour, soumis aux principes
-d'une froide raison et d'une austère conscience, se résigne à voir
-mon absence se prolonger indéfiniment avec la guerre? J'ai des devoirs
-à remplir ici, sans nul doute; l'honneur exige que je défende mon
-drapeau jusqu'au jour du triomphe ou de la défaite irréparable de la
-cause que je sers; mais je sens que je préfère Edmée à ces vains
-honneurs et que, pour la voir une heure plus tôt, j'abandonnerais mon
-nom à la risée et aux malédictions de l'univers.</p>
-
-<p>&mdash;Cette dernière pensée vous est suggérée, répondit Arthur en
-souriant, par la violence de votre passion; mais vous n'agiriez point
-comme vous dites, l'occasion se présentant. Quand nous sommes aux
-prises avec une seule de nos facultés, nous croyons les autres
-anéanties; mais qu'un choc extérieur les réveille, et nous voyons
-bien que notre âme vit par plusieurs points à la fois. Vous n'êtes
-pas insensible à la gloire, Bernard, et, si Edmée vous invitait à y
-renoncer, vous vous apercevriez que vous y teniez plus que vous ne
-pensiez; vous avez d'ardentes convictions républicaines, et c'est
-Edmée qui vous les a inspirées la première. Que penseriez-vous
-d'elle, et que serait-elle, en effet, si elle vous disait aujourd'hui:
-«Il y a, au-dessus de la religion que je vous ai prêchée et des dieux
-que je vous ai révélés, quelque chose de plus auguste et de plus
-sacré: c'est mon bon plaisir?» Bernard, votre amour est plein
-d'exigences contradictoires. L'inconséquence est, d'ailleurs, le propre
-de tous les amours humaines. Les hommes s'imaginent que la femme n'a
-point d'existence par elle-même et qu'elle doit toujours s'absorber en
-eux, et pourtant ils n'aiment fortement que la femme qui paraît
-s'élever, par son caractère, au-dessus de la faiblesse et de l'inertie
-de son sexe. Vous voyez sous ce climat tous les colons disposer de la
-beauté de leurs esclaves, mais ils ne les aiment point, quelque belles
-qu'elles soient; et, lorsque par hasard ils s'attachent à une d'elles,
-leur premier soin est de l'affranchir. Jusque-là, ils ne croient pas
-avoir affaire à une créature humaine. L'esprit d'indépendance, la
-notion de la vertu, l'amour du devoir, privilège des âmes élevées,
-est donc nécessaire dans une compagne; et plus votre maîtresse vous
-montre de force et de patience, plus vous la chérissez, en dépit de
-vos souffrances. Sachez donc distinguer l'amour du désir; le désir
-veut détruire les obstacles qui l'attirent, et il meurt sur les débris
-d'une vertu vaincue; l'amour veut vivre, et, pour cela, il veut voir
-l'objet de son culte longtemps défendu par cette muraille de diamant
-dont la force et l'éclat font la valeur et la beauté.</p>
-
-<p>C'est ainsi qu'Arthur m'expliquait les ressorts mystérieux de ma
-passion et projetait la lumière de sa sagesse dans les orages
-ténébreux de mon âme. Quelquefois il ajoutait:</p>
-
-<p>&mdash;Si le ciel m'eût donné la femme que j'ai parfois rêvée, je crois
-que j'aurais su faire de mon amour une passion noble et généreuse;
-mais la science prend trop de temps: je n'ai pas eu le loisir de
-chercher mon idéal, et, si je l'ai rencontré, je n'ai pu ni l'étudier
-ni le reconnaître. Ce bonheur vous est accordé, Bernard; mais vous
-n'approfondirez pas l'histoire naturelle: un seul homme ne peut pas tout
-avoir.</p>
-
-<p>Quant à mon soupçon sur le mariage d'Edmée que je redoutais, il le
-rejetait bien loin, comme une obsession maladive. Il trouvait, au
-contraire, dans le silence d'Edmée à cet égard, une admirable
-délicatesse de conduite et de sentiments.</p>
-
-<p>&mdash;Une personne vaine prendrait soin, disait-il, de vous apprendre tous
-les sacrifices qu'elle vous fait, de vous énumérer les titres et les
-qualités des prétendants qu'elle repousse; mais Edmée est une âme
-trop élevée, un esprit trop sérieux, pour entrer dans ces détails
-futiles. Elle regarde vos conventions comme inviolables et n'imite pas
-ces consciences faibles qui parlent toujours de leurs victoires pour se
-faire un mérite de ce que la vraie force trouve facile. Elle est née
-si fidèle, qu'elle n'imagine même pas qu'on puisse la soupçonner de
-ne pas l'être.</p>
-
-<p>Ces entretiens versaient un baume salutaire sur mes blessures. Lorsque
-la France accorda enfin ouvertement son alliance à la cause
-américaine, j'appris de l'abbé une nouvelle qui me rassura
-entièrement sur un point. Il m'écrivait que probablement je
-retrouverais au nouveau monde un ancien ami. Le comte de La Marche avait
-obtenu un régiment, et il partait pour les États-Unis.</p>
-
-<p>«<i>Entre nous soit dit</i>, ajoutait l'abbé, il lui était bien
-nécessaire de se créer une position. Ce jeune homme, quoique modeste
-et sage, a toujours eu la faiblesse de céder à un préjugé de
-famille. Il avait honte de sa pauvreté et la cachait comme on cache une
-lèpre, si bien qu'il a achevé de se ruiner en ne voulant pas laisser
-paraître les progrès de sa ruine. On attribue dans le monde la rupture
-d'Edmée avec lui à ces revers de fortune, et l'on va jusqu'à dire
-qu'il était peu épris de sa personne et beaucoup de sa dot. Je ne
-saurais me résoudre à lui supposer des vues basses, et je crois
-seulement qu'il a subi les souffrances auxquelles conduisent de faux
-principes sur le prix des biens de ce monde. Si vous le rencontrez,
-Edmée désire que vous lui témoigniez de l'intérêt et que vous lui
-exprimiez celui qu'elle a toujours manifesté pour lui. La conduite de
-votre admirable cousine a été, en ceci comme en toute chose, pleine de
-douceur et de dignité.»</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="XV">XV</a></h4>
-
-
-<p>La veille du départ de M. de La Marche, après l'envoi de la lettre de
-l'abbé, il s'était passé dans la Varenne un petit événement qui me
-causa en Amérique une surprise agréable et plaisante, et qui,
-d'ailleurs, s'enchaîna d'une manière remarquable aux événements les
-plus importants de ma vie, ainsi que vous le verrez plus tard.</p>
-
-<p>Quoique assez grièvement blessé à la malheureuse affaire de Savannah,
-j'étais activement occupé en Virginie, sous les ordres du général
-Green, à rassembler les débris de l'armée de Gates, qui était, à
-mes yeux, un héros bien supérieur à son rival heureux Washington.
-Nous venions d'apprendre le débarquement de l'escadre de M. de Ternay,
-et la tristesse qui nous avait gagnés à cette époque de revers et de
-détresse commençait à se dissiper devant l'espoir d'un secours plus
-considérable que celui qui nous arrivait en effet. Je me promenais dans
-les bois, à peu de distance du camp, avec Arthur, et nous profitions de
-ce moment de répit pour nous entretenir enfin d'autre chose que de
-Cornwallis et de l'infâme Arnolds. Longtemps affligés par le spectacle
-des maux de la nation américaine, par la crainte de voir l'injustice et
-la cupidité triompher de la cause des peuples, nous nous abandonnions
-à une douce gaieté. Lorsque j'avais une heure de loisir, j'oubliais
-mes rudes travaux pour me réfugier dans l'oasis de mes pensées, dans
-la famille de Sainte-Sévère. Selon ma coutume, à ces heures-là, je
-racontais au complaisant Arthur quelque scène bouffonne de mes débuts
-dans la vie au sortir de la Roche-Mauprat. Je lui décrivais tantôt ma
-première toilette, tantôt le mépris et l'horreur de M<sup>lle</sup> Leblanc pour
-ma personne, et ses recommandations à son ami Saint-Jean de ne jamais
-approcher de moi à la portée du bras. Je ne sais comment, au milieu de
-ces amusantes figures, celle du solennel hidalgo Marcasse se présenta
-à mon imagination, et je me mis à faire la peinture fidèle et
-détaillée de l'habillement, de la démarche et de la conversation de
-cet énigmatique personnage. Ce n'est pas que Marcasse fût réellement
-aussi comique qu'il m'apparaissait à travers ma fantaisie; mais, à
-vingt ans, un homme n'est qu'un enfant, surtout lorsqu'il est militaire,
-qu'il vient d'échapper à de grands périls, et que la conquête de sa
-propre vie le remplit d'un orgueil insouciant. Arthur riait de tout son
-cœur en m'écoutant et m'assurait qu'il donnerait tout son bagage de
-naturaliste pour un animal aussi curieux que celui dont je lui faisais
-la description. Le plaisir qu'il trouvait à partager mes enfantillages
-me donnant de la verve, je ne sais si j'aurais pu résister au désir de
-charger un peu mon modèle, lorsque tout à coup, au détour du chemin,
-nous nous trouvâmes en présence d'un homme de haute taille, pauvrement
-vêtu, pitoyablement décharné, lequel marchait à nous d'un air grave
-et pensif, portant à la main une longue épée nue, dont la pointe
-était pacifiquement baissée jusqu'à terre. Ce personnage ressemblait
-si fort à celui que je venais de décrire, qu'Arthur, frappé de
-l'à-propos, fut pris d'un rire inextinguible, et, se rangeant de côté
-pour laisser passer le sosie de Marcasse, se jeta sur le gazon au milieu
-d'une quinte de toux convulsive.</p>
-
-<p>Quant à moi, je ne riais point, car rien de ce qui semble surnaturel ne
-manque de frapper vivement l'homme le plus habitué au danger. La jambe
-en avant, l'œil fixe, le bras étendu, nous nous approchions l'un vers
-l'autre, moi et lui, non pas l'ombre de Marcasse, mais la personne
-respectable, en chair et en os, de l'hidalgo preneur de taupes.</p>
-
-<p>Pétrifié de surprise, lorsque je vis ce que je prenais pour un spectre
-porter lentement la main à la corne de son chapeau et le soulever sans
-perdre une ligne de sa taille, je reculai de trois pas, et cette
-émotion, qu'Arthur prit pour une facétie de ma part, augmenta sa
-gaieté. Le chasseur de belettes n'en fut aucunement ému; peut-être
-pensa-t-il, dans son calme judicieux, que c'était la manière d'aborder
-les gens sur l'autre rive de l'Océan.</p>
-
-<p>Mais la gaieté d'Arthur faillit redevenir contagieuse lorsque Marcasse
-me dit avec un flegme incomparable:</p>
-
-<p>&mdash;Il y a longtemps, monsieur Bernard, que j'ai l'honneur de vous
-chercher.</p>
-
-<p>&mdash;Il y a longtemps, en effet, mon bon Marcasse, répondis-je en serrant
-gaiement la main de cet ancien ami; mais dis-moi par quel pouvoir inouï
-j'ai eu le bonheur de t'attirer jusqu'ici. Autrefois, tu passais pour
-sorcier; le serais-je devenu aussi sans m'en douter?</p>
-
-<p>&mdash;Je vous dirai tout cela, mon cher général, répondit Marcasse, que
-mon uniforme de capitaine éblouissait apparemment; veuillez me
-permettre d'aller avec vous, et je vous dirai bien des choses, bien des
-choses!</p>
-
-<p>En entendant Marcasse répéter son dernier mot d'une voix affaiblie et
-comme se faisant écho à lui-même, manie qu'un instant auparavant
-j'étais en train de contrefaire, Arthur se remit à rire. Marcasse se
-retourna vers lui, et, l'ayant regardé fixement, le salua avec une
-gravité imperturbable. Arthur, reprenant tout à coup son sérieux, se
-leva et lui rendit son salut jusqu'à terre avec une dignité comique.</p>
-
-<p>Nous retournâmes ensemble au camp. Chemin faisant, Marcasse me raconta
-son histoire dans ce style bref, qui, forçant l'auditeur à mille
-questions fatigantes, loin de simplifier le discours, le compliquait
-extraordinairement. Ce fut un grand divertissement pour Arthur; mais
-comme vous ne trouveriez pas le même plaisir à entendre une relation
-exacte de cet interminable dialogue, je me bornerai à vous dire comment
-Marcasse s'était décidé à quitter sa patrie et ses amis pour
-apporter à la cause américaine le secours de sa longue épée.</p>
-
-<p>M. de La Marche partait pour l'Amérique à l'époque où Marcasse,
-installé à son château du Berry pour huit jours, faisait sa ronde
-annuelle sur les poutres et solives des greniers. La maison du comte,
-bouleversée de ce départ, se livrait à de merveilleux commentaires
-sur ce pays lointain, plein de dangers, de prodiges, d'où l'on ne
-revenait jamais, suivant les beaux esprits du village, qu'avec une
-fortune si considérable et tant de lingots d'or et d'argent, qu'il
-fallait dix vaisseaux pour les rapporter. Sous son extérieur glacé,
-don Marcasse, semblable aux volcans hyperboréens, cachait une
-imagination brûlante, un amour passionné pour l'extraordinaire.
-Habitué à vivre en équilibre sur les ais des charpentes, dans une
-région évidemment plus élevée que les autres hommes, et n'étant pas
-insensible à la gloire d'étonner chaque jour les assistants par la
-hardiesse et la tranquillité de ses manœuvres acrobatiques, il se
-laissa enflammer par la peinture de l'Eldorado, et cette fantaisie fut
-d'autant plus vive que, selon son habitude, il ne s'en ouvrit à
-personne. M. de La Marche fut donc fort surpris, lorsque, la veille de
-son départ, Marcasse se présenta devant lui et lui proposa de
-l'accompagner en Amérique en qualité de valet de chambre. En vain M.
-de La Marche lui représenta qu'il était bien vieux pour quitter son
-état et pour courir les chances d'une existence nouvelle; Marcasse
-montra tant de fermeté, qu'il finit par le convaincre. Plusieurs
-raisons déterminèrent M. de La Marche à faire ce singulier choix. Il
-avait résolu d'emmener un domestique encore plus âgé que le chasseur
-de belettes, et qui ne le suivait qu'avec beaucoup de répugnance. Mais
-cet homme avait toute sa confiance, faveur que M. de La Marche accordait
-difficilement, n'ayant du train d'un homme de qualité que l'apparence,
-et voulant être servi avec économie, prudence et fidélité. Il
-connaissait Marcasse pour un homme scrupuleusement honnête, et même
-singulièrement désintéressé; car il y avait du don Quichotte dans
-l'âme de Marcasse tout aussi bien que dans sa personne. Il avait
-trouvé dans une ruine une sorte de trésor, c'est-à-dire un pot de
-grès renfermant une somme de dix mille francs environ, en vieille
-monnaie d'or et d'argent; et non seulement il l'avait remis au
-possesseur de la ruine, qu'il aurait pu tromper à son aise, mais encore
-il avait refusé une récompense, disant avec emphase, dans son jargon
-abréviatif, que l'<i>honnêteté mourrait se vendant.</i></p>
-
-<p>La frugalité de Marcasse, sa discrétion, sa ponctualité, devaient en
-faire un homme précieux, s'il pouvait s'habituer à mettre ces
-qualités au service d'autrui. Il y avait seulement à craindre qu'il ne
-pût s'habituer à la perte de son indépendance; mais, avant que
-l'escadre de M. de Ternay mît à la voile, M. de La Marche pensa qu'il
-aurait le temps de faire une épreuve suffisante de son nouvel écuyer.</p>
-
-<p>De son côté, Marcasse éprouva bien quelque regret en prenant congé
-de ses amis et de son pays; car, s'il avait des <i>amis partout, partout
-une patrie</i>, comme il disait, faisant allusion à sa vie errante, il
-avait pour la Varenne une préférence bien marquée; et, de tous ses
-châteaux (car il avait pour coutume d'appeler siens tous ses gîtes),
-le château de Sainte-Sévère était le seul où il arrivât avec
-plaisir et dont il s'éloignait avec regret. Un jour que le pied lui
-avait manqué sur la toiture et qu'il avait fait une chute assez grave,
-Edmée, encore enfant, avait gagné son cœur par les pleurs que cet
-accident lui avait fait répandre et par les soins naïfs qu'elle lui
-avait donnés. Depuis que Patience habitait la lisière du parc,
-Marcasse sentait encore plus d'attrait pour Sainte-Sévère, car
-Patience était l'Oreste de Marcasse. Marcasse ne comprenait pas
-toujours Patience; mais Patience était le seul qui comprît
-parfaitement Marcasse et qui sût tout ce qu'il y avait d'honnêteté
-chevaleresque et de bravoure exaltée sous cette bizarre enveloppe.
-Prosterné devant la supériorité intellectuelle du solitaire, le
-chasseur de belettes s'arrêtait respectueusement, lorsque la verve
-poétique, s'emparant de Patience, devenait inintelligible pour son
-modeste ami. Alors Marcasse, avec une touchante douceur et s'abstenant
-de questions et de remarques déplacées, baissait les yeux, et, faisant
-signe de la tête de temps à autre, comme s'il eût compris et
-approuvé, donnait au moins à son ami l'innocent plaisir d'être
-écouté sans contradiction.</p>
-
-<p>Cependant Marcasse en avait compris assez pour embrasser les idées
-républicaines et pour partager les romanesques espérances de
-nivellement universel et de retour à l'égalité de l'âge d'or que
-nourrissait ardemment le bonhomme Patience. Ayant plusieurs fois ouï
-dire à son ami qu'il fallait cultiver ces doctrines avec prudence
-(précepte que, d'ailleurs, Patience n'observait guère pour son propre
-compte), l'hidalgo, puissamment aidé par son habitude et son penchant,
-ne parlait jamais de sa philosophie; mais il faisait une propagande plus
-efficace, en colportant du château à la chaumière et de la maison
-bourgeoise à la ferme ces petites éditions à bon marché de la
-<i>Science du bonhomme Richard</i>, et d'autres menus traités de patriotisme
-populaire, que, selon la société jésuitique, une société secrète
-de philosophes voltairiens, voués aux pratiques diaboliques de la
-franc-maçonnerie, faisait circuler gratis dans les basses classes.</p>
-
-<p>Il y avait donc autant d'enthousiasme révolutionnaire que d'amour pour
-les aventures dans la subite résolution de Marcasse. Depuis longtemps,
-le loir et la fouine lui paraissaient des ennemis trop faibles, et
-l'aire aux grains un champ trop resserré pour sa valeur inquiète. Il
-lisait chaque jour les journaux de la veille dans l'office des bonnes
-maisons qu'il parcourait, et cette guerre d'Amérique, qu'on signalait
-comme le réveil de la justice et de la liberté dans l'univers, lui
-avait semblé devoir amener une révolution en France. Il est vrai qu'il
-prenait au pied de la lettre cette influence des idées qui devaient
-traverser les mers et venir s'emparer des esprits sur notre continent.
-Il voyait en rêve une armée d'Américains victorieux descendant de
-nombreux vaisseaux et apportant l'olivier de paix et la corne
-d'abondance à la nation française. Il se voyait dans ce même rêve
-commandant une légion héroïque et reparaissant dans la Varenne,
-guerrier, législateur, émule de Washington, supprimant les abus,
-renversant les grandes fortunes, dotant chaque prolétaire d'une portion
-convenable, et, au milieu de ces vastes et rigoureuses mesures,
-protégeant les bons et loyaux nobles et leur conservant une existence
-honorable. Il est inutile de dire que les nécessités douloureuses des
-grandes crises politiques n'entraient point dans l'esprit de Marcasse,
-et que pas une goutte de sang répandu ne venait souiller le romanesque
-tableau que Patience déroulait devant ses yeux.</p>
-
-<p>Il y avait loin de ces espérances gigantesques au métier de valet de
-chambre de M. de La Marche; mais Marcasse n'avait pas d'autre chemin
-pour arriver à son but. Les cadres du corps d'armée destiné pour
-l'Amérique étaient remplis depuis longtemps, et ce n'était qu'en
-qualité de passager attaché à l'expédition qu'il pouvait prendre
-place sur un bâtiment marchand à la suite de l'escadre. Il avait
-questionné l'abbé sur tout cela sans lui dire son projet. Son départ
-fut un coup de théâtre pour tous les habitants de la Varenne.</p>
-
-<p>À peine eut-il mis le pied sur le rivage de l'Union, qu'il sentit un
-besoin irrésistible de prendre son grand chapeau et sa grande épée,
-et d'aller tout seul devant lui à travers bois, comme il avait coutume
-de faire dans son pays; mais sa conscience lui défendait de quitter son
-maître après avoir contracté l'engagement de le servir. Il avait
-compté sur la fortune, et la fortune le seconda. La guerre étant
-beaucoup plus meurtrière et plus active qu'on ne s'y attendait, M. de
-La Marche craignit à tort d'être embarrassé par la santé débile de
-son maigre écuyer. Pressentant, d'ailleurs, son désir de liberté, il
-lui offrit une somme d'argent et des lettres de recommandation pour
-qu'il pût se joindre comme volontaire aux troupes américaines.
-Marcasse, sachant la fortune de son maître, refusa l'argent, n'accepta
-que les recommandations, et partit léger comme la plus agile des
-belettes qu'il eût jamais occises.</p>
-
-<p>Son intention était de se rendre à Philadelphie; mais un hasard
-inutile à raconter lui ayant fait savoir que j'étais dans le Sud,
-comptant avec raison trouver en moi un conseil et un appui, il était
-venu me rejoindre, seul, à pied, à travers des contrées inconnues,
-presque désertes et souvent pleines de périls de toute espèce. Son
-habit seul avait souffert; sa figure jaune n'avait pas changé de
-nuance, et il n'était pas plus étonné de sa nouvelle destinée que
-s'il eût parcouru la distance de Sainte-Sévère à la tour Gazeau.</p>
-
-<p>La seule chose insolite que je remarquai en lui fut qu'il se retournait
-de temps en temps et regardait en arrière, comme s'il eût été tenté
-d'appeler quelqu'un; puis aussitôt il souriait et soupirait presque au
-même instant. Je ne pus résister au désir de lui demander la cause de
-son inquiétude.</p>
-
-<p>&mdash;Hélas! répondit-il, habitude ne peut se perdre; un pauvre chien! un
-bon chien! Toujours dire: «Ici, Blaireau! Blaireau, ici!»</p>
-
-<p>&mdash;J'entends, lui dis-je; Blaireau est mort, et vous ne pouvez vous
-habituer à l'idée que vous ne le verrez plus sur vos traces.</p>
-
-<p>&mdash;Mort? s'écria-t-il avec un geste d'épouvante. Non, Dieu merci! Ami
-Patience, grand ami! Blaireau heureux, mais triste comme son maître,
-son maître seul!</p>
-
-<p>&mdash;Si Blaireau est chez Patience, dit Arthur, il est heureux en effet,
-car Patience ne manque de rien; Patience le chérira pour l'amour de
-vous, et certainement vous reverrez votre digne ami et votre chien
-fidèle.</p>
-
-<p>Marcasse leva les yeux sur la personne qui semblait si bien connaître
-sa vie; mais, s'étant assuré qu'il ne l'avait jamais vue, il prit le
-parti qu'il avait coutume de prendre quand il ne comprenait pas; il
-souleva son chapeau et salua respectueusement.</p>
-
-<p>Marcasse fut, à ma prompte recommandation, enrôlé sous mes ordres,
-et, peu de temps après, il fut nommé sergent. Ce digne homme fit toute
-la campagne avec moi et la fit bravement, et, lorsqu'en 1782 je passai
-sous le drapeau de ma nation et rejoignis l'armée de Rochambeau, il me
-suivit, voulant partager mon sort jusqu'à la fin. Dans les premiers
-jours, il fut pour moi un amusement plutôt qu'une société; mais
-bientôt sa bonne conduite et son intrépidité calme lui méritèrent
-l'estime de tous, et j'eus lieu d'être fier de mon protégé. Arthur
-aussi le prit en grande amitié, et, hors du service, il nous
-accompagnait dans toutes nos promenades, portant la boîte du
-naturaliste et perforant les serpents de son épée.</p>
-
-<p>Mais, lorsque j'essayai de le faire parler de ma cousine, il ne me
-satisfit point. Soit qu'il ne comprît pas l'intérêt que je mettais à
-savoir tous les détails de la vie qu'elle menait loin de moi, soit
-qu'il se fût fait à cet égard une de ces lois invariables qui
-gouvernaient sa conscience, jamais je ne pus obtenir une solution claire
-aux doutes qui me tourmentaient. Il me dit bien d'abord qu'il n'était
-question de son mariage avec personne; mais, quelque habitué que je
-fusse à la manière vague dont il s'exprimait, je m'imaginai qu'il
-avait fait cette réponse avec embarras et de l'air d'un homme qui s'est
-engagé à garder un secret. L'honneur me défendait d'insister au point
-de lui laisser voir mes espérances; il y eut donc toujours entre nous
-un point douloureux auquel j'évitais de toucher, et sur lequel, malgré
-moi, je me trouvais revenir toujours. Tant qu'Arthur fut près de moi,
-je gardai ma raison, j'interprétai les lettres d'Edmée dans le sens le
-plus loyal; mais, quand j'eus la douleur de me séparer de lui, mes
-souffrances se réveillèrent, et le séjour de l'Amérique me pesa de
-plus en plus.</p>
-
-<p>Cette séparation eut lieu lorsque je quittai l'armée américaine pour
-faire la guerre sous les ordres du général français. Arthur était
-Américain, et il n'attendait, d'ailleurs, que l'issue de la guerre pour
-se retirer du service et se fixer à Boston, auprès du docteur Cooper,
-qui l'aimait comme son fils, et qui se chargea de l'attacher à la
-bibliothèque de la société de Philadelphie, en qualité de
-bibliothécaire principal. C'était tout ce qu'Arthur avait désiré
-comme récompense de ses travaux.</p>
-
-<p>Les événements qui remplirent ces dernières années appartiennent à
-l'histoire. Je vis, avec une joie toute personnelle, la paix proclamer
-l'existence des États-Unis. Le chagrin s'était emparé de moi, ma
-passion n'avait fait que grandir et ne laissait point de place aux
-enivrements de la gloire militaire. J'allai, avant mon départ,
-embrasser Arthur, et je m'embarquai avec le brave Marcasse, partagé
-entre la douleur de quitter mon seul ami et la joie de revoir mes seules
-amours. L'escadre dont je faisais partie éprouva de grandes
-vicissitudes dans la traversée, et plusieurs fois je renonçai à
-l'espérance de mettre jamais un genou en terre devant Edmée, sous les
-grands chênes de Sainte-Sévère. Enfin, après une dernière tempête
-essuyée sur les côtes de France, je mis le pied sur les grèves de la
-Bretagne, et je tombai dans les bras de mon pauvre sergent, qui avait
-supporté, sinon avec plus de force physique, du moins avec plus de
-tranquillité morale, les maux communs, et nos larmes se confondirent.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="XVI">XVI</a></h4>
-
-
-<p>Nous partîmes de Brest sans nous faire précéder d'aucune lettre.</p>
-
-<p>Lorsque nous approchâmes de la Varenne, nous mîmes pied à terre, et,
-envoyant la chaise de poste par le plus long chemin, nous prîmes à
-travers bois. Quand je vis les arbres du parc élever leurs têtes
-vénérables au-dessus des bois taillis comme une grave phalange de
-druides au milieu d'une multitude prosternée, mon cœur battit si fort,
-que je fus forcé de m'arrêter.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! me dit Marcasse en se retournant d'un air presque sévère,
-et comme s'il m'eût reproché ma faiblesse.</p>
-
-<p>Mais, un instant après, je vis sa physionomie également compromise par
-une émotion inattendue. Un petit glapissement plaintif et le frôlement
-d'une queue de renard dans ses jambes l'ayant fait tressaillir, il jeta
-un grand cri en reconnaissant Blaireau. Le pauvre animal avait senti son
-maître de loin, il était accouru avec l'agilité de sa première
-jeunesse pour se rouler à nos pieds. Nous crûmes un instant qu'il
-allait y mourir, car il resta immobile et comme crispé sous la main
-caressante de Marcasse; puis tout à coup, se relevant comme frappé
-d'une idée digne d'un homme, il repartit avec la rapidité de l'éclair
-et se dirigea vers la cabane de Patience.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, va avertir mon ami, brave chien! s'écria Marcasse; plus ami que
-toi serait plus qu'homme.</p>
-
-<p>Il se retourna vers moi, et je vis deux grosses larmes rouler sur les
-joues de l'impassible hidalgo.</p>
-
-<p>Nous doublâmes le pas jusqu'à la cabane. Elle avait subi de notables
-améliorations; un joli jardin rustique, clos par une haie vive adossée
-à des quartiers de roc, s'étendait autour de la maisonnette; nous
-arrivâmes, non plus par un sentier pierreux, mais par une belle allée,
-aux deux côtés de laquelle des légumes splendides s'étalaient en
-lignes régulières comme une armée en ordre de marche. Un bataillon de
-choux composait l'avant-garde; les carottes et les salades formaient le
-corps principal, et, le long de la haie, l'oseille modeste formait le
-cortège. De jolis pommiers, déjà forts, inclinaient sur ces plantes
-leur parasol de verdure, et les poiriers en quenouille, alternant avec
-les poiriers en éventail, les bordures de thym et de sauge baisant le
-pied des tournesols et des giroflées, trahissaient dans Patience un
-singulier retour à des idées d'ordre social et à des habitudes de
-luxe.</p>
-
-<p>Ce changement était si notable, que je croyais ne plus trouver Patience
-dans cette habitation. Une inquiétude plus grave encore commençait à
-me gagner; elle se changea presque en certitude, lorsque je vis deux
-jeunes gens du village occupés à tailler des espaliers. Notre
-traversée avait duré plus de quatre mois, et il y en avait bien six
-que nous n'avions entendu parler du solitaire. Mais Marcasse ne
-ressentait aucune crainte; Blaireau lui avait dit que Patience vivait,
-et les traces du petit chien fraîchement marquées sur le sable de
-l'allée attestaient la direction qu'il avait prise. Néanmoins, j'avais
-tellement peur de voir troubler la joie d'un pareil jour, que je n'osai
-pas faire une question aux jardiniers de Patience et que je suivis en
-silence l'hidalgo, dont l'œil attendri se promenait sur ce nouvel
-Éden, et dont la bouche discrète ne laissait échapper que le mot
-<i>changement</i>, plusieurs fois répété.</p>
-
-<p>Enfin l'impatience me prit: l'allée était interminable, bien que très
-courte en réalité, et je me mis à courir, le cœur bondissant
-d'émotion.</p>
-
-<p>&mdash;Edmée, me disais-je, est peut-être là!</p>
-
-<p>Elle n'y était pourtant pas, et je n'entendis que la voix du solitaire
-qui disait:</p>
-
-<p>&mdash;Ah çà! qu'est-ce qu'il y a donc? ce pauvre chien est-il devenu
-enragé? À bas, Blaireau! Vous n'auriez pas tourmenté votre maître de
-la sorte. Ce que c'est que de gâter les gens!</p>
-
-<p>&mdash;Blaireau n'est pas enragé, dis-je en entrant; êtes-vous donc devenu
-sourd à l'approche d'un ami, maître Patience!</p>
-
-<p>Patience laissa retomber sur la table une pile d'argent qu'il était en
-train de compter, et vint à moi avec son ancienne cordialité. Je
-l'embrassai; il fut surpris et touché de ma joie; puis, me regardant de
-la tête aux pieds, il s'émerveillait du changement opéré dans ma
-personne, lorsque Marcasse parut sur le seuil de la porte.</p>
-
-<p>Alors Patience, avec une expression sublime, s'écria en levant sa large
-main vers le ciel:</p>
-
-<p>&mdash;Les paroles du Cantique! Maintenant, je puis mourir: mes yeux ont vu
-celui que j'attendais.</p>
-
-<p>L'hidalgo ne dit rien; il leva son chapeau comme de coutume, et,
-s'asseyant sur une chaise, il devint pâle et ferma les yeux. Son chien
-sauta sur ses genoux en témoignant sa tendresse par des essais de
-petits cris qui se changeaient en éternuements multipliés (vous savez
-qu'il était <i>muet de naissance</i>). Tout tremblant de vieillesse et de
-joie, il allongea son nez pointu vers le long nez de son maître; mais
-son maître ne lui répondit pas comme à l'ordinaire:</p>
-
-<p>&mdash;À bas, Blaireau!</p>
-
-<p>Marcasse était évanoui.</p>
-
-<p>Cette âme aimante, qui ne savait pas plus que celle de Blaireau se
-manifester par la parole, succombait sous le poids de son bonheur.
-Patience courut lui chercher un grand pichet de vin du pays, de seconde
-année, c'est-à-dire du plus vieux et du meilleur possible; il lui en
-fit avaler quelques gouttes dont la verdeur le ranima. L'hidalgo excusa
-sa faiblesse en l'attribuant à la fatigue et à la chaleur; il ne
-voulut ou ne sut pas l'attribuer à son véritable motif. Il est des
-âmes qui s'éteignent, après avoir brûlé pour tout ce qu'il y a de
-beau et de grand dans l'ordre moral, sans avoir trouvé le moyen et
-même sans avoir senti le besoin de se manifester aux autres.</p>
-
-<p>Quand les premiers élans furent calmés chez Patience, qui était aussi
-expansif que son ami l'était peu:</p>
-
-<p>&mdash;Ah çà! me dit-il, je vois, mon officier, que vous n'avez pas envie
-de rester ici longtemps. Allons donc vite où vous êtes pressé
-d'arriver. On va être bien surpris et bien content, je vous jure.</p>
-
-<p>Nous pénétrâmes dans le parc, et, en le traversant, Patience nous
-expliqua le changement survenu dans son habitation et dans sa vie.</p>
-
-<p>&mdash;Quant à moi, vous voyez que je n'ai pas changé, nous dit-il. Même
-tenue, mêmes allures; et, si je vous ai servi du vin tout à l'heure,
-je n'ai pas cessé pour cela de boire de l'eau. Mais j'ai de l'argent et
-des terres, et des ouvriers, da! Eh bien, tout cela, c'est malgré moi,
-comme vous allez le savoir. Il y a trois ans environ, M<sup>lle</sup> Edmée me
-parla de l'embarras où elle était de faire la charité à propos.
-L'abbé était aussi malhabile qu'elle. On les trompait tous les jours
-en leur tirant de l'argent pour en faire un méchant usage, tandis que
-des journaliers fiers et laborieux manquaient de tout sans qu'on pût le
-savoir. Elle craignait de les humilier en allant s'enquérir de leurs
-besoins, et, lorsque de mauvais sujets s'adressaient à elle, elle
-aimait mieux être leur dupe que de se tromper au détriment de la
-charité. De cette manière elle dépensait beaucoup d'argent et faisait
-peu de bien. Je lui fis alors entendre que l'argent était la chose la
-moins nécessaire aux nécessiteux; que ce qui rendait les hommes
-vraiment malheureux, ce n'était pas de ne pouvoir se vêtir mieux que
-les autres, aller au cabaret le dimanche, étaler à la grand'messe un
-bas bien blanc avec une jarretière rouge sur le genou, de ne pouvoir
-dire: «Ma jument, ma vache, ma vigne, mon grenier, etc.», mais bien
-d'avoir <i>le corps faible et la saison dure</i>, de ne pouvoir se préserver
-du froid, du chaud, des maladies, <i>de la grand'soif et de la
-grand'faim.</i> Je lui dis donc de ne pas juger de la force et de la santé
-des paysans d'après moi, mais d'aller s'informer elle-même de leurs
-maladies et de ce qui manquait à leur ménage. Ces gens-là ne sont pas
-philosophes; ils ont de la vanité, ils aiment la braverie, mangent le
-peu qu'ils gagnent pour paraître, et n'ont pas la prévoyance de se
-priver d'un petit plaisir pour mettre en réserve une ressource contre
-les grands besoins. Enfin ils ne savent pas gouverner l'argent; ils vous
-disent qu'ils ont des dettes, et, s'il est vrai qu'ils en aient, il
-n'est pas vrai qu'ils emploient à les payer l'argent que vous leur
-donnez. Ils ne songent pas au lendemain, ils payent l'intérêt aussi
-haut qu'on veut le leur faire payer, et ils achètent avec votre argent
-une chènevière ou un mobilier, afin que les voisins s'étonnent et
-soient jaloux. Cependant les dettes augmentent tous les ans, et, au bout
-du compte, il faut vendre chènevière et mobilier, parce que le
-créancier, qui est toujours un d'entre eux, veut son remboursement ou
-de tels intérêts qu'on ne peut y suffire. Tout s'en va, le fonds
-emporte le fonds; les intérêts ont emporté le revenu; on est vieux,
-on ne peut plus travailler. Les enfants vous abandonnent, parce que vous
-les avez mal élevés et qu'ils ont les mêmes passions et les mêmes
-vanités que vous; il vous faut prendre une besace et aller de porte en
-porte demander du pain, parce que vous êtes habitué au pain et ne
-sauriez sans mourir manger des racines comme le sorcier Patience, rebut
-de la nature, que tout le monde hait et méprise, parce qu'il ne s'est
-pas fait mendiant.</p>
-
-<p>«Le mendiant, au reste, n'est guère plus malheureux que le journalier,
-moins peut-être. Il n'a plus ni bonne ni sotte fierté, il ne souffre
-plus. Les gens du pays sont bons; aucun <i>besacier</i> ne manque d'un gîte
-et d'un souper en faisant sa ronde, les paysans lui chargent le dos de
-morceaux de pain, si bien qu'il peut nourrir volaille et pourceaux dans
-la petite cahute où il laisse un enfant et une vieille parente pour
-soigner son bétail. Il y revient toutes les semaines passer deux ou
-trois jours à ne rien faire et à compter les pièces de deux sous
-qu'il a reçues. Cette pauvre monnaie lui sert souvent à satisfaire des
-besoins superflus que l'oisiveté engendre. Un métayer prend bien
-rarement du tabac; beaucoup de mendiants ne peuvent s'en passer et en
-demandent avec plus d'avidité que du pain. Ainsi le mendiant n'est pas
-plus à plaindre que le travailleur; mais il est corrompu et débauché
-quand il n'est pas méchant et féroce, ce qui, du reste, est assez
-rare.</p>
-
-<p>«&mdash;Voici donc ce qu'il faudrait faire, disais-je à Edmée; et l'abbé
-m'a dit que cela était l'avis de vos philosophes. Il faudrait que les
-personnes qui font comme vous beaucoup de charités particulières les
-fissent sans consulter la fantaisie de celui qui demande, mais bien
-après avoir reconnu ses véritables besoins.</p>
-
-<p>«Edmée m'objecta que cette connaissance-là lui serait impossible,
-qu'il y faudrait passer toutes ses journées, et abandonner M. le
-chevalier, qui se fait vieux, et qui ne peut plus lire ni rien faire
-sans les yeux et la tête de sa fille. L'abbé aimait trop à
-s'instruire pour son compte dans les livres des savants, pour avoir du
-temps de reste.</p>
-
-<p>«&mdash;Voilà à quoi sert toute la science de la vertu, lui dis-je, elle
-fait qu'on oublie d'être vertueux.</p>
-
-<p>«&mdash;Tu as bien raison, repartit Edmée; mais comment faire?</p>
-
-<p>«Je promis d'y songer, et voici ce que j'imaginai. Je me promenai tous
-les jours du côté des terres, au lieu de me promener comme d'habitude
-du côté des bois. Cela me coûta beaucoup; j'aime à être seul, et
-partout je fuyais l'homme depuis tant d'années, que je n'en sais plus
-le compte. Enfin, c'était un devoir, je le fis. J'approchai des
-maisons, m'enquis d'abord par-dessus la haie et puis jusque dans
-l'intérieur des habitations, et comme par manière de conversation, de
-ce que je voulais savoir. D'abord on me reçut comme un chien perdu en
-temps de sécheresse, et je vis, avec un chagrin que j'eus bien de la
-peine à cacher, la haine et la méfiance sur toutes ces figures. Je
-n'avais pas voulu vivre avec les hommes, mais je les aimais; je les
-savais plus malheureux que méchants; j'avais passé tout mon temps à
-m'affliger de leurs maux, à m'indigner contre ceux qui les causaient;
-et, quand pour la première fois j'entrevoyais la possibilité de faire
-quelque chose pour quelques-uns, ceux-là fermaient bien vite leur porte
-du plus loin qu'ils m'apercevaient, et leurs enfants, de beaux enfants
-que j'aime tant! se cachaient dans les fossés pour n'avoir pas la
-fièvre que je donnais, disait-on, avec le regard. Cependant, comme on
-savait l'amitié qu'Edmée avait pour moi, on n'osa pas me repousser
-ouvertement, et je vins à bout de savoir ce qui nous intéressait. Elle
-apporta remède à tous les maux que je lui fis connaître. Une maison
-était lézardée, et, tandis que la jeune fille portait un tablier de
-cotonnade à quatre livres l'aune, la pluie tombait sur le lit de la
-grand'mère et sur le berceau des petits enfants: on fit réparer les
-toits et les murailles, les matériaux furent fournis et les ouvriers
-payés par nous; mais plus d'argent pour les beaux tabliers. Ailleurs,
-une vieille femme était réduite à mendier, parce qu'elle n'avait
-écouté que son cœur en donnant son bien à ses enfants, qui la
-mettaient à la porte ou lui rendaient la vie si dure à la maison
-qu'elle aimait mieux vagabonder. Nous nous fîmes les avocats de la
-vieille, avec menace de porter, à nos frais, l'affaire devant les
-tribunaux, et nous obtînmes pour elle une pension que nous augmentâmes
-de nos deniers quand elle ne suffisait pas. Nous amenâmes plusieurs
-vieillards, qui se trouvaient dans la même position, à s'associer et
-à se mettre en pension chez l'un d'entre eux, à qui nous fîmes un
-petit fonds, et qui, ayant de l'industrie et de l'ordre, fit de bonnes
-affaires, à tel point que ses enfants vinrent faire leur paix et
-demander à l'aider dans son établissement.</p>
-
-<p>«Nous fîmes bien d'autres choses encore dont le détail serait trop
-long et que vous verrez de reste. Je dis <i>nous</i>, parce que peu à peu,
-quoique je ne voulusse me mêler de rien au delà de ce que j'avais
-fait, je fus entraîné et forcé à faire davantage, à me mêler de
-beaucoup de choses, et finalement de tout. Bref, c'est moi qui prends
-les informations, qui dirige les travaux et qui fais les négociations.
-M<sup>lle</sup> Edmée a voulu qu'il y eût de l'argent dans mes mains, que je
-pusse en disposer sans la consulter d'avance; c'est ce que je ne me suis
-jamais permis, et aussi jamais elle ne m'a contredit une seule fois dans
-mes idées. Mais tout cela, voyez-vous, m'a donné bien de la fatigue et
-bien du souci. Depuis que les habitants savent que je suis un <i>petit
-Turgot</i>, ils se sont mis ventre à terre devant moi, et cela m'a fait de
-la peine. J'ai donc des amis dont je ne me soucie pas, et j'ai aussi des
-ennemis dont je me passerais bien. Les <i>faux besogneux</i> m'en veulent de
-ne pas être leur dupe; il y a des indiscrets et des gens sans vertu qui
-trouvent qu'on fait toujours trop pour les autres, jamais assez pour
-eux. Au milieu de ce bruit et de ces tracasseries, je ne me promène
-plus la nuit, je ne dors plus le jour; je suis <i>monsieur</i> Patience, et
-non plus le sorcier de la tour Gazeau, mais je ne suis plus le
-solitaire; et, croyez-moi, je voudrais de tout mon cœur être né
-égoïste, et jeter là le collier pour retourner à ma vie sauvage et
-à ma liberté.»</p>
-
-<p>Patience nous ayant fait ce récit, nous lui fîmes compliment; mais
-nous nous permîmes une objection contre sa prétendue abnégation
-personnelle; ce jardin magnifique attestait une transaction avec les
-<i>nécessités superflues</i> dont il avait toute sa vie déploré l'usage
-chez les autres.</p>
-
-<p>&mdash;Cela? dit-il en allongeant le bras du côté de son enclos. Cela ne me
-regarde pas; ils l'ont fait malgré moi; mais, comme c'étaient de
-braves gens et que mon refus les affligeait, j'ai été forcé de le
-souffrir. Sachez que, si j'ai fait bien des ingrats, j'ai fait aussi
-quelques heureux reconnaissants. Or deux ou trois familles auxquelles
-j'ai rendu service ont cherché tous les moyens possibles de me faire
-plaisir; et, comme je refusais tout, on a imaginé de me surprendre. Une
-fois, j'avais été passer plusieurs jours à la Berthenoux pour une
-affaire de confiance dont on m'avait chargé; car on est venu à me
-supposer un grand esprit, tant les gens sont portés à passer d'une
-extrémité à l'autre. Quand je revins, je trouvai ce jardin tracé,
-planté et fermé comme vous l'avez vu. J'eus beau me fâcher, dire que
-je ne voulais pas travailler, que j'étais trop vieux, et que le plaisir
-de manger quelques fruits de plus ne valait pas la peine que ce jardin
-allait me coûter à l'entretenir; on n'en tint compte et on l'acheva,
-en me déclarant que je n'aurais rien à y faire, parce qu'on se
-chargeait de le cultiver pour moi. En effet, depuis deux ans, les braves
-gens n'ont pas manqué de venir, tantôt celui-ci, tantôt celui-là,
-passer dans chaque saison le temps nécessaire à son parfait entretien.
-Au reste, quoique je n'aie rien changé à ma manière de vivre, le
-produit de ce jardin m'a été utile: j'ai pu nourrir pendant l'hiver
-plusieurs pauvres avec mes légumes; les fruits me servent à gagner
-l'amitié des petits enfants, qui ne crient plus <i>au loup</i> quand ils me
-voient, et qui s'enhardissent jusqu'à venir embrasser le sorcier. On
-m'a aussi forcé d'accepter du vin et de temps en temps du pain blanc et
-des fromages de vache; mais tout cela ne me sert qu'à faire politesse
-aux anciens du village, quand ils viennent m'exposer les besoins de
-l'endroit et me charger d'en informer le château. Ces honneurs ne me
-tournent pas la tête, voyez-vous; et même je puis dire que, quand
-j'aurai fait à peu près tout ce que j'ai à faire, je laisserai là
-les soucis de la grandeur et je retournerai à la vie du philosophe,
-peut-être à la tour Gazeau, qui sait?</p>
-
-<p>Nous touchions au terme de notre marche. En mettant le pied sur le
-perron du château, je joignis les mains, et, saisi d'un sentiment
-religieux, j'invoquai le ciel avec une sorte de terreur. Je ne sais quel
-vague effroi se réveilla; j'imaginai tout ce qui pouvait m'empêcher
-d'être heureux, et j'hésitai à franchir le seuil de la maison, puis
-je m'élançai. Un nuage passa devant mes yeux, un bourdonnement remplit
-mes oreilles. Je rencontrai Saint-Jean, qui, ne me reconnaissant pas,
-fit un grand cri et se jeta devant moi pour m'empêcher d'entrer sans
-être annoncé; je le poussai hors de mon chemin, et il tomba consterné
-sur une chaise dans l'antichambre, tandis que je gagnais la porte du
-salon avec impétuosité. Mais, au moment de la pousser brusquement, je
-m'arrêtai saisi d'un nouvel effroi et j'ouvris si timidement,
-qu'Edmée, occupée à broder au métier, ne leva pas les yeux, croyant
-reconnaître dans ce léger bruit la manière respectueuse de
-Saint-Jean. Le chevalier dormait et ne s'éveilla pas. Ce vieillard,
-grand et maigre comme tous les Mauprat, était affaissé sur lui-même,
-et sa tête pâle et ridée, que l'insensibilité du tombeau semblait
-avoir déjà enveloppée, ressemblait à une des figures anguleuses, en
-chêne sculpté, qui ornaient le dossier de son grand fauteuil. Il avait
-les pieds allongés devant un feu de sarment, quoique le soleil fût
-chaud et qu'un clair rayon tombât sur sa tête blanche et la fît
-briller comme l'argent. Comment vous peindrais-je ce que me fit
-éprouver l'attitude d'Edmée? Elle était penchée sur sa tapisserie,
-et de temps en temps elle levait les yeux sur son père pour interroger
-les moindres mouvements de son sommeil. Mais que de patience et de
-résignation dans tout son être! Edmée n'aimait pas les travaux
-d'aiguille; elle avait l'esprit trop sérieux pour attacher de
-l'importance à l'effet d'une nuance à côté d'une nuance et à la
-régularité d'un point pressé contre un autre point. D'ailleurs, elle
-avait le sang impétueux; et, quand son esprit n'était pas absorbé par
-le travail de l'intelligence, il lui fallait de l'exercice et le grand
-air. Mais, depuis que son père, en proie aux infirmités de la
-vieillesse, ne quittait presque plus son fauteuil, elle ne quittait plus
-son père un seul instant; et, ne pouvant toujours lire et vivre par
-l'esprit, elle avait senti la nécessité d'adopter ces occupations
-féminines, «qui sont, disait-elle, les amusements de la captivité».
-Elle avait donc vaincu son caractère d'une manière héroïque. Dans
-une de ces luttes obscures qui s'accomplissent souvent sous nos yeux
-sans que nous en soupçonnions le mérite, elle avait fait plus que de
-dompter son caractère, elle avait changé jusqu'à la circulation de
-son sang. Je la trouvai maigrie, et son teint avait perdu cette
-première fleur de la jeunesse, qui est comme la fraîche vapeur que
-l'haleine du matin dépose sur les fruits et qui s'enlève au moindre
-choc extérieur, bien que l'ardeur du soleil l'ait respectée. Mais il y
-avait dans cette pâleur précoce et dans cette maigreur un peu maladive
-un charme indéfinissable; son regard, plus enfoncé et toujours
-impénétrable, avait moins de fierté et plus de mélancolie
-qu'autrefois; sa bouche, plus mobile, avait le sourire plus fin et moins
-dédaigneux. Lorsqu'elle me parla, il me sembla voir deux personnes en
-elle, l'ancienne et la nouvelle; et, au lieu d'avoir perdu de sa
-beauté, je trouvai qu'elle avait complété l'idéal de la perfection.
-J'ai pourtant ouï dire alors à plusieurs personnes qu'elle avait
-<i>beaucoup changé</i>; ce qui voulait dire, selon elles, qu'elle avait
-beaucoup perdu. Mais la beauté est comme un temple dont les profanes ne
-voient que les richesses extérieures. Le divin mystère de la pensée
-de l'artiste ne se relève qu'aux grandes sympathies, et le moindre
-détail de l'œuvre sublime renferme une inspiration qui échappe à
-l'intelligence du vulgaire. Un de vos modernes écrivains a dit cela, je
-crois, en d'autres termes et beaucoup mieux. Quant à moi, dans aucun
-moment de sa vie je n'ai trouvé Edmée moins belle que dans un autre
-moment; jusque dans les heures de souffrance où la beauté semble
-effacée dans le sens matériel, la sienne se divinisait à mes yeux et
-me révélait une nouvelle beauté morale dont le reflet éclairait son
-visage. Au reste, je suis doué médiocrement sous le rapport des arts,
-et, si j'avais été peintre, je n'aurais pu reproduire qu'un seul type,
-celui dont mon âme était remplie; car une seule femme m'a semblé
-belle dans le cours de ma longue vie: ce fut Edmée.</p>
-
-<p>Je restai quelques instants à la regarder, pâle et touchante, triste,
-mais calme, vivante image de la piété filiale, de la force enchaînée
-par l'affection; puis je m'élançai et tombai à ses pieds sans pouvoir
-dire un mot. Elle ne fit pas un cri, pas une exclamation; mais elle
-entoura ma tête dans ses deux bras et la tint longtemps serrée contre
-sa poitrine. Dans cette forte étreinte, dans cette joie muette, je
-reconnus le sang de ma race, je sentis ma sœur. Le bon chevalier,
-réveillé en sursaut, l'œil fixe, le coude appuyé sur son genou et le
-corps plié en avant, nous regardait en disant:</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, qu'est-ce donc que cela?</p>
-
-<p>Il ne pouvait voir mon visage caché dans le sein d'Edmée; elle me
-poussa vers lui, et il me serra dans ses bras affaissés avec un élan
-de tendresse généreuse qui lui rendit un instant la vigueur de la
-jeunesse.</p>
-
-<p>Vous pouvez imaginer les questions dont on m'accabla et les soins qui me
-furent prodigués. Edmée était pour moi une mère véritable. Cette
-bonté expansive et confiante avait tant de sainteté, que, pendant
-toute cette journée, je n'eus pas auprès d'elle d'autres pensées que
-celles que j'aurais eues si j'avais été réellement son fils.</p>
-
-<p>Je fus vivement touché du soin qu'on prit d'enjoliver à l'abbé la
-surprise de mon retour; j'y vis une preuve certaine de la joie qu'il en
-devait ressentir. On me fit cacher sous le métier d'Edmée et on me
-couvrit de la grande toile verte dont elle enveloppait son ouvrage.
-L'abbé s'assit tout près de moi, et je lui fis faire un cri en lui
-prenant les jambes. C'était une plaisanterie que j'avais l'habitude de
-lui faire autrefois; et, lorsque je sortis de ma cachette, en renversant
-brusquement le métier et en faisant rouler tous les pelotons de laine
-sur le parquet, il y eut sur son visage une expression de joie et de
-terreur tout à fait bizarre.</p>
-
-<p>Mais je vous tiens quittes de toutes ces scènes d'intérieur, sur
-lesquelles ma mémoire se reporte malgré moi avec trop de complaisance.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="XVII">XVII</a></h4>
-
-
-<p>Un immense changement s'était opéré en moi dans le cours de six
-années. J'étais un homme à peu près semblable aux autres; les
-instincts étaient parvenus à s'équilibrer presque avec les
-affections, et les impressions avec le raisonnement. Cette éducation
-sociale s'était faite naturellement. Je n'avais eu qu'à accepter les
-leçons de l'expérience et les conseils de l'amitié. Il s'en fallait
-de beaucoup que je fusse un homme instruit; mais j'étais arrivé à
-pouvoir acquérir rapidement une instruction solide. J'avais sur toute
-chose des notions aussi claires qu'on pouvait les avoir de mon temps. Je
-sais que, depuis cette époque, la science de l'homme a fait des
-progrès réels; je les ai suivis de loin et je n'ai jamais songé à
-les nier. Or, comme je ne vois pas tous les hommes de mon âge se
-montrer aussi raisonnables, j'aime à croire que j'ai été mis de bonne
-heure dans une voie assez droite, puisque je ne me suis pas arrêté
-dans l'impasse des erreurs et des préjugés.</p>
-
-<p>Les progrès de mon esprit et de ma raison parurent satisfaire Edmée.</p>
-
-<p>&mdash;Je n'en suis pas étonnée, me dit-elle; vos lettres me l'avaient
-appris; mais j'en jouis avec un orgueil maternel.</p>
-
-<p>Mon bon oncle n'avait plus la force de se livrer, comme autrefois, à
-d'orageuses discussions, et je crois vraiment que, s'il eût conservé
-cette force, il eût un peu regretté de ne plus retrouver en moi
-l'antagoniste infatigable qui l'avait tant contrarié jadis. Il fit
-même quelques essais de contradiction pour m'éprouver; mais j'eusse
-regardé alors comme un crime de lui donner ce dangereux plaisir. Il eut
-un peu d'humeur et trouva que je le traitais trop en vieillard. Pour le
-consoler, je détournai la conversation vers l'histoire du passé qu'il
-avait traversé, et je l'interrogeai sur beaucoup de points ou son
-expérience le servait mieux que mes lumières. De cette manière,
-j'acquis de bonnes notions sur l'esprit de conduite dans les affaires
-personnelles, et je satisfis pleinement son légitime amour-propre. Il
-me prit en amitié par sympathie, comme il m'avait adopté par
-générosité naturelle et par esprit de famille. Il ne me cacha pas que
-son plus grand désir, avant de s'endormir du sommeil éternel, était
-de me voir devenir l'époux d'Edmée; et, lorsque je lui répondis que
-c'était l'unique pensée de ma vie, l'unique vœu de mon âme:</p>
-
-<p>&mdash;Je le sais, je le sais, me dit-il; tout dépend d'elle, et je crois
-qu'elle n'a plus de motifs d'hésitation. Je ne vois pas, ajouta-t-il
-après un instant de silence et avec un peu d'humeur, ceux qu'elle
-pourrait alléguer à présent.</p>
-
-<p>D'après cette parole, la première qui lui fût échappée sur le sujet
-qui m'intéressait le plus, je vis que, depuis longtemps, il était
-favorable à mes désirs et que l'obstacle, s'il en existait encore un,
-venait d'Edmée. La dernière réflexion de mon oncle impliquait un
-doute que je n'osai pas chercher à éclaircir et qui me laissa beaucoup
-d'inquiétude. La fierté chatouilleuse d'Edmée m'inspirait tant de
-crainte, sa bonté ineffable m'imposait tant de respect, que je n'osai
-lui demander ouvertement de se prononcer sur mon sort. Je pris le parti
-d'agir comme si je n'eusse pas entretenu d'autre espérance que celle
-d'être à jamais son frère et son ami.</p>
-
-<p>Un événement qui fut longtemps inexplicable vint faire diversion
-pendant quelques jours à mes pensées. Je m'étais d'abord refusé à
-aller prendre possession de la Roche-Mauprat.</p>
-
-<p>&mdash;Il faut absolument, m'avait dit mon oncle, que vous alliez voir les
-améliorations que j'ai faites à votre domaine, les terres qu'on a
-mises en bon état de culture, le cheptel que j'ai recomposé dans
-chacune de vos métairies. Vous devez enfin vous mettre au courant de
-vos affaires, montrer à vos paysans que vous vous intéressez à leurs
-travaux; autrement, après ma mort, tout ira de mal en pis, vous serez
-forcé d'affermer, ce qui vous rapportera peut-être davantage, mais
-diminuera la valeur de votre fonds. Je suis trop vieux maintenant pour
-aller surveiller votre bien. Il y a deux ans que je n'ai pu quitter
-cette misérable robe de chambre; l'abbé n'y entend rien; Edmée est
-une excellente tête, mais elle ne peut pas se décider à aller dans
-cet endroit-là; elle dit qu'elle y a eu trop peur, ce qui est un
-enfantillage.</p>
-
-<p>&mdash;Je sens que je dois montrer plus de courage, lui répondis-je; et
-pourtant, mon bon oncle, ce que vous me prescrivez est pour moi la chose
-la plus rude qui soit au monde. Je n'ai pas mis le pied sur cette terre
-maudite depuis le jour où j'en suis sorti arrachant Edmée à ses
-ravisseurs. Il me semble que vous me chassez du ciel pour m'envoyer
-visiter l'enfer.</p>
-
-<p>Le chevalier haussa les épaules; l'abbé me conjura de prendre sur moi
-de le satisfaire; c'était une véritable contrariété pour mon bon
-oncle que ma résistance. Je me soumis, et, résolu à me vaincre, je
-pris congé d'Edmée pour deux jours. L'abbé voulait m'accompagner pour
-me distraire des tristes pensées qui allaient m'assiéger; mais je me
-fis scrupule de l'éloigner d'Edmée pendant ce court espace de temps;
-je savais combien il lui était nécessaire. Attachée comme elle
-l'était au fauteuil du chevalier, sa vie était si grave, si retirée,
-que le plus petit événement s'y faisait sentir. Chaque année avait
-augmenté son isolement, et il était devenu à peu près complet depuis
-que la caducité du chevalier avait chassé de sa table les chansons et
-les bons mots, enfants joyeux du vin. Il avait été grand chasseur, et
-la Saint-Hubert, se trouvant précisément sa fête, avait rassemblé
-jadis autour de lui, à cette époque, toute la noblesse du pays.
-Longtemps les cours avaient retenti des hurlements de la meute;
-longtemps les écuries avaient serré deux longues files de chevaux
-fringants entre leurs stalles luisantes; longtemps la voix du cor avait
-plané sur les grands bois d'alentour ou sonné la fanfare sous les
-fenêtres de la grande salle, à chaque toast de la brillante compagnie.
-Mais ces beaux jours avaient disparu depuis longtemps; le chevalier ne
-chassait plus, et l'espoir d'obtenir la main de sa fille ne retenait
-plus autour de son fauteuil les jeunes gens ennuyés de sa vieillesse,
-de ses attaques de goutte et des histoires qu'il redisait le soir, ne se
-souvenant plus de les avoir dites le matin. Le refus obstiné d'Edmée
-et le renvoi de M. de La Marche avaient causé bien de la surprise et
-donné lieu à bien des recherches de curiosité. Un jeune homme
-amoureux d'elle, éconduit comme les autres et poussé par un sot et
-lâche orgueil à se venger de la seule femme de sa classe qui, selon
-lui, eût osé le repousser, découvrit qu'Edmée avait été enlevée
-par les <i>coupe-jarrets</i>, et fit courir le bruit qu'elle avait passé une
-nuit d'orgie à la Roche-Mauprat. C'est tout au plus s'il daigna dire
-qu'elle n'avait cédé qu'à la violence. Edmée imposait trop de
-respect et d'estime pour qu'on l'accusât de complaisance avec les
-brigands; mais elle passa bientôt pour avoir été victime de leur
-brutalité. Marquée d'une tache ineffaçable, elle ne fut plus
-recherchée de personne. Mon absence ne servit qu'à confirmer cette
-opinion. Je l'avais sauvée de la mort, disait-on, mais non pas de la
-honte, et je ne pouvais en faire ma femme; j'en étais amoureux, et je
-la fuyais pour ne pas succomber à la tentation de l'épouser. Tout cela
-avait tant de vraisemblance, qu'il eût été difficile de faire
-accepter au public la véritable version. Elle le fut d'autant moins
-qu'Edmée n'avait pas voulu agir en conséquence et faire cesser les
-méchants bruits en donnant sa main à un homme qu'elle ne pouvait pas
-aimer. Telles étaient les causes de son isolement; je ne les sus bien
-que plus tard. Mais, voyant l'intérieur si austère du chevalier et la
-sérénité si mélancolique d'Edmée, je craignis de faire tomber une
-feuille sèche sur cette onde endormie, et je suppliai l'abbé de rester
-auprès d'elle jusqu'à mon retour. Je ne pris avec moi que mon fidèle
-sergent Marcasse, qu'Edmée n'avait pas voulu laisser s'éloigner de
-moi, et qui partageait désormais la cabane élégante et la vie
-administrative de Patience.</p>
-
-<p>J'arrivai à la Roche-Mauprat, par une soirée brumeuse, aux premiers
-jours de l'automne; le soleil était voilé, la nature s'assoupissait
-dans le silence et dans la brume; les plaines étaient désertes, l'air
-seul était rempli du mouvement et du bruit des grandes phalanges
-d'oiseaux de passage; les grues dessinaient dans le ciel des triangles
-gigantesques, et les cigognes, passant à une hauteur incommensurable,
-remplissaient les nuées de cris mélancoliques qui planaient sur les
-campagnes attristées comme le chant funèbre des beaux jours. Pour la
-première fois de l'année, je sentis le froid de l'atmosphère, et je
-crois que tous les hommes sont saisis d'une tristesse instinctive à
-l'approche de la saison rigoureuse. Il y a dans les premiers frimas
-quelque chose qui rappelle à l'homme la prochaine dispersion des
-éléments de son être.</p>
-
-<p>Nous avions traversé les bois et les bruyères, mon compagnon et moi,
-sans nous dire une seule parole; nous avions fait un long détour pour
-éviter la tour Gazeau, que je ne me sentais pas la force de revoir. Le
-soleil se couchait dans des voiles gris quand nous franchîmes la herse
-de la Roche-Mauprat. Cette herse était brisée; le pont ne se levait
-plus et ne donnait plus passage qu'à de paisibles troupeaux et à leurs
-insouciants <i>pâtours.</i> Les fossés étaient à demi comblés, et déjà
-l'oseraie bleuâtre étendait ses rameaux flexibles sur les basses eaux;
-l'ortie croissait au pied des tours écroulées, et les traces du feu
-semblaient encore fraîches sur les murs. Les bâtiments de ferme
-étaient tous renouvelés, et la basse-cour, pleine de bétail, de
-volailles, d'enfants, de chiens de berger et d'instruments aratoires,
-contrastait avec cette sombre enceinte, où je croyais encore voir
-monter la flamme rouge des assaillants et couler le sang noir des
-Mauprat.</p>
-
-<p>Je fus reçu avec la cordialité tranquille et un peu froide des paysans
-du Berry. On n'essaya pas de me plaire, mais on ne me laissa manquer de
-rien. Je fus installé dans le seul des anciens bâtiments qui n'eût
-pas été endommagé lors du siège du donjon, ou abandonné depuis
-cette époque à l'action du temps. C'était un corps de logis dont
-l'architecture massive remontait au X<sup>e</sup> siècle; la porte était plus
-petite que les fenêtres, et les fenêtres elles-mêmes donnaient si peu
-de jour, qu'il fallut allumer des flambeaux pour y pénétrer, quoique
-le soleil fût à peine couché. Ce bâtiment avait été restauré
-provisoirement pour servir de pied à terre au nouveau seigneur ou à
-ses mandataires. Mon oncle Hubert y était venu souvent surveiller mes
-intérêts tant que ses forces le lui avaient permis, et on me conduisit
-à la chambre qu'il s'était réservée et qui s'appelait désormais la
-chambre du maître. On y avait transporté tout ce qu'on avait sauvé de
-mieux de l'ancien ameublement; et, comme elle était froide et humide
-malgré tous les soins qu'on avait pris pour la rendre habitable, la
-servante du métayer me précéda, un tison dans une main et un fagot
-dans l'autre.</p>
-
-<p>Aveuglé par la fumée dont elle promenait le nuage autour de moi,
-trompé par la nouvelle porte qu'on avait percée sur un autre point de
-la cour et par certains corridors qu'on avait murés pour se dispenser
-de les entretenir, je parvins jusqu'à cette chambre sans rien
-reconnaître; il m'eut même été impossible de dire dans quelle partie
-des anciens bâtiments je me trouvais, tant le nouvel aspect de la cour
-déroutait mes souvenirs, tant mon âme assombrie et troublée était
-peu frappée des objets extérieurs.</p>
-
-<p>On alluma le feu tandis que, me jetant sur une chaise et cachant ma
-tête dans mes mains, je me laissais aller à de tristes rêveries.
-Cette situation n'était pourtant pas sans charme, tant le passé se
-revêt naturellement de formes embellies ou adoucies dans le cerveau des
-jeunes gens, maîtres présomptueux de l'avenir. Quand, à force de
-souffler sur son tison, la servante eut rempli la chambre d'une épaisse
-fumée, elle sortit pour aller chercher de la braise et me laissa seul.
-Marcasse était resté à l'écurie pour soigner nos chevaux. Blaireau
-m'avait suivi; couché devant l'âtre, il me regardait de temps en temps
-d'un air mécontent, comme pour me demander raison d'un si méchant
-gîte et d'un si pauvre feu.</p>
-
-<p>Tout à coup, en jetant les yeux autour de moi, il me sembla que ma
-mémoire se réveillait. Le feu, après avoir fait crier le bois vert,
-envoya un jet de flamme dans la cheminée, et toute la chambre fut
-éclairée d'une lueur brillante, mais agitée, qui donnait aux objets
-une apparence douteuse et bizarre. Blaireau se releva, tourna le dos au
-feu et s'assit entre mes jambes, comme s'il se fût attendu à quelque
-chose d'étrange et d'imprévu.</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="figcenter" style="width: 500px;">
-<a id="figure07"></a>
-<img src="images/figure07.jpg" width="500" alt="" />
-<p class="center">... <i>Jean Mauprat était debout auprès du lit</i>...&mdash;Dessin
-de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</p>
-</div>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>Je reconnus alors que ce lieu n'était autre que la chambre à coucher
-de mon grand-père Tristan, occupée depuis, pendant plusieurs années,
-par son fils aîné, le détestable Jean, mon plus cruel oppresseur, le
-plus fourbe et le plus lâche des coupe-jarrets. Je fus saisi d'un
-mouvement de terreur et de dégoût en reconnaissant les meubles et
-jusqu'au lit à colonnes enroulées, où mon grand-père avait rendu à
-Dieu son âme criminelle dans les tortures d'une lente agonie. Le
-fauteuil sur lequel j'étais assis était celui où Jean <i>le Tors</i>
-(comme il prenait plaisir, dans ses jours facétieux, à se nommer
-lui-même) s'asseyait pour méditer ses scélératesses ou pour rendre
-ses odieux arrêts. Je crus voir passer, en cet instant, les spectres de
-tous les Mauprat avec leurs mains sanglantes et leurs yeux hébétés
-par le vin. Je me levai et j'allais céder à l'horreur que j'éprouvais
-en prenant la fuite, lorsque, tout à coup, je vis se dresser devant moi
-une figure si distincte, si reconnaissable, si différente, par toutes
-les apparences de la réalité, des chimères dont je venais d'être
-assiégé, que je retombai sur mon siège, tout baigné d'une sueur
-froide. Jean Mauprat était debout auprès du lit. Il venait d'en
-sortir, car il tenait encore un pan du rideau entr'ouvert. Il me sembla
-le même qu'autrefois; seulement il était encore plus maigre, plus
-pâle et plus hideux; sa tête était rasée et son corps enveloppé
-d'un suaire de couleur sombre. Il me lança un regard infernal; un
-sourire haineux et méprisant effleura sa lèvre mince et flétrie. Il
-resta immobile, son œil étincelant attaché sur moi, et il semblait
-tout prêt à m'adresser la parole. J'étais convaincu, en cet instant,
-que ce que je voyais était un être vivant, un homme de chair et d'os;
-il est donc incroyable que je me sentisse glacé d'une terreur aussi
-puérile. Mais je le nierais en vain, et je n'ai jamais pu ensuite me
-l'expliquer à moi-même, j'étais enchaîné par la peur. Son regard me
-pétrifiait, ma langue était paralysée. Blaireau s'élança sur lui;
-alors il agita les plis de son lugubre vêtement, semblable a un linceul
-souillé de l'humidité du sépulcre, et je m'évanouis.</p>
-
-<p>Lorsque je revins à moi-même, Marcasse était auprès de moi et me
-relevait avec inquiétude. J'étais étendu à terre et raide comme un
-cadavre. J'eus beaucoup de peine à rassembler mes idées; mais,
-aussitôt que je pus me tenir sur mes jambes, je saisis Marcasse par le
-corps, et je l'entraînai précipitamment hors de la chambre maudite. Je
-faillis tomber plusieurs fois en descendant l'escalier à vis, et ce ne
-fut qu'en respirant dans la cour l'air du soir et la saine odeur des
-étables que je recouvrai l'usage de ma raison.</p>
-
-<p>Je n'hésitai pas à attribuer ce qui venait de se passer à une
-hallucination de mon cerveau. J'avais fait mes preuves de courage à la
-guerre, en présence de mon brave sergent; je ne rougissais pas devant
-lui d'avouer la vérité. Je répondis sincèrement à ses questions, et
-je lui peignis mon horrible vision avec de tels détails, qu'il en fut
-frappé à son tour comme d'une chose réelle, et répéta plusieurs
-fois d'un air pensif, en se promenant avec moi dans la cour:</p>
-
-<p>&mdash;Singulier, singulier!... étonnant!</p>
-
-<p>&mdash;Non, cela n'est pas étonnant, lui dis-je quand je me sentis tout à
-fait remis. J'ai éprouvé la sensation la plus douloureuse en venant
-ici; depuis plusieurs jours, je luttais pour surmonter la répugnance
-que j'éprouvais à revoir la Roche-Mauprat. J'ai eu le cauchemar la
-nuit dernière, et j'étais si fatigué et si triste en m'éveillant,
-que, si je n'eusse craint de montrer de la mauvaise volonté à mon
-oncle, j'aurais encore différé ce voyage désagréable. En entrant
-ici, j'ai senti le froid me gagner; ma poitrine était oppressée, je ne
-respirais pas. Peut-être aussi l'âcre fumée dont la chambre était
-remplie m'a-t-elle troublé le cerveau. Enfin, après les fatigues et
-les périls de notre malheureuse traversée, dont nous sommes à peine
-remis l'un et l'autre, est-il étonnant que j'aie éprouvé une crise
-nerveuse à la première émotion pénible?</p>
-
-<p>&mdash;Dites-moi, reprit Marcasse toujours pensif, avez-vous remarqué
-Blaireau dans ce moment-là? Qu'a fait Blaireau?</p>
-
-<p>&mdash;J'ai cru voir Blaireau s'élancer sur le fantôme au moment où il a
-disparu; mais j'ai rêvé cela comme le reste.</p>
-
-<p>&mdash;Hum! dit le sergent, quand je suis entré, Blaireau était tout en
-feu. Il venait à vous, flairait, pleurait à sa manière, allait du
-côté du lit, grattait le mur, venait à moi, allait à vous.
-Singulier, cela! Étonnant, capitaine, étonnant, cela!</p>
-
-<p>Après quelques instants de silence:</p>
-
-<p>&mdash;Pas de revenants, s'écria-t-il en secouant la tête, jamais de
-revenants; d'ailleurs, pourquoi mort, Jean? Pas mort! Deux Mauprat
-encore. Qui le sait? Où diable? Pas de revenants; et mon maître, fou?
-Jamais. Malade? Non.</p>
-
-<p>Après ce colloque, le sergent alla chercher de la lumière, tira du
-fourreau son inséparable épée, siffla Blaireau, et reprit bravement
-la corde qui servait de rampe à l'escalier, m'engageant à rester en
-bas. Quelle que fût ma répugnance à remonter dans cette chambre, je
-n'hésitai pas à suivre Marcasse, malgré ses recommandations, et notre
-premier soin fut de visiter le lit; mais, pendant que nous causions dans
-la cour, la servante avait mis des draps blancs et elle achevait de
-lisser les couvertures.</p>
-
-<p>&mdash;Qui donc avait couché là? lui dit Marcasse avec sa prudence
-accoutumée.</p>
-
-<p>&mdash;Personne autre, répondit-elle, que M. le chevalier ou M. l'abbé
-Aubert, du temps qu'ils y venaient.</p>
-
-<p>&mdash;Mais, aujourd'hui ou hier, par exemple? reprit Marcasse.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! hier et aujourd'hui, personne, monsieur; car il y a bien deux ans
-que M. le chevalier n'est venu, et, pour M. l'abbé, il n'y couche
-jamais depuis qu'il y vient tout seul. Il arrive le matin, déjeune chez
-nous et s'en retourne le soir.</p>
-
-<p>&mdash;Mais le lit était défait, dit Marcasse en la regardant fixement.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! dame! monsieur, répondit-elle, ça se peut; je ne sais comment on
-l'a laissé la dernière fois qu'on y a couché; je n'y ai pas fait
-attention en mettant les draps; tout ce que je sais, c'est qu'il y avait
-le manteau à M. Bernard dessus.</p>
-
-<p>&mdash;Mon manteau? m'écriai-je. Il est resté à l'écurie.</p>
-
-<p>&mdash;Et le mien aussi, dit Marcasse; je viens de les rouler tous les deux
-et de les placer sur le coffre à l'avoine.</p>
-
-<p>&mdash;Vous en aviez donc deux? reprit la servante; car je suis sûre d'en
-avoir ôté un de dessus le lit, un manteau tout noir et pas neuf!</p>
-
-<p>Le mien était précisément doublé de rouge et bordé d'un galon d'or.
-Celui de Marcasse était gris clair. Ce n'était donc pas un de nos
-manteaux apportés un instant et rapportés à l'écurie par le garçon.</p>
-
-<p>&mdash;Mais qu'en avez-vous fait? dit le sergent.</p>
-
-<p>&mdash;Ma foi, monsieur, je l'ai mis là sur le fauteuil, répondit la grosse
-fille; mais vous l'avez donc repris pendant que j'allais chercher de la
-chandelle? car je ne le vois plus.</p>
-
-<p>Nous cherchâmes dans toute la chambre, le manteau fut introuvable. Nous
-feignîmes d'en avoir besoin, ne niant pas qu'il fût le nôtre. La
-servante défit le lit, retourna les matelas en notre présence, alla
-demander au garçon ce qu'il en avait fait. Il ne se trouva rien dans le
-lit ni dans la chambre; le garçon n'était même pas monté. Toute la
-ferme fut en émoi, craignant que quelqu'un ne fût accusé de vol. Nous
-demandâmes si un étranger n'était pas venu à la Roche-Mauprat et n'y
-était pas encore. Quand nous nous fûmes assurés que ces braves gens
-n'avaient logé ni vu personne, nous les rassurâmes sur le manteau
-perdu en leur disant que Marcasse l'avait roulé par mégarde dans les
-deux autres, et nous nous enfermâmes dans la chambre, afin de
-l'explorer à notre aise; car il était à peu près évident, dès
-lors, que je n'avais point vu un spectre, mais Jean Mauprat lui-même ou
-un homme qui lui ressemblait et que j'avais pris pour lui.</p>
-
-<p>Marcasse, ayant excité Blaireau de la voix et du geste, observa tous
-ses mouvements.</p>
-
-<p>&mdash;Soyez tranquille, me dit-il avec orgueil; le vieux chien n'a pas
-oublié le vieux métier; s'il y a un trou, un trou grand comme la main,
-n'ayez peur... À toi, vieux chien!... N'ayez peur!...</p>
-
-<p>Blaireau, en effet, ayant flairé partout, s'obstina à gratter la
-muraille à l'endroit où j'avais vu l'apparition; il tressaillait
-chaque fois que son nez pointu rencontrait une certaine partie du
-lambris; puis il agitait sa queue de renard d'un air satisfait, revenait
-vers son maître et semblait lui dire de fixer là son attention. Le
-sergent se mit alors à examiner la muraille et la boiserie, il essaya
-d'insinuer son épée dans quelque fente; rien ne céda. Néanmoins une
-porte pouvait se trouver là, car les rinceaux de la boiserie sculptée
-pouvaient cacher une coulisse adroitement pratiquée. Il fallait trouver
-le ressort qui faisait jouer cette coulisse; mais cela nous fut
-impossible, malgré tous les efforts que nous fîmes pendant deux
-grandes heures. Nous essayâmes vainement d'ébranler le panneau, il
-rendait le même son que les autres; tous étaient sonores et
-indiquaient que la boiserie n'était pas posée immédiatement sur la
-maçonnerie; mais elle pouvait n'en être éloignée que de quelques
-lignes. Enfin, Marcasse, baigné de sueur, s'arrêta et me dit:</p>
-
-<p>&mdash;Nous sommes bien fous; quand nous chercherions jusqu'à demain, nous
-ne trouverions pas un ressort, s'il n'y en a pas; et, quand nous
-cognerions, nous n'enfoncerions pas la porte, s'il y a derrière de
-grosses barres de fer, comme j'en ai vu déjà dans d'autres vieux
-manoirs.</p>
-
-<p>&mdash;Nous pourrions, lui dis-je, trouver l'issue, s'il en existe une, en
-nous servant de la cognée; mais pourquoi, sur la simple indication de
-ton chien qui gratte le mur, t'obstiner à croire que Jean Mauprat, ou
-l'homme qui lui ressemble, n'est pas entré et sorti par la porte?</p>
-
-<p>&mdash;Entré, tant que vous voudrez, répondit Marcasse, mais sorti! non,
-sur mon honneur! car, comme la servante descendait, j'étais sur
-l'escalier, brossant mes souliers; quand j'entendis tomber quelque chose
-ici, je montai vite trois marches, voilà tout, et me voilà près de
-vous. Vous mort, allongé sur le carreau et bien malade; personne dedans
-ni dehors, sur mon honneur!</p>
-
-<p>&mdash;En ce cas, j'ai rêvé de mon diable d'oncle, et la servante a rêvé
-d'un manteau noir; car, à coup sûr, il n'y a pas ici de porte
-secrète; et, quand il y en aurait une, et que tous les Mauprat, vivants
-et morts, en auraient la clef, que nous fait cela? Sommes-nous attachés
-à la police pour nous enquérir de ces misérables? et, si nous les
-trouvions cachés quelque part, ne les aiderions-nous pas à fuir
-plutôt que de les livrer à la justice? Nous avons nos armes, nous ne
-craignons pas qu'ils nous assassinent cette nuit; et, s'ils s'amusent à
-nous faire peur, ma foi, malheur à eux! je ne connais ni parents ni
-alliés quand on me réveille en sursaut. Ainsi donc, faisons-nous
-servir l'omelette que les braves gens du domaine nous préparent; car,
-si nous continuons à frapper et à gratter les murailles, ils vont nous
-croire fous.</p>
-
-<p>Marcasse se rendit par obéissance plutôt que par conviction; je ne
-sais quelle importance il attachait à découvrir ce mystère, ni quelle
-inquiétude le tourmentait, car il ne voulait pas me laisser seul dans
-la chambre enchantée. Il prétendait que je pouvais encore me trouver
-malade et tomber en convulsion.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! cette fois, lui dis-je, je ne serai pas si poltron. Le manteau m'a
-guéri de la peur des revenants, et je ne conseille à personne de se
-frotter à moi.</p>
-
-<p>L'hidalgo fut forcé de me laisser seul. J'amorçai mes pistolets et je
-les plaçai à portée de ma main sur la table; mais ces précautions
-furent en pure perte: rien ne troubla le silence de la chambre, et les
-lourds rideaux de soie rouge, aux coins armoriés d'argent noirci, ne
-furent pas agités par le plus léger souffle. Marcasse revint, et,
-joyeux de me trouver aussi gai qu'il m'avait laissé, prépara notre
-souper avec autant de soins que si nous fussions venus à la
-Roche-Mauprat avec la seule intention de faire un bon repas. Il
-plaisanta sur le chapon qui chantait encore à la broche, et sur le vin
-qui faisait reflet d'une brosse dans le gosier. Mais le métayer vint
-augmenter sa bonne humeur en nous apportant quelques bouteilles
-d'excellent madère que le chevalier lui avait confiées autrefois, et
-dont il aimait à boire un verre ou deux lorsqu'il mettait le pied à
-l'étrier. Pour récompense, nous invitâmes le digne homme à souper
-avec nous, pour causer d'affaires le moins ennuyeusement possible.</p>
-
-<p>&mdash;À la bonne heure, nous dit-il, ce sera donc comme autrefois, les
-manants mangeaient à la table des seigneurs de la Roche-Mauprat; vous
-faites de même, monsieur Bernard, et c'est bien.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, monsieur, lui répondis-je très froidement; mais je le fais avec
-ceux qui me doivent de l'argent, et non avec ceux à qui j'en dois.</p>
-
-<p>Cette réponse et le mot de <i>monsieur</i> l'intimidèrent tellement, qu'il
-fit beaucoup de façons pour se mettre à table; mais j'insistai,
-voulant sur-le-champ lui donner la mesure de mon caractère. Je le
-traitai comme un homme que j'élevais à moi, non comme un homme vers
-qui je voulais descendre. Je le forçai d'être chaste dans ses
-plaisanteries, et je lui permis d'être expansif et facétieux dans les
-limites d'une honnête gaieté. C'était un homme jovial et franc. Je
-l'examinais avec attention pour voir s'il n'aurait pas quelque
-accointance avec le fantôme qui laissait traîner son manteau sur les
-lits; mais cela n'était aucunement probable, et il avait au fond tant
-d'aversion pour les coupe-jarrets, que, sans son respect pour ma
-parenté, il les eut de bon cœur habillés, en ma présence, comme ils
-méritaient de l'être. Mais je ne pus souffrir aucune liberté de sa
-part sur ce sujet, et je l'engageai à me rendre compte de mes affaires,
-ce qu'il fit avec intelligence, exactitude et loyauté.</p>
-
-<p>Quand il se retira, je m'aperçus que le madère lui avait fait beaucoup
-d'effet, car ses jambes étaient avinées et s'accrochaient à tous les
-meubles; néanmoins il avait eu assez d'empire sur son cerveau pour
-raisonner juste. J'ai toujours remarqué que le vin agissait beaucoup
-plus sur les muscles des paysans que sur leurs nerfs; qu'ils divaguaient
-difficilement, et qu'au contraire les excitants produisaient en eux une
-béatitude que nous ne connaissons pas, et qui fait de leur ivresse un
-plaisir tout différent du nôtre et très supérieur à notre
-exaltation fébrile.</p>
-
-<p>Quand nous nous trouvâmes seuls, Marcasse et moi, quoique nous ne
-fussions pas gris, nous nous aperçûmes que le vin nous avait donné
-une gaieté, une insouciance que nous n'aurions pas eues à la
-Roche-Mauprat, même sans l'aventure du fantôme. Habitués à une
-franchise mutuelle, nous en fîmes la réflexion, et nous convînmes que
-nous étions beaucoup mieux disposés qu'avant souper à recevoir tous
-les loups-garous de la Varenne.</p>
-
-<p>Ce mot de loup-garou me rappela l'aventure qui m'avait mis en relation
-très peu sympathique avec Patience, à l'âge de treize ans. Marcasse
-la connaissait; mais il ne connaissait guère le caractère que j'avais
-à cette époque, et je m'amusai à lui raconter ma course effarée à
-travers champs, après avoir été fustigé par le sorcier.</p>
-
-<p>&mdash;Cela me fait penser, lui dis-je en terminant, que j'ai l'imagination
-facile à exalter et que je ne suis pas inaccessible à la peur des
-choses surnaturelles. Ainsi le fantôme de tantôt...</p>
-
-<p>&mdash;N'importe, n'importe, dit Marcasse en examinant l'amorce de mes
-pistolets et en les posant sur ma table de nuit; n'oubliez pas que tous
-les coupe-jarrets ne sont pas morts; que si Jean est de ce monde, il
-fera du mal jusqu'à ce qu'il soit enterré, enfermé à triple tour
-chez le diable.</p>
-
-<p>Le vin déliait la langue de l'hidalgo, qui ne manquait pas d'esprit
-lorsqu'il se permettait ces rares infractions à sa sobriété
-habituelle. Il ne voulut pas me quitter et fit son lit à côté du
-mien. Mes nerfs étaient excités par les émotions de la journée; je
-me laissai donc aller à parler d'Edmée, non de manière à mériter de
-sa part l'ombre d'un reproche si elle eût entendu mes paroles, et
-cependant plus que je n'aurais dû me le permettre avec un homme qui
-n'était encore que mon subalterne et non mon ami, comme il le devint
-plus tard. Je ne sais pas positivement ce que je lui dis de mes
-chagrins, de mes espérances et de mes inquiétudes; toutefois ces
-confidences eurent un effet terrible, ainsi que vous le verrez bientôt.</p>
-
-<p>Nous nous endormîmes tout en causant, Blaireau sur les pieds de son
-maître, l'épée en travers à côté du chien sur les genoux de
-l'hidalgo, la lumière entre nous deux, mes pistolets au bout de mon
-bras, mon couteau de chasse sous mon oreiller et les verrous tirés.
-Rien ne troubla notre repos; et, quand le soleil nous éveilla, les coqs
-chantaient joyeusement dans la cour, et les <i>boirons</i> échangeaient des
-facéties rustiques en <i>liant</i><a name="FNanchor_7_1" id="FNanchor_7_1"></a><a href="#Footnote_7_1" class="fnanchor">[7]</a> leurs bœufs sous nos fenêtres.</p>
-
-<p>&mdash;C'est égal, il y a quelque chose là-dessous!</p>
-
-<p>Telle fut la première parole de Marcasse en ouvrant les yeux et en
-reprenant la conversation où il l'avait laissée la veille.</p>
-
-<p>&mdash;As-tu vu ou entendu quelque chose cette nuit? lui dis-je.</p>
-
-<p>&mdash;Rien du tout, répondit-il; mais c'est égal, Blaireau n'a pas bien
-dormi, mon épée est tombée par terre; et puis rien de ce qui s'est
-passé ici n'est expliqué.</p>
-
-<p>&mdash;L'explique qui voudra, répondis-je; je ne m'en occuperai
-certainement pas.</p>
-
-<p>&mdash;Tort, tort, vous avez tort!</p>
-
-<p>&mdash;Cela se peut, mon bon sergent; mais je n'aime pas du tout cette
-chambre, et elle me semble si laide au grand jour, que j'ai besoin
-d'aller bien loin respirer un air pur.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, moi, je vous conduirai, mais je reviendrai. Je ne veux pas
-laisser aller cela au hasard. Je sais de quoi Jean Mauprat est capable
-et pas vous.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne veux pas le savoir, et s'il y a quelque danger ici pour moi ou
-les miens, je ne veux pas que tu y reviennes.</p>
-
-<p>Marcasse secoua la tête et ne répondit rien. Nous fîmes encore un
-tour à la métairie avant de partir. Marcasse fut très frappé d'une
-chose que je n'eusse pas remarquée. Le métayer voulut me présenter à
-sa femme; mais elle ne voulut jamais me voir et alla se cacher dans sa
-chènevière. J'attribuais cette timidité à la sauvagerie de la
-jeunesse.</p>
-
-<p>&mdash;Belle jeunesse, ma foi! dit Marcasse; une jeunesse comme moi,
-cinquante ans passés! Il y a quelque chose là-dessous, quelque chose
-là-dessous, je vous dis.</p>
-
-<p>&mdash;Et que diable peut-il y avoir?</p>
-
-<p>&mdash;Hum! elle a été bien dans son temps avec Jean Mauprat. Elle a
-trouvé ce <i>tortu</i> à son gré. Je sais cela, moi; je sais encore bien
-des choses, bien des choses, soyez sûr!</p>
-
-<p>&mdash;Tu me les diras quand nous reviendrons ici, lui répondis-je; et ce ne
-sera pas de sitôt, car mes affaires vont beaucoup mieux que si je m'en
-mêlais, et je n'aimerais pas à prendre l'habitude de boire du madère
-pour ne pas avoir peur de mon ombre. Si tu veux m'obliger, Marcasse, tu
-ne parleras à personne de ce qui s'est passé. Tout le monde n'a pas
-pour ton capitaine la même estime que toi.</p>
-
-<p>&mdash;Celui-là est un imbécile qui n'estime pas mon capitaine, répondit
-l'hidalgo d'un ton doctoral; mais, si vous me l'ordonnez, je ne dirai
-rien.</p>
-
-<p>Il me tint parole. Pour rien au monde, je n'eusse voulu troubler
-l'esprit d'Edmée de cette sotte histoire. Mais je ne pus empêcher
-Marcasse d'exécuter son projet; dès le lendemain matin, il avait
-disparu, et j'appris de Patience qu'il était retourné à la
-Roche-Mauprat sous prétexte d'y avoir oublié quelque chose.</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_7_1" id="Footnote_7_1"></a><a href="#FNanchor_7_1"><span class="label">[7]</span></a>Les bouviers lient le joug avec des courroies aux cornes d'une
-paire de bœufs de travail.</p></div>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="XVIII">XVIII</a></h4>
-
-
-<p>Tandis que Marcasse se livrait à ses graves recherches, je passais
-auprès d'Edmée des jours pleins de délices et d'angoisses. Sa
-conduite ferme, dévouée, mais réservée à beaucoup d'égards, me
-jetait dans de continuelles alternatives de joie et de douleur. Un jour,
-le chevalier eut une longue conférence avec elle tandis que j'étais à
-la promenade. Je rentrai au moment où leur conversation était le plus
-animée, et, dès que je parus:</p>
-
-<p>&mdash;Approche, me dit mon oncle; viens dire à Edmée que tu l'aimes, que
-tu la rendras heureuse, que tu es corrigé de tes anciens défauts.
-Arrange-toi pour être agréé, car il faut que cela finisse. Notre
-position vis-à-vis du monde n'est pas tenable, et je ne veux pas
-descendre dans le tombeau sans avoir vu réhabiliter l'honneur de ma
-fille, et sans être sûr que quelque sot caprice de sa part ne la
-jettera pas dans un couvent, au lieu de lui laisser occuper dans le
-monde le rang qui lui appartient, et que j'ai travaillé toute ma vie à
-lui assurer. Allons, Bernard, à ses pieds! Ayez l'esprit de lui dire
-quelque chose qui la persuade! ou bien je croirai, Dieu me pardonne, que
-c'est vous qui ne l'aimez pas et qui ne désirez pas sincèrement
-l'épouser.</p>
-
-<p>&mdash;Moi! juste ciel, m'écriai-je, ne pas le désirer! quand je n'ai pas
-d'autre pensée depuis sept ans, quand mon cœur n'a pas d'autre vœu et
-que mon esprit ne conçoit pas d'autre bonheur!</p>
-
-<p>Je dis à Edmée tout ce que me suggéra la passion la plus exaltée.
-Elle m'écouta en silence et sans retirer ses mains, que je couvrais de
-baisers. Mais sa physionomie était grave, et l'expression de sa voix me
-fit trembler lorsqu'elle dit, après avoir réfléchi quelques instants:</p>
-
-<p>&mdash;Mon père ne devrait jamais douter de ma parole; j'ai promis
-d'épouser Bernard, je l'ai promis à Bernard et à mon père; il est
-donc certain que je l'épouserai.</p>
-
-<p>Puis elle ajouta après une nouvelle pause et d'un ton plus sévère
-encore:</p>
-
-<p>&mdash;Mais, si mon père se croit à la veille de mourir, quelle force me
-suppose-t-il donc pour m'engager à ne songer qu'à moi et me faire
-revêtir ma robe de noces à l'heure de ses funérailles? Si, au
-contraire, il est, comme je le crois, toujours plein de force malgré
-ses souffrances, et appelé à jouir encore pendant de longues années
-de l'amour de sa famille, d'où vient qu'il me presse si impérieusement
-d'abréger le délai que je lui ai demandé? N'est-ce pas une chose
-assez importante pour que j'y réfléchisse? Un engagement qui doit
-durer toute ma vie et qui décidera, je ne dis pas de mon bonheur, je
-saurais le sacrifier au moindre désir de mon père, mais de la paix de
-ma conscience et de la dignité de ma conduite (car quelle femme peut
-être assez sûre d'elle-même pour répondre d'un avenir enchaîné
-contre son gré?); un tel engagement ne mérite-t-il pas que j'en pèse
-tous les risques et tous les avantages pendant plusieurs années au
-moins?</p>
-
-<p>&mdash;Dieu merci! voilà sept ans que vous passez à peser tout cela, dit le
-chevalier; vous devriez savoir à quoi vous en tenir sur le compte de
-votre cousin. Si vous voulez l'épouser, épousez-le; mais si vous ne le
-voulez pas, pour Dieu! dites-le, et qu'un autre se présente.</p>
-
-<p>&mdash;Mon père, répondit Edmée un peu froidement, je n'épouserai que
-lui.</p>
-
-<p>&mdash;Que <i>lui</i> est fort bien, dit le chevalier en frappant avec la pincette
-sur les bûches; mais cela ne veut peut-être pas dire que vous
-l'épouserez.</p>
-
-<p>&mdash;Je l'épouserai, mon père, reprit Edmée. J'aurais désiré quelques
-mois encore de liberté; mais puisque vous êtes mécontent de tous ces
-retards, je suis prête à obéir à vos ordres, vous le savez.</p>
-
-<p>&mdash;Parbleu! voilà une jolie manière de consentir, s'écria mon oncle,
-et bien engageante pour votre cousin. Ma foi! Bernard, je suis bien
-vieux; mais je puis dire que je ne comprends encore rien aux femmes, et
-il est probable que je mourrai sans y avoir rien compris.</p>
-
-<p>&mdash;Mon oncle, lui dis-je, je comprends fort bien l'éloignement de ma
-cousine pour moi; je l'ai mérité. J'ai fait tout ce qui était en mon
-pouvoir pour réparer mes crimes. Mais dépend-il d'elle d'oublier un
-passé dont elle a sans doute trop souffert? Au reste, si elle ne me le
-pardonne pas, j'imiterai sa rigueur, je ne me le pardonnerai pas à
-moi-même; et, renonçant à tout espoir en ce monde, je m'éloignerai
-d'elle et de vous pour me punir par un châtiment pire que la mort.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, voilà que tout est rompu! dit mon oncle en jetant les
-pincettes dans le feu; voilà, voilà ce que vous cherchiez, ma fille?</p>
-
-<p>J'avais fait quelques pas pour sortir; je souffrais horriblement.</p>
-
-<p>Edmée courut vers moi, me prit le bras, et, me ramenant vers son
-père:</p>
-
-<p>&mdash;Ce que vous dites est cruel et plein d'ingratitude, me dit-elle.
-Appartient-il à un esprit modeste, à un cœur généreux, de nier une
-amitié, un dévouement, j'oserai me servir d'un autre mot, une
-fidélité de sept ans, parce que je vous demande encore quelques mois
-d'épreuve? Et, quand même je n'aurais jamais pour vous, Bernard, une
-affection aussi vive que la vôtre, celle que je vous ai témoignée
-jusqu'ici est-elle donc si peu de chose que vous la méprisiez, et que
-vous y renonciez par dépit de ne pas m'inspirer précisément celle que
-vous croyez devoir exiger? Savez-vous qu'à ce compte une femme n'aurait
-pas le droit d'éprouver l'amitié? Enfin voulez-vous me punir de vous
-avoir servi de mère en vous éloignant de moi, ou ne m'en récompenser
-qu'à la condition d'être votre esclave?</p>
-
-<p>&mdash;Non, Edmée, non, lui répondis-je le cœur serré et les yeux pleins
-de larmes en portant sa main à mes lèvres; je sens que vous avez fait
-pour moi plus que je ne méritais; je sens que je voudrais en vain
-m'éloigner de votre présence; mais pouvez-vous me faire un crime de
-souffrir auprès de vous? C'est, au reste, un crime si involontaire et
-tellement fatal, qu'il échapperait à tous vos reproches et à tous mes
-remords. N'en parlons pas, n'en parlons jamais; c'est tout ce que je
-puis faire. Conservez-moi votre amitié, j'espère m'en montrer toujours
-digne à l'avenir.</p>
-
-<p>&mdash;Embrassez-vous et ne vous séparez jamais l'un de l'autre, dit le
-chevalier attendri. Bernard, quel que soit le caprice d'Edmée, ne
-l'abandonnez jamais, si vous voulez mériter la bénédiction de votre
-père adoptif. Si vous ne parvenez pas à être son mari, soyez toujours
-son frère. Songez, mon enfant, que bientôt elle sera seule sur la
-terre, et que je mourrai désolé si je n'emporte dans la tombe la
-certitude qu'il lui reste un appui et un défenseur. Songez enfin que
-c'est à cause de vous, à cause d'un serment que son inclination
-désavoue peut-être, mais que sa conscience respecte, qu'elle est ainsi
-abandonnée, calomniée...</p>
-
-<p>Le chevalier fondit en larmes, et toutes les douleurs de cette famille
-infortunée me furent révélées en un instant.</p>
-
-<p>&mdash;Assez! assez! m'écriai-je en tombant à leurs pieds; tout cela est
-trop cruel. Je serais le dernier des misérables, si j'avais besoin
-qu'on me remît sous les yeux mes fautes et mes devoirs. Laissez-moi
-pleurer à vos genoux; laissez-moi expier par l'éternelle douleur, par
-l'éternel renoncement de ma vie, le mal que je vous ai fait! Pourquoi
-ne m'avoir pas chassé lorsque je vous ai nui? pourquoi, mon oncle, ne
-m'avoir pas cassé la tête d'un coup de pistolet, comme à une bête
-fauve? Qu'ai-je fait pour être épargné, moi qui payais vos bienfaits
-de la ruine de votre honneur? Non, non, je le sens, Edmée ne doit pas
-m'épouser; ce serait accepter la honte de l'injure que j'ai attiré sur
-elle. Moi, je resterai ici; je ne la verrai jamais si elle l'exige; mais
-je me coucherai en travers de sa porte comme un chien Adèle, et je
-déchirerai le premier qui osera se présenter devant elle autrement
-qu'à genoux; et, si quelque jour un honnête homme, plus heureux que
-moi, mérite de fixer son choix, loin de le combattre, je lui remettrai
-le soin cher et sacré de la protéger et de la défendre; je serai son
-ami, son frère; et, quand je les verrai heureux ensemble, j'irai mourir
-en paix loin d'eux.</p>
-
-<p>Mes sanglots m'étouffaient, le chevalier serra sa fille et moi sur son
-cœur, et nous confondîmes nos larmes, en lui jurant de ne jamais nous
-séparer, ni pendant sa vie, ni après sa mort.</p>
-
-<p>&mdash;Ne perds pourtant pas l'espérance de l'épouser, me dit le chevalier
-à voix basse quelques instants après, quand le calme se fut rétabli;
-elle a d'étranges volontés; mais, vois-tu, rien ne m'ôtera de
-l'esprit qu'elle a de l'amour pour toi. Elle ne veut pas s'expliquer
-encore. Ce que femme veut, Dieu le veut.</p>
-
-<p>&mdash;Ce qu'Edmée veut, je le veux, répondis-je.</p>
-
-<p>Quelques jours après cette scène, qui fit succéder dans mon âme la
-tranquillité de la mort aux agitations de la vie, je me promenais dans
-le parc avec l'abbé.</p>
-
-<p>&mdash;Il faut, me dit-il, que je vous fasse part d'une aventure qui m'est
-arrivée hier, et qui est passablement romanesque. J'avais été me
-promener dans les bois de Briantes, et j'étais descendu à la fontaine
-des Fougères. Vous savez qu'il faisait chaud comme au milieu de
-l'été; nos belles plantes, rougies par l'automne, sont plus belles que
-jamais autour du ruisseau qu'elles couvrent de leurs longues
-découpures. Les bois n'ont plus que bien peu d'ombrage; mais le pied
-foule des tapis de feuilles sèches dont le bruit est pour moi plein de
-charme. Le tronc satiné des bouleaux et des jeunes chênes est couvert
-de mousse et de jungermanes, qui étalent délicatement leur nuance
-brune, mêlée de vert tendre, de rouge et de fauve, en étoiles, en
-rosaces, en cartes de géographie de toute espèce, où l'imagination
-peut rêver de nouveaux mondes en miniature. J'étudiais avec amour ces
-prodiges de grâce et de finesse, ces arabesques où la variété
-infinie s'allie à la régularité inaltérable, et, heureux de savoir
-que vous n'êtes pas, comme le vulgaire, aveugle à ces coquetteries
-adorables de la création, j'en détachai quelques-unes avec le plus
-grand soin, enlevant même l'écorce de l'arbre où elles prennent
-racine, afin de ne pas détruire la pureté de leurs dessins. J'en ai
-fait une petite provision que j'ai déposée chez Patience en passant,
-et que nous allons voir si vous le voulez. Mais, chemin faisant, je veux
-vous dire ce qui m'arriva en approchant de la fontaine. J'avais la tête
-baissée, je marchais sur les cailloux humides, guidé par le petit
-bruit du jet clair et délicat qui s'élance du sein de la roche
-moussue. J'allais m'asseoir sur la pierre qui forme un banc naturel à
-côté, lorsque je vis la place occupée par un bon religieux dont le
-capuchon de bure cachait à demi la tête pâle et flétrie. Il me parut
-très intimidé de ma rencontre; je le rassurai de mon mieux en lui
-disant que mon intention n'était pas de le déranger, mais d'approcher
-seulement mes lèvres de la rigole d'écorce que les bûcherons ont
-adaptée à la roche pour boire plus facilement.</p>
-
-<p>«&mdash;Ô saint ecclésiastique! me dit-il du ton le plus humble, que
-n'êtes-vous le prophète dont la verge frappait aux sources de la
-grâce, et pourquoi mon âme, semblable à ce rocher, ne peut-elle
-donner cours à un ruisseau de larmes?»</p>
-
-<p>Frappé de la manière dont ce moine s'exprimait, de son air triste, de
-son attitude rêveuse, en ce lieu poétique où j'ai souvent rêvé
-l'entretien de la Samaritaine avec le Sauveur, je me laissai aller à
-causer de plus en plus sympathiquement. J'appris de ce religieux qu'il
-était trappiste et qu'il était en tournée pour accomplir une
-pénitence.</p>
-
-<p>«&mdash;Ne me demandez ni mon nom ni mon pays, dit-il. J'appartiens à une
-illustre famille que je ferais rougir en lui rappelant que j'existe;
-d'ailleurs, en entrant à la Trappe, nous abjurons tout orgueil du
-passé, nous nous faisons semblables à des enfants naissants; nous
-mourons au monde pour revivre en Jésus-Christ. Mais soyez sûr que vous
-voyez en moi un des exemples les plus frappants des miracles de la
-grâce, et, si je pouvais vous faire le récit de ma vie religieuse, de
-mes terreurs, de mes remords, de mes expiations, vous en seriez
-certainement touché. Mais à quoi me serviront la compassion et
-l'indulgence des hommes, si la miséricorde de Dieu ne daigne
-m'absoudre?»</p>
-
-<p>&mdash;Vous savez, continua l'abbé, que je n'aime pas les moines, que je me
-défie de leur humilité, que j'ai horreur de leur fainéantise. Mais
-celui-là parlait d'une manière si triste et si affectueuse, il était
-si pénétré de son devoir, il semblait si malade, si exténué
-d'austérités, si plein de repentir, qu'il m'a gagné le cœur. Il y a
-dans son regard et dans ses discours des éclairs qui trahissent une
-grande intelligence, une activité infatigable, une persévérance à
-toute épreuve. Nous avons passé deux grandes heures ensemble, et je
-l'ai quitté si attendri, que j'ai désiré le revoir avant son départ.
-Il avait pris gîte pour la nuit à la ferme des Goulets, et j'ai voulu
-en vain l'amener au château. Il m'a dit avoir un compagnon de voyage
-qu'il ne pouvait quitter.</p>
-
-<p>«&mdash;Mais, puisque vous êtes si charitable, me dit-il, je m'estimerai
-heureux de vous retrouver ici demain au coucher du soleil; peut-être
-même m'enhardirai-je au point de vous demander une grâce; vous pouvez
-m'être utile pour une affaire importante dont je suis chargé dans ce
-pays-ci. Je ne puis vous en dire davantage en ce moment.»</p>
-
-<p>Je l'assurai qu'il pouvait compter sur moi, et que j'obligerais de grand
-cœur un homme comme lui.</p>
-
-<p>&mdash;Si bien que vous attendez avec impatience l'heure du rendez-vous?
-dis-je à l'abbé.</p>
-
-<p>&mdash;Sans doute, répondit-il, et ma nouvelle connaissance a pour moi tant
-d'attraits, que, si je ne craignais d'abuser de la confiance que cet
-homme m'a témoignée, je conduirais Edmée à la fontaine des
-Fougères.</p>
-
-<p>&mdash;Je crois, repris-je, qu'Edmée a beaucoup mieux à faire que
-d'écouter les déclamations de votre moine, qui peut-être, après
-tout, n'est qu'un intrigant, comme tant d'autres à qui vous avez fait
-la charité aveuglément. Pardonnez-moi, mon bon abbé, mais vous
-n'êtes pas un grand physionomiste, et vous êtes un peu sujet à vous
-laisser prévenir pour ou contre les gens, sans autre motif que la
-disposition bienveillante ou craintive de votre esprit romanesque.</p>
-
-<p>L'abbé sourit, prétendit que je parlais ainsi par rancune, soutint la
-piété du trappiste et retomba dans la botanique. Nous passâmes assez
-de temps à herboriser chez Patience; et, comme je ne cherchais qu'à
-échapper à moi-même, je sortis de la cabane avec l'abbé et le
-conduisis jusqu'au bois où il avait son rendez-vous. À mesure que nous
-en approchions, l'abbé semblait revenir un peu de son empressement de
-la veille et craindre d'avoir été trop loin. L'incertitude succédant
-si vite à l'enthousiasme résumait tellement tout son caractère
-mobile, aimant, timide, mélange singulier des entraînements les plus
-opposés, que je recommençai à le railler avec l'abandon de l'amitié.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, me dit-il, il faut que j'en aie le cœur net et que vous le
-voyiez. Vous regarderez son visage, vous l'étudierez pendant quelques
-instants, et vous nous laisserez seuls ensemble, puisque je lui ai
-promis d'écouter ses confidences.</p>
-
-<p>Je suivis l'abbé par désœuvrement; mais, quand nous fûmes au-dessus
-des rochers ombragés d'où la fontaine s'échappe, je m'arrêtai pour
-regarder le moine à travers le branchage d'un massif de frênes. Placé
-immédiatement au-dessous de nous, au bord de la fontaine, il
-interrogeait l'angle du sentier que nous devions tourner pour arriver à
-lui; mais il ne songeait pas à regarder l'endroit où nous étions, et
-nous pouvions le contempler à l'aise sans qu'il nous vît.</p>
-
-<p>À peine l'eus-je envisagé, que, saisi d'un rire amer, je pris l'abbé
-par le bras, je l'entraînai à quelque distance et lui parlai ainsi,
-non sans une grande agitation:</p>
-
-<p>&mdash;Mon cher abbé, n'avez-vous jamais rencontré quelque part autrefois
-la figure de mon oncle Jean de Mauprat?</p>
-
-<p>&mdash;Jamais que je sache, répondit l'abbé tout interdit; mais où
-voulez-vous donc en venir?</p>
-
-<p>&mdash;À vous dire, mon ami, que vous avez fait là une jolie trouvaille, et
-que ce bon et vénérable trappiste à qui vous trouvez tant de grâce,
-de candeur, de componction et d'esprit, n'est autre que Jean de Mauprat
-le coupe-jarret.</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes fou! s'écria l'abbé en reculant de trois pas. Jean
-Mauprat est mort il y a longtemps.</p>
-
-<p>&mdash;Jean Mauprat n'est pas mort, ni Antoine Mauprat non plus peut-être,
-et je suis moins surpris que vous parce que j'ai déjà rencontré un de
-ces deux revenants. Qu'il se soit fait moine et qu'il pleure ses
-péchés, cela est fort possible; mais, qu'il se soit déguisé pour
-venir poursuivre ici quelque mauvais dessein, c'est ce qui n'est pas
-impossible non plus, et je vous engage à vous tenir sur vos gardes...</p>
-
-<p>L'abbé fut effrayé au point de ne vouloir plus aller au rendez-vous.
-Je lui démontrai qu'il était nécessaire de savoir où voulait en
-venir le vieux pécheur. Mais, comme je connaissais la faiblesse de
-l'abbé, comme je craignais que mon oncle Jean ne réussît à l'engager
-dans quelque fausse démarche et à s'emparer de sa conscience par des
-aveux mensongers, je pris le parti de me glisser dans le taillis de
-manière à tout voir et tout entendre.</p>
-
-<p>Mais les choses ne se passèrent pas comme je l'aurais cru. Le
-trappiste, au lieu de jouer au plus fin, dévoila sur-le-champ à
-l'abbé son véritable nom. Il lui déclara que, touché de repentir et
-ne croyant pas que sa conscience lui permît d'en éviter le châtiment
-à l'abri du froc (car il était réellement trappiste depuis plusieurs
-années), il venait se mettre entre les mains de la justice, afin
-d'expier d'une manière éclatante les crimes dont il était souillé.
-Cet homme, doué de facultés supérieures, avait acquis dans le
-cloître une éloquence mystique. Il parlait avec tant de grâce, de
-douceur, que je fus pris tout aussi bien que l'abbé. Ce fut en vain que
-ce dernier essaya de combattre une résolution qui lui semblait
-insensée; Jean de Mauprat montra le plus intrépide dévouement à ses
-idées religieuses. Il dit qu'ayant commis les crimes de l'antique
-barbarie païenne, il ne pouvait racheter son âme qu'au prix d'une
-pénitence publique digne des premiers chrétiens.</p>
-
-<p>&mdash;On peut, dit-il, être lâche envers Dieu comme envers les hommes, et,
-dans le silence de mes veilles, j'entends une voix terrible qui répond
-à mes sanglots:</p>
-
-<p>«&mdash;Misérable poltron, c'est la peur des hommes qui te jette dans le
-sein de Dieu; et, si tu ne craignais la mort temporelle, tu n'aurais
-jamais songé à la vie éternelle.»</p>
-
-<p>Alors je sens que ce que je crains le plus, ce n'est pas la colère de
-Dieu, mais la corde et le bourreau qui m'attendent parmi mes semblables.
-Eh bien, il est temps que ma honte finisse vis-à-vis de moi-même, et
-c'est le jour où les hommes me couvriront d'opprobre et de châtiment
-que je me sentirai absous et réhabilité à la face du ciel. C'est
-alors seulement que je me croirai digne de dire à Jésus mon sauveur:</p>
-
-<p>«Écoute-moi, victime innocente, toi qui écoutas le bon larron;
-écoute la victime souillée, mais repentante, associée à la gloire de
-ton martyre et rachetée par ton sang!»</p>
-
-<p>&mdash;Dans le cas où vous persisteriez dans cette volonté enthousiaste,
-lui dit l'abbé après lui avoir présenté sans succès toutes les
-objections possibles, veuillez du moins me dire en quoi vous avez pensé
-que je consentirais à vous aider.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne puis agir en ceci, répondit le trappiste, sans l'autorisation
-d'un homme qui bientôt sera le dernier des Mauprat; car le chevalier
-n'a que peu de jours à attendre la récompense céleste acquise à ses
-vertus, et, quant à moi, je ne puis échapper au supplice que je viens
-chercher que pour retomber dans l'éternelle nuit du cloître. Je veux
-parler de Bernard Mauprat: je ne dirai pas mon neveu; car, s'il
-m'entendait, il rougirait de porter ce titre funeste. J'ai su son retour
-d'Amérique, et cette nouvelle m'a décidé à entreprendre le voyage au
-terme douloureux duquel vous me voyez.</p>
-
-<p>Il me sembla qu'en parlant ainsi, il jetait un regard oblique sur le
-massif où j'étais, comme s'il eût deviné ma présence. Peut-être
-l'agitation de quelques branches m'avait-elle trahi.</p>
-
-<p>&mdash;Puis-je vous demander, dit l'abbé, ce que vous avez de commun
-aujourd'hui avec ce jeune homme? Ne craignez-vous pas qu'aigri par les
-mauvais traitements qui ne lui furent pas épargnés autrefois à la
-Roche-Mauprat, il ne refuse de vous voir?</p>
-
-<p>&mdash;Je suis certain qu'il le refusera; car je sais la haine qu'il nourrit
-contre moi, dit le trappiste en se tournant encore vers le lieu où
-j'étais. Mais j'espère que vous le déciderez à m'accorder cette
-entrevue, car vous êtes généreux et bon, monsieur l'abbé. Vous
-m'avez promis de m'obliger, et, d'ailleurs, vous êtes l'ami du jeune
-Mauprat, et vous lui ferez comprendre qu'il y va de ses intérêts et de
-l'honneur de son nom.</p>
-
-<p>&mdash;Comment cela? reprit l'abbé. Sans doute, il sera peu flatté de vous
-voir paraître devant les tribunaux pour des crimes effacés désormais
-dans l'ombre du cloître. Il doit désirer certainement que vous
-renonciez à cette expiation éclatante; comment espérez-vous qu'il y
-consente?</p>
-
-<p>&mdash;Je l'espère, parce que Dieu est bon et grand, parce que sa grâce est
-efficace, parce qu'elle touchera le cœur de quiconque daignera écouter
-le langage d'une âme vraiment repentante et fortement convaincue; parce
-que mon salut éternel est dans les mains de ce jeune homme, et qu'il ne
-voudra pas se venger de moi au delà de la tombe. D'ailleurs, il faut
-que je meure en paix avec ceux que j'ai offensés, il faut que je tombe
-aux pieds de Bernard Mauprat et qu'il me remette mes péchés. Mes
-larmes le toucheront, ou, si son âme impitoyable les méprise, j'aurai
-du moins accompli un impérieux devoir.</p>
-
-<p>Voyant qu'il parlait avec la certitude d'être entendu par moi, je fus
-saisi de dégoût; je crus voir la fraude et la lâcheté percer sous
-cette basse hypocrisie. Je m'éloignai et j'allai attendre l'abbé à
-quelque distance. Il vint bientôt me rejoindre; l'entrevue s'était
-terminée par la promesse mutuelle de se revoir bientôt. L'abbé
-s'était engagé à me transmettre les paroles du trappiste, qui
-menaçait, du ton le plus doucereux du monde, de venir me trouver si je
-me refusais à sa demande. Nous nous promîmes d'en conférer, l'abbé
-et moi, sans en informer le chevalier ni Edmée, afin de ne pas les
-inquiéter sans nécessité. Le trappiste avait été se loger à la
-Châtre, au couvent des carmes; ce qui avait mis l'abbé tout à fait
-sur ses gardes, malgré son premier engouement pour le repentir du
-pécheur. Ces carmes l'avaient persécuté dans sa jeunesse, et le
-prieur avait fini par le forcer à se séculariser.&mdash;Le prieur vivait
-encore, vieux, mais implacable; infirme, caché, mais ardent à la haine
-et à l'intrigue. L'abbé n'entendit pas son nom sans frémir; il
-m'engagea à me conduire prudemment dans toute cette affaire.</p>
-
-<p>&mdash;Quoique Jean Mauprat soit sous le glaive des lois, me dit-il, et que
-vous soyez au faîte de l'honneur et de la prospérité, ne méprisez
-pas la faiblesse de votre ennemi. Qui sait ce que peuvent la ruse et la
-haine? Elles peuvent prendre la place du juste et le jeter sur le
-fumier; elles peuvent rejeter leur crime sur autrui et souiller de leur
-ignominie la robe de l'innocence. Vous n'en avez peut-être pas fini
-avec les Mauprat!</p>
-
-<p>Le pauvre abbé ne croyait pas dire si vrai.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="XIX">XIX</a></h4>
-
-
-<p>Après avoir réfléchi mûrement sur les intentions probables du
-trappiste, je crus devoir accorder l'entrevue demandée. Ce n'était pas
-moi que Jean Mauprat pouvait espérer d'abuser par ses artifices, et je
-voulus faire ce qui dépendait de moi pour éviter qu'il vînt
-tourmenter de ses intrigues les derniers jours de mon grand-oncle. Je me
-rendis donc dès le lendemain à la ville, vers la fin des vêpres, et
-je sonnai, non sans émotion, à la porte des carmes.</p>
-
-<p>La retraite choisie par le trappiste était une de ces innombrables
-communautés mendiantes que la France nourrissait; celle-là, quoique
-soumise à une règle austère, était riche et adonnée au plaisir. À
-cette époque sceptique, le petit nombre des moines n'étant plus en
-rapport avec l'étendue et la richesse des établissements fondés pour
-eux, les religieux errant dans les vastes abbayes au fond des provinces,
-au sein du luxe, débarrassés du contrôle de l'opinion (toujours
-effacée là où l'homme s'isole), menaient la vie la plus douce et la
-plus oisive qu'ils eussent jamais goûtée. Mais cette obscurité, mère
-des <i>vices aimables</i>, comme on disait alors, n'était chère qu'aux
-ignorants. Les chefs étaient livrés aux pénibles rêves d'une
-ambition nourrie dans l'ombre, aigrie dans l'inaction. Agir, même dans
-le cercle le plus restreint et à l'aide des éléments les plus nuls,
-agir à tout prix, telle était l'idée fixe des prieurs et des abbés.</p>
-
-<p>Le prieur des <i>carmes chaussés</i> que j'allai voir était la vivante
-image de cette impuissance agitée. Cloué par la goutte dans son grand
-fauteuil, il m'offrit un étrange pendant à la vénérable figure du
-chevalier, pâle et immobile comme lui, mais noble et patriarcal dans sa
-mélancolie. Le prieur était court, gras et plein de pétulance. La
-partie supérieure de son corps était libre, sa tête se tournait avec
-vivacité à droite et à gauche; ses bras s'agitaient pour donner des
-ordres; sa parole était brève et son organe voilé semblait donner un
-sens mystérieux aux moindres choses. En un mot, la moitié de sa
-personne paraissait lutter sans cesse pour entraîner l'autre, comme cet
-homme enchanté des contes arabes, qui cachait sous sa robe son corps de
-marbre jusqu'à la ceinture.</p>
-
-<p>Il me reçut avec un empressement exagéré, s'irrita de ce qu'on ne
-m'apportait pas un siège assez vite, étendit sa grosse main flasque
-pour attirer ce siège tout près du sien, fit signe à un grand satyre
-barbu, qu'il appelait son frère trésorier, de sortir; puis, après
-m'avoir accablé de questions sur mon voyage, sur mon retour, sur ma
-santé, sur ma famille, et dardant sur moi de petits yeux clairs et
-mobiles qui soulevaient les plis des paupières, grossies et affaissées
-par l'intempérance, il entra en matière.</p>
-
-<p>&mdash;Je sais, mon cher enfant, dit-il, le sujet qui vous amène: vous
-voulez rendre vos devoirs à votre saint parent, à ce trappiste,
-modèle d'édification, que Dieu nous ramène pour servir d'exemple au
-monde et faire éclater le miracle de la grâce.</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur le prieur, lui répondis-je, je ne suis pas assez bon
-chrétien pour apprécier le miracle dont vous parlez. Que les âmes
-dévotes en rendent grâces au ciel! pour moi, je viens ici parce que M.
-Jean de Mauprat désire me faire part, a-t-il dit, de projets qui me
-concernent et que je suis prêt à écouter. Si vous voulez permettre
-que je me rende près de lui...</p>
-
-<p>&mdash;Je n'ai pas voulu qu'il vous vît avant moi, jeune homme! s'écria le
-prieur avec une affectation de franchise, et en s'emparant de mes mains,
-que je ne sentais pas sans dégoût dans les siennes; j'ai une grâce à
-vous demander au nom de la charité, au nom du sang qui coule dans vos
-veines...</p>
-
-<p>Je dégageai une de mes mains, et le prieur, voyant l'expression de mon
-mécontentement, changea sur-le-champ de langage avec une souplesse
-admirable.</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes homme du monde, je le sais. Vous avez à vous plaindre de
-celui qui fut Jean de Mauprat et qui s'appelle aujourd'hui l'humble
-frère Jean-Népomucène. Mais, si les préceptes de notre divin maître
-Jésus-Christ ne vous portent pas à la miséricorde, il est des
-considérations de décence publique et d'esprit de famille qui doivent
-vous faire partager mes craintes et mes efforts. Vous savez la
-résolution pieuse, mais téméraire, qu'a formée frère Jean; vous
-devez vous joindre à moi pour l'en détourner, et vous le ferez, je
-n'en doute pas.</p>
-
-<p>&mdash;Peut-être, monsieur, répondis-je froidement; mais ne pourrais-je
-vous demander à quels motifs ma famille doit l'intérêt que vous
-voulez bien prendre à ses affaires?</p>
-
-<p>&mdash;À l'esprit de charité qui anime tous les serviteurs du Christ,
-répondit le moine avec une dignité fort bien jouée.</p>
-
-<p>Retranché derrière ce prétexte, à la faveur duquel le clergé s'est
-toujours immiscé dans tous les secrets de famille, il lui fut aisé de
-mettre un terme à mes questions; et, sans détruire le soupçon qui
-combattait contre lui dans mon esprit, il réussit à prouver à mes
-oreilles que je lui devais de la reconnaissance pour le soin qu'il
-prenait de l'honneur de mon nom. Il fallait bien voir où il voulait en
-venir, et ce que j'avais prévu arriva. Mon oncle Jean réclamait de moi
-la part qui lui revenait du fief de la Roche-Mauprat, et le prieur
-était chargé de me faire entendre que j'avais à opter entre une somme
-assez considérable à débourser (car on parlait du revenu arriéré de
-mes sept années de jouissance, outre le fonds d'un septième de
-propriété) et l'action insensée qu'il prétendait faire, et dont
-l'éclat ne manquerait pas de hâter les jours du vieux chevalier et de
-me créer peut-être d'étranges embarras personnels. Tout cela me fut
-insinué merveilleusement sous les dehors de la plus chrétienne
-sollicitude pour moi, de la plus fervente admiration pour le zèle du
-trappiste, et de la plus sincère inquiétude pour les effets de cette
-ferme résolution. Enfin, il me fut démontré clairement que Jean
-Mauprat ne venait pas me demander des moyens d'existence, mais qu'il me
-fallait le supplier humblement d'accepter la moitié de mon bien pour
-l'empêcher de traîner mon nom et peut-être ma personne sur le banc
-des criminels.</p>
-
-<p>J'essayai une dernière objection.</p>
-
-<p>&mdash;Si la résolution du frère Népomucène, comme vous l'appelez,
-monsieur le prieur, est aussi bien arrêtée que vous le dites; si le
-soin de son salut est le seul qu'il ait en ce monde, expliquez-moi
-comment la séduction des biens temporels pourra l'en détourner? Il y a
-là une inconséquence que je ne comprends guère.</p>
-
-<p>Le prieur fut un peu embarrassé du regard perçant que j'attachais sur
-lui; mais, se jetant au même instant dans une de ces parades de
-naïveté qui sont la haute ressource des fourbes:</p>
-
-<p>&mdash;Mon Dieu! mon cher fils, s'écria-t-il, vous ne savez donc pas quelles
-immenses consolations la possession des biens de ce monde peut répandre
-sur une âme pieuse? Autant les richesses périssables sont dignes de
-mépris lorsqu'elles représentent de vains plaisirs, autant le juste
-doit les réclamer avec fermeté quand elles lui assurent le moyen de
-faire le bien. À la place du saint trappiste, je ne vous cache pas que
-je ne céderais mes droits à personne; que je voudrais fonder une
-communauté religieuse pour la propagation de la foi et la distribution
-des aumônes avec les fonds qui, entre les mains d'un jeune et brillant
-seigneur comme vous, ne servent qu'à entretenir à grands frais des
-chevaux et des chiens. L'Église nous enseigne que, par de grands
-sacrifices et de riches offrandes, nous pouvons racheter nos âmes des
-plus noirs péchés. Le frère Népomucène, assiégé d'une sainte
-terreur, croit qu'une expiation publique est nécessaire à son salut.
-Martyr dévoué, il veut offrir son sang à l'implacable justice des
-hommes. Combien ne sera-t-il pas plus doux pour vous (et plus sûr en
-même temps) de lui voir élever quelque saint autel à la gloire de
-Dieu et cacher dans la paix bienheureuse du cloître l'éclat funeste du
-nom qu'il a déjà abjuré! Il est tellement dominé par l'esprit de la
-Trappe, il a pris un tel amour de l'abnégation, de l'humilité, de la
-pauvreté, qu'il me faudra bien des efforts et bien des secours d'en
-haut pour le déterminer à accepter cet échange de <i>mérites.</i></p>
-
-<p>&mdash;C'est donc vous, monsieur le prieur, qui vous chargez, par bonté
-gratuite, de changer cette funeste résolution? J'admire votre zèle et
-je vous en remercie, mais je ne pense pas que tant de négociations
-soient nécessaires. M. Jean de Mauprat réclame sa part d'héritage,
-rien n'est plus juste; et, lors même que la loi refuserait tout droit
-civil à celui qui n'a dû son talent qu'à la fuite (ce que je ne veux
-point examiner), mon parent peut être assuré qu'il n'y aurait jamais
-la moindre contestation entre nous à cet égard, si j'étais libre
-possesseur d'une fortune quelconque. Mais vous n'ignorez pas que je ne
-dois la jouissance de cette fortune qu'à la bonté de mon grand-oncle,
-le chevalier Hubert de Mauprat; qu'il a assez fait en payant les dettes
-de la famille, qui absorbaient au delà du fonds; que je ne puis rien
-aliéner sans sa permission, et que je ne suis réellement que le
-dépositaire d'une fortune que je n'ai pas encore acceptée.</p>
-
-<p>Le prieur me regarda avec surprise et comme frappé d'un coup imprévu;
-puis il sourit d'un air rusé et me dit:</p>
-
-<p>&mdash;Fort bien! Il paraît que je m'étais trompé et que c'est à M.
-Hubert de Mauprat qu'il faut s'adresser. Je le ferai, car je ne doute
-pas qu'il ne me sache très bon gré de sauver à sa famille un scandale
-qui peut avoir de très bons résultats dans l'autre vie pour un de ses
-parents, mais qui à coup sûr peut en avoir de très mauvais pour <i>un
-autre parent</i> dans celle-ci.</p>
-
-<p>&mdash;J'entends, monsieur, répondis-je. C'est une menace; je répondrai sur
-le même ton. Si M. Jean de Mauprat se permet d'obséder mon oncle et ma
-cousine, c'est à moi qu'il aura affaire, et ce ne sera pas devant les
-tribunaux que je l'appellerai en réparation de certains outrages que je
-n'ai point oubliés. Dites-lui que je n'accorderai point l'absolution au
-pénitent de la Trappe s'il ne reste fidèle au rôle qu'il a adopté.
-Si M. Jean de Mauprat est sans ressource et qu'il implore ma bonté, je
-pourrai lui donner, sur les revenus qui me sont accordés, les moyens
-d'exister humblement et sagement, selon l'esprit de ses vœux; mais, si
-l'ambition ecclésiastique s'empare de son cerveau, et qu'il compte,
-avec de folles et puériles menaces, intimider assez mon oncle pour lui
-arracher de quoi satisfaire ses nouveaux goûts, qu'il se détrompe,
-dites-le-lui bien de ma part. La sécurité du vieillard et l'avenir de
-la jeune fille n'ont que moi pour défenseur, et je saurai les
-défendre, fût-ce au péril de l'honneur et de la vie.</p>
-
-<p>&mdash;L'honneur et la vie sont pourtant de quelque importance à votre âge,
-reprit l'abbé visiblement irrité, mais affectant des manières plus
-douces que jamais; qui sait à quelle folie la ferveur religieuse peut
-entraîner le trappiste? Car, entre nous soit dit, mon pauvre enfant...
-voyez, moi, je suis un homme sans exagération; j'ai vu le monde dans ma
-jeunesse et je n'approuve pas ces partis extrêmes, dictés plus souvent
-par l'orgueil que par la piété. J'ai consenti à tempérer
-l'austérité de la règle, mes religieux ont bonne mine et portent des
-chemises... Croyez bien, mon cher monsieur, que je suis loin d'approuver
-le dessein de votre parent et que je ferai tout au monde pour
-l'entraver; mais enfin, s'il persiste, à quoi vous servira mon zèle?
-Il a la permission de son supérieur et peut se livrer à une
-inspiration funeste... Vous pouvez être gravement compromis dans une
-affaire de ce genre; car enfin, quoique vous soyez, à ce qu'on assure,
-un digne gentilhomme, bien que vous ayez abjuré les erreurs du
-passé, bien que peut-être votre âme ait toujours haï l'iniquité,
-vous avez trempé de fait dans bien des exactions que les lois
-humaines réprouvent et châtient. Qui sait à quelles révélations
-involontaires le frère Népomucène peut se voir entraîné, s'il
-provoque l'instruction d'une procédure criminelle? Pourra-t-il la
-provoquer contre lui-même sans la provoquer en même temps contre
-vous?... Croyez-moi, je veux la paix... je suis un bon homme...</p>
-
-<p>&mdash;Oui, un très bon homme, mon père, répondis-je avec ironie, je le
-vois parfaitement. Mais ne vous inquiétez pas trop; car il y a un
-raisonnement fort clair qui doit nous rassurer l'un et l'autre. Si une
-véritable vocation religieuse pousse frère Jean le trappiste à une
-réparation publique, il sera facile de lui faire entendre qu'il doit
-s'arrêter devant la crainte d'entraîner un autre que lui dans
-l'abîme; car l'esprit du Christ le lui défend. Mais, si ce que je
-présume est certain, si M. Jean de Mauprat n'a pas la moindre envie de
-se livrer entre les mains de la justice, ses menaces sont peu faites
-pour m'épouvanter, et je saurai empêcher qu'elles ne fassent plus de
-bruit qu'il ne convient.</p>
-
-<p>&mdash;C'est donc là toute la réponse que j'aurai à lui porter? dit le
-prieur en me lançant un regard où perçait le ressentiment.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, monsieur, répondis-je; à moins qu'il ne lui plaise de recevoir
-cette réponse de ma propre bouche et de paraître ici. Je suis venu,
-déterminé à vaincre le dégoût que sa présence m'inspire, et je
-m'étonne qu'après avoir manifesté un si vif désir de m'entretenir,
-il se tienne à l'écart quand j'arrive.</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur, reprit le prieur avec une ridicule majesté, mon devoir est
-de faire régner en ce lieu saint la paix du Seigneur. Je m'opposerai
-donc à toute entrevue qui pourrait amener des explications violentes...</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes beaucoup trop facile à effrayer, monsieur le prieur,
-répondis-je; il n'y a lieu ici à aucun emportement. Mais, comme ce
-n'est pas moi qui ai provoqué ces explications et que je me suis rendu
-ici par pure complaisance, je renonce de grand cœur à les pousser plus
-loin et vous remercie d'avoir bien voulu servir d'intermédiaire.</p>
-
-<p>Je le saluai profondément et me retirai.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="XX">XX</a></h4>
-
-
-<p>Je fis à l'abbé, qui m'attendait chez Patience, le récit de cette
-conférence, et il fut entièrement de mon avis; il pensa, comme moi,
-que le prieur, loin de travailler à détourner le trappiste de ses
-prétendus desseins, l'engageait de tout son pouvoir à m'épouvanter
-pour m'amener à de grands sacrifices d'argent. Il était tout simple,
-à ses yeux, que ce vieillard, fidèle à l'esprit monacal, voulût
-mettre dans les mains d'un Mauprat moine le fruit des labeurs et des
-économies d'un Mauprat séculier.</p>
-
-<p>&mdash;C'est là le caractère indélébile du clergé catholique, me dit-il.
-Il ne saurait vivre sans faire la guerre aux familles et sans épier
-tous les moyens de les spolier. Il semble que ces biens soient sa
-propriété et que toutes les voies lui soient bonnes pour les
-recouvrer. Il n'est pas aussi facile que vous le pensez de se défendre
-contre ce doucereux brigandage. Les moines ont l'appétit persévérant
-et l'esprit ingénieux. Soyez prudent et attendez-vous à tout. Vous ne
-pourrez jamais décider un trappiste à se battre; retranché sous son
-capuchon, il recevra, courbé et les mains en croix, les plus sanglants
-outrages; et, sachant fort bien que vous ne l'assassinerez pas, il ne
-vous craindra guère. Et puis vous ne savez pas ce qu'est la justice
-dans la main des hommes et de quelle manière un procès criminel est
-conduit et jugé quand une des parties ne recule devant aucun moyen de
-séduction et d'épouvante. Le clergé est puissant; la robe est
-déclamatoire; les mots probité et intégrité résonnent depuis des
-siècles sur les murs endurcis des prétoires, sans empêcher les juges
-prévaricateurs et les arrêts iniques. Méfiez-vous, méfiez-vous! Le
-trappiste peut lancer la meute à bonnet carré sur ses traces et la
-dépister en disparaissant à point et la laissant sur les vôtres. Vous
-avez blessé bien des amours-propres en faisant échouer les nombreuses
-prétentions des épouseurs d'héritage. Un des plus outrés et des plus
-méchants est proche parent d'un magistrat tout-puissant dans la
-province. De La Marche a quitté la robe pour l'épée; mais il a pu
-laisser parmi ses anciens confrères des gens portés à vous desservir.
-Je suis fâché que vous n'ayez pu le joindre en Amérique et vous
-mettre bien avec lui. Ne haussez pas les épaules; vous en tuerez dix,
-et les choses iront de mal en pis. On se vengera, non peut-être sur
-votre vie, on sait que vous en faites bon marché, mais sur votre
-honneur; et votre grand-oncle mourra de chagrin... Enfin...</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez l'habitude de voir tout en noir au premier coup d'œil,
-quand par hasard vous ne voyez pas le soleil en plein minuit, mon bon
-abbé, lui dis-je en l'interrompant. Laissez-moi vous dire tout ce qui
-doit écarter ces sombres pressentiments. Je connais Jean Mauprat de
-longue main; c'est un insigne imposteur, et, de plus, le dernier des
-lâches. Il rentrera sous terre à mon aspect, et, dès le premier mot,
-je lui ferai avouer qu'il n'est ni trappiste, ni moine, ni dévot. Tout
-ceci est un tour de chevalier d'industrie, et je lui ai entendu jadis
-faire des projets qui m'empêchent de m'étonner aujourd'hui de son
-impudence; je le crains donc fort peu.</p>
-
-<p>&mdash;Et vous avez tort, reprit l'abbé. Il faut toujours craindre un
-lâche, parce qu'il nous frappe par derrière au moment où nous
-l'attendons en face. Si Jean Mauprat n'était pas trappiste, si les
-papiers qu'il m'a montrés avaient menti, le prieur des carmes est trop
-subtil et trop prudent pour s'y être laissé prendre. Jamais cet
-homme-là n'embrassera la cause d'un séculier, et jamais il ne prendra
-un séculier pour un des siens. Au reste, il faut aller aux
-informations, et je vais écrire sur-le-champ au supérieur de la
-Trappe; mais je suis certain qu'elles confirmeront ce que je sais
-déjà. Il est même possible que Jean de Mauprat soit sincèrement
-dévot. Rien ne sied mieux à un pareil caractère que certaines nuances
-de l'esprit catholique. L'inquisition est l'âme de l'Église, et
-l'inquisition doit sourire à Jean de Mauprat. Je crois volontiers qu'il
-se livrerait au glaive séculier rien que pour le plaisir de vous perdre
-avec lui, et que l'ambition de fonder un monastère avec vos deniers est
-une inspiration subite dont tout l'honneur appartient au prieur des
-carmes...</p>
-
-<p>&mdash;Cela n'est guère probable, mon cher abbé, lui dis-je. D'ailleurs, à
-quoi nous mèneront ces commentaires? Agissons. Gardons à vue le
-chevalier, pour que l'animal immonde ne vienne pas empoisonner la
-sérénité de ses derniers jours. Écrivons à la Trappe, offrons une
-pension au misérable, et voyons-le venir, tout en épiant avec soin ses
-moindres démarches. Mon sergent Marcasse est un admirable limier.
-Mettons-le sur la piste, et, s'il peut parvenir à nous rapporter en
-langue vulgaire ce qu'il aura vu et entendu, nous saurons bientôt ce
-qui se passe dans tout le pays.</p>
-
-<p>En devisant ainsi, nous arrivâmes au château à la chute du jour. Je
-ne sais quelle inquiétude tendre et puérile, comme il en vient aux
-mères lorsqu'elles s'éloignent un instant de leur progéniture,
-s'empara de moi en entrant dans cette demeure silencieuse. Cette
-sécurité éternelle que rien n'avait jamais troublée dans l'enceinte
-des vieux lambris sacrés, la caducité nonchalante des serviteurs, les
-portes toujours ouvertes, à tel point que les mendiants entraient
-parfois dans le salon sans rencontrer personne ou sans causer d'ombrage;
-toute cette atmosphère de calme, de confiance et d'isolement
-contrastait avec les pensées de lutte et les soucis dont le retour de
-Jean et les menaces du carme avaient rempli mon esprit durant quelques
-heures. Je doublai le pas, et, saisi d'un tremblement involontaire, je
-traversai la salle de billard. Il me sembla, en cet instant, voir passer
-sous les fenêtres du rez-de-chaussée une ombre noire qui se glissait
-parmi les jasmins, et qui disparut dans le crépuscule. Je poussai
-vivement la porte du salon et m'arrêtai. Tout était silencieux et
-immobile. J'allais me retirer et chercher Edmée dans la chambre de son
-père, lorsque je crus voir remuer quelque chose de blanc près de la
-cheminée où le chevalier se tenait toujours.</p>
-
-<p>&mdash;Edmée, êtes-vous ici? m'écriai-je.</p>
-
-<p>Rien ne me répondit. Mon front se couvrit d'une sueur froide et mes
-genoux tremblèrent. Honteux d'une faiblesse si étrange, je m'élançai
-vers la cheminée en répétant avec angoisse le nom d'Edmée.</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce vous enfin, Bernard? me répondit-elle d'une voix
-tremblante.</p>
-
-<p>Je la saisis dans mes bras; elle était agenouillée auprès du fauteuil
-de son père et pressait contre ses lèvres les mains glacées du
-vieillard.</p>
-
-<p>&mdash;Grand Dieu! m'écriai-je en distinguant, à la faible clarté qui
-régnait dans l'appartement, la face livide et roidie du chevalier,
-notre père a-t-il cessé de vivre?...</p>
-
-<p>&mdash;Peut-être, me dit-elle avec un organe étouffé; peut-être évanoui
-seulement, s'il plaît à Dieu! De la lumière, au nom du ciel, sonnez!
-Il n'y a qu'un instant qu'il est dans cet état.</p>
-
-<p>Je sonnai à la hâte; l'abbé nous rejoignit, et nous eûmes le bonheur
-de rappeler mon oncle à la vie.</p>
-
-<p>Mais, lorsqu'il ouvrit les yeux, son esprit semblait lutter contre les
-impressions d'un rêve pénible.</p>
-
-<p>&mdash;Est-il parti, est-il parti, ce misérable fantôme? s'écria-t-il à
-plusieurs reprises. Holà! Saint-Jean! mes pistolets!... Mes gens! qu'on
-jette ce drôle par les fenêtres!</p>
-
-<p>Je soupçonnai la vérité.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-il donc arrivé? dis-je à Edmée à voix basse; qui donc est
-venu ici durant mon absence?</p>
-
-<p>&mdash;Si je vous le dis, répondit Edmée, vous le croirez à peine, et vous
-nous accuserez de folie, mon père et moi; mais je vous conterai cela
-tout à l'heure; occupons-nous de mon père.</p>
-
-<p>Elle parvint, par ses douces paroles et ses tendres soins, à rendre le
-calme au vieillard. Nous le portâmes à son appartement, et il
-s'endormit tranquille. Quand Edmée eut retiré légèrement sa main de
-la sienne et abaissé le rideau ouaté sur sa tête, elle s'approcha de
-l'abbé et de moi, et nous raconta qu'un quart d'heure avant notre
-retour, un frère quêteur était entré dans le salon où elle brodait
-selon sa coutume, près de son père assoupi. Peu surprise d'un incident
-qui arrivait quelquefois, elle s'était levée pour prendre sa bourse
-sur la cheminée, tout en adressant au moine des paroles de
-bienveillance. Mais, au moment où elle se retournait par lui tendre son
-aumône, le chevalier, éveillé en sursaut, s'était écrié en toisant
-le moine d'un air à la fois courroucé et effrayé:</p>
-
-<p>&mdash;Par le diable! monsieur, que venez-vous faire ici sous ce
-harnais-là?</p>
-
-<p>Edmée avait alors regardé le visage du moine, et elle avait
-reconnu...</p>
-
-<p>&mdash;Ce que vous n'imagineriez jamais, dit-elle, l'affreux Jean Mauprat! Je
-ne l'avais vu qu'une heure dans ma vie, mais cette figure repoussante
-n'était jamais sortie de ma mémoire, et jamais je n'ai eu le moindre
-accès de fièvre sans qu'elle se présentât devant mes yeux. Je ne pus
-retenir un cri.</p>
-
-<p>«&mdash;N'ayez pas peur, nous dit-il avec un effroyable sourire, je viens
-ici non en ennemi, mais en suppliant.»</p>
-
-<p>Et il se mit à genoux si près de mon père, que, ne sachant ce qu'il
-voulait faire, je me jetai entre eux et je poussai violemment le
-fauteuil à roulettes qui recula jusqu'à la muraille. Alors le moine,
-parlant d'une voix lugubre, qui rendait encore plus effrayante
-l'approche de la nuit, se mit à nous déclamer je ne sais quelle
-formule lamentable de confession, demandant grâce pour ses crimes et se
-disant déjà couvert du voile noir des parricides lorsqu'ils montent à
-l'échafaud.</p>
-
-<p>«&mdash;Ce malheureux est devenu fou», dit mon père en tirant le cordon de
-la sonnette.</p>
-
-<p>Mais Saint-Jean est sourd et il ne vint pas. Il nous fallut donc
-entendre, dans une angoisse inexprimable, les discours étranges de cet
-homme qui se dit trappiste et qui prétend qu'il vient se livrer au
-glaive séculier en expiation de ses forfaits. Il voulait, auparavant,
-demander à mon père son pardon et sa dernière bénédiction. En
-disant cela, il se traînait sur ses genoux et parlait avec véhémence.
-Il y avait de l'insulte et de la menace dans le son de cette voix qui
-proférait les paroles d'une extravagante humilité. Comme il se
-rapprochait toujours de mon père et que l'idée des sales caresses
-qu'il semblait vouloir lui adresser me remplissait de dégoût, je lui
-ordonnai d'un ton assez impérieux de se lever et de parler
-convenablement. Mon père, courroucé, lui commanda de se taire et de se
-retirer; et, comme en cet instant il s'écriait: «Non! vous me
-laisserez embrasser vos genoux!» je le repoussai pour l'empêcher de
-toucher à mon père. Je frémis d'horreur en songeant que mon gant a
-effleuré ce froc immonde. Il se retourna vers moi, et, quoiqu'il
-affectât toujours le repentir et l'humilité, je vis la colère briller
-dans ses yeux. Mon père fit un violent effort pour se lever, et il se
-leva en effet comme par miracle; mais aussitôt il retomba évanoui sur
-son siège; des pas se firent entendre dans le billard, et le moine
-sortit par la porte vitrée avec la rapidité de l'éclair. C'est alors
-que vous m'avez trouvée demi-morte et glacée d'épouvante aux pieds de
-mon père anéanti.</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="figcenter" style="width: 500px;">
-<a id="figure08"></a>
-<img src="images/figure08.jpg" width="500" alt="" />
-<p class="center">... <i>Edmée avait reconnu Jean Mauprat sous le capuchon du
-moine</i>...&mdash;Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</p>
-</div>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>&mdash;L'abominable lâche n'a pas perdu de temps, vous le voyez, l'abbé!
-m'écriai-je; il voulait effrayer mon oncle et sa fille: il y a réussi;
-mais il a compté sans moi, et je jure que, fallût-il le traiter à la
-mode de la Roche-Mauprat... s'il ose jamais se présenter ici de
-nouveau...</p>
-
-<p>&mdash;Taisez-vous, Bernard, dit Edmée, vous me faites frémir; parlez
-sagement, et dites-moi tout ce que cela signifie.</p>
-
-<p>Quand je l'eus mise au fait de ce qui était arrivé à l'abbé et à
-moi, elle nous blâma de ne pas l'avoir prévenue.</p>
-
-<p>&mdash;Si j'avais su à quoi je devais m'attendre, nous dit-elle, je n'aurais
-pas été effrayée, et j'eusse pris des précautions pour ne jamais
-rester seule à la maison avec mon père et Saint-Jean, qui n'est guère
-plus ingambe. Maintenant, je ne crains plus rien, et je me tiendrai sur
-mes gardes. Mais le plus sûr, mon cher Bernard, est d'éviter tout
-contact avec cet homme odieux et de lui faire l'aumône aussi largement
-que possible pour nous en débarrasser. L'abbé a raison; il peut être
-redoutable. Il sait que notre parenté avec lui nous empêchera toujours
-de nous mettre à l'abri de ses persécutions en invoquant les lois; et,
-s'il ne peut nous nuire aussi sérieusement qu'il s'en flatte, il peut
-du moins nous susciter mille dégoûts que je répugne à braver.
-Jetez-lui de l'or, et qu'il s'en aille; mais ne me quittez plus,
-Bernard. Voyez, vous m'êtes nécessaire absolument; soyez consolé du
-mal que vous prétendez m'avoir fait.</p>
-
-<p>Je pressai sa main dans les miennes et jurai de ne jamais m'éloigner
-d'elle, fut-ce par son ordre, tant que ce trappiste n'aurait pas
-délivré le pays de sa présence.</p>
-
-<p>L'abbé se chargea des négociations avec le couvent. Il se rendit à la
-ville le lendemain et porta, de ma part, au trappiste l'assurance
-expresse que je le ferais sauter par les fenêtres s'il s'avisait jamais
-de reparaître au château de Sainte-Sévère. Je lui proposai en même
-temps de subvenir à ses besoins, largement même, à condition qu'il se
-retirerait sur-le-champ, soit à sa chartreuse, soit dans toute autre
-retraite séculière ou religieuse, à son choix, et qu'il ne remettrait
-jamais les pieds en Berry.</p>
-
-<p>Le prieur reçut l'abbé avec tous les témoignages d'un profond dédain
-et d'une sainte aversion pour son état d'hérésie; loin de le cajoler
-comme moi, il lui dit qu'il voulait rester étranger à toute cette
-affaire, qu'il s'en lavait les mains et qu'il se bornerait à
-transmettre les décisions de part et d'autre, et à donner asile au
-frère Népomucène, autant par charité chrétienne que pour édifier
-ses religieux par l'exemple d'un homme vraiment saint. À l'en croire,
-le frère Népomucène serait le second du nom placé au premier rang de
-la milice céleste, en vertu des canons de l'Église.</p>
-
-<p>Le jour suivant, l'abbé, rappelé au couvent par un message
-particulier, eut une entrevue avec le trappiste. À sa grande surprise,
-il trouva que l'ennemi avait changé de tactique. Il refusait avec
-indignation toute espèce de secours, se retranchant derrière son vœu
-de pauvreté et d'humilité, et blâmant avec emphase son cher hôte le
-prieur d'avoir osé proposer, sans son aveu, l'échange des biens
-éternels contre les biens périssables. Il refusait de s'expliquer sur
-le reste et se renfermait dans des réponses ambiguës et boursouflées;
-Dieu l'inspirerait, disait-il, et il comptait, à la prochaine fête de
-la Vierge, à l'heure auguste et sublime de la sainte communion,
-entendre la voix de Jésus parler à son cœur et lui dicter la conduite
-qu'il aurait à tenir. L'abbé dut craindre de montrer de l'inquiétude
-en insistant pour percer <i>ce saint mystère</i>, et il vint me rendre cette
-réponse, qui était moins faite que toute autre pour me rassurer.</p>
-
-<p>Cependant les jours et les semaines s'écoulèrent sans que le trappiste
-donnât le moindre signe de volonté sur quoi que ce soit. Il ne reparut
-ni au château ni dans les environs, et se tint tellement enfermé aux
-carmes que peu de personnes virent son visage. Cependant on sut
-bientôt, et le prieur mit grand soin à en répandre la nouvelle, que
-Jean de Mauprat, converti à la plus ardente et à la plus exemplaire
-piété, était de passage, comme pénitent de la Trappe, au couvent des
-carmes. Chaque matin on fit circuler un nouveau trait de vertu, un
-nouvel acte d'austérité de ce saint personnage. Les dévotes, avides
-du merveilleux, voulurent le voir et lui portèrent mille petits
-présents qu'il refusa avec obstination. Quelquefois il se cachait si
-bien, qu'on le disait parti pour la Trappe; mais, au moment où nous
-nous flattions d'en être débarrassés, nous apprenions qu'il venait de
-s'infliger, dans la cendre et sous le cilice, des mortifications
-épouvantables; ou bien il avait été, pieds nus, dans les endroits les
-plus déserts et les plus incultes de la Varenne, accomplir des
-pèlerinages. On alla jusqu'à dire qu'il faisait des miracles; si le
-prieur n'était pas guéri de la goutte, c'est que, par esprit de
-pénitence, il ne voulait pas guérir.</p>
-
-<p>Cette incertitude dura près de deux mois.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="XXI">XXI</a></h4>
-
-
-<p>Ces jours, qui s'écoulèrent dans l'intimité, furent pour moi
-délicieux et terribles. Voir Edmée à toute heure, sans crainte
-d'être indiscret, puisque elle-même m'appelait à ses côtés, lui
-faire la lecture, causer avec elle de toute chose, partager les tendres
-soins qu'elle rendait à son père, être de moitié dans sa vie,
-absolument comme si nous eussions été frère et sœur, c'était un
-grand bonheur sans doute, mais c'était un dangereux bonheur, et le
-volcan se ralluma dans mon sein. Quelques paroles confuses, quelques
-regards troublés me trahirent. Edmée ne fut point aveugle, mais elle
-resta impénétrable; son œil noir et profond, attaché sur moi comme
-sur son père avec la sollicitude d'une âme exclusive, se refroidissait
-quelquefois tout à coup au moment où la violence de ma passion était
-près d'éclater. Sa physionomie n'exprimait alors qu'une patiente
-curiosité et la volonté inébranlable de lire jusqu'au fond de mon
-âme sans me laisser voir seulement la surface de la sienne.</p>
-
-<p>Mes souffrances, quoique vives, me furent chères dans les premiers
-temps; je me plaisais à les offrir intérieurement à Edmée comme une
-expiation de mes fautes passées. J'espérais qu'elle les devinerait et
-qu'elle m'en saurait gré. Elle les vit et ne m'en parla pas. Mon mal
-s'aigrit, mais il se passa encore des jours avant que je perdisse la
-force de le cacher. Je dis des jours, parce que, pour quiconque a aimé
-une femme et s'est trouvé seul avec elle, contenu par sa sévérité,
-les jours ont dû se compter comme des siècles. Quelle vie pleine et
-pourtant dévorante! Que de langueur et d'agitation, de tendresse et de
-colère! Il me semblait que les heures résumaient des années; et
-aujourd'hui, si je ne rectifiais par des dates l'erreur de ma mémoire,
-je me persuaderais aisément que ces deux mois remplirent la moitié de
-ma vie.</p>
-
-<p>Je voudrais peut-être aussi me le persuader pour me réconcilier avec
-la conduite ridicule et coupable que je tins, au mépris des bonnes
-résolutions que je venais à peine de former. La rechute fut si prompte
-et si complète, qu'elle me ferait rougir encore si je ne l'avais
-cruellement expiée, comme vous le verrez bientôt.</p>
-
-<p>Après une nuit d'angoisse, je lui écrivis une lettre insensée, qui
-faillit avoir pour moi des résultats effroyables; elle était à peu
-près conçue en ces termes:</p>
-
-<p>«Vous ne m'aimez point, Edmée, vous ne m'aimerez jamais. Je le sais,
-je ne demande rien, je n'espère rien; je veux rester près de vous,
-consacrer ma vie à votre service et à votre défense. Je ferai, pour
-vous être utile, tout ce qui sera possible à mes forces; mais je
-souffrirai, et, quoi que je fasse pour le cacher, vous le verrez, et
-vous attribuerez peut-être à des motifs étrangers une tristesse que
-je ne pourrai pas renfermer avec un constant héroïsme. Vous m'avez
-profondément affligé hier en m'engageant à sortir un peu <i>pour me
-distraire.</i> Me distraire de vous, Edmée! quelle amère raillerie! Ne
-soyez pas cruelle, ma pauvre sœur, car alors vous redevenez mon
-impérieuse fiancée des mauvais jours... et, malgré moi, je redeviens
-le brigand que vous détestiez... Ah! si vous saviez combien je suis
-malheureux! Il y a en moi deux hommes qui se combattent à mort et sans
-relâche; il faut bien espérer que le brigand succombera; mais il se
-défend pied à pied et il rugit, parce qu'il se sent couvert de
-blessures et frappé mortellement. Si vous saviez, si vous saviez,
-Edmée, quelles luttes, quels combats, quelles larmes de sang mon cœur
-distille, et quelles fureurs s'allument souvent dans la partie de mon
-esprit que gouvernent les anges rebelles! Il y a des nuits que je
-souffre tant, que, dans le délire de mes songes, il me semble que je
-vous plonge un poignard dans le cœur et que, par une lugubre magie, je
-vous force ainsi à m'aimer comme je vous aime. Quand je m'éveille,
-baigné d'une sueur froide, égaré, hors de moi, je suis comme tenté
-d'aller vous tuer, afin d'anéantir la cause de mes angoisses. Si je ne
-le fais pas, c'est que je crains de vous aimer morte avec autant de
-passion et de ténacité que si vous étiez vivante. Je crains d'être
-contenu, gouverné, dominé par votre image, comme je le suis par votre
-personne; et puis il n'y a pas de moyen de destruction dans la main de
-l'homme, l'être qu'il aime et qu'il redoute existe en lui lorsqu'il a
-cessé d'exister sur la terre. C'est l'âme d'un amant qui sert de
-cercueil à sa maîtresse et qui conserve à jamais ses brûlantes
-reliques pour s'en nourrir sans jamais les consumer... Mais, ô ciel!
-dans quel désordre sont mes idées! Voyez, Edmée, à quel point mon
-esprit est malade, et prenez pitié de moi. Patientez, permettez-moi
-d'être triste, ne suspectez jamais mon dévouement; je suis souvent
-fou, mais je vous chéris toujours. Un mot, un regard de vous me
-rappellera toujours au sentiment du devoir, et ce devoir me sera doux
-quand vous daignerez m'en faire souvenir... À l'heure où je vous
-écris, Edmée, le ciel est chargé de nuées plus sombres et plus
-lourdes que l'airain; le tonnerre gronde, et à la lueur des éclairs
-semblent flotter les spectres douloureux du purgatoire. Mon âme est
-sous le poids de l'orage, mon esprit troublé flotte comme ces clartés
-incertaines qui jaillissent de l'horizon. Il me semble que mon être va
-éclater comme la tempête. Ah! si je pouvais élever vers vous une voix
-semblable à la sienne! si j'avais la puissance de produire au dehors
-les angoisses et les fureurs qui me rongent! Souvent, quand la tourmente
-passe sur les grands chênes, vous dites que vous aimez le spectacle de
-sa colère et de leur résistance. C'est, dites-vous, la lutte des
-grandes forces, et vous croyez saisir dans les bruits de l'air les
-imprécations de l'aquilon et les cris douloureux des antiques rameaux.
-Lequel souffre davantage, Edmée, ou de l'arbre qui résiste ou du vent
-qui s'épuise à l'attaque? N'est-ce pas toujours le vent qui cède et
-qui tombe? et alors le ciel, affligé de la défaite de son noble fils,
-se répand sur la terre en ruisseaux de pleurs. Vous aimez ces folles
-images, Edmée; et, chaque fois que vous contemplez la force vaincue par
-la résistance, vous souriez cruellement, et votre regard mystérieux
-semble insulter à ma misère. Eh bien, n'en doutez pas, vous m'avez
-jeté à terre, et, quoique brisé, je souffre encore; sachez-le,
-puisque vous voulez le savoir, puisque vous êtes impitoyable au point
-de m'interroger et de feindre pour moi la compassion. Je souffre et je
-n'essaye plus de soulever le pied que le vainqueur orgueilleux a posé
-sur ma poitrine défaillante.»</p>
-
-<p>Le reste de cette lettre, qui était fort longue, fort décousue et
-absurde d'un bout à l'autre, était conçu dans le même sens. Ce
-n'était pas la première fois que j'écrivais à Edmée, quoique vivant
-sous le même toit et ne la quittant qu'aux heures du repos. Ma passion
-m'absorbait à tel point, que j'étais invinciblement entraîné à
-prendre sur mon sommeil pour lui écrire. Je ne croyais jamais lui avoir
-assez parlé d'elle, assez renouvelé la promesse d'une soumission à
-laquelle je manquais à chaque instant; mais la lettre dont il s'agit
-était plus hardie et plus passionnée qu'aucune des autres. Peut-être
-fut-elle écrite fatalement sous l'influence de la tempête qui
-éclatait au ciel, tandis que, courbé sur ma table, le front en sueur,
-la main sèche et brûlante, je traçais avec exaltation la peinture de
-mes souffrances. Il me semble qu'il se fit en moi un grand calme, voisin
-du désespoir, lorsque je me jetai sur mon lit après être descendu au
-salon et avoir glissé ma lettre dans le panier à ouvrage d'Edmée. Le
-jour se levait chargé à l'horizon des ailes sombres de l'orage qui
-s'envolait vers d'autres régions. Les arbres, chargés de pluie,
-s'agitaient encore sous la brise fraîchissante. Profondément triste,
-mais aveuglément dévoué à la souffrance, je m'endormis soulagé,
-comme si j'eusse fait le sacrifice de ma vie et de mes espérances.
-Edmée ne parut pas avoir trouvé ma lettre, car elle n'y répondit pas.
-Elle avait coutume de le faire verbalement, et c'était pour moi un
-moyen de provoquer de sa part ces effusions d'amitié fraternelle dont
-il fallait bien me contenter, et qui versaient du moins un baume sur ma
-plaie. J'aurais dû me dire que, cette fois, ma lettre devait amener une
-explication décisive, ou être passée sous silence. Je soupçonnai
-l'abbé de l'avoir soustraite et jetée au feu, j'accusai Edmée de
-mépris et de dureté; néanmoins je me tus.</p>
-
-<p>Le lendemain, le temps était parfaitement rétabli. Mon oncle fit une
-promenade en voiture, et, chemin faisant, nous dit qu'il ne voulait pas
-mourir sans avoir fait une grande et dernière chasse au renard. Il
-était passionné pour ce divertissement, et sa santé s'était
-améliorée au point de rendre à son esprit des velléités de plaisir
-et d'action. Une étroite berline très légère, attelée de fortes
-mules, courait rapidement dans les traînes sablonneuses de nos bois, et
-quelquefois déjà il avait suivi de petites chasses que nous montions
-pour le distraire. Depuis la visite du trappiste, le chevalier avait
-comme repris à la vie. Doué de force et d'obstination comme tous ceux
-de sa race, il semblait qu'il pérît faute d'émotions, car le plus
-léger appel à son énergie rendait momentanément la chaleur à son
-sang engourdi. Comme il insista beaucoup sur ce projet de chasse, Edmée
-s'engagea à organiser avec moi une battue générale et à y prendre
-une part active. Une des grandes joies du bon vieillard était de la
-voir à cheval, caracoler hardiment autour de sa voiture et lui tendre
-toutes les branches fleuries qu'elle arrachait aux buissons en passant.
-Il fut décidé que je monterais à cheval pour l'escorter et que
-l'abbé accompagnerait le chevalier dans la berline. Le ban et
-l'arrière-ban des gardes-chasse, forestiers, piqueurs, voire des
-braconniers de la Varenne, furent convoqués à cette solennité de
-famille. Un grand repas fut préparé à l'office pour le retour, avec
-force pâtés d'oie et vin du terroir. Marcasse, dont j'avais fait mon
-régisseur à la Roche-Mauprat, et qui avait de grandes connaissances
-dans l'art de la chasse au renard, passa deux jours entiers à boucher
-les terriers. Quelques jeunes fermiers des environs, intéressés à la
-battue et capables de donner un bon conseil dans l'occasion, s'offrirent
-gracieusement à être de la partie, et enfin Patience, malgré son
-éloignement pour la destruction des animaux innocents, consentit à
-suivre la chasse en amateur. Au jour dit, qui se leva chaud et serein
-sur nos riants projets et sur mon implacable destinée, une cinquantaine
-de personnes se trouva sur pied avec cors, chevaux et chiens. La
-journée devait se terminer par une déconfiture de lapins dont le
-nombre était excessif, et qu'il était facile de détruire en masse en
-se rabattant sur la partie des bois qui n'aurait pas été traquée
-pendant la chasse. Chacun de nous s'arma donc d'une carabine, et mon
-oncle lui-même en prit une pour tirer de sa voiture; ce qu'il faisait
-encore avec beaucoup d'adresse.</p>
-
-<p>Durant les deux premières heures, Edmée, montée sur une jolie petite
-jument limousine fort vive, et qu'elle s'amusait à exciter et à
-retenir avec une coquetterie touchante pour son vieux père, s'écarta
-peu de la calèche, d'où le chevalier souriant, animé, attendri, la
-contemplait avec amour. De même que, emportés chaque soir par la
-rotation de notre globe, nous saluons, en entrant dans la nuit, l'astre
-radieux qui va régner sur un autre hémisphère, ainsi le vieillard se
-consolait de mourir en voyant la jeunesse, la force et la beauté de sa
-fille lui survivre dans une autre génération.</p>
-
-<p>Quand la chasse fut bien <i>nouée</i>, Edmée, qui se ressentait
-certainement de l'humeur guerroyante de la famille, et chez qui le calme
-de l'âme n'enchaînait pas toujours la fougue du sang, céda aux signes
-réitérés que lui faisait son père, dont le plus grand désir était
-de la voir galoper, et elle suivit le lancer, qui était déjà un peu
-en avant.</p>
-
-<p>&mdash;Suis-la, suis-la! me cria le chevalier, qui ne l'avait pas plus tôt
-vue courir, que sa douce vanité paternelle avait fait place à
-l'inquiétude.</p>
-
-<p>Je ne me le fis pas dire deux fois, et, enfonçant mes éperons dans le
-ventre de mon cheval, je rejoignis Edmée dans un sentier de traverse
-qu'elle avait pris pour retrouver les chasseurs. Je frémis en la voyant
-se plier comme un jonc sous les branches, tandis que son cheval, excité
-par elle, l'emportait au milieu du taillis avec la rapidité de
-l'éclair.</p>
-
-<p>&mdash;Edmée, pour l'amour de Dieu! lui criai-je, n'allez pas si vite. Vous
-allez vous faire tuer.</p>
-
-<p>&mdash;Laisse-moi courir, me dit-elle gaiement; mon père me l'a permis.
-Laisse-moi tranquille, te dis-je; je te donne sur les doigts, si tu
-arrêtes mon cheval.</p>
-
-<p>&mdash;Laisse-moi du moins te suivre, lui dis-je en la serrant de près; ton
-père me l'a ordonné, et je ne suis là que pour me tuer, s'il t'arrive
-malheur.</p>
-
-<p>Pourquoi étais-je obsédé par ces idées sinistres, moi qui avais vu
-si souvent Edmée courir à cheval dans les bois? Je l'ignore. J'étais
-dans un état bizarre; la chaleur de midi me montait au cerveau, et mes
-nerfs étaient singulièrement excités. Je n'avais pas déjeuné, me
-trouvant dans une mauvaise disposition en partant, et, pour me soutenir
-à jeun, j'avais avalé plusieurs tasses de café mêlé de rhum. Je
-sentais alors un effroi insurmontable; puis au bout de quelques instants
-cet effroi fit place à un sentiment inexprimable d'amour et de joie.
-L'excitation de la course devint si vive, que je m'imaginai n'avoir pas
-d'autre but que de poursuivre Edmée. À la voir fuir devant moi, aussi
-légère que sa cavale noire, dont les pieds volaient sans bruit sur la
-mousse, on l'eut prise pour une fée apparaissant en ce lieu désert
-pour troubler la raison des hommes et les entraîner sur ses traces au
-fond de ses retraites perfides. J'oubliai la chasse et tout le reste. Je
-ne vis qu'Edmée; un nuage passa devant mes yeux et je ne la vis plus,
-mais je courais toujours; j'étais dans un état de démence muette,
-lorsqu'elle s'arrêta brusquement.</p>
-
-<p>&mdash;Que faisons-nous? me dit-elle. Je n'entends plus la chasse, et
-j'aperçois la rivière. Nous avons trop donné sur la gauche.</p>
-
-<p>&mdash;Au contraire, Edmée, lui répondis-je sans savoir un mot de ce que je
-disais; encore un temps de galop, et nous y sommes.</p>
-
-<p>&mdash;Comme vous êtes rouge! me dit-elle. Mais comment passerons-nous la
-rivière?</p>
-
-<p>&mdash;Puisqu'il y a un chemin, il y a un gué, lui répondis-je. Allons,
-allons!</p>
-
-<p>J'étais possédé de la rage de courir encore; j'avais une idée, celle
-de m'enfoncer de plus en plus dans le bois avec elle; mais cette idée
-était couverte d'un voile, et, lorsque j'essayais de le soulever, je
-n'avais plus d'autre perception que celle des battements impétueux de
-ma poitrine et de mes tempes.</p>
-
-<p>Edmée lit un geste d'impatience.</p>
-
-<p>&mdash;Ces bois sont maudits; je m'y égare toujours, dit-elle.</p>
-
-<p>Et sans doute elle pensa au jour funeste où elle avait été emportée
-loin de la chasse et conduite à la Roche-Mauprat; car j'y pensai aussi,
-et les images qui s'offrirent à mon cerveau me causèrent une sorte de
-vertige. Je suivis machinalement Edmée vers la rivière. Tout à coup
-je la vis à l'autre bord. Je fus pris de fureur en voyant que son
-cheval était plus agile et plus courageux que le mien; car celui-ci
-fit, pour se risquer dans le gué, qui était assez mauvais, des
-difficultés durant lesquelles Edmée prit encore sur moi de l'avance.
-Je mis les flancs de mon cheval en sang; et, quand, après avoir failli
-être renversé plusieurs fois, je me trouvai sur la rive, je me lançai
-à la poursuite d'Edmée avec une colère aveugle. Je l'atteignis et je
-pris la bride de sa jument en m'écriant:</p>
-
-<p>&mdash;Arrêtez-vous, Edmée, je le veux! Vous n'irez pas plus loin.</p>
-
-<p>En même temps, je secouai si rudement les rênes, que son cheval se
-révolta. Elle perdit l'équilibre, et, pour ne pas tomber, elle sauta
-légèrement entre nos deux chevaux, au risque d'être blessée. Je fus
-à terre presque aussitôt qu'elle et repoussai vivement les chevaux.
-Celui d'Edmée, qui était fort doux, s'arrêta et se mit à brouter. Le
-mien s'emporta et disparut. Tout cela fut l'affaire d'un instant.</p>
-
-<p>J'avais reçu Edmée dans mes bras; elle se dégagea et me dit avec
-sécheresse:</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes fort brutal, Bernard, et je déteste vos manières. À qui
-en avez-vous?</p>
-
-<p>Troublé, confus, je lui dis que je croyais que sa jument prenait le
-mors aux dents, et que je craignais qu'il ne lui arrivât malheur en
-s'abandonnant de la sorte à l'ardeur de la course.</p>
-
-<p>&mdash;Et, pour me sauver, vous me faites tomber, au risque de me tuer,
-répondit-elle. Cela est fort obligeant, en vérité.</p>
-
-<p>&mdash;Laissez-moi vous remettre sur votre cheval, lui dis-je.</p>
-
-<p>Et, sans attendre sa permission, je la pris dans mes bras et je
-l'enlevai de terre.</p>
-
-<p>&mdash;Vous savez fort bien que je ne monte pas à cheval ainsi,
-s'écria-t-elle tout à fait irritée. Laissez-moi, je n'ai pas besoin
-de vos services.</p>
-
-<p>Mais il ne m'était plus permis d'obéir. Ma tête se perdait; mes bras
-se crispaient autour de la taille d'Edmée, et c'était en vain que
-j'essayais de les en détacher; mes lèvres effleurèrent son sein
-malgré moi; elle pâlit de colère.</p>
-
-<p>&mdash;Que je suis malheureux, disais-je avec des yeux pleins de larmes, que
-je suis malheureux de t'offenser toujours et d'être haï de plus en
-plus à mesure que je t'aime davantage!</p>
-
-<p>Edmée était de nature impérieuse et violente. Son caractère,
-habitué à la lutte, avait pris avec les années une énergie
-inflexible. Ce n'était plus la jeune fille tremblante, fortement
-inspirée, mais plus ingénieuse que téméraire à la défense, que
-j'avais serrée dans mes bras à la Roche-Mauprat; c'était une femme
-intrépide et fière, qui se fût laissé égorger plutôt que de
-permettre une espérance audacieuse. D'ailleurs, c'était la femme qui
-se sait aimée avec passion et qui connaît sa puissance. Elle me
-repoussa donc avec dédain, et, comme je la suivais avec égarement,
-elle leva sa cravache sur moi et me menaça de me tracer une marque
-d'ignominie sur le visage, si j'osais toucher seulement à son étrier.</p>
-
-<p>Je tombai à genoux en la suppliant de ne pas me quitter ainsi sans me
-pardonner. Elle était déjà à cheval, et, regardant autour d'elle
-pour retrouver son chemin, elle s'écria:</p>
-
-<p>&mdash;Il ne me manquait plus que de revoir ces lieux détestés! Voyez,
-monsieur, voyez où nous sommes!</p>
-
-<p>Je regardai à mon tour et vis que nous étions à la lisière du bois,
-sur le bord ombragé du petit étang de Gazeau. À deux pas de nous, à
-travers le bois épaissi depuis le départ de Patience, j'aperçus la
-porte de la tour qui s'ouvrait comme une bouche noire derrière le
-feuillage verdoyant.</p>
-
-<p>Je fus pris d'un nouveau vertige, il y eut en moi une lutte terrible des
-deux instincts. Qui expliquera le mystère qui s'accomplit dans le
-cerveau de l'homme, alors que l'âme est aux prises avec les sens et
-qu'une partie de son être cherche à étouffer l'autre? Dans une
-organisation comme la mienne, cette lutte devait être affreuse,
-croyez-le bien, et n'imaginez pas que la volonté joue un rôle
-secondaire chez les natures emportées; c'est une sotte habitude que de
-dire à un homme épuisé dans de semblables combats: «Vous auriez dû
-vous vaincre.»</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="XXII">XXII</a></h4>
-
-
-<p>Comment vous expliquerai-je ce qui se passa en moi à l'aspect inattendu
-de la tour Gazeau? Je ne l'avais vue que deux fois dans ma vie; deux
-fois elle avait été le témoin des scènes les plus douloureusement
-émouvantes, et ces scènes n'étaient rien encore auprès de ce qui
-m'était destiné à cette troisième rencontre; il est des lieux
-maudits!</p>
-
-<p>Il me semble voir encore, sur cette porte demi-brisée, le sang des deux
-Mauprat qui l'avait arrosée. Leur criminelle et tragique destinée me
-fit rougir des instincts de violence que je sentais en moi-même. J'eus
-horreur de ce que j'éprouvais et je compris pourquoi Edmée ne m'aimait
-pas. Mais, comme s'il y avait eu dans ce déplorable sang des éléments
-de sympathique fatalité, je sentais la force effrénée de mes passions
-grandir en raison de l'effort de ma volonté pour les vaincre. J'avais
-terrassé toutes les autres intempérances; il n'en restait en moi
-presque plus de traces. J'étais sobre, j'étais, sinon doux et patient,
-du moins affectueux et sensible; je concevais au plus haut point les
-lois de l'honneur et le respect de la dignité d'autrui; mais l'amour
-était le plus redoutable de mes ennemis, car il se rattachait à tout
-ce que j'avais acquis de moralité et de délicatesse; c'était le lien
-entre l'homme ancien et l'homme nouveau, lien indissoluble et dont le
-milieu m'était presque impossible à trouver.</p>
-
-<p>Debout devant Edmée, qui s'apprêtait à me laisser seul et à pied,
-furieux de la voir m'échapper pour la dernière fois, car, après
-l'offense que je venais de lui faire, jamais, sans doute, elle ne
-braverait le danger d'être seule avec moi, je la regardais d'une
-manière effrayante. J'étais pâle, mes poings se contractaient; je
-n'avais qu'à vouloir, et la plus faible de mes étreintes l'eût
-arrachée de son cheval, terrassée, livrée à mes désirs. Un moment
-d'abandon à mes instincts farouches, et je pouvais assouvir, éteindre,
-par la possession d'un instant, le feu qui me dévorait depuis sept
-années! Edmée n'a jamais su quel péril son honneur a couru dans cette
-minute d'angoisses; j'en garde un éternel remords; mais Dieu seul en
-sera juge, car je triomphai, et cette pensée du mal fut la dernière de
-ma vie. À cette pensée, d'ailleurs, se borna tout mon crime; le reste
-fut l'ouvrage de la fatalité.</p>
-
-<p>Saisi d'effroi, je tournai brusquement le dos, et, tordant mes mains
-avec désespoir, je m'enfuis par le sentier qui m'avait amené, sans
-savoir où j'allais, mais comprenant qu'il fallait me soustraire à ces
-tentations dangereuses. Le jour était brûlant, l'odeur des bois
-enivrante; leur aspect me ramenait au sentiment de ma vie sauvage: il
-fallait fuir ou succomber. Edmée m'ordonnait, d'un geste impérieux, de
-m'éloigner de sa présence. L'idée de tout autre danger que celui
-qu'elle courait avec moi ne pouvait, en cet instant, se présenter à ma
-pensée ni à la sienne; je m'enfonçai dans le bois. Je n'avais pas
-franchi l'espace de trente pas, qu'un coup de feu partit du lieu où je
-laissais Edmée. Je m'arrêtai glacé d'épouvante sans savoir pourquoi;
-car, au milieu d'une battue, un coup de fusil n'était pas chose
-étrange; mais j'avais l'âme si lugubre, que rien ne pouvait me sembler
-indifférent. J'allais retourner sur mes pas et rejoindre Edmée, au
-risque de l'offenser encore, lorsqu'il me sembla entendre un
-gémissement humain du côté de la tour Gazeau. Je m'élançai et puis
-je tombai sur mes genoux, comme foudroyé par mon émotion. Il me fallut
-quelques minutes pour triompher de ma faiblesse; mon cerveau était
-plein d'images et de bruits lamentables, je ne distinguais plus
-l'illusion de la réalité; en plein soleil je marchais à tâtons parmi
-les arbres. Tout à coup je me trouvai face à face avec l'abbé; il
-était inquiet, il cherchait Edmée. Le chevalier, ayant été se placer
-avec sa voiture au passage du lancer et n'ayant pas vu sa fille parmi
-les chasseurs, avait été saisi de crainte. L'abbé s'était jeté à
-la hâte dans le bois, et bientôt, retrouvant la trace de nos chevaux,
-il venait s'informer de ce que nous étions devenus. Il avait entendu le
-coup de feu, mais sans en être effrayé. En me voyant pâle, les
-cheveux en désordre, l'air égaré, sans cheval et sans fusil (j'avais
-laissé tomber le mien à l'endroit où je m'étais à demi évanoui, et
-je n'avais pas songé à le relever), il fut aussi épouvanté que moi
-et sans savoir plus que moi-même à quel propos.</p>
-
-<p>&mdash;Edmée! me dit-il, où est Edmée?</p>
-
-<p>Je lui répondis des paroles sans suite. Il fut si consterné de me voir
-ainsi, qu'il m'accusa d'un crime en lui-même, comme il me l'a plus tard
-avoué.</p>
-
-<p>&mdash;Malheureux enfant! me dit-il en me secouant fortement le bras pour me
-rappeler à moi-même, de la prudence, du calme, je vous en supplie!...</p>
-
-<p>Je ne le comprenais pas, mais je l'entraînais vers l'endroit fatal.
-Ô spectacle ineffaçable! Edmée était étendue par terre, roide et
-baignée dans son sang. Sa jument broutait l'herbe à quelques pas de
-là. Patience était debout auprès d'elle les bras croisés sur sa
-poitrine, la face livide, et le cœur tellement gonflé, qu'il lui fut
-impossible de répondre à l'abbé, qui l'interrogeait avec des sanglots
-et des cris. Pour moi, je ne pus comprendre ce qui se passait. Je crois
-que mon cerveau, déjà troublé par les émotions précédentes, se
-paralysa entièrement. Je m'assis par terre à côté d'Edmée, dont la
-poitrine était frappée de deux balles. Je regardai ses yeux éteints,
-dans un état de stupidité absolue.</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="figcenter" style="width: 500px;">
-<a id="figure09"></a>
-<img src="images/figure09.jpg" width="500" alt="" />
-<p class="center">... <i>Edmée était étendue par terre, baignant dans son
-sang</i>...&mdash;Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</p>
-</div>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>&mdash;Éloignez ce misérable! dit Patience à l'abbé en me jetant un
-regard de mépris; le pervers ne se corrige pas.</p>
-
-<p>&mdash;Edmée! Edmée! s'écria l'abbé en se jetant sur l'herbe et en
-s'efforçant d'étancher le sang avec son mouchoir.</p>
-
-<p>&mdash;Morte! morte! dit Patience, et voilà le meurtrier! Elle l'a dit en
-rendant à Dieu son âme sainte, et c'est Patience qui sera le vengeur!
-C'est bien dur; mais ce sera!... Dieu l'a voulu, puisque je me suis
-trouvé là pour entendre la vérité.</p>
-
-<p>&mdash;C'est horrible! c'est horrible! criait l'abbé.</p>
-
-<p>J'entendais le son de cette dernière syllabe, et je souriais d'un air
-égaré en la répétant comme un écho.</p>
-
-<p>Des chasseurs accoururent. Edmée fut emportée. Je crois que son père
-m'apparut debout et marchant. Je ne saurais, au reste, affirmer que ce
-ne fut pas une vision mensongère (car je n'avais conscience de rien, et
-ces moments affreux n'ont laissé en moi que des souvenirs vagues,
-semblables à ceux d'un rêve), si on ne m'eût assuré que le chevalier
-sortit de sa calèche sans l'aide de personne, qu'il marcha et qu'il
-agit avec autant de force et de présence d'esprit qu'un jeune homme. Le
-lendemain, il tomba dans un état complet d'enfance et d'insensibilité
-et ne se releva plus de son fauteuil.</p>
-
-<p>Que se passa-t-il quant à moi? Je l'ignore. Quand je repris ma raison,
-je m'aperçus que j'étais dans un autre endroit de la forêt auprès
-d'une petite chute d'eau, dont j'écoutais machinalement le murmure avec
-une sorte de bien-être. Blaireau dormait à mes pieds, et son maître,
-debout contre un arbre, me regardait attentivement. Le soleil couchant
-glissait des lames d'or rougeâtre parmi les tiges élancées des jeunes
-frênes; les fleurs sauvages semblaient me sourire; les oiseaux
-chantaient mélodieusement. C'était un des plus beaux jours de
-l'année.</p>
-
-<p>&mdash;Quelle magnifique soirée! dis-je à Marcasse. Ce lieu est aussi beau
-qu'une forêt de l'Amérique. Eh bien, mon vieil ami, que fais-tu là?
-Tu aurais dû m'éveiller plus tôt; j'ai fait des rêves affreux.</p>
-
-<p>Marcasse vint s'agenouiller auprès de moi; deux ruisseaux de larmes
-coulaient sur ses joues sèches et bilieuses. Il y avait sur son visage,
-si impassible d'ordinaire, une expression ineffable de pitié, de
-chagrin et d'affection.</p>
-
-<p>&mdash;Pauvre maître! disait-il: égarement, maladie de tête, voilà tout.
-Grand malheur! mais fidélité ne guérit pas. Éternellement avec vous,
-quand il faudrait mourir avec vous.</p>
-
-<p>Ses larmes et ses paroles me remplirent de tristesse; mais c'était le
-résultat d'un instinct sympathique aidé encore de l'affaiblissement de
-mes organes, car je ne me rappelais rien. Je me jetai dans ses bras en
-pleurant comme lui, et il me tint serré contre sa poitrine avec une
-effusion vraiment paternelle. Je pressentais bien que quelque affreux
-malheur pesait sur moi; mais je craignais de savoir en quoi il
-consistait, et pour rien au monde je n'eusse voulu l'interroger.</p>
-
-<p>Il me prit par le bras et m'emmena à travers la forêt. Je me laissai
-conduire comme un enfant, et puis je fus pris d'un nouvel accablement,
-et il fut forcé de me laisser encore assis pendant une demi-heure.
-Enfin il me releva et réussit à m'emmener à la Roche-Mauprat, où
-nous arrivâmes fort tard. Je ne sais ce que j'éprouvai dans la nuit.
-Marcasse m'a dit que j'avais été en proie à un délire affreux. Il
-prit sur lui d'envoyer chercher au village le plus voisin un barbier qui
-me saigna dès le matin, et quelques instants après je repris ma
-raison.</p>
-
-<p>Mais quel affreux service il me sembla qu'on m'avait rendu! <i>Morte!
-morte! morte!</i> c'était le seul mot que je pusse articuler. Je ne
-faisais que gémir et m'agiter sur mon lit. Je voulais sortir et courir
-à Sainte-Sévère. Mon pauvre sergent se jetait à mes pieds et se
-mettait en travers de la porte de ma chambre pour m'en empêcher. Il me
-disait alors, pour me retenir, des choses que je ne comprenais
-nullement, et je cédais à l'ascendant de sa tendresse et à mon propre
-épuisement sans pouvoir m'expliquer sa conduite. Dans une de ces
-luttes, ma saignée se rouvrit, et je me remis au lit sans que Marcasse
-s'en aperçut. Je tombai peu à peu dans un évanouissement profond, et
-j'étais presque mort, lorsque, voyant mes lèvres bleues et mes joues
-violacées, il s'avisa de soulever mon drap et me trouva nageant dans
-une mare de sang.</p>
-
-<p>C'était, au reste, ce qui pouvait m'arriver de plus heureux. Je
-demeurai plusieurs jours plongé dans un anéantissement ou la veille
-différait peu du sommeil, et grâce auquel, ne comprenant rien, je ne
-souffrais pas.</p>
-
-<p>Un matin, ayant réussi à me faire prendre quelques aliments et voyant
-qu'avec la force, la tristesse et l'inquiétude me revenaient, il
-m'annonça avec une joie naïve et tendre qu'Edmée n'était pas morte
-et qu'on ne désespérait pas de la sauver. Ce fut pour moi un coup de
-foudre, car j'en étais encore à croire que cette affreuse aventure
-était l'ouvrage de mon délire. Je me mis à crier et à me tordre les
-bras d'une manière effrayante. Marcasse, à genoux près de mon lit, me
-suppliait de me calmer, et vingt fois il me répéta ces paroles, qui me
-faisaient toujours l'effet des mots dépourvus de sens qu'on entend dans
-les rêves:</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne l'avez pas fait exprès; je le sais bien, moi. Non, vous ne
-l'avez pas fait exprès. C'est un malheur, un fusil qui part dans la
-main, par hasard.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, que veux-tu dire? m'écriai-je impatienté; quel fusil? quel
-hasard? pourquoi moi?</p>
-
-<p>&mdash;Ne savez-vous donc pas comment elle a été frappée, maître?</p>
-
-<p>Je passai mes mains sur ma tête comme pour y ramener l'énergie et la
-vie, et, ne pouvant m'expliquer l'événement mystérieux qui en brisait
-tous les ressorts, je me crus fou et je restai muet, consterné,
-craignant de laisser échapper une parole qui pût faire constater la
-perte de mes facultés.</p>
-
-<p>Enfin peu à peu je ressaisis mes souvenirs; je demandai du vin pour me
-fortifier, et à peine en eus-je bu quelques gouttes, que toutes les
-scènes de la fatale journée se déroulèrent comme par magie devant
-moi. Je me souvins même des paroles que j'avais entendu prononcer à
-Patience aussitôt après l'événement. Elles étaient comme gravées
-dans cette partie de la mémoire qui garde le son des mots, alors même
-que sommeille celle qui sert à en pénétrer le sens. Un instant encore
-je fus incertain; je me demandai si mon fusil était parti entre mes
-mains au moment où je quittais Edmée. Je me rappelai clairement que je
-l'avais déchargé une heure auparavant sur une huppe dont Edmée avait
-envie de voir de près le plumage; et puis, lorsque le coup qui l'avait
-frappée s'était fait entendre, mon fusil était dans mes mains, et je
-ne l'avais jeté par terre que quelques instants après: ce ne pouvait
-donc être cette arme qui fût partie en tombant. D'ailleurs, j'étais
-beaucoup trop loin d'Edmée dans ce moment pour que, même en supposant
-une fatalité incroyable, le coup l'atteignît. Enfin je n'avais pas eu
-de la journée une seule balle sur moi, et il était impossible que mon
-fusil se trouvât chargé à mon insu, puisque je ne l'avais pas ôté
-de la bandoulière depuis que j'avais tué la huppe.</p>
-
-<p>Bien sûr donc que je n'étais pas la cause de l'accident funeste, il me
-restait à trouver une explication à cette catastrophe foudroyante.
-Elle m'embarrassa moins que personne; je pensai qu'un tirailleur
-maladroit avait pris, à travers les branches, le cheval d'Edmée pour
-une bête fauve, et je ne songeai pas à accuser qui que ce fût
-d'assassinat volontaire; seulement j'ai compris que j'étais accusé
-moi-même. J'arrachai la vérité à Marcasse. Il m'apprit que le
-chevalier et toutes les personnes qui faisaient partie de la chasse
-avaient attribué ce malheur à un accident fortuit, à une arme qui
-s'était, à mon grand désespoir, déchargée lorsque mon cheval
-m'avait renversé; car on pensait que j'avais été jeté par terre.
-Telle était à peu près l'opinion que chacun émettait. Dans les rares
-paroles qu'Edmée pouvait prononcer, elle répondait affirmativement à
-ces commentaires. Une seule personne m'accusait, c'était Patience; mais
-il m'accusait en secret et sous le sceau du serment auprès de ses deux
-amis, Marcasse et l'abbé Aubert.</p>
-
-<p>&mdash;Je n'ai pas besoin, ajouta Marcasse, de vous dire que l'abbé garde un
-silence absolu et se refuse à vous croire coupable. Quant à moi, je
-puis vous jurer que jamais...</p>
-
-<p>&mdash;Tais-toi, tais-toi! lui dis-je; ne me dis pas même cela, ce serait
-supposer que quelqu'un sur la terre peut le croire. Mais Edmée a dit
-quelque chose d'inouï à Patience au moment où elle a expiré; car
-elle est morte, tu veux en vain m'abuser; elle est morte, je ne la
-verrai plus!</p>
-
-<p>&mdash;Elle n'est pas morte! s'écria Marcasse.</p>
-
-<p>Et il me fit des serments qui me convainquirent, car je savais qu'il
-eût fait de vains efforts pour mentir; tout son être se fût mis en
-révolte contre ses charitables intentions. Quant aux paroles d'Edmée,
-il se refusa franchement à me les rapporter, et je compris par là
-qu'elles étaient accablantes. Alors je m'arrachai de mon lit, je
-repoussai inexorablement Marcasse qui voulait me retenir. Je fis jeter
-une couverture sur le cheval du métayer et je partis au grand galop.
-J'avais l'air d'un spectre quand j'arrivai au château. Je me traînai
-jusqu'au salon sans rencontrer personne que Saint-Jean, qui fit un cri
-de terreur en m'apercevant et qui disparut sans répondre à mes
-questions.</p>
-
-<p>Le salon était vide. Le métier d'Edmée, enseveli sous la toile verte
-que sa main ne devait peut-être plus soulever, me fit l'effet d'une
-bière sous un linceul. Le grand fauteuil de mon oncle n'était plus
-dans le coin de la cheminée; mon portrait, que j'avais fait faire à
-Philadelphie et que j'avais envoyé pendant la guerre d'Amérique, avait
-été enlevé de la muraille. C'étaient des indices de mort et de
-malédiction.</p>
-
-<p>Je sortis à la hâte de cette pièce et je montai l'escalier avec la
-hardiesse que donne l'innocence, mais avec le désespoir dans l'âme.
-J'allai droit à la chambre d'Edmée, et je tournai la clef aussitôt
-après avoir frappé. M<sup>lle</sup> Leblanc vint à ma rencontre, fit de grands
-cris et s'enfuit en cachant son visage dans ses mains, comme si elle
-eût vu paraître une bête féroce. Qui donc avait pu répandre
-d'affreux soupçons sur moi? L'abbé avait-il été assez peu loyal pour
-le faire? Je sus plus tard qu'Edmée, quoique ferme et généreuse dans
-ses instants lucides, m'avait accusé tout haut dans le délire.</p>
-
-<p>Je m'approchai de son lit, et, en proie moi-même au délire, sans
-songer que mon aspect inattendu pouvait lui porter le coup de la mort,
-j'écartai les rideaux d'une main avide et je regardai Edmée. Jamais je
-n'ai vu une beauté plus surprenante. Ses grands yeux noirs avaient
-grandi encore de moitié et brillaient d'un éclat extraordinaire,
-quoique sans expression, comme des diamants. Ses joues tendues et
-décolorées, ses lèvres aussi blanches que ses joues, lui donnaient
-l'aspect d'une belle tête de marbre. Elle me regarda fixement, avec
-aussi peu d'émotion que si elle eût regardé un tableau ou un meuble,
-et, retournant un peu son visage vers la muraille, elle dit avec un
-sourire mystérieux:</p>
-
-<p>&mdash;C'est la fleur qu'on appelle <i>Edmea sylvestris.</i></p>
-
-<p>Je tombai à genoux, je pris sa main, je la couvris de baisers,
-j'éclatai en sanglots; elle ne s'aperçut de rien. Sa main immobile et
-glacée resta dans la mienne comme un morceau d'albâtre.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="XXIII">XXIII</a></h4>
-
-
-<p>L'abbé entra et me salua d'un air sombre et froid, puis il me fit
-signe, et, m'éloignant du lit:</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes un insensé! me dit-il. Retournez chez vous, ayez la
-prudence de ne pas venir ici; c'est tout ce qui vous reste à faire.</p>
-
-<p>&mdash;Et depuis quand, m'écriai-je transporté de fureur, avez-vous le
-droit de me chasser du sein de ma famille?</p>
-
-<p>&mdash;Hélas! vous n'avez plus de famille, répondit-il avec un accent de
-douleur qui me désarma. D'un père et d'une fille, il ne reste plus que
-deux fantômes chez qui la vie morale est éteinte et que la vie
-physique va bientôt abandonner. Respectez les derniers instants de ceux
-qui vous ont aimé.</p>
-
-<p>&mdash;Et comment puis-je témoigner mon respect et ma douleur en les
-abandonnant? répondis-je atterré.</p>
-
-<p>&mdash;À cet égard, dit l'abbé, je ne veux et ne dois rien vous dire, car
-vous savez que votre présence est ici une témérité et une
-profanation. Partez. Quand <i>ils ne seront plus</i> (ce qui ne peut tarder),
-si vous avez des droits sur cette maison, vous y reviendrez, et vous ne
-m'y trouverez certainement pas pour vous les contester ou pour vous les
-confirmer. En attendant, comme je ne connais pas ces droits, je crois
-pouvoir prendre sur moi de faire respecter jusqu'au bout ces deux
-saintes agonies.</p>
-
-<p>&mdash;Malheureux! m'écriai-je, je ne sais à quoi tient que je ne te mette
-en pièces! Quel abominable caprice te pousse à me retourner vingt fois
-le poignard dans le sein? Crains-tu que je ne survive à mon malheur? Ne
-sais-tu pas que trois cercueils sortiront ensemble de cette maison?
-Crois-tu que je vienne chercher ici autre chose qu'un dernier regard et
-une dernière bénédiction?</p>
-
-<p>&mdash;Dites un dernier <i>pardon</i>, répondit l'abbé d'une voix sinistre et
-avec un geste d'inexorable condamnation.</p>
-
-<p>&mdash;Je dis que vous êtes fou! m'écriai-je, et que, si vous n'étiez pas
-un prêtre, je vous briserais dans ma main pour la manière dont vous me
-parlez.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous crains peu, monsieur, me répondit-il. M'ôter la vie serait
-me rendre un grand service; mais je suis fâché que vous confirmiez par
-vos menaces et votre emportement les accusations qui portent sur votre
-tête. Si je vous voyais touché de repentir, je pleurerais avec vous;
-mais votre assurance me fait horreur. Jusqu'ici, je n'avais vu en vous
-qu'un fou furieux; aujourd'hui, je crois voir un scélérat.
-Retirez-vous.</p>
-
-<p>Je tombai sur un fauteuil, suffoqué de rage et de douleur. Un instant,
-j'espérai que j'allais mourir. Edmée expirante à côté de moi, et en
-face de moi un juge saisi d'une telle conviction, que, de doux et timide
-qu'il était par nature, il se faisait rude et implacable! La perte de
-celle que j'aimais me précipitait vers le désir de la mort; mais
-l'accusation horrible qui pesait sur moi réveillait mon énergie.</p>
-
-<p>Je ne pouvais croire qu'une telle accusation tint un seul instant contre
-l'accent de la vérité. Je m'imaginais qu'il suffirait d'un regard et
-d'un mot de moi pour la faire tomber; mais je me sentais si consterné,
-si profondément blessé, que ce moyen de défense m'était refusé; et
-plus l'opprobre du soupçon s'appesantit sur moi, plus je compris qu'il
-est presque impossible de se défendre avec succès quand on n'a pour
-soi que la fierté de l'innocence méconnue.</p>
-
-<p>Je restais accablé sans pouvoir proférer une parole. Il me semblait
-qu'une voûte de plomb me pesait sur le crâne. La porte se rouvrit, et
-M<sup>lle</sup> Leblanc, s'approchant de moi d'un air haineux et guindé, me dit
-qu'une personne qui était sur l'escalier demandait à me parler. Je
-sortis machinalement et je trouvai Patience qui m'attendait, les bras
-croisés, dans son attitude la plus austère et avec une expression de
-visage qui m'eût commandé le respect et la crainte si j'eusse été
-coupable.</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur de Mauprat, dit-il, il est nécessaire que j'aie avec vous un
-entretien particulier; voulez-vous bien me suivre jusque chez moi?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, je le veux, répondis-je. Je supporterai toutes les humiliations,
-pourvu que je sache ce qu'on veut de moi et pourquoi l'on se plaît à
-outrager le plus infortuné des hommes. Marche, Patience, et va vite, je
-suis pressé de revenir ici.</p>
-
-<p>Patience marcha devant moi d'un air impassible, et, quand nous fûmes
-arrivés à sa maisonnette, nous vîmes mon pauvre sergent qui venait
-d'arriver aussi à la hâte. Ne trouvant pas de cheval pour me suivre et
-ne voulant pas me quitter, il était venu à pied et si vite, qu'il
-était baigné de sueur. Il se releva néanmoins avec vivacité du banc
-sur lequel il s'était jeté sous le berceau de vigne, pour venir à
-notre rencontre.</p>
-
-<p>&mdash;Patience! s'écria-t-il d'un ton dramatique qui m'eût fait sourire
-s'il m'eût été possible d'avoir une lueur de gaieté dans de tels
-instants. Vieux fou!... Calomniateur à votre âge?... Fi! monsieur...
-Perdu par la fortune... vous l'êtes... oui.</p>
-
-<p>Patience, toujours impassible, leva les épaules et dit à son ami:</p>
-
-<p>&mdash;Marcasse, vous ne savez ce que vous dites. Allez vous reposer au bout
-du verger. Vous n'avez rien à faire ici, et je ne puis parler qu'à
-votre maître. Allez, je le veux, ajouta-t-il en le poussant de la main
-avec une autorité à laquelle le sergent, quoique fier et chatouilleux,
-céda par instinct et par habitude.</p>
-
-<p>Quand nous fumes seuls, Patience entra en matière et procéda à un
-interrogatoire que je résolus de subir afin d'obtenir plus vite
-moi-même l'éclaircissement de ce qui se passait autour de moi.</p>
-
-<p>&mdash;Voulez-vous bien, monsieur, me dit-il, m'apprendre ce que vous comptez
-faire maintenant?</p>
-
-<p>&mdash;Je compte rester dans ma famille, répondis-je, tant que j'aurai une
-famille, et, quand je n'aurai plus de famille, ce que je ferai
-n'intéresse personne.</p>
-
-<p>&mdash;Mais, monsieur, reprit Patience, si on vous disait que vous ne pouvez
-pas rester dans votre famille sans porter le coup de la mort à l'un ou
-à l'autre de ses membres, vous obstineriez-vous à y rester?</p>
-
-<p>&mdash;Si j'étais convaincu qu'il en fût ainsi, répondis-je, je ne me
-montrerais pas devant eux; j'attendrais, au seuil de leur porte, ou le
-dernier jour de leur vie ou celui de leur rétablissement pour leur
-redemander une tendresse que je n'ai pas cessé de mériter...</p>
-
-<p>&mdash;Ah! nous en sommes là! dit Patience avec un sourire de mépris. Je ne
-l'aurais pas cru. Au reste, j'en suis bien aise, c'est plus clair.</p>
-
-<p>&mdash;Que voulez-vous dire? m'écriai-je. Parlez, misérable!
-expliquez-vous.</p>
-
-<p>&mdash;Il n'y a ici que vous de misérable, répondit-il froidement et
-s'asseyant sur son unique escabeau, tandis que je restais debout devant
-lui.</p>
-
-<p>Je voulais à tout prix qu'il s'expliquât. Je me contins, j'eus même
-l'humilité de dire que j'écouterais un bon conseil s'il consentait à
-me répéter les paroles qu'Edmée avait prononcées aussitôt après
-l'événement, et celles qu'elle disait encore aux heures de la fièvre.</p>
-
-<p>&mdash;Non, certes, répondit Patience avec dureté; vous n'êtes pas digne
-d'entendre un mot de cette bouche, et ce ne sera pas moi qui vous les
-redirai. Qu'avez-vous besoin de les savoir? Espérez-vous cacher
-désormais quelque chose aux hommes? Dieu vous a vu, il n'y a pas de
-secret pour lui. Partez, restez à la Roche-Mauprat, tenez-vous
-tranquille, et, quand votre oncle sera mort, que vos affaires seront
-réglées, quittez le pays. Si vous m'en croyez même, quittez-le dès
-à présent. Je ne veux pas vous faire poursuivre, à moins que vous ne
-m'y forciez par votre conduite. Mais d'autres que moi ont, sinon la
-certitude, du moins le soupçon de la vérité. Avant qu'il soit deux
-jours, un mot dit au hasard dans le public, l'indiscrétion d'un
-domestique, peuvent éveiller l'attention de la justice, et de là à
-l'échafaud, quand on est coupable, il n'y a qu'un pas. Je ne vous
-haïssais point, j'ai même eu de l'amitié pour vous; croyez donc ce
-bon conseil que vous vous dites disposé à recevoir. Partez, ou
-tenez-vous caché et prêt à fuir. Je ne voudrais pas votre perte,
-Edmée ne la voudrait pas non plus... ainsi... Entendez-vous?</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes insensé de croire que j'écouterai un semblable conseil.
-Moi, me cacher! moi, fuir comme un coupable! vous n'y songez pas! Allez,
-allez, je vous brave tous. Je ne sais quelle fureur et quelle haine vous
-rongent, vous liguent contre moi; je ne sais pourquoi vous voulez
-m'empêcher de voir mon oncle et ma cousine; mais je méprise vos
-folies. Ma place est ici, je ne m'en éloignerai que sur l'ordre formel
-de ma cousine ou de mon oncle, et encore faudra-t-il que j'entende cet
-ordre sortir de leur bouche; car je ne me laisserai transmettre d'avis
-par aucun étranger. Ainsi donc, merci de votre sagesse, monsieur
-Patience, la mienne ici suffira. Je vous salue.</p>
-
-<p>Je m'apprêtais à sortir de la chaumière, lorsqu'il s'élança
-au-devant de moi, et un instant je le vis disposé à employer la force
-pour me retenir. Malgré son âge avancé, malgré ma grande taille et
-ma force athlétique, il était encore capable de soutenir une lutte de
-ce genre peut-être avec avantage. Petit, voûté, large des épaules,
-c'était un hercule.</p>
-
-<p>Il s'arrêta pourtant au moment où il levait le bras sur moi, et, saisi
-d'un de ces accès de vive sensibilité auxquels il était sujet dans
-les moments de sa plus grande rudesse, il me regarda d'un air attendri
-et me parla avec douceur.</p>
-
-<p>&mdash;Malheureux! me dit-il, toi que j'ai aimé comme mon enfant, car je te
-regardais comme le frère d'Edmée, ne cours pas à ta perte. Je t'en
-supplie au nom de celle que tu as assassinée et que tu aimes encore, je
-le sais, mais que tu ne peux plus revoir. Crois-moi, ta famille était,
-hier encore, un vaisseau superbe dont tu tenais le gouvernail;
-aujourd'hui c'est un vaisseau échoué qui n'a plus ni voile ni pilote;
-il faut que les mousses fassent la manœuvre, comme dit l'ami Marcasse.
-Eh bien, mon pauvre naufragé, ne vous obstinez pas à vous noyer; je
-vous tends la corde, prenez-la; un jour de plus, et il sera trop tard.
-Songez que, si la justice s'empare de vous, celui qui essaye aujourd'hui
-de vous sauver sera obligé demain de vous accuser et de vous condamner.
-Ne me forcez pas à faire une chose dont la seule pensée m'arrache des
-larmes. Bernard, vous avez été aimé, mon enfant, vivez encore
-aujourd'hui sur le passé.</p>
-
-<p>Je fondis en larmes, et le sergent, qui rentra en cet instant, se mit à
-pleurer aussi et à me supplier de retourner à la Roche-Mauprat. Mais
-bientôt je me relevai, et les repoussant:</p>
-
-<p>&mdash;Je sais que vous êtes des hommes excellents, leur dis-je; vous êtes
-généreux et vous m'aimez bien, puisque, me croyant souillé d'un crime
-effroyable, vous songez encore à me sauver la vie. Mais rassurez-vous,
-mes amis, je suis pur de ce crime, et je désire, au contraire, qu'on
-cherche des éclaircissements qui m'absoudront, soyez-en sûrs. Je dois
-à ma famille de vivre jusqu'à ce que mon honneur soit réhabilité.
-Ensuite, si je suis condamné à voir périr ma cousine, comme je n'ai
-qu'elle à aimer sur la terre, je me ferai sauter la cervelle. Pourquoi
-donc serais-je accablé? Je ne tiens pas à la vie. Que Dieu rende
-douces et sereines les dernières heures de celle à qui je ne survivrai
-certainement pas! c'est tout ce que je lui demande.</p>
-
-<p>Patience secoua la tête d'un air sombre et mécontent. Il était si
-convaincu de mon crime, que toutes mes dénégations m'aliénaient sa
-pitié. Marcasse m'aimait quand même; mais je n'avais pour garant de
-mon innocence que moi seul au monde.</p>
-
-<p>&mdash;Si vous retournez au château, vous allez jurer ici de ne pas rentrer
-dans la chambre de votre cousine ou de votre oncle sans l'autorisation
-de l'abbé! s'écria Patience.</p>
-
-<p>&mdash;Je jure que je suis innocent, répondis-je, et que je ne me laisserai
-convaincre de crime par personne. Arrière tous deux! laissez-moi.
-Patience, si vous croyez qu'il soit de votre devoir de me dénoncer,
-allez, faites-le; tout ce que je désire, c'est qu'on ne me condamne pas
-sans m'entendre; j'aime mieux le tribunal des lois que celui de
-l'opinion.</p>
-
-<p>Je m'élançai hors de la chaumière et je retournai au château.
-Cependant, ne voulant pas faire d'esclandre devant les valets et sachant
-bien qu'on ne pourrait me cacher le véritable état d'Edmée, j'allai
-m'enfermer dans la chambre que j'habitais ordinairement.</p>
-
-<p>Mais, au moment où j'en sortais, vers le soir, pour savoir des
-nouvelles des deux malades, M<sup>lle</sup> Leblanc me dit de nouveau qu'on me
-demandait dehors. Je remarquai sur son visage une double expression de
-satisfaction et de peur. Je compris qu'on venait m'arrêter, et je
-pressentis (ce qui était vrai) que M<sup>lle</sup> Leblanc m'avait dénoncé. Je
-me mis à la fenêtre, et je vis dans la cour des cavaliers de la
-maréchaussée.</p>
-
-<p>&mdash;C'est bien, dis-je, il faut que mon destin s'accomplisse.</p>
-
-<p>Mais, avant de quitter, pour toujours peut-être, cette maison où je
-laissais mon âme, je voulus revoir Edmée pour la dernière fois. Je
-marchai droit à sa chambre. M<sup>lle</sup> Leblanc voulut se jeter en travers de
-la porte; je la poussai si rudement, qu'elle tomba, et se fit, je crois,
-un peu de mal. Elle remplit la maison de ses cris et fit grand bruit
-plus tard, dans les débats, de ce qu'il lui plaisait d'appeler une
-tentative d'assassinat sur sa personne. J'entrai donc chez Edmée; j'y
-trouvai l'abbé et le médecin. J'écoutai en silence ce que disait
-celui-ci. J'appris que les blessures n'étaient pas mortelles par
-elles-mêmes, qu'elles ne seraient même pas très graves, si une
-violente irritation du cerveau ne compliquait le mal et ne faisait
-craindre le tétanos. Ce mot affreux tomba sur moi comme un arrêt de
-mort. À la suite de blessures reçues à la guerre, j'avais vu en
-Amérique beaucoup de personnes mourir de cette terrible maladie. Je
-m'approchai du lit. L'abbé était si consterné, qu'il ne songea point
-à m'en empêcher. Je pris la main d'Edmée, toujours insensible et
-froide. Je la baisai une dernière fois, et, sans dire un seul mot aux
-autres personnes, j'allai me livrer à la maréchaussée.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="XXIV">XXIV</a></h4>
-
-
-<p>Je fus immédiatement enfermé dans la prison de la prévôté, à la
-Châtre; le lieutenant criminel au bailliage d'Issoudun prit en main
-l'assassinat de M<sup>lle</sup> de Mauprat et obtint permission de faire publier un
-monitoire le lendemain. Il se rendit au village de Sainte-Sévère et
-dans les fermes des environs du bois de la Curat, où l'événement
-s'était passé, et reçut les dépositions de plus de trente témoins.
-Je fus décrété de prise de corps huit jours après mon arrestation.
-Si j'avais eu l'esprit assez libre, ou si quelqu'un se fût intéressé
-à moi, cette infraction à la loi et beaucoup d'autres, qui eurent lieu
-durant le procès, auraient pu être hardiment invoquées en ma faveur
-et eussent prouvé qu'une haine cachée présidait aux poursuites. Dans
-tout le cours de l'affaire, une main invisible dirigea tout avec une
-célérité et une âpreté implacables.</p>
-
-<p>La première instruction n'avait produit qu'une seule charge contre moi,
-celle de M<sup>lle</sup> Leblanc. Tandis que tous les chasseurs déclaraient ne
-rien savoir et n'avoir aucune raison de regarder cet accident comme un
-meurtre volontaire, M<sup>lle</sup> Leblanc, qui me haïssait de longue main pour
-quelques plaisanteries que je m'étais permises sur son compte, et qui,
-d'ailleurs, avait été gagnée, comme on l'a su depuis, déclara
-qu'Edmée, au sortir de son premier évanouissement, étant sans fièvre
-et raisonnant fort bien, lui avait confié, en lui recommandant le
-secret, qu'elle avait été insultée, menacée, jetée à bas de son
-cheval et enfin assassinée par moi. Cette méchante fille, s'emparant
-des révélations qu'Edmée avait faites dans la fièvre, composa assez
-habilement un récit complet et l'embellit de toutes les richesses de sa
-haine. Dénaturant les paroles vagues et les impressions délirantes de
-sa maîtresse, elle affirma par serment qu'Edmée m'avait vu diriger le
-canon de ma carabine sur elle en disant: «Je te l'ai promis, tu ne
-mourras que de ma main.»</p>
-
-<p>Saint-Jean, interrogé le même jour, déclara ne rien savoir que ce que
-M<sup>lle</sup> Leblanc lui avait raconté dans la soirée, et son récit fut
-exactement conforme à la déposition précédente. Saint-Jean était un
-honnête homme, mais froid et borné. Par amour de la ponctualité, il
-n'omit aucun des renseignements oiseux qui pouvaient être mal
-interprétés contre moi. Il assura que j'avais toujours été bizarre,
-brouillon, fantasque; que j'étais sujet à des maux de tête durant
-lesquels je ne me connaissais plus; qu'en proie plusieurs fois déjà à
-des crises nerveuses, j'avais parlé de sang et de meurtre à une
-personne que je croyais toujours voir; enfin que j'étais d'un
-caractère tellement emporté, que j'étais <i>capable de jeter n'importe
-quoi à la tête d'une personne, quoique pourtant je ne me fusse jamais
-porté, à sa connaissance, à aucun excès de ce genre.</i> Telles sont
-souvent les dépositions qui décident de la vie et de la mort en
-matière criminelle.</p>
-
-<p>Patience fut introuvable le jour de cette enquête. L'abbé déclara
-qu'il avait des idées si incertaines sur l'événement, qu'il subirait
-toutes les peines infligées aux témoins récalcitrants plutôt que de
-s'expliquer avant un plus ample informé. Il engagea le lieutenant
-criminel à lui donner du temps, promettant sur l'honneur de ne pas se
-dérober à l'action de la justice, et représentant qu'il pouvait
-acquérir au bout de quelques jours, par l'examen des choses, une
-conviction quelconque; et en ce cas il s'engageait à s'expliquer
-nettement, soit pour, soit contre moi. Ce délai fut accordé.</p>
-
-<p>Marcasse dit que, si j'étais l'auteur des blessures de M<sup>lle</sup>
-de Mauprat, ce dont il commençait à douter beaucoup, j'en étais du moins
-l'auteur involontaire. Il engageait son honneur et sa vie sur cette
-assertion.</p>
-
-<p>Tel fut le résultat de la première information. Elle fut continuée à
-différentes reprises les jours suivants, et plusieurs faux témoins
-affirmèrent qu'ils m'avaient vu assassiner M<sup>lle</sup> de Mauprat, après
-avoir vainement essayé de la faire céder à mes désirs.</p>
-
-<p>Un des plus funestes moyens de l'ancienne procédure était le
-monitoire; on appelait ainsi un avertissement par voie de prédication,
-lancé par l'évêque et proclamé par tous les curés, aux habitants de
-leur paroisse, enjoignant de rechercher et de révéler tous les faits
-qui viendraient à leur connaissance sur le crime dont on informait. Ce
-moyen était un reflet adouci du principe inquisitorial qui régnait
-plus ouvertement dans d'autres contrées. La plupart du temps, le
-monitoire, institué d'ailleurs pour perpétuer au nom de la religion
-l'esprit de délation, était un chef-d'œuvre d'atrocité ridicule; on
-y supposait souvent le crime et toutes les circonstances imaginaires que
-la passion des plaignants avait besoin de prouver; c'était la
-publication d'un thème tout fait sur lequel, pour gagner quelque
-argent, le premier coquin venu pouvait faire une déposition mensongère
-dans l'intérêt du plus offrant... Le monitoire avait pour effet
-inévitable, quand la rédaction en était partiale, de soulever contre
-l'accusé la haine publique. Les dévots surtout, recevant du clergé
-leur opinion toute faite, poursuivaient la victime avec acharnement, et
-c'est ce qui eut lieu pour moi, d'autant plus que le clergé de la
-province joua en ceci un autre rôle occulte qui faillit décider de mon
-sort.</p>
-
-<p>L'affaire, portée en cour criminelle au présidial de Bourges, fut
-instruite en très peu de jours.</p>
-
-<p>Vous pouvez imaginer le sombre désespoir auquel je fus en proie. Edmée
-était dans un état de plus en plus déplorable, sa raison était
-complètement égarée. J'étais sans inquiétude sur l'issue du
-procès; je ne pensais pas qu'il fût possible de me convaincre d'un
-crime que je n'avais pas commis; mais que m'importaient l'honneur et la
-vie si Edmée ne devait pas retrouver la faculté de me réhabiliter
-vis-à-vis d'elle-même? Je la considérais comme morte, morte en me
-maudissant! Aussi j'étais irrévocablement décidé à me tuer
-aussitôt après mon arrêt, quel qu'il fût. Je m'imposais comme un
-devoir de subir la vie jusque-là et de faire ce qui serait nécessaire
-pour le triomphe de la vérité; mais j'étais accablé d'une telle
-stupeur, que je ne m'informais pas même de ce qu'il y avait à faire.
-Sans l'esprit et le zèle de mon avocat, sans le dévouement admirable
-de Marcasse, mon incurie m'eût abandonné au sort le plus funeste.</p>
-
-<p>Marcasse passait toutes ses journées à courir et à s'employer pour
-moi. Le soir, il venait se jeter sur une botte de paille au pied de mon
-lit de sangle; et, après m'avoir donné des nouvelles d'Edmée et de
-mon oncle, qu'il allait voir tous les jours, il me racontait le
-résultat de ses démarches. Je lui serrais la main avec tendresse;
-mais, la plupart du temps, absorbé par ce qu'il venait de me dire sur
-Edmée, je ne l'entendais point sur le reste.</p>
-
-<p>Cette prison de la Châtre, ancienne forteresse des Elevains de Lombaud,
-seigneurs de la province, ne consistait plus alors qu'en une formidable
-tour carrée, noircie par les siècles et plantée sur le roc au revers
-d'un ravin où l'Indre forme un vallon étroit, sinueux et riche de la
-plus belle végétation. La saison était magnifique. Ma chambre,
-placée au plus haut de la tour, recevait les rayons du soleil levant,
-qui projetait, d'un horizon à l'autre, les ombres grêles et
-gigantesques d'un triple rideau de peupliers. Jamais paysage plus riant,
-plus frais et plus pastoral ne s'offrit aux regards d'un prisonnier;
-mais de quoi pouvais-je jouir? Il y avait des paroles de mort et
-d'outrage dans toutes les brises qui passaient dans les violiers de la
-muraille crevassée. Chaque son rustique, chaque refrain de cornemuse
-qui montait vers moi, semblaient renfermer une insulte ou signaler un
-profond mépris pour ma douleur. Il n'y avait pas jusqu'au bêlement des
-troupeaux qui ne me parût l'expression de l'oubli et de
-l'indifférence.</p>
-
-<p>Marcasse avait depuis quelque temps une idée fixe: il pensait qu'Edmée
-avait été assassinée par Jean de Mauprat. Cela pouvait être; mais,
-comme je n'avais à cet égard aucune probabilité à faire valoir, je
-lui imposai silence dès qu'il m'en parla. Il ne me convenait pas de
-chercher à me disculper aux dépens d'autrui. Quoique Jean de Mauprat
-fût capable de tout, il était possible que la pensée ne lui fût
-jamais venue de commettre ce crime, et, n'ayant pas entendu parler de
-lui depuis plus de six semaines, il me semblait qu'il y aurait eu de la
-lâcheté à l'inculper. Je persistais à croire qu'un des chasseurs de
-la battue avait tiré sur Edmée par mégarde et qu'un sentiment de
-crainte et de honte l'empêchait d'avouer son malheur. Marcasse eut le
-courage d'aller voir tous ceux qui avaient pris part à cette chasse, et
-de les supplier, avec toute l'éloquence dont le ciel l'avait doué, de
-ne pas craindre le châtiment d'un meurtre involontaire et de ne pas
-laisser charger un innocent à leur place. Toutes ces démarches furent
-sans résultat, et les réponses d'aucun des chasseurs ne purent laisser
-à mon pauvre ami l'espérance de trouver là une révélation du
-mystère qui nous enveloppait.</p>
-
-<p>Je fus transféré à Bourges, dans l'ancien château des ducs de Berry,
-qui sert désormais de prison. Ce fut une grande douleur pour moi
-d'être séparé de mon fidèle sergent. On lui eût permis de me
-suivre; mais il craignait d'être arrêté bientôt, à la suggestion de
-mes ennemis (car il persistait à me croire poursuivi par des haines
-cachées), et de se trouver par là hors d'état de me servir. Il
-voulait donc ne pas perdre un instant pour continuer ses recherches tant
-qu'on ne l'<i>appréhenderait pas au corps.</i></p>
-
-<p>Deux jours après mon installation à Bourges, Marcasse produisit un
-acte dressé à sa réquisition par deux notaires de la Châtre, par
-lequel, d'après les dépositions de dix témoins, on constatait qu'un
-frère mendiant avait rôdé, tous les jours antérieurs à celui de
-l'assassinat dans la Varenne, paru sur divers points à des distances
-très rapprochées, et notamment couché à Notre-Dame de Pouligny la
-veille de l'événement. Marcasse prétendait que ce moine était Jean
-de Mauprat; deux femmes déposèrent qu'elles avaient cru le
-reconnaître, soit pour Jean, soit pour Gaucher de Mauprat, qui lui
-ressemblait beaucoup. Mais ce Gaucher était mort noyé dans un étang,
-le lendemain de la prise du donjon, et toute la ville de la Châtre
-ayant vu, le jour de l'assassinat d'Edmée, le trappiste conduire,
-depuis le matin jusqu'au soir, avec le prieur des carmes, la procession
-et les offices au pèlerinage de Vaudevant, ces dépositions, loin de
-m'être favorables, firent le plus mauvais effet et jetèrent de
-l'odieux sur ma défense. Le trappiste fit victorieusement prouver son
-alibi, et le prieur des carmes l'aida à répandre que j'étais un
-infâme scélérat. Ce fut un temps de triomphe pour Jean de Mauprat; il
-disait hautement qu'il était venu se remettre à ses juges naturels
-pour subir la peine due à ses fautes passées, et personne ne voulait
-admettre la pensée de poursuivre un si saint homme. Le fanatisme qu'il
-inspirait dans notre province éminemment dévote était tel, qu'aucun
-magistrat n'eût osé braver l'opinion publique en faisant sévir contre
-lui. Dans ses dépositions, Marcasse raconta l'apparition mystérieuse
-et inexplicable du trappiste à la Roche-Mauprat, ses démarches pour
-s'introduire auprès de M. Hubert et de sa fille, l'insolence qu'il
-avait eue d'aller les effrayer jusque dans leurs appartements, et les
-efforts du prieur des carmes pour obtenir de moi des sommes
-considérables en faveur de ce personnage. Toutes ces dépositions
-furent traitées comme un roman, car Marcasse avouait n'avoir été
-témoin d'aucune des apparitions du trappiste, et ni le chevalier ni sa
-fille n'étaient en état de témoigner. Mes réponses aux divers
-interrogatoires que je subis confirmèrent, il est vrai, ces récits;
-mais, comme je déclarai avec une parfaite sincérité que depuis deux
-mois le trappiste ne m'avait donné aucun sujet d'inquiétude ou de
-mécontentement, et comme je me refusai à lui attribuer le meurtre, il
-sembla, pendant quelques jours, que le trappiste dût être à jamais
-réhabilité dans l'opinion publique. Mon peu d'animosité contre lui
-n'adoucit pourtant pas celle de mes juges. On usa des pouvoirs
-arbitraires qu'avait la magistrature des temps passés, surtout au fond
-des provinces, et on paralysa tous les moyens de mon avocat par une
-précipitation féroce. Plusieurs personnages de robe que je ne veux pas
-désigner se livrèrent sur mon compte, et publiquement, à des
-déclamations qui eussent dû les faire récuser au tribunal de la
-dignité et de la morale humaines. Ils intriguèrent auprès de moi pour
-m'amener à des révélations et me promirent presque un arrêt
-favorable si j'avouais au moins avoir blessé M<sup>lle</sup> de Mauprat par
-mégarde. Le mépris avec lequel je reçus ces ouvertures acheva de me
-les aliéner. Étranger à toute intrigue, dans un temps où la justice
-et la vérité ne pouvaient triompher sans l'intrigue, je fus la proie
-de deux ennemis redoutables, le clergé et la robe: le premier, que
-j'avais offensé dans la personne du prieur des carmes, et la seconde,
-dont j'étais haï à cause des prétendants qu'Edmée avait repoussés,
-et dont le plus rancuneux tenait de près au personnage le plus éminent
-du présidial.</p>
-
-<p>Néanmoins quelques hommes intègres auxquels j'étais à peu près
-inconnu prirent intérêt à mon sort, en raison des efforts qui furent
-faits pour me rendre odieux. L'un d'eux, M. E..., qui ne manquait pas
-d'influence, car il était frère de l'intendant de la province et se
-trouvait en rapport avec tous les délégués, me servit par les
-excellents avis qu'il ouvrit pour jeter du jour sur cette affaire
-embarrassante.</p>
-
-<p>Patience eût pu servir mes ennemis sans le vouloir, par la conviction
-où il était de ma culpabilité; mais il ne le voulait pas. Il avait
-repris sa vie errante dans les bois, et, sans se cacher, il était
-insaisissable. Marcasse était fort inquiet de ses intentions et ne
-comprenait rien à sa conduite. Les cavaliers de la maréchaussée
-étaient furieux de voir un vieillard se jouer d'eux sans sortir du
-rayon de quelques lieues de pays. Je pense qu'avec les habitudes et la
-constitution de ce vieillard, il eût pu vivre des années dans la
-Varenne sans tomber entre leurs mains et sans éprouver le besoin de se
-rendre, que l'ennui et l'effroi de la solitude suggèrent, la plupart du
-temps, aux grands criminels eux-mêmes.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="XXV">XXV</a></h4>
-
-
-<p>Le jour des débats arriva. Je m'y rendis avec calme, mais l'aspect de
-la foule m'attrista profondément. Je n'avais là aucun appui, aucune
-sympathie. Il me semblait que c'eût été une raison pour trouver du
-moins cette apparence de respect que le malheur et l'état d'abandon
-réclament. Je ne vis sur tous les visages qu'une brutale et insolente
-curiosité. Des jeunes filles du peuple se récrièrent tout haut à mes
-oreilles sur ma bonne mine et ma jeunesse. Un grand nombre de femmes,
-appartenant à la noblesse et à la finance, étalaient aux tribunes de
-brillantes toilettes, comme s'il se fût agi d'une fête. Grand nombre
-de capucins montraient leur crâne rasé au milieu d'une populace qu'ils
-excitaient contre moi, et des rangs serrés de laquelle j'entendais
-sortir les appellations de brigand, d'impie et de bête farouche. Les
-hommes à la mode du pays se dandinaient aux bancs d'honneur et
-s'exprimaient sur ma passion en termes de ruelles. J'entendais et je
-voyais tout avec la tranquillité d'un profond dégoût de la vie, et
-comme un voyageur, arrivé au terme de sa course, voit avec
-indifférence et lassitude les agitations de ceux qui repartent pour un
-but plus lointain.</p>
-
-<p>Les débats commencèrent avec cette solennité emphatique qui
-caractérise dans tous les temps l'exercice des fonctions de la
-magistrature. Mon interrogatoire fut court, malgré la quantité
-innombrable de questions qui me furent adressées sur toute ma vie. Mes
-réponses déjouèrent singulièrement les espérances de la curiosité
-publique et abrégèrent de beaucoup la séance. Je me renfermai dans
-trois réponses principales et dont le fond était invariable: 1° à
-toutes celles qui concernaient mon enfance et mon éducation, je
-répondis que je n'étais point sur le banc des accusés pour faire le
-métier d'accusateur; 2° à celles qui portèrent sur Edmée et sur la
-nature de mes sentiments et de mes relations avec elle, je répondis que
-le mérite et la réputation de M<sup>lle</sup> de Mauprat ne permettaient pas
-même la plus simple question sur la nature de ses relations avec un
-homme quelconque; que, quant à mes sentiments, je n'en devais compte à
-personne; 3° à celles qui eurent pour but de me faire avouer mon
-prétendu crime, je répondis que je n'étais pas même l'auteur
-involontaire de l'accident. J'entrai par réponses monosyllabiques dans
-le détail des circonstances qui avaient précédé immédiatement
-l'événement; mais, sentant que je devais à Edmée autant qu'à
-moi-même de taire les mouvements tumultueux qui m'avaient agité,
-j'expliquai la scène à la suite de laquelle je l'avais quittée, par
-une chute de cheval, et l'éloignement où l'on m'avait trouvé de son
-corps gisant, par la nécessité où je m'étais cru de courir après
-mon cheval pour l'escorter de nouveau. Malheureusement tout cela
-n'était pas clair et ne pouvait pas l'être. Mon cheval avait couru
-dans le sens contraire à celui que je disais, et le désordre où l'on
-m'avait vu avant que j'eusse connaissance de l'accident n'était pas
-suffisamment expliqué par une chute de cheval. On m'interrogeait
-surtout sur cette pointe que j'avais faite dans le bois avec ma cousine,
-au lieu de suivre la chasse comme nous l'avions annoncé; on ne voulait
-pas croire que nous nous fussions égarés, précisément guidés par la
-fatalité. On ne pouvait, disait-on, se représenter le hasard comme un
-être déraison, armé d'un fusil, attendant Edmée à point nommé à
-la tour Gazeau pour l'assassiner au moment où j'aurais le dos tourné
-pendant cinq minutes. On voulait que je l'eusse entraînée, soit par
-artifice, soit par force, en ce lieu écarté, pour lui faire violence
-et lui donner la mort, soit par vengeance de n'y avoir pas réussi, soit
-par crainte d'être découvert et châtié de ce crime.</p>
-
-<p>On fit entendre tous les témoins à charge et à décharge. À vrai
-dire, il n'y eut que Marcasse parmi ces derniers qu'on pût réellement
-considérer comme tel. Tous les autres affirmaient seulement qu'un
-moine, <i>ayant la ressemblance des Mauprat</i>, avait erré dans la Varenne
-à l'époque fatale et qu'il avait même paru se cacher le soir qui
-suivit l'événement. On ne l'avait pas revu depuis. Ces dépositions,
-que je n'avais pas provoquées et que je déclarais n'avoir pas
-personnellement invoquées, me causèrent beaucoup d'étonnement; car je
-vis figurer parmi ces témoins les plus honnêtes gens du pays. Mais
-elles n'eurent de poids qu'aux yeux de M. E..., le conseiller qui
-s'intéressait réellement à la vérité. Il éleva la voix pour
-demander comment il se faisait que M. Jean de Mauprat n'eût pas été
-sommé de se présenter pour être confronté avec ces témoins, puisque
-d'ailleurs il s'était donné la peine de faire constater son alibi par
-des actes. Cette objection ne fut accueillie que par un murmure
-d'indignation. Les gens qui ne regardaient pas Jean Mauprat comme un
-saint n'étaient pourtant pas en petit nombre; mais ils étaient froids
-à mon égard et n'étaient venus là que pour assister à un spectacle.</p>
-
-<p>L'enthousiasme des cagots fut au comble lorsque le trappiste, sortant
-tout à coup de la foule et baissant son capuchon d'une manière
-théâtrale, s'approcha hardiment de la barre, en disant qu'il était un
-misérable pécheur digne de tous les outrages, mais qu'en cette
-occasion, où la vérité était un devoir pour tous, il se regardait
-comme obligé de donner l'exemple de la franchise et de la simplicité
-en s'offrant de lui-même à toutes les épreuves qui pourraient
-éclairer la conscience des juges. Il y eut des trépignements de joie
-et de tendresse dans l'auditoire. Le trappiste fut introduit dans
-l'enceinte de la cour et confronté avec les témoins, qui déclarèrent
-tous, sans hésiter, que le moine qu'ils avaient vu portait le même
-habit et avait un air de famille, une sorte de ressemblance éloignée
-avec celui-là, mais que ce n'était pas le même, et qu'il ne leur
-restait pas un doute à cet égard.</p>
-
-<p>L'issue de cet incident fut un nouveau triomphe pour le trappiste.
-Personne ne se dit que les témoins avaient montré tant de candeur,
-qu'il était difficile de croire qu'ils n'eussent point vu réellement
-un autre trappiste. Je me souvins en cet instant que, lors de la
-première entrevue de l'abbé avec Jean de Mauprat à la fontaine des
-Fougères, ce dernier lui avait touché quelques mots d'un sien <i>frère
-en religion</i> qui voyageait avec lui et qui avait passé la nuit à la
-ferme des Goulets. Je crus devoir communiquer cette réminiscence à mon
-avocat, et il alla en conférer tout bas avec l'abbé, qui était sur le
-banc des témoins et qui se rappela fort bien cette circonstance sans
-pouvoir y ajouter aucun renseignement subséquent.</p>
-
-<p>Quand ce fut au tour de l'abbé à parler, il se tourna vers moi d'un
-air d'angoisse; ses yeux se remplirent de larmes, et il répondit aux
-questions de formalité avec trouble et d'une voix éteinte. Il fit un
-grand effort sur lui-même pour répondre sur le fond, et enfin il le
-fit en ces termes:</p>
-
-<p>&mdash;J'étais dans le bois lorsque M. le chevalier Hubert de Mauprat me
-pria de descendre de voiture et d'aller voir ce qu'était devenue sa
-fille Edmée, qui s'était écartée de la chasse depuis un temps assez
-long pour lui causer de l'inquiétude. Je courus assez loin et trouvai,
-à trente pas de la tour Gazeau, M. Bernard de Mauprat dans un grand
-désordre. Je venais d'entendre un coup de feu. Je vis qu'il n'avait
-plus sa carabine; il l'avait jetée (déchargée, comme le fait a été
-constaté) à quelques pas de là. Nous courûmes ensemble jusqu'à M<sup>lle</sup>
-de Mauprat, que nous trouvâmes à terre percée de deux balles. L'homme
-qui nous avait devancés et qui était près d'elle en cet instant
-pourrait seul nous dire les paroles qu'il a pu recueillir de sa bouche.
-Elle était sans connaissance quand je la vis.</p>
-
-<p>&mdash;Mais vous avez su ponctuellement ces paroles de cette personne, dit le
-président; car il existe, dit-on, une liaison d'amitié entre vous et
-ce paysan instruit qu'on appelle Patience.</p>
-
-<p>L'abbé hésita et demanda si les lois de la conscience n'étaient pas
-ici en contradiction avec les lois de la procédure; si les juges
-avaient le droit de demander à un homme la révélation d'un secret
-confié à sa loyauté et de le faire manquer à son serment.</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez fait serment ici, par le Christ, de dire la vérité, toute
-la vérité, lui répondit-on; c'est à vous de savoir si ce serment
-n'est pas plus solennel que tous ceux que vous avez pu faire
-précédemment.</p>
-
-<p>&mdash;Mais si j'avais reçu cette confidence sous le sceau de la confession,
-dit l'abbé, vous ne m'exhorteriez certainement pas à la révéler.</p>
-
-<p>&mdash;Il y a longtemps, dit le président, que vous ne confessez plus
-personne, monsieur l'abbé.</p>
-
-<p>À cette remarque inconvenante, il y eut de la gaieté sur le visage de
-Jean de Mauprat, une gaieté affreuse qui me le représenta tel
-qu'autrefois je l'avais vu, se tordant de rire à la vue des souffrances
-et des pleurs.</p>
-
-<p>L'abbé trouva dans le dépit que lui causa cette petite attaque
-personnelle la force qui lui eût manqué sans cela. Il resta quelques
-instants les yeux baissés. On le crut humilié; mais, au moment où il
-se redressa, on vit briller dans son regard la maligne obstination du
-prêtre.</p>
-
-<p>&mdash;Tout bien considéré, dit-il d'un ton fort doux, je crois que ma
-conscience m'ordonne de taire cette révélation, je la tairai.</p>
-
-<p>&mdash;Aubert, dit l'avocat du roi avec emportement, vous ignorez
-apparemment les peines portées par la loi contre les témoins qui se
-conduisent comme vous le faites.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne les ignore pas, répondit l'abbé d'un ton plus doux
-encore.</p>
-
-<p>&mdash;Et sans doute votre intention n'est pas de les braver?</p>
-
-<p>&mdash;Je les subirai s'il le faut, repartit l'abbé avec un imperceptible
-sourire de fierté et un maintien si parfaitement noble, que toutes les
-femmes s'émurent.</p>
-
-<p>Les femmes sont d'excellents appréciateurs des choses délicatement
-belles.</p>
-
-<p>&mdash;C'est fort bien, reprit le ministère public. Persistez-vous dans ce
-système de silence?</p>
-
-<p>&mdash;Peut-être, répondit l'abbé.</p>
-
-<p>&mdash;Nous direz-vous si, durant les jours qui ont suivi l'assassinat de
-M<sup>lle</sup> de Mauprat, vous vous êtes trouvé à portée d'entendre les
-paroles qu'elle a proférées, soit dans le délire, soit dans la
-lucidité de ses idées?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne vous dirai rien de cela, répondit l'abbé. Il serait contre mes
-affections et contre toute convenance à mes yeux de redire des paroles
-qui, en cas de délire, ne prouveraient absolument rien, et, en cas
-d'idée lucide, n'auraient été prononcées que dans l'épanchement
-d'une amitié toute filiale.</p>
-
-<p>&mdash;C'est fort bien, dit l'avocat du roi en se levant; la cour sera par
-nous requise de délibérer sur votre refus de témoignage en joignant
-l'incident au fond.</p>
-
-<p>&mdash;Pour moi, dit le président, en attendant, et en vertu de mon pouvoir
-discrétionnaire, j'ordonne qu'Aubert soit arrêté et conduit en
-prison.</p>
-
-<p>L'abbé se laissa emmener avec une tranquillité modeste. Le public fut
-saisi de respect, et le plus profond silence régna dans l'assemblée,
-malgré les efforts et le dépit des moines et des curés, qui
-fulminaient tout bas contre l'hérétique.</p>
-
-<p>Tous les témoins entendus (et je dois dire que ceux qu'on avait
-subornés jouèrent leur rôle très faiblement en public), M<sup>lle</sup> Leblanc
-comparut pour couronner l'œuvre. Je fus surpris de voir cette fille si
-acharnée contre moi et si bien dirigée dans sa haine. Elle avait,
-d'ailleurs, des armes bien puissantes pour me nuire. En vertu du droit
-d'écouter aux portes et de surprendre tous les secrets de famille que
-s'arrogent les laquais, habile d'ailleurs aux interprétations et
-féconde en mensonges, elle savait et arrangeait à sa guise la plupart
-des faits qu'elle pouvait invoquer pour ma perte. Elle raconta de quelle
-manière, sept ans auparavant, j'étais arrivé au château de
-Sainte-Sévère à la suite de M<sup>lle</sup> de Mauprat, que j'avais soustraite
-à la grossièreté et à la méchanceté de mes oncles.</p>
-
-<p>&mdash;Cela soit dit, ajouta-t-elle en se tournant avec une grâce
-d'antichambre vers Jean de Mauprat, sans faire allusion au saint homme
-qui est dans cette enceinte, et qui, de grand pécheur, est devenu un
-grand saint. Mais à quel prix, continua-t-elle en se retournant vers la
-cour, ce misérable bandit avait-il sauvé ma chère maîtresse? Il
-l'avait déshonorée, messieurs; et toute la suite des jours de la
-pauvre demoiselle s'est passée dans les larmes et dans la honte, à
-cause de la violence qu'elle avait subie et dont elle ne pouvait pas se
-consoler. Trop fière pour confier son malheur à personne et trop
-honnête pour tromper aucun homme, elle a rompu avec M. de La Marche,
-qu'elle aimait <i>à la passion</i>, et qui l'aimait de même: elle a refusé
-toutes les demandes en mariage qui lui ont été faites pendant sept
-ans, et tout cela par point d'honneur, car elle détestait M. Bernard.
-Dans les commencements, elle voulait se tuer; car elle avait fait
-aiguiser un petit couteau de chasse de son père, et (M. Marcasse est
-là pour le dire, s'il veut s'en souvenir) elle se serait tuée
-certainement si je n'avais jeté ce couteau dans le puits de la maison.
-Elle songeait aussi à se défendre contre les attaques nocturnes de son
-persécuteur; car elle mettait toujours ce couteau, tant qu'elle l'a eu,
-sous son oreiller; elle verrouillait tous les soirs la porte de sa
-chambre, et plusieurs fois je l'ai vue rentrer pale et près de
-s'évanouir, fout essoufflée, comme une personne qui vient d'être
-poursuivie et d'avoir une grande frayeur. À mesure que ce monsieur a
-<i>pris de l'éducation</i> et des manières, mademoiselle, voyant qu'elle ne
-pouvait pas avoir d'autre mari, puisqu'il parlait toujours de tuer tous
-ceux qui se présenteraient, espéra qu'il se <i>corrigerait de sa
-férocité</i> et lui montra beaucoup de douceur et de bonté. Elle le
-soigna même pendant sa maladie, non pas qu'elle l'aimât et
-l'<i>estimât</i> autant qu'il a plu à M. Marcasse de le dire dans <i>sa
-version</i>; mais elle craignait toujours que, dans son délire, il ne
-trahît, devant les domestiques ou devant son père, le secret de
-l'affront qu'il lui avait fait, et qu'elle avait grand soin de cacher
-par pudeur et par fierté. Toutes les dames qui sont ici doivent bien
-comprendre cela. Quand la famille alla passer l'hiver de 77 à Paris, M.
-Bernard redevint jaloux, despote, et fit tant de menaces de tuer M. de
-La Marche, que mademoiselle fut forcée de congédier celui-ci. Après
-cela, elle eut des scènes violentes avec Bernard, lui déclara qu'elle
-ne l'aimait pas et ne l'aimerait jamais. De colère et de chagrin, car
-on ne peut pas nier qu'il n'en fût amoureux <i>comme un tigre</i>, il partit
-pour l'Amérique, et, pendant les six ans qu'il y passa, ses lettres le
-montrèrent fort <i>amendé.</i> Quand il revint, mademoiselle avait pris son
-parti d'être vieille fille, et elle était redevenue très tranquille.
-M. Bernard paraissait devenu, de son côté, assez <i>bon enfant.</i> Mais,
-à force de la voir tous les jours et d'être sans cesse appuyé sur le
-dos de son fauteuil, ou de lui dévider des écheveaux de laine, en lui
-parlant tout bas pendant que son père dormait, voilà qu'il en est
-redevenu si amoureux, que la tête <i>lui en a parti.</i> Je ne veux pas trop
-l'accuser, le pauvre malheureux, et crois que sa place est aux
-Petites-Maisons plutôt qu'à la potence. Il criait et rugissait toute
-la nuit, et lui écrivait des lettres <i>si bêtes</i>, qu'elle les lisait en
-souriant et les mettait dans sa poche sans y répondre. Au reste, en
-voici une que j'ai trouvée sur elle quand je l'ai déshabillée après
-le malheureux événement; elle a été percée par une balle et tachée
-de sang, mais on peut encore en lire assez pour voir que monsieur avait
-souvent l'intention de tuer <i>mademoiselle.</i></p>
-
-<p>Elle déposa sur le bureau un papier demi-brûlé, demi-sanglant, qui
-produisit sur les assistants un mouvement d'horreur, sincère chez
-quelques-uns, affecté chez beaucoup d'autres.</p>
-
-<p>Avant qu'on le lût, elle acheva sa déposition et la termina par des
-assertions qui me troublèrent profondément, car je ne distinguais plus
-la limite entre la réalité et la perfidie.</p>
-
-<p>&mdash;Depuis son accident, dit-elle, mademoiselle a toujours été entre la
-vie et la mort. Elle n'en relèvera certainement pas, quoi qu'en disent
-MM. les médecins. J'ose dire que ces messieurs, ne voyant la malade
-qu'à de certaines heures, ne connaissent pas sa maladie comme moi, qui
-ne l'ai pas quittée une seule nuit. Ils prétendent que les blessures
-vont bien, mais que la tête est dérangée. Je dis, moi, que les
-blessures vont mal et que la tête va mieux qu'on ne dit. Mademoiselle
-déraisonne fort rarement, et, <i>si elle a à déraisonner</i>, c'est en
-présence de ces messieurs, qui la troublent et l'effrayent. Elle fait
-alors tant d'efforts pour ne pas sembler folle, qu'elle le devient;
-mais, sitôt qu'on la laisse seule avec moi ou avec Saint-Jean ou avec
-M. l'abbé, <i>qui a fort bien pu dire ce qui en est, s'il l'a voulu</i>,
-elle redevient calme, douce, sensée comme à l'ordinaire. Elle dit
-qu'elle souffre à en mourir, bien qu'elle prétende avec MM. les
-médecins qu'elle ne souffre presque plus. Elle parle alors de son
-meurtrier avec la générosité qui convient à une chrétienne, et
-répète cent fois par jour:</p>
-
-<p>«&mdash;Que Dieu lui pardonne dans l'autre vie comme je lui pardonne dans
-celle-ci! <i>Après tout, il faut bien aimer une femme pour la tuer!</i> J'ai
-eu tort de ne pas l'épouser, il m'aurait peut-être rendue heureuse; je
-l'ai porté au désespoir, et il s'est vengé de moi. Chère Leblanc,
-garde-toi de jamais trahir le secret que je te confie! Un mot indiscret
-le conduirait à l'échafaud, et mon père en mourrait!...</p>
-
-<p>«La pauvre demoiselle est loin d'imaginer que les choses en sont là,
-que je suis sommée par la loi et par la religion de dire ce que je
-voudrais taire, et qu'au lieu de venir chercher ici un appareil pour les
-douches, je suis venue confesser la vérité. Ce qui me console, c'est
-que tout cela sera facile à cacher à M. le chevalier, qui n'a pas plus
-sa tête que l'enfant qui vient de naître. Pour moi, j'ai fait mon
-devoir; que Dieu soit mon juge!»</p>
-
-<p>Après avoir ainsi parlé avec une parfaite assurance et une grande
-volubilité, M<sup>lle</sup> Leblanc se rassit au milieu d'un murmure approbateur,
-et on procéda à la lecture de la lettre trouvée sur Edmée.</p>
-
-<p>C'était bien celle que je lui avais écrite quelques jours avant le
-jour funeste. On me la présenta; je ne pus me défendre de porter à
-mes lèvres l'empreinte du sang d'Edmée; puis, ayant jeté les yeux sur
-l'écriture, je rendis la lettre en déclarant avec calme qu'elle était
-de moi.</p>
-
-<p>La lecture de cette lettre fut mon coup de grâce. La fatalité qui
-semble ingénieuse à nuire à ses victimes, voulut (et peut-être une
-main infâme contribua-t-elle à cette mutilation) que les passages qui
-témoignaient de ma soumission et de mon respect fussent détruits.
-Certaines allusions poétiques qui expliquaient et excusaient les
-divagations exaltées furent illisibles. Ce qui sauta aux yeux et
-s'empara de toutes les convictions, ce furent les lignes restées
-intactes qui témoignèrent de la violence de ma passion et de
-l'emportement de mes délires. Ce furent des phrases telles que
-celles-ci: <i>J'ai parfois envie de me lever au milieu de la nuit et
-d'aller vous tuer! Je l'aurais fait déjà cent fois, si j'étais
-assuré de ne plus vous aimer quand vous serez morte. Ménagez-moi, car
-il y a deux hommes en moi, et quelquefois le brigand d'autrefois règne
-sur l'homme nouveau</i>, etc. Un sourire de délices passa sur les lèvres
-de mes ennemis. Mes défenseurs furent démoralisés, et mon pauvre
-sergent lui-même me regarda d'un air désespéré. Le public m'avait
-déjà condamné.</p>
-
-<p>Après cet incident, l'avocat du roi eut beau jeu à déclamer un
-réquisitoire fulminant, dans lequel il me présenta comme un pervers
-incurable, comme un rejeton maudit d'une souche maudite, comme un
-exemple de la fatalité des méchants instincts; et, après s'être
-évertué à faire de moi un objet d'horreur et d'épouvante, il essaya,
-pour se donner un air d'impartialité et de générosité, de provoquer
-en ma faveur la compassion des juges; il voulut prouver que je n'étais
-pas maître de moi-même; que ma raison, bouleversée dès l'enfance par
-des spectacles atroces et des principes de perversité, n'était pas
-complète et n'aurait jamais pu l'être, quels qu'eussent été les
-circonstances et le développement de mes passions. Enfin, après avoir
-fait de la philosophie et de la rhétorique, au grand plaisir des
-assistants, il conclut contre moi à la peine d'interdiction et de
-réclusion à perpétuité.</p>
-
-<p>Quoique mon avocat fût un homme de cœur et de tête, la lettre l'avait
-tellement surpris, l'auditoire était si mal disposé pour moi, la cour
-donnait publiquement de telles marques d'incrédulité et d'impatience
-en l'écoutant (habitude indécente qui s'est perpétuée sur les
-sièges de la magistrature de ce pays), que son plaidoyer fut pâle.
-Tout ce qu'il parut fondé à demander avec force fut un supplément
-d'instruction. Il se plaignit de ce que toutes les formalités n'avaient
-pas été remplies, de ce que la justice n'avait pas suffisamment
-éclairé toutes les parties de l'affaire, de ce qu'on se hâtait de
-juger une cause dont plusieurs circonstances étaient encore
-enveloppées de mystère. Il demanda que les médecins fussent appelés
-à s'expliquer sur la possibilité de faire entendre M<sup>lle</sup> de Mauprat. Il
-démontra que la plus importante, la seule importante déposition était
-celle de Patience, et que Patience pouvait se présenter au premier jour
-et me disculper. Il demanda enfin qu'on fît des recherches pour
-retrouver le moine quêteur dont la ressemblance avec les Mauprat
-n'avait pas encore été expliquée et avait été affirmée par des
-témoins dignes de foi. Il fallait, selon lui, savoir ce qu'était
-devenu Antoine de Mauprat et faire expliquer le trappiste à cet égard.
-Il se plaignit hautement de ce qu'on l'avait privé de tous ces moyens
-de défense en refusant tout délai, et il eut la hardiesse de faire
-entendre qu'il y avait de mauvaises passions intéressées à la marche
-aveugle et rapide d'une telle procédure. Le président le rappela à
-l'ordre; l'avocat du roi répliqua victorieusement que toutes les
-formalités étaient remplies, que la cour était suffisamment
-éclairée, que la recherche du moine quêteur était une puérilité de
-mauvais goût, que Jean de Mauprat avait prouvé la mort de son dernier
-frère, arrivée plusieurs années auparavant. La cour se retira pour
-délibérer, et, au bout d'une demi-heure, elle rentra et rendit contre
-moi un arrêt qui me condamnait à la peine capitale.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="XXVI">XXVI</a></h4>
-
-
-<p>Quoique la promptitude et la rigidité de cet arrêt fussent une chose
-inique et qui frappa de stupeur les plus acharnés contre moi, je reçus
-le coup avec un grand calme: je ne m'intéressais plus à rien sur la
-terre. Je recommandai à Dieu mon âme et la réhabilitation de ma
-mémoire. Je me dis que, si Edmée mourait, je la retrouverais dans un
-monde meilleur; que, si elle me survivait et retrouvait la raison, elle
-arriverait un jour à l'éclaircissement de la vérité, et qu'alors je
-vivrais dans son cœur comme un souvenir cher et douloureux. Irritable
-comme je le suis, et toujours disposé à la fureur envers tout ce qui
-m'est obstacle ou offense, je m'étonne de la résignation philosophique
-et de la fierté silencieuse que j'ai trouvées dans les grandes
-occasions de ma vie, et surtout dans celle-là.</p>
-
-<p>Il était deux heures du matin. L'audience durait depuis quatorze
-heures. Un silence de mort planait sur l'assemblée, qui était aussi
-attentive, aussi nombreuse qu'au commencement, tant les hommes sont
-avides de spectacles. Celui qu'offrait l'enceinte de la cour criminelle
-en cet instant était lugubre. Ces hommes en robe rouge, aussi pâles,
-aussi absolus, aussi implacables que le Conseil des Dix à Venise; ces
-spectres de femmes coiffées de fleurs, que la lueur blafarde des
-flambeaux faisait ressembler à des souvenirs de la vie flottant dans
-les tribunes au-dessus des prêtres de la mort; les mousquets de la
-garde étincelant dans l'ombre des derniers plans; l'attitude brisée de
-mon pauvre sergent, qui s'était laissé tomber à mes pieds; la joie
-muette et puissante du trappiste, infatigablement debout auprès de la
-barre; le son lugubre d'une cloche de couvent qui se mit à sonner les
-matines dans le voisinage, au milieu du silence de l'assemblée:
-c'était de quoi émouvoir les nerfs des femmes de fermiers généraux
-et faire battre les larges poitrines des corroyeurs du parterre.</p>
-
-<p>Tout à coup, au moment où la cour allait se disperser et annoncer la
-levée de la séance, une figure, en tout semblable à celle qu'on
-prête au paysan du Danube, trapue, en haillons, pieds nus, à la barbe
-longue, aux cheveux en désordre, au front large et austère, au regard
-imposant et sombre, se leva au milieu des mouvants reflets dont la foule
-était à demi éclairée, et se dressa devant la barre en disant d'une
-voix creuse et accentuée:</p>
-
-<p>&mdash;Moi, Jean Le Houx, dit <i>Patience</i>, je m'oppose à ce jugement, comme
-inique quant au fond et illégal quant à la forme. Je demande qu'il
-soit révisé, afin que je puisse faire ma déposition, qui est
-nécessaire, souveraine peut-être, et qu'on aurait dû attendre.</p>
-
-<p>&mdash;Et, si vous aviez quelque chose à dire, s'écria l'avocat du roi avec
-passion, que ne vous présentiez-vous lorsque vous en avez été requis?
-Vous en imposez à la cour en prétendant que vous avez des motifs à
-faire valoir.</p>
-
-<p>&mdash;Et vous, répondit Patience d'un ton plus lent et d'une voix plus
-creuse encore qu'auparavant, vous en imposez au public en disant que je
-n'en ai pas. Vous savez bien que je dois en avoir.</p>
-
-<p>&mdash;Songez où vous êtes, témoin, et rappelez-vous à qui vous
-parlez.</p>
-
-<p>&mdash;Je le sais trop et je ne dirai rien de trop. Je déclare ici que j'ai
-des choses importantes à dire et que je les aurais dites à temps si
-vous n'aviez pas <i>violenté</i> le temps. Je veux les dire et je les dirai;
-et, croyez-moi, il vaut mieux que je les dise pendant qu'on peut encore
-revenir sur la procédure. Cela vaut mieux encore pour les juges que
-pour le condamné; car celui-là revit par l'honneur, au moment où les
-autres meurent par l'infamie.</p>
-
-<p>&mdash;Témoin, dit le magistrat irrité, l'âcreté et l'insolence de votre
-langage seront plus nuisibles qu'avantageuses à l'accusé.</p>
-
-<p>&mdash;Et qui vous dit que je sois favorable à l'accusé? dit Patience d'une
-voix de tonnerre. Que savez-vous de moi? Et s'il me plaît de faire
-qu'un arrêt illégal et sans force devienne un arrêt puissant et
-irrévocable?</p>
-
-<p>&mdash;Comment accorder ce désir de faire respecter les lois, dit le
-magistrat, véritablement ébranlé par l'ascendant de Patience, avec
-l'infraction que vous avez commise contre elles en ne vous rendant pas
-à l'assignation du lieutenant criminel?</p>
-
-<p>&mdash;Parce que je ne voulais pas.</p>
-
-<p>&mdash;Il y a des peines sévères contre ceux dont la volonté ne s'accorde
-pas toujours avec les lois du royaume.</p>
-
-<p>&mdash;Possible.</p>
-
-<p>&mdash;Venez-vous avec l'intention de vous y soumettre aujourd'hui?</p>
-
-<p>&mdash;Je viens avec celle de vous les faire respecter.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous préviens que, si vous ne changez de ton, je vais vous faire
-conduire en prison.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous préviens que, si vous aimez la justice et si vous servez
-Dieu, vous m'entendrez et suspendrez l'exécution de l'arrêt. Il
-n'appartient pas à celui qui apporte la vérité de s'humilier devant
-ceux qui la cherchent. Mais, vous qui m'entendez, hommes du peuple dont
-les grands ne voudraient sans doute pas se jouer, vous dont on appelle
-la voix, <i>voix de Dieu</i>, joignez-vous à moi, embrassez la défense de
-la vérité, qui va être étouffée peut-être sous de malheureuses
-apparences, ou bien qui va triompher par de mauvais moyens. Mettez-vous
-à genoux, hommes du peuple, mes frères, mes enfants; priez, suppliez,
-obtenez que justice soit faite et colère réprimée. C'est votre
-devoir, c'est votre droit et votre intérêt; c'est vous qu'on insulte
-et qu'on menace quand on viole les lois.</p>
-
-<p>Patience parlait avec tant de chaleur, et la sincérité éclatait en
-lui avec tant de puissance, qu'il y eut un mouvement sympathique dans
-tout l'auditoire. La philosophie était alors trop à la mode chez les
-jeunes gens de qualité pour que ceux-ci ne répondissent pas des
-premiers à un appel qui ne leur était pourtant pas adressé. Ils se
-levèrent avec une impétuosité chevaleresque et se tournèrent vers le
-peuple, qui se leva, entraîné par ce noble exemple. Il y eut une
-clameur furieuse, et chacun, sentant sa dignité et sa force, oublia les
-préventions personnelles pour se réunir dans le droit commun. Ainsi
-quelquefois il suffit d'un noble élan et d'une parole vraie pour
-ramener les masses égarées par de longs sophismes.</p>
-
-<p>Le sursis fut accordé, et je fus reconduit à ma prison au milieu des
-applaudissements. Marcasse me suivit. Patience se déroba à ma
-reconnaissance et disparut.</p>
-
-<p>La révision de mon jugement ne pouvait se faire que sur un ordre du
-grand conseil. Pour ma part, j'étais décidé, avant l'arrêt, à ne
-point me pourvoir auprès de cette chambre de cassation de l'ancienne
-jurisprudence; mais l'action et le discours de Patience n'avaient pas
-moins agi sur mon esprit que sur celui des spectateurs. L'esprit de
-lutte et le sentiment de la dignité humaine, engourdis et comme
-paralysés en moi par le chagrin, se réveillèrent soudainement, et je
-sentis à cette heure que l'homme n'est pas fait pour cette
-concentration égoïste du désespoir qu'on appelle ou l'abnégation, ou
-le stoïcisme. Nul ne peut abandonner le soin de son honneur sans
-abandonner le respect dû au principe de l'honneur. S'il est beau de
-sacrifier sa gloire personnelle et sa vie aux mystérieux arrêts de la
-conscience, c'est une lâcheté d'abandonner l'une et l'autre aux
-fureurs d'une injuste persécution. Je me sentis relevé à mes propres
-yeux, et je passai le reste de cette nuit importante à chercher les
-moyens de me réhabiliter, avec autant de persévérance que j'en avais
-mis à m'abandonner au destin. Avec le sentiment de la force je sentis
-renaître celui de l'espérance. Edmée n'était peut-être ni folle ni
-frappée de mort. Elle pouvait m'absoudre, elle pouvait guérir.</p>
-
-<p>&mdash;Qui sait? me disais-je, elle m'a peut-être déjà rendu justice;
-peut-être est-ce elle qui envoie Patience à mon secours? Sans doute
-j'accomplirai son vœu en reprenant courage, en ne me laissant pas
-écraser par les fourbes.</p>
-
-<p>Mais comment obtenir cet ordre du grand conseil? Il fallait une
-ordonnance du roi; qui la solliciterait? qui hâterait ces odieuses
-lenteurs que la justice sait apporter quand il lui plaît, dans les
-mêmes affaires où elle s'est jetée avec une précipitation aveugle?
-qui empêcherait mes ennemis de me nuire et de paralyser tous mes
-moyens? qui combattrait pour moi, en un mot? L'abbé seul aurait pu le
-faire, mais il était en prison à cause de moi. Sa généreuse conduite
-dans le procès m'avait prouvé qu'il était encore mon ami, mais son
-zèle était enchaîné. Que pouvait Marcasse dans son obscure condition
-et son langage énigmatique? Le soir vint, et je m'endormis avec
-l'espérance d'un secours céleste, car j'avais prié Dieu avec ferveur.
-Quelques heures de sommeil me rafraîchirent, et j'ouvris les yeux au
-bruit des verrous qu'on tirait derrière ma porte. Ô Dieu de bonté!
-quel fut mon transport en voyant Arthur, mon compagnon d'armes, cet
-autre moi-même pour lequel je n'avais pas eu un secret pendant six ans,
-s'élancer dans mes bras! Je pleurai comme un enfant en recevant cette
-marque d'amour de la Providence. Arthur ne m'accusait pas! il avait
-appris à Paris, où les intérêts scientifiques de la bibliothèque de
-Philadelphie l'avaient appelé, la triste affaire où j'étais inculpé.
-Il avait rompu des lances avec tous ceux qui me chargeaient, et il
-n'avait pas perdu un instant pour venir me sauver ou me consoler.</p>
-
-<p>J'épanchai mon âme dans la sienne avec délices et lui dis ce qu'il
-pouvait faire pour moi. Il voulait prendre la poste dès le soir même
-pour Paris; mais je le priai de commencer par aller à Sainte-Sévère
-me chercher des nouvelles d'Edmée; il y avait quatre mortels jours que
-je n'en avais reçu, et Marcasse ne m'en avait d'ailleurs jamais donné
-d'aussi exactes et d'aussi détaillées que je les aurais voulues.</p>
-
-<p>&mdash;Rassure-toi, me dit Arthur; par moi, tu sauras la vérité. Je suis
-assez bon chirurgien; j'ai le coup d'œil exercé, je pourrai te dire
-vraisemblablement ce que tu dois craindre ou espérer; de là, je
-partirai immédiatement pour Paris.</p>
-
-<p>Il m'écrivit dès le surlendemain une lettre longue et détaillée.</p>
-
-<p>Edmée était dans un état fort extraordinaire. Elle ne parlait pas et
-ne paraissait pas souffrir, tant qu'on se bornait à lui épargner toute
-espèce d'excitation nerveuse; mais, au premier mot qui pouvait
-réveiller la mémoire de ses douleurs, elle tombait en convulsion.
-L'isolement moral où elle se trouvait était le plus grand obstacle à
-sa guérison. Elle ne manquait de rien quant aux soins physiques; elle
-avait deux bons médecins et une garde-malade fort dévouée. M<sup>lle</sup>
-Leblanc la soignait aussi, sous ce rapport, avec beaucoup de zèle; mais
-cette fille dangereuse lui faisait souvent du mal par ses réflexions
-déplacées et ses interrogations indiscrètes. Arthur m'assura
-d'ailleurs que, si jamais Edmée m'avait cru coupable et s'était
-expliquée à cet égard, ce devait être dans une phase précédente de
-sa maladie; car, depuis au moins quinze jours, elle était dans un état
-d'inertie complète. Elle sommeillait souvent, mais sans dormir tout à
-fait; elle digérait quelques breuvages gélatineux et ne se plaignait
-jamais; elle répondait par des signes nonchalants et toujours négatifs
-aux questions des médecins sur ses souffrances; elle n'exprimait par
-aucun signe le souvenir des affections qui avaient rempli sa vie. Sa
-tendresse pour son père, ce sentiment si profond et si puissant en
-elle, n'était pourtant pas éteint; elle versait souvent des larmes
-abondantes, mais alors elle paraissait n'entendre aucun son; c'était en
-vain qu'on essayait de lui faire comprendre que son père n'était pas
-mort, comme elle semblait le croire. Elle repoussait d'un geste
-suppliant, non le bruit (il ne semblait pas frapper son oreille), mais
-le mouvement qui se faisait autour d'elle, et, cachant son visage dans
-ses mains, s'enfonçant dans son fauteuil et roidissant ses genoux
-jusque vers sa poitrine, elle semblait livrée à un désespoir sans
-remède. Cette muette douleur, qui ne se combattait plus elle-même et
-ne voulait plus être combattue; cette grande volonté, qui avait été
-capable de dompter les plus violents orages et qui s'en allait à la
-dérive sur une mer morte et par un calme plat, était, selon Arthur, le
-spectacle le plus douloureux qu'il eut jamais contemplé. Edmée
-semblait vouloir avoir rompu avec la vie. M<sup>lle</sup> Leblanc, pour l'éprouver
-et pour l'émouvoir, s'était grossièrement ingérée de lui dire que
-son père était mort; elle avait fait entendre par un signe de tête
-qu'elle le savait. Quelques heures plus tard, les médecins avaient
-essayé de lui faire comprendre qu'il était vivant; elle avait répondu
-par un autre signe qu'elle ne le croyait pas. On avait roulé le
-fauteuil du chevalier dans sa chambre, on les avait mis en présence
-l'un de l'autre; le père et la fille ne s'étaient pas reconnus.
-Seulement, au bout de quelques instants, Edmée, prenant son père pour
-un spectre, avait jeté des cris affreux et était tombée dans des
-convulsions qui avaient rouvert une de ses blessures et donné à
-craindre pour sa vie. On avait soin depuis ce moment de les tenir
-séparés et de ne prononcer, devant Edmée, aucune parole qui eût
-rapport à lui. Elle prenait Arthur pour un médecin du pays et l'avait
-reçu avec la même douceur et la même indifférence que les autres. Il
-n'avait pas osé essayer de lui parler de moi; mais il m'exhortait à ne
-pas désespérer. L'état d'Edmée n'avait rien dont le temps et le
-repos ne pussent triompher; elle avait peu de fièvre, aucune des
-fonctions vitales de son être n'était réellement troublée; les
-blessures étaient à peu près guéries, et le cerveau ne paraissait
-pas devoir se désorganiser par un excès d'activité. L'affaiblissement
-où cet organe était tombé, la prostration de tous les autres organes,
-ne devaient pas lutter longtemps, selon Arthur, contre les ressources de
-la jeunesse et la puissance d'une admirable constitution. Il m'engageait
-enfin à songer à moi-même; je pouvais être utile à Edmée par mes
-soins et devenir heureux par le retour de son affection et de son
-estime.</p>
-
-<p>Au bout de quinze jours, Arthur revint de Paris avec l'ordonnance du roi
-pour la révision de mon jugement. De nouveaux témoins furent entendus.
-Patience ne parut pas; mais je reçus de sa part un morceau de papier,
-avec ces mots d'une écriture informe: «Vous n'êtes pas coupable,
-espérez donc.» Les médecins affirmèrent que M<sup>lle</sup> de Mauprat pouvait
-désormais être interrogée sans danger, mais que ses réponses
-n'auraient aucun sens. Elle était mieux portante. Elle avait reconnu
-son père et ne le quittait plus. Mais elle ne comprenait rien à tout
-ce qui n'était pas lui. Elle paraissait éprouver un grand plaisir à
-le soigner comme un enfant, et, de son côté, le chevalier
-reconnaissait de temps en temps sa fille chérie; mais les forces de ce
-dernier décroissaient sensiblement. On l'interrogea dans un de ses
-moments lucides. Il répondit que sa fille était <i>effectivement</i>
-tombée de cheval, à la chasse, et qu'elle s'était ouvert la poitrine
-sur une souche d'arbre, mais que personne n'avait tiré sur elle, même
-par mégarde, et qu'il fallait être fou pour croire son cousin capable
-d'un pareil crime. Ce fut tout ce qu'on put obtenir de lui. Quand on lui
-demanda ce qu'il pensait de l'absence de son neveu, il répondit que son
-neveu n'était point absent et qu'il le voyait tous les jours. Fidèle
-à son respect pour la réputation d'une famille, hélas! si compromise,
-voulut-il, par des mensonges enfantins, repousser les investigations de
-la justice? C'est ce que je n'ai jamais pu savoir. Edmée ne put être
-interrogée. À la première question qui lui fut adressée, elle haussa
-les épaules et fit signe qu'elle voulait être tranquille. Le
-lieutenant criminel insistant et devenant plus explicite, elle le
-regarda fixement et parut s'efforcer de le comprendre. Il prononça mon
-nom, elle poussa un grand cri et tomba évanouie. Il fallut renoncer à
-l'entendre. Cependant Arthur ne désespéra point. Au contraire, le
-récit de cette scène lui fit penser qu'il pouvait s'opérer dans les
-facultés intellectuelles d'Edmée une crise favorable. Il repartit
-aussitôt et alla s'installer à Sainte-Sévère, où il resta plusieurs
-jours sans m'écrire, ce qui me jeta dans une grande anxiété.</p>
-
-<p>L'abbé, interrogé de nouveau, persista dans ses refus calmes et
-laconiques.</p>
-
-<p>Mes juges, voyant que les renseignements promis par Patience
-n'arrivaient pas, hâtèrent la révision de la procédure et
-donnèrent, par une nouvelle précipitation, une nouvelle preuve de leur
-animosité contre moi. Le jour fixé arriva. J'étais dévoré
-d'inquiétude. Arthur m'avait écrit d'espérer, dans un style aussi
-laconique que Patience. Mon avocat n'avait pu saisir aucune bonne preuve
-à faire valoir. Je voyais bien qu'il commençait à me croire coupable.
-Il n'espérait obtenir que des délais.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="XXVII">XXVII</a></h4>
-
-
-<p>L'auditoire fut encore plus nombreux que la première fois. La garde fut
-forcée aux portes du prétoire, et la foule envahit jusqu'aux fenêtres
-du manoir de Jacques Cœur, aujourd'hui l'hôtel de ville. J'étais fort
-troublé, cette fois, quoique j'eusse la force et la fierté de n'en
-rien laisser paraître. Je m'intéressais désormais au succès de ma
-cause, et, les espérances que j'avais conçues ne semblant pas devoir
-se réaliser, j'éprouvais un malaise indicible, une fureur concentrée,
-une sorte de haine contre ces hommes qui n'ouvraient pas les yeux sur
-mon innocence et contre ce Dieu qui semblait m'abandonner.</p>
-
-<p>Dans cet état violent, je fis un tel travail sur moi-même pour
-paraître calme, que je m'aperçus à peine de ce qui se passait autour
-de moi. Je retrouvai ma présence d'esprit pour répondre dans les
-mêmes termes que la première fois à mon nouvel interrogatoire. Puis
-un crêpe funèbre sembla s'étendre sur ma tête; un anneau de fer me
-serrait le front, je sentais un froid de glace dans mes orbites, je ne
-voyais plus que moi-même, et je n'entendais que des bruits vagues et
-incompréhensibles. Je ne sais ce qui se passa; je ne sais si l'on
-annonça l'apparition qui me frappa subitement. Je me souviens seulement
-qu'une porte s'ouvrit derrière le tribunal, qu'Arthur s'avança
-soutenant une femme voilée, qu'il lui ôta son voile après l'avoir
-fait asseoir sur un large fauteuil que les huissiers roulèrent vers
-elle avec empressement, et qu'un cri d'admiration remplit l'auditoire
-lorsque la beauté pâle et sublime d'Edmée lui apparut.</p>
-
-<p>En ce moment, j'oubliai et la foule et le tribunal, et ma cause et
-l'univers entier. Je crois qu'aucune force humaine n'aurait pu s'opposer
-à mon élan impétueux. Je me précipitai comme la foudre au milieu de
-l'enceinte, et, tombant aux pieds d'Edmée, j'embrassai ses genoux avec
-effusion. On m'a dit que ce mouvement entraîna le public et que presque
-toutes les dames fondirent en larmes. Les jeunes élégants n'osèrent
-railler; les juges furent émus. La vérité eut un instant de triomphe
-complet.</p>
-
-<p>Edmée me regarda longtemps. L'insensibilité de la mort était sur son
-visage. Il ne semblait pas qu'elle pût jamais me reconnaître.
-L'assemblée attendait dans un profond silence qu'elle exprimât sa
-haine ou son affection pour moi. Tout à coup elle fondit en larmes,
-jeta ses bras autour de mon cou et perdit connaissance. Arthur la fit
-emporter aussitôt; il eut de la peine à me faire retourner à ma
-place. Je ne savais plus où j'étais ni de quoi il s'agissait; je
-m'attachais à la robe d'Edmée, je voulais la suivre. Arthur,
-s'adressant à la cour, demanda qu'on fît constater de nouveau l'état
-de la malade par les médecins qui l'avaient examinée dans la matinée.
-Il demanda et obtint qu'Edmée fût de nouveau appelée en témoignage
-et confrontée avec moi lorsque la crise qu'elle subissait en cet
-instant serait passée.</p>
-
-<p>&mdash;Cette crise n'est pas grave, dit-il; M<sup>lle</sup> de Mauprat
-en a éprouvé plusieurs du même genre ces jours derniers et pendant son
-voyage. À la suite de chacun de ces accès, ses facultés intellectuelles ont
-pris un développement de plus en plus heureux.</p>
-
-<p>&mdash;Allez donner vos soins à la malade, dit le président. Elle sera
-rappelée dans deux heures, si vous croyez que ce temps suffise pour
-mettre fin à son évanouissement. En attendant, la cour entendra le
-témoin à la requête duquel le premier jugement n'a point reçu
-l'exécution.</p>
-
-<p>Arthur se retira, et Patience fut introduit. Il était vêtu proprement;
-mais, après avoir dit quelques paroles, il déclara qu'il lui était
-impossible de continuer si on ne lui permettait pas d'ôter son habit.
-Cette toilette d'emprunt le gênait tellement et lui semblait si lourde,
-qu'il suait à grosses gouttes. Il attendit à peine un signe
-d'adhésion accompagné d'un sourire de mépris que lui fit le
-président, pour jeter à terre ces insignes de la civilisation, et,
-abaissant avec soin les manches de sa chemise sur ses bras nerveux, il
-parla à peu près ainsi:</p>
-
-<p>&mdash;Je dirai la vérité, toute la vérité. Je lève la main une seconde
-fois, car j'ai à dire des choses qui se contredisent et que je ne peux
-pas m'expliquer moi-même. Je jure devant Dieu et devant les hommes que
-je dirai ce que je sais, comme je le sais, sans être influencé pour ni
-contre personne.</p>
-
-<p>Il leva sa large main et se tourna vers le peuple avec une confiance
-naïve, comme pour lui dire: «Vous voyez tous que je jure, et vous
-savez que l'on peut croire en moi.»</p>
-
-<p>Cette confiance de sa part n'était pas mal fondée. On s'était
-beaucoup occupé, depuis l'incident du premier jugement, de cet homme
-extraordinaire qui avait parlé devant le tribunal avec tant d'audace et
-harangué le peuple en sa présence. Cette conduite inspirait beaucoup
-de curiosité et de sympathie à tous les démocrates et <i>philadelphes.</i>
-Les œuvres de Beaumarchais avaient, auprès des hautes classes, un
-succès qui vous expliquera comment Patience, en opposition avec toutes
-les puissances de la province, se trouvait soutenu et applaudi par tout
-ce qui se piquait d'un esprit élevé. Chacun croyait voir en lui Figaro
-sous une forme nouvelle. Le bruit de ses vertus privées s'était
-répandu; car vous vous souvenez que, durant mon séjour en Amérique,
-Patience s'était fait connaître aux habitants de la Varenne et avait
-échangé sa réputation de sorcier contre celle de bienfaiteur. On lui
-avait donné le surnom de <i>grand juge</i>, parce qu'il intervenait
-volontiers dans les différends et les terminait à la satisfaction de
-chacun avec une bonté et une habileté admirables.</p>
-
-<p>Il parla cette fois d'une voix haute et pénétrante; il avait dans la
-voix plusieurs belles cordes. Son geste était lent ou animé selon la
-circonstance, toujours noble et saisissant; sa figure courte et
-socratique était toujours belle d'expression. Il avait toutes les
-qualités de l'orateur; mais il ne mettait à les produire aucune
-vanité. Il parla d'une manière claire et concise qu'il avait acquise
-nécessairement dans son commerce récent avec les hommes et dans la
-discussion de leurs intérêts positifs.</p>
-
-<p>&mdash;Quand M<sup>lle</sup> de Mauprat reçut le coup, dit-il, j'étais à
-dix pas tout au plus; mais le taillis est si épais dans cet endroit, que je
-ne pouvais rien voir à deux pas de moi. On m'avait engagé à faire la
-chasse. Cela ne m'amusait guère. Me retrouvant près de la tour Gazeau,
-que j'ai habitée pendant vingt ans, j'eus envie de revoir mon ancienne
-cellule, et j'y arrivais à grands pas quand j'entendis le coup. Cela ne
-m'effraya pas du tout: c'était si naturel qu'on fît du bruit dans une
-battue! Mais, quand je fus sorti du fourré, c'est-à-dire environ deux
-minutes après, je trouvai Edmée (pardonnez-moi, j'ai l'habitude de
-l'appeler comme cela, je suis avec elle comme qui dirait une sorte de
-père nourricier), je trouvai Edmée à genoux par terre, blessée,
-ainsi qu'on vous la dit, et tenant encore la bride de son cheval, qui se
-cabrait. Elle ne savait pas si elle avait peu ou beaucoup de mal, mais
-elle avait son autre main sur la poitrine et disait:</p>
-
-<p>«&mdash;Bernard, c'est affreux! je ne vous aurais jamais cru capable de me
-tuer. Bernard, où êtes-vous? Venez me voir mourir. Vous tuez mon
-père!»</p>
-
-<p>Elle tomba tout à fait en disant cela et lâcha la bride de son cheval.
-Je m'élançai vers elle.</p>
-
-<p>«&mdash;Ah! tu l'as vu, Patience? me dit-elle. N'en parle pas, ne dis pas à
-mon père...»</p>
-
-<p>Elle étendit les bras, son corps se roidit; je la crus morte, et elle
-ne parla plus que dans la nuit, après qu'on eut retiré les balles de
-sa poitrine.</p>
-
-<p>&mdash;Vîtes-vous alors Bernard de Mauprat?</p>
-
-<p>&mdash;Je le vis sur le lieu de l'événement, au moment où Edmée perdit
-connaissance et sembla rendre l'âme; il était comme fou. Je crus que
-c'était le remords qui l'accablait; je lui parlai durement, je le
-traitai d'assassin. Il ne répondit rien et s'assit à terre auprès de
-sa cousine. Il resta là, abruti longtemps encore après qu'on l'eut
-emportée. Personne ne songea à l'accuser; on pensait qu'il était
-tombé de cheval, parce qu'on voyait son cheval courir au bord de
-l'étang; on crut que sa carabine s'était déchargée en tombant. M.
-l'abbé Aubert fut le seul qui entendit accuser M. Bernard d'avoir
-assassiné sa cousine. Les jours suivants, Edmée parla; mais ce ne fut
-pas toujours en ma présence, et, d'ailleurs, depuis ce moment, elle eut
-presque toujours le délire. Je soutiens qu'elle n'a confié à personne
-(à M<sup>lle</sup> Leblanc moins qu'à personne) ce qui s'était passé entre elle
-et M. de Mauprat avant le coup de fusil. Elle ne me l'a pas confié plus
-qu'aux autres. Dans les moments bien rares où elle avait sa tête, elle
-répondait à nos questions que certainement Bernard ne l'avait pas fait
-exprès, et, plusieurs fois même, durant les trois premiers jours, elle
-demanda à le voir. Mais, quand elle avait la fièvre, elle criait:</p>
-
-<p>«&mdash;Bernard! Bernard! vous avez commis un grand crime, vous avez tué
-mon père!»</p>
-
-<p>C'était là son idée; elle croyait réellement que son père était
-mort, et elle l'a cru longtemps. Elle a donc dit très peu de chose qui
-ait de la valeur. Tout ce que M<sup>lle</sup> Leblanc lui a fait dire est faux. Au
-bout de trois jours, elle a cessé de dire des paroles intelligibles,
-et, au bout de huit jours, sa maladie a tourné à un silence complet.
-Elle a chassé M<sup>lle</sup> Leblanc depuis sept jours qu'elle a retrouvé sa
-raison, ce qui prouverait bien quelque chose contre cette fille de
-chambre. Voilà ce que j'ai à dire contre M. de Mauprat. Il ne tenait
-qu'à moi de le taire; mais, ayant autre chose à dire encore, j'ai
-voulu révéler toute la vérité.</p>
-
-<p>Patience fit une pause; l'auditoire et la cour elle-même, qui
-commençait à s'intéresser à moi et à perdre l'âcreté de ses
-préventions, restèrent comme atterrés d'une déposition si
-différente de celle qu'on attendait.</p>
-
-<p>Patience reprit la parole.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis resté convaincu pendant plusieurs semaines, dit-il, du crime
-de Bernard. Et puis j'ai beaucoup réfléchi à cela; je me suis dit
-bien des fois qu'un homme aussi bon et aussi instruit que l'était
-Bernard, un homme dont Edmée faisait tant d'estime, et que M. le
-chevalier de Mauprat aimait comme son fils, un homme enfin qui avait
-tant d'idées sur la justice et sur la vérité, ne pouvait pas, du jour
-au lendemain, devenir un scélérat. Et puis il m'est venu à l'idée
-que ce pouvait bien être quelque autre Mauprat qui eût fait le coup.
-Je ne parle pas de celui qui est trappiste, ajouta-t-il, en cherchant
-dans l'auditoire Jean de Mauprat, qui n'y était pas; je parle de celui
-dont la mort n'a pas été constatée, quoique la cour ait cru devoir
-passer outre et en croire sur parole M. Jean de Mauprat.</p>
-
-<p>&mdash;Témoin, dit le président, je vous ferai observer que vous n'êtes
-ici ni pour servir d'avocat à l'accusé ni pour réviser les arrêts de
-la cour. Vous devez dire ce que vous savez du fait, et non ce que vous
-préjugez du fond de l'affaire.</p>
-
-<p>&mdash;Possible, répondit Patience. Il faut pourtant que je dise pourquoi je
-n'ai pas voulu témoigner la première fois contre Bernard, n'ayant à
-fournir que des preuves contre lui, et n'ayant pas foi à ces preuves
-mêmes.</p>
-
-<p>&mdash;On ne vous le demande pas pour le moment. Ne vous écartez pas de
-votre déposition.</p>
-
-<p>&mdash;Un instant! j'ai mon honneur à défendre, j'ai ma propre conduite à
-expliquer, s'il vous plaît.</p>
-
-<p>&mdash;Vous n'êtes pas l'accusé, vous n'avez pas lieu à plaider votre
-propre cause. Si la cour juge à propos de vous poursuivre pour votre
-désobéissance, vous aviserez à vous défendre; mais il n'est pas
-question de cela maintenant.</p>
-
-<p>&mdash;Il est question de faire savoir à la cour si je suis un honnête
-homme ou un faux témoin. Pardon! il me semble que cela fait quelque
-chose à l'affaire; la vie de l'accusé en dépend; la cour ne peut pas
-regarder cela comme indifférent.</p>
-
-<p>&mdash;Parlez, dit l'avocat du roi, et tâchez de garder le respect que vous
-devez à la cour.</p>
-
-<p>&mdash;Je n'ai pas envie d'offenser la cour, reprit Patience; je dis
-seulement qu'un homme peut se soustraire aux ordres de la cour par des
-raisons de conscience que la cour peut condamner légalement, mais que
-chaque juge en particulier peut comprendre et excuser. Je dis donc que
-je n'ai pas senti en moi-même que Bernard de Mauprat fût coupable; mes
-oreilles seules le savaient; ce n'était pas assez pour moi.
-Excusez-moi, messieurs, je suis juge, moi aussi. Enquérez-vous de moi!
-dans mon village, on m'appelle le <i>grand juge.</i> Quand mes concitoyens me
-prient de prononcer sur une querelle de cabaret ou sur la limite d'un
-champ, je n'écoute pas tant leur sentiment que le mien. On a d'autres
-notions sur les gens qu'un fait tout court. Il y en a beaucoup d'autres
-qui servent à démontrer la vérité ou la fausseté du dernier qu'on
-leur impute. Ainsi, ne pouvant croire que Bernard fut un assassin et
-ayant entendu témoigner à plus de dix personnes, que je regarde comme
-incapables de faux serment, qu'un moine <i>fait en manière de Mauprat</i>
-avait couru le pays, ayant moi-même vu le dos et le froc de ce moine
-passer à Pouligny le matin de l'événement, j'ai voulu savoir s'il
-était dans la Varenne et j'ai su qu'il y était encore, c'est-à-dire
-qu'après l'avoir quittée, il y était revenu aux environs du jugement
-du mois dernier, et, qui plus est, qu'il avait accointance avec M. Jean
-de Mauprat. Quel est donc ce moine? me disais-je; pourquoi sa figure
-fait-elle peur à tous les habitants du pays? Qu'est-ce qu'il fait dans
-la Varenne? S'il est du couvent des carmes, pourquoi n'en porte-t-il pas
-l'habit? S'il est de l'ordre de M. Jean, pourquoi n'est-il pas logé
-avec lui aux Carmes? S'il est quêteur, pourquoi, après avoir fait sa
-quête, ne va-t-il pas plus loin, plutôt que de revenir importuner les
-gens qui lui ont donné la veille? S'il est trappiste et qu'il ne
-veuille pas rester aux Carmes comme l'autre, pourquoi ne retourne-t-il
-pas dans son couvent? Qu'est-ce donc que ce moine vagabond? et pourquoi
-M. Jean de Mauprat, qui a dit à plusieurs personnes ne pas le
-connaître, le connaît-il si bien, qu'ils déjeunent de temps en temps
-ensemble, dans un cabaret à Crevant? J'ai donc voulu alors que ma
-déposition fût faite, même dût-elle nuire en partie à Bernard, afin
-d'avoir le droit de dire ce que je vous dis là, même quand cela ne
-servirait à rien. Mais comme, vous autres, vous ne donnez jamais le
-temps aux témoins de chercher à s'éclairer sur ce qu'ils ont à
-croire, je suis reparti tout de suite pour mes bois, où je vis à la
-manière des renards, me promettant de n'en pas sortir tant que je
-n'aurais pas découvert ce que ce moine fait dans le pays. Je me suis
-donc mis sur sa piste et j'ai découvert ce qu'il est: il est l'assassin
-d'Edmée de Mauprat, il s'appelle Antoine de Mauprat.</p>
-
-<p>Cette révélation causa un grand mouvement dans la cour et dans
-l'auditoire. Tous les regards cherchèrent Jean de Mauprat, dont la
-figure ne parut point.</p>
-
-<p>&mdash;Quelles sont vos preuves? dit le président.</p>
-
-<p>&mdash;Je vais vous les dire, répondit Patience. Sachant par la cabaretière
-de Crevant, à qui j'ai eu occasion de rendre service, que les deux
-trappistes déjeunaient chez elle de temps en temps, comme je vous l'ai
-dit, j'ai été me loger à une demi-lieue de là, dans un ermitage
-qu'on appelle le <i>Trou aux Fades</i>, et qui est au milieu des bois,
-abandonné au premier venu, logis et mobilier. C'est une caverne dans le
-rocher, avec une grosse pierre pour s'asseoir et rien avec. Je vécus
-là deux jours de racines et d'un morceau de pain qu'on m'apportait de
-temps en temps du cabaret. Il n'est pas dans mes principes de demeurer
-dans un cabaret. Le troisième jour, le petit garçon de la cabaretière
-vint m'avertir que les deux moines allaient se mettre à table. J'y
-courus et je me cachai dans un cellier qui touche au jardin. La porte de
-ce cellier est ombragée d'un pommier, sous lequel ces messieurs
-déjeunaient en plein air. M. Jean était sobre; l'autre mangeait comme
-un carme et buvait comme un cordelier. J'entendis et je vis tout à mon
-aise.</p>
-
-<p>«&mdash;Il est temps que cela finisse, disait Antoine, que je reconnus fort
-bien en le voyant boire et en l'entendant jurer, je suis las du métier
-que vous me faites faire. Donnez-moi asile chez les carmes ou je fais du
-bruit.</p>
-
-<p>«&mdash;Et quel bruit pouvez-vous faire qui ne vous conduise à la roue,
-<i>lourde bête?</i> lui répondit M. Jean. Soyez sûr que vous ne mettrez
-pas les pieds aux Carmes; je ne me soucie pas de me voir inculpé dans
-un procès criminel, car on vous découvrirait là au bout de trois
-heures.</p>
-
-<p>«&mdash;Pourquoi donc, s'il vous plaît? Vous leur faites bien croire que
-vous êtes un saint!</p>
-
-<p>«&mdash;Je suis capable de me conduire comme un saint, et vous vous
-conduisez comme un imbécile. Est-ce que vous pouvez vous tenir une
-heure de jurer et de casser les pots après dîner!</p>
-
-<p>«&mdash;Dites donc, <i>Népomucène</i>, est-ce que vous espéreriez sortir de
-là bien net, si j'avais une affaire criminelle? reprit l'autre.</p>
-
-<p>«&mdash;Qui sait? répondit le trappiste: je n'ai point pris part à votre
-folie ni conseillé rien de ce genre.</p>
-
-<p>«&mdash;Ah! ah! le bon apôtre! s'écria Antoine en se renversant de rire
-sur sa chaise, vous en êtes bien content, à présent que cela est
-fait. Vous avez toujours été lâche, et, sans moi, vous n'auriez
-imaginé rien de mieux que d'aller vous faire trappiste, pour singer la
-dévotion et venir ensuite vous faire absoudre du passé, afin d'avoir
-le droit de tirer un peu d'argent aux <i>casse-têtes</i> de Sainte-Sévère.
-Belle ambition, ma foi! que de crever sous un froc après s'être gêné
-toute sa vie et n'avoir pris que la moitié de tous les plaisirs, encore
-en se cachant comme une taupe! Allez, allez, quand on aura pendu le
-gentil Bernard, que la belle Edmonde sera morte, et que le vieux
-casse-cou aura rendu ses grands os à la terre, quand nous hériterons
-de cette jolie fortune-là, vous trouverez que c'est là un joli coup de
-Jarnac: se défaire de trois à la fois! Il m'en coûtera bien un peu de
-faire le dévot, moi qui n'ai pas les habitudes du couvent et qui ne
-sais pas porter l'habit: aussi je jetterai le froc aux orties, et je me
-contenterai de bâtir une chapelle à la Roche-Mauprat et d'y communier
-quatre fois l'an.</p>
-
-<p>«&mdash;Tout ce que vous avez fait là est une sottise et une infamie!</p>
-
-<p>«&mdash;Ouais! ne parlez pas d'infamie, mon doux frère, ou je vais vous
-faire avaler cette bouteille toute cachetée!</p>
-
-<p>«&mdash;Je dis que c'est une sottise et que, si cela réussit, vous devez
-une belle chandelle à la Vierge; si cela ne réussit pas, je m'en lave
-les mains, entendez-vous? Quand j'étais caché dans la chambre secrète
-du donjon, et que j'ai entendu Bernard conter à son valet, après
-souper, qu'il perdait l'esprit pour la belle Edmée, je vous ai dit en
-l'air qu'il y aurait là un joli coup à faire; et, comme une brute,
-vous avez pris la chose au sérieux, vous avez été, sans me consulter
-et sans attendre un moment favorable, exécuter une chose qui voulait
-être pesée et mûrie.</p>
-
-<p>«&mdash;Le moment favorable, cœur de lièvre que vous êtes! et où donc
-l'aurais-je trouvé? <i>L'occasion fait le larron.</i> Je me vois surpris par
-la chasse au milieu du bois; je me cache dans la maudite tour Gazeau; je
-vois arriver mes deux tourtereaux; j'entends une conversation à crever
-de rire, Bernard larmoyant, la fille faisant la fière; Bernard se
-retire comme un sot, sans avoir fait métier d'homme; je me trouve sur
-moi, le bon Dieu sait comment, un scélérat de pistolet tout chargé.
-<i>Paf!</i>...</p>
-
-<p>«&mdash;Taisez-vous, bête sauvage! dit l'autre tout effrayé; parle-t-on de
-ces choses-là dans un cabaret? Tenez votre langue, malheureux! ou je ne
-vous verrai plus.</p>
-
-<p>«&mdash;Il faudra pourtant bien que vous me voyiez, mon doux frère, quand
-j'irai sonner et faire carillon à la porte des Carmes.</p>
-
-<p>«&mdash;Vous n'y viendrez pas, ou je vous dénonce.</p>
-
-<p>«&mdash;Vous ne me dénoncerez pas, car j'en sais trop long sur votre
-compte.</p>
-
-<p>«&mdash;Je ne vous crains pas, j'ai fait mes preuves; j'ai expié mes
-péchés.</p>
-
-<p>«&mdash;Hypocrite!</p>
-
-<p>«&mdash;Allons, taisez-vous, insensé, dit l'autre; il faut que je vous
-quitte. Voilà de l'argent.</p>
-
-<p>«&mdash;<i>Tout cela!</i></p>
-
-<p>«&mdash;Que voulez-vous que vous donne un religieux? Croyez-vous que je sois
-riche?</p>
-
-<p>«&mdash;Vos carmes le sont, et vous en faites ce que vous voulez.</p>
-
-<p>«&mdash;Je pourrais vous donner davantage que je ne le ferais pas. Vous
-n'auriez pas plus tôt deux louis, que vous feriez des débauches et un
-bruit qui vous trahiraient.</p>
-
-<p>«&mdash;Et, si vous voulez que je quitte le pays pour quelque temps, avec
-quoi voulez-vous que je voyage?</p>
-
-<p>«&mdash;Ne vous ai-je pas déjà donné trois fois de quoi partir, et
-n'êtes-vous pas revenu après avoir bu tout ce que vous aviez dans le
-premier mauvais lieu à la frontière de la province? Votre impudence me
-révolte, après les dépositions qu'on a faites contre vous, quand la
-maréchaussée a l'éveil, quand Bernard fait réviser son jugement, et
-que vous allez être découvert!</p>
-
-<p>«&mdash;Mon frère, c'est à vous d'y veiller; vous menez les carmes, les
-carmes mènent l'évêque, Dieu sait pour quelle petite folie qui a
-été faite de compagnie, en grand secret, après souper, dans leur
-couvent...»</p>
-
-<p>Ici, le président interrompit le récit de Patience.</p>
-
-<p>&mdash;Témoin, dit-il, je vous rappelle à l'ordre; vous outragez la vertu
-d'un prélat par le récit scandaleux d'une telle conversation.</p>
-
-<p>&mdash;Nullement, répondit Patience, je rapporte les invectives d'un
-crapuleux et d'un assassin contre le prélat; je n'en prends rien sur
-moi, et chacun ici sait le cas qu'il a à en faire; mais, si vous le
-voulez, je n'en dirai pas davantage sur ce sujet. Il y eut encore un
-assez long débat. Le vrai trappiste voulait faire partir le faux
-trappiste, et celui-ci s'obstinait à rester, disant que, s'il n'était
-pas sur les lieux, son frère le ferait arrêter aussitôt après que
-Bernard aurait la tête tranchée, afin d'avoir l'héritage à lui tout
-seul. Jean, poussé à bout, le menaça sérieusement de le dénoncer et
-de le livrer à la justice.</p>
-
-<p>«&mdash;Baste! vous vous en garderez bien, après tout, reprit Antoine; car
-si Bernard est absous, adieu l'héritage.»</p>
-
-<p>C'est ainsi qu'ils se séparèrent. Le vrai trappiste s'en alla fort
-soucieux, l'autre s'endormit les coudes sur la table. Je sortis de ma
-cachette pour procéder à son arrestation. C'est dans ce moment que la
-maréchaussée, qui est à mes trousses depuis longtemps pour me forcer
-à venir témoigner, me mit la main au collet. J'eus beau désigner le
-moine comme l'assassin d'Edmée, on ne voulut pas me croire, et on me
-dit qu'on n'avait pas d'ordre contre lui. Je voulais ameuter le village,
-on m'empêcha de parler; on m'amena ici de brigade en brigade comme un
-déserteur, et, depuis huit jours, je suis au cachot, sans qu'on daigne
-faire droit à mes réclamations. Je n'ai même pu voir l'avocat de M.
-Bernard et lui faire savoir que j'étais en prison; c'est tout à
-l'heure seulement que le geôlier est venu me dire qu'il fallait
-endosser un habit et <i>comparoir.</i> Je ne sais pas si tout cela est dans
-les formes de la justice; mais ce qu'il y a de certain, c'est que
-l'assassin aurait pu être arrêté et qu'il ne l'est pas, et qu'il ne
-le sera pas si vous ne vous assurez de la personne de M. Jean de Mauprat
-pour l'empêcher d'avertir, je ne dis pas son complice, mais son
-protégé. Je fais serment que dans tout ce que j'ai entendu M. Jean de
-Mauprat est à l'abri de tout soupçon de complicité; quant à l'action
-de laisser livrer à la rigueur des lois un innocent et de vouloir
-sauver un coupable au point de feindre sa mort par de faux témoignages
-et de faux actes...</p>
-
-<p>Patience, voyant que le président allait encore l'interrompre, se hâta
-de terminer son discours en disant:</p>
-
-<p>&mdash;Quant à cela, messieurs, il appartient à vous et non à moi de le
-juger.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="XXVIII">XXVIII</a></h4>
-
-
-<p>Après cette déposition importante, la cour suspendit pendant quelques
-instants la séance, et, lorsqu'elle rentra, Edmée fut ramenée en sa
-présence. Pâle et brisée, pouvant à peine se traîner jusqu'au
-fauteuil qui lui était réservé, elle montra cependant une grande
-force et une grande présence d'esprit.</p>
-
-<p>&mdash;Croyez-vous pouvoir répondre avec calme et sans trouble aux questions
-qui vont vous être adressées? lui dit le président.</p>
-
-<p>&mdash;Je l'espère, monsieur, répondit-elle. Il est vrai que je sors d'une
-maladie grave et que j'ai recouvré depuis peu de jours seulement
-l'exercice de ma mémoire; mais je crois l'avoir très bien recouvrée,
-et mon esprit ne ressent aucun trouble.</p>
-
-<p>&mdash;Votre nom?</p>
-
-<p>&mdash;Solange-Edmonde de Mauprat, <i>Edmea sylvestris</i>, ajouta-t-elle à
-demi-voix.</p>
-
-<p>Je frissonnai. Son regard avait pris, en disant cette parole
-intempestive, une expression étrange. Je crus qu'elle allait divaguer
-plus que jamais. Mon avocat effrayé me regarda d'un air
-d'interrogation. Personne autre que moi n'avait compris ces deux mots,
-qu'Edmée avait pris l'habitude de répéter souvent dans les premiers
-et dans les derniers jours de sa maladie. Heureusement ce fut le dernier
-ébranlement de ses facultés. Elle secoua sa belle tête comme pour
-chasser des idées importunes; et, le président lui ayant demandé
-compte de ces mots inintelligibles, elle répondit avec douceur et
-noblesse:</p>
-
-<p>&mdash;Ce n'est rien, monsieur; veuillez continuer mon interrogatoire.</p>
-
-<p>&mdash;Votre âge, mademoiselle?</p>
-
-<p>&mdash;Vingt-quatre ans.</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes parente de l'accusé?</p>
-
-<p>&mdash;Sa tante à la mode de Bretagne. Il est mon cousin issu de germain et
-le petit-neveu de mon père.</p>
-
-<p>&mdash;Jurez-vous de dire la vérité, toute la vérité!</p>
-
-<p>&mdash;Oui, monsieur.</p>
-
-<p>&mdash;Levez la main.</p>
-
-<p>Edmée se retourna vers Arthur avec un triste sourire. Il lui ôta son
-gant et l'aida à élever son bras sans force et presque sans mouvement.
-Je sentis de grosses larmes couler sur mes joues.</p>
-
-<p>Edmée raconta avec finesse et naïveté qu'étant égarée dans le
-bois avec moi, elle avait été jetée à bas de son cheval par
-l'empressement plein de sollicitude que j'avais mis à la retenir,
-croyant qu'elle était emportée; qu'il s'en était suivi une petite
-altercation, à la suite de laquelle, par une <i>petite colère de femme
-assez niaise</i>, elle avait voulu remonter seule sur sa jument; qu'elle
-m'avait même dit des paroles dures, dont elle ne pensait pas un mot,
-car elle m'aimait comme son frère; que, profondément affligé de sa
-brusquerie, je m'étais éloigné de quelques pas pour lui obéir, et
-qu'au moment de me suivre, affligée qu'elle était elle-même de notre
-puérile querelle, elle avait senti une violente commotion à la
-poitrine, et qu'elle était tombée en entendant à peine la
-détonation. Il lui était impossible de dire de quel côté elle était
-tournée et de quel côté était parti le coup.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà tout ce qui est arrivé, ajouta-t-elle; je suis la dernière
-personne en état de vous expliquer cet accident. Je ne puis en mon âme
-et conscience l'attribuer qu'à la maladresse d'un de nos chasseurs qui
-aura craint de l'avouer. Les lois sont si sévères! et la vérité est
-si difficile à prouver!</p>
-
-<p>&mdash;Ainsi, mademoiselle, vous ne pensez pas que votre cousin soit l'auteur
-de cet attentat?</p>
-
-<p>&mdash;Non, monsieur, certainement non! Je ne suis plus folle, et je ne me
-serais pas laissé conduire devant vous, si j'avais senti mon cerveau
-malade.</p>
-
-<p>&mdash;Vous semblez imputer à un état d'aliénation mentale les
-révélations que vous avez faites au bonhomme Patience, à M<sup>lle</sup>
-Leblanc, votre gouvernante, et peut-être aussi à l'abbé Aubert.</p>
-
-<p>&mdash;Je n'ai fait aucune <i>révélation</i>, répondit-elle avec assurance, pas
-plus au digne Patience qu'au respectable abbé et à la servante
-Leblanc. Si l'on appelle révélation les paroles dépourvues de sens
-qu'on dit dans la fièvre, il faut condamner à mort toutes les figures
-qui nous font peur dans les rêves. Quelle <i>révélation</i> aurais-je pu
-faire d'un fait que j'ignore?</p>
-
-<p>&mdash;Mais vous avez dit au moment où vous avez reçu la blessure en
-tombant de votre cheval: <i>Bernard, Bernard, je ne vous aurais jamais cru
-capable de me tuer!</i></p>
-
-<p>&mdash;Je ne me souviens pas d'avoir jamais dit cela; et, quand je l'aurais
-dit, je ne concevrais pas l'importance qu'on peut attribuer aux
-impressions d'une personne frappée de la foudre et dont l'esprit est
-comme anéanti. Ce que je sais, c'est que Bernard de Mauprat donnerait
-sa vie pour mon père et pour moi, ce qui ne rend pas très probable
-qu'il ait voulu m'assassiner. Et pour quelle raison, grand Dieu!</p>
-
-<p>Le président se servit alors, pour embarrasser Edmée, de tous les
-arguments que pouvaient lui fournir les dépositions de M<sup>lle</sup> Leblanc. Il
-y avait de quoi la troubler en effet. Edmée, surprise de voir la
-justice en possession de tant de choses qu'elle croyait secrètes,
-reprit cependant courage et fierté lorsqu'on lui fit entendre, dans les
-termes brutalement chastes qu'on emploie devant les tribunaux
-en pareil cas, qu'elle avait été victime de ma grossièreté à la
-Roche-Mauprat. C'est alors que, prenant avec feu la défense de mon
-caractère et celle de son honneur, elle affirma que je m'étais conduit
-avec une loyauté bien supérieure à celle qu'on pouvait attendre
-encore de mon éducation. Mais il restait à expliquer toute la vie
-d'Edmée à partir de cette époque, la rupture de son mariage avec M.
-de La Marche, ses querelles fréquentes avec moi, mon brusque départ
-pour l'Amérique, le refus qu'elle avait fait de se marier.</p>
-
-<p>&mdash;Cet interrogatoire est une chose odieuse, dit-elle en se levant tout
-à coup et en retrouvant ses forces physiques avec l'exercice de sa
-force morale. On me demande compte de mes plus intimes sentiments, on
-descend dans les mystères de mon âme, on tourmente ma pudeur, on
-s'arroge des droits qui n'appartiennent qu'à Dieu. Je vous déclare
-que, s'il s'agissait ici de ma vie et non de celle d'autrui, vous ne
-m'arracheriez pas un mot de plus. Mais, pour sauver la vie du dernier
-des hommes, je sacrifierais mes répugnances; à plus forte raison le
-ferais-je pour celui qui est devant vos yeux. Apprenez-le donc, puisque
-vous me contraignez à faire un aveu contraire à la réserve et à la
-fierté de mon sexe: tout ce qui vous semble inexplicable dans ma
-conduite, tout ce que vous attribuez aux torts de Bernard et à mes
-ressentiments, à ses menaces et à mes terreurs, se justifie par un
-seul mot: <i>Je l'aime!</i></p>
-
-<p>En prononçant ce mot avec la rougeur au front et l'accent profond de
-l'âme la plus passionnée et la plus orgueilleusement concentrée qui
-ait jamais existé, Edmée se rassit et couvrit son visage de ses deux
-mains. En ce moment, je fus si transporté, que je m'écriai sans
-pouvoir me contenir:</p>
-
-<p>&mdash;Qu'on me mène à l'échafaud maintenant, je suis le roi de la
-terre!</p>
-
-<p>&mdash;À l'échafaud! toi! dit Edmée en se relevant; on m'y mènera plutôt
-moi-même. Est-ce ta faute, malheureux enfant, si depuis sept ans, je te
-cache le secret de mon affection, si j'ai voulu attendre pour te le dire
-que tu fusses le premier des hommes par la sagesse et l'intelligence,
-comme tu en es le premier par le cœur? Tu payes cher mon ambition,
-puisqu'on l'interprète par le mépris et la haine. Tu dois bien me
-haïr, puisque ma fierté t'a conduit sur le banc du crime. Mais je
-laverai ta honte par une réparation éclatante, et, quand même on
-t'enverrait à l'échafaud demain, tu n'y marcherais qu'avec le titre de
-mon époux.</p>
-
-<p>&mdash;Votre générosité vous entraîne trop loin, Edmée de Mauprat, dit
-le président; vous consentiriez presque, pour sauver votre parent, à
-vous accuser de coquetterie et de dureté; car comment expliqueriez-vous
-vos sept années de refus, qui ont exaspéré la passion de ce jeune
-homme?</p>
-
-<p>&mdash;Peut-être, monsieur, dit Edmée avec malice, la cour n'est-elle pas
-compétente sur cette matière. Beaucoup de femmes pensent que ce n'est
-pas un grand crime d'avoir un peu de coquetterie avec l'homme qu'on
-aime. On en a peut-être le droit, quand on lui a sacrifié tous les
-autres hommes; c'est une fierté naturelle bien innocente que de vouloir
-faire sentir à celui qu'on préfère qu'on est une âme de prix et
-qu'on mérite d'être sollicitée et recherchée longtemps. Il est vrai
-que si cette coquetterie avait pour résultat de faire condamner un
-amant à la mort, on s'en corrigerait vite. Mais il est impossible,
-messieurs, que vous vouliez consoler de la sorte ce pauvre jeune homme
-de mes rigueurs.</p>
-
-<p>En parlant ainsi d'un air d'excitation ironique, Edmée fondit en
-pleurs. Cette sensibilité nerveuse, qui mettait en dehors toutes les
-qualités de son âme et de son esprit, tendresse, courage, finesse,
-fierté, pudeur, donnait en même temps à son visage une expression si
-mobile et si admirable sous toutes ses faces, que la grave et sombre
-assemblée des juges sentit tomber la cuirasse d'airain de l'intégrité
-impassible et la chape de plomb de l'hypocrite vertu. Si Edmée ne
-m'avait pas défendu victorieusement par ses aveux, du moins elle avait
-excité au plus haut point l'intérêt en ma faveur. Un homme aimé
-d'une belle et vertueuse femme porte avec lui un talisman qui le rend
-invulnérable; chacun sent que sa vie a plus de prix que celle des
-autres.</p>
-
-<p>Edmée subit encore beaucoup de questions et rétablit les faits
-dénaturés par M<sup>lle</sup> Leblanc; elle m'épargna beaucoup, il est vrai;
-mais elle sut, avec un art admirable, éluder certaines questions et se
-soustraire à la nécessité de mentir ou de me condamner. Elle s'accusa
-généreusement de tous mes torts et prétendit que, si nous avions eu
-des querelles, c'était parce qu'elle y prenait un secret plaisir, parce
-qu'elle y voyait la force de mon amour; qu'elle m'avait laissé partir
-pour l'Amérique, voulant mettre ma vertu à l'épreuve et ne pensant
-pas que la campagne durerait plus d'un an, comme on le disait alors,
-qu'ensuite elle m'avait regardé comme engagé d'honneur à subir cette
-prolongation illimitée, mais qu'elle avait souffert plus que moi de mon
-absence; enfin elle reconnut fort bien la lettre qu'on avait trouvée
-sur elle; et, la prenant, elle en rétablit les passages mutilés avec
-une mémoire surprenante et en priant le greffier de suivre avec elle
-les mots à demi effacés.</p>
-
-<p>&mdash;Cette lettre est si peu une lettre de menace, dit-elle, et
-l'impression que j'en ai reçue est si peu celle de la crainte et de
-l'aversion, qu'on l'a trouvée sur mon cœur, où je la portais depuis
-huit jours, bien que je n'eusse pas seulement avoué à Bernard que je
-l'eusse reçue.</p>
-
-<p>&mdash;Mais vous n'expliquez point, lui dit le président, pourquoi, il y a
-sept ans, dans les premiers temps du séjour de votre cousin auprès de
-vous, vous étiez armée d'un couteau que vous placiez toutes les nuits
-sous votre oreiller, et que vous aviez fait aiguiser pour un cas urgent
-de défense?</p>
-
-<p>&mdash;Dans ma famille, répondit-elle en rougissant, on a l'esprit assez
-romanesque et l'humeur très fière. Il est vrai que j'eus plusieurs
-fois dessein de me tuer, parce que je sentais naître en moi pour mon
-cousin un penchant insurmontable. Me croyant liée par des engagements
-indissolubles à M. de La Marche, je serais morte plutôt que de manquer
-à ma parole et plutôt que d'épouser un autre homme que Bernard. Plus
-tard, M. de La Marche me rendit ma promesse avec beaucoup de
-délicatesse et de loyauté, et je ne songeai plus à mourir.</p>
-
-<p>Edmée se retira suivie de tous les regards et d'un murmure approbateur.
-À peine avait-elle franchi la porte du prétoire, qu'elle s'évanouit
-de nouveau; mais cette crise n'eut pas de suites graves et ne laissa pas
-de traces au bout de quelques jours.</p>
-
-<p>J'étais si bouleversé, si enivré de ce qu'elle venait de dire, que je
-ne vis plus guère ce qui se passait. Concentré dans la seule pensée
-de mon amour, je doutais pourtant; car, si Edmée n'avait pas avoué
-tous mes efforts, elle pouvait bien aussi avoir exagéré son
-inclination pour moi dans le dessein d'atténuer mes défauts. Il
-m'était impossible de croire qu'elle m'eût aimé avant mon départ
-pour l'Amérique, et surtout dès les premiers temps de mon séjour
-auprès d'elle. Je n'avais que cette préoccupation dans l'esprit; je ne
-me souvenais même plus de la cause ni du but de mon procès. Il me
-semblait que la question agitée dans ce froid aréopage était
-uniquement celle-ci: <i>Est-il aimé ou n'est-il pas aimé?</i> Le triomphe
-ou la défaite, la vie ou la mort n'étaient que là pour moi.</p>
-
-<p>Je fus tiré de ces rêveries par la voix de l'abbé Aubert. Il était
-maigre et défait, mais plein de calme; on l'avait tenu au secret, et il
-avait souffert toutes les rigueurs de la prison avec la résignation
-d'un martyr. Malgré toutes les précautions, l'adroit Marcasse, habile
-à se glisser partout comme un furet, avait réussi à lui faire tenir
-une lettre d'Arthur, où Edmée avait ajouté quelques mots. Autorisé
-par cette lettre à tout dire, il fit une déposition conforme à celle
-de Patience, avouant que, d'après les premières paroles d'Edmée
-après l'événement, il m'avait accusé; mais qu'ensuite, voyant
-l'état d'aliénation de la malade et se souvenant de ma conduite sans
-reproche depuis plus de six ans, tirant aussi quelque lumière des
-précédents débats et des bruits publics sur l'existence et la
-présence d'Antoine Mauprat, il s'était senti trop convaincu de mon
-innocence pour vouloir témoigner contre moi. S'il le faisait
-maintenant, c'est qu'il pensait qu'un supplément d'instruction avait
-éclairé la cour, et que sa déposition n'aurait pas les conséquences
-graves qu'elle eût pu avoir un mois auparavant.</p>
-
-<p>Interrogé sur les sentiments d'Edmée à mon égard, il détruisit
-toutes les inventions de M<sup>lle</sup> Leblanc et déclara que, non seulement
-Edmée m'aimait ardemment, mais qu'elle avait senti de l'amour pour moi
-dès les premiers jours de notre entrevue. Il l'affirma par serment,
-tout en appuyant un peu plus sur mes torts passés que ne l'avait fait
-Edmée. Il avoua qu'il avait craint plusieurs fois alors que ma cousine
-ne fît la folie de m'épouser, mais qu'il n'avait jamais eu de crainte
-pour sa vie, puisque, d'un mot et d'un regard, il l'avait toujours vue
-me réduire, même à l'époque de ma plus mauvaise éducation.</p>
-
-<p>La continuation des débats fut remise à l'issue des perquisitions
-ordonnées pour découvrir et arrêter l'assassin. On compara mon
-procès à celui de Calas, et cette comparaison n'eut pas plus tôt
-cours dans les conversations, que mes juges, se voyant en butte à mille
-traits sanglants, éprouvèrent par eux-mêmes que la haine et la
-prévention sont de mauvais conseillers et des guides dangereux.
-L'intendant de la province se déclara le champion de ma cause et le
-chevalier d'Edmée, qu'il reconduisit en personne auprès de son père.
-Il mit sur pied toute la maréchaussée. On agit avec vigueur, on
-arrêta Jean de Mauprat. Quand il se vit saisi et menacé, il livra son
-frère et déclara qu'on le trouverait toutes les nuits réfugié à la
-Roche-Mauprat et caché dans une chambre secrète où la femme du
-métayer l'aidait à se renfermer à l'insu de son mari.</p>
-
-<p>On conduisit le trappiste sous bonne escorte à la Roche-Mauprat, afin
-qu'il révélât cette chambre secrète, à laquelle, malgré tout son
-génie à explorer les murailles et les charpentes, l'ancien chasseur de
-fouines, le taupeur Marcasse, n'avait jamais pu parvenir. On m'y
-conduisit moi-même, afin que j'aidasse à retrouver cette chambre ou
-les passages qui pouvaient y aboutir, au cas où le trappiste se
-départirait de la sincérité de ses intentions. Je revis donc encore
-une fois ce manoir détesté avec son ancien chef de brigands
-transformé en trappiste. Il se montra si humble et si rampant
-vis-à-vis de moi, il fit si bon marché de la vie de son frère et
-m'exprima une si vile soumission, que, saisi de dégoût, je le priai,
-au bout de quelques instants, de ne plus m'adresser la parole. Gardés
-à vue par les cavaliers, nous nous mîmes à la recherche de la chambre
-secrète. Jean avait prétendu d'abord qu'il en savait l'existence sans
-en connaître la situation exacte depuis que le donjon était aux trois
-quarts détruit. Quand il me vit, il se souvint que je l'avais surpris
-dans ma chambre et qu'il avait disparu par la muraille. Il se résigna
-donc à nous y conduire et à nous montrer le secret, qui était fort
-curieux, et dont je ne m'amuserai pas à vous faire la description. La
-chambre secrète fut ouverte, il ne s'y trouva personne. L'expédition
-avait été pourtant conduite avec promptitude et mystère. Il ne
-paraissait pas probable que Jean eût eu le temps de prévenir son
-frère. Le donjon était entouré de cavaliers, toutes les issues
-étaient bien gardées. La nuit était sombre, et nous avions fait une
-invasion qui avait bouleversé d'effroi tous les habitants de la
-métairie. Le métayer ne comprenait rien à ce que nous cherchions;
-mais le trouble et l'angoisse de sa femme semblaient nous assurer la
-présence d'Antoine dans le donjon. Elle n'eut pas la présence d'esprit
-de prendre un air rassuré après que nous eûmes exploré la première
-chambre, et cela fit penser à Marcasse qu'il y en avait une seconde. Le
-trappiste en avait-il connaissance et feignit-il de l'ignorer? Il joua
-si bien son rôle, que nous y fûmes tous pris. Il fallut explorer de
-nouveau les moindres détours et recoins des ruines. Une grande tour
-isolée de tous les bâtiments ne semblait pouvoir offrir aucun refuge.
-La cage de l'escalier s'était entièrement écroulée lors de
-l'incendie, et il ne se trouvait pas d'échelle assez longue, à
-beaucoup près, même en attachant l'une à l'autre avec des cordes
-celles du métayer, pour atteindre au dernier étage, qui semblait bien
-conservé, et contenir une pièce éclairée par deux meurtrières.
-Marcasse objecta qu'il pouvait se trouver un escalier dans l'épaisseur
-du mur, ainsi qu'il arrive dans beaucoup d'anciennes tours. Mais où se
-trouvait l'issue? Dans quelque souterrain peut-être. L'assassin
-oserait-il sortir de sa retraite tant que nous serions là? S'il avait,
-malgré la nuit obscure et le silence que nous gardions, vent de notre
-présence, se risquerait-il dans la campagne tant que nous serions
-postés comme nous l'étions sur tous les points?</p>
-
-<p>&mdash;Ce n'est pas probable, dit Marcasse. Il faut trouver un moyen prompt
-de parvenir là-haut, et j'en vois un.</p>
-
-<p>Il montra une poutre noircie par le feu qui joignait la tour à une
-hauteur effrayante, et sur une portée de vingt pieds environ, aux
-greniers du bâtiment voisin. Une large crevasse, faite par
-l'éboulement des parties attenantes, était située à l'extrémité de
-cette poutre dans le flanc de la tour. Dans ses explorations, il avait
-bien semblé à Marcasse voir au travers de cette crevasse les marches
-d'un petit escalier. Le mur avait, d'ailleurs, l'épaisseur nécessaire
-pour le contenir. Le taupeur n'avait jamais osé se risquer sur cette
-poutre, non à cause de sa ténuité ni de son élévation, il était
-habitué à ces périlleuses <i>traversées</i>, comme il les appelait; mais
-la poutre était attaquée par le feu et tellement amincie par le
-milieu, qu'il était impossible de savoir si elle porterait le poids
-d'un homme, fût-il svelte et diaphane comme le brave sergent.
-Jusque-là, aucune considération assez importante pour risquer sa vie
-à cette expérience ne s'était présentée; elle s'offrait en cet
-instant, Marcasse n'hésita pas. Je n'étais point auprès de lui
-lorsqu'il conçut ce dessein; je l'en aurais empêché à tout prix. Je
-ne m'en aperçus que lorsque Marcasse était déjà au milieu de la
-poutre, à l'endroit où le bois calciné n'était peut-être qu'un
-charbon. Comment vous rendre ce que j'éprouvai en voyant mon fidèle
-ami debout dans les airs, marchant avec gravité vers son but? Blaireau
-allait devant lui avec autant de tranquillité que s'il se fût agi
-d'aller comme jadis au milieu des bottes de foin à la découverte des
-fouines et des loirs. Le jour se levait et dessinait dans l'air
-grisâtre la silhouette effilée et la démarche modeste et fière de
-l'hidalgo. Je mis mes mains sur mon visage, il me semblait entendre
-craquer la poutre fatale; j'étouffai un cri de terreur dans la crainte
-de l'émouvoir en cet instant solennel et décisif. Je ne pus retenir ce
-cri, je ne pus m'empêcher de relever la tête lorsque deux coups de feu
-partirent de la tour. Le chapeau de Marcasse tomba au premier coup, le
-second effleura son épaule. Il s'était arrêté.</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="figcenter" style="width: 500px;">
-<a id="figure10"></a>
-<img src="images/figure10.jpg" width="500" alt="" />
-<p class="center">... <i>Pendant que Marcasse accomplissait son périlleux trajet, deux
-coups de feu partirent de la tour</i>...&mdash;Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT</p>
-</div>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>&mdash;Pas touché! nous cria-t-il.</p>
-
-<p>Et, prenant son élan, il franchit au pas de course le reste du pont
-aérien. Il pénétra dans la tour par la crevasse et s'élança dans
-l'escalier en criant:</p>
-
-<p>&mdash;À moi, mes amis! la poutre est solide.</p>
-
-<p>Aussitôt cinq hommes hardis et vigoureux, qui l'accompagnaient, se
-mirent à cheval sur la poutre en s'aidant des mains et parvinrent un à
-un à l'autre extrémité. Lorsque le premier d'entre eux pénétra dans
-le grenier où était retiré Antoine de Mauprat, il le trouva aux
-prises avec Marcasse, qui, tout exalté de son triomphe et oubliant
-qu'il ne s'agissait pas de tuer l'ennemi, mais de le prendre, s'était
-mis en devoir de le larder comme une belette avec sa longue rapière.
-Mais le faux trappiste était un ennemi redoutable. Il avait arraché
-l'épée des mains du sergent, l'avait terrassé et l'aurait étranglé
-si on ne se fût jeté sur lui par derrière. Il résista avec une force
-prodigieuse aux trois premiers assaillants; mais, avec l'aide des deux
-autres, on réussit à le dompter. Quand il se vit pris, il ne fit plus
-de résistance et se laissa lier les mains pour descendre l'escalier,
-qui venait aboutir au fond d'un puits desséché qui se trouvait au
-centre de la tour. Antoine avait l'habitude d'en sortir et d'y descendre
-par une échelle que lui tendait la femme du métayer, et qu'elle
-retirait aussitôt après. Je me jetai avec transport dans les bras du
-sergent.</p>
-
-<p>&mdash;Ce n'est rien, dit-il, cela m'a amusé. J'ai senti que j'avais encore
-la jambe sûre et la tête froide. Eh! eh! vieux sergent, ajouta-t-il en
-regardant sa jambe, vieil hidalgo, vieux taupeur, on ne se moquera plus
-tant de ton mollet.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="XXIX">XXIX</a></h4>
-
-
-<p>Si Antoine de Mauprat eût été un homme énergique, il aurait pu me
-faire un mauvais parti en se disant témoin de l'assassinat commis par
-moi sur la personne d'Edmée. Comme il avait pour se cacher des raisons
-antérieures à ce dernier crime, il eût expliqué le mystère dont il
-s'enveloppait et son silence sur l'événement de la tour Gazeau. Je
-n'avais pour moi que le témoignage de Patience. Eût-il suffi pour
-m'absoudre? Tant d'autres, même ceux de mes amis, même celui d'Edmée,
-qui ne pouvait nier mon caractère violent et les probabilités de mon
-crime, étaient contre moi!</p>
-
-<p>Mais Antoine, le plus insolent en paroles de tous les coupe-jarrets,
-était le plus lâche en action. Il ne se vit pas plus tôt au pouvoir
-de la justice qu'il avoua tout, même avant de savoir que son frère
-l'avait abandonné.</p>
-
-<p>Il y eut de scandaleux débats, où les deux frères se chargèrent l'un
-l'autre d'une manière infâme. Le trappiste, toujours contenu par son
-hypocrisie, abandonnait froidement l'assassin à son sort et se
-défendait de lui avoir jamais donné le conseil de commettre le crime;
-l'autre, porté au désespoir, l'accusa des forfaits les plus horribles,
-de l'empoisonnement de ma mère et de celui de la mère d'Edmée, qui
-étaient mortes l'une et l'autre de violentes inflammations d'entrailles
-à des époques assez rapprochées. Jean de Mauprat était, disait-il,
-très habile dans l'art de préparer les poisons, et s'introduisait dans
-les maisons sous divers déguisements pour les mêler aux aliments. Il
-assura que, le jour où Edmée avait été amenée à la Roche-Mauprat,
-il avait assemblé tous ses frères pour délibérer avec eux sur le
-moyen de se débarrasser de cette héritière d'une fortune
-considérable, fortune qu'il avait travaillé à saisir par les voies du
-crime, en essayant de détruire les effets du mariage du chevalier
-Hubert. Ma mère avait payé de sa vie l'affection qui avait porté ce
-dernier à vouloir adopter l'enfant de son frère. Tous les Mauprat
-voulaient qu'on se débarrassât d'Edmée et de moi du même coup, et
-Jean apprêtait le poison lorsque la maréchaussée vint faire diversion
-à cet affreux dessein en attaquant le donjon. Jean repoussa ces
-accusations avec horreur, disant humblement qu'il avait commis bien
-assez de péchés mortels dans la débauche et l'irréligion, sans qu'on
-lui imputât encore ceux-là. Comme ils étaient difficiles à admettre,
-sans examen, de la bouche d'Antoine, que cet examen était à peu près
-impossible, et que le clergé était trop puissant et trop intéressé
-à empêcher ce scandale pour le permettre, Jean de Mauprat fut
-déchargé de l'accusation de complicité et seulement renvoyé à la
-Trappe, avec défense de l'archevêque de remettre les pieds dans le
-diocèse et invitation à ses supérieurs de ne le laisser jamais sortir
-de son couvent. Il y mourut peu d'années après, dans les transes d'un
-repentir exalté, qui avait même le caractère de l'aliénation. Il est
-vraisemblable qu'à force de feindre le remords, afin d'arriver à une
-sorte de réhabilitation sociale, il avait fini, après avoir échoué
-dans ses projets, par ressentir, au sein des austérités et des
-châtiments terribles de son ordre, les frayeurs et les angoisses d'une
-mauvaise conscience et d'un tardif repentir. La peur de l'enfer est la
-seule foi des âmes viles.</p>
-
-<p>Je ne fus pas plus tôt acquitté, réhabilité et élargi, que je
-courus auprès d'Edmée; j'arrivai pour assister aux derniers moments de
-mon grand-oncle. Il recouvra, vers sa fin, non la mémoire des
-événements, mais celle du cœur. Il me reconnut, me pressa sur sa
-poitrine, me bénit en même temps qu'Edmée, et mit ma main dans celle
-de sa fille. Après que nous eûmes rendu les derniers devoirs à cet
-excellent et noble parent, dont la perte nous fut aussi douloureuse que
-si nous ne l'eussions pas prévue et attendue depuis longtemps, nous
-quittâmes pour quelque temps le pays, afin de n'être pas témoins de
-l'exécution d'Antoine, qui fut condamné au supplice de la roue. Les
-deux faux témoins qui m'avaient chargé furent fouettés, flétris, et
-chassés du ressort du présidial. M<sup>lle</sup> Leblanc, que l'on ne pouvait
-accuser précisément de faux témoignage, car elle n'avait guère
-procédé que par induction, se déroba au mécontentement public et
-alla vivre dans une autre province avec assez de luxe pour faire penser
-qu'elle avait reçu des sommes considérables pour me perdre.</p>
-
-<p>Nous ne voulûmes pas nous séparer, même momentanément, de nos
-excellents amis, de mes seuls défenseurs, Marcasse, Patience, Arthur et
-l'abbé Aubert. Nous montâmes tous dans la même voiture de voyage: les
-deux premiers, habitués au grand air, occupèrent volontairement le
-siège extérieur; nous les traitâmes sur le pied de la plus parfaite
-égalité. Jamais, dès lors, ils n'eurent d'autre table que la nôtre.
-Quelques personnes eurent le mauvais goût de s'en étonner; nous
-laissâmes dire. Il est des circonstances qui effacent radicalement
-toutes les distances imaginaires ou réelles du rang et de l'éducation.</p>
-
-<p>Nous visitâmes la Suisse. Arthur jugeait ce voyage nécessaire au
-rétablissement complet d'Edmée; les soins tendres et ingénieux de cet
-ami dévoué, le bonheur dont notre affection chercha à entourer
-Edmée, ne contribuèrent pas moins que le beau spectacle des montagnes
-à chasser sa mélancolie et à effacer le souvenir des orages que nous
-venions de traverser. La Suisse produisit sur le cerveau poétique de
-Patience un effet magique. Il entrait souvent dans une telle exaltation,
-que nous en étions à la fois ravis et effrayés. Il fut tenté de se
-construire un chalet au fond de quelque vallée et d'y passer le reste
-de ses jours dans la contemplation de la nature; mais sa tendresse pour
-nous le fit renoncer à ce projet. Marcasse déclara par la suite que,
-malgré tout le plaisir qu'il avait goûté dans notre compagnie, il
-regardait ce voyage comme le temps le plus funeste de sa vie. À
-l'auberge de Martigny, lors de notre retour, Blaireau, dont l'âge
-avancé rendait les digestions pénibles, mourut victime du trop bon
-accueil qu'il reçut à la cuisine. Le sergent ne dit pas un mot, le
-contempla quelque temps d'un air sombre et alla l'enterrer dans le
-jardin sous le plus beau rosier; il ne parla de sa douleur que plus d'un
-an après.</p>
-
-<p>Pendant ce voyage, Edmée fut pour moi un ange de bonté et de
-sollicitude; s'abandonnant désormais à toutes les inspirations de son
-cœur, n'ayant plus aucune méfiance contre moi, ou se disant que
-j'avais été assez malheureux pour mériter ce dédommagement, elle me
-confirma mille fois les célestes assurances d'amour qu'elle avait
-données en public lorsqu'elle avait élevé la voix pour proclamer mon
-innocence. Quelques réticences qui m'avaient frappé dans sa
-déposition, et le souvenir des paroles accusatrices qui lui étaient
-échappées lorsque Patience l'avait trouvée assassinée, me
-laissèrent, je l'avoue, une assez longue souffrance. Je pensai, avec
-raison peut-être, qu'Edmée avait fait un grand effort pour croire à
-mon innocence avant les révélations de Patience. Mais elle s'expliqua
-toujours avec beaucoup de délicatesse et un peu de réserve à cet
-égard. Cependant, un jour, elle ferma la plaie en me disant avec sa
-brusquerie charmante:</p>
-
-<p>&mdash;Et si je t'ai aimé assez pour t'absoudre dans mon cœur et pour te
-défendre devant les hommes au prix d'un mensonge, qu'as-tu à dire?</p>
-
-<p>Ce qui ne m'importait pas moins, c'était de savoir à quoi m'en tenir
-sur l'amour qu'elle prétendait avoir eu pour moi dès les premiers
-jours de notre liaison. Ici elle se troubla un peu, comme si, dans son
-invincible fierté, elle eût regretté la jalouse possession de son
-secret. Ce fut l'abbé qui se chargea de me faire sa confession et de
-m'assurer que dans ce temps il avait bien souvent grondé Edmée de son
-penchant pour l'<i>enfant sauvage.</i> Comme je lui objectais l'entretien
-confidentiel que j'avais surpris un soir dans le parc entre Edmée et
-lui, et que je lui rapportais avec la grande exactitude de mémoire que
-je possède, il me répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Si vous nous eussiez suivis un peu sous les arbres, vous eussiez
-entendu, ce soir-là même, une querelle qui vous eût bien rassuré, et
-qui vous eût expliqué comment, d'antipathique (je dirai presque
-d'odieux) que vous m'étiez, vous me devîntes supportable d'abord, et
-peu à peu cher au plus haut degré.</p>
-
-<p>&mdash;Racontez-le-moi, m'écriai-je; d'où vint ce miracle?</p>
-
-<p>&mdash;D'un mot, répondit-il: Edmée vous aimait. Quand elle me l'eut
-avoué, elle couvrit son visage de ses deux mains et resta un instant
-comme accablée de honte et de chagrin; puis, tout à coup, relevant la
-tête:</p>
-
-<p>«&mdash;Eh bien, oui, s'écria-t-elle, eh bien, oui, je l'aime! puisque vous
-voulez le savoir absolument. J'en suis éprise, comme vous dites. Ce
-n'est pas ma faute, pourquoi en rougirais-je? Je n'y puis rien; cela est
-venu fatalement. Je n'ai jamais aimé M. de La Marche; je n'ai que de
-l'amitié pour lui. Et pour Bernard, c'est un autre sentiment, un
-sentiment si fort, si mobile, si rempli d'agitations, de haine, de peur,
-de pitié, de colère et de tendresse, que je n'y comprends rien, et que
-je n'essaye plus d'y rien comprendre.</p>
-
-<p>«&mdash;Ô femme! femme! m'écriai-je consterné en joignant les mains, tu
-es un abîme, un mystère, et celui qui croit te connaître est trois
-fois insensé.</p>
-
-<p>«&mdash;Tant qu'il vous plaira, l'abbé, reprit-elle avec une résolution
-pleine de dépit et de trouble, cela m'est bien égal. Je me suis dit à
-moi-même, à cet égard, plus que vous n'avez dit à toutes vos
-ouailles dans tout le cours de votre vie. Je sais que Bernard est un
-ours, un blaireau, comme dit M<sup>lle</sup> Leblanc; un sauvage, un rustre, quoi
-encore? Il n'est rien de plus hérissé, de plus épineux, de plus
-sournois, de plus méchant que Bernard; c'est une brute qui sait à
-peine signer son nom; c'est un homme grossier, qui croit me dompter
-comme une haquenée des Varennes. Il se trompe beaucoup; je mourrai
-plutôt que de lui appartenir jamais, à moins que, pour m'épouser, il
-ne se civilise. Autant vaudrait compter sur un miracle; je l'essaye sans
-l'espérer. Mais qu'il me force à me tuer ou à me faire religieuse,
-qu'il reste tel qu'il est ou qu'il devienne pire, il n'en sera pas moins
-vrai que je l'aime. Mon cher abbé, vous savez qu'il doit m'en coûter
-de faire cet aveu, et vous ne devez pas, lorsque mon amitié se fait
-pénitente à vos pieds et dans votre sein, m'humilier par vos
-exclamations et vos exorcismes! Réfléchissez maintenant; examinez,
-discutez, décidez! Voilà le mal, je l'aime! Voici les symptômes: je
-ne pense qu'à lui, je ne vois que lui, et je n'ai pas pu dîner
-aujourd'hui parce qu'il n'était pas rentré. Je le trouve plus beau
-qu'aucun homme qui existe. Quand il me dit qu'il m'aime, je vois, je
-sens que c'est vrai, cela me choque et me charme en même temps. M. de
-La Marche me paraît fade et guindé depuis que je connais Bernard.
-Bernard seul me semble aussi fier, aussi colère, aussi hardi que moi et
-aussi faible que moi; car il pleure comme un enfant quand je l'irrite,
-et voilà que je pleure aussi en songeant à lui.»</p>
-
-<p>&mdash;Cher abbé! m'écriai-je en me jetant à son cou, que je vous embrasse
-jusqu'à vous étouffer, pour vous être souvenu de tout cela.</p>
-
-<p>&mdash;L'abbé brode, dit Edmée avec malice.</p>
-
-<p>&mdash;Eh quoi! lui dis-je en serrant ses mains à les briser, vous m'avez
-fait souffrir sept ans, et, aujourd'hui, vous avez regret à trois
-paroles qui me consolent.</p>
-
-<p>&mdash;N'aie pas regret au passé, me dit-elle; va, nous eussions été
-perdus si, tel que tu étais dans ce temps-là, je n'avais pas eu de la
-raison et de la force pour nous deux. Où en serions-nous aujourd'hui,
-grand Dieu! Tu aurais bien autrement souffert de mes duretés et de mon
-orgueil; car tu m'aurais offensée dès le premier jour de notre union,
-et je t'aurais puni en t'abandonnant, ou en me donnant la mort, ou en te
-tuant toi-même; car on tue dans notre famille, c'est une habitude
-d'enfance. Ce qu'il y a de certain, c'est que tu aurais fait un
-détestable mari; tu m'aurais fait rougir par ton ignorance, tu aurais
-voulu m'opprimer, et nous nous serions brisés l'un contre l'autre; cela
-eût fait le désespoir de mon père, et, tu le sais, mon père passait
-avant tout! J'aurais peut-être risqué mon propre sort très
-légèrement si j'avais été seule au monde, car j'ai de la témérité
-dans le caractère; mais mon père <i>devait</i> être heureux, calme et
-respecté; il m'avait élevée dans le bonheur, dans l'indépendance. Je
-n'aurais jamais pu me réconcilier avec moi-même, si j'avais privé sa
-vieillesse des biens qu'il avait répandus sur toute ma vie. Ne crois
-pas que je sois vertueuse et grande, comme l'abbé le prétend; j'aime,
-voilà tout, mais j'aime avec force, avec exclusion, avec
-persévérance. Je t'ai sacrifié à mon père, mon pauvre Bernard! et
-le ciel, qui nous eût maudits si j'eusse sacrifié mon père, nous
-récompense aujourd'hui en nous donnant éprouvés et invincibles l'un
-à l'autre. À mesure que tu as grandi à mes yeux, j'ai senti que je
-pouvais attendre, parce que j'avais à t'aimer longtemps, et que je ne
-craignais pas de voir évanouir ma passion avant de l'avoir satisfaite,
-comme font les passions dans les âmes faibles. Nous étions deux
-caractères d'exception, il nous fallait des amours héroïques; les
-choses ordinaires nous eussent rendus méchants l'un et l'autre.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="XXX">XXX</a></h4>
-
-
-<p>Nous revînmes à Sainte-Sévère à l'expiration du deuil d'Edmée,
-époque fixée pour notre mariage. Lorsque nous avions quitté cette
-province où nous avions éprouvé l'un et l'autre de si profonds
-dégoûts et de si grands malheurs, nous nous étions imaginé que nous
-ne sentirions jamais le besoin d'y revenir; et pourtant telle est la
-force des souvenirs de l'enfance et le lien des habitudes domestiques,
-qu'au sein d'un pays enchanteur, et qui ne nous rappelait aucune
-amertume, nous avions vite regretté notre Varenne triste et sauvage, et
-soupiré après les vieux chênes de notre parc. Nous y rentrâmes avec
-une joie profonde et respectueuse. Le premier soin d'Edmée fut de
-cueillir les belles fleurs du jardin et d'aller les déposer à genoux
-sur la tombe de son père. Nous baisâmes cette terre sacrée et nous y
-fîmes le serment de travailler sans cesse à laisser un nom respectable
-et vénéré comme le sien. Il avait souvent porté cette ambition
-jusqu'à la faiblesse, mais c'était une faiblesse noble et une sainte
-vanité.</p>
-
-<p>Notre mariage fut célébré dans la chapelle du village, et la noce se
-fit en famille; aucun autre qu'Arthur, l'abbé, Marcasse et Patience ne
-s'assit à notre banquet modeste. Qu'avions-nous besoin de spectateurs
-étrangers à notre bonheur? Ils eussent peut-être cru nous faire une
-grâce en venant couvrir de leur importance les taches de notre famille.
-Nous étions assez pour être heureux et joyeux entre nous. Nos cœurs
-avaient autant d'amitiés qu'ils en pouvaient contenir. Nous étions
-trop fiers pour solliciter celle de personne, trop contents les uns des
-autres pour aspirer à quelque chose de mieux. Patience retourna à sa
-cabane, et, refusant toujours de rien changer à sa vie sobre et
-retirée, reprit à certains jours de la semaine ses fonctions de <i>grand
-juge</i> et de <i>trésorier.</i> Marcasse resta près de moi jusqu'à sa mort,
-qui arriva vers la fin de la révolution française; j'espère m'être
-acquitté de mon mieux envers lui par une amitié sans restriction et
-une intimité sans nuages.</p>
-
-<p>Arthur, qui nous avait sacrifié une année de son existence, ne put se
-résoudre à abjurer l'amour de sa patrie et le désir de contribuer à
-son élévation en lui apportant le tribut de ses connaissances et le
-résultat de ses travaux; il repartit pour Philadelphie, où j'allai le
-voir après mon veuvage.</p>
-
-<p>Je ne vous raconterai pas le bonheur que je goûtai avec ma noble et
-généreuse femme; de telles années ne se racontent pas. On ne saurait
-se décider à vivre après les avoir perdues, si on ne faisait tous ses
-efforts pour ne pas trop se les rappeler. Elle me donna six enfants,
-dont quatre vivent encore et sont avantageusement et sagement établis.
-Je me flatte qu'ils achèveront d'effacer la mémoire déplorable de
-leurs ancêtres. J'ai vécu pour eux, par l'ordre d'Edmée à son lit de
-mort. Permettez-moi de ne vous point parler autrement de cette perte que
-j'ai faite il y a seulement dix ans; elle m'est aussi sensible qu'au
-premier jour, et je ne cherche point à m'en consoler, mais à me rendre
-digne de rejoindre dans un monde meilleur, après avoir accompli mon
-temps d'épreuve, la sainte compagne de ma vie. Elle fut la seule femme
-que j'aimai; jamais aucune autre n'attira mon regard et ne connut
-l'étreinte de ma main. Je suis ainsi fait; ce que j'aime, je l'aime
-éternellement, dans le passé, dans le présent, dans l'avenir.</p>
-
-<p>Les orages de la Révolution ne détruisirent point notre existence, et
-les passions qu'elle souleva ne troublèrent pas l'union de notre
-intérieur. Nous fîmes de grand cœur, et en les considérant comme de
-justes sacrifices, l'abandon d'une grande partie de nos biens aux lois
-de la République. L'abbé, effrayé du sang versé, renia parfois sa
-religion politique, quand les nécessités du temps dépassèrent la
-force de son âme. Il fut le girondin de la famille.</p>
-
-<p>Edmée eut plus de courage sans avoir moins de sensibilité; femme et
-compatissante, elle souffrit profondément des misères de tous les
-partis, elle pleura tous les malheurs de son siècle, mais elle n'en
-méconnut jamais la grandeur saintement fanatique. Elle resta fidèle à
-ses théories d'égalité absolue. Au temps où les actes de la Montagne
-irritaient et désespéraient l'abbé, elle lui fit généreusement le
-sacrifice de ses élans patriotiques et eut la délicatesse de ne jamais
-prononcer devant lui certains noms qui le faisaient frémir, et qu'elle
-vénérait avec une sorte de persuasion que je n'ai jamais vue chez
-aucune femme.</p>
-
-<p>Pour moi, je puis dire que mon éducation fut faite par elle; pendant
-tout le cours de ma vie, je m'abandonnai entièrement à sa raison et à
-sa droiture. Quand le désir de jouer un rôle populaire vint tenter mon
-enthousiasme, elle m'arrêta, en me représentant que mon nom
-paralyserait toute mon influence sur une classe qui se méfierait de moi
-et qui me croirait désireux de m'appuyer sur elle pour réhabiliter mon
-patriciat. Quand l'ennemi fut aux portes de la France, elle m'envoya
-servir en qualité de volontaire; quand la carrière militaire devint un
-moyen d'ambition et que la République fut anéantie, elle me rappela et
-me dit:</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne me quitteras plus.</p>
-
-<p>Patience joua un grand rôle dans la Révolution. Il fut nommé à
-l'unanimité juge de son district. Son intégrité, son impartialité
-entre le château et la chaumière, sa fermeté et sa sagesse, ont
-laissé des souvenirs ineffaçables dans la Varenne.</p>
-
-<p>J'eus l'occasion, à la guerre, de sauver les jours de M. de La Marche
-et de l'aider à passer en pays étranger.</p>
-
-<p>Voilà, je crois, dit le vieux Mauprat, tous les événements de ma vie
-où Edmée joue un rôle. Le reste ne vaut pas la peine d'être
-raconté. S'il y a quelque chose de bon et d'utile dans ce récit,
-profitez-en, jeunes gens. Souhaitez d'avoir un conseiller franc, un ami
-sévère; et aimez, non pas celui qui vous flatte, mais celui qui vous
-corrige. Ne croyez pas trop à la phrénologie; car j'ai la bosse du
-meurtre très développée, et, comme disait Edmée dans ses jours de
-gaieté mélancolique, on <i>tue de naissance</i> dans notre famille. Ne
-croyez pas à la fatalité, ou du moins n'exhortez personne à s'y
-abandonner. Voilà la morale de mon histoire.</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>Ainsi disant, le vieux Bernard nous donna un bon souper et nous parla
-encore, sans confusion et sans fatigue, pendant une partie de la
-soirée. Nous l'avions prié de développer un peu plus ce qu'il
-appelait la moralité de son histoire: il s'éleva alors à des
-considérations générales dont le bon sens et la netteté nous
-frappèrent.</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>Je vous parlais de la phrénologie, nous dit-il, non pas pour faire la
-critique d'un système qui a son bon côté en ce qu'il tend à
-compléter la série d'observations physiologiques qui a pour but la
-connaissance de l'homme. Je me suis servi du mot <i>phrénologie</i> parce
-que la seule fatalité à laquelle on croie de nos jours, c'est celle
-que nos instincts nous créent à nous-mêmes. Je ne pense pas que la
-phrénologie soit plus fataliste qu'aucun système de ce genre, et
-Lavater, accusé de fatalisme aussi dans son temps, était l'homme le
-plus chrétien que l'Évangile ait jamais formé.</p>
-
-<p>Ne croyez à aucune fatalité absolue et nécessaire, mes enfants, et
-cependant admettez une part d'entraînement dans nos instincts, dans nos
-facultés, dans les impressions qui ont entouré notre berceau, dans les
-premiers spectacles qui ont frappé notre enfance; en un mot, dans tout
-ce monde extérieur qui a présidé au développement de notre âme.
-Admettez que nous ne sommes pas toujours absolument libres de choisir
-entre le bien et le mal, si vous voulez être indulgents pour les
-coupables, c'est-à-dire justes comme le ciel; car il y a beaucoup de
-miséricordes dans les jugements de Dieu, autrement sa justice serait
-incomplète.</p>
-
-<p>Ce que je vous dis là n'est peut-être pas très orthodoxe; mais c'est
-chrétien, je vous en réponds, parce que c'est vrai. L'homme ne naît
-pas méchant; il ne naît pas bon non plus, comme l'entend Jean-Jacques
-Rousseau, le vieux maître de ma chère Edmée. L'homme naît avec plus
-ou moins de passions, avec plus ou moins de vigueur pour les satisfaire,
-avec plus ou moins d'aptitude pour en tirer un bon ou un mauvais parti
-dans la société. Mais l'éducation peut et doit trouver remède à
-tout; là est le grand problème à résoudre, c'est de trouver
-l'éducation qui convient à chaque être en particulier. L'éducation
-générale et en commun semble nécessaire, s'ensuit-il qu'elle doive
-être la même pour tous? Je crois bien que, si l'on m'eût mis au
-collège à dix ans, j'eusse été sociable de meilleure heure; mais
-eût-on su corriger mes violents appétits et m'enseigner à les vaincre
-comme Edmée l'a fait? J'en doute. Tout le monde a besoin d'être aimé
-pour valoir quelque chose; mais il faut qu'on le soit de différentes
-manières: celui-ci avec une indulgence infatigable, celui-là avec une
-sévérité soutenue. En attendant qu'on ait résolu le problème d'une
-éducation commune à tous, et cependant appropriée à chacun,
-attachez-vous à vous corriger les uns les autres.</p>
-
-<p>Vous me demandez comment? Ma réponse sera courte: en vous aimant
-beaucoup les uns les autres.&mdash;C'est ainsi que, les mœurs agissant sur
-les lois, vous en viendrez à supprimer la plus odieuse et la plus impie
-de toutes, la loi du talion, la peine de mort qui n'est autre chose que
-la consécration du principe de la fatalité, puisqu'elle suppose le
-coupable incorrigible et le ciel implacable.</p>
-
-
-
-
-<h4>FIN</h4>
-
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Mauprat, by George Sand
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MAUPRAT ***
-
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-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
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-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
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-To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
-and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
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-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
-Foundation
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-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
-http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
-permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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-The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
-Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
-throughout numerous locations. Its business office is located at
-809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
-business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
-information can be found at the Foundation's web site and official
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-For additional contact information:
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
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-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
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-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
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-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
-works.
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-Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
-concept of a library of electronic works that could be freely shared
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